Actor

 

 

Patrick Cintas

 

 

Livre des lectures documentées

ébauche

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. Il est plus que douloureusement probable que tu l’emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute expérience humaine, et tes besoins ne s’en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les siens ou ceux de son père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l’oublier parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots. 2 juin 1910, W. Faulkner.

 

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CAHIERS

TABLE

 

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PREMIÈRE PARTIE RÉCITS D’UNE RHÉOLOGIE

Propos : contrainte, récit, poésie.

LIVRE PREMIER La nuit battue à mort

Les utilitaires : un simple livre et un poète.

En guise de préface Le livre à venir de Maurice Blanchot Notes sur « la nuit battue à mort »

Chapitre premier ABC de la lecture — Ezra Pound I — PERSONAE

Chapitre deuxième II — HUSTERA Le caractère écrit chinois est un moyen d'écrire de la poésie par Ernest Fenollosa.

Chapitre troisième III – DRAMA.

1 — ABC de la lecture (suite)

2 — Métrique et poésie d’Ezra Pound – T.S. Eliot

LIVRE SECOND 12 essais et une traduction (ébauche)

Ajouts pour un deuxième livre, un troisième, etc.

1 — Mon siège de Robbe-Grillet

1 — Lettre ouverte à Alain Robbe-Grillet

Résonnance, relativité…

2 — Discours de réception à l’Académie française

Figures, pirouettes.

2 — Le coup de dés de Mallarmé, pierre d’angle

Ce qui marque le commencement.

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Quatrième partie

3 — L’étranger

1 — Fragments d'une conversation fragile : i2 = —1

2 — Psychologie de l'injection causale

3 — La mort d’Ulysse

4 — Cosmogonies

Nous avons tous deux têtes :

La question de la cohérence : Où ?

La question du merveilleux : Quand ?

La question des niveaux d'écriture

La question de la maîtrise

La question des genres littéraires

La question du style

La question commerciale

La question des conditions de la farce

La question de la construction

La question de la liberté

La question de l'autre

La question du moi

La question de l'écrivain

La question du principe de poésie

Conclusion

Ionisation

La thématique

La langue

La technique

La fonction

Connaissance et lieu

Action et personnage

Éthique et temps

Esthétique et sens

5 — Rhéologie et herméneutique du cas d’auteur (éléments)

1 — Chasseur abstrait

2 — L’été des poètes

Anciens et Modernes Exigence et ambition Limites et dérivées

Lanternes et vessies bis Prurit et simulation Privilège et recommandation Prophètes et démiurges

Lanternes et vessies ter Fric et omniscience Raison et tranquillité Les ’cons finis et les ’cons à venir

3 — Microbe-thérapie

4 — Le personnage incréé

ANNEXES

Préfaces

1 — Préfaces à Aliène du temps

Carabin Carabas

Rendez-vous des fées

Coq à l'âne Cocaïne

Les baigneurs de Cézanne

2 — L’art, la mort

Objets

Le cahier Cézanne

Autres textes

Le bazar de la charité

NOTES

 


PREMIÈRE PARTIE
RÉCITS D’UNE RHÉOLOGIE

Propos : contrainte, récit, poésie.

La rhéologie (du grec rheo, couler et logos, étude) est l'étude de la déformation et de l'écoulement de la matière sous l'effet d'une contrainte appliquée.

Le récit est la relation écrite ou orale de faits vrais ou imaginaires.

Ceci est donc la narration de faits, vrais et imaginaires, à opposer aux choses — faits soumis à l’étude de leur déformation et de leur écoulement sous l’effet des contraintes de l’existence.

On peut appeler ces faits de la poésie.

 

La poésie sera une science ou ne sera plus, dit René Ghil. Et bien, elle n’est plus, ou plus exactement : elle n’est plus cela. Dans notre monde d’aujourd’hui, la science sert à penser et à soigner et le jeu à oublier et à rêver. Que reste-t-il de la poésie ? Une pratique qui rejoint ces points cardinaux de l’existence sans jamais atteindre vraiment le cœur de l’homme, son centre névralgique. Au fond, elle n’est que récits et ce sont ceux qui subissent les assauts constants des mythologies et des véritables connaissances. Elle demeure action. Voyons cela.

 

 

LIVRE PREMIER
La nuit battue à mort

 

Les utilitaires : un simple livre et un poète.

Entrepris pour mettre de l’ordre dans mes idées, à la façon de l’artisan qui revoit l’agencement de son atelier, veillant notamment à répartir l’éclairage, le « Livre des lectures documentées » n’est ni un traité, ni même un journal de bord destiné à recommencer le voyage en termes de lecture. Préconçu, au bout de quelque temps consacré à une réflexion sur soi et le propre de soi, il ne s’agit après tout que de l’écrire, le parcourant d’un bout à l’autre, sans esprit de mesure toutefois : ce n’est pas l’œuvre d’un géomètre mais d’un écrivain (de roman, de poème, de drame) qui souhaite se rapprocher de ses rares lecteurs. Ce premier livre est constitué de cinq essais :

 

1) — Une série de notations sur « Le livre à venir » de Maurice Blanchot,

écrites moins par conviction que par hommage à mon professeur de philosophie au Lycée, Joël Chavagnac, que j’ai perdu de vue sans avoir jamais réussi à le connaître vraiment, mais qui a eu sur mon « comportement » une influence décisive. Ces notations suivent pas à pas le texte de Blanchot, de la fin au début, non pas pour le décrire, mais pour en chercher la nature profonde. Plutôt critique à l’égard de toute manifestation par trop intellectuelle au sein de l’œuvre littéraire, j’ai moins de mal cette fois à entrer dans cette œuvre formée au fil de quelques années de la pratique de l’essai. J’y trouve de quoi alimenter les angles mêmes de ma pensée, sans adhérer totalement, éprouvant de vives répulsions, mais sollicité sans cesse par des proximités qui me communiquent leurs évidences de choses « passées ». Comme suite à la critique de Chavagnac portant sur mes écrits scolaires, j’ai tout fait pour que « tout ceci » (c’est-à-dire les idées et le style) ne demeure pas « idéal » et « stylisé ». Mes visites à Blanchot ont fait le reste.

 

 

 

2) — Personæ : présentation en raccourci de la première partie de l’abc ;

il s’agit véritablement de notes de lectures organisées en un tournoiement aussi lent que le permet le genre (essayer). Le génie de Pound a consisté à « ramasser » sa pensée en quelques idées directrices d’une originalité totale et d’une profondeur difficilement contestable ; la documentation qui s’annonce ici est considérable et ne doit rien aux hasards des recherches ; on est au cœur d’une littérature véritablement appropriée et parfaitement documentée cette fois par l’œuvre même du poète ; un idéal pédagogique en quelque sorte, loin des fumisteries franco-américaines où c’est la question de savoir si « ça doit servir à quelque chose ou pas et à quoi si ça doit servir et pourquoi si ça ne doit pas servir », qui prévaut au détriment bien sûr de l’apprentissage, de l’émotion et du charme auquel on doit impérativement succomber s’il s’agit bien de littérature et non pas d’un prétexte purement dogmatique.

 

3) — Une traduction de « Written Character as a Medium for Poetry » sous le titre : Le caractère écrit chinois est un moyen d’écrire de la poésie.

 

4) — Drama : À la lumière de l’essai de Fenollosa, petite dissertation

qui se conclut provisoirement par quelques remarques sur les « expériences » d’André Breton « qui laisse finalement interdit devant tant à la fois de possibilités et de similitudes frappantes » ; d’Antonin Artaud : « la cohérence de cette œuvre considérable est due à la ressemblance exacte du texte avec son objet » ; et d’Ezra Pound ou la question de savoir pourquoi il n’y a pas de personnage dans son œuvre, seulement des rencontres à la place de soi.

 

5) — Traduction de l’essai de T.S. Eliot, « Ezra Pound : His Metric and Poetry »,

sous le titre : Métrique et poésie d’Ezra Pound ; l’intérêt de cet essai est sa description du passage, chez Pound, de la poésie lyrique, dont il est un maître, à la poésie épique, à ce moment (1917) au seuil de son œuvre capitale : Cantos.


En guise de préface
Le livre à venir de Maurice Blanchot
Notes sur « la nuit battue à mort »

Mais en effet quel est mon art ? Quelle fin se propose-t-il ? Que produit-il ? Que fait-il naître et exister ? Que prétends-je et que veux-je faire en l'exerçant ? Est-ce d'écrire et de m'assurer d'être lu ? Seule ambition de tant de gens ! Est-ce cela ce que je veux ? — 22 octobre 1799 — Joseph Joubert.

 

  1. Au commencement des temps modernes, apparaît le sinistre Hegel et tombent de ses lèvres de personnage définitif ces mots non moins menaçants : « L'art est pour nous chose passée. » Gœthe, artiste et homme de science, est le témoin fébrile de cette interruption. Voici ce qu'on sait désormais des personnages de l'Histoire de l'esprit : les artistes sont inutiles, les scientifiques indispensables et les philosophes immuables. Trois personnages dans deux, c'est ce qui arrive depuis, sans qu'on maîtrise bien la répartition des rôles dans le jeu du schizophrène de service, jamais de Vinci, jamais Michel-Ange, mais quelque chose qui serait d'un Freud ayant enfin accepté de fricoter avec les surréalistes ou d'un Einstein qui saurait vraiment jouer du violon.
  2. Peut-on imaginer qu'un jour on parle de l'art comme d'une chose du temps passé ? Se laisse-t-on intimider par la perspective d'un choix à faire entre le plaisir esthétique et les services rendus à la culture ? D'ailleurs, le personnage de Hegel est-il possible ? Celui de Gœthe est-il plus durable ? Devons-nous continuer d'agir comme si, avant Hegel, l'art avait eu une existence et qu'avant d'en avoir une, il eût eu un avenir ? N'est-ce pas un peu vite oublier la question du divertissement qui a secoué même les plus austères ?
  3. D'un côté, le spectre exterminateur de l'Histoire ; de l'autre, la rédemption par le texte et si possible par le texte littéraire. Dans l'Histoire, ses personnages avides de puissance et de gloire ; hors de l'Histoire, dans un ailleurs qui n'a pour l'instant d'autre réalité que l'entreprise éditoriale : l'écrivain moderne (ses semblables, ses frères) à ne pas confondre avec tous ceux qui l'ont précédé, sans lui ouvrir le chemin, sur le terrain glissant d'une exigence plus connue sous le terme de subjectivité auquel Blanchot ne trouve pas curieux qu'on puisse lui substituer celui de poétique. Il s'en contente. Il faut préciser d'abord que tout ce qui est dit dans ce livre de la littérature est aussi valable pour toute autre espèce d'art, ce qui n'est pas sans entretenir une certaine confusion, cette fois pas des genres, mais des moyens. Autre glissement rhétorique. C'est un roman.
  4. Les personnages du livre à venir sont mis en place sur la scène de la réflexion cohérente et de l'équilibre mental. Quand Blanchot termine son Livre à venir par l'image de l'écrivain qui, croyant descendre aux enfers, se contente de descendre dans la rue — de qui s'agit-il ? De quel émule contemporain du Dante ? — on s'attend à ce que le roman commence par une conversation avec la concierge de l'immeuble. On est sorti de l'Histoire, qu'on le veuille ou non, je serais tenté de dire : qu'on le désire ou pas. Il semblerait même que l'art devienne l'affaire de tout le monde, ce qui donne à espérer peut-être qu'un jour il sera à la portée de toutes les bourses.
  5. Qu'en est-il de la littérature comme cas semble-t-il particulier de l'art ? Autrement dit, que devient-elle quand elle est sortie du contexte historique qui l'a toujours soutenue de ses principes décorateurs ? Ce qu'elle aurait toujours dû être : question de langues (au pluriel), de style et d'écriture. Le parallèle entre les hypothèses de Barthes et les obsessions de Beckett est juteux.
  6. L'hypothèse du dernier écrivain est une invention romanesque (ou un produit agréable de l'imagination), un peu borgésienne, un peu kafkaïenne, une sorte d'expérience de laboratoire. Hors de l'Histoire, on sent bien, presque intuitivement, que l'écrivain, pas plus que toute autre espèce d'artiste, ne peut exister, du moins pas à la connaissance de tous. Une expérience intéressante consisterait à éliminer l'écrivain. Une quelconque dictature suffira. Et si ça ne suffit pas, ou si on a raté l'occasion de le vérifier à l'échelle d'une nation, rêvons à cela, propose Blanchot. Il ne faut pas beaucoup de temps ni trop d'énergie pour constater qu'alors c'est un silence qui s'est installé à la place des œuvres. De là à conclure que c'est bel et bien hors de l'Histoire que l'écrivain trouve de quoi exister, il n'y a qu'un pas que Blanchot franchit allégrement.
  7. Michaux est en plus sorti tragiquement de sa femme.
  8. Pascal trouvait un centre à l'infini sans pour autant le situer dans cet ailleurs qu'est le néant supposé existant. Début de la fin. Il faut attendre les lentes parcimonies de Mallarmé pour que le hasard devienne un geste commun à tous les artistes. Mais ce que j'écris, dit Ferdydurke, est-ce ce que je veux (imparfait) écrire ou ce que je peux écrire (finalement — notez la diférence des grammaires). Ce qui pourrait s'exprimer autrement : est-ce que je suis dans l'Histoire — comme de Kooning dans le tableau — ou quelque part en moi-même ? L'actualité est-elle en train de remplacer l'art ?
  9. Le diable au corps est l'histoire d'un jeune homme, d'une femme, d'un soldat, d'un bâtard, etc. Changez le style, la langue, l'écriture : demeure le récit. Dans ce cas, pourquoi « Fanny » est-il un roman oublié ? Autre exemple : racontez « Absalom, Absalom » dans l'ordre chronologique. C'est une vulgaire histoire sudiste du niveau d' « Autant en emporte le vent ». Qu'est-il arrivé au récit avec Faulkner ? Et que ne lui est-il pas arrivé avec Radiguet ? Que penser du lointain Ernest Feydeau (l'auteur de « Fanny », concurrent heureux de « Madame Bovary ») ?
  10. Le whatif confine à l'ingéniosité. Voir la réponse cinglante de Philip K. Dick. Qu'en est-il du comme si proposé par Blanchot comme outil de travail ?
  11. Où va la littérature ? Ses personnages posaient au monde, à l'universalité. Il était encore temps du temps de Joubert. L'anecdote semble figer ce passé malgré les hypothèses de Barthes et les recherches de Beckett. L'exemple de Mallarmé revient comme une douleur lancinante. Mais qu'en est-il des praticiens de cet art sans avenir ? Comment la négation de ce futur s'impose-t-elle au présent ? Il y a une postérité, désormais, de l'impasse. Cette histoire malgré l'Histoire, et peut-être grâce à des procédés éditoriaux inédits jusque-là, s'inscrit dans un nulle part qui est comme la confrontation au monde. Mais les poseurs de la question littéraire, à qui l'on doit tout, ont-ils vraiment posé la question en face de ce passé redoutable auquel l'Histoire condamne la littérature ? On n'est pas loin de la tentation de l'occident. Finalement, la rencontre avec l'imaginaire a-t-elle eu lieu ? Remontons ainsi jusqu'à cette source qui inspire les premières pages du « Livre à venir ». Montrer des traces, écrit Blanchot, non inventer des preuves. Une intention de surmonter la difficulté d'être clair ou du moins de trouver l'équilibre nécessaire au dialogue. La « nuit battue à mort » de Char. La rentrée en soi.
  12. Force est de constater que les œuvres, si ce sont des œuvres et non pas des essais, commencent par l'aveu de leur échec. C'est ainsi que Blanchot, avec Virginia Woolf, concluait sa précédente analyse de la question littéraire, mais comme par méthode je remonte le cours du texte pour ne pas me perdre, il n'en a pas encore été question. — Je comprends mieux d'ailleurs que Blanchot ait écrit ce livre à l'envers et mon désir d'en parler dans l'autre sens. — L'échec, finalement considéré comme une impasse, a l'erreur pour origine. On sait assez (cétacé remarquerait Malherbe à cet endroit « tant attendu ») que Joyce considérait l'erreur comme le portail de la découverte, et d'ajouter sournoisement que c'était seulement pour le génie. Qu'on se sente donc exclus. Et pourtant, là où l'erreur du gogo consiste simplement à se tromper, l'écrivain enfante du texte et se met à exister à sa place. Est-il légitime de se demander si dans ces conditions, on peut exploiter n'importe quelle erreur, y compris des croyances aussi basses que les transparences, pour se donner le droit ou l'avantage d'être de la partie qui se joue en marge de son siècle ? Dire que dans le cas de Blanchot on est en train de se rapprocher dangereusement des religions n'est sans doute pas peu dire.
  13. C'est avec Broch, premier praticien des successions dangereuses, qu'on inaugure ce petit tour de l'échec. N'oublions pas que nous ne sommes nulle part, à peine sortis de l'occident où les questions essentielles étaient (seront ici) posées. Il ne s'agit pas ici de jouer avec les sens, mais de trouver la cohérence des faits rassemblés dans le texte en cours d'écriture, un exercice ravigotant auquel la lecture de la « Mort de Virgile » ne nous a pas encore accoutumés. Nous en étions à l'échec, terrible conclusion de Woolf, et nous voici en train de préparer le terrain de la dispersion. Les tentations sont nombreuses, de tout noter, de commenter, d'aller voir ailleurs, de jeter de l'huile sur le feu. La stabilité prend le risque de l'immobilité, mais ce n'est pas ce qui arrivera, on pouvait le savoir avant même de commencer à écrire.
  14. D'où l'importance du sujet. Jamais siècle n'a été aussi attentif à la portée de ses sujets et dans ce siècle, jamais personne autant que James. On sait à quel point le défaut d'une instance rend le texte bancal et difficile à envisager comme texte de littérature. Des suppressions de personnage ont fait dinguer le roman sur le fil des romanesques. Plus d'une fois. Et ainsi de toutes les instances jouées quand on écrit au maximum un roman. Mais le sujet, si ce n'est pas lui, si c'est un autre, si c'est l'objet même du texte présenté comme un divertissement de l'esprit ? Plus d'un s'y est cassé le raisonnement. C'est pourtant ce qui se passe à force de logique.
  15. À trop vouloir écrire on n'écrit plus ce qu'on avait prévu d'écrire. Il n'y a guère que dans la critique qu'on suit les plans tracés en cours de lecture, mais peut-être justement parce que critiquer n'est pas écrire ou plus exactement parce que la lecture n'est pas pour l'écrivain la nourriture de ce qu'il écrit. Musil commence une œuvre qui le conduit, avec la sensation cutanée de l'échec au premier plan de sa vision et une dose de logique qui finit quelquefois par irriter au lieu de satisfaire la curiosité, à ne plus raconter ce qu'il avait planifié dans ses carnets d'écrivain. Erreur (échec consécutif à l'erreur), logique (difficulté de la phrase), sujet (objet), et cette indifférence qui se traduit romanesquement par une absence de particularités qui mettrait la puce à l'oreille même du moins fin des policiers de l'aventure humaine. Craignons le pire.
  16. Il est étrange que, pour illustrer son chapitre sur le dialogue, Blanchot tire ses exemples d'œuvres aussi secondaires que celles de Malraux et de Duras. Passons. Avec le dialogue, le texte bascule dans l'imprévisible et les sous-entendus qui sont la marque de fabrique des conversations. Hemingway prétendait, non sans raison, avoir enseigné l'art du dialogue à Gertrude Stein. On se demande quelle importance cela peut-il bien avoir. Seuls les lecteurs du « Making of americans » peuvent mesurer la portée de ce qui pourrait passer pour une vantardise digne d'un chasseur de bêtes féroces. C'est que le dialogue est l'ennemi naturel de la dispersion tant redouté par un personnage des « Vagues », dispersion qui a commencé son œuvre de sape avec le détachement inspiré par la dérive du sujet primitif. Il fallait bien s'attendre à un retour des personnages sur le terrain du texte. De cette parole à peine intelligible parce qu'elle ne nous appartient plus comme nous pouvions posséder celle des héros classiques, le glissement vers la narration est à peine progressif.
  17. C'est à Robbe-Grillet qu'il appartient de clarifier la perception des choses. Il ne les dénombre pas, laissant au fou cette occupation grignoteuse de temps précieux. L'écrivain, devenu romancier semble-t-il définitivement, annule les ombres au profit non pas de la lumière naturelle (beau jaune dans le bleu des ombres), mais de ce qu'il convient d'appeler une clarté, belle coulure des rideaux, même si la patience du lecteur est mise à rude épreuve. C'est un passage nécessaire entre le dialogue et la rentrée en soi. L'ingéniosité du récit est noyée dans l'écriture. Ce qui promettait de bons moments se transforme en casse-tête, en piège à mouche, en odeur de sainteté. Les personnages s'aplatissent. Le fil du récit s'étire entre eux et les objets. Désormais, il n'y a plus de dramaturgie sans ce rapport étroit, sexuel jusqu'à la gaillardise. L'exhaustif remplace les explications, ce qui d'ailleurs ne remet pas en cause la longueur du texte, juste sa dimension une fois ingurgité. Métamorphose du temps en espace. Proust, où est ta victoire ?
  18. À la place de Hermann Hesse, j'aurais préféré Hemingway ou plus proche de nous, Richard Brautigan dans le rôle de l'auteur du texte devenu soi-même. Avec cette particularité, on touche à l'achèvement de ce petit tour du propriétaire. Remarquons avec Blanchot qu'une œuvre comme « Le jeu des perles de verre » peut s'accomoder entièrement de l'expérience propre du lecteur sans qu'il soit besoin pour lui de se plonger dans les tourments de son auteur. Une chance. On est moins à l'aise avec Hemingway, surtout dans ses textes posthumes. Quoi qu'il en soit, ce genre de texte est comme l'aboutissement de ce qui a commencé comme une erreur. On revient naturellement à soi. La logique, le sujet, l'indifférence, le dialogue, la clarté romanesque s'engouffrent dans cette plaie sans espoir pour nous et surtout pour l'auteur de profiter de l'expérience de la blessure une fois celle-ci refermée.
  19. On se prend alors à rêver d'un intertexte capable de rendre compte de l'expérience de la douleur et de l'échec à la place même du texte qui parle peu quand on le questionne sur ce sujet délicat. Aboutit-on toujours à des insipidités aussi flagrantes que les errements de Virginia Woolf dans ses journaux intimes ? D'ailleurs ces journaux sont-ils aussi ratés que ça du point de vue littéraire ou plus platement ontologique ? Facile, cet exercice du quotidien réduit à l'obstination ? Pas si sûr. Il faudrait essayer, prendre le risque d'y perdre la vie quand on aurait pu la mettre mieux à profit au service de l'erreur qui, comme on le constate un peu plus chaque jour, est fertile en découvertes éditoriales. Mais s'il s'agit justement du journal que l'écrivain n'écrit pas, le journal de Musil par exemple ? Pas facile de décider. Ponge, dit Blanchot.
  20. Ponge n'est pas une impasse, Blanchot le sent bien, mais c'est vers Bataille qu'il s'oriente pour trouver une conclusion à son propre échec, celui de n'avoir pas réussi à écrire un roman. On est tout proche d'une espèce de solution. Et c'est par le scandale, c'est-à-dire par la constatation que la laideur est belle, par exemple, qu'arrive le récit. Il faut surmonter la fièvre causée par l'incommunicabilité et donc par la perspective du silence. Cette fois, le corps et la blessure sont communs à l'auteur et à son lecteur. On se demande s'il est encore question d'écriture. Ce sont des traces, certes, mais de quel animal ? Blanchot apparaît alors comme le personnage principal de sa réflexion. Attendait-on autre chose d'un essai sur la littérature de la part de quelqu'un qui s'y exerce quotidiennement et même de façon posthume ? Extrême confusion qui consiste à ne plus chercher à démêler l'écheveau que le lecteur disputait à l'écrivain il n'y a pas une minute. Le monde des philosophes est devenu le récit de Blanchot.
  21. C'est donc avec Gœthe que commencent les temps modernes de la littérature. Il fallait bien que Hegel fût, sinon impossible, du moins contestable, en tout cas incomplet sans ce fragment qui nous est concédé après lui. On se sent vaguement coupé du passé, du véritable passé, de celui qui compte une fois admis que la littérature est morte et enterrée. Des figures s'imposent à la conscience, des intellectuels puissants, jusqu'à Valéry qui achève de vriller la vigne plantée par ses prédécesseurs. C'est l'ère de la liberté qui égratigne la société. Le temps des cerises. Se pouvait-il qu'il s'achevât autrement que par la rencontre de Valéry et de Breton, fait divers aussi incongru que la rencontre non moins fortuite, mais voulue, de la machine à coudre et du parapluie qui ont remplacé, le temps de revenir au premier plan, les personnages qu'on avait l'habitude d'entendre à la place de leurs auteurs. On devine des sacerdoces, des vocations, de futures pétrifications, des élévations en grade. Les prophètes et les symbolistes peuvent désormais pointer leurs barbiches. Ce qui n'empêche pas Grasset de fabriquer des tortillons, des Mauriac et des Radiguet, pour alimenter les bouches à nourrir sous peine d'une révolution totale. Gallimard, plus prudent, achète sans compter vraiment.
  22. Le mouvement va de l'exigence à l'échec. C'est dans ces conditions extrêmes que s'est développé le questionnement, avec beaucoup de temps perdu et des œuvres immortelles, et des achèvements sur les sables de Venise menacée par la maladie courante.
  23. Ou penser et souffrir. Ce n'était pas très clair avec les dadas de ce début de siècle à guerres mondiales. L'écriture devient un combat. On va plus loin que Werther. Et pour des raisons enfin différentes, des raisons porteuses du charme des temps. Artaud vocifère dans l'anomalie pendant que sa tumeur secrète s'accroît. Elle mettra un demi-siècle pour le tuer1. Il a le temps de décrire le combat. Rien de moins apocalyptique. Ce qui le distingue de tous les autres, c'est l'approfondissement, la raclure, la saisie des données profondes, le sarcasme fait homme-femme. Pas une seconde il n'est question de l'enfance. Les nostalgiques qui confondent le temps, sa perte et sa recherche sont crachés par la langue même au seuil de ce qui, pour devenir, ne pouvait être qu'un théâtre de marionnettes. Les surréalistes n'ont fait que le lien entre les hommes de lettres de l'après-Hegel et cette nouveauté dans la langue littéraire et démotique. Le néant des existentialistes, mis sur le marché sur ces entrefaites, paraît un peu timide. Même si Genet trouve des accents véridiques. Mais ni lui ni Céline n'ont poussé le bouchon aussi loin.
  24. Blanchot fait remonter la culture des extrêmes à Rousseau, une fascination qui en a dérouté plus d'un. Avec lui, la littérature sort de son lit. Il ne pouvait pas être compris de ses contemporains. Le mensonge, la mystification, la douleur détournée de la maladie qui l'expliquerait aussi bien, force le langage des genres et de la pensée. Le saut est considérable, par-dessus la Parque et autres Werther, d'Artaud à Rousseau. Il faut pourtant bien expliquer ce qui se passe après le passage pédagogique de Hegel. La continuation d'une littérature malgré la littérature avait ses origines dans ce texte passionné, le premier du genre vu d'ici à travers la lorgnette d'Artaud. Nul écrivain n'entrera par la porte de la littérature s'il ne cède pas à la tentation des extrêmes. La cruauté ne s'exerce pas, elle est, tout simplement. Et de ce principe fondateur de la protolittérature (si l'on considère que la littérature est à venir) naîtront les seuls textes capables de concurrencer l'Histoire même sur le terrain de la durée.
  25. Il y eut d'autres précédents. Des premières versions souvent, comme ce Joubert qui ne fut ni écrivain ni philosophe, mais moraliste dans le sens où cela s'entend en terre de France, un croisement de l'intuitif et du sentencieux, un éparpillement limité au cahier, exactement le contraire du tagger qui s'exprime sur les murs de la ville au nez et à la barbe des serviteurs de l'autorité commune. Joubert annonce Mallarmé, le talent en moins. Auteur sans livre, sans écrit, il demeure dans l'ombre des voix d'outre-tombe, les surpasse par la finesse du regard, c'est souvent un regard qui est posé sur les dehors de la fenêtre. Sa pensée n'en est pas une, pas plus que son style promet de la littérature. Il arrache des petites écailles à la réalité et les colle sur des feuilles, geste qui l'assimile à peine à l'écrivain et l'en rapproche infiniment par le son cristallin que rendent ses sentences. Il ne s'agit pas d'un juste milieu entre les extrêmes, pas d'un assagissement volontaire devant l'ampleur des tâches extrêmes. Ni d'un antipode, pas même d'un découragement. Rousseau et Joubert sont deux fusées lancées dans le ciel de l'homme à un moment où celui-ci peut légitimement penser que l'art est chose passée. Extrêmes, jusqu'à la violence et la culpabilité pénale, jusqu'à la performance souvent délirante et cruelle pour soi inspirée aux artistes par Artaud et son double, et légèreté ou insignifiance, précision et insouciance en même temps, vont marquer l'art et la littérature pour un temps qu'il n'est pas encore possible d'envisager comme temps de la littérature et des arts.
  26. Avec Claudel, c'est la lutte contre les géants qui impose ses lois au texte. Claudel torturait les femmes ou rêvait de s'adonner à cette pratique de la possession. La femme est le premier texte de Claudel. Il la fornique et l'ensemence. Plus loin, réduit à l'immobilité, il lègue plus généralement sa semence à l'humanité. Elle repose, comme si le pourrissement n'était qu'une vue de l'esprit ou que l'esprit était en proie à des velléités de recommencement. L'homme respecte son Dieu, mais ne cède pas ou prétend résister à l'oppression de l'envers de l'homme, une nature de vagues géantes et de corps pesants, un tournoiement de phénomènes et des chutes incessantes de pentes et de surfaces. Au-dessus de cet édifice verbal presque entièrement consacré au dialogue (et au théâtre par l'effet d'un malentendu), la verticale du Midi, l'exacte division de l'homme partagé entre son désir et son angoisse. Une constante, dès lors, dans la littérature moderne.
  27. Claudel n'a-t-il pas imité les sonorités de la prophétie pour mettre dans la bouche de ses acteurs des révélations qu'autrement ils n'auraient pu exprimer ? Des femmes éberluées reçoivent ces coulures sur la scène de ses exhibitions. La pensée de Blanchot s'accroche à ce Dieu de papier. Sans lui, l'homme n'est plus pressé ni impatient. Rimbaud n'a plus de possibilité d'existence. Qu'est-ce qu'un prophète sinon le vocatif qui sort de l'histoire pour prononcer sa vision inspirée et y revenir avec toute l'apparence à la fois de la clarté et de l'indicible ? L'interpellation est définitive. On ne connaît pas de cas de prophétie tombée à l'eau. Le fait est fascinant. Cependant la prophétie n'est pas de la littérature. Elle est témoignage du sacré. Seul Rimbaud revient avec des enluminures dignes de la critique moderne. Seul et impossible à refaire. Autre caractéristique du prophète.
  28. L'expérience symbolique est une traversée des miroirs du langage. Autre tentation de l'écrivain qui soupèse les données de son talent. Pétrir des golems est une activité créatrice. Ils finissent par sortir du cercle qui leur était assigné comme limite du possible et du coup perdent toute leur signification, leur magie, écrit Blanchot. Le passage de la créature magique à sa légende marque la fin de l'expérience symbolique, un peu comme la prophétie du non-prophète tombe en désuétude. Des noms s'inscrivent déjà dans le texte non encore établi de l'histoire de cette nouvelle littérature, un monde parallèle peuplé de célébrités oubliées et qu'un certain parti pris des choses sera toujours capable de cristalliser à la surface des mots entrés dans le dictionnaire pour en sortir inévitablement un de ces jours lointains.
  29. Personne, jusqu'à Borges, mauvais poète et inventeur précis des conditions de la fiction, n'avait encore inventé un infini qui fût aussi fini que l'infini littéraire, un infini circulaire, un anneau de tous les instants, une possibilité de monde qu'on est loin d'avoir réduit à une simple conversation entre personnes sensées. Ici, le désespoir ne s'annonce pas. Il n'apparaît même pas. Personne ne le personnifie. Seule l'invention d'une fiction rend compte de cette disposition particulière à la foi. L'esprit s'étire plus qu'il s'enrichit. On aurait tort aussi de confondre cette invention avec celle qui préside aux mythes. Charlot et Spider-Man n'ont rien à voir avec le monde, pas plus que Ford ou Kodak. Et après ?
  30. Nous y revoilà. L'exigence, la douleur extrême, l'émerveillement causé par les fenêtres jusqu'au silence, la lutte, les prophéties, les golems et autres androïdes, la fiction de l'invisible, et malgré toutes ces forces contraires à l'Histoire que martèlent les Grands et les Petits, le texte se confie au journal, se disperse, se noie. L'écrivain est dans l'impasse. Certes. Mais qu'est-ce qui le différencie par exemple de l'ingénieur ? Ou qu'est-ce qui le pousse à ressembler de plus en plus à un ingénieur ? Des améliorations ? Des avancées ? Des innovations ? Vient le moment où les compensations ne servent plus à éloigner le démon de l'autodestruction. Terrible destin de l'écrivain qui se respecte. Agonisant, Claudel déclarait n'avoir pas peur de la mort. Il était sans doute sincère. Mieux : il était exact. Mais de quoi avait-il peur ? Que redoutait-il de son passé aux yeux de beaucoup prestigieux et enviable ? La vocation (ce doit être le cas de toute espèce de vocation) est un avant-goût de l'échec. Perfidie, oui, mais de qui ? semble se demander Blanchot. La question lui appartient depuis le début.
  31. « Le livre à venir » commence comme un essai sur Proust, avec Proust. Tout ce qui suit, la question littéraire et ses promoteurs, l'expérience moderne de la littérature et son présent obsédant, et enfin cette non-vision d'un avenir à la fois prometteur parce que l'existence de l'écrivain s'y affirme d'avance et désespérant parce que le temps menace de se répéter avec une fidélité de jeune mariée, tout ce qui suit n'en est que la déroutante affirmation, comme on vient de le voir par un effet de renversement dont je suis bien sûr le seul auteur. La vocation de l'écrivain, qui ne diffère que sur ce point avec toutes les autres espèces de vocation, se coltine avec le récit jusqu'à l'anéantissement ou après l'incompréhension. Au lieu de l'épanchement, de la croissance circulaire, la dispersion à la fois des moyens et des instances du texte. Les personnages se fluidifient, les lieux s'engouffrent, le temps interroge, toute l'écriture est de la cochonerie. Il semble pourtant que, parmi cette abondance d'œuvres fortes et fortes par la douleur et le sarcasme, le texte de la Recherche ait atteint ce point culminant du vécu qu'à défaut de bonheur on peut qualifier de joie. Le mot n'est rien à côté de ce que recouvre l'extase et c'est ainsi que la vie de Proust ne se conclut pas par un suicide, mais par une mort précise comme un emploi du temps.
  32. On nous dit que ce n'en est pas une sans nous dire vraiment pourquoi. C'est en tout cas une anecdote. On se souvient de l'épisode des Sirènes chez Joyce. Elles pervertissaient d'avance. Chez Homère revu par Blanchot, c'est le roman qui s'arrête pour laisser la place au récit qui lui donne alors sa dimension d'œuvre littéraire. Il faut cependant qu'Ulysse se bouche les oreilles et se passe du chant, donnant ainsi le chant imaginaire à une humanité vouée à la pratique du réel. Ce n'est pas une allégorie parce que la portée n'est ni morale ni esthétique. Le récit est à la fois connaissance et action, certitude et liberté, matière et désignation. Les instances sont en effet réunies : le voyage (le périple chantait Pound), temps d'une réalité endurée, le chant qui s'interpose quand le roman s'éternise dans sa monotonie, les Sirènes qui personnifient à merveille les transparences du personnage, la mer qui se nourrit des autres éléments chers à cette époque de représentation intermédiaire. La vocation du récit, de personnage délégué aux offices du récit, revient à l'auteur dont Homère serait l'archétype. L'immobilité qui s'ensuit s'explique par la fascination que ce dernier éprouve à la récitation de son produit imaginaire.
  33. Tout se passe comme si l'écrivain n'agissait que dans un genre donné à la place des autres, comme s'il les contenait tous ou comme s'ils n'avaient plus d'existence que parce qu'il les condamne à des rôles de seconds couteaux ou pire de doublures. Après l'expérience des « Fleurs du mal », la poésie comme genre majeur ne s'impose plus qu'en cas de trouvaille. Aucune autre œuvre écrite en vers n'a jamais plus marqué les esprits. Le roman n'est pas imposé par Balzac, il l'est par Flaubert. L'expérience de Proust est tout entière consacrée à l'approche des meilleures conditions romanesques possibles. Car le récit, essence de la littérature, est un prolongement des instants impossibles du roman, passage du chant réel à l'imaginaire, écrit Blanchot. Serait-il question d'autre chose que de l'imaginaire qu'on ne serait plus en train de rêver à la littérature. Prenons la vie : elle est bornée par l'inexistence et par la mort. Le ciel ? C'est de la terre projetée dans l'infini jusqu'à l'incompréhensible. Le vent, phénomène naturel, s'annonce et se finalement se tait. Tous les évènements romanesques sont contenus, la moindre agitation, la plus petite des condamnations au silence. Tout ceci est le réel et le roman en est le chant. On sent bien alors comment arrive l'imaginaire, comme il croît à la tangente des réalités, comme il prolonge le naturel et constitue alors le seuil de ce qui n'est plus l'existence ni la mort, ni le ciel ni la terre, ni aucune de ces crispations qui nous détachent des autres. Le récit est la mesure de la littérature. Tout le texte en est la multiplication, la complication, jusqu'à la dispersion que Proust, cependant, a eu de bonnes raisons de ne pas vivre.
  34. La tentation, purement poétique, et Proust n'y coupa pas, est de se faire le chroniqueur de ces instants arrachés au temps. La poésie pourrait revenir sous cette forme, vivant de la sentence et du bonheur des trouvailles. Mais n'est-elle pas alors le meilleur moyen, si l'on peut dire, de commencer tout de suite par ne plus écrire ? L'accumulation n'a jamais fait bon ménage avec la patience. La loi d'accroissement de l'œuvre ne peut pas condamner l'œuvre à la disparition. Une loi de la condensation en gouttes essentielles ne paraît pas plus propice à l'écrivain en proie aux atermoiements de son propre personnage. Il faut du détachement et de la distance, autrement dit un grand art de la dissimulation.
  35. La nature n'y est pour rien. Il ne tiendrait qu'à elle de nous éparpiller qu'alors la vie deviendrait un enfer pour ceux que la question verbale agite à contresens. Blanchot affectionne plus particulièrement les glissements, non pas du sens, mais des sensations. Le temps réel, celui des horloges, serait destructeur, agissant comme l'effacement, créant certes du passé, mais seulement pour les historiens et les nostalgiques, le futur ne serait que du présent voué au passé. Ce temps est celui de nos visions de l'autre qui nous ressemble, l'autre et non pas notre reflet. Le temps des souvenirs, merveilleux au moment des communications entre membres de la famille ou gens du métier, ne serait qu'un chaos et surtout un désastre textuel. Temps des journaux. Là s'arrête en principe la recherche pour le commun des mortels qui s'affirme du trottoir aux bancs des instituts, inépuisable ressource du conte et de la nouvelle. Le psychologue lui-même ne franchit pas cette limite pourtant dure comme la pierre d'un mur. Il faut un écrivain, et un seul, pour perforer cette réalité et traverser le champ de l'instant. Proust vérifie mille fois sa tendance au dépassement de l'instant, temps final qui est celui du récit.
  36. Il est sans doute primordial de constater que deux des plus grandes œuvres littéraires de ces derniers temps sont issues directement de la sensation et non pas de la réflexion préalable, belle leçon de modestie : les intermittences de Proust et les épiphanies de Joyce (vous savez : ces kiss qui font les baisers et ces suck que produisent les lavabos quand on les vide). Roussel ne fait pas partie de cette race, malgré l'équivalence en extase, mais il la rejoint à force de pratique. Stein s'en rapproche par la répétition des refrains, pratique héritée et heureusement revue. Commence le temps d'écrire, le fil menacé de coupure, le chemin bordé de tentations quand les chemins ordinaires ne sont plantés que d'arbres solennels. L'expérience paraît peut-être superficielle, on se méfie d'une imposture, l'auteur est fou. L'argumentaire du détracteur est en principe indémolissable. L'admirateur admire des surfaces qui conviennent à sa propre vision de la réalité ou ce qu'il croit regarder comme réalité. L'autre écrivain, plus prudent, mesure le chatoiement, minimise le goût pour les scènes grandiloquentes, réduit le dialogue à l'essentiel. C'est qu'il traverse sa nuit obscure. L'exemple est écrasant, la mesure déroutante. La petite histoire déroule ses faits, traverse la guerre, vient mourir aux pieds de la gloire promise. Toute la secrète sécrétion du texte git sous la pesanteur du désir d'égalité. Le sort de Proust est exceptionnel parce qu’il raconte ce qui s'est réellement passé.
  37. On se souvient d'Ulysse rejoignant la mer où les autres l'attendent. Il ne témoigne que d'une victoire. Le chant des Sirènes n'a pas traversé le silence qu'il lui a imposé par ruse. Il revient sur le fil du récit, rendant au roman la prégorative du texte et la vie continue jusqu'au prochain récit qui l'approfondira. Plus rien ne ressemble au passé depuis que le passé a transfiguré le présent. Le narrateur pourrait disparaître avec le flot, le texte avec les mots. Ici, Proust perçoit la possibilité d'un recommencement, perpétuité de la métamorphose. La vie est riche de ces petits détails dont le texte va s'accroître. L'expérience est concluante puisque la transformation est évidente. Expérience unique du récit, en tout cas la première du genre. Le roman est chargé de la durée.
  38. Toute vocation d'écrivain s'affirme d'abord par un « Jean Santeuil ». La question est ensuite le franchissement lié à la découverte du secret de l'écriture (selon soi). Peu y parviennent, et parmi ceux-là certains préfèrent s'adonner désormais à la production romanesque, par exemple. D'autres se taisent subitement. Sans parler de ceux qui se trompent, trompés par l'immensité de l'enjeu plus que par les apparences de leur objet. L'air du temps fournit-il des indices pour se rendre compte de sa propre légitimité ? Y a-t-il des temps plus favorables que d'autres à ce genre de reconnaissance ? Incontestablement, le temps de Proust coïncide avec des temps exceptionnellement fertiles en œuvres d'importance : Stein, Joyce, Roussel, pour ne citer que ceux déjà évoqués ici. Sans compter le propre de l'air du temps, les agitateurs, les provocateurs, les délinquants, les violeurs de silence et autres conférences des académies. Des quantités de « Jean Santeuil » se déposent avec le limon de l'actualité. Il paraît que Proust a eu la chance de ne pas publier le sien. Ou plutôt, sa veine résiderait dans la publication posthume, une fois garantie la prospérité de la découverte révélée par la « Recherche ». Les « Jean Santeuil » ne sont pas encore, non pas ce qu'ils vont devenir après l'invention du récit toujours réinventé, mais ce qui va les remplacer et les reléguer au statut d'anecdote. La petite histoire revient de mille manières. Elle s'impose même à l'Histoire si la guerre, qui fait irruption dans le texte et lui impose des changements géographiques hallucinants, n'est qu'une opportunité ou au pire une petite musique qui n'influencera pas cette fois le style.
  39. Le roman commence lorsque le texte affecte des allures de cathédrale. Une structure s'impose. L'événement est d'autant plus remarquable qu'il se passe des traditions. Avec Faulkner, la vision n'est que déformation violente du concept romanesque fondé sur les quatre instances dont il ne peut se débarrasser sous peine d'incohérence : le texte lui-même, la chronologie, la généalogie et la géographie des reliefs qui ont inspiré l'imagination. Faulkner, qu'on le veuille ou non, est un écrivain classique. Ce qui n'est pas le cas d'Hemingway et encore moins de Proust. Avec lui, on passe sans transition du récit au roman, directement et sans précaution de l'instant arraché à la mémoire à ce texte qui dépasse et de loin toutes les espérances imaginaires. La géométrie, tant rêvée par le modeste Rivière sur les berges du fleuve Artaud, qui convient le mieux est celle de la sphère, volume qui absorbe toutes les pensées et toutes les matières jusqu'à plus ample information. Les rayons et les tangentes de Blanchot sont un chef-d'œuvre de description. L'achèvement-inachèvement, condition première du texte qui prétend à l'élucidation du récit, coule comme de l'eau de source. On ne voit plus en effet comment un écrivain, qui a fait son « Jean Santeuil », peut se tirer de son impasse s'il ne prend pas la précaution d'achever son œuvre avant de la commencer. C'est que le temps est aux œuvres organiques et non plus aux chefs d'œuvres de la confession et de l'outre-tombe, encore moins aux simagrées de l'aventure terrestre. Céline a-t-il trouvé cette cohérence du fini ? Non, si le style ne vaut pas le temps.
  40. La littérature est le spectacle de l'écrivain.
  41. Les Grands font l'Histoire même si la Nature s'en mêle (ô romans d'anticipation). Quoi de plus naturel que de les servir par tous les moyens, notamment ceux qui flattent leur ego ? L'épanchement du style démocratique a favorisé les échanges entre les classes ou les niveaux, appelons ça comme il ne convient pas de toute façon. La consommation remplace l'attente entre la nuit et le travail. Et la parole prononcée par le philosophe pour condamner l'art et les lettres à une existence passée est restée sans effet. Les musées ont résisté aux cauchemars de Dubuffet (« L'homme du commun à l'ouvrage »). Les artistes et les écrivains ont continué de proposer des jouissances sereines, convulsives, obscènes et des servitudes tatillonnes ou plates.
  42. La culture est-elle un business comme le signalait un connaisseur ? Ou plutôt un aspect de l'assistanat auquel se plaisent les politiciens ? La religion n'a-t-elle pas imposé des figurations tapissières aux désirs d'abstraction qui sentaient la braise de son siècle à mains ? Les comptoirs rutilent, les tribunes résonnent, les autels chatoient. On se demande bien ce que l'écrivain peut écrire s'il sort de ces lieux où rien d'autre n'a lieu que le lieu. On nous dit que c'est là que Mallarmé enfanta le meilleur de lui-même, que Cézanne s'en fichait et que Picasso aurait accepté d'être pauvre à condition de pouvoir se payer les ingrédients de sa farce.
  43. Le coup du dernier écrivain a failli porter, mais imagine-t-on encore des dictatures à ce point proches de la perfection ? Nous ne sommes même plus menacés par nous-mêmes, condition primordiale de l'extraction proposée soit par la lucidité inventive d'un romancier qui se réduit au récit, soit par l'imagination maladive du penseur qui se réfère au squelette de l'Histoire pour en nier la nécessité. L'écrivain, ou tout autre artiste, serait celui qui trouve la force d'être ailleurs sans toutefois se différencier des autres au point de donner à imaginer la portée ontologique d'une pareille mise en parallèle, exercice autrement complexe que la mise en abîme chère aux multiplicateurs, lesquels créent par la multiplication et non pas par la semence. Ci-gît ma semence et non pas mon industrie. Ma croissance finit par vous obséder. Je est une œuvre de l'imagination ou la théorie du temps qui explique la distance et quelquefois, dans le cas d'Artaud par exemple, le non-retour.
  44. Un philosophe du siècle passé, et non des moindres, imaginait, s'extrayant à son tour le temps de tergiverser un peu avec ce qui le dépassait techniquement, que les écrivains de toute l'humanité participaient, sans le savoir ou en tout cas sans y attacher d'importance, au même livre, vision de l'excroissance, de la tumeur, du passage de soi à nous, d'un hôpital circulaire ou d'une circularité littérale. Cette possibilité n'a pas fait école, malgré des conditions d'existence qui favorisent les influences et les plagiats. Par contre, la conception métahistorique de l'écrivain continue de nous agacer alors que nous sommes en train d'écrire des vies entières passées dans les lieux de notre connaissance. Est-ce parce que finalement elle convient à notre isolement ? On ne se sent pas véritablement le dernier, on a même une petite conscience de l'époque, mais la théorie de l'écrivain, qui trouve son paroxysme dans la conception du Livre en remplacement des œuvres honnies par les fous, a quelque chose de flatteur, ou de serein, peut-être d'harmonieux, de gracieux diraient les nostalgiques des belles moulures.
  45. Mais cet écrivain qui, croyant s'extraire de l'Histoire (la rue des romans réalistes), assez conscient peut-être de n'en être pas sorti tout à fait compte tenu de l'intransigeance des Grands, se retrouve avec lui-même pour tout compagnon de voyage, poussé par un vent intérieur, voiles gonflées jusqu'à l'obscénité, n'est-ce pas parce qu'il revient mort et immobile qu'on s'informe de la validité de son expérience, la situant aussitôt avec une exactitude atroce sur le fil de fer du temps accommodé à la sauce des évènements historiques ? N'est-il pas alors légitime de douter un peu de la véracité de son aventure ?
  46. Comment expliquer alors notre soif de détails ? Si l'écrivain s'en va, revient ou pas selon qu'il est devenu sage ou fou, est-ce seulement parce que nous sommes restés en attendant que son œuvre trouve un public à la hauteur des exigences éditoriales ? Le business ne flapote-t-il pas devant tant de perspectives technologiques ? Sommes-nous si suspendus que ça aux atermoiements parlementaires ? Notre conscience du sacré nous éclaire-t-elle encore quand tout va vraiment aussi mal ? Que sommes-nous si nous ne sommes pas des écrivains ? Autant de questions que la projection blanchotienne du livre à venir rend acide jusqu'à l'hydrogène pur. Est-il possible de concevoir une autre alternative au bonheur ?
  47. Les Grands tendent des pièges où l'on se prend en connaissance de cause. Les collets de Blanchot réservent la surprise, les mauvaises rencontres, les accouplements contre nature, sans doute aussi les fautes de goût et les inconvenances. À une époque où Butor concevait clairement le sillon tracé sur le disque de la littérature, Blanchot trace des nervures sans souci de clairvoyance, il imagine les points de fuite d'une perspective sans précédent, il dessine les contours d'une condition d'existence sans commune mesure avec les manuels d'apprentissage. Il ne voit pas le cyberespace, ne critique pas ce qui n'apporte pas de l'eau à son moulin, passe à côté de la langue, s'applique à l'expression, compose des chefs-d'œuvre de concision et de méticulosité. Il ne dispose pas d'une boule de cristal. Il se sert d'un compas pour situer la voie à suivre, précision de sextant, exigence de calcul mental. Ce qui a lieu entre le temps et l'espace est assimilé à la patience, sans toutefois que ce mot suffise à limiter, à enseigner, à perpétrer.
  48. Patience ou impatience. L'éducation nous a confiné dans une vision (c'est trop dire) quadridimensionnelle de l'existence, repère mobile (automobile) sur le fil d'un autre repère pour additionner les trois côtés nécessaires à l'existence du volume et de la droite forcément infinie qui figure le temps. La réalité est tout autre : c'est le parcours réel (vécu en marge du rêve commun) des trois côtés (minimum jusqu'à la circularité) qui nous rend « visible » (probable) cet infini qui nous sert d'existence et finalement d'Histoire.

 

Chapitre premier
ABC de la lecture — Ezra Pound
I — PERSONAE

C'est traduit par Denis Roche, autant dire que ce n'est ni innocent ni infidèle, un Denis Roche d'à peine trente ans en 1966 — j'en ai douze et je vais lire l'ABC dans deux ans sous l'influence d'un mauvais génie de l'adolescence —, six ans avant la mort physique d'Ezra Pound, le poète-lecteur. « Énoncé percutant, partiel dans sa franchise, définitif aux yeux du créateur qu'il se devait d'être encore, même dans une simple chrestomathie. » Tout y est, dans cette « interpellation » du nouveau lecteur de Pound ou de celui qui cherche à en appronfondir sa connaissance tremblante. L'écriture de ce poète, à la prose comme au mètre, est en effet percutante, franche, partielle, définitive et instructive. L'effet — et là je songe à ces nouveaux écrivains qui aujourd'hui s'efforcent de faire court et spectaculaire — n'est ou bien ni gratuit ou bien ni ostensible, d'apparence il n'est jamais question quand on a affaire à un des plus grands poètes du siècle passé, c'est-à-dire, et ce n'est pas peu dire à propos de Pound, de l'après-guerre.

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J'évacue ici la question des erreurs ou des fautes politiques — mais un poète ne commet que des erreurs, surtout si elles sont politiques et surtout si c'est un écrivain de génie, ô Portail ! Les cocos, les fachos, les gogos, on en a vu de belles et de pas mûres en cette période de disette, curieux partage de l'infamie et du confort, des certitudes et de la mauvaise conscience, des boissons sucrées et des tortures et méfaits en tout genre. Je ne lis que les œuvres. Au diable le contexte. À défaut d'un engagement net dans la souricière des religions du divin et de l'économie, le texte au moins a son existence naturelle, il respire. Je n'ai personnellement qu'une haine, héritée de Proudhon et sans doute de cette époque prémonitoire (les années soixante), celle du commerçant. Je tâche de ne point paraître sous cet angle quand moi-même j'écris. Mais revenons à Pound, à Roche et à l'ABC.

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Entre 1933 et 1938, Pound écrit trois textes critiques : Comment lire (1933), A.B.C. de la lecture (1934), Guide de la culture (1938). Un pamphlet, un manuel scolaire et un guide. L'homme a à peu-près mon âge, la cinquantaine. Il a donné un sens à son œuvre. Il compte désormais. Il se fourvoie dans la pensée politique de son temps. Il dit vrai aussi comme tous les fascistes, mais il n'est pas question de cette vérité dans l'ABC de la lecture et j'en suis fort aise, je l'avoue. Écrit à la demande de l'Université, avec laquelle Pound entretient des rapports de client à prostituée, ce livre est à la fois une introduction à la littérature, à la poésie en particulier et à celle que Pound pratiquait avec un talent qui le poussa, comme Joyce, à inventer une langue sur le cadavre de la langue commune. Mais ici, la percée est proprement pédagogique. Cette intelligence, cependant, n'est pas sans risque et Denis Roche a ajouté un peu de texte pour que le lecteur (français) n'échappe pas au « raisonnement de Pound faute d'éléments de référence. » Il faut connaître l'œuvre météorique de Roche pour bien peser ces interventions de bas de page. Afin qu'on sache que la poésie est « inadmissible » (inamissible ?).

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L'ABC est composé de deux parties. La première expose des idées et des faits, la seconde est une anthologie commentée. Roche prévient : il n'a pas traduit les poèmes. On se contentera de la phonétique et pour certains, du sens littéral. Nonchalance ? Ou signes, à chaque texte non traduit ou traduit avec les moyens du dictionnaire, faits au lecteur que quelque chose d'essentiel est en train de se passer musicalement ? Pound n'a-t-il pas lui-même renoncé à la « traduction » pour plutôt mettre en musique les textes intraduisibles ainsi reproduits sur la scène de l'opéra ? Des actes, c'est ce qui manque aux pâles imitations du bruit qu'on nous propose comme aliment littéraire depuis que des écrivains ont perdu le fil de notre histoire si complexe.

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Limitant l'étude de la littérature à « l'évolution des conceptions prosodiques » — et elles nous sont le plus souvent étrangères —, ce qui nous ramène clairement au chapitre XIII d'Ulysses, il ne sera pas question des idéologies, des croyances, des goûts, ou alors seulement pour en signaler les effets pervers même sur l'art des plus grands poètes de leur temps, de Pope qui traduisit Homère à Whitman qui ne négligea pas le toc. Il ne s'agit ici évidemment pas d'histoire. La langue ne connaît pas le temps historique. La preuve en est que les « classiques » demeurent malgré des injures qui ne sont que les imperfections de leur temps, du temps auquel personne n'échappe totalement. L'écriture, anglaise ou autre, évolue sur le fil des recherches non pas d'effets à produire, mais de textes « relisibles » autant de fois que l'esprit n'en a pas épuisé la saveur et les nouveautés. Reste cette fraîcheur propre au classique, littéralement à l'éternel s'il n'est pas exagéré de penser que des choses, parmi d'autres moins dynamiques, peuvent durer au-delà des temps imaginaires. Bien sûr, il faut « traduire », quand la langue n'est plus d'un usage courant ou quand, plus facilement, elle est étrangère. Pas de littérature sans ces traductions en langue maternelle ou en musique, et toute l'importance d'un épanchement qui va plus loin et plus précisément que les histoires du rêve et de la folie passagère des romantiques et autres visiteurs du soir.

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L'ABC de la lecture étant un manuel scolaire, il vise clairement, sur cette base solide — prenons-en de la graine — à donner le goût des littératures « autres que nationales », formule Roche toujours plus près du texte.

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« Envie de traduire », dit-il aussi. On en vient au désir, tant il est vrai qu'on n'enseigne pas la littérature comme on bourre le crâne des apprentis sorciers ou comme on conditionne les futurs ingénieurs de la découverte technique, l'une et l'autre catégorie de ces ouailles un peu dans l'imposture de la foi et des sciences. J'aime ce fil de l'intelligence de Roche sur le rasoir d'un autre poète qui fait le lit de sa pensée depuis longtemps. L'ABC est à la fois une critique des textes cités et exclus et une formidable mise à l'épreuve des moyens de raisonnement que Pound propose à l'esprit en dehors de toute perturbation académique. Il me semble que l'« Ezra Pound » de Noël Stock fourmille d'anecdotes à ce sujet.

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« C'est obscur parce que je ne comprends pas POURQUOI tu écris ! » conviendrait le critique conscient de l'importance de son travail aux yeux du lecteur épuisé par les dramatisations du personnage de l'écrivain. On est là au cœur de la question littéraire, la vraie question qui agite ceux qui savent COMMENT on écrit et qui ne s'en cachent pas. Écrire pour telle ou telle raison qui n'a rien à voir avec la littérature complique la réponse de l'écrivain ou elle la simplifie tellement qu'on a vite fait de se retrouver au ras des pâquerettes pour brouter aveuglément l'herbe commune. Si l'écrivain n'est qu'un membre du troupeau, au moins s'en distingue-t-il par la laine et non pas par son attitude vis à vis de l'herbe bonne et de la mauvaise. Caresser l'écrivain, à contre poil ou dans le sens, c'est comprendre ce qui l'amène si proche de nous et si complexe quelquefois. Obscur, il ne l'est que par différence relative et c'est dans cette relativité que se trouve la réponse aux questions d'obscurité. Sinon, on a affaire à un mauvais écrivain, à un faussaire ou à un fou, et on perd son temps à recracher la mauvaise herbe des talus et des dessous de la broussaille.

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La première partie de l'ABC est finement conçue malgré des apparences de vagabondages.

L'écriture et ses méthodes et particulièrement la méthode préconisée par Ezra Pound, font l'objet du premier chapitre. Tout y est si clairement exprimé qu'on ne peut guère mettre en doute l'expérience du poète qui répète sur le mode de la conversation ce qu'il connaît depuis que sa prosodie en a exploré les possibilités. Conversation sans charme, comme l'éprouvait le cynique Valéry, ni extase devant l'exactitude de la proposition de s'exprimer non pas au nom d'une idée mais « au contraire » d'une pratique de l'écriture —ici l'« histoire » prend des allures de fil au lieu de roman comme chez Blanchot — mais bel et bien conversation de poète pris en flagrant délit de communication avec le meilleur du public, celui qui étudie la littérature.

Littérature qui est l'unique sujet du deuxième chapitre. Pound y situe la sienne en connaissance de cause. Comme je le disais, si Blanchot fait un roman en s'exposant au livre à venir, Pound demeure poète, ne change pas de peau sous prétexte que ça devient difficile, de plus en plus difficile à expliquer, ce qu'on suggère ailleurs. Sur les huit chapitres qui composent la première partie, les quatre premiers ne devraient cependant pas troubler le lecteur habitué à la logique des plaidoyers.

Le lecteur ne surgit pas du troisième chapitre. Il y est invité par un Pound qui le connaît pour l'avoir rencontré plus d'une fois sur le terrain des croisements de fer, mais aussi de l'impuissance créatrice. « Un peuple qui croît dans l'habitude d'une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même. »

Et de conclure provisoirement par les œuvres, l'herbe qui pousse dans l'herbe, ni mauvaise ni bonne, mais nécessaire à la croissance. On imagine assez bien, quand on est plus ou moins cultivé et qu'on s'en flatte, ce qui manquerait à la vie en l'absence d'œuvres bien qu'en cas de culture on soit toujours dans l'ignorance de ce que la vie peut être sans littérature.

Jusque-là, et malgré les fusées d'un esprit très exactement tendu vers l'objet de sa communication, rien que de très cohérent selon les saints principes de l'enseignement. Sans doute s'agissait-il d'en passer par-là parce que le texte de l'ABC est destiné à enseigner et non pas à combattre. Ce combat, il me semble d'ailleurs que Pound l'a déjà gagné avec l'essai précédent, tout frais d'un an comme un morceau de viande du matin par temps clément, « Comment lire ». Rions au passage des « Comme un roman » et autres accidents de la prescience éducative qui s'empare des jongleurs de malaises.

« La plus grande cassure dans l'histoire de la littérature européenne est due au passage du langage prosodique au langage non prosodique. » Là commence la pensée de Pound, avec cette chronologie qui laisse pantois les spécialistes du désordre romanesque. Il y a une chronologie plus ou moins claire et c'est évidemment la lecture qui l'éclaire. Cette traversée remplace l'habituel voyage de page en page dans les manuels scolaires. Siècles découpés dans une histoire de tout le monde avec la langue de tout le monde améliorée un tant soit peu par des « classiques » indétrônables, siècle à France. Générations de l'Espagne soumise aux caprices de l'anthologie des éditeurs et de leurs conseillers, chevet des saints jusqu'à la canonisation pure et simple d'un Lorca par exemple. Quel est le niveau d'imbécillité et de trahison atteint par les manuels scolaires et leurs serviteurs, vacanciers sommaires des charters ? Pound remet les pendules à l'heure d'une autre profession, celle que malgré des millénaires d'habitudes on n'a pas encore autorisée dans les pratiques de l'éducation.

« Pour ceux qui ne savent que l'anglais, j'ai fait mon possible », dit Pound. Il a traduit lui aussi, —pratique des siècles de littérature anglaise, de Gavin Douglas à Marlowe — poussant la « traduction » plus loin que le praticien fébrile et surtout plus fidèlement que les interprètes frissonnants qu'on dénonce encore trop timidement. Note de Roche : « L'anatomie de la mélancolie. C'est véritablement l'équivalent anglais des essais de Montaigne. Ce qu'en dit Pound pourrait éclairer le fait qu'il n'existe à ce jour aucune traduction de l'admirable ouvrage de Burton. L'Anatomie parut en 1612 et, rappelons-le, fut pillée outrageusement par Sterne, au XVIIIe siècle. » — Le traducteur laisse libre cours à son imagination, s'étonne-t-il plus loin !

Chapitre VII (texte intégral) : « Qu'importe par quel pied vous commencez une table, si, quand vous l'avez achevée, elle se dresse solidement sur ses quatre pieds. En fin de compte la poésie médiocre est la même dans tous les pays. La décadence du pétrarquisme en Italie et la poésie poudre de riz en Chine atteignent bien le même niveau de faiblesse malgré la différence linguistique. »

Chronologie contestable comme sens prémonitoire de l'histoire, pratique de la traduction élargie aux autres procédés musicaux, nature de la médiocrité commune à toutes les langues et donc à toutes les littératures — le « raisonnement » de Pound vient, à l'époque, de franchir allègrement les limites de l'académique. Avant de commencer par le chapitre VIII, le dernier de la première partie, sautons les pages jusqu'à ce petit « Traité de versification » rejeté en annexe ou parfaitement à sa place de conclusion « définitive ».

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« Mon livre avait un but et je croyais que le lecteur le verrait. » À part le De Vulgari Eloquio de Dante, faut-il constater avec Pound que nul traité de prosodie n'a rouvert les yeux du poète et contenu son chant ? « La confusion dans le public est facile à expliquer : tout vient du désir d'obtenir quelque chose pour rien ou d'apprendre un art quelconque sans se fatiguer. » Notre époque (non pas celle de Pound) est caractérisée, de notre côté du monde, par les propositions de formation littéraire et par leurs implications éditoriales. On apprend à écrire comme à faire du vélo et on publie sans vergogne des calamités textuelles applaudies comme si elles avaient été écrites sous la dictée d'un connaisseur. Cette facilité à produire de l'art vient d'un jeu d'offre et de demande parfaitement contenu par le flux économique qui sépare les uns des autres et les rejoint d'un goût commun pour la différence.

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Sans se fatiguer... Il y a belle lurette maintenant qu'on bâcle faute de métier, mais la faute n'est pas à l'écriture automatique ni aux rencontres fortuites. Tout le mal vient de ce que la poésie n'est pas enseignée. On enseigne la musique et avec quel renfort de moyens ! Imagine-t-on occuper le poste de premier violon sans avoir été au fond de la pratique de cet instrument exigeant ? Et pourtant, on accepte bien le fait que n'importe quel individu un peu bavard, mais parfaitement ignorant des possibilités prosodiques de son temps, s'empare d'une plume saignante pour couler sa paresse et sa mauvaise foi sur les pages de ce qu'il faut bien appeler un livre. On se consolerait un peu si cette habitude se contentait d'occuper le lit des productions ménagères du compte d'auteur et autres avatars de l'abondance. Au lieu de cela, c'est le cœur même de l'édition qui est touché et qui choisit de fondre avec la facilité ambiante. « Vous ne pensez tout de même pas composer une mélodie de Mozart ou un thème de Bach par le simple jeu de heurts musicaux alternés ou par une simple succession de croches et de noires... bruit de cognée mécanique... » Avec le remplacement du jazz — tout le jazz — par la musique militaire des boîtes de nuit, on est en plein cataclysme. L'attitude qui consiste à élever sans cesse le niveau de ce que l'esprit peut envisager de partager avec un autre esprit n'est peut-être pas aussi naturelle qu'elle pourrait paraître au premier abord — première rencontre avec l'enfant qu'on a été dans le regard de ses géniteurs, espoir d'un futur à la hauteur de la respiration des senteurs et des miasmes, reconnaissance progressive de la capacité à améliorer le plat du jour par un tour de main, résultat évident d'une première page exposée à la concurrence des formateurs, etc., l'aventure se termine bien souvent dans le fond d'une poubelle pour ce qui concerne les œuvres ébauchées et à la surface glissante de la vie quotidienne qui rend coup pour coup.

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Enseigner la poésie... Voyons si les temps ont changé :

« Les étapes de la dégradation d'un enseignement artistique sont les suivantes :

I — Un maître invente un gadget, ou un moyen de mettre en œuvre une fonction donnée, ou un ensemble de fonctions données.

Les élèves adoptent le gadget. La plupart s'en servent sans avoir la maîtrise du professeur. Le génie suivant l'améliorera sans doute, à moins qu'il ne le délaisse au profit de quelque chose qui s'accorde mieux à ses talents.

II — Alors survient le pédagogue aux cheveux gominés ou bien quelque théoricien qui érige le gadget en loi, en règle d'or.

III — Puis quelque administration à tête grosse comme des épingles se met en branle et démolit tout nouveau génie ou toute nouvelle invention formelle qui n'obéit pas à ladite loi ou qui relève d'une chose encore inconnue de cette administration. »

Si l'on en croit ce qui se publie avec le consentement de ceux qui savent de quoi il retourne, ou prétendent le savoir, les « gadgets » de notre temps se limitent à des gémissements d'une douleur à situer géographiquement, et donc politiquement, mais sans engagement clair, ou bien à des gazouillis, lallations, crispations, ricanements, sanglots, grognements, enfin à la panoplie imitative du cri et des parlottes que la vie quotidienne met en scène avec une proximité dont personne n'a l'outrecuidance de mettre en doute la véracité. Chinois qu'on viole, Serbe qu'on historise, Musulman légendaire, Chrétien recrucifié sur la même croix, Juif surpris en flagrant délit de reconsidération de la loi fondamentale, — mais les Basques ne sont pas à la mode, ni les Tarahumaras, ni les crétins qui sillonnent l'Ariège à la recherche d'un morceau de pain. Le choix n'est plus le fait des « professeurs », mais des inventeurs de l'étalage de demain, sacrificateurs de produits que l'autre, paraît-il, veut « détruire », d'où l'achat. On est bien loin d'Montmartre !

Question poésie, on s'est assagi considérablement. D'un côté, les « chansonniers » qui chansonnent avec moins de talent que leurs illustres prédécesseurs — mais le music-hall est passé par-là, avec ses concerts de simplifications et d'habitudes, morosité qu'on a vite fait de remplacer par de l'ivresse une fois passée les échauffements. Prosodie qu'on qualifie quelquefois de « populaire » alors qu'elle n'est que négligence et calcul. On rencontre aussi des « obscurs », des provocateurs d'énigme qu'on croirait inspirées par les jeux de rôles qui ont exercé depuis leur mauvaise influence sur l'art cinématographique. Les obscurs demeurent obscurs, c'est tout ce qu'on peut en dire. Les « clairs » ne les distinguent d'ailleurs pas des poètes véritables, autre chanson. Nous avons enfin les « démotiques », les bavards de la plume, oiseaux en peluche qu'on gagne à la foire aux livres. Ils ont de belles dents, des mises en plis de la veille et des habits noirs comme les curés du passé. À quoi tient la sagesse d'un peuple ?

Non, ce n'est plus le pédagogue qui fausse les données. C'est le présentateur de télé, l'« enseignant » pressé d'en finir avec le cursus, le père poursuivi pour fraude fiscale, la mère qui se mêle d'éducation quand elle n'en pas reçue elle-même, l'oncle d'Amérique, l'Arabe du coin, les Juifs errants, les crucifiés de la tondeuse, les prometteurs de lendemain, les vendeurs d'oxygène, les enfants trouvés sans solutions d'unité familiale, et j'en passe. La poésie souffre d'une autre abondance, pléthore de personnages reproduits sur des affiches, des écrans, des solutions imaginaires ou « virtuelles », oui au fond plus virtuelles qu'imaginaires. La tourmente caresse, tranquillise, nettoie, nomme, érige, sans en avoir l'air. Pour ce qui est de la diffusion des théories tirées de l'invention des maîtres, elle n'a plus lieu et les professeurs ne se gominent plus les cheveux. Un professeur, monsieur Pound, aujourd'hui ressemble à tout le monde et ne se mêle pas de prosodie. Il écrit quelquefois des poèmes, mais sans trop savoir de qui il tient ses procédés. Même la traduction ne fait plus l'objet de recherches fébriles comme au temps où les éditeurs poussaient leur Vialatte et autres Coindreau à la fraude textuelle passagère.

Il n'en reste pas moins que les conditions d'un enseignement efficace de la poésie et de ses moyens ne sont toujours pas réunies. Quant à l'apprentissage du violon, est-ce jouer du violon que de friser la perfection à chaque exécution sommaire ? Car si le personnage « professeur » a disparu de notre horizon et par conséquent du texte définitif de Pound, les dramatisations de l'acteur continuent de falsifier les contenus.

Il y a une distance entre Pound et nous. Mais après tout, n'est-ce pas un détail de l'histoire littéraire ? Les professeurs ne se sont pas améliorés de ce point de vue. Ils ont seulement changé, ils se sont adaptés à un monde qui veut que tout le monde ait le droit de sortir dans la rue, droit que l'acte terroriste conteste avec plus de rigueur que les surveillances policières. Nous sortons tous dans la rue, et certains, comme le décrit Blanchot —que je n'ai pas perdu de vue — croyant que c'est en Enfer qu'ils mettent les pieds. Enfer des écrivains qui n'a rien à voir avec les folies collectives des partisans de Dieu ni surtout avec la misère exacte et terrible du malade mental qui a vu ses doses de produits chimiques augmenter d'une façon parfaitement exagérée et peut-être même abusive. Monde de plus en plus complexe et donc à la recherche de simplifications analgésiques. Le poète ne traverse plus l'histoire en reprenant tout depuis le début. Il sort avec son parapluie et son petit sac en plastique et il se lance dans le monde en espérant qu'une porte, la bonne, s'ouvrira sur son passage. Dans ces conditions, pourquoi s'en remettre à ce que la littérature a produit de mieux et de plus éternel ? Mieux pour qui et éternel dans quelles conditions de réception ?

« La musique est si mal enseignée que je ne conseillerais pas à un apprenti poète d'aller s'enterrer dans un conservatoire. » Revenons à la musique.

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Musique. Poésie. La danse peut-être comme pratique initiatique. Ce que la musique doit à la danse et ce qu'elle donne à la poésie. Nous sommes presque sur la scène.

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La poésie vient de la bouche, organe pris de vertige dans le chant et mal inspiré par le bavardage. Si chaque mot qui passe n'annonce pas une saveur textuelle, il y a peu de chance pour qu'on soit en train de pratiquer de la poésie. La bouche, organe des facilités et de la confusion. Organe du mensonge et de l'invective. Ce qui en sort est la langue et ses apparences de langage. Tout dépend de l'interlocuteur. Comme le lecteur est muet sauf par le renouvellement de son achat, autre langage, l'essai n'est pas risqué. Au pire, on perd la face ou son argent. De plus, aucune souffrance particulière n'affecte le texte ainsi débité comme à l'abattoir ou à la foire aux animaux. On sait parler avant de se servir de la langue. Il suffit d'habiller le texte pour qu'il change sa nature. D'anodin, il devient exercice de style. Pathétique, on s'y prend au piège de la versification ou des cris. La crainte de voir la poésie sombrer dans tout à fait autre chose que le chant populaire date de l'époque où Pound observait les changements de cap du commerce littéraire. Tandis que les meilleurs s'exerçaient à perdre le fil ou à le retrouver, selon des critères qu'on n'a pas encore éclairés d'ailleurs, la médiocrité s'installait plus à l'aise dans les moyens de communication dont le prix de revient a chuté depuis jusqu'à la hauteur de n'importe quel salarié que la muse a touché du bout de ses doigts délicats. Parler au lieu d'écrire, c'est ce qu'on fait aujourd'hui sans que cela ne choque plus personne. Le texte n'est plus un texte. L'interactivité n'est pas loin, se jouant de ce qui par ailleurs profite à la littérature. Des serviteurs patentés conduisent les travaux sous l'œil attentif des tenants de l'ordre public. La bouche, facile et abondante, s'achète à bas prix dans les supermarchés.

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Avec la musique et sa mère la danse, la marge de manœuvre des faussaires, entre les « bruits de cognée » et les glissements pornographiques, est plus étroite, plus réservée à des techniciens contraints d'en passer par un minimum d'études même si celles-ci ne dépassent pas les limites du son. Mais cette fois-ci, on sent bien qu'il y a musique et musique. On ne distingue pas bien, en littérature, le vrai du faux, le chant du poète de l'argumentaire de l'imposteur, d'autant que le poète est souvent un pauvre type et l'aigrefin un honorable guichetier. Il est de toute façon évident que le travail à fournir pour pousser la cantate est plus ardu que celui qui propulse sur la scène fumeuse des messes musicales auxquelles on convie les imitateurs en puissance. Imitation devant le frigo ou le miroir, ou à fleur des micros proposés par les fêtes patronales de la télé. L'apprenti musicien qui fréquente les conservatoires passe par la douleur. Un violon dans les mains d'un expert, c'est un fruit musical. Dans les mains de n'importe qui d'autre, c'est au mieux un stradivarius. Mains des musiciens, souffle, bras, colonne vertébrale, tout ceci n'entre pas dans la musique sans une forte dose de douleur. Le poète, lui, se contente de parler et s'il perd de vue la musique, il parle comme tout le monde. Il y a bien sûr la chanson, avec les bonnes et les mauvaises, mais il ne s'agit peut-être pas là de poésie mais d'un autre art que seuls les chansonniers peuvent éclairer de leur lanterne, si besoin est.

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Le poète, « heureusement ou malheureusement, (peut) écrire des choses qu'il fait passer pour de la poésie sans avoir auparavant étudié la musique. » Avant Céline, qui trouvait une « petite musique » à l'air du texte à venir, Pound souligne que Yeats, par exemple, qui siffle faux et doute de pouvoir distinguer des hauteurs de ton, est capable « d'avoir un air dans la tête » avant de se mettre à écrire. On ne s'éloigne jamais de la musique quand on écrit « sincèrement » ; on ne perd pas de vue la danse et ses exigences d'espace au moment de se mettre à l'œuvre d'une partition. La bouche ne parle plus. Par contre, tout le reste du corps est invité à la création.

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Deux définitions :

Rythme : « Un rythme est une forme découpée dans le TEMPS, de même qu'un dessin est un ESPACE déterminé. »

Mélodie : « Une mélodie est un rythme dont chaque hauteur d'éléments a été fixée par le compositeur. »

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Toute la distance qui nous sépare de Pound est comblée par ce sentiment qui nous étreint de ne plus savoir ce qu'est une œuvre d'art et ce qui n'en est que l'impossibilité. Il est plus difficile de distinguer le vrai du faux (il suffit d'« écouter ») que de décider du bien fondé d'un acte commis à la place de la véritable douleur de l'apprentissage. La modernité est remplie d'attentats aussi faciles à commettre que l'assassinat qui débarrasse le plancher de l'être indésirable. Peut-être suffit-il alors de dénicher cet objet du déplaisir dans l'« œuvre » des prétendants. Ce qui orienterait la critique vers les fouilles de la biographie, autre chemin de traverse qui ne traverse rien. Rien n'est plus aussi clair que du temps de Pound et de Breton. Nous sommes décidément plus proches de Blanchot et en plein dans le foisonnement oriental d'Artaud.

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La poésie, la musique et même la peinture peuvent bien fricoter avec l'exercice de la médiocrité, s'il est un art qui est soumis à un minimum de conditions préalables, c'est bien l'architecture. Impossible de construire la moindre élévation d'une idée sans une connaissance solide des conditions de l'élévation dans l'espace et des injures de l'érosion, espèce moins fréquentable du temps qui passe. C'est là que se pose clairement le problème des règles et du savoir-faire en matière de création artistique. S'il est possible de construire un monument sans respecter aucune règle de proportion ni de goût, par contre on ne construira rien d'architectural si on ne connaît pas les moyens d'imbriquer les éléments de la composition en un tout solidement soumis aux lois de la nature — érosion, gravité, poussée du vent, tournoiement des pollutions, coulées des eaux, menaces du feu etc. Et nos surfaces fourmillent d'exemples d'œuvres architecturales de qualité artistique qui se contentent, si c'est bien l'intention, de respecter les hypothèses physiques sans rien devoir à un nombre plus proportionnel que d'autres à ce qu'il conviendrait d'appeler la perception spatiale naturelle. On sait maintenant et depuis un bon moment ce que vaut son équivalent sonore, la résonance naturelle, ces sons et ces hauteurs qui seraient soi-disant naturels à toute espèce d'homme. L'histoire de la gamme de Pythagore [voir ma Lettre ouverte à Alain Robbe-Grillet] est exemplaire : on ne s'en sert plus que pour rejouer la musique dite classique et les beaucoup plus fidèles encore musiques populaires de notre aire occidentale. La division géométrique de la corde ou du chalumeau n'a pourtant pas fait long feu. On a divisé en s'inspirant du savoir d'autres espèces. On a trouvé la règle d'or (racine). C'est que l'architecture, la sculpture et la musique travaillent dans la pierre et le son, deux phénomènes parfaitement identifiables. On peut transformer la pierre ou le son en œuvre d'art. Toute entité physique, y compris la matière vivante, peut faire l'objet d'une transformation artistique. On a d'ailleurs poussé loin le bouchon depuis la découverte de Chevreul et l'irruption du son électronique. Artaud règne. Des matériaux incroyablement résistants propulsent les fusées de constructions qui n'auraient pas tenu debout, ni physiquement ni artistiquement, en d'autres temps. La peinture, qui est comme de l'écriture primitive et en cela primordiale, a souffert de la comparaison. Les artistes plastiques la pratiquent moins. On est volontiers plus naïf ou carrément brut. La surface plane ne convient plus guère qu'à l'expression décorative et aux explorations d'un inconscient qui a survécu aux intrusions dialectiques. Quand Pound écrit son ABC, a-t-il un peu conscience que l'art de Picasso n'est qu'un prolongement peut-être infantile d'une histoire qui, sans passer jamais par l'Afrique ni l'Égypte, a participé aux aventures de la découverte géographique, pour parler tranquillement ? La littérature fait aujourd'hui figure de vieille demoiselle qui a résisté à toutes les cures de rajeunissement et de mutations. On n’a jamais écrit autant comme avant qu'aujourd'hui. Bien sûr, et on en a l'expérience vécue, la langue ne peut guère s'aventurer dans les régions physiques de l'univers et de la chair sans prendre le risque d'une parfaite obscurité. Ne confondons pas d'ailleurs obscurité et expression obscure de la clarté ou de ses ombres.

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Il y a deux types d'obscurité :

— Celle héritée du voyage et de ses péripéties ;

— Celle des métamorphoses de la langue elle-même au contact de la trouvaille.

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On peut bien enseigner l'histoire de la gamme occidentale, de Pythagore à Bach — qui la tempère, ou celle de l'arc-boutant, ou les déboires du comédien à travers les âges, on n'enseigne rien qui concerne d'aussi près que possible l'art d'écrire des poèmes. La poésie ne cherche-t-elle pas à se nicher dans d'autres genres qu'elle agrémente ou qu'elle complique ? Il est à la fois si facile de publier de la poésie et si difficile de la faire entendre que la tentation est grande de ne plus en écrire vraiment et d'aller en semer des poignées dans tout ce qui a quelque chance, justement, d'être entendu. Un paillasse de la littérature du siècle passé a même divisé son « œuvre » en poésies : de roman, de film, de théâtre, et de poésie naturellement.

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On n'a jamais construit sans l'aval des puissants de ce monde ou alors on s'est contenté de tracer les plans de cet avenir improbable de l'espace. Les partitions révèlent encore des secrets cachés. Les arts du spectacle coûtent de plus en plus cher et l'imprimerie de moins en moins. La littérature ne voit aucun inconvénient dans l'incunable. Elle demeure l'art du crayon et du papier ou de la simple transmission orale. Mais conserve-t-on les manuscrits et les paroles d'hommes comme on prend soin de ne rien perdre de ce que l'industrie produit de plus en concordance avec son temps ? La musique supporte sans doute moins les notations toujours sujettes à caution et de toute façon on est de moins en moins capable de simplement déchiffrer pour interpréter. Les funambules ne courent pas sur le fil sans avoir une idée exacte de l'influence du vent latéral. Comment l'occident peut-il encore se poser en exemple de civilisation ?

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La publication du texte littéraire sur les réseaux s'apparente à la transmission orale des temps passés. On ne peut pas dire que ça coûte cher au poète. Il rencontre même des équivalences quelquefois. On résout les réseaux par le cercle de plus en plus intime d'ailleurs. Mais tout ceci éloigne de l'origine, de la langue, du langage, de l'idée. Quand il est question de règles, elles sont si souples qu'on peut légitimement douter de leur fondement. Sinon il n'y a plus de règles et le bavardage s'installe à la place des conditions de la mémoire. Pratique des sans-le-sou et des maladroits, et ce malgré les élections aux concours et académies, la poésie a peu de chance de survivre à l'Occident. Allons peut-être la chercher ailleurs dans ce monde de nations.

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PERSONNAGES

Tout texte a ses personnages. L'ABC de la lecture n'échappe pas à cette contrainte. Sans doute faut-il toujours remettre en scène avant de tirer des conclusions de ce qui n'est après tout que la vie. Les personnages de Blanchot sont des écrivains. Ils sont couchés dans le texte comme dans un lit, alignés comme des poissons. En écrivant ce qui est bien un manuel scolaire, même si le texte s'en éloigne chaque fois que c'est « possible », Pound remet en scène les personnages de son apprentissage, en commençant par le critique qui est quelquefois l'écrivain en personne, critique de lui-même comme le furent Corneille et Baudelaire, ou critique des autres comme se contente de l'être l'écrivain aux services des corporations, églises, fabricants de tabac, internationales diverses. Face aux œuvres de la chronologie et du choix qu'un manuel propose à la pertinence de l'étudiant, le critique est un invité presque anonyme tant sa situation mondaine est sujette à critique elle-même. D'un côté, la foule clairsemée des critiques et des écrivains conviés à l'anthologie, de l'autre le professeur et l'étudiant, le professeur avec ses défauts et l'étudiant soumis aux tests que Pound multiplie dans le seul but d'illustrer la véracité de sa thèse.

Le critique en cinq citations

« Voici une définition de la beauté : aptitude au dessein. Que ce soit une bonne ou une mauvaise définition, vous pouvez aisément vous rendre compte qu'une bonne partie de la MAUVAISE critique a été écrite par des gens qui prétendaient que tel auteur essayait de faire telle chose alors que précisément ce n'était PAS telle chose qu'il essayait de faire. »

« Rodolfo Agricola, dans une édition qui date de quinze cent et quelques, dit qu'on écrit toujours ut doceat, ut moveat, aut delectet, pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer.

Une grande partie de la mauvaise critique est due à des gens incapables de voir lequel de ces trois moments était le fait d'une composition donnée. »

« On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu'il commence par discuter du poète et non pas du poème. »

« Si les critiques ont en vain dépensé tant de rancœur c'est qu'ils n'ont pas su distinguer entre deux sortes d'écriture totalement différentes :

A. Les livres qu'on lit pour développer son intelligence, pour améliorer son savoir et percevoir mieux, et plus vite, qu'auparavant.

B. Les livres qui sont destinés et qui servent au REPOS, ou qu'on utilise comme stimulants ou calmants.

On ne dort pas sur un marteau ou sur une tondeuse à gazon. On n'enfonce pas des clous avec un matelas, alors pourquoi faudrait-il appliquer les MÊMES critères à des livres aussi différents dans leurs buts et dans leurs effets qu'une tondeuse à gazon et un coussin de divan ? »

« Le critique honnête doit s'estimer heureux si une TRÈS FAIBLE partie seulement des ouvrages contemporains exige son attention : mais aussi il doit être capable de RECONNAÎTRE cette faible partie et de négliger les ouvrages passés quand un nouveau chef-d'œuvre vient les dépasser. »

Et enfin cette remarque fulgurante : « Il existe une tradition selon laquelle, en Provence, était considéré comme plagiaire celui qui écrivait dans la même forme qu'un autre alors qu'aujourd'hui est considéré comme plagiaire celui qui prend à un autre son sujet ou son idée. » Primauté de la forme en effet. Comment voulez-vous que nos idées actuelles intéressent les hommes futurs hormis leurs anthropologues ? — et il n'en manquera pas pour s'inquiéter du peu de crédit accordé à leurs thèses par des contemporains aux prises avec les réalités de leur temps ? Nos idées ne feront pas florès. Nos sentiments subiront le sort des mots, avec ce temps de retard qui les rendra tôt ou tard un peu ridicules sinon très exagérés. Par contre, la forme demeurera si elle n'est pas remplacée par une autre forme plus pertinente ou tout simplement plus utile. L'imagination, qui est tout ce qui nous reste quand on n'a plus rien, n'envisage sérieusement la vie éternelle que dans le cadre de métaphores le plus souvent destinées à la stimulation du désir, nœud des spectacles. Mais n'est-elle pas parfaitement à l'aise, avec un peu de science du calcul, dans la perspective d'un futur égal à des milliards de fois la durée de la vie humaine ? Nous oublierons. Je vois une autre espèce d'attente que celle préconisée par l'effleurement entre eux des personnages de Blanchot quand ils ne sont pas écrivains ou du moins quand l'un d'entre eux, la part féminine, ne l'est pas clairement. Et la forme, c'est la langue.

 

Le professeur

Pound, bien avant d'écrire l'ABC de la lecture, fut un professeur viré de l'université pour des raisons morales. Pound s'est toujours fait virer de l'endroit où il se trouvait, pour des raisons morales. Il n'y a guère que de Saint-Elisabeth, où il était enfermé pour de bonnes raisons — on a toujours raison de ne pas balancer les poètes dans les pénitenciers ou de ne pas les pendre par le cou quand ils le méritent — qu'on ne le vira pas. Mais on peut très bien comprendre la pensée exemplaire de Pound sans se référer aux épisodes les plus dramatiques de sa vie. Viré ou pas, que cette décision fût fondée ou pas, Pound porte sur le professeur, à qui est aussi destiné son petit manuel, un regard sans complaisance.

« Le professeur est un danger », dit-il. Et de conclure : « Quel est l'énoncé le plus simple possible ? » En matière pédagogique. Le plus court sera toujours le mieux s'il s'agit d'enseigner. Or, le décompte des heures passées à instruire les autres est un des facteurs du salaire légitime. On imagine assez bien le taux horaire des professeurs s'ils devaient se soumettre honnêtement à la règle qui veut qu'on fasse court. Taux inadmissible. On préfère donc toujours multiplier les heures. Même résultat ? Justement non. Noyer le poisson est la pire des infractions commises à l'endroit de la pédagogie. Mais comment faire admettre à l'ouvrier harassé ou au commerçant éparpillé que la règle salariale est faussée par la règle pédagogique ? Taux horaire x nombre d'heures = salaire. Est-ce bien pour des raisons morales que le professeur a pris la mauvaise habitude de dilater son enseignement jusqu'à avoir bonne conscience ? Il n'en reste pas moins que la règle du meilleur énoncé possible, du plus simple précise Ezra Pound, est d'or. Mais ce poète a toujours eu des difficultés à appréhender la réalité de la vie quotidienne quand elle impose des choix incohérents. C'est comme ça qu'il se faisait virer. Sans doute n'a-t-il jamais vraiment compris qu'un professeur de cette époque ne pouvait pas donner asile à une putain sans risquer le licenciement. Il y a un tas de choses aussi sommaires qu'un poète doit envisager avec philosophie s'il souhaite conserver sa place parmi les autres.

« Le professeur ne pèche jamais par ignorance ». Pound parle ici du professeur chargé d'enseigner et non pas de celui qui éduque. On voit mal comment un ignorant pourrait faire long feu à l'université. Par contre, et ceci est une opinion personnelle, il y aurait peut-être tout à gagner à confier l'éducation des bambins à des enseignants un peu moins cousus de fil blanc et plus proche du désir. Mais cette pratique n'a fait florès qu'au temps des colonies et encore de nos jours dans les quartiers isolés de nos villes, assez curieusement dans la même optique. Les professeurs d'université sont rarement des paresseux. Les autres, souvent. Mais Pound n'envisage pas un instant de confier l'enseignement de la littérature, et plus particulièrement de son expression la plus pertinente, la poésie, ni à des ignorants ni à des paresseux. « Les professeurs pèchent par incapacité à tenir en main une classe. » Ici, Pound élimine les « gardiens de moutons » et fait toute la place au savant capable de proposer à nu son savoir, ce qui réduit sans doute considérablement les potentialités de l'université. Il échappe à Pound, encore plus gravement cette fois, que la vie se charge d'humilier les hommes et les femmes de bien d'autres manières. Mais nous sommes ici dans le cadre d'un manuel qui burine la matière sans laisser aucune place aux phénomènes d'érosion que la vie applique plutôt á l'existence.

Pound a comparé la poésie de Baudelaire à un chou sur un sofa. Voilà pour la littérature à effet. Il réserve le thriller à d'autres moments de la vie de l'homme et certainement pas aux études. L'analogie chère à tous les post-romantiques ne vaut rien à l'enseignement. « Elle ne prouve rien. » « Il faut beaucoup d'expérience pour qu'un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre. » Et c'est là en effet que le bas universitaire blesse. Personnellement, je n'ai jamais vu un professeur définir « la peinture comme peinture, la littérature comme littérature ». Les cours se perdent généralement dans les proximités. Un chat est un chat, évidence quotidienne qui, inexplicablement, ne saute pas aux yeux innombrables des amphithéâtres. C'est pourtant simple. Et ce n'est pas parce que le poète est aussi un musicien, un plasticien et d'autres choses encore qui ont à voir avec la pratique des métiers les plus exigeants qui soient, que le petit bateau de la pédagogie universelle doive se prendre pour la nef d'Ulysse. Question de courage. « Sans doute le courage ne nous vient-il qu'au moment où nous nous rendons compte jusqu'à quel point s'étend l'ignorance universelle. Essayer de camoufler cette ignorance c'est tout simplement perdre du temps. » Compte tenu encore que le professeur ne perd jamais son temps qui est rémunéré selon des règles précises, que l'étudiant moyen, qui a d'autres visées sur la littérature, peut se moquer éperdument des contenus pourvu qu'on ne lui tienne pas rigueur de s'en faire l'écho au moment des épreuves, et que le criticouillard à qui on emprunte ses thèses est toujours plus en vue que les critiques qui voient le jour dans des circonstances en principe moins favorables à la diffusion des idées et des choses crées pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer. Jack Dempsey, qu'on cite rarement dans les œuvres universitaires, trouve ici sa place d'homme exact. Pound était lui-même boxeur, même s'il boxait comme un escrimeur selon Hemingway. « Agh ! C'est pas du tout comme ça ! », grogne Dempsey pour critiquer un roman écrit sur le ring. « J'ai jamais ÉTÉ un grand duc », ajoute-t-il intelligemment quand on lui propose de porter un jugement aussi pertinent sur un autre roman écrit sur un grand duc ou sur une quelconque aristocratie. Comme si le fait, dans l'esprit de son interlocuteur, d'être parfaitement intelligent au moment de juger un écrivain du ring, intelligence présupposément limitée à la connaissance du ring et de ses corollaires barbares, pouvait laisser supposer un instant que Dempsey va faire la preuve de sa brutalité cérébrale quand il s'agit de juger un monde qu'il ne connaît aussi parfaitement pas. Prendre les autres pour des imbéciles est aussi un piège de l'enseignement, surtout qu'il s'agit de prendre l'autre pour un crétin sur un terrain qu'il ne connaît pas. L'honnêteté est la réponse à l'ignorance. Pound, homme immoral plus véritablement que Gide, parle plutôt de sincérité.

 

L'étudiant, lecteur provisoire

L'étudiant de Pound est une préfiguration du lecteur de poésie et peut-être plus profondément de l'amateur d'art. On est loin de l'amateurisme de Hegel en matière d'art et sans doute aussi de professorat.

Invité à parfaire son propre texte autant que soumis à l'exercice de la littérature et autres observations exemplaires, l'étudiant n'a pas de répit, excepté des romans policiers qui, « au moment où s'y trouvent récapitulées de savantes discussions », parodient le jeu oratoire des débats littéraires dont fourmille l'« histoire » entretenue par les manuels scolaires « ordinaires ». Que l'étudiant se rende compte par lui-même qu'il a entre les mains un complément de cursus d'un genre assez peu compatible avec l'obédience académique et que le professeur, qui le lui a peut-être recommandé, mais j'en doute, jette un œil sur ce que l'étudiant est déjà devenu sous son influence.

Les tests proposés par Pound ne peuvent pas affecter le candidat à des métiers moins hardis que celui de poète. Celui-ci, au labeur de l'enseignement d'un art dont il est l'un des plus farouches représentant, ne s'intéresse qu'au futur lecteur et, parmi ceux-là, aux futurs praticiens de tous les arts mis à égalité de force abstraite et concrète. Le destinataire des propos de Pound sur la littérature, de ses considérations professionnelles sur l'art, ses exigences de savoir et de savoir-faire, son doigt sur la plaie de la paresse et du contentement qui remplace comme une doublure la satisfaction due au plaisir, — ce destinataire d'une analyse cruciale pour toute la poésie du XXe siècle, il y a peu de chance pour qu'on le rencontre au-delà de la première année, les artistes ayant pris depuis longtemps la fâcheuse habitude de déserter les lieux de l'apprentissage pour regagner les pénates de leur solitude. Mais enfin, on connaît quelques cas... sans doute peu exemplaires, et Picasso demeure peut-être une exception.

Il y a loin entre la mise à feu des instruments pédagogiques toujours un peu sur la sellette, mais pas vraiment contestés et cette rédemption par l'exactitude qui mettrait en jeu une critique à la hauteur de son objet, un professorat conscient de ses limites et une faune estudiantine contenant le germe des livres à venir et de toutes sortes de conséquences artistiques dont bien sûr les plus inattendues. De quoi faire sourire le fantôme exotique d'Artaud. De l'Ordre, bien sûr, il faut y revenir. Ce rêve des préférences qui n'est que la hiérarchie du bonheur.

Maupassant est un autre cas singulier. Et puis on glisse vers le classicisme, qu'on le veuille ou non, on revient à la Querelle qui anima nos manuels plus que les temps véritables des œuvres soi-disant concernées par ces joutes, on perd de vue l'insularité des œuvres, on s'ajoute forcément à l'État et à une de ses excroissances la plus prometteuse d'avenir, l'Université. Difficile de réduire les études à l'apprentissage, de ramener dans les justes limites de la main à la pâte les brebis égarées par les promesses de carrière, difficile de mettre de la poésie à la place des ambitions nationales dont l'Université est en principe la meilleure attente. C'est le côté glissant de la vision pédagogique de Pound, un poète infecté par les haines de son temps, réduit à la fornication intellectuelle quand ses pénétrations n'ont plus d'autres destins. Je vois mal ce professeur s'avançant sur le terreau de la critique avec une assurance contre la vie, et cet étudiant sur le fil des rugosités textuelles, pour ne pas dire des réalités sommaires de la création artistique, et l'écrivain s'immisçant dans les interstices des évaluations pour laisser sa trace d'escargot. Mais bien sûr, Pound, ne supposant pas l'exactitude des professeurs ni le désir de leurs élèves, ne met finalement en scène que le tableau hellénique et fantasmagorique dont son imagination a souvent fait les frais.

 

L'écrivain

La légende

« Les motivations ne nous concernent pas, mais il n'en est pas de même de l'erreur. » En effet, quel temps irions-nous perdre à démêler les fils de la critique et des glorifications qui en accompagnent le saisissement historique ? —Qu'est-ce que vous comparez quand vous dressez les échelles de valeurs ? Des anciens et des nouveaux, la question est toujours de savoir quels sont les meilleurs. J'ai passé moi-même une grande partie de mon éducation —on est en plein succès du nouveau roman et Breton s'éteint comme une chandelle — à entendre nos maîtres nous expliquer plutôt vaguement que les anciens écrivent mieux que les nouveaux et que même les modernes ne valent pas ce qu'on a fait de mieux dans les temps reculés de l'enfance de l'homme historique moderne. On avait beau nous mettre en garde contre la mode —et le nouveau roman en était une à ce qu'on disait — les grands écrivains de notre temps, par exemple Mauriac, Montherlant, Malraux, presque tous grands chrétiens devant le principe d'éternité mis à la place de la question plus fondamentale de l'infini des temps, étaient loin de valoir les anciens cités d'ailleurs en marge de textes où, selon les instructions, on rencontrait beaucoup d'impropriétés de langue, des déséquilibres sinon des incohérences de langage, des fautes de goûts et des recherches douteuses, des sujets pas totalement compatibles avec la littérature ou alors au prix d'un effort d'imagination si intense que l'hygiène en était durablement affectée. Préférant les aventures de Benjy aux mystères des Frontenac, et les implicites d'Hemingway qui en disait long sur la vie aux aventures suspectes de Malraux, je me suis trouvé en manque de coïncidence et forcément j'ai opté pour la patience, d'autant que les anciens avaient vraiment pour moi un goût de littérature. La confusion, pour ne pas dire le chaos qu'on rencontre au moment de se faire une idée par soi-même de ce qui se passe encore en littérature, est plus entretenue par les éducateurs que par les maîtres de la mode. Sartre était à la mode et il était respecté. Breton sentait la maladie et le fossé. Sartre était un bavard et Breton était déjà entré dans la légende. Mais qu'en savions-nous ? Ou plutôt, qu'en savaient donc ces maîtres soucieux de passage de l'enfance à l'âge adulte ? La question se pose-t-elle vraiment si l'on n'a pas l'intention de devenir écrivain ?

 

Bonheur et chance

« La liste de ce qu'il n'est pas dangereux de lire une heure avant de commencer à écrire, par opposition aux livres qu'un lecteur qui ne se veut pas écrivain peut parcourir pour son plaisir. » Voici ce qui décale l'écrivain, le pousse un peu dans les marges de la société. Il est à l'origine d'un texte alors que le commun des mortels, si c'est être commun par exemple de n'être que général d'Empire ou boutiquier sur les quais de la scène, ne produit pas des œuvres susceptibles d'entrer un jour ou l'autre dans le canon occidental et pourquoi pas plus largement et si c'est possible —si les civilisations ont quelque chose de commun qui ne soit pas du commerce — dans le compendium de l'humanité. L'effet de goulot est prolifique en paris et divinations. Malheureusement, on ne vit pas assez longtemps pour favoriser l'émergence d'un nouveau type de bootlegger. Ce qui n'a empêché personne d'ouvrir des agences où l'on foisonne de pronostics à plus ou moins long terme. Mais Untel s'éloigne plutôt que de disparaître d'un coup, ce qui contribue aux errements. Errements ou erreur.

 

Histoire ou chronique

« On ne peut séparer les livres écrits en 1934 de ceux écrits en 1920 ou 1932 ou 1832, du moins est-il impossible de tirer profit d'une catégorisation uniquement chronologique, malgré l'importance évidente d'une relation chronologique. » La deuxième partie de l'ABC est, à cet effet, un chef-d'œuvre incontestable. Toute la première partie en annonce à la fois les difficultés, les limites et la profondeur « actuelle », toujours actuelle ou momentanément actuelle. Vous pouvez faire le portrait du professeur, du bon comme du mauvais, et vous exercer encore plus profondément à révéler les détails du personnage étudiant, et même décrire avec une précision d'horloger les mille et une nuits du critique, jamais vous n'arriverez à écraser les perspectives de l'écrivain au point de le rendre visible. Il n'y a de biographie véritable que l'autobiographie. La Bible est rendue durable parce que c'est une anthologie. Le Coran est calcul oratoire sur des parcelles de vérités. Don Quijote n'existe que par l'anecdote et par le style (l'usage de temps grammaticaux éculés par exemple, mais toujours aussi « sonores » et compréhensibles), Ronsard ne parvient que par instants et ne dure généralement pas plus que la beauté de ses femmes. Qui choisira finalement ? Nous n'en sommes pas encore à nous poser sérieusement la question. Elle se posera avec toute son importance quand même le meilleur des cerveaux ne sera plus capable de choisir intelligemment. Nous allons nous confier bientôt à l'aventure des chemins ou à la résolution plus ou moins grande de la mémoire physique. Aurons-nous le choix ou plutôt : Qui aura le choix et qui devra se contenter de l'immobilité ? Alors il ne sera plus question d'histoire, mais de hasard, plus question de bonheur mais de risque.

 

Enfin le lecteur

Certains ont pu ressentir l'entrée des restes de Dumas au panthéon national comme un camouflet sur la face des écrivains véritables. L'État, qui possède à peu près tous les privilèges, n'a jamais « honoré » la vraie littérature avec ces pompes. Mais le panthéon de la nation, celui où l'on enferme pour longtemps les dépouilles importantes, n'est pas non plus une anthologie de la littérature française. Temple il fut et temple il restera. Qu'un chef d'État soigne ses évènements médiatiques comme les fleurs de ses parterres n'a strictement rien à voir avec la littérature. Il n'en reste pas moins que Dumas est à la fois l'exemple même de ce qu'il faut faire pour être populaire et reconnu et l'exemple parfait de l'écrivain paresseux, négligeant, superficiel, malhonnête et franchement allitéraire comme d'autres sont amoraux. Le contraire de la littérature, n'en déplaise aux élus de la nation, n'est pas dans ce manque de reconnaissance. D'autant que D’Artagnan et Dantès doivent leur célébrité au cinéma et non pas à ces feuilletons que plus personne ne lit et que sans doute personne n'a jamais vraiment lus si ce n'est pas lire que de se plonger dans ce genre bourgeois destiné à l'édification populaire. Dumas ne figure pas dans l'anthologie d'un type nouveau que Pound propose à ces lecteurs. Pas plus que Frédéric Soulier qui écrivait, disait-on, comme un pied. Par contre, Constant, Stendhal, Flaubert, Gautier, Rimbaud, Laforgue, Corbière... jalonnent leur siècle d'une trace qu'on suit encore aujourd'hui dans les livres ambitieux et sincères de l'imagination et de la pensée contemporaine. C'est ce glissement qui intéresse et non pas les fanfreluches d'un autre temps que le cinéma a réussi à transformer en spectacle, chose que Dumas lui-même a franchement raté dans son incroyable théâtre du risible.

Prenons les personnages de Rabelais : ils sont empruntés à la pratique du feuilleton populaire, mais ils sont TRANSFORMÉS en texte de la littérature la meilleure qui soit. Les personnages de Dumas sont devissés d'un socle historique et agités comme des pantins sans donner lieu à un texte qui ne soit pas un assemblage adroit de didascalies. Rabelais, c'est le texte. Dumas, ce sont les indications scéniques et le cinéma ne s'y est pas trompé — mais connaît-on un « D’Artagnan » qui soit véritablement un chef-d'œuvre du cinéma ?

On pourrait introduire d'autres parallèles sur les lieux et les situations, et plus cruellement pour Dumas, sur l'écriture elle-même.

« Le secret des auteurs populaires est de ne jamais mettre sur une page plus de choses qu'un lecteur ordinaire peut en ingurgiter sans passer d'une attention habituellement relâchée à une attention CONSTAMMENT en éveil. » En termes d'écriture, cela se traduit par l'usage de la vitesse et des temps de repos. C'est toujours ce qui fera la différence entre un texte écrit pour amuser aux dépens du lecteur lui-même et un autre conçu pour ÊTRE de la poésie, ce rythme qui s'installe à la place des arguments, des intrigues, des portraits, des lieux. On reconnaît à Maupassant, dès la première page, cette qualité rare et non pas parce que c'est un champion de la vitesse d'exécution d'un art hérité de Flaubert, mais parce qu'il possède effectivement ce « charme » collant au texte et non pas à des inventions romanesques qui ont peu de chance de « s'adapter » à des exigences qui leur sont étrangères par nature. Ce qui ne relègue pas au grenier les inventions de Verne et de son disciple Roussel et encore moins les structures les plus complexes que le roman a su mettre en jeu ces derniers temps. Que cet art coule de source, ou qu'il soit perçu comme coulant de source, est un signe de littérature et non pas de détournement adroit de l'attention qui fait et défait le lecteur. Les textes de l'auteur populaire n'accrochent pas que l'attention partielle de son lecteur, ils accrochent la langue et ce qui suit la langue, quelque part dans les profondeurs du cerveau, au sein d'une biologie qui n'est d'ailleurs plus l'affaire des romanciers, mais des scientifiques.

C'est donc sur un plan parfaitement littéraire que Pound envisage comme réceptacle du texte les perceptions du lecteur. Il est clair que dans ce jeu de quilles qu'est l'espace littéraire, les feuilletonistes et les lecteurs de pacotilles sont décanillés définitivement.

Phanopoeia : Comment le lecteur reçoit l'objet (fixe ou en mouvement — cette parenthèse n'est pas anodine comme le souligne Roche : Ces remarques sont d'un intérêt capital pour qui veut étudier et comprendre l'évolution de la pensée créatrice dans les mouvements poétiques qui vont de l'Imagisme d'Amy Lowell au Futurisme de Marinetti) sur l'écran de son imagination visuelle.

Melopoeia : Comment s'établissent, dans l'esprit du lecteur, ces corrélations émotionnelles produites par le bruit et le rythme du discours.

Logopoeia : Comment ces effets visuels et émotionnels acceptent les stimulations en relation avec les mots et les groupes de mots réels employés ; les mots utilisés sont-ils ceux qu'il fallait employer pour atteindre ce but ?

Questions posées à l'écrivain comme à l'apprenti écrivain et au professeur comme à l'apprenti professeur, autrement dit, plus généralement, à la critique. Questions qu'on ne se pose pas en lisant l'indécrottable Dumas, qu'on peut légitimement se poser en lisant Maupassant et qu'on se pose forcément quand on a à faire à un poète surtout s'il est de son temps. « Ce matériel pouvait-il être utilisé plus efficacement dans telle autre forme d'expression ? » Comment oublier, au moment d'écrire, que le XXe siècle est un siècle à multiplication des formes d'expression ? Êtes-vous sûr d'être un écrivain (ou un peintre, un sculpteur, un comédien, etc.) ?

Pound, qui reconnaît qu'on est finalement « bien loin d'un ABC. Mais en fait tout cela nous ouvre les perspectives d'un enseignement post-scolaire », abandonne assez tôt le lecteur pour l'homme cultivé, reconnaissant que « la seule critique intelligente que mes ennemis aient faite de Comment lire est une attaque, non pas de ce que ce livre contenait, mais de ce que je n'avais pas été capable d'y mettre. » Car au fond qu'est-ce qui compte le mieux que cette absence due au simple fait qu'on n'a pas été « capable » de faire autrement ? Question habituellement évitée par l'écrivain lui-même, mais plus gravement éludée par le critique chargé d'apologie ou plus terrestrement de promotion. Ainsi s'achève, je crois, le tour des personnages mis en scène une bonne fois pour toutes dans cet écrit qui, tout en acceptant son statut de manuel scolaire, se prépare à un texte au titre roussélien : DOCUMENTS, qui constitue à la fois la deuxième et dernière partie de l'ABC de la lecture et un formidable essai de ne pas écrire une anthologie de plus. Je ne sais pas quelle influence ce texte rare a pu avoir sur les praticiens de l'anthologie que sont les Espagnols par exemple. Je n'ai jamais rien lu de pareil, excepté les Cantos eux-mêmes en personne. Ce serait ma dernière question sur la dépouille des auteurs nationaux : Un poète peut-il ÊTRE autre chose qu'un poète ?

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A.B.C.

« Ou gradus ad Parnassum, à l'usage de ceux qui voudraient s'instruire. Ce livre ne s'adresse pas à ceux qui sont arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données. »

« Moralité : celui qui veut conserver une tradition devrait toujours s'appliquer d'abord à savoir en quoi elle consiste. »

Car les données de la poésie appartiennent à une tradition de l'écrit et du chant. En cette époque sournoise où la moindre mode ou récupération de rites s'érige en « culture », on peut plus perversement garder en mémoire cette dédicace au désir encore curieux de son devenir. Et ce n'est pas que l'époque des manifestes courts et simples qui agitent de préférence la jeunesse, celle qui dépense les économies familiales ou au moins ce potentiel économique qui marque les familles au fer rouge quand elles se retournent sur elles-mêmes pour se considérer. C'est aussi un temps de placement aux meilleurs endroits de l'éponge sociale. Bien situé, on gagne de quoi imiter des surfaces exemplaires de la façon de profiter du temps qui passe. Du coup, un savoir vite acquis ou plutôt tombé de la bouche de personnages préfigurant notre propre destin, cherche vite un accompagnement pédagogique dans des méthodes faciles à comprendre et difficiles à mettre en œuvre. Les chevrons d'or ou d'argent, compagnons des dépressions nerveuses et des suicides camouflés en jeu de hasard, sont des années passées à contourner les obstacles pour avoir le droit d'enseigner ce qu'on ne sait que de deuxième main. Charlatans et ayants droit se pressent au portillon de ce commerce rendu au public comme un service. Misérables, les partenaires de cette farce du savoir dépensent leur argent tristement gagné dans les bouges de la consommation culturelle et touristique. Voilà le tableau. On est loin de tout ce qui serait un peu raisonnable de faire et de penser. Du coup, le lectorat de Pound au travail de l'éducation s'amenuise. « Ceux qui voudraient s'instruire » sont aussi rares que le bon pain. Et je pense même que « ceux qui sont arrivés à une pleine connaissance du sujet etc. » doivent aussi se compter sur les doigts. Les temps ont changé. Si le bourgeois a toujours été un ignorant, sa côtelette l'ouvrier, qu'on n'appelle plus un ouvrier, ne s'arrache plus à l'encan des universités de ce monde.

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COMMENT ÉTUDIER LA POÉSIE

Il serait bon aussi d'avoir en tête, maintenant que le temps a vraiment coulé sous les ponts, les précédents sur lesquels se fonde ce texte exceptionnel. On ne connaît généralement pas ou mal, faute d'en avoir lu les œuvres, l'« histoire » de la poésie anglo-saxonne qui va de la fin du XIXe siècle aux années vingt. Histoire qui ne passe plus par la France alors que le XIXe siècle lui est presque totalement consacré. Les œuvres, mais aussi les disputes, des disputes comme on les évite aujourd'hui pour des raisons de politique commerciale et de participation plus ou moins claire à l'abrutissement du commun des mortels. On pourrait alors franchir toute la part de temps littéraire qui nous sépare de Pound pour se plonger dans la plus contemporaine des poésies et en tirer toutes les conclusions avec la « méthode » préconisée par Pound. Ou avec une autre méthode. Avec une méthode et non pas sans.

L'effort de Pound consiste aussi à se retirer du texte une fois qu'il est écrit. Impersonnalité héritée de Flaubert, mais ici au plan de la « communication ». Impersonnalité qui nous ramènera sans cesse au seuil de cette « histoire collective » dont je parlais plus haut. Nous qui ne sommes pas des candidats à l'instruction, ni des personnages nantis du plein savoir, mais des lecteurs du terreau sur quoi tout ceci se passe cette fois pas à notre insu. Nous ne sommes plus, veux-je dire, les lecteurs auxquels Pound pouvait encore prétendre s'adresser dans ce presque milieu des années trente : ceux qui ne sont plus à l'école, ceux qui n'y ont pas été et ceux qui y ont souffert.

Cependant, malgré les épines jetées sous leurs pieds, les professeurs sont invités à « maîtriser » un minimum de concepts capables de consolider leur pédagogie.

Rejetant Whitman lui-même après le cursus, c'est-à-dire proposant l'étude de la poésie américaine qui commence avec Whitman après l'étude plus « technique » de la littérature anglaise — ici Pound évite l'écueil d'une critique déjà formulée ailleurs en termes peu flatteurs pour la poésie américaine — il propose une « chasse » aux œuvres importantes, clés des champs. « Détruire », dit-il avant tout le monde. Et sur cette base fonder une traque toute vibrante du plaisir de la recherche. Mettre en jeu la nature destructrice de la jeunesse pour nettoyer dans leur esprit le terrain populeux des textes littéraires. Les messes sont exclues. On ne présentera plus la littérature comme un panthéon cousu de discours électoraux se faisant passer pour de l'analyse littéraire, mais on jettera la nourriture textuelle à une jeunesse avide de s'y vautrer pour dénicher la petite merveille qui changera la vie d'adulte. Je suppose, voyant mal le professeur en centurion et ses alumni en mercenaires de la connaissance.

« Tandis que seules la patience et la maturité font que l'écrivain peut éviter certaines erreurs et maîtriser sa maladresse, ou sa tendance aux barbarismes et aux néologismes, au profit d'un centre plus solide. » Concluant : « L'optimum en littérature n'est pas entouré d'une exclusivité telle qu'elle fonctionne contre toutes sortes d'être et de talent humain. »

Entêtement. Opiniâtreté. Choses têtues. Est-ce le XIXe siècle romanesque français, avec toute sa charge de possibilité, qui revient à la fin pour non pas noyer le poisson dans l'eau de la narration, mais pour le pointer à la surface avec toute sa tête de poisson au contact de l'« autre monde » ? Le risque de glisser de la poésie au roman est grand. On glisse moins de la poésie au théâtre, malgré les incarnations nécessaires. Mais il y a loin entre l'incarnation, fait de comédien et donc d'artiste, et l'identification, faute de goût. Difficile de passer sous silence ou d'amoindrir l'empiètement, j'allais dire l'épanchement, du roman sur la poésie. Qu'y a-t-il de vrai dans cette littérature encore toute nouvelle aujourd'hui malgré les excès d'analyse ? Pound s'arrête au seuil de cette possibilité. Il EST au seuil au moment où il écrit ce livre. Il faudrait prendre parti et ce n'est pas l'endroit, un manuel, pour se prêter à cet autre exercice du vrai qu'est l'invective aux humains. Il fallait le dire avant d'inviter à lire l'ABC de la lecture : il y a un précédent formé d'une masse textuelle où tous les compendiums sont possibles, il y a aussi une jeunesse de Pound lui-même passée en compagnie du meilleur de la poésie de son temps et il y a cette amorce, si décriée en ce moment, d'une littérature toute nouvelle capable elle aussi de masse, peut-être plus vite et plus profondément que ses antécédentes. Cette littérature rendant possible d'écrire mal et d'être quand même littéraire, il y a du pain sur la planche des enseignants plus que sur celle des diffuseurs qui s'accommodent après tout et après réflexion de cette coulée printanière.

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AVERTISSEMENT

Obscurité, solennité : Selon Sterne ou La Rochefoucault, « La gravité est un mystère du corps pour cacher les défauts de l'esprit. » Ce qui revient à dire qu'il n'est pas nécessaire, dans un manuel scolaire destiné à tant de catégories de lecteurs sans en épuiser totalement le genre, de cacher ces défauts qui suffisent bien à eux-seuls à compliquer l'énoncé quand les choses ne sont plus aussi claires qu'on le souhaitait en commençant. L'obscurité des devins, celle des visionnaires, des possédés, des élus, n'est pas invitée à s'exprimer dans le cadre à la fois étroit et infini de cet outil de travail. Quant à la solennité et à ses pompes, c'est moins grave si ses glorifications, élévations et communions manquent à l'appel du texte proposé à la bouche, à ses oreilles et à ses yeux. Et Pound de rappeler assez justement qu'au moins en un temps reculé, l'art de la poésie n'a jamais consisté qu'à « égayer le cœur de l'homme. » On s'en remettra donc à la clarté sans toutefois céder à la tentation de faire simple. À ce titre, comme le souligne Roche, l'ABC est exemplaire et même si le texte s'éloigne de ce qu'on avait peut-être d'abord pris pour une œuvre littéraire, il en est si souvent le pivot que c'est l'image de l'enseignant qui, au lieu de s'affubler des habits de la perfection pédagogique, s'améliore jusqu'à se confondre avec la découverte ou l'approfondissement d'une œuvre importante de la littérature universelle.

Classicisme : Il ne s'agit pas cette fois de classicisme opposé au modernisme. « Un classique n'est pas classique parce qu'il est conforme à certaines lois de structure, ni parce qu'il répond à certaines définitions (dont l'auteur classique n'a sans doute jamais entendu parler). Ce qui en fait un classique, c'est une certaine fraîcheur éternelle et irrépressible. » Il va sans dire que Pound se réfère ici à l'éternité du texte et non pas à celle des personnages qui jalonnent quelquefois les chemins innombrables de l'humanité prise comme un fleuve aux ressources inépuisables. Il est évident qu'un personnage sans écriture demeure un personnage et non pas une œuvre littéraire à soi tout seul. Imaginez, comme le font les parlementaires, un Pantagruel sans son écriture mirifique et vous obtenez ce qui n'est plus l'œuvre de Rabelais, mais ce qui a servi de « modèle » à sa soif. Derrière Pinocchio, il n'y a pas d'œuvre, pas plus que derrière le petit Prince ou Mickey.

La « fraîcheur », même au prix d'un glossaire bien documenté, ou d'une traduction à la hauteur de la langue traduite, est tout de même tout ce qui reste d'un moment passé à écrire quand le monde réclame plutôt des soldats, des prêcheurs et des industriels lardés de financiers et de classes sociales, sans compter les « performeurs » agissant très académiquement dans la lignée de de Quincey. Ici se sépare le chemin suivi par Pound quand il « raisonne » tranquillement à propos de poésie. Par exemple, il faut toujours avoir en tête que Baudelaire ne figure pas dans cet apprentissage pointilleux, faute justement de fraîcheur, d'où peut-être le chou. J'ai entendu récemment Robbe-Grillet préférer le classicisme des rayonnages à la poubelle de l'histoire. Mais Robbe-Grillet se trahit alors que Pound suit le fil de sa pensée. Hemingway aussi s'est trahit finalement, mais jamais la très sévère Djuna Barnes. C'est encore une chose à identifier avec soin avant de lire Pound, cette honnêteté qu'il préféra appeler intégrité. Il est des auteurs qu'on lit à travers leur lorgnette et d'autres qui finissent par vous confisquer l'instrument utile à la lecture de leur travail. Choisissez, vous ne choisirez pas longtemps.

Longueurs : Dans son avertissement tant utile que planificateur de tout ce qui va s'ensuivre, Pound prévient que le lecteur aura à supporter, tôt ou tard, des longueurs peu flatteuses de son attention portée au texte comme une ombre à l'objet du regard influencé par le soleil. Ne pas perdre de temps, c'est l'obsession de Pound et pour ne pas perdre cette denrée si précieuse et unique dans sa formation physique, il faut élaguer, sarcler, arracher la mauvaise herbe, etc. La poésie n'est pas un jardin. Le jardin est une métaphore utile à l'énoncé. On ne regagne pas son temps perdu à d'autres études de la poésie avec des outils aussi sommaires que la rencontre calculée d'un manche et d'une cognée. La langue ne permet pas ce genre d'ouvrage. Il faut, pour être compris, perdre le temps qu'on veut gagner. Il y faut de la conversation et des sujets de conversation qui permettent à l'esprit en éveil de converger vers le seul objet de tant d'attention et de soin. Je viens de faire un tour assez personnel de cette conversation en décrivant les « personnages » de Pound. Mais dans le cas où j'aurais manqué au devoir de clarté, voici de quoi il s'agit en termes conversationnels :

Rappel de la méthode : Il ne suffit pas à Pound d'énoncer sa méthode, ici plus pacifiquement et peut-être même plus clairement qu'ailleurs. Il ne la rabâche pas non plus. Il la situe chaque fois que c'est nécessaire. Ponge avait aussi cette précision mêlée de conviction, mais d'une conviction d'homme à l'ouvrage et non pas de sonneur de cloches.

Tests : Je doute, mais sans avoir l'expérience de l'enseignement scolaire, que la série de tests proposée par Pound ne soit pas comprise des professeurs perclus de rabâchages et de globalités, ni appréciée à sa juste valeur par des élèves pressés d'en finir avec le temps consacré à l'étude dans la perspective de tout autre chose que la connaissance de la littérature et de ses langues. Mais il faut, si l'on n'a jamais l'occasion, d'un côté comme de l'autre, de mettre en pratique ces exercices périlleux, les rejouer pour soi chaque fois qu'on est pris soit de vertige dans la prévision du cours à donner, soit de nostalgie quand la vie s'est à ce point vidée de tous sens légitimes que c'est toujours la jeunesse qui revient avec ses souvenirs d'enfance. On évitera, si c'est encore possible, si le degré d'asservissement au travail le permet encore, de séparer ce grain de l'ivraie.

Base : Elle constitue plus littéralement le terreau de la pensée de Pound. C'est une vision historique qui prévaut. Elle passe pour originale et quelquefois inexacte. La question de l'originalité est une question de goût et de recherche personnelle ou intime. L'exactitude, concept poundien d'importance, est au contraire au rendez-vous. La vision de Pound est une traversée, un périple comme il en signale beaucoup dans son œuvre. Ce tracé dans la chair même de l'histoire des littératures, car il ne s'en tient pas à la littérature anglaise, devra sans cesse côtoyer le texte où Pound s'adonne à l'exercice de la « communication », en poésie comme en pédagogie et surtout dans les pamphlets.

Liberté : Le mot fait sourire de la part d'un homme qui fut prêt à édicter au plus haut de la gestion sociale les principes de sa limitation légale. Mais la liberté dont il est question ici n'a rien à voir avec la liberté à laquelle tout être humain a légitimement droit par le seul fait de son existence. Il s'agit de ce qui agite le texte : répétitions, lectures, mots, etc.

XIXe siècle : Autrement dit, le siècle qui se termine non pas en queue de poisson comme le précédent (J'ai d'ailleurs toujours été frappé par la continuité des œuvres poétiques de ce temps troublé comparé aux discontinuités du pouvoir et des progrès), mais qui « forme » cet adolescent en rien moins de quinze années assez confortables sur le plan matériel, ce qui n'est pas rien à l'époque. Âge de Picasso. On a la soixantaine au cours de la deuxième guerre mondiale, guerres de toutes les guerres, et non pas vingt ans et moins comme les neuf dixièmes des résistants morts en beauté dans les bras intacts de Char. XIXe siècle des relanceurs de la question littéraire au moment où l'esprit pouvait hésiter entre l'éducation sentimentale des masses populaires et l'aventure spatiale des textes promis depuis longtemps et jamais exhumés de leur terre natale. Flaubert et Laforgue sont hissés, s'ils n'y étaient pas déjà juchés, au sommet de cette croisée des surfaces.

Étude : Cette fois, la question de savoir « ce qui vous arriverait si vous vous mettiez à écrire après avoir lu A, B ou C » est posée à l'étudiant lui-même. Question suprême qu'on réserve d'habitude à l'écrivain sorti enfin des tourments de l'imitation. Il n'y aura pas d'étude valable sans cet exercice de l'au-delà.

Perception : La conviction de Pound, dit-il, « est que la musique s'atrophie quand elle s'éloigne trop de la danse ; que la poésie s'atrophie quand elle s'éloigne trop de la musique. » Voilà qui circonscrit les moyens de perception et rapproche ses objets préférés de la portée réelle du sujet.

Le Professeur : Traversé par ce texte innommable ou indifférent aux titillations de son intelligence par ce qu'il faut bien considérer comme un résultat, ce qui est tout en pédagogie, ses travers sont maintenant connus. Ajoutons au passage que sa réduction géométrique n'est pas le fait d'une simple médisance, mais que l'expérience de Pound lui permet tout de même d'en parler avec toute la justesse qu'on est en droit d'attendre d'un « compositeur » — sa méthode étant vraiment plus proche de la composition que de l'exposé.

Goûts : Même les goûts de chacun ont droit de cité dans cette virée poétique. Il est évident que c'est là qu'achoppent le plus souvent les croissances de l'enseignant dans l'existence plus sereine de l'étudiant.

Différencier : Premier acte de la connaissance. Ce n'est plus un secret pour personne, mais les temps de la propagande sont loin d'être achevés. Reconnaître les imitations, percevoir les perfections, savoir exactement à quoi on a affaire et soulever les pierres pour dénoncer ce que l'écrivain « n'a pas été capable de mettre » dans son œuvre. Cette dernière opération de l'esprit sur le texte est sans doute le meilleur résultat qu'on puisse espérer de nos propres recherches.

Dichten=Condensare : « La littérature est simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible. » En commençant par la poésie « parce que c'est la forme la plus condensée de l'expression verbale. » Bien se mettre aussi dans la tête que les poèmes d'Homère tel que nous les lisons sont une reconstitution établie à l'occasion d'une fête nationale. De quoi souffre l'œuvre de Ronsard, à votre avis ?

 


Chapitre deuxième
II — HUSTERA
Le caractère écrit chinois est un moyen d'écrire de la poésie
par Ernest Fenollosa.

[Cet essai a été pratiquement achevé par le défunt Ernest Fenollosa ; je me suis limité à corriger quelques répétitions et à revoir quelques phrases. Il ne s'agit pas ici d'une simple discussion philologique, mais d'une étude des principes de base de toute esthétique. Dans sa recherche d'un art inconnu, Fenollosa, confronté à des conceptions et des principes méconnus à l'Ouest, avait déjà introduit des modes de pensée qui ont depuis porté leurs fruits dans la « nouvelle » peinture occidentale et la poésie. Il fut un précurseur sans le savoir et ne fut pas reconnu comme tel.

Il a entrevu des principes d'écriture qu'il eut à peine le temps de mettre en pratique. Au Japon, il a retrouvé, ou a énormément aidé à retrouver, le respect pour l'art national. En Amérique et en Europe, on ne peut pas se contenter de le considérer comme un simple chercheur d'exotisme. Sa pensée était constamment suscitée par des parallèles et des comparaisons entre l'art oriental et l'art occidental. Pour lui l'exotique était toujours un moyen d'enrichissement intellectuel. Il a compté sur une renaissance américaine. On peut juger de la vitalité de sa proposition par le fait que, bien que cet essai ait été écrit quelque temps avant sa mort en 1908, je n'ai pas eu à changer les allusions aux réalités occidentales. Les mouvements artistisques ont depuis corroboré ses théories. Ezra Pound.]

 

Ce vingtième siècle tourne non seulement une nouvelle page du livre du monde, mais il en ouvre un autre chapitre étonnant. Des visions d'avenirs stupéfiants se dévoilent à l'homme, une étreinte universelle des cultures à demi sevrées par l'Europe, de revendications jusqu'ici inimaginables pour les nations et les races.

Le problème chinois à lui seul est si énorme qu'aucune nation ne peut se permettre de l'ignorer. Nous, en Amérique, particulièrement, devons y faire face à travers le Pacifique et ou le maîtriser ou être dominé par lui. Et la seule manière de le dominer est de s'efforcer avec patience et sympathie d'en comprendre le meilleur, les espérances et les aspects les plus humains.

Il est malheureux que l'Angleterre et l'Amérique aient si longtemps ignoré ou faussé les problèmes profonds des cultures orientales. Nous avons mal compris les Chinois parce que nous les avons pris pour des matérialistes, une race de bâtards essouflés. Nous avons réduit les Japonais à une nation d'imitateurs. Nous avons stupidement supposé que l'histoire de la Chine ne montre aucun signe d'évolution sociale, aucune époque saillante de crise morale et spirituelle. Nous avons nié l'humanité essentielle de ces peuples ; et nous avons joué avec leurs idéaux comme s'ils ne valaient pas mieux que des chansons comiques dans un opéra-bouffe.

Le devoir qui nous incombe n'est pas de détruire leurs fortifications ou d'exploiter leurs marchés, mais d'étudier et d'aller vers eux pour témoigner de leur humanité et de leurs généreuses aspirations. Leur culture a atteint des sommets. Leur moisson d'expérience vaut le double de la nôtre. Les Chinois ont été des idéalistes et des expérimentateurs dans l'invention des grands principes ; leur histoire ouvre un monde de projets et d'accomplissements, pareil à celui des peuples antiques de la Méditerranée. Nous avons besoin de leurs meilleurs idéaux pour améliorer les nôtres, par leur art, leur littérature et leurs tragédies quotidiennes.

Nous avons la preuve de la vitalité et de la viabilité de la peinture orientale pour nous et comme clef de l'âme orientale. Il peut être digne d'intérêt de s'intéresser à leur littérature, et à la partie la plus intense de cette littérature, leur poésie, même si c'est de façon approximative.

Je sens que je devrais peut-être m'excuser [L'excuse n'était pas nécessaire mais le professeur Fenollosa a estimé qu'il devait s'excuser ; aussi, je transmets ses paroles.] de prétendre suivre la cohorte des savants brillants, Davis, Legge, St. Nie et Giles, qui ont étudié la poésie chinoise avec une richesse d'érudition que je ne peux revendiquer. Ce n'est pas comme linguiste professionnel, ni comme sinologue que j'ai humblement risqué ce que je vais dire. Comme apprenti enthousiaste de la beauté de la culture orientale, ayant passé une grande partie de ma vie avec des Orientaux, je ne peux que saisir le souffle de la poésie qui prend corps dans leurs vies.

Mon audace est motivée par des considérations personnelles. Une croyance malheureuse s'est répandue tant en Angleterre qu'en Amérique que la poésie chinoise et japonaise sont à peine plus qu'un amusement, insignifiant, enfantin et indigne d'être pris en considération par le monde littéraire sérieux. J'ai entendu des sinologues bien connus déclarer que, sauf en cas de recherche linguistique professionnelle, ces courants de poésie sont des champs trop stériles pour récompenser le dur travail que nécessite leur développement.

Maintenant, mon impression propre est si radicalement et diamétralement opposée à une telle conclusion, que l'enthousiasme me pousse à vouloir partager avec d'autres occidentaux ma joie nouvellement découverte. Ou bien je suis agréablement trompé par mon plaisir, ou bien il doit y avoir un certain manque de sympathie esthétique et de sentiment poétique dans les méthodes d’études de la poésie chinoise. Je soumets ici les raisons de mon bonheur.

L'échec ou le succès dans la présentation de n'importe quelle poésie étrangère doivent en anglais dépendre en grande partie de la maîtrise poétique du moyen choisi. C'était peut-être trop attendre des vieux savants qui ont gaspillé leur jeunesse dans des combats de gladiateurs avec des caractères chinois réfractaires qu'ils fussent aussi des poètes. Même la prosodie grecque pourrait souffrir également si ses poètes s'étaient limités aux standards provinciaux de la prosodie anglaise. Les sinologues devraient se rappeler que le but de la traduction poétique est la poésie et non pas l'adéquation au dictionnaire.

Peut-être mon travail mérite-t-il un peu d'attention : il représente pour la première fois une école japonaise dans la culture chinoise. Jusqu'ici, les Européens ont été quelque peu réticents à l’érudition chinoise contemporaine. Il y a des siècles que la Chine a perdu beaucoup de son pouvoir créateur et de la connaissance de sa vie propre, mais son esprit original vit toujours, cultive, interprète, transféré au Japon dans toute sa fraîcheur originale. Les Japonais vivent aujourd'hui une époque culturelle semblable à celle de la Chine sous la dynastie Sung. J'ai eu la chance d'avoir été pendant longtemps un élève du Professeur Kainan Mori, qui est probablement celui qui connaît le mieux la poésie chinoise. Il a récemment obtenu une chaire à l'Université Impériale de Tokyo.

Mon sujet est la poésie, pas la langue. Cependant les racines de la poésie sont dans la langue. Dans l'étude d'une langue aussi étrangère à la nôtre, par ses idéogrammes, qu'est le chinois, il est nécessaire de se demander comment se nourrissent ces formes universelles qui constituent la poétique.

Comment le poème, écrit avec des signes graphiques, peut-il être perçu comme de la véritable poésie ? Il pourrait sembler que la poésie, qui est comme la musique un art de la mesure, tissant son unité hors des impressions successives du son, pourrait difficilement assimiler un moyen verbal consistant en signaux visibles.

Comparez, par exemple, le vers de Gray :

The curfew tolls the knell of parting day

(le couvre-feu sonne le glas du jour)

avec le vers chinois :

Image

lune rayon comme pure neige

Rayons de lune comme neige pure.

À moins d'entendre le son que ça produit, qu'y a-t-il de commun entre ces deux vers ? Il ne suffit pas de dire que chacun contient un certain poids de sens prosaïque ; car la question est : comment le vers chinois peut-il impliquer, comme graphique, ce qui distingue la poésie de la prose ? Puis, on voit que les mots chinois, quoique visibles, sont dans un ordre aussi strict que les symboles phonétiques de Gray. Tout ce que la forme poétique exige est un ordre régulier et flexible, aussi concret qu'abstrait. On peut voir les caractères et les lire, silencieusement vus l'un après l'autre.

Rayons de lune comme neige pure.

Peut-être ne considérons-nous pas suffisamment que la pensée est ordonnée, non pas par accident ou par faiblesse de nos perceptions subjectives, mais parce que les perceptions sont ordonnées. Les transmissions d'agent à objet qui constituent les phénomènes naturels prennent du temps. Donc, leur représentation dans l'imagination exige le même ordre temporel [Style, c'est-à-dire limpidité, opposé à rhétorique].

Supposons que nous sommes à la fenêtre et que nous observons un homme. Soudain, il tourne la tête et fixe son attention sur quelque chose. Nous regardons nous-mêmes et voyons qu'il regarde un cheval. Nous avons vu, d'abord, l'homme avant qu'il n'ait agi ; ensuite, pendant qu'il a agi ; et enfin, l'objet qui a réclamé son attention. Dans le discours, nous concevons la continuité de cette action et de son image en trois parties essentielles ou assemblées dans l'ordre juste et disons

[L'homme] [voit] [le cheval].

Il est clair que ces trois segments, ou mots, sont seulement trois symboles phonétiques, qui sont valables pour les trois termes d'un processus naturel. Mais nous pourrions aussi facilement désigner ces trois étapes de notre pensée par des symboles également arbitraires, n'ayant rien à voir avec le son ; par exemple, par ces trois caractères chinois :

Image

Homme Voir Cheval

Si nous savions tous quel segment de cette image mentale chacun de ces signes désigne, nous pourrions communiquer la pensée continue de l'un à l'autre aussi facilement en les dessinant que par des mots sonores. Nous employons habituellement la langue des gestes dans ce but.

Mais la notation chinoise est quelque chose de plus que des symboles arbitraires. Elle est basée sur une image sténographique de la nature. Dans le chiffre algébrique et dans le mot parlé il n'y a aucun rapport naturel entre la chose et le signe : tout dépend de la convention pure. Mais la méthode chinoise suit la suggestion naturelle. D'abord, l'homme sur ses deux pieds. Deuxièmement, son œil se déplace dans l'espace : une figure hardie qui représente des jambes sous un œil, une image modifiée d'un œil, une image modifiée de pieds courants mais inoubliable une fois que vous l'avez vue. Le troisième dessin est un cheval sur ses quatre pieds.

L'image pensée est non seulement appelée par ces signes aussi bien que par des mots, mais de façon beaucoup plus éclatante et concrète. Les pieds appartiennent aux trois caractères : ils sont vivants. Le groupe est une image en mouvement continu. Le manque de vérité d'une peinture ou d’une photographie est que, en dépit de sa fidélité, elle ne rend pas compte de ce mouvement.

Comparez la statue de Laocoon avec le vers de Browning :

I sprang to the saddle, and Jorris, and he

(J'ai enfourché mon cheval et Jorris et lui)

.. ........

And into the midnight we galloped abreast

(Et dans la nuit nous avons galopé côte à côte). 

La supériorité de la poésie verbale comme art réside dans son recours à la réalité fondamentale du temps. La poésie chinoise a l'avantage unique de combiner ces deux éléments. Elle parle immédiatement avec la vivacité de la peinture et la mobilité des sons. Dans un certain sens, elle est plus objective et plus dramatique que les deux. Quand nous lisons du chinois nous n'avons pas l'impression de jongler avec des fiches mentales, mais d'observer des choses qui assument leur destin propre.

Laissons un instant la forme de la phrase, et regardons de plus près cette qualité de vivacité dans la structure des mots chinois isolés. Les formes primitives de ces caractères étaient picturales et leur action sur l'imagination n'a pas changé malgré les modifications conventionnelles postérieures. On n'insiste peut-être assez sur le fait qu'un grand nombre de ces racines idéographiques portent en elles l'idée verbale d'action. On pourrait penser qu'une image est naturellement l'image d'une chose et que donc les idées de base du chinois sont ce que la grammaire appelle des noms.

Mais l'étude montre qu'un grand nombre de caractères chinois primitifs, même ceux qu'on appelle les radicaux, sont les images sténographiques d'actions ou de processus.

Par exemple, l'idéogramme qui signifie « parler » est une bouche d'où sortent deux mots et une flamme. Le signe signifiant « grandir difficilement » est de l'herbe avec une racine tordue. Mais cette qualité concrète de verbe, tant dans la nature que dans les signes chinois, devient beaucoup plus saisissante et poétique quand nous passons de ces images originales simples aux ensembles. Dans ce processus de composition, deux choses ne produisent pas ensemble une troisième chose, mais suggèrent une relation fondamentale entre elles. Par exemple, l'idéogramme pour « convive » représente un homme et un feu.

Un vrai nom, une chose isolée, n'existent pas dans la nature. Les choses sont les points terminaux, ou plutôt les points de rencontre des actions, coupures tranversales des actions, des instantanés. Le verbe pur, mouvement abstrait, n'existe pas non plus dans la nature. L'œil voit le nom et le verbe comme une même chose : choses en mouvement, mouvement des choses, c'est ainsi que la conception chinoise a tendance à se les représenter.

Le soleil sous les plantes qui croissent = printemps.

Le soleil dans les branches de l'arbre = l'est.

« Rizière » plus « lutte » = mâle.

« Bateau » plus « eau », ondulation.

Retournons à la forme de la phrase et voyons comment elle s'ajoute aux unités verbales qui la construisent. Je suppose que beaucoup se demandent pourquoi la phrase existe, pourquoi elle paraît si universellement nécessaire dans toutes les langues ? Pourquoi toutes les langues font des phrases et quelle la manière normale de les faire ? Si elle est si universelle, il doit y avoir une loi naturelle.

Je suis étonné que les grammairiens professionnels aient seulement donné une réponse boiteuse à cette question. Leurs définitions sont de deux types : ou bien la phrase exprime « une pensée complète » ; ou bien, elle provoque l'union du sujet et de son attribut.

La première définition a l'avantage d'une certaine norme objective naturelle, puisqu'il est évident qu'une pensée ne peut pas être la preuve de sa perfection propre. Mais dans la nature il n'y a aucune perfection. D'une part, la perfection pratique peut être exprimée par une simple interjection, comme « Hé ! Là ! », ou « Ouste ! », ou même en secouant la main. Aucune phrase n'est nécessaire pour en augmenter la signification. D'autre part, aucune phrase n'exprime vraiment une pensée. L'homme qui voit et le cheval que l'on voit ne sont pas figés. L'homme projetait une balade avant de regarder. Le cheval a donné un coup de pied quand l'homme a essayé de l'attraper. La vérité est que les actes sont successifs, continus même ; l'un est la cause ou la suite de l'autre. Et quoique qu'on puisse introduire beaucoup de gloses dans une simple phrase, la phrase composée, le mouvement est partout, comme l'électricité d'un fil conducteur mis à nu. Tous les processus naturels sont en corrélation ; et ainsi il ne peut y avoir aucune phrase complète (selon cette définition) sinon celui du temps qu'on prend pour la prononcer.

Dans la deuxième définition de la phrase, comme « copulation d'un sujet et d'un attribut », le grammairien a recours à la subjectivité pure. C'est nous-mêmes qui faisons tout cela ; c'est un peu de jonglerie personnelle entre notre main droite et notre main gauche. Le sujet est ce dont je vais parler ; l'attribut est ce que je vais en dire. La phrase selon cette définition n'est pas un fait de nature, mais un accident d'homme pris comme un animal conversationnel.

Si c'était vraiment ainsi, il ne pourrait y avoir aucune preuve possible de la vérité d'une phrase. Le mensonge serait aussi plausible que la vérité. Le discours n'impliquerait aucune conviction.

Il est évident que cette vision des grammairiens vient de la très contestable, ou plutôt inutile, logique du Moyen-Âge. Selon cette logique, la pensée négocie avec des abstractions, des concepts déduits des choses par un processus de discernement. Ces logiciens ne se sont jamais demandé comment « les qualités » qu'ils ont trouvées dans les choses ont fait pour y être. La vérité de leurs jongleries dépendait de l'ordre naturel selon lequel ces pouvoirs ou ces propriétés ou ces qualités étaient contenus dans les choses concrètes. Cependant, ils méprisaient « la chose » comme un simple « cas », ou pion. C'est comme si la Botanique devait raisonner à partir des modèles de feuille tissés sur nos nappes. Une pensée scientifique valable consiste à suivre aussi étroitement que possible la réalité et l'enchevêtrement des lignes de forces qui tissent les choses. La pensée ne se soumet pas à des concepts inertes, mais au mouvement des choses vues sous le microscope.

La phrase a été imposée aux hommes primitifs par la nature elle-même. Ce n'est pas nous qui l'avons inventée ; c'est une réflexion d'ordre temporel sur la causalité. Toute la vérité doit être exprimée par des phrases parce que toute la vérité est transmission de pouvoir. Un éclair est une phrase naturelle. Il va d'un terme à l'autre, du nuage à la terre. Aucune unité de processus naturel ne peut signifier moins que cela. Tous les processus naturels sont, dans leurs unités, autant que cela. La lumière, la chaleur, la gravité, l'affinité chimique, l'homme ont en commun d'être des redistributions d'énergie. Leur processus unitaire peut être représenté comme suit :

Terme Transmission Terme

À partir de De À

Que Force Que

Si nous considérons cette transmission comme l'acte conscient ou inconscient d'un agent nous pouvons convertir le diagramme en :

Agent Acte Objet

Dans ce diagramme, l'acte est la substance même du fait désigné. L'agent et l'objet sont seulement des termes limitrophes.

Il me semble que la phrase normale et typique en anglais aussi bien qu'en chinois exprime justement cette unité de processus naturel. Il consiste en trois mots nécessaires ; le premier désigne l'agent ou le sujet qui initie l'acte ; le second exprimant la réalisation concrète de l'acte ; le troisième désignant l'objet, le récepteur de l'impact. Ainsi :

Farmer pounds rice

(fermier cultive riz)

La forme de la phrase transitive chinoise et celle de l'anglais (en omettant les particules) correspond exactement à cette forme universelle d'action dans la nature. Elle rapproche la langue des choses et par sa dépendance des verbes, elle tranforme tout le discours en une sorte de poésie dramatique.

L'ordre des phrases est différent dans des langues à déclinaison comme le latin, l'allemand ou le japonais. C'est parce qu'elles sont déclinées, c'est-à-dire modifiées par ajout de petits suffixes, d’indicateurs pour montrer qui est l'agent, l'objet, etc. Dans des langues invariables, comme l'anglais et le chinois, il n’y a rien que l'ordre des mots pour distinguer leurs fonctions. Et cet ordre serait de peu de secours si ce n'était justement l'ordre naturel, l'ordre de cause à effet.

Il est vrai qu'il y a, dans la langue, des formes intransitives et passives, des phrases construites sans le verbe « être, » et, finalement, des formes négatives. Les grammairiens et les logiciens y ont vu des formes plus primitives que la forme transitive, ou au moins des exceptions à la forme transitive. J'ai longtemps soupçonné que ces formes apparemment exceptionnelles sont issues du transitif ou exclues du transitif par altération ou modification. Cette opinion est confirmée par des exemples chinois qui permettent toujours d'observer le processus de transformation.

La forme intransitive provient du transitif en laissant de côté l'objet généralisé, usuel, réfléchi ou analogue. « He runs (a race) (Il court — dans une course). » « The sky reddens (itself) (Le ciel —se— rougit). » « Nous respirons (l'air). » Ainsi nous obtenons des phrases faibles et incomplètes qui suspendent l'image et nous poussent à penser à des verbes d'état plutôt que d'action. Ailleurs que dans la grammaire, le mot « état » serait à peine reconnu comme scientifique. Qui peut douter que quand nous disons « le mur brille » nous voulons dire qu'il reflète activement la lumière dans notre œil ?

La beauté des verbes chinois consiste en ce qu'ils sont tous transitifs ou intransitifs à volonté. Il n'y a rien qui ressemble à un verbe naturellement intransitif. La forme passive est évidemment une phrase corrélative qui inverse les termes et convertit l'objet en sujet. L'objet n'est pas en soi passif, mais contribue un peu à la force positive de sa propre action, il est en harmonie aussi bien avec la loi scientifique qu'avec l'expérience ordinaire. La voix passive anglaise avec « est » semble d'abord un obstacle à cette hypothèse, mais on soupçonne que la vraie forme était un verbe transitif généralisé signifiant quelque chose comme « recevoir », qui aurait dégénéré en auxiliaire. Ce fut un plaisir d'apprendre que tel est le cas en chinois.

Dans la nature il n'y a aucune négation, aucun transfert possible de force négative. La présence de phrases négatives dans la langue semblerait corroborer la vision des logiciens selon laquelle une affirmation est un acte subjectif arbitraire. Nous pouvons confirmer une négation, mais la nature ne le peut pas. Mais ici la science vient à notre secours contre le logicien : tout mouvement apparemment négatif ou perturbateur met en jeu d'autres forces positives. Il faut un grand effort pour l'annihiler. Donc, nous devons soupçonner que, si nous suivions l'histoire de toutes les particules négatives jusqu'à leurs origines, nous constaterions qu'elles sont elles aussi nées des verbes transitifs. Il est trop tard pour démontrer de telles dérivations dans les langues aryennes, les clés ayant été perdues, mais en chinois il est encore possible d'observer comment les conceptions verbales positives se transforment en négatifs. Ainsi, en chinois, le signe signifiant « être perdu dans la forêt » est assimilé à un état de non-existence. L'anglais « not » = le sanscrit na, qui peut venir de la racine na, être perdu, périr.

Finalement vient l'infinitif qui remplace par un verbe chromatique spécifique la copule universelle « est », suivie par un nom ou un adjectif. Nous ne disons pas d'un arbre qu'il « verdoie », mais que « qu’il est vert ; » nous ne disons pas non plus que « les singes meurent jeunes », mais que « le singe est un mammifère ». C'est une faiblesse suprême de la langue. C'est la conséquence d'une généralisation de tous les mots intransitifs dans un seul mot. Comme « vivre », « voir », « marcher », « respirer », se sont généralisés avec la disparition de leurs objets, ces verbes faibles sont à leur tour réduits à l'état le plus abstrait, à savoir, l'existence.

En réalité, il n'y a pas de verbes qui soient copule pure, qui répondent à cette conception originale. Notre mot « exister » signifie « manifester », « se montrer par le moyen d'un acte pur ». « Is » vient de la racine aryenne as, « respirer ». « Be » (être) vient de bhu, grandir.

En chinois, le verbe principal pour « est » non seulement signifie activement « avoir », mais il montre que, à partir de sa dérivation, il exprime quelque chose d'encore plus concret, à savoir, « saisir avec la main quelque chose qui se trouve sur la Lune. » Ici un symbole décharné d'analyse prosaïque est transformé par magie en un splendide éclat de poésie concrète.

Je ne serai pas entré en vain dans cette longue analyse de la phrase si j'ai réussi à montrer à quel point la forme chinoise est poétique et proche de la nature. Dans la traduction du chinois, et de la poésie en particulier, nous devons nous tenir aussi près que possible et avec toute l'énergie dont nous sommes capables, de la force concrète de l'original, en évitant autant que faire se peut les adjectifs, les noms et les formes intransitives et en leur substituant des verbes forts et précis.

Finalement, nous remarquons que la ressemblance de forme entre des phrases chinoises et anglaises rend la traduction exceptionnellement facile. Le génie des deux langues est presque le même. Il est possible, en omettant les particules anglaises, de faire une traduction mot pour mot littérale qui non seulement sera intelligible en anglais, mais dont l'anglais sera plus convainvant et plus poétique. Ici, cependant, il faut suivre de près ce qui est dit et pas simplement ce qu'on veut signifier de manière abstraite.

Revenons maintenant de la phrase chinoise au mot écrit. Comment de tels mots doivent-ils être classifiés ? Est-ce que les uns sont des noms par nature, les autres des verbes ou encore des adjectifs ? Y a-t-il en chinois des pronoms, des prépositions et des conjonctions comme dans les bonnes langues chrétiennes ?

À partir de l'analyse des langues aryennes on est amené à penser que de telles différences ne sont pas naturelles et qu'elles ont été malheureusement inventées par des grammairiens qui voulaient rendre confuse une simple disposition poétique. Toutes les nations ont écrit leur littérature la plus forte et la plus vive avant que n'ait été inventé la grammaire. De plus, toutes les étymologies aryennes révèlent des racines qui sont les équivalents des simples verbes sanscrits répertoriés à la fin du dictionnaire de Skeat. La nature elle-même n'a pas de grammaire [Y compris le latin, le latin vivant, n'avait pas toutes ces règles compliquées qui assombrissent les malheureux étudiants. Les règles, à l'occasion, étaient empruntées aux grammairiens grecs ; j'ai vu moi-même des grammaires anglaises faisant leurs les cas obliques des grammaires latines. Elles procédaient souvent de la manie grammaticale et classificatrice des pédants. Le latin vivant n'était sensible qu'aux cas : l'émotion ablative et dative.] Dites à un homme qu'il est un nom, une chose morte et non pas un ensemble de fonctions ! « Un morceau de discours » est tout ce qu'il sait faire. Nos lignes de partage échouent fréquemment, une partie de la phrase agit à la place de l'autre. Elles agissent l'une avec l'autre parce qu'elles étaient à l'origine une seule et même phrase.

Peu d'entre nous se rendent compte que dans notre langue propre ces différences cœxistent organiquement ; qu'elles conservent encore une vie. C'est seulement quand surgit la difficulté de situer un terme étrange ou quand nous sommes forcés de traduire dans une langue très différente, que nous atteignons un instant la chaleur intérieure de la pensée, une chaleur qui fond les parties du discours pour les refondre à volonté.

Une des particularités les plus intéressantes de la langue chinoise, c'est qu'en elle nous pouvons voir, non seulement les formes de phrase, mais littéralement les parties du discours croissant, bourgeonnant de l'une à l'autre. Comme la nature, les mots chinois sont vivants et esthétiques, parce que la chose et l'action ne sont pas formellement séparées. La langue chinoise ne connaît aucune grammaire. C'est récemment que des étrangers, Européens et Japonais, ont commencé à torturer cette langue vivante en la forçant à s'adapter à leurs définitions.

Nous importons dans notre lecture du chinois toute la faiblesse de nos propres formalismes. C'est particulièrement triste dans la poésie, parce que la seule nécessité, même dans notre propre poésie, est de s'en tenir à des mots aussi flexibles que possible, pleins de sève.

Allons plus loin selon notre exemple. En anglais, nous appelons « shine » un verbe infinitif parce qu'il donne le sens abstrait du verbe sans conditions. Si nous avons besoin d'un adjectif correspondant, nous prenons un mot différent, « brillant ». Si nous avons besoin d'un nom nous disons « luminosité », ce qui est abstrait, étant dérivé d'un adjectif [Un bon écrivain écrirait « shine », « shining » et « the shine », ou « sheen », se référant probablement aux mots allemands « shöne » y « Shönheit » ; mais ceci n'invalide pas la remarque du professeur Fenollosa.] Pour obtenir un nom tolérablement concret, nous devons abandonner les racine verbales et adjectives et recourir à une chose arbitrairement coupée de son rayon d'action, disons « le soleil » ou « la lune. » Bien sûr, il n'y a rien dans la nature d'aussi isolé et par conséquent cette désignation est une abstraction. Même si nous avions vraiment un mot commun sous-jacent au verbe « shine », à l'adjectif « shining » et au nom « soleil », nous devrions probablement l'appeler « un infinitif de l'infinitif. » À notre avis, cela serait extrêmement abstrait, trop intangible pour être utile.

Les Chinois ont un mot, ming ou mei. Son idéogramme est le signe du soleil avec le signe de la lune. C'est à la fois un verbe, un nom, et un adjectif. Ainsi vous écrivez littéralement, « le soleil et la lune de la tasse » pour exprimer la brillance de la tasse. Employé comme verbe, vous écrivez « la tasse soleil et lune » ; en réalité, « tasse soleil-lune » ou plus faiblement, « la tasse ressemble au soleil, » c'est-à-dire qu'elle brille. « Tasse soleil-lune » c'est naturellement une tasse brillante. Il n'y a aucune confusion possible sur la signification réelle, quoiqu'un savant stupide puisse passer une semaine à essayer de décider quelle « partie du discours » il devrait utiliser pour traduire une pensée très simple et directe du chinois à l'anglais.

Le fait est que presque tous les mots chinois écrits sont sous-jacents et cependant ils ne sont pas abstraits. Ils n'excluent pas les parties du discours mais les comprennent toutes ; ils ne sont pas quelque chose qui ne serait ni nom, ni verbe, ni l'adjectif, mais quelque chose qui est tout à la fois et à tout moment. L'usage peut faire pencher le sens d'un côté ou de l'autre, selon le point de vue, mais dans tous les cas le poète est libre de les utiliser aussi concrètement et richement que le fait la nature.

Dans la dérivation de noms à partir de verbes, la langue chinoise a pris du retard sur les langues aryennes. Presque toutes les racines sanscrites, qui semblent être à la base des langues européennes, sont des verbes primitifs, qui expriment les actions caractéristiques de la nature visible. Le verbe doit être un fait primaire de la nature, étant donné que mouvement et changement sont tout ce que nous pouvons savoir d’elle. Dans la phrase transitive primitive citée plus haut, « fermier cultive riz », l'agent et l'objet sont des noms seulement dans la mesure où ils limitent une unité d'action. « Fermier » et « riz » sont les simples termes inflexibles qui définissent les extrêmes de l'action de cultiver. Mais en soi, en plus de la fonction qu’ils jouent dans la phrase, ils sont naturellement des verbes. Le fermier est celui qui cultive la terre et le riz est une plante qui pousse d'une façon déterminée. Ceci est montré dans les caractères chinois. Et cela donne probablement un exemple de la dérivation ordinaire de noms à partir de verbes. Dans toutes les langues, le chinois inclus, un nom est à l'origine « celui qui fait quelque chose », celui qui exécute l'action verbale. Ainsi la lune (moon) vient de la racine ma et signifie « celui qui mesure ». Le soleil signifie « celui qui engendre ».

La dérivation d'adjectifs à partir du verbe n’a pas vraiment besoin d'exemples. Même chez nous, nous pouvons aujourd'hui observer des participes qui deviennent des adjectifs. En japonais, l'adjectif fait franchement partie de l'inflexion du verbe, un mode spécifique, de telle manière que le verbe est aussi un adjectif. Cela nous rapproche de la nature, puisque dans tous les cas la qualité est seulement un pouvoir d'action considérée comme possédant une inhérence abstraite. La couleur verte est seulement une certaine ondulation, la dureté est un certain degré de cohérence dans la tension. En chinois, l'adjectif conserve toujours un substrat de signification verbale. Nous devrions essayer de rendre ce substrat dans la traduction et ne pas nous contenter d'ajouter un peu d'abstraction adjective à « est ».

Encore plus intéressantes sont « les prépositions » chinoises, qui sont souvent des post-positions. Les prépositions sont si importantes, si centrales dans le discours européen parce que nous avons perdu la force de nos verbes intransitifs. Nous devons ajouter des petits mots pour retrouver le pouvoir originel. Nous disons toujours « I see a horse (je vois un cheval) » mais avec le verbe « look », nous devons ajouter la particule qui indique la direction « at » afin de reconstituer la transitivité naturelle [C'est un mauvais exemple : on peut dire « I look fool » (j'ai l'air fou). « Look », transitif, signifie aujourd'hui « se ressembler ». Nous avons tendance à abandonner les mots spécifiques comme « ressemble » en leur substituant des verbes imprécis avec des prépositions directives.]

Les prépositions sont de simples moyens que nous employons pour compléter des verbes incomplets. Désignant les noms comme une limite, elles dirigent la force vers eux. C'est-à-dire que les prépositions sont naturellement des verbes d'usage général ou condensé. Dans les langues aryennes, il est souvent difficile de retrouver les origines verbales des prépositions simples. Avec « off », nous voyons un fragment de l'idée de « to throw off (rejeter) ». En chinois, la préposition est franchement un verbe, particulièrement utilisé dans un sens général. Ces verbes sont souvent utilisés dans leur sens spécifiquement verbal et une traduction en anglais les affaiblit énormément s'ils sont systématiquement rendus par des prépositions sans couleur.

Ainsi en chinois : Par = causer ; vers = tomber ; dans = rester, demeurer ; depuis = suivre ; etc.

Les conjonctions sont dérivées de la même façon. Elles servent habituellement de moyens d'action entre les verbes qui sont par conséquent des actions. Ainsi en chinois : parce que = utiliser ; et = être inclus dans quelque chose ; une autre forme de et = être parallèle ; ou = participer ; si = permettre. Ceci est aussi valable pour beaucoup d'autres particules qui ne sont plus faciles à retrouver dans les langues aryennes.

Les pronoms sont une épine plantée dans notre théorie de l'évolution, étant donné qu'ils ont été considérés comme des expressions non analysables de personne. Mais en chinois, les pronoms révèlent des secrets surprenants de métaphore verbale. Ils sont une source constante de faiblesse s'ils sont traduits à la légère. Prenez, par exemple, les cinq formes de « Je ». Il y a le signe d'une « lance dans la main » = un je très emphatique ; le numéro cinq et une bouche = un moi faible et défensif qui tient à distance une foule en parlant ; cacher = un je égoïste et privé ; moi (le signe du cocon de soie) et une bouche = un moi égoïste, celui qui prend plaisir à s'écouter ; ce moi est utilisé seulement par celui qui se parle à lui-même.

Je crois que cette digression concernant les parties du discours est justifiée. D'abord, elle démontre l'énorme intérêt de la langue chinoise en jetant la lumière sur nos processus mentaux oubliés et, de cette manière, ouvre un nouveau chapitre de la philosophie de la langue. Deuxièmement, elle est indispensable pour comprendre la matière première poétique que la langue chinoise nous propose. La poésie diffère de la prose par les couleurs concrètes de son énonciation. Il ne suffit pas de pourvoir en significations les philosophes. Il faut réveiller les émotions avec le charme des impressions directes qui éclairent les régions où l'intellect peut seulement chercher à tâtons [Cf. le principe de l'Apparition primaire, « Spirit of Romance ».] La Poésie doit donner ce qui est dit et pas seulement ce qu'on veut dire. Le sens abstrait manque d'intensité et l'imagination donne tout. La poésie chinoise exige que nous abandonnions nos catégories grammaticales étroites, que nous suivons le texte original avec la richesse des verbes concrets.

Mais ceci est seulement le début de la question. Jusqu'ici nous avons montré les caractères chinois et la phrase chinoise principalement comme des images sténographiques vivantes d'actions et de processus naturels. Ceux-ci incarnent la vraie poésie. De telles actions se voient, mais le chinois serait une pauvre langue et la poésie chinoise un art inférieur si elles n'étaient pas capables de représenter aussi ce qui est invisible. La meilleure poésie ne se contente pas de révéler à l'esprit des images naturelles ; elle est aussi le texte de pensées élevées, de suggestions spirituelles et de relations obscures. La plus grande partie de la vérité naturelle est cachée dans des processus trop infimes pour la vue et au sein d'harmonies trop vastes, dans des vibrations, des cohésions, des propriétés. La langue chinoise y parvient avec puissance et beauté.

On peut se demander comment le chinois a pu créer un grand métier intellectuel à partir d'une simple écriture pictographique. Pour l'esprit occidental ordinaire qui conçoit la pensée à l'intérieur de catégories logiques et qui condamne la faculté de l'imagination directe, cet exploit semble tout à fait impossible. Cependant, la langue chinoise, avec ses matériaux particuliers, est passée du visible à l'invisible selon le même procédé qu’utilisèrent les peuples antiques. Ce procédé est la métaphore, autrement dit l'utilisation d'images matérielles pour suggérer des relations immatérielles. [Comparez avec la Poétique d'Aristote : « La rapide perception des relations est le signal du génie ».]

La substance délicate tout entière du discours est construite sur les substrats de la métaphore. Les termes abstraits étudiés par l'étymologie révèlent leurs racines anciennes toujours plongées dans l'action directe. Mais les métaphores primitives n'apparaissent pas à la faveur de processus subjectifs arbitraires. Elles sont possibles seulement parce qu'elles suivent les lignes objectives des relations dans la nature elle-même. Les relations sont plus réelles et plus importantes que les choses qu'elles rapprochent. Les forces que produit la géométrie des branches d'un chêne sont contenues dans le gland. Les lignes de résistance qui controlent la vitalié de la croissance commandent les ramifications des rivières et des nations. Ainsi un nerf, un fil, un chemin et un bureau ne sont que les divers moyens mis en œuvre par la communication. C'est plus qu'une analogie, c'est une identité de structure. La nature fournit ses propres clés. Si le monde n'avait pas été plein d'homologies, de sympathies et d'identités, la pensée n'existerait pas et la langue serait grossière. Il n'y aurait pas non plus un pont pour aller de la vérité secondaire du visible à la vérité majeure de l'invisible. Et les centaines de racines de nos grands dictionnaires n'auraient pu être comparées avec des processus physiques. Nous pouvons facilement identifier ces racines dans le sanscrit primitif. Elles sont toutes, presque sans exception, des verbes vivants. La richesse du discours européen a grandi dans la lente découverte des intrications de suggestions et d'affinités de la nature. La métaphore s'est superposée à la métaphore en strates géologiques.

La métaphore, révélatrice de la nature, est la substance même de la poésie. Le connu interprète l'obscur, l'univers vit avec le mythe. La beauté et la liberté du monde fournissent un modèle et la vie est enceinte de l'art. C'est une erreur de supposer, avec les philosophes de l'esthétique, que l'art et la poésie aspirent à la généralité et à l'abtraction. Cette idée erronée a été imposée par la logique médiévale. L'art et la poésie traitent du concret de la nature, mais certainement pas en alignant des détails qui n'existent pas. La poésie est plus raffinée que la prose parce qu'elle capable d'une vérité plus concrète avec les mêmes mots. La métaphore, qui est son instrument principal, est à la fois la substance de la nature et le langage lui-même. La poésie fait seulement consciemment [Voyez aussi un article sur le « Vorticisme » paru dans la Forthnightly Review de septembre 1914. « Le langage de l'exploration » maintenant inséré dans mon « Gaudier-Brzeska ».] ce que les peuples primitifs ont fait inconsciemment. Le travail principal des écrivains qui traitent du langage, et des poètes en particulier, consiste à remonter les avancées jusqu'à leur origine [Je me permets de suggérer en toute humilité que ceci s'applique aussi à la traduction des textes antiques. Le poète, occupé à vivre son propre temps, doit aussi essayer de faire en sorte que le langage ne se pétrifie pas entre ses mains. Il doit être prêt pour de nouvelles avancées sur le terrain de la métaphore authentique, la métaphore interprétative, ou image, diamétralement opposée à la fausse métaphore ornementale.] Il doit le faire pour conserver à ses mots la richesse et la subtilité de leur significations. Les métaphores originales sont comme une sorte de contexte lumineux qui donne la couleur et la vitalité en les forçant à se rapprocher des processus naturels. Shakespeare grouille de ces exemples. C'est pour ces raisons que la poésie est le premier des arts ; la poésie, la langue et la conservation du mythe ont grandi ensemble.

J'ai pris le temps de dire tout cela parce que cela me permet de démontrer clairement pourquoi je crois que la langue écrite chinoise a non seulement absorbé la substance poétique de la nature et construit avec elle un deuxième monde de métaphore, mais, par sa visibilité, elle a été capable de conserver sa créativité poétique originale avec plus d'énergie et de vitalité que n'importe quelle autre langue phonétique. Voyons d'abord comment elle se maintient près du cœur de la nature dans ses métaphores. Nous pouvons voir comment elle passe du visible à l'invisible, comme nous l'avons vu passer du verbe au pronom. Elle conserve la sève primitive, elle n'est pas sèche comme une branche coupée. On nous a dit que ces gens sont froids, pratiques, mécaniques, littéraux et sans une trace de génie imaginatif. Ce n'est pas vrai.

Nos ancêtres ont converti la somme des métaphores en structures de langage et en systèmes de pensée. Les langues sont aujourd'hui pauvres et froides parce que nous pensons moins et moins à elles. Nous sommes forcés, à cause de la brièveté et de la précision, de réduire chaque mot à son niveau le plus bas de signification. La nature est devenue une usine au lieu de demeurer un paradis. Nous nous contentons du mauvais goût de l'époque. La dernière étape de décrépitude est embaumée dans le dictionnaire. Seuls les savants et les poètes s'aventurent sur le fil de l'étymologie et recomposent le langage le mieux qu'ils peuvent à partir de fragments oubliés. Cette anémie du discours moderne est encouragée par la faible cohésion de nos symboles phonétiques. Dans un mot phonétique il n'y a rien ou peu de choses qui montre les étapes embryonnaires de sa croissance. Sa métaphore n'apparaît pas en même temps que son apparence. Nous oublions que la personne n'est pas l'âme, mais son masque. Or, on ne peut l'oublier en utilisant des symboles chinois.

C'est ici que le chinois montre sa supériorité. Son étymologie est constamment visible. Il conserve l'impulsion créatrice et ses processus fonctionnent visiblement. Depuis des milliers d'années qu'il existe, on perçoit encore les avancées métaphoriques et dans de nombreux cas elles apparaissent dans la signification. Ainsi un mot, au lieu de s'apauvrir graduellement, comme cela arrive aux nôtres, devient de plus en plus riche d'âge en âge jusqu'à devenir consciemment lumineux. Son utilisation en philosophie et en histoire, dans la biographie et dans la poésie, l'entoure d'un nimbe de significations. Le sens se concentre dans le symbole graphique. La mémoire peut le retenir et l'utiliser. Le limon de la vie chinoise est lié aux racines de son discours. La multitude d'exemples qui s'entassent dans les annales de l'expérience intime, les tensions qui convergent vers le tragique, le caractère moral comme véritable origine du principe, tout ceci est projeté sur l'esprit avec une accumulation de significations qu'on peut difficilement espérer d'une langue phonétique. Leurs idéogrammes ressemblent aux drapeaux tachés de sang d'un ancien soldat. Entre nous, le poète est le seul pour qui les trésors de la langue accumulés par les peuples sont réels et vivants. La langue poétique est toujours vibrante de résonnances et d'affinités naturelles, mais en chinois la visibilité de la métaphore a tendance à élever cette qualité à son intensité maximum.

J'ai parlé de la tyrannie de la logique médiévale. Selon cette logique européenne, la pensée est une espèce de maçonnerie. Elle se compose de petites unités ou concepts. Ceux-ci sont rangés selon la taille et étiquetés ensuite avec des mots pour une utilisation future. Cette utilisation consiste à choisir quelques briques selon son étiquette et à construire un mur appelé phrase avec du mortier blanc pour la copule positive « est », ou de mortier noir pour la copule négative « n'est pas ». De cette façon nous produisons des propositions aussi excellentes que : « un babouin à la queue entortillée n'est pas une assemblée constitutionnelle. »

Considérons maintenant une rangée de cerisiers. De chacun d'eux nous tirons une « abstraction », c'est-à-dire un certain ensemble de qualités communes que nous pouvons exprimer par le mot cerise ou « ceriseté ». Ensuite, nous plaçons sur la table quelques concepts caractéristiques tels que : cerise, rose, coucher du soleil, rouille, flamant. Nous extrayons ensuite une nouvelle qualité commune, et nous l'étiquetons « rouge » ou « rougeur ». Il apparaît que ce processus d'abstraction peut être exécuté indéfiniment et avec tous les matériaux possibles. Nous pouvons continuer à construire des pyramides de concepts de plus en plus flous jusqu'à atteindre le sommet : « être ».

C'est assez pour illustrer le processus caractéristique. À la base de la pyramide sont les choses, mais comme suffoquées. Elles ne peuvent pas se reconnaître comme choses tant qu'elles ne sont pas passées par les différentes couches de la pyramide. La façon dont les choses montent et descendent dans la pyramide peut être illustrée comme ceci : Prenons un concept faible, comme « cerise » ; nous voyons qu'il est contenu dans un autre placé plus haut, la rougeur. Alors, il est permis de dire en forme de phrase : « la cerise est contenue dans la rougeur, » ou, plus brièvement, « (la) cerise est rouge. » Si, d'autre part, nous ne trouvons pas notre sujet sous un attribut donné, nous utilisons la copule négative et disons, par exemple : « (la) cerise n'est pas liquide. »

À partir de là, nous pourrions continuer jusqu'à la théorie du syllogisme, mais à quoi bon ? Il suffit de noter que le logicien expérimenté trouve commode de stocker dans son esprit de longues listes de noms et d'adjectifs, car ceux-ci sont naturellement les noms de classes. La plupart des manuels de lecture commencent par de telles listes. L'étude des verbes est insuffisante, parce que dans un tel système, il y a seulement un verbe qui travaille, à savoir le quasi-verbe « est ». Tous les autres verbes peuvent être transformés en participes et gérondifs. Par exemple, « courir » devient pratiquement un cas « courant ». Au lieu de penser directement « l'homme court », notre logicien fait deux équations subjectives, à savoir : l'individu en question est contenu dans la classe « homme » ; et la classe « homme » est contenue dans la classe « choses courant ». La faiblesse de cette méthode est flagrante. Même dans sa propre sphère d'activité, elle ne peut pas penser la moitié de ce qu'elle veut penser. Il n'a pas les moyens de réunir deux concepts dont l'un au moins est au-dessous de l'autre dans la pyramide. Avec ce système, il est impossible de représenter le changement ou n'importe quel type de croissance. Ceci explique probablement pourquoi le concept d'évolution est arrivé si tard en Europe. Il était impossible d'en formuler la théorie avant d'être prêt à détruire la logique de la classification.

Pire, une telle logique ne peut s'occuper d'aucune sorte d'interaction ni d'aucune multiplicité de fonctions. Mes fonctions musculaires sont aussi éloignées de mes fonctions nerveuses qu’un tremblement de terre de la lune. En cela, les pauvres choses négligées à la base des pyramides sont seulement des détails ou des pions.

La science s'est battue jusqu'à en arriver aux choses. Tout son travail a été fait en commençant par la base de la pyramide et non pas par le sommet. Elle a découvert comment les fonctions trouvent leur cohérence dans les choses. Elle exprime ses résultats par des phrases assemblées sans aucun nom ni adjectif, mais les verbes ont caractère spécial. La vraie manière de penser est : le cerisier est tout ce qu'il est capable de faire. C'est un ensemble de verbes corrélatifs. Au fond, ces verbes sont transitifs. Il y a une infinité de verbes similaires.

Dans la diction et dans la forme grammaticale la science est opposée à la logique. Les hommes primitifs qui ont créé le langage étaient d'accord avec la science et non pas avec la logique. La logique a abusé de la langue qu'ils ont laissée à sa portée. La poésie s'accorde avec la science et non pas avec la logique.

Au moment où nous utilisons la copule, au moment où nous exprimons des contenus subjectifs, la poésie s'évapore. La poésie est meilleure chaque fois que nous souhaitons exprimer plus concrètement et de façon éclatante l'interaction des choses. La poésie a besoin de milliers de mots vivants et chacun d'eux s'exalte pour montrer la cause et les forces vitales. Nous ne pouvons pas rendre compte de la richesse de la nature par la simple accumulation de phrases. La pensée poétique agit par suggestion, trouvant un maximum de sens dans l'expression simple, complète et lumineuse.

Dans le caractère chinois chaque mot accumule cette espèce d'énergie en lui.

Si nous essayons d'étudier formellement la poésie chinoise, nous devons nous prémunir contre les pièges de la logique. Nous devons prendre garde aux définitions utilitaires et réduites des dictionnaires commerciaux. Nous devons essayer de préserver les résonnances métaphoriques. Nous devons nous méfier de la grammaire anglaise, ses emplois de la phrase et sa paresse satisfaite relative aux noms et aux adjectifs. Nous devons rechercher et tenir au moins compte de la nuance verbale de chaque nom. Nous devons éviter « est » et recourir à la richesse des verbes anglais négligés. La plupart des traductions existantes violent ces règles. [Ces précautions devraient être acceptées. Ce n'est pas tant la lettre qui importe, que le sentiment sous-jacent d'objectivation et d'activité.]

Le développement de la phrase transitive normale se fonde sur le fait qu'une action trouve son origine dans une autre ; ainsi, l'agent et l'objet sont, de fait, des verbes. Par exemple, notre phrase « la lecture promeut l'écriture, » serait exprimée en chinois par trois verbes. Cette forme est l'équivalent de trois clauses et peut être mise en forme adjective, participe, infinitive, relative ou conditionnelle. Un des exemples possibles est : « C'est en lisant qu'on apprend à écrire ». Autre exemple : « Celui qui lit devient celui qui écrit ». Mais dans la première forme condensée, un chinois écrirait : « Lire Promouvoir Écrire ». La préhéminence du verbe et sa capacité à modifier toutes les autres parties du discours nous offre le modèle d'un style limpide et raffiné.

J'ai rarement vu nos rhétoriciens préoccupés par le fait que la grande force de notre langue se trouve dans son splendide répertoire de verbes transitifs, tant d'origine anglosaxonne que latine. Ceux-ci nous donnent les plus individuelles interprétations de force. Leur puissance se trouve dans leur reconnaissance de la nature comme source de forces. Nous ne disons pas en anglais que les choses semblent, ou apparaissent, ou arrivent, ni même qu'elles sont ; nous disons qu'elles font. La volonté est la base de notre langue [Comparez avec le thème de « rectitude » appliquée à la volonté, chez Dante.] Nous avons pris le démiurge en flagrant délit. J'ai dû découvrir par moi-même pourquoi Shakespeare est si supérieur à tout les autres. J'ai constaté que c'était grâce à son utilisation persistante, naturelle et magnifique de centaines de verbes transitifs. Vous trouverez rarement un « est » dans ses phrases. « Est » se prête bien aux usages de notre rythme dans les syllabes sans accent ; pourtant, il y renonce sévèrement. Une étude des verbes chez Shakespeare devrait être à la base de tous les exercices de style.

Nous trouvons dans le chinois poétique une plus grande richesse de verbes transitifs que dans l'anglais de Shakespeare. Ceci est dû à sa capacité de combiner plusieurs éléments graphiques dans un caractère simple. Nous n'avons en anglais aucun verbe capable de faire en sorte que deux choses, disons le soleil et la lune, agissent ensemble. Préfixe et affixe servent seulement à adresser et à qualifier. En chinois, le verbe peut être plus minutieusement défini. Il y a des centaines de variantes pour qualifier une simple idée. Ainsi « naviguer pour le plaisir » serait un verbe entièrement différent de « naviguer dans un but commercial ». Il existe des douzaines de verbes chinois pour exprimer les nuances de la peine. Cependant, dans les traductions anglaises, ils sont réduits à leur plus simple expression. Nombre d'entre eux ne peuvent être traduits que par périphrase, mais de quel droit le traducteur dédaigne-t-il les nuances ? Il y a des nuances subtiles. Nous devrions épuiser nos ressources en anglais.

Il est vrai que l'élément pictographique original de beaucoup d'idéogrammes chinois ne peut plus être mis en évidence et que même les lexicographes chinois admettent que souvent les combinaisons contribuent seulement à la valeur phonétique. Mais je trouve incroyable qu'une subdivision si mininutieuse de l'idée ait pu avoir une existence propre comme son abstrait sans le caractère concret. Ceci contredit la loi de l'évolution. Les idées complexes surgissent petit à petit en même temps qu'apparaît le pouvoir qui les cimente. Le manque de sons dans la langue chinoise n'aurait pu réussir une telle cohésion. Il n'est pas imaginable que la liste entière ait été conçue d'un coup, comme on compose les codes commerciaux. Par conséquent, nous devons penser que la théorie phonétique est en grande partie fragile. La métaphore a existé dans de nombreux cas où nous ne sommes plus capables de la retrouver. Un grand nombre de nos propres étymologies sont perdues. Il est futile de prendre l'ignorance de la dynastie Han pour de l'omniscience [L'évidence des circonstances confirme ce que vient de dire le professeur Fenollosa. Un jour, Gaudier-Brzeska était assis dans ma chambre, c’était avant qu’il partît pour la guerre. Il était capable de lire les radicaux chinois et nombre de signes composés à volonté. Il avait l'habitude de concevoir la vie en termes de plans et d'arêtes. Cependant, il n'avait passé que deux semaines au musée à étudier les caractères chinois. Il était étonné par la stupidité des lexicographes qui, malgré leurs connaissances, ne sont pas capables de distinguer des valeurs picturales qui, pour lui, étaient parfaitement évidentes et visibles. Quelques semaines plus tard, Edmond Dulac, qui est un homme de tradition totalement différente, s'asseyait à la même place et faisait un panégérique improvisé des éléments de l’art chinois, des unités de compositions extraites des caractères chinois. Il n'utilisa pas les mêmes mots que le professeur Fenollosa — il dit « bambou » au lieu de « riz » —. Il dit que l'essence du bambou réside dans sa manière de croître. Ceci apparaît dans le signe du bambou et toutes les formes de bambous en résultent. Ensuite, il commença à contester le vorticisme, en se fondant sur le fait que ce mouvement ne pouvait espérer faire en une seule vie ce qui avait demandé des siècles à la Chine.] Il est inexact, comme l'affirme Legge, que les caractères originaux n'auraient jamais servi à exprimer une pensée abstraite. C'est une erreur essentielle. Nous avons vu que nos propres langues sont toutes nées, par dérivation figurative, de quelques centaines de verbes phonétiques. Une trame plus vaste encore aurait pu être créée en chinois par composition métaphorique. Il n'existe aucune idée faible qui n'aurait pas pu être formulée avec plus de vigueur et de permanence que celles que nous aurions pu obtenir avec l'exemple des racines phonétiques. Une méthode pictographique pareille, dont le chinois serait l'exemple ou pas, serait la langue idéale du monde.

Cependant, ne suffit-il pas de montrer que la poésie chinoise remonte jusqu'au processus de la nature par le biais de sa vitalité, du poids de ses figures ? Si nous essayons de suivre son développement en anglais, nous devons utiliser des mots fortement chargés de sens, mots dont la suggestion essentielle interagira comme interagit la nature. Les phrases doivent se mélanger comme des drapeaux, ou comme les couleurs des fleurs mélangées à l'éclat d'un pré.

Le poète ne peut jamais voir trop ou sentir trop. Ses métaphores sont seulement une façon de se débarrasser de la pâleur mortelle de la copule. Il résout son indifférence dans les mille nuances du verbe. Ses figures inondent les choses dans ses jets de lumière qu'il déclanche comme jaillissent les fontaines. Les poètes préhistoriques qui ont créé le langage ont découvert la structure harmonieuse de la nature, ils ont chanté ses processus dans leurs hymnes. Et cette poésie diffuse qu'ils ont créée, Shakespeare l'a condensée dans une substance plus tangible. Ainsi, dans toute la poésie, un mot ressemble à un soleil, avec sa couronne et sa chromosphère ; les mots s'ajoutent aux mots et s'enferment dans leurs enveloppes lumineuses jusqu'à ce que les phrases deviennent claires et continues.

Maintenant nous sommes en mesure d'apprécier la pleine splendeur de quelques vers de la poésie chinoise. La poésie surpasse la prose particulièrement parce que le poète choisit par juxtaposition ces mots dont les résonnances se mélangent dans une délicate et lucide harmonie. Tous les arts suivent la même loi ; l'harmonie la plus raffinée se trouve dans l'équilibre délicat des nuances. En musique, la théorie de l'harmonie est basée sur la résonnance. Dans ce sens, la poésie semble un art plus difficile.

Comment déterminer les nuances métaphoriques de mots voisins ? Nous pouvons éviter les infractions flagrantes comme la métaphore mixte. Nous pouvons trouver l'accord ou l'harmonie la plus intense, comme dans le discours de Roméo devant le cadavre de Juliette.

Ici aussi l'idéographie chinoise est supérieure, même dans un seul vers, par exemple : « le soleil se lève à l'est. »

Les nuances vibrent dans l'œil. La richesse de composition des caractères rend possible un choix de mots dans lesquels une dominante colore chaque plan de signification. C'est peut-être la qualité la plus remarquable de la poésie chinoise. Examinons notre vers :

Image

Soleil [se lever] est

Le soleil, l'éclat, d'un côté, et de l'autre le signe de l'est, qui est le soleil pris dans les branches d'un arbre. Et dans le signe central, le verbe « se lever », nous avons la nouvelle homologie ; le soleil est au-dessus de l'horizon, mais en plus la ligne droite ressemble à la ligne principale en croissance du signe de l'arbre. Ceci n'est qu'un début, mais il indique une méthode, une méthode de lecture intelligente.

 

Pour pallier les critiques des spécialistes pointilleux, il suffit de remplacer ici « chinois » (et autres dérivés) par « x-ois ». Plus précisément sans doute, comme le fait remarquer Salvador Alonzo (traducteur de cet essai en espagnol), « les lecteurs peuvent remplacer la notion fenollosienne de nature par d’autres comme « connaissance », « expérience », « réalité » etc. sans que l’idée générale de Fenollosa perde son sens. »

 


Chapitre troisième
III – DRAMA.

A village explainer, excellent if you are a village but if you are not, not. — Gertrude Stein.

1 — ABC de la lecture (suite)

L'ABC de la lecture, c'est l'intrusion de la poésie, qui d'ordinaire appartient plutôt à l'intimité ou mieux encore à l'économie de l'édition, dans le monde réservé des formateurs de l'élite scientifique. En tout cas, c'est ce que Pound espérait de l'attente non moins fébrile de son éditeur. On voit mal comment une poésie chargée seulement de cris, de revendications, de supplications et autres murmures de la conscience mise à mal par les dehors de la réalité, eût pu entrer à l'université sans en même temps pondérer sa critique d'un peu de méthode à défaut de théorie. C'est que les personnages de la comédie humaine, divine ou inspirée par les reflets, ne sont pas des marionnettes qu'on peut agiter à volonté par-dessus la ligne d'horizon de la baraque sans tenir un compte précis de leur poids sur la tranquillité. Souvent, l'artiste n'est que ce visionnaire qui s'accroît d'une idée résolument différente de celles auxquelles la pratique nous a conviés depuis peut-être longtemps si l'on a vécu au moment des faits. Chevreul inspire les impressionnistes, Baudelaire renifle l'importance de l'analogie, Breton stigmatise de bonnes vieilles méthodes d'investigation, Artaud recommence mais avec plus de vigueur que quiconque avant lui, Pound, déjà formé aux vicissitudes d'une pensée qui ne consent à rien d'autre qu'à s'exprimer sans rechercher l'équilibre des parties et leurs convergences réciproques, recueille assez religieusement les fragments en cours de cohérence d'une perception particulière de ce qu'un Américain ne va pas chercher plus loin que de l'autre côté du Pacifique.

*

Le texte de Fenollosa, écrit à une époque où la Chine n'est, comme tout l'Orient, qu'une curiosité capable de détourner l'attention du regardant à l'œuvre du pillage économique, est rempli de frissons qu'on aurait tort de prendre pour des idées. Il y a des sinologues comme il y a des chosologues. Il n'y a pas de poésielogues, même si ça fait mal quelquefois d'enseigner Aristote et d'être contraint d'en passer par Pound. D'où l'intention de Fenollosa : « Mon sujet est la poésie, pas la langue. Cependant les racines de la poésie sont dans la langue. » Il veut simplement dire que la langue appartient à tout le monde et que la poésie en est un cas particulier ou particulièrement émouvant. Alors, qu'il ait raisonné sur des impressions plutôt que sur des observations méthodiques n'a plus d'importance. D'ailleurs, ses détracteurs ont assez vite épuisé le sujet, épuisement qu'ils doivent plus à leur acharnement à exclure Pound de la poésie universelle qu'à des motivations qu'on aurait qualifiées de scientifiques s'ils en avaient rendu la clarté à un public curieux de pittoresque.

*

« La science ne consiste pas à inventer un nombre d'entités plus ou moins abstraites correspondant au nombre de choses que vous voulez découvrir. » De nos jours, et j'imagine d'ici le ravissement que cela procurerait à ce poète éreinté comme un taureau derrière la porte, les scientifiques ne dédaignent pas de rêver. Il est vrai que c'est le plus souvent pour vendre des livres ou pour convaincre les possesseurs de la clé des champs qui sont rarement assez intelligents pour saisir l'importance des faits annoncés par un simple balbutiement de gènes ou de probabilité de rencontre. Il n'en reste pas moins que la science craint toujours ce danger d'adéquation de l'idée et des preuves, autrement dit le charlatanisme. En ce sens, Pound, pas plus que les poètes qui gisent dans la même fosse, ne fut cet aigrefin que des vengeurs anonymes se sont appliqué à décrire avec une profusion de détails qui relèvent en effet du roman et non pas de l'exposé scientifique ou plus prosaïquement, si la science est de la poésie au même titre que la meilleure part de la littérature, de l'histoire ancienne. Les charlatans occupent une place beaucoup plus précise dans l'agencement des données humaines. Ils sont reconnaissables au va-et-vient de leurs argumentaires et à certains signes de folie ou d'escroquerie sur le mal-être qui les poussent assez négligemment vers des fosses plus communes. Au lieu de dénoncer des fautes, ce qui nous rend aussi fielleux que des pères d'église, revenons à l'erreur débuchée par Joyce.

*

Mais qui ne se réclame pas de la science ? Qui ne s'en est pas réclamé en mille ans de littérature ? À tel point qu'il a fallu préciser ce qui est exact et ce qui a moins de chance de l'être. Cependant, et malgré tous les efforts produits par les Montesquieu, les Gœthe, les Monet, et même les Breton et les Artaud, et Pound s'inscrit aussi dans la liste avec toute la clarté qui le caractérise, la littérature est un art frappé de tant d'obscurités qu'on voit mal en quoi elle a quelque chance de rapprocher ses goûts de la rigueur scientifique.

C'est que la littérature est une question de perception alors que la science est celle de l'observation rigoureuse des réalités. La littérature ne peut pas se contenter de classements qui font quelquefois tout le contenu d'une science donnée. La littérature ordonne, ou déconstruit, ceci dans le but d'aller au fond des choses, d'atteindre cette profondeur que les spiritualismes envisagent plutôt comme un voyage de circonstance. La science, quand elle existe, et il y a de plus en plus de chance qu'elle existe déjà au sein de ce que l'écrit s'apprête à relater ou à décrire, la science est un art du tissage, les ouvrages scientifiques des tissus et les méthodes scientifiques des métiers à tisser et à se contenter, du moins tant qu'on n'est pas sorti du sujet, de tisser de plus en plus aveuglément et avec de moins en moins de coups de génie. On ne cherche plus, on explore. Or, la littérature continue de chercher. Pas étonnant qu'elle séduise les incapables d'exploration guidée seulement par les hypothèses et tous ceux qui mesurent la vie en jours par le simple moyen de l'addition, sachant très bien que c'est une soustraction dont on ignore le plus grand facteur. Et de plus en plus la science est rêvée par les scientifiques, quand elle ne leur procure pas les conforts dérivés de l'opulence, et la littérature continue de jouer des coudes avec les pratiques plus douteuses des marchandages religieux.

On ne croit plus guère aux miracles ni à la sainteté ou alors d'une manière si désespérée que la pratique religieuse est une tentative de guérison et non plus une métaphysique. La science décroît dans notre estime, sauf à l'heure de se faire une place de choix, en même temps que ses applications nous sauvent momentanément de la douleur et de la mort. Mais où est son génie ? Nous sommes parfaitement conscients de sa place et de son importance mais nous n'en saisissons plus les acteurs qui ont disparu comme des saints trop vite canonisés ou canonisés depuis si longtemps. L'écrivain, et particulièrement le poète, s'accroît de ces défauts d'existence. Et tandis que les pratiques sectaires égalent en pouvoir de séduction les rites proposés à grand renfort par les religions officielles de ce monde, officielles même dans les sociétés qui ne se reconnaissent pas de religion d'État, tandis que des scientifiques insuffisamment formés ou tout simplement fantaisistes égalent en réputation les chercheurs les plus expérimentés, la littérature s'accroît d'un nombre incalculable de poètes.

Ne pas penser qu'il y a de bons et de mauvais poètes, vous feriez fausse route. Il y a des poètes de génie et d'autres qui en manquent. Cette petite différence ne peut pas se comparer à celle qui distingue le scientifique qui a trouvé de celui qui n'a pas eu cette chance. C'est que, d'une manière sans doute irréversible, la science est une question d'intelligence et donc de méthode et que la littérature pose la question littéraire avec une agitation, patience ou impatience, qui relève très exactement du génie, c'est-à-dire, contrairement aux théories racistes, nationales, culturelles, de cette petite élévation de l'esprit au-dessus des autres sans danger pour les autres. Je vois mal, dans ces conditions, comment la littérature pourrait égaler ou être la science infuse, ni pourquoi elle se verrait forcée de singer les postures de nos oiseaux de malheur, ni à quel moment elle prononce la loi que plus personne ne pourra raisonnablement dénoncer. Il n'y a pas plus de poésie religieuse qu'il n'y a de poètes scientifiques. La littérature est l'héritière en ligne directe de la magie primitive, un printemps incessant des poètes. « Mon sujet est la poésie, pas la langue. Cependant les racines de la poésie sont dans la langue. » Rien n'a jamais été dit d'aussi profond concernant de près la littérature et ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, en ce début de XXe siècle qui ne se prépare pas aux pires massacres que l'humanité, si peu savante à l'origine, n'a jamais vécu de mémoire d'homme et d'écrit.

*

Si écrire de la poésie ou une quelconque autre forme de littérature n'est pas écrire ce qu'on écrit quand on ne prétend rien d'autre que d'expliquer, de déclarer, de commenter, de communiquer des nouvelles et de tant d'autres choses qui tiennent aux complications de la vie et non pas à la complexité de la pensée au sein de ses objets, forcément la manière d'écrire doit être différente et pourquoi pas complètement et définitivement différente, à tel point qu'on pourra alors évoquer, si l'on n'y comprend rien, des problèmes d'obscurité ou de corporatisme. Il y a belle lurette que les valets des grands voyageurs, aquarellistes des langues, ont constaté que les langues parlées par les sauvages valent bien les langues civilisées, qu'il n'y a pas d'évolution remarquable entre une langue trouvée au fin fond de l'humanité et une autre qui a fait les preuves de sa portée historique. Et ceci, autant pour former des lois pénales et civiles que pour chanter les dieux ou des entités qui ressemblent comme goutte d'eau à ce que nous craignons nous-mêmes. Et partout, la poésie exécute la même figure de style : elle se distingue de la langue. Elle s'en distingue par des usages et même quelquefois par des inventions qui défrisent le sens habituellement accordé aux réalités de ce monde, un peu partout les mêmes si l'on s'en tient au quotidien. Partout, la poésie touche non seulement à la manière d'utiliser la langue mais aussi et peut-être surtout à tout ce qui fait qu'une langue est une langue et non pas de la peinture ou de la musique. La manie du néologisme, qui frappe les plus curieux comme les moins aptes à provoquer des révolutions de l'expression, les déplacements d'accents toniques, les tonalités de la voix, les inversions, groupements, juxtapositions, les grammaires spécifiques de la poésie, comme dans la pratique chinoise, on ne manque pas de moyens pour signaler les zones poétiques ou plus perversement et plus exactement aujourd'hui les carottages traversant les lieux et les passants de propositions toujours aussi surprenantes que si nous venions de sortir des premiers temps de l'histoire. De la première femme qui crée le monde à la multitude de femmes qui en assurent aujourd'hui l'avenir, la poésie est une manière de se distinguer à la fois des exposés encyclopédiques et de la conversation courante. Je ne dis pas qu'on éprouve plus de plaisir à lire ou écrire de la poésie qu'aux conversations que nous pouvons tenir aux autres dans la même intention de ne pas se sentir et d'être réellement seul. La poésie est une possibilité de la langue libérée des contraintes non pas du sens mais de la nécessité de mettre noir sur blanc, dans un but de mémoire et d'histoire, la complexité technologique qui s'accroît depuis quelque temps d'une efficacité aussi étonnante qu'attendue. Et c'est sans doute le succès de cet apanage de conforts qui relègue la poésie au second rang des préoccupations de l'homme du commun qui n'a pas trouvé de raisons valables de se mettre à l'ouvrage avec la passion que seuls les fous semblent pouvoir encore éprouver. D'ailleurs, la poésie, comme tous les arts, est devenue un moyen de guérison qui vient s'ajouter à ce qui l'a toujours un peu déstabilisée : un moulin à prières.

*

L'histoire est le moyen de finir le temps.

Le hasard est le moyen de comprendre l'espace.

*

Ce qu'on reproche à Fenollosa, c'est de « s'être emparé des faits avant d'en chercher les causes », et à Pound d'avoir « commencé à faire des livres » sans « consulter l'orfèvre ». Il est vrai que Pound n'était pas un grand consulteur d'orfèvres. Il préférait toujours ciseler lui-même. Il n'attendit d'ailleurs pas les révélations que la veuve de Fenollosa lui apportait non pas comme une contribution majeure à la linguistique mais, selon le vœu clairement renouvelé dans le texte lui-même, la sensation nette et irrépressible d'avoir découvert un principe poétique d'importance en relation avec son temps.

Fenollosa évoque son enthousiasme en une strophe digne du discours politique. L'erreur de ses détracteurs a consisté à plonger son petit essai inachevé dans la connaissance occidentale des langues chinoises sans avoir eux-mêmes acquis une bonne connaissance des questions agitant la littérature de leur temps, n'importe quel temps depuis la parution en 1913 (l'année de l'Armory Show) de ce texte fondamental et aujourd'hui même encore où les médisances n'ayant rien à voir avec la littérature continuent d'alimenter le pot aux roses des semeurs de thèses.

Côtoyer les sciences presque quotidiennement est un labeur éreintant. La découverte poétique est une affaire de rencontre fortuite d'un genre différent de la rencontre d'un réactif avec un nouvel objet de réaction, par exemple. Les nerfs de l'artiste sont à vifs non pas dans les moyens d'observation conçus pour réduire l'inconnu mais dans la matière même des civilisations, faite de personnages, de gouvernements, d'usines, de routes, de coins charmants et d'autres où le destin participe à la disparition. Les nerfs de l'artiste poursuivent la ramification par croissance dans l'inconnaissable, inconnaissable autrement que par des poussées imaginaires, oniriques, humorales. Ce qui n'empêche pas les artistes de se référer eux-aussi, de temps en temps ou par système, à une posture que les scientifiques ont tort de présenter comme prélude à la science. Être strict, attentif, minutieux, équilibré, et tout ce qu'on voudra de parfait et de raisonnable, n'est pas réservé à la seule consommation spirituelle des scientifiques et de tous ceux qu'on remonte d'un ou plusieurs crans pour augmenter la masse des chercheurs. Cependant, si on voit mal en effet comment un scientifique, ou plus exactement, comme on disait naguère, un chercheur scientifique, pourrait travailler en état d'hypnose ou de transe, nouveau magicien, il faut reconnaître que les poètes ont conservé quelque chose des anciennes pratiques et que des abus de substances entachent parfois la moralité de leur comportement.

Évidemment, tout ceci n'a rien à voir avec la morale. L'art et la science ne sont que des poussées physiques de la magie par quoi a sans doute commencé l'activité intellectuelle. Il n'y a pas de quoi se formaliser parce que la « théorie » de Fenollosa ne concerne qu'une partie du « lexique chinois ». Quand bien même elle ne concernât qu'un seul caractère et que ce caractère n'eût qu'un usage limité, il n'en reste pas moins que l'adéquation entre la « découverte » de Fenollosa et les préoccupations des poètes de son temps, de Pound à Apollinaire, est une chose qui ne pouvait qu'« arriver ». Miss Fenollosa eût confié le manuscrit inachevé de son défunt époux à Saint-Pol Roux, elle eût obtenu le même effet de tache. Que savons-nous de ses conversations sur l'oreiller avec son rêveur de mari ? Et de leurs promenades dans les jardins japonais de leurs résidences ? Fenollosa était un homme de son temps, ce que n'est jamais un scientifique par définition classé hors de toute temporalité.

Une découverte scientifique, si elle l'est vraiment, devient une composante de la réalité. Les réalités littéraires ne durent pas plus longtemps que les époques où elles ont vu le jour. Même la langue ne demeure pas. Rien, en littérature, n'a jamais été aussi définitif que la racine des surfaces. Aucune règle n'a franchi les limites de son domaine particulier et cela se vérifiera de plus en plus si la pratique du texte continue de se nombriliser jusqu'à l'exigence autobiographique qui court depuis longtemps, pour des motifs aussi différents que la justification ou l'aveu pur et simple, sur le fil de clôture de notre existence.

Quoiqu'il est des trouvailles, un peu trop précieuses peut-être aux yeux de certains, qui perpétuent la rose plus exquise qu'une autre ou le bleu de la terre, si on aime les surprises sans cesse renouvelées, et toute une collection de remarques dont on reconnaît le caractère poétique sans toutefois y attacher l'importance qu'on donne aux préceptes religieux, aux conditions de l'expérience ou encore aux lois toutes tournées vers la nécessité de définir la propriété à la fois avec une clarté de lingère et plus profondément avec une imprécision d'âne fait pour avoir du foin. La poésie n'est pas importante. La science l'est au même titre que la religion. Ce qui explique qu'on trouve toujours plus vite et mieux sa place si l'on n'a que des ambitions scientifiques ou religieuses. Le métier de poète, qui repose essentiellement sur la disponibilité des perceptions, ne mène nulle part ou ailleurs. Nous n'avons pas le choix. Ce ne sera jamais ici ou là que nous arriverons en écrivant. Et cet ailleurs ne sera jamais définitif.

Il y a cependant le temps, celui qui est en train de passer et qui passera à l'histoire. Vous pouvez facilement « raconter » l'histoire d'une découverte, avec ses épisodes d'hésitations et de hasards. Vous en ferez même un film. Avez-vous déjà lu le « roman » de la littérature sans en douter un seul instant ? La littérature ne met pas de fil d'Ariane à la disposition de son lecteur. La science, qui s'apparente aux bonnes histoires, tient le fil de sa propre existence ou est capable de le retrouver si un surcroît de travail l'a séparée un moment de la réalité. La religion étant un pur produit de l'imagination ne connaît pas les aléas du récit. La religion invente un personnage surhumain pour s'emparer des puissances magiques. Elle profite non pas du temps qui passe mais du doute qui demeure malgré toutes les expériences scientifiques ou artistiques. Elle est la négation du temps et non pas ni son expression la plus humaine ni, côté scientifique, son arrêt de chien de chasse. Heureusement, on n'en consulte plus les défenseurs au moment d'estimer la valeur d'une œuvre littéraire. Mais a-t-on raison d'en référer encore à des scientifiques que la pratique de l'expérience éloigne de plus en plus du cercle des humanités ?

*

« Ici le symbole le plus décharné de l'analyse prosaïque se transforme par magie en un splendide éclat de poésie concrète. » Car de quoi s'agit-il au fond, sinon de se déconnecter enfin non pas de l'abstraction mais de son expression la moins tangible, l'idée générale ?

Dès le premier chapitre de l'ABC de la lecture, Ezra Pound reprend l'essai de Fenollosa pour en donner la véritable portée littéraire. La littérature est placée d'emblée comme un moyen de connaissance, autrement dit quelque chose qui ressemble de si près à la science qu'il ne semble pas interdit d'espérer qu'elle en soit finalement une. C'est sans doute à ce « finalement » qu'il faut attribuer une importance de mobile. Je ne sais pas si cette perspective est encore aujourd'hui partagée par la majorité des écrivains qui s'adonnent à ce jeu particulier consistant à proposer son apport à un fil cousu de perles qui menace, à longue échéance, de perdre sa lisibilité de mémoire pour céder la place à des pratiques du choix. En cela, en effet, la littérature serait une science. Mais il y a fort à parier que le choix n'affectera plus seulement les annexes de la vie et se répandra dans les domaines plus visibles de l'existence pratique tel que la mort, par exemple. Ici, pour le moment, s'invitent les auteurs de l'anticipation et s'annoncent les précurseurs.

Mais je doute que Fenollosa, homme de son temps comme dirait Kakuso, spécialiste du thé, se référât à une vision aussi réductrice de l'avenir quand il évoquait avec une persistance d'insecte ce concret tant décrié depuis pour cause de nécessité vitale et que les arts du spectacle, que la science connaît comme si elle en était l'auteur caché, se chargent à grand frais de démocratiser comme on dit aujourd'hui, de répandre comme la bonne parole disait-on naguère. La référence à la magie est constante. Cette prescience doit sa persistance aux forces telluriques qu'elle invite à ses rites. Je vois plus clairement comment la littérature pourrait jouer son avenir sur ce coup-là. Le « je trouve » de Picasso prend ici tout son sens et cette « science de l'homme » promise par le peintre avait un temps d'avance sur le plus ancien Fenollosa en ceci que la « magie » y est enfin montrée. C'est là que tout se joue depuis. C'est la peinture qui a fait les progrès promis d'abord à la littérature. Il s'agit là sans doute du premier des arts à s'être détaché de sa fonction d'exemple. L'artiste au travail, reproduit lui-même par la lumière, est un magicien. Il est désormais invité à donner son avis sur des terrains autrefois réservés aux seuls écrivains. Et ceci, sans que la peinture, si on peut toujours l'appeler comme ça, ne devienne autre chose que de la peinture ou bien seulement ce que la peinture porte en elle d'avenir et de transformations. Je crains, au bas mot, que la littérature, et la poésie en particulier, ait perdu sa place privilégiée de donneuse de leçon. Du coup, elle se recroqueville et prétend devenir le spectacle supposé des intériorités tragiques ou franchement béates. Pound, et tous les écrivains de son temps, chercheurs d'images à compulser et de sonorités à déchirer, trempe son pinceau dans la peinture scientifique chaque fois que, comme un ange initiateur du silence, une idée générale cherche à imposer ses personnages officiels.

C'est qu'il a sa vision de l'histoire et que ce sont les historiens de la littérature eux-mêmes qui la contestent. Pound veut expliquer les grandes cassures de l'histoire. Pour cela, il n'invoque pas les mêmes faits historiques que ses détracteurs. Les seules existences qui perdurent, ce sont les textes, et il faut bien constater avec Pound qu'il n'en reste pas grand chose. Pire, nous sommes coupés d'un savoir-faire jadis contesté par ces Modernes auxquels La Fontaine donnait à la fois raison et tort. Ce débat semble aujourd'hui suranné et il l'est peut-être si l'humanité est plutôt sur le chemin des grandes catastrophes.

Estimant sans doute que Fenollosa s'était tout simplement arrêté en chemin, et compte tenu que Pound lui-même en explorait déjà les aventures, ce dernier n'en reste pas là. Fenollosa apportait de l'eau à son moulin en dénonçant les aveuglements chroniques de la critique. Et c'est bien de conditions préalables qu'il s’agit et non pas d'hypothèses de travail. Fâcheuse manie que l'hypothèse et loin d'être passée de mode. Pound, suivant à la lettre Fenollosa sur ce terrain glissant à souhait (qui n'aime pas en effet l'aventure quand il se met à écrire ?), constate :

— La poésie a perdu du terrain depuis longtemps.

— Cette cassure a lieu au Moyen-Âge.

— L'erreur est persistante.

— Il faut donc s'en prendre à ce qui faisait le lit de la pensée médiévale, la rhétorique.

C'est de cette manière purement artisanale qu'il revient à l'essai de Fenollosa et à sa proposition de poésie concrète. « Une idée générale n'a de valeur que par RÉFÉRENCE aux objets ou aux faits connus. » Mais ce n'est pas tout. L'idée générale ne peut pas être perçue de la même manière par celui qui connaît l'objet et celui qui n'en a aucune idée. Il y a des « savants » et des « ignorants ». La pensée médiévale est impitoyable sur ce terrain. Au moment où l'ignorant estime que deux et deux font quatre, il n'est pas dépositaire de ce savoir ; il se soumet à une idée qu'il n'est pas capable d'expliquer aux autres autrement que par d'autres idées générales tout aussi réductrices de sa connaissance du monde. Les ignorants sont aussi des imbéciles. D'où l'empressement des candidats au pouvoir pour obtenir l'aval de l'université. La société s'organise comme un langage. Pas étonnant que la langue soit sa première victime. Et si vous cherchez, par le raisonnement, à vous élever dans cette langue, c'est-à-dire si vous avez des ambitions de poète, au sommet c'est l'être que vous rencontrez, et son créateur contestable, si contestable à ce niveau de la recherche que, pour interdire les approfondissements rhétoriques, cette fois c'est la loi qui menace votre existence. Le poète des temps qui ont fidèlement suivi la pensée médiévale trouvait rarement les mots pour aller plus loin que la croyance partagée par tout ce monde. Tout poème s'achevait sur cette reconnaissance et la théologie se substituait d'ailleurs à la rhétorique, ou plutôt : la rhétorique filait à l'anglaise avant de trop montrer d'où elle tirait son pouvoir.

Pound ne prétend rien d'autre que de rendre à l'homme ce qui lui appartient comme objet de partage : la langue. Je pense que la langue chinoise, du moins celle à laquelle se réfère Fenollosa, n'est pas le seul exemple de langue capable de prouesses poétiques, de magie comme il dit. Toutes les langues, même atrophiées, devraient pouvoir rendre leur magie par simple pression de leur écorce. Et il est nécessaire, encore aujourd'hui, de dénoncer ce qu'on fait subir à la langue pour la domestiquer. Mais la télévision, par le canal des airs et maintenant en réseau, réussit là où la littérature médiévale a en grande partie échoué. Rien n'est plus agréable que l'abandon, nous savons tous cela. Chaque langue, malgré les « nettoyages », conserve les traces de sa possibilité littéraire. Dans cette optique, il devient plus facile de « traduire » la littérature des autres langues. D'ailleurs, chez Pound, être poète, c'est se mettre sur la trace de sa propre langue sans dédaigner les chasses du voisin, toujours en maître de sa pensée et jamais en touriste ni surtout en missionnaire. « Mais en fin de compte, cela n'écarte pas l'usage de la logique, ni de ce qu'on devine de façon juste, ni des intuitions ou des perceptions globales, ni du « sentiment de l'inévitable. »

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Aujourd'hui, c'est plutôt la science qui est menacée de rhétorique mais au sommet, ce n'est plus Dieu qu'on rencontre, c'est l'argent. Tout le chemin qu'on vient de parcourir pour aller de la découverte à l'idée générale n'était que de l'économie. De fait, la science n'explique plus, elle cherche ses applications les plus rentables. Et pour cela, il faut de l'argumentaire, on revient à l'exercice de la conviction à la place du charme, de l'utilité et du ravissement. Cette torsion est devenue mortelle pour la majorité des hommes. Par contre, très aristocratiquement sous les couverts du parapluie démocratique, elle profite à ceux qui détiennent le fonds de roulement et même à ceux qui ont la chance d'être payés en retour d'un travail rarement à la hauteur de leurs rêves et de leur ambition. Raisonnement dangereux parce qu'il ne propose rien à la place et parce que sa destination, Pound en fait les frais, ne vaut guère mieux.

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On pourrait penser ici s'éloigner du sujet qui est de savoir s'il existe une bonne méthode de lecture et si, particulièrement, c'est celle que préconise Pound. Accusé de bricolage intellectuel, d'avoir voulu faire en quelque sorte de la poésie avec des feuillets comptables et des souvenirs de mythologie, au moins n'est-il pas tombé dans le piège qui consiste à tordre le cou à la poésie pour continuer d'exister avec son cadavre. La proposition de Pound n'est pas parnassienne. Elle concerne l'homme de plus près que les décors de la parole. Quel homme se sent véritablement concerné par l'épigramme ou la description exacte à part celui qui veut se faire passer pour un autre ? L'économie frappa même l'esprit du rigoureux Mallarmé qui en savait plus long que ses contemporains sur la relation étroite de l'économie et de la connaissance.

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Auteur d'un ABC de l'économie qui s'ajoute à celui de la lecture et au non moins complexe et incertain Guide pour la culture, Pound avait une vision. Il n'était pas seulement l'érudit incapable de construire une thèse ni l'artisan quelquefois éblouissant qui faisait dire à l'un de ses critiques : « Le véritable poète est capable de biaiser avec les règles si cela améliore son propos mais il ne les détruit pas. » Il ne touchait pas à la langue mais à son discours le plus difficile et le plus fidèle, la poésie. Pratiquant un adab qui eût défrisé les géniaux habitants de l'Alhambra, il eut très tôt conscience de pouvoir construire quelque chose de « lisible » sans avoir recours aux méthodes habituelles et habituellement décevantes autant pour l'esprit « cultivé » et capable d'une forte dose d'abstraction que pour celui, a priori aussi élevé, qui ne voit pas plus loin que ses yeux et n'entend rien de ce qui n'entre pas exactement dans ses oreilles, et ainsi de tout son système perceptif. C'était le temps de la poésie pour tous et par conséquent de la lecture pour tous. Si l'on accepte de « lire » les Cantos, soit en les écoutant, soit en les prononçant soi-même, et si on accepte de « traverser » l'incompréhensible sans chercher à le remplacer par de la stupeur, de l'irritation ou de la modestie, alors il n'est pas difficile d'en comprendre le « sens ». L'expérience prouve que l'auditeur, plus facilement d'ailleurs que le lecteur isolé, s'accroche au sens et en retient quelque chose. Ceci, bien sûr, en l'absence de tout exercice de la paresse, qui est révolte, ou pire de la passivité. Autrement dit, le texte poundien, en prose ou en vers, n'est pas ni un drame ni un documentaire. Il s'agit vraiment d'autre chose. On n'a d'ailleurs jamais réussi, malgré des efforts considérables, à réduire Pound soit à la folie, soit à l'incapacité de raisonner comme tout le monde, soit même à la négligence ou à la hâte.

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Comme la Recherche, comme L’esprit des lois, les Cantos est un texte organique, c'est-à-dire qu'il est permis de le lire en fonction de ce qu'on sait soi-même, quelquefois pas grand-chose, de la langue, des langues, des cultures, des livres, des œuvres d'art, des hommes qui conçoivent et de ceux qui examinent, de ceux qui travaillent et de ceux qui produisent, des gouvernements et de leur ministère de l'économie. Par contre, si l'on cherche à dénoncer la violation des règles généralement admises, on ne s'y retrouve plus ou on n'y trouve que l'incohérence propre aux fous, aux imbéciles et aux incompétents. Pound ne recherchait pas lui-même la cohérence mais l'équilibre. Peu importe que vous ne sachiez pas fabriquer une chaise si vous appréciez de vous asseoir dessus. Vous ne pouvez pas, chaque fois qu'il est question d'avaler un morceau, vous demander si, en cuisine, on respecte les règles d'hygiène. Par contre, il n'est pas insensé de se demander comment Mussolini a fait ici son entrée en littérature. Mais Gandhi lui-même n'appréciait-il pas cet homme redoutable ? Qui n'a pas été trompé par les mirages de son temps ? Ceci relève du document, pour une fois. Ou alors de cette manie consistant à expérimenter les idées sur des masses croissantes.

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Les textes organiques sont peut-être les seuls qui résistent à l'érosion. Car qu'est-ce qu'on retient en général des œuvres du passé ? Rien qui concerne leur temps, du moins si l'on n'est pas ce spécialiste qui travaille à la mémoire sans espoir de donner un sens à ses résultats. Quelquefois le thème, s'il est assez dramatique pour faire l'objet d'un autre récit moins encombré de longueurs didactiques et surtout écrit dans la langue la plus sommaire et donc la plus efficace sur le coup.

On ne rejoue pas Corneille sans ces précautions devenues maintenant d'usage. On a beau distiller le texte dans l'appareil du décor ou de ses illustrations, il revient toujours de loin. Il a besoin d'une nouvelle peau, d'un sang neuf. Il ne résiste pas aussi bien qu'il s'est imposé à ses contemporains. Le voyage au bout de la nuit commence à souffrir de sa propre langue. Elle n'est plus relative à la langue de ses personnages qui ont changé, non pas avec le temps qui est assez clément pour durer toujours de la même façon, mais avec les choses qui peuplent notre existence à la place de ce qui justement n'existe plus que par le texte. Les arts du spectacle se chargent de la triste besogne. Les visages de leurs femmes ont tellement changé qu'il faut mettre du sien pour y croire le temps d'en arriver à la fin. Ces arts de la fin, ou avec fin, sont les seuls capables de ravigoter les couches anciennes de notre activité alluvionnaire. Il faut un cadre pour finir, ou un rideau qui tombe semble-t-il définitivement, ou la lumière des plafonniers pour ramener à l'existence ce qui n'en a que l'apparence aujourd'hui. Les costumes, un certain soin apporté au dialogue, ce qui le date, des pans entiers de la nature qui imposent des allées splendides ou des rives faussement vierges, la lenteur des déplacements que le montage ne dénature pas, des minauderies qui n'ont plus cours, le sens de l'honneur et une cruauté qu'on n'envisage plus au moment de réagir aux importuns et d'embobiner l'éternel pigeon qui lui aussi a changé de plumage, la liste est longue mais les professionnels sont bien documentés. Que reste-t-il alors, une fois accomplis les rites dus aux ancêtres ? On sort de là gavé mais pas entièrement satisfait. On croise ce qui manque encore à l'histoire. On ne se couche pas sans ce sentiment de glissade. Il est en effet impossible de s'arrêter. Même l'imagination n'y peut rien, sauf en cas de possession notoire.

J'imagine que c'est ce destin de pochard que Pound prétend nous épargner. La construction des Cantos, œuvre de la traversée, plus péniblement de la durée, éclaire l'ABC de la lecture et non pas le contraire. C'est ainsi. Il y a des chances pour ce texte continue de hanter la recherche. Le texte impose sa langue d'emblée. On peut bien sûr en référer, comme au bon temps des procès urgents, à la logique, à la cohérence, au début et à la fin, à la cause et à l'effet, au goût et à son contraire, etc. Voici un texte organique. Il n'a pas pris une ride. Il n'est l'objet d'aucune perfection formelle. Il n'éclaire pas ses obscurités. Il n'est pas jaloux de ses carences. Mais une composition le commence et lui interdit tout achèvement. Il peut croître de l'intérieur comme par les extrêmes de ses parties, si l'on arrive à distinguer les parties du tout, labeur redoutable que la division en chants ne facilite pas le moins du monde. On a réussi à faire du théâtre avec la Circé de Joyce et même avec le cheval de Darl. Mais quel théâtre ? En tout cas pas celui qui se donne en spectacle. Théâtre de la Cruauté. Artaud s'imposera toujours au théâtre. Le cinéma n'a pas trouvé son Artaud. La chanson chuinte au lieu de recommencer infatigablement ce qui s'appelle un métier. Les opéras de Pound ont déçu. Je doute qu'on les remette sur les planches. Pourquoi ? Parce qu'on ne réussira pas à les « moderniser ». On pourra facilement en raturer les excès inacceptables, petites scories d'un esprit encerclé par son époque de solutions. Que faire avec les Cantos sinon les lire, non pas en toute humilité, car la connaissance de l'archéologie littéraire et artistique n'y impose pas sa spécialité. Le chant revient assez souvent à la nature pour qu'on s'y reconnaisse sous un jour favorable à l'attente et surtout à la patience. Pound faisait remarquer à je ne sais qui que s'il (ce je ne sais qui) avait à s'adresser à un ouvrier pour parler de poésie, il le ferait avec le même texte que celui qui lui viendrait plus facilement à l'esprit s'il s'adressait à un auditoire compétent, prévenu de la difficulté, habitué à s'en saisir pour l'approfondir ou la contourner (différence entre le bon et le mauvais interprète). On ne change pas l'existence organique des textes écrits pour justement en avoir une. Il n'y a rien à négocier. Par contre, contrairement aux préceptes de l'éducation, le lecteur a le droit de sauter des pages et d'aller où le bon vent le mène quand il se met à naviguer sur ce qui est littéralement la surface du voyage. Les Cantos commencent par une traduction exemplaire du moment où l'Ulysse d'Homère se prépare à entrer en Enfer et il n'y a plus aucun moyen textuel d'achever le voyage qui s'ensuit. Comment voulez-vous écrire des récits de voyage après coup si vous avez l'ambition d'emmener avec vous le plus grand nombre possible de compagnons de voyage ? Et en effet, les Cantos se vendent bien. On ne vend plus guère nos poètes reconnus en leur temps par le biais de l'Église ou des croyances politiques. Les textes rhétoriques tout remplis de poésie de la foi qui marquent la poésie française du XXe siècle non seulement s'achèvent en effet par leurs petites queues de poissons prévues à cet effet mais ils n'entrent plus en possession aussi facilement qu'à l'office pour lequel ils ont été conçus. Tandis que la voix souterraine des textes organiques, venues quelquefois de si loin qu'on se demande d'où leurs auteurs ont tiré cette force exemplaire, coule comme de source.

Et c'est bien d'une question de source qu'il s'agit. Ce n'est pas la même eau. C'est la même langue mais sur une autre portée. Les glissements, les détails de la sinuosité, les rencontres des rives, les peuplements internes, cette flore si visible d'un côté et si proche quand le poète ne se contente plus de la connaître mais de l'entendre dire, font la différence. Et c'est bien là le danger que court perpétuellement la littérature raisonnablement écrite pour, croient ses écrivains, le plus grand nombre ou un nombre si restreint et si informé que ce théâtre finit par ne plus avoir d'aventure avec l'espace. La comparaison. Il ne s'agit alors plus d'extraire l'anecdote la plus visible et la plus jouable, mais de comparer le texte mis en évidence par l'éducation et celui qui dure sans se couper de son temps. La comparaison et non plus l'identification. La lecture préconisée par Pound compare et laisse comparer. Elle n'impose aucune biométrie.

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A-t-on besoin d'une méthode pour lire ? Le texte ne porte-t-il pas en lui les principes de sa lecture ? Ne s'agit-il pas, plutôt que d'une méthode ouvrant le texte à notre place, de donner au lecteur les moyens de découvrir les principes de lecture du texte ? Tous les textes sont-ils concernés par cette méthode dont Pound nous livre ici, à sa manière, la substance et le corps ? À quel point cet ABC est-il différent des autres ? Pound ne cherche-t-il pas plutôt à justifier les difficultés ou les défauts de ses œuvres tant didactiques que poétiques ? À quel moment, enfin, peut-on le surprendre en flagrant délit de hâte et même d'impréparation pour ne pas dire de négligence ?

« Une syntaxe abrupte et désordonnée peut être, par moments, tout à fait honnête, et une sentence minutieusement construite peut n'être, par moments, qu'un minutieux camouflage. » Honnête ne doit pas être pris ici dans son sens moral mais purement relatif au métier d'écrire. C'est un « textbook » que l'éditeur a commandé à Pound. En échange, il reçoit tout autre chose. Certes, Pound s'y montre moins déroutant que d'habitude. Il a dû promettre de ne pas aller aussi loin et il s'en est tenu, comme l'observe Roche, à une chrestomathie reconnaissable. Je veux dire qu'on ne peut pas confondre le texte de l'ABC de la lecture avec un texte qui n'aurait pas pour objectif d'introduire le lecteur à une autre manière de prendre possession des textes qui se distinguent du commun par leur intention manifestement poétique. Un manuel de jardinage se propose rien de moins que d'initier le lecteur aux techniques du potager ou même d'en approfondir la connaissance par des apports aussi judicieux que définitifs. Le « plan » d'un manuel de jardinage, ou de thérapie, ou de bricolage, ou encore de lecture, est toujours exactement le même. Voilà le jardin, avec sa clôture, son portail, son mur au soleil, ses serres, ses allées et par conséquent ses carrés, ses fils à dresser et à limiter, sa caisse à outils, ses gestes, ses saisons, ses calendriers, son eau de pluie et ses rigoles etc. Deux manuels peuvent se différencier par la manière de planter les choux mais au fond, il n'est question que de cultiver des légumes avec un maximum d'efficacité, de sens pratique et d'hygiène quelquefois. Le « plan » renferme son objet. Sur ce point, le manuel de jardinage ne diffère pas franchement du texte destiné à participer à l'existence de la langue. Les « objets », ou les thèmes, les distinguent clairement. Un jardinier n'écrit pas des livres et un homme de lettres ne jardine pas. Les livres écrits par le jardinier, ceux qui concernent le jardinage, sont pris au sérieux tout autant que les poèmes ou romans ou tragédies écrits par l'homme de lettres soucieux de jouer son rôle lui aussi. Quand l'homme de lettres jardine, c'est après avoir lu le manuel du jardinier. Et si le jardinier se fend d'un poème élégiaque, c'est par un goût particulier pour la littérature. Mais ni les tomates de l'écrivain ni les plaquettes soignées du jardinier ne sont prises au sérieux par le lecteur prudent ou mesuré. D'ailleurs, l'un et l'autre sont d'accord sur un point : le texte est à la fois en situation, il répond aux normes de la logique et témoigne d'une plus ou moins grande cohérence. Le jardinier ariégeois n'a pas pu écrire son manuel sur la tomate au siècle de Dante, les tomates poussent en effet selon les principes qu'il expose et le jardin témoigne de sa connaissance des lieux et de leur potentiel alimentaire. Le roman de l'homme de lettres commence et se termine, on y sent des héritages contemporains ou à peine vieux de quelques décennies, son témoignage consiste à introduire des personnages et des idées dans le bréviaire déjà chargé de sens de la littérature. Si l'un ou l'autre commet des fautes aussi grossières que sur la syntaxe ou sur l'estimation du temps qu'il va faire, on sait alors qu'on a affaire avec un mauvais jardinier ou un médiocre écrivain. Notamment, on ne dira pas d'un écrivain qui s'embrouille que, malgré son manque de maîtrise de la langue ou du sujet, il n'en reste pas moins remarquable par son influence. En cas de désordre ou de manquement, le jardinier n'est plus considéré comme capable de nourrir son prochain et l'écrivain, tout homme de lettres qu'il est pour d'autres raisons, n'est plus pris au sérieux, il n'influence plus la pensée de ceux qui se nourrissent, comme c'est naturel, d'influence. Il est donc normal que Pound soit encore aujourd'hui considéré, quoique érudit, comme un mauvais écrivain, ou pire, comme un menteur. Le XXe siècle a d'ailleurs passé une part non négligeable de son temps à considérer ses meilleurs écrivains comme les plus mauvais. Le principe judiciaire vieux comme le temps, qui consiste à placer le prévenu devant sa folie ou son péché, s'applique aussi en matière littéraire. Ne pas rechercher son application pourrait conduire à ne plus juger. On imagine facilement les conséquences d'une pareille vacance. Le génie —et pourquoi le XXe siècle en manquerait-il ? — s'en trouve généralement réduit au mieux à la mendicité et au pire à l'excommunication. Mes analogies ne sont pas innocentes. L'importance des croyances religieuses et politiques, qui elles-mêmes relèvent de l'incurie intellectuelle et de la misère mentale, continue de nous harceler jusque dans le jugement qui n'est rien que mots et considérations et n'implique d'autre acte que celui d'écrire autre chose que des manuels d'instruction publique. Qu'un écrivain cesse d'en jalouser la clientèle soumise et ses écrits font l'objet de critiques chargées de démontrer et non plus, comme c'est la vocation de la critique, de révéler. L'histoire est entre les mains de ses propres juges. D'où sans doute l'histoire antagoniste que proposent les génies de leur temps, et dans ce cas cette « chronologie » des faits littéraires, essentiellement des textes, qui introduit la pensée de Pound dans les cercles littéraires de son temps et des conséquences de son temps, ce que nous appelons notre contemporanéité.

Il semble assez naturel et même judicieux de situer les textes dans leur contexte. C'est en tout cas ce qu'on demande en premier lieu à l'analyste du fait littéraire et c'est ce que se demande légitimement le lecteur surpris à en lire les textes remarquables. On situe généralement les textes dans trois types de contexte : l'histoire de la nation ou mieux de la langue, l'existence même de l'écrivain, ce qu'en disent les biographes et les mémorialistes, et ce qui reste aujourd'hui à la fois de la saveur du texte en question, de son contexte historique et des aléas personnels de l'auteur, en sachant pertinemment qu'aujourd'hui n'est pas plus durable qu'une « génération ». Si on ne se met pas tous d'accord sur la chronologie des faits, et c'est quelquefois le cas, on est en général plus consentant sur la capacité des textes à nous renvoyer encore les reflets attendus de la langue et de son passage séculaire. Pour cela, on connaît les règles fondatrices de la pensée commune. On les connaît ou on les sent, peu importe. On peut toucher au vers mais certainement pas à ce qui est désormais considéré comme une réalité. Le sonnet a beau appartenir à d'autres intentions, la poésie continue d'alimenter les livres. Mais toucher, d'une manière aussi contestable, à la chronologie des faits, est inadmissible. Le lecteur de Pound est prévenu (Roche) : « Enfin l'intérêt premier des exemples choisis par Pound réside dans une interprétation toute personnelle de l'évolution historique des conceptions prosodiques anglaises et continentales. » Tout ce que Pound choisit d'écrire ou de rapporter à son ouvrage, quand ce n'est pas à la mécanique même du métier qu'il pratique « un cinquième de son temps » (Hemingway), est écrit ou rapporté sur le plan de sa vision historique des faits. La question serait en effet de savoir ce qui cloche dans son « interprétation ». Première question.

La logique est considérée comme l'état naturel du texte. On tire sa logique d'écrivain des causes et des effets ou des effets seulement si on a ce talent pathétique qui caractérise les génies de l'implicite. L'expression des causes ne constituerait pas une matière suffisante à l'effort d'écrire le texte qu'on s'apprête à raisonner comme s'il s'agissait d'une proposition sortie de la bouche d'un conseiller municipal. Il ne faut pas confondre la logique avec le sens de la dramaturgie qui se passe aussi aisément d'elle que les effets conservent leur puissance malgré l'absence apparente de causes. La logique, c'est simplement le lieu et le moment où on se met d'accord. Est-ce que c'est logique ? demande-t-on à l'autre et il répond si ça l'est ou qu'au contraire il est en mesure de dénoncer les défauts de ce qui, un texte en l'occurrence, est soumis à son jugement. Tout arbitraire est écarté. Remarquez que si c'est logique pour moi et que ça ne l'est pas pour vous, l'un de nous deux n'est pas fait pour ce genre de labeur et il faut l'éliminer de la circulation des idées. Suicidez-vous dans le meilleur des cas. Mais tout écrivain surpris la main dans le sac de ce qui relève sans doute du mensonge n'est pas forcément convaincu que sa disparition aussi soudaine que tragique arrangera ses affaires avec ceux qui se considèrent déjà comme ses créanciers. Survivant à l'abattage, il persiste dans ce qui défie à la fois la logique et l'hypothèse : le mensonge ou le délire. Au choix. L'état de son texte n'entre pas dans l'esprit. C'est ici que la méthode idéogrammatique impose sa pertinence. Car si elle ne convainc pas les demandeurs au procès qui lui est fait, elle a ses défenseurs et la somme des textes qui témoignent de sa vigueur aggrave le strabisme des juges.

Au bout du texte, il y a ses conséquences. La conséquence la plus pacifiquement partagée est la cohérence. Vous en trouverez facilement les défenseurs. Ceux-ci, demandeurs au procès de la logique, sont procéduralement convoqués cette fois en tant que défense de la cohérence. Elle a été mise à mal le jour où on s'est aperçu qu'on pouvait très bien concevoir des textes et d'autres types d'œuvres d'art sans pour cela s'appliquer à ne choisir que ce qui est cohérent dans la matière. Le chaos, la cruauté et autres petites participations du XXe siècle à la conception de l'histoire font l'objet de soins quelquefois minutieux de la part de leurs auteurs. Je pense qu'il n'y a sans doute rien de plus « travaillés » que les possessions vulgarisées par les poètes du XXe siècle. Pound y voit un jeu des perceptions. Le plaisir, jusque-là réduit à des convenances aussi captieuses qu'improbables, s'impose à l'esprit comme jadis la foi venait s'ajouter aux mauvaises habitudes. Interprétation des croissances, juxtaposition des mots contre le concept même de phrase, et enfin ce jeu des perceptions chargé non pas de construire la cohérence, ni même de déconstruire ses objets habituels, mais d'en trouver l'équilibre, ce point où les faits et leurs textes remarquables, la langue, ses origines et le monde des langues lui-même, et la descendance prometteuse d'histoire revue et corrigée se rassemblent pour former une pensée digne de figurer en bonne place dans le répertoire des personnages que nous sommes. Nous sommes loin de l'analyse logique. Le poète peint plus qu'il n'utilise des phrases, objet incontestable de la langue, comme s'il n'était désormais plus possible de se demander si la phrase est encore nécessaire dans nos textes. L'image s'impose au sens. Du coup, le côté raisonné des choses vues en tant que poète (et non pas auteur d'un manuel sur le jardinage), tend à s'étioler au profit de leur dessin caractéristique. La voix semble porter cette provocation.

Anticipant un peu sur les développements à venir de ce livre, je conclurais cette petite dissertation par trois remarques ordinairement partagées par ceux qui en connaissent la lecture :

— Partant de la psychologie supposée de l'homme, le surréalisme, et peut-être son seul représentant, André Breton, a souvent raté le merveilleux pour céder la place à l'insolite ; il en résulte une conservation des moyens contemporains de la langue, des retrouvailles plus que douteuses avec l'histoire et un abandon à la seconde qui suit cette détermination toujours valable qui laisse finalement interdit devant tant à la fois de possibilités et de similitudes frappantes.

— L'expérience purement métaphysique d'Antonin Artaud met en scène la cruauté, révélation aiguë, ou la seule folie d'avoir été trop loin dans les réactions chimiques avec la matière cérébrale elle-même ; l'histoire, réduite à des questions de culture, est balayée ; seul le moment de l'interprétation est important ; on s'expose au regard avant de s'adresser à l'esprit ; la logique surpasse tout ce qu'on peut espérer d'elle ; la cohérence de cette œuvre considérable est due à la ressemblance exacte du texte avec son objet. On applaudit.

— L'expérience de Pound crée, poursuit et donne à continuer une poétique aussi complexe et inévitable que celle d'Aristote ; en tout cas, Pound réduit en poussière les « défenses de la langue française » et autres babioles de l'exercice au sol de la langue maternelle ; Pound préfère le fil tendu entre les langues ; car ce qui rejoint ainsi les langues est sans doute aussi ce qui projette l'homme contemporain sur l'écran de son premier instant intellectuel ; c'est pour cela qu'il n'y a pas de « personnages » dans l'œuvre de Pound, qu'il se déclare incapable d'écrire des romans aussi facilement que l'auteur de Tarzan ou de ne pas les écrire non plus pour les raisons expérimentales des surréalistes ; c'est aussi pour ces raisons que l'opéra révisé par Pound n'a pas laissé la trace qu'Artaud a imprimée dans la chair de ses contemporains et de leur descendance pour une durée que personne ne peut raisonnablement calculer. Deuxième question, à ajouter donc à la première, qui, je le rappelle, concerne effectivement l'« interprétation » de l'évolution historique des conceptions poétiques.

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À une époque où on s'exerçait à être moderne tout en craignant de ne rien laisser de cette manière et où en même temps on appliquait encore les bonnes vieilles méthodes en espérant qu'elles fussent toujours aussi prometteuses d'avenir, Verlaine considérait Hugo avec une condescendance qui irrite les uns ou une exactitude qui ravit les autres. Réduisant le grand homme à quelques textes et surtout sa part poétique à ce qu'on estime plutôt mineur en général, il rompait avec l'idée même d'œuvre et donc avec celle d'une histoire dont les œuvres seraient les jalons.

On a reproché à Verlaine sa morgue d'aristocrate de l'absinthe et on n'a pas manqué de souligner à quel point ses projets, dont témoignent d'innocentes lettres à son ami Lepelletier (« Je caresse l'idée... »), n'avaient été que la rêvasserie d'un poète « qui ne sait pas où il va » quand il s'obstine à suivre le chemin apparemment tracé par d'autres, dont l'immanquable Hugo, père légitime du romantisme. Ainsi, le portrait « moral » de Verlaine, qui faillit abattre un autre monument de la poésie nationale mais cette fois d'un coup de feu, s'aggrave de considérations que démentent les qualités de son œuvre, si œuvre il y a, susurre l'exécrable Maurras qui échappa aux balles de ses concitoyens. À part quelques textes incontestablement capables de hanter la mémoire pour leur valeur de chanson, il ne resterait rien de l'œuvre de Verlaine que cette incroyable déclaration d'enterrement du plus grand de nos poètes et ce sentiment d'avoir affaire, avec Verlaine, à du sous-Hugo, à du Rimbaud rapetissé, à de la croyance douteuse et même à un Dieu qui ne serait pas le bon malgré le Christ qui vient à l'appui de sa thèse de raté. Tel est le portrait généralement éclairé par les lanternes de la transmission de pensée. Les violons servirent honorablement au débarquement des Alliés en Normandie et c'est peut-être au fond tout ce qu'il en restera. Ce poète avait des dons, il les gaspilla en s'usant les coudes sur autre chose qu'une écritoire ou bien il fut amené à les user sur le zinc parce que justement il ne pouvait pas aller bien loin, pas si loin que Rimbaud qu'il sodomisa et en tout cas pas aussi loin que le poète qui réduisit Vigny, Lamartine et Musset aux rôles de soubrettes du romantisme, ou peu s'en faut. L'idée court toujours.

Verlaine, tout homme détestable qu'il fût, pour des raisons qui n'intéressent d'ailleurs que ses contemporains les plus proches de sa tragédie personnelle, eut l'avantage sur les autres, au moment des funérailles grandioses du premier poète de la république en question — elle ne trouva pas les pauvres de son testament—, d'avoir lu tout Hugo et d'en être par conséquent le critique de droit. « Laissez-moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou ! » Il touchait à l'histoire déjà officielle. Il se rendait coupable d'une interprétation personnelle et donc abusive pour ne pas dire purement et simplement jésuitique. Jamais cela n'était arrivé à la critique, d'avoir à refaire l'histoire non pas pour qu'elle continuât d'être de l'histoire, mais pour détraquer carrément cette espèce de temps abstrait qui la fonde en chronologie des causes et des effets littéraires un peu coupée d'évènements externes remarquables. Sang des nations. Bayle et Fontenelle avaient à peine effleuré le sujet.

Qu'il souhaitât qu'on ne retînt que le Hugo « d'avant 44/45 » peut passer pour de la pédagogie. L'œuvre du grand mentor de la nation, qu'on n'a pas remplacé depuis d'ailleurs, pas même par le Valéry du faussaire de Gaulle, s'accomplirait dans le cosmique après avoir vécu de tellurique. L'âge mur et la vieillesse seraient ainsi justifiés par une jeunesse un peu longue qui ferait la nique à la dégénérescence prématurée d'un autre aristocrate (ils le sont presque tous), le délicat Musset. Ce ne serait presque toucher à rien de la légende, tout juste serait-elle un peu expliquée, par un dépravé certes, mais expliquée. Or, Verlaine anéantit ce qu'on voudrait conserver pour arriver à temps aux funérailles. Il tranche avant même que le poète national change de veste. Il retient le pair de France, le romantique agité, le père secret, l'amant régnant. Et ceci, par le texte ! Deuxième péché capital. Inadmissible. Non, revenons à l'intégralité, à la biographie, à la cohérence de l'existence ! Verlaine n'est pas non plus compétent pour dresser le portrait du grand homme.

Et pourtant. Verlaine vise juste. Détenteurs et détracteurs de l'œuvre élevée à la nation le savent bien pourtant. Comme Ezra Pound plus tard, mais guère beaucoup plus tard, Verlaine dresse la liste, ce que Baudelaire avait tenté un peu timidement en versifiant son canon occidental. Il s'avance en terrain occupé par la pédagogie pour tracer des figures obscènes. Le Livre des lectures ne serait pas seulement une histoire de la nation sur la portée de laquelle on aurait déposé un peu de musique patriotique. Le Livre des lectures serait « documenté » d'une toute autre façon. Si Verlaine a manqué d'audace plus que de poésie au moment de s'attaquer aux angles du texte définitif, le « Pacha » sert d'exemple au type de « raisonnement » qui va désormais innerver la littérature. Une pareille attitude se transmet. Rien à voir avec la tête de Chénier qu'on n'arrive pas à porter sur ses propres épaules quand on a perdu la sienne. Pound le souligne avec une précision de coutelier : le texte est empreint d'une validité et il est donc sujet à la durée et non pas à l'histoire. Ses « fanfreluches », les « vieilleries poétiques » de Rimbaud, les archaïsmes des rimeurs et la caducité des modes dénoncent l'histoire et s'attaquent au corpus des œuvres pour n'en retenir que les textes flagrants.

Personne ne peut raisonnablement expliquer l'importance accordée aux époques où furent créés les textes et aux hommes qui en furent les auteurs. L'histoire a déjà beaucoup de mal à se faire entendre véritablement quand elle prend pour sujet les évènements politiques dont l'archivage est aussi abondant que fidèle. On ne réduit pas une époque donnée à un homme. Hitler pas plus que Napoléon ne contiennent leur époque. Ils en sont des acteurs majeurs, ce que nous ne sommes pas pour nos époques respectives, nous les vivants et les morts. À trop considérer la chronologie des faits comme une horloge « parlante », on réduit au lieu de compliquer et le ressort d'une pareille entreprise finit par se rompre sous l'effet des exigences de la pensée qui cherche et ne renonce plus à chercher. Ce qui reste de la politique, qui n'est pas un art, c'est une succession de « régimes » qui se côtoient par héritage, révolution, victoire des uns sur les autres, faillite de l'économie, déclin des ressources naturelles etc. De la science, on voit bien, et même mieux, qu'elle ne récompense que les opportunistes ou les chanceux, jetant aux oubliettes les laborantins et les travailleurs de l'ombre.

La littérature est peut-être plus fidèle à sa vocation temporelle. Elle donne des textes. Les époques et les auteurs n'en sont pas les paramètres. Tout juste permettent-ils de situer les textes comme dans un index. La vénération, la reconnaissance ne sont pas des questions littéraires. Elles appartiennent à d'autres domaines de l'existence et la question est justement de savoir si la pédagogie a raison de s'y fier au point de participer à la reconstruction permanente des institutions. Si l'on s'en tient aux textes, ne retenant les dates que pour mémoire et les auteurs comme personnages de la lecture, alors il est possible de retrouver une autre chronologie et d'autres textes. Ce ne serait pas là une question d'« interprétation personnelle » mais une véritable vision à prendre en considération le moment venu. Et la liste des textes ne serait pas une « chrestomathie », espèce d'anthologie destinée à l'instruction, mais une œuvre à part entière, adab de nos ancêtres arabes, mais loin du jeu et de la crainte de se faire couper la langue et les poignets avant de pendre par le cou. C'est sans doute à partir de ce point précis de sa pensée que Pound devient à la fois un homme politique et un théoricien de l'économie. Il faut vivre, c'est-à-dire exister avec les autres quand on sait à quel point la pratique de la littérature peut vous en éloigner, ce qui n'est un paradoxe qu'en apparence. Celui qui ne sait pas communiquer est-il un écrivain à prendre en considération au moment de dresser la liste des textes qui vont servir de sol à la connaissance ? Celui qui se trompe, pour une raison ou pour une autre qui reste à définir avec un maximum de clarté, peut-il entrer dans ce compendium sans lui faire courir le risque de passer pour une apologie ?

Après quelques décennies de modernités vouées aux chefs-d'œuvre et de traditionalismes incapables de classicisme, nous sommes revenus à ces temps maudits où le doute s'installe entre l'innovation et la tradition, pour les séparer, pousser au choix et interdire une réflexion tranquille. Comme si la tradition promettait les beaux jours de l'avenir, ce que les académiciens prennent pour de la postérité, mais sans garantie, et que l'innovation, craintive par définition malgré ses excès, ne pouvait plus assurer à l'esprit que le chemin sur lequel elle le place est bien celui qu'il a choisi. On est tout près de repenser comme Verlaine et comme lui, de n'être que les auteurs de notre destin au lieu d'influencer durablement le destin plus universel de la langue et de la pratique marginale des langues qu'est un peu la littérature et beaucoup son exercice personnel. La différence, c'est que nous n'avons plus de Hugo pour exercer notre sens critique. L'intellectuel français a payé un si lourd tribut aux idées de son temps qu'il ne les sert plus qu'avec une prudence de moine ou un opportunisme de marchand à la sauvette. Au lieu de proposer à l'étudiant la somme des textes qui désignent les nôtres, on introduit les passe-temps de la vie courante dans les manuels de ce qui, d'instruction que c'était, passe pour de l'éducation et on se prend ainsi pour des bienfaiteurs ou des pacificateurs de l'idiosyncrasie de « ceux qui voudraient s'instruire », vol plané de « ceux qui sont arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données. » Gradus ad Parnassum.


2 — Métrique et poésie d’Ezra Pound – T.S. Eliot

I

« Dans toute conversation sur la poésie moderne, entre ceux qui savent, écrit Mr. Carl Sandburg dans Pœtry», on finit par traîner Ezra Pound dans la boue. On ne le cite que pour le maudire et le traiter de dévergondé, de railleur, de poseur, d'oisif et de vagabond. Ou bien on en parle pour boucher un trou comme ce fut le cas de Keats à une autre époque. Le fait est qu'il en sera question.» 

 

C'est un fait. Mais bien que Mr. Pound soit connu, ayant même été victime d'interviews pour des journaux du dimanche, il ne faut pas en conclure qu'on connaît à fond son travail. Pour un lecteur qui a lu ses écrits avec quelque soin, il y en a vingt autres qui en ont une opinion. Parmi ces vingt-là, il y en certains qui sont choqués, d'autres sont troublés, ou irrités et un ou deux ont vu leur sens de la dignité outragé. Le vingt et unième critique sera probablement celui qui connaît et admire certaines de ses poésies, mais qui en dit : « Pound est surtout un érudit, un traducteur » ou « les premiers poèmes étaient beaux ; son travail postérieur témoigne plutôt de son intérêt pour la publicité, ou d'un désir malicieux d'ennuyer, ou bien encore d'un désir enfantin d'être original ». Il y a un troisième type de lecteur, assez rare, qui connaît Mr. Pound depuis quelques années, qui a suivi sa carrière intelligemment et qui reconnaît sa cohérence.

Cet essai n'est pas destiné aux vingt premiers critiques en question, ni à quelque vingt-deuxième qu'on a juste ébauché, mais à l'admirateur de tel ou tel poème, celui dont le plaisir en est la meilleure réponse. Si le lecteur est déjà convaincu que « Pound est simplement un érudit » et que « Pound est simplement un journaliste, » ou que « Pound est simplement un technicien » et que « Pound est simplement un prophète du chaos », alors là il n'y a plus d'espoir. Mais il y a des lecteurs de poésie qui ne sont pas encore atteints par cette hypertrophie des facultés logiques ; leur attention pourrait être retenue, non pas par une explosion d'éloges, mais par une simple information. Le présent essai vise simplement à informer. Ce n'est ni une biographie ni une étude critique. On ne s'y extasiera pas sur les « beautés » ; c'est un compte-rendu rapide de dix années de poésie. Les citations de critiques pousseront peut-être le lecteur à former son opinion. Nous n'entendons pas la forger à sa place. Nous n'entrerons pas non plus dans d'autres aspects de l'activité de M. Pound pendant ces dix ans ; ses écrits et ses vues sur l'art et la musique ; quoique ceux-ci occuperaient une place prépondante dans une biographie complète.

 

II

Le premier livre de Pound a été publié à Venise. Venise était une halte après le départ d'Amérique et avant l'installation en Angleterre. C'est à Venise, en 1908, que paraît « A Lume Spento ». Ce volume est maintenant une rareté ; il a été publié par l'auteur et fabriqué par un imprimeur vénitien dont l'auteur a personnellement surpervisé le travail ; sur un papier provenant d'un stock qui avait été utilisée pour une Histoire de l'Église. Pound a quitté Venise la même année et emporté « A Lume Spento » avec lui à Londres. On ne pouvait attendre d'un premier livre de vers, publié par un Américain inconnu à Venise, qu'il attirât l'attention. À l'« Evening Standard » la palme pour avoir remarqué le livre, dans une critique le résumant :

 

Substance sauvage et obsédante, absolument poétique, originale, imaginative, passionnée et spirituelle. Ceux qui n'y verront aucune folie la considèreront comme inspirée. Après la prosodie banale et convenue de la plupart de nos poètes convenables, ce poète à l’air d’un ménestrel de Provence dans une soirée musicale de banlieue... La magie démesurée de cette poésie est enfermée dans un étrange volume de papier qu'aucun mot ne pourrait décrire.

Comme les poésies majeures de « A Lume Spento » ont été ensuite insérées dans « Personæ », ce livre apparaît seulement comme une date dans l'histoire de l'auteur. « Personæ », le premier livre publié à Londres, parut en 1909. Peu de poètes ont entrepris le siège de Londres avec si peu de moyens ; peu de livres de poésie ont dû leur succès à leurs mérites propres. Pound est arrivé à Londres en étranger, sans soutien littéraire et sans moyens financiers. Il proposa « Personæ » à M. Elkin Mathews, qui eut la gloire d'avoir publié « Wind Among the Reeds » et « Books of the Rhymers' Club » de Yeats dans lequel les poètes des années 90, maintenant célèbres, ont tous puisé à leur gré. M. Mathews a d'abord suggéré, comme c'était naturel envers un auteur inconnu, que celui-ci devrait supporter les frais d'impression. « J'ai un shilling dans ma poche, si ça peut vous être utile, » a répondu le poète. « Bien, » dit M. Mathews, « je veux le publier de toute façon. » Il visait juste. Le livre fut, c'est vrai, reçu avec réticence, mais enfin il fut reçu. Il y eut quelques critiques favorables, notamment M. Edouard Thomas, le poète (connu aussi comme « Edouard Eastaway » ; il a depuis été tué en France). Thomas, écrivant dans « English Review » (alors à sa meilleure époque sous la houlette de Ford Madox Hueffer), reconnut l'intensité originale de « Personæ » :

Il a... quelques unes des qualités superficielles des versificateurs modernes... Il n'a pas la mélancolie à la mode ni la résignation ni le mal de vivre ; ni ce sentiment de la nature qui sert la description et la métaphore décorative. On ne peut le comparer avec aucun des écrivains vivants ; ... original et doué d'un réel pouvoir d'exprimer sa personnalité qui, de la première à la dernière ligne de la plupart de ses poèmes, vous tient fermement dans son monde de gravité, de passion et de pureté... Cette beauté (In Praise of Ysolt) est la beauté de la passion, de la sincérité et de l'intensité, et non pas des mots ou des images ou des suggestions... la pensée domine les mots et les dépasse. Ici (Idyll for Glaucus), la passion et la magie naturelle excluent les expressions que le lecteur de poésie moderne s'attend toujours à rencontrer dans l'interprétation d'un tel sujet.

M. Scott James, du « Daily News », fait l'éloge de sa métrique :

Au premier regard, tout ceci pourrait apparaître comme simple folie et rhétorique, une démonstration inutile de savoir-faire et de passion sans réelle beauté. Mais, au fur et à mesure de notre lecture, cette curieuse prosodie révèle ses propres règles ; la force brutale de l'imagination de M. Pound semble communiquer une certaine beauté contagieuse aux mots qu'il choisit. Parfois, il y a un rythme étrange d'anapeste quand il accélère sa pensée ; souvent, il finit inopinément un vers avec la deuxième moitié d'un hexamètre réflectif :

Flesh shrouded, bearing the secret.

... Et quelques lignes plus bas, un exemple de son utilisation favorite du spondée, suivi par un dactyle et un spondée, qui sonne étrangement et, comme nous le lisons d'abord, avec l'apparence d'un couac, mais semble ensuite récupérer une énergie curieuse et remarquable :

Eyes, dreams, lips, and the night gœs.

Un autre vers, comme la fin d'un hexamètre :

But if e'er I come to my love's land.

Mais, malgré tout, le critique prend le temps de remarquer :

Il nous déconcerte par des mots archaïques et des mètres peu familiers ; il semble souvent dédaigner les limitations de la forme et du mètre, s'épuisant au hasard de l'expression qui convient à son humeur.

Celui-ci conseille au poète « d'avoir un peu plus de respect pour son art. »

C'est justement cette adaptation du mètre à l'humeur, une posture inspirée par l'étude intensive du mètre, qui constitue l'élément primordial de la technique de Pound. Peu de lecteurs sont prêts à accepter la somme d'érudition qui habite « Personæ » et sa suite, « Exultations », ou de consacrer du temps au type de lecture que ces livres exigent. C'est là qu'on est dérouté. Pound n'est pas un de ces poètes qui n'exige rien du lecteur ; et le lecteur occasionnel de poésie, déconcerté par la distance qui sépare la poésie de Pound de celle qui a formé son goût, attribue ses difficultés au savoir excessif de l'auteur. « Tout ceci, dira-t-il de certaines des poésies provençales ou inspirées de la Provence, n'est que de l'archéologie ; ce poète exige de son lecteur des connaissances auxquelles la vraie poésie ne prétend pas. » Mais exhiber son savoir n'est pas la même chose que de l'attendre du lecteur ; et Pound est tout à fait exempt de pédantisme. Il est, c'est vrai, un poète des plus savants. En Amérique, il étudia les langues romanes dans l'intention de les enseigner. Après avoir travaillé en Espagne et en Italie, après la poursuite du verbe provencal de Milan à Freiburg, il a abandonné sa thèse sur Lope de Vega, son doctorat, une chaire et a choisi de demeurer en Europe. M. Pound a de temps en temps donné son avis sur le savoir dans les universités américaines, sa mort, son isolement de la compréhension véritable et de la création littéraire. Il est toujours prêt à lutter contre le pédantisme. Quant à sa formation personnelle, il a étudié la poésie soigneusement et s'est servi de ses découvertes pour élaborer sa prosodie. « Personæ » et « Exultations » témoignent de son talent à se servir de ses études pour créer. Il s'est saturé de Provence ; il a parcouru toutes les pistes de ce pays ; et la vie des cours où les troubadours se sont pressés fait partie de sa vie. Et bien que « Personæ » et « Exultations » exigent un effort de la part du lecteur, il ne lui est pas demandé de connaître le provencal, l'espagnol ou l'italien. Peu de lecteurs connaissent parfaitement les légendes arthuriennes, ou même Malory (s'ils les connaissaient, ils pourraient se rendre compte que les Idylles du Roi ne sont pas autre chose qu'une parodie, ou un « Chaucer raconté aux enfants ») ; mais personne n'a demandé à Tennyson d'ajouter des notes en bas de page, ou lui a reproché de faire preuve de mépris envers les gens de peu de culture. La question est plus simplement de savoir à quoi le lecteur est préparé ; la plupart des lecteurs ne peuvent pas plus raconter correctement le mythe d'Atys qu'ils ne peuvent rédiger une biographie de Bertrand de Born. C'est en vain qu'on déclare qu'il n'y a aucune poésie dans ces livres de M. Pound qui ont besoin de plus d'explications qu'ils n'en donnent. Ce que la poésie exige vraiment est une oreille formée, ou au moins prête à être formée.

La prosodie et les usages de la langue y sont peu courants. Il y a des influences modernes. Nous ne pouvons pas être d'accord avec M. Scott-James qui y déniche celles de « W. E. Henley, de Kipling, de Chatterton et particulièrement de Walt Whitman » — certainement pas celle de Walt Whitman. Il n'y en a probablement que deux : Yeats et Browning. Yeats dans « La Fraisne », de « Personæ », par exemple, dans l'allure et quelque chose aussi dans le vocabulaire :

I wrapped my tears in an ellum leaf

And left them under a stone,

And now men call me mad because I have thrown

All folly from me, putting it aside

To leave the old barren ways of men.

M. Pound a toujours professé une grande admiration pour Browning (voir « Mesmerism » dans « Personæ ») ; il y a des traces de Browning dans « Cino » et « Famam Librosque Cano », dans ce même livre. Mais il serait plus pertinent de s'intéresser à la variété des mètres et à l'usage original de la langue.

Ezra Pound a hérité du vers libre anglais, avec tous ses vices et ses vertus. L'expression « vers libre » n'a aucun sens ; n'importe quel vers est perçu comme « libre » par ceux dont l'oreille est étrangère à la poésie ; en second lieu, l'utilisation par Pound de ce moyen démontre la modération de l'artiste ; sa confiance dans ce moyen n'est pas celle d'un fanatique. Il a dit lui-même que quand on a le matériel approprié pour un sonnet, il faut utiliser la forme du sonnet ; mais il est rare qu'un poète se trouve en possession de la substance qui peut entrer dans le sonnet. Il est vrai que jusqu'à très récemment il était impossible de publier des vers libres dans des périodiques autres que ceux dans lesquels Pound exerçait son l'influence ; aujourd'hui, il est possible de publier du vers libre (de deuxième ou troisième classe, ou carrément médiocre) dans presque toutes les revues américaines. Peu importe de savoir qui est responsable de la médiocrité du vers libre, étant donné que ses auteurs auraient écrit de mauvais vers de toute façon ; Pound a au moins le droit d'être jugé pour ses propres réussites et échecs. Le vers libre de Pound est celui d'un poète qui a travaillé inlassablement les formes fixes et toutes sortes de systèmes prosodiques. Ses « Canzoni » sont un peu à part dans sa trajectoire ; ce sont des travaux d'approches de l'art médiéval beaucoup plus que le reste de sa poésie ; mais ils sont intéressants, en dehors de leur mérite, comme témoignage du poète au travail des formes provençales les plus complexes — si complexes qu'on ne peut en donner un exemple sans citer un poème entier. (M. Jean De Bosschere, dont le français est traduit dans « The Egoist », a déjà attiré l'attention sur le fait que Pound est le premier auteur de langue anglaise à utiliser les cinq grandes formes provençales). Une citation montrera, cependant, la grande variété de rythmes que Pound réussit à mettre en jeu dans le pentamètre iambique ordinaire :

Thy gracious ways,

O lady of my heart, have

O'er all my thought their golden glamour cast ;

As amber torch-flames, where strange men-at-arms

Tread softly 'neath the damask shield of night,

Rise from the flowing steel in part reflected,

So on my mailed thought that with thee gœth,

Though dark the way, a golden glamour falleth.

Dans les limites du iambique, chauque vers du poème a un rythme différent.

Passons à un poème des « Exultations », « Night Litany » :

O God, what great kindness

have we done in times past

and forgotten it,

That thou givest this wonder unto us,

O God of waters ?

 

O God of the night

What great sorrow

Cometh unto us,

That thou thus repayest us

Before the time of its coming ?

Il est évident, et plus clairement encore dans certaines poésies postérieures, que c'est la mesure quantitative qui prime. Une telle « liberté » fait peser un si lourd fardeau sur chaque mot du vers qu'il devient impossible d'écrire comme Shelley, avec des blancs à la place des adjectifs, ou comme Swinburne, dont les adjectifs sont des blancs. D'autres poètes ont utilisé une grande variété de mètres et de formes ; mais peu ont étudié les formes et les mètres qu'ils utilisent comme l'a si soigneusement fait Ezra Pound. Sa ballade « Goodly Fere » montre sa grande connaissance de la forme de la ballade :

I ha' seen him cow a thousand men

On the hills o' Galilee,

They whined as he walked out calm between

Wi' his eyes like the grey o' the sea.

Like the sea that brooks no voyaging

With the winds unleashed and free,

Like the sea that he cowed at Genseret

Wi' twey words spoke suddently.

A master of men was the Goodly Fere

A mate of the wind and sea,

If they think they ha' slain our Goodly Fere

They are fools eternally.

I ha' seen him eat o' the honey-comb

Sin' they nailed him to the tree.

Et voici une forme très différente dans « Altaforte, » qui est peut-être la meilleure sestina écrite en anglais :

Damn it all ! all this our South stinks peace.

You whoreson dog, Papiols, come ! let's to music !

I have no life save when the swords clash.

But ah ! when I see the standards gold, vair, purple, opposing,

And the broad fields beneath them turn crimson,

Then howl I my heart nigh mad with rejoicing.

In hot summer have I great rejoicing

When the tempests kill the earth's foul peace,

And the lightnings from black heaven flash crimson,

And the fierce thunders roar me their music

And the winds shriek through the clouds mad, opposing,

And through all the riven skies God's swords clash.

J'ai cité deux morceaux pour montrer la complexité de la forme.

La chanson provençale, comme l'élisabéthaine, a été écrite pour la musique. M. Pound a plus récemment insisté, dans une série d'articles sur le travail d'Arnold Dolmetsch, dans « The Egoist », sur l'importance de l'étude de la musique pour le poète.

*

Cette relation entre la poésie et la musique n'a rien a voir avec ce qu'on appelle « la musique » de Shelley ou de Swinburne, une musique plus proche de la rhétorique (ou art de l'orateur, éloquence) que de l'instrument. La poésie peut se rapprocher de la musique (Pound cite d'un air approbateur la célèbre phrase de Pater) sans nécessité pour elle de perdre toute signification. Au lieu d'abstractions légèrement voilées et sonores, comme :

Time with a gift of tears,

Grief with a glass that ran —

de Swinburne, ou le duvet de Mallarmé, le vers de Pound est toujours défini et concret, parce qu'il contient toujours une émotion.

Though I've roamed through many places,

None there is that my heart troweth

Fair as that wherein fair groweth

One whose laud here interlaces

Tuneful words, that I've essayed.

Let this tune be gently played

Which my voice herward upraises.

À la fin de ce poème, l'auteur ajoute une note :

La forme et la mesure sont celles de Piere Vidal « Ab l'alen tir vas me l'aire. » La chanson est faite pour être chantée et non pour être dite.

Il y a, ici et là, des archaïsmes ou des singularités voulues (par exemple, « herward ») ; il y a des images délibérément arbitraires qui trouvent leur place dans l'effet total du poème :

Red leaf that art blown upward and out and over

The green sheaf of the world...

 

The lotos that pours

Her fragrance into the purple cup...

 

Black lightning... (dans une poésie plus récente)

mais jamais aucun mot n'est choisi simplement pour la sonorité ; chacun concourt à l'impression qui est produite toujours par la langue. Les mots sont peut-être la plus exigeante de toutes les matières artistiques : car ils sont chargés d'exprimer à la fois la beauté plastique et la beauté musicale, et ils sont aussi porteurs des exigences grammaticales. Il serait intéressant de comparer l'utilisation des images par Pound avec celle de Mallarmé ; je pense qu'on constaterait que les images de Pound apparaissent toujours découpées dans le plan, même si elles sont arbitraires et non photographiques. Les images citées ci-dessus sont aussi précises dans genre que :

Sur le Noël, morte saison,

Lorsque les loups vivent de vent...

 

[En réalité :

Sur le No(e)l, morte saison,

Que les loups (e) vivent de vent...]

Et la suite de ce Testament mémorable.

[Le lais, petit testament, et non pas Le testament Villon.]

Tellement pour les images. Quant « à la liberté » de son vers, Pound a fait plusieurs déclarations dans ses articles sur Dolmetsch :

Toute œuvre d'art est un composé de liberté et d'ordre. Il est parfaitement évident que l'art se nourrit de chaos et de mécanique. Trop de savoir appliqué au détail a tendance à chasser « la forme principale ». Une communication exigente de la forme principale faite pour une liberté du détail. En peinture, la minutie a graduellement perdu le sens de la forme et de la combinaison des formes. Toute tentative de rétablir ce sens est taxée de « révolution ». C'est une révolution dans le sens philologique du terme...

 

L'art est un départ à partir de points fixes ; départ heureux à partir d'une norme...

La liberté du vers de Pound est plutôt un état de tension dû à l'opposition constante entre liberté et exigence. Il n'y a pas, en fait, deux sortes de vers, qui seraient le vers régulier et le vers libre ; il est question seulement d'une maîtrise qui doit sa valeur à ce que la forme est un instinct et qu'elle peut être reformée par l'intention.

*

Après « Exultations », paraît la traduction des « Sonnets et Ballades de Guido Cavalcanti. » L'auteur d'une longue critique parue dans « Quest » — qui fait l'éloge de la traduction, en a cependant exhumé les défauts de l'auteur coupable non pas de médiévalisme excessif, mais plutôt :

d'être plus tourné vers le futur que vers ce passé quelque peu distant, ceci malgré son amour pour les poètes médiévaux ; son accomplissement comme poète distinctement moderne nuit à sa réussite comme traducteur complètement acceptable de Cavalcanti, l’héritier des Troubadours, le scolastique.

Le « Daily News », dans une critique des « Canzoni », a souligné que M. Pound :

nous semble plutôt un savant qu'un poète et nous aimerions le voir plutôt user de son talent peu commun pour mener à bien la traduction du Provençal.

Et M. J. C. Squire (maintenant rédacteur littéraire du « New Statesman »), dans une critique reconnaissante parue dans « New Age », a conseillé au poète :

d'oublier tout ce qu'il sait des poètes du temps de Dante, leurs roses et leurs flammes, leur or, leurs faucons et leurs amours de papier et de sortir de la bibliothèque pour respirer l'air frais.

Dans « Ripostes », on a affaire à une langue différente. Lu rapidement, ce livre peut paraître moins important. La diction est plus retenue, les envols plus courts, la dextérité technique moins présente. Des lecteurs romantiques trouveraient ce livre moins « passionné ». Mais il repose sur un fond plus solide ; la pensée y a plus de place ; plus de profondeur aussi et moins d'agitation à la surface. C'est l'expérience de Londres qui s'impose enfin ; l'auteur est devenu un critique d'hommes qu'il observe avec cohérence et argumentation ; il est plus perspicace et déconcertant ; bref, beaucoup plus mûr. Qu'il n'abandonne rien de son habileté technique est évident dans cette traduction de l'Anglo-saxon, le « Seafarer ». Ce n'est pas seulement une réussite d'avoir donné vie au vers allitératif : peut-être le « Seafarer » est-il la seule œuvre remarquable en vers allitératif jamais écrite en anglais moderne ; le vers allitératif qui n'est pas simplement un tour de force, mais qui suggère la possibilité d'un renouveau de cette forme. M. Richard Aldington (que ces réussites comme auteur de vers libres autorisent à parler) a dit de ce poème qu'il était « sans égal et insurpassable », et un écrivain du « New Age » (un organe littéraire qui est toujours très réticent en matière d'innovation métrique) l'a appelé « un des objets d'art littéraires les plus remarquables parmi ceux produits en Angleterre depuis dix ans ». Et avec la beauté grossière et sévère des Anglo-saxons, remarquons-le, nous sommes aux antipodes des poètes provençaux et italiens à qui Pound avait précédemment consacré son attention.

May I for my own self song's truth reckon,

Journey's jargon, how I in harsh days

Hardship endured oft.

Mais il y a dans « Ripostes » autre chose que de la versatilité ; certains poèmes montrent Mr Pound au travail de sujets plus modernes, comme dans le « Portrait d'une femme, » ou l'épigramme mordant, « An Object ». Beaucoup de lecteurs sont prêts à confondre la maturité avec le déclin des émotions. Il n'y a aucun déclin dans « Ripostes ». Cela ne devrait faire aucun doute pour celui qui lit soigneusement un poème comme « A Girl ». Le voici en entier sans commentaire :

The tree has entered my hands,

The sap has ascended my arms,

The tree has grown in my breast-

Downward,

The branches grow out of me, like arms.

 

Tree you are,

Moss you are,

You are violets with wind above them.

A child —so high-you are,

And all this is folly to the world.

« The Return » est une étude importante du vers quantitatif. Citons quelques vers :

See, they return ; ah, see the tentative

Movements, and the slow feet,

The trouble in the pace and the uncertain

Wavering !

« Ripostes » appartient à la période où M. Pound était attaqué à cause de ses idées. Il est connu comme l'inventeur de l'imagisme et plus tard, comme « le Grand prêtre du vorticisme ». En fait, l'activité de M. Pound était plutôt discrète. L'impression qu'il a laissée, cependant, est évoquée dans « Punch » —qui est toujours un baromètre assez fiable du « sourire bourgeois anglais » :

M. Welkin Mark annonce qu'il a réservé au marché anglais les travaux palpitants du nouveau poète du Montana (U.S.A), M. Ézéchiel Ton, qui est la chose la plus remarquable que la poésie ait connu depuis Robert Browning. M. Ton, qui a quitté l'Amérique pour résider quelque temps à Londres et imposer sa personnalité aux critiques anglais, aux éditeurs et aux lecteurs, est de loin le poète le plus moderne, quoiqu'on affirme ailleurs. Il a réussi là où tous les autres ont échoué, dans un mélange d'images de l'Ouest sauvage, de vocabulaire de Wardour Street et d'abandon à la sinistre Italie des Borgia.

En 1913, quelqu'un écrit au « New York Nation from the University of Illinois », pour illustrer, plus sérieusement, la désapprobation américaine. Cet auteur commence en exprimant ses objections « au principe de futurisme. » (Pound a peut-être fait plus que tous pour tenir le Futurisme à l’écart de l'Angleterre. Son opposition à ce mouvement fut la première à n'être pas simplement due à la bêtise de ceux n'aiment rien de ce qui est nouveau ; il pensait que le Futurisme était incompatible avec les principes de la forme. Selon lui, le futurisme est de « l'impressionnisme accéléré »). Dans « Nation », il considère la moderne « hypertrophie du romantisme » comme :

L'exagération de l'importance des émotions.

 

L'abandon de tous les standards formels.

 

La certitude que la composition ne doit rien à l'intelligence.

Quant au premier point, voici ce qu'en dit M. Pound répondant à la question : « Pensez-vous que le grand poète n'est jamais un poète de l'émotion ? »

Oui, absolument ; si par émotion on entend qu'il est à la merci de l'humeur provisoire... La seule espèce d'émotion digne d'un poète est l'inspiration qui dynamise et consolide ; elle est très éloignée de l'émotion quotidienne due à la négligence et au sentiment...

 

Sur les fondements de l'imagisme, voici quelques données de Pound extraites de « Don'ts for Imagists » :

 

Ne prêtez aucune attention aux critiques des hommes qui n'ont jamais écrit quelque chose de valable.

 

N'utilisez aucun mot superflu et aucun adjectif qui ne révèlent pas quelque chose.

 

Craignez les abstractions. Ne vendez pas dans une poésie médiocre ce qui a déjà été fait dans une prose de qualité.

 

N'imaginez pas que l'art de la poésie est plus facile que l'art de la musique ou que vous pouvez jouer à l'expert avant d'avoir dépensé autant d'effort à pratiquer l'art d'écrire des vers que le professeur de piano en dépense à pratiquer l'art de la musique.
 

Écrivez sous l'influence d'autant de grands artistes que vous le pouvez, mais ayez l'honnêteté de reconnaître cette dette ou bien d'essayer de la dissimuler.

 

Comparez la clarté de Dante avec celle de Milton. Lisez Wordsworth jusqu'à ce qu'il vous paraisse ennuyeux.

 

Si vous voulez connaître l'essentiel de la question littéraire, lisez Sappho, Catulle, Villon quand il est en veine, Gautier quand il n'est pas trop distant, ou si vous n'avez pas le vocabulaire du tranquille Chaucer.

 

La bonne prose ne vous fera pas de mal. C'est un bon exercice de se frotter à elle. La traduction est aussi une bonne discipline.

L'important, c'est la discipline et la forme. Le « Chicago Tribune » l'a reconnu comme « sens du son », précisant :

Si ça c'est l'imagisme... alors nous sommes d'avis d'instituer l'imagisme par amendement constitutionnel et de jeter en prison et sans recours à l'encre ou au journal toutes les dames « littéraires » et ceux qui violent ces règles.

Mais d'autres critiques ont été moins reconnaissants. Tandis que l'auteur cité ci-dessus, dans « Nation », redoute l'anarchie, M. William Archer est terrifié par la perspective de formalisation. M. Archer croit en l'inné :

Avec ces commandements, M. Pound voudrait faire de la poésie un métier qu'on apprend humblement, et de l'apprenti un être instruit par un syndicat de connaisseurs dont les austères laboratoires excluent la spontanéité et la simplicité... Une grande partie de la poésie universelle n'a pas commencé par des études techniques... Des tas gens en Angleterre peuvent écrire dans ce mètre simple (c'est-à-dire « A Shropshire Lad ») avec succès.

Être pendu comme un chat et noyé comme un rat est, peut-être, une délivrance suffisante.

Il est probable que Mr Pound a suscité la réprobation générale non pas tant à cause de ses théories que par son éloge sans bornes de certains auteurs contemporains dont il a apprécié le travail. Ce style de reconnaissance est en fait une critique —beaucoup plus que la critique directe, qui en comparaison est un compliment— des auteurs dont il ne parle pas. Il ne dit pas « A., B. et C. sont de mauvais poètes ou de médiocres romanciers, » mais quand il dit « le travail de X., Y. et Z. est de loin le travail le plus important que la poésie (ou la prose) connaît depuis x années », alors A., B. et C. sont blessés. De cette manière, Pound a fréquemment fustigé Milton et Wordsworth.

Après « Ripostes », la langue de Mr Pound est allée toujours plus loin. Comme « Cathay », livre contenant des traductions du chinois, a été publié avant « Lustra », on pense généralement que sa langue la plus récente a subi l'influence de la langue chinoise. C'est presque l'inverse de la vérité. Le défunt Ernest Fenollosa a laissé une quantité de manuscrits, y compris un grand nombre de traductions sommaires (littéralement exactes) du chinois. Suite à la parution dans « Pœtry » de poésies insérées plus tard dans « Lustra », Mme Fenollosa a pensé que Pound pouvait être l'interprète que son mari aurait souhaité pour ces manuscrits chinois ; elle lui a donc communiqué les papiers pour qu'il les utilise comme il l'entendrait. C'est grâce à la perspicacité de Mme Fenollosa que parut « Cathay » et « Lustra » ne doit rien à « Cathay ». Il faut rétablir les faits.

Les poèmes de « Lustra » ont paru dans « Pœtry », en avril 1913, sous le titre de « Contemporanea ». Ce sont entre autres : « Tenzone », « The Condolence », « The Garret », « Salutation the Second », and « Dance Figure ».

Il y a des influences, mais elles sont indirectes. Il s'agit plutôt d'un développement croissant de l'expérience pénétrée d'expériences littéraires. Celles-ci n'ont pas coincé le poète dans l'esclavage des enthousiasmes éphémères mais l'ont libéré de ses anciennes limitations. Il y a Catulle et Martial, Gautier, Laforgue et Tristan Corbière. Whitman n'est certainement pas une influence ; il n'y a pas de trace de Whitman ; Whitman et Mr Pound sont aux antipodes l'un de l'autre. De « Contemporanea », le « Chicago Evening Post » observe judicieusement :

Vos poésies parues en avril dans « Pœtry » sont écrites sur un ton si railleur, elles sont si délicatement belles et sans scrupule que vous semblez avoir rendu au monde une grâce qui n'a probablement jamais existée mais que nous imaginons en lisant Horace et Catulle.

C'était une vraie idée pour relier Pound aux latins, mais certainement pas avec les poètes grecs.

Certaines des poésies de « Lustra » ont choqué les admirateurs de « Personæ ». Quand un poète change ou se développe, le nombre de ses admirateurs diminue. Le poète qui veut survivre à ses vingt-cinq ans doit changer ; il doit chercher de nouvelles influences littéraires ; il exprimera des émotions différentes. C'est déconcertant pour ce public qui aime qu'un poète prolonge les sentiments de sa jeunesse ; qui aime ouvrir un nouveau volume de ses poésies avec la certitude qu'il sera capable de l'approcher de la même manière que le précédent. Il n'apprécie pas cette reconstruction constante que Mr Pound exige de lui livre après livre. Ainsi, « Lustra » fut une déception pour certains ; quoiqu'on n'y décèle aucun déclin technique et ni aucun appauvrissement du sentiment. Quelques-uns des poèmes (dont plusieurs de « Contemporanea ») manifestent plus directement que jamais les idées de Pound sur la prosodie. De ces poèmes, Mr Jean de Bosschere écrit :

Partout ses poésies poussent l'homme à exister, à professer un égotisme du devenir sans lequel il ne peut y avoir d'altruisme réel.

 

I beseech you enter your life.

I beseech you learn to say « I »

When I question you.

For you are no part, but a whole ;

No portion, but a being.

 

[Je vous conjure de revenir à votre vie. Je vous conjure d'apprendre à dire « Je » quand je vous interroge. Il n'y a aucune partie mais un tout ; aucune partie, mais l'être.]

 

...Il faut être capable de réagir aux stimuli dans l’instant, en tant que personne réelle et vivante, même si nos propres pouvoirs peuvent se retourner contre nous ;... La plainte virile, la révolte du poète, tout ce qui montre son émotion — c'est de la poésie.

 

Speak against unconscious oppression,

Speak against the tyranny of the unimaginative,

Speak against bonds.

 

[Répliquez à l'oppression inconsciente, répliquez à la tyrannie du manque d'imagination, répliquez aux contraintes.]

 

Be against all forms of oppression,

Go out and defy opinion.

 

[Soyez contre toutes les formes d'oppression, sortez et défiez l'opinion.]

 

C'est le vieux cri du poète, mais plus précis, expression d'un franc écœurement :

 

Go to the adolescent who are smothered in family.

O, how hideous it is

To see three generations of one house gathered together !

It is like an old tree without shoots,

And with some branches rotted and falling.

 

[Allez chez l'adolescent qui étouffe dans sa famille. Avec quelle horreur il doit assister au spectacle de trois générations vivant dans la même maison ! Il ressemble à un vieil arbre sans sauvageon dont les branches se brisent et tombent.]

 

Chaque poème exprime cette révolte et ce dégoût mais ces cris sont le résultat de l'espoir et du sentiment :

 

Laissez-nous prendre les armes contre cette mer de stupidités. Pound... connaît la folie des Philistins qui lisent sa poésie. Sa douleur est née de cette interprétation imbécile et on ne comprend rien en profondeur avant d'avoir ressenti, par les cris et le rire, la cause de ces blessures, graves parce qu'il sait et qu'il sait ce qu'il a perdu....

 

Le timbre, à la fois gai et vif, est une des qualités de Pound. Ovide, Catulle —il ne les renie pas. Il utilise ces voix seulement avec son entourage ; avec les autres, il est au bord du paradoxe, en plein pamphlet, abusant en effet...

C'est l'approche appropriée des épigrammes et des premiers poèmes de « Lustra » que des lecteurs trouvent « sans justification » ou certainement « pas de la poésie ». Ils devraient lire, alors, « Dance Figure » ou « Near Perigord » et se dire que tous ces poèmes sont l'œuvre du même homme.

Thine arms are as a young sapling under the bark ;

Thy face as a river with lights.

 

White as an almond are thy shoulders ;

As new almonds stripped from the husk.

Ou la fin de « Near Perigord » :

Bewildering spring, and by the Auvezere

Poppies and day's-eyes in the green email

Rose over us ; and we knew all that stream,

And our two horses had traced out the valleys ;

Knew the low flooded lands squared out with poplars,

In the young days when the deep sky befriended.

And great wings beat above us in the twilight,

And the great wheels in heaven

Bore us together ... surging ... and apart ...

Believing we should meet with lips and hands ...

 

There shut up in his castle, Tairiran's,

She who had nor ears nor tongue save in her hands,

Gone, ah, gone--untouched, unreachable !

She who could never live save through one person,

She who could never speak save to one person,

And all the rest of her a shifting change,

A broken bundle of mirrors... !

Passez alors à « To a Friend Writing on Cabaret Dancers ».

Il est facile de dire que la langue de « Cathay » découle du chinois. Si on considère 1) d'autres poèmes de Pound, 2) d'autres traductions populaires du chinois (par exemple, celles de Giles), il est évident cela ce n'est pas le cas. La langue était prête à recevoir la poésie chinoise. Comparez, par exemple, un passage de « Provincia Deserta » :

I have walked

into Perigord

I have seen the torch-flames, high-leaping,

Painting the front of that church,--

And, under the dark, whirling laughter,

I have looked back over the stream

and seen the high building,

Seen the long minarets, the white shafts.

I have gone in Ribeyrac,

and in Sarlat.

I have climbed rickety stairs, heard talk of Croy,

Walked over En Bertran's old layout,

Have seen Narbonne, and Cahors and Chalus,

Have seen Excideuil, carefully fashioned.

avec un passage de « The River Song » :

He gœs out to Hori, to look at the wing-flapping storks,

He returns by way of Sei rock, to hear the new nightingales,

For the gardens at Jo-run are full of new nightingales,

Their sound is mixed in this flute,

Their voice is in the twelve pipes here.

Peu importe la dette à Rihaku et la part même de Pound. M. Ford Madox Hueffer a observé : « Si ce sont des vers originaux, alors Mr Pound est le plus grand poète d'aujourd'hui ». Il continue :

Les poésies de « Cathay » sont d'une grande beauté. Ce que la poésie devrait être, ils le sont. Et si de nouvelles images et de nouvelles manières peuvent apporter quelque chose à notre poésie, quel souffle nouveau ils apportent, ces poèmes...

La poésie consiste à restituer les objets concrets que les émotions produites par ces objets auront fait naître dans l'esprit du lecteur....

Quelle meilleure interprétation des sentiments d'un de ces observateurs solitaires, à l'avant-garde du progrès, que ce soit Ovide en Hyrcanie, une sentinelle romaine sur la muraille, ou simplement nous-mêmes dans les moments de recherche solitaire, que « Lament of the Frontier Guard » ?...

La beauté a du prix ; c'est peut-être ce que nous possédons de plus cher ; mais la capacité d'exprimer l'émotion de telle manière qu'elle demeure intacte a encore plus de valeur. Le livre de Mr Pound contient toutes ces richesses. Par conséquent, je pense que nous pouvons dire que c'est de loin son meilleur livre, car même s'il suit les traces de près —et la plupart d'entre nous n'ont aucun moyen d'en juger— il y a mis beaucoup de lui-même.

« Cathay » et « Lustra » ont été suivis par les traductions de pièces du théâtre Noh. Le Noh n'y compte pas autant que les poésies chinoises (il n'est certainement pas aussi important pour la langue anglaise) ; l'attitude nous est moins étrangère ; le travail n'est pas aussi solide, aussi consistant. « Cathay », je crois, vaut le « SeaFarer » ; le Noh fera partie des traductions de Pound. C'est comme un dessert après le festin de « Cathay ». Il y a, cependant, des passages que Pound a conçu comme différents tant du chinois que de ce que nous connaissons de la langue anglaise. Par exemple, le beau discours du vieux Kagekiyo, qui se rémémore sa jeunesse et son courage :

He thought, how easy this killing. He rushed with his spearshaft gripped under his arm. He cried out, « I am Kagekiyo of the Heike. » He rushed on to take them. He pierced through the helmet vizards of Miyanoya. Miyanoya fled twice, and again ; and Kagekiyo cried : « You shall not escape me ! » He leaped and wrenched off his helmet. « Eya ! » The vizard broke and remained in his hand, and Miyanoya still fled afar, and afar, and he looked back crying in terror, « How terrible, how heavy your arm ! » And Kagekiyo called at him, « How tough the shaft of your neck is ! » And they both laughed out over the battle, and went off each his own way.

Dans sa critique du « Noh », le « Times Literary Supplement » a évoqué à propos de Mr Pound « la maîtrise de la belle diction » et sa « prose astucieusement rythmée ».

Mais depuis « Lustra », Mr Pound a encore évolué. Il explore maintenant l'épopée, dont trois chants ont paru dans la revue américaine « Lustra » (ils avaient déjà été publiés dans « Pœtry » — C'est tout à l'honneur de Miss Monrœ d'avoir eu le courage de publier de la poésie épique à notre époque — mais cette version de « Lustra » est révisée et améliorée par la révision). Nous prenons cette nouvelle période comme un essai : quand on a étudié les poésies de Mr Pound dans l'ordre chronologique et qu'on est venu à bout de « Lustra » et de « Cathay, » alors on est en mesure de lire les Cantos — mais seulement dans ces conditions. Si le lecteur ne réussit pas à les aimer, il a probablement été trop vite et ferait bien de retourner au point de départ (« Personæ ») et de recommencer le voyage.


LIVRE SECOND
12 essais et une traduction
(ébauche)

 

Ajouts pour un deuxième livre, un troisième, etc.

 

La mort

Tant que nous n’aurons pas résolu, scientifiquement ou moralement, le problème posé à la vie par la mort, nous demeurerons dans l’intranquillité, dans l’expectative des violences, dans la pratique constante de l’injustice ou plutôt des adaptations pragmatiques qui rendent la justice injuste, etc. S’il y a un Dieu, comme on le soutient plus violemment que jamais 2, et bien que le temps ne soit plus d’en douter, temps cartésien, mais de le nier, il est tout simplement inutile ; il est, en termes clairs et sans les précautions d’usage : détestable, haïssable. S’interroger sur cette inutilité, c’est commencer à parler de la mort pour lui trouver une solution, même provisoire, c’est-à-dire encourageante par des aspects psychologiques ou moraux particulièrement adaptés à la résistance naturelle de l’homme et à sa crédulité foncière. Attente farcie d’intentions pourvu qu’aucune n’ait son origine dans la Religion ou dans le Droit hérité de la propriété. Ces évidences sont tout de même plus « apodictiques » que le bon sens, de nos jours. On ne prend pas la plume, ni la charrue d’ailleurs, sans cette révolte intérieure qui n’a pas d’autre moyen de s’exprimer et d’exister que l’écriture qui découle de la première douleur. Parallèlement, le premier plaisir a une importance de repère. Ici s’inscrit la figure de l’écrivain, et non pas dans l’usage immodéré et abusif de la coiffure qu’on voit ceindre les crânes orthodoxes aussi bien en religion qu’en justice d’ailleurs, quand ce n’est plus, mondainement, que sur les têtes des femmes ouvertes à la reproduction de l’espèce fortunée par héritage, par mariage ou par réussite sociale 3. À l’évidence de la misère ne suffit plus l’ambulance prudente de Camus, si elle a déjà servi à autre chose qu’à redorer le blason de la pensée mise à mal par les lendemains de guerre.

 

La philosophie

 Que philosopher, ce n’est pas plus apprendre à vivre, leçon d’autorité, que d’apprendre à mourir, leçon de sagesse : c’est apprendre à écrire. Que philosopher est une affaire d’écrivain, tel est le virage que la pensée universelle est en train de négocier au cerveau humain. Les expérimentations n’y feront rien, pas plus que les engagements aveugles ou terrorisés. L’humanité terroir nourrit la vipère qui lui donne, de temps en temps, des fièvres difficilement combattues sans armes ou sans mesures de rétorsion. La vérité est simple à ce point que les cerveaux sont invités à la compliquer d’autres explications capables de sécréter l’énigme des déclarations de guerre. N’est plus écrivain, du moins pas écrivain-philosophe, celui qui défend la particularité contre l’évidence. À force de rendre service, par supputation exogène, l’écrivain-avocat perd la langue, il participe à l’uniformité sous prétexte de défendre la rhétorique de ses soi-disant racines. La littérature au service des révolutions pendantes et successives ne fait pas l’histoire de l’homme ; elle l’engage à la confusion, non plus des langues, mais des usages. L’écriture-justice, entachée de théologie, divise au lieu d’instruire, d’émouvoir et de charmer4. Si la littérature doit s’engager à quelque chose, ce n’est pas à rendre service ni à se faire belle ; elle demeure le pivot des évidences ou elle est aussi inutile et détestable que les dieux qui nous servent de prétexte à ménager les usages, avec ce que cela suppose de répression et de menaces pour servir de Droit, et à conserver le droit de propriété et ce qui en découle de passation de pouvoirs, de trafics d’influence et de rackett sur la consommation. La littérature devrait être le centre d’une réflexion portant sur les traditions et les possibilités d’appropriation des réalités. Imagination et rythme sont ses critères d’existence.

 

Les thèmes

 Avec cette traduction, s’achève donc le premier livre du « Livre des lectures documentées ». Livre de lecteur attentif à communiquer ses impressions et, en même temps, à faire le lit de l’écrivain qui va s’exprimer dans le Livre II qui serait composé d’une série d’essais sur les thèmes suivants tous extraits de l’abc :

1) La méthode idéogrammatique.

2) Le texte lui même, la critique (validité, durée, mesure).

3) Fonction sociale de l’écrivain.

4) Limites des langues.

5) La « charge du langage ».

6) Les catégories d’écrivains, les figures.

7) La liste, l’anthologie, la documentation utile à l’apprenti ou à l’étudiant.

8) Passage du langage prosodique au langage non prosodique.

9) Limites de la théorie : phanopœia.

10) Troubadours : melopœia.

11) Rôle de la traduction dans la « liste ».

12) Médiocrité.

 

Livres et parties du Livre des lectures documentées

Il va sans dire que ce sont là des thèmes à inscrire dans le texte (puisque l’écrivain succède au lecteur). Une bonne méthode de réflexion consiste à essayer d’abord puis à disserter avec ses propres moyens (le roman dans mon cas, ou le poème, qui est souvent un roman).

Le livre II est donc en cours d’élaboration ; c’est ici que commence le travail évolutif. Ce livre ne m’est pas apparu d’emblée comme le premier qui était et demeure un souffle de lecteur organisé et méticuleux en même temps que capable d’effusions en tout genre. Mais la place de ce livre est bien la seconde. Je touche ainsi, un peu, le double personnage que nous sommes tous en mesure de jouer. Lecteur-écrivain, il me semble qu’alors je décris une première partie du « Livre des lectures documentées ». Anticipons un peu sur ce que serait la deuxième, en l’absence de lecteur-moi et d’écrivain-possible.

 Un livre III devrait proposer une anthologie, limitée toutefois à la littérature française (ce qui restreint le champ de la langue). Ce serait en quelque sorte une « critique » de la deuxième section de l’abc qui, sous le titre de « Documents », est un « périple » redoutable d’exactitudes à travers les territoires de la littérature de langue anglaise, avec des excroissances ailleurs qu’en terre anglo-saxonne, par exemple chez Laforgue ou Flaubert. Ce texte, en tant que texte, est pour moi ce que j’ai lu de plus profond et de mieux documenté. Suivre cet exemple, même en babillant, me semble promettre une expérience riche en péripéties. Mon « anthologie » s’arrêterait, en ce qui concerne ce troisième livre, au seuil de la modernité que je situerais volontiers en 1913 (Harmory show).

 Un quatrième livre continuerait donc l’effort anthologique pour se plonger dans la plus grande expérience littéraire qui soit : le surréalisme. Le lecteur, ici, reprendrait de la graine, en relisant les « Manifestes du surréalisme ». Puis une saillie incommensurable du surréalisme, provoquée par Artaud, conclurait cette anthologie (Livre V) avec une revisitation du « Théâtre et son double », sorte de point de chute dont la littérature, française en tout cas, semble ne pas se relever alors qu’il est si facile de renvoyer Céline, pourtant tout aussi insalubre, à ses cahiers aux pages déchirées. En conclusion, revenant à Blanchot, c’est Thomas l’obscur qui installerait ses sortes de tréteaux narratifs et l’écrivain que je suis possiblement y trouverait à redire.

 Ainsi, d’un bout à l’autre de cette prévision qui n’est pas dans mes habitudes (les prévisions), j’aurais à la fois fait le tour de la question littéraire telle qu’elle m’apparaît et surtout, j’aurais parlé (au moins cela) des cinq livres qui auront eu sur ma pensée une influence claire :

 

Utilitaires :

— Le livre à venir de Maurice Blanchot.

— L’abc de la lecture d’Ezra Pound.

Synopse :

— Les manifestes du surréalisme d’André Breton.

— Le théâtre et son double d’Antonin Artaud.

— Thomas l’obscur de Maurice Blanchot.

 Sans négliger, bien sûr, ce que l’anthologie trahira de mes goûts et de mes idolâtries. Telle est cette perspective de travail.


1 — Mon siège de Robbe-Grillet

1 — Lettre ouverte à Alain Robbe-Grillet

Résonnance, relativité…

Il est est notamment question, sur l’exemple de la gamme musicale occidentale, des quantités infinitésimales et de ce qu’il faudrait peut-être en penser en matière de littérature ; la résonnance naturelle et la relativité des couleurs ont-elles un équivalent dans l’écriture et dans la pratique des genres ? Ces questions sont posées à Alain Robbe-Grillet ; j’aurais pu les poser plus pertinemment à Robert Pinget. On y revient à Fenollosa pour tenter « d’en modifier légèrement la pensée »...

 

Maurice Blanchot quelque part dans son à venir sans avenir

écrit un roman

dont le personnage principal est Thomas Mann

qui se prépare à écrire Doctor Faustus

et qui est presque effrayé

par la ressemblance du Jeu des perles de verre

avec son propre ouvrage.

les « romanesques » — au fond

ça ressemble aux « jours »

et je suis effrayé

mais il ne s'agit pas de cette frayeur d'homme de lettres

dont Maurice Blanchot est capable de parler

pour ne rien dire d'autre

ma frayeur est une frayeur d'écrivain obscur

une frayeur d'incohérence réduite au silence

une frayeur de pauvre

j'ai démonté les trois volumes

j'ai coupé les fils — gratté la colle

— taqué

— fixé au cousoir

tout était prêt

et puis plus rien

je me suis arrêté

comme une horloge —

effrayé

l'aiguille, le fil, la géométrie du cousoir

la lumière qui entre dans mon atelier

les couvertures des éditions de minuit

Angélique, le miroir, les derniers jours

ma paralysie, ma science, mon cheval

ma laideur d'idiot pauvre et infirme

ma femme qui me ment et qui m'aime

les « jours » dont je suis l'auteur

comme Robbe-Grillet est l'auteur des « romanesques »

cours-y vite ! léger relieur de pages blanches !

[...]

« Les lecteurs peuvent remplacer la notion fenollosienne de nature par d'autres comme connaissance, expérience, réalité etc. », écrit Salvador Alonzo, sans que l'idée générale de Fenollosa perde son sens. C'est aller un peu vite. On ne peut être au fond plus superficiel à l'endroit de ce texte majeur que j'ai intitulé en français :» Le caractère écrit chinois est un moyen d'écrire de la poésie ».

[...]

Écrire consistant d'abord à imposer les conditions de la lecture, du coup le titre « bricoleur » d'Ezra Pound, au lieu de séparer le poète de son lecteur par des conventions de statut, refonde totalement le principe même d'apprentissage en installant l'apprenti poète sur le même banc que le lecteur en formation chargé dès lors de la diffusion tandis que l'écrivain est affublé des « antennes de la race ». Le tableau est généralement compris (Gertrude Stein) comme l'explication d'un village vu d'assez loin, en tout cas d'aussi loin que le permettent les fluctuations de la pensée de Pound qui encercle plutôt qu'il ne fournit le compendium des explications nécessaires à l'introduction de la nouveauté dans le monde. Ces mondanités, de part leur caractère complexe et quelquefois incohérent, ne peuvent pas inspirer une sortie aussi facile que celle que propose Alonzo à des lecteurs fatigués d'impérialismes et de criminalité universelle. C'est bel et bien de la nature dont il s'agit et non pas de doublures, certes considérables mais impropres au sens même donné par Fenollosa et par Pound à l'histoire considérée comme une évolution, ce qui n'exclut par les cahots.

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La connaissance risquerait de ne pas répondre aux exigences de l'histoire dont elle est l'issue intellectuelle. Il faudrait, comme dans les manuels scolaires, éviter de soulever les questions d’avances sur le temps, comme la machine à vapeur de Héron d'Alexandrie comparée aux conclusions de Denis Papin, lesquelles sont étroitement liées à des besoins d'énergie linéaire. La littérature fourmille d'exemples d'avances qui ne troublent pas, à distance de l'époque où elles ont eu lieu, l'eau intranquille du texte. Ce n'est plus par ses avances que d'Aubigné nous dérange mais bel et bien par ce qui a déjà passablement ennuyé et irrité ses contemporains. La connaissance ne suit pas le fil du temps historique. Elle en dénonce facilement la coulée verbale par ses exemples d'avances d'abord considérées comme des particularités ou des divertissements. La machine de Héron tourne sur elle-même comme si, par comparaison, elle ne devait jamais sortir de cette circularité, en tout cas pas pour l'instant, semble dire l'histoire vue d'ici. Depuis la marmite, en effet, la vapeur a remplacé les chevaux qu'on appliquait aux vérins, vilebrequins, et à toute géométrie mécanique que l'esprit avait conçue pour répondre à des besoins de progrès et non pas pour placer la nature humaine dans le courant d'une évolution qui n'a pas finit de nous étonner.[...]Qui dit connaissance dit progrès. Or, ce n'est pas du tout ce qu'envisage Fenollosa quand il remonte le temps qui lui sert de fil d'Ariane. C'est à ce point que toute idée de cohérence est remplacée par l'effort plus considérable et plus généreux d'équilibre trouvé. C'est méconnaître toute connaissance un peu riche d'enseignement que de chercher lui substituer, au sein même de la pensée de Fenollosa et par conséquent près du noyau de l'œuvre d'Ezra Pound, cette idée de nature qui demeure, n'en déplaise aux prostrés de la mortification par l'exemple, la seule source d’inspiration capable de lever le doute sur les spectacles donnés à observer par le seul fait d'être vivant et existant.

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Les coulures de l'expérience, comme aux carreaux de nos fenêtres, s'interposent plutôt qu'elles n'enseignent ou si elles enseignent, c'est d'abord la prudence. C'est quelques marches en dessous de ce qu'on a bien voulu reconnaître comme de la connaissance, si tant est que l'image d'un escalier répond mieux aux croyances religieuses qu'aux exigences de la recherche scientifique. L'expérience est une affaire d'âge d'homme et non pas de ce temps obscurément écoulé avec la conscience de l'histoire. Elle est d'ailleurs bornée par ce nouveau départ dans le monde qu'a pu constituer la première idée simultanée de l'histoire. Elle est traversée d'héritages plus que de connaissances réelles. Elle se transmet comme un flambeau dont la flamme menace de s'éteindre sous le vent de l'innovation. Elle est si éloignée de toute idée de nature que l'esprit l'en distingue clairement à tous les instants de sa morose accumulation. Loin d'être une construction de l'esprit, elle impose ses anecdotes à l'esprit qui est sur le point de découvrir ce qui sera effectivement le contraire de toute fiction. Il n'est pas rare d'entendre un homme de cinquante ans proclamer sans vergogne que c'est son expérience qui « parle » quand il s'exprime ou plus souvent, quand il répond à la demande de production, d'enseignement ou de divination qu’on attend de lui.[...]L'expérience se passe devant la vitre d'amour. Les miroirs sont beaucoup plus facile à nettoyer d'un revers de manche, ce qui explique la préférence des poètes pour qui les fenêtres n'ont pas de carreaux.

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Cette réalité le plus souvent observée en amateur, c'est-à-dire dans cette disposition d'esprit qui interdit au profane de distinguer la bonne idée de la mauvaise mais l'autorise à accepter sans analyse ni comparaison ce qu'en dit le savant (aberration), est rarement celle dont les poètes véritables ont une idée momentanée incompatible avec toute idée d'expérience et probablement peu conforme à la connaissance telle qu'elle est présente à l'esprit de ses spécialistes. La réalité est une idée, n'en déplaise aux réalistes.[...]Comment imaginer qu'une idée puisse remplacer la nature même de l'idée si l'on n'est pas soi-même un cueilleur de détails véridiques pouvant servir à la fois de grisaille et de rehauts à la peinture qu'on est en train de produire parmi les autres dans la seule et simple intention de leur renvoyer des reflets fidèles ? Fidèles à quoi ?[...]Tout comme l'expérience est une connaissance partielle et partiale (je reviendrai sur ces notions de connaissance-morale et art-action), la réalité, et particulièrement celle des observateurs délégués, n'est que la conséquence la moins discutable de cette expérience vouée au redressement de la jeunesse et au remplacement (on est au théâtre de la vie) de tout ce qui n'a plus d'importance. Ce qui n'exclut pas les hommages académiques, loin s'en faut.

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Etc.[...]C'est bien de la nature qu'il s'agit et d'aucune autre entité à la réputation plus contemporaine. Cette nature, écrit Du Bellay, si elle « eût donné aux hommes un commun vouloir et consentement, outre les immuables commodités qui en fussent procédées, l'inconstance humaine n'eût eu besoin de se forger tant de manières de parler.[...] Donc, les langues ne sont pas nées elles-mêmes en façon d'herbes, racines et arbres [...] on ne doit ainsi louer une langue et blâmer l'autre, vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine. » Raison de plus pour ne pas confondre une idée aussi profonde et exacte de l'homme avec ce que le temps et son doute ont fini par semer, dans notre esprit, de durée momentanée ou provisoire. Mais de deux choses l'une : ou bien l'on conçoit que c'est par ses perceptions que l'homme se met à parler ou bien c'est plus compliqué que ça et l'on a affaire à des procédures cachées que la pensée moderne a répandu comme la bonne parole. Ceux qui ont un peu vite, sous l'influence des possibilités de consommation et d'accession à la propriété, et dans la perspective de belles carrières négociées sur le tas, enterré l'inconscient pour revenir au corps lui-même et en trouver la première clé véritable, sont en général assez éloignés de toutes préoccupations littéraires et artistiques et paradoxalement, on ne trouve plus guère d'explorations des profondeurs chez ceux qui, j'allais dire au contraire mais ce serait presque mentir, pratiquent le spectacle des sens. Jamais, de tout temps, les uns et les autres n'ont été aussi étrangers à tout désir de communication. Nous n'avons guère le choix compte tenu de l'extrême indisponibilité qui nous ronge. Les « cultures » s'imposent à nos pratiques. On peut même en changer comme bon nous semble, au gré d'une inspiration qui n'aurait plus rien de naturel, plus rien à voir avec nos sens, mais qui n'existerait que par la constante comparaison avec les possessions des autres et sans doute plus précisément de l'autre en particulier. Ce qui prend du temps mais uniquement le temps dont on dispose et non pas celui qui nous concerne tous de la même manière.

[...]

La paroi humaine est une application de la perméabilité et non pas de la capillarité. Les principes du passage de l'extérieur à l'intérieur sont sensoriels. On a beau se creuser la tête, rien n'a encore remplacé ce qui dure depuis longtemps. L'homme voit, entend, et accessoirement il est capable de distinguer des odeurs, des goûts et des sensations nerveuses liées le plus souvent à la peau. Personne ne doute de la capacité de l'homme à accéder aux mystères de l'image et du son. Par contre, les parfums, les petits plats et les frottements plus ou moins autorisés n'ont pas à ce jour statut artistique. L'art ne fait que voir et entendre. La lumière et la résonance sont les deux seuls phénomènes naturels qui ont inspiré à l'homme des chefs-d’œuvre de l'esprit. Tout le reste, les étoiles des restaurants, la peau des femmes et les piqûres dans ce qui nous reste de veine, relève d'une espèce d'erreur commise en cours de route mais dont il ne nous est pas tenu rigueur si nous ne dépassons pas les bornes. Faute de quoi, la société ou l'individu qui nous sert de pivot social, souvent la personne qu'on aime, se charge de nous remettre dans le droit chemin ou de nous en écarter pour un temps ou définitivement.[...]D'autre part, les pratiques visuelles et sonores ont été depuis longtemps divisées en majeures et mineures sans contestation autre que celle des marchands qui inspirent notre immédiat quand on a les moyens de répondre à leurs questions de prix ou de circonstances. Nous n'avons pas encore, quoiqu'on en dise, la main à la charrue. Et pourtant, les choses nous apparaissent si clairement que nous sommes rarement indifférents. Nous agissons soi disant sur la base de principes éthiques, ce qui est une aberration de la pensée, et nous apprenons par ce déplacement adroit, apparemment cohérent mais qui n'est qu'une conséquence et non pas une découverte, qui prend la place de toute l'action qu'on est sur le point de produire devant les autres, l'autre si on veut ou si on veut être avec lui. La confusion qui s'ensuit affecte la nature elle-même et nous perdons le fil. On s'inquiète rarement de cette menace de rupture. On voyage plutôt et de moins en moins loin au fur et à mesure que notre maîtrise de la vitesse et des frontières nous rend plus dangereux et plus impitoyables que les conquistadores montrés comme exemple de ce qu'il ne faut pas faire et défaire. Tout ça, tout ce qui se passe en marge de l'image et du son, ou plus exactement de la lumière et de la résonance, c'est la langue. Elle est donc tributaire des circonstances tandis que le son demeure ce qu'il a toujours été, un phénomène perceptible par l'oreille et finalement par l'esprit, et que la lumière dénonce constamment les dépassements de l'image toujours affectée de modes, de nostalgies et de facilités perspectives, ce qui la réduit fatalement aux slogans qui l'introduisent et l'expliquent.[...]La croissance des langues, en nombre et en mots, produit ces tangentes qu'on trouve poétiques quelquefois. Ce qui différencie les langues les unes des autres n'est pas sonore ni rétinien. Et ce n'est pas non plus dans la plus ou moins grande disposition de l'esprit à retrouver un fil de remplacement que la différence se fait jour avec le plus de clarté possible. Le maximum d'intensité est atteint quand la langue elle-même est porteuse de cette clarté. Il a semblé à Fenollosa et à Pound que la langue chinoise était encore capable de renvoyer des reflets véridiques et l'on voit bien que c'est sous l'effet des seuls phénomènes naturels dont l'artiste a connaissance : la lumière et la résonance naturelle.

[...]

Que la rhéologie de la langue doive tenir compte de tous les autres phénomènes perceptibles liés au nez, au palais et aux tissus, qu'elle ait à pousser encore plus loin sa croissance par l'observation de tout ce qui justement n'est pas perceptible et finit par devenir franchement incompréhensible pour l'esprit moyen, ce qui le réduit au spectacle même qu'on lui propose par esprit de vulgarisation, est une évidence. La langue est une conséquence de cette part marginale qui n'a jamais produit aucun art. La langue est une intention de discours. Ni la peinture ni la musique n'ont besoin de la langue pour exister. Mais la langue ne peut pas se passer de cette part de nous-mêmes qui nous relie au plaisir de façon plus efficace que les images ou le son. Et le plaisir, c'est le lit du désir.[...]La langue est donc pétrie de sensations vulgaires et plus elle est vulgaire, plus elle est capable de rendre compte de son objet.[...]La langue est le lieu de toutes les vulgarisations, ce qu'on appelle plus facilement de la communication.[...]Ici, l'inconscient prend la place des calculs indiscutables et non seulement toutes les langues mais encore toutes les formes de langages non issues directement de l'œil et de l'oreille, c'est-à-dire du son et de la lumière, appartiennent à l'art ou peut-être plus justement elles sont dépossédés dans ce sens si particulier qu'il n'est soumis à aucune règle ni précise ni commune. Cette abondance incalculable ni par le texte ni par l'organe constitue plus ou moins clairement cette logopœia dont la poésie semble bien pouvoir se passer. Et les organes qu'elle propulse au devant de la scène sont les nouveaux médiums. Plus faciles, moins exigeants et aussi plus discutables, ils alimentent la mémoire qui du coup prend la place si convoitée de l'histoire pourtant toujours préférable au moment de donner à l'œuvre un pouvoir définitif.[...]Le nez propose des sens cachés aux madeleines innombrables des romans, la langue alimente la gourmandise des instants de partage, et le système nerveux monte sur les planches avec une probabilité de retenir l'attention qui met à mal des traditions plus respectueuses des chefs-d'œuvre. La langue est présente partout où l'œil et l'oreille ne sont plus invités à tout dire et à tout recommencer. La langue est envahissante sitôt qu'on la retrouve avec le nez, la langue et les extrémités nerveuses. Elle est le grand sujet des conversations, quel que soit le niveau de communication. Il ne reste plus à la musique qu'à se déposer sur des images ou plus exactement sur le mouvement inspiré par l'image quand celle-ci démontre sa capacité à forcer la représentation du plaisir. Le voyeur prend la place du guetteur et du contemplateur. L'oreille devient une brèche cérébrale à la pression acoustique et l'imitation de la proximité devient si réelle que la récompense égale en intensité les moments les plus intimes du couple qui n'est plus l'unité de mesure favorite des amateurs de sensations. L'art est à ce prix et nos civilisations, toutes compromises dans cette évolution en dépit des apparences qu'il faut bien qualifier de trompeuses, n'ont plus le pouvoir de marquer l'histoire au fer rouge de l'invention artistique. Mais il ne faut pas en conclure que la pureté du son et de la lumière n’est pas une évidence aussi claire que la capacité de la langue à récupérer tout ce qui n'est pas purement ni résonance naturelle ni relativité des couleurs.

J'en veux pour preuve cette petite histoire de la gamme, par exemple :

[...]

Si l'on s'en tient à la mémoire telle qu'elle n'a pas changé depuis 2500 ans, c'est à l'école pythagoricienne que l'on doit, non pas l'invention de la gamme, mais sa première explication sinon cohérente du moins satisfaisante. Il faut remonter à l'époque des diviseurs de cordes et de chalumeaux. Prenons la corde, celle qu'on fait vibrer depuis si longtemps qu'il est plus possible de savoir si elle a vibré avant qu'on la fît vibrer ou si elle vibre parce que c'était une bonne idée. Et reproduisons ici, un peu simplement, le calcul de Pythagore qui CONSTRUIT la gamme.

Il y a un rapport entre la longueur d'une corde et le son qu'elle produit, ce qu'on appelle la fréquence. Ce rapport est compliqué pour la simple raison que la division par deux d'une corde ne produit pas du tout une moitié de fréquence. L'oreille reconnaît là le phénomème fondateur de l'acoustique instrumentale. Car le problème n'est pas tant de tirer, des cordes tendues et mesurées au fil de l'expérience, de la musique mais de jouer fidèlement les compositions qui nous sont venues à l'esprit dans une pure intention artistique. La voix reconnaît aussi ces hauteurs et s'y ajuste avec une précision qui demande, à partir d'un certain niveau d'exécution, c'est-à-dire à partir d'un certain moment, de la pratique et de la fidélité, de cette sorte de fidélité que les artistes appellent justesse, exactitude, théorie etc. selon le contexte qui les fondent à s'exprimer sur le sujet. C'est ici que la fabrication des instruments se met à exiger plus de théorie que la pratique même du chant et de son accompagnement.

L'oreille, soumise à l'expérience de la division, et indépendamment de l'origine culturelle de l'auditeur, n'a aucun mal à identifier le phénomène de la division par deux, ou de la multiplication par deux : le son produit ainsi est le même, mais plus haut, ou plus bas. C'est la première loi musicale. Elle semble être d'une exactitude indiscutable. Elle est reconnue par tous. En musique, l'itération de 2 produit des intervalles capables de recommencer une note, par exemple :

DO[... ici, on divise la longueur de la corde...]DO

Et nous avons beau diviser les cordes ou espacer exactement par itération de 2 les trous appelés à être obstrués par les doigts sur la longueur d'un tuyau plus dignement intitulé chalumeau, par ce simple calcul appliqué nous sommes capables de nous mettre au diapason de la nature.[...]Peu importe comment les choses se sont passées, le premier souffle dans un os, l'influence du vent, la vibration des feuilles. L'itération de 2 produit la première de toutes les lois musicales et la musique, avec sa nécessité d'instruments, d'accords et de couleurs, prend son vol. Qu'est-ce que produit une itération de 3 ?

C'est exactement la question qu'il fallait se poser ? Avant de la poser à notre tour, précisons que ces faits ne sont pas logiques mais que la tradition seule nous en délègue la cohérence narrative.

Voici une corde tendue entre deux points :

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Faisons-la vibrer en la pinçant. Elle chante DO. Je mets DO pour simplifier car nous sommes tous plus ou moins réduits, comme Irving Berling, à ne pas saisir des différences qui, nous le verrons plus loin, sont d'ailleurs très contestables du point de vue de la justesse. Voici la même corde doublée (sa tension est la même) :

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DO2 est un DO1 mais plus bas. La voix n'a pas de mal à reproduire l'expérience et l'imitation a un pouvoir de pénétration dans l'esprit qui en dit long sur l'importance de la nature en matière d'art. Voici maintenant toujours la même corde mais trois fois plus longue (itération de 3) :

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L'oreille distingue maintenant le son produit. Ce n'est évidemment pas le même. La voix retrouve le phénomème avec la même facilité d'imitation et l'instrument lui-même s'accroît d'une possibilité.

Considérons maintenant l'instrument. Il peut se shématiser comme suit :

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(Et non pas 0-1 comme on se l'imagine quelquefois par erreur ; tout simplement parce que la multiplication du zéro est un zéro et que la division par zéro est inconcevable)

On ramène à cette longueur le résultat obtenu par itération de 3 en le divisant par deux : 3/2. Voici le premier rapport musical pur et incontestable et voici sa place sur la corde :

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Maintenant, le _raisonnement_ fait le reste en appliquant le rapport 3/2 au résultat précédant :

(1x3) : 2 = 3/2 Do Ré Mi Fa Sol

[(3/2 x 3) = 9/2] : 4 = 9/8 Sol La Si Do Ré

[(9/8 x 3) = 27/8] : 2 = 27/16 Ré Mi Fa Sol La

[(27/16 x 3) = 81/16] : 4 = 81/64 La Si Do Ré Mi

[(81/64 x 3) = 243/64] : 4 = 243/128 Mi Fa Sol La Si

[(243/128 x 3) = 729/128] : 4 = 729/712 Si Do Ré Mi Fa#

Voici la gamme trouvée :

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Et cette division de la gamme en 7 intervalles :

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Si l'on se place d'un point de vue pythagoricien, la perfection. Une perfection qui s'ajoute à la démonstration de la pertinence, pour ne pas dire de l'authenticité de la métaphysique pythagoricienne. Le rapport de 2 est dit rapport d'octave (7 intervalles) et celui de 3/2 (itération de 3) rapport de quinte (4 intervalles). La pertinence, sinon la justesse de la gamme de Pythagore est telle que des musiciens modernes l'utilisent encore et pas seulement pour ses qualités métaphysiques.

Pythagore construit donc la gamme avec les quintes. Cette gamme, qui sonne faux à nos oreilles contemporaines, est un peu mise à mal deux siècles plus tard (IVe AJC) par l'école d'Aristoxène qui procède à de nouvelles divisions de la corde. Sans remettre en question totalement la perfection de la gamme pythagoricienne, la redécouverte des tierces majeures et mineures déconstruit forcément le système. Les tierces sont obtenues _directement_ sur la corde. Elles ne sont pas la conséquence d'une itération de 3 (qui donne 81/64 pour le rapport de tierce majeure et 32/27 pour le rapport de tierce mineure). Deux divisions s'ajoutent désormais au débat théorique :

La division dite harmonique :

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qui met en valeur un nouveau rapport : 5/4 entre DO et MI (notez la petite différence avec la tierce pythagoricienne : 1/64), dit rapport de tierce majeure (2 intervalles).

La division dite arithmétique :

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(6 étant choisi abitrairement)

qui met en valeur la tierce mineure au rapport : 6/5 entre DO et MIb.

Et que croyez-vous qu'il arriva ? On ne se battit pas. On continua de faire de la musique et de fabriquer des instruments. Comme on s'en doute, ceux-ci étaient rarement accordés. Peut-être la voix palliait ces défauts d'harmonie. Peut-être la poésie y trouva sa justesse même. Peut-être la mélodie ne prenait pas toute la place.[...]Il se passa encore 2000 ans avant que Zarlino proposât sa fameuse et toujours aussi fausse gamme des physiciens. Elle résulte d'un compromis entre la gamme de Pythagore et les trouvailles d'Aristoxène :

[...]

C'est la Renaissance.[...]Les temps ont bien changé. La peinture n'est plus ce qu'elle était, ni la poésie, ni la musique. Si l'on veut bien comprendre Pound quand il parle de la melopœia des troubadours, il faut avoir présent à l'esprit que ces artistes composaient à une époque où on n'a pas encore cherché à rendre cohérentes les petites différences que l'expérience de l'instrument impose à l'esprit.[...]Nous ne savons que peu de choses sur ces 2000 ans de musique et rien sur ce qu'en pensaient les troubadours de Pound. La musique semble même ne plus s'intéresser à la question de trouver une solution aux problèmes que la résonnance naturelle, autrement dit la nature, pose à l'instrumention et surtout à l'orchestration. On sait à peu près tout de ses variations verticales propices à la mélodie, le temps est parfaitement mesuré comme durée et la durée se soumet aux découpages de la mesure affinée jusqu'à la netteté. C'est le moment qu'on choisit pour sortir définitivement du Moyen-Âge.[...] Les moyens mis en œuvre dans tous les domaines de la connaissance et de la pratique sont considérables. On géométrise avant Pascal. Mais l'adresse des luthiers n'est évidemment pas améliorée par ce qui est loin de ressembler à une préfiguration de la modernité. C'est donc le calcul et un sens poussé du compromis qui inspirent à Zarlino une gamme qui, malgré ses défauts, rend possible les premières orchestrations monumentales. L'idée est d'appliquer à la gamme, dont l'existence ne peut pas être remise en cause (la division est toujours juste), les rapports de Pythagore et ceux d'Aristoxène. Autrement dit, Zarlino construit la gamme, non pas seulement avec les quintes du système pythagoricien mais aussi avec les tierces d'Aristoxène. Voici cette gamme :

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Et voici les intervalles :

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Voici la construction de la gamme de Zarlino :

M : tierce majeure à 5/4

m : tierce mineure à 6/5

Q : quinte juste (forcément) à 3/2

ImageEspèce de perfection géométrique qui pourtant ne se vérifie pas (encore une fois !) :

M1 : 1 x 5/4 = 5/4

M2 : 4/3 x 5/4 = 5/3

M3 : 3/2 x 5/4 = 15/8

m1 : 9/8 x 6/5 > 4/3

m2 : 5/4 x 6/5 = 3/2

m3 : 5/3 x 6/5 = 2

Q1 : 1 x 3/2 = 3/2

Q2 : 9/8 x 3/2 > 5/3

Q3 : 4/3 x 3/2 = 2

On peut comparer cette nouvelle gamme avec les intervalles pythagoricien pour juger de son imperfection relative. Mais tandis que Pythagore et Aristoxène n'expliquent pas la petite différence entre la nature et l'instrument, Zarlino, par cette pratique de la gamme, met en valeur le comma. En effet, la quinte Q2 n'est pas au rapport de quinte. Elle est diminuée : 9/8 x 3/5 = 40/27 < 3/2.[...]Cette différence de 81/80 est le comma, trouvaille qui est à l'origine de toute la pratique musicale occidentale (autrement dit : il y a donc des bémols et des dièses). C'est à partir de là que la musique occidentale n'est plus orientale ou méditerranéenne. Cette gamme des physiciens, si elle n'est pas celle des musiciens, peut être considérée comme une renaissance. En poésie, comme le note Pound, on passe aussi allégrement, mais pour des raisons moins terre-à-terre, du langange prosodique au langage non-prosodique. C'est que la musique reste reliée à la nature par ses instruments et que la voix, si jalousée des poètes, est l'instrument de contrôle de tous les autres instruments.

[...]

Mais les progrès que Zarlino fait faire à la théorie de la musique occidentale ne résolvent pas les problèmes posés par les accords et leur difficile mise en œuvre. Il y a belle lurette qu'on sait que la musique, même si elle est proche de la nature, s'en différencie par de petites imperfections.[...] C'est au siècle suivant, conclu enfin philosophiquement par l'ariégeois Bayle, que le pas est franchi entre le compromis fondé sur l'expérience et le risque de choquer l'oreille sans parvenir à l'habituer aux fréquences nouvelles. La justification théorique de la gamme tempérée, celle des pianos, est due à Werckmeister. Bach ne sera pas sourd à ces innovations. L'idée est une simple constatation : 12 quintes sont égales à 7 octaves en forçant à peine la nature (après tout on ne s'y est jamais pris autrement), les quintes formant une itération de 3 et les octaves une itération de 2 (itération et non pas somme). Voici la suite des octaves :

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C'est l'exactitude apparente de la pensée pythagoricienne.

Voici maintenant la suite des quintes :

fréquences : 1 — 3/2 — 9/4 — 27/8 — 81/16 — 243/32 — 729/64 — 2187/128 — 6561/256 — 19683/512 — 59049/1024 — 177147/2048 — 531441/4096 (129.74... au lieu de 128)

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On peut donc en conclure, mais l'expérience nous l'enseignait déjà, que 12 quintes ne sont pas égales à 7 octaves. À moins de situer cette fois le compromis dans cette égalité acceptable : DO=SI#.[...]Quel choc pour l'oreille des contemporains de Bach troublés ou agacés par cet usage nouveau ! On a entendu pire depuis mais il faut reconnaître que les clavecins tempérés frisaient l'incohérence. Ce n'est plus le cas.[...]

Il était donc désormais possible de diviser la gamme en intervalles égaux, soit 12 :

ImageAinsi, le piano a ses petites touches noires qui font des fausses notes et le violon, plus fidèle tout de même à l'oreille, peut prendre la mesure de sa différence. Pauvre violon qui doit s'accorder au piano quand il est accompagné par lui ! Cette conversation est certes aujourd'hui une affaire de spécialistes mais les auditeurs de Bach ne l'entendaient pas si facilement de cette oreille. Il s'est passé ce qui s'est passé et notamment, la musique a pris une place prépondérante dans les spectacles, activité économique inspiratrice de tous les compromis possibles et imaginables. En fait, on a simplifié. C'est ici la mesure que Pound prend entre les troubadours et nous-mêmes. Différence d'appréciation peut-être mais surtout glissement du terrain musical et par conséquent de la littérature qui se dote de moyens puissants de communication en réduisant la théorie à des principes. Car en définitive, cette oreille juste qui nous impressionne tant n'est pas si juste que ça. Elle est plus perversement adaptée ou appropriée.[...] L'artiste qui ne donne rien en échange du pain ne reçoit pas le pain. Or, le pain ne se rencontre pas dans la nature et la nature, en termes de surface, est si judiciairement distribuée que la menace est réelle de devenir un errant au moins à l'intérieur de soi. Il faut donc se raisonner un peu ![...]

[...]

On n'a guère évolué depuis Bach. En fait, théoriquement, tous les musiciens qui ont composé après Bach ont fait du Bach. On s'est bien chamaillé sur des questions de détails, de formes, de couleurs, de rythme mais on n'a pas poussé le bouchon plus loin que cette facile division de la gamme :

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Autrement dit : x=racine 12e de 2 et plus généralement : x=racine ne (nombre d'intervalles) de p. L'instrument électronique permet désormais tous ces calculs. Il a en fait remis le musicien sur la voie des intruments naturels, primitifs ou improvisés. Mais l'oreille s'est tellement habituée à la chanson que c'est maintenant la justesse qui passe pour de la cacophonie ! Jamais l'art de la musique n'a été aussi figé qu'aujourd'hui dans la tête et dans le cœur des hommes du commun. Observez la condescendance, et ce malgré les preuves flagrantes du crime colonial, de l'auditeur occidental au spectacle d'une musique exotique et vous aurez toute la mesure de ce qui nous éloigne de la nature. Nous sommes devenus des êtres superficiels enfermés non pas dans les habitudes de Gide qui se trompa à ce sujet, mais plus profondément dans le cadre de doctrines qui n'ont plus aucun fondement. Notre pensée occidentale a vraiment de quoi effrayer les peuples encore enracinés dans leur passé.

[...]

J'ai choisi d'illustrer mon propos par cette petite histoire de la gamme non seulement parce que celle-ci n'impose aucun calcul dont l'esprit moyen risquerait de ne pas comprendre les hypothèses mais surtout parce l'art y est clairement signalé comme pratique à la fois de l'observation de la nature et exercice obstiné des instruments inspirés par l'observation. Il est aussi clairement concevable de distinguer la musique de l'ensemble des bruits produits par la nature et par les outils dont l'homme se sert pour survivre. L'idée de composition prime sur les décorations de la matière sonore.[...]Voilà trois perspectives : l'instrument, et jusqu'à sa fabrication ; la musique différenciée ; la composition.

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La méthode idéogrammatique apporte de l'eau au moulin de cette conception de l'art où rien n'est négligé ni de la connaissance des instruments capables de reproduire, pour commencer, les intervalles de la gamme (celle-ci étant, je le répète, une loi incontestable mise en évidence par l'expérience), ni des moyens d'estimation qui permettent, au fond, plutôt de s'approprier des bruits que d'en distinguer les bons des mauvais, ni de ce qui finit par s'imposer à l'esprit comme un ensemble non pas cohérent mais équilibré (L'esprit des lois, les Essais, la Recherche, n'ont pas atteint la perfection formelle de votre Jalousie mais l'équilibre trouvé est tel que ces ouvrages sont lisibles par n'importe quel bout, ce qui n'est évidemment pas le cas d'un roman policier qui est la trace persistante, dit Pound, de la rhétorique du Moyen-Âge). L'idée sous-jacente aux propos de Pound est de situer la littérature, et particulièrement la poésie qui en est le moment le plus significatif, sur le même plan que toute autre discipline scientifique soucieuse d'abord d'exactitude.

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La question de l'instrument nous rappelle, si besoin était, que la langue est celui de la pensée, autre phénomène naturel mis en évidence surtout par comparaison avec tout ce qui règne d'animal, de végétal et de minéral sur cette terre et sans doute dans tout l'univers.[...] Nous ne possédons pas, sur la pensée, une histoire aussi bien contée que celle que je viens de rapporter sur la gamme et presque sur la musique occidentale, à cette nuance près que n'y figure que Bach, celui qui mieux que tous a su se placer dans le fil de l'histoire.

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Rien n'est plus définitif qu'une bonne chanson ou qu'une exploration en profondeur des moyens musicaux mais seuls ces derniers nous éclairent sur l'état de nos connaissances.

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La langue n'étonne pas à ce point Du Bellay qu'il se mette en tête de les savoir toutes pour avoir les moyens d'être un poète universel. Toute langue est porteuse des mêmes racines plongées dans l'inconnu. Ce qui émerge appartient plutôt aux traces et plus il y a de traces, moins on a de chance d'approcher l'essentiel. L'accumulation de citations, d'allusions, de suggestions, et même d'anecdotes, a pour effet de noyer le poisson dans une eau qu'il est pourtant destiné à explorer pour un temps universel. Et c'est la vie, celle des poètes, qui laisse les traces les moins couvrantes, l'histoire et les histoires se chargeant officiellement de refaire le chemin à l'envers pour toute preuve de recherche.

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Il n'est pas vain de chercher à retrouver ce qui, dans la nature, équivaut à la résonance, et dans nos mains, ce qui résonne aussi clairement et aussi pertinemment qu'une corde. Mais tandis que l'oreille est capable de s'interposer entre le bruit et sa reconnaissance, rien de tangible n'influence notre pensée au point de la doter définitivement de la langue et de la seule langue. C'est à l'écriture qu'incombe la tâche de nous placer en face, plus ou moins exactement, de notre réalité d'être pensant.

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Comment voulez-vous qu'on prenne au sérieux les alphabétisations de nos langues latines ou les sténographies de l'arabe ? Ces langues ne s'écrivent pas, elles se montrent par des signes conventionnels qui ont peu de chance de nous donner une idée de ce que pourrait être la poésie si nous avions cette chance. Il n'est pas non plus idiot d'avoir la très nette impression qu'une civilisation plus douée ou plus chanceuse a mis la main sur cette capacité poétique incontestable qui nous donne le La.

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La recherche d'un équivalent à la justesse de l'oreille est une constante dans les littératures occidentales. Il n'est donc pas étonnant qu'un spécialiste comme Fenollosa ait fini par trouver le bon raisonnement. Son expérience du Japon et de la Chine a donné lieu à une conclusion certes un peu fautive mais au fond révélatrice d'un défaut majeur de la langue anglaise et de toutes celles qui se sont élevées ensemble. Mais là n'est pas l'important. L'intérêt de la pensée de Fenollosa est ailleurs. À la langue qui constitue le seul instrument possible face à l'exigence de la pensée, il substitue l'écriture la plus distincte qui soit. Cette écriture a la particularité d'avoir un point commun avec cet autre phénomène naturel qu'est la vision.

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Il a fallu beaucoup de temps à l'homme pour inventer les instruments capables de reproduire ce que la nature offre de visible et d'invisible. La connaissance de la vibration s'est considérablement compliquée. On peut considérer sans crainte que la peinture, au lieu d'être la conséquence du pinceau et des exigences chimiques de la matière, est une sorte de deuxième écriture dotée de ses propres règles et capacités à renvoyer les reflets. La connivence entre la langue et la peinture (les arts rétiniens) est plus qu'une apparence. Rien ne fait parler la musique hormis des conventions de style (tragique, comique, etc., genres propres à la littérature). Or, tout se complique au point de réduire la peinture (par exemple) à un spectacle.

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Il n'est pas étonnant que Fenollosa ait été sensible avant tout et de manière parfaitement consciente à cette similitude d’intention. Le caractère écrit lui est alors apparu comme le pivot de la langue et plus exactement comme un moyen totalement absent de nos habitudes verbales. Et, comme le remarque Pound, c'est l'idée, son expression, qui fait les frais de cette découverte. Rouge ne signifie rien si le signe exprimant cette couleur ne porte pas en lui les relais de l'homme au rouge, autrement dit le dessin de tout ce qui est de couleur rouge. Mais les traces de la pensée médiévale sont si persistantes qu'il nous est difficile d'associer un flamand au ciel ou le soleil aux branches d'un arbre. Ce que proposent Fenollosa et Pound est un instrument capable de reproduire la pensée par d'autres moyens que l'idée générale. Quelle distance en effet entre une tirade de Chénier, porteuse de toutes les majuscules, et le simple distique destiné à reproduire la persistance des passants sur un pont ou ailleurs :

The apparition of these faces in the crowd ;

Petals on a wet, black bough.

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Il faut à la poésie une langue qui s'écrive différemment.[...] Le passage de la tradition chinoise à la littérature occidentale est un saut périlleux facilement exécuté si l'on s'en tient à l'image et non plus à sa dramatisation par le personnage ou le cri. Pound, nourri de poésie occitane, n'en reste pas là. L'image se complique aussitôt de ses sonorités purement musicales et bientôt, l'épique s'imposera comme le seul genre. C'est que la poésie de Pound, solidement ancré au sol des caractères et de leur application à l'anglais, se pose en concurrente de l'art de la musique avant de nous donner plus qu'une idée de ce que pourrait être l'épopée de l'homme moderne.[...]Tandis que la musique est condamnée à des superpositions dramatiques, elle qui est l'art de toutes les transparences possibles ! —et que la peinture (les arts rétiniens) glisse invariablement sur des doses croissantes de littérature, la poésie trouve le chemin de sa langue en perfectionnant les instruments faute d'avoir trouvé celui qui serait l'équivalent d'une corde, d'une peau, d'un chalumeau, ou de se confiner dans l'observation structurelle des choses présentes à l'esprit, ce qui aboutit forcément à l'abstraction et aux pires spiritualités. Pound lui-même, finalement, n'aura produit que les Cantos mais c'est le destin de toutes les aventures de se terminer dans un port et non pas au sommet des panthéons où l'on préfère le sourire engageant des feuilletonistes.

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Mais si l'art de la musique ne tenait qu'au fil fragile de la gamme, on aurait vite fait le tour de la question. Les instruments, bien que destinés aux mêmes fonctions, ne sont à la fin que les instruments d'un choix dont il faut bien reconnaître qu'on est rarement l'initiateur. L'instrument de musique est à la musique ce que la caméra est au cinéma, un médium (Orson Welles) qui agit sur l'organe avec une marge de manœuvre plus grande qu'on peut d'ailleurs l'imaginer. On dit alors que l'artiste, et même l'interprète, est inspiré. Cette affinité fait même le lit de tous les arts et conditionne le jugement critique. Un objet capable de produire à notre place et sous notre soi-disant contrôle s'interpose entre nous et la matière. Cet objet est rarement de notre invention. Il est le plus souvent hérité d'une tradition. Les inventeurs de moyens sont aussi rarement des artistes. Ce ballet incessant dure depuis la nuit des temps. On est en droit d'espérer qu'avec la fin de la nuit les choses nous apparaîtront sous leur jour. Mais tout ceci relève du balbutiement, de l'idée séduisante certes mais sans espoir de lendemain. La vie d'artiste est beaucoup plus complexe. Elle s'achève par le spectacle ou l'oubli et je crains fort qu'il n'y ait rien à attendre de ce spectacle. Quant à l'oubli, s'il n'efface rien, il réserve ses surprises à d'autres spectacles dont nous n'avons même pas idée.

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La gamme n'est que la partie verticale de la musique. Elle est son fondement géométrique. Se reproduisant par les deux bouts, comme la vie qu'on brûle, elle franchit les limites de l'audible d'une façon tout aussi inexplicable. Le son atteint alors des zones exposées du muscle et de l'organe ou bien c'est le corps tout entier qui subit des pressions de plus en plus traumatisantes.[...]La musique commence à peine à explorer ces voies souterraines de la compréhension musicale. Certes, les clameurs ont toujours secoué l'auditeur et des stridences particulièrement réussies ont quelquefois traversé le cerveau de spectateurs attentifs à la cohérence du récit (Liszt). Mais jamais on ne s'était autant servi de l'instrument pour comprimer des cerveaux déjà peu enclins à d'autres explorations que celles de la rencontre purement formelle avec l'autre au sein d'une ambiance conçue dans ce sens.[...]L'auditeur entre dans l'instrument comme l'invité pénètre dans la maison du Thé, le Sukiya. Cependant, au lieu de s'étonner de n'y retrouver que tout le champ de tulipes réduit à ce qui peut en contenir l'essence et non plus l'existence (Rikyu), il finit par y consommer les substances d'une autre recherche qui n'a plus rien à voir avec la musique. La musique est encore confinée au rôle d'accompagnatrice des pires ou des meilleurs moments de la vie. Elle y perd ses extrêmes, c'est-à-dire ces lieux de l'existence où l'on continue d'inventer parce que ce qui était inaccessible hier semble être prenable aujourd'hui.

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Loin de chercher désormais à distinguer la bonne de la mauvaise musique, ce qui m'éloignerait du sujet et de ses objets, c'est à son écoulement inévitable et peut-être propice que je me réfère quand je parle d'art à propos de telle ou telle musique. Le temps qu'elle décrit en fait un art ou un échec. Il n'est plus question de s'en servir, ni sans doute de la servir, mais de la subir jusqu'à épuisement de la pensée que forcément elle suggère, prolonge, suscite ou même invente.[...]Le temps est la dimension commune à la musique, à la danse et à la littérature. S'il faut distinguer parmi ce qui est proposé à notre oreille, évitons de choisir sur d'autres critères que cette ressemblance. Et distinguons alors la musique par ce qu'elle est le lieu du silence parfait. Ainsi, on sera loin de toute tentation de céder à la facilité, quoique c'est justement sur ce point délicat qu'on reviendra pour achever d'en penser quelque chose de réel.

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Il y a un lien entre ces trois arts : la musique qui au bout du compte provoque la danse ou l'accompagne, la danse qui par son génie de la durée donne à la gamme le prétexte de sa propre durée, et la littérature, plus propice aux déroulements, aux juxtapositions porteuses de sens, aux dramatisations et donc à la création du personnage. Ce lien se mesure en temps qui passe et les segments qui en résultent cristallisent un moment ce temps insaisissable autrement que par les petits chefs-d'œuvre de notre imagination. L'expérience prouve qu'il n'est d'ailleurs pas nécessaire de ne plus écrire sans musique et sans personnages. Le propre d'un art s'impose plutôt à notre esprit et les mélanges demeurent des mélanges.[...] L'opéra n'a jamais été vraiment considéré comme l'art des arts. On a bien théâtralisé les ressources de toutes les associations possibles entre la musique, le drame et ses personnages. Mais pour quel résultat ? On comprend alors que c'est l'idée même de chef-d'œuvre qui fausse les données. Impossible de prendre le décor ou la mise en image de pareils spectacles pour des œuvres d'art. Nous ne serons jamais dupes, malgré toutes les prudences de mise sous la houlette des institutions, de ces arrangements momentanés qui n'apportent de l'eau qu'au moulin du temps qu'on perd.

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La portée, comme on la nomme pour la distinguer de l'instant qui n'en est pas l'unité, a donné lieu à toutes les mesures, contrepoints, chorégraphies, grammaires, syntaxes etc. et à tous les débats de spécialistes dont l'artiste, rarement mieux informé que par la pratique mais pourquoi pas un peu séduit par l'expression des données qu'il sauve de l'hypothèse, est lui-même un arpenteur méticuleux si l'on en juge par son comportement.[...] Mais si nous avons la bonne formule pour diviser la gamme en intervalles égaux et les instruments capables d'en tirer des sons, rien ne nous autorise à mettre la main sur le temps avec des procédés, faute de formule bien sûr, qui ne résistent pas à l'emploi. Il faut une certaine dose d'asservissement à l'auteur pour croquer des madeleines avec lui.[...]Cette horizontalité qu'en effet la mémoire vérifie, n'entre pas dans le domaine réservé de la chasse scientifique. Elle est laissée à l'appréciation des artistes eux-mêmes soumis à l'évaluation de leur entourage. Pas étonnant qu'avec les temps qui changent, on n'aime plus les mêmes choses et que les modes en profitent pour s'immiscer. La mémoire, tout autant que ces sens vulgaires dont on ne tire rien de vraiment convaincant d'un point de vue esthétique, crisse comme un ongle sur la vitre qui nous sépare à sa manière de la réalité tant convoitée. Parallèlement à tout ce que l'œil, l'oreille et la pensée nous donnent à gagner sur le temps, c'est le temps lui-même qui introduit tout ce qui ne tient pas debout aussi bien qu'un chef-d'œuvre. Il y aurait simplement des œuvres moins parfaites pour nous montrer d'autres chemins.[...] Mais gare à ne pas transformer l'objet du désir en chef-d'œuvre sous prétexte que sans cette élévation, il n'y a plus rien de crédible. Pas trop loin des considérations scientifiques qui fondent les arts et de leurs portées réelles, ce sont des _compositions_ qui s'imposent plutôt à l'esprit, peut-être pour pallier la décadence qui menace. Ce sont là de purs moments d'inventions, des moments d'école, an explanation.

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C'est que la recherche de Proust ne commence pas par la mémoire.[...] On aurait tort de penser que le romancier, en position de guetteur définitif, voit ce qu'il va écrire à travers la lorgnette des moyens mis en œuvre. Ce serait le cas du conteur soucieux de ses effets. Le romancier moderne n'est pas tributaire des effets mais plutôt de ce qui s'impose de cohérence textuelle.[...]Jouer d'un instrument n'est pas composer de la musique quand bien même il s'agirait de notre propre voix. L'instrument, c'est ce qui reste à la disposition du lecteur une fois l'acte accompli. L'écrivain est si proche de l'inaccompli (lequel est exprimable dans certaines langues) que son existence tout entière en est la conséquence.[...]Proust ne ressent pas les effets de la mémoire avant de les traduire en faits et gestes de personnages si peu influencés par le temps lui-même, auquel ils ne semblent pas appartenir comme nous sommes possédés par les questions d'allure.[...]Ces personnages si différents de nous, il est improbable que nous nous y reconnaissions. Quelque chose les a transformés en spectacle, en vision, en chose vue alors qu'ils devraient constituer la bouture du lendemain. Ce ne sont pas des personnages fuyants, malgré les tentatives de les portraiturer au plus près d'une réalité vécue en son temps. Ils sont obsédants, ni présents ni trompeurs, catégoriques et précis comme si leur existence devait tout à l'imagination.[...] Proust nous tend les madeleines de sa science et nous les croquons comme si cette abondance devait durer bien au-delà de ce qu'il n'est pas vain d'espérer de la vie. Nous lisons comme on explore. Le texte ne nous transporte pas, il nous envahit. Nous ne savons rien de la théorie comme point zéro du texte. Les romanciers ne livrent pas le secret aussi facilement. On préfère alors commencer par la fin et remonter dans la mémoire comme si d'un fleuve il s'agissait.[...] Mais cette géométrie du linéaire et du plan ne convient pas aux grandes compositions de notre temps. Il y a un monde entre les dissertations des marchands d'émotions fortes et les espaces clairement chronologiques des textes voués au destin.[...] Proust revient à la question de l'image et retourne aux questions des sens.

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Le temps mis en évidence par la pratique des arts clés (la danse, la musique qui lui confère une durée et un rythme et la littérature qui décrit ses personnages et les fait parler) n'est directement saisissable qu'en cours de lecture.[...]L'écrivain, lui, n'a pas accès directement à ce temps. Il reconnaît les lieux, la durée, les segments favorables au récit, mais il est le seul à ne pas saisir ce qu'il veut donner à lire.[...]Le temps est celui du spectacle, de la lecture, de l'attente passive.[...]Le temps littéraire est une idée du temps. Autant il est facile de le retrouver en lisant, autant il est impossible d'en avoir une idée exacte si c'est d'écrire qu'il s'agit.[...]On risque à tout moment de confondre le temps avec ses durées narratives. À cet instant précis de l'acte d'écrire, ni le corps, ni l'oreille ni la langue n'ont ce pouvoir de commencer le texte dans le temps et non pas à un moment déterminé du temps, déterminé par l'intrigue ou par n'importe quelle donnée dramatique qui n'est pas le propre de la littérature. Ce qui s'impose alors, c'est la vue. C'est l'œil en face de sa construction.[...]Les deux piliers formés par les Guermantes et les Swan. Les éditeurs furent outrés par le manque de composition du Côté de chez Swan. Or, nous savons désormais que c'est sans doute le texte le plus construit qui ait jamais été écrit. L'œil y côtoie enfin, par caresses successives et superposées, des sensations qui ne doivent plus rien à la musique et à ses corollaires. Le texte entre dans un silence propice à une lecture des hypothèses, caractéristique des textes de la modernité.

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Mais ici, Pound diverge. Il ne plonge pas dans les possibilités du personnage. Hanté par ceux de la Divine comédie, personnages de leur temps à qui le texte communique ses fils, Pound n'entre pas dans la psychologie de l'homme. Il ne discerne même pas l'homme de la femme. Il s'éloigne de ses propres modèles, de leurs aubades et de leurs sérénades, chants du début et du recommencement. Le renversement de la vapeur poétique en est presque incohérent, fou, pour le moins risqué.[...]L'épopée, cette fois, se pose nettement en concurrente du roman. Le choix n'est plus joué entre la chronique et la fable, comme au temps des certitudes. Et tout se résume à la question de l'interprétation de l'image.[...] Perçue comme seuil de la nature humaine, elle est la porte ouverte aux romans les plus complexes que l'esprit ait jamais supposé. Vue comme porteuse de significations, cette fois elle rappelle la langue à la rescousse et c'est la poésie qui vient à l'esprit, poésie épique où, curieusement, les moments lyriques sont comme des fragments d'un roman si autobiographique qu'on y retrouve les saveurs d'un récit à l'ancienne.[...]Au bout de ces expériences si fidèles au temps, il n'y a que le risque de se tromper, si l'idée finalement n'était pas la bonne, ou de n'être pas lu si la complexité du récit est tombée dans l'exagération.[...]L'erreur semble être la pierre de touche de la poésie tandis que l'inutile serait l'unique conquête du roman un peu trop poussé dans les cordes. Il n'y a pourtant guère d'autres issues : continuer le roman même au prix d'une confusion à l'échelle des moyens mis en jeu, ou ne pas cesser de s'en prendre à toutes les formes de la rhétorique qui fait fureur. Ici, le personnage devient si complexe qu'il n'a plus aucune chance de rejoindre l'humain sur le terrain des conversations, là c'est l'histoire qui est remise en cause par une autre histoire.

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Les frayeurs provoquées par tant de modernités ont finalement replacé le roman devant ses obligations et la poésie a semble-t-il regagné les pénates de la chanson. Certes, on a cherché à perdre du temps en passant de la modernité à la nouveauté. Les romans se spécialisent dans la confession intime et la poésie trouve les accents nationaux qui lui servent de prosodie. On comprime le texte pour procéder à sa multiplication. Car le commerce ne consiste pas à proposer un produit mais à le multiplier pour augmenter sa présence sur le marché. Imaginez un marché sur la place, un marché de patates avec seulement un vendeur de miel. Vous achetez les patates. Vous finissez même par vous demander comment on peut espérer vendre du miel dans un tel environnement. Vous, c'est vous et l'autre, bien entendu, ne fait que passer en se demandant à son tour pourquoi vous n'allez pas vendre votre miel dans une foire aux miels. Les choses sont devenues si claires qu'on ne vient plus pour s'y baigner.[...]Heureusement, la scène a conservé son pouvoir d'attraction et la gravité des spectacles pour enfant n'atteint pas ces performances capables d'exister quand le moindre roman un peu touffu n'a aucune chance de rencontrer son public.[...]L'éclatement éditorial de l'œuvre de Kateb Yacine est une réussite, si on veut, un peu comme si la leçon donnée à cet écrivain exceptionnel avait porté ses fruits. Mais il y a peu de chance pour que cette aventure de l'écrivain compliqué et de l'éditeur mesuré se reproduise demain. Le roman est tombé de haut et la poésie véritable continue de choquer ou d'alimenter une poignée de disciples aveuglés par leur incapacité à être de ce monde.

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Le roman, si j'en juge par ce que j'ai lu de moins facile, serait celui de l'expérience qu'Alonzo voudrait mettre dans la bouche de Fenollosa.[...]Détaché de toute mesure temporelle, étranger à ce temps que l'esprit ne parvient pas à représenter sans simplifier outrageusement les conditions du signe, il prend celle de l'âge d'homme avec une approximation d'horloge ou de luth. S'éloignant sensiblement des ressources du son et de l'image, volontiers confondu avec la conversation des invités ou le monologue du conteur, il tend à la figuration fermée, il boucle son aventure, il revient incessamment au point de départ et recommence jusqu'à l'ennui.[...]Il n'y a guère d'expérience pour aller plus loin qu'on est soi-même capable d'aller. L'expérience est parallèle, proche et lointaine à la fois. Elle est la compagne des départs. On en revient toujours avec la sensation d'avoir perdu un temps précieux. Temps de l'intrigue, des sentiments mis en jeu par l'action exercée sur des personnages enclins à jouer ce qu'on attend d'eux, on est bien loin de l'oreille, de l'œil et de la pensée, autrement dit de la nature et de la langue. On joue avec ce qui n'a plus rien à voir avec la littérature. Est-il possible d'ailleurs que le roman, poursuivi à juste raison pour délit de narration, puisse mettre en scène la totalité de l'expérience, par exemple de la gamme à la pression acoustique, ou de l'espace au désir du corps ?[...]Le roman, on le sent bien chez Proust, s'approche des conditions de la vulgarité sans toucher aux plats pourtant longuement décrits, racontés même. Un poète eût goûté à ces mets. Il eût porté en bouche la moindre oscillation de sens. Il eût trouvé une expression là où Proust noie le poisson. Sodome et Gomorrhe n'avait de toute façon aucune chance de devenir un roman de la modernité. La vulgarité n'y est qu'évoquée par ruse, là même où la prosodie eût provoqué un simple épanchement de sang.[...]Le roman est aux antipodes de la méthode idéogrammatique.[...]Le meilleur romancier du XXe siècle est Ernest Hemingway.

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La poésie, Faulkner l'a bien vécu, serait celle de la connaissance,[...]c'est-à-dire qu'il faut alors être capable de mesurer des quantités si infimes que la question de la langue devient primordiale. Étrangère à la musique, elle risquerait de se couper du corps si propice au mouvement.[...]La dernière œuvre importante en poésie est celle de Baudelaire, ce qui ne veut pas dire que les analogies sont meilleures que les idéogrammes sur le terrain du poème. Baudelaire connaît si bien les ressources de la langue française qu'il n'en craint pas les inévitables traductions (traduttore, traditore, dit du Bellay). La découverte de Fenollosa n'a pas remplacé la pratique de l'immoralité comme lit de la poésie. Pourtant, le glissement de l'image à l'épopée, avec sa promesse d'influencer le roman et peut-être même de le remplacer dans les conversations, est un bijou d'équilibre théorique.[...]Des observations pertinentes de l'écriture semblaient pouvoir construire la meilleure des théories. Peut-être parce que le temps, réduit ici à la mesure, et donc au rythme impliqué au corps, et si étranger à toutes velléités dramatiques (voir le Villon de Pound), ne réussit pas à s’arracher complètement à la terre, à ces traces d'histoire, de complots, de données sociales, de gouvernements des hommes et de bien fondé des lois.[...] En lisant les Cantos, on a bien l'impression d'une abondance d'informations secouées dans un sac et finalement répandues sur la table commune. L'instrument est impeccable, si fidèle qu'on n'a pas de mal à en jouer. La musique y est parfaitement différenciée de tous les bruits qui l'accompagnent dans sa quête de la durée. C'est la composition qui n'apparaît pas clairement.[...] Autant le roman, peu enclin aux effets sonores et assez peu disposé à participer à l'usinage des instruments de la narration, s'accroît en figures de plus en plus prévisibles, autant la poésie des idéogrammes semble incapable d'atteindre ce niveau de l'esprit où tout se comprend à défaut d'être su. Dans ces conditions, la poésie veut devenir un roman comme les autres.

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La réalité, nous le savons dès le premier coup de pied au derrière, est une question de fidélité. On revient donc à l'homme psychologique. Le personnage des romans, avec son voyage circulaire, ne peut pas être confondu avec les autres, ceux qui assistent et témoignent de notre propre pertinence. Le texte prosodique, illisible jusqu'au bout, a peu de chance de convaincre les miroirs.[...] Par contre, un spectateur, là, écrasé d'obscurité relative et conditionné par le rétrécissement de son champ visuel peut-être augmenté d'une exigence de mouvement sur l'axe de son strapontin, un spectateur est une réalité que personne ne peut raisonnablement distinguer d'un autre spectateur. Et le spectacle n'est plus seulement celui de l'opéra.[...] Ce théâtre de la Cruauté inventé par Artaud n'a pas fini de se proposer comme unique solution à l'impasse surréaliste, laquelle détournait le cours des romans en faveur de la possession et des rencontres fortuites et changeait l'apparence des poèmes en automatisme verbal de l'autre côté de toute observation des phénomènes physiques rapportés par l'œil et l'oreille. En donnant la primauté du geste et de la gestuelle à des approches aussi vulgaires que la sensation musculaire ou la pénétration de la langue dans les objets du désir, le surréalisme a, Picasso en est le témoin abasourdi, coupé les ponts derrière soi, réduisant le roman à l'essai narratif sur la fiction et la poésie à la preuve que l'inconscient n'est pas une solution imaginaire mais plutôt la conséquence de cette intuition de la solution des problèmes proposée par Jarry et poussée à fond par Duchamp.

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Si donc j'avais à modifier légèrement la pensée fenollosienne pour la reproduire le plus fidèlement possible dans les temps qui courent, je remplacerai la notion de nature par celle de complexité.[...] Il faut donner un nom à la nature. L'aventure de la gamme, si c'en est une, n'empêche pas son enchaînement par le tétracorde, belle figure géométrique qui personnellement m'inspire la lumière, et les pianistes de préférer une autre gamme mineure descendante que celle qui s'impose à l'esprit. Question de doigté.[...] Si l'éditeur Grasset avait bien compris la leçon commerciale en se préparant à ce qu'il appelait l'ère des cent mille, rien ne dit que celle des cent quarante (pages) ait un destin aussi exact. Par contre, parallèlement aux œuvres destinées aux émotions de l'instant et aux habitudes tenaces, l'écoulement du texte par sa représentation, et non plus par sa stricte reproduction, a plus de chance de convaincre l'esprit à venir que la littérature n'est pas un vain mot ou passée à l'histoire. Le cheval est retourné d'où il venait mais la roue demeure.

[...]

Une œuvre ne peut plus être la succession ou l'accumulation d'œuvrettes (parties d'œuvres) à rayonner sous un éclairage de camelot. Le texte, soumis à une existence où la gamme est infiniment divisible,

où la projection dans l'espace est bel et bien, jusqu'à preuve du contraire, un voyage infini,

où le corps lui-même est l'objet d'une éternité provisoire,

où la nourriture se répand comme le poison qui va surpeupler le monde,

où les menaces de changements climatiques et de compositions de l'air qu'on respire ne nous empêchera pas de détruire pour reconstruire,

le texte lâché dans ce vent de bout ne peut pas être un roman à l'eau de rose, aussi nouveau soit-il, aussi finalement classique, ne vous en déplaise, monsieur Robbe-Grillet.


2 — Discours de réception à l’Académie française

Figures, pirouettes.

Imaginant succéder à Alain Robbe-Grillet, et chargé du discours relatif, je m’interroge ici sur la fonction sociale de l’écrivain ; m’éloignant de Pound (parce que je ne suis pas un « homme de droite »), je m’essaie ici, plus qu’à catégoriser les figures de l’écrivain au sein de ses communautés, à reconnaître, de loin hélas, les terrains où la langue française se joue avec la même vitalité qui en fit jadis une langue du « monde ». Des glissements, innommés, mais repérables par des moyens aussi intuitifs que l’exercice de la prononciation, s’opèrent vers le « monde » justement, un monde plus complexe et plus complet qu’on aurait voulu encore naguère, en terre de France.

 

La musique a sa gamme, la couleur son prisme et en attendant mieux, l'odeur a ses flacons, le goût ses gamelles et le toucher ses peaux.

Nous ne connaissons pas une sixième dimension à la perception humaine, à part quelques croyances dont la raison, quoique exprimée sur le mode autoritaire, ne convainc que les paresseux et les inquiets parce que le doute est jeté efficacement depuis quelques siècles sur toutes les choses métaphysiques à l'avantage des choses physiques.

La musique, longtemps confinée dans les cours et les basse-cours, dans les palais et sur les places de nos villages, a connu un formidable essor qui l'amène aujourd'hui à demeurer compréhensible malgré une complexité jamais atteinte par un art ni même par un système de pensée. La musique connaît les machines.

L'instrument ancien s'explique presque complètement, les nouveaux étonnent par leur capacité à voyager dans l'inconnu. Seule la voix, trop humaine, connaît des limitations longtemps imposées à l'instrument sans connaissance de cause et moins encore des effets dilatoires que le goût de l'enchantement et l'imitation de l'amour ont répandu comme la bonne parole en opposition avec l'inconvenance et l'invraisemblable.

Ceux qui comptaient assez naïvement, n'en déplaise à Voltaire, donner l'exemple d'une société hautement qualifiée pour régner en toute vraisemblance n'ont plus pignon sur rue. Les tenants d'une connaissance conforme aux convenances, révolutionnaires malgré eux comme Sganarelle exerçait en dépit du bon sens, continuent de nous fustiger avec des moyens croissants à quoi la science elle-même est en train de donner des perspectives parfaitement plausibles.

Rien, à l'horizon de l'humanité, ne tend à remplacer ces religions, ces dogmes et cette capacité encore récente à s'adapter au monde au moyen des flux économiques. Les théories s'affinent dans une pratique comptable exemplaire.

Le roman, en maître des lieux de la prose, et ses imitations graphiques, maîtresses de toutes les sensations jouées comme à la messe dans le noir presque absolu, n'a guère été tenté par les aventures de la langue et celle peut-être plus perverses de l'imposture. Il revient invariablement à sa vocation de prise de pouvoir sur l'attente, on le conçoit pour les gares ou pour la chambre, pour le sable des plages ou pour une éventuelle adaptation.

Certains, en maîtres des convenances, se contentent de changer les mots pour d'autres plus percutants en termes de mode ou de conviction inexplicable autrement que par un examen attentif des conditions d'existence. Mais leurs romans demeurent des romans, comme les tableaux de Warhol demeurent des Hyacinthe Rigaud dont on a un peu exagérément poussé le coloris et déplacé une précision du trait trop gourmande de pratique.

Nous n'avons pas franchi les limites proposées par les marxistes. Nous avons échoué à reconsidérer la condition humaine dans le jeu de miroirs des spéculations historiques et des principes révélés d'une autre psychiatrie qui d'ailleurs, pour se différencier, ne se pose même plus en psychothérapie mais en aventure mystique pour les uns et quasi-artiste pour les autres.

La part d'agent pourrissant est considérable. La rhétorique des journalistes et des politiciens rejoint les raisonnements inhumains des religieux. On ne prend plus de gants pour démontrer. On saisit l'esprit au vol d'autres préoccupations plus terre à terre. Le roman et ses variations sont au service de cette pénétration à la fois erronée et dangereuse d'une nature humaine qui reste une question avec d'innombrables éléments de réponse, autrement dit une encyclopédie.

La poésie ? Réduite à la chanson, elle n'a guère de chance de pousser autre chose qu'un cri, à moduler selon le plaisir ou la douleur. On aligne des impressions sans souci de composition, on donne l'impression d'avoir acquis un certain style de comportement face aux spectacles quotidiens. On ne la publie plus en haut lieu si elle n'a pas de refrain. Il faut qu'elle entre dans la bouche des chanteurs sinon elle est interdite de séjour, mais de cette interdiction qui est un revers de main négligemment balancé en direction du poète qui s'est trompé de chemin et qui parle par-dessus les clôtures comme les vaches.

La peinture, après avoir donné tous les signes d'un recommencement à la hauteur de ses pratiques préliminaires, se vend, non pas comme les petits pains de la littérature, mais comme les propriétés de caractères qu'il nous arrive, en voiture, de longer en un temps de vacance qui nous porte alors à la limite de notre existence et sur des plages où nous ne rêvons même pas tant nous sommes pressés d'en jouir.

Les révolutionnaires n'ont pas nettoyé le monde de ses prophètes fous ou malfaiteurs ni pris toute la place aux bandits de grand chemin qui sont à l'origine de toutes les aristocraties, si l'on veut bien admettre que la distinction entre un saint de grève et un magistrat n'est pas significative compte tenu de ce qu'on sait de l'efficacité de la justice et surtout de sa probité. Ce monde est alors devenu si complexe qu'il est impossible d'en parler sans prendre parti pour les uns ou pour les autres. Voilà la description réduite à néant. Le cinéma a imposé, paradoxalement, ses dialogues ramenés aux proportions de la conversation, avec des raccourcis maintenant aussi communs que le pot de yaourt de Carasso sur nos tables. Nous nous adressons à des créneaux proprement distingués par l'analyse des lieux et des conversations. Dans ce contexte, toute tentative d'être ce moi qui écrit est vouée à l'échec.

Ce moi. Qu'est-il devenu ? Qu'en reste-t-il plutôt ? Que s'est-il passé entre ce tout et ce rien qui menacent nos réponses aux questions pertinentes ? Nous ne le savons pas.

Entre ceux, hommes et femmes de lettres, qui s'emparent de l'écriture et de ses références littéraires pour se faire une place au soleil et ceux, poètes véritables, naïfs en goguette et fous littéraires confondus, qui se donnent au temps pour en retirer du texte, il y a le choix, la liberté comme on disait à Saint-Germain, la possibilité d'être ou de ne pas être de ce monde. L'agitation bat son plein, comme on dit dans les romans à caractère social. Ou bien c'est le calme plat, dit-on aussi dans les romans de mer. Seuls, les serviteurs et les maudits ont quelque chance d'être lus. La probabilité de réussite, d'un côté comme de l'autre, est infime. Mais le citoyen libéral pénètre dans les hôpitaux pour y trouver les visages citrins ou carrément incolores qui entreront dans les musées provisoires du marchandage esthétique. Les mêmes libéralités considèrent d'un bon œil la capacité à écrire des discours que tout le monde peut, sinon comprendre, du moins avaler comme le bon pain. S'agit-il d'un pari ?

Les politiciens et leurs séides veulent nous faire croire qu'ils nous placent dans une perspective historique alors que leur intention est purement opportuniste. Comment voulez-vous qu'un secrétaire, fût-il élevé au Pinacle du service public, ait une quelconque idée du futur ? En quels termes d'ailleurs immortaliserait-il ses pensers nouveaux ? Et nous, nous ne savons à peu près rien de l'Histoire qu'on confond un peu vite avec le progrès, ayant une idée assez étroite du progrès, le confinant à un rôle de guérisseur, ce qui le distingue des sorciers, certes, mais le réduit aux proportions de la rêvasserie.

Corneille proposait d'ajouter une littérature secondaire à la déjà très prospère littérature supérieure. C'était du Warhol avant la lettre. Mais il n'a jamais été question, sérieusement, de laisser libre cours à une littérature d'en bas. Quelle meilleure critique du Cid que ce Cyrano qui perdure comme le vin ?

La Démocratie serait, à entendre ce qu'on nous dit plutôt qu'à l'écouter, la possibilité de jouir de lois permettant à chacun de faire ce qu'il sait faire et à des « délégués » ce que l'individu ordinaire ne peut pas savoir-faire. Les feuilletonistes donnaient des leçons mais n'engageaient certainement pas à l'imitation, — jusqu'aux philosophes qui écrivent pour le théâtre. D'art, en toute chose, il n'y a plus guère que celui d'une élite qui ne règne plus et celui d'un pouvoir qui s'y entend à noyer les poissons. On rêve encore de mettre les choses et les êtres à leur place ou bien on est assez hypocrite pour donner des leçons de bonheur sans sombrer dans l'optimisme.

On marche aussi la tête haute, quand bien même c'est passé de mode, ou on se penche sur les graphiques de rendement avant de prendre une décision, si littéraire soit-elle, quand on n'appartient à rien qui ait pignon sur rue ou trop aux puissances intérieures. Sinon, on est un ignorant et on le reste. Le mépris stendhalien pour les petites gens, hérité en ligne directe de ses bonnes fréquentations littéraires, s'est transformé en obligation de consommer des loisirs et d'en rêver encore plus. Hemingway a déjà expliqué tout cela à une religieuse.

Bien souvent artiste malgré soi, ou malgré ce moi qui écrit avec tant de facilité et de bonheur, on n'est soi-même que l'enfant d'une ignorance presque parfaite. Perfection des bancs scolaires et des magazines, même combat. On a sa chance, ne le nions pas, et si elle arrive et qu'on ne la saisit pas, on peut toujours jouer à l'incompris tragique ou à l'exclu notoire.

Ah ! les « sectateurs crédules et paresseux » qui offensent ce qui nous reste d'humanités !

Tous ces livres, ces universités, ces débats, ces correspondances intimes, ce temps, les conversations, les corps à corps, les mesquineries, pour rien.

Au lieu de mourir vieux à 45 ans, on meurt idiot à 80. Idiot mais ménagé. Peut-être respecté un de ces jours. Avec cette chance impeccable de donner le jour à un héros ou un génie.

Mais si nous avons bel et bien évacué les traditions, sauf, curieusement, en matière de justice (observez un moment les pitreries de ses prêtres en habit de soirée), nous avons encore affaire, quotidiennement, à des « autorités », selon le saint principe que, sans délégation approuvée par le plus grand nombre (50% et des poussières), nous ne sommes pas admis à l'autorité en question. Nous ne sommes pas entiers parce qu'on nous interdit de l'être et nous participons mollement à cette douce érosion de l'être au contact de sa multiplicité organique. Crédules et paresseux, nous avons une chance de nous élever mais certainement pas de changer à ce point qu'on ferait envie. La fascination est détournée par des menus plaisirs de plus en plus mécaniques. Toute érection qui crève la surface est pliée à angle droit. On est destiné à former le carré. Pauvre géométrie !

Le 18e siècle est une réponse cinglante au 17e, réponse du berger à la bergère ou du feu à la lumière, lequel prétendait faire la morale aux siècles précédents, c'est à dire, au choix, à tout ce qui précède Ravaillac ou la Saint-Barthélemy. Le 19e siècle commence la misère de l'homme enfin maître des surfaces du monde jusqu'à une certaine profondeur. Le 20e améliore les méthodes. Notre avenir est singulièrement remis en cause par la perspective d'un nouveau pouvoir autrement efficace que celui de l'argent. Tout le monde s'inquiète de ce passage puissant de la science à la technologie mais la mort des pratiques culturelles de l'existence passe inaperçue tant l'industrie du divertissement est capable de donner du plaisir même à ceux qui n'en possèdent pas la physiologie.

Aussi ne connais-je pas le feu de l'action. Dans les arrangements, esthétiques et autres, c'est-à-dire au sein de la fragmentation élémentaire des philosophies, il faut s'arrêter. Puis on s'essaie en principe vainement au ralenti. Je préfère dormir quand j'en ai le temps. Sinon j'écris et prends le risque de me retrouver à la rue, non pas fou comme Rousseau qui distribue son texte aux passants, mais plus sérieusement affecté par l'insatisfaction des besoins vitaux et faisant valoir mes droits à une vie digne, digne mais pas exigeante bien sûr. La Droite nous encercle, la Gauche nous cloue sur place. Quant aux Extrêmes, elles nous tendent des mains secourables !

Un ami devenu riche — relativement riche, n'exagérons pas — se vantait de consacrer une bonne partie de son temps, ce qui lui coûtait cher, à prendre sa revanche sur les personnes et les objets qui firent naguère les circonstances de sa mésaventure. Je l'encourageais, comme si je n'avais aucune chance de devenir riche à mon tour.

Encore qu'il faille ne pas confondre le philosophe du temps des monarchies avec le penseur du temps aussi prospère des restaurations et autres accidents de la démocratie en formation. Le premier frise la modernité, le second la rediscute, quelquefois âprement, au point de faire regretter à Gauguin, petit-fils de Flora Tristan, le regard condescendant du protecteur des arts ; la comparaison avec la poignée de main vide des ministres de l'art et de la culture le laisse perplexe. Mais Artaud n'a pas encore rendu à l'Art ce que celui-ci a propagé un peu vite ni repris à la culture une nature humaine qui n'a pas grand chose à voir avec l'art.

À l'époque où Ezra Pound publiait son ABC de la lecture (voir son ABC de l'économie), on s'essayait aux dictatures populaires. On le sait, l'occident démocratique (si tant est que la 3e République fut une démocratie) fit ses choix. Heureux d'abord qu'on remplaçât Lénine par un allié prometteur qui ne tint pas ses promesses (les cadres de l'armée française venaient de participer méthodiquement à l'élimination de la fleur de la contestation socialiste, — y compris les héritiers d'une gendarmerie fort républicaine y passèrent de vie à trépas — force fusillements, assauts apparemment insensés et, témoins à l'appui, erreur de tir et abus d'autorité), contre cet économiste exemplaire mais renégat on soutint le Caudillo, le Führer et le Duce et puis finalement on les détruisit parce qu'ils avaient dépassé les bornes, lesquelles ne furent jamais franchies par Staline et ses successeurs ! Mais on a eu chaud ; je me souviens de ces années 60 où la promesse puis l'effectivité d'une bombinnette atomique ne calma pas nos prurits légitimes, loin s'en faut. On s'en référait à l'oncle de Vian d'une voix plutôt hésitante, sachant que les fables, même les plus exactes au fond, dans la forme ne valent pas grand-chose face à un tel déploiement de forces contraires.

Le jeu est toujours à peu près le même mais les pions n'ont plus guère d'autorité sur les choses. On parle de leur désespoir ou de leur fanatisme. Encore un exercice difficile du choix. Ils agissent de l'intérieur avec une intelligence qui est celle de l'être humain en général et des moyens financiers qu'ils tiennent à la fois de la générosité et d'une action économique bien rodée. On ne peut nier que le désespéré ait un droit clair à l'assassinat mais s'agit-il de désespoir ou de culture enracinée dans des peuples soumis aux activités économico-religieuses de leurs mentors en vie éternelle et pourvoyeurs du pain quotidien ? D'un côté comme de l'autre, c'est la religion qui impose ses limites. Certes, chez « nous », on ne calcine plus les simoniaques au pied du Dictionnaire philosophique. Quelle importance, philosophique justement, si ces pratiques nourrissent encore les sociétés qui ont hérité, non pas de l'Arabie, mais de l'Empire ottoman ? Même les Arabes, très peu Arabes en vérité, n'y voient plus goutte dans cette dégénérescence de la Connaissance.

Il est alors pertinent de se demander où en est la leçon bourgeoise.

Après tant de conquêtes dans les domaines interdits de la connaissance et tant de puissance exercée souvent sur nos anciens colonisateurs, que reste-t-il de ce grand livre ouvert sur le monde ? Nous en avons certainement tourné toutes les pages. Tout le monde n'a pas lu avec l'attention qui était requise par des pédagogues formés au fil de la politique. Les mauvais élèves et les rebelles ont souvent payé cher leur manque d'intelligence ou de patience.

Nous sommes restés des sauvages. La nudité n'est plus certes que l'occasion de la désirer en secret mais l'habit n'a pas changé la manière de s'en prendre à la tranquillité que le moindre coin de nature inspire pourtant à l'esprit occasionnellement disposé à la réflexion nue, laquelle s'oppose aux déductions faites à partir de ce qu'il faut savoir si on souhaite survivre aux examens.

Les divinités appartiennent à la Fable mais les organisateurs de la vie quotidienne, qui en sont aussi les juristes éclairés, les recréent de toutes pièces si le besoin s'en fait sentir. Des oppositions de style sont en train de remettre le monde en face de lui-même, ce qui n'est jamais bon pour la vie. Le 20e siècle a non seulement décuplé le nombre de victimes de guerre auquel on s'était tranquillement habitué depuis quelques siècles, mais encore il ajoute des accidents de la circulation à ceux du travail et de l'environnement. Quel massacre !

Nous reprochons des inspirateurs perfides à l'Orient mais nous avons un Pape pharisaïque. Nous dénonçons l'assassinat de civils fauchés dans leurs activités quotidiennes mais nous ne donnons pas nos excédents à ceux, beaucoup plus nombreux, innombrables, qui s'en contenteraient. Nous exécutons nos membres pourris ou, pire, nous les jetons aux oubliettes en nous targuant d'être abolitionnistes. On reproche à la Corée ses alignements culturels et ses places vides entre temps, mais nous avons sorti le théâtre autant d'Avignon que de Bordeaux, on a brisé la FIAC en lui coupant ses jambes d'artistes pour les remplacer par les prothèses du galeriste et la musique, au lieu de suivre son cours, s'en va battre la campagne pour ne pas gêner les voisins. Faussaires ! Vous êtes surtout soucieux des apparences. Certes, le bas de l'échelle a finalement autant de chance d'atteindre une légitime vieillesse que les bourgeois et les aristocrates du temps des Lumières, j'en conviens et je reconnais que les hôpitaux méritent encore plus d'admiration et de reconnaissance qu'ils n'en reçoivent. Mais la plupart des « vieux » (qui ne sont pas ceux de Daudet) crèvent au lieu de mourir, comme des conscrits. Il y a même des chiens plus heureux que le moins malheureux des hommes.

On a beaucoup « zigouillé » au nom de la liberté et donc écrit les pires imbécillités qui se puissent imaginer encore. Les résistants de la dernière heure, souvent de « grands » écrivains qui abusèrent du jambon en un temps de disette — Gloire à nos campagnes, à Sartre, à son épouse légitime, à Camus et à tous les autres ! —, ont pris la place des héros véritables et on continue d'ailleurs de leur donner le ban. Ce fut en fait la dernière grande bataille entre l'adolescence et cette maturité mise à mal par la pertinence même de ses constructions juridiques.

Voir ce qui arrive à cette adolescence. Ces études qui ne mènent quelque part que si on en a les moyens ; cette attente incrédule de la majorité civile ; ces parades de choix qui s'alignent comme des articles du code pénal : un choix, une distance à parcourir ; les dogmatiques références aux circonstances d'une vie à peine éclose ; les menaces de la tribu, les séductions des autres tribus toujours prêtes à vous enfoncer le bec dans la trahison et le désordre mental ; le monde lui-même, télévisé au fil d'un temps précieux qui s'effiloche comme un mauvais habit ; les tartines d'une nourriture inutile et néfaste qu'on trempe dans les liquides du matin et les boues du soir ; le remplacement du vin à haute dose par une chimie qui coûte moins à la société mais qui, en même temps, l'affole jusqu'à la haine du camé ; l'oubli de ceux qui refusèrent par exemple d'accomplir le travail obligatoire et qui, baluchon sur l'épaule, traversèrent les Pyrénées pour vivre nus, à Miranda ou ailleurs, en attendant d'être vendus à la France libre mais obéissante ; la même rébellion, en temps de paix relative, châtiée jusqu'au bout des ongles sans autre explication que la raison ; la question du revenu, de ses ressources, de ses emplois, du minimum requis pour être encore de ce monde ; la chair enfin, exultante et prometteuse, mais si aléatoire que des épisodes de virtualité s'interposent finalement entre le rêve et la réalité, « entre l'idée et l'acte ». Pour quel royaume avons-nous ouvert les yeux ?

Pourtant, cette adolescence, qui ne correspond à aucun critère biologique, nous l'avons inventée. Nous l'avons placée entre une enfance inachevée et une maturité tronquée de son commencement. Nous avons expliqué tout cela aux sauvages de nos découvertes spatiales. Ils s'en inspirent quelquefois. Des écoles naissent dans la désuétude de la terre et la religion se répand comme le lait. Dans ces années 60, mes copains et moi entrions par effraction dans la gare de triage d'Hendaye pour observer les maoïstes qui clouaient des petits livres rouges sur les banquettes des trains à destination de l'Espagne toute proche, si proche que les bruits de culasses, réglementaires en cas de doute, nous parvenaient comme des chocs d'insectes. Que reste-t-il de ces célébrations rapides ?

À qui s'adressent Musset et Lamartine ? On sent bien que Voltaire, en grand nostalgique du siècle des Lumières, ne l'ouvre ni pour la populace, ni pour les mahométans, ni pour cette enfance incertaine qui dévore pourtant ce qu'elle lit. Mais de Gaulle, imaginer de Gaulle, en frac cousu de fausses étoiles, mais quelle idée de soi et des autres le Malraux des gouvernements a-t-il bien pu espérer pour les plus petits que lui ? Le ton véritable venait plutôt d'ailleurs : « Oh ! je n'avais jamais lu Bukowsky, » s'exclame une critique dans les pages d'un site de l’Internet, « mais alors qu'est-ce que c'est rigolo ! » Et c'est chargé d'éduquer, et non plus d'instruire, cette adolescence qui ne troque pas le plaisir pour le cocasse, du moins pas tout de suite, parce qu'évidemment, les choses se chargent d'imposer leurs substances frelatées de produits stockés depuis trop longtemps pour être encore totalement digestes.

Malraux pesait 50 kilos dans la fleur de l'âge, était bourré de tics atroces qui n'apparaissent pas sur les photographies et il avait commencé sa vie d'adulte en volant une civilisation résurgente, — après avoir bien sûr jeté l'argent de Papa par les fenêtres. De quoi entretenez-vous l'adolescence qui lit, qu'on retrouve dans l'ignorance de celle qui ne lit plus ou n'a jamais ouvert les livres de votre bibliothèque idéale ? Barrès meurt dans son lit comme les généraux d'Hemingway et de tout le monde.

Vous ne répondez pas aux questions si elles ne figurent pas dans la liste des questions qui méritent réponses selon votre morale de sectateurs. Vous ne répandez pas le bonheur instantané. Vous le distribuez dans des réseaux finement éprouvés entre les producteurs et les détaillants. Vous entretenez les privilèges et les recommandations, comme quoi la société franque n'est pas morte en vous. Vous haïssez les différences mais aplanissez les difficultés. Charlemagne et de Gaulle ! Et on ne vous oppose qu'une pucelle, qui n'a sans doute jamais existé que dans l'imagination ou pire une réalité si peu tangible qu'on peut à son tour l'imaginer parfaitement, sur fond de dictateurs encore vivaces malgré les preuves d'atrocités !

Sur quels chemins philosophiques nous égarez-vous ? À quelle religion confierez-vous enfin les roues de votre char ? Vous êtes capables de tout et du pire, l'Histoire le prouve, les pétroleuses en témoignent encore mais les murs sont effacés de la géographie de Paris. L'Épuration, qui ne toucha pas le service public, Sétif, où l'on détruisit la vie, le Million de morts algériens, les punitions à Haïti et ailleurs.

Et que dire du phénomène de l'adolescence, pourtant factice, qui ne veut pas s'achever en queue de poisson comme celle de tout le monde, nouvelle immaturité peut-être en remplacement de toutes celles qu'on n'avait pourtant pas fini d'énumérer pour parfaire notre connaissance de la croissance et du dépérissement ?

Et puis l'adolescence qui foire est de moins en moins catholique, ce qui, étymologiquement, je vous le rappelle, signifie : de moins en moins parfaite. Ironie du lexique, quelquefois.

Certes, dans les moments cruciaux, et ils bornent toute l'Histoire dont vous avez la charge, un bel adolescent est plus efficace qu'un discours. Voyons : ceux qui partaient en Allemagne rapportaient des devises et nourrissaient leurs familles ; et ceux qui s'en allaient en Afrique via l'Espagne grossissaient efficacement les rangs du futur honneur sauvé des eaux. D'une pierre, deux adolescents.

Les injections de plaisir changent les idées comme en vacances. Les complicités se multiplient au sein des communautés définies par l'usage des services publics et des aides qui en émanent comme l'encens des encensoirs. C'est que la vie s'organise autour de l'adolescence. Sans cette tranche de vie arrachée à la cohérence, plus rien n'existe. L'enfant peut assister aux punitions infligées à ce corps voisin presque achevé comme à ses épisodes de jouissance imaginaire — et l'âge adulte, plus distant et exemplaire à tous points de vue, peut commencer par cet exercice de la correction et de la sanction une vie tout entière consacrée à la recherche de satisfactions qui, loin du plaisir et donc heureusement du désir tant pourchassé par les crédules et les paresseux, comblent les plus exigeants.

« Mais alors qu'est-ce que c'est rigolo ! » Bukowsky. Bukowsky ! Messieurs, l'adolescent est le plus grand employeur de France. Il bat en brèche le fonctionnaire pâle et le vieillard abandonné. L'adolescent est l'avenir de l'homme. Et l'adophilie ne figure pas au registre des illustrations pénales. Quelle aubaine ! Quel profit incalculable ! Quelle immunité !

Oui, quelle différence entre un adolescent qui rêve d'un bunker sonore en trois dimensions, neuromancien de l'instant, et cet autre adolescent qui ne prétend rien de moins que de faire entrer son monde intérieur dans la langue ? D'abord aucune, car le rêve, qui favorise l'exigence et le mirage, est un bien commun de l'activité existentielle. Puis l'hallucination prend la place des fascinations, et commence le ballet des lois de composition sociales. Ce qui ne marque pas la fin de cet épisode éprouvant du temps passé à vivre. Le poète, sans un laps de temps offert à son attente, n'envisage plus que des luttes intestines. Le taurobole ne consiste plus à verser le sang de sa musicale gorge sur les pratiquants de l'autocritique. La poésie, messieurs, ça se soigne ou ça sert ! Artaud ne parlait pas autrement mais on se doute un peu que l'intention n'était pas la même. Ni le niveau d'expression en jeu.

Retournez-vous pour jeter un œil sur l'œuvre sociale. Certes, dans cet ancien pays qui pendant des siècles fit la moitié de l'Europe par sa population mais guère plus du vingtième en termes d'aisance, les limites de la liberté individuelle ont eu le temps de se mesurer à la contenance effective des existences. Des soupapes ont percé ces murailles du soi en proie à la vitesse d'exécution des activités humaines. L'ouvrage n'est pas parfait mais il fonctionne. Mais à quel prix ? À quelle distance de l'égarement ? Combien de temps est désormais nécessaire pour accéder à la perte de l'équilibre mental ? Questions qui ne se posent plus et qu'on résout au lieu d'y répondre, comme c'est l'usage chez les chefs de famille, d'État, de guerre, d'entreprise, de projet, de rang, des armées et même de l'œuvre fauchée enfin par les suprématies biologiques qui atteignent la mort comme des cyclistes.

Il n'y a pas de poète heureux au contact du désir. Il y a un poète enchanté ou prospère, un poète soucieux ou stérile, un poète du suicide et un autre de l'assassinat. Quelle nation peut vraisemblablement se substituer à la langue ? Quelle croyance issue du sublime et de l'imposture, et elles le sont toutes, peut élever ce qui est déjà placé en haut de l'existence ? Quel personnage, se prêtant à la manipulation de ses coreligionnaires, peut servir d'exemple à ce qui est déjà un exemple ? Vous vous adressez à des vaincus de l'enfance. Mais les autres, ceux qui vous dépassent à tous points de vue ?

Une description des lieux de la prépondérance de la poésie sur vos mascarades idéologiques serait une véritable défaite. On ne s'y essaie plus depuis le massacre de la jeunesse des années quarante. On ne décrit plus, on traverse la surface à la surface. La langue y perd en facilités. Mais qu'a-t-elle à retrouver si la chape du temps est révélatrice des défauts de cohérence du discours national ? Vous poussez à envisager, par vos existences mêmes, qu'il existe une racaille d'en haut et une noblesse du vulgaire et qu'aucun autre destin n'est possible ici-bas. Vous construisez les murs d'une totale conflagration des différences de peau et d'organes.

C'est que l'offrande ne satisfait pas les appétits du poète. Vous le savez depuis si longtemps qu'on pourrait mesurer votre savoir à votre obstination, obstination légitime du coup. Dans ces conditions, la fonction sociale de l'écrivain est réduite à néant. Vous ne coupez plus les langues. Vous ne les coupez plus avant de trancher les mains et la tête. Vous ne vous acharnez plus symboliquement sur le corps des poètes. À l'Académie comme à la Guerre, ils meurent comme les autres, d'un petit trou ou par fragmentation. Ils pourrissent dans des éditions sommaires plutôt que dans la terre mais cette différence de destin posthume est tellement infime qu'on ne perd pas de temps à en prendre les mesures dans vos manuels des modèles et des patrons nationaux.

Trop proche des mystiques, confinant au thé, à la libre-pensée ou à l'athéisme, la poésie doit se soumettre à la chanson ou disparaître. De même, le poète n'a pas droit à la croissance mais à l'enfoncement. À sa figure menaçante, on substitue celle de l'écrivain et plus généralement de l'auteur. Les délégations d'éditeurs, de galeristes, de chefs de musique et de troupe se pressent au portillon des aides à recevoir et fuient comme la lèpre les endroits où il faut céder sa part au plus pauvre que soi. Une fonction sociale ? En dehors de toute idée de leçon ? Le poète ne joue pas !

Il parle à votre enfance. Et il vous arrive de trouver un moment pour imaginer le dialogue ou bien vous en prenez tout le temps et vous détruisez. Mais vous merdoyez. Quel spectacle télévisuel ! Ces personnages qui vieillissent doucement, ces terres où on construit et détruit avec la même passion des méthodes, cette maîtrise tactique des multitudes et des déserts, ces accompagnements technologiques du cri et du silence, ces visages remodelés par les choix optiques, ces recommencements de l'acte inaugural, cette fièvre qui monte et qui retombe comme la matière de nos pluies, les agacements d'insectes et les passages des ailes, les coupures d'énergie et les abus de confiance, toute la gamme de l'instinct à la rencontre de ses points de fuite et l'horizon gâché par l'excellence des vins qui, contrairement aux pierres précieuses, ne se laissent pas goûter. Votre enfance ne fut qu'un glissement de « lévitateur ». Un coup de pouce, en somme.

L'aristocrate des monarchies à qui on proposait que le savant, presque forcément d'origine bourgeoise, devînt ministre à la place de ses rejetons ignorants et débiles, se mit à penser comme un philosophe pressé d'en finir avec la question pendante. Fort des justifications que les Molière et autres sbires aux condisciples engagés lui apportaient sur un plateau comme la tête de saint Jean, il imposa l'enfermement de l'intelligence dans des académies qui fleurirent dans le terreau européen comme s'il se contentait de donner une application pratique à sa connaissance du terrain heuristique. Le peuplement de ces athanors de la race ne posa aucune difficulté. On accourait en habit pour bousculer les moines. Il n'y eut guère que La Bruyère et La Fontaine pour renâcler dans les brancards — les deux seuls grands « stylistes » de ce 17e siècle. On sentait bien que, le chemin étant désormais tout tracé, il ne restait plus qu'à le rendre carrossable. Il s'ourdissait un complot dont l'ampleur dépasserait en ambition tous les coups portés jusque-là à l'État. Les moines pâlissaient sous leurs rougeurs mais une aristocratie plus prévoyante s'engageait auprès de la nouveauté avec des accents faits pour demeurer leur meilleure garantie de survie. Lavoisier succomba cependant. D'autres Hérodiade.

Mais les savants, malgré les avantages de la République, demeurèrent dans les académies. On améliora même la procédure en compliquant les règles d'accession à cette gratifiante propriété. Les académies devinrent des cirques. On vient y agoniser depuis que le savoir se vend mieux ailleurs. Il fallait une nouvelle Encyclopédie à ce monde en partage mais elle ne naquit pas de cette effervescence discrète comme l'ironie du sort.

On créa, avec l'argent des banques, la ténacité des militaires et la science des universitaires, un réseau de communication d'une étendue, d'une richesse et d'une facilité d'emploi jamais vécues jusque-là. Des auteurs embouchèrent leur clairon pour donner l'assaut à la liberté ainsi décrite mieux qu'on ne l'avait jamais fait ni espéré. Nous en sommes donc à légiférer sur une modernisation des articles 2, 3, 4, 5, 10 et 11, pour ne citer que ceux-là, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Chacun prétend tirer son épingle du jeu. Il est plus facile de condamner l'expression abusive que les pratiques commerciales douteuses mais toujours aussi difficile de faire avaler les vessies à la place des lanternes.

Il n'y a plus d'écuries pour dresser les étalons et leurs consœurs qui promettent des victoires médiatiques. Des laboratoires les remplacent petit à petit, où l'on dépose un peu de sa substance mirifique, cellules d'épithélium et de langues que des procédés de coloration, hérités de Gram pour la forme et de Malthus pour le fond, rendent visibles comme les premières fleurs du printemps qui ne sont pas toujours les primevères.

Il est de plus en plus difficile de gagner son argent honnêtement. Dans ces conditions, il faudra bien que le législateur propose au délinquant les mêmes faveurs, sous couvert de la nécessité vitale, qui améliorent significativement l'existence du commerçant, lequel n'est rien d'autre qu'un revendeur alors que le pilier de cour n'a pas encore acheté ce qu'il propose à l'amateur de belles lettres et autres expédients de la vie courante.

C'est « Littérature » qui sème et c'est « Minotaure » qui récolte.

C'est dans ce cadre, ici sommairement décrit comme on étale de la viande, que se donne la nouvelle leçon bourgeoise — puisqu'il n'y a pas eu de « leçon prolétarienne » et que les communistes d'aujourd'hui sont des petits bourgeois. Associé aux surfaces de la leçon monarchique par sa solitude dressée, le poète n'a plus de voix pour dénoncer ou entériner. L'époque est aux metteurs en scène et non plus au texte. Qui s'en plaindra ?

Car si la leçon monarchique connut une fin presque tragique, la leçon bourgeoise est douée d'un tel pouvoir d'adaptation qu'il ne semble plus possible, dans l'état actuel de la pensée, de l'interrompre ni même de la contredire efficacement. Il apparaît non moins clairement que les horlogers de Ferney, malgré des moyens de bord réduits aux technologies sommaires de l'époque (les jambes et les cachettes), aient eu plus d'efficacité que tous les sites de l'Internet réunis en listes qui ne forment que très rarement des réseaux de pensées.

Céline — le seul grand styliste du 20e siècle français ; le 19e n'en eut pas ou seulement Laforgue — n'est pas plus infâme que Molière. Il s'agit toujours de réduire une partie de l'humanité à l'esclavage. Stendhal est odieux. Voltaire condamnait la « populace » aux tâches infamantes et aux corrections exemplaires. Baudelaire eût régné en despote sur les établissements de plaisir sans en ouvrir les portes à la « brute ». Flaubert se prenait pour un Antoine rentré dans ses meubles. Quelle voix s'est élevée sans s'éteindre au moment d'en venir à reconsidérer le partage des tâches ? — Il s'agit de contenir un peu ces débordements de la pensée dans les fossés d'un chemin que les uns franchissent en amateur d'éternité ou d'immédiat, selon ce que le désir impose à l'instant, tandis que les autres s'adonnent à des corvées très inégalement rémunérées pour assurer leur division mentale et intellectuelle.

Ah ! le style ! Le style et ses effets de miroirs. La grandeur cohérente d'un instant passé avec les mots. L'avenir du poète est dans le style. Il le faut bien puisque le texte n'est plus interprété mais joué. Mais sur quoi avoir du style ? Et quel style ? Quelle invention peut encore donner une chance au texte qui n'en a plus ? On se creuse au lieu de creuser devant soi. On creuse l'autre s'il reste de quoi creuser dans cette majorité de trous. On creuse la nature menacée mais avec des moyens de militaire en campagne. On creuse les fosses de ceux qui tombent ou on déterre, par antinomie, celles de ceux qu'on a couché un peu vite. On creuse les joues avant de souffler. On creuse dans le jardin. On creuse les murs au lieu de les sonder. Creuser en 140 pages ou en 1500, c'est creuser. Mais qu'a-t-on inventé ? Et puis, est-ce bien fonctionnel, d'un point de vue social, cette pratique du trou ? Tout le monde n'a pas la chance de l'abbé Saunière et de sa boniche.

Gare à la racaille si elle perd la foi !

« Il m'est permis de m'exprimer dans une langue que le premier venu ne parle pas, » dit Musset.

L'horreur de la « racaille », si commune à tout ce qui s'est un peu élevé au-dessus de tout et particulièrement des autres, affecte les poètes comme les révolutionnaires. À chacun sa racaille. Si on est toujours le vassal de quelque puissance avec quoi il s'agit de ruser sans perdre sa contenance de chien, on est toujours au-dessus de quelqu'un pour reproduire le rite comme un reflet de soi-même. Si le théâtre existe, c'est à cet endroit de la carapace humaine. Je vois mal en effet comment le spectacle pur de la peste se différencierait nettement de la leçon morale infligée aux amateurs inexplicables et inexpliqués de toute opération concluant à la beauté de la chose approchée d'aussi près.

On n'insiste plus assez sur le fait que si la date du 14 juillet est judicieusement choisie comme « fête nationale », c'est le 10 août qu'il est bon de se rappeler comme un avertissement dont l'écho se fait entendre tous les jours y compris dans les propos conservateurs des plus humbles. La paresse et la crédulité entretiennent les bons rapports et les signaux de sang apportent une espèce de perfection à ce système paritaire. On dit que c'est inévitable quand on a un coup dans l'aile et si ce n'est pas encore arrivé, se méfier alors des petites astuces qui autorisent de croire qu'on parle une langue supérieure à celle que les autres utilisent à des fins insignifiantes et plates.

Il est de moins en moins facile de se situer au-dessus des autres par la simple acquisition d'une propriété qui n'a pas valeur de propriété mais de « bien de consommation ». La différence est en train de se creuser par la pratique des prix. On est quelquefois décontenancé par les occasions qui cassent les valeurs. Ce n'est pas toujours par le vol pur et simple qu'on arrive à s'élever. Une bonne connaissance du terrain peut vous habiller chic pour pas cher et donc vous élever sans risque d'avoir à expliquer cette ascension, aussi modeste soit-elle, à des juges exemplaires en matière de récompenses reçues du justiciable satisfait de leurs jugements le concernant. Complexité de nains jaunes.

On s'élève de plus en plus, surtout si on est déjà monté un peu, par des moyens désormais communs avec le poète véritable. Vous trouverez toujours un donneur de cette leçon pathétique. Il n'a lui-même rien produit de digne au moins de confiance mais sa technicité n'est pas discutable par principe. Quant Mahomet met fin à toute discussion en affirmant que « ce livre » (car c'en est un et éternel par-dessus le marché — Voltaire) n'admet pas de doute, il fait preuve d'intelligence. L'intelligence de l'homme coule du Coran comme de source. Par contre, quand le donneur de la leçon littéraire impose sa connaissance d'un terrain visiblement exploré par envie et non pas par nécessité vitale, il renvoie à la bêtise de son élève et il n'y a aucun livre ni d'un côté ni de l'autre. L'apprenti écrivain lorgne la place occupée par son mentor provisoire. Une liste incroyablement longue de concours installe une aristocratie des bas-fonds de la littérature. Racaille !

On le voit bien, en haut comme en bas du troupeau des écrivains, ce n'est pas par les reconnaissances qu'on se distingue vraiment. C'est le moment de songer que le style a son heure. Le 20e siècle français a son styliste : Céline. Il écrivait des insanités mais, en maître incomparable des descriptions, il a donné l'exemple d'un style qui peut placer le poète au-dessus des questions de « détails ». Ces imitateurs, en ne lui arrivant pas à la cheville, révèlent tous les jours l'ignominie de leur existence. S'agit-il d'une religion, le style ? Les gueulards et les histrions ont plus facilement un style que les autres prétendants à l'expression. Ils sont reconnaissables. Stylistes, c'est à voir. On n'a pas vu grand chose dernièrement dans les rangs de ceux qui, par croyance au fond chez Céline, donnent du clairon au lieu de laisser les habitants se réveiller comme ils ont décidé de le faire. Ces signes de reconnaissance, m'avouait récemment un éditeur bien connu, ne créeront même pas le créneau commercial qui manque à un public fatigué de lire pour n'en rien tirer à son profit. La règle est d'or : on écrit toujours ut doceat, ut moveat, aut delectet, pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer. Sinon, on n'écrit pas, on se caresse.

On ne procède pas différemment en littérature qu'en religion. De la somme des évangiles, il en reste quatre et l'ensemble est solidement bâti. Toute trace d'Histoire est effacée sans qu'on se pose la question de savoir pourquoi des faits beaucoup plus insignifiants que la crucifixion du prétendu fils de Dieu occupent une place considérable dans les écrits qui nous restent. Plus astucieux, le Coran ne retient pas tous les versets, il réduit le texte à des probabilités de mensonge, il propose des rébus à la place des paraboles, il ne se conforme pas au lois de composition naturelles du texte, il laisse libre cours aux spéculations et limite la pertinence aux seules personnes autorisées. Les religions se sont toujours organisées en État.

Un manuel de littérature nationale cherche la cohérence en « racontant » ce qui s'est passé dans la communauté depuis que la langue nationale existe. Le compendium ne vaut pas plus cher que les Évangiles ou le Coran. Même Confucius trouve sa place de despote éclairé dans ces manipulations de l'esprit considéré comme adolescent privilégié. Mais se pose-t-on, encore une fois, la question de savoir si tout ce à quoi on se réfère est édité ? On focalise au lieu de faciliter la compréhension. Mais la leçon de Gœbbels n'est-elle pas utilisée par toutes les démocraties ? Ne lisez jamais un discours, messieurs les préfets, si votre écrivain n'a pas une pratique certaine de la propagande.

La plupart des poètes — véritables, sybarites, six-quat'deux — se damneraient pour un peu de reconnaissance, fut-elle celle du ventre car personne n'est indigne quand on s'explique par les tenailles de la faim. D'autres anagogies sont moins faciles à éluder au moment de porter un jugement sur les attitudes de chacun face aux contingences et aux opportunités. On dit communément qu'il faut être idiot pour refuser une chose aussi précieuse que la reconnaissance. Mieux vaut finir classique, disait Robbe-Grillet — qui confondait classicisme et académisme, qu'à la poubelle. Il n'y a pas d'autre choix. On a vite fait de choisir, surtout si au fond on a déjà l'expérience des voyages d'agrément.

La première des fonctions sociales de l'écrivain est aussi peu sociale que possible mais ne s'annonce pas seule au portillon : le poète facteur économique n'est pas qu'un moyen d'amasser significativement de l'argent. Cette fonction n'est que l'accompagnatrice ou la dérivée d'une des fonctions suivantes :

— le poète maître à penser, qui ne se rencontre plus guère qu'à l'extrême droite des activités politiques ; au lieu de renvoyer les balles au fronton, il vise les esprits qui, par leur comportement social, ont inspiré sa logorrhée ; Céline est bien sûr le modèle mais on ne néglige jamais de lorgner un peu sur des œuvres aussi falotes que celle de Drieu car l'idée du beau style, en comparaison avec le style des beaux draps, demeure un souci constant chez ces amateurs du texte emprunté mais pas rendu.

— Le poète éducateur ne dépasse que rarement les limites d'une prosodie malherbienne simplifiée (à cause de l'élision notamment) ; mais il peut choisir de s'exprimer dans une prose si proche de ses chalands qu'on a l'impression qu'il s'y connaît en petits détails importants de la vie quotidienne ; plus psychologue que bouche d'or, à l'instar des camelots de ses décors, il provoque les adhésions au lieu de s'en prendre à l'esprit immobile de ses lecteurs ; il passe comme les sucres d'orge, en couleur et sur la langue des petites filles curieuses.

— Le poète commentateur, hérité de cette pratique religieuse qui consiste à s'interposer entre le texte sacré et le croyant, pratique érigé en science et qui possède ses universités, ne s'éloigne jamais trop de la chanson mais il sait quelquefois donner de la fable à son auditoire perché comme les oiseaux des arbres et des fils ; sans les médias, dont il abuse en technicien de l'apparence, il n'est plus rien ; par contre, sans sa poésie, il demeure ce qu'il est : un charlatan de la pire espèce, un agitateur de fond de bouteille où la substance continue hélas une existence quiète si on en juge par l'entretien de ses palais.

— Le poète chercheur ne trouve pas ; le contraire nous eût étonné ; s'il s'en excuse, c'est pour donner une idée de la profondeur de son génie et des matières où il baigne comme les huîtres dans un ballet de sperme compliqué de jeux d'algues et d'effets d'optique ; il est impossible de le critiquer en commençant par sa connaissance des lieux littéraires tant il est, comme aurait dit Cézanne, couillard en la matière ; par contre, ses analogies tombent à l'eau sitôt qu'on les a remontées comme les seiches prises à cette espèce de miroir aux alouettes faits de fils de couleurs qui constituent le meilleur des attrape-nigauds.

— Le poète assassin n'est souvent qu'un jeu de l'imagination avec des sensations qu'une partie infime de la population serait en mesure de traduire en mots si elle possédait seulement un dixième du vocabulaire minimum nécessaire à un commencement de texte ; les poètes assassins sont presque aussi rares que les assassins ; il eût existé des poètes voleurs, le côté criminel de la poésie en eût été augmenté considérablement ; mais le plagiat n'est pas un vol, pas vraiment.

— Le poète suicidaire, s'il tarde à entrer en action, se soumet immanquablement aux règles élémentaires du drame : il rate ses effets ; on n'évoque rarement le suicide raté dans ce sens ; le poète suicidaire est jeune ou, s'il a pris un peu de temps, il souffrait d'impuissance sexuelle ou des conséquences de l'inceste, selon le sexe.

— Le poète rebelle est comme les bijoux ; des vrais, des faux, des imitations ; il respire comme on sait mieux mentir à nos enfants qui, sans le savoir, veulent lui ressembler ; la révolte ne détruit pas ; elle est un signe ; aussi, le rebelle marche sur un chemin de croix ; la plupart du temps, il ne se passe rien mais gare aux interrogatoires de police !

— Le poète exemplaire, ou exemple de poète, est mort ; sa fonction, par le caractère posthume de son inconnue, est difficile à exprimer ; mais toutes ces conversations de salon où l'on dispute du compendium littéraire national ont une fin ; ceux qui disparaissent ne reviennent plus nous hanter ; une espèce de droit naturel s'installe entre les hommes chargés de ce redoutable labeur ; ne souhaitons à personne de s'épuiser de cette triste façon d'exister.

— Et pour finir, nous avons le poète objet d'admiration ; il n'existe pas ; je l'invente pour combler le vide laissé par les classiques dans notre société où les choses ont une place et les places des défenseurs obtus ; ni compilation, ni compromis, il serait à la poésie ce que les roses sont à la fraîcheur depuis qu'on en parle mieux qu'avant ; il ne remplacerait pas non plus les succédanés au bonheur ; il ne mettrait personne d'accord ; admiré par principe, un peu comme on admire la pluie derrière la fenêtre de nos durs moments, il ne serait pas l'étranger qui, non content de traverser son jugement, s'exprime dans le passé composé de ceux qui survivent à leur destruction ; objet non pas de culte mais des sens ; on jouerait ses partitions sur les pianos enfin disponibles du père Castel ; il aurait de quoi manger et de quoi ne pas avoir froid ni trop chaud ; il serait aimé secrètement ; ses enfants grandiraient dans la forêt de sa qasida ; ses livres se vendraient avec les fruits de la terre ; il me ressemblerait mais en plus chanceux ; on hésiterait à lui confier la pièce des paris ou les dés du coup à tirer avant de rentrer dans son chez soi ; admiré de la tête au pied, il serait pénétrable comme une fille des rues ; il rendrait un cent pour un mille car il faut bien lui donner les moyens de progresser dans la jouissance de l'argent que personne n'a inventé comme la roue ; portrait à achever pour amuser les secondes de malheur et d'angoisse.

Il serait peut-être plus judicieux, afin d'établir une description des genres de poètes relatifs et de leurs fonctions sociales associées, de se référer aux « éléments purs » proposés par Ezra Pound. Comparée d'ailleurs à une application contemporaine, les différences n'affectent en rien la liste elle-même mais les compléments nouveaux de sa description. ABC de la lecture, chapitre IV, section II.

Les inventeurs. Des hommes qui ont trouvé de nouveaux procédés ou dont l'œuvre constitue le premier exemple connu d'un nouveau procédé.

La génération d'Ezra Pound a en effet inventé beaucoup de procédés. Nous n'en avons pas inventé depuis, en dépit des possibilités de traitement de la mémoire artificielle. Pour l'instant, nous sommes trop prêts des données du jeu et sans perspective prometteuse. Le cinéma profite mieux de ces avancées technologiques. Évidemment, ces « inventions » n'ont jusque-là trouvé d'application que dans le domaine très étroit de la littérature potentielle. De plus, l'invention en question n'est pas le fait de poètes mais de techniciens à la recherche de démonstrations de force. Le poète s'est contenté de la vitesse d'exécution de ses propositions. Le fait que ces applications se soient trouvées limitées aux géométries par exemple de l'enquête policière est la conséquence, non pas de la nature de l'invention, mais du caractère propre des poètes qui ont été tentés par cette aventure. Les autres inventions, plus classiques, n'ont abouti qu'à des complications de la lecture quand elles n'ont pas rendu impossible l'écriture même. C'est ici que l'on mesure la portée d'Artaud. Il y a toutes les chances pour que le texte glisse dans le sens de sa représentation dans les temps qui viennent. Les questions de prosodie sont bonnes pour les oubliettes mais la nostalgie de la langue qu'on agite n'est pas près de disparaître. Une tradition, aussi stérile que toutes les traditions qui nous traversent, s'installe doucement. Elle ne sera plus qu'objet de mode et donc soumise à des variations de surface car, comme la mode vestimentaire consiste à décorer l'apparence, le texte poétique sera le plus mûr moyen de donner à la langue des assurances de principes sacrés. Nous n'avons pas fini de nous entretenir d'allusions mais c'est le principe même d'une civilisation qui ne veut pas mourir.

Les maîtres. Des hommes qui ont réuni un certain nombre de ces procédés et qui les ont utilisés aussi bien ou mieux que les inventeurs.

Le maître n'est pas un imitateur. Il possède son outil de travail. On le consulte d'ailleurs plus facilement que l'inventeur qui, de nos jours, est bien incapable de parler littérature sans se référer inlassablement à ses mythologies enfantines. Le maître enseigne par l'exemple mais ne dédaigne pas les essais d'explication. Il est tout à la fois et rien d'annonciateur. Il occupe le temps sur son fil en véritable funambule qui connaît les risques de son métier. On est rarement séduit par les maîtres. On puise à leurs sources ce qui n'apparaît pas aussi clairement dans le texte de leurs propres souverains. Ils sont le passage de la curiosité à l'invention. Compte tenu de la rareté croissante de l'inventeur, les maîtres sont en voie de disparition. On les confond souvent avec les charlatans parce que les charlatans n'imitent jamais les inventeurs par crainte de la comparaison justement.

Les vulgarisateurs. Des hommes qui sont venus après les précédents, et qui n'ont pas fait aussi bien qu'eux.

Des disciples. Ils n'ont pas cherché plus loin que l'endroit où, dans des circonstances précises de roman, ils ont rencontré leur maître. Ils ne sont pas inintéressants. Ils jouent le même rôle que leurs maîtres mais à un niveau inférieur de la pensée. Éducateurs souvent, on les rencontre plus facilement. Ils ont la peau de la chose littéraire, son apparence la moins austère. Mais sous cette peau, il n'y a que les organes de l'homme du commun. Bourget a écrit un solide roman sur le sujet mais on ne le lit plus guère dans sa patrie d'origine. Avec le vulgarisateur, on revient à la psychologie et à ses facilités d'imager les actes frustrés de la vie quotidienne. Un spectacle, en somme et ça ne va pas plus loin que la sensation d'être sur le bon chemin.

Les bons écrivains mineurs. Des hommes qui ont eu la chance de naître à une époque faste de la littérature de leur pays ou bien à une époque où une certaine branche de la littérature « se portait bien ». Par exemple, ceux qui ont écrit des sonnets à l'époque de Dante ou de courtes pièces de vers à l'époque de Shakespeare ou au cours des quelques décennies suivantes ou bien encore ceux qui, en France, écrivirent des romans ou des récits après que Flaubert leur eut montré comment faire.

C'est une des observations les plus pertinentes d'Ezra Pound au sujet des poètes. Car il s'agit maintenant de différencier clairement l'écrivain mineur de l'homme de lettres et de l'écrivain à la mode. L'écrivain mineur n'est pas dénué de talent. Il n'a rien inventé, ne maîtrise pas suffisamment son métier pour s'élever au rang de maître et n'est pas doué du talent de communiquer le plus facilement possible les profondeurs véritables de son activité. Il n'agit pas. On peut difficilement parler de fonction sociale à son sujet. Mais il existe en tant que personne capable d'aller plus loin que prévu. Apparence trompeuse, son pouvoir de séduction est considérable. Il résout tellement de problèmes d'apprentissage qu'on est souvent tenté, même consciemment, d'aller dans sa direction pour, non pas se soumettre, mais presque participer à son inspiration de pacotille.

Les hommes de lettres. C'est-à-dire ceux qui n'ont pas vraiment inventé quelque chose mais qui se sont spécialisés dans un genre quelconque de littérature. On ne peut pas les considérer comme de « grands hommes » ni comme des auteurs qui ont tenté de donner une représentation complète de la vie ou, plus simplement, de leur époque.

L'homme (ou la femme) de lettres est généralement non seulement détesté mais pris en exemple de ce qui arrive aux mauvais élèves. Il est vrai que leur existence n'est pas essentielle à la survie de nos civilisations. Ils bouchent cependant les trous laissés par nos pratiques sectaires. On les enfonce facilement, car la plupart sont envieux et orgueilleux, dans les interstices de nos raisonnements. Ils marquent leur temps et meurent après que leur marque a disparu. C'est que, dans un souci constant de renouvellement et d'adaptation, ils poussent leur pensée dans les recoins de la nation où ils ne survivront pas malgré tous les efforts de représentation forcée. Barrès part d'un moi nouveau, ne trouve guère les moyens d'aller plus loin et s'embarque dans un nationalisme qui l'amène au seuil d'une mort contradictoire. La vie, comme le souligne cruellement Ezra Pound, est absente de leur littérature. Même leur temps s'y désagrège, sans doute parce que l'orgueil est incompatible avec les exigences de l'analyse historique. Mais il s'agit là sans doute de l'écrivain à plus fort potentiel social. Ses carences sont celles de l'homme du commun. L'écart est invisible et notoire. De pareilles contradictions ne tiennent pas longtemps la route. Une grande partie des hommes et des femmes de lettres fournissent cependant le contingent des intellectuels chargés de répandre les idées, celles qui forment le lit de l'existence du matin jusqu'au soir. La nuit appartient à d'autres valeurs plus persistantes.

Ceux qui font la mode.

Curieusement (je n'ai pas trouvé d'explication), Ezra Pound ne commente pas cette catégorie plancher. Pourtant, c'est la seule qui a connu une évolution remarquable. Il échappe à Ezra Pound que l'économie ne se décide pas dans les cabinets gouvernementaux mais dans les officines de la mode. Même l'eau, si nécessaire à notre existence, fait l'objet d'une enquête préliminaire avant d'être mise en bouteille ou simplement distribuée par des tuyaux. La littérature est soumise elle aussi à des interrogatoires de la vie quotidienne. Ces techniques d'analyse de la meilleure manière de concevoir la littérature sont redoutablement efficaces. C'est qu'alors le texte répond à une attente pressée. Il a toutes les chances d'atteindre l'endroit précis de l'esprit qui est dans l'attente de cette petite satisfaction. L'homme moderne est de plus en plus capable de se satisfaire d'illusions. La pratique du rêve et de l'hallucination est en perte de vitesse et n'a d'ailleurs jamais concerné qu'une part marginale de la société. Cette fois, la littérature est capable de s'adresser au plus grand nombre possible c'est-à-dire d'occuper tout le terrain disponible au détriment des autres pratiques textuelles. Ce n'est pas seulement la poésie véritable qui ne trouve plus de quoi exister pour les autres, c'est toute la pratique qui se trouve remise en question non pas par l'idée même d'analyser le besoin avant de s'adresser à ses organes mais par l'impossibilité matérielle de mettre en place une pareille organisation. La publicité, qui n'utilise d'ailleurs pas les moyens retardataires de la propagande politique, achève le travail mais ne l'invente pas. Elle est encore moins capable, par définition, de trouver le point d'ancrage du texte. Ceux qui font la mode ne sont donc pas des poètes mais des analystes compétents. Ceci n'exclut pas les coups de chance qu'on finit par expliquer d'ailleurs, ce qui ajoute à la connaissance du public. Dans ces conditions, le poète est d'abord une cousette. Ce n'est qu'à force de réussite qu'il accède à la majorité commerciale. Nous sommes passés de la nécessité du privilège, et de tout ce qu'il supposait de soumission et de ruse, à celle d'un apprentissage parallèle aux explorations de la matière littéraire.

Cette analyse pourrait paraître exagérément pessimiste ou carrément incohérente. Mais qu'on me cite une œuvre contemporaine ou récente qui atteigne les chevilles de ce que le poète était encore capable de faire il y a 50 ou 60 ans. Si nous établissons le compendium de ces nouveautés, nous n'y trouvons même pas la promesse d'une littérature nouvelle. Nous sommes sur le point de tourner en rond comme les Arabes, nos maîtres en modernité.

Mais c'est peut-être méconnaître la nature humaine que de se figurer qu'elle est bien cette fois en train de perdre son âme. Même à limiter cette « décadence » au baladin occidental, on n'expliquerait pas les défauts de la démonstration moderne. Certes, les cloaques français ont presque disparu avec le second Empire. Il n'en reste plus que la misère mentale due aux mauvaises associations, mariages, aventures sentimentales, poids des ans et des traditions fermement catholiques même si on est juif, arabe ou simplement métèque, etc.

Rien ne change la vie à ce point.

La religion incite à la paresse,

la science ne tient pas ses promesses,

les politiciens non plus,

nos miroirs nous conseillent la crédulité,

la magistrature est un simple élément de gouvernance,

les pouvoirs s'intriquent,

les métiers se dissolvent dans la rapidité d'exécution et les changements d'optique incessants,

la lecture se confronte au temps qui reste après décompte de tous les actes exigés par la survie et par les convenances,

l'hallucination n'a rien donné,

le cyberespace annonce la douleur comme condition du plaisir et ça n'est guère réjouissant,

on n'a plus envie de se faire greffer ou simplement tatouer,

on rejoint des communautés pour mieux s'isoler des autres,

on rencontre des cerveaux qui ne raisonnent plus à force de croire et d'espérer,

on est en droit de se demander si le jeu en vaut la chandelle

et le suicide revient comme une douleur lancinante après les moments d'une révolte aussi peu camusienne que possible.

Ponge ? Nous y avons pensé avec envie comme les personnages d'Unamuno mais nous ne sommes guère allés plus loin que ce désir d'obtenir quelque chose de la société des hommes sans à avoir à en payer le prix exorbitant.

Nous sommes revenus aux clavecins de Louis-Bertrand Castel, ayant bien sûr oublié que l'idée est dans l'air depuis plus longtemps qu'on pourrait même l'imaginer si cela nous était donné. Mais cette fois, nous pensons posséder les moyens de les construire. Nous possédons déjà mieux que des signes précurseurs. Notre rage de vivre va coûter cher aux autres. Elle coûtera cher aux choses qui ont leur « ananké ». Il va falloir tordre les poignets de ce qui nous retient encore. Nous sommes prêts. Et des réponses d'une rhétorique inacceptable, maintenant que nous connaissons la liberté individuelle, nous arrivent de cet Orient qui n'a jamais donné un instant de bonheur à ses habitants crevés au travail de la terre et de l'Occident. Des réponses d'un autre temps qui n'a jamais été celui de l'Orient.

Faut-il finalement oublier les langues pour être encore de ce monde ? Oublier les couleurs et surtout les architectures. Réduire les sens au cerveau, cela revient à le plonger dans l'univers musical. Peut-être un avenir mathématique au bout de toute réflexion physique. Mais monsieur Teste n'a-t-il jamais existé, ô paradoxe, que dans l'imagination en proie aux personnages de sa réalité ?

Glissant ? Cette lente destruction de l'Occidental qui se métallise, de l'Arabe qui meurt de soif, du Chinois qui gratte le sol de sa patrie pour trouver un dieu digne de ses conceptions urbaines, de l'Indien écartelé en divisions sociales qui menacent les classifications scientifiques e tutti quanti. Il doit bien exister un monde dans ce monde qui ne soit ni occidental, ni arabe, ni chinois, ni indien, ni quoi que ce soit d'envahissant au point d'en perdre l'équilibre — et qui appelle à une autre existence.


2 — Le coup de dés de Mallarmé, pierre d’angle

Ce qui marque le commencement.

 

Continuant ma réflexion toujours sur la base de ma propre production littéraire, qui est comme ma dissertation après les essais de lancer, sorte de travail de mise à l’épreuve, j’ai commencé un essai plus ambitieux : Le coup de dés de Mallarmé, pierre d’angle.

 

8) — première partie : « L’histoire est le moyen de finir le temps ;

le hasard est le moyen de comprendre l’espace », écrivais-je dans Drama (Livre I). Je me propose ici à la fois de continuer ma réflexion sur la fonction sociale de l’écrivain et de l’intégrer à l’évidence de ce distique qui constitue la clé de voûte de mon arche tendue entre mon ignorance et mon impuissance. C’est une représentation du roman (une vue très large du roman en attendant d’être un meilleur romancier, je suppose) qui est mise en jeu avant toute autre espèce de réflexion moins centrée sur l’individu que je suis. « Le roman est une hypothèse ».

9) — deuxième partie : La pyramide des discours, du clinique à l’abstrait :

ou comment, et c’est là un sujet de roman (de récit), le monde (ne parlons plus de société à moins d’agir en ethnologue : voir la relation père-fille chez les Morin) s’organise et gagne en puissance pour éteindre les feux qui nous oppressent de l’intérieur pour nous raconter l’histoire, son passé, son présent et évidemment ses projections sur l’écran cinématographique du futur confondu sciemment avec le devenir. « Entrerez-vous dans cette nouvelle promesse d’Histoire avec la ferme certitude qu’il s’agit cette fois de l’Histoire et non plus de cette attente qui vous condamne au roman de l’Histoire au hasard des rencontres si limitées en termes de probabilité ? »

10) — troisième partie : Périphéries des discours :

« S’il s’agit maintenant de distinguer, dans cette périphérie cybérienne (Cybérie), les satires des leçons de choses, trois types de discours semblent participer à sa lente cinétique :

 — le poème (qui deviendra, on le verra plus loin, roman) ;

 — la leçon de choses données

aux poètes ;

aux autres ;

 — le texte philosophique :

son axiomatique ;

ses descriptions sujettes à caution ;

ses conclusions indiscutables.

Une quatrième option semble toutefois se détacher de l’ensemble : le texte des fausses sciences :

comme pratique des scientifiques eux-mêmes quand ils sont en quête de financement ;

comme argumentaire commercial plus ou moins sincère participant à la force de vente des produits et des pratiques miracles. »

 

Perspectives

La quatrième partie, portant sur la description détaillée (Roussel), sans les moyens du roman, de ce « monde », a pris de telles proportions que sa publication est remise à plus tard. C’est peut-être ici que commence cette « rhéologie » du texte dont je sais, par expérience, que c’est le signal que le texte a vraiment commencé à « dire » quelque chose. Je pense que ce sera le moment de « former » ce Livre II qui résiste pour l’instant au feu et par là même, achever ou mettre fin à cette première partie du « Livre des lectures documentées » où j’aurai tenté de tirer profit de la cœxistence lecteur-écrivain qui promeut ma production littéraire. Il ne s’agit donc pas de « confessions », ni d’» explications », mais simplement d’une mise au point des conditions d’existence de l’écrivain dans la proximité du lecteur qui est aussi un travailleur, mais dans un autre genre d’activité qui, ici, n’a plus aucune espèce d’intérêt ni d’importance, sauf en cas de chômage. À l’époque peut-être rêvée où il était de bon ton d’illustrer une « défense de la langue française », il s’agit maintenant de superposer, jusqu’à coïncidence faciale, une « défense de l’écrivain aux prises avec sa possibilité », question de hasard et d’histoire.

Première partie

I

Le roman est la cause d'un nombre considérable d'effets tant sur l'esprit que sur la communauté des esprits où il prend parfois racine jusqu'au mythe ou jusqu'à l'exemple. Jamais comme au siècle passé on avait tant réfléchi à la fois à sa raison d'être, à ses conditions d'existence et à ses structures. La production, suivant les fils d'Ariane de la mode, des excès, des contraintes et quelquefois des personnalités propres à en inventer la nouveauté, — pyramidale et titanique, a alimenté l'esprit jusqu'au besoin et peut-être même est-il question aujourd'hui de désir. Qui sait ?

Ce fut en tout cas un remarquable festin. Où en est-on ? Encore à table, certainement pas. Dans les antichambres de l'amour, doutons-en : trop d'hypothèses, pas assez de démonstrations. Et puis quelles différences entre les sociétés qui composent les entités civilisatrices ou qui se croient telles ! Il y a peu, l'Espagne publiait le remarquable « Madera de Boj », de Cela, un roman impensable en France. On découvre bien que Jelinek est franchement supérieure aux narrateurs éthiques du creuset parisien. Occasion d'ailleurs à ne pas manquer pour renaître littérairement avec la géniale Djuna Barnes. On se doute aussi qu'il est fort probable que le roman français est ailleurs et tout autre que ces piteuses tentatives de maquiller la pauvreté intellectuelle et les déficiences sentimentales en enquête policière ou en saga du terroir. Exercice retardataire de la rhétorique et nostalgie infantilisante des chronologies et autres généalogies explicatives des temps présents : barbarismes d'un langage qui mérite mieux que ces approximations un tantinet bonimenteuses. Faulkner avait pourtant résolu le problème des faits à évoquer afin de construire en toute cohérence l'idée même du roman à écrire et continuer d'exister avec son « explanation ». Au fond, il n'y a qu'un problème, et c'est toujours le même : le goût, et ses prémices. D'ailleurs, plus on veut témoigner, dada des contemporains, moins on atteint l'expression romanesque — « Heureusement ! » s'écrierait un magistrat. La poésie, par chance, mais aussi parce qu'elle est tellement différente de ses sœurs lamentables (ces chansons qui racontent comme des romans), la poésie tient le coup. Mais qu'en reste-t-il quand elle vient tout droit d'un roman sans prétention ?

De laboratoire du récit qu'il ne pouvait qu'être sous peine de n'être rien relativement à la littérature, le roman est devenu ce qu'il n'aurait jamais dû cessé d'être : une foire d'empoigne. Le problème, c'est qu'on ne s'empoigne plus avec talent. On glisse comme les ombres du marché qui fait exister au pignon de la rue le peu de littérature qu'on attend de soi et surtout des autres. Nous en sommes donc à des considérations structurelles qui n'ont plus rien à voir ni avec les récits ni avec les autres données du laboratoire ou de l'athanor secret des gens que nous sommes. Les lettres ont cédé le peu de place au livre et à son industrie. Le glissement s'opère donc vers les marges. On multiplie les occasions de le faire savoir, — qu'on glisse et dans le sens de la sortie, et il semble bien que ces soupapes de sécurité jouent leur rôle à merveille : jamais on n’a été aussi attaché à son emploi rendu précaire ou sécurisé au gré l'état et de ses entreprises nationales et privées. Dans ces conditions, le roman devient une babiole, pas une exigence littéraire.

Aussi est-on, chaque fois que le malheur frappe à notre porte pour nous pousser dans le jardin, en droit de penser qu'on est peut-être le martyr d'une cause. Pas de cause sans martyrs et pas de martyrs sans passé trouble. On écrit, disais-je, pour empêcher les autres d'écrire ou on écrit pour les oiseaux des branches. Je n'ignore pas quel langage sort de ces becs ni par quel artifice on les contraint à nous écouter un peu aussi. Question de technique. Mais il me semble que le peu de temps dont nous disposons avec tant de doctrine ne peut pas être gaspillé, même contre argent comptant ou à l'apparition féérique des indices flagrants de gloriole, avec des oiseaux au vocabulaire forcément limité. Quand on écrit, Messieurs les oiseaux, on écrit à des hommes et à des femmes, jamais à des enfants et on a prévenu les vieillards tremblants que leur époque est révolue. Bien entendu, les chefs-d'œuvre demeurent et on n'en finit jamais avec eux parce qu'on n'a pas perdu la tête. « L'adieu aux armes » et « Absalom ! Absalom ! » sont des histoires normales transformées en romans et ce n'est pas le contraire qui donnera raison aux charlatans en goguette !

II

Évidemment, de tels propos invitent à la démonstration. C'est qu'il ne faut pas confondre la colère et ses effets. Au moment d'avancer son propre jeu, on est plus mesuré, d'autant que ce jeu ne vaut peut-être pas la chandelle. Et c'est bien la question.

Il ne fait aucun doute que le faussaire en littérature est parfaitement conscient des données, des lois qui les composent et des figures fantasmagoriques qui en résultent comme la fumée de la pipe. Par contre, la sincérité, en mettant tout en œuvre pour échapper à son silence (à son mutisme), prend un risque aux entournures : n'est-ce pas de l'opium qu'on est en train de fumer soi aussi ? C'est à cet endroit particulièrement délicat de sa peau de rhinocéros que le véritable romancier (écrivain) doit son éloignement, sa prudence, ses circonspections humides, ses coups de gueule, ses désirs ou mieux : son désir. Zone humaine en remplacement de cette galvaudée « condition humaine » qui fait long feu parce que c'est une ambulance et non pas une monture.

Car au fond, quelle aventure vivons-nous si nous ne la vivons pas avec les autres ? Est-ce vivre que de s'aventurer seul ? Les solitaires ont coutume de s'assembler sans constituer de sectes. C'est là leur défaut, leur fragilité, leur commencement de la fin. Se lisent-ils les uns les autres comme d'autres prétendent s'aimer ? J'en doute. On ne fait que passer et les autres continuent d'écrire parce que le désir est le même et qu'il n'y a peut-être qu'un seul désir à partager. On ne se nourrit guère de ces fragments d'un repas pris en commun, certes, mais sans perspective d'antichambre pour achever ce qu'on a commencé ou continuer ce qui n'a pas de fin. Et le goût règne en maître ; les classiques français, si loin de nous maintenant que la langue est fixée semble-t-il pour toujours, ne s'y sont guère trompés. Ils avaient accepté leur époque, leurs tyrans, leurs protecteurs diligents. Le poison coule dans nos veines, librement, depuis les philosophes. Et nous sommes restés des philosophes. Nous n'avons même pas la nostalgie de nos racines classiques. Quel classicisme en effet que celui qui ne concerna que les courtisans ! Notre belle nature de contemporain éclairé par les tubes cathodiques et les éclairages flous de nos centrales d'énergie nous confère toutefois une espèce de vraisemblance, sans doute parce que nous ne sommes pas convaincus par les convenances. D'où notre marginalisation tranquille, tranquillisée plutôt par des conditions d'existence de moins en moins précaires, menacé de suicide peut-être, ou de déroute mentale, mais écrivant à défaut d'apparaître comme des auteurs et, pourquoi pas, comme les auteurs de la littérature de notre temps (beau titre inaugurateur de la parabole d'Hemingway).

III

Eh bien le RENDEZ-VOUS DES FÉES est à la fois une enquête policière, avec son privé chapeauté et solitaire, et une saga des terroirs jumelés par les circonstances maritales ou au mieux conjugales (les Vermort à Castelpu en Pyrénées et les Alamos de Polopos dans la Sierra de Gador). Contrairement à CARABIN CARABAS qui est une espèce de brouillon monumental digne du XXe siècle considéré comme le promoteur du tout nouvel intérêt littéraire pour les documents de la vie, et qui limite sa résurgence mentale à un seul personnage qui se multiplie au lieu d'être le point centrifuge de l'écriture, le RENDEZ-VOUS DES FÉES semble plus achevé, plus propice aux personnages et par là à toutes les instances qui finissent par romancer ce qui au début n'était qu'une intention. Sa structure presque linéaire, les facilités de la langue qui cherche encore à couler de source car elle appartient (comment n'appartiendrait-elle pas à quelqu'un dans un de mes romans ?) aux personnages qui promeuvent l'action, la diversité de la documentation limitée à l'expression, le respect immobile des instances du récit, immobile et bavard, et enfin tout le gisement verbal découlant de ce qui a, historiquement, précédé le désir où nous sommes encore en cette fin de XXe siècle (eh oui !) — tout y est soigneusement, à rebours, imaginé pour ramener l'esprit aux conditions d'existence d'une époque qu'il faut bien considérer comme la première de celles que nous n'avons pas encore vécues jusqu'au bout.

Cette perspective historique qui construit ALIÈNE DU TEMPS, dont le RENDEZ-VOUS DES FÉES est le second volume, n'échappe pas aux personnages et il en est sans cesse question dans leur manière d'aborder le récit de leur présence au sein d'un roman. Certes, cette fois la narration ne se permet plus le montage abrupt qu'autorise notre époque aux auteurs des CARABIN CARABAS qui se proposent à l'esprit — plus, d'ailleurs, comme des mythes probables, à essayer avant d'en venir à des choses plus sérieuses, que comme des œuvres dignes de figurer au cloaque des exemples à suivre. C'est à peine si des interruptions signalent des inachèvements plutôt inacceptables dans le cours d'un roman qui soit dit en passant (on s'en doute) n'appartient pas au siècle qu'il tente de subjuguer comme si c'était un personnage. Lecture relativement facile, ce qui est plus difficile à saisir, pour ceux que le saisissement mobilise aux dépens de tout ravissement, est l'ensemble, les relations de cause à effet, on sent la leçon de Cortázar, comme si elle était possible en un temps où elle n'eut pas lieu. Et ainsi, d'anecdotes en nouvelles, de tableaux en portraits, d'intrigues en aventures, le RENDEZ-VOUS DES FÉES s'installe dans un débat littéraire qui est effectivement le nôtre, ou plutôt celui qui devrait être le nôtre ou mieux encore, celui que je désire pour mon époque qui ignore, sachant ce qui a précédé et peut-être fondé le désir, ce qu'il en résultera à la fois pour l'esprit et pour l'existence à la fin de notre vie de patachons (pataches des fermes) ou de turlupins (nom de farce que prit un comédien).

IV

Mais je voulais en venir au roman lui-même. Avant les fées du XIXe siècle, et donc à une grande distance des carabins fous du XXe, le roman, malgré des dynamiques quelquefois déroutantes (Diderot) et des créations mythiques définitives (Rabelais et Cervantes), malgré les annonciations (Lafayette) et les protubérences (Scarron, Sorel), — le roman n'offrit jamais son flanc aux définitions lexicales. Il semble que les nouveaux maîtres de l'existence commune (les bourgeois), de Staël à Flaubert et de Flaubert à Huysmann (mais celui-ci annonçait déjà le fonctionnaire accroupi des temps à venir), — il semble qu'il leur est apparu essentiel, ou évident (choisissez votre temps philosophique), que le roman trouvât enfin ses lettres de noblesse, autrement dit son accomplissement littéraire incontestable. Quel labeur ! Et depuis, on a tout essayé. Certains même pensent aujourd'hui que le moment est venu de choisir. La panoplie semble complète. Il n'y aurait, dit-on en haut lieu, plus rien à découvrir et tout à parfaire, ou presque. Les maîtres des lieux seraient-ils sur le point de donner une conclusion à leurs recherches fébriles ? Serait-il vraiment devenu improbable, sinon impossible (la nuance doit avoir une importance), de soumettre sa propre vision des choses et du monde, pour tout dire de l'homme, à cette partie de l'humanité qui est la nôtre et pourquoi pas à ce reste qui en en est comme le résultat et qui, par reflet, laisse présager le pire ? Est-ce suicidaire de ne pas participer au perfectionnement au profit de l'invention qui gît, visiblement et non pas sans douleur, au fond de soi ?

À ces questions, on objectera qu'on a bien le droit de choisir et qu'il n'y a rien de vraiment blâmable à choisir judicieusement. La leçon commerciale, diffusée y compris dans les rangs des chômeurs, enseigne que le client est roi. Ce que le Roi veut, je le veux (et même je le donne à acheter). On est bel et bien dans l'antichambre du désir. Antichambre des créneaux à peupler d'œuvrettes qui se donnent pour capter non pas l'héritage d'un lecteur qui mourra de toute façon ab intestat, laissant son humanité dans l'expectative (résurrection ou connerie des religions) mais pour plus prosaïquement détourner ses fonds. On en arrive à cette conclusion : il est toujours aussi difficile d'être écrivain que de chercher à le devenir.

V

Aux politiques commerciales conçues sur la base d'une doctrine toute échappée de la réalité des besoins réels et imaginaires, il faut bien, si l'on veut vivre, opposer des raisonnements susceptibles de donner lieu à la littérature. Un prix réel, un produit exactement décrit ou enveloppé dans sa substance fantasmagorique, des moyens de distribution équivalents à un rackett, et des outils de communication dont personne d'autre ne peut disposer, voilà ce qui fonde la force de vente. Avec de pareils moyens d'entreprise, on ne risque guère d'échouer dans sa tentative de capter les trésors enfouis ou plus exactement, la probabilité de dépasser le seuil de rentabilité est si proche de l'unité qu'on ne risque pas de passer son temps à se faire du mourron. — Le romancier ne dispose pas de cet arsenal. Sa vie est ailleurs. Et pourtant, c'est sur terre qu'il faut redescendre au moment de se livrer à une réflexion tangente sur le roman.

VI

Dès l'aurore du siècle passé, il est apparu évident que la fantaisie par exemple de Paul-Jean Toulet ne pourrait pas suffire aux exigences du moindre romancier capable de se nourrir de l'homme. C'est avec Jules Romain que les directives du roman (on pourrait les appeler aussi alternatives si elle se résumaient à un choix binaire) sont apparues avec toute la netteté, peut-être même la clarté, qu'on attend de l'inventeur ou du prévenu avant-gardiste qui promet et semble capable de tenir ses promesses. Le roman ne naissant à ce moment-là que du choix entre la société et l'individu, entre la mosaïque de Balzac et le héros romantique (romantique il l'est forcément à une ou deux nuances près), la proposition de reconstituer le monde par ses simultanéités pouvaient apparaître comme aussi pertinente que celle qui consiste, parallèlement, à préférer la doublure au personnage biographique. Que ce fût une caméra ou un autre moi qui écrivît, on innovait à coup sûr. Bien sûr, il y a loin entre la réussite de La recherche du temps perdu et les impiétés intellectuelles des Hommes de bonne volonté. Mais le ton était donné : on s'extrayait de la gangue romanesque tissée naguère par les documentations et les intropections, d'autant que lesdites documentations allaient être vite remplacées par des comparaisons et les introspections par des analyses plus délicates. Mieux, ou pire, la langue allait subir des outrages autrement efficaces, d'un point de vue romanesque, que les jeux de mots auxquels l'enfance avait habitué l'esprit. Et finalement, on toucha aux structures de toutes les compositions et de toutes les instances qui se présentait au jour de l'écriture. Le désordre qui en résulta faillit bien se terminer en tentative à mon avis avortée (mais c'est discutable) de devenir aussi classique que les Classiques, ce qui motive beaucoup mieux les probables inventeurs et les maîtres du style que les véritables fondements du récit, du dialogue, de la phrase et de tout ce qui peut servir à écrire des romans.

VII

Le plus souvent, celui ou celle qui veut écrire un roman est d'abord le créateur d'un personnage qui sert de fil conducteur et donc d'histoire. On voit à quel point on est ici éloigné autant de Romain que de Proust. Les variantes consistant à multiplier le personnage pour simuler un environnement n'ajoutent rien au principe. Je m'appelle Ismaël. Mettons. Suivent les péripéties de l'aventure coloniale ou conjugale, peu importe. La littérature est bourrée de pareils individus comme les organes de l'œuvre taxidermiste sont remplacés par de la paille. — Quelques auteurs doués de plus de souffle ont animés des représentations du monde non pas en se contentant de multiplier le personnage-héros, mais en amenant le lecteur à traverser avec eux les lieux de ce monde en perpétuelle métamorphose. Ici, la documentation est celle de l'œil. Il semble bien, à constater la perdition nautique de Sartre, que Dos Passos ait atteint les limites du procédé. Une variante probable de ce concert d'observations est la saga mais personne n'a trouvé ni le ton ni le mode avec la maîtrise que William Faulkner a imaginée dès ses premiers pas de nourrisson. — On ne voit plus guère de monde en mosaïque dans les romans du siècle, sauf dans les séries policières, encore qu'ici les croisements relèvent plutôt de la nécessité que de l'objectivité. Ce n'est pas que le modèle est insurpassable mais ni l'effort d'imagination ni la cécité du voyage n'attire les prétendants à la réalité faite texte. — Comme on le voit maintenant, le choix est difficile, pour ne pas dire périlleux. Quoi qu'on choisisse comme méthode d'illustration de sa capacité à écrire des romans, on se heurte à des maîtrises, et même quelquefois à des manisfestations du génie telles que le découragement est le premier symptôme de la maladie qui nous guette si nous n'avons rien, ni au mental ni en amour, pour pallier nos défauts de cuirasse. Or, il est bien connu que l'écrivain est rarement aussi dans son assiette que le commun des mortels (si on peut appeler ça comme ça) et que sa vie sentimentale est plus souvent un désastre que la base du bonheur de ses enfants. C'est donc ailleurs que dans ce choix gordien qu'il faut exercer sa perspicacité.

VIII

Il y a les instances du texte. Les jeux possibles sont infinis mais si limités en évidences esthétiques que la réflexion nécessaire à une résolution du problème peut coûter cher en temps et donc en croissance sociale. On peut jouer avec l'existence même du personnage, aller jusqu'à le supprimer ou au contraire le multiplier jusqu'à l'incohérence. On peut mettre des choses à la place du personnage ou des personnages à la place de ce qui n'existe pas encore. De cette expérimentation, on l'a lu, il ne ressort que l'arbitraire et, au fond, l'amertume de n'être pas aussi créateur que le créateur lui-même. — Les jeux avec le temps, au fond de je ne sais quel vortex aux expressions mathématiques, compliquent à ce point la patience (et non la lecture comme l'affirment certains) que le fer est trop vite porté au blanc et son trempage aussi illusoire que celui de l'épée Excalibur. Ce genre d'expérience n'est pas à conseiller à ceux qui, par nature, craignent les lendemains qui ne chantent pas. L'épreuve est finalement à la hauteur de la même chronologie soigneusement reconstituée dans sa linéarité et sa durée. Vanité. — Ah ! les lieux. Venise ! E tutti quanti. Toujours reconnaissable, on s'y exerce à la magie de l'évocation et de ce qu'elle est capable de trouer dans l'imagination ou la mémoire. Les mots de l'architecture, de la langue étrangère, des mœurs qu'on essaye sur le fil de son propre tranchant, les équivoques qui sont comme les tabulations du texte écrit, les rencontres fortuites, les explications historiques, etc. On n'en finirait pas d'explorer ces voyages de l'immobilité et du bruit. Et d'ailleurs rien ne s'achève jamais dans ce genre si particulier de la description et de l'inattendu. — Quant à l'écriture, si ce n'est d'ailleurs pas par elle que tout commence mais par ce qu'elle promet distraitement de contenir avec un peu d'exercice et beaucoup de chance, on y a tellement touché que la lassitude a remplacé l'enthousiasme des premières rencontres engageantes. Ici, on essaye plutôt de se faciliter les passages de l'idée à l'acte et on finit par se trouver un style reconnaissable ou en tout cas probablement en concordance avec ce qu'on attend, soi et les autres, de soi et des autres. Le style achève son existence dans l'imitation du ton qu'on prend quand on adresse aux autres sa supplique. Il ne survit guère longtemps à l'existence de ces autres pour qui on s'est, toute une vie, ou le temps d'un succès, décarcassé en état peut-être de sous-alimentation sentimentale. Brrrr...

IX

Les grands romans, ceux qui sont restés malgré l'outrage aux apparences qui semble constituer notre seule exigence d'actualité, se détachent nettement du chyle historique et demeurent non plus des points de référence mais l'occasion de contempler de véritables réussites de l'exercice littéraire. On les lit rarement mais on en connaît la substance, souvent par l'épisode particulièrement bien dessiné ou par la rencontre savamment fortuite d'un personnage porteur de toutes les illusions. Ils se sont incrustés dans les méthodes d'éducation des enfants et servent de garde-fous à des prétentions pédagogiques malmenées entre la nécessité d'instruire (science) et celle de discipliner (société). On connaît certes moins l'oison merdeux de Gargantua que les moulins de don Quijote mais le retour d'Ulysse s'empreint enfin de sueurs sexuelles et Lolita n'est même plus évoqué dans les procès faits aux pédophiles. C'est par une maîtrise crispée de l'enseignement et de la divulgation que, petit à petit, une culture s'incise prudemment pour s'incruster les joyaux élémentaires de ses activités marginales et apparaître finalement comme le chaton idéal, ce qui ne manque pas de donner lieu aux prémices de la guerre (USA), à l'esquive de l'égalité (France) ou au meurtre des bouffons (pauvre Arabie).

Les premiers de ces romans (écrits en vers ou en prose, là n'est plus heureusement la question), sans être eux-mêmes des allégories, en sont le lit rapide et l'alluvion définitif. C'est à l'occasion de pures pratiques littéraires que naissent quelquefois les mythes qu'on accroche à nos sensibles extrémités et à nos profondeurs indécises. Ici, le mythe arrive plus souvent par le biais du désir que sur les rails de l'intention. On ne connaît pas d'exemple d'un texte créé tout exprès pour mythifier qui ait réussi à franchir la mort de sa génération. Nos sociétés, débarrassées des dieux en faveur d'un seul choisi au hasard des disputes historiques et des combats politiques (Jésus, Allah), range les mythes dans les casiers de sa conscience et non pas dans ceux de sa mémoire. Une espèce de perfectionnement, sans acharnement, procède aux derniers réglages et corrige les sécrétions indésirables pour en orienter le jet de sang vers d'autres horizons, comme ceux proposés par la solitude. À l'heure de s'approcher de ces quarantenaires censés habiter des tours d'ivoire, le réceptacle des sensations et des facilités intellectuelles se remplit de nouvelles versions de la maladie mentale et le débat des psychoses reprend toute son ampleur et ses couleurs d'enfer. Ceci pour dire que la mythification des œuvres dénature l'écriture au profit des usages éducatifs et judiciaires. Mais enfin, l'œuvre demeure en principe intacte et rien n'interdit de s'y plonger si on en trouve le temps. Encore heureux !

La deuxième catégorie de romans qui perdurent malgré les changements en tous genres est réservée à l'élite (qui n'est pas dispensée de l'exercice du mythe). En effet, on ne désosse pas Dominique aussi facilement qu'Ubu. D'ailleurs, ce genre de travail au texte ne se répand pas et ne sert pas à expliquer et à diriger les pas. Le roman-photo ne descend pas du roman d'analyse mais des marges du mythe où la vie continue. Le cadre du roman d'analyse, quand il est réussi, est à ce point étroit qu'on ne peut guère envisager d'y voyager et d'en revenir avec un excédent de bagage. Les tragédies de Racine, dont l'ensemble forme d'ailleurs le plus remarquable « roman » écrit en cette période de l'humanité, ne tolère aucune mise en scène parallèle et renvoie sans cesse ses interprètes à l'école de la diction et de l'expression corporelle. Les approximations du music-hall n'y changeront rien. Bien sûr, Dominique et Adolphe sont plus proches de nous, non pas sur le segment de temps où nous apparaissons nous aussi, mais mentalement, à côté de nos propres personnages, souvent des proches, dont nous dressons quotidiennement la caricature pour la frotter à ces exemples croissants de perfection analytique. C'est ici que le mot personnage prend son sens en regard de l'entité qui agit à notre place dans les mythes.

X

Et puis, plus rien. Il y a bien l'écriture, les objets-textes, les chansons qui trottinent, les ressources des graphes, etc. Mais tout ceci n'est plus de la littérature et l'exercice ne tente pas forcément les générations futures soumises à leur fatalité de choses du passé. Si l'on veut bien imaginer que le temps présent n'est qu'une facilité de langage (nous n'en possédons pas l'instrument de mesure ni les moyens de calcul), que le passé est une possibilité imperfectible autrement que par des solutions imaginaires et le futur une autre possibilité sur quoi on peut espérer exercer une influence (question du désir posée à l'encan), alors on est capable de mesurer la fragilité de nos raisonnements, de nos intrigues, de nos peintures livresques et de notre peu de chance de trouver du nouveau, sombre désir de chrétien aux prises avec son sexe, pauvre sexe voué à la poussière des futures édifications de la cité ou au cuir muséal des momifications. Dans l'attente, nous proposons des imitations, des approches, des exercices, des impostures et des abstractions. Et nous n'avons aucun moyen d'y clairement discerner ce qui fera l'objet d'un culte et ce qui continuera d'alimenter le désir. Par contre, nous sommes parfaitement en mesure de distinguer, dans le fatras des illusions narratives, ce qui a quelque chance de nous approcher sensiblement des terrains favorables à des suppléments de durée et à des reconnaissances claires.

Ce qui équivaut à affirmer qu'aucune œuvre romanesque n'a de chance d'atteindre un point considérable du futur si elle a, en son temps, fait un usage abusif du témoignage, de la mode, de l'intrigue et même d'une doctrine destinée à donner une leçon de comportement par son explication des données et par les ornements de son style. Il y a peu de chance en effet pour que les affres de l'inceste pédophile ou les conséquences traumatiques de l'abus d'alcool, par exemple, impressionnent à ce point nos descendants que le caquet leur en serait coupé et que du coup, les sujets prometteurs en seraient diminués d'autant, prenant par la main ce futur hypothétique pour le conduire dans les zones passives d'un silence définitif. Ils continueront au contraire de s'exprimer sur ces mêmes sujets sans même chercher à comparer leurs sensations avec celles qui occupent aujourd'hui les récits circonstanciés et le babil de nos victimes de la nature humaine en proie à ses combats d'insertion sociale et métaphysique. Après tout, que peuvent valoir ces textes quand on est finalement mieux renseignés par le moindre rapport de police ou la pire des sentences judiciaires, au fond par le professionnalisme et non pas par ces tentatives piteuses et mélodramatiques qui relèvent du spectacle et non pas de la lecture proprement dite ? Les émigrations historiques, les étouffements familiaux, les actes de funambulisme, les croisements intempestifs, s'ils nourrissent quelquefois l'aventure de leurs péripéties, n'en font pas ni l'histoire, ni l'éthnologie sociale, ni la psychologie du comportement ni la théorie des graphes. Chaque fois que la littérature se prend pour le lit des prophéties et des commandements de la vie, elle renseigne peut-être la passivité recherchée des utilisateurs du livre et de ses promesses d'éducation et de savoir, mais elle n'atteint pas cette fraîcheur constante qui promeut le texte dans toutes les langues et par tous les temps qu'il fait. Il y a destin et destin.

XI

Il y a le destin des constantes et celui des connaissances. Autant dire que les constantes de la nature humaine, si mal partagées que toutes les tentations de l'éthique se résument au combat fratricide du bien et du mal, sont connues depuis longtemps et qu'on n'a pas l'espoir d'y remédier autrement que par le resserrement périodique des conditions d'existence. L'Histoire pourrait bien être d'ailleurs celle des pressions et des relachements successifs que ses personnages et ses ombres supportent avec plus ou moins de patience. L'inertie de l'argent et du pouvoir tempère les durées de cette patience avec une habileté qui n'a rien de scientifique mais qui tient plutôt de la tactique législative et administrative, tactique des gouvernements ou pire des régimes. Il n'y a pas là matière à littérature ou en tout cas, cette matière qui colle forcément à la peau est un détail de l'ensemble, une écaille de bonheur ou de malchance, une présence accessoire des extases qui agissent sur notre durée comme la ponctuation sur le débit de la phrase ou de la boisson, au choix. Et il va sans dire que ce choix n'est pas celui de l'écrivain, romancier de surcroit.

Il en va autrement de la connaissance et de ses abouchements avec le terrain de l'action. Les relations à l'éthique et à l'esthétique sont clairenment provisoires. Les caresses à la langue, si chères aux patriotes, ressemblent à toutes les caresses prodiguées à la surface de la langue et dans ses replis prometteurs d'autres profondeurs comme l'étoile signale des possibilités de divination. On ne va jamais bien loin avec la langue, on ne va pas plus loin que son existence réelle, on finit par s'adresser à des conservateurs dont la mémoire est destinée à flancher un de ces jours, ne nous illusionnons pas sur la capacité de ces ouailles à retarder l'échéance de l'oubli au-delà du raisonnable. Par contre, ce qui est fait est fait et les résurgences le démontrent à intervalles non pas d'histoire, ni de régimes politiques, mais de littérature pure et simple. Et contrairement à ce qui arrive aux dieux promus à une existence monothéiste et dialectique, on n'en doute pas, on n'en remet pas en question ni la probabilité d'existence ni la pertinence spirituelle. La mythologie grecque, qui amuse encore les enfants pris aux pièges des jeux et de l'optique de la victoire, est une imbécillité de la pensée humaine, une scorie mentale à renouveler avec les moyens du bord, alors que l'Odyssée est un grand texte, même traduit et en dehors de sa langue-gangue (Gilgamesh). Il faudrait une destruction physique et une contrainte inouïe pour procéder à la disparition de ce texte. De plus, il précède toujours à la fois ses commentaires, ses adaptations et ses imitations.

XII

Alors, quel est le projet dont il est question ici ? On en revient au problème des solutions (ou à la solution des problèmes) et à la validité de ses deux principes :

— Il n'y a pas de problèmes, il n'y a que des solutions ;

— Il n'y a pas de solutions parce qu'il n'y a pas de problèmes.

Il n'est plus question d'hésiter, plume en main, devant l'alternative du romantisme, et de ses corollaires le réalisme et le surréalisme — avec son personnage central doué d'une force centrifuge fragmentaire et fragmentant —, et l'immobilité croissante d'un symbolisme que les choses secrètent comme si elles étaient les glandes de l'organisme qui nous encercle. Entre les personnifications exemplaires et les sécrétions glandulaires, la différence de ton et de contenu est telle que la comparaison est un simple moyen de l'alternative et non plus une exigence de la raison. On penche d'un côté ou de l'autre, avec plus ou moins de bonheur et d'angoisse, mais on penche comme le platane de Valéry, c'est-à-dire comme une image et non pas comme un principe indiscutable.

Quant aux simultanéités et aux intermittences, ce sont elles, à coup sûr, qui conduisent encore de nos jours nos actions sur le roman et sur la langue. Un langage n'est jamais loin dans ces conditions de survie aux tentations académiques. Mais cet autre moi qui écrit en chassé a-t-il quelque chance de pallier la disparition inévitable des textes comme la biographie, vraie ou fausse, de Diogène de Sinope nous concerne encore aujourd'hui et sans doute définitivement en remplacement des œuvres, désormais perdues, qui contribuèrent peut-être à sa renommée de philosophe-chien ? Les mythes se passent aisément de l'enrobage littéraire ; la lecture semble s'allier au plaisir pour finalement n'exister que par son exercice limite. Le texte du roman, tout empreint de sa beauté sonore plus que textuelle d'ailleurs, ne se croise plus par épanchement des désirs réciproques mais par rencontre préparée au fil d'une éducation qui ne doit pas toujours ses lettres de noblesse ni à la finesse d'esprit ni à l'à-propos des interventions mondaines. Et si les grandes reconstitutions livresque ne convainquent pas le lecteur peu outillé pour suivre le fil de l'œil et des présupposées marées de l'inconscient, c'est parce que la patience elle aussi à ses limites, surtout que l'abondance d'objets provisoires finit par mettre fin à l'incessant recours aux dictionnaires d'époque et que la filmographie des lieux et des temps, que des personnages traversent en aveugles de leur bonheur et en principe de leur propre malheur, est au moins aussi parlante (mais on revient là au combat illusoire du démotique et de l'écrit) que l'écrit en proie aux techniques primitives du conte et de ses effets secondaires. Conter ou ne pas conter, telle est la question.

XIII

Or, le roman conte. C'est même peut-être tout ce qu'il sait faire. Le roman a longtemps été un arrangement de contes et, si l'on y regarde de plus près, il n'a pas changé d'un iota. Il s'est peut-être rempli de variations exemplaires c'est-à-dire qu'il n'a hésité, au fond, qu'entre sa fonction évidente de moyen d'évasion (fantasmagorie-santé) et ses possibles relations avec l'éducation (science-sociabilité). Le choix est donc celui du lecteur : faffer ou se mettre du plomb dans la tête. Quant au romancier, il se donne en spectacle comme un artiste de music-hall (prestidigitateur, danseuse nue, acrobate, chanteur) ou il préfère communiquer sa connaissance des lieux et du temps pour dresser des personnages sur leurs pieds et, sinon leur donner la parole, du moins en décrire la parabole ou l'arrêt. On est tout près de l'art de la performance à ceci près que le romancier-chien, muni de sa lampe en plein jour et sur la place publique fréquentée par le « plus grand nombre » (dénominateur commun), ne rencontre que des hommes et non pas leur absence ni la question de l'homme posée à des hommes appartenant à la même secte philosophique. Et il n'y a pas plus de misanthropie là dedans que de beurre en broche. Il n'y a que la vérité qu'on écrit pour ne pas la dénaturer en la disant. Mais ceci n'enlève pas au roman son caractère démotique, sa propulsion périodique aux antipodes de la littérature, avec des rétablissements lombaires aussi pharamineux que l'expérience célinienne de l'humanité en guerre. Le lecteur, imaginaire dans l'attente de l'écoute, est regardé comme l'acteur envisage les yeux du parterre et des balcons. Il n'en faut pas plus pour chercher à se mettre à sa place, comme si l'un pouvait remplacer l'autre, comme s'il n'était pas clairement établi une bonne fois pour toutes que les rôles ne sont pas interchangeables et que l'usage des doublures et des souffleurs n'impliquent pas l'existence caché d'un concert de lois autres que grammaticales et syntaxiques. Le conte tue le roman à un moment donné, seul temps qui l'occupe et non pas celui d'une mémoire qui s'ajoute au texte comme la mouche au miel.

Difficile de conter si l'on soupçonne, à l'instar du juge qui se mue en silence quand un rapport de gendarmerie comporte des traces évidentes d'incompétence ou de malversation. Le romancier n'est pas un homme de loi. Il n'est même pas juge. Il n'y a pas de tribunal dans son œuvre. L'œuvre est dans un tribunal et, bien sûr, on peut toujours rêver qu'on en est à la fois le législateur et l'inquisiteur (le réquisiteur). Tout ceci dans un esprit de géométrie qui confine à des démonstration d'écriture-parole dont la rigueur reste à démontrer. Tout ce qu'on savait déjà peut servir à quelque chose et ce qu'on peut en penser après tout n'est pas le meilleur moyen d'en venir au fait. En s'arrachant à son carcan démotique pour écrire, en renouant des liens d'auteur à personnage avec la parole donnée, en donnant la parole et l'écrit à des sensations apparemment en concordance avec l'époque, en contraignant le roman à se mordre la queue pour remplacer les effets soporifiques de l'intrigue, en coupant le lecteur de ses racines, en l'arrachant à son jardin des mythes et des frissons, trop de formalisme revient à expliquer au lieu de raconter. Explication par l'illustration à plat, par les figures d'un possible nouveau style qui appartiendrait à plusieurs pour former école. Ces délires éditoriaux seront bientôt regardés comme les preuves de la fragilité de l'esprit quand celui-ci domine l'autre par la simple imposition de sa capacité à raisonner, à équilibrer les facteurs et les membres de sa supposition jusqu'à l'apparence de la cohérence et pourquoi pas d'un nouveau modèle de la logique universelle. Une géométrie pour pallier des latences mystiques n'est pas la définition du désir. Elle ne concourt pas à la persistance du roman. Elle n'est qu'un accident de la pensée au travail de l'écriture. À ce train, on va finir par croire (textuellement) que le monde est constitué par un haut et un bas, comme en religion, ou par un dedans et un dehors, ou par je ne sais quel applatissement en diagramme d'un univers dont la complexité (l'imaginaire) est chaque jour mieux mise en évidence par des sectarismes autrement favorables aux véritables découvertes. Ah ! l'antinomie kantienne !

XIV

Enfin, est-ce cohérent de ne retenir que la langue du langage pour effectivement écrire un roman ? Est-ce même raisonnable de limiter l'œuvre au roman ? N'est-ce pas ainsi croire un peu vite à l'existence des genres comme les petits dieux de l'espace littéraire ? Ne procède-t-on pas plutôt par multiplication cellulaire comme au sein de la chair et des chimies de la chair ? N'en revient-on pas finalement à se satisfaire ou à satisfaire — ce qui est quelquefois la même chose — (de) ce que le roman offre de diversité et de chance de plaire au plus petit dénominateur commun ? — Questions que je me pose et auxquelles je répondrais directement si je ne pouvais être que l'investigateur de ma propre existence textuelle et peut-être littéraire (sait-on ?). Mais je n'y réponds que par l'existence et par la croissance évidente de mon ombre portée à la surface des choses dont nous héritons tous même si nous ne les possédons pas toutes et si, le plus souvent, nous n'en possédons que les moins faciles à mettre dans le jeu des autres. Malgré les aléas de la vie, malgré le peu de fortune et les emmerdements croissants, j'ai appris à me servir des outils du langage : musique face au bruit, représentation graphique en deux ou trois dimensions face à l'approximation des points de fuite sur l'horizon, mais ne sais-je pas aussi sourciller dans les circonstances du sourcil, baver un peu aux commissures dans celles de la concupiscence, trainer sur les syllabes si la conversation exige une ornementation, être le comédien de mes grignotements de temps pour me donner des apparences, etc., somme toute que ne sait-on pas faire peu ou prou pour résister à la tentation du sommeil ou de l'extase chimique ? Ceci pour dire que le fatras sentimental et intellectuel est le même pour tous, l'écrivain, poète soit-il, n'y coupe pas lui non plus. Un choix devrait n'engager à rien mais pourquoi ne pas reconnaître qu'il n'y a aucune raison pour qu'il demeure sans conséquences sur la question posée ? Je ne saurais jamais pourquoi c'est le roman qui prend le pas sur le chant ou la réflexion littérale. Il (le roman) s'immisce partout où je prétends donner de la voix ou du texte — ne soyons pas chien au moment de donner et donnons sans y revenir. Je n'ai donc pas d'explication. C'est peut-être un coup sérieux porté à ma nature hypothétique de poète du roman auteur du roman du poète (et de son entourage). Mais qu'y faire ? Continuer d'écrire en espérant trouver un jour la force nécessaire aux resserrements du style et de l'expression ou me planter tout seul dans les poubelles minérales de mon jardin et questionner mes arracheurs de fibres ? Tel est le destin de la pensée qui installe les conditions de l'alternative : il arrive un moment, et on vérifie par l'expérience que c'est bien un moment et non pas un fragment de l'espace qui se concrétise, où la suite à donner dépend d'un choix arbitraire que le plus souvent on abandonne aux sensations de surface avec le sentiment qu'elles sont capables de donner une certaine profondeur à ce qu'on désire plus que tout exprimer, voire écrire, se soumettant une fois de plus aux mises à plat de la philosophie. Les diagrammes n'ont jamais sauvé l'esprit de la dérive mais ils ramènent à l'éducation, à la formation, à ces petits agenouillements, ces prosternations infimes, ces mortifications sommaires dont nous nous nourrissons plus facilement que de nourritures terrestres. Mettons.

XV

C'est en boitillant un peu que je vais essayer d'achever cette réflexion, en commençant par la question de l'œuvre totale qui vient donc d'être posée supra, avec cette petite différence qui doit avoir son importance, que le roman du XIXe siècle n'eut pas à subir les assauts des prétentions à l'œuvre totale alors que le roman contemporain est aux prises avec les œuvres multimedias qui viennent tout juste d'améliorer les conditions d'existence et de profit de ce qui s'annonçait en son temps comme le futur des supports : l'audio-visuel, une espèce de cinoche mais en plus resserré, moins amusant aussi mais nécessaire et finalement obligatoire. Il y a de fortes chances pour que, dans un avenir désormais proche et certain, construit de proximités et de certitudes — définition exacte de la foi qui abrutit nos semblables —, le roman ne devienne, avec les autres genres, le laboratoire du multimedia, après en avoir été le fournisseur pointilleux. Déjà soumis à des comparaisons cruelles avec le simple scénario, il ne lui reste plus qu'à lorgner du côté de ses adaptations possibles, au mieux, et de ses participations secondaires au pire, pour tenter d'échapper à ce destin morose en inventant les procédés de son échappement. C'est-à-dire qu'il a maintenant besoin ou de disparaître en tant que tel, ne proposant plus désormais que son passé glorieux, ou bien de s'inventer cette fois totalement, comme s'il n'existait plus ou comme s'il n'existait pas encore, comme s'il était sur le point de tenir ses promesses. La lutte, puisqu'il s'agit de survivre, est inégale. On ne se bat pas avec la passivité de son adversaire. On aurait pu se battre avec la nature du multimedia mais il n'y a aucune chance de gagner du terrain dans les conditions de passivité que le multimedia exige de soi et surtout des autres. Le temps n'est pas loin où il suffira de pénétrer, en vrai ou virtuellement, dans les lieux et le temps de ces distributeurs de l'art pour gagner en humanités ce qu'on a peut-être perdu en maturité à l'école même. La prostitution a ses adeptes et le vol ses défenseurs, et les nations une politique cultuelle.

XVI

Parvenu à ce point tangible de ma réflexion sur le roman, il ne me reste plus qu'à en résumer les prémisses majeures et à en tirer les conséquences ou plutôt à revenir à la publication du RENDEZ-VOUS DES FÉES pour peut-être en justifier l'immaturité et pourquoi pas l'étrangeté. Il m'a donc semblé que le romancier qui aujourd'hui prétend dépasser ne serait-ce que d'un iota les productions romanesques de notre temps devrait se poser la question de savoir sur quoi il finit toujours par asseoir les excroissances de son art. Éliminant une bonne fois pour toutes les [auto]biographies du romantisme et les désincarnations du symbolisme, au fond les retours à soi, les dématérialisations fugaces, les opiniâtretés des surfaces, les profondeurs exutoires, les prières d'insérer, les possessions, les rêves, les cris, les automatismes, les nouvelles figures de style ou se donnant comme telles, les rencontres nettement extérieures, les enclouures des mots, les existences transparentes et je ne sais encore (pour les avoir pratiquées et en trouver encore la trace nerveuse dans mes écrits) quelles contingences favorables plus aux variations du savoir qu'à l'invention véritable, — éliminant la litière pour se poser lourdement sur la terre battue, il n'y a plus guère que deux voix à éclairer pour suivre les chemins à la fois fragiles et dotés de pouvoirs de conviction que le roman continue de tracer en nous comme une maladie de l'esprit au travail de la réalité.

La réalité est une proie pour l'homme. Ses simultanéités, bulles des voix qui sourdent d'une complexité due à l'épanchement croissant des existences dans les milieux les plus divers, ne sont que le moyen d'accéder au tourbillon de la vie. On sort de soi mais à partir de soi et non plus dans l'ombre propre des objets du symbolisme. Le vertige est propice plus au plaisir par étouffement, accompagné ou non d'autres pratiques du ravissement qui laissent présager, par leur prépondérance, un bel avenir aux usages multimedias de l'attente, qu'à ce halètement qu'on attend peut-être des soins apportés aux détails. Se perdre pour se perdre, même à la faveur d'un frisson véritable, c'est remplacer l'arbitraire des fluctuations modernes sur le roman par l'imposture d'une vision projetée à grands cris sur les murs environnants notre détresse.

Par contre, les intermittences me paraissent, soit parce qu'elles créent un autre type de personnage franchement nouveau et surtout différent de tout ce qui a peuplé le roman depuis ses origines connues, soit parce qu'elles facilitent vraisemblablement le passage de la perception à l'écrit, plus définitives comme moyen, plus transmissibles de génération en génération, solutions imaginaires, complexes donc, mais la question reste toujours de savoir si, à l'instar des carrés d'un nombre négatif, elles sont vraiment capables d'extraire de la réalité et non pas de la jouer sans ce minimum de maturité qu'on est en droit d'exiger du romancier au travail de notre mémoire. La littérature est une métaphysique et non pas une science, encore que sans ses intuitions, la pertinence de l'expérience scientifique relève aussi de la perception et non pas de l'abstraction de quintessence. Mais si la littérature est le laboratoire de la langue, alors à quoi peuvent bien servir ces autres moi qui écrivent peut-être à notre place au lieu de nous laisser la place et le temps d'écrire ?

Ou alors la littérature n'est pas une métaphysique, on sait bien que ce n'est pas une science, et c'est tout simplement de l'art. Dans ce cas, nous n'avons nul besoin ni de méthode, ni de certitudes, mais de techniques mille fois soumises au feu de l'action qui consiste à écrire au lieu de ne pas écrire. Évidemment, ce serait là à la fois limiter les enjeux possibles et raccourcir impunément le chemin qui conduit à la première page des romans. Le mieux n'est-il pas, au fond, de ne jamais questionner l'esprit et de s'en remettre à la chair ou à ce qui en fait figure ? Dans ce cas, ne prend-on pas le risque d'épuiser, peut-être pas le sujet, mais sa continuité narrative ? Glisser de la littérature au spectacle, c'est se soumettre à des impositions simplificatrices tout simplement parce que le temps de lire n'est pas le même que celui dont fait usage le spectateur, encore que le multimedia, ses enregistrements, ses tables de contenu, ses procédés de mémorisation, semblent donner au spectacle un temps peut-être compatible, à défaut de lui ressembler, au temps des écrivains.

XVII

Quelle que soit la primauté accordée à telle ou telle prémice pour des raisons bien difficiles à éclairer quand la lanterne du lecteur perspicace s'en approche de près (on se sent plus romantique qu'autre chose par exemple, ou moins enclin à se satisfaire des coulures du réel sur la vitre du rêve, autre exemple), il n'en reste pas moins, et on semble ici revenir à de philosophiques procrastinations, que les romans durables sont soit des allégories définitives soit des analyses réussies. Les décorums s'étiolent toujours plus vite qu'on avait espéré, les objets suivent leurs usages dans la tombe où ne les retrouvent que des archéoloques minutieux, le caractère philosophique des œuvres littéraires n'apparaît plus aussi clairement qu'au moment de leur mode, les concepts ne s'appliquent plus à la réalité avec autant de pertinence qu'à l'époque où on avait éprouvé la résistance de leurs objets, il est rare qu'un texte ne finisse pas sa vie sommaire dans les conservatoires obscurs où les langues s'amoncellent elles aussi. Ces peuplades souterraines ne servent même plus d'exemples, on les consulte pour d'autres raisons que la curiosité littéraire, elles rejoignent la chair mais ne pourrissent pas, elles ont une durée minérale. Ce sont les momies de notre mémoire. Mais il faut un couronnement à mon attente.

XVIII

Le roman est donc une hypothèse, à ceci près que l'expérience qu'il est aussi est trop encline à l'intuition, au goût, à des hésitations éthiques, pour avoir quelque valeur incontestable. Il ne fait jamais l'unanimité et, n'était l'opiniâtreté des institutions, il y a belle lurette que les meilleurs textes auraient fini aux oubliettes. Quelles catastrophes, naturelles sans doute, nous ont déjà privés de trésors qui doivent bien nous manquer, à moins que la persistance de l'esprit ne les aient déjà remplacés ? Le roman a au moins cet avantage de nous placer physiquement au bord du néant où se trouvent d'autres réalités. Il pêche. Des petits poissons et des gros, tout dépend de l'appétit et de la chance, du temps aussi, celui qui reste à vivre, tant est délicate la question du temps qu'il faut pour se pointer à l'heure précise où commence l'œuvre et où s'achèvent les apprentissages. Cueillir un écrivain vivant n'est pas aussi facile qu'on croit. L'arracher un moment à sa branche, à sa terre, à son lit et à ses tables innombrables, peut toutefois nous renseigner sur l'état de sa connaissance. Il n'est jamais question de lui mais de ce qu'on sait de lui, c'est-à-dire de ce qui est lisible, à la limite intelligible. Sa question nous interroge nous aussi ou pas. Réduit à la pâture, il a quelque chance de trouver des semblables, des frères. Ce n'est pas qu'il jette l'encre par les fenêtres, mais il attend tellement, si profondément, que sa solitude est le paravent de ses réponses. Il a choisi, ce qui ne nous est pas arrivé et ne nous arrivera jamais si nous n'avons pas appris à écrire.

Encore que cette hypothèse du néant laisse à désirer par son côté analogique. C'est Tytire. Mais je préfère Sade, sa philosophie antiphilosophique. Le néant, c'est ce qui reste de la nature quand on l'a comprise dans un système de phénomènes, d'actes, de personnalités, d'intentions, de désirs, de puissances, de tout ce qui alimente le propos incessant des philosophes. Les philosophies sont surmontées d'un seul mot qui, sans les résumer, les caractérise. Il arrive aux philosophies ce qui arrive aux romans : on n'en conserve par devers soi que le principe fondateur ou l'anecdote réductrice. Le mot « néant » ne surmonte jamais ces piliers de la sagesse et de l'exemple. On le rencontre en dessous, porteur de sens si différents et d'implications si diverses qu'on peut légitimement se demander si ce n'est pas avec lui que commence l'imaginaire et que s'achève la vie tranquille de l'imagination. Il est, dès les premiers signes de continuité des commencements, le reliquat de la chose physique mais il n'en est pas la relation à l'infime quantité qui dénonce les erreurs de calculs et les approximations instrumentales (voir ma Lettre à Alain Robbe-Grillet). Pour qu'il existe, il faut le créer mais à l'instar de la division par zéro, qui n'est pas un produit imaginaire mais une intuition remarquable, il ne sert à rien de le créer si on n'a pas une idée derrière la tête, une idée de l'homme et de son exploitation systématique en vue d'en tirer un profit personnel ou à partager uniquement avec les membres de la secte ou de la tribu.

On se pose quelquefois la question de savoir comment on en est arrivé là, à ce point qui n'est pas une rencontre, détail significatif de ce doux métier qu'est la vie quand on la prend du bon côté et un enfer si c'est le mauvais côté qui se donne à réfléchir. Une intuition douloureuse, un doute pour tout dire, nous pousse à penser que le néant est une question de temps et non pas de situation dans l'espace. — N'est-ce pas cet oubli qui gît dans les ressources de l'unité, sa facilité à dériver de l'infini et à donner la mesure de toute chose ? La probabilité de se retrouver au présent à tout moment de cette éternité est réduite à zéro. Nous avons existé et pourtant, nous n'existions pas, pas que nous sachions et puis nous nous sommes mis à exister de moins en moins, fauchés une fois par la mort et réduit au silence et à l'absence faute de témoins de cette existence, eux aussi emportés par le même tourment. Mais le néant n'est pas ce manque d'explications satisfaisantes puisqu'elles réussissent encore à le remplir d'anonymes ressemblances. Ce n'est pas non plus ce qui arriverait si Dieu n'existait pas. Le néant ne se nourrit pas plus de menaces que d'approximations telluriques. Il aurait quelque chance d'exister (métaphysiquement) si nous appliquions tout notre effort de recherche à ce qui n'a aucune chance d'exister une fois de plus. Le néant n'admet pas cet absurde. Il n'en soutient même pas l'hypothèse. Il n'est donc pas ce que je ne suis plus s'il n'est pas. Le néant est au mieux un instant de la pensée : « Il m'a effleuré l'esprit ». Comme il ne sert à rien, on s'en sert dans les cérémonies et si le roman en est une, alors il apparaît dans les pires moments pour donner à penser au lieu de signifier quelque chose qui ait quelque relation avec les objets environnants le romanesque. Le néant, c'est de l'instant. Insaisissable, il peut prendre toute la place : d'où la nécessité d'un être dont il n'est pas la composante primitive.

XIX

On peut résoudre un nombre considérable de problèmes en se mettant subitement à croire en Dieu et même pousser le bouchon jusqu'à adhérer aux dogmes d'une religion. Débarrassé des questions sans réponses, il ne reste plus alors qu'à se concentrer sur son travail qui consiste quelquefois à écrire des romans. Ici, Dieu existant, le néant serait un espace compris entre la pratique des cérémonies et la probabilité de finir bien. Le temps, non content de le ramener à de plus justes proportions, on le renouvelle autant de fois que c'est nécessaire et on établit des échelles de proportions dont les sommets nous étourdissent de festivités traditionnelles. Dès lors, on peut tout imaginer, du moins en théorie, et construire des textes romanesques sans se limiter à la question du texte romanesque. Une pareille liberté est contrecarrée par des exigences de comportement d'abord prophétisées puis stigmatisées. Rien ne vaut une bonne marque de reconnaissance. On se demande même pourquoi continuer d'écrire des romans puisque le roman est unique (Passion de J.C., biographie de Mohammad, et autres Bouddha de l'hallucination collective et de la constance des recherches mystiques). Écrire des romans devient un art, clairement. Un art de convaincre, essentiellement, que Dieu est tout et le néant un endroit détestable. Mais pour pallier la tentation du suicide, celui-ci étant perçu comme la liberté de choisir d'être ou de ne pas être, prérogative divine sinon les peuples se suicident en masse sans attendre les génocides de l'Histoire, c'est l'enfer qui menace et le néant est plutôt ce que seul Dieu est capable de transformer en chose existante. Expliquant l'existence par le néant, les religions restructurent le temps en avenir prometteur, exactement ce qu'il s'agit de faire par exemple quand on écrit un roman policier. Imitation grandiloquente de ce pouvoir de créer que l'être humain possède à un haut degré de « civilisation ». Dieu, c'est l'empêcheur imaginaire d'imaginer. Peut-on, dans nos civilisations religieuses, écrire librement des romans sans cette mutilation inacceptable ? Pas si sûr.

Si le sexe ne pose plus vraiment de problème, c'est qu'il a toujours fait l'objet d'un commerce. Les sociétés modernes s'attachent d'ailleurs assez sérieusement à légiférer encore sur la question pour limiter les débordements notamment sur l'enfance et les faibles. Le sexe, contre toute attente, n'a pas remplacé la religion ni interdit les regards obliques sur la nature. Les cultes s'imposent de plus en plus aux pratiques de l'existence. Réduits à la passivité de l'observateur mais pas au silence, comme tout un chacun, ils tentent de s'élever dans la hiérarchie du pouvoir, en commençant par exiger d'être informés directement et même consultés avant toute divulgation de la décision. Certes, ils ne décident de rien mais le simple fait de la consultation, comme si de sages il s'agissait, laisse augurer un bel avenir à ces excroissances du pouvoir. Va pour le sexe, dans certaines limites qui restent toujours à reconsidérer mais en va-t-il de même pour les objets du récit et les aléas du dialogue dès lors que ceux-ci agissent directement sur la complexité des questions existentielles ? Un Dieu philosophique est une attente, entre l'hypothèse et la certitude, mais le Dieu des religions est le signe d'une impatience rudimentaire et dangereuse. Personnage pour les uns, entité pour les autres, toute approche textuelle de la déraison en impose la stature historique et universelle. Heureusement, on nous en promet de belles question reproduction de l'espèce et pourquoi pas extase. Le roman doit en tenir compte et participer à l'équarrissage de Dieu comme au positionnement des tentations du vide.

XX

Ces considérations pourraient paraître inutiles en cas de prétentions artistiques mais en écrivant des romans, si je ne moralise jamais, je ne donne rien non plus à caresser. Et peu m'importe si on se pâme quand même dans les passages les moins périlleux (pour moi) de mon écriture et de mes inventions dramatiques. Il me semble important de prévenir le lecteur : ni le néant ni Dieu n'agissent librement dans mes aventures avec l'aventure des personnages. J'en critique ouvertement le contenu dans l'espoir que le lecteur, désormais informé, en gros, que je ne crois pas en Dieu, que pour moi les religions relèvent de l'ignominie comme la guerre et le viol, que les approches scientifiques me paraissent, malgré les approximations du calcul, pertinentes alors que les considérations métaphysiques et rhétoriques ne servent que de lit à mon étude de la folie et de la déraison, — que le lecteur apprécie à leur juste valeur ces autres dilemmes organisé en dilemme que j'appelle, à tort ou à raison mais faute de temps pour en vérifier l'à-propos, un roman. Il y sera question, comme on va le lire, de destin et d'instant.

XXI

À la mesure de l'homme, de ce qu'il est instantanément et de ce qu'il devient pour peu de temps, c'est l'arpentage qui prévaut contre la géométrie. Personnellement, je n'ai jamais vu ni connu l'espace et ma notion du temps s'apparente plutôt à la vue courte et aux hâtes désespérées du quidam. Mes personnages témoignent de cette mise à niveau. Notre vision du monde est arrêtée par les vitrines de nos usages et les portillons de nos attentes. Les personnages suivent les mêmes fils sans risquer de ne plus ressembler à rien. On a beau se creuser, comme pratiquants de l'apnée, il faut une certaine dose de croyance ou de jeu (mais qu'est-ce qui inspire le jeu plutôt que la croyance ?) pour se plonger dans la réflexion jusqu'à une certaine obscurité qui témoigne à la fois de la complexité de la situation et du peu d'importance que peuvent avoir sur nous les raisonnements appartenant au passé de notre propre raisonnement, ce que nous prenons pour des racines, exactement comme s'il était clair que nous sommes cultivés et produits de la culture et que l'obscurité est une affaire de temps.

Les cordes à nœuds des théories, modèles et autres règles de trois, traversées de ce que le mathématicien moderne préfère appeler des complexes plutôt que de retenir le mot qui vint d'abord à l'esprit de leurs inventeurs : des imaginaires (par rapport aux réels bien sûr), ne tiennent pas longtemps à l'usage. Mais un point commun remarquable de ces outils de l'arpenteur consiste en leur part de réussite, donc de vérité et de soulagement au moins partiels (allez donc savoir ce que cela peut bien vouloir dire) et il se trouve que des outils (thérapeutiques par exemple mais aussi politiques, publicitaires, éducatifs) fonctionnent assez bien, permettant l'exhibition spectaculaire des résultats pour aussitôt à la fois entrer dans la légende et devenir sujet à caution. On ne joue plus, on se met à croire, avec ou sans Dieu, croire c'est résister au néant, à sa tentation facile. S'il s'agit de donner un sens au désir, c'est-à-dire des réalités, on ne joue pas plus loin que l'enfance ni plus vite que l'âge. La mesure de l'homme ne permet pas de jouer sans un suicide au bout du jeu. L'homme croit ou n'est plus.

Dans ces sinistres conditions, l'entreprise d'un roman est une épreuve de force. Le texte, pas plus explicable qu'un caillou ou un brin d'herbe, mais pas plus prometteur de découvertes, fait florès quand le jeu semble en valoir la chandelle et là, les époques divergent tellement (en fonction me dit-on de l'état des connaissances et par conséquent de la capacité d'affronter les tenants de la conservation sans risquer d'embraser en soi les bûchers des places publiques) que la simple compréhension d'un mot ou d'une attitude finit par relever du casse-tête et de la bonne volonté. Écrire, c'est construire en dehors du temps mais lire est une activité temporaire. Ces passages de l'autre à la surface de ce qui est une profondeur déterminent la durée du texte sans jamais tenir compte du moi qui l'écrivit ou est en train de l'écrire. L'autre, en bon voisin, et selon des règles de proximité prévues par l'usage, finit par écrire ce qui n'est peut-être pas écrit et le moi devient une biographie à ajouter à l'œuvre comme c'est l'usage en religion où les biographies et les commentaires se donnent des allures de pratiques scientifiques, rêve caressé des philosophes qui verraient bien la métaphysique comme science, au moins petit à petit, par grignotement expérimental.

XXII

Le corpus de la critique fait office, ce n'est pas peu dire, de littérature par l'exemple. Ainsi, le roman de l'humanité prendrait ses formes aux jeux de l'individu doué pour l'expression romanesque ; il serait à prendre en considération au moment d'écrire ce qui nous passe par la tête quand il pourrait plutôt ne plus rien se passer. Par suite, il ne s'agirait pas de donner aux mots tous les sens qu'ils peuvent contenir sans perdre le sens, mais de donner un sens à nos compositions via les pratiques de la langue mise à la place du langage pour faire bonne figure. Des vocations naissent parce qu'on les a semées. L'homme n'est pas à ce point opiniâtre (encore une idée jetée par impression d'avoir raison) qu'il est capable de génie. Sournoisement, Cortázar explique que le génie, c'est parier qu'on est génial, et gagner son pari. Ceci serait une simple boutade si Cortázar n'avait pas consacré dix ans de sa vie à reconstruire le roman à la mesure de l'homme et obtenu un résultat difficilement contestable avec des arguments d'écrivain. Heureusement, le marché de la littérature générale permet de distinguer les œuvres importantes de celles qui rapportent à leurs auteurs les lauriers provisoires de la reconnaissance du ventre. Certes, la différence ne saute pas toujours aux yeux de tout le monde pour le plus grand bien des résultats d'exploitation et, cela va sans dire, toutes les œuvres de qualité ne sont pas invitées au festin de l'immédiat et de la perspective des vacances. Le concert se limite pour demeurer musical sinon les chaises se vident dans un incessant raclement du parterre et les repliements des strapontins doués de souffle court mais intempestif. À la question du roman de l'humanité en cours (selon Sartre), s'ajouterait celle du génie à mettre en jeu sous peine ne n'être pas jugé. Un écrivain aussi secret et modeste que Paul Gadenne, malgré sa ténacité d'homme et d'écrivain, restera malconnu jusqu'à ce que la voix de ses admirateurs se fasse entendre. Gare au suicide par inadvertance (négligence dans le style).

Là (ou à l'heure) où les philosophes proposent inlassablement des expériences inacceptables dans les conditions de laboratoire qu'on exige des scientifiques (dont la plupart ne sont d'ailleurs que des ingénieurs, une chose expliquant l'autre), le romancier (pas plus que l'ingénieur) n'est en mesure d'apporter ne serait-ce qu'une goutte au moulin philosophique réduit à la peau de chagrin métaphysique. L'échantillonnage philosophique, capricieux ou fugace (propriété ajoutée ou intrinsèque, voire), est moins docile (ou facile, même jeu) que les jus utilisés dans la recherche scientifique (et technologique, autre jeu). Le travail de l'écrivain est mis sur le même plan que celui des bavards que nous sommes dans la vie de tous les jours. L'homme, c'est l'homme, un point c'est tout. Comme si c'était de la rigueur, cette affirmation. Or l'homme, aussi bien ce n'est pas l'homme et l'écrivain moins que les autres. Dès l'entrée en matière, on est sollicité par de pareilles démonstrations de perspicacité. Du coup, le jeu des philosophes apparaît de moins en moins scientifique, donc de moins en moins utile, de plus en plus agaçant. Comme il n'existe pas une communauté des écrivains, c'est l'écrivain en personne qui fait entrer l'écrivain (lui-même en principe, c'est plus facile, moins cher) dans ce qui n'a rien à voir avec un laboratoire, à tel point qu'on est déjà censé y perdre son temps. Pourtant, c'est à ce prix, nous le savons bien, au prix d'une perte de temps incalculable et donc incompatible avec l'économie de moyens qu'exige la production de biens comptables, que la littérature devient une littérature et non pas un document d'époque sur les gens de l'époque en question. Qui, d'ailleurs, se posera des questions sur toutes les époques avec la même attention de chercheur pointilleux ?

Un roman de l'humanité (désir) ; le pari du génie (puissance), pari à lancer soi-même sans attendre l'approbation de la tribu ; et l'athanor (plutôt que le laboratoire) des œuvres, — il n'en faut sans doute pas plus à l'homme générique pour inspirer à l'homme écrivant des particularités littéraires. Tout ceci est bien discutable et mériterait un approfondissement par le partage et la mise en commun. Mais ne suffit-il pas de brosser le tableau avec un minimum de couleur plutôt que d'essayer toute la gamme chimique où les réactions au gris et au pituite menacent de s'enchaîner les unes aux autres pour finalement ne rien décrire ? Le croquis est une attente et une fin à la fois, qu'est-ce qu'on y peut ? En tout cas, le lit est fait pour continuer cette petite réflexion sur les grandes perspectives du roman qui, n'en déplaise aux marchands de sommeil, ne meurt pas dans l'obscurité pas plus que les morts ne renaissent dans la lumière. Le commerce, qui est en effet une forme légale de voler son prochain mais dont les États, puissantes sectes, ne peuvent pas se passer pour alimenter leurs luttes intestines et parallèles, ne crée pas la littérature qui le vomit tous les jours parce qu'elle s'en nourrit elle aussi. Revenons à la mesure du roman.

XXIII

Les instances du roman commnunément admises sont : le personnage, le temps, le lieu et l'écriture (voir VIII). Cette approche structurelle peut réduire n'importe quel roman à un discours sur le roman. Très pratique en cas d'enseignement et même de recherche, elle ne vaut plus grand chose au moment d'écrire mais un écrivain peut raisonnablement évaluer son œuvre en constatant les valeurs ajoutées à chacune de ces variables. Un simple regard sur ce repère indispensable lui permet de constater les manques, d'équilibre par exemple ou de pertinence. Il peut aussi doser les importances accordées, pour des raisons doctrinales ou autres, à ces paramètres de la constance romanesque. Il est toujours agréable de disposer d'un outil capable à la fois d'évaluer ce qu'on cherche en effet à mesurer et efficace une fois les corrections apportées, c'est-à-dire tout aussi capable de vérifier le poids des changements sur l'ensemble. De plus, c'est en manipulant savamment ces données que le romancier donne une formulation aisée (et publicitaire) de sa théorie du roman. L'accent sera le plus souvent mis sur une de ces instances, rarement sur plusieurs. Les variations, tout aussi à l'origine des doctrines, caractériseront des pratiques indubitablement différentielles. Ce paramètrage musical, avec sa verticalité (personnage, lieu) et son horizontalité (temps, écriture), se donne, sinon pour une science, du moins pour un art du roman, de la partition du roman comme lit du roman. On conçoit mal d'écrire des romans dans d'autres conditions préalables ou alors ce ne sont pas des romans, déclare-t-on s'ils sont écrits et une fois seulement qu'ils sont écrits. Cette manie de superposer les transparences des arts pour en constater les coïncidences est équivalente à la persistance rétinienne et, en entretenant la circulation linéaire des œuvres, dans une anthologie par exemple, le film se déroule sur l'écran de nos perceptions comme si la réalité s'y trouvait éclairée.

Il n'est pas facile de se soustraire à ce jeu du miroir aux alouettes tournoyant à portée de fusil. Et les règles ne sont pas clairement établies. On sent bien toutefois que la sensibilité acquise à force de présence parmi les siens n'est pas universelle et la perception d'autres systèmes d'approche paraît du coup tellement différente, tellement porteuse de dénonciations et de nouveautés, que l'engagement devient nécessaire et la défense organisée sur la base d'un mélange savant de communication courtoise et de moyens de destruction. (L'« art moderne » n'est rien d'autre qu'un emprunt au Japon et à l'Afrique doublé d'une remise en question purement théorique de l'art.) Le combat engagé contre la contreculture se poursuit à l'extérieur avec la même audace. On peut légitimement se demander si les instances bien pratiques dont je parlais plus haut ne servent pas plus la lutte entreprise contre la différence que le roman lui-même quelquefois si essentiel dans la question de la survie personnelle. Tout se passe en circuit fermé, rien ne se réduit à la personne, comme si le cercle n'avait pas de centre mais que sa géométrie demeurait toutefois parfaitement acceptable. Ne pas se poser ces questions à l'intérieur d'un roman relève de l'aveuglement, de la soumission et de la nette intention de remplacer la perspective du bonheur par autre chose. Quant l'appétit va, tout va, semblent nous dire ces romanciers méthodiques dont les négligences de style font partie de l'attirail des apparences destinées à remplacer les prémices du bonheur. Ajoutons qu'emprunter à l'extérieur du cercle tracé ne revient qu'à introduire les éléments d'une autre façon de soumettre la pensée aux nécessités vitales. Les relativités, au lieu d'inspirer la pensée, aggravent sa tendance à revenir sur les lieux de sa naissance. Sans parler des pèlerinages mis en place justement dans la perspective d'universaliser les principes y compris au sein des universités conçues par les États, les religions ou les intérêts privés (du pareil au même, malgré les petits détails de principes). Le tournoiement ne peut aboutir qu'à l'immobilité ou au consentement.

Si donc on enfreint les lois, il faut prévoir d'entrer dans un système de jugement des valeurs ni contradictoire ni égalitaire. Ce qui n'équivaut pas à une renonciation. Et puis ne pas confondre la plaidoirie adressée à son propre monde, qui contient la critique et ses faillites, et la réduction aux principes, qui est le passage du constat (un tableau) à sa représentation graphique.

XXIV

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I-1 — Repère pour représenter le roman et ses variations possibles.

 

 

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I-2 — Schéma pour donner une idée de ce qui est ici autrement conçu.

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I-3 — Tentative de mise à plat de la transformation obtenue.

Cette mise à plat ne remplace pas le roman lui-même (Aliène du temps et ses (a)tomes). Ce n'est qu'un croquis commode de ce qui arrive au roman quand, à la suite d'une hallucination ou d'une vision plus tranquille, on applique la transformation à un état du roman qui lui ne se prive pas de schématiser pour mieux pratiquer ses perforations filetées. Quand je peins, je commence par décider de la méthode que je vais employer, en fonction du liant, de l'agglutinant (gomme, huile, résine), de l'importance accordée (peut-être théoriquement) aux contrastes de couleur et de matière, je commence par le foncé ou par le clair, je sais si ça sèche ou si ça se polymérise, je dispose de deux ou trois couches, c'est à voir, j'utilise la transparence, l'opacité, la brillance, la matité, je commence par une grisaille, par des empâtements, par doucement teinter le blanc d'un jus ou gravement tracer les ombres ou les contours, jamais je ne me lance dans cette aventure sans en mesurer la physique et le temps d'attente nécessaire par exemple entre les couches. Idem pour la composition musicale, notant au passage que la musique est le seul art où l'idée de composition fait partie de la désignation. Tout art, par sa mise en pratique, réclame un atelier. Mais au lieu de préciser si avant d'écrire je me vide ou pas de mes excréments, anecdote facile proposée par Duras pour éviter de parler du fond de la question avec un interlocuteur qui ne l'aurait alors pas comprise (alors que le détail physiologique le réclamait), je choisis délibérément de m'expliquer en toute modestie, prenant le risque de n'être plus tout à fait dans mon élément et de paraître tenter de combler des vides avec autre chose qu'une matière romanesque non trouvée en écrivant. Il n'est pas interdit d'appliquer la méthode traditionnelle, ou une de ses variantes, au texte qui prétend échapper à son contrôle. Le résultat conclura immanquablement à l'obscurité, à des défaillances logiques, à un tournoiement insupportable, regrettant qu'un écrivain aussi doué pour l'écriture (j'en suis conscient) perde son temps (et celui des autres) à écrire des choses qui refusent d'entrer dans le carcan. Je propose donc une autre méthode d'évaluation. Il va sans dire que cette méthode, qui est le commentaire du roman en soi, n'entretient peut-être aucune relation avec le roman en question (celui que j'écris) et que la parodie n'est pas loin. Cependant, un simple exercice démontrera vite la pertinence du propos. Notons que je ne me révolte pas et que je n'applique pas cette méthode à des romans qui n'ont pas été conçus pour l'éclairer. Jeux compliqués de tous les théâtres du plaisir dont un homme ou une femme peut être l'apparence surprise sur le fait.

Deuxième partie

I

Les récentes décennies ont clairement montré que l'écrivain est double. On a beau, régulièrement, poser des pièges pour attrapper la soi-disant imposture de la pensée moderne, de l'âne peintre à Sokal, traquenard posé le plus souvent par des individualités de formation scientifique au service de la technologie ou par des adeptes de l'indiscutable en religion comme ailleurs, autres formes d'imposture plus perverses encore, et dans ce cas trouver les médiocres éditeurs de la farce, médiocres mais agencés pour améliorer le compte d'exploitation de leur entreprise, l'écrivain véritable ne se prend pas au collet où ses zélateurs sont quelquefois contraints d'exprimer leur insuffisance intellectuelle. En ne prouvant rien, mais en attirant l'attention sur les failles possibles de ce qui est, philosophiquement, une méthode de pensée, on ne réussit pas à condamner définitivement. L'imposture des religions est partagée par le plus grand nombre, quant à l'imposture scientifique, ballotée entre les ambitions personnelles et les services rendues à l'industrie, elle s'est installée en pratique, exactement sur le modèle de l'imposture commerciale à quoi la justice ne trouve rien à redire, au contraire le mensonge commercial, comme en religion d'ailleurs, n'y est point un « péché capital », de ceux qui conduisent leurs auteurs en prison. Dans un monde où la permission, le privilège et la recommandation sont des principes reconnus et dans la mesure où l'application de ces principes ne trouble pas les conceptions communes de l'échange et des flux, c'est encore l'art qui commet le moins d'impairs, et c'est l'artiste qui endure les vicissitudes de ses prémonitions. Malgré tout le sang (de bœuf) répandu sur les planchers de je ne sais plus quel musée à New York, dans ce beau pays que sont les Usa, l'artiste a plus facilement conquis ses lettres de prolétaire que cette espèce d'accès à la noblese qui consiste à être un homme de loi, un politicien, un journaliste, un homme d'affaire, un ingénieur et même un scientifique (a lawyer, a preacher etc.). Il n'est donc pas étonnant que l'artiste, s'il n'est pas au service de cette noblesse de la démocratie américaine, éprouve quelque difficulté à se faire entendre et surtout à être pris au sérieux. Que dire alors des ex-dictatures européennes qui n'ont pas rompu avec leur passé criminel, que dire du vide proposé à la place de l'abstraction (des bandes, des ronds), que dire du populisme joyeusement entretenu par l'État et de la vogue du fonctionnaire promu au plus hautes charges nationales, de cette outrecuidance qui consiste à confier à un fonctionnaire des impôts, déjà promu au titre d'économiste, le dur labeur d'une constitution qui réclamait des juristes conformes au précepte, jamais appliqué dans ce triste empire qu'est la France, de Diderot : il vaut mieux de bons juges que de bonnes lois ? À côté de ces délits contre l'humanité, les erreurs de l'écrivain, y compris ses errements compensatoires, ne sont que des babioles de l'anecdote littéraire, des écailles d'une surface en constante rénovation. Mais quelle distance entre le châtiment appliqué à Céline et le silence accordé aux pourvoyeurs du mur de l'Atlantique, quelle injustice flagrante, quelle ignominie.

II

Il est communément admis que celui qui ne répond pas à l'attente est soit un fou soit un brigand. Tout le droit se fonde sur ce qui est une perception des autres et non pas sur les faits qui se structurent en circonstances. Le droit ne pardonne pas, il tranche. L'enfermement et l'exclusion découlent de cette activité à la fois lucrative et ordonnatrice des mœurs (primordiale, elle a tendance à abuser de ces distinctions sans proposer d'autres choix, — accessoire, elle ne croit plus au malheur d'être moins que celui qui hérite ou acquiert par un autre moyen défini par la loi). L'écrivain, considéré comme une espèce de délinquant si personne ne l'introduit dans le cercle des pouvoirs exercés sur l'autre sans son consentement (dont le vice, en droit, ne peut être que contractuel), n'échappe pas à cette pratique. Nous avons donc à proposer à l'humanité que nous sommes en ce moment précis de notre existence, un écrivain-fou et un écrivain-charlatan. Tous les écrivains, y compris ceux qui servent à quelque chose, sont inclus dans l'une ou l'autre de ces catégories. Il n'y a pas de place pour autre chose que la folie et le charlatanisme, entre un état physiologique et un comportement coupable. Mythomanie (à établir) ou imposture (civisme ou incivisme). Les guérisseurs se pressent au portillon avec leurs f(ph)iltres (mesurer l'importance que ce mot a prise dans les technologies de l'informatique, lieu sensible de la communication possible sans échange). Et on assiste alors encore à l'invention d'un jargon à la place du langage (Quine, si cher au cœur des hommes de science, les Classiques, Racine à la place de Rabelais, n'importe quel écrivain à la mode en lieu et place de celui qui menace de persister, etc.), ce qui ruine toutes les espérances que l'écrivain a placées dans le recours à la poésie. C'est la langue des biographies et, si l'écrivain en question jouit d'une certaine, bonne ou mauvaise, réputation, on n'attend pas les conclusions de son agonie pour le pétrifier. La langue qui sert de language n'est jamais la nôtre, lapalissade qui en dit long non pas sur le destin qui nous « donne » la vie à tel ou tel endroit de la croûte terrestre et à telle ou telle époque de son évolution historique, mais sur les limites à ne pas dépasser sous peine d'être considéré comme un écrivain et non plus comme ce que nous souhaitons paraître aux yeux des autres. L'usage de la langue est déterminant. La littérature est un usage déterminant.

III

Alain soupçonne « que Balzac a porté à une perfection incroyable l'art d'inventer en écrivant », ce qui laisse supposer que cet art existait depuis longtemps avant Balzac et même, Alain ne le précise pas, que cet art a toujours existé, qu'il est partie de l'écriture, qu'il n'y a pas d'écriture sans cet art. En voilà une question. Ailleurs, Jouhandeau nous apprend que « l'œuvre que j'avais rêvé de construire, je n'en aperçus les grandes lignes que beaucoup plus tard, comme il se devait, je veux dire la chose faite ». Ce qui est supposé être, par les surréalistes, un mécanisme psychique pur, ne serait pas à l'intérieur de l'écriture, mais à portée de l'écriture. Voilà le genre de chose qu'on peut supposer, dont on peut avoir une intuition claire, mais qu'il est impossible de prouver, de rendre indubitable, par les faits, c'est-à-dire au moins par la lecture. Est-il raisonnable d'y attacher de l'importance, c'est au fond la question qui se pose chaque fois qu'on s'apprête à débiter de la théorie en tranches maintenant que les dissertations euclidiennes ne sont plus possibles et que même la dissertation euclidienne laisse franchement apparaître ses insuffisances logiques (elle n'aurait plus qu'une valeur « historique », en dehors de ses résultats indubitables). Ces constats ne relèvent pas de la pensée mais du désir ou de la paresse. Ils servent à écrire, ils proposent des méthodes pour écrire ou pour se prélasser ou plus sérieusement pour influencer les autres, mais ils sont extérieurs à l'écriture, ils font partie de la Révélation et non pas de la Découverte. Or, il est précisément nécessaire de donner aux hypothèses plutôt le lit de l'aventure que celui des prophéties, si l'on veut aller plus loin que la dernière nouvelle. La question serait alors de savoir par quoi, par quels signes francs l'aventure commence. Se poster en coin ne semble pas servir à grand-chose, demander son chemin aux autres peut finalement ne démontrer que leur déloyauté dès qu'il s'agit d'être sincère, et, comme on l'a vu, croire ou ne pas croire est une activité stérile malgré les apparences de flux.

Si l'écrivain-fou ne se pose pas ce genre de questions, c'est qu'il suit un fil dont nous ne connaissons pas plus que lui le point zéro. Il surgit de l'amalgame des mensonges et des illusions comme une seul fleur subsiste dans le jardin de Rykiu. Un support théorique peut même être dégagé par lui-même de l'amas de fleurs qu'il a coupées et portées ailleurs que dans son jardin, un ailleurs à la visibilité d'étoile, visible pendant le temps de sa lente agonie, de son passage de la fraîcheur à la pourriture et de la pourriture à la poussière, et enfin de la poussière à la disparition. C'est ainsi qu'Artaud a construit un théâtre à l'endroit où il n'existait pas encore. Tout cela se passe à l'extérieur du jardin, la fleur continue d'exister en son milieu malgré son évidente existence biologique. L'œuvre s'est construite en effet par l'action mais cette fois, l'écriture n'y est pour rien, ce qui rejette en marge de la pensée la douce constatation du philosophe Alain. La remarque de Jouhandeau aurait de l'importance si le fait d'apercevoir une lueur cohérente dans l'obscurité du texte était immanquablement une trace d'œuvre et non pas d'existence. Mais c'est le contraire. Ce qui est valable dans ce cas pour un texte l'est aussi pour toutes les œuvres dont l'humain peut présenter les spectacles avec une certaine cohérence à partir d'un certain âge. Au contraire, l'œuvre de l'écrivain-fou, et peut-être du fou tout court (à vérifier), s'inscrit dans l'écriture avec l'influence maligne des étymologies assertoriques. Le fou remplace avantageusement la duplicité des prophètes.

L'écrivain-hypothèse, s'il est plus solide face à la tentation du suicide et aux facilités de la drogue, n'en demeure pas moins intimement lié, par son espèce de serment pédagogique, aux succès obtenus par les fous. C'est une constance, cette fascination pour le fou qui ne peut plus, en tant qu'écrivain, être pris pour un fou. À partir de là, toutes les hypothèses sont permises, même si l'écrivain-hypothèse ne prend pas toujours la précaution d'avertir ses disciples du caractère provisoire de sa pensée. Si le prophète s'approprie le langage pour le placer au-dessus de tout (sinon comment sa révélation écrite — dans ce cas c'est la parole unique qui est écrite mais ne devrait-on pas alors dire transcrite ? — aurait quelque valeur d'inévitable ?), l'écrivain-hypothèse, face au même spectacle d'une humanité en proie à ses vertiges cognitifs, soumet les variations de sa pensée à toutes les épreuves imposées par les faits et les supposés mis à sa disposition par le compendium des Lettres. Le texte flagrant de l'écrivain-hypothèse devient circonvolutions inadmissibles, gyrus textuel, interminable croissance, expansion préfacière qui remet à plus tard l'entrée en matière, laissant alors le doute s'emparer du lecteur qui ne parvient pas à franchir cette incessante introduction au discours de la méthode. L'écrivain-hypothèse a pris le risque de lasser, ce qui au fond ne concerne que ceux qui se lassent, mais surtout il a laissé la porte ouverte à toutes les simplifications, à toutes les tentatives de transformation de sa grammatologie en abc de tout ce qui pose problème et demande à être résolu sous peine de mal-être, de baisse de profit, d'érosion de clientèle.

IV

Au fond, le texte de l'écrivain-hypothèse est le commentaire de l'œuvre de l'écrivain-fou sans qu'il soit possible, feu pâle, de maintenir longtemps la réalité même de cette relation de texte à texte. D'un côté le doute naît de l'incohérence (Pour en finir avec le jugement de Dieu), de l'autre c'est l'attente infinie (De la grammatologie) qui provoque les démissions et les récupérations par d'autres pratiques moins côtées qui ont besoin de réconfort, de preuve de solidité, de résultats tangibles. On se prend alors à songer à un milieu littéraire (qui existe comme le benthique ou le tellurique par exemple) sans fous ni poseurs d'hypothèses, à des écrivains plus proches, plus faciles, plus humains. Ils existent. Ils écrivent même. Et ils sont publiés pour le bonheur de tous ceux que d'autres aventures fatiguent ou irritent. Ce sont les donneurs de la leçon euphorique que la sagesse des peuples, bien connue pour ses efficiences, place minutieusement dans les niches de ses colombaires. Cette cendre littéraire, comme la poudre aux yeux et le sable du marchand, envahit notre enfance et toutes les prémices de nos apprentissages. Atteindre le texte du fou ou celui du supposé charlatan à travers ces brouillards de principes est un effort aussi pénible que celui qui coûte si cher à nos écrivains-fous et rapporte quelquefois des fortunes à ceux qui savent manier l'hypothèse comme le pêcheur sa godille. Le monde des hommes ne montrera jamais clairement le tissu inachevable de ses intentions.

Mais n'éludons pas ce début de réponse qui consiste à retrouver dans l'usage les formes simplifiées, efficaces, des fulgurations des écrivains-fous (ou presque) et des écrivains-hypothèse. Activité scientifique dont le Verbe (l'épistémologie) est insuffisant à empêcher la multiplication par division de la tâche primitive. C'est ici que renaissent les passions de l'homme pour la vie et ses possibles continuations, ici, et non pas en poésie et en philosophie (mais on n'est plus comme Virgile clairement poète et plus obscurément philosophe), que la recherche reprend le cours interrompu par les œuvres qui ont tenté, et tenteront encore, d'être le langage de tout ce qui se sert du langage pour se donner une existence partagée de sens et de spectacle. L'art, clame Artaud, doit servir à quelque chose. Et ce sont les balbutiements du philosophe qui servent effectivement à quelque chose d'aussi clair, par exemple, que la publicité ou le moral des troupes (quoique, constatait Picasso, les camouflages militaires doivent tout au cubisme, inconsciemment si on souhaite ne pas trop alimenter les cerveaux des militaires ou consciemment si l'on préfère supposer qu'ils sont entre de bonnes mains...). On se gardera toujours de trop en dire du fou et de trop en faire sur sa dépouille enfin silencieuse par incapacité à rajouter de la matière à ses évidences. Le malheur résout les difficultés d'explication du phénomème. Et le mélodrame atteint l'âme plus facilement que le texte ne saurait le faire dans ces circonstances précises de flux et de reflux, jamais d'explication, que le commentateur fignole pour peut-être finalement trouver, à défaut d'un peu de réalité, un public à son propre spectacle de l'écrivain au travail de son texte.

V

Nous en sommes à l'heure des interprétations et non pas de la lecture pure et simple. On nous fait le lit, on nous borde et nous sentons à quel point nous sommes alors capables de rêver sans en devenir fous ou sans nous transformer en auteurs d'interminables préambules en bout de tunnel avec perspective cavalière de l'autre bout du tunnel. L'adhésion, qui nous ramène à notre inexplicable présence parmi les autres, même si nous expliquons parfaitement cette présence parmi nos parents, est un moyen de se soustraire à la curiosité et d'avoir un œil sur les activités secrètes des scientifiques qui font trembler le monde à chaque nouvelle guerre plutôt qu'à l'occasion des mises sur le marché des ingrédients de l'euphorie et du soulagement des douleurs. Ce qui manque à l'écriture, c'est encore une lapalissade, c'est la lecture, ce qui ne veut pas dire que la lecture n'existe pas ou qu'elle a changé de nature. L'angoisse de ne plus rire et la douleur prémonitoire provoquée par l'idée seule de privation des moyens de ne plus souffrir ni charnellement ni mentalement, sont si fortes, si réelles, si facilement compréhensibles que le choix d'une lecture juste et justement appropriée nous apparaît comme une menace dès lors que nous n'avons pas les moyens intellectuels de la lecture savante, obscure seulement parce qu'elle n'est pas compréhensible. Nous avons besoin d'être rassurés, ce que réussissent parfaitement les artistes de music-hall, de plus en plus présents d'ailleurs aux panthéons nationaux et dans les distributions de prix les plus prestigieux, et les savants que les institutions apportent au moulin de nos doutes pour nous éviter de ne broyer que du noir. En somme, nous faisons le choix du pain contre celui de l'enfermement ou de l'exclusion. Nous ferons tout pour échapper à ces condamnations au pire, et même nous ne volerons pas notre prochain aussi facilement que c'est permis à ceux qui en savent un peu plus sur la perversité de l'homme. Le prochain, on le tuera à la guerre ou dans la cour des prisons si c'est la meilleure façon de se garantir contre la menace de révolte croissante et contre les abus de pouvoir. Révoltez-vous mais sans influencer nos enfants, volez, tuez, torturez, faites ce que vous voulez, mais sans abuser. Dans un pareil milieu de cultures, on voit bien que la littérature est plus une curiosité de la nature humaine qu'une activité prometteuse de lendemains qui chantent sur le même ton, d'où les modulations à quoi nous soumettent incessamment les procédés de télécommunication, ces condensateurs de la parole.

L'ignorance a changé de sens en changeant d'objet, certes, mais surtout parce que le corpus des sciences n'agit plus sous la houlette du langage.

VI

On entretient les gens dans l'ignorance d'un tas de choses qui n'ont plus rien à voir avec le savoir. Nous ne sommes condamnés qu'à l'ignorance des secrets bien gardés. Pour le reste, seule notre curiosité prend la mesure de ce que nous sommes capables de comprendre du monde qui nous entoure et que nous ne peuplons pas de notre influence et encore moins de ce qui demeure intransigeant dans notre désir que les satisfactions restreignent à l'expression de ce que nous sommes enclins, par nature sans doute, à concéder aux autorités qui nous gouvernent. Nos perceptions suivent la complexité d'un statut qui n'est plus celui du citoyen mais du naufragé qui s'installe pour le meilleur et pour le pire. En retour, l'objet de nos perceptions finit par nous ressembler tellement qu'on peut penser, si c'est le mot, avoir trouvé le bonheur pourtant réputé innaccessible, purement rhétorique qu'il était le bonheur du temps où la poésie était admissible. Avec le temps, les démocraties reviennent à l'appropriation de la pensée par la classe politique. On voit sans arrêt des portraits de politiciens proclamer une pensée, pensée de faussaire certainement mais nous préférons penser nous-mêmes qu'il s'agit là de ruse et de bonne guerre. Ce glissement de propriété s'opère en douceur par la simple élimination des penseurs véritables qu'on ne voit pas à la télé, qu'on n'entend pas et dont les livres, ô félicité, sont incompréhensibles. Quelle distance en effet entre les syndicalistes du XIXe siècle, analphabètes et lettrés (Jules Vallès en trace magistralement le portrait sans tomber dans la légende), et nos défenseurs des droits de l'homme, de la femme, de l'enfant, de la nature, du progrès etc., qui s'érigent, par élection aristocratique, en conseillers y compris des gouvernements trop contents de n'avoir plus à crier pour se faire entendre. À la place de l'ignorance, les petits plaisirs grouillent jusqu'à devenir de mauvaises habitudes contre lesquelles les gouvernements engagent des luttes de principe. La grande connaissance est en effet celle du vin, ou de l'opium. On connaît par médiation. La vie n'a plus de sens, ce qui est recherché, mais elle peut avoir des saveurs. Est-ce un art, ce qui sourd de cette attente non reconnue comme attente ? Est-ce de l'amour, ce que produisent les corps ? Mais surtout, est-ce le plaisir ce plaisir que nous ne pouvons pas prendre quand ça nous chante ? On a un peu résolu la question de savoir avec qui on le prend, la manière de le prendre relève en principe de l'intimité, mais d'une intimité contrainte à la discrétion, à la clandestinité, ou condamnée pour outrage, certes. L'humanité s'est chargée depuis longtemps de réduire l'homme à l'humain. Les techniques de réduction, pure technologie de l'ordre et du pouvoir, font mieux que se teinter d'apparences philosophiques ou religieuses. On est aux antipodes de la science, dans un rapport d'ignorant à connaissant les ficelles. Pas étonnant que la lutte pour la survie des langues nationales ait pris des proportions hallucinantes et hallucinatoires. L'illétré, à peine alphabétisé, en est le plus fervent défenseur, et il sait bien pourquoi, il sait aussi sans doute qu'une conquête trop dangereuse pour sa survie le fera changer d'avis comme il a déjà troqué ses petites fiertés contre l'argent nécessaire à ses suppléments d'existence. Les princes, qu'on n'appelle plus des princes pour ne pas réveiller les vieux démons de la Révolution, se livrent à des batailles intestines sans courir d'autres risques que la mise à l'écart dans les conditions qu'un prince peut exiger de la société, c'est-à-dire dans le confort de ses propriétés légitimement acquises par les moyens prévus par la Loi, et ils sont nombreux quand on est un prince. Ce qui ne s'en prend pas à la question de la légitimité des religions, sans doute est-ce là une réserve de provision en cas de disette socio-économique. On a plutôt l'impression d'une attente et les moyens de répression semblent avoir fait l'objet d'une mise en place soignée. Le feu a beau couver, il ne produira désormais que les brandons de l'impatience et les suppressions de soi inexplicables et bien entendu inexpliquées. Mais la consommation de satisfactions résistera-t-elle longtemps aux poussées mystiques qui remplacent avantageusement les insatisfactions ou plutôt animent les écarts que la vie creuse entre les consommateurs que nous sommes devenus au lieu d'être les promoteurs de notre désir ? L'exercice de la pensée, à ce niveau de l'homme, ne vaut pas plus dans le sens de la libre-pensée que dans celui des soumissions aux croyances religieuses. Il ne garantit pas la pérennité de nos découvertes. Nous avons condamné notre quotidien à la stérilité, à l'inculte, à l'immobilité, à un point, lui interdisant la figure, les aventures autres que les voyages, les nouveautés de la croissance, le corps de l'autre aux prises avec sa grossesse.

VII

C'est par foisonnement végétal plus que par division cellulaire que le corpus scientifique, informe jusqu'à l'impossibilité d'en décrire l'extension, envisage sa progression cognitive. Le langage revient au jargon, à l'utilitaire de la parole capable à la fois de décrire pour transmettre intégralement le segment de connaissance auquel elle s'associe, et de débusquer les erreurs attachées aux pratiques de l'expérience. Le langage est la loi et la critique des fragments. Le problème se pose alors de rejoindre cette promesse d'infinité ou en tout cas de très grand nombre de langages particuliers et particulièrement difficiles à comprendre. Ce lien est-il un langage ? Est-il l'affaire des philosophes, des poètes ou des scientifiques eux-mêmes ? A-t-on raison d'exclure de cette hypothèse les paroles innombrables mais concordantes qui s'accumulent ailleurs que dans le domaine scientifique ? Si tout langage est la marque d'une compréhension capable de donner une idée de l'ensemble, comment répondre à ces questions sans exister à l'intérieur de ce langage inconnu pour l'instant ? La croissance du corpus scientifique, par multiplication (dont la loi ne nous est qu'imparfaitement connue) et par augmentation des connaissances fragmentaires (autre loi de composition qui reste à définir), ne s'opère plus dans le cerveau mais à l'extérieur de ce cerveau, dans le besoin de produits industriels, dans la fabrication, pour cause de saturation des marchés, des désirs qui, par le même phénomène, ne conduisent pas littéralement au désir lui-même, lequel n'est peut-être d'ailleurs qu'une « facilité » de langage. Autant on arrête bien vite de se poser trop de questions quand il s'agit de « parler » des consommateurs et de leurs princes, autant ici on a tendance à multiplier les questions relatives aux conditions préalables à toute réflexion un tant soit peu crédible. Et toute la crédibilité de ce discours ne peut pas, comme antan, reposer sur le simple fait que nous sommes capables de penser. Il semble bien que le « brain-storming » ne présente que des avantages par rapport à la dissertation. Pas étonnant alors que la question de la méthode, en acceptant les zones floues de la méthode, se heurte sans cesse à des poussées théoriques qui viennent contredire, par démonstration logique ou plus simplement cohérente, les soi-disant acquis des déconstructions données non plus comme hypothèses mais comme probabilités. Ce jeu des miroirs de l'esprit au travail de la pensée ne plaide pas en faveur d'une clarté absolue sous peine d'exclusion du débat. Autant on conçoit difficilement que le débat judiciaire soit entaché d'obscurités, même si on accepte les principes discutables de la Loi indiscutable justement à cet endroit précis des réglements de compte entre hommes, autant il apparaît nécessaire de laisser la place aux incertitudes dès qu'il s'agit de peaufiner le langage qui conditionne les attentes des laborantins de l'expérience. Mais qu'il soit question d'incertitudes clairement exprimées et établies et non pas d'obscurités dues à une pratique fautive de la langue ou plus généralement de la grammaire.

VIII

Le romancier a-t-il sa place au pays des consommateurs et des princes ou dans l'antichambre des chercheurs de vérités scientifiques à valeur hautement technologiques ? Pour bien faire, il devrait se situer au-dessus de tout ça, dans une zone qu'il ne serait pas difficile alors de qualifier de « philologique ». Mais est-ce bien sérieux, à la fois de ne pas s'adresser au commun des mortels et de proposer aux inventeurs des conditions de vie un projet qui les placerait d'emblée au pied d'un langage que leur pratique du quotidien les pousse à prendre pour des sornettes ? Comment penser, ou croire, que le roman a le pouvoir, et la puissance nécessaire, de créer l'incréé en dehors, presque, de toute contingence humaine ? Le roman de la science à la place de sa Philologie est une fiction. Le roman distribué dans les kiosques de la vie quotidienne est une illusion. Existe-t-il autre chose, pour éclairer l'esprit au moins momentanément, que la fiction et l'illusion ? Ce qui existe alors est-il invention dans toute la pureté de l'invention ? Qui lira un roman que personne ne peut lire ? Un autre romancier ? Mais celui-ci a-t-il fait ce choix pour les mêmes raisons ? Pour les scientifiques, le romancier serait un sorcier et pour les autres un amuseur. On se rapproche là de la personne du comédien ou plus exactement de sa capacité à interpréter des personnages. Le roman est un masque propre comme l'ombre. Sous quelle lumière ? Et pour quelle portée ? Quel plan ? Quelle éternité ajoutée à la surface ? En se matérialisant, les rêves que l'homme a pu porter à bout de bras durant une autre éternité se sont transformés en question de savoir si le rêve a encore une existence.

IX

Il est probable que les pouvoirs constitués (et quelquefois limités, par concentration, comme par la Constitution de la République française) pèsent de tout leur poids sur les évolutions qui affectent l'homme dans le cadre peut-être d'une transformation, avec gain ou perte d'énergie, dont le moteur est dans l'homme et non pas ailleurs sinon plus vraisemblablement dans la communauté des hommes qui domine les autres rassemblements appelés quelquefois « civilisations », « Orient », « Islam » etc. Le rêve, phénomène individuel mais suffisamment proche des surfaces biologiques pour qu'on puisse penser le maîtriser, est à la fois un bien commun (tous les hommes rêvent par exemple un jour ou l'autre de l'effritement de leurs dents) et un lien avec les autres (chacun a sa manière à lui de rêver dans le cadre étroit de son aventure humaine). Pour l'instant, nous n'avons pas le choix du rêve, ou de ce que nous croyons être le rêve, malgré l'efficacité évidente des substances et des manipulations chirurgicales des profondeurs de notre être physique. On nous interdit de pratiquer le rêve. C'était une des grandes revendications il y a trente ou quarante ans. On ne parle plus guère du rêve que pour évoquer le sommeil dans lequel il nous plonge, le sommeil étant dans ce cas toujours assimilé à une mort non pas provisoire mais plus facile d'accès. La main qui tremble se saisit plus facilement d'une seringue que d'un pistolet. Les pouvoirs, constitués en triangle de l'ordre parfait sans illusion sur le degré de perfection atteint par leur pratique constante et surtout vigilante, se contentent de limiter les abus mais s'en prennent farouchement à toute autre espèce de dépassement. Il n'y a pas d'hôpital ni de prison pour ceux qui parviennent, par leur influence, à dérègler les instances supérieures. Une lutte farouche oppose les chercheurs de la vérité aux praticiens du savoir mais ce qui les différencie nettement n'est pas le contenu de leurs codages respectifs : c'est le moyen qui donne le ton. Réfléchissons : certes, avec ses circonvolutions interminables et ses flèches empoisonnées, le rêveur atteint à la fois le cœur de l'homme déjà sensibilisé par l'étude et la patience des autorités peu enclines à tolérer que le provisoire de la découverte onirique remplace aussi momentanément la rigueur de la loi. (Vous entendrez tous les jours le cri du magistrat si vous allez au tribunal comme au théâtre : « C'est intolérable ! Je ne tolère pas que... ! » ; comme si l'intolérance avait sa place au moment de juger ; ce que le magistrat tolère le moins, ce sont les cris de vengeance ou de désespoir des victimes.) De son côté, le partisan des faits se trahit allègrement : il n'est pas à la recherche de la vérité (ce sont encore ces magistrats que Frédéric Pottecher, grand chroniqueur judiciaire, appelle des « crocodiles » — à cause des larmes ; d'où la manie un peu ridicule de certains juges de s'émouvoir jusqu'aux larmes en évoquant le cadavre d'un enfant — jamais celui d'une pute qui appartient pourtant à la même humanité — à l'occasion d'un programme de télé par exemple où ils sont délégués par leur syndicat « ministériel ») mais d'une résolution admissible des désordres causés par le fauteur, lequel n'est pas forcément un rêveur, d'ailleurs. Faut-il parler alors du rêveur et de son double ou du partisan et de son traître ?

Selon son point de vue, selon son hypothèse inexplicable, selon des intuitions propres à sa sensibilité, etc., on penchera pour un romancier-rêveur en proie aux affres de sa critique externe ou pour un romancier-partisan chargé surtout de détruire le rêve obtenu par des voies interdites. S'agit-il là du combat spectaculaire de l'aventurier en quête d'une esthétique propre à révéler aux autres ses tendances scandaleuses contre le moralisateur brandissant l'épis de maïs de l'état des connaissances dont un État peut raisonnablement faire son enseignement ? Sans doute. L'Odyssée et l'Iliade de Queneau. À ceci près que le rêveur prend un risque considérable si le public ne vient pas à lui et que le partisan ne risque pas moins de tomber sous les balles s'il s'est trompé sur la solidité du régime qui lui a donné la possibilité d'exhiber ses talents. Tout ceci se passe en marge des rassemblements, un peu comme si, les taureaux finissant leur vie dans l'ombre et la lumière de l'arène, c'est dans les environs que le rêveur et le partisan se livrent à leurs acharnements réciproques, en annexe, en vitrine, ou plus piteusement dans la cage d'escalier de leur immeuble.

X

Si je croque à grand traits cette réalité de tous les jours, sans chercher d'ailleurs à en donner la description intégrale ni même essentielle, c'est, on s'en doute, par précaution. Je ne voudrais pas commencer à exprimer mes choix (littéraires) sans en avoir au préalable défini l'environnement, c'est-à-dire les limites à ne pas dépasser sous peine de manquer de sincérité. Ce sentiment plutôt vague qui me donne à penser, sous l'influence des pré-romantismes qui ont évacué la machinerie classique, que nous sommes prisonniers des vitres à travers lesquelles le monde nous apparaît tel qu'il n'est pas, ce qui ne nous empêche pas d'en partager les visions et l'usage courant, ce sentiment qui perfore la moindre de mes pensées pour jeter le doute à la fois sur ma santé mentale et sur ma capacité à penser et surtout à écrire ce que je pense, ce sentiment n'est-il pas à l'origine de la question lancinante, comme une douleur ou comme la promesse d'une satisfaction, de savoir pourquoi je suis écrivain, avec ce que cela implique de choix visibles et de contraintes cachées, et pourquoi, somme toute, les autres ne le sont pas, particulièrement ceux dont je connais, imparfaitement mais clairement, la présence parmi les objets qu'ils possèdent comme je ne les possède pas ? Pourquoi ne partagent-ils pas les coulures de ma pensée comme je partage leur pain ? Pourquoi exigent-ils qu'au préalable j'apporte les confirmations de ce que je donne trop, trop vite et trop gratuitement ? Il faudrait que je fasse le lit de ma pensée avant de m'adresser à eux et, en attendant, partager le pain que je gagne moi aussi avec le même type d'effort, partagé entre l'intérêt de mes employeurs (si je ne chôme pas) et les exigences de contribution que l'État m'impose au nom de tous (si je gagne suffisamment), comme si ce monde était nécessaire à ma survie, comme si la menace d'exclusion était aussi réelle que les privations qui pèsent sur les malfaiteurs, comme s'il était inévitable qu'aucune parcelle de ce monde ne fasse l'objet d'un contrat et que j'étais destiné à servir plutôt qu'à me servir. Cette naïveté, ce raisonnement précis mais idéaliste, révèle la candeur ou la psychose de l'être que je tends à devenir mais ne dit rien de cette sincérité qui prélude à l'action dont je suis le promoteur unique et identifié. Dès lors, la question qui se pose est celle d'un choix non pas annexe, non pas aléatoire, ni imaginaire pas plus que naturel, mais imposé comme prémisse, comme origine des conséquences dont je dois alors reconnaître que je ne suis plus le maître incontesté. Ce choix, comme tous les choix imposés par la rigueur des dogmes, est une alternative, un choix entre deux options clairement opposées, un choix déterminant alors que je désirais que seule ma production littéraire eût cette prérogative : Êtes-vous un relateur, un suiveur, ou un asserteur, un prétendu nouveau guide ?

Comment voulez-vous répondre à cette question sans faire acte de soumission, et donc d'adhésion, ou sans éviter cette autre forme de jugement qui se conclut par une sentence tirée non pas de votre invention ou de vos promesses mais de la loi et des usages en partage ? Vous ne pouvez pourtant pas éviter ce passage à l'acte, l'insoumission, partielle ou intégrale, qui vous rejette en marge ou vous exclut totalement. Votre réussite dépend d'une soumission préalable, ruse peut-être mais avec des conséquences de soumission, c'est-à-dire d'éloignement croissant de ce qu'on a été un moment et qu'on ne « risque » pas de redevenir. Choix de l'enfance, malheureusement, car c'est à l'enfant que cette question est posée, au sein même d'un apprentissage qui exclut d'emblée la possibilité raisonnable du choix. La ruse qui consiste à « jouer le je(u) », comme on dit en marge de l'enseignement national, peut sauver du naufrage mental mais elle n'évite pas l'écueil sur quoi notre fragile embarcation, corps et âme, exerce, en guise de maturité, sa résistance à l'emploi. Il faut espérer qu'à force de frottements, l'épaisseur qui nous sépare symboliquement des autres ne se fragilise pas au point de nous pousser à commettre au lieu de participer comme les autres. En réduisant notre rayon d'action, nous sauvons un peu notre ancienne sincérité, nous en préservons les indulgences au fil des approximations acquises et de la relative tranquillité qui nous permet au moins de mourir dans un endroit propre si rien ne vient troubler cette fête pour en démentir les joies et les promesses, au moins le temps de la nouvelle, qui vieillit vite. Ainsi s'expliquent les vieillissements prématurés.

XI

Alors de quoi va parler le roman ? Autrement dit, quelle est sa place dans l'organisation (plus que la structure) des sciences cognitives, si sa place n'est est pas contestable, si elle est admise au moins comme satellite des racines de la pensée placées sous un univers mathématique qui remplace Dieu et ses ouailles ? Le langage a changé d'identité. Sans Dieu, sans Philologie, avec les Mathématiques (considérées peut-être comme la meilleure part du néant), la littérature est-elle encore possible ? Ou plus exactement, qu'est-ce qui la rend possible ? On a un peu résolu le problème en donnant à la littérature une place moins soumise aux exigences de calcul mais cette place est un lot de consolation, pas plus. D'ailleurs aucune organisation claire, clairement utilisable, ne la soutient dans son effort de concurrence. La philosophie elle-même a changé de camp, on ne l'enseigne plus aux « littéraires », du moins pas comme on l'enseigne aux « matheux », ce qui n'est pas sans satisfaire les prétentions impériales de l'État qui ne demande pas mieux que de réduire la portée des philosophie à leur utilité (aider à penser en définissant clairement les moyens rhétoriques, retour aux universités du Moyen-Âge mais sans Dieu, ce qui ne manque pas d'alerter les croyants fatalement confrontés à des adaptations) dans les domaines qui cloisonnent la connaissance et l'enseignement scientifique. La littérature n'est plus que prétexte à bien écrire, à écrire correctement, pratique des fonctionnaires qui rapportent, des rapporteurs qui trahissent et des traîtres (voir plus haut) qui font le spectacle, la satire ou le boniment. Ce domaine des sciences « humaines » est si peu organisés que tout y est possible pour peu qu'on trouve les moyens de se faire entendre. C'est le terrain propice aux croissances pécuniaires et aux attentats à la vie, notre petit univers de la télévision où des présentateurs de la chose officielle se font passer pour des enquêteurs pointilleux et où l'artiste de variétés reçoit les attributs nationaux des arts et des lettres, univers de nos bureaux où notre santé, nos apparences et notre intellect sont sauvés du naufrage, univers de nos vitrines qu'on traverse, comme dans un roman de Dick, à l'aide d'une carte de crédit etc. Que de sujets pour servir de tissu à nos romans ! Que de tissus pour habiller la réalité et non pas la mettre à nu. Que d'habits à endosser pour paraître lisible. Et quel déclin de la lecture au profit des interprétations. On voit clairement que ce n'est ni en tant que science cognitive ni en tant que parangon (agissant) du bonheur que la littérature a quelque chance d'utiliser ses outils de perforation à bon escient (pertinemment et non pas en toute connaissance de cause, notez le glissement sémantique, toute la distance qui nous sépare de l'ancienne rhétorique). Mais alors quoi ? Quel roman (voir première partie, XIV pour le choix du roman) ? L'O.S.C. (Organisation des Sciences Cognitives, faut-il ajouter un M pour mondiale ?) oppose une exigence heuristique à la proposition de don total (Camus au sujet de Kafka) que le roman propose à l'esprit (tout donner et ne rien confirmer). On comprend. La L.G. (littérature générale, organisation informelle mais reconnue) restreint le champ de l'analyse en imposant des interprétations favorables à l'expansion de ses choix politiques (dogmes), du livre (économie), et du ménagement attentif de tout ce qui bout sans menacer vraiment. Où jeter sa bouteille à la mer ? Quelle mer ? C'est la première question, et si on n'y a pas répondu en s'asseyant avec les autres autour du feu de bivouac, on n'y répond jamais. Alors, quelle bouteille, comment la bouteille, et puis pourquoi ?

XII

Dans ce monde où la religion est tantôt une affaire personnelle tantôt non, et où le sexe ne l'est jamais, sauf question intimité si cela veut dire qu'on n'y pratique pas les interdits et que la place accordée à la femme demeure au moins en retrait par rapport à ce que l'homme peut espérer des rendements, la méfiance à l'égard de tout ce qui est construit de la main de l'homme doit faire l'objet d'une enquête minutieuse. À partir du moment où un rassemblement trouve les moyens de sa reconnaissance par la majorité ou l'aristocratie (qui se passe de majorité), il est pertinent de chercher à trouver les tenants et les aboutissants de ce qu'on nous propose pour trouver notre place exacte. On ne sera d'ailleurs jamais surpris d'y rencontrer les évidences d'un complot, si ce mot veut encore dire quelque chose, d'une structure parfaitement organisée pour atteindre ses objectifs ou mieux, pour en atteindre deux à la fois, l'objectif proposé aux hommes du commun et celui qui intéresse plus particulièrement les fondateurs éclairés, ceux qui détiennent les clés, ceux dont le code secret ne peut pas être déchiffré sans donner à penser qu'on affabule ou qu'on ment (là encore : deux visées supposées). La complexité de ces organismes est au mieux un graphe des relations recherchées, au pire il s'y crée d'autres relations qu'il faut alors combattre de l'intérieur, lutte incessante des « polices secrètes » et des « mouchards » qui donne le monde et une autre complexité pour terrain des affrontements. Au mieux, l'intervention de la critique est en réalité une excroissance des laboratoires de recherches, du moins dans certains domaines comme la création de programmes informatiques. La nature exacte de cette différence qu'il y aurait entre l'invention industrielle et la découverte scientifique, entre le brevet et ce qui n'est pas brevetable selon des accords anciens doucement remis en cause (brevet industriel, propriété intellectuelle et patrimoine de l'humanité), n'est pas claire en droit et encore moins dans la tête du commun des mortels qui cultive lui aussi ses partitions secrètes. Sans compter que la part secrète des découvertes n'est pas mesurable et que par conséquent la connaissance acquise n'est pas le bien le mieux partagé du monde.

XIII

Qui croira qu'un monde aussi complexement organisé ne l'est pas sur les bons vieux principes rhétoriques où l'on finit par devenir le simple interprète d'un discours appris par cœur (memoria, action) ? Les constructions trinitaires, vaguement perçues comme une espèce de perfection entre les dualités à usage moral et les pôles à conséquences esthétiques, ont la faveur de ceux qu'on a (ou non) chargé d'organiser le monde en nations et en empires (Nous n'avons pas l'intention de participer à la mise en place de structures plus secrètement organisées encore mais nous savons bien qu'on ne se prive pas de nous arracher ce silence). Le triangle rhétorique n'est pas une construction imaginaire mais l'image même du carcan de nos actes quotidiens les plus ordinaires. On commence toujours par rassembler les matériaux (briques, poutres, cables, tubes, tuiles etc.), ensuite on les assemble pour que ça resemble à une maison et enfin on arrondit un peu les angles — sinon, personne ne comprend ce qu'on veut lui dire en lui proposant la construction d'une maison. Tenter d'échapper à la rhétorique, c'est essayer de se soustraire à la vulgarité évidente de nos actes et par là, espérer atteindre une lucidité autrement prometteuse que nos métiers. Évidemment, la construction des maisons demeure soumises à des principes rhétoriques qui garantissent que ce que nous avons construit est une maison et non pas autre chose qui échapperait du coup à notre entendement. Toute construction qui ne va pas plus loin que la construction est un triangle :

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II-1

1 — Je fais l'inventaire des objets qui participent à ma construction, stade d'une réflexion intense qui propose des choix quelquefois douloureux en matière littéraire.

2 — Je décide de l'arrangement, stade où la construction apparaît dans ses grandes formes et est donc capable d'imposer, selon le bon sens ou tout autre critère, les conditions du stade suivant qui peut-être le dernier si l'on n'a pas l'intention de communiquer aux autres son « invention » ou sa « réalisation ».

3 — Stade de la finition où se révèle en fait pour la première fois les talents de l'auteur pourtant déjà déclaré dans les deux premiers stades où la complexité des choix peut atteindre l'art et même le dépasser.

 

XIV

On ne va presque jamais plus loin que ce travail sommaire mais efficace puisqu'il garantit autant la pérennité des objets que leur invention et qu'il fait la preuve de son évidence. Mise entre les mains du commun des mortel, cette rhétorique peut aussi bien servir à se laver les dents qu'à préparer le repas familial, entre les mains de l'artisan c'est alors toute la complexité de sa matière de prédilection qui devient le secret de la transmission, et si c'est un fort en thèmes qui s'exprime, alors on est facilement en mesure de déceler les défauts de cette pratique et son incapacité à rendre compte le plus fidèlement possible de la pensée, de sa formation, de son milieu de croissance, de tout ce qui intéresse la curiosité scientifique, esthétique etc. Ce qui dénonce cette « méthode », c'est qu'elle ne rend pas possible les appronfondissements qui sont le propre de l'intelligence. Elle est aujourd'hui à ranger avec les encyclopédies : tout cela est bien utile, on peut même y fonder une pédagogie primaire mais ce ne sont pas les moyens de cultiver ce niveau minimum de capacité de penser qui décrit l'intelligence en opposition à l'ignorance (décrite supra). Un autre triangle est alors de rigueur :

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II-2

Comme toutes les schématisations, cette mise à plat ne prétend rien d'autre que de paraître une visualisation plutôt qu'une représentation. On n'y trouvera donc pas l'expression d'une fonction démontrée avant toute interprétation. Mais le cadre de cet essai permet tout de même une certaine liberté de manœuvre. Comme il n'est pas non plus question pour l'instant (cela viendra avec l'ajout d'une section de notes et d'un glossaire) de citer toutes les sources ni de suivre les fils sans en interrompre l'étirement, qu'il me suffise maintenant de constater que les régimes qui nous gouvernent ne se fondent pas sur le choix à faire, avec ce que cela suppose d'hésitation et de cruauté, entre les systèmes démocratiques et ceux qui ne le sont pas. Pour paraphraser Camus, je dirais que la seule question philosophique importante, c'est l'alternative qui est laissée aux hommes de pouvoir entre favoriser peu ou prou (limites obscènes) l'amélioration de la race ou « au contraire » assurer la continuité du pouvoir par filiation de droit (divin ou autre). Autrement dit, c'est notre disposition à la révolte, et la connaissance de ses techniques, qui nous préservent de cet avenir humiliant.

XV

Dans le premier cas, on peut enfin affirmer que la race humaine n'entre pas dans le calcul, ni a fortiori l'appartenance à une haute couche de la société. Cela paraît juste et ne l'est pas mais c'est utile au discours politique. Par contre, tout ce qui n'est pas doué, sans doute de façon innée, du minimum d'intelligence requis pour accéder à la connaissance, est versé au dossier de la pauvreté, de la chair à canon et des sujets d'expérience scientifique. Un clivage net s'opère dans la société, retour à des pratiques barbares mais cette fois avec un visage humain à la place des masques. Mais l'eugénisme ne condamne pas l'aristocratisme au silence. Au sein même de la société gérant ses choix avec méthode, la réaction vient des héritiers que la pratique sexuelle a transformés en géniteurs de ce qui est alors soumis au choix sans qu'il soit question d'accorder à ces nouveaux venus d'en haut une préférence qui mettrait en péril tout le système. L'équité consiste d'abord à parler de chance, pour préparer le terrain du discours égalitaire, et ensuite à donner cette chance à tous ceux qui arrivent d'en haut, d'en bas, et des marges. L'éducation primaire est donc donnée à tous sans distinction d'origine, à cela près que la réaction aristocratiste possède ses propres moyens et, sans les imposer à la majorité, elle en dispose en tout cas pour servir la chance de ses créatures, ce qui explique les retours provisoires au pouvoir des familles qui ont exercé ce pouvoir au moins une fois dans leur histoire généalogique. L'équilibre entre la grande force démocratique et eugéniste et la petite force aristocratiste et légaliste n'est peut-être pas trouvé mais il tend à l'être, il existe donc dans les actes qui se décident de part et d'autre. Enfin, la force de l'argent est telle que des accords tacites, sous le couvert de la transparence, tempère les exigences de chacun des camps mis en présence par ce qu'on attendait depuis longtemps en matière d'histoire. On ne redoute pas les conflits internes, par contre des guerres durables s'engagent entre ces deux types de sociétes pour nourrir à la fois les pratiques minutieuses des uns et les héritages solides des autres dont l'expérience de l'humain est aussi vieille que l'humain sur lequel elle s'exerce avec une connaissance croissante de l'humain. C'est dire si ces sociétés « retardataires » sont capables d'assimiler le savoir et la technologie des sociétés « avancées », tant l'intelligence n'est pas en relation avec la vérité mais peut tout aussi bien s'exercer efficacement sur le mensonge ou l'illusion. Il est donc pensable que l'intelligence forme la base de tout édifice social. C'est ce qui figure dans la représentation ci-dessus : le cerveau et les sciences du cerveau font l'objet de toutes les attentions et l'exploration de l'intelligence artificielle en est la meilleure promesse d'amélioration. Je ne pense pas qu'aucun démocrate ni aucun aristocrate se passera de favoriser la connaissance et l'usage de ce cyberespace. À ce niveau de ces deux systèmes pyramidaux, seules les sciences du cerveau ont droit de cité, étant entendu que la part des sciences humaines y décroît ou y est désormais totalement interdite de séjour. La cohabitation de l'homme avec l'ordinateur est universelle et c'est la base de la croissance de l'homme, qu'on cherche plutôt à donner le maximum de chance aux pratiques eugénistes ou qu'on s'échine à en réserver les résultats à un segment de la société qui hérite du pouvoir, ou qui le conquiert au lieu de laisser au futur la décision incalculable des choix à faire pour améliorer la race humaine au détriment des races et des familles. Vision d'Enfer.

À partir de là, plus aucun être humain autres que ceux qui ont été choisis sur des critères eugéniques ou selon ce que le droit leur donne, n'est invité à participer à l'aventure de la connaissance absolue ou à celle, si c'est encore une aventure, de la conservation ou de la conquête du pouvoir. Les sociétés eugénistes financeront plutôt la recherche fondamentale, les sociétés aristocratiques chercheront à s'accaparer les technologies leur permettant de faire face au danger de disparition qui les guettent depuis que leurs adversaires paraissent plus justement informés de ce qui est bon pour le peuple et de ce qui est mauvais. Le discours théocratique ne tient plus devant la théorie démocratique si l'auditeur connaît cette théorie etc., — je laisse au lecteur le soin d'achever cette invective.

XVI

Mais alors, et tout ce qui n'est pas considéré comme intelligent (pas suffisamment intelligent), tout ce qui, par filiation, ne reçoit pas le sceptre du pouvoir, tout ce qui ne possède pas la force de s'accaparer d'une miette si précieuse de ce pouvoir ? N'est-ce pas là un public tout trouvé à l'activité romanesque ? Quel besoin a-t-on de posséder un cerveau surdimensionné par la nature, la durée des études et des connexions fibreuses au cyberespace pour lire des romans qui servent à autre chose qu'à se hisser au (ou vers) le sommet de la pyramide idolâtrée ? Nous n'idolâtrons pas la pyramide, nous. Nous participons à son élévation spatiale et temporelle avec la même intelligence mais une intelligence moins poussée, moins précise, moins capable d'atteindre le but qu'on a fixé comme le seul valable pour l'existence. Nous lisons des romans si ça nous chante. Nous ne les lisons plus s'il est plus facile, et plus stimulant, de s'adonner à d'autres activités qui nous rapprochent sensiblement de nos modèles, par la technologie ou par la profondeur mystique. Nous voyons bien que l'avenir est soit dans les greffes payées par les systèmes d'assurance sociale ou bien dans l'observance des rites qui ont fait la preuve de leur capacité à soulager l'âme en proie à ses désirs. Ne peut-on espérer une cœxistence de la greffe et de la prière ? Nous promet-on une nouvelle religion qui serait un compromis en attendant d'être jugés ? Le roman veut-il bien avoir l'obligeance de communiquer ce souffle à nos succédanés ? Nous ne sommes pas dans les hauts-lieux mais nous avons aussi notre hiérarchie. Parlez à nos hiérarques. Que le roman, s'il se veut difficile, s'adresse à nos dignitaires, à nos meneurs, à nos grosses légumes. Nous ne savons pas faire, nous, la différence entre ceux qui appartiennent à la base de la pyramide et ceux qui ne lui appartiennent pas d'un cheveu. Comme l'existence est complexe quand on y réfléchit. Mettons un roman imitant parfaitement les bruits de l'existence (T.S. Eliot à propos de Djuna Barnes — nous avons des Lettres quelquefois) avec un peu de poésie aux entournures, de cette poésie des « maisons qui marchent » dont vous parle Jacques Bens. Nous ne sommes pas des chiens et nous avons encore le pouvoir de lire ou de ne pas lire pour verser nos oboles dans vos tiroirs à saucisses. — Non, décidément non, ce n'est pas à cet endroit de l'humanité que le roman peut se donner à l'existence avec toute la fraîcheur extatique de l'enfant que nous avons été avant d'être définitivement jugés. Nous sommes trop révolutionnaires pour ça.

XVII

Le deuxième étage de la pyramide, c'est l'homme ou plus exactement la présence de l'homme, l'homme constitué autour de son cerveau et surpris, ou observé, dans sa relation aux autres et avec les autres. Si vous demandez à n'importe qui ce qu'est un homme, il vous répond immanquablement que l'homme a un cerveau plus « développé » que les autres êtres vivants (il ne sait pas exactement pourquoi) et que ce qui le caractérise de façon incomparable, c'est sa langue, l'histoire de sa langue, les usages de sa langue et tout ce qu'on peut savoir, quand on n'est pas vraiment informé, de la langue qu'on parle, de celles dont on connaît l'existence et de celles qui peuvent exister malgré leur rareté. La langue sert à soi-même, pour mettre de l'ordre dans ses prores idées, elle sert à communiquer les idées et à comprendre les idées des autres, leurs états d'âmes, leurs désirs. La langue est vraiment le propre de l'homme, — le rire, on ne sait pas parce que des fois le chien familial a tellement l'air de s'amuser qu'on perçoit nettement les vibrations de son rire. Par contre, il est beaucoup plus clair que le chien a son caratère et, si l'on est un peu informé de la chose, il n'y a guère que les théories religieuses et l'existence de l'insconcient qui font la différence de l'homme avec le reste des créatures. Bien assis sur ce cerveau et sur ses excroissances prometteuses, l'homme apparaît ensuite avec sa langue et son langage (si l'on exclut Dieu de cette réflexion). Mais n'est-ce pas le cerveau lui même, tel qu'il est recherché dans la foule des cerveaux, qui appelle la langue et le langage ? Dans d'autres séjours plus tranquilles de l'humanité aux prises avec la vie quotidienne, la langue est le lieu des joliesses et des insultes, de la platitude et des fulgurations, et l'inconscient un autre monde auquel on se sent quelquefois appartenir en toute inquiétude. Ce qui se passe dans la pyramide n'a pas valeur universelle : c'est l'universalité des conditions optimums de la recherche cognitive. Ne nous y trompons pas.

À ce niveau de la pyramide, on n'est pas plus avancé que Platon et ses contemporains. Nous connaissons plus de langues, plus de détails sur les langues et les autres langages. Tout ce que nous savons en plus ou mieux de l'esprit et de ses à-côtés, nous ne le prouvons pas car à l'origine de toutes nos démonstrations, il y a un principe indiscutable, une conviction que la rhétorique passe sous silence, une intuition pas toujours facile à partager avec tout le monde sauf par l'abus de rites, abus dans le sens où la pensée n'abuse pas, elle demande. On se targue de faire sentir la distance, à défaut de la différence, qu'il y a de l'intuition à la foi, ou inversement. Nous nous remplissons des plans-masse des discours qui nous sont tombés dans l'oreille parce que nous appartenons au royaume que nous servons sous peine d'exclusion (et non pas de bannisement — encore une distance mise à la place des trop précises et trop exigentes différences qui se présentent à l'esprit quand on commet un moment de réflexion sinon pure du moins intense : extase dialectique...). Nous ne connaissons pas les unités, théoriques et provisoires, qui dimensionnent la langue et l'esprit dont elle est un produit. Nous tremblons à l'approche d'un moment métaphysique non pas seulement à cause de la complexité qu'il annonce d'emblée, mais parce que nous sommes sans cesse capables d'en dénoncer les insuffisances. Un monde fait d'insaisissable et d'indicible surmonte l'usage prévu de nos meilleurs cerveaux. Nous ne sommes pas vraiment concernés par le spectacle qu'il ne nous est guère possible de reproduire que dans la farce et la parodie (appel du pied au romancier). Mais est-il vraiment si important que ça qu'un cerveau de cette qualité si particulière ne s'encombre pas de fantasmagories apparemment si nuisibles au bon déroulement de la recherche ? — Un pragmatisme tolérant prévaut au discours qui va suivre. C'est ici qu'on l'installe et non pas un cran plus haut, à l'heure d'en venir au discours cohérent sur la physique. Il est imprudent de qualifier de « philosophie » un pragmatisme qui n'est que la préparation mentale et mythique (la langue est chargée de tous les mythes) du cerveau qui va plonger dans l'homogénéité du discours à donner (élocution) ou à inventer (terrain préparatoire des dispositions). Ce qui se passe à ce niveau pyramidal, c'est à la fois la poudre aux yeux jetée sur le public gourmant de nouvelles scientifiques et le conditionnement des cerveaux qui commencent alors à surnager la matière, car il n'est question que de matière au troisième niveau, de la matière et de son discours, du discours et de sa cohérence. Il n'y a pas vraiment de recherches dans les sciences aussi peu mesurables que la psychologie et la linguistique. On s'y livre plutôt à des travaux propédeutiques. C'est le lieu des diplômes, d'un premier état de la reconnaissance et d'un avenir livré aux nécessités découlant de l'objectif à atteindre.

XVIII

On peut ouvrir ici une courte parenthèse sur la méthode idéogrammatique. — L'homme communique par signes et il ne sait pas d'où lui viennent ces signes. L'étymologie ne lui est d'aucun secours pour donner un sens à l'apparence des mots. La rhétorique est trop arbitrairement conçue pour éclairer plus loin que le doute. La déconstruction déconstruit sans atteindre à aucun moment l'unité de mesure, tirée du calcul ou de l'expérience, qui fonde une science. Nous n'avons pour l'instant rien trouvé pour donner une explication convaincante. Seule cette partie ingrate de la science qui consiste à répertorier et à classer (et non pas à disposer) y trouve son pain quotidien. Nos langues perdent-elles en efficacité si c'est la rhétorique qui en assure la croissance ? Que gagnent-elles quand c'est l'analogie qui garantit sa pérennité, en admettant que la Tradition n'impose pas un contenu intouchable ? La question, au fond, est de savoir pourquoi nous ne réussisons pas à créer une langue artificielle. Qu'est-ce qui nous en empêche ? La grammaire ? La syntaxe ? L'impossibilité mentale de sortir d'un moule qui serait le nôtre définitivement ? La physique apparente du monde appelle une fragmentation au journal de bord soigneusement tenu par des capitaines vite dépassés par l'ampleur de la tâche mais la multiplication des sciences ne menace pas la compréhension qui s'acharne à réduire les extensions d'une immensité admise. Mais à l'inverse, dirions-nous, en profondeur comme disent les poètes, qu'est-ce qui s'annonce exactement ? Quelles sont toutes les raisons qui interposent le magma linguistico-psychologique entre la netteté des cerveaux recueillis à grands frais éducatifs et le discours qu'on attend de la science où l'esprit est réduit à une contrainte, celle qui lui coûte le moins en termes de sévices mentaux, la logique ? Là encore, le romancier un peu attaché à la poésie se détourne de cette nouvelle Tour de Babel et la méthode idéogrammatique est peut-être le meilleur moyen de ne pas s'enferrer dans les filets tendus pas les religions, les Églises.

XIX

C'est que chaque fois que l'homme s'organise en secte au lieu d'organiser la société tout entière, avec un but avoué qui propose et promet l'amélioration du genre de vie (un concept réputé aujourd'hui caduque mais dont il suffirait de revoir les fondements pour le remettre à flot) et un autre plus secrètement enfoui dans la complexité apparente de ses structures (amélioration du genre d'homme), des nécessités stratégiques et tactiques imposent des conduites fermement imposées à leur tour aux manouvriers dotés d'un cerveau remarquable et remarquablement connectés aux excroissances informatiques. Dans le feu de l'action (de la recherche ou de l'enseignement), il est toujours difficile de se rendre compte à quel point on n'est que le pion d'un autre pion. Le pragmatisme est toujours perçu comme la première des sagesses. C'est une sagesse d'ordre moral. Il est en effet nécessaire de moraliser l'homme cybernétique, ce moyen terme entre le robot impossible à fabriquer (sinon qu'adviendrait-il de l'homme face à un concurrent capable de s'améliorer à chaque génération ?) et l'homme tout aussi impossible à comprendre dans les méandres de la philosophie et des littératures. Moraliser ce cerveau greffé, c'est l'amener à croire que pour accéder au discours supérieur, il est d'abord nécessaire d'arrondir les angles de la découverte, ce qui revient à procéder par palier, sans aventures, et avec tout ce que cela suppose de relais avec les générations futures en instance de choix au moment où on s'efforce d'aller le plus loin possible, c'est-à-dire plus loin que la majorité des autres. Le principe fondateur de cette moralisation des cerveaux, c'est la clarté, autre principe pour le moins douteux, aussi frelaté que le sacré et la sainteté. Rien à voir avec l'évidence du champion qui, dopage ou pas, gagne ce qu'il gagne. Tout ce qui n'est pas clair, dans la langue et les langages, est soigneusement rangé avec les autres inconnues du cerveau qu'on a choisi selon d'autres critères provisoires et un tantinet empreints de la tremblante religiosité qui est le propre de l'homme pratique.

Encore plus haut, un cran de plus, presque au sommet, c'est le discours cognitif dont les vulgarisations font les choux gras des conversations. Ici, la clarté étant acquise à condition d'en connaître le jargon, c'est la profondeur qui prime. Les obscurités frappent le béotien mais ne font pas sourciller le connaisseur, ce qui est une preuve, s'il en faut, qu'on est en territoire cohérent, pour ne pas dire dans la cohérence même qui est comme une récompense de l'effort produit avant, plus bas, quand c'était encore possible. Chaque fois qu'on pense, et que les autres le confirment, avoir atteint une certaine cohérence et qu'on a fait la démonstration que les phénomènes mis à jour ont une existence réelle, qu'ils ne sont pas issus de la rêverie ou de la fantasmagorie, le sentiment le mieux partagé est alors celui d'une satisfaction facilement maîtrisée par les récompenses officielles dont le rôle modérateur n'est plus à démontrer. Les théoristes du discours cognitif assureraient en quelque sorte l'esthétique de la recherche alors que le pragmatiste en assumerait les erreurs, les abus, les détournements, les approximations, les errances, pour tout dire l'éthique. Et tandis que le pragmatiste est inspiré par les meilleures intentions qui soient en matière d'honnêteté intellectuelle, le théoriste en serait l'aventurier contraint à des stratégies du moment pour que le temps se mette enfin à exister quotidiennement et non plus dans l'espace étroit où l'exploration de la vie n'a pas de limites à observer.

XX

Un autre facteur important à prendre en considération à ce niveau de la pyramide, c'est qu'il n'y est plus question de métaphysique, comme cela pouvait encore être le cas dans l'espace intermédiaire où se joue le caractère et le langage de l'homme. Seule la physique est admise à alimenter le discours cognitif. Flanqué de l'autre côté de tous les principes logiques imaginables, le discours ne risque pas d'insuffler d'autres synthèses moins soumises aux exigences de la logique. Les choses, puisqu'ici ne subsistent que les choses, s'imposent à l'esprit sans l'homme qui les a découvertes. La langue, avec ses petites excroissances graphiques et ses raccourcis symboliques, trouve une espèce de pureté à devenir celle de la certitude et des bonnes questions sans réponses. De quoi rendre jaloux les juristes les plus fins ou leur servir d'exemple à la place de tout autre littérature aux ambitions universelles. Le discours cognitif est organisé en sonate, promoteur d'une triangulation nouvelle par le jeu des deux thèmes à ne pas dépasser sous peine de traces d'incohérence. Car deux faits sont avérés depuis longtemps :

— On ne peut communiquer que dans la cohérence ou l'équilibre (nuance à éclaircir).

— Seuls les phénomènes physiques sont vérifiables.

De cette axiomatique (il serait en effet intéressant de savoir ce que signifient ces axiomes) on tire deux corollaires :

— Les phénomènes psychiques ne sont que le spectacle d'une réalité qui ne laisse aucune place à la certitude. C'est le domaine de la clinique à exercer au premier étage de la pyramide.

— L'incohérence est avec le phénomène psychique dans un rapport impossible à exprimer clairement (condition pour sortir du pragmatisme en voix de résolution théoriste). On est ici en territoire poétique. La poésie est admise comme échantillon à observer, comme pratique exutoire et chaque fois qu'elle tend à devenir claire, on la salue sans se faire d'illusion sur sa capacité à aller au bout de cet effort incompatible avec sa profondeur. On assiste même à des cas de cohabitation, comme celui d'Aimée, chez Lacan (De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité). L'anecdote du praticien commentant, à la fois comme praticien et amateur des Lettres, les romans d'Aimée, qui fait preuve d'un réel talent de poétesse, nous renseignerait peut-être mieux, si ce n'est déjà fait, sur ce que le roman peut-être au fond. Il s'agit-là du premier cas de nouveau-roman avant Le cas Dominique. Du roman brut, pas involontairement inséré dans la matière d'une thèse, mais proposé à la réalité quotidienne, ce qui change l'internement en rencontre d'une manière qu'il n'est pas abusif de qualifier de romanesque. L'intrusion du roman dans le discours cybernétique (clinique) commence par ces atermoiements ou ces attentes. Et comme le discours se fonde sur des doctrines « que les travaux déjà entrepris permettent de hasarder sur ce sujet », ce n'est qu'en se passant des examens pragmatiques du deuxième étage qu'il influence le discours cognitif jusqu'à le rendre quelquefois peu compréhensible, en tout cas entaché d'un manque de cohérence. C'est à ce moment-là que l'équilibre du texte est proposé à la place de la cohérence exigée face à la primauté de la matière. La théorie perd en clarté ce qu'elle gagne, non pas en profondeur, mais en intégrité, nouvelle exigence venue non pas d'en bas, où l'on étudie le moteur de l'être et où l'homme savant est choisi dans l'homme intégral, mais du contact avec l'humanité elle-même, financière, lectrice, artiste, etc.

Le discours cognitif se heurte aux questions qui ne se posent plus pour lui. L'introduction, et la maîtrise, d'un peu de cette métaphysique du physique est une opération de communication. Elle marque aussi le retour des philosphes au plus haut degré accessible de la pyramide. Et avec les philosophes, toute cette part d'humanité qui signifie plus ou plus facilement que les autres, cette humanité en proie au langage et à ses mythes, mythes poseurs de questions qui, si elles ne remettent pas en cause le discours cognitif lui-même, en dénonce les conditions d'existence, la part trop gourmande d'existence au détriment de tout ce qui n'est pas propriétaire d'un cerveau à la hauteur de l'aventure cognitive. Cette activité purement sectaire, qui nourrit la technologie pour se financer, fait preuve de prudence quand elle reconsidère, à ce niveau de la pyramide, le cerveau humain pour le croire capable de penser efficacement sans les moyens de raisonnement ni les aptitudes à la recherche qui la fondent. Le partage consiste à améliorer le genre de vie des uns pour continuer d'améliorer le genre d'homme nécessaire à la poursuite des recherches. Un pacte qui se signe au détriment de ce qui n'y participe pas, nations des pauvres, espaces naturels, etc. Si la mesure du progrès ne tient pas compte ni du contenu de ce pacte ni de ses conséquences sur l'humanité, le progrès en question est un moyen de domination. L'Histoire ne se passe donc pas dans la lutte qui oppose les deux ou trois parties de l'Occident, ni dans ce que l'Orient retient de la leçon historique pour consolider ses structures sociales, mais dans la disparition des cultures qui ne jouent plus aucun rôle dans la croissance des connaisances. Car tout le discours résiduel est renvoyé, non pas sur cet écran des annexes de l'histoire, mais aux sciences du cerveau chargées de régler au moins cliniquement le problème posé par la folie considérée comme le miroir déformant de notre réalité. Moins il y aurait de folie pour confirmer les parasitages philosophiques et moins on aurait à se préoccuper de ce qui disparaît dans le néant de l'Histoire comme choses inutiles au but poursuivi. Mais de quel but s'agit-il ? Quelle intention s'annonce ici ? Quel désir menace encore la claire profondeur du discours tavelé des clignotements poétiques ? Car enfin, tous les meilleurs cerveaux ne servent pas la cause du discours cognitif. Il en est qui recherchent leur amélioration par d'autres voies sans doute moins secrètes mais tellement anonymes si elles ne servent réellement pas à tempérer, à humaniser la constance marmoréenne du discours cognitif.

XXI

Le sommet de cette pyramide forme un triangle qui vient bien à-propos pour achever notre démonstration, si c'est achever quelque chose que d'en trouver une nouvelle voix d'exploration. La question était, depuis le début : Alors, quoi, au-dessus du discours cognitif, quoi pour chapeauter ce discours qui ne tient qu'au fil de la révolte, ce discours au fond si complaisant avec les uns et les autres ?

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II-3

N'est-ce pas là une manière à la fois jolie et exacte de représenter ce qui paraît constituer l'univers des Nombres ? Ce qui pourrait se traduire par le théorème suivant :

— Dieu existe parce que c'est une solution imaginaire, donc un problème bien réel.

C'est qu'à ce niveau de ce qui est organisé à partir du cerveau et de ses annexions, on n'est plus libre de penser comme on veut, c'est-à-dire qu'il est temps de tirer les conséquences de nos actes, si nous sommes concernés par l'inertie cognitive qui s'ensuit. N'importe quel concept peut-il être mis à la place de ce sommet tant convoité ? On voit bien que la base est mathématique mais ce n'est que la base. En voilà un enseignement qui ne prête pas à discussion. Tout ce qui se passe en-dessous, tous ces discours sérieux, attentifs, tolérants, aboutissent à cette exactitude tirée à la fois du réel et de l'imaginaire. L'abstraction la moins constestable est à l'origine, par influence descendante, de toutes les figurations connues et soupçonnées. Il faudrait accepter que notre plate pyramide (un triangle pour le géomètre) soit tronquée pour ressembler à un trapèze qui n'est peut-être qu'un vain rectangle. Et en effet, à l'endroit même où les représentations graphiques démontrent leur fragilité démonstrative, il n'est sans doute pas nécessaire d'aller plus loin. Mais se priver d'une ascencion supplémentaire est-il bien raisonnable ? N'est-ce pas un peu vite oublier ce qu'on est venu chercher ? Pouvons-nous croire une seule seconde que l'Occident croyant comme pas deux, en Dieu (le Bien et le Mal), en Jésus-Christ (les Riches et les Pauvres, n'en déplaise aux commentateurs un peu trop pressés de sauver l'âme des Riches : Sermon sur la Montagne) ou en Marx (En avoir ou pas), que l'Occident ait conçu une pareille organisation du savoir et de son discours continu pour simplement couronner ce fantastique artifice par cet univers si difficilement accessible qui englobe les nombres, leurs relations et leurs rhéologies compliquées de différences inconcevables avec un cerveau moyen ou inadapté ? Une couronne est surmontée par une pierre, un symbole. Quelque chose de si haut placé que c'est est une question, un abandon à la question, une foi sans limites.

Quel humanisme en effet ne couronne pas les bienfaiteurs de l'humanité ? Mon Dieu ! s'écrie-t-on alors : Le capitalisme est-il un humanisme ? Question qui revient à ne pas se demander ce qu'un humanisme peut apporter d'humanité à l'évolution. Nous savons trop retenir nos ardeurs au travail de la pensée dès qu'il s'agit de la partager ou de la mettre au service des autres, sans trop savoir d'ailleurs ce que c'est qu'un autre, on nous l'a bien expliqué mais de tant de façons que notre propension à en savoir plus finit par s'étioler, se contentant de la présence de l'autre et de son influence sur notre genre de vie plutôt que sur notre comportement. Un fait conclut à l'apparence : l'autre me ressemble, ce qui ne signifie pas que je suis ce qu'il est ni qu'il tend à le devenir. Tout discours extérieur au discours pyramidal est un discours pour rien relativement à la connaissance : c'est un discours adressé aux choix que nous avons faits pour survivre, un discours sur le destin, un instant du discours plus général qui limite notre existence à l'apparition et à la disparition, avec des promesses de prospérité qui ne retombent jamais sur nous quand elles prennent corps.

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II-4

Nous placerons donc dans la formation de ce haut-triangle ce qu'il convient d'appeler le discours abstrait : théologie le plus souvent, ou plus prosaïquement l'analyse non pas des axiomes mais de ce que la pensée est capable d'en conclure. N'est-ce pas un chaos, cette réduction contrainte au point zéro ? Ou bien n'est-ce qu'une habile façon de débarrasser le discours cognitif des résidus imaginaires qui persistent à la surface de ses démonstrations ? Comment savoir où nous en sommes ? Question sans solution, mais si l'on considère que cette surface du possible est le terrain privé des cerveaux choisis pour alimenter le discours cognitif, alors nous n'en comprenons pas le secret, nous ne disposons pas des clés qui nous permettrait de vraiment comprendre le discours cognitif au lieu de n'en saisir que les aspects les plus visibles. Par la base ou par le sommet, nous ne réussissons pas à pénétrer cet enclos dont dépend pourtant notre existence et son devenir si flagrant. Si, comme nous le disions plus haut, ce ne sont pas tous les cerveaux les mieux dotés qui entrent dans l'enclos pour faire la bête, ces cerveaux extérieurs ont-ils quelque chance de renseigner ceux qui s'inquiètent de la présence d'un pareil titan au sein même de nos sociétés déjà percluses de spectacles sectaires ? Ces confréries aux rites de passage si ardus, alors qu'il est beaucoup plus simple de déclarer sa foi à n'importe quelle église, ne représentent-elles pas le seul danger crédible de sombrer dans l'ignorance la plus totale ? Prendre les armes contre l'intelligence ne paraît plus guère possible (messieurs les fascistes). Montrer patte blanche ne résout pas le problème de ne posséder que les défauts du cerveau au lieu d'être capable d'en affiner les qualités jusqu'à la découverte (messieurs les libéraux). Vivre quand même condamne à l'injustice affectant les moyens (messieurs les croyants).

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II-5

Le discours physique est limité par l'impossible, limite de l'univers lui-même ; le métaphysique ne paraît pas avoir d'autres limites que le compréhensible et le crédible, limite que l'homme semble capable de dépasser par des techniques que les uns prétendent avoir acquises, d'en haut ou d'en bas, et que les autres recherchent avec des traces de fulgurations littéraires. Vous serez fou ou sage selon le choix que votre conscience ou le paroxisme de votre désir imposent à l'outrecuidance de vos jours. Envisager la pyramide selon cette élévation vous en exclut et vous condamne à ce choix ou à cette fatalité. Vous ne serez ni scientifique ni philosophe mais poète ou technicien. Votre existence ne sera pas changée d'un iota si vous n'avez pas cette espèce de prescience qui prélude à la recherche. Vous trouverez peut-être mais vous ne comprendrez pas. Vous perdrez votre temps à mémoriser au lieu de comprendre. On dit même que vous deviendrez vieux avant l'âge. Rien n'interdit de scinder ainsi le triangle voué à d'autres activités plus calculées, plus facile à mémoriser, si efficace en retombées autant internes qu'externes (à la pyramide) mais il est conseillé, en cas de fin de non-recevoir, de se contenter de la vie elle-même et de ses sectes moins exigentes en condition d'admissibilité. Vous serez admis au roman, à sa poésie, à sa dramaturgie innommable si vous acceptez l'inadmissibilité de votre candidature. Mais étiez-vous vraiment candidat ? N'avez-vous pas plutôt été attiré, vous ne savez plus dans quelles circonstances, par les possibilités cognitives d'un roman hors-cadre ? Il semble que l'exigence de matière grise est de moins en moins contextuelle face à la croissance de l'intelligence artificielle dont nous connaissons les limites. Des cerveaux moins probants seront-ils invités un jour à entrer dans le Saint des Saints ? C'est peut-être déja le cas. Il ne serait finalement plus question de capacité mais de quiddité. Vivrez-vous ce moment extrême qui définira la limite finissante d'une protohistoire ? Entrerez-vous dans cette nouvelle promesse d'Histoire avec la ferme certitude qu'il s'agit bien cette fois de l'Histoire et non plus de cette attente qui vous condamne au roman de l'Histoire au hasard des rencontres si limitées en termes de probabilité ?

Troisième partie

I

Quand Picasso lance à l'esprit son fameux « Je ne cherche pas, je trouve », il ne se contente pas de jeter une lumière cognitive sur son œuvre, il installe les limites de la conversation qu'il est encore possible d'avoir avec lui. Chercher, c'est laisser aux autres une place telle qu'ils en deviennent les principaux habitants. Passé l'enthousiasme des premiers instants de recherche, vient le temps des contraintes, des sentiments flous et des sautes d'humeur, rien pour alimenter le moindre roman en angoisse sèche. La pyramide des discours nous exclut ou nous réduit à des critallisations précipitées au fond des éprouvettes pour peut-être des expériences dont nous n'avons en principe pas la moindre idée. Vivre à la périphérie, je l'ai montré sans déjà me plonger dans cette matière plus proche et plus indicible pour cause d'une complexité déduite et non pas induite ni conduite, c'est le destin de la plupart d'entre nous et nous nous acquittons plus ou moins bien de ce qui semble être un labeur et non pas une vie. Ici, ou là, la vie nous est arrachée en venant au monde et nous sommes rendus au souvenir et aux crises d'affection dès que la mort nous frappe. Périphérie marquée, à la tangente du discours métaphysique, par la présence obsédante des religions dont le choix nous est limité par l'ascendance et les soumissions à l'État, marquée en-dessous par ce cyberespace qui nous répare au lieu de nous prolonger comme ce serait le cas si nous faisions partie de ce que la France, toujours impériale dans ces distributions, appelle l'Élite (mais comment savoir que nous en faisons partie si les moyens de le vérifier ne nous sont pas donnés avec les connexions ?) Enfin, l'ascension de l'homme au Pinacle est un spectacle distribué sur nos écrans à grand renfort de technologie ou plutôt de ce que la technologie est capable de produire pour récupérer, au profit de nos habiles marchands, ce que nous croyons avoir gagné. Ces promesses de capitalisation, quand elles sont tenues, se limitent toutefois au bas de laine, ne nous illusionnons pas plus longtemps sur nos chances d'accession à la couronne et à ses cours. Ce nouveau triangle, bien à plat dans les marges, est un arrêt d'existence, une quiddité difficile à envisager quand nous en sommes le siège mortel.

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III-1 — Périphérie des discours

Nous ne pouvons évidemment pas appeler « discours » ce qui s'y tient de parole. Et nous n'en sommes pas encore au « texte ». Sermons, chansons, argumentations que par décence on réduit à l'« argu », conseils, pédagogies du bien et du mal etc. Le Droit promeut les réformes et maîtrise les allégations. La Force ne s'embarrasse pas de principes ou alors du bout des lèvres quand ce sont les mains qui officient. Nous procédons alors par « sociétés » et par « nations ». Inutile d'aller plus loin dans cette description : il suffit de mettre le nez dehors pour se rendre compte de ce qui s'y passe et si on ne s'en rend pas bien compte, on est toujours amené à en penser quelque chose. Ce n'est pas que nous soyons la périphérie mais le discours cognitif nous a contraint à la périphérie. Mais avons-nous jamais été le centre de quoi que ce soit ? La science pousse dans notre jardin comme une fleur impossible à cueillir. Inspiratrice des meilleurs moyens de défense qui soient contre cet autre rejeté aux frontières, elle est le bien commun des hommes sans appartenir aux hommes. N'appartient-elle donc à personne, comme le Dieu des hommes est à la fois celui des religions et de chacun ? Réduits, simplifiés à l'état de poète ou de technicien, quand ce n'est pas de marchand aux yeux un peu plus ouverts que les autres, nous n'avons pas droit à cette parole. C'est donc ailleurs que l'inspiration trouve les nouvelles de nos conversations et les chroniques de nos solitudes. Pointe l'idée d'un nouveau triangle :

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III-2

C'est par jactance d'écrivain que nous plaçons les textes au sommet, rien de plus. Faites pivoter autour de l'axe et vous ne créerez aucune dramaturgie pour alimenter au moins les contes à dormir debout de nos entretiens télécommuniqués. Ce triangle ne fonctionne pas, comme la pyramide est construite pour tourner rond et comme sa périphérie est crevée pour avoir un sens et pas de périmètre, pas d'allure de figure, elle est périphérie et ne contient pas ce qu'elle contourne.

II

Mais les journaux, comme je les appelle, suffisent-ils à donner une idée, même schématique, de ce que le monde nous réserve à cet endroit si partagé de l'humanité ? — Cette chronique incessante nous éloigne du roman. Elle ne sert pas notre désir d'en savoir plus. Elle nous entretient dans la croyance, dans la publicité et dans le divertissement. Nous en connaissons les médias, plus ou moins. Comme nous sommes les plus riches, globalement, c'est ici qu'on vient au crédit comme nous allons aux emplettes. L'écrivain affine ses droits en retour et le savant y promulgue des promesses qu'il ne tient pas. Les discours s'y vulgarisent et les textes perdent en littérature ce qu'ils gagnent en crédibilité. Nous sommes le lieu de tous les instants. Le romancier y devine le déclin des ressources perdues au fond d'on ne sait quel abîme qui nous multiplie à l'infini par simple jeu. Le savant y rencontre ses éprouvettes et des promesses de rhéologies. Jeux et contraintes nous déterminent à ce point que nous en rêvons. Chronique du Bien qui par mise à niveau nous renseigne sur ce que nous ne sommes pas, la chronique est une ontologie. Là est le bien, semble nous dire le souffleur qui est peut-être aussi notre seul spectateur. Ailleurs, le mal nécessaire, sciences abstruses et sujettes à caution, littératures des voyages sans preuve de voyage. C'est d'ici que nous vivons, comme si la vie se projetait sans cesse sans trouver d'écran pour en arrêter l'apparence d'homme. Arrivés au seuil, nous ne prétendons plus savoir ce que la peur supprime par comparaison. Sommes-nous au cœur de la vie quand nous en parlons quotidiennement ? Quel glissement subtil, ni littérature, ni science, nous approche d'un instant de désir nettement entrevu ? Certainement pas la religion, qui commente l'improbable avec une insolence inadmissible, ni les spectacles trop minutés pour être sincères, peut-être un peu l'amélioration du genre de vie qui passe par l'organisation aventureuse des remboursements de frais médicaux et esthétiques. Peut-être le métal parcouru des frissons binaires qui retrouvent à la fois la mémoire et le calcul. Peut-être cette possibilité de cyberniser l'homme au lieu de l'améliorer comme cela paraît impossible autrement. Nous combattrons les religions sur le terrain de la laïcité républicaine, nous deviendrons tristes de ne pas aller aux théâtres, mais nous donnerons cher pour nous prêter corps et âme aux incrustations cybériennes. L'espoir deviendra notre seule raison de vivre si nous ne croyons plus aux théologies de l'existence et si l'acteur ne nous remplace plus comme nous avons rêvé à tort d'être subsitués à notre morosité d'être en question. Notre monde, qui est le monde si l'on en croit sa persistance géométrique plutôt que son évidence apodictique, procède à ce glissement en pleine conscience de ce qu'il implique de renoncements aux anciennes raisons de vivre qui passent maintenant pour des abus de conscience collective. Et ce faisant, l'autre acquiert toute son importance. Faut-il le démontrer par autrechose que la confiance judiciaire que nous lui accordons ? C'est l'autre qui introduit le métal vivant de connexions croisées jusqu'au tissu de remplacement. C'est l'autre qui agit quand il se met à notre place et nous agissons de même si rien ne nous a condamnés à d'autres mortifications moins prometteuses de renouvellement à défaut de nouveauté. Nous entrons de plein pied dans l'anti-poésie et nous en connaissons la prosodie binaire. Contre-culture ? Certainement pas. Nous n'avons rien contre la culture et toutes les raisons de la transformer dans le sens que nous impliquons au temps, celui qui passe et dont nous ne retenons que l'échelle de progrès, à l'exclusion de toute expression de l'immobilité, mauvais souvenir qui ne franchit pas les filtres interposés comme des garanties de fonctionnement. Prosaïsme ? Pas plus. Notre langage réduit l'impasse à une expérience, donc nous sommes, ce que n'est pas, ne peut être l'expression prosaïque. Nous avons l'avantage de comprendre ce que nous voulons, même si le désir ne transparaît pas nettement dans les moments de plaisir. Nous voulons, sans référence au besoin ni au désir. Serions-nous revenus à de plus sages prédispositions à l'existence ? Jeunesse fascinante par sa crédibilité exhaustive. Nos vieux arpions n'en reviennent pas et n'en reviendront pas. Par contre, nous avons trouvé le moyen d'extraire l'homme de son invention, substance d'une nouvelle rhétorique qui n'a de rhétorique que le nom. Règne de l'oxymore et des mélanges moins contradictoires de la réalité avec son imaginaire associé. Abondance des chiasmes en remplacement des constructions grammaticales. Vitesse acquise définitivement dans l'optique du pouvoir. Nous ne devenons pas fous, nous changeons de nature sans avoir pris le temps de comprendre la nature. L'étau se resserre autour du discours cognitif et ce n'est pas pour le presser de rendre ses secrets à ceux auxquels ils appartiennent de droit : nous ne sommes pas en guerre, ce qui nous différencie passablement ; nous sommes, de promêtre. Vos intuitions ne remplaceront pas nos flux verticaux qui remplacerons les frissons du commun des mortels.

Ces cybériens de l'assurance sociale et des équités acquisitives forment le gros de la troupe. On y distingue seulement des caractères. Le romancier est un caractère. Dans un monde où le choix est limité aux cooptations, je tente de savoir à quoi je ressemble et non pas qui je suis. À qui je ressemble, à qui je suis, qui me considère comme étant, comme possession, comme possédé ? Qui s'associe tout en demeurant différent jusqu'à une ressemblance presque parfaite ? Qui ne me ressemble pas au point d'être moi-même ? Jeux de miroirs encore. C'est trop facile, c'est-à-dire trop éloigné de l'exercice abstrait et pas assez proche de la surface même du miroir que j'observe comme si ce n'était pas un miroir. Ces nouvelles me concernent parce que je suis l'autre, parce que le romancier est forcément un cybérien. Passage de ce que je suis à ce que je ne suis pas sans sortir de la périphérie, possibilité réservée aux cerveaux recherchés en haut lieu. Le romancier serait-il un cybérien qui choisit de l'être pour ne pas perdre son sens dans les dédales de la formation scientifique ? N'y aurait-il pas d'autres romanciers pour affirmer l'irrégularité de cette conception élististe du romancier ? Dans ce cas, de quel roman est capable le cybérien ordinaire ? Nous ne le savons que trop, hélas.

III

Le savoir organise son discours recruteur en pénétrant les journaux de son autorité difficilement contestable autrement que par des arguments éthiques que le religieux n'a pas les moyens de contester au point de l'abolir. Il est aussi capable de dénoncer les errances du texte (littéraire). En effet, nul acteur ne va jamais plus loin que sa peau. Cette double action dans la périphérie de l'espace-temps est un chef-d'œuvre de rhétorique. On y revient, à la rhétorique où le rouge est une couleur et la couleur une vibration etc., au lieu de n'être que la plume à laquelle on l'a arraché pour s'exprimer le plus poétiquement possible. Les raisonnements erronés envahissent notre quotidien et la littérature (ses textes) ne résiste pas longtemps à ces assauts de sens.

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III-3

Observez le sourire triomphant du savant exhibant les allégations du romancier et soutenez le regard soumis du lecteur de journaux qui n'a pas les moyens de lire ce que l'aiguille de la balance propose à son esprit véritablement. Quelle est alors la jactance de ce lecteur cybérien ? Toute pédagogie jette le doute sur le texte (littéraire) et renvoie à l'efficacité des sciences en matière de retombées existentielles. Ses moyens de lecture sont une acquisition de l'enfance. Pas question de revenir sur un effort le plus souvent mal vécu, loin de tout acharnement qui signale le poète futur, et inversement proche de l'analyse qui servira à l'insertion sociale avec toutes les chances de son côté. Il faut alors reconnaître les emplois indiscutables de la chose vulgarisée jusqu'à la compréhension sans effort d'approche de ce qu'elle suppose d'extension. La mémoire est à peine sollicitée, l'imagination ne déborde pas le cadre de la fantasmagorie, la personnalité ne présente pas ces différences qui annoncent une douleur trop vive pour être longtemps vécue. Cultiver le cybérien, c'est aussi l'éloigner de l'idée de suicide, sans contrainte, avec science. Car le cybérien est un produit de culture. Mais si la vulgarisation, la mise à la portée est efficace dans la majorité des cas soumis à l'éducation, c'est le doute lui-même qui se retourne contre cette machination du discours cognitif. Le doute redescend pour condamner les acquis au frisson. Certes, un frisson ne garantit pas au texte l'homogéité de l'angoisse qui l'atteste mais c'est une perturbation suffisante pour claquemurer la lecture dans l'espace de la lecture et non pas dans les lieux hantés par les prétextes multimédias. On revient à la lecture comme à une nécessité, même si on ne lit pas, comme on peut croire en Dieu, même si le discours abstrait ne désigne pas clairement une pareille existence. Le texte (littéraire) laisse présager une ontologie du romancier, dans l'espace cybérien auquel il appartient mais aussi au sein de la pyramide cognitive qui s'intéresse de près à l'écriture, en quoi d'ailleurs, on le verra plus loin, elle se gourre. La question, au fond, c'est de savoir à quoi on destine ses propres enfants. De quoi doit-on les protéger ? Du vent d'imbécillité que nous produisons dans nos déplacements intellectuels ? Des égarements que la littérature soumet à l'approbation ? Des restrictions du plaisir dont la science afflige ses chercheurs ? Au fond, nous sommes tous destinés au travail, non pas au labeur dont s'honore tout être humain qui décide de vivre, mais au travail qu'on trouve sans avoir à le chercher ou qu'on ne trouve pas parce qu'il n'y a plus de travail à chercher. L'enfant ne peut pas être perçu comme un prolongement de soi. Il ne nous appartient pas assez pour que cette tentative un peu sommaire de se donner du temps soit couronnée de succès. L'enfant, nous ne le retirons pas de sa solitude. Il est destiné au travail ou à la paresse et aux conséquences de la paresse si durement châtiées par la justice des hommes quand le travail est aussi peu récompensé. Condamné à la reconnaissance des rémunérations et à la faiblesse des revendications, aussi éloignés que possible de l'idée d'un partage des outils de production, nous errons dans la solitude de nos enfants comme si elle nous appartenait. Facile alors de lutter contre le désir si le choix se porte sur le texte (littéraire) avec autre chose qu'un bagage scientifique. Sinon, lire les succédanés du texte et être définitivement un cybérien tranquille ou du moins conforme à l'idée de cybérien. Et quel bonheur quand le cerveau de votre enfant fait l'objet d'une attention de la part des recruteurs de cerveaux capables de ce degré d'abstraction qui demeure pour nous une énigme plus qu'un fait. Je vous dis qu'une ontologie du romancier (de ce que j'appelle un romancier) est possible. C'est à cet endroit particulier de l'homme que l'être se trouverait le plus accessible au langage qui conditionne nos discours. Les paravents de l'existence ne remplaceront pas les hypothèses, que ce soit l'argent, l'extase, la joie, la reconnaissance, le pouvoir, l'espérance de vie etc. La présence du romancier est un signal d'imperfection du système périphérique imposé par une recherche scientifique impossible à désorganiser. Tout cet appui sur le succès, sur les évidences de la pratique, ne soutient pas l'édifice humanitaire à ce point qu'on saurait se passer de toute autre intervention. Le doute demeure la donnée pratique de l'existence y compris quand c'est l'imaginaire qui annonce des solutions. Le doute n'est pas réservé au cerveau en attente de solution. Il est la condition des problèmes, le nœud d'une action promise à l'allégorie ou à l'analyse. On se rapproche du roman chaque fois qu'on doute hors de la pyramide discursive qui affecte la jactance des journaux sans réussir à démontrer l'outrecuidance des romans.

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III-4

IV

La position du romancier (de l'écrivain écrivant de la littérature : on pourrait simplement l'appeler un poète) est intenable si ses attendus ne consentent pas à la flatterie. Nous sommes au cœur d'un procès dont la procédure n'est pas littéraire mais vaguement scientifique, quelques-uns diraient cohérente, d'autres relativement équilibrée compte tenu de nos aléas cognitifs question éthique. Le romancier est exclu du débat s'il continue d'utiliser les moyens de sa langue. Il ne dispose plus de ses ressources. Il est perdu. On ne le retrouve que dans les catalogues et dans les biographies du malheur et de la malédiction. On ne perçoit même pas le philosophe à travers la rumeur poétique et les chuchotements aphoristiques. On n'accepte pas la variation de sens auquel le texte soumet les mots les plus porteurs d'objets. Pourtant, c'est dans cette pratique du « glissement », de la « modification » que le texte rencontre sa littérature, plus que dans les modulations de la voix et les persistances physiques de l'image, plus encore que dans les énoncés circulaires où c'est le moraliste qui se donne à penser plutôt que le poète y trouverait sa voix. Glissement, modification, métamorphose, pour dire mieux, mais non pas allégorique ou simplement relative à des analogies. Et puis ce ne sont pas tous les mots que cette prescience affecte de son pouvoir oscillatoire. Les mots sont choisis aussi peut-être pour leur capacité à vouloir dire le sens commun et son contraire. C'est ainsi qu'on touche à l'imagination sans en être la paresse incantatoire. Alors, à qui s'adresse cette jactance de romancier ?

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III-5

Le peu de chance consisterait à échouer dans sa tentative de communication (de séduction) malgré les compromis. Le poète qui renoncerait à cet exercice de la caresse dans le sens du poil se condamnerait à l'objet sur quoi ne s'appliquerait pas forcément l'effort de signifiance (il invoque alors des divinités pour servir de doublures au public, il en crée le rituel fortuit et intentionnel, il se noit dans l'incompréhensibilité que l'autre lui affecte). Pourvu que cet objet séduise par autre chose que sa valeur littéraire (intrinsèque) ! Nous demandons au roman d'être lisible et cohérent, voilà ce que nous pensons d'abord de la lecture. La cohérence n'étant pas un gage de lisibilité, nous la limitons à l'équilibre (allégorie de la chaise : sur quatre pieds, elle risque de boîter ; sur trois, elle ne peut boîter mais son assise est peu claire ; sur deux, non seulement elle nous force à l'effort d'équilibre lui-même, mais ce n'est plus une chaise ; un seul pied trahirait notre goût pour les performances inutiles et nous éloignerait de la lecture proprement dite pour d'autres conquêtes — Daumal), un équilibre porteur de sa théorie de la raison qui fait de nous des valétudinaires de l'esprit (âge cassant), des soupçonneux de l'angoisse (âge cassé) ou des jongleurs d'approximations (âge casseur). Appréhension, désespoir, agressivité nous déterminent ainsi plus précisément qu'aucune condamnation. Notre logique, limitée au vrai et au faux, peut-être un peu à l'hésitation ou au droit de ne pas décider, est une jugeote portant à plein poids sur l'existence. Les phénomènes n'arrivent que sur le fil d'une dramaturgie réduite à l'intrigue ou à l'étonnement. Le roman ne se laisse pas pénétrer par ce qui menace sa sinuosité d'horloge. On ne lit que pour se détendre ou pour apprendre à ne pas se détendre bêtement. Des reconnaissances alimentent les ruisseaux et les fleuves de cette pratique du repos et de l'étude dont la fréquence est une affaire de sensation et non pas de rélexion. Il suffit au roman, pour qu'il nous séduise, qu'il soit ce que nous ne sommes pas sans devenir ce que nous sommes. Le moraliste devra donc prendre le pas sur l'analyste si ce romancier souhaite encore nous convaincre de sa capacité à écrire des romans. Un brin d'aphorisme et de poésie ne nous tracassera pas si la mélodie est facile à retenir et surtout à siffler avec les autres adjuvants de notre résistance au monde et à son principe de suicide immédiat. Nous ne désirons rien d'autre que la survie, nous remplaçons l'espoir par l'attente d'une amélioration de notre genre de vie qui, pensons-nous, passe par celle du genre d'homme que nous sommes. Techniques alimentaires avec quoi le roman n'est pas à l'aise. Il en vieillit. Une lisibilité plus exigeante accroîtrait-elle les chances d'avoir écrit un bon roman ?

V

Il faudrait faire entrer de force un jargon étranger à la langue. Certes, il s'agirait toujours d'un langage mais la langue se croit seule. Elle n'accepte pas les traductions qui s'accroissent de mythes étrangers à son histoire et perd une bonne partie de ceux qui inspirent le choix des mots. Elle repousse les intrusions des patois stylistiques sans doute plus propices à la clarté pourvu qu'on sache de quelle clarté il est question. Ce n'est alors plus l'illisibilité qui nous condamne à cesser de lire ce qui est pourtant parfaitement cohérent. C'est l'hermétisme du flux gagné sur d'autres langues et sur une technique de la proposition que nous ne connaissons pas faute d'en posséder les clés. Le roman savant nous échappe et nous le rejetons avec autant de force que le roman poétique. Là où le poète revient, nous n'agissons pas différemment que le lecteur savant face aux apparitions impromptues du philosophe. La langue force le respect. Elle revient à la nation. Nous rendons la pareille à des intellos en leur retournant leurs cachoteries, ne sachant pas distinguer le vrai du faux sinon nous ne serions pas voués à l'amateurisme. Nous ne nous reconnaissons mutuellement que sur le terrain des préoccupations. Indifférence, oubli, tranquillité, nous nous opposons aux arithmomanies des connaisseurs qui trouvent que nos romans préférés manquent de profondeur. Sentimentaux par nature, nous limitons l'obscurité à l'inconnu sans en faire l'historique. Ces plongées de la logique dans notre quotidien ne modifient pas notre comportement ni nos successions. Ils n'écrivent pas des romans de l'éducation, ils jonglent avec leurs propres connaissances. Ils jouent autrement mais ils jouent. Nous sommes différents à ce point. Mais que cherchent-ils en nous quand ils nous proposent les complexités de la cohérence ? À nous convaincre de leur supériorité intellectuelle ? Sans doute un peu. À réveiller en nous des dispositions dont nous n'avons pas la moindre idée ? Pourquoi ? À provoquer le poète qui se cache derrière le moraliste ? À dénoncer la philosophie (elle n'est plus que cela) qui couve sous les prétentions à une métaphilosophie ? Que nous disent-ils du poète que nous ne sachions déjà ? Notre documentation nationale est la même. Qu'en connaissent-ils plus profondément, plus facilement ? Au nom de quoi agissent-ils dans cette ombre pénétrable mais dont le sens demeure aussi caché que les différences d'adaptation au discours cognitif sont inexplicables ? Surtout, pourquoi nous rejoignons-nous si différemment à l'heure de condamner le poète à l'aphorisme ? Nos romans, les faciles comme les savants, connaissent ces mordications (des titillations) constantes qu'il est si difficile d'oublier, auxquelles nous ne sommes pas vraiment indifférents, qui nous menacent d'intranquillité, et auxquelles il nous arrive d'accorder toute notre attention pour nous la reprocher ensuite comme si un moment d'absence ne valait pas tout ce que le moment peut donner à exécuter. En celà, nous nous ressemblons, amateurs et apprentis, juges et sorciers. Nous-mêmes, que sommes-nous pour ces reflets d'ignorance ? Qu'en pense le poète qui se cache en nous et hors de nous ? Réussir à lire la cohérence illisible ne revient-il pas à ne pas lire la lisibilité cohérente ? Qu'en dit le poète quand il annonce une trouvaille ? Il faut bien que la découverte nous change puisque nous n'avons pas d'influence sur la découverte. Notre ignorance ne consiste-t-elle pas à ne pas avoir les moyens de savoir ce que le poète injecte dans les cerveaux capables de découverte ? Au fond, le roman savant n'est-il pas moins anti-poétique que le nôtre ? S'il l'est, ce sera sans nous. Mais est-ce avec le poète ? Qui est-il ? N'est-ce pas lui, cet autre qui n'est jamais personne et qui est tout ce que nous pouvons percevoir dans les passages de miroirs à la surface du monde ? Les savants n'utilisent pas de miroirs pour savoir et pour augmenter la connaissance. Ils ont la mémoire de l'expérience. Ne sont-ils pas au seuil de la poésie ? Les poètes sont-ils savants à ce point ? Ne sont-ils pas les envoyés de cet autre côté où nos fils menacent de vivre si nous ne réussissons pas à leur inculquer notre ignorance ? Ici, tout devient obscur chaque fois que nous persistons dans la réflexion. Parle ! disons-nous au savant. Que sais-tu exactement ? Mais quelle question essentielle nous pose-t-il, lui ? Nous n'en savons rien. Aussi nos romans ne sont plus le récit. Chroniques, ils sont à la mode ou ne sont pas. Ils se vendent, comme le serpent se mord la queue sans rien changer à son destin de serpent qui se mord la queue. Entretenus (sans doute) dans la bêtise et reproduisant sans cesse la bêtise acquise par on ne sait quel dénouement biologicoculturel dont le récit n'est pas le roman, nous alimentons sans nous abreuver nous-mêmes. Nous sommes l'emploi et ils possèdent les ressources. Pour quel profit qui n'apparaîtrait plus aussi clairement que quand on y réfléchit ? Impossible de franchir la barrière du sens caché en se mettant à notre place, hein ? Mais alors, quel jeu joues-tu, poète, entre nous que tu connais parce que tu nous appartiens comme fils et eux qui sont nos autres fils et qui ne reconnaissent pas ton utilité comme nous l'accepterions les yeux fermés si tu consentais à être compris et non pas reconnu ?

Parle. Peu importe qui parle et moins encore de se poser la question en plein cœur d'un roman ou de ce qui veut y ressembler. Une application d'infini ne décrit pas plus que la déposition de lumière sur l'objet du regard, pas plus que la disposition exacte de la statue dans sa lumière inévitable. Si je rature toute cette écriture, tout ce que j'ai consacré à l'autre pour le surprendre en flagrant délit de présence, tout ce que l'apparence de ses gouttes a multiplié au sein même du texte qui le trouve toujours où on s'attend à le trouver, immobile et consentant, cet effacement condamnerait le texte à un crachotement aphoristique, à une décrépitation d'écailles de mots, à des points de rupture où le visage demeurerait persistant pour signaler le personnage, à tout un arsenal de bonnes intentions, bonnes à refaire le texte selon une classification méthodique, un moyen de soutenir le regard sans ciller, la propriété intellectuelle prolongeant le Droit comme l'épouvantail provoque une panique médusée chez les oiseaux du jardin. Cette tendance minimaliste affecte la critique avec le même effet de trou percé dans la perspective que la biographie née du désir de revenir sur les lieux en visiteur connaissant l'air qu'on y respire encore longtemps après que l'auteur a rejoint la poussière, s'il survit à son abondance, à ses circonlocutions, à sa prudence de vis dans la fibre même de son sujet. Parler, c'est écrire.

VI

Que nous propose donc ce premier des cybériens qu'est le poète ? On pourrait aussi évoquer les vaticinations de cet autre cybérien qu'est le philosophe toujours un peu moins philosophe mais philosophe au bout du compte. Combien de cybériens exogènes s'interposent encore entre moi et le romancier ? Où en est l'endogénéité de l'autre dans ces cas de différence infime ? Limitée à l'action, la possibilité d'existence (le renoncement au suicide) tient peut-être au plaisir, au récit, à l'infini, à tout ce qui permet de tirer un fil conducteur entre la vie et la mort, par accoutumance aux apparitions du rêve et de la réalité qu'il semble désigner, avec ce que cela suppose d'obscurité, d'obscurité relative à on ne sait quel mouvement qui serait le périple et la bataille. Croire ou ne pas croire, c'est la seule question à poser en réponse à celle des améliorations existencielles qui justifient et fondent nos recherches. Mais ici, à la périphérie, nous ne cherchons pas : nous agissons ou nous trouvons, selon qu'on est poète ou lunatique. C'est la seule différence. Et c'est la pratique de l'écriture qui rencontre du nouveau, parce ce qu'elle est la parole et la nature de la parole, qu'elle ne s'éloigne jamais trop de la conversation, qu'elle est capable de jouer tous les rôles pour arriver à ses fins, et si rien ne nous propose une identification sensible, nous nous sentons volés par vice du consentement. Notre immobilité de cybériens de base a son explication dans la rupture de ce contrat tacite entre l'écrivain et le lecteur.

L'écrivain ne dénoncera pas les agissements du lecteur autrement qu'en se sentant incompris ou mis en demeure de changer de texte sous peine d'une réduction au silence, comble de l'enfermement à vie. L'écrivain (poète) n'a pas la vision du contrat, elle est le fait du lecteur en proie à des fantasmes de fatalité. Ce que signe le poète n'est pas un échange de bons procédés. Capable d'approcher la parole aussi près que possible du désir qui la soulage de la perfection, il n'engage pas la conversation, il en donne le spectacle commode c'est-à-dire lisible jusqu'à un certain point qu'il n'est pas si difficile de situer. Point qui n'est pas pivot mais limite. Rien n'est totalement illisible pour nous désigner clairement ce qui pourrait l'être, rien n'atteint l'incohérence qui pose la question de la cohérence. Nous n'atteignons pas les extrêmes ni de la raison ni de la déraison. Nous sommes circulaires, quelquefois (rarement) jusqu'à la folie. Le texte est porteur de ces approches et de ces approximations. Il n'est pas possible de n'y rien trouver à son goût, de même que les abstractions dominantes du discours cognitif ont quelque chose de ce que nous connaissons sans les comprendre ni surtout les pratiquer. Cette lutte du cybérien de base avec ses poètes ne repose pas sur la raison, c'est donc qu'elle annonce une dérive du sens vers son oubli. Mais le poète ne veut pas oublier. En cela, il est historien. L'Histoire tient à sa place dans le texte poétique, avec ce que cela suppose d'interprétation, de fragilité émotionnelle, de recours à l'ambivalence des anecdotes. Le poète moderne écrit comme un philosophe, au jour le jour, ne raturant pas, reprenant, perdant le fil de l'œuvre d'art qu'il se proposait de mettre en lumière vu sa connaissance du sujet. Réduire le texte à des proportions raisonnables, c'est en proposer les ratures comme on va à la pêche des moments indiscutablement poétiques et des traces aphoristiques qui en constituent peut-être les vivants piliers. Si la philosophie perle de l'espace cognitif comme les gouttes d'un fruit qu'on presse pour n'en conserver, à titre cognitif, que la structure, c'est sur la poétique qu'elle laisse sa trace d'escargot. Et si l'œuvre poétique n'apparaît toujours pas malgré l'attente légitime de ses détracteurs, ce sont des gouttes de philosophie qui changent sa destination en imposant le travail des jours à la place de celui de l'art. Il n'est pas difficile de trouver au moins un instant de bonheur intellectuel dans ce vortex lent qui affecte les endroits les moins tranquilles de la périphérie cybérienne, c'est à dire de l'autre. Ce qui provoque la rupture du contrat, ici, ce n'est pas que la poésie est porteuse du vice, mais que le lecteur potentiel ne prend pas le temps d'y déceler la goutte de sens qui concerne son incompétence et sa pose. Aux questions du connaisseur : Que voulez-vous dire ? et : Comment nous y prenons-nous pour connaître ? Le cybérien, qui les retourne au poéte, ne perçoit pas la pertinence des questions qui lui sont proposées en réponse : De quoi parles-vous ? et : Comment parlez-vous ? Toute l'ambiguïté vient de ce que le cybérien se prend pour un savant et qu'il exige que le poète ne soit pas autre chose. Or, le poète, espèce agissante même dans les pires mortifications, est avant tout le siège de la manière et du sujet et non pas le parangon des raisons et de l'objet. En se prenant pour un savant inadmissible, le cybérien de base condamne la poésie à la poésie, c'est-à-dire à l'intégralité de l'écriture qui a été mise en jeu pour en arriver à cette profusion qui passe pour de la débauche. Arrivé tout droit des centres de recherche, le philosophe est responsable de la manière poétique, pour ne pas dire de la poétique elle-même, et des tournoiements d'objet qui environnent le texte poétique non pas pour le rendre flou mais le rendant flou parce que le travail est visible. Mais qui peut distinguer le sujet de l'objet avec toute la clarté que l'esprit commun voudrait imposer à ses enfants ? La poésie n'est pas un bon entrainement à l'admissibilité. Sans être l'inspiratrice du suicide en réponse à la candidature, elle n'existe que comme autre choix d'existence. Elle explique trop la liberté et pas assez le dévouement. Elle est la quantité inamissible.

VII

S'il s'agit maintenant de distinguer, dans cette périphérie cybérienne (Cybérie), les satires des leçons de choses, trois types de discours semblent participer à sa lente cinétique :

— le poème (qui deviendra, on le verra plus loin, roman) ;

— la leçon de choses données

— aux poètes ;

— aux autres ;

— le texte philosophique :

— son axiomatique ;

— ses descriptions sujettes à caution ;

— ses conclusions indiscutables.

Une quatrième option semble toutefois se détacher de l'ensemble : le texte des fausses sciences :

— comme pratique des scientifiques eux-mêmes quand ils sont en quête de financement ;

— comme argumentaire commercial plus ou moins sincère participant à la force de vente des produits et des pratiques miracle.

VIII

En constatant, sincèrement, que les sciences ne reposent pas sur l'exactitude de leurs principes, ce qui peut vouloir dire que leurs principes fondateurs sont douteux (action philosophique), Freud, savant incontestable dans d'autres domaines que la psychanalyse, tente de nous faire croire que nous sommes dans l'obligation morale et pragmatique d'admettre qu'une science peut exister et se développer sur ce qui n'est plus une intuition mais une sensation, une appréhension de la réalité. Une science qui aurait pour origine soi, qui ne serait pas renvoyée par l'objet mais qui émanerait du sujet. Ce confortable après-positivisme, en jetant le doute sur une vérité, en constitue une autre apparemment tout aussi valable, mais c'est là le domaine des phénoménologies, ce que n'est pas la psychanalyse. Cette stratégie de la pensée ne diffère en rien des maïeutiques religieuses mais la sincérité du propos n'est pas véritablement mise en cause par cette ruse de guerre. Par contre, quand on opère un glissement calculé de l'interprétation à la science, avec le plein accord de Freud qui sait, par expérience, que son discours n'est pas recevable en milieu scientifique, pour toucher le marché beaucoup plus prometteur des pratiques alternatives, ce n'est pas tant pour le pénétrer que pour s'en assurer les revenus nécessaires à la poursuite des recherches. Cette fois la ruse est un calcul inspiré par les circonstances et non plus par la situation. Cette double postulation est le propre d'une philosophie ; ce n'est pas la psychanalyse qui est une philosophie, c'est le fait de trouver les moyens de lui assurer un avenir et par là un devenir d'être. Le texte philosophique paraît exercer son influence dans les deux sens qui lui sont proposés. Participant à la périphérie du discours cognitif, il n'en est pas moins tributaire de l'économie que le monde cybérien fait peser sur tout ce qui existe, y compris d'ailleurs la recherche scientifique. Je ne connais pas (pas encore) le moyen de tempérer ce jugement mais son imprécision ne remet pas en cause ce qui s'en déduit. Le texte philosophique s'adresse, et c'est là son peu d'universalité, autant au cybérien qu'au savant :

— Au cybérien il demande d'agir, ce qui revient à un effort éthique, à une philosophie-conseil en passe de devenir philosophie-droit ; les faits, les apparences sont jugés sous l'éclairage des appels à l'ordre, ce qui trahit une certaine sagesse ; il s'agit à la fois d'une critique de la conduite et d'une pratique anticipée de ce qu'elle devrait être pour calmer les jeux en présence, jeux dangereux, immoraux, passibles de reproches judiciaires etc. ; dans ce sens, le texte philosophique tend à devenir une promesse de bonheur imitée de l'ordre ; siège des fausses sciences, et promoteur de leurs effets placebo, ce texte particulièrement audible et de plus en plus compréhensible, s'est dégagé de ses tendances à la poésie et à la construction aphoristique ; il est un exemple de douce rhétorique.

— Au savant, le texte philosophique propose sa critique des logiques d'une part, et de l'expression écrite d'autre part ; en surface, le philosophe agit en conseil dès que le savant prétend, lui aussi, s'adresser au cybérien pour le convaincre de financer encore ; cet effort linguistique est récompensé par la clarté littéraire qu'un savant est en principe incapable de jeter sur ce qui est pourtant cohérent et parfaitement expérimenté ; en profondeur, et comme fruit de l'expérience littéraire, c'est dans le domaine des logiques que le philosophe s'installe, aux antipodes de la physique sans doute, malgré des efforts pour participer aussi à l'exploration de la physique, mais parfaitement ancré à l'élaboration constante du discours cognitif dont il contrôle à la fois la vulgarisation et l'exactitude logique.

IX

La philosophie ne discourt plus sur l'action, sauf pour la moraliser, ni sur la connaissance, sauf pour lui donner la parole. Elle apparaît désormais comme cet espace des transmissions nécessaires entre le monde cybérien, royaume de l'ordre, et celui des sciences, c'est-à-dire du pouvoir. Est-il possible de séquestrer le savant, ses apprentis et ses pédagogues pour s'emparer du pouvoir ? Mais bien sûr. Et la philosophie, débarrassée définitivement de ses postures scientifiques et métaphysiques, réussit au moins à nous convaincre, privilège encore en usage naguère dans les pratiques littéraires et satellites du texte (littéraire). Plutôt qu'une fausse sciences, ce serait une science de l'approche de tout ce qui concerne le sujet, un moyen purement rhétorique de d'inventer les phénomènes échappant à la curiosité scientifique, d'en disposer le plus librement possible, nuance peu rhétorique mais décisive, et d'en fabriquer, à défaut d'un discours ni même d'un texte, l'élocution qui prélude aux innovations esthétiques tirées autant des sources scientifiques par l'application technologique que de la bêtise humaine mise au spectacle de la vie quotidienne. De coupure épistémologique il n'y a pas eu, on s'est plutôt, sous la houlette des apôtres de la modernité comme fin et début, contenté d'un retour aux constatations dualistes :

— On a trouvé le point commun du malade mental et de l'homme sain ; dans cette limite floue de la distinction, il est question d'un Inconscient qui devrait l'évidence de son existence à l'examen clinique et non pas à des spéculations pas toujours faciles à débrouiller. Ce que nous savons de cette découverte coupante est discutable seulement par la référence à une physique totale, critique justement qui met la physique en demeure de se justifier dans ce domaine invisible. La physique est tellement liée au visible que l'invention de ses outils ne concerne que les moyens de voir et nous ne disposons pour cela que d'obscures vibrations soumises aux caprices du probable. Plus adéquate, mais sans fin, une métaphysique, qui voit le visible donc sans le montrer, se condamne à l'invisibilité parce qu'elle manque d'outils, tous verbaux, tous propositionnels, pour atteindre le seuil de la cohérence. L'Inconcient ne craint donc pas grand-chose. Peut-il craindre l'ironie ? Elle viendrait de l'homme sain en proie aux manifestations de la folie, panique inexplicable aux retombées philosophiques. Comme l'idée de Dieu, cette idée, qui repose sur la découverte, qui échappa à Charcot et à Breuler, de ce qu'on a fini par appeler le transfert, ruse des insconscient mis en présence dans les psychothérapies. Gare à la psychothérapie qui n'en tiendrait pas compte au moins un peu, au moins de temps en temps. Idée, cependant, qui marque sa date et ses circonstances, alors que celle de Dieu semble appartenir à tous les temps et à tous les lieux de la présence de l'homme, pour ne pas dire de son existence, de son voyage.

— Autre distinction polarisée, celle du riche et du pauvre, résolue en son temps par le porte-parole le plus durable, à cheval sur le dos de saint Jean, de la pensée messianique : Jésus. En entrant dans la modernité, ce distingo s'éclaire d'une idée peut-être moins durable, une idée peut-être essentiellement pragmatique, en s'attaquant au bien commun du riche et du pauvre : l'outil de production de la richesse, laquelle produit aussi la pauvreté si l'on ne partage pas son outil. Idée séduisante plus que définitive, elle n'a pas trouvé le moyen de ruser avec l'existence. C'est qu'on peut s'entendre assez facilement sur les moyens de l'ordre auquel tout être humain aspire naturellement ; tout aussi naturellement, le pouvoir lui vient à l'esprit, soit par soumission, par tactique du désespoir, par empêchement du suicide, soit parce que l'occasion se présente, par héritage, par droit, par conquête. Comme il n'est guère possible d'imposer le partage du bien simplement en mettant de l'ordre dans les affaires publiques, c'est au pouvoir que revient la charge et on conçoit alors difficilement qu'un tel pouvoir puisse respecter les règles démocratiques. On sera donc difficilement marxiste sans être aussi léniniste ou autre chose dans ce goût. Si coupure il y a eu, c'est dans l'écrasement de l'homme et non pas dans sa « participation » (idée goguenarde) au bien commun mais inéquitablement partagé. Tout tournée vers l'État, tournant le dos à l'homme, cette idée n'a finalement touché qu'à l'Histoire, en la rendant invivable au jour le jour.

— À l'opposé, n'en déplaise à ceux à qui le personnage de Nietzsche inspire le respect ou la pitié, on ne partage plus grand-chose. Le fort est fort, mais non content de l'être, ce qui lui assure le pain quotidien en âme et conscience, il est pur. C'est qu'il est créateur. Il n'atteindrait pas la pureté s'il n'était pas créateur. Et comme la créativité est une affaire de goût, on peut alors imaginer, clés en main, ce que cela finit par imposer à l'homme faible, de souffrances certes, mais surtout de ressentiment contre quoi l'homme fort devra employer toute sa pureté pour lutter efficacement. Car l'homme fort n'est pas tranquille. Son extase est ailleurs. Ici, le pouvoir n'est pas une conséquence mais un droit naturel. Cet entretien délirant de la différence non seulement chez l'homme fort, qui paraît alors plus facilement convaincu, que chez l'homme faible qui ne possède pas les moyens de révolte, est la description d'un combat ou plus exactement le portrait d'un héros aux prises avec, non pas le malheur, mais l'infériorité. Le discours cognitif trouverait là le décorum de ses vulgarisations, que ça ne nous étonnerait qu'à peine. Avec un peu de pitié, ou de condescendance, pour nuancer les circonstances héroïques du combat symbolique entre le fort et le faible, on a mieux fait de convaincre l'homme du commun qu'avec des promesses d'équité, d'autant que la preuve de l'outrecuidance de ce prétendu partage est faite par l'Histoire. L'Histoire montre aussi, par le même effet de sang et de fumée, qu'il ne faut pas exagérer non plus du côté de Nietzsche.

X

Au bout du compte, et passée la tourmente sans toucher à l'universel, la question est de savoir ce qui reste de cette idée de coupure épistémologique, idée séduisante par sa simplicité et par ses promesses textuelles. Le sectionnement de l'Histoire en siècles plus ou moins exacts ne vaut pas tripette et ne fait pas long feu même en territoire pédagogique. Comme on tronçonne la vie en périodes pour l'éclairer de la géométrie de sa parabole, il est tentant d'offrir à l'esprit des segments qui, à défaut de s'emboîter les uns dans les autres comme les fils conducteurs d'un circuit linéaire (une transporteuse) qui fait l'objet de notre observation crispée, des coupures, sans rien expliquer de la coupure ni des dérivations qui y plongent on ne sait le plus souvent quelles destinations occultes ou occultées, des coupures divisent la quantité et mettent de l'ordre dans ce récit compliqué d'effets de suppositions et de désirs de convaincre. Pratiques, les coupures, surtout si on ne possède pas les moyens de couper à volonté. Des prophètes, des visionnaires ne se laissent pas leurrer par ce présent, par cette durée impossible à comparer avec la durée cognitive. Et du coup, nous appartenons à notre époque comme si nous en étions les acteurs et les clercs ou seulement les cybériens de base, ces autres qui sont peut-être tout ce qui reste de l'autre quand nous avons fini de penser pour nous livrer pieds et poings liés aux vortex de l'existence. Pas étonnant que les Mathématiques aient fini par se hisser au sommet de toute réflexion un peu élaborée ou simplement profonde. La réduction, en gros, de l'extension à la compréhension, non seulement satisfait à la plupart des besoins (titre que j'aurais aimé poser en tête d'un de mes livres pour en étirer la matière vers cette Plupart du temps qui revient comme le meilleur de la poésie) mais encore et surtout elle assoit la pensée avant de la développer, sinon le foisonnement devient matière et non plus idée. La tentation est de faire au plus simple (limite du texte) et au plus vite (limite de l'existence). La formation d'un système en collier de perles demeure alors la seule raisonnablement possible, étant entendu que tout dérèglement de l'effort ne favorise pas la compréhension ni la contemporéanité. Un système peut toujours se résumer à un pointillé ou à tout ce qui peut se représenter comme pointillé (déchiquetage des bords, trous de la surface, côtés du miroir, séquence, frittage, ricochet etc.). De pareilles représentations, car au fond il ne s'agit que de cela, sont bien pratiques mais ce ne sont que des pratiques et non pas des expériences. On ne peut donc en vérifier la pertinence. Fonder une organisation (un ordre) des sciences sur une pareille improbabilité relève de l'aventure et non pas de la recherche. Il n'est donc pas étonnant qu'en haut-lieu scientifique, on ne se préoccupe pas de savoir si l'Histoire se coupe ou s'il est préférable de la raconter comme une intrigue. On voit là tout ce qui relie la littérature à la réflexion philosophique, et plus particulièrement le roman à la curiosité extra-scientifique. La poésie moderne, qui doit tout à Vigny et peu à Rimbaud (qui influence plutôt la chanson), est un désordre et par conséquent il n'en est même pas question, dommage : car c'est peut-être là qu'on dérive ou qu'on peut se faire, sinon une idée, du moins une sensation aussi nette qu'une idée et aussi facile à transporter. Notre époque, mais c'est le cas de toutes les périodes, est religieuse, profondément religieuse, ignominieusement religieuse quand plus d'un homme lui confie sa destinée, sa postérité génitale, les objets de son art et/ou de sa science et le concours extravagant de ses doctrines durables. Elle aurait pu être théâtrale s'il n'était pas si difficile et surtout si douloureux d'en être metteur en scène sans passer pour un poète, comble de la mise en scène. Elle eût été populaire sans la peur et le désir du lendemain, sans cette poignante réserve de vie quotidienne qui propose ses refuges mentaux en guise de centres de traitement des maladies mentales.

C'est plutôt la permanence des faits qui doit fonder la philosophie et non pas ce lent et rapide grignotement joffrien qui détruit la vie par soustraction de l'identité. Le textualisme des philosophes alimente ses hypothèses, il ne se prononce pas sur la vie. Facile alors de plonger l'homme dans un bain de substances et de lui demander, quand on ne l'y force pas, de respirer l'air d'une surface surmontée de la voûte céleste et de ce que Dieu seul sait ce qu'elle contient et ce qu'elle signifie pour nous, pour notre croissance et notre multiplication. Débarrasser le texte, et donc la parole, de cette fragmentation en apnée et en halètement, est la priorité des philosophies un tant soit peu soucieuses de préserver à la fois leur enrobage de la chose scientifique et leur pouvoir de transparence dans un sens comme dans l'autre entre le cybérien et le savant. Nouvelle dichotomie, en remplacement du malade et de l'homme sain (Inconscient), du fort et du faible (Puissance) et du riche et du pauvre (Production), plutôt ramification que division, et en tout cas peu favorable à l'dée de coupure : le cybérien (nous) et le savant (l'autre) et inversement. Le point de rencontre se situe dans le discours philosophique sans être toutefois le discours philosophique. Et au lieu de provoquer une lutte des classes, des guérisons problématiques et des concentrations à éliminer, on revient à la philosophie, tout simplement, sachant qu'elle n'est plus la dominante mais la médiante. Philosophie non-textuelle, qui appelle le texte mais sans être le texte. Faire joujou avec les outils du poète n'était pas une bonne idée philosophique. On s'est peut-être laissé posséder pour mieux fragmenter les objets du désir, mais il n'y a eu ni texte philosophique ni poème, pas même un récit circonstancié de ce qui est arrivé, un moment, au langage. Imitation des impasses dont le phénomène est bien connu en littérature. Il fallait le tenter, sans doute. Il faudra désormais interroger les tentations car c'est à cet endroit de notre nature humaine que nous perdons du temps sans en connaître l'unité alors que nous éprouvons en même temps le désir de le mesurer. Joujoux de l'Inutile et non pas de la Poésie qui est terre-à-terre, j'allais dire : prosaïque.

XI

Il faudra lire CARABIN CARABAS non pas comme une démonstration romanesque de ce monde tripolaire où le savant (Carabin, on l'aura compris) et le cybérien (Carabas) communiquent à travers les philtres d'amour et d'autres augures que le texte philosophique promet lui-même au romancier en mal d'inspiration. Ce mal est sidérant, suite peut-être à un anéantissement de certaines données vitales qui restent à découvrir mais qui ne révèlent à la fin que l'empressement qu'on peut mettre à accepter la dernière douleur : le vieillissement, et non pas leur historique de croissance biologique. Quand une impasse littéraire ne se conclut pas par l'attente tranquille ou par l'éblouissement des reflets renvoyés par le regard des autres, d'impasse elle devient oubli, même ayant été à la mode. L'expérience littéraire ne trouve ses compléments de durée que dans le regard porté sur le bonheur, thème qui devient vite la principale sinon la seule question philosophique pertinente. On en revient donc à la question de l'eugénisme, on se rapproche de Nietzsche plutôt que de Freud, l'amélioration de la race devient l'objet de toutes les caresses aux mots, Carabas est le faible plutôt que le malade et Carabin, qui recueille les mots, est le fort que la haine du malade menace de destruction. L'objet du désir est destruction, par les mots ou par l'enfermement. On assiste alors à un combat, comme dans un rêve où le corps n'est plus soumis aux contingences physiques. On est dans un lieu métaphysique où la métaphysique est impossible. Impossible à comprendre ou impossible à accepter comme métaphysique. Le texte devient littéraire, visiblement parce qu'il ne ressemble à aucun autre, et clairement parce qu'il est effectivement porteur des données du combat et non pas de son épopée, ni de ses chants, ni de la maturité qui marque le pas devant les premiers signes de vieillesse.

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III-6 — Expansion du roman

XII

Dans une de ses innombrables conversations accordées aux médias de l'information, Ana María Matute présente le roman comme l'accession à une maturité recherchée dans l'adolescence où c'est la poésie (elle voulait peut-être dire le lyrisme en poésie) qui réveille en quelque sorte la vocation, admettant d'emblée que la pratique de l'écriture est autre chose qu'un simple penchant. Cette accumulation d'impressions au soleil levant et couchant ne remplit pas sa fonction d'explication et n'en marque peut-être même pas l'intention mais elle est symptomatique de notre époque où la philosophie, réduite à un conseil en éthique, ne promeut pas le texte littéraire au-delà de son seuil. Je ne sais pas si elle pensait à l'enfant en évoquant ce qui demeure une expérience personnelle et non pas une loi fondamentale de la littérature. Existe-t-il un enfant-hypothèse qui ne serait justement pas l'enfant-certitude des analyses psychologiques, un enfant hors-normes impossible à reconsidérer sous l'angle du ressentiment, pour ne pas dire de la haine, un enfant-homme de l'équité en matière de chance sociale ? Un enfant pré-poète qui laisserait une chance inouïe à l'homme-romancier (il ne peut s'agir dans ce cas que d'un homme-femme) ? L'adolescent y trouverait sa continuité morale ou la fin de sa tragédie. Ainsi s'expliquerait le suicide à quinze ou dix-sept ans. Je n'exagère que peu. L'amélioration ne serait proposée qu'à titre individuel, comme exemple à suivre en cas de crise. Aucune perspective institutionnelle n'affectait le propos aimable de cette grande romancière. S'agissait-il de simplifier un peu pour donner une leçon ou de préparer le terrain de la lecture pour en aplanir la difficulté ? La conversation des écrivains avec les autres n'est pas fiable au point de lui octroyer la justesse du texte lui-même. La parole, pourtant maîtresse en toute manifestation du langage hors du commun, a de ces glissements sentimentaux qui divisent pour permettre de mieux régner sur cette vie un peu à l'étroit dans le carré magique du roman. Un enfant transparent comme une vitre, impossible à fixer comme reflet de l'accouplement, un adolescent qui risque sa vie soit en la perdant, soit en ne devenant pas finalement le romancier promis à la secrète profondeur de soi, soit en demeurant le poète qu'il réussit à être, sorte de romancier raté : on en arrive à une conclusion presque à l'opposé de ce que le génie moins contestable de Faulkner a imposé au roman comme portail de la découverte romanesque : le romancier est une espèce de poète raté.

XIII

Une vision plus professorale, plus apte à la leçon, préfère installer l'épopée au moment de l'enfance. Un enfant-instantané d'on ne sait quel enracinement dans la culture environnante, cerveau plein d'aventures héroïques qui seraient comme la maturité des jeux ordinairement proposés à l'enfance pour meubler ses moments de vacances. L'idée de héros serait enfantine mais d'une enfance favorisée par telle ou telle entité qui demeure, tout de même, un mystère ou un choix. Puis, sans transition (on aime bien les coupures en milieu pédagogique), l'enfant-épopée apparaît en adolescent-lyrique à la recherche de sa moitié perdue dans des lieux non moins étranges, voire bizarres. Un peu comme si le héros, fatigué ou arrêté en cours de route par une vision de l'autre, s'agenouillait au pied de la figure-apparition qui reçoit les expressions de sa sentimentalité en état d'attente tremblante. Enfin, passée cette espèce d'initiation destinée à tuer l'enfant en attendant d'être le père ou la mère, une lumière est jetée plus ou moins nettement sur les choses de la vie et c'est alors une prosodie impeccable qui balaie toute velléité de cris de guerre et de soupirs. Encore un modèle plat, un applatissement d'une idée aussi bien exprimée qu'incertaine :

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III-7

La théorie littéraire est pleine de ce genre de niaiseries destinées non pas à nous renseigner, en tant que géniteurs, sur les promesses de la littérature, mais à en tracer un cursus destiné à séduire :

— le sentiment du temps, douleur immense si rien n'est fait pour en atténuer les effets dans le cerveau de l'enfant ;

— le sentiment de la vie qui doit impérativement recommencer, à l'âge adulte, par le sentiment d'avoir atteint en même temps la maturité ;

— le sentiment de la littérature qui doit présenter une évolution maintenant garantie à la fois par l'exigence de maturité et par l'oubli des conditions d'attente les plus périlleuses, familialement parlant. Famille, honneur, patrie, comme on dit dans les démocraties conservatrices (de quoi justement ?) : mon œil ! Héritage direct du bien, privilèges de la parole, terre prometteuse de possessions. Notons au passage que presque toutes les impasses littéraires du XXe siècle reposent sur une idée du temps jamais trop loin de cette vision de la chose sociale. D'où l'intérêt, peut-être, de s'intéresser à autre chose que le temps, en tout cas pas au temps de Proust par exemple. C'est en étranger au temps, pour commencer, que nous envisageons notre révolte relative à ces questions primordiales et détestables de l'amélioration de la race humaine. Une ontologie carabin/carabas suppose, une fois résolue la question de la pertinence d'une coupure épistémologique ou non, la conservation des découvertes utiles quand bien même elles ne seraient pas fondées à participer à une ontologie raisonnablement vraie : la conquête du pouvoir, l'hygiène mentale et la possession par dépossession ou invention demeurent les thèmes préférés de la conversation dont j'ai tenté de donner une idée pratique en écrivant CARABIN CARABAS.

XIV

Le personnage en prend de la graine, certes, et ne dispose plus de cette liberté que la friction des faits avec sa psychologie, pimentée d'imagination et de références, ne parvient plus à alimenter comme on nourrit le produit de sa propre chair. Quelle importance, les géniteurs (je parle du personnage qui a peu de chance de nous ressembler pour bénéficier de nos propres explications) ? Chaque fois qu'on se réfère au temps pour décrire ou simplement mettre en présence, on provoque une hâte bien compréhensible. Le personnage court. Le lecteur le ratrappe-t-il ? Le temps, linéaire ou recomposé selon des moyens somme toute assez précaires (qui exigent toutefois un talent hors-pair pour aller aussi loin), agit par capillarité, comme n'importe quel objet plongé dans un liquide : ce défi à la gravitation des immobiles dépend encore de la surface, de ce qu'on lui attribue de qualité c'est-à-dire de ce qu'on lui donne de sens. Acte d'écrire éminemment différent de la plongée du pinceau dans les magmas de la palette qui est comme le double essentiel du tableau. Avec le temps, tout s'en va, et n'en déplaise au poète de laboratoire, c'est encore le chansonnier qui a raison (sans doute parce que son inspiration est mieux nourrie que la crispation aléatoire du chercheur). Le pinceau agglutine le sens plus facilement que la langue posée comme un pied sur la littérature. Cette part de description, si elle n'entre pas dans le texte là où le personnage ne suffit plus à esquisser le roman, complique la lecture de celui qui sait lire la littérature et rend impossible la lecture à celui qui ne possède pas cet exercice de la statique mentale. Je ne sais pas en quoi la musique du texte contribue à sa compréhension et à son enrichissement. Il me semble que cette musique, par ses rythmes et ses dominantes, ne sert guère qu'à mémoriser le texte ou à rechercher les terrains sentimentaux destinés à former le lit de la lecture. Je ne pense pas que ce soit là ce qu'il convient d'emprunter à la musique pour complémenter un texte que les descriptions ne rendent pas à la réalité dont ils naissent. Or, c'est à la musique qu'on se réfère quand on prétend évaluer le style, quand bien même il ne s'agirait ni d'une musique sautillante (syncope) ni d'une musique militaire (cadence). Est-il si important que ça de bien écrire, c'est-à-dire d'écrire pour l'oreille, vieux fonds de rhétorique ou plus précisément d'une époque où on lisait à haute voix les textes proposés à l'esprit et où le discours, cadencé et gesticulant, empruntait les voix du monologue pour exercer son influence dans un auditoire privé du recours à l'intimité, condamné à poser des questions pertinentes. Le bien-écrire, l'écrire-style est une disposition d'acteur et non pas d'écrivain. Plus intéressant est le recours au vocabulaire, à sa connaissance (acte cognitif) comme à son invention (rhétorique), ce qui nous place dans le futur, dans ce qui va arriver aux mots pour influencer la phrase qui proposera des cristallisations claires à l'esprit en position d'écriture. On sent bien alors comment le héros n'est plus aussi facile à saisir que le voisin de palier surpris en flagrant délit d'existence quotidienne. Le chant, puisque c'en est un, est une question de mot et non pas d'éloquence. La maturité du savoir-faire-un-roman ne s'embarrasserait plus de l'effort de bien écrire, qui n'est pas donné à tout le monde, ni de bien recevoir ce qui est bien écrit, en connaissance de cause, en toute honnêteté, fût-elle le meilleur du romantisme. Un roman n'est pas un opéra. La maturité, s'il est bien question de cela en remplacement de la mort de l'enfant (qui la niera ?), est à ce prix.

XV

La révolte dont je parlais plus haut, qui s'en prend aux tentatives d'amélioration de l'homme, se nourrit (quel verbe et quelle action décisive !) d'un sentiment spatial du roman. La résultante est une enfance. Elle résulte, cette enfance, de ce futur rendu probable par sa promesse de textes et par l'instant si décisif, aliment de toute la vie, qui menace de tomber dans l'oubli, de ne pas signaler son importance au moment où le texte s'en approche, ou pire de ne rien laisser penser de son inévitable occurence. Si les liens de cause à effet ont leur importance dans la vie quotidienne (mon tiroir est vide : quelqu'un l'a vidé, moi ou un autre, anesthésie ou complot etc.), ce sont plutôt les ligatures d'effet à cause qui tracent le roman : le roman est une enquête ; ce n'est pas une intrigue bonne à mettre de l'animation dans l'ennui et non pas des raisons dans la révolte. Quel bonheur se serait de se surprendre soi-même en position de repos, loin de toute idée d'oscillation ou de translation ! Mais le bonheur, s'il doit exister dans ces conditions de combat incessant contre soi et les autres, serait plutôt relatif à la tranquillité. Bonheur des tranquilles (tranquillisés) et bonheur des immobiles (immobilisés par quoi ?). On voit bien là comment la substance tranquillisante prend le pas sur un effort nettement spirituel (auquel des religions nous convie dans un autre effort, celui de l'imitation). Substance devient le maître mot du présent à vivre sans pouvoir en mesurer l'instant ni en garantir la permanence, terrible fatalité du poète que ni l'éloquence ni la connaissance ne tireront de cet achoppement. L'entrée de la langue dans cet interstice est si proche d'un usage fétichiste de l'instant que les géniteurs, si c'est là leur importance, s'en émeuvent toujours à grands renforts de démonstrations de normalité tirées du répertoire des exemples à suivre. On ne s'étonnera donc pas que la querelle familiale, avec ses variations d'aventures sentimentales et ses emprunts à un éternel passé, prenne de l'importance dans la fabrication d'un roman. L'homme-enfant, qui appartient au passé, voyage dans l'homme-futur, qui est probablement (mais comment l'affirmer si l'enfant meurt ?) ce qu'il faut maintenant penser du passé.

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III-8 — Le temps n'est plus qu'un espace romanesque.

Ce qui est écrit, c'est le futur.

Voilà comment s'opère le passage du vieux schéma où la vie est un « éveil » qui installe à leurs places respectives l'ignorant et le savant, celui-ci étant quelquefois chargé de « sauver » l'humanité d'on sait trop quelle faute sans laquelle il n'y a plus de religion ni d'approche philosophique de la religion, quand il est plus simple, mais c'est une autre histoire, de ne pas interposer entre les hommes les questions aux réponses tirées par les cheveux (Confucius), passage entre cette vieille figuration et la représentation romanesque qui, ne s'embarrassant pas de contraintes et ne contraignant personne à la lecture, suppose la vie comme une statique des forces en présence dans la relation humaine avec des savants contenus dans ce qui n'est plus une croyance mais une histoire et des cybériens contenant la science sans la connaître plus parfaitement que vulgarisée (jeu de hasard) ; Dieu non pas mort, car les idées ne disparaissent pas aussi facilement surtout quand les religions en assurent la persistance, mais réduit à ses prêtres, à la limite, à un filet de voix qu'il est bien inutile d'opposer aux poétiques et que les gesticulations d'acteurs n'améliorent que dans le jeu proposé au spectateur et non pas au lecteur. Le roman est une donnée qui participe avec le futur de l'homme encore enfant à cette enfance même qui finit comme s'achève le jour et la question du jour suivant n'est pas une question d'homme mais de maturité considérée comme la prémisse de la mort-retour à l'éveil qui sauva l'humanité de la vie pour la sauver encore jusqu'à ce que ce récit de l'enfantillage se termine en queue de poisson. Je préfère l'enfance, quand bien même il paraît impossible au premier abord de la distinguer de l'enfantillage et de sortir de soi un roman au lieu des babillages qui bornent l'esprit de nostalgies suggestives, de phobies théâtrales et de la leçon donnée aux enfants pour les sauver de la croissance au nom de Dieu ou du non-Dieu (qui quelquefois est tout simplement le Néant ou le non-Néant : chiasme).

XVI

Pensant moi aussi à sauver l'adulte de son histoire toute faite, il m'est arrivé, justement au sortir de l'enfance, alors que je me croyais un adolescent et qu'on me prenait déjà pour un adulte (tout avait parfaitement fonctionné), il m'est arrivé de me sauver de cette angoisse par le récit, ne sachant pas où il me menait une fois que je l'avais livré à l'écriture mais au fond assez confiant sur mes possibilités d'ouvrager quelque chose de lisible. Ce fut la Parabole du Festin. Je la livre ici dans sa division schématique, sans les articulations qui en définissent les nuances, sans les phases qui l'innervent dans les moments de doute traduit immédiatement par le garrotage de l'écriture :

1) X, de nuit de préférence pour ajouter au drame, se perd dans des rues vides de sens ; il rencontre l'impossible passant qui confirme sa folie d'X aux prises avec sa révolte ; la fuite se traduit par des vertiges d'ombres et de mots au sens difficilement explicable ; le poème est en lui, net comme l'eau, aimanté comme la fusion ; des fragments sortent de cette bouche livrée aux hasards de l'existence, aux rencontres d'un double qu'il s'agit de distinguer de l'original par le détail significatif ; l'entrée d'un patio se présente pour le sauver ; belle lumière d'une soirée entre amis ; le Gardien le conduit vers les tables surchargées de mets tous plus délicats les uns que les autres ; on ne lui demande pas : « Qui êtes-vous ? » et il ne s'en inquiète pas ; il se sent déjà appartenir à cette lumière, à ces visages, au ciel carré-noir-sur-fond-blanc qui limite les murs du patio ; il se nourrit lentement, au bord d'un bonheur rapide qui cisaille son angoisse ; on le frôle sans exiger l'existence ; il participe sans être de ce monde ; le poème continue de couler, sans douleur cette fois, comme s'il était possible, comme s'il fallait revenir ici chaque fois qu'il est question de trouver le repos, un repos immédiatement ressenti comme relatif, mais réel, presque omniprésent.

2) Les invités, dont on ne distingue pas encore l'hôte, l'hôtesse, les hôtes (comment savoir ?), se divertissent maintenant en racontant des histoires, chacun son tour méritant l'attention des autres qu'on voit agglutinés autour du conteur ; X se divertit lui aussi, passablement mais c'est là encore une réalité, la nième, qu'il convient de reconnaître pour ne pas se distinguer par une différence aussi indicible, si peu compatible avec la narration qui est de règle, on le rappelle entre chaque intervention : pas de rhétorique, pas de démonstrations abstraites, du récit, rien que du récit ; le poème, lui, continue sa croissance, comme s'il devenait urgent d'en parler et comme il est interdit d'en parler, il est nécessaire de le dire ; X s'approche comme un animal ; on le caresse comme s'il était effectivement un animal domestique ; il devine le plaisir dans ces distances non pas prudentes mais distraites ; les récits s'enchaînent sans interruptions autres que celles de Y qui secoue son index pour interdire l'abstraction ; « Pas d'explications, dit-il, nous ne voulons pas expliquer mais seulement raconter » ; Y n'est pas perçu comme étant l'hôte de cette soirée qui ne présente aucun signe d'étrangeté à part le fait qu'on peut y participer sans décliner son identité, sans avoir été invité, ce qui ne manque pas d'inquiéter X.

3) Voici X sur les trétaux ; il s'est inséré dans la file d'attente des narrateurs ; il s'est à peine excusé ; on ne lui même pas demandé d'attendre son tour ; récitant son poème, il ne cesse de penser à cette facilité ; il tente de se souvenir des visages au moment où il a pénétré cette attente joyeuse ; de temps en temps, le poème disparaît dans cette réflexion, absence presque douloureuse quand elle se signale par les chuchotements qui se superposent à l'annonce de la douleur ; revenu au poème, X retrouve le fil trop facilement ; il redoute de n'être plus lui-même ; il a vécu d'innombrables expériences de ce genre, où il s'est vu en représentant d'un autre jamais identifié ; peut-être ne s'agissait-il, comme dans les romans, que d'un effet de miroir ; mais ce n'est pas un miroir qui agit maintenant ; la timidité peut-être, l'inconstance des visages qui ne rient plus, semble-t-il, que pour se moquer ; où est Y ?

4) Là. Parmi eux. La pointe de son pied s'agite sur le dallage ; « Monsieur, finit-il par dire, j'avais dit pas de poésie ! » Pas de poésie ? X s'interrompt à cette nouvelle ; il s'explique, n'ayant pas entendu que la poésie était hors jeu ; il dit aussi que son erreur est peut-être due au fait que c'est un poème qu'il avait en tête en entrant, un poème d'une influence telle qu'il n'a pas entendu les préceptes ; « Ce n'est pas grave, » dit X. « Ça l'est, dit Y, en tout cas pour nous ». Et tout le monde de l'approuver ; X descend du piédestal ; il se confond en excuses mais personne ne l'écoute ; quelqu'un a déjà pris sa place et l'assemblée ne prête plus attention au poète ; Y même se confond avec les autres ; « Ce pourrait-être n'importe lequel d'entre eux, pense X, sauf moi » ; désormais, il se tient à l'écart et de temps en temps il a l'impression qu'on s'intéresse à la courte distance qu'il impose aux autres comme s'il était chez lui et non pas ailleurs, dans le même monde, mais la nuit, au sein d'un festin dont il ne connaît même pas les raisons ; « Faut-il une raison pour être ensemble ? » etc.

5) Prêtant maintenant un peu plus d'attention à ce qui se raconte, X en perçoit la cohérence ; « Les autres, se dit-il, ce sont mes personnages. Non. Facile. Trop facile ! » Le voilà en plein cœur de ce que les autres lui donnent à recomposer intimement pour comprendre parfaitement de quoi il est question ; tant de récits qui s'assemblent sans perdre la cohérence de leur ensemble trahit une nette volonté d'en faire le roman ; même Y s'est intégré à ce texte que sa présence ne fragmente plus ; X le cherche en pénétrant dans le cercle des auditeurs ; il sourit comme s'il était encore question d'excuser son importunité ; on lui sourit comme si on ne comprenait plus ; il ne leur demande pas : « De quoi parlez-vous ? Pourquoi un roman ? » ; Y est l'un d'entre eux ; « Ne craignent-ils plus la poésie à ce point ? » ; des serviteurs distribuent la nourriture compte tenu qu'on est tellement occupé à écouter qu'on ne s'approche plus des dessertes où la nourriture s'accumule, preuve qu'on mange beaucoup, « Que le roman donne faim ! » se dit X en riant un peu trop visiblement.

6) Cette fois, c'est décidé, X entre dans le roman ; il n'envisage même pas une autre participation ; il entre comme il est entré dans le patio ; il s'y prend aussi impoliment, écartant la file d'attente sans ménagement ; une fois sur les tréteaux, il s'intègre à une cohérence dont il ne connaît pas les détails ; les visages semblent paisibles, comme s'il avait maintenant le pouvoir de passer du poème au roman sans susciter l'impatience ; il a la tentation de leur dire : « Si maintenant j'écris des romans, c'est parce que je continue avec vous ce que j'ai commencé tout seul ! » ; mais bien sûr il ignore les raisons de cette intégration ; il ne réfléchit même pas aux conséquences de son acte ; il écrit des romans ; mieux, il écrit avec les autres, avec ces autres, sans connaissance du terrain, ne pensant pas au jour qui va se lever tôt ou tard, rien ne trouble sa nuit magique, son infraction aussi inexplicable que gratifiante ; il sait que pas plus tard que tout à l'heure, il sera encore question du désir et de ce que cela implique de perturbations au fil des jours ; entrer dans ce cycle des jours, ce n'est pas folichon peut-être, mais en attendant « Je prends mon pied en compagnie ! », ce qui peut être considéré comme un net progrès, en tout cas comme une rémission.

7) C'est l'hôte qui l'interrompt cette fois ; il est accompagné du Gardien rencontré tout à l'heure sur le seuil ; « Je désire vous parler, » dit l'hôte. « Vous désirez ? » « Il désire, » dit le Gardien. L'hôte l'entraîne à l'écart : « Vous avez mangé ? » Comment dire le contraire, oui, X a mangé, peut-être même un peu plus que les autres ; et l'hôte lui propose d'avaler un antidote ; « La nourriture est empoisonnée ? » « Elle l'est, dit le Gardien, ils seront tous morts avant le lever du soleil » ; « Un assassinat, précise l'hôte, auquel vous n'étiez pas convié ; il ne faut pas se laisser attraper par les mots ; festin, assassinat, ça ne veut pas dire la même chose ; je sais de quoi je parle et vous saurez bientôt ce qu'il faut penser de cette anecdote, je veux dire de l'anecdote qui contient le roman. »

XVII

Évidemment, il serait intéressant de comparer cette « version » avec l'originale écrite à 14 ou 15 ans et plus intéressant encore d'en suivre la parabole tout au long d'une vie bornée par les exercices littéraires et les démonstrations de savoir-faire. Les petits détails intentionnels nous renseigneraient sur le type de variation mis en jeu chaque fois qu'un peu d'âge a ajouté les nouveaux fruits de l'expérience. Je ne sais pas, et ne saurai sans doute jamais, à moins de le tenter et peut-être d'y perdre un temps précieux, si c'est là le moyen de re-construire une vie sans les moyens ordinaires de l'autobiographie, les moyens dérivés de la confession et ceux qui la protègent de trop d'indiscrétion et de conclusions contradictoires. Pousser l'œuvre vers un aveu (J'avoue ou je confesse que j'ai vécu) me paraît être et devoir demeurer une espèce de trahison (Djuna Barnes à la parution posthume de ce qui est encore présenté comme les mémoires d'Hemingway). Le commentaire autobiographique ne peut pas servir de démonstration, pas plus que l'usage d'un temps littéraire, fervent de chronologie (et peu importe comment elle est rendue à la lecture), ne peut espérer autre chose qu'un sentiment de nostalgie conclu un peu vite par des traces de bonheur sur le visage maintenant mort. Ces impasses ont beau se présenter en conquérantes du style, elles ne vont pas plus loin que la conversation qu'on peut tenir avec l'autre ou avec les autres dans des circonstances d'analyse conjecturale, d'approche amoureuse ou de défense de soi. L'introspection et l'analyse, ce n'est pas nouveau, relèvent de la chanson, de la chose bien construite avec des matériaux qui, considérés isolément, semblent pouvoir appartenir à n'importe qui et au sujet de n'importe quoi. L'enfant du romancier, que ce soit celui qui est mort en lui ou celui dont il témoigne de la mort (qui précède, en scènes pathétiques, l'anecdote du festin), cet enfant est trop porteur de futur pour se laisser saisir au fil de poussées nostalgiques destinées, si l'on peut dire, à en tracer le portrait cinétique. Entre témoigner et romancer, il y va de la différence qui opère un sérieux et inévitable clivage entre l'enfant et l'homme, le premier n'étant plus et le second étant peut-être-mais-quoi. C'est l'absortion de la Drogue (substance qui résout un problème) ou le refus de se droguer qui décident de l'avenir, ce qu'ici on appellera plutôt destin en face de ce hasard qui n'a pas fini (définition de l'infini) de nous interroger du haut d'une prépondérance mathématique qui l'éloigne tout de même un peu de ses usages littéraires. Entre l'Éveil et le Poème, des lois de composition d'une cruauté considérable fondent les circonstances de l'existence sans reconnaître un seul instant les signes annonciateurs d'une ontologie bien fondée en physique. L'Éveil utilise le temps dans d'interminables paraboles (Faulkner, plus profond et somme toute plus savant que Proust, ne s'y est pas trompé) et le Poème, reconstruisant en même temps tout le langage, n'en finit pas de donner une géométrie spatiale à un espace qui est aussi bien le fruit d'une expansion de l'univers compréhensible seulement avec des moyens mathématiques (abstraction) que d'une réflexion recursive qui conduit l'esprit dans les méandres circonstanciels d'une idéalisation porteuse de toutes les solitudes et mère de tous les anéantissements. Une grande capacité d'abstraction vous ouvrira les portes de la pyramide cognitive, trop de facteurs idéalisants vous conduiront tout droit à l'asile ou dans les rangs, en attendant l'asile ou la retraite, de la main-d'œuvre industrielle et guerrière. Une éthique consisterait à déterminer les conditions du choix et à en dénoncer les inégalités de chance qui sautent aux yeux quand on jette un œil sur la mentalité des géniteurs, sur les lois qui les composent et sur les constitutions qui en garantissent la meilleure application possible en empruntant sans scrupule les chemins de traverse des différences de statuts : riche, pauvre, bien, fou, fort, faible, mutualisé ou non etc. Encore faudrait-il que le Poème ne promette rien, ce que garantirait sa relation au hasard. Et faudrait-il qu'il ne fasse pas l'Histoire, piédestal des promesses. Au lieu d'ériger le récit de la passion sur la foi sans condition, et de le rédiger proprement, raisonnablement et en toute cohérence, commettant peut-être un chef-d'œuvre mais traçant toutefois les limites à ne pas dépasser (versets perdus ou sataniques par exemple), il s'agirait assez naïvement de pénétrer le texte pour en retrouver les fondements et pourquoi pas la théorie. Ceci suppose une technique indifférente à l'acte d'écrire. Est-ce concevable ? Ce serait de l'analyse, de l'introspection, de la déconstruction... Tout ceci a-t-il déjà donné quelque chose ? Pas qu'on sache et nous ne voulons pas croire aux complots des Gardiens de l'humanité au détriment du progrès scientifique. Ce qui place la littérature en posture de science probable, ni exacte ni fausse, probable, ce qui lui va comme un gant. Trouver et non pas chercher, en tout cas en partant de JE. Que reste-t-il alors des autres ? Un poème, même en passant par le Festin qui le contraint au roman pour des raisons à la fois très claires et d'autres parfaitement obscures ? Nous approfondirons, au plus, et sans doute, ce n'est pas paradoxal, par le moyen des surfaces.

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III-9

Quatrième partie

De même que l'amélioration de l'homme et de son genre de vie constitue la seule question philosophique d'importance, c'est la dimension de l'univers, et donc son origine et sa fin (probable), qui pousse l'homme à chercher avec la meilleure exigence possible, ce qui exclut les rituels magiques et religieux, semble-t-il définitivement. On imagine assez les conflits que la magie inspira aux hommes en proie au désir de pouvoir et de possession, on en sait assez sur les hostilités sanglantes inspirées depuis par les religions et nous sommes au seuil de savoir ce que les sciences sont capables de détruire dans le cœur de l'homme (nous n'avons encore rien vu). La philosophie, elle, quand elle s'égare en politique, n'est que la triste égérie des hommes de pouvoir, du sergent à l'empereur. Elle ne peut guère prétendre être comprise de tout le monde ni résister à toute tentative d'en détourner les conclusions toujours provisoires cependant dans l'esprit du philosophe mais bien pratique quand il s'agit de donner une cohérence à ce qui n'est que domination et abus. Finalement pauvre en langage, elle inspire aussi les fous et les charlatans qui se livrent à leurs échanges de bons procédés dans des cercles de moins en moins hermétiques et de plus en plus clairement commerciaux. La science elle-même n'y trouve pas sa langue, elle la perd quelquefois faute de rigueur, la retrouvant au moment des recherches de financement où, comme par miracle, des promesses purement eugéniques se mettent à envahir notre quotidien déjà fort à l'ouvrage des publicités, propagandes, prédications, cathéchismes, démonstrations de force, et autres missions apostoliques. On n'en demande pas tant au poème(roman). Divertissement quand le temps se prête aux attentes d'une nostalgie bien compréhensible si l'on se place d'un point de vue simplement humain, il ne cherche en principe qu'à se sortir de là, à en sortir le poète et son lecteur, et ce simple exercice de la parole, force paralalies et pupinations (ne pas trouver ses mots malgré les injections parallèles), avec des moyens purement scripturaux et aussi peu de pouvoir temporel que sa résistance au monde est exemplaire. S'il n'est pas vraiment populaire, le roman(poème) est cybérien, franchement cybérien. Le poète(romancier) est un cybérien. Mieux, il appartient aux siens ou à son peuple. C'est sur ce labour perpétuel qu'il pratique son art de l'anacoluthe ; peut-être vaudrait-il mieux dire discontinuité pour ne pas jeter un trouble réthorique sur ce qui est tropologique. Quantité contre qualité, réduisant ainsi le style à peu de chose comparé à la diversité des propositions spatiales. Le corps prime, non seulement parce que nous le possédons contre toute intention de nous en déposséder, mais parce que l'esprit n'en est pas le miroir de ce que nous sommes malgré nous. Cette complexité chorégraphique ne trouve pas sa résolution, ni dans la philosophie ni dans les sciences, aussi exactes soient-elles ou justement parce qu'elles sont exactes et qu'en elles tout phénomène rhéologique est formulable ou n'est pas (convultion). La religion relate la peur ou la soumission, les pratiques magiques éloignent du foyer où la pensée anéantit toute vélléité de solution. Seule, la poésie trouve, par hasard, sur le fil de l'Histoire mais sans refaire l'Histoire, les enrichissements de la langue sur le point de devenir le langage universel à la place des égalités qui ne résolvent que l'égalité. L'inconnue n'est pas la même, ici et là :

— La philosophie pose le genre d'homme et celui de vie (d'homme) comme l'inconnue connue en partie ; la trace déferle dans le temps, passant par les preuves de l'existence de Dieu (Descartes, Lemaître de Louvain, Einstein), allant aux remplissages un peu rapides du néant par des questions moins sujettes à la connaissance ; on se perd en conjectures sans libérer cette l'énergie de l'aléatoire qui joue le poème contre le bonheur de la trouvaille ; chemins difficiles que l'homme n'a pas le temps d'arpenter jusqu'au bout, comme si la continuité, dans ce cas d'héritage, était donnée d'avance, mais par quoi qui serait si justement inscrit dans le destin ? Chargée d'analyser ou de déconstruire (on suppose donc qu'il y a eu expression et même structure), elle ne dépasse jamais l'objet de son attention ; on est simplement suffoqué par sa nature d'enquêteuse sur le tas. Elle passe le temps en utilitaire du moment.

— La science (au pluriel, un pluriel autrement fragmentaire que celui que la philosophie sème sur ses pas) comprend l'univers sans le posséder ; elle le comprendra jusqu'à la preuve du contaire ; une preuve abstraite, de plus en plus abstraite ; l'application perd sa nature en trouvant acquéreur ; cycle économique assez proche de l'Enfer ; on ne sait pas qui commande à ce festin ni si quelqu'un possède ce pouvoir tant il serait hors du commun ; la science met les pieds dans sa contradiction en élevant le scientifique au-dessus de son objet ; on ne se comprend plus ; on s'émerveille moins devant le squelette d'un brontosaure que devant sa représentation dramatique ; on se dépossède mieux dans la perspective d'un bon moment passé à trembler devant les apparitions rugissantes de l'animal cinématographique qu'à l'appel du préhistorien qui ne se régénère pas aussi facilement que le consommateur moyen ; la science s'emberlificote dans les réseaux économiques qui en retardent désormais le progrès ; sans applications technologiques immédiates, le plus immédiatement possibles compte tenu de la vélocité des marchés, la science rejoint la philosophie sur le terrain des améliorations, elle devient le prétexte philosophique, pas si morte que ça, la philosophie ; à voir.

— La littérature, quand elle donne trop à la nostalgie et pas assez à la langue qui lui sert de langage, elle s'oublie ; comme le cultivateur ne rencontre aucune difficulté à expliquer le produit de sa terre par la terre et par la croissance, le poète ne devrait pas éprouver d'autres apories que le rapport de clarté à obscurité que les traductions et les interprétations font subir à son texte ; il ne s'agit pas de mettre à la lumière ce qui se cachait dans l'ombre ; il s'agit de donner à la langue les moyens de cette clarté ou au moins d'en annoncer l'intégrité par des signes de langage évident et non pas par l'intermédiaire de la fantaisie et de l'illusionnisme qui peuvent exister ailleurs, où l'on s'amuse sans se préoccuper du désir qui nous inspire ces moments touchant de près à la satisfaction ; mais comment mourir assouvi ? La littérature ne répond pas à cette question parce qu'elle est l'expression même de l'inassouvissement et de ses succédanés. Elle se limite à dire ; elle ne résout ni ne promet rien. Quand elle ne passe pas rapidement de lecture à oubli, comme nous passons de vie à trépas, elle résiste rarement plus de deux siècles aux changements de mentalité ; si on continue de la lire, c'est toujours pour ce qu'elle ne contient plus de littérature et pour ce qu'elle conserve d'anecdote ou de justesse psychologique. Pas plus durable que la découverte scientifique ou l'idée philosophique inattendue, elle appartient au temps dont elle est pourtant l'étrangère. Ainsi, tout espace se réduit à un temps qui est celui de l'oubli et non pas celui de l'attente qui a été merveilleuse sans survivre à son étonnement. L'enfant n'est pas loin.

— Et puis il y a le reste, tout ce qui n'est ni philosophique, ni scientifique, ni littéraire, le tout venant en habits de religion, de magie, de consommation ; produire et consommer, produire tout ce qui n'est pas artistique et consommer ce qui n'est pas hors de portée pour des raisons économiques ; être le maître ou l'esclave, maître des servitudes, au moins le temps de vivre, ou esclave des propriétés qui auront raison de soi à défaut d'en posséder toute la nature : on a sa résistance à soi ; demeurer le fou qu'on n'enferme pas avec les larrons ou ne pas soigner le fou et exercer pourtant une profession honorable et honorée ; la cybérie est surpeuplée ; elle pose la question du nombre d'individus à ne pas dépasser ; la science connaît-elle déjà cette abstraction ? La philosophie est-elle en mesure d'y répondre par des conseils ? La littérature en perpétuera-t-elle l'évènement ? Que ressort-il d'un monde où c'est l'humanité qui décide du sort de l'humanité ? En compagnie d'un Dieu qui n'inspire que les fous masochistes et les sublimes et hardis charlatans, et ne concevant le néant que dans la mort, nous avons peu de chance d'échapper à la restructuration de l'humanité tout entière ; la littérature espère-t-elle occuper un des sommets du triangle pour contenir elle aussi cette humanité qyui échappe à la comprégension mais que le sens peut si facilement réduire à la discipline ? Avec quelle voix faut-il s'associer pour éviter le pire ? Et vite, parce que la vie ne dure pas.

 

Évidemment, ce qui ressort de ces activités, c'est la recherche du bonheur ou de ses succédanés. Le contraire eût été trop étonnant. Qui que nous soyons, à nos propres yeux comme par le regard des autres, nous sommes en quête de la meilleure vie possible, nous sommes en lutte contre la douleur et particulièrement actifs et minutieux quelquefois, quand nous cherchons un peu moins aveuglément que les autres, dans nos aspirations à la tranquillité, via la convoitise, l'ambition, la jalousie, la tentation etc. Que cela consiste le plus souvent à faire le malheur de l'autre ne nous étonnera pas au point d'y renoncer sans compensasion. Nous pouvons concevoir n'importe quelle école du comportement pour justifier malgré tout, malgré les croyances surtout, la justesse de nos violences et le destin de leurs objets. Pétris d'une rhétorique de la conviction et des voies de fait, le temps ne nous est guère utile qu'en matière de bonheur et ce que nous trouvons n'est que la limite de notre espace. Nous reproduisons l'univers à l'échelle de nos frontières ou de notre maison, de nos biens. Cet encerclement s'organise sans cesse et si nous prenons les vessies pour des lanternes, c'est que nous le voulons bien, c'est que c'est bien là notre seul projet. En bon conquérant de ce fragment de temps qu'est la vie, nous allons même jusqu'à tracer les limites intérieures pour créer le cloisonnage nécessaire à nos recherches. La vie devient Histoire par le petit bout de la lorgnette. Toute tentative de mettre en place un objectif est une menace pour le bonheur de tous. On a beau obtenir des résultats tangibles, évidence de l'idée philosophique, promesse de la découverte scientifique, bel amour qui d'abord ne semble pas vieillir, poème au ras des chansons, le bonheur ne se manisfeste guère que par des annonciations précaires ou éphémères. Cette cruauté, mise en spectacle, n'est acceptable que comme fiction préventive sinon elle est l'œuvre d'un fou en proie à des descriptions intérieures qui peuvent alors apparaître comme la négation du bonheur alors que c'en est le procès-verbal toujours renouvelé par les changements d'apparences. En pratique, nous ne reconnaissons notre présence que dans la simulation, ce que nous appelons art. Et il en est de toutes sortes pour nous convaincre, nous charmer ou simplement nous instruire ou nous reposer de tant d'opportunités. L'art est la monnaie d'échange. Encore faudrait-il, sans Platon, y distinguer la part de technique de celle qui marque la présence de la poésie. Quel esprit s'y retrouve ? Qui ne s'y trompe pas ? Qui s'en sert à bon escient ? De quelle science s'agit-il alors ?

On revient immanquablement à des cosmogonies. Autrement dit, penser sans Dieu, qu'on y croit ou pas, est improbable. La construction trinitaire est un système relationnel impossible à mettre à plat : Dieu, le Néant, l'Homme. Une fable, au mieux. Si nous conservons l'Homme, pour soustraire cette part d'imagination fantasmagorique à son exercice de la pensée, reste le Temps et l'Espace. C'est mieux, comme trinité, plus catégorique, moins soumis aux contingences de la douleur et en même temps plus proche de la douleur. Plus proche aussi de la vie quotidienne qui s'épuise en fonctions linéaires et bissectrices. Il paraît difficle de concevoir autre chose que la douleur à cet endroit précis du cercle trinitaire. La douleur est le terme générique de toutes les manifestations du malheur. Génération de tout ce qui s'oppose y compris à l'idée de bonheur. Dualité capable de tirer l'esprit vers des considérations morales qui le désorientent rapidement, par exemple en plein cœur de l'enfance, quand les charlatans de la religion inséminent nos cuculs. Penser avec l'Homme c'est expérimenter la douleur, dont la plus belle est l'angoisse qui accompagne toutes les douleurs, l'angoisse comme douleur révélatrice de l'impossibilité de calmer la douleur sans le recours à l'illusion ou à la disparition du corps, ce que le corps comporte de tissus nerveux, de connexions précises jusqu'à la douleur justement. L'angoisse est la démonstration même que le bonheur est un fantasme. Ainsi la vie devient est une lutte permanente des angoisses avec ce que cela suppose de ruse et de capacité de satisfaction. La vie s'échelonne à partir des coups du sort et des victoires momentanées. Ce qui donne de l'importance au Hasard (destin) et à l'Histoire (instant) relativement au Temps et à l'Espace :

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Je veux par là figurer ce que le récit doit au voyage et ce que le voyage doit céder au récit simplement pour être lisible. Si l'espace est bien l'origine du roman, le temps est tributaire de l'Histoire avec ce que cela suppose de crises du sens à donner et d'étrangetés relatives aux différences de culture. Le nœud Voyage/Récit, sans être ce que le roman peut être avec un minimum de temps et donc d'Histoire, est la première prise de bec connue au moment où la langue, de démotique, devient littérature parce qu'elle est écrite. Le hasard et l'Histoire conditionnent le texte au point d'en faire un reflet étroit de la réalité qui ne dit rien ni du hasard ni de l'Histoire mais qui signale le lieu exact où cela se passe, un être humain à peine différent des autres mais si différent qu'il a tendance à passer pour le texte qu'il écrit, pour le voyageur qu'il se propose d'être et pour le récitant nécessaire à la durée du voyage. À ce moment à la fois unique et fondateur, nul personnage, nul décor. Et plus le récit s'avance dans la langue, moins il devient le récit du voyage. On pourrait en dire autant du voyage qui, au fond, n'est plus un récit quand il s'achève. Les rapports de récit à voyage comme explication exhaustive de ce premier chiasme nodal devraient rapporter la compréhension du rapport de roman à Éveil. Écrire un roman, c'est renoncer aux fantasmes de l'éveil sinon pourquoi écrire ce qui participe à la critique de l'Éveil ? Et si le choix est porté sur l'Éveil, alors comment écrire un roman qui cherche l'espace avec le moins de temps possible ? C'est que nous sommes au sein d'une circonférence décrite par le choix entre Dieu et le monde.

À ce sujet, on raconte quelquefois que la Science (majuscule) est une solution provisoire consistant à tendre vers Dieu sans jamais l'atteindre, ce qu'on suppose significatif de la distance qui sépare l'homme de ce créateur imaginaire qui agit comme paramètre nécessaire à toute explication cognitive. À l'opposé des méditations aux apparences forcément primaires et soumises à des témoignages non moins sujets à caution, la science démontre son efficacité sans démontrer l'existence de Dieu mais, par le même tour illusionniste, elle ne s'en passe pas totalement : on assiste sans cesse au spectacle du scientifique remerciant son Dieu ou le priant de donner une solution à des travaux destinés à améliorer le genre humain par la modification exemplaire du genre de vie. Le simple fait de sauver l'homme de la mort est un sujet d'inquiétude et de satisfaction mais changer l'homme est si difficile à admettre comme idée majeure que la société en tremble tous les jours sans toutefois imposer à la science le carcan innommable que sa croissance donne à imaginer. Et si Dieu appartient à cet imaginaire, alors la solution est un fragment de cette réalité à laquelle il a accès sans nous consulter aussi directement que nous le souhaitons (ô désir). Le recours à Dieu est un choix imaginaire et la solution est imaginaire tandis que la question est bien réelle. Le choix qui est alors en jeu concerne la parité Dieu/temps comme première boucle du cercle qui va décrire notre voyage. Mis en marge par choix délibéré (après réflexion), ce personnage aussi imaginaire que le caractère négatif du carré d'un nombre peut servir à la rigueur de catalyseur dans la solution humaine destinée à des précipitations riches en couleur locale. Inévitable comme le caillou sur le chemin, sa présence est un produit complexe tiré de l'Histoire et de ses incroyables démonstrations. La science, aussi inévitable et moins gourmande en procédés historiques, a beau (peut-être) cultiver ses approches par un évident accroissement de son efficacité sur la vie, donnant par la même occasion beaucoup à la mort, elle ne réussit pas à contraindre l'imagination à une activité moins inquiétante que la prévision d'une catastrophe finale comme résultat de son orgueil, laissant aussi à imaginer qui finira par prendre le relais d'une civilisation trop encline à conquérir le temps par un usage excessif de l'espace qui appartient à l'humanité, condamnant ainsi les autres parties de l'humanité à défendre leur terrain gagné sur l'histoire. Des justes verraient enfin leur raison s'accroître d'un mythe, celui des civilisations scientifiques vouées au feu alors que, comme de bien entendu, les religions, en phase de guerre, imposeraient à l'espace enfin conquis les lois d'un temps qui commence et se finit par Dieu. On imagine alors le temps nécessaire à ces religions pour trouver un point commun suffisamment crédible, point de rassemblement que pour l'instant l'imagination ne conçoit pas sans quelques entorses au désir, à moins que la Science ne soit encore, par-delà le mythe qui la régénère, la solution aux conflits religieux.

Dans cette boucle Dieu/temps s'engouffrent toutes les données imaginaires qui se proposent comme solutions d'attente et quelquefois d'oubli. Poésie en mode mineur, le roman n'en est que la vulgarisation, la banalité transmuée en texte, le rêve démocratique au vent comme la peau de Mani, la popularisation des attitudes reconnaissables par le signe distinctif et non pas par la profondeur acquise dans la pratique de la langue d'échange, etc. L'Éveil est une tromperie, mais pas une tromperie de fourbe ; le seul résultat avancé par les idéaux de l'Éveil, ce sont ces mythes réduits à une vie d'homme qui se conclut par la passion ou la connaissance, selon que Dieu est seul maître à bord ou que son existence probable est un exemple à suivre. On invoque au lieu de donner, subtil exercice sur l'angoisse. On donne à imaginer pour résoudre au lieu de résoudre pour laisser toute la place à l'imagination. On est en attente d'avoir raison, présence obsédante de ces agenouillés qui encerclent le monde des connaisseurs sous prétexte d'en prendre le meilleur pour améliorer l'homme et la vie de manière raisonnable sans raisonner. Cette pitrerie continuelle, toujours au rang des hypothèses et des conclusions qui les fondent, exerce son influence sur le voyage parce qu'elle possède les moyens du récit. En effet, comment concevoir le temps autrement que linéairement ? Et pourquoi voyager si le hasard annonce les peuplements ? Cette première étape d'un graphe ontologique commence par ces hypothèses (en termes de littérature, on dirait scénario). Ce qui suit ne peut plus être une démonstration mais, voyage oblige, une action perpétrée sur la vie et ceci uniquement parce que les conclusions sont annoncées (Dieu) ou au contraire annonciatrices (monde). Car tel est le procédéde réflexion que je propose maintenant : hypothèse, action, non-conclusion ; schéma (scénario) typique du romancier et non pas ni du philosophe ni du scientifique.

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Nous entrons en terrain névrotique. Sans antalgique, pas d'action. Ici la drogue règne en maîtresse des lieux, si c'est parcourir les graphes d'une surface que de voyager en pareilles circonstances. La question n'est pas de savoir ce que le rêve et l'hallucination apportent au récit pour le construire et le compléter, sinon tenter d'endormir un peu la douleur née d'une incohérence, aussi infime soit-elle. Le plaisir demeure la meilleure façon de pallier la petite douleur, la drogue étant chargée de remplacer les antilogies les moins supportables par les coq-à-l'âne, les anacoluthes et autres figures de l'angoisse qui dérivent vers le texte quand on cherche à la localiser. La brousaille des mots ne connaît ni la démence qui tente de faire passer son double pour l'enfant ni la psychose qui veut faire croire à l'observateur qu'une dissociation de l'être est possible mais seulement dans les circonstances de la folie où il n'est plus question ni de l'enfant ni de la maturité et encore moins de la mort si propice à la réflexion quand on y réfléchit. Une résistance à la névrose est la condition première d'une action sur le roman dont on peut espérer un roman, mais résister par l'intermédiaire d'une doctrine qui admet trop et ne démontre rien ou pas assez est sans doute le meilleur moyen de sombrer dans le pathétique, autre nœud de douleurs cette fois sans rapport de force avec la réalité qui finit toujours par imposer ses conditions. Les jeux de miroirs et les mortifications ne remplaceront jamais les effets d'une drogue digne de ce nom si ce besoin est nommé clairement. Il s'agit sans doute de ménager les moments de clairvoyance dans le délire des jours qui se succèdent sans construire, sans donner à calculer et surtout en désignant obstinément (obstination à soi) l'innommable comme le seul recueillement fragmentaire. L'incohérence ne naît souvent que de cette impossibilité de donner une durée à la clarté et non pas d'exprimer en bon français ce qui apparaît clairement. C'est un état névrotique, garanti par un usage physiologique de la drogue et une consommation exigente des plaisirs, que le romancier met en scène pour ne pas le jouer. Le soulagement de la douleur installe les prémisses du texte. Voir si la présence de l'autre est nécessaire, voisin(e) aimé(e), voisin(e) violé(e) constamment ou praticien de l'acte de contrition et de l'illusion analytique, le choix n'est pas limité au cadre éthique et quelquefois esthétique que le Droit fondateur des relations humaines applique sans vergogne aux plus désespérés avec une poigne qui remplit de satisfactions crispées le citoyen immobile qui veut se croire tranquille quand on n'est jamais que tranquillisé, c'est-à-dire intranquille. On n'entre jamais dans l'action par les grandes portes qui font l'Histoire. La distance, compliquée de graphes, n'est pas une construction de l'esprit ni de la nature, on n'en possède pas la description fût-elle exhaustive pour commencer, et pas une seule parole n'est en mesure de distinguer ce qui se passe de ce qui n'a pas lieu aussi clairement que l'annonce la découverte. Fragilisé par ce carcan impossible à franchir avec les moyens de la peau, mais renforcer par la chimie des drogues ou celle des réactions aux plaisirs, le romancier n'est pas non plus l'aventurier de son action, il ne remplace pas le vent qui le pousse. Mesurer cet arbitraire revient à en exprimer les hasards donnés comme successifs, épisodiques, voire anecdotiques.

Le passage d'une hypothèse aussi peu effarante (premier chiasme nodal) au langage (deuxième) ne se passe pas sans une forte dose d'intuition et aussi peu de formalisme que possible. La dominante est intuitive. Freud commence son essai sur le rêve en expliquant, sur un mode conversasionnel aussi sympathique qu'inattendu, en expliquant pourquoi il pense que le rêve a un sens. Et aussitôt il se démarque des idéalistes (le rêve comme « ascension de l'âme vers un état supérieur »), des réalistes (le rêve est « une excitation psychique que l'état de veille empêche de développer librement » — noter le librement) et des physiologistes, pour ne pas les appeler matérialistes (le rêve est « un processus matériel »). Cela dit, il se tourne alors vers la sagesse populaire, non sans s'étonner d'en arriver là comme par la force des choses, et en déduit que le rêve a un sens, sans le démontrer, simplement en l'admettant avec les uns pour ne pas rejoindre les autres sur des terrains qui lui paraissent stériles. C'est une règle bien connue de la rhétorique que tout axiome doit être semé en terre arable sinon on ne voit pas comment la conversation ne sombrerait pas dans le silence et par conséquent dans l'attente, ce qui arrive quelquefois, quand le rapport axiome/environnement est évidemment contestable (preuve qu'il est faux), mais ne doit pas arriver sans cesse. Personne n'a encore réussi à imposer l'idée d'un formalisme exact sans donner au ridicule ce que celui-ci attend des beaux parleurs et des ergoteurs. Aucune voie moyenne n'a été trouvée entre l'intuition et la forme. Le mieux qui se puisse espérer de ce commencement d'action, c'est de donner la priorité, à moins qu'elle de se déduise, à l'une ou l'autre posture de l'éloquence au service de la démonstration et non plus de la conviction. Freud cherche à convaincre et non pas à démontrer. « L'erreur est le portail de la découverte », écrit Joyce qui s'empresse de présicer : « pour le génie »). Ici commence la cuisine de la modernité. Rien n'est parfait, tout est intuition, et rien n'est capable de réduire l'intuition à zéro. Etc. Quand je pose une hypothèse, je me fie à mon intuition en me méfiant de mes goûts, mais sais-je à ce point empêcher ce qui fonde mes goûts (je n'en sais rien) d'exercer une influence maligne sur la fragilité rhétorique de mes intuitions ? Faute de bien mesurer l'importance de cette croissance d'apparences fortuites ou déterminées, je franchis le pas qui me sépare de l'action avec une certaine insconscience qui me fera redouter le pire dans les moments les moins topiques de mon existence de romancier. J'admets la contrainte sans pouvoir en mesurer l'importance. Je sors du raisonnement pour me livrer à l'improbable. Et je le fais sur le fil des intuitions dont je suis incapable de reconstruire l'historique. C'est donc vers les journaux que je me tourne ou plutôt : je me tourne vers les journaux non pas parce que Freud est le premier témoin de cette persistance mais parce que je ne peux pas faire autrement. De l'Histoire, parallèlement, naît le discours cognitif dont j'hérite l'axiomatique. Mon action commencera par cet essai non pas de vulgarisation, puisque je ne suis pas scientifique, ni d'épistémologie, je ne suis pas philosophe, mais de lecture coaxiale avec texte, une lecture constante qui utilise les canaux de mon texte pour me relier à la réalité poussée par les autres devant l'humanité à la recherche de l'homme comme création (Histoire) ou probabilité (hasard). À l'autre bout de sa longue carrière d'éveilleur, Freud trace son Moïse comme un roman, appel du pied à ce que le voyage peut concevoir sur le dos du récit.

 

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[interruption…]


3 — L’étranger

1 — Fragments d'une conversation fragile : i2 = —1

 

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

Montesquieu — L'esprit des lois — XV,V

 

Vous êtes tranquillement assis sur votre terrasse. Le ciel, les oiseaux, la route devant chez vous. Un homme passe — ç'aurait pu être une femme ou un enfant, mais c'était un homme. S'il vous ressemble, c'est un inconnu. S'il ne vous ressemble pas, c'est un étranger. L'étranger ne vous est donc pas inconnu. C'est cette différence qui en impose à l'esprit lorsqu'il s'agit de s'exprimer sur ce sujet délicat : l'étranger bien connu comparé à l'inconnu non étranger. Et chaque fois qu'une rencontre a lieu, c'est le fond de la question : qui est-ce ? Et la réponse tient à ce qu'on en sait plutôt qu'à ce qu'on ignore de lui, comme il serait raisonnable de le penser.

On peut en rechercher la cause. Je ne conseille pas cette dissertation. Ne vaut-il pas mieux continuer d'interroger le récit ?

Cet inconnu était bel et bien un étranger. Tout de suite, il s'adressa à moi en mauvais français, un français dénué de toute trace commune sans rien de reconnaissable. Je souhaitai alors ne l'avoir jamais rencontré et je ne me posai même pas la question de savoir pourquoi. Fallait-il répondre à sa question ? Le chemin ? Quel chemin ? me demandai-je presque simultanément à sa prière de lui indiquer le sien. Demeure-t-on longtemps sans réponse dans ces circonstances ? Il disparut. Mais j'étais toujours là. Ne l'avais-je pas vu s'éloigner ? À pied ? En voiture ? Je ne me souviens d'aucune voiture. Je me souviendrais de cette perspective dans l'intrication des lignes de fuites que je connais bien, depuis ma porte.

Je le retrouvai le lendemain, mort. Déjà ? me dis-je en m'approchant du cordon de sécurité.

— Sommes-nous loin de chez moi ? Je ne vois pas ma maison. Que s'est-il passé ?

— Vous êtes malade, me dit quelqu'un comme dans un roman de Pinget.

Cette fois, il ne s'agissait pas d'une question. On changeait de sujet. N'était-ce pas ce que je souhaitais depuis hier ?

Malheureusement, tous les étrangers que l'on rencontre ne finissent pas leurs jours aussi facilement. Quelle phrase ! Qui commence par le malheur et se finit dans la facilité ! Vous ne me croirez pas si je vous dis que je ne l'ai pas fait exprès.

Le contraire d'étranger, n'est-ce pas ami ?

Peut-on vivre en société avec des étrangers ?

Une société d'étrangers est-elle concevable ?

Un ensemble d'étrangers est un pays. Cela va de soi. Mais pourquoi serais-je étranger ailleurs si je ne le suis pas ici ? La question inverse n'a pas de sens.

— Vous buvez ?

Tout le monde boit, marche, parle, fait ceci ou cela. Cela ne nous rapproche pas. Surtout si nous sommes différents.

Mettons que la terre soit à tout le monde et qu'on ne pose plus la question de savoir pourquoi c'est le genre humain qui possède tout. Voilà les principes posés. Ce ne sont pas des hypothèses. On sent bien que la terre est à tout le monde et que ce monde est uniquement humain.

Bien.

Maintenant, comment cela appartient-il à tout le monde mais pas à chacun forcément et pas forcément de manière équitable ? Voilà qui décrit les espèces d'hommes que nous sommes ou que nous ne sommes pas : ceux qui possèdent ont acquis, d'une manière ou d'une autre. Certains peuples ont le génie du Droit. Mais que peut posséder un étranger que je ne possède pas ? Quel est SON droit ?

On a bon cœur. On reçoit l'étranger comme on reçoit n'importe lequel d'entre nous. Seulement voilà : il signale sa différence, ne s'assoit pas à côté de votre femme, ne boit pas ce que vous buvez, il ferme les yeux sur les spectacles qui font notre joie... bref, il marque le terrain de sa différence. Reconnaissons que nous avons marqué le nôtre (relation de cause à effet ? dans quel sens ?) Mais serait-on différent, et contraint de commencer par là, si l'étranger demeurait chez lui où c'est nous qui sommes les étrangers ? On est sans cesse confronté à ces questions de territoire. Sans étrangers, il n'y aurait que des inconnus. L'inconnu ne demande qu'à être connu. Croyez-vous que l'étranger ne demande qu'à être assimilé ?

Est étranger celui qui survit à son étrangeté, celui qui s'accroche à ses particularités, celui qui ne cesse pas d'être un étranger, même mort !

La race n'est pas qu'un problème de pigmentation. Regardez les yeux des Asiatiques et le nez des Africains. Ce n'est pas parce qu'on parle, qu'on fait du commerce et qu'on se reproduit qu'on est ressemblant, je dirais, goutte à goutte. La race est le plus déterminant des facteurs d'étrangeté. Cela dit en dehors de toute pensée érotique. Nous sommes humains, à la fin.

L'étranger ne frappe pas à la porte. Il apparaît, entier, tel qu'il est. Et pour lui, nous ne sommes pas des étrangers. Nous sommes les propriétaires du territoire où il entre. Reconnaissons-lui cette fragilité. Mais n'est-ce pas sa force, ce secret qui le rend impénétrable alors qu'il sait tout de nous ?

Il sait tout de nous parce que nous ne sommes pas des étrangers. Et nous ne savons rien de lui parce qu'il est étranger. Nous ne le connaissons pas, mais il sait à qui il a à faire ; il connaît donc nos faiblesses, ce qui excuse nos brutalités quelquefois...

L'étrangeté ne fait pas l'étranger. Il est étranger du fait du flou qui l'accompagne. Quand vous croisez un inconnu, vous ne cherchez pas à savoir pourquoi il vous est inconnu. Vous reconnaissez simplement que vous ne le connaissez pas. Tandis que l'étranger vous inspire tout de suite le calcul. Avec lui, ce n'est pas pourquoi, mais comment. On en vient tout de suite à se poser des questions qui n'ont aucune chance de se résoudre en réponse connue. Même un objet peut parfaitement tenir lieu d'étranger.

Imaginez. Vous entrez dans une pièce. Un objet y est étranger. Il ne s'explique pas. Il soustrait donc quelque chose à ce que cette pièce signifie, a toujours signifié pour vous. Cet objet, à moins d'être un cadeau qu'on vous fait pour augmenter votre connaissance des objets, demeurera non pas une énigme mais quelque chose de trop. Quelque chose de trop qui enlève quelque chose à ce que vous savez de la pièce. Incroyable ! Un étranger (revenons à l'humain) est à ce point incroyable qu'on ne l'envisage jamais de face. On le contourne, exactement comme vous le faites avec l'objet dont vous vous demandez si c'est un cadeau ou un cheveu dans la soupe.

Le philosophe-chien promenait sa lanterne dans les rues en plein jour et affirmait ne pas voir des hommes. Promenez votre lanterne dans la même rue par les temps qui courent et vous verrez l'étranger, le nombre des étrangers et leur capacité à se reproduire en pleine lumière ! Mais de qui avez-vous ainsi éclairé la lanterne ? Nous sommes bien nombreux à ne pas souhaiter la présence de l'étranger et bien peu à faire la différence entre un homme qu'on ne voit pas pour des raisons de pédagogie philosophique et un homme qu'on voit parce qu'il échappe à notre connaissance.

Évidemment, vous qui ne possédez rien, vous donnez facilement.

Qui dit étranger, dit voyage. Vous voyagez en étranger. Je suppose que la réciproque est aussi vraie. Bien. Mais alors, qui dit la vérité ? Eux ou nous ? C'est presque se demander qui a le droit de voyager. Eux chez nous, en émigrés, ou nous chez eux, en touristes pacifiques porteurs de devises ?

L'idéal, c'est beau. Les actes, c'est nécessaire. Si c'était possible, on passerait notre temps à rêver et il ne se passerait rien entre nous. Seulement voilà, ils agissent. C'est une véritable menace. Donc, nous agissons. Ils nous privent de la meilleure part du rêve.

Qui a commencé ? Nous, pris la main dans le sac, ou eux, qui ne pensent qu'à se servir à notre place ? Soyons justes. Nous sommes les inventeurs, ils ne sont pas l'invention.

Qui sait soigner les maladies ? Et qui se multiplie tellement qu'on ne sait plus où donner de la tête ?

Et s'il n'y avait qu'eux et nous ? Nous, ici et partout. Et eux, à la place qui est la leur.

Eux, c'est vous si on s'adresse à eux. Mais nous, c'est nous. Voilà qui montre à quel point nous avons l'avantage de la propriété.

Aimer l'étranger. Si vous voulez parler d'un territoire qui ne nous appartient pas (pas encore), oui, c'est possible. On peut même éprouver de la sympathie pour les habitants. On ne les connaît jamais assez pour les aimer vraiment. On préfère leur terre et on sait pourquoi on l'aime.

Nous ne possédons pas tout parce qu'en nous s'agite le ver qui ne veut pas tout posséder. Sans ce ver...

L'étrangère, c'est autre chose. Sitôt qu'on évoque le sexe, on capitule devant les difficultés géographiques. On se rejoint dans un lit.

Il faut limiter l'étranger à l'ailleurs. Vous ne dites pas : j'habite ailleurs. Vous habitez ici ou là, quelque part. Ailleurs, c'est nulle part en ce qui nous concerne. Et quelque part, c'est où ils vont. Ils viennent de nulle part et ils arrivent chez nous ! Comment est-ce possible ? Non, il faut mettre des bornes là où on s'attend à en trouver, pas ailleurs.

Le droit au bonheur est inscrit dans la Loi de ceux que le bonheur intéresse. Voilà ce qu'ils viennent chercher.

Mourir de faim n'est pas une excuse. Vous ne venez pas manger. On se débrouille toujours. Vous avez d'autres idées dans la tête. Ne nous prenez pas pour ce que nous ne sommes pas !

Penser à l'inconnu, chercher à résoudre l'inconnu, savourer l'instant de la découverte, le bonheur heuristique. Ainsi, nous savons ce que nous faisons. Mais perdre du temps à modifier notre espace et les conditions de nos déplacements pour soi-disant accepter l'étranger, n'est-ce pas là faire exactement ce que nous ne savons pas faire ?

Je m'imagine très bien dans la peau de l'étranger. J'y suis. Et alors ? Qu'est-ce que je joue ? Ce qu'il prétend me faire jouer quand je ne pense plus à lui ?

Il y a les ghettos. Nous y pensons. Nous sommes même allés jusqu'à les mettre en pratique, à l'épreuve somme toute. Nous exerçons notre pouvoir de propriétaire sur ce qui garantit la pérennité de notre propriété. Sans étranger, la propriété serait un bien commun. Et ce n'est pas du tout ce que nous souhaitons. Nous souhaitons demeurer inégaux pour entretenir le désir de possession. Voyez comme ils se mettent naturellement du côté où l'on possède le plus. Comme s'ils espéraient sortir du ghetto. Il y a un lien ontologique entre ceux d'entre nous qui ne possèdent rien et ces étrangers qu'on montre du doigt : tous rêvent de posséder ce que nous possédons. Le pouvoir par la main mise sur l'Imagination et l'Imaginaire ! Divisons-les. Et favorisons l'immigration des races inférieures. Retour au ghetto et à l'assistanat. Quelle science !

Le soldat qui envahit votre quotidien n'est pas un étranger. C'est vous qui finissez en étrangers sur votre propre terre. Et vous savez pourquoi ? Parce que vous avez fini par le connaître mieux que vous-même. C'est... poétique.

Se laver les pieds au lieu de prier, permettez-moi de n'en penser que du mal. Mais prier au lieu de se laver les pieds, voilà qui est bien.

L'étranger est rusé. Il le faut bien. Nous ne sommes pas bêtes non plus.

Nous ne sommes pas vraiment blancs. D'ailleurs, beaucoup d'entre nous sont noirs. Mais nous ne sommes pas des étrangers. On se connaît bien et on sait qu'il ne faut pas se mélanger. On se mélange beaucoup plus et beaucoup moins pertinemment chez les étrangers. Voyez le résultat.

Tout le monde meurt, on n'y peut rien. Alors pourquoi demander plus que la terre que nous possédons pour enterrer nos morts ? Ils veulent posséder ce qu'ailleurs nous leur refusons : un regard vers la Mecque.

Voilons nos femmes nous aussi et vivons avec elles sous ce voile impénétrable. Ça leur inspirera peut-être un peu le respect dû à la femme qui est ce que nous possédons de plus cher, pute ou soumise.

Nous gagnons toutes les guerres, même quand nous nous entretuons. Ils perdent la paix, eux. Même quand ils n'ont aucune raison de s'entretuer.

On dit que rien ne sert de posséder puisque nous serons dépossédés. C'est faux. Nous donnons en héritage. Devons-nous accepter l'idée que l'étranger figure dans nos successions ab intestat ? Accepter le fait que le sang ne soit plus la seule filiation ? Il y aurait alors des parentés étrangères à la famille que nous sommes ? Impensable !

Nous n'avons pas mauvaise conscience, mais si nous avons commis des crimes au cours de nos voyages civilisateurs, qu'ils nous soient reprochés par d'autres que les descendants des supposées victimes. Prétendent-ils être juges et partie ?

Les oiseaux migrateurs nous émerveillent. Ils obéissent à un système qui traverse le nôtre sans le perturber. Tandis que l'étranger, même de passage, laisse sa trace et sa continuité. Il ne revient pas vraiment, il retrouve ses traces et ses raisons de demeurer parmi nous. Il n'agit pas par système mais par nature. Plus proche de la bête que l'oiseau.

Il n'y a rien à apprendre d'un étranger. Ce qu'on sait de lui suffit à le désigner.

Constatez avec moi qu'ils s'assemblent. Ils forment le cercle, s'entretiennent du même pivot. Nous nous reflétons dans leurs yeux parce que nos regards se croisent. Nous sommes la périphérie de leur croissance. Nous nous voyons en eux mais ils ne voient que nous. Cercle parfait.

Nos lois ne sont pas discutables avec l'étranger. Pouvons-nous discuter les leurs dans leurs territoires ? Sans réciproque, pas question de leur donner le droit souverain de changer nos lois. Et s'ils veulent qu'on change un peu les leurs, qu'ils commencent par changer ce qui les fonde. On ne peut pas entretenir de rapport législatif avec un système qui ne s'accorde pas au nôtre. Chez eux, comme chez nous !

Il y a l'étranger utile et celui qui ne sert à rien. Et bien, ils s'unissent ! Comme l'utile à l'agréable.

Videz nos rues et remplissez nos poches. On ne vous demande pas plus. Au lieu de ça, vous videz nos poches et remplissez nos rues de ces étrangers qui reluquent nos biens. Et si ce n'était que nos biens ! Ils s'en prennent à ce que nous sommes avec le même esprit de système. Rues-poches, villes-habits, histoire-tradition. Ils veulent tout.

Qu'ils retournent chez eux ne suffit pas. Il faut aussi revenir chez eux et veiller au grain. Pas de retour au pays sans néocolonisation.

Il y a des étrangers qui ne sont plus des étrangers. Ils l'ont gagné. Ils ont gagné ce que nous avons reçu en héritage.

Nous sommes tous des étrangers au fond. Comment savoir ? On le saura. Aujourd'hui, nous avons les moyens de conserver intacte la mémoire des racines. On ne se coiffera plus sans preuve indiscutable ! Œuvrons dans ce sens et il y aura moins de suspicion, en tout cas plus de clarté. Nous avons besoin d'un éclairage franc.

Pas d'égalité entre l'étranger et nous. Sinon, ils gagneront du terrain. Je ne veux pas dire par là qu'ils sont plus intelligents que nous, mais on sait bien qu'ils sont plus motivés. Nous ne tenons pas à être victimes de notre paresse.

Tu veux épouser un étranger ? Par amour ? Mais quand ce serait par intérêt, à quoi ressembleront tes fils ?

Il n'y a pas de solution. S'il y en avait, on l'aurait trouvée. Quand il n'y a pas de poisson dans la rivière, on ne pêche pas de poissons. Et quand il n'y a pas de rivière, on ne pêche pas. Et quand il n'y a pas d'étrangers, on ne perd pas son temps et son argent à chercher la solution d'une cohabitation équitable ou d'une assimilation intégrale. Quand il n'y a pas d'étrangers, on va à la conquête de l'étranger et on s'enrichit ensemble. Voilà la solution qu'on avait trouvée avant de penser que ce n'était pas une solution. Sinon, on perd. Et c'est ce qui est arrivé. Texto !

Qu'ils vivent à la surface de la terre, comme tout le monde. Désormais, nous ne coloniserons que le sous-sol. Et comme ils ne sont pas capables de voler, nous leur prêterons nos jouets.

Chacun chez soi. Et que le meilleur gagne.

Si on veut gagner, il faut qu'ils perdent. Ce qu'ils perdent, nous ne le gagnons pas. Prenons-le ! Il n'y a pas d'autre victoire.

Il y a étrangers et étrangers. Il y a l'étranger qui ne le reste pas et celui qui reste. Le premier doit oublier. Le second n'oublie pas. C'est beaucoup plus facile de ne pas se forcer à oublier. Ce qui explique le peu d'étrangers qui s'intègrent. Il y a cet effort constant pour oublier et les enfants qui posent la question qu'on ne veut pas se poser. Étrangers qui voulez oublier pour être des nôtres, ne faites pas des enfants ; ainsi, personne n'héritera de votre problème.

Heureusement, le voisin n'est pas un étranger et l'étranger est rarement voisin. Un étranger, ça vient de loin, ou on est venu de loin pour en faire un indigène. Il faut que ça vienne du plus loin possible sinon on se sent voisin et on finit par ne plus savoir qui est étranger.

Donnez-lui un toit. Donnez-lui de quoi manger. Donnez-lui même un emploi. Il reste ce qu'il est. Par contre, enlevez-nous le pain de la bouche, mettez-nous au chômage, ne soignez plus nos maladies, et nous devenons des étrangers dans notre propre pays. Voilà ce qui arrive.

On a beau dire, tout quitter, pour de bonnes raisons, ça ne fait pas de vous un étranger. On comprend le malheur comme s'il nous était arrivé à nous-mêmes. Ce que nous ne comprenons pas, c'est cette prétention à partager notre bonheur. Voilà l'étranger.

On peut se croiser. Rien n'interdit la politesse. Chacun chez soi. Nos rues deviendraient des croisements d'indifférence. Inimaginable. On préfère ne pas se croiser et se réserver le droit de changer de trottoir. Complexité des parcours au quotidien. Et on reste poli.

Je sors. Je ne reconnais personne. Je ne suis plus chez moi. Ils ne sont pas chez eux. On appelle ça comment ?

On ne possède pas les autres. C'est normal. L'autre n'a pas de valeur. On n'hérite que de ses biens. C'est la Loi. Arrive un étranger. Il se vend. Et on nous demande de ne pas penser à monnayer sa descendance !

Ils ne nous aiment pas. Nous sommes ceux qu'ils prétendent déposséder. Si nous résistons, nous sommes des Occidentaux. Et si nous avons perdu d'avance, nous sommes les étrangers des Occidentaux. Nous savons toujours ce que nous sommes et qui nous n'aimons pas. Mais nous ne savons rien de ce qu'ils sont et nous préfèrerions pouvoir les aimer.

Mettons que nous soyons biologiquement égaux. Une hypothèse. Ça explique quoi ? Que l'un est inférieur à l'autre ? Ça ne tient pas. On ne peut pas non plus évoquer la chance ou la vergogne. Et il faut expliquer la différence. Ou à défaut de l'expliquer, il faut constater que nous avons l'avantage. Ils sont étrangers par nature, même chez eux.

On peut les détruire. On préfère s'en servir. Où est le mal ?

La démocratie va de pair avec le bonheur. Qui peut le nier ? Et que viendraient-ils chercher chez nous ? Ils cesseront d'être des étrangers quand ils seront démocrates. (François Mitterand ?)

Nous avons semé la terreur pour créer le monde moderne. Ils sèment la leur pour nous obliger à retourner à l'état sauvage. Et ils s'étonnent qu'on se défende ! Nous préfèrerons toujours le sacrifice de l'étranger sur l'autel du bonheur à celui de nos découvertes dans l'antichambre de l'ignorance.

Nous nous organiserons en meute. Et ils seront désorganisés. Nous ne leur ferons que des guerres limitées à la prise de pouvoir. Ils se battront pour conserver leur existence tandis que nos posséderons l'essentiel.

Ils ont des princes. Nous avons des entreprises. Ils deviennent étrangers au bout du voyage. Voyageant nous aussi, nous nous reconnaissons et nous les démasquons. Ils n'ont pas le sens de l'Histoire. Nous sommes capables de tout. Entreprenants, justiciers, volontaires. Ils sont profiteurs, voyous et impuissants. La balance penche de notre côté.

Invitons l'étranger à notre table. Il se distingue par un usage distant de nos couverts et de nos mets. Invitons-nous à sa table, il tente de nous empoisonner. Il est constant.

En nos pays, les plus pauvres ne sont pas les étrangers, il faut bien le reconnaître. Que les pauvres comprennent que nous sommes aussi désolés qu'eux. Mais ils seraient encore plus pauvres s'il n'y avait pas d'étrangers pour ajouter de la valeur à nos spéculations, surtout dans les moments où l'innovation se porte mal. La pauvreté est une fatalité que l'étranger n'explique pas. On explique la pauvreté par la pauvreté. Et la richesse par l'étranger. Qu'est-ce qui explique l'étranger ?

L'étranger alimente la superficie des conversations quand il s'agit de le trouver charmant, et leur profondeur si nous le jugeons coupable.

Est-ce bien le bonheur qu'ils cherchent ? Ne le leur offririons-nous pas s'il s'agissait de cela ? Notre méfiance est bien inspirée par leur appât du gain. Pas de bonheur s'ils prétendent gagner.

Le peuple est souverain de son royaume. Il en possède toutes les richesses. Mais il y a loin entre posséder et valoriser. Et nous pouvons aussi bien déposséder que dévaloriser. Nous sommes maîtres des vagues d'immigration. Beaucoup plus qu'on ne croit.

Pourquoi considère-t-on que l'étranger est comme l'amanite tue-mouche au milieu des cèpes ? Parce que nous savons que certains cèpes sont déjà vénéneux et que les autres le sont peut-être. On craint de devoir jeter tout le panier.

Quand nous parlons de frères, de fraternité, nous évoquons avec grâce une utopie du bonheur. Quand ils en parlent, ils mettent en évidence leur sectarisme. Voilà en quoi ils sont d'abord des étrangers et ensuite des hommes.

Je me sens étranger chez les étrangers. Qu'est-ce que je fais parmi eux ? Un sentiment et une question, il n'en faut pas plus pour affiner ma détermination. Je colonise ou je me révolte. Choix occidental.

Les uns possèdent les clés du bonheur, les autres s'en remettent à la facilité. Pas tous les autres. Leurs princes investissent chez nous. Ils veulent nous déposséder. Et leurs peuples les soutiennent comme s'ils préféraient recevoir les clés de leurs propres dictateurs. Mais la porte est bien celle du bonheur. Étranger celui qui demeure sur le seuil.

Est étranger celui qui se croit étranger. Nous n'y verrions pas un étranger s'il se croyait des nôtres. Nous serions trompés par les apparences.

Nous ne nous connaissons pas, mais nous savons que nous pouvons vivre ensemble. Nous ne pouvons pas vivre avec lui parce que nous le connaissons. Et nous continuons de vivre, nous, quand nous nous connaissons. Nous ne le connaîtrions pas s'il n'était pas venu.

Même quand il n'y a pas d'étranger parmi nous, nous ressentons sa présence à une distance qui témoigne proportionnellement de notre inquiétude. Il y a bien un espace pour contenir cette fonction qui ne demande qu'à se laisser décrire et représenter.

Le blanc, couleur du deuil ? C'est absurde. Le blanc, c'est la pureté. Le noir rassemble toutes les couleurs. C'est la négation du blanc. C'est la seule synthèse.

Notre Christ témoigne du miracle en guérissant l'infirme. Il est bon. Leur prophète coupe la lune en deux pour manifester un transfert de puissance. Jamais notre Christ n'eût osé menacer ainsi l'humanité. Il est humain, fait homme de l'être comme l'homme vient de la terre et la femme de l'homme et l'enfant de la femme, tandis que leur prophète est un homme (un commerçant !) qui devient Dieu par délégation. Vous appelez ça une révélation ? Ce ne serait pas la première du genre en tout cas ! Le Christ, lui, est le premier et le dernier.

Ne confondons pas l'étranger et le différent. Pas plus que l'étrange et l'indifférent. L'étranger vient d'ailleurs, un ailleurs qui bien souvent nous a appartenu. L'étranger n'est pas l'autre. Entre lui et nous, il y a une relation territoriale, une géométrie (et non pas une géographie), une prescription acquisitive.

Leur duplicité est bien connue. Et leur cruauté. Leur lâcheté aussi. Nous ne tombons dans leurs pièges que par inadvertance.

Il y a une grande différence entre faire sauter une bombe dans un endroit public et envoyer un missile dans le même endroit, mais chez eux. La différence, c'est que nous ne cachons pas nos arsenaux dans les hôpitaux et les établissements scolaires. Et tant que cela durera, ils seront des criminels et nous des guerriers de la paix.

« Quel voisinage ! Quel bruit ! Et je ne vous parle pas de l'odeur ! » Jacques Chirac.

Les Anglais ne sont pas des étrangers. Ils ont été nos ennemis. Il reste quelque chose de ce passé commun. Un doute, peut-être. Au pire.

L'exotisme a du bon. Nous n'en demandons pas plus. Limitons la présence de l'étranger aux vitrines de sa différence. Et installons les nôtres au seuil de son insuffisance.

Quand il s'agit de sauver une vie, on ne regarde pas les détails. On sauve d'instinct, jamais par calcul. La guerre...

Ils n'évoluent pas. Ils ramassent les miettes de leurs princes et si ça ne suffit pas, ils viennent manger notre pain. Mettons-nous à leur place !

Quand un étranger vous reçoit chez lui dans son propre pays, on parle d'hospitalité. Quand vous le recevez chez nous loin de chez lui, il est alors question d'immigration. Et en effet : chez lui, vous aviez perdu votre chemin ; chez nous, il a retrouvé votre trace.

Bien. Le voici mort. Comment allons-nous l'enterrer ? Et où ? Il va falloir se renseigner. La famille, elle, semble bien renseignée sur les limites à ne pas dépasser en cas d'usage.

Le policier (derrière le cordon) :

— C'est un mort. Reculez ! Rien qu'un mort.

Il en parlait comme si cette mort n'avait pas un sens précis.

Je ne sais plus qui m'accompagnait. Je le connaissais peut-être. Nous parlions de la mort. Y avait-il du sang ? Une trace de violence ? Qui nous le disait maintenant que nous n'étions plus rien par rapport à cet évènement ? Nous avions été, un instant, si proches de savoir vraiment ce que nous savions au fond. On nous contraint à cet écart entre la profondeur et la vérité dès qu'il s'agit de l'étranger.

Vous en pensez toujours quelque chose. Vous ne pouvez pas éviter ces effleurements distants. Mais y a-t-il un seul endroit de notre vie quotidienne que l'étranger n'a pas investi de sa lenteur ?

La légion quoi ? Mais il paraît que c'est notre aristocratie qui l'a en main. Ils n'ont pas tous émigré. Ils se rendent utiles. Ils sont encore un peu des nôtres, non ? Ne me dites pas que je ne sais pas tout !

Imaginez quelqu'un qui n'est nulle part chez lui. C'est un personnage de roman.

Nous ne voyageons pas assez. Nos gouvernements devraient songer à aider nos déplacements dans le monde. Nous gagnerions en profondeur ce qu'ici l'étranger nous fait perdre en surface.

Un jour, vous rencontrez un étranger. Le lendemain, vous le trouvez mort. Que s'est-il passé entre-temps ? Imagination ou réalité ?

L'étranger est celui qui s'installe chez vous. S'il ne fait que passer, c'est un touriste. Mais cela n'est valable que de notre point de vue. Quand on s'installe chez eux, c'est pour leur bien, et quand on en revient, c'est pour témoigner. Nous ne sommes étrangers nulle part et ils le sont partout.

Quel dommage, toutes ces richesses qu'il faut négocier, quelquefois au péril de notre vie ! Ils ne risquent rien, eux, quand ils envahissent notre tranquillité.

En limitant le nombre d'étrangers dans notre société de non-étrangers, vous ne réduisez pas la peur qu'ils inspirent. Vous ne pouvez pas nous faire croire que ce nombre ne s'accroîtra d'aucun peuplement incontrôlable. L'étranger est en croissance constante, ce qui défie nos lois d'équilibre.

S'il n'y avait pas eu d'esclaves en Afrique, il n'y en aurait pas eu chez nous. Nous avons été tentés. On ne peut nous reprocher que notre faiblesse devant, c'est vrai, une solution facile et rentable, une spéculation à la place de l'invention qui pourtant fonde notre économie. Si leurs descendants veulent que la justice soit entière à leur égard, qu'ils reconnaissent d'abord qu'ils ont été esclaves des leurs avant de l'être de nous-mêmes. Nous n'avons pas pensé à les libérer au moment où ils n'étaient pas encore nos esclaves. Une fois qu'ils l'ont été, nous étions pris au piège d'un système dont nous ne maîtrisions pas tous les paramètres. Il a fallu lutter contre un mal acquis et non pas intrinsèque, ce que nous ne souhaitons à personne. Nous étions contaminés en quelque sorte. Maintenant, ils sont libres chez nous et esclaves de leurs princes chez eux. Qu'ils reconnaissent au moins cela.

Quand il s'agit de se divertir, il n'y a plus d'étranger. Nous jouissons alors d'une même liberté. À la condition de s'amuser chez nous, bien sûr. Et qu'ils retournent chez eux quand la fête est finie.

Donnez-leur leur propre terre, ils y crèvent. Cultivons-la à leur place et ils se plaignent d'être nos esclaves. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent : être propriétaires et incapables d'en vivre ou travailler et se prendre pour nos esclaves. Leurs princes sont-ils nos esclaves ?

L'étranger connaît les moyens d'entrer sans frapper. Considérez l'adoption de ces enfants qui viennent d'on ne sait où et que les caprices des couples incapables de procréer nous contraignent à accepter comme nos propres enfants. Quel meilleur moyen de devenir ce que nous sommes sans cesser d'être ce qu'on est ?

On voit tous les jours des gens appartenant à nos sociétés qui, comme suite à une malencontreuse recherche généalogique, se trouvent confrontés à des origines difficilement avouables. Voilà un bon moyen de mesurer la véritable influence de l'étranger sur notre comportement ordinaire. Quelques gouttes de sang suffisent à modifier notre trajectoire.

On peut être fier de ses origines étrangères et peu enclin à en tirer toutes les conclusions que le citoyen bien de chez nous vérifie tous les jours sans faire étalage de sa pureté.

Parce qu'ils survivent, ils s'imaginent que nous vivons. Il faut bien expliquer leur envie et notre satisfaction.

Ce sont les souterrains de l'existence les lieux les plus fragiles de notre territoire. Nous nous nourrissons trop de lumière et pas assez de l'ombre où notre avenir se joue.

Quand quelque chose disparaît, les regards désignent l'étranger. Et presque toujours, c'est chez lui qu'on retrouve ce qui avait disparu. Ce sont nos traces qu'ils tentent d'effacer. Avec un peu de perspicacité cependant, on s'y retrouvera.

Mettons qu'il y ait trois maisons et quatre familles. Deux de ces familles sont des familles d'étrangers. Laquelle occupera le logement vacant ?

Les poissons de la rivière nous appartiennent comme la rivière. Nous sommes propriétaires, pas esclavagistes.

Franchir une frontière pour ne plus revenir, c'est se poser en étranger sur les branches de l'arbre voisin. Revenir dès que c'est possible, c'est un arbre de moins pour les autres oiseaux.

La pauvreté n'explique pas tout. Nous avons aussi nos pauvres. Où iraient-ils s'ils trouvaient les moyens de s'en aller ?

On ne peut pas couper les racines. On peut seulement mentir à ses enfants. Qui leur dira la vérité ?

Pour l'étranger, nous sommes inconnus. Ce qui le rapproche de nous. Toujours plus près, jusqu'à l'indiscrétion. Inversement, nous sommes les investigateurs de ses intentions.

Il y a de la satisfaction dans leur regard. Ils ne sont pas heureux, ils sont contents. Nous pourrions être heureux, nous sommes en attente. Voilà où est le problème : nous attendons et ils profitent de l'instant.

Ce n'est pas une question de peau mais de principe. Nos lois sont justes si on les applique chez eux ; les leurs sont iniques chez nous. Et la réciproque n'est pas vraie.

Je venais aux nouvelles deux jours après la mort de l'étranger. On avait vu passer sa femme. Il n'était donc pas tout à fait mort ! Nous sommes très attentifs aux détails des évènements sitôt que la mort se double d'une possibilité de résurrection.

Nous étions donc réunis pour l'occasion, des connaissances et quelques inconnus. On sentait bien à quel point nous étions de la même essence. On s'amusait à jeter une lumière crue sur les détails de nos différences. Pas une ombre au tableau.

Je me souviens que l'étranger réclamait justice au sujet des branches d'un oranger qui jouxtait sa propriété (ou sa jouissance). Les fruits tombés dans son jardin lui appartenaient, mais avait-il le droit de couper les branches qui les portaient ? Il prétendait faire les deux choses à la fois. Je ne sais plus qui a coupé l'arbre pour mettre fin à la polémique. Nous en riions en évoquant les circonstances de sa mort.

J'ai quelquefois le désir d'être seul et surtout de ne plus revenir à aucun prix à la vie communautaire. Je rentre en moi et j'ignore les autres. Mais qu'un étranger vienne à passer et je sors de ma coquille pour la défendre. Je ne crains pas les autres pourvu qu'ils me ressemblent.

Il était aimable avec les enfants... et nous leur expliquions pourquoi.

On ne lutte pas vraiment. On entretient le risque.

On s'imagine mal en maître, mais l'esclave n'imagine plus.

Un instant d'amour et le cœur sort de la poitrine (c'est une image) pour se donner en spectacle. La minute de haine applaudit à tout rompre.

Nous ne sommes pas assez riches et ils sont trop pauvres. Nous devons donc nous opposer à un système de vases communicants. Préférons les interventions chirurgicales : ablation, greffe, soudure, etc.

Vous le connaissiez ? Vous avez plus de chance que nous. Mais que penser de celui qui reçoit les confidences de l'étranger ?

Vient-il pour rester ou s'en va-t-il pour ne plus revenir ? Questions aux autorités.

Un étranger remplace l'autre. Sommes-nous irremplaçables ? Ce ne serait pas un mince avantage.

Ils résistent à nos pénétrations, mais nous n'opposons rien à leurs envahissements. Il est plus difficile de coloniser que d'émigrer. Et pourtant, on voudrait nous faire croire le contraire : qu'il est plus facile de partir que de rester.

Il y a les biens communs à tous les hommes et ceux qui peuvent faire l'objet de la propriété privée ou publique. Il y a aussi ce qui n'appartient à personne tant que personne ne trouve les moyens de l'acquérir. Il y a enfin l'invisible, l'impalpable, l'inconcevable, peut-être même l'impossible, toutes les nourritures que la probabilité réserve à des spéculations mentales. Le tout forme notre environnement, à la fois l'unité et la dimension de notre existence. — À quel moment et à quel endroit apparaît l'étranger ? Impossible de le savoir. On dirait qu'il surgit de nulle part et pourtant, on s'attend toujours à lui quand on pense à nous. Il est la conclusion provisoire de nos errances métaphysiques.

Heureusement, le commerce lance des ponts par-dessus les différences. Il faut les concevoir et les construire à l'épreuve des tempêtes que la lucidité fait naître des grands écarts.

L'argent est le même partout, mais ses flux sont comme des fleuves, plus ou moins porteurs de nos voyages centrifuges (ils se jettent quelque part). À l'inverse, la guerre produit un effet centripète (on est à la source du mal). Ne recherchons pas l'équilibre de ces deux forces vives, mais avec elles formons le fil de notre Histoire.

Les anticolonialistes sont des propriétaires en guerre. Ils opposent la prescription acquisitive à l'acquisition contractuelle. On ne verrait là qu'une querelle de Droit si prescrire consistait aussi à civiliser. Mais nous savons par expérience que la colonisation, qui n'est pas une invasion, est seule porteuse du droit au bonheur que ni les coutumes ni l'Histoire ne garantissent aux indigènes fondés à croire au bonheur.

De quoi sommes-nous riches ? De matières ? D'industries ? Ils ont la matière et nous leur fournissons l'industrie. Nous les enrichissons et ils s'appauvrissent. À qui la faute ? Au donateur ou à celui qui reçoit (le donataire, vous savez, comme il y a un narrateur et un narrataire) ? À la générosité ou à la corruption ? Pourquoi sont-ils pauvres ?

Un étranger n'est qu'un reflet du miroir qu'on oppose à notre bonheur. Une image se forme sur la nôtre au fur et à mesure de notre prise de conscience de la gravité du problème. Nous ne nous voyons plus qu'à travers cette transparence, comme s'il devenait possible de traverser le miroir par un artifice indigne de notre imagination.

Nous ne reculerons pas devant la terreur. Celle-ci ne pèse rien à côté de nos arsenaux. L'étranger est témoin de notre capacité à résister à la tentation de mettre fin à son monde.Il est porteur de cette parole, étranger en son propre pays, sinon de paix du moins d'apaisement. Nous n'irons pas jusqu'au bout mais nous irons loin. Que vaut l'imagination dans ces conditions ?

Trois jours ! Je comptais les jours. Deux quotidiens témoignaient de mon intérêt pour cette mort sans intérêt. J'avais souligné les propositions les plus significatives de mon désarroi. Je commençais ainsi le récit d'un reflet prometteur de la traversée du miroir.

Au soir du troisième jour, je ne tenais plus en place. Il fallait que j'exprimasse mes sentiments. Je savais d'avance qu'on leur opposerait des idées, mais il avait suffi de trois jours pour consolider mes défenses contre l'étranger encore vivace, à défaut d'être vivant, dans les esprits auxquels j'adresserais ma supplique.

Des bougies éclairaient le mur et le trottoir, perpendicularité des deux plans, l'un presque noir, l'autre agité de lueurs ascendantes. Un portrait reposait sur un lit de fleurs. L'étranger aurait-il enfin un visage à présenter à mes questions sur le voyage et la chance ?

Je ne souhaitais pas être surpris en flagrant délit d'observation de ces traits et de ce regard qui répondaient à mon attente. J'utilisais le rétroviseur d'une motocyclette. Je dus l'orienter un peu ! On me taquinerait longtemps à ce propos si on venait à s'en apercevoir. Je me sentais ridicule mais pas à l'abri de la curiosité que je ne pouvais pas éveiller à la place du mort.

Des passants s'inclinaient comme s'il s'était agi de la victime d'un acte terroriste. Les bougies s'additionnaient aux ex-voto. Les fleurs finirent par exhaler leurs parfums mélangés. Encore une nuit agitée à couper avec un couteau de lumière.

Il fallait que le sujet me tînt vraiment à cœur pour que je me crusse obsédé par lui. J'imagine que c'est dans de semblables circonstances que l'écrivain se met à écrire le texte de son funambulisme opératoire. On ne parlait plus de l'étranger assassiné ni dans les journaux, ni dans cette rue où il serait vite remplacé dans la perspective de circonstances tout aussi prometteuses d'ennui et de légère anxiété.

Revisitant les lieux, je me dis que l'étranger n'a aucune chance de les habiter un jour comme nous les perpétuons depuis si longtemps. Ces lieux d'où il vient, en conquérant ou en bâtard de la liberté, ont acquis la permanence et la profondeur à défaut de l'éternité et du sens. On n'y revient pas sans y refaire l'Histoire.

Je me couchais enfin pour dormir et non plus pour tenter d'oublier. La vie appartient au rêve avant de se donner à l'homme.

 

P.S. — Je voudrais un bottin pour la messe un bottin avec une corde à nœuds pour marquer les pages. Tu m'apportes aussi un drapeau franco-allemand que je le plante sur le terrain vague. Et une livre de chocolat Menier avec la petite fille qui colle les affiches (je ne me rappelle plus). Et puis encore neuf de ces petites filles avec leurs avocats et leurs juges et tu viens dans le train spécial avec la vitesse de la lumière et les brigands du Far-West qui me distrairont une minute qui saute ici malheureusement comme les bouchons de champagne. Et un patin. Ma bretelle gauche vient de casser je soulevais le monde comme une plume. Peux-tu me faire une commission achète un tank je veux te voir venir comme les fées.

Breton &Éluard — L'immaculée Conception (Les possessions : Essai de simulation de la paralysie générale)

*

Nous savons trop bien ce qu'il convient de penser de pareils propos. Que j'aie pris un malin plaisir à les cerner de noir comme sujets de vitrail n'est pas la question. Cartésien dans l'âme, comme l'est tout esprit qui s'apprête à croire à l'intérêt de penser plutôt que de ne rien faire pour exister au moins sur le papier, ce serait en principe sur des considérations critiques des sciences que je devrais commencer à élever mon petit monument (une stèle ?) cogitatif. On voit mal en effet comment extraire de la méthode de cette cueillette réaliste et il faut bien constater, autre effet, que ces fragments d'une conversation fragile n'en promettent aucune. C'est qu'il ne s'agit pas de considérer et moins encore de critiquer.

Si toute philosophie consiste à concevoir les commencements d'une éthique, en cela provisoire, et en cela seulement et non pas à cause du caractère ironique qui en forme le murmure, alors il est impératif de n'avoir pour objet critique que ce qui a l'air d'être scientifique en attendant de l'être vraiment ou de rejoindre l'ensemble des irrationnels fantasmagoriques. Il faudrait ne s'intéresser qu'à la matière des expériences et non pas à des choses aussi superficielles et éphémères que les éclats de verre à boire de la conversation courante.

De la critique à la méthode et de celle-ci à une éthique prometteuse, les pas seraient ceux de la patience aiguë, des avancements minutieux, de la colère rentrée et de l'indifférence opératoire. Or, ce sont les conversations qui me parviennent d'abord, avant que ne me touchent (je songe ici à Thomas l'obscur) leurs personnages porteurs des feux de la langue et des angles de leurs lieux patronymiques et mythiques. Je saisis d'abord cette présence que j'ai tort de concevoir comme une fragmentation là où c'est ma perception qui est prise en défaut d'attention et de compétence. Je reçois le monde comme un antireflet, comme une agitation de fond d'éprouvette qui n'est pas renvoyée par une surface (mentale) qui laisserait présager des possibilités ontologiques de l'imagination.

Ce qui m'arrive n'a rien de commun avec le chant ni avec le récit. C'est une plongée dans les liquides de la société. Et que je me sente ainsi étranger ou pas n'entre pas en ligne de compte. Je n'oppose que la résistance modérée de celui qui s'installe dans la réception pour ne pas sombrer dans le sentiment d'être persécuté (avec ou sans raison). Si ce n'est pas une méthode qui s'en déduit, et si en effet faute de méthode il faut s'en remettre à l'esthétique plutôt qu'à l'éthique, cette esthétique, tout aussi provisoire, n'est pas un objectif à atteindre sous peine de n'être pas philosophe ou... qu'est-ce que je tends à être si je ne suis pas le philosophe d'un provisoire systématique ?

Le monde qui vient, qui ne revient pas, qui vient, est d'abord ce monde des conversations fragiles. Il y en a d'autres, peut-être inutiles, mais elles n'arrivent pas, elles ne sont pas le récit, elles peuplent le chant et c'est une affaire de poètes.

Tandis que le provisoire est un arrêt, la fragilité est une attente. On pourrait alors penser que je me suis simplement arrêté pour écouter, pour saisir comme avec les mains, par curiosité, par intérêt, par jalousie, poussé en somme par ma structure sentimentale (j'ose à peine parler de psychologie), pour finalement fragmenter ce qui n'apparaît pas tout de suite comme une possession mais bien plutôt comme une idée de la vie et des hommes qui s'en nourrissent.

— Voyez comme les thèmes de cette sous-conversation s'emboîtent non pas logiquement mais géométriquement.

On est loin ici des considérations (critique — de la science —, méthode, morale provisoire et non précaire fleurie ou pas sur la langue). Je ne considère pas. Je ne critique pas. Au mieux, je décris. En tout cas, je me sers de l'expérience du texte pour revenir à ma préoccupation majeure qu'est la poésie (laquelle au fond ne vaut pas plus cher qu'une pratique consciencieuse d'une croyance religieuse). Oh ! pas de cette poésie qui grandit l'âme par l'exercice distant de la beauté, mais de celle qui se désire elle-même comme l'escargot semble tout attendre de sa trace, du moins au sein de mon observatoire symbolique.

Ce que j'ai décrit ici est un état obsessionnel et non pas ce que trace le portrait du fasciste dans la polymérisation lente de notre vernis occidental. Je crois au fond que j'ai seulement mis le doigt sur une zone à risque que je circonscris au quotidien parce qu'elle est en moi et pas ailleurs comme pourrait le laisser penser l'abus de personnage, ruse d'écrivain en proie à la malignité de ses douleurs secrètes.

Bien sûr, comme tout le monde, je souhaite une éthique à la hauteur de nos attentes et une esthétique à notre immobilité, un peu à l'inverse, me semble-t-il, de ce que le surréalisme, porté par Breton, a promu dans ce monde si peu fait pour l'éclairage et si pratique en matière de feu. Mais je le souhaite sans méthode, sans critique des sciences, sans considérer le bonheur d'aussi près que Descartes.

La joie conviendrait mieux aux circonstances imaginaires de ma description. Et l'esthétique serait celle de la bribe qui se dépose sur la page comme un mot, comme partie du sens et non comme fragment de ce qui n'est pas compris dans la figure ainsi produite par extension crispée. Ce n'est pas nouveau. Certes. Et c'est peut-être trop profondément mental, comme me l'écrivait Patrick Grainville. Qui sait ?

Je pense donc je sais. Je sais que je pense et que si je ne pensais pas, je ne saurais pas, je ne possèderais pas, je n'accroîtrais pas ma richesse, je ne serais pas un homme parmi les hommes. Mais ce que je sais ne m'empêcherait pas d'être une existence finie. Le rêve scientifique se heurte à la vitre de l'existence, il ne frappe pas à la porte de l'être. Une critique, dans ces conditions, ne serait que purement pragmatique, donc payante si l'on accepte de ne pas se placer à tous les points de vue. Or, il y a loin de la pratique à la méthode. Et si tout ce que j'en pense n'est pas une méthode, alors cette éthique déduite (ne vaudrait-il pas mieux l'induire ?) se trouverait du coup privée de sens.

Il me semble que la perception circonstancielle, même si au fond elle ne sert que la mise en jeu des moyens littéraires, par les effets novateurs de son esthétique finalement renvoie mieux le « sujet » de la conversation. On est là au cœur du débat qui agite les contacts de surface, souvent conversationnels mais aussi simplement descriptifs, entre le scientifique et le poète. Notons qu'un scientifique qui se prend pour un poète ne court que le risque du ridicule (qui ne tue pas) alors que le poète qui pose au savant, s'il n'est pas taxé d'obscurité, finit rarement son existence ailleurs que dans la poubelle de l'ironie du sort. C'est que le scientifique a des facilités de prophéties et que le poète n'est facile que dans la beauté. Dichotomie qu'on a aussi constatée en littérature même : Hemingway, l'homme d'action et l'esthète (» Est moral ce qui fait qu'on se sent bien et immoral ce qui fait qu'on se sent mal » ; ce qui pourrait se traduire par : est moral ce qui me donne du plaisir et immoral ce qui ne m'en procure aucun) ; et Faulkner, écrivain de la connaissance (du terrain) et moraliste à l'épi de maïs. L'un s'en prend aux Sirènes (quelquefois des rhinocéros ; plus grande est la bête...), l'autre à un reflet dont il s'agit d'extraire le foyer (Hélène ou pire... de Gaulle). Le temps de la poursuite (ce bonheur) et celui de la confusion narrative et de la pertinence romanesque. Le projet contre la chronologie. Etc. Un étranger et un... invité.

Si le (ou les) personnage que je mets en scène dans ce fragment d'une conversation fragile, par ironie dialectique renvoie à de plus purs instincts, que cela ne suffise donc pas au provisoire qu'on installe à la fin du texte, sans doute à la place et au moment de cet autre texte qui le prolonge et lui succède. Je ne veux pas me laisser enfermer dans la bouteille à la mer des bons sentiments, même si j'adhère à l'écœurement général qui inaugure la pensée en ce début de siècle.

Mais je ne voudrais pas non plus qu'on ne voie là qu'un simple exercice sur la figure du personnage en conversation fragile. La fragmentation ne serait pas plus douée de sens tragique que de sentiment spatial. Je pense, donc (c'est beaucoup dire et peu écrire) je donne au récit une géométrie de sens et de sentiments que ne remplacera pas la méthode tant rêvée par les philosophes.

Les éthiques tirées par les cheveux (Sartre, Camus, Descartes lui-même) ont toutes une origine philosophique. Les esthétiques discutables sont rarement le fait de l'acte (d'écrire par exemple). Agir est un moment. Le texte (par exemple) serait parfaitement étranger à toutes ces considérations, ce qui ne nous surprend pas dans les circonstances particulières de la description. Je disais en commençant que le plaisir n'est pas à prendre en considération, considérant alors, sans poser au savant, que j'en connaissais les hypothèses. Ce qu'on pourra toujours prendre pour les prémisses du récit.

Car si je crains à juste titre les intrusions de la morale dans le domaine esthétique, j'attends l'instant où l'esthétique change le détail d'une éthique toujours trop portée à juger l'homme au lieu de s'en prendre aux faits. Explication de mon immobilité, de l'ironie qui lui donne un ton et de la fragmentation, pour ne pas dire de l'éparpillement qui m'inspire une impossible reconstitution des faits.

Émule de Roussel, je suis allé de l'ironie constructive et libératoire de Montesquieu à l'humour noir des Possessions décrites par Breton et Éluard dans l'Immaculée Conception. Que j'aie montré en même temps mon visage humain n'enlève rien à cette tentative d'une prosodie indifférente à ce qu'elle met en jeu. Si le moi qui écrit est un autre moi, celui-ci ne peut pas être moins complexe et plus saisissable que le moi qui touche les autres comme s'il y avait une chance qu'ils n'existassent pas. Réduire l'homme à sa pensée, aussi vaste et aussi profonde soit-elle, ne résout pas les questions essentielles posées par l'existence elle-même : sa durée, dont la constante échappe à toute analyse et à tout projet de recherche, et sa joie dont la mesure unitaire, par applications complexes, contient et ne contient pas ou plus. Ce qui n'exclut pas, de ma part, le combat.

Pas plus que le combat, donc, ne réduit la poétique au rôle de consolatrice des pires moments et de propagandiste des meilleures dates ou occurrences. À ce train où nous vivons, la science va finir par considérer la poésie comme un agrément, rejoignant ainsi la sagesse populaire. Et la poésie, comme tran-tran, ne proposera plus que ses antiméthodes, ses alternatives. Jouant ici avec ce feu pâle, je saisis l'occasion de dire ce que je pense et d'être ce que je crois être (dans un sens duchampien). C'est en tout cas ainsi que je conçois la mondanité, au sein de l'étrange, de l'étrangeté et des peuplements étrangers.

*

Étrangers au texte, à ma pratique constante du blocage, à mon exclusion qui me hisse cependant bien au-dessus du premier d'entre eux. L'étranger n'est pas, ne peut pas être occidental. S'il n'écrit pas, il n'est tout simplement pas écrivain. Et s'il écrit, il applique son commentaire à des réalités qui lui servent d'exutoire, au mieux. En cela, la conversation est fragile. Ce qui ajoute en superfluité à la fragmentation constatée comme, on l'a vu, une évidence. Le glissement vers des solutions imaginaires est inévitable. Il suffit, pour cela, d'admettre non pas une absurdité hypothétique (i2 = —1) mais d'en établir la pertinence. Y parviendrons-nous si l'urgence nous contraint à rejoindre illico presto l'autre côté du monde où l'on survit à l'existence au lieu de chercher à en expliquer la complexité conceptuelle et opératoire ? Les Philosophes promettaient un monde : ils construisaient leurs projections sur la langue revisitée par Spinoza (le non nommé) contre celle de Malherbe et des conservateurs (qu'on appelle quelquefois des classiques, bien à tort). Bien loin de là, nous construisons nos propositions sur des observations indiscutables d'un point de vue moral et stériles au plan de l'esthétique. Mais que savons-nous de la douleur éprouvée par l'étranger (si on veut bien l'appeler comme ça) et pourquoi manque-t-il à ce point d'une voix capable d'universaliser au lieu de la porter comme un drapeau de la reconnaissance du ventre ? Parler de l'étranger confine forcément à la mise en forme du texte. Être étranger ouvre le droit à le dire, ce qui surpasse le texte sans le réduire à l'utilité. Force est de constater que la race, concept faux, cède le pas à cette autre différence : l'Étranger moins l'Occidental (-1). Une science s'y crée. Schizoïdie de la pensée qui, ne promettant plus guère l'enfer des miroirs et autres jeux de l'abîme, construit de plus en plus de formes et de moins en moins de contenus. Une paralysie s'ensuivra, sans doute. Mais qu'y gagnera donc cette autre partie du monde, l'étranger, qui semble définitivement localisée. L'un se nourrit de l'autre et le nourrit, produisant des chefs-d'œuvre. L'autre sombre dans le désespoir ou l'imitation (l'assimilation), n'étant au fond ni l'un ni ce que sera l'autre. Jusqu'à quand ?

Ici commencent de nouvelles considérations sur une science de l'étranger et une épistémologie du territoire. Mais peut-on prévoir que la méthode qui s'en déduira aura d'autres perspectives que la domination et la possession ? On surgirait alors dans un monde occidental sans éthique, ni esthétique, sans générosité ni beauté, un monde parfaitement adapté au monde, un système définitif dont l'Histoire ne serait plus illustrée que par les anecdotes relatives aux révoltes assassines, aux massacres ciblés et aux catastrophes naturelles. Devant une telle exigence de futur, mon esprit s'adonne à la rhéologie de la forme textuelle et s'y complaît quelquefois. Je voudrais, en tant que texte, ressembler à cet effort d'écartement, d'éloignement, d'étirement. Mais sans me résoudre à devenir un bonhomme (réponse du bourgeois au gentilhomme de l'ancien régime) simplement capable à la fois de générosité et de beauté, somme toute exemplaire en matière de joies mises à la place du bonheur — et de trouvailles (instants) comme produit de remplacement, comme doublure, de la perfection. Comme si l'étranger pouvait alors s'en trouver mieux et l'Occident, par applications et preuves (évidences) de beauté, plus acceptable. Ces prophéties ne m'intéressent pas.

Je choisis plutôt le déclin de la matière descriptive et celui des contenants cogitatifs. J'aurais vite fait de passer aux oubliettes et personne ne s'attardera à en donner les raisons. Ce monde futur ne pratiquera pas la critique littéraire, trop occupé à réduire les angles de la cruauté, d'une part, et les secousses humanitaires, de l'autre. L'Historien fera figure de nouveau romancier, le Géographe sera le précepteur du politicien et l'Économiste éclaircira ses semailles cognitives. Aucun poète ne survivra à cette croissance de l'exigence (quand nous serions plus inspirés de nous laisser-aller), ni d'un côté, où l'on consentira à l'extinction, ni de l'autre, où la voix ne convaincra personne. Écrire, ce sera pour donner des nouvelles pour instruire les prétendants aux trônes et pour parfaire la pertinence, la légitimité des éliminations nécessaires à la survie.

Si je me couche maintenant, mon cher personnage imaginaire/complexe, pour dormir et non pas pour oublier, c'est que la vie est sur le point d'être violée par l'homme détenteur de l'expérience du risque. À quel moment de ce processus historique— grammatical refusera-t-elle de se donner et à qui le rêve l'aura-t-il finalement cédée ?

Et bien sûr, comme mon illustre prédécesseur, je propose ici d'établir un rapport entre les deux parties nettement distinctes de ces fragments d'une conversation fragile. Ce troisième type (de texte) est encore ce qui convient le mieux à notre entreprise de résistance. Pour un temps encore, l'écrivain ne serait que ce provocateur, état qu'il ne lui sera jamais difficile d'atteindre, et le lecteur ce prometteur d'un texte si secret et si influent que des courants souterrains finiraient par avoir quelque importance provisoire. Le cri viendrait de ce réseau mis à la place des poètes. Un retour aux origines peut-être (est-ce bien nécessaire de démentir maintenant ?), juste avant de ne vivre sa vie que devant soi, en rameur fataliste.


2 — Psychologie de l'injection causale

 

 « Je n'ai pas vu les casolomes ! » dit Angèle (car je lui montrai cette phrase).

« Moi non plus, chère Angèle, — ni les chenilles. — Du reste, ce n'est pas la saison ; mais cette phrase, n'est-il pas vrai — rend excellemment l'impression de notre voyage… ». André Gide — Paludes.

I

Les nations pédagogues l'emportent toujours sur les courants doctrinaux qui la traversent ou tentent de l'atteindre depuis d'autres territoires. Il n'est pas difficile de comprendre sur quoi reposent ces courants vectoriels : leurs tentations, leurs convoitises, leurs aspirations, leurs exigences, etc., ne sont pas en cause ici. Pas plus que leurs moyens doublés le plus souvent de cruauté, d'actes désespérés, d'abus inacceptables et de pratiques algiques aux masques rituels ; la littérature quotidienne, dont les fins sont prospères et promises à plus de triomphes encore, ne se prive pas d'en dramatiser, selon d'ailleurs des règles toutes gœbbelsiennes, les évènements croissants et la constance délétère. Les nations pédagogues, dont les visées ne sont pas, en comparaison, forcément respectables, suivent plutôt le fil des convictions conçues commes les échelons d'une croissance logique rigoureuse ; et quand la rigueur vient à manquer, on fait alors appel à des intentions difficilement contestables.

II

Une illustration flagrante de la méthode occidentale consiste par exemple à revenir sans cesse à la religion chrétienne par le détour d'une justification des miracles. Cette protestation est une tentative adroite et très documentée de moderniser une religion qui sent le moisi depuis longtemps. Depuis Luther, on n'a pas cessé, de ce côté de la contestation, de trouver, en quelque sorte, d'autres raisons de croire. Du coup, le miracle est un mythe, là où l'athée en nie tout vertement l'existence. Si le miracle est quelque chose, alors il est. Et comme il n'existe pas, parce qu'il n'est pas « croyable" », il — j'abrège — faut le démythologiser. Ainsi la foi demeure ce qu'elle est, inébranlable, et la crédibilité des Écritures s'en trouve augmentée, du moins d'un point de vue moderne, c'est-à-dire à partir d'un monde où Dieu est remplacé par l'abstraction mathématique ou le plaisir immédiat, selon les espèces et les moments. La modernisation des religions passe par une critique constructive des conneries écrites en un temps où elles ne devaient d'ailleurs pas être beaucoup plus crédibles mais où la menace était plus tangible et plus proche. La justice inquisitoriale ne s'exerce plus chez nous, mais elle est encore efficace dans les territoires d'où nous vient la meilleure contestation de notre genre de vie. Celui-ci, par démythologisation plus ou moins consciente et intentionnelle, est devenu le meilleur garant des libertés individuelles et de la vie tranquille qui s'ensuit. Qu'on soit des citoyens responsables comme les Américains ou des sujets assistés comme les Français n'est qu'une question de détail, de doctrine secondaire qui ne remet pas en cause les fondements de l'édifice occidental (qui est la seule supernation actuelle).

III

À ce genre de nation, il suffit de dire « non » pour s'en exclure. Ce dépouillement, qui ne va pas toujours sans difficultés, — mais que sont les difficultés comparées au danger ? — est d'ailleurs assez peu pratiqué par des ressortissants plus soucieux peut-être de confort que de raison. Par contre, une fois exclu, on n'appartient plus à rien puisque ce « non » équivaut aussi à un refus des dictatures de l'esprit. L'habeas corpus ne concerne que les signataires réguliers, les baptisés de la Constitution, les spectateurs du boulevard national. Si on peut légitimement espérer changer les dictatures quand on y est inclus, rien n'autorise l'esprit occidental à croire qu'il peut, par le simple exercice de sa pertinence, changer quoi que ce soit à la progression lente et précise de la société où il a vu le jour ou qu'il a adoptée pour ne pas paraître trop étranger aux filiations héréditaires. De là à dire « oui », en accompagnant sa déclaration de réserves réputées non écrites, on a vite fait en somme. Car au fond, ne visons-nous pas plutôt l'amélioration sensible que l'anéantissement pur et simple ? Nous ne construisons plus depuis longtemps, nous édifions autant par habitude que par incapacité à imaginer autre chose. Le commerce du rêve s'installe à l'endroit exact où nous sommes impuissants à ne pas rêver. Ces plongées dans le sommeil cathartique ont l'avantage de nous régénérer, nous réservant aux moments de reproduction que nous avons aussi améliorés puisque nous pouvons dès maintenant envisager de nous reproduire sans y prendre du plaisir. On s'accroche encore à des principes de droit civil qui ne recouvrent plus rien de véritablement important, mais le dialogue est engagé. L'accroissement de nos possibilités prend un virage géométrique. Nous accusons les effets d'une accélération prometteuse. Mais comme nous sommes encore en guerre, cette fois économique mais toujours fratricide, les territoires étrangers en payent les frais, ce qui leur donne à penser qu'ils sont aussi sur le pied de guerre, et ce n'est évidemment pas le cas. Le monde s'est organisé autour de notre impossibilité matérielle de dire « non » et le « non » des étrangers n'y figure même pas comme paramètre : au mieux, c'est une anecdote, au pire, un prétexte.

IV

Pour vivre, donc, en Occidental, qu'on le soit ou non, par conviction, filiation ou erreur congénitale, il faut accepter les injections de substance ; on s'en nourrit tous les jours, plus ou moins consciemment, à peine révolté par la quantité et la diversité des solutions. Parmi ces solutions, les imaginaires ne sont pas les moins dangereuses tant elles apparaissent finalement comme de purs produits de divertissement. Une psychotechnie est donc mise en œuvre, mais sur quels fondements à ce point apodictiques ? Traquer la drogue, la substance paralysante et exutoire, va devenir l'objet incessant, pour ne pas dire obsessionnel, de toute réflexion qui prendra pour sujet les raisons de vivre ou de continuer d'exister. Si ce « non » imprononçable est tout ce qui reste de l'intention de se révolter, c'est bel et bien le suicide qui marque les prolégomènes à l'intention de vivre. Injecter, c'est paralyser l'acte suicidaire ou en préparer le terrain sacrificiel. Si le Droit est la partie visible de la nation constituée, le Suicide en est la vie cachée, d'autant que l'attente lui donne finalement raison.

V

De la nécessité du rêve comme système alimentaire à une pratique somme toute eugénique de la disparition, la vie est conçue comme partie d'un tout, comme pièce non dotée du pouvoir de mettre en échec les pièces plus efficaces et plus propères d'un système qui peut jouer à n'importe quel jeu pourvu qu'il soit démonstratif, démythologisant, inhibiteur et palliatif. Conditions qui exigent la plus grande rigueur dans le traitement des révoltes et des maladies internes au système et plus encore vis à vis de tout ce qui se fomente dans cet ailleurs nourricier dont les poisons agissent comme des catalyseurs du moindre défaut de la cuirasse.

VI

En Occident, et c'est une constante, la croissance est fonction de la modernisation des concepts vieux comme le monde, de la démocratisation des aspects flagrants de la vie communautaire et sans doute de la culture des moyens d'exister pour espérer. Moderniser, démocratiser, espérer. La leçon est la plus efficace qui n’ait jamais été donnée à l'humanité, à la diversité qui la donne à son tour à l'esprit en proie à des velléités d'uniformisation. Leçon qui ne s'arrête sans doute pas là, tant va la cruche à l'eau. Politiciens, commerçants et religieux, comme larrons en foire, décrivent des graphes facilement résolus par le rêve et le silence des landiers que nous sommes. Comme il n'y a pas d'Orient, comme cet Orient n'est pas l'Orient mais ce qui reste après que les lois se sont appliquées à ces ensembles conquis à la fois par le même rêve et un silence toutefois moins docile, la géographie du monde ne se dessine plus sur une carte mais dans un espace complexe où le transport et la communication sont vecteurs tandis que les flux économiques et les courants d'idées forment les territoires de tous les conflits.

VII

On n'en finirait pas de décrire cette nouvelle aventure de l'homme dans la propriété de l'homme qui ne laisse rien aux animaux et peu à ses semblables. La même douleur existentielle marque le front de ceux qui ne sont pas assez fatigués pour s'arrêter enfin, en marge d'un luxe qui apparaît comme le meilleur moyen, face aux propositions miraculeuses et sanctifiées, de calmer la douleur et de tranquilliser l'embroussaillement neurologique qui nous guette. Le corps entre en phase aqueuse à la dernière seconde d'existence et au premier instant d'anéantissement. On voit bien que si nos seigneurs occidentaux et les princes de l'ailleurs vivent au-dessus de nos moyens, nous avons quelque rapport avec la masse gluante des animaux et des hommes qui en sont réduits à les imiter pour survivre. Le traitement n'est pas le même, pourtant, selon le degré de modernisation, selon l'ampleur de la démocratisation et selon la teneur en air libre de cette espérance qui fait les beaux jours des prophètes, des saints et des exemples de probité spirituelle.

VIII

La vie comme maladie de l'esprit. Et la mort comme angoisse. C'est tout ce qui nous reste à un moment donné de cette existence caractérisée par les conditions qu'imposent la liberté surveillée, le peu de chance d'établir un lien d'égalité entre deux êtres dont l'un se sert de l'autre, et la dose d'humour ou d'abandon qu'il faut avaler pour croire un seul instant que la fraternité est possible en dehors d'un combat. À quoi correspondent presque parallèlement la modernisation (liberté), la démocratisation (égalité) et l'espérance (fraternité).

IX

Ces rencontres de contenus significatifs et signifiants ne sont pas dues au hasard. Il ne s'agit pas de rencontres objectives. La leçon occidentale s'établit sur une recherche dense et précise qui a déjà affûté ses couteaux dans sa propre chair. Les applications se déplacent simplement vers d'autres ensembles, elles concernent maintenant la totalité de l'humanité. Rien n'est plus possible en dehors de ces calculs savants. Pas un seul territoire n'esquive ni n'a les moyens d'esquiver ces compositions infaillibles. Autrement dit, toute guerre du pauvre est vouée à l'échec. Peut-on, en cas de pauvreté, d'étouffement, de maladie incurable, attendre que ces crises de désespoir finissent par changer le cours d'une Histoire qui n'est plus la nôtre mais celle qui est prévue ? La puissance de destruction de l'Occident est telle et la menace de l'Ailleurs est si probable, que notre « oui » l'emportera toujours sur les « non » dont la somme n'atteindra jamais la hauteur humanitaire d'un « non » capable de tout changer, et pas seulement l'Histoire.

X

On s'attend en général à un effet de vases communicants. On accepte le martyre de populations entières sans trop se mobiliser contre nos propres armées et nos contingents entrepreneuriaux. Petit à petit, songe-t-on, il y aura moins de morts injustes et plus de compréhension mutuelle. On y arrivera, à cet équilibre... Mais rêve-t-on vraiment d'un équilibre entre la force et le droit d'exister, ou d'une stabilisation de l'épreuve endurée au profit de la tranquillité de l'esprit, du corps, des œuvres, des institutions, des souvenirs, de l'attente même que nous promettent nos actes aujourd'hui comme si demain n'était pas possible autrement ? Détordre un fer à cheval est une épreuve de force, mais le remettre à l'endroit relève de l'interprétation abusive de ce qu'on peut attendre de la précision et de la clarté.

XI

Mais la question, s'il s'agit d'en affiner les chances de réponse claire et précise, n'est-elle pas plutôt : que se passerait-il si leurs princes ne nous ressemblaient pas au point quelquefois d'en avoir honte ou du moins de s'en cacher par tous les moyens que la coutume et la tradition proposent à leur esprit en déroute ? Leurs princes, pourquoi ne sont-ils pas nos alliés dans ce que nous attendons de nous-mêmes ? Saura-t-on jamais, pour répondre pertinemment à cette question, qui sont-ils avant d'être des princes ? On en reviendrait sans doute à penser qu'ils sont eux aussi de notre côté du monde, fabriqués et conditionnés comme nous naissons. Au bout de ce compte de l'exercice humain, il se pourrait bien que leurs sujets soient infiniment isolés, parfaitement en marge de l'humanité à laquelle ils n'appartiendraient plus que par un fil biologique facile à rompre à l'issue d'une habitude nonchalante de la vérité scientifique agissant à l'endroit même où s'est exercée la complexité inachevable de la philosophie un peu vite reléguée aux oubliettes comme moyen d'attente.

XII

Notre crédulité, sur laquelle repose nos achats, pourrait bien servir un jour de moyen d'entreprendre la division de l'humanité à l'avantage de la tranquillité des consciences. Les plus grands crimes humanitaires ont été commis par l'Occident. Les Arabes avaient le sens d'un commerce bienveillant. La leçon ne les a pas servis finalement eux-mêmes et notre complexité apparaît maintenant plus proche de la nature humaine. Nous avons gagné dialectiquement avant de nous imposer. La religion révise ses conneries avec des réticences d'enfant gâté, l'état s'empare du domaine humanitaire pour accroître sa crédibilité, et la masse incroyablement passive dont nous sommes l'explication promet de ne pas attenter à son existence parallèle à des misères franchement indiscutables, elles.

XIII

Évidemment, on pourrait remonter aux origines pour chercher puis trouver les premières ébauches de ce monde trinitaire. Les sciences dites humaines (comme s'il pouvait y en avoir d'autres) fourmillent d'explications qui, une fois vidées de leur substance molle, n'expliquent pas ou en tout cas ne suffisent pas à convaincre tout le monde, même après avoir éliminé, comme à l'encan, le monde trop enclin à l'ignorance des connaissances fondamentales. —Qu'on s'évertue à établir des chronologies toujours mises à l'épreuve d'un temps spatialisé pour les besoins de la cause, -qu'on trace les cartes colorisées par le temps malgré les efforts de spatialisation, -qu'on trouve ce qui se savait intuitivement, -qu'on retrouve ce qu'on avait perdu de vue ou de temps, -que la trouvaille surgisse du néant ou de l'emploi méthodique des ressources rassemblées à grands frais, etc.- au bout du compte ce qui est dicible peut à la rigueur servir d'exemple, de point d'appui, de ruse ou de procédé pour continuer comme si la connaissance, peu conforme au savoir en dépit des efforts de coïncidences où l'analogie reprend ses droits, contenait aussi les complexes jubilatoires qui ont tant d'importance au moment de choisir.

XIV

Trop de sciences finit par limiter la science comme on clôture un pré aux vaches. Elles finissent seulement par être bien gardées. On n'explique pas ainsi leur existence. Qu'il s'agisse de garantir à l'humanité toute l'énergie dont elle ne dispose pas, de mettre sur pied les moyens du voyage extragalactique, d'assurer le bien-être par le soulagement des douleurs et le remplacement cybernétique qui vaut toujours mieux qu'une jambe de bois, qu'on enfreigne les simples règles du respect dû à l'être et à l'existence dans des intentions louables au fond, après réflexion, ou vu l'impossibilité de faire autrement, que certains se sentent même du coup plus proche de Dieu et de tout ce qu'on fourre dans cette pâtisserie nourricière d'espoir, -ce fatras de sciences plus ou moins exactes ne rejoint pas, même en allant au plus simple, le plus enfantin des graphes donnant satisfaction de graphe à l'esprit qui le contemple comme un pur produit de l'esprit pour une fois certain d'avoir atteint quelque chose.

XV

Mais sont-ce là des raisons suffisantes pour s'en remettre maintenant, comme je vais tenter de le faire, à une psychologie dite littéraire dont les usages quelquefois désuets ne font pas florès chez les ouailles trop occupées à balayer le dallage de leur temple, ni en terrain voué comme par fatalité joyeuse à l'observation et l'expérimentation objectives des faits ? Pourtant, il suffit d'un peu d'humanité pour ne pas prendre le risque de se déshumaniser, c'est-à-dire de trop donner à ce qui existe peut-être et pas assez à ce qui pourrait avoir un sens. Ici, la psychologie littéraire ne donne rien à l'allégresse religieuse et peu à la jubilation scientifique. C'est que le bonheur tourne le dos, par définition semble-t-il, et que les cris de joie de la philosophie sont aussi, par esprit dialectique, des silences d'angoisse.

XVI

Réfléchir (se tourner vers l'objet en question), sinon penser (en concevoir le verbe), c'est d'abord se débarrasser des carcans de son époque. Or, le plus évident, c'est la science. Je n'ai pas dit la théorie, qui n'est pas forcément scientifique ni ipso facto d'origine scientifique. Je n'exclus donc pas les positionnements philosophiques. Par contre, les croyances de toutes espèces, de par le caractère naïf voire niais de leurs conceptions, et à cause des pratiques qui en entretiennent la survivance, ou pire la persistance, ne sont pas invitées à modérer le cheminement conséquent de l'esprit au travail d'un peu de clarté jetée non pas sur l'ombre mais sur l'objet lui-même.

XVII

La modernisation, dont les sciences, aussi peu organisées que possible, sont le fer de lance, est empreinte d'une religiosité chargée sans doute de boucher les trous ou de mettre de la lumière à la place de l'ombre. La rigueur dite scientifique s'aplatit devant les nécessités contingentes. Ce jeu n'a pas de règle et pas de spectacle. C'est un jeu mécanique, un mouvement interne, c'est la fragilité conceptuelle d'une activité dont le champ d'application est trop stratégique et pas assez humain pour être crédible, pour inspirer une confiance telle qu'elle se confonde avec la croyance qui l'appelle. À tout prendre, l'Occidental choisit le bien-être.

XVIII

Comment concevoir le bien-être sans en moderniser le lit conjectural ? Et comment faire table rase sans risquer d'y perdre la langue ? La fragmentation qui s'ensuit est un concours de circonstances. La poésie demeure ce qu'après tout elle a toujours été ; mais les sciences se créent, se transforment, disparaissent ou résistent à l'épreuve des applications. L'Histoire s'en trouve chamboulée périodiquement et le partage des terres continue d'alimenter la chronique. La modernisation consiste essentiellement à calmer la douleur et à pallier les mutilations et autres problèmes fonctionnels. Comme elle n'a aucun pouvoir sur l'esprit autrement que par la joie d'acquérir et de posséder, la religion joue le rôle de dame de compagnie, attentive aux détails qui finiront par avoir de l'importance. On n'a pas pu concevoir un Occident sans religion parce que la science ne produit que des instants de bonheur, un ravissement qui ne tient pas devant l'exigence de réponse que pose la question d'une existence finie dans un monde infiniment concevable.

XIX

La démocratisation, qui échoue chaque fois qu'elle pousse un peu loin le bouchon égalitaire, joue avec l'homme cisaillé par l'optique des facilités et la promesse des utilités. L'empêchement, qu'il soit d'origine juridique ou religieuse, réserve la contrainte aux résistances trop documentées. Comme l'homme est d'abord un survivant, il s'approche plus vite de la facilité que de ce qui menace son horreur des situations complexes ailleurs qu'au spectacle où il a aussi son rôle à jouer. Démocratiser, c'est commencer par garantir cet accès rapide et modique. On n'envisage pas de démocratiser dans une complexité intrinsèquement croissante, ce qui satisferait les tenants d'une poésie radicale, par exemple. Se couler dans un lit est tout de même plus agréable que d'en creuser les apparences à deux doigts du rêve qui attend que le sommeil reprenne ses droits.

XX

De même, on ne comprendrait pas que quelque chose d'aussi facilement acquis n'ait pas quelque utilité immédiate. On ne consent jamais à attendre dans ces conditions. Or, l'attente est le principe qui rend possible la démocratisation. D'autant que cette attente est en grande partie occupée par le travail ou ce qui est une conséquence du travail, les loisirs ou le chômage. La démocratisation n'est pas autre chose que la pacification des mœurs. De nos jours, les troubles viennent de l'extérieur, sous forme d'attentats qu'il est difficile de prendre pour des actes de guerres (ce qu'ils sont). On a aussi affaire avec l'avarice de ceux qui possèdent l'essentiel. L'esprit alors coule facilement vers des horizons moins démocratiques qui d'ailleurs ne déplairaient pas aux puissants. Comme quoi le terrorisme de l'étranger pourrait bien servir une contre-démocratisation. Car la démocratisation n'est pas, comme la modernisation, une nécessité existentielle pour l'Occident. Elle n'est peut-être qu'un accident de l'Histoire. Le peuple demeure l'objet de toutes les attentions, qu'il s'agisse de lui faciliter la vie, ou de la lui prendre, ce qui la complique toujours. Des décisions planent au-dessus de ce débat presque secret.

XXI

À moins de se mortifier carrément, je ne vois pas comment un être humain normalement constitué pourrait se satisfaire des propositions religieuses, évangéliques en ce qui nous concerne, pour faire face à la réalité qui fait de nous des instants d'une humanité impossible à dire. L'espoir ne naît pas de la prière, au contraire il la prête à tous les remaniements rituels dans une espèce de quête de la perfection qui ne peut que s'achever en délire. La proximité de l'oubli rend les manipulations délicates. On a vite fait de sombrer dans l'abus des substances non symboliques. Avaler ce qui est ou n'est pas le corps divin n'atteint pas le cœur même de la question qui est physique. À ce stade, une évaluation des substances est inévitable. Et à ce train, la prise en main des moyens de l'espoir par l'état est une nécessité. La justifier relèvera du discours juridique tant que la pratique de l'injection causale ne sera pas devenue d'un usage courant. De la maîtrise opératoire dépendra le sentiment d'appartenir à la fraternité promise par les affiches...

XXII

Science-fiction ? Aujourd'hui, on veut nous faire croire que boire de l'alcool est mauvais pour la santé et qu'en n'en buvant plus du tout, on ruine tout un secteur de l'activité économique. Autrement dit, en buvant l'alcool sans y chercher l'ivresse mais seulement un plaisir n'ayant rien à voir avec le plaisir tel qu'il se conçoit par exemple dans un lit, on essaie de procurer ce qui n'a aucune chance de pallier l'espoir ni de condamner à un oubli qui se traduit par des frais hospitaliers inacceptables par la fraternité. Alors on boit pour oublier. Ce qui alimente le système hospitalier en charges supplémentaires et consolide carrément une activité économique qui ne demande qu'à continuer de se nourrir de la différence. L'Occident, comme on le voit, est à la recherche de l'espoir, d'un espoir à la mesure de ses ambitions évangéliques. Mais ni l'hostie ni aucune drogue n'y participent, au contraire on pourvoit à l'oubli. Ce qui détruit dangereusement la construction sociale. Sans atteindre l'enrichissement de fabricants de drogue difficilement surimposables au-delà d'un raisonnable qui impose du coup sa pertinence. Quand ils sont imposables.

XXIII

C'est sur ce terrain glissant qu'un peu de psychologie littéraire peut éclairer, sans prétention cognitive mais simplement comme moyen d'action, -c'est philosophiquement défendable-, ce que l'Occident met à la merci d'un étranger qui n'a pas dit son dernier mot : la religion, le fascisme et l'oubli. La thématique ici en jeu se complète :

— modernisation /liberté /religion ;

— démocratisation /égalité /fascisme ;

— espérance /fraternité /oubli.

XXIV

Dans ce tableau synoptique, on croise ce qui me semble représenter les trois divagations, pour reprendre un terme mallarméen, qui précarisent clairement l'Occident, lequel d'ailleurs ne se prive pas d'en jouer, à titre romanesque, quand c'est de l'intérieur qu'arrive le vague à l'âme. Il n'est pas un roman, un drame, écrit ou projeté, qui ne s'en inspire de près pour gagner du terrain sur la banalité et l'anonymat. Des croissances narratives emplissent les dialogues de personnages de plus en plus porteurs d'idées sous le prétexte qu'ils sont représentatifs des sentiments coureurs de l'aventure quotidienne. Ces fictions se vident de tout contenu proprement artistique pour laisser le champ à une esthétique de l'éthique qui a remplacé l'élan peut-être naturel de l'homme vers tout ce qui sort de l'ordinaire, le merveilleux par exemple, ou la complexité chatoyante de la diction forcée par le verbe lui-même.

XXV

Comme il s'agit non pas de réfléchir, et moins encore de penser, mais de choisir entre plusieurs idées dont les unes sont bonnes et les autres mauvaises, on a vite fait de s'exhiber avec les siens ou au contraire de plonger dans les épanchements d'une solitude qui, de nécessaire par instant, devient la commande de l'instant. À ce jeu (de hasard), le gagnant ne gagne rien (Hemingway) d'autre que l'équanimité ou le râle, loin des vociférations du pamphlet et des brisures de mots échappées d'un dernier moment qui n'en finit pas. L'atténuation des pratiques et des conventions procède d'une méthode d'ordinaire appliquée à l'enfant dans les moments choisis pour son éducation : la menace de privations se précise avec l'âge, toutefois, et on ne manque pas d'en vérifier l'infaillibilité, surtout que l'entourage, prêt à beaucoup, ne l'est pas à tout. L'enfance se conclut par une trahison et non pas par la perte d'une innocence trop liée à des considérations palliatives du mystique (avec ou sans Dieu — religion ou poésie).

XXVI

La première divagation touche à la liberté, au droit d'exister et de se constituer si ce n'est déjà fait : c'est la foi. La rigueur des raisonnements théologiques est à ce point perverse que, reconnaissant par exemple que le Christ est objet de la science au même titre que l'homme (parce qu'il s'est fait homme), il n'est cependant point démythologisable. Chaque fois que la religion semble avancer, autrement dit améliorer ses moyens de communication, un arrêt est finalement prononcé au moment où le doute pourrait légitimement s'appliquer à la proposition en cours. Et quand la religion s'arrête de penser, elle impose la foi comme seul recours désormais.

XXVII

Ces raisonnements se déroulent comme un spectacle. Ils sont soumis à une dramatisation, insoutenable en ce qui concerne les christianismes. Cette durée qu'on interrompt dès l'instant où l'esprit se sent inspiré par le doute systématique, est la contremarche de la foi, le butoir qui impose sa hauteur, l'explication de l'ascendance dont ces démonstrations se remplissent par seul souci d'écrasement. Apportant de l'eau au moulin de ceux qui s'inquiètent pour l'avenir de leurs croyances, sans toutefois convaincre l'ensemble des ministres qui considèrent que la tradition a fait ses preuves, cette facilité rejoint l'utile et pourquoi pas l'agréable quand elle tombe dans l'oreille des suiveurs dont on ne saura pas s'ils sont sincères ou si, sur ce terrain essentiel à la survie, ils ne sont que le portrait de leurs mentors.

XXVIII

Car à la foi qui est incroyable, s'oppose la symétrie du doute. Seulement voilà, ce n'est pas la place du doute, ce n'est pas en s'exerçant à cet endroit de la pensée qu'il a des chances d'atteindre le cœur de la question posée par la divinité, à laquelle la foi répond pour empêcher les autres de répondre. La religion agit par prolifération. Si son influence a diminué, loin de tomber en désuétude, elle a gagné en densité, d'autant que l'Islam, éternellement nouveau, principe même de la nouveauté en matière religieuse, propose une autre influence dont la pauvreté et le désarroi pourraient bien s'accomoder finalement. La question n'étant pas de savoir ce qu'on gagne au change (ou ce qu'on y perd), la foi comme loi de composition se porte bien. Ses applications sont nombreuses, tant son efficacité est spectaculaire. Elle a sans doute (mais comment le savoir si...) gagné d'autres domaines de la passion, même des passions les moins méritoires (nous n'en manquons pas).

XXIX

La foi est un outil dialectique puissant avant d'être une tradition, c'est-à-dire l'abscisse de la tranquilité. Elle s'en prend aux fondements même de la liberté. On la retrouve jusque dans les intimes convictions que la justice assène quotidiennement à l'innocence et à la raison. Priver l'esprit du droit à poursuivre sa pensée, non seulement fait le lit de la religion et des institutions qui s'en inspirent, mais surtout pose la question des limites à ne pas dépasser sur le terrain des modernisations en tout genre. Les religions occidentales ne sont plus les ennemis majeurs de la liberté, mais la foi, qui les instaure dialectiquement comme psychologiquement, est le cancer de la modernisation. On n'a pas fini, malgré la beauté moderne de nos laboratoires, de ménager ce moment sensible et périlleux de nos raisonnements. D'autant que la foi se pose aussi en combattant des risques que la modernisation annonce au détour de ses inventions. La foi serait perverse (elle pervertit le raisonnement) et menteuse (elle entretient une chimère), ce qui l'éloigne de la narration, de l'imagination, du rêve, de la fantaisie, de tout ce qui fonde l'activité artistique toujours visée par des considérations morales nettement abusives.

XXX

Coincé entre la nécessité d'inventer sans cesse pour alimenter le moteur même de l'Occident et le risque que le doute fait courir à la foi, il n'est pas étonnant que l'Occident ait choisi d'associer le commerce à la liberté. La connaissance est ainsi laminée soigneusement par ses applications et le pouvoir ne change pas de mains. La puissance militaire est un des produits de cette activité minutieuse. Le spectacle continue, avec la différence infime que la parole n'est plus l'apanage des grands. Mais c'est une parole brisée qui nous parvient, quand elle arrive à se faire une place au soleil qui finalement n'éclaire que la profondeur de ses blessures, autre spectacle dont la foi se nourrit religieusement.

XXXI

Ce qui revient sur le tapis, en ces temps de guerre économique entre les états de l'Europe et les états européens unis d'Amérique (l'Occident, ne serait-ce pas tout simplement l'Europe ?), ce sont ces « réticences » historiques au « commerce et liberté » qui prévaut sur toute autre posture. L'éventail de ces divergences fraternelles va assez naturellement, comme dans une conversation chargée de l'approfondissement et de l'épuisement du sujet, de l'étatisme mercantiliste (colbertien) français aux ressources toujours vives du totalitarisme allemand, en passant par la législation « organique » de l'Espagne, toujours un peu catholisante et roublarde, et le goût du Pouvoir qui acoquine l'Italie avec le Vatican. Les nations européennes concernées par ces réticences, qui n'en sont pas moins soumises à des efforts d'adaptation, sont les anciennes dictatures de l'Europe, toutes responsables, à des titres et degrés divers, du massacre généralisé qui a marqué à jamais l'Europe sans possibilité d'oubli majeur : la France, l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne, l'Italie, et j'en passe. La résistance au libéralisme d'inspiration essentiellement anglo-saxonne prend sa source dans ce qu'il y a de moins exemplaire d'un point de vue humaniste : le fascisme et ses variantes nationales. Le communisme, à la fois humaniste et totalitaire, n'a pas résisté à l'épreuve du temps historique ou aux flagrances de la critique, et n'a joué que le rôle de résistant (efficace et héroïque) et d'opposant (rarement judicieux et franchement douteux).

XXXII

Si le rêve de la jeunesse a été violé par les fascismes, il a été brisé par le communisme. En ces temps d'adaptation et d'urgence, les « deux partis » sont imprégnés de ces ignominies, sans parler du passé bonapartiste qui figure toujours au Panthéon comme une amélioration notable du système mis au point par les monarchies. L'Histoire, plus que les données géographiques, parcourt la pensée européenne comme si elle était chargée de l'innerver dans le cadre d'une irrigation conçue pour faire exister l'Europe en dépit de la réussite libérale qui préfère inonder le monde de ses produits et de sa mentalité « protestante ».

XXXIII

De l'autre côté de l'Atlantique, on s'est déjà amusé à imaginer ce que serait devenu le « monde » si les puissances de l'Axe avaient gagné la Seconde Guerre mondiale. Si l'on en croit Philip K. Dick, il se serait alors trouvé un romancier pour imaginer le contraire et toute la machine policière se serait mise à la poursuite de ce manuscrit iconoclaste. Alors que jamais les puissances « alliées » n'ont cherché à réduire l'influence de Dick sur la pensée de ses contemporains. Imagerie sans doute, spéculation philosophique ou méditation sur l'action au détriment de la connaissance. Le Maître du Haut-Château n'aurait alors qu'une valeur esthétique que le lecteur pourrait estimer en fonction d'une idiosyncrasie plus marquée par les problèmes personnels que par l'influence de l'Histoire sur les comportements électoraux.

XXXIV

Le fascisme ne commence pas par le mépris mais par l'idée qu'une partie de l'humanité est réellement inférieure et donc utilisable et destructible. Le mépris naît de l'échec de la pensée fasciste. C'est un recours appliqué à une haine inassouvie et à l'offense causée par la survivance qu'on désire anéantir ou soumettre sans réelle possibilité de se mettre à l'œuvre maintenant que l'Histoire a parlé. Il est vain d'attribuer à cette posture politique les qualités d'un sentiment qu'on peut toujours espérer raisonner par l'éducation ou l'explication. Une idée se combat. Mais quand elle a pris racine dans son propre échec, il devient nécessaire de négocier avec le mépris. Sale boulot qui revient au politique par délégation. Car on s'en lave les mains.

XXXV

Toute société abrite des mœurs pacifiques et d'autres qui le sont moins ou pas du tout. On ne légifère jamais, ou du bout de la langue, sur ce qui touche aux domaines paisibles de la vie sociale. Par exemple, on ne s'attarde pas trop à réformer le droit sur l'héritage parce que cette pratique n'inspire pas le désordre : elle est respectée par ceux qui héritent et ignorée par les autres. La paix s'ensuit, à ce niveau en tout cas. Et quand il est impossible de légiférer sur des droits sensibles ou carrément belliqueux, l'exécutif envoie la troupe et bastonne. Par exemple, il paraît improbable de laisser le citoyen dire ses quatre vérités au magistrat qui possède non seulement le droit de ne pas les entendre (dans un sens judiciaire) mais encore celui d'appeler à la rescousse les forces de l'ordre et du pouvoir. Le combat est inégal et peu suivi d'ailleurs.

XXXVI

Par contre, bien des domaines du droit sentent la poudre et, si l'on se garde de légiférer à leur propos parce qu'on risquerait un chamboulement non souhaité, on est prêt à faire des concessions, à passer l'éponge, à arrondir les angles. Certaines communautés, étrangères le plus souvent, savent jouer de cet instrument pour obtenir ce que la loi ne leur donne pas, ce qui est une espèce de victoire. Mais le pouvoir demeure entre les mains qui ont donné, il n'y a pas d'autre conclusion possible, sinon on imagine assez bien le massacre (Haro sur le baudet !).

XXXVII

Au fond, les revendications d'ordre philosophique sont traitées comme des cas d'individus et les contraintes exercées par les communautés sont considérés comme des phénomènes sociaux. À l'individu, on imposera un magistrat au front buté ; la communauté se verra adjoindre les services de spécialistes, quelquefois des maîtres en matière d'analyse sociale un peu poussés à devenir au moins momentanément des inventeurs de solutions pacifiques. Du coup, les questions les moins intéressantes font la une à l'avantage de l'intérêt national qui est tout quand l'individu n'est plus rien, ce qui est le cas le plus probable si le débat est national. Quand l'individu est tout, il est seul et donc dénué d'intérêt. Plus sociable, il compromet sa pureté mais gagne en influence, celle-ci pouvant aller jusqu'au vote. Fou ou mort, on a vite fait de le caser. Brrr...

XXXVIII

Selon que l'on s'en prend à l'Ordre en individu posté (guetteur tranquille ou franc-tireur tendu) malgré l'universalité de la demande, ou en communauté disséminée en dépit de la relativité de l'exigence, on est traité de vaurien ou de partenaire social. Il n'est donc pas étonnant que le mépris prenne sa source chez l'individu et qu'il soit si bien maîtrisé par les communautés qui peuvent alors utiliser l'individu pour les opérations secrètes ou plus banalement marginales. Les marques de mépris sont les signaux qui bornent l'entreprise de démocratisation.

XXXIX

La société, au lieu de chercher à les éliminer, sauf dans le cas d'un individualisme patent, y négocie les tenants et les aboutissants de sa moralité, comme une fable qui érecte sa petite leçon au bout de sa démonstration. L'égalité n'est plus conçue comme partage équitable mais comme répartition intendante, et seule la légitimité de cette péréquation peut-être discutée, principe qui s'accorde mal au discours individuel même s'il est le plus parfaitement rationnel. Les penchants communautaires y cultivent les abus d'inégalité dans le cadre d'une impunité somme toute assez bien définie par la pratique exécutive et juridique. Le risque de fascisme étant ainsi écarté, l'expression totalitaire devient pure littérature et banalité événementielle.

XL

Et le mépris devient un spectacle nourrissant à la fois la révolte qu'il inspire et la sympathie qu'il entretient. Tandis que la foi menace sérieusement la modernisation et donc l'existence de l'Occident, le mépris ne remet pas en cause les principes fondateurs de la démocratisation. Au contraire, il en assure les réactions salutaires et les apaisements exutoires. La morale est sauve par l'individu (action) et la leçon conserve ses prérogatives grâce aux communautés menaçantes. Bien géré, le mépris garantit une démocratisation tranquille à défaut d'être juste.

XLI

Seul l'individu intransigeant souffre de cet état de fait. Mais il n'a pas de prise sur ce phénomène ou c'est le phénomène qui le maîtrise. Il n'y a pas d'autre alternative à l'isolement de l'individu. Seuls ses droits sont reconnus. Jamais sa raison. À lui de choisir de mépriser ou d'être méprisé, petite aventure personnelle sans conséquences universelles ni même sociales, ni influence sur les avancées démocratiques. Le mépris sert le politique, il ne peut qu'arranger l'individu (amélioration) ou le desservir (exclusion). Cette calamité n'agit pas comme une maladie qu'on peut guérir ou qui peut détruire. C'est un mal nécessaire et la démocratisation, entreprise occidentale, y nourrit sa constance de guerrière.

XLII

Si nous nous entendions universellement sur l'essentiel, et peut-être aussi un peu sur l'existence, les guerres se limiteraient à des luttes intestines, — la mort en serait d'ailleurs changée, et n'auraient qu'une influence limitée sur la marche de l'humanité vers on ne sait dire aujourd'hui quel devenir qu'on aurait alors imaginé ou sciemment découvert. Cette entente globale paraît primordiale ; sans elle, on ne conçoit plus rien d'universellement entrepris mais comme nous n'en avons pour l'instant aucune idée, force est de nous rabattre sur ce temps présent fourbi d'Histoire qui sert de marbre à nos éclaboussures et nos titillations.

XLIII

Sur quoi porterait cette globalisation ? L'internationalisme a lamentablement échoué, mais il ne s'en prenait pas aux nations. L'Islam, d'abord bon comme le pain, continue de prêcher la conquête de l'homme et il crée le païen qu'on égorge comme un cochon. La mondialisation promet la diffusion mais ne s'oblige pas à garantir un minimum vital à ses travailleurs. La philosophie elle-même ne trouve plus le chemin des conceptions et se cantonne dans le désir. La culture a remplacé le faux concept de race. Tout semble fausser les vases communicants qui apparaissent si naturellement au fil de la découverte et de l'aventure. Même le mal entre dans la complexité logique des choix pragmatiques. Comment ne pas se satisfaire quand on est sur le point de l'être totalement (consommateur) ? Et pourquoi ne pas se révolter quand il ne s'agit plus que de se venger (injustice) ?

XLIV

À la place des ententes qui se profilent sans se donner, les négociations se multiplient, provoquant la pire des fragmentations jamais vécues par le vortex des civilisations. La terre (Géo), comme lieu, devient une proposition froidement économique et politique. L'éthique est un dogme et l'esthétique un profit. L'action bute sur des frontières inacceptables en cas de voyage et durement ressenties par le voyageur condamné à l'attente. La connaissance se complique de conditions dont on ne sait rien puisqu'elles ne nous concernent pas. Nous sommes devenus étrangers au temps, c'est-à-dire que nous nous sommes définitivement éloignés de l'idée même d'Orient. Le monde s'est occidentalisé en profondeur. D'où son image diabolique entretenue fébrilement par les derniers combattants d'un dieu encore inexplicable que le dieu incompréhensible a détrôné. Qu'espère le diable de cette lutte qui n'a plus rien à voir avec la tentation mais avec le désir ? Il se trompe, comme tous ceux qui sont aimantés.

XLV

Nous ne savons même pas dire avec plus ou moins de certitude si l'étranger est une conséquence de l'Occident, si celui-ci saisit simplement, comme cela arrive de temps en temps aux empires, une opportunité qui risque de ne pas se présenter deux fois, ou si au contraire l'Occident est né de l'humanité qui le désire. Aussi peu renseignés que possible sur ce terrain comme de la chose divine, il nous faut bien éprouver le sentiment qui nous impose la théorie axiomatique comme si elle était le fruit de l'intuition ou de l'évidence. L'Occidental s'installe comme il peut dans son Occident, en fonction des recommandations et des privilèges qui le déterminent, et l'étranger y profile des jetées qui l'occidentalisent sans lui donner les clés.

XLVI

Et s'il il est clair que le christianisme œcuménique est bel et bien (esthétiquement comme moralement) la religion de l'Occident, le prosélytisme religieux n'a pas fini, entre évangélisation, islamisation, brahmanisation, etc., de secouer jusqu'au trouble les eaux pauvres en idées de cette terre riche seulement en matière première et en main-d'œuvre. L'Occident y mesure avec une précision d'enfer la croissance industrielle et la qualification des personnels. Sans compter qu'il est en train de mettre la main sur une consommation de pauvre vérifiée par une simple application arithmétique : un rien multiplié par beaucoup, c'est beaucoup. Ce qui donne d'ailleurs à réfléchir sur notre propre technique infinitésimale : beaucoup divisé par le rapport du peu à beaucoup, c'est peu pour les uns et beaucoup pour les autres. C'est d'ailleurs la seule vérité occidentale qui fait rêver les princes de l'étranger. Que n'échangeraient-ils pas contre cet avantage appréciable ? L'esclavagisme est une entente qui n'a rien à voir avec la foi ou le mépris mais que la foi et le mépris entretiennent au détriment du simple droit à une vie décente.

XVLII

Quoi qu'il en soit, et au-delà des découpages géoéconomiques et géopolitiques, nous sommes en présence d'une humanité qui semble cultiver son Occident. Elle laisse à imaginer ce que pourrait être l'Orient avec assez de marge pour que tout le monde l'y trouve à sa manière. Elle complique jusqu'à la tragédie la vie de tous ceux qui y vivent en étrangers. Elle est une au fond, désirante et désirée, incapable de conceptualiser mais habile à mythifier et à démythologiser. Elle insinue la foi comme finalement le seul ducroire de la liberté tributaire de la modernisation. Elle entretient le mépris à la surface des luttes égalitaires agissant comme le fumier de la démocratisation. Qu'en est-il de l'espoir ?

XLVIII

La poussée modernisante élève son élite dans la foi et le mépris, assurant ainsi des airs de liberté qui n'ont jamais été vécus avec cette intensité dans les temps historiques tels que nous les connaissons. Ménageant des espaces où l'égalité joue le rôle de milieu de culture, elle favorise les émergences scientifiques et technologiques (la technologie étant de plus en plus l'ensemble des applications scientifiques à l'invention et de moins en moins le corps des métiers qui ont constitué pendant longtemps la substance même du savoir encyclopédique). Accessoirement, elle fait le lit des philosophies pourvu que celles-ci n'envisagent plus l'universalité des idées comme condition de leur validité. On préfère aujourd'hui une philosophie axée qui a peu de chance de toucher l'esprit s'il n'est pas concerné par des détails aussi peu quotidiens que possible. Mais sur le terrain de la fraternité, on est dans le brouillard relationnel. Un spectacle s'impose.

XLIX

Si l'espoir et l'oubli complètent l'attente légitime des foules et de l'individu, l'autre arrive comme la seule réponse à soi-même (« Me ressembles-tu vraiment ? J'ai peine à le croire »). Et pourtant, il s'esquive, ne prend pas de sens, sert de lit ou d'exutoire, de confesseur ou de conseiller. Le païen (foi) et le sous-homme (mépris) rejoignent ici l'Occidental dans le cadre d'une sélection visant à l'élitisme. Les moyens naturels y côtoient les ressources légitimes dans un discours prolixe en contradictions et en authenticités. Le Droit superpose l'espoir comme la Religion conditionne la modernisation et comme l'Ordre s'impose à l'esprit en cas de démocratisation et d'égalitarisme.

L

Là encore, les vieilles nations européennes se distinguent par leurs réticences. La perspective d'une intégration de l'étranger à ce niveau de l'action et de la connaissance n'y fait pas l'unanimité. La part réservée aux héritiers de haut sang est majoritaire par principe, augmentée d'une marge de sécurité qui réduit encore l'espace où l'étranger peut encore espérer ne pas sombrer dans les succédanés de l'oubli. Le conservatisme des foules consolide cette construction. Le sang est associé sans contestation à l'élite. Peu d'entre nous y voient vraiment d'inconvénients au moment de voter secrètement. En Occident, il faut toujours tenir compte que l'idée exprimée à haute voix a peu de chance de s'exprimer dans le secret de l'isoloir. Les étrangers votant rarement sur l'essentiel...

LI

Ici, on ne rejette pas forcément les théories eugénistes pour les bonnes raisons. On contourne plutôt les éléments de réponse pour n'en retenir que la conclusion. L'élitisme, qui n'interdit pas en soi l'égalité autant des chances que de survie, est mâtiné d'héritage, de sang, de lignée. Certes, on ne se chapeaute pas comme en terre mahométane. Mais on a nos signes distinctifs. On semble d'ailleurs y tenir comme à nos organes vitaux. Le principe est donc fortement dénaturé. Nous n'hésitons pas : choisir les plus naturellement forts, les fabriquer dans des éprouvettes, non. Ni la nature ni la science ne nous inspirent au moment de choisir ceux qui vont tenir les rênes de notre voyage existentiel. Mais l'enseignement de la nature et les réussites officinales ne manquent pas de fournir les arguments collatéraux.

LII

Les successions sont préférées aux accessions. On se méfie des nouveaux riches comme des nouvelles idées. Nous appartenons à un royaume flanqué de leçons de choses et d'expériences floues. Nous végétons entre l'air pur, de plus en plus rare, et la fiction de l'air pur, en croissance. Et c'est dans cette marge étroite, entre la justice proposée par l'eugénisme et le droit imposé par les mœurs (mettons), que l'élitisme occidental promeut ses recrutements nécessaires. On comprend mieux dès lors de quoi sont chargés les enseignements de la foi et du mépris : l'oubli se distingue maintenant par la doctrine qui l'éloigne de toute théorie trop juste et de toute contestation aussitôt considérée comme spoliation, du droit d'hériter.

LIII

La part de l'étranger dans cet exercice de la citoyenneté est négligeable, tout juste bonne à modérer la critique dans le sens d'une reconnaissance plus proche de l'abandon que de l'acquisition. L'idée de communauté y trouve un sens, certes, mais l'individu, fondé à croire d'abord en lui-même, est condamné à l'examen à la fois de ses origines et de ses capacités productives. D'où une production de plus en plus consommable, donc marquée par la reproductibilité, et une création en voie de disparition constante comme exemple de ce qu'il ne faut pas faire. Le modèle n'apparaît pas clairement mais la modélisation est établie avant même la mise en hypothèse des courants à explorer.

LIV

Gare, donc, à celui qui ne partage pas la foi en vigueur ; gare à celui qui devient l'objet du mépris ; gare à l'exclusion par manque de privilège, de recommandation ou de niveau intellectuel. Il n'est pas difficile, dans ces conditions, de mesurer la menace qui pèse sur soi et sur les siens — activité de pur topographe de la vie quotidienne en danger d'exclusion ; ce voyageur de surface n'a pas droit à la profondeur, droit fondamental soigneusement omis dans les rêves de charte communautaire. Si l'on se sent assez étranger à ce système, il ne reste plus qu'à en contourner les limites qu'il nous impose alors avec la force de la loi et des mœurs, quitte à user de moyens parfaitement inadmissibles — dont la poésie. Il faut s'attendre à des signes de rejet, s'y préparer d'abord, en approfondir la portée réelle, trouver la martingale comme moyen de bord à user jusqu'à la corde.

LV

Mais la lutte entre l'étranger et ce qu'on suppose être le non étranger (notion qu'on dégage par comparaison et non pas par calcul ni exercice de la logique) n'est pas aussi claire ni aussi définitive qu'une Saint Barthélemy. Dans un monde qui à la fois recherche le succès et s'efforce de s'adapter à toutes les attentes qui sont autant de contradictions, les limites ne sont jamais tracées comme on géométrise un ghetto.

LVI

Si l'étranger ruse pour passer entre les gouttes de l'amertume existentielle, son hôte (en admettant que ce soit l'hôte qui fait office de non étranger) n'en sait pas moins mettre le moins d'énergie possible à combattre les inconvénients qui découlent de cette présence certes indésirable mais contenue dans les limites du raisonnable. Là est la pierre de touche, ce désir qu'on raisonne, cette adolescence d'une maturité qui devrait trouver ses fondements ailleurs que dans une jeunesse marquée par les coups de pieds au cul et le bourrage de crâne.

LVII

Quand l'étranger ne peut guère qu'adresser les formulaires dont la teneur décide de son avenir, ce qui l'éloigne de sa supplique, l'hôte prend l'initiative d'un dialogue dont il possède les clés, même s'il consent à examiner l'à propos et la convenance des comportements que l'étranger rapproche comme l'expression d'un désir. L'Occident est le seul endroit de l'humanité où l'on peut encore discuter. On évitera alors de se trouver dans la situation de l'individu aux prises avec sa propre alternative, situation au sens où l'emploie les tragédies du théâtre en comparaison avec celles, moins dicibles, de la vie telle qu'elle se compte en unités de temps.

LVIII

Ces situations sont bien connues. Chacun les joue quotidiennement. Il s'agit de ne pas dépasser les limites, certes, mais c'est plus facile à dire pour l'étranger qu'à faire pour l'hôte qu'il envahit d'occupations coûteuses. Ce dernier est d'autant plus intransigeant que sa situation économique se rapproche de celle de l'étranger (cela exclut-il l'étranger riche, l'investisseur, l'apporteur de quelque chose ?). Plus on descend dans l'échelle sociale et plus âpres sont les luttes de proximités, plus argumentées aussi comme j'ai tenté de le montrer dans les « Fragments d'une conversation fragile ». Plus haut, on se soucie sérieusement de ces échauffourées qui ternissent l'image « droit de l'homme » (droit à la vie en fait) dont l'Occident s'est affublé sans discours préalable sur son droit à s'exprimer au nom de l'humanité, des peuples et de l'individu.

LIX

Rien ne vaut alors ces montées aux créneaux de ceux qui se croient investis d'une mission pour faire tomber une fièvre qui en effet ne crève jamais l'écran au-delà du massacre anecdotique. Que contiennent en substance ces discours fragmentaires renvoyés par le son et l'image (ce qui limite la perception, idée fondamentale on le verra dans l'essai suivant, et rend possible justement ces discours de la philosophie ordinaire) ? Voici un petit tableau pour aider à la compréhension :

 

INTÉGRISME

FOI

OECUMÉNISME

TEMPLE

SCIENCES

LABORATOIRES

VIOLENCE

MÉPRIS

NÉGOCIATION

VOTE

POLITIQUE

ARMES

EUGÉNISME

ÉLITISME

PRIVILÈGES

PRODUCTION

ÉDUCATION

UNIVERSITÉS

LX

Certes, il est toujours un peu vain, surtout en matière littéraire, de dresser des cartes pour tenter de mieux expliquer. Littérairement, expliquer cela revient toujours à poser clairement les hypothèses de lieu, de temps, de personnage et d'écriture. Est-il bien utile de commenter, je suppose par voisinage de côtés et d'angles, par graphes accomplis d'un bord à l'autre, cette grille où l'Occident est circonscrit à la manière d'un pot au feu mis sur le papier (recette) ? Qu'il suffise ici d'en dégager quelques traits, quelques caractères, quelques essais, sachant que la littérature est un mélange savoureux, explosif, obscène, délicat, etc., entre une dose de merveilleux qui étonne et une part de psychologie qui réclame l'identification.

LXI

Cette construction en dallage n'est pas satisfaisante. Elle reprend tout ce qui vient d'être dit sans en donner la géométrie. Elle limite les possibilités de dissertation. Et surtout elle ne rend pas compte de la psychologie occidentale dont les applications ont bouleversé le monde et les conceptions du monde. Je veux dire que cette grille ne suffirait pas, par exemple, à écrire le roman qui se pointe à cet horizon de personnages déjà nommés, déjà vécus, entièrement situés dans le fracas des dénouements.

LXII

Est-ce la foi qui a tué la civilisation arabe, fleuron de la modernité, ou son expansion par arabisation qui trouve encore des adeptes dans cette géographie de l'étranger exemplaire ?

Est-ce le mépris qui a tempéré les perspectives racistes de l'Europe confrontée à ses propres étrangers ?

La démocratie raciste et élitiste, parfaitement égalitaire, garante de la liberté et source de fraternité, est-elle encore possible aux USA et quels hasards historiques en favoriseraient l'application ?

LXIII

L'Occident est aussi le lieu des pires questions. Certes, son pouvoir d'adaptation au monde, qui est peut-être celui du capitalisme, témoigne de l'ampleur des discours possibles à tout moment. Qu'une situation militaire pose clairement ses hypothèses de résolution, et l'Occident peut choisir la plus grande violence (il en a les moyens) comme les plus longues négociations. Mépris reflété par le discours politique qui s'apaise dans la pratique électorale et s'accomplit dans l'action militaire.

LXIV

Partant du petit tableau ci-dessus (qu'il faudrait calculer, raisonner et poétiser pour en donner, du moins à ceux qui sont capables d'abstraire, d'exemplariser et de dramatiser, une « meilleure idée »), on peut résoudre littérairement toutes les situations individuelles et collectives qui appellent une solution réelle, naturelle ou imaginaire. On gagnera ici un peu de place et de temps à laisser l'imagination et l'intelligence (j'allais écrire le temps) en user comme bon leur semble. On se prendra peut-être alors à rêver d'annexes uniquement ou majoritairement constituées de textes littéraires.

LXV

Image

LXVI

Finalement, j'en resterai là pour l'instant. Diagramme ou mandala, cet encerclement littéraire de l'étranger figuré comme point central (qu'on pourrait retourner comme un gant) satisfait assez mes désirs de discours et de narration. Je me laisserai bien aller, comme au début dans les « Fragments d'une conversation fragile » (que j'ai eue avec un facho, m'effaçant, dit le personnage, a contrario de La chute) à explorer encore une dramaturgie donnée par la parole quotidienne comme réponse à la confrontation avec l'étranger et son destin de thème littéraire.

LXVII

Peu enclin à enfermer le temps dans une explication du temps, ni l'espace dans la sensation de déplacement, je conçois que le « roman de l'étranger » n'est pas si facile à écrire. Pourtant, c'est souvent lui qui inspire le narrateur (ou le poète quand il narre) un moment poussé hors de lui par la véhémence des reproches faits à son nombril. Dehors, le style se frotte à des personnages dont l'un au moins est étranger, sinon il ne se passe rien. Et surtout, s'il n'existait pas, nous n'aurions plus à saisir au vol de l'inspiration la possibilité d'y rencontrer l'« universalité » dont sont pétris les héros.

LXVIII

La leçon ne s'arrête pas là sans doute. Elle n'épuise pas le sujet, que celui-ci soit un SDF, une passante, une rencontre fortuite, le plaisir trouvé dans une obscurité à ce point parfaite qu'on est incapable d'en désigner le précurseur une fois la lumière faite sur les ébats. Sont-ce des variations sur un même thème ou des thèmes dont le mode est le même ? La plupart du temps, quand on gratte le récit, il reste l'histoire, rarement un langage. Et les histoires s'accumulent. Quand on pense que le langage pourrait être le seul au fond ! Que dire alors des idées, de ce qu'elles rendent possible à dire, de ce qui reste une fois qu'on n'y pense plus ? On n'a pas fini d'inventer ce que le savoir suppose, ni de contempler ce que la la fiction interpose entre le rêve et la réalité. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien des personnages de l'étranger.

LXIX

L'Occident ayant procédé depuis belle lurette, — avec quelle efficacité ! — à la colonisation du monde, cette invention du savoir et cette fiction spéculative ne sont rien d'autre que les outils littéraires d'un empire sur l'existence des hommes. Il n'y a qu'à jeter un œil sur la production littéraire contemporaine : quand le texte ne nous donne pas une leçon comparative (la comparaison est tout de même plus facile à communiquer que le calcul ou la logique) chargée de donner un sens à nos engagements (politiques et contractuels : mariage, achat, héritage, etc.), on ne nous livre guère que le spectacle de la souffrance intérieure où c'est plutôt le narrateur qui est aux prises avec les éléments de son autodestruction. L'image même de l'Occident ne ressort pas de cette activité fébrile et monumentale. Il faut la chercher ailleurs. L'étranger qui nous la donne volontiers est alors taxé d'insuffisances telles que la religion, le retard historique, l'étroitesse de vue. Ce qui est assez juste puisque l'Occident demeure un modèle, et vain toutefois si la conversation, cette fois vaste et profonde, n'a pas lieu. Que le roman finisse par devenir ce lieu où la rencontre a quelque chance de garantir l'inachevable qui est le propre des chefs-d'œuvre, est une utopie.

LXX

Il ne nous reste qu'à évoquer d'autres possibilités que l'invention du savoir et la fiction spéculative. J'imagine que ce roman, aiguillonné par tout ce qui résiste à l'Occident, ne produira pas les chefs-d'œuvre attendus de la part des meilleurs poètes, mais qu'une existence de poisson dans l'eau s'installe toujours à la place de la modernité chaque fois qu'on souhaite nager en eaux profondes et rapides. Thomas l'obscur n'atteindrait pas le rocher dans la mer et de là, il ne pourrait encore éviter les attouchements de reconnaissance sectaire.

LXXI

Le feu ou la lumière. Brûler sur place ou ne plus voir... venir. Ce serait donc le sens à accorder à ces injections causales qui modèlent notre psychologie. Au lieu de lutter contre la folie ou les défauts de caractère, le personnage, au-delà de sa disparition de voyelle, serait le texte d'une révélation de soi au sein d'une communauté peu préparée à des consécrations parallèles et aussi peu prometteuses d'y consacrer l'essentiel de son temps dans un avenir flambant neuf. Et si l'avenir de la littérature consiste dès maintenant en bûchers exutoires et en torches vivantes, si aucune chance n'est accordée au dialogue de l'inquiétude avec l'étrange, — est-on au moins en droit d'en diffuser les nouvelles à défaut de la poésie véritable ?


3 — La mort d’Ulysse

 

 

...des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science. L’homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre. Colloque entre Monos et Una — Edgar Pœ.

— Tu f’ras pas ça si j’peux t’en empêcher, que j’lui dis. Le baladin du monde occidental — John Millington Synge.

 1

Un jardin d'arbres fruitiers : des mandariniers, un citronnier, on aperçoit les scintillements des oliviers au loin. Une jarre est posée sur la murette d'une aire de battage qui forme l'orée du côté jardin. Côté cour, un chemin descend vite. La nuit tombe. Le ciel est rose. Monos est debout. Una est couchée sur une jarapa.

MONOS — Ah ! Migraine...

UNA — Mon pauvre Monos ! Juste au moment où...

MONOS — ...où j'allais répondre à vos objections. De quoi était-il question ?

UNA — Si votre migraine le permet...

MONOS — La douleur s'assoit dans ma pensée comme si elle était chez elle.

UNA — Nous nous éloignons de notre sujet.

MONOS — Soyons sérieux.

UNA — Vous ne pourrez pas oublier cette douleur. Allons nous coucher.

MONOS — Une si belle soirée...

UNA — ...gâchée par mon attente.

MONOS — Vous m'attendiez ?

UNA — J'attendais ! Oh ! Partons. J'ai sommeil.

MONOS — Vous dormirez malgré moi.

2

 Nuit. La chambre d'un hôtel moyen, éclairée par la lune et par une chandelle. Au fond, une fenêtre : on aperçoit les toits de la ville et les collines environnantes. Côté jardin, oblique et dosseret vers la scène, le lit ; un tapis au milieu ; un fauteuil confortable côté cour, tourné comme le lit vers l'intérieur, dos oblique au public ; ces deux lignes de force désignent le centre de la chambre, seul point où les personnages se croisent. Una est couchée sur le lit ; Monos se dirige vers la fenêtre.

 

UNA — Que faites-vous ?

MONOS — Chaque fois que j'ouvre une fenêtre sur Brindisi...

UNA — ...vous pensez à Virgile et...

MONOS — Je m'en veux de relire sa mort sans pouvoir en faire autant.

UNA — Vous êtes jaloux ?

MONOS — En un sens, qu'il faudrait préciser. Mais qu'y puis-je ? Il y aura toujours ce que j'écris et ce que j'ai voulu écrire.

UNA — Nous nous éloignons de notre sujet.

MONOS — J'aime votre obstination, ma mie.

UNA — Mon pain ! Venez vous recoucher. Laissez la fenêtre ouverte. Oh ! non, pas pour l'air de la ville qui est saturé de fragilités mentales. Pour les rideaux, que j'aime voir bouger.

MONOS — Vous parlez si bien de nos ambiances !

UNA — Mais nous ne parlons plus de notre sujet...

MONOS — ...depuis que cette migraine...

UNA — ...vous en empêche.

3

MONOS — Je ne dors pas.

UNA — Moi non plus.

MONOS — Si nous en profitions...

UNA — ...pour revenir à notre sujet.

MONOS — Ce qui fonde l'Occident à croire que...

UNA — ...qu'il détient la vérité et qu'il est donc investi d'une mission. Qui dit mission, dit commandement.

MONOS — Vous y croyez, vous, à cette mission ? En quoi consiste-t-elle au juste ?

UNA — Nous avons déjà parlé de cela. Est-il bien utile d'y revenir ? Vous avez oublié votre mal de tête ?

MONOS — Oh ! L'image de ces capillaires qui s'obstruent ou refusent leur élasticité à mon sort. Je n'en dors plus. Si j'étais seul...

UNA — ...comme Virgile à Brindisi...

MONOS — ...comme je l'ai déjà été avant de vous connaître. Avant de savoir que vous finiriez par compter plus que...

UNA — ...la ville ?

MONOS — La ville, oui, où je suis connu pour la rigueur de mes raisonnements. Elle vous reproche de me distraire. Elle ne me comprendra plus quand vous aurez fini votre œuvre.

UNA — Elle comprendra que j'existe. Parlons d'autre chose. Nous parlions de...

MONOS — ...cette après-midi. Vous adorez les kakis et les nèfles. Vous êtes une enfant quelquefois.

UNA — Ne parlons pas de moi.

MONOS — Des autres ?

UNA — De cet autre qui est entré dans la ville.

MONOS — Nous l'avons suivi, vous et moi.

UNA — Quelle honte quand j'y pense !

MONOS — Vous êtes douce où les autres ne le sont plus.

UNA — Vous revenez sans cesse à moi et nous avons à parler de...

MONOS — Comme il était nécessaire de parler de... ! Sans cette conversation, nous ne sommes plus nous-mêmes et vous demeurez ce que vous êtes : une belle femme.

UNA — Pensez à votre migraine si elle ne pense plus à vous !

MONOS — Mes anévrismes ! L'indescriptible réseau de ma résistance à l'immobilité. La paralysie nous guette tous. Ne devrions-nous pas fermer la fenêtre et tout oublier ?

UNA — Pour attendre quoi ? Vous m'éloignez de nos conversations comme si j'en étais le personnage nécessaire !

MONOS — Soit ! Gardons la fenêtre ouverte. Nous y ferons peut-être des observations. Il se passe toujours quelque chose dans la rue quand il ne s'y passe plus rien.

UNA — Nous nous aimons.

MONOS — C'est ce que vous dites toujours quand la douleur vous remplace. Vous pensez me ramener à vous en invoquant notre possible désir l'un de l'autre.

UNA — Vous n'avez jamais rien trouvé à y redire. On vous surprend plutôt à la fenêtre en train d'essayer de distinguer l'ombre de ce qui s'y cache. Il ne se passera rien.

MONOS — Est-il possible que ce que vous pensez n'ait pas d'importance à mes yeux ?

UNA — Est-ce moi qui pose la question ?

MONOS — Ou bien me la retournez-vous. Si je pouvais dormir, là, en ce moment...

UNA — ...Vous dormiriez et je ne dormirais plus. Il faut que l'un veille sur l'autre, tant ce que l'un pense de l'autre n'a aucune importance à ses yeux. On devient aveugle dans la dernière seconde d'existence.

MONOS — Il fallait donc que...

UNA — ...vous fussiez mort.

MONOS — Ma mie !

UNA — La mie, ce doit être la chair, je suppose. On dit « ma mie » comme on ne dit pas « mon amour ».

MONOS — On ne dit pas assez qu'on s'aime.

UNA — Ou on dit trop ce qu'on n'aime pas. Vous vous êtes levé pour aller à la fenêtre. Vous ne vous en approchez plus.

MONOS — Nous sommes seuls, vous et moi. Cette chambre, sa porte, son couloir perpendiculaire, sa possibilité d'escalier, de vestibule. Nous sommes dans un hôtel.

UNA — Ou nous sommes chez nous et Brindisi nous a vus naître.

MONOS — Ainsi, celui qui est entré dans la ville et que nous supposions...

UNA — ...n'en être jamais sorti. Ainsi ?

MONOS — Si nous l'avions interrogé au lieu de le suivre comme si nous ne le suivions pas...

UNA — C'était parfait !

MONOS — Et inutile.

UNA — Il avançait non pas plus vite mais mieux que nous.

MONOS — Nous ne l'avons pas perdu de vue, toutefois. Nous savons où il crèche, comme dirait...

UNA — ...ces amis que vous trouvez dans la rue après les avoir repérés depuis la fenêtre.

MONOS — Ma mie ! Je suis romancier.

UNA — Je vous voulais poète.

MONOS — Vous êtes bien ce que je craignais que vous devinssiez ! Une...

UNA — Un...

MONOS — Ne nous disputons pas !

4

 MONOS — De loin, nous ne lui donnions pas d'âge. Il pouvait ressembler à n'importe qui.

UNA — Vous voulez dire : à n'importe lequel d'entre nous.

MONOS — Pourquoi lui ? Nous ne nous sommes même pas posé la question. Ce fut une belle après-midi. On ne sait rien de l'après-midi si on s'éloigne de la Méditerranée. Porte de l'Orient ! Où en étions-nous restés ?

UNA — Vous vouliez mesurer avec exactitude.

MONOS — Avec la plus grande exactitude possible. Je ne suis pas curieux de connaître ce reste ! Il me suffit de savoir que la quantité s'approche du nombre donné par la raison.

UNA — Vous avez d'abord raisonné ?

MONOS — J'ai d'abord comparé. Nous sortons tous pour explorer le réel. Nous appelons cela l'expérience. Il s'agit le plus souvent d'un voyage. Un rapport du temps à la distance. Nous ne saurons jamais ce que nous avons franchi mais nous connaissons assez le temps qu'on a perdu. Nous avons perdu de vue notre sujet. Nous y étions en plein quand il est apparu.

UNA — Resplendissant de soleil !

MONOS — Comme un arbre qui porte ses fruits. Vous vous intéressez aux hommes. Ils vous perdront, ma mie. Vous et moi...

UNA — Nous parlions de lui ! Il soulevait la poussière du chemin et on le regardait passer. Nous étions trop loin pour mesurer cette minute d'attention portée sur celui qu'on ne connaît pas. Nous parlions justement de lui. Nous l'avons peut-être inventé.

MONOS — Une hallucination collective à deux ! Je n'y crois pas. Nous étions plutôt...

UNA — ...sur le point de conclure quand le soleil nous l'a donné d'abord comme une lenteur trop persistante pour passer inaperçu. Vous veniez de me parler de la fragmentation. Je ne me souviens plus de votre introduction. En même temps, vous cueilliez les kakis et j'évoquais pour vous l'éclatement des fruits.

MONOS — C'est pourtant simple ! Dire, je dis bien « dire » que l'infini n'est pas un produit imaginaire ne veut pas mieux dire que le fini n'en est pas moins complexe.

UNA — Vous devenez abstrait. Il n'y avait pas de fenêtre et vous vous serviez des branches d'un mandarinier où des abeilles vous agaçaient. Bien, admettons que j'étais disposée à vous comprendre.

MONOS — Commençons par cette naïveté : si cet espace que je perçois et dont je ne doute pas de l'existence ni de la physique, si cet espace se finit, alors se pose la question de savoir ce qui « se trouve » (notez l'intention poétique) au-delà de cette limite extrême. S'il y a autre chose, cette chose, c'est sans doute la même chose et il nous faut alors reconnaître que nous n'avons pas atteint la limite. Mais s'il s'agit vraiment de la limite, alors ce qui se trouve « derrière » ne peut être que rien.

UNA — Mais rien, c'est encore quelque chose !

MONOS — Non, justement ! Rien, ce n'est rien. Rien, ce n'est pas « quelque chose », sinon ce n'est plus rien. Tout s'achève « quand » il n'y a plus rien. Notez les circonstances de l'expérience : la question est de savoir ce qui « se trouve » LÀ ; la réponse se réfère au temps. Cette immobilité de l'homme devant la limite témoigne de la complexité de son Chant poétique. Celui-ci n'est pas encore allégorique ou simplement exemplaire. Il est, comme on a déjà dit. Il est toujours et à l'instant. Vérité et évidence. Cette zone est un fragment. Elle touche aux limites, ou plutôt elle prépare le terrain de nos attouchements.

UNA — Et les autres fragments ?

MONOS — Vous n'avez rien compris !

UNA — Je comprends que le fragment en question est relatif à notre perception !

MONOS — Il n'est fragment que d'être approximatif et donc fragmentaire.

UNA — Le néant, c'est la mort. Nous serions plongés dans la mort si la mort était quelque chose. La circonstance de lieu demeure et c'est chacun de nous qui donne un sens au temps. Comme si le temps n'était qu'un tournoiement et que le fait de l'arrêter instaurait le lieu de notre existence. Heureusement, nous oublions.

MONOS — L'oubli est le creuset de la foi ! Nous croyons aussi, beaucoup plus qu'on ne croit ! Nous sommes construits dans la croyance et déconstruits dans l'oubli. D'où ce jeu incessant et tragique entre l'espoir et le désespoir. Où finit l'angoisse ?

UNA — C'est à ce jeu que l'Occident excelle en réponse. On ne croit plus aux vieilles recettes. Nous sommes le spectacle d'un autre paramétrage du bonheur. Il ne suffit plus de croire. Nous acceptons la possibilité d'une existence approximative. Ce que nous conservons de la religion, c'est sa nécessaire palliation. Nous pallions les plus hautes douleurs par l'exercice d'une espèce de tranquillité qui offense la fragilité de l'étranger.

MONOS — Comme vous revenez à notre sujet, ma bonne Una ! Je vous reconnais.

UNA — Il n'est peut-être pas trop tard pour lui parler. Par quoi commencerions-nous ?

MONOS — Il ne peut pas comprendre. Il ne saisit que le détail et l'accumulation de ces recherches. On ne détruit pas l'étranger par assimilation.

UNA — Vous voulez donc le détruire ! Je mangeais les fruits de vos arbres cette après-midi. Le soleil n'en finissait pas de redescendre. Ce monde circulaire se présente comme un haut qui promet ou menace de ne jamais se finir et un bas qui est notre horizon. Nous savons reconnaître ces crépuscules. La nuit est le jour et le jour est la nuit. Nous avons choisi de dormir la nuit ou quelque rythme biologique nous l'impose, peu importe après tout. J'adore penser en votre compagnie quand nous ne faisons pas autre chose. Mais nous sommes rarement seuls. Un témoin nous importune ou bien c'est nous qui crevons la surface de notre propriété quand quelque chose ou quelqu'un se signale à proximité. Vous me parliez de l'Occident, de sa leçon, de sa promesse. Je vous écoutais en mangeant les fruits de votre jardin. Ils illustraient, je crois, votre propos. Ma bouche...

MONOS — Taisez-vous ! Excusez ma brusquerie, mais quelqu'un vient de passer !

UNA — En pleine nuit ?

MONOS — Là, dans l'ombre du promontoire.

UNA — On distingue des feuillages. Quelle immobilité ! On croirait que le monde vient de s'achever comme on abandonne la toile au regard. Il semble qu'on ne peut pas aller plus loin.

MONOS — Vous ne regardez pas ! Ce pourrait être lui.

UNA — Ou un chat.

MONOS — Il nous a encore fait perdre le fil. Je n'ose imaginer où nous en serions s'il n'était pas intervenu.

UNA — Il serait plus juste de dire que nous étions sur le point d'intervenir dans son existence, remettant ainsi à plus tard des conclusions provisoires toujours moins incertaines. Je ne vois rien.

MONOS — Vous ne regardez pas assez !

UNA — Pas assez ?

MONOS — Si j'appelais un domestique, il verrait ce que je vois. Vous ne voyez rien parce que vous ne voulez rien voir. Il vous a troublée quand il s'est approché de nous. Vous vous comportiez comme une adolescente qui découvre ce que les autres savent d'elle.

UNA — Ou bien c'est la nuit qui m'indispose. Je préfère l'après-midi. Le sommeil n'y est plus le sommeil. Si je ne craignais pas le ridicule, je dirais que c'est le soleil. Mais toutes les langues...

MONOS — Je le vois ! Il porte la même chemise. Il n'a pas trouvé l'endroit qu'il cherchait. Il nous a déroutés plus d'une fois. Cette même manière de regarder de bas en haut.

UNA — Comment voyez-vous ce que je ne vois pas ? Vous inventez !

MONOS — Il est là, vous dis-je ! Si je l'appelais...

UNA — N'importe qui répondrait à votre appel. Les péripatéticiennes...

MONOS — Il ne comprendrait pas. J'aurais beau lui expliquer, prendre le temps, mettre les formes, rien n'y ferait. Il demeurerait fermé à mes calculs, à mes raisonnements, à mes comparaisons. Il n'en percevrait que la rigueur, dans le mauvais sens du terme, l'incohérence et les métamorphoses résiduelles. J'ai déjà vécu...

UNA — Vous me l'apprenez !

MONOS — Vous ne savez pas tout. Nous nous rencontrons quand tout est déjà joué. Vous êtes alors le facteur de la précipitation ou de l'attente. Je ne sais pas encore...

UNA — Je n'en saurais pas plus moi non plus. Vous le voyez toujours ?

MONOS — Comme vous ne le voyez toujours pas. Je m'étonne que vous ne m'aidiez pas un peu. Comme je prépare vos fruits, les pelant, les épépinant, les coupant, en retenant les saveurs et les coulures.

UNA — Nous ne retrouverons plus le sommeil cette nuit.

MONOS — Nous trouverons le soleil cette après-midi.

UNA — Dans notre langue. Pas dans la sienne.

MONOS — Encore lui !

UNA — Mais vous voyez ce que je ne vois pas !

MONOS — Je désire tellement ne pas voir ce que vous voyez !

UNA — Comme si je ne voyais pas tout ce que vous voyez !

MONOS — N'épuisons pas le sujet. Pas si vite !

UNA — L'aube nous révélera un massif de fleurs.

MONOS — Ou l'homme que nous recherchons.

UNA — Je ne le recherche pas ! Je ne désire plus l'approcher. Nous nous sommes presque touchés...

MONOS — Dans ces cas, les habits n'ont plus d'épaisseur, plus d'existence.

UNA — Vous êtes jaloux.

MONOS — Non. Mais je consacre de plus en plus de temps à mesurer ce qui nous sépare parce que vous me tenez à distance. Il pourrait bien servir vos projets.

UNA — À quoi pensez-vous ? Vous feriez mieux de reconnaître que vous ne voyez rien parce que je ne vois rien. Laissez votre domestique à son sommeil de pacotille !

MONOS — Vous vous emportez encore une fois, ma chère Una. Je ne voudrais pas...

UNA — ...dépasser les bornes au-delà desquelles le rien n'est pas quelque chose. Je comprends mieux l'impossibilité de diviser le zéro. Je m'imagine assez avec mon petit couteau cherchant le fruit à couper et ne le trouvant pas. Je ne couperai rien tant que je n'aurai pas mis la main dessus. Par contre, ne pas pouvoir percer cette paroi qui me sépare du néant, je ne comprends plus. Et je ne trouve même pas la force de la peupler de mythes. Je reste avec mon petit couteau en l'air, comme s'il n'y avait plus personne pour assister à mon caprice d'enfant. Je m'en souviens encore, tellement c'est proche de moi, ce moment fragmenté d'instants que je ne reconnais pas au son de votre voix. Vous préférez les leçons d'éthique à mes tourments d'oiseau blessé. La chair devient... inconsommable.

MONOS — Vous allez oublier la leçon...

UNA — Cet étranger sur la route, maintenant cette ombre que vous prenez pour lui ! On n'en finira jamais. Le monde serait donc une sphère plus ou moins exacte plongée (c'est une image) dans le néant qui n'a pas, par définition, d'infini. On comprend que la totalité de nos étrangers soient de fervents croyants !

MONOS — Croire, c'est croire que l'infini...

UNA — ...existe ?

MONOS — Que l'infini est probable alors qu'il est imaginaire. Quand je pense par où nous sommes passés pour concevoir ce que nous concevons ! Sans l'infini, pas de calcul. Mais comme on ne peut rien lui comparer, la métaphore impose ses niaiseries. Il n'y a guère que la logique qui ne s'en laisse pas compter.

UNA — Brindisi... une logique de logicien.

MONOS — Une logique de... penseur.

UNA — Nous excluons le poète ?

MONOS — C'est le poète qui pense !

UNA — Que pense-t-il de l'étranger ? Que lui destine-t-il pour perdurer dans sa mémoire d'homme de passage ou d'immigration ? Vous ne répondez plus. Notre conversation s'épuise en inachèvement ou en inaccomplissement.

MONOS — Dites que c'est de ma faute si...

UNA — Je n'ai rien dit. Je ne vois rien, du moins pas ce que vous voyez. Et je ne perçois pas dans les limites que vous cherchez à...

MONOS — Je ne vous impose rien ! D'ailleurs, je suis un spéculateur, pas un inventeur comme tous les écrivains...

UNA — ...secondaires.

MONOS — Si vous voulez...

UNA — ...être cruelle.

MONOS — Votre cruauté...

UNA — ...mon théâtre féminin.

MONOS — Vos rencontres fortuites...

UNA — ...la préparation de leur terrain.

MONOS — Si j'avais su...

UNA — ...vous lui auriez adressé la parole. Au lieu de cela, vous avez ralenti jusqu'à le perdre de vue.

MONOS — Encore une relation lieu/temps. Je m'y attendais.

UNA — Vous êtes si...

MONOS — ...attendu ? Prévisible ?

UNA — Non : égal, inchangé, comme s'il fallait maintenant s'attendre à ce que vous ne teniez plus vos promesses.

MONOS — Je n'ai rien promis depuis...

UNA — ...que je ne promets plus moi-même. Mais j'avais l'excuse de la douleur...

MONOS — La douleur ! Vous n'aviez que l'expérience du chagrin. On ne peut pas passer sa vie à s'amouracher du premier venu.

UNA — Il venait. D'où ? Nous ne le saurons plus.

MONOS — À qui la faute ?

UNA — Quand ? Nous ne l'oublierons plus.

MONOS — Vous me plagiez !

UNA — Non. je m'identifie. Comme si vous étiez le texte de ma propre aventure et que j'étais moi-même l'auteur de cette possibilité.

MONOS — Je ne le vois plus. Je ne l'ai peut-être jamais vu.

UNA — Vous l'avez vu cette après-midi. J'en témoigne.

MONOS — Vous n'en parlerez qu'à moi-même.

UNA — Et vous ne vous en prendrez qu'à moi.

5

 MONOS — Ma mie, à cette heure, il est trop tard ou trop tôt.

UNA — Trop tard pour espérer et trop tôt pour recommencer. Que voyez-vous ?

MONOS — Un profil hanté par la différence.

UNA — Vous insistez !

MONOS — Ce monde doit avoir un sens ! Comment imaginer qu'il n'en ait pas un ? Ou bien c'est au-dessus de mes forces ou bien nous nous égarons. L'impuissance et la déroute. C'est finalement ce qui nous arrive. Si la vie ne s'achevait pas aussi...

UNA — ...aussi bêtement...

MONOS — ...non ! Aussi vite, aussi tôt, aussi... exagérément !

UNA — Alors vous ne trouveriez plus le temps mais le chemin. Nous savons déjà cela !

MONOS — À un moment donné, nous passons du corps à quelque chose qui a toutes les chances de n'être rien. Donc, nous ne passons pas.

UNA — Quel pauvre jeu de mots !

MONOS — Je ne joue pas ! Le temps s'arrête à deux doigts de notre mort. Toute l'explication doit être là.

UNA — Pourquoi pas dans un de ces fruits que j'ai tant de plaisir à renouveler ?

MONOS — Imaginez mon impuissance. Et la mesure de ma déroute. Que vous reste-t-il alors ?

UNA — Le veuvage ! Vous ne cessez vraiment d'exister qu'avec ma propre disparition.

MONOS — Comment se peut-il que le non étranger ne laisse pas sa trace dans la mémoire de l'étranger qui se nourrit de ce nombre croissant de disparitions ? Il...

UNA — ...l'étranger...

MONOS — ...nous devance d'un rien. Si vous pouviez voir ce visage qui croit se cacher dans l'ombre de la nuit, vous comprendriez de qui je veux parler.

UNA — Seulement, mon bon Monos, je n'ai pas votre acuité... visuelle. Vos yeux dans la nuit y trouvent ce que votre imagination refuse à votre pensée.

MONOS — Ce n'est qu'une sensation. Comme si je réduisais le champ de ma perception pour toucher également les bords où tout finit, s'achève, recommence par reflets et rebonds, par itération.

UNA — Vous décrivez un cas de folie circulaire !

MONOS — Description. Vous avez lâché le mot. Si je n'étais pas tant obsédé par les conversations, c'est-à-dire par ce qu'on sait, je n'attacherais ma personne qu'au train des choses. Pourquoi ne trouvons-nous pas la force de nous contenter de la surface des choses ? Nous avons inventé la profondeur et les choses n'en ont pas. Elles ne demandent qu'à se laisser décrire et nous nous en servons pour les expliquer. Nous n'avons qu'une seule véritable idée : la vie éternelle. et il nous semble qu'en approfondissant, on pourrait répondre à cette attente peuplée par les choses. Jusqu'où irons-nous pour conserver cette propriété ? Nous irons loin, mais pas assez longtemps.

UNA — Oh ! la belle définition de la vie.

MONOS — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Cette après-midi, quand il est apparu, les circonstances...

UNA — Vous ne saurez plus rien de cette complexité. Nous ne nous souvenons que du récit. L'apparition, comme vous dites, au beau milieu de notre conversation. Puis ce temps que nous n'avons pas mesuré, qui ne ressemble plus à du temps maintenant qu'on en parle. Enfin, nous revenons sur nos pas et, sans nous égarer, nous retrouvons notre bonne habitude de ne jamais nous coucher sans avoir cherché à reformer nos idées. À une heure, vous ouvrez la fenêtre, où que nous nous trouvions et quel que soit le temps.

MONOS — Je vous l'ai déjà dit : pour dormir, il faut trouver le soleil.

UNA — Ça ne marche pas dans toutes les langues.

MONOS — On ne perdait pas de temps à rechercher toutes les équivalences.

UNA — Un livre des Concordances ! Vous en avez toujours rêvé. Vous avez toujours eu ce besoin de retrouver le fil chronologique.

MONOS — Temps !

6

 MONOS — J'ai bien peur, ma mie, que notre oiseau se soit envolé.

UNA — Aurait-il profité de... (elle rit)

MONOS — Ne vous amusez plus ! Il fait encore nuit à cette heure. L'été, on rencontre des promeneurs. L'été se passe entre l'insomnie et la sieste.

UNA — Sommes-nous au printemps ? Ces fruits...

MONOS — Je me demande où l'on va quand on ne sait pas où. Sans doute jusqu'au quai. On s'engage dans l'obscurité de la digue, franchissant cette dorsale de béton et de roches. L'après-midi...

UNA — ...des pêcheurs à la ligne apparaissent où on ne pensait pas les trouver. Vous déconseillez toujours ces croquis où le temps surgit en chapeaux de paille. Il n'y a pas d'araignées au bout de ces fils qui scintillent verticalement.

MONOS — Des bouchons flotteurs. Médiocres symboles non pas de l'attente mais de ce qu'on attend de l'attente. Nous n'y sommes pas. Nous nous arrêtons toujours au milieu des filets qu'on ravaude.

UNA — Nous n'avons pas d'histoire.

MONOS — Nous SOMMES l'Histoire. Il en serait la contradiction alors que nous voulons le réduire à l'anecdote. Il a traversé le jour, écrasé de soleil, puis la nuit l'a dissous.

UNA — Et vous ne vous demandez plus où il est passé. Recouchons-nous, sans rien faire cette fois !

MONOS — Nous ne nous désirons plus. Nous avons seulement besoin l'un de l'autre.

UNA — N'est-ce pas plus...

MONOS — ...nécessaire !

UNA — Ce n'est pas ce que j'allais dire !

MONOS — Vous auriez cherché à changer la vérité en évidence. L'évidence d'une trouvaille, je vous connais. Que la nuit paraît...

UNA — ...interminable.

MONOS — Non. Je sais trop qu'elle se termine quand commence le jour ! Deuxième évidence. Tout à l'heure, je disais : Je me demande où l'on va quand on ne sait pas où. En quoi consiste ma naïveté ! La nuit, interminable ? Non. Je voulais dire : impensable, sans mesurer les effets d'une pareille hypothèse. Je sais seulement qu'elle se propose à la pensée en attendant de s'achever, promettant d'exister encore avec les mêmes personnages indistincts. Je pèse alors toute l'importance d'un nom, s'il était prononcé. Mais nous réduisons au silence même nos tentatives de nommer l'étranger. Ressemble-t-il assez à quelqu'un pour être pris pour un autre ?

UNA — Interminable. Dans ces conditions, on ne construit plus, on cède à l'improvisation. Nous avons fini par nous mettre à courir.

MONOS — Vous êtes si insaisissable dans ces moments-là ! J'ai cru vous perdre.

UNA — Ah ! Vous et votre vue ! La distance amenuise le corps qui continue de s'éloigner. On ressent le temps, non plus comme l'attente ou le désespoir, mais comme la question de savoir s'il est encore temps. Oui, je courais à sa rencontre. Je me disais que cette conversation m'appartenait, qu'il me suffisait de le toucher pour me croire propriétaire de ses réponses et que votre stupeur portait déjà les fruits de ma fugue. Le chemin montait. Il redescendait...

MONOS — ...l'étranger, je suppose...

UNA — ...l'étranger. Il redescendait et son corps retrouvait le temps perdu à demander son chemin. Une dernière fois, il s'adressa à un passant pour lui demander si le numéro qu'il cherchait était aussi éloigné que le laissait entendre le numéro du porche où ils s'abritaient.

MONOS — Tiens ? Cette séquence ne me revient pas.

UNA — Votre vigilance, mon cher Monos...

MONOS — Je suis rarement vigilant. J'ai plutôt de la chance mais je passe pour un militant.

UNA — Vous ? Militant ?

MONOS — Vous ne comprenez pas, bien sûr. Il faut posséder les outils de la création pour comprendre. Un simple crayon...

UNA — ...et une feuille de papier...

MONOS — ...posée à plat devant soi...

UNA — ...comme s'il s'agissait...

MONOS — ...de continuer. J'ai toujours cette impression d'avoir interrompu ma relation à l'objet pour cause de contingence. Je m'y remets avec d'autant plus d'ardeur que...

UNA — ...que la contingence en question est lourde de conséquences. Je vous envie.

MONOS — Vous ? Una ?

UNA — Votre facilité.

MONOS — Parlons-en. On en viendrait à évoquer votre influence sur mes travaux.

UNA — Je ne vous interdis pas les fenêtres, celle-ci en particulier, que je reconnais quand j'y découvre les traces de la ville.

MONOS — Nous ne revenons pas assez souvent.

UNA — Vous rêvez de revenir seul.

MONOS — Détrompez-vous ! J'ai besoin...

UNA — ...d'un reflet. Je suis l'exactitude même quand je ne suis plus moi.

MONOS — Nous avons tant besoin...

UNA — ...de ne ressembler qu'à soi...

MONOS — ...l'espace d'un matin. Le voyez-vous poindre ? On le reconnaît à la disparition de toute trace de découragement.

UNA — Une aubade...

MONOS — ...est toujours un chant d'adieu. Nul ne sait s'il reviendra. Et s'il revient, à la nuit tombée, sa sérénade recommence ce qui a à peine commencé. Nous n'en finirons jamais. C'est moi qui vous envie de prendre plaisir à la morsure des fruits. Les gens vous regardaient.

UNA — Ils me voyaient ?

MONOS — Ils vous regardaient parce qu'ils vous voyaient. Ils ne me regardaient pas parce que je les voyais.

UNA — Comment traduire cette double posture : regarder et ne pas regarder ?

MONOS — Mais en personnages, ma mie ! Il n'y a pas d'autres moyens. Vous ne prêtez pas assez attention aux regards qui vous déshabillent. Vous ne voyez que l'insecte qui ne voit pas votre bouche et sa gourmandise. Ils (les insectes) finissent déconcertés par votre voracité. Je les voyais tournoyer dans l'ombre où ils se ressemblaient tous. Les gens ne comprenaient pas. Ils attendaient votre beauté, sans connaître les raisons profondes de cette attente. L'étranger passa à ce moment-là.

UNA — Ils durent lui en vouloir !

MONOS — D'abord, ils ne répondirent pas à sa question. Ils reculèrent sous les arbres. Ils pouvaient reconnaître chaque détail de leur apparence.

UNA — Je n'ai pas vu cela.

MONOS — Vous l'avez vu ensuite. Il se passa une bonne minute. Vous étiez aux prises avec l'insecte.

UNA — L'hyménoptère strident. Vous vous souvenez de cette nouvelle ?

MONOS — Un récit tout au plus. Je ne l'ai pas retenu.

UNA — Vous l'aviez écrit en pensant que jamais vous ne vous approcheriez plus près que la moindre de mes confidentes. Les moyens de la séduction occupaient votre temps consacré aux recherches nominales.

MONOS — Vous n'avez jamais vu ceux qui vous voyaient. Maintenant, vous voyez le moindre changement. Il suffit d'une minute plus longue que les autres. Ils prononcèrent le premier mot et il parut déçu.

UNA — Je finissais de tourmenter l'insecte avant de poser ma langue exactement à l'endroit qu'il venait d'explorer pour atteindre la pulpe. Je fermai les yeux.

MONOS — Ils trouvèrent d'autres mots. Il ne paraissait pas convaincu. Vous avez eu ce désir inexplicable de le rencontrer.

UNA — Je voulais le toucher comme on touche un rehaut sur la toile pour s'assurer que c'est de la peinture et non pas un artifice mécanique. La vue avec la vue et la mécanique avec les autres !

MONOS — Étrange étranger en effet. Il en est de moins bizarre. On les voit moins mais ils intéressent moins aussi. Il suffit d'un de ces riens qui modifient l'attitude au point de la rendre inconvenante ou simplement déplacée. Il semblait se moquer de leur retenue. Il portait un chapeau de cuir et désignait les choses et les êtres avec un bâton si noueux qu'on ne pouvait s'empêcher de le prendre pour un pèlerin. Mais quelle eût été sa destination rituelle ? Il ne paraissait pas pouvoir supporter la comparaison. Quelque chose le distinguait, peut-être un signe qu'ils voyaient et que la distance et le soleil nous interdisaient de reconnaître. Le fruit finissait son existence dans votre bouche, dernière bouchée.

UNA — Je l'ai suivi sans le désirer, j'en suis sûre. Il entra dans le porche pour interroger un habitant. Je ne vois pas d'autre mot pour le désigner celui-là !

MONOS — C'est que votre pensée se précise à l'approche de cette chair. Je comprends.

UNA — Vous ne comprenez rien ! Je suis passée...

MONOS — ...à un cheveu !

UNA (elle rit) — Vous vous souvenez de ce détail ! Vous sembliez courir après moi !

MONOS — Je voulais...

UNA — ...vous désiriez...

MONOS — ...vous prévenir.

UNA — Me prévenir ? Mais de quoi ? De quelle possibilité qui m'eût encore rapprochée de ce que je voulais...

MONOS — ...désirais...

UNA — ...attendre en lui ? Nous nous sommes retrouvés chez nous !

MONOS — Nous ne sommes pas sortis depuis. Nous avons attendu la nuit.

UNA — VOUS avez attendu la nuit. Toujours ce terrain préparatoire aux sérénades.

MONOS — Propitiatoire.

UNA — Comme vous voulez ! Nous avons oublié de dîner.

MONOS — Je ne comprends pas. D'habitude, quelqu'un frappe à la porte et entre sans attendre la réponse qui est toujours la même.

UNA — Personne n'est entré cette fois. Un oubli ?

MONOS — Nous avons payé la semaine.

UNA — Je voulais dire : Qu'ont-ils oublié ?

MONOS — Qu'ont-ils changé dans leur mode opératoire ? Personne ne nous a prévenus. Mais vous n'y songiez pas, nourrie de fruits et d'aventures...

UNA — ...extraconjugales, je sais. Je ne regrette rien. Je reviens toujours.

MONOS — Pardi ! Je n'ai pas bougé, moi !

UNA — Mais vous ne m'attendiez pas. Je ne vous surprends jamais.

MONOS — Je vous revois sans cesse. Mes arbres, le lit, la rue où je vous rejoins finalement. Ma vie circulaire. Mon effort circonstanciel pour retrouver le point de rencontre. Cette incroyable douleur une fois par jour.

UNA — Je vous plains tous les jours mais vous n’écoutez pas.

MONOS — Je voulais...

UNA — ...vous désiriez...

MONOS — ...que vous me vissiez au lieu de...

UNA — ...vous reconnaître, je sais. D'ailleurs, j'entre en catimini. Vous êtes déjà couché...

MONOS — ...et vous sentez... la poule !

7

 La terrasse devant la chambre. La ville par-dessus un bougainvillier. Una est assise à un guéridon, en peignoir. Elle sirote pensivement un café au lait. Monos arrive dans les feux de la rampe, avec sa canne et son chapeau à la main.

 

UNA — Vous en venez !

MONOS — On ne peut rien vous cacher. J'aime ces matins où on ne rencontre que des chiens.

UNA — Vous ne l'avez donc pas trouvé. Des traces ?

MONOS — Même pas. Mieux vaut ne plus y penser.

UNA — Je me lève à peine. Un dernier rêve m'a réveillée. Je ne sais ce qu'il faut en penser.

MONOS — Ne me racontez rien ! Je veux d'abord vous entretenir de ma promenade matinale.

UNA — Vous n'avez rencontré personne ! Et je connais les lieux. Il ne s'est rien passé, je le sais.

MONOS — En effet. Il faisait encore nuit quand je suis sorti. Je guettais le jour pendant que vous feigniez de dormir. Et je voulais arriver le premier.

UNA — Le premier ? Vous, mon Monos ?

MONOS — Oui, le premier. Là-bas. Le plus près possible de nulle part. J'ai quelquefois ce besoin d'anéantissement. Je suis sorti pour ne pas vous réveiller.

UNA — Vous m'avez tenue éveillée toute la nuit !

MONOS — Vous dormiez quand c'est arrivé. Je crois...

UNA — Mais que vous est-il arrivé ? Vous semblez encore sous le coup de cet...

MONOS — ...de cette improvisation.

UNA — Vous improvisiez ?

MONOS — Mon esprit exigeait cette improvisation. Je venais d'admettre que mon existence n'avait plus aucun sens, conséquence inévitable du non-sens que j'accorde au monde depuis que je ne le reconnais plus comme monde mais comme séjour provisoire. D'habitude, quand cela arrive, je songe à des aventures...

UNA — ...amoureuses ?

MONOS — Non ! L'aventure des voyages. Les traversées horizontales. Les rencontres décisives. Les recherches verticales. Vous connaissez mes passions. Je ne vous cache plus mes découvertes.

UNA — Vous avez commencé par là.

MONOS — Puis nous nous sommes aimés. Et je vous ai raconté mon premier voyage. Avec quelle fidélité ! Les mots...

UNA — Les personnages agissaient comme si le désir venait de je ne sais quelle volonté au détriment des besoins naturels. Jeune littérature de l'idée. Je me souviens.

MONOS — Oh ! Jeune... puis nous avons voyagé ensemble.

UNA — Moi avec vos bagages et vous avec les invités de la première heure. On les retrouvait dans d'autres circonstances. Je m'épuisais facilement en argumentation. Ils étaient...

MONOS — Vous étiez impatiente en ce temps-là.

UNA — Ce n'était pas faute de chercher à comprendre. Vous paraissiez joyeux quelquefois, je ne me souviens pas en quelles circonstances. Mon esprit aurait dû en retenir les répétitions. Je joue si mal quand je joue !

MONOS — Je l'étais, joyeux ! Souvenez-vous. Je revenais à vous. Et il vous est arrivé de m'accompagner.

UNA — Où voulez-vous en venir ce matin ? Oui, je feignais...

MONOS — Je m'en doutais sans désirer le savoir...

UNA — Partiez-vous pour ne plus revenir ? Si près ?

MONOS — Il y a peut-être des choses que je ne veux pas revivre.

UNA — Mais avec moi, vous ne revivez que ces choses ! Il vous faudrait inventer une autre femme. Je ne le supporterais pas !

MONOS — C'est la raison pour laquelle je me suis longtemps contenté des personnages que je dois à votre exigence et à vos passions. On ne compose pas des personnages avec des fragments de corps. On les trouve tels qu'ils sont. Ils sont tout de suite doués de la parole.

UNA — Je n'y suis pour rien ! Vous partez et vous revenez. C'est encore le matin. Mon rêve...

MONOS — Ne m'en parlez pas ! Je voulais vous revoir.

UNA — Vous repartez ?

MONOS — Partir ? Sortir ? Je ne sais plus...

UNA — Vous revenez plus souvent, en effet.

MONOS — Vous m'avez rarement surpris en flagrant délit d'éloignement. Je vous ai plutôt donné des voyages.

UNA — J'évitais de vous rappeler.

MONOS — On ne siffle que son chien.

UNA — Je souhaitais votre bonheur, même avec une autre, pourvu que vous revinssiez sans elle.

MONOS — Je ne suis jamais allé aussi loin !

UNA — Nos personnages...

MONOS — ...ne m'accompagnaient pas. Je craignais trop qu'ils vous inventassent.

UNA — J'ai souvent été seule. Il fallait que je connusse la joie à défaut du bonheur. J'ai toujours souhaité être appréciée, laisser une bonne impression de moi-même. Et je n'ai jamais cherché à prendre la place de ces souvenirs, s'ils n'ont jamais existé. On me l'a confirmé quelquefois et chaque fois j'ai connu la joie d'une retrouvaille avec moi-même. On se perd de vue si on ne revient pas de loin pour se retrouver.

MONOS — J'y songeais en marchant plus vite que d'habitude. Je voulais arriver avant moi. Vous savez comme on se retrouve. L'être que nous serons est déjà une conscience. Nous sommes tellement habitués à converser avec les reflets de nos apparences qu'une pareille aventure nous éternise... un moment.

UNA — J'appellerais cela le bonheur.

MONOS — Mais ce n'était qu'un instant de connaissance pure. Du moins, je le crois. J'étais ce que je serai, ce que je ne suis pas encore, pas si vite. Cela ne dure pas.

UNA — Et vous revenez par le même chemin.

MONOS — Je vous retrouve.

UNA — Comme si vous m'aviez perdue.

MONOS — Je ne savais pas que vous seriez éveillée et prête à recommencer ce que vous n'avez pas achevé hier. La minutie et la patience vous honorent de petites satisfactions dont le spectacle prend quelquefois toute la place.

UNA — Les fruits ?

MONOS — Les fruits, les hommes, les nuits passées avec vous, les jours où je vous perds en route. Le recueil inachevable de mes aubades et de mes sérénades.

UNA — Vous êtes l'écriture même.

MONOS — N'exagérons rien. J'ai failli même me résoudre à ne plus rien écrire, ce qui chez moi équivaut...

UNA — ...au suicide...

MONOS — ...à la disparition. Je disparaissais comme j'étais venu : sans la langue.

UNA — Et vous revenez me demander si je la parle encore. Je vous rassure : je la comprends pour vous lire.

MONOS — Je ne souhaite pas que vous me lisiez. Je ne désire rien d'autre que votre...

UNA — ...disparition.

MONOS — Rien n'est possible sans vous. À part la promenade du matin dont je reviens toujours parce que vous l'expliquez. Votre présence est une explication. Je ne vais jamais plus loin que...

UNA — J'aimerais connaître ce lieu.

MONOS — Ou l'instant qu'il promeut.

UNA — Nous ne sommes jamais allés plus loin que l'écume. Mes pieds...

MONOS — Vos jambes...

UNA — Ma noyade !

MONOS — Mon attente !

UNA — Vous êtes déjà passé par là. Vous reconnaissez je ne sais quel détail de sable ou de coquillage. Vous paraissez indécis. Je lutte contre cette présence !

MONOS — Nous en revenons comme si rien ne s'était passé. Et je vous interroge sur vos goûts. Je n'ai pas honte de vous mentir. Nous croisons d'anciennes connaissances. Tout ce qui n'a servi à rien remonte à la surface et nous plongeons ensemble dans ce silence. Parfait ensemble pour une fois. À midi...

UNA — Il est trop tôt pour en parler. Je me réveille à peine. Vous êtes revenu. Et nous ne connaissons personne. Pas de traces ?

MONOS — Ni de ce que je voulais savoir ni de ce qu'il a rendu possible. J'ai vite fait le tour. Je suis descendu dans la nuit. Je vous laissais à vos affectations de dormeuse. Le vestibule était peuplé des conséquences de ma dernière aventure avec l'existence des autres. Puis la nuit, dès le seuil que j'hésitais à franchir, toisant les marches qui descendaient dans l'inconsistance du gravier. Mes pas vous eussent réveillée si je n'avais pas eu l'impression de légèreté qui accompagne toutes mes rencontres avec le premier mot. Je ne sais pas jusqu'où je suis allé. Des oiseaux apparaissaient dans l'ombre, déjà criards. Ils me révélaient ainsi au monde que je voulais dépasser sans le quitter.

UNA — J'étais loin de soupçonner votre tourment ce matin en me réveillant.

MONOS — Je ne me tourmentais pas. Rien ne me forçait à ne pas aller plus loin et je ne souffrais pas d'y parvenir sans peine. Je me sentais...

UNA — ...inutile. Tandis qu'une espèce de joie m'envahissait, promesse vite envolée avec la vision globale de la chambre réduite à l'inventaire de ses objets. Je me suis sentie impatiente pendant une seconde, et prête à n'importe quel désordre. Mais vous n'étiez pas là pour me le dire.

MONOS — C'est peut-être ce que je cherche en lui.

UNA — Je ne comprends pas...

MONOS — Je cherche à le dire avec son corps !

UNA — Mais vous ne le connaissez pas.

MONOS — Pas aussi bien que vous, c'est entendu. Je n'ai pas vécu ce premier instant de la découverte. J'étais trop occupé à relever les détails de votre présence. Je voyais de près ce qu'ils regardaient de loin. J'ai mon idée...

UNA — Vos idées confinent l'être au personnage. Vous n'allez jamais plus loin que...

MONOS — ...que vous-même !

UNA — ...que ce que je vous inspire ! Je ne suis pas un personnage ! J'existe.

MONOS — Donc, nous existons. Ce qui n'implique pas que j'existe moi-même. Je suis peut-être votre personnage.

UNA — Mais je ne sais pas écrire !

MONOS — Ce qui complique tout...

UNA — ...et fragilise vos observations...

MONOS — ...surtout quand vous vous en prenez à un fruit...

UNA — ...et qu'un étranger me séduit d'assez loin pour ne pas exister...

MONOS — ...comme je voudrais qu'il existât.

8

 UNA — Mais enfin, Monos, en quoi consiste votre philosophie ? Je vous connais depuis assez longtemps pour savoir que l'apparent désordre de vos pensées ni l'abondance des hypothèses contradictoires ne constituent chez vous un paravent de la misère intellectuelle. Ce n'est pas seulement par amour que je m'interdis le soupçon ; mon expérience de notre conversation m'enseigne tous les jours la plus grande attention à l'égard de vos... propos. Vous abondez dans ce qu'il convient je crois d'appeler le chantier, et toutes vos allégations sont autant de pierres apportées à un édifice qui n'est pas la forme qu'on attend d'abord du penseur, ni surtout ce fond indiscutable ou difficilement aporétique que les inventeurs de tous crins proposent à l'esprit dès les prolégomènes. Il semble que vous enrichissiez votre laboratoire à tel point qu'on ne s'y retrouve pas sans s'y perdre vraiment. Vous invitez à la réflexion uniquement dans votre jardin. Je ne vous ai jamais vu ailleurs quand il s'agit de se mettre à l'ouvrage.

MONOS — Vous voulez dire : quand il est temps de le faire. Après, on ne peut plus rien envisager de franchement fertile (« arable », dit Saint-John Perse). Mes fruits et votre bouche, ma douce Una (douce à ma pensée) sont la parabole de mon destin. Je ne suis ni ne possède ni l'un ni l'autre. J'assiste en spectateur médusé à une rencontre que mon désir a préparé tout en reconnaissant que je ne m'y attendais plus. Je cultive les fruits, j'en entretiens les saisons et vous êtes l'approche de ce qui leur convient le mieux : le plaisir de les mordre, d'en savourer la chair et de savoir que c'est encore possible.

UNA — La philosophie a connu deux rencontres décisives : la chose, avec Descartes, et l'homme, avec Nietszche. Il fallait que l'homme s'imposât à Dieu pour que la chose prît tout son sens. Mais vous ne prenez pas la chose. Vous attendez l'évènement. ce pouvait être autre chose que ma bouche et si ce n'était pas moi, ce serait une autre. Qui est cette autre, Monos ? En quoi reconnaissez-vous que ce n'est pas moi ?

UNA — Je sais toujours que c'est vous sinon je ne suis plus sûr de rien, ni même s'il s'agit de quelqu'un ou du produit de mon imagination. Cette autre dont vous parlez avec une pointe de jalousie qui me flatte, mon Una, n'existe que parce que vous existez. Vous la rendez possible comme la persistance des fruits que j'offre à votre attente en dépit sans doute des saisons.

UNA — Vous ne répondez pas à ma question, Monos. Qui est-ce ?

MONOS — C'est une autre question. Qui est-ce si ce n'est pas vous ? me suggérez-vous. L'autre serait cette personne que je distingue parfaitement, ou du moins clairement, de moi-même et de ce que vous êtes pour moi. Je ne l'invite pas alors que je vous attendais.

UNA — Elle entre dans le jardin. Vous la voyez m'observer. Elle s'enrichit en même temps que votre pensée...

MONOS — ...pensée est ici pris dans son acception la plus large...

UNA — Est-ce le premier personnage ?

MONOS — Comment voulez-vous l'être si elle arrive en second ?

UNA — Elle se distingue nettement. Elle ne m'imite pas. À quoi la destinez-vous ?

MONOS — Mais je n'en suis pas le maître ! Vous en parlez comme si je la connaissais depuis longtemps.

UNA — Elle existait avant moi, je le sais...

MONOS — Vous ne savez rien ! Avant vous...

UNA — ...les fruits existaient...

MONOS — J'existais moi aussi. Je suppose que vous existiez. On me prendrait pour un fou si j'affirmais le contraire.

UNA — Et elle ?

MONOS — Je ne la vois pas. Non ! J'ai beau tenter de me souvenir...

UNA — Mais qui vous parle de la mémoire ?

MONOS — Les Muses...

UNA — Les Muses ? Ces femmes qui n'en sont pas ? Il y a bien un moment où elle n'est plus la seule...

MONOS — ...parce que vous vous mettez à exister dans la même proximité. J'ignore à quoi on doit les hasards de la vie ni même si on les doit...

UNA — Nous avons exclu le bon Dieu et augmenté la chose !

MONOS — Il est inutile de me le rappeler. Mais maintenant, sans Dieu pour chapeauter et avec cette chose qui a pris des proportions...

UNA — ...inimaginables.

MONOS — Je les imagine très bien ! Je veux dire que j'en imagine la portée.

UNA — Mais pas les limites qu'il faudrait calculer et qu'aucun raisonnement, si parfait soit-il, ne réussit à représenter un tant soit peu... visiblement.

MONOS — Comme vous y allez ! Nous avons déjà dit qu'en la matière nous manquons des ressources de la comparaison. Comme si...

UNA — ...elle était la première et que le désir ne pouvait arriver que par moi. Dans ce jardin, vous n'avez jamais été seul, ce qui explique votre passion.

MONOS — Ma passion ?

UNA — Vos fruits ! Vos saisons ! Ma bouche !

MONOS — Je n'oublie pas !

UNA — Vous entrez cependant à une date certaine mais sans le moindre souvenir d'avoir frappé à la porte.

MONOS — La myélinisation a fait une œuvre dont j'aurais tort de me plaindre !

UNA — Vous vous... comparez à la médiocrité !... Effet de contraste plutôt facile.

MONOS — Facile et momentané. je cloue ainsi le bec à mes doutes... redondants.

UNA — Ceux que vous n'avez pas choisi d'exercer sur les tenants de la chose.

MONOS — Et sur ses aboutissants. La chose implique l'existence, donc l'évènement. C'est trop simple ! Un peu comme cette constatation que l'être vivant est cerveau, digestion et appréhension ; autrement dit : tête, tronc et membres. La chose existe, donc le temps est histoire. La chose inspire la possession donc le temps c'est de l'argent ! Que de conclusions que je ne tire pas de ma propre activité cogitative, mais de ce que l'on convient d'appeler la lecture. Je ne lis plus.

UNA — Vous ne pouvez pas ne pas lire ! Tout est prétexte à déchiffrement. La moindre babiole que la nature...

MONOS — ...la chose. Le monde ne peut être à la fois centrifuge et centripète. J'ai songé à l'immobilité comme clinique de la complexité.

UNA — Je m'en souviens : vous parliez alors de tranquillité. Vos vers...

MONOS — Des essais de jeunesse ! Prenons-les pour ce qu'ils sont : des essais d'existence quand c'était l'être qui me réclamait tout entier.

UNA — Vous croyiez... donc.

MONOS — Je tentais de voir plus loin que les fruits que je devais au hasard. Comment imaginer alors que je les devais à l'Histoire ? Moi qui n'héritais de rien...

UNA — Vos livres témoignent du contraire.

MONOS — Ceux que j'ai écrits, oui.

UNA — Vous les avez écrits sans moi.

MONOS — J'ai écrit le premier quand j'ai commencé à vous voir.

UNA — Elle me surveillait.

MONOS — Qui voulez-vous que ce fût ?

UNA — Je ne veux rien. La place était déjà prise. Je me sentais comme une comédienne...

MONOS — Vous m'emmenez au théâtre maintenant !

UNA — C'en est un, pour le spectateur.

MONOS — Qui est-il ?

UNA — N'importe qui ?

MONOS — Vous créez le nombre.

UNA — Si vous y tenez.... Nous allons y venir, car il nous faut achever notre conversation d'hier, avant...

MONOS — Oh ! Oui, celui-là !

UNA — Vous ne pouvez pas l'oublier. Ce matin, vous marchiez dans ses pas.

MONOS — Vous m'en attribuez, des personnages ! Elle, lui... eux !

UNA — J'essaie de comprendre. Ce n'est pas si facile. Avec un...

MONOS — Oh ! Avec moi...

UNA — Sans vous, je suis une autre. J'imagine les autres autres.

MONOS — Vos peuplements vous éloignent de moi.

UNA — Mais pas de votre jardin. Vous êtes ce que vous êtes dans le jardin. Ailleurs...

MONOS — ...je ne suis pas chez moi, je sais !

9

UNA — Vous ne pensez plus à la ville.

MONOS — Vous me parlez trop de mon jardin.

UNA — Vous ne me parlez pas de l'été.

MONOS — C'est le printemps.

UNA — Du printemps, on dit que c'est encore l'hiver ou que c'est déjà l'été.

MONOS — Vous écoutez trop les gens. Leur conversation vous perdra, ma bonne Una. Vous deviendrez une commère si vous perdez votre temps avec ces...

UNA — Monos ! Est-il bien nécessaire d'en reparler ? Il y a en vous... une voix qui n'est pas la vôtre. Je n'aime pas l'entendre. Les gens sont merveilleux et vous le savez. Sans eux...

MONOS — Sans eux, ma douce Una, nous serions heureux. Je veux le croire.

UNA — Trois personnages dans un jardin. C'est tout ce que vous exigez de l'imagination pour vous mettre à l'ouvrage !

MONOS — Euh !

UNA — Midi approche. Nous n'avons pas mangé ce matin. Nous mangerons...

MONOS — Vous mangerez les fruits de mon jardin, en plein après-midi, sur le lent et solennel déclin de notre soleil, le lent et solitaire soleil qui décline tandis que notre après-midi se remplit de sa solennité.

UNA — Des vers !

MONOS — Que de biens communs quand ils sont inaccessibles ! Mais il suffit que la chose se trouve à portée de la main pour qu'elle fasse l'objet d'une requête en propriété légitime. Le Droit est une ignominie, plus que la guerre. Au fond de nous, nous le savons pertinemment. Nous nous organisons pour posséder et non pas pour connaître. Or, le bonheur est dans la connaissance. Propriété égale ignorance. Mais la propriété donne sur le jardin de la connaissance où croît l'éternité. On pousse alors le savant à s'y aventurer alors que sa seule aventure est l'instant. Personne n'est à sa place dans ce monde : les savants dans les jardins d'agrément, les riches dans leurs palais, les pauvres dans la rue et l'ignorance dans le travail. Concevez-vous un seul instant de bonheur quand la propriété nous est enfin acquise ?

UNA — Votre amertume, Monos...

MONOS — Vous avez raison ! Il n'y a guère que le pardon pour pallier l'effet de ces appréciations sur l'esprit. Et non pas l'oubli comme vous le préconisez quelquefois, je ne sais pas à quel moment de votre silence, je n'ai jamais su cueillir la fleur de vos attentes et je ne le saurais sans doute jamais. Pardonnons à ceux dont la présence même nous offense !

UNA — Oh ! Monos !

MONOS — Midi ! Écoutons. Je ne me pose plus la question de savoir si l'erreur a quelque conséquence sur notre destin de promeneurs de l'après-midi.

UNA — Je ne comprends pas...

MONOS — Cet écart différentiel entre la seconde de temps et celle de l'horloge. L'enfant que j'étais y trouvait une peur inexplicable.

UNA — Vous auriez dû en parler.

MONOS — À qui ? L'enfant qui s'écarte du chemin passe ce temps à revenir à la place qu'on lui a assignée. Il ne prend pas ce temps pour en découvrir les aventures. C'est plutôt l'imagination qui s'invite et tout est à recommencer. L'œil s'exerce. Il n'y a guère que cette alternative : l'aguet et la mire. On ne m'enseigna rien d'autre. Comme tout le monde, j'ai perdu la majeure partie de mon temps à me « préparer » au lieu d'« apprendre » à connaître. On nous réduit ainsi à l'attente et au projet. Comment voulez-vous que je leur pardonne ?

UNA — Je ne suis donc pas dans l'erreur quand je vous demande sur « quoi » vous fondez votre philosophie ?

MONOS — Mais vous êtes impertinente, ce qui vaut mieux que l'injure à l'enfance, je le reconnais volontiers. Oui, c'est la première question « ordinaire » que je pose au premier venu : « Fondez-vous votre doctrine sur quelque chose ? »

UNA — La question prend rarement au dépourvu.

MONOS — On commence par mentir au lieu de répondre. L'idée même de cette chose qui fait le lit de la pensée est difficilement discutable. On peut mettre fin à l'interrogatoire en répondant non. C'est prendre le risque d'avoir à s'expliquer là où un oui eût emporté la sympathie de la question suivante. Non, c'est aussi interdire cette seconde chance. C'est se mettre à la place du questionneur alors qu'un oui affecte la soumission. « Oui, ma pensée s'assoit sur quelque chose. Vous voulez maintenant savoir ce qu'est cette chose ? »

UNA — Il n'y a pas d'autre question.

MONOS — Et bien je ne la pose pas. Je ne propose pas non plus une variante. Je demande alors si l'on est « conscient » de cette chose.

UNA — On ne répond pas tout de suite. On veut d'abord s'expliquer, justifier la question de savoir ce qu'est cette chose.

MONOS — Moment de pur comique. Il s'agit d'interrompre, de forcer à s'exprimer sur cette « conscience » !

UNA — Pourquoi ne pas tout simplement admettre que, oui, on est « conscient » de la chose qui précède la pensée ?

MONOS — On se pose plutôt la question de savoir ce qu'il faut entendre par « conscience ». Chose. Conscience. On vient d'installer les conditions du débat philosophique (je devrais dire « procès » mais le mot, à cet endroit de ma réflexion, est encore trop entaché de polémique).

UNA — Pure dialectique ! On n'en finira plus de s'expliquer. La chose c'est ceci, cela, je ne sais pas, j'en sais trop ! Tandis que le degré de conscience prend des allures de barreau sur l'échelle de la considération. On ne peut pas mieux tourner en rond.

MONOS — Ni en bourrique ! D'où le peu d'attrait éprouvé par les gens pour la philosophie qui demeure le fait et la science des philosophes. Une philosophie pour philosophes. Une philosophie qui ne sert pas à quelque chose !

UNA — Comment en sortir ?

MONOS — En posant la bonne question.

UNA — Suicide ?

MONOS — Non. Le suicide se tire de l'absurde comme la sardine de sa boîte. L'un ne va pas sans l'autre. Si c'est absurde, la mort prend un sens considérable. On connaît la suite.

UNA — L'abandon ?

MONOS — Trop religieux.

UNA — L'indifférence ?

MONOS — Pour s'imposer l'intérêt ? À quoi bon ? On finirait mal.

UNA — Ma langue au chat.

MONOS — Vous ne croyez pas si bien dire ! Je demande alors jusqu'à quel point on est prêt à aller pour augmenter cette conscience de la chose quelconque qui fonde la pensée. Jusqu'où ? Le temps n'a plus alors d'importance. On mesure des distances, des portées, des encablures, des probabilités. Jusqu'où suis-je prêt à aller pour en savoir plus long sur le degré de conscience que j'ai de la chose ? Une philosophie préparatoire aux grands examens. C'est tout ce que j'ai pu concevoir dans le genre. C'est peu, mais je m'en nourris jusqu'au personnage.

UNA — Ce qui pourrait vous faire passer pour un romancier traditionnel.

MONOS — Avec le coup décisif que prend alors l'histoire ? On m'en veut plutôt de ne pas conclure.

UNA — Servez ou disparaissez !

MONOS — Le salut au drapeau. On s'enveloppe de rituels. Le cœur y est, remarquez bien ! Il faut faire partie de l'équipe. Si c'est possible, on atteindra l'élite pour y implanter son influence ou plus tragiquement pour ne plus avoir à vivre avec les siens ! Que d'ambitions vaines et nocives !

UNA — Revenons à notre « degré de conscience ».

MONOS — Ou plus exactement, ma bonne Una, à ce qu'on est prêt à faire, à sacrifier peut-être, pour l'atteindre.

UNA — Il faut l'avoir fixé comme but, avoir déjà conscience de son importance et des relations à l'importance. Inextricable réseau d'intrications complexe ! Comment cela commence-t-il ? Il semble que l'influence des autres est décisive, déterminante, essentielle...

MONOS — Vous n'épuiserez aucun sujet avec des adjectifs. Leçon romanesque. Reprenons. Je vous ai d'abord demandé si votre pensée repose sur « quelque chose » et nous avons admis l'hypothèse d'un oui. Quel meilleur début au roman ! « Oui, je sais quelque chose. »

UNA — C'est le valet de Pinget !

MONOS — Pourquoi pas ? Avec le temps, il rattrape les modifications et autres jalousies. Il fut, en son temps, plus radical, moins séducteur. Il sera (pour reprendre encore une constatation intranquille sur les temps de l'indicatif).

UNA — Il n'était plus !

MONOS — Una ! Reprenons.

UNA — Oui, mon bon Monos.

MONOS — On sait ici à quoi il faut répondre oui ou non., en admettant que l'une ou l'autre réponse finisse par composer une suite. Sans conséquences, pas de roman. Le personnage qui s'esquive n'en est pas un. « Oui ou non répondez ». — Vous forcez ensuite le personnage à exister, ce qui confirme votre propre existence.

UNA — Bien. Je réponds oui et je m'attends un peu à une deuxième question dont la nature ne m'est pas tout à fait inconnue...

MONOS — Parce que vous y avez déjà réfléchi. On ne se surprend jamais comme on souhaite dissimuler la chose à l'interlocuteur dont on attend autre chose.

UNA — En effet, je ne me suis jamais posé la question du degré de conscience. C'est la noix de la chanson. Mais je vais plus loin que le chansonnier : une fois ouverte, le cerneau a bien l'air d'un cerveau exactement comme l'après-midi le soleil et le sommeil se confondent l'instant de la sieste...

MONOS — ...réparatrice. C'est que ce questionnement, tout anodin qu'il a l'air, vous a contrainte à passer de l'intégrité à la mesure. Passage délicat que ne franchit aucune dialectique.

UNA — Ça se complique ! Ce n'est plus... naturel. Devons-nous prendre le temps d'en parler avant d'examiner la troisième question qui, je n'en doute plus, contient toute votre philosophie ?

MONOS — Tout à l'heure, ma mie.

 

Mangeons et sortons.

Restons ensemble

Et ne partons pas

 

 UNA — Nous sommes en plein jour. On n'a aucun moyen de reconnaître la pleine nuit, sauf cette horloge qui fascine encore votre attente de guetteur et de franc-tireur.

MONOS — Demandez à ce serviteur de nous servir.

UNA — Monos, soyez patient avec lui.

MONOS — Patient avec les lents ! Vous m'en demandez trop ! Hep ! Ragazzo !

10

Le jardin. Entrent Monos et Una, un peu à distance l'un de l'autre. Una étend la jarapa et se couche sur le côté. Monos choisit de s'asseoir sur la murette de l'aire de battage.

UNA — Personne.

MONOS — Qui voulez-vous...

UNA — Personne. Et pourtant, tout est à recommencer.

MONOS — De ce côté, on aperçoit la ville.

UNA — Et donc la mer. Les touristes...

MONOS — Là, le chemin que les femmes remontent jusqu'au lavoir. Des roses dans les feuillages.

UNA — Le bouquet d'arbres et son ombre où les hommes s'assoient pour bavarder.

MONOS — La croisée où apparaît quelquefois l'étranger qui vient d'on ne sait où.

UNA — La première maison dont on aperçoit le toit bleu.

MONOS — Carte postale cylindrique. Il m'arrive d'utiliser une Hulcher.

UNA — Je préfère ma boîte de couleurs mais je l'oublie pour ne pas oublier que je suis avec vous.

MONOS — Nous attendrons le coucher du soleil.

UNA — Comme hier. Nous avons attendu...

MONOS — ...six longues heures...

UNA — ...nous attendrons...

MONOS — ...six autres heures...

UNA — ...longues et solennelles.

MONOS — Vous souvenez-vous...

UNA — ...d'avoir évoqué notre jeunesse...

MONOS — Il n'y avait pas encore de personnages. Je me souviens des croissances. Je me comparais avec les herbes du jardin où dormaient...

UNA — ...les lents lézards verts qui bornaient votre imagination. J'imagine.

MONOS — Je voulais pénétrer dans l'impénétrable au lieu de m'éloigner avec les autres vers les lieux de l'invention romanesque. Je touchais à des objets insoupçonnables autrement. Ces carcasses et ces masques m'observaient à travers l'herbe folle, m'interdisant d'aller plus loin. Alors je pénétrais les yeux fermés et...

UNA — ...il ne se passait rien.

MONOS — Rien que le cri de ma mère ou celui de ma petite voisine dont la blondeur d'épi apparaissait au-dessus d'un mur envahi de lierre et de liserons. Ses yeux en disaient long sur l'admiration...

UNA — ...ou l'attente...

MONOS — Nous n'en parlions pas !

UNA — Future femme pénétrable.

MONOS — Elle ne le savait pas mais je m'en doutais.

UNA — Un an d'avance tout au plus.

MONOS — Pourquoi commencer toujours nos conversations de l'après-midi par ces cristallisations de la mémoire ? Vos yeux se ferment sous l'effet conjugué de l'ombre et de la chaleur. Vous ne m'écoutez peut-être plus...

UNA — ... le sommeil...

MONOS — ...vous rend disponible mais c'est le soleil qui caresse vos cheveux, par langues de lumière interposée, agitée de feuillages et d'insectes.

UNA — Qu'il me caresse... je dors peut-être...

MONOS — ...ou votre corps s'éveille.

11

UNA — Expliquez-moi !

MONOS — Un exemple ?

UNA — Concret si ce n'est pas trop vous demander.

MONOS — Qu'est-ce, à votre avis ?

UNA — Un rond. Un rond tracé dans le sable. Vous avez tracé un rond avec votre bâton !

MONOS — C'est un rond. Voici deux ronds.

UNA — Il est déjà difficile d'admettre qu'ils sont semblables.

MONOS — Ils sont égaux par hypothèse.

UNA — Un rond est un rond.

MONOS — Définition même de l'intégrité.

UNA — Il n'y a rien de plus précis, de plus net...

MONOS — De plus individuel.

UNA — Et rond et rond...

MONOS — Una ! Je tente d'approcher ma pensée pour que vous en saisissiez au moins le sens...

UNA — Je suis... disponible. Continuez, mon Monos.

MONOS — La vie est ainsi faite que la nature l'emporte sur toute autre espèce de spéculation. Un rond, un personnage, un objet, une rencontre...

UNA — On finit alors dans le plus strict dualisme. Ou le pire. Quel est le rapport entre le cercle compris et celui qui comprend ? Vous m'aviez promis cette démonstration. Sans métaphore. Votre rond a l'air d'un triangle de jeu de billes !

MONOS — Encore l'enfance, ô jardin ! Si nous nous en éloignions enfin ? Je pourrais vous expliquer...

UNA — ...alors...

MONOS — Oui, alors... là, plus tard, ainsi... Le moment est-il bien choisi pour... Oh ! Una, vous paraissez distraite. Par quoi ?

UNA — Je m'éveille. Examinons ce rond. Que faut-il en dire ? Vous tracez des ronds parfaitement circulaires.

MONOS — Oubliez le carré, ma bonne Una ! Je ne prétends vous entretenir que de la mesure.

UNA — Un rond n'est plus un rond ? Évènement fictif...

MONOS — On peut encore l'appeler un rond. Mais nous en sommes à examiner sa surface.

UNA — Surface de rond.

MONOS — Vous connaissez la formule.

UNA — Il n'y a pas deux ronds qui se ressemblent.

MONOS — Ou alors tout à fait par hasard.

UNA — De naturel qu'il était, il devient complexe. Voici un rond. C'est un rond. Quelle est sa surface ? C'est une question... En quoi consiste le procédé ?

MONOS — Mais il n'y a pas de procédé ! C'est un fait. Nous avions un rond, pour jouer aux billes si vous voulez. Voici, ou plutôt ne voilà pas la surface. Son calcul est tellement exact que l'application à ce rond particulier est d'une imprécision remarquable. En passant dialectiquement de l'intégrité à la mesure, nous avons résolu la difficulté même du naturel exprimé par le rond qui est un rond. Le résultat est une approximation concrète d'une exactitude tout abstraite. Si nous nous contentions de vivre avec des ronds...

UNA — Oh ! Monos... Vous ?

MONOS — Eh bien nous jouerions aux billes comme les enfants que nous avons été. Tandis que le calcul nous force à penser ou du moins à commencer à le faire.

UNA — En quoi consiste la leçon ?

MONOS — Elle nous ramène en Occident.

UNA — Avec Virgile ? À Brindisi ?

MONOS — Nous voyagerons si notre amour y trouve le bonheur. Nous en parlerons cette nuit. Pour l'heure...

UNA — Si le rond est un objet, je suis. Si c'est un résultat, je doute.

MONOS — Vous doutez mais vous savez. Vous ne savez rien de l'objet mais vous avez découvert le résultat.

UNA — Je ne peux être que l'un de ces deux personnages. Le premier est philosophe, comme vous, mon Monos. Le second est...

MONOS — ...un Occidental, ce que vous n'êtes pas, ma belle Orientale !

UNA — Expliquez-vous !

12

 MONOS — Una ! Una ! Je deviens fou !

UNA — Monos ! Vous m'aviez promis...

MONOS — ...l'amour, je sais. Mais le désespoir...

UNA — Vous revenez encore à votre jeunesse...

MONOS — ...à mes vers ! Oh ! Que ce mot est mal choisi ! ¡Versos ! Verses ! Vers de terre !... Vers quoi ?... Vers du poème... C'est un récit ! Ah ! Una, tout est récit. Il n'y a pas de temps, pas d'espace. Effets d'illusions, erreurs de jugement. Il n'y a que le récit, les récits, le récit des récits. Retrouvez-moi ce livre !

UNA — Je préfère manger vos fruits. Ils sont délicieux. Vous devriez les partager avec...

MONOS — ...l'étranger ?

UNA — Oui ! D'ailleurs, le voilà.

MONOS — Il faut recommencer.

UNA — Il monte.

MONOS — Le chemin ? Il connaît le chemin ?

UNA — Non. Il nous a vus et souhaite nous demander quelque chose. Cette nuit...

MONOS — Ne parlons pas de cette nuit !

UNA — Il s'en souviendra.

MONOS — Ne lui posons pas la question.

UNA — S'il évoque...

MONOS — Mon regard ? Cette facilité que je dois à l'expérience ?

UNA — À l'habitude, mon cher Monos, à vos petites manies qui font de vous le personnage que nous connaissons.

MONOS — Nous ?

UNA — Oui. Moi et... l'étranger.

MONOS — Pourquoi lui ? Il vous reconnaît ? Cette facilité...

UNA — Nous ne parlerons ni de cette nuit ni d'hier après-midi. De quoi voulez-vous parler ?

MONOS — Laissez-le d'abord poser la question qui l'amène ici.

UNA — Quoi, par exemple ?

MONOS — Je ne sais pas... son chemin, l'auberge la plus proche, un de ces fruits, votre...

UNA — Le voilà !

MONOS — Scène courte ! Mauvais signe !

13

 MONOS — Il n'a pas insisté.

UNA — Vous n'avez pas été aussi aimable...

MONOS — ...que lui ? J'étais ravi.

UNA — Vous n'avez pas cessé d'insinuer...

MONOS — Il a refusé de goûter à mes fruits ! Il n'a même pas parlé du chemin. Nous entretenir pendant une heure de Brindisi et de son économie touristique !

UNA — Il aurait volontiers évoqué avec vous ce livre qui vous empêche d'écrire...

MONOS — ...un roman. Vous êtes cruelle quelquefois de me le rappeler. J'écris des polars dans un pur esprit de rhétorique. Nous avons cette nostalgie de la cohérence, de la clarté et de... l'intérêt. Attention. Curiosité. Affinité. Utilité. Dit le dictionnaire. Révélateur, n'est-ce pas, de notre... coutume.

UNA — Nous n'avons guère le temps d'en parler.

MONOS — Je vous sens... ennemie. Comme si vous n'étiez pas là quand nous construisons les fossés de notre mythologie. Enfants, on pousse des goélettes de papier ou de feuilles d'automne. Se concentrer mentalement. Ce désir de connaître l'autre. L'évidence de la parenté, de l'analogie. La cohérence de la conception. Oh ! Una , tout y est ! Le récit se continue dans toutes nos adductions. Si j'avais réussi à placer un mot dans cette conversation avec l'étranger...

UNA — ...vous n'auriez rien dit de ce que vous vouliez dire, évidemment. Mais vous ne vous êtes pas privé de dire ce qu'il ne souhaitait pas entendre ! Virgile...

MONOS — Ce n'est jamais ainsi que j'en finis avec la douleur, vous le savez, mon Una. Nous avons même perdu le fil de notre conversation.

UNA — Ce n'est pas ce qu'il vous demandait !

MONOS — Il ne demandait pas vraiment quelque chose ! Il...

UNA — Vous ne l'écoutiez pas ! Avec vos fossés, vos paraboles, votre...

MONOS — Allez ! Una, dites-le !

UNA — Votre lenteur, Monos. Vous êtes...

MONOS — Lent ? Vous voulez dire patient.

UNA — Patient ? Vous ? Même l'impatience ne vous retient pas.

MONOS — Vous n'avez pas dit grand-chose.

UNA — Dire ? Moi qui voulais sentir...

MONOS — Encore votre peau ! L'art n'utilise pas la peau. L'œil et l'oreille sont seuls invités au festin. Tout le reste est imitation, spéculation, incertitude, temps perdu sans espoir de le retrouver. L'œil, mon Una, et son oreille !

UNA — Oh ! L'oreille et son œil. Quelle réciprocité ! Quelle dialectique ! Quelle intimité ! C'est le lit de la modernité ou le tombeau de l'intelligence. En voilà un être parfait ! S'il faut se réduire à cette apagogie pour comprendre un peu ce qui se passe dans votre tête...

MONOS — Eh bien ?

UNA — Eh bien on a envie de manger, de boire, de respirer, de...

MONOS — De ?

UNA — De nager, de courir, de...

MONOS — Etc. On voit ça au cinéma. Navrante réussite de l'industrie et de l'investissement. Chacun y choisit son créneau. Il s'agit de s'extasier. L'œil et l'oreille au service de la peau ! Je ne vous reconnais plus, Una. Ou plutôt oui, je reconnais votre goût immodéré de la fugue, petit voyage pas plus loin que le piano.

UNA — Vous en jouez à merveille quand vous daignez perdre un peu de votre sacré temps avec... nous.

MONOS — Je joue... pour vous plaire, pour exister avec vous, pour vous montrer le chemin.

UNA — Mon petit animal domestique !

MONOS — Vous pouvez vous moquer. Vous lui avez tapé dans l'œil !

UNA — Vous savez bien que je tape dans l'œil de tous les hommes.

MONOS — Mais vous ne le saviez pas aussi facilement.

UNA — Une heure d'absence et...

MONOS — Une heure d'angoisse. Mais que peut-on attendre après une scène courte ou écourtée, sinon l'attente de votre retour ? Il est toujours possible que vous ne reveniez pas.

UNA — Il voulait me montrer l'endroit où on loue des barques. Nous n'avons jamais ramé plus loin que vos coquillages.

MONOS — Mes coquillages ! Vos fugues ! Une heure pour voir des barques !

UNA — Une heure pour prendre le temps. Vous n'avez pas voulu nous accompagner.

MONOS — Vous suivre. J'attendais quelqu'un.

UNA — Qui donc ?

MONOS — Vous.

UNA — Moi ?

MONOS — Qui d'autre ?

UNA — Comment m'attendiez-vous s'il est encore possible...

MONOS — Ah ! Cette angoisse qui me tourneboule ! Je ne vous conseille pas l'angoisse.

UNA — Vous ne voulez pas savoir...

MONOS — Je ne veux rien savoir. Vous ne me demandez rien sur cette attente ?

UNA — Situation absurde.

MONOS — Non, baroque. Je ne me suicide pas. Je me donne en spectacle.

UNA — On vous regardait ?

MONOS — Ici, nous sommes aux loges et sur la scène, comme à la foire et au moulin !

UNA — Vous me l'apprenez. Je ne reviendrai plus dans ce jardin sans me sentir regardée alors que j'y reviendrai pour voir. Vous me plongez dans votre attente.

MONOS — Dans quelle attente vous plonge-t-il, si ce n'est pas indiscret de vous le demander ?

UNA — Il voulait savoir si vous étiez sincère.

MONOS — De quoi voulait-il parler dont il ne parla pas devant moi ?

UNA — Votre idée d'un Occident prêt mentalement à tout détruire l'a séduit.

MONOS — Il ne m'a pourtant pas donné le temps de développer ma thèse. L'Occident détruit la nature et les conservatoires de l'humanité au seul profit de sa jouissance. En voilà une idée capable de séduire l'étranger ! Il se sent solidaire, ce qui le sauve de l'exclusion. Mais vous êtes là, ma bonne Una, pour recueillir les fragments de sa déconfiture. De ma fenêtre, je vois le monde tel que l'Occident le forge. Si vous n'aviez pas eu cette curiosité pour ces barques désuètes...

UNA — Je reconnais que j'ai mis fin à la conversation...

MONOS — ...au moment où j'en venais à l'essentiel, à des idées autrement profondes que ces pauvres gnosies sur le pouvoir destructeur de l'Occident, représentations exactes en un sens, mais totalement dénuées de...

UNA — ...de poésie ?

MONOS — Mon amour d'Una ! Vous ne m'avez pas quitté ! Ne parlons plus de cette escapade.

UNA — Une escapade ? Les barques...

MONOS — Chchchchchchut ! Achevons le jour juste un instant avant qu'il ne s'achève.

UNA — Un instant, c'est un tant...

MONOS — ...suffisant. Une éternité si nous y pensons exclusivement.

UNA — Mais je ne veux pas mourir, mon Monos !

MONOS — Qui vous parle de mourir ? Je vous propose de conclure notre conversation. Demain sera un nouveau jour !

UNA — Et cette nuit ?

MONOS — Je n'irai pas à la fenêtre. Pas une seconde !

14

 De nouveau la nuit, la chambre, le lit où ils sont couchés. La fenêtre est fermée.

 

UNA — Monos, mon ami, vous ne dormez pas.

MONOS — Je n'ai plus sommeil. Tout à l'heure, après cet abus, peut-être, de viande cuite sur la braise...

UNA — ...et peut-être un peu après ce vin qui vous a fait chanter avec les autres.

MONOS — Comment ne pas chanter quand tout vous y invite ? La viande saignait sous le couteau et je vous regardais chipoter des feuilles de salade.

UNA — Vous vous moquiez de moi dans l'oreille de votre voisine. Le vin vous avait communiqué la rougeur de ses joues. Le bleu de ses yeux voyageait dans votre regard et le cuivre de ses épaules effleurait vos lèvres pour en dénaturer le discours.

MONOS — Je ne sais pas ce qui m'a pris d'absorber ainsi tout ce qui s'offrait à ma curiosité. Je reconnais vous avoir un peu abandonnée. L'étranger revenait en habit de serveur. Il vous proposait ses liquides et renonçait à visiter les miens. Vous n'avez pas accepté de danser avec lui.

UNA — Mais je n'ai pas refusé sa conversation. Il s'est assis pour me regarder.

MONOS — Et je me suis levé pour ne plus vous voir !

UNA — Le vin commençait à trouver la douleur où vous savez la dissimuler. Vous chanceliez parmi ces marionnettes agitées de rythmes faciles.

MONOS — C'est alors que le sommeil m'a ralenti à la limite du ridicule et je vous ai demandé de rentrer avec moi.

UNA — Vous l'avez demandé par-dessus les têtes, les mains en porte-voix ! Il s'est levé et vous a salué. Nous ne le reverrons peut-être jamais plus.

MONOS — Raven ! Vous m'en voulez d'être le témoin de vos recherches.

UNA — Je suis la spectatrice des vôtres.

MONOS — Mais vous ne témoignez pas ! En rentrant, j'ai cru être capable de tout écrire sans un seul instant de cette obscurité qui se cherche un style.

UNA — Mais vous n'avez rien écrit.

MONOS — Le sommeil...

UNA — La nuit. Seulement la nuit. On s'agite dans la lumière artificielle, exactement comme ces insectes dont on se sent tellement différent. Les visages sont masqués, les jambes rapides, les regards fuyants.

MONOS — Il vaut mieux être seul quand la nuit s'installe. Un bon lit...

UNA — ...une fenêtre sur la ville en cas d'insomnie.

MONOS — Scène courte, Mauvais, mauvais signe !

15

 UNA — Chaleur ? Quelle chaleur ? Voulez-vous que j'ouvre la fenêtre ? Le vin vous travaille maintenant de l'intérieur. Et tout ce sang que vous avez avalé !

Elle se lève et ouvre la fenêtre, y demeurant.

MONOS — Les rideaux bougent, mais je tiens ma promesse.

UNA — Ne la tenez pas, je n'y tiens pas moi-même. On devine des passants. ce pourrait être leurs ombres. Même effet de glissement, d'apparition et de dissolution. Une telle économie de bruit m'inquiète...

MONOS — L'économie touristique de Brindisi, l'influence de Broch...

UNA — J'ai envie de crier.

MONOS — J'ai envie de crier moi aussi !

UNA — Mais nous ne crions pas. C'est ainsi. Vous trempez le lit de vos suées et je reçois l'air de la nuit comme une nouvelle venue de loin.

MONOS — Quand partons-nous ?

UNA — Partons-nous ensemble ?

MONOS — Imaginez-vous deux voyages ?

UNA — Seraient-ils différents ? Complémentaires ? Contradictoires ?

MONOS — Pourquoi rechercher la comparaison ?

UNA — Qui comparera si nous ne nous retrouvons pas ?

MONOS — Ma mie ! Votre imagination...

UNA — ..ne traverse pas la nuit sans souci de visages, de mots, de relations peut-être...

MONOS — Vous n'imaginez rien. Vous n'êtes même pas inspirée. Vous... vous extrapolez. On ne part pas sans horaires, sans séjours, sans incidents de parcours, et que dire des trouvailles, des coups de foudre et des abandons à l'autre ? Je ne ferai plus rien sans vous.

UNA — Vous écrirez. Je n'écrirai pas. Deux voyages. Vous agissez, à votre manière, et je me déplace, toujours à votre manière. Venez à la fenêtre.

 

Elle revient au lit et tire Monos par les mains qu'il a tendues. Il résiste.

 

UNA — Vous êtes fiévreux.

MONOS — Trop de calories ! Je bous. Je ne veux pas me frotter à la nuit. Pas maintenant.

UNA — Plus tard, j'aurai trouvé le sommeil. En attendant, je passe entre la nuit et votre agitation. Je ne suis plus moi-même. Cette femme qui coulisse sur le fil narratif, ce n'est pas moi. Je sens bien à quel point on est votre personnage dès qu'on ouvre la bouche pour répondre à vos invitations à exister. De quoi avons-nous parlé pour ne pas en parler ?

MONOS — Nous cherchions le repos. Nous avons trouvé une espèce de tranquillité. Équanimité, disais-je.

UNA — Quelle différence ? Vous voulez être le baladin occidental. Je vous ai suivi pour ne pas m'ennuyer de vous. Nous n'allons jamais bien loin.

MONOS — Oui, je sais, vos fugues, mes coquillages !

UNA — Finalement, vous n'avez rien écrit pour en témoigner.

MONOS — Qui donc lirait le témoignage du chemin le plus court d'un point à un autre ? Qui perdrait ce temps précieux ? Vous ne connaissez pas les hommes comme je les connais. Je suis un pragmatique et un faussaire.

UNA — Vous ? Le baladin occidental ? Pragmatique et faussaire, comme l'araignée ? Pragmatique comme l'animal domestique et faussaire comme l'enfant qu'on n'accompagne pas ? Vous changez de personnage !

MONOS — Non, non. Je l'ai toujours été, pragmatique et faussaire. Pragmatique parce que j'obtiens des résultats et faussaire parce que ces résultats ne sont pas tout à fait justes. Cependant, j'avance, avec mon temps, avec les autres. Au fond, je suis un pédagogue. On en retient quelque chose. C'est même clair et utile. On en conçoit d'autres opérations. L'Occident est une application de lui-même sur l'ensemble du monde.

UNA — Oh ! Oh ! Vous ne dormez vraiment pas. C'est la fièvre qui vous retient dans cette démesure.

MONOS — J'essayais de mettre au point mon intervention de demain à la Faculté de médecine.

UNA — Vous avez pris un acompte avec le vin et cette fille goulue qui...

MONOS — Oublions-la ! Je l'ai à peine envisagée...

UNA — Envisagée ?

MONOS — Je n'y pensais plus. J'ai oublié ses détails. Vous savez comme je tiens aux détails d'ordinaire.

UNA — Mais ce n'était pas ordinaire ! Vous pensiez vraiment à votre discours aux carabins ? Je vous connais moins préoccupé par l'effet à produire.

MONOS — Raven ! Vous ne connaissez pas mes extrêmes. Vous n'avez jamais pratiqué que l'homme du milieu.

UNA — Vous allez vous expliquer, dites-moi ?

MONOS — Laissez la fenêtre ouverte et venez vous coucher. Vous vous êtes mise à ma place !

UNA — Sans le vouloir. Vous avez peut-être raison. mais ne nous précipitons pas. Je suis à votre place, je ne suis pas moi-même, mais de là à penser que je tente de vous remplacer, il y a loin. Par quoi allez-vous commencer votre discours aux carabins ? Par quelque chose de moins... romanesque ?

MONOS (ravi) — Dites-moi l'effet que ça fera : « Je possède 1,40... »

UNA — Un quarante quoi ?

MONOS — 1,40 de la monnaie courante.

UNA — Il faudra le préciser. Ces pauvres carabins...

MONOS — « Or, un pain vaut 1,40. Donc, je peux posséder un pain. »

UNA — Vous pouvez aussi en être dépossédé !

MONOS — « Je peux le manger ou le partager. Je peux perdre 1,40 avant de l'acheter. »

UNA — Je vous suis. Vous me tenez éveillée.

MONOS — « Ce simple récit avec son commentaire recoupe la réalité :

— le flux économique ;

— le délit de vol ;

— les nécessités vitales,

— la générosité, la vie sociale ;

— la malchance, sa possibilité. »

UNA — Cette histoire est aussi vraie en Occident qu'ailleurs :

— le flux économique existe aussi ailleurs, il est même fournisseur de l'Occident ;

— le vol est une constante humaine, animale même ;

— les besoins vitaux aussi ;

— la vie sociale, bien que franchement différente d'un côté et de l'autre, mais seulement par le spectacle qu'elle donne, rend possible le partage ou toute autre participation à l'existence de l'autre ;

— perdre est une constante.

Perd-on de la même manière ? Sans doute. Partage-t-on dans les mêmes conditions ? Oui. Les corps sont-ils différents ? Non. Peut-on être volé ? Oui. S'il y a une différence, elle consiste dans la manière d'acquérir 1,40. C'est le Code qui détermine les droits d'acquérir. On n'acquiert jamais « légalement » par vol ni par trouvaille.

MONOS — Je n'irai peut-être pas jusqu'à mettre le vol et la trouvaille sur le même plan.

UNA — Vous ? Un poète ?

MONOS — Pas devant une assemblée de carabins qui souhaitent me connaître un peu mieux. Mes livres ne me livrent pas assez. J'ai des chaînes à rompre. Voyez l'effet.

UNA — Et s'ils essaient de comprendre ?

MONOS — Vous voulez dire : d'aller plus loin ?

UNA — Le baladin occidental est un pragmatique et un faussaire qui prétend que l'Occident et le monde ne se différencient que dans la manière d'acquérir. Partout, on acquiert par contrat : de vente, de mariage, de succession. Quand on ne vole pas et si on n'écrit rien de méritoire. Vous avez pourtant affirmé, dans le cours d'une autre conversation (je ne suis pas votre seule interlocutrice) que l'étranger, ce n'est pas l'Occidental. Cette idée prend toute son ampleur quand l'Occidental devient capable de détruire ce qui n'a plus à ses yeux aucun intérêt et ce qui s'oppose à ses résolutions de propriétaire. Maintenant, vous dites que l'étranger et l'Occidental fondent leurs désirs réciproques sur une ressemblance presque parfaite. Vous voulez dire qu'un homme est un homme, qu'il n'y a que des gagnants et des perdants, qu'il n'y a rien de plus proche du désir que le désir lui-même ? J'y voyais, moi, la différence, dans ce désir de posséder. J'espérais la révélation de deux rites à ce point différents que l'un est étranger à l'autre, et que l'autre est le propriétaire potentiel de ce que l'un possède encore. L'un désir se consumerait tandis que l'autre promettrait.

MONOS — Je comprends mieux votre curiosité à l'égard de cet inconnu que nous n'avons d'ailleurs pas réussi à connaître. À moins que les barques...

UNA — L'Occident voit juste. Il ne détient pas l'exactitude ni la perfection, mais il sait voir juste. Tout le reste, vos conservatoires de l'humanité comme vous les appelez, ces traditions du pouvoir et de la foi, tout le reste est...

MONOS — ...littérature. Mais il faudrait raisonner un peu avant de proposer cette conclusion imminente et ...étrange.

UNA — Oh ! Non, je vous en prie ! Assez de démonstrations pour ce soir ! La littérature...

MONOS — ...serait celle de l'étranger. Avez-vous lu, ma bonne Una, ce que l'Occident propose à l'humanité comme... littérature ?

UNA — J'ai lu tout ce que...

MONOS — Que croyez-vous qu'il restera de notre... temps ? Nos recherches impériales, y compris l'expression d'une douleur qui témoigne du temps incommensurable qui préside à l'accomplissement de notre identité ? Ou les chants de l'ailleurs, qui nous paraissent quelquefois enfantins tant ils nous sont étrangers, exotiques ou cacophoniques, ces chants qui reviennent de loin et qui promettent longtemps, menace de décadence, d'étouffement, mais que la lenteur retient à la surface de l'existence ? Pensez-vous vraiment, ma bonne Una, que nos romans grammatiques et dramatiques formeront le recours au chant dans un temps où l'ailleurs aura rejoint l'infiniment petit ? Nous n'aurons pas la chance d'ailleurs donnée aux mythologies par nous-mêmes. C'est en cela que les imitateurs se trompent et mystifient. Mais ils ont si peur de l'anonymat, ces poètes dont la voix est déjà celle du chant des chants ! Ulysse, il le faudra bien, laissera toute la place à l'étranger. À la place de personne, symboliquement personne, l'étranger, tragiquement. Je donnerais cher pour en savoir un peu sur ces moyens prosodiques et narratifs, moyens que mon impuissance à concevoir autrement réduit à la prosodie et au conte. L'Occident impose une impasse. Ailleurs, ailleurs qu'en Orient sans doute et ailleurs que dans l'aventure désespérée de l'émigration, on pense déjà autrement et nous n'en savons rien. Il suffira d'un geste court, pourtant, pour basculer dans l'oubli et donc dans cette attente qui ne peut être que celle d'un chant à venir. La littérature sera ce manquement aux convenances alors qu'elle aura été pour nous la pédagogie de l'égalité et de la propreté à la fois. Nos livres auront le charme des nostalgies de l'enfance tandis que la littérature, moins consommable, plus rare et moins appréciable, conservera le peu qui n'aura pas pu être détruit ou approprié. Espérons que cette fois, nul prophète ne viendra changer le cours de l'Histoire. Una ?... Elle dort. Ce jeune corps se repose, ayant trouvé naturellement les points d'appui qui garantissent son immobilité. Respiration tranquille qu'un peu de littérature détourne des traces qu'on suit par habitude de la proie. J'ai envie de la prendre dans mes bras et ainsi de la donner à ma propre peau, mais la vision de cet équilibre parfait de corps humain et de soie volatile me contraint moi-même, non pas à l'immobilité, mais à l'arrêt, à l'interruption, à l'attente forcée sans objet nommable. Je ne peux pas dire que je l'aime bien que toutes les apparences disent et redisent le contraire. Elle est le hasard qui me reconduit sans cesse à la source de mon inspiration. Rien de moins étranger à mon habitude du retour. Rien d'aussi nécessaire que ces tournoiements de la pensée au sein de ce que la pensée décrit comme le vin crée le verre où il attend d'être bu. Ce contenant ne se laisse pas décrire autrement. Il faut à la fois être sage et réaliste. Sage en n'allant pas plus loin et réaliste en reconnaissant qu'aller plus loin est encore possible. Mais rien sans elle. J'ai beau la réduire à ses parfums, elle contient ce que je sais, comme le vin, comme le verre, comme le vin épouse et comme le verre se laisse épouser. Quand elle s'éveillera à la faveur d'une brise, elle murmurera :

UNA — J'ai rêvé.

 

4 — Cosmogonies 

Nous avons tous deux têtes :

l'une est tranquillement posée sur la joue, elle dort ; l'autre regarde encore et sa bouche semble sur le point de parler, elle est coupée. La nuit et les jours, car ce qui se passe dans ces yeux, ce sont les jours, alors que la nuit convient aux paupières fermées. Le singulier du sommeil, son unicité, et la pluralité de l'éveil. Moi, moi seul, — et les autres, ce nombre infini par multiplication du temps.

Je pourrais dire que j'ai une tête de poète et que l'autre ne pense qu'à écrire des romans mais, sans être tout à fait inexact, ce serait approximatif. Je l'ai longtemps pensé, j'ai même bâti sur cette approximation, sur cette approche devrais-je plutôt écrire, — imaginant que mon ouvrage consistait à abandonner le poème pour me livrer aux trivialités du roman. J'ai créé ce personnage interrompu et je l'ai nommé.

Aujourd'hui, je préfère penser que j'ai deux têtes et que l'une dort alors que l'autre demeure éveillée comme le conteur qui est le dernier à trouver le sommeil. Comme les cris de ceux qui veulent faire passer la littérature pour une science dans l'intention louable de la sauver d'une catastrophe universitaire et universelle, ma pensée ne relève que du naufrage, de l'impossibilité, avant toute considération éditoriale, de lui donner un sens facile à partager. Je préfère donc penser que j'ai deux têtes et que ce ne sont plus les têtes de ma jeunesse violemment organisée autour d'elle-même. L'une dort et j'en visite les produits imaginaires. L'autre n'est tranchée que par métaphore et sa grimace est une ironie du sort.

Aliène du temps, on ne s'en est peut-être pas assez rendu compte, est publié dans sa version quasi définitive. Tête dormante, reposant sur son linge après exécution, ces quatre forts volumes (il en manque un), offrent leur flanc à une lecture organique, comme Dada fut découvert à l'aide d'un coupe-papier, ou comme on scinde un dictionnaire avec des doigts tranchants. Si j'osais, je dirais à propos de ce texte énorme ce que Paul Valery disait d'À la recherche du temps perdu : On peut ouvrir le livre où l'on veut ; sa vitalité ne dépend point de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte. Toute proportion gardée. Tête irrévocable.

Je commence ici la publication du Tractatus ologicus. Il s'agit d'une série de romans de taille moyenne avec pour protagoniste principal un policier, Frank Chercos, chargé d'enquêter sur les autres et qui enquête plutôt sur lui-même. Personne ne l'y a contraint ni même poussé. Il vit dans un monde de fausse science acquise où justement ou injustement la littérature appartient au passé. Ce double appel du pied à Jorge Luis Borges et à Philip Kindred Dick, à Pierre Ménard et à Fred, Robert Acrtor n'est pas référentiel, mais parodique. Et comme tout roman qui prétend amuser, les spéculations sur le monde et ses habitants vont bon train, au fil de l'histoire et de ses épisodes progressifs. Si je ne craignais pas d'effrayer les oiseaux du balcon, je dirais que c'est une lecture philosophique qui est proposée, me hâtant de préciser que le mot philosophie doit être pris dans son sens non pas vulgaire mais simple, quotidien mais pas ordinaire. Cette tête n'est pas tout à fait la mienne et c'est sans doute la raison pour laquelle je parviens encore à la regarder dans les yeux. Théodore Géricault ne m'a pas fait de cadeau. Tête provisoire, ou plus précisément changeante, aléatoire peut-être, en tout cas résolument narrative, jusqu'au suspens.

Et si j'ai ici songé à expliquer un peu mes intentions et mon style, c'est pour ne pas avoir à le faire au sein du roman lui-même. J'ai arraché mes morelliennes à leur contexte légitime, autant pour ne pas encombrer la poésie d'« Aliène du temps » de considérations qui en eussent dérangé les rythmes narratifs, que pour épargner aux histoires contées par le « Tractatus » des digressions par trop spéculatives. On trouvera à la suite un discours charpenté à la dérive d'une réflexion sur le roman.

La question thématique, chère aux dispensateurs de notes de lecture, n'y est pas abordée. C'est que j'ai souhaité généraliser un peu, si c'est encore possible après tant de narration. Je laisse à la lecture, organique, philosophique ou autre, le soin de mettre à nu les rapprochements, les divergences, les lieux communs et les habitudes de style et de vision. Après tout, ce n'est pas mon affaire puisque je l'ai déjà traitée en contant, d'une manière ou d'une autre. Je ne tiens pas à m'avancer avec des notes ne concernant que les aspects visibles de la carcasse échouée sur le sable que le lecteur, rarissime et précieux, consent à visiter après moi.

Dans cet essai-préface, il ne sera question que de doctrine. Il me plaît assez d'user et d'abuser de ce mot, d'autant que je ne suis pas un doctrinaire. Ce n'est pas que ma pensée échappe à toute définition, mais j'en reconnais les faillites et ne me prive jamais d'y remuer le couteau spécialement conçu pour les plaies. Mes fragilités intellectuelles s'imposent donc à mes compulsions profondes. Ici, j'aborderai la langue par le bout, la technique par ce qu'elle vaut et la fonction de l'écrivain par sa constante inutilité.

Ceci ne me prive pas d'une future postface du même genre où la thématique serait revue, et pourquoi pas corrigée, par le ressassement analytique. Je ne crains d'ailleurs pas de dire, malgré tout ce qui m'éloigne d'elle, que la pensée de Maurice Barrès n'est pas sans influence sur mon comportement. Oui, « nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation. [...] Ce qui augmente beaucoup le plaisir, c'est de l'analyser. [...] Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. » Heureusement pour moi, je n'ai pas la fibre nationale, je ne tiens pas le commerce en haute estime et les pratiques de la justice me paraissent douteuses et sujettes à vérification constante.

 

Il est certain que j'étais, dès l'enfance, très doué pour la version. Pour le thème, au contraire. Quant à la dissertation française, je vous l'ai dit, on me reprochait de ne pas être un écrivain analytique.5 Francis Ponge

 

L’AUTEUR — Madame, quelles sont pour vous les qualités que doit réunir un roman ?

LA VIEILLE DAME — Qu'il soit cohérent et intéressant... non, je ne vois pas autre chose...

L’AUTEUR — Pourtant...

LA VIEILLE DAME — Qu'est-ce que vous voyez, vous ?

La question de la cohérence : Où ?

Une des questions les plus intéressantes posées par la littérature a été romancée par Gaston Leroux dans son « Mystère de la chambre jaune ». On peut voir dans ce roman un tour de force relevant le défi lancé aux hommes de Lettres par Edgar Pœ avec son « Double assassinat de la rue Morgue ». Dans cette nouvelle, la question est de savoir comment le criminel a pu sortir de la « chambre » sans emprunter les voies naturelles ; en effet, celles-ci, portes, fenêtres et cheminée ne peuvent en aucun cas prêter passage à un corps humain. De cette première conclusion, on remarque tout de suite qu'elle comporte deux sources d'erreurs :

— l'impossibililité de sortir, impossible à concevoir si on n'a pas trouvé le criminel dans la chambre,

— et l'homme nécessairement attaché au corps du coupable par l'esprit qui enquête dans le cadre d'une police chargée du maintien de l'ordre et de la paix sociale et humaine.

Nul Lecoq, ici, pour changer les optiques ; Gaboriau était en avance sur son temps et son public pas en retard sur le sien.

Finalement, on résout le problème de la sortie : une fenêtre peut s'ouvrir et Dupin n'a pas de difficulté à le démontrer. Un clou rouillé fera l'affaire. Seulement, cette ouverture, pour praticable qu'elle soit, ne peut pas autoriser un corps humain à l'emprunter dans l'hypothèse insoutenable de la fuite. Celle de l'enfant étant écartée compte tenu de la férocité du crime et surtout de la force musculaire mise en jeu, on ne sait plus. L'affaire est résolue par Dupin qui, se fiant à son flair et aux circonstances (celles du journal, mais d'une manière différente du « Mystère de Marie Roget »), démontre que le crime a été commis par un orang-outan. Bon. Le « Scarabée d'or » renouvelait aussi le principe de l'erreur primordiale.

Quelques décennies plus tard, c'est bien connu, l'auteur de Sherlock Holmes relève le défi et réduit l'ouverture à une dimension telle que même un orang-outan ne peut l'emprunter pour échapper à la justice6. On conçoit mal qu'un rat (restons épouvantables), puisse imaginer un tel crime. Par contre, un serpent de l'espèce mamba, très commun à Londres, ou si rare qu'on n'y pense pas tout de suite, fera l'affaire, — au goût d'un public prêt à se jeter dans les griffes d'une littérature qui ne pardonne pas les instants d'inattention. Une grande qualité, c'est certain, un peu mésusé ici, c'est vrai.

Gaston Leroux va plus loin. Il faut aller plus loin si l'on veut gagner. Quitte à doper un peu la machine. Après tout, un champion est un champion, dopé ou pas. La chambre est donc fermée et, cette fois, le criminel n'a pas pu en sortir (j'abuse ici des parenthèses si chères à Leroux qui connaissait son métier7). On n'admet plus ici de fenêtres mal verrouillées de l'extérieur ou d'animaux prêtant à confusion pour des questions de puissance musculaire ou de finesse de l'empoisonnement assimilable à de la préméditation. Il n'y a aucune issue. Belle manière de commencer un roman. Comment le cerveau de Rouletabille va-t-il résoudre ce qui n'est même pas un problème ? Le criminel n'a pas pu sortir et pourtant il n'est pas dans la pièce où gît le corps agonisant de la dame en noir.

Dit comme cela, on soulèverait un pan du mystère et l'esprit aurait vite fait d'en tirer la bonne conclusion. Or, Leroux est un grand romancier. Ce n'est pas lui qui tombe dans le piège, mais le lecteur trop heureux de se laisser enfermer en imagination dans un monde qui ressemble tellement à celui qu'il connaît. Un talent particulier qu'on ne rencontre plus guère aujourd'hui parce qu'il est peut-être tout simplement épuisé, comme s'épuise la façon de Gaboriau et de son policier Lecoq qui a tant inspiré les nouveaux romanciers du phénomène criminel. Le polar se résume souvent à un mystère judiciaire résolu par l'intrigue elle-même ou au pire par l'intime conviction qui fait florès chez les historiens. Ce qui est un comble, mais semble satisfaire au moins momentanément le lecteur ou le spectateur diligent. Revenons à la chambre de Leroux, celle de l'impossible qui va pourtant donner lieu à un des romans les plus astucieux de l'histoire du polar, si le polar en a une, bien sûr.

Leroux nous supprime toute spéculation sur l'ouverture nécessaire mais inexistante, et sur la possibilité d'un phénomène mis à la place de l'être humain qui est, nous le savons par expérience, la seule créature vivante capable de commettre un crime. La victime fait bien des recherches sur une mystérieuse dissociation de la matière ou quelque chose dans ce goût. On sent alors que le roman va basculer dans le fantastique. Il n'y aurait plus de mystère, un mystère si difficile à concevoir qu'il est inconcevable pour l'instant, mais quelque chose de fantastique capable de remplacer le manque d'explication par des faits difficilement contestables8. On se prend à imaginer, pendant que Rouletabille accumule les indices de la vérité, qu'un être malveillant a emprunté à la dame en noir, scientifique de renom qui œuvre avec son père insoupçonnable (autre fausse piste, cet insoupçon), un secret terrible qui lui permet désormais

— d'entrer dans une chambre sans effraction,

— de s'en prendre à la vie de l'habitant

— et de s'en aller comme un passe-muraille, ce qu'il est, donc, passe-muraille.

Il ne resterait plus qu'à le poursuivre, à trouver son talon fragile, et à le neutraliser dans un combat digne des finales du Music-Hall. Mais cela, c'est du cinéma, pas du roman. Marcel Aymé a montré qu'en littérature moderne, on ne résout pas l'énigme par le personnage. C'est une règle d'or. Le texte demeure ce qui se rapproche le mieux de l'énigme. Il requiert donc une attention croissante. Mademoiselle Stangerson, la dame9 en noir, n'est pas la victime d'un mutant ou d'une autre invention ayant échappé à son contrôle. À en juger par les marques qui ont failli lui coûter la vie (elle seule pourrait témoigner, autre insoupçon), le criminel est un homme, un vrai, pas un fantôme bien utile en cas de panne d'imagination ou un humanoïde en proie au désir de vengeance qui se met bien opportunément à la place de la paresse intellectuelle. Ce serait là de la mauvaise science-fiction, ou plutôt du mauvais roman scientifique comme on disait à l'époque. Leroux a au moins le mérite de ne pas céder à la tentation du spectacle, d'une part parce qu'il en a les moyens textuels10, d'autre part parce que le jeu en vaut la chandelle. Et son roman est passionnant, sans être un exemple d'analyse psychologique ni de confession jetant le trouble dans les ménages. À la question de savoir comment le criminel est sorti de la chambre, il n'y a qu'une réponse : par la porte. Il n'a pas emprunté la voix de la transmutation atomique, soyons sérieux. Et Rouletabille de démontrer l'efficacité de sa méthode, car il s'agit bien de cela, méthode chère à tous les enquêteurs, de Dupin et du père Tabaret, dit Tirauclair, à San Antonio et, pourquoi ne pas l'associer à cette académie de la farce criminelle, Frank Chercos lui-même, le policier qui traverse le « Tractatus ologicus » en enquêteur halluciné.

Car il n'est pas possible de sortir d'une chambre fermée de l'extérieur sans se faire remarquer, ni avec des moyens qui n'ont aucune réalité. Il s'est donc passé autre chose. Et tout tient dans cette constatation : autre chose s'est passé ici. Et ailleurs ! Pas ici et maintenant. Ici et ailleurs. Où le temps n'est plus une question de temps, même réduit à l'instant, mais de récits. On écrit des romans, que diable ! Mais aussi des récits.[...]

 

LA VIEILLE DAME — Un peu de fantaisie, pourtant, ne gâche rien...

L’AUTEUR — Youpi ! Youpi ! comme chantait Bobby Lapointe.

LA VIEILLE DAME — Restons sérieux !

L’AUTEUR — C'est-à-dire attentifs. Ma guitare n'est pas sommaire...

LA VIEILLE DAME — Je veux bien le croire.

La question du merveilleux : Quand ?

On pourrait d'abord en conclure que le merveilleux est exclu d'office de tout bon roman. Car, si le merveilleux sert à résoudre des problèmes, le plus souvent posés par des intrigues mal ficelées ou trop bien ficelées pour demeurer longtemps crédibles, alors tout devient si facile que le métier même de romancier n'en est plus un ; il ne serait guère autre chose qu'une pratique, avec ce que cela suppose d'enseignement et de maîtres aux pouvoirs pédagogiques invérifiables sur, justement, le métier. La multiplication endémique des « ateliers d'écriture » témoigne assez de ce désir d'écrire des romans qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Ils sont en général entachés d'un merveilleux mâtiné de bonheur et chargé de résoudre des problèmes dont la gamme dépasse même le cadre de cette préface.

Cette faune circonstancielle, qui associe le maître invérifiable à l'élève pressé d'en finir avec cette humiliation, n'est pas ici en jeu. Il s'agit plutôt de surprendre le romancier de vocation à la manière du Bêtisier de Flaubert.

Au moment où la raison s'efface devant le merveilleux qui est en général d'une plus grande réalité, le texte prend la tournure d'un accès de folie, certes passagère, mais sans doute du plus grand intérêt. Si Leroux avait fait intervenir un personnage doté de pouvoirs surnaturels ou trop naturels pour être encore possible, il aurait eu le choix entre l'action et le rêve. Les poètes choisissent le rêve. Les hommes d'affaires préfèrent l'action, d'autant que celle-ci est toujours prévisible et qu'il suffit de « détails horribles » pour compenser l'incohérence et l'improbabilité des faits. C'est ainsi que l'on construit les meilleurs spectacles, politiques et autres. Mais certainement pas les meilleurs romans.

Cependant, Leroux n'a pas fait le choix de l'action, ni celui du rêve. Il a choisi de romancer avec la raison et c'est la seule raison, « qu'il faut prendre par le bon bout », qui génère les péripéties, toute véridiques sans doute, mais aussi et surtout nourricières de ce qui n'est plus une intrigue mais une aventure du récit dans les raisons de penser. L'avantage de ce genre de roman, c'est qu'il peut donner des choses aussi lisibles et simples que « Le mystère de la chambre jaune », ou aussi lisibles et complexes que le « Tractatus ologicus ». La poésie est la même : elle tient lieu de rêve et d'action sans sortir de la raison. On imagine que l'effort demandé au lecteur est la seule différence, dès lors, entre un texte « facile » et un texte « difficile ». Et contrairement aux épopées mentales de Philip K. Dick, la difficulté n'est pas « intellectuelle »11. Elle ne consiste qu'en péripéties, en mémoire des contenus saturés de complications, de mésaventures, d'affabulations, etc. Où le roman demeure le lieu privilégié d'une action improbable ailleurs, et le spectacle des rêves si proche de l'hallucination que la raison elle-même en est ébranlée. A-t-on le droit de pousser le bouchon aussi loin que possible, n'est certainement pas la question que je me pose. Par contre, je peux répondre, pour ce qui concerne le « Tractatus ologicus », à celle de savoir si la raison va ou non être mise en demeure de se raisonner face à l'exigence de rêve.

Chaque fois que le merveilleux est le fruit de l'écriture, de sa pratique et de sa connaissance, il entre dans le roman comme chez lui. Il n'arrive pas pour sauver le texte de la noyade. Il ne s'adresse pas non plus à des esprits incapables de concevoir autre chose que les « détails horribles »12 de l'affaire en question. Certes, le spectacle du cadavre immobilisé dans la dernière tentative de vivre peut donner lieu à des effets calculés, comme on calcule savamment les postures pornographiques. Baudelaire bavait sur sa cravate en pensant au supplicié marchant vers le lieu de sa mort rituelle13. Pound pensait que la poésie de Baudelaire n'était qu'un chou pourri posé sur un sofa de délicat velours. L'effet est consistant. On ne peut pas le nier. De même que l'apparition d'une beauté sculpturale dans une conversation banale produit des frémissements que le texte ne peut pas ignorer sous peine de se détacher de la branche nourricière. On trouve encore de l'aventure spirituelle dans la scène où une beauté en bikini fait choir, peut-être métaphoriquement, les boules des pétanqueurs assemblés autour d'un pastis. Se donnent-ils en spectacle simplement pour appartenir au décor, être de ce monde, surprendre la femme au passage ? Les astuces ne dépareillent pas dans un récit. Elles sont le fruit et la graine de l'imagination. Le lit du texte est de ce côté de la vie, s'agit-il de ne pas l'oublier ? Mais il n'en reste pas moins que les effets ne doivent jamais trop s'éloigner du merveilleux dont ils sont la substance morte, celle qu'on recueille au réveil des pires ou des meilleures instances du sommeil et de la rêverie, nos deux machines à rêver au lieu de penser.

Et chaque fois que le merveilleux, source des meilleures fantaisies, inocule ses effets de surprise à une action qui ne trouve pas son issue, on peut être certain qu'on a affaire à un romancier de pacotille14. Le principe est si simple que son application relève du génie. D'où la difficulté, les contournements notamment du roman contemporain à la mode, et les aveux d'impuissance qui se soldent par la fragmentation et la rupture. On est là au cœur même du sujet : si le roman ne glisse pas vers la farce, il prend le risque de se consumer par ce même bout qui lui sert de pompon pour attraper la raison. L'effet de tournoiement est inévitable. Il s'agit alors de ne pas trop fatiguer le lecteur par l'abus d'expériences. Avec « Aliène du temps », je n'ai pas hésité à conserver le texte tel qu'il s'est présenté à moi en l'écrivant ou du moins en tentant d'en écrire le flux par traduction simultanée. Mais « Aliène du temps » est un roman, alors que le « Tractatus ologicus » est une suite de romans. Il est maintenant nécessaire de parler des niveaux d'écriture...

 

LA VIEILLE DAME — C'est plus compliqué que je pensais...

L’AUTEUR — C'est exactement comme vous le pensez ! Je détaille un peu... c'est tout.

La question des niveaux d'écriture

C'est que le romancier est aussi un écrivain, pas seulement un traducteur. Ou plutôt, plus le romancier est écrivain, et moins il traduit. Mais il n'est pas facile de répondre à la question des niveaux de l'écriture mise en jeu dans le roman. En effet, si les témoignages des petits écrivains, ceux qui traduisent mal et écrivent bien, ne manquent pas au procès de la littérature, par contre les grands romanciers se sont toujours montrés discrets sur les données de leur art.

On ne sait à peu près rien de l'art que Faulkner aurait pu décrire moins obscurément. « Beat it ! » lui fait-on dire justement dans un dessin humoristique. On en connaît les simplifications pédagogiques dont le but n'est pas d'apprendre à écrire mais à lire. On en devine aussi l'instinct. On en reconnaît, même triste, la valeur universelle. Faulkner, comme Hemingway d'ailleurs, a réussi à sortir le roman de sa gangue occidentale. N'est-ce pas ailleurs, chez Kateb Yacine par exemple, qu'il a le mieux exercé son influence ? Cet ailleurs confirme l'art de Faulkner. Malgré les dérives et les imitations. Et comme Yacine, Simon n'a pas été seulement un grand faulknérien.

On sait beaucoup de Léautaud, et de sa propre bouche. Il nous « apprend » des choses de ce genre : « Pour bien écrire, sans pédantisme ni mauvais art, le plus sûr instinct de la langue vaut mieux que la connaissance la plus savante. » Ce simple conseil vaudrait mieux dans la bouche de Ponge. On éviterait au moins le dithyrambe national qui a toujours du mal à se cacher derrière les grâces surannées et les perspectives nonchalantes du travail bien fait. On est loin de l'« engin » destiné à faire sauter la langue dans son camp retranché. Le texte, romancé ou vaguement autobiographique, un peu critique aussi, se recroqueville jusqu'à la nymphose. On est resté accroché à la branche, peut-être par goût, mais pourquoi ne pas convenir qu'il s'agit là d'un manque de génie, tout simplement.

Mais Léautaud se contente, et ne cache pas sa joie quand il y parvient, de bien écrire. Ce n'est évidemment pas là le but du romancier qui a d'autres chats à fouetter que de se préoccuper de choses bien dites et de pensées claires. Le romancier, s'il se met à jouer avec la langue, ne la respecte plus ; il la force à devenir sa langue et non pas celle des autres. D'où la conclusion de Léautaud : « Le premier souci que doit avoir un écrivain : ne pas trop ennuyer les gens qui risquent de le lire. » Et celle d'Hemingway : « Taisez-vous. » On mesurera tranquillement la différence. Le premier joue un dilettantisme qui a l'avantage de ne pas l'éloigner de chez lui, le second vit son aventure parce qu'il sait qu'il a raison devant l'homme et non pas aux pieds de la nation.

Pour écrire des romans, il n'est pas nécessaire de bien écrire, ni de les écrire en français ou dans la langue qu'on tire tous ensemble. L'usage confirme les pratiques les plus pertinentes, Boileau a raison de le dire finalement, après la bataille bien sûr15. Le Pantraguel de Rabelais demeure, l'original est mort depuis longtemps. Non pas parce qu'il est mal écrit, mais simplement parce qu'il ne vaut pas la peine d'être lu. Finalement, Molière remplace ses modèles. Qu'on ne me dise pas que Céline est un grand écrivain. C'est un grand romancier, dans le genre chroniqueur. De même que Leroux, qui n'est pas un exemple de bon français, mais qui aurait sans doute fini à l'Académie si la mort ne l'avait pas surpris au saut du lit, est un des grands fabulistes de son siècle, de ses siècles d'ailleurs puisqu'il en connut deux, comme quoi la division en siècle ne tient à rien de vraiment historique.

Qu'on écrive bien ou mal, quand on écrit des romans, n'est pas la question, et ne l'a sans doute jamais été. Il y a en l'homme un romancier qui ne désire que de lire, et qui écrit quelquefois quand l'occasion lui en est donnée. Quand il écrit dans une langue étrangère, on fait de son mieux pour le traduire, ce qui ajoute à la confusion mais a l'avantage de répandre les meilleures expériences dans le domaine romanesque. Léautaud convient au mal de tête, qu'il soulage. Faulkner aggrave la situation, comme une maladie.

Mais peu importe au fond qui est qui et qui fait quoi. À chacun ses amours. Écrire bien ou mal n'est pas la question. C'en est une autre qui a quelque chose à voir avec la question des niveaux de l'écriture en jeu dans le roman. On a vu quoi.

Bien ou mal, moral ou pas, beau ou laid, le texte du roman connaît d'autres contraintes plus sérieuses, — plus sérieuses parce qu'elles affectent sa valeur de roman. Une autre donnée à mettre en marge avec les beautés de la langue et leur usage approprié, c'est sans doute la vitesse d'écriture, de l'automatisme pur16 à cette « relecture » qui, selon Léautaud, empêcherait presque d'écrire17. La vitesse correspondrait à la profondeur. Plus elle est élevée, et plus on va profond. Au contraire, quand elle est ralentie par le repentir, elle devient artificielle. Il y a sans doute du vrai là dedans. Il faudrait alors savoir à quelle valeur de vitesse s'applique le repentir. Et se demander s'il est encore possible de l'appliquer aux plus grandes vitesses. C'est là un débat de poétique pure. Or, le roman n'est pas de la poésie pure.

Toujours en marge, il est bon de noter maintenant que les deux questions posées, elles, par Ponge, se retrouvent ici au premier plan :

— celle de l'« engin » propre à devenir l'instrument d'une science et d'un art de l'existence18 ; c'est-à-dire : faire de la littérature. Et non pas prendre le risque de « vomir ».

— celle du merveilleux considéré comme une « séquelle du romantisme ». Lyrisme, mystère, magie, etc.

Bien ou mal, vite ou pas, tout ou rien, ce ne sont toujours pas là des questions de roman. Je ne les élimine pas, car elles appartiennent au débat poétique et le roman est aussi source de poésie. On y retrouvera forcément, selon les goûts particuliers de l'auteur et ses idées propres sans doute à les mettre en valeur, des traces de passage poétique à un moment ou à un autre, à un moment donné, donné par qui, par quoi, comment, et pourquoi pas pourquoi... Plus prosaïquement, on écrit toujours sous une contrainte plus ou moins acceptée, calculée, subie. On ne conçoit pas d'écrire sans contrainte, tant les primordiales semblent nécessaires au moins à l'acte d'écrire même. Ce sont là des contraintes inévitables : la langue maternelle, le temps disponible, la connaissance de la matière, la disponibilité des personnages, les changements de décor, les difficultés de la langue, l'environnement immédiat19, etc. Autant de chapitres à consacrer au quotidien de l'écrivain à la besogne, ce qui ne manque jamais d'intéresser le lecteur avide de détails quand l'ensemble ne lui apparaît pas ou ne l'intéresse tout simplement pas. Recettes à l'appui, bien sûr. Ce ne sont toujours pas là des questions de roman.

C'est au texte lui-même qu'il faut en venir pour évaluer ce que j'appelle contrainte pour ne pas l'appeler compulsion. La surface même du texte, ses enjeux narratifs, ses phrases de dialogues, ses propositions de descriptions, ses verbalisations d'actes commis au détriment de la raison ou à l'avantage de la folie, ce phrasé, cette musique, cette théorie irremplaçable qui sous-tend l'écriture et qui est partout présente, étrangement adéquate, sinon indispensable, tout cet arsenal de silence et d'arrêt, cette paralysie provisoire de l'être en proie à l'expression me communique constamment, dès que je lis, un flux d'informations qui affecte ma propre perception au point de me plonger dans le roman, quelquefois dangereusement, jusqu'à l'oubli.

La vitesse d'écriture est alors soumise à l'influence de la contrainte. Plus je suis contraint, moins vite j'écris, et plus riche est mon écriture. Et moins je le suis, plus je suis capable d'avancer dans l'élaboration du roman, certes en sacrifiant la richesse à la compréhension, mais avec toujours le même plaisir sans lequel, on y reviendra, ni l'écriture ni la lecture ne sont concevables. Mais de quelle contrainte s'agit-il si la langue n'y est pour rien, ni l'inconscient, qui a peu de chance d'exister mais qui impose sa logique ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un effort qui me contraint à ralentir quand je désire plus de sens dans un espace le plus restreint possible, jusqu'à juste disparition du sens ? Si je ne sais pas m'arrêter, c'est-à-dire paradoxalement augmenter ma vitesse d'exécution, le sens se perd et finalement l'écriture disparaît comme elle était venue, en un clin d'œil. Il y a des chances pour que le texte ne retrace que ses tentatives d'approches, ses travaux comme dit Butor, soumettant l'écriture à des plongées en apnée, puis à des décompressions qui ramènent le sens à la surface, comme s'il redevenait évident et pourquoi pas nécessaire. « Aliène du temps » n'est pas autre chose que cet essai sinusoïdal. Le sens perdu ne s'y retrouve jamais. Et il n'est pas remplacé. Il en résulte une confusion difficile à assumer du côté de la lecture. On est simplement ravi quelquefois d'y rencontrer une perle de la nouvelle. Il est évident que cette expérience de la contrainte ne surmonte pas les difficultés qu'elle imagine d'avance. Y revenir est de plus en plus douloureux, et de plus en plus fascinant.

Par contre, le « Tractatus ologicus » ne va jamais aussi loin. La contrainte est le plus souvent narrative. Elle tient au fil qu'il ne faut jamais perdre de vue trop longtemps sous peine de décontenancer le lecteur pour des raisons moins valables que celles qui le déroutent à l'intérieur d'« Aliène du temps ». La poésie d'un bon moment d'« Aliène du temps » peut ici devenir, par surfaçage excessif, un bon mot, au mieux une trouvaille. Même l'humour y est plus accessible, voire exemplaire de ce point de vue là. Certes, le texte ne survole jamais son objet. On n'est pas encore aux antipodes de la poésie. Mais la lecture coule comme si le sens avait des valeurs de liquide, même tellurique. « Aliène du temps » serait mon métal, et il n'est pas nécessaire de se fatiguer beaucoup pour associer le métal à la symbolique du feu. Le « Tractatus ologicus » serait mon eau, ma possibilité de pénétration, d'illusion de profondeur, mais de plongée effective. Il est vrai que l'eau, à force d'insister, peut réduire le feu au minéral et que l'eau forcée par le feu à s'évaporer conserve le pouvoir de se condenser. Le métal a besoin du feu pour redevenir feu. Petites images bien pratiques que je me garderais bien de développer ici, de peur d'en faire trop. Ce qui en dit long, je crois, sur une question des niveaux d'écriture qui n'a rien à voir avec la langue, ni avec l'inconscient. J'ai simplement séparé, et peut-être réussi à le faire, le métal de l'eau. Sans me soucier une seule seconde de la langue, ni des profondeurs de l'être que je suis par intermédiaire. Et retrouvant ici même cet attachement aux phénomènes qui retourne à l'existence. « Aliène du temps » propose de s'y perdre un peu. Le « Tractatus ologicus » ne perd pas de vue ses objectifs : les enquêtes de l'inspecteur de première classe Frank Chercos. Une suite de romans policiers qui est elle-même un roman policier. Avant d'être, sans doute, un contrepoids mental à l'expérience exhaustive d'« Aliène du temps ».

 

LA VIEILLE DAME — D'une pierre, deux coups !

L’AUTEUR — C'est énorme, je sais. Mais je n'ai pas le choix.

LA VIEILLE DAME — Vous ne maîtrisez plus.

L’AUTEUR — Parlons-en.

La question de la maîtrise

« L'essentiel n'est pas que l'artiste soit dominé, mais que depuis cinquante ans il choisisse de plus en plus ce qui le domine, qu'il ordonne en fonction de cela les moyens de son art20. » Etc. Ici, la question du repentir se pose avec acuité. L'artiste, romancier en l'occurrence, choisit et ordonne. Il ne choisit pas la matière de son art, il choisit de se laisser dominer par elle, ou plutôt il choisit de ne choisir que celle qui le domine. C'est là une louable intention, très chrétienne au fond. Une crucifixion, en rose pourquoi pas. Gare à celui qui se trompe de dominant. Il serait mal crucifié et mourrait d'autre chose. On conçoit alors que ce romancier ait quelque chose du croisé, avec ce que cela suppose de nostalgies et de gloires, de stances aussi, et les dialogues de « L'espoir » en sont farcis. Mais chacun ne parle-t-il pas pour lui-même quand il prétend résoudre l'énigme posée par l'autre, surtout quand cet autre est un dominant ? Et puis on voit mal comment, dominé par l'objet même de son acte, le romancier en question pourrait ordonner les moyens de son art. Supposer la primauté de l'art est une bonne façon de mal poser la bonne question. C'est emberlificoter le problème pour expliquer la solution. Refaire le chemin, mais à l'envers, en inventant au passage les phénomènes explicatifs. Que le romancier soit un artiste, à quoi cela tient-il ? Qu'il écrive bien ? Ou que mal écrivant il compose admirablement ou simplement comme il faut ? On n'explique pas le roman par le roman, pas plus qu'il est pertinent d'expliquer la maison par son apparence de maison habitable. Chaque fois que la langue prend le pas sur l'écriture, on perd en signification. La question n'est donc pas de construire sur l'art, ni de déconstruire ce qui a été ou sera construit selon des principes connus par tradition ou invention, mais de choisir de ne pas choisir, au petit bonheur. Notons au passage qu'il s'agit là du petit bonheur et non pas du bonheur de pacotille. Le hasard doit avoir quelque chose d'objectif, l'expérience le prouve.

Laissons la langue à ceux qui la pratiquent.

Et l'écriture à ceux qui écrivent.

Et supposons un peu que le romancier, artiste ou pas, ne choisit pas vraiment, qu'il est plutôt la proie facile des tentations et des nerfs. Il écrit, vite ou lentement, expliquant sa vitesse d'exécution par l'obsession du vide et sa lenteur par le repentir.

Le repentir, selon Xavier de Langlais21, est un euphémisme mis à la place de repeint, terme en usage chez les restaurateurs, mais que les peintres « emploient dans un sens plus large ». Par exemple « celui qui se laisse voir dans le Bel officier de la Garde à cheval de Géricault au Louvre. C'est le type même du repentir classique : à 15 centimètres en avant de l'un des membres antérieurs du cheval, un cinquième sabot mal effacé témoigne de l'hésitation du peintre. » Hésitation ? On imagine le parti que peut tirer du repentir un romancier suffisamment impliqué dans son ouvrage. Un faux repentir célèbre est celui de William Faulkner dans « Le bruit et la fureur ». Après avoir écrit les trois premières sections (Benjy, Quentin et Jason), Faulkner précise : « À ce moment, la confusion était totale. [...] et alors je dus écrire cette autre section de l'extérieur, comme un étranger, qui était l'auteur, pour raconter ce qui s'était passé. Voilà comment les choses se sont passées. Et comment le livre a progressé. Aucune des versions n'était parfaite, mais...22 »

Mais le romancier qui prétend bien écrire avant tout ne laisse pas de traces d'hésitation. Il efface soigneusement l'historique de son texte. On peut appeler ça comme on voudra, mais il n'en reste pas moins que l'objet final est en effet un objet d'art.

Le romancier véritable a toutes les chances de n'offrir à l'esprit que l'histoire de son texte, brouillons à l'appui. Ce n'est pourtant pas ce qu'il fait. Car s'il est clair qu'on peut expliquer l'art du romancier par le repentir qui ne se voit pas (ou presque), ce n'est justement pas la légèreté qui commente le roman non repentant.

Les repentirs, dans « Aliène du temps » et dans le « Tractatus ologicus », sont innombrables et visibles. Pourtant, le « Tractatus » est un texte facile à lire (à comprendre, moins) et « Aliène » résiste mieux aux intrusions du lecteur. Le premier est un texte rapide, écrit vite et vite lu, le second est lent et sa lenteur ne s'explique pas par le repentir. Car le repentir n'explique que les beautés de la langue. Rien d'autre.

Tout tient en fait dans la matière, plus ou moins dominée, ou plus ou moins tragiquement dominante. L'effort considérable d'écrire « Aliène du temps », quotidiennement et pendant des années, consistait à plonger chaque jour dans une matière déjà formée quelque part dans l'esprit, sous une autre forme qu'il est sans doute impossible de comprendre telle quelle et que de toute façon nous n'entendons pas. Ces heures quotidiennes consacrées à cette espèce de traduction, soumis à l'effort de compréhension devant l'étendue effarante de cet espace, ne sont pas entièrement remplies par l'acte d'écrire qui n'en occupe qu'une part négligeable au fond. Tout le reste de ce temps est saisi de terreurs et de joies dans la perspective du jour suivant et dans la relecture fascinée du travail achevé. Ce n'est pas l'honorable repentir qui est la cause de la lenteur, c'est la tension extrême qui tourne l'être, par froissement intérieur, par douleur concomitante, vers l'horizon de son texte. L'honorable repentir n'a pas sa place dans ce genre d'expérience, si on veut appeler ça une expérience. Mais c'est aussi bien une épreuve. La question alors est celle de revenir à ce texte, d'abord chaque matin, puis une fois le roman lâché dans son inachèvement achevé, plus tard, quand ce n'est peut-être plus le moment. Ou quand le moment est venu d'aller à la rencontre d'autres horizons tout aussi introspectifs. Bien ou mal écrit, « Aliène du temps » n'en demeure pas moins une composition écrite sous l'égide du repentir mais sans lui céder la place, sans s'en remettre académiquement à la langue. Je me souviens d'en avoir interrompu le flux pour reprendre l'ébauche du « Tractatus »23, sous influence donc.

Le « Tractatus ologicus » est d'abord une suite d'ébauches vite écrites. Ce sont la plupart du temps des histoires. Chose curieuse, Frank Chercos, le détective burlesque de cette course poursuite, est né dans « Aliène du temps »24, et c'est dans le « Tractatus » que je lui donne un statut de personnage. Ici, la vitesse d'exécution peut être considérable. Il s'ensuit que la condensation littéraire est moindre. La plupart des phrases ont un sens littéral et c'est plutôt dans les anecdotes qu'il faut chercher l'énigme ou le mystère, comme il est de bon ton dans toute littérature directement lisible sans intermédiaire, sans note, sans rien. On est plus proche du spectacle, de la description d'un spectacle. La vue d'ensemble est saisie du premier coup et avant de se mettre à l'ouvrage, lequel est divisé nettement en romans indépendants. Quant au lecteur, il entre de plain-pied dans un monde, ce qui n'est pas le cas du lecteur d'« Aliène » qui assiste au spectacle peut-être déroutant d'une multiplication de mondes liquéfiés par ce qui n'est plus la langue mais un langage inconnu de lui. Il ne lui reste plus qu'à se repérer par rapport à la langue, ce qui rend sa situation quelquefois insoutenable. Dans le « Tractatus », au contraire, c'est la rhétorique qui s'interpose, ce qui est de bonne guerre dans un roman policier. La question est alors de ne pas en abuser. Le repentir s'applique essentiellement à ces abus, la langue n'y trouvant pas son compte, ni le langage d'ailleurs. Et ce n'est pas un paradoxe si « Aliène du temps » est un ouvrage de chair, alors que le « Tractatus ologicus » est intellectuel. Car contrairement à l'idée reçue, les âmes simples sont plus facilement intellectuelles25 que celles qui ont recours à la complexité de l'expression. D'où que le polar ait ses entrées en milieu pélagique et qu'il faille au texte moins élaboré intellectuellement les ressources rares de l'acceptation sans condition. Cependant, l'augmentation de la vitesse d'exécution, dans le « Tractatus », n'est pas accompagnée de négligences telles que la langue même n'y retrouverait plus son compte, car elle est respectée, mais comme on respecte une vieille dame, parce qu'elle a été jeune et désirable. Voyez ici la juxtaposition d'une circonstance avec une explication (comme... parce que...), et non pas un simple exercice de cause à effet. C'est tout ce qui différencie le « Tractatus » des modèles du genre, et c'est peut-être beaucoup.

Mais le « Tractatus » n'est pas un exercice de style. Je l'ai peut-être conçu comme le seuil encore lisible d'« Aliène du temps », considérant que c'est « Aliène du temps » qu'il faut lire et qu'on peut se passer de lire le « Tractatus » si « Aliène » ne déroute pas trop. Comme j'ai parlé plus haut de deux niveaux d'écriture, il est utile et agréable ici d'évoquer deux dominantes précises : celle de la présence (« Aliène ») et celle de l'esprit. Il n'y a pas dichotomie, pas de psychose en perspective, pas de mise à plat des reliefs26 de l'existence. Mais je n'ai fait que les évoquer. Comme, plus haut, j'ai croqué amèrement l'eau et le feu de ma symbolique personnelle. Il serait peut-être plus sage de s'en tenir à l'évocation des genres, ce qui aurait l'avantage de situer un peu ces deux ouvrages.

 

LA VIEILLE DAME — Cohérence, merveilleux, niveaux, maîtrise.... oui, parlez-moi du genre de vos ouvrages romanesques. Je vous attends un peu au tournant !

L’AUTEUR — Ensuite je vous parlerai du genre commercial.

LA VIEILLE DAME — Mmmmmm... ça promet.

La question des genres littéraires

« Le roman de mœurs étudie ce qui se passe quand tels ou tels éléments sont en présence. Le roman scientifique — qui serait aussi justement appelé roman hypothétique — imagina ce qui se passerait si tels ou tels éléments étaient en présence. C'est pourquoi, de même que certaines hypothèses se réalisent un jour, de même que certains de ces romans se sont trouvés être, au moment où ils furent écrits, des romans futurs. [...] La lecture du roman scientifique, ce répertoire de l'irréalisé actuel, est exactement un voyage, vers l'avenir, dans La machine à explorer le temps de H.G. Wells, le maître d'aujourd'hui, et de par les créations les plus imprévues, de cette littérature.27 »

Tous les genres commerciaux, qui se confondent allègrement avec les genres scolaires, se ramènent à ces deux catégories de roman, tout simplement parce qu'on n'a pas d'autres conjonctions à interposer entre eux et nous que Quand et Si. Le roman répondant à la question de savoir ce qui se passer (je ne conjugue pas pour l'instant), quelle autre conjonction pourrait se substituer à quand et à si ? Je n'en vois aucune. Voici une liste des principales conjonctions en usage dans nos mœurs de jacteurs : et, ou, ni, mais, car, or, comme, si, que, quand, puisque, lorsque, quoique, parce que, pourvu que, tandis que, de peur que, au cas où, au moment où... À moins de sérieuses entorses à la syntaxe, il n'est guère possible, par rapport à la proposition environnant le verbe se passer, de poser aucune autre question sensée que celles préconisées par Jarry. L'exercice en témoigne assez vite. Mais on touche ici aux limites du roman compréhensible. Le jeu consistera alors peut-être à visiter les limites en connaisseur des risques d'obscurité ou en voyageur de la disparition du sens. Le roman moderne, qui a remplacé l'allusion par le fait, est l'encyclopédie de cette pratique insensée du récit, du dialogue, de la description et de tout ce qu'on pourra imaginer pour écrire le roman qu'on a l'air de porter en son sein.

Le rôle grammatical d'une conjonction étant d'introduire une perspective circonstancielle, cela tombe bien. Le roman est le lieu même des circonstances. L'est-il du verbe ?

Si l'on se pose assez facilement la question de savoir ce qui se passe quand (conjonction) X rencontre Y, et si cette rencontre fait l'objet d'un roman, ou d'une partie de roman, la question de savoir quand (adverbe) X est arrivé intéresse peut-être Y mais pas forcément X lui-même. De même, que se passera-t-il (ou passerait) si (conjonction) X est/était un Y ? Un autre Y déclarerait peut-être : X n'est pas si (adverbe) Y que ça (ça=moi, par exemple).

On voit ici clairement que la conjonction, c'est-à-dire l'introduction des circonstances ou des hypothèses, a valeur de roman, alors que l'adverbe n'en est que le détail changeant ou discutable, comme tant d'autres mots.

Cela frappe l'œil, par exemple. Le roman est immédiatement composé de mots et de circonstances28. Sans les mots, les circonstances s'évanouissent dans le néant. Et sans les circonstances, le roman n'en est plus un. Je ne vois aucune langue là-dedans. Ce qui nous amènera inévitablement à parler de la question du style. Mais les mots utilisés pour parler des mœurs ou des hypothèses sont exactement les mêmes, à un ou deux détails près bien sûr, à une infiniment petite quantité de détails verbaux près.

Si nous n'envisageons que la perspective du roman de mœurs et celle du roman hypothétique (question tangente), nous limitons non pas les possibilités d'en écrire au moins un, mais le risque d'une erreur qui pourrait nous conduire, bien plus gravement que l'existence hypothétique, à écrire ce qui finalement ne rentrera pas dans le rang romanesque sans contorsions commerciales ou simplement dogmatiques. Personnellement, mais on verra plus loin que finalement je ne parle que pour moi, j'ai choisi de limiter ma recherche aux mœurs et aux hypothèses. La vérité, c'est que je n'ai rien trouvé d'autre, et chaque fois que j'ai posé la question pour tenter de me sortir du silence où me plongeaient mes obstinations, on m'a répondu qu'on ne savait pas et que je n'avais qu'à chercher moi-même. Je l'ai cherché, croyez-moi. Et j'ai fini par conclure, provisoirement dans l'espoir de chercher plus loin encore, que l'objet du roman se limite aux mœurs et aux hypothèses. J'ai donc écrit un vaste roman de mœurs, « Aliène du temps », et une aussi inachevable fiction29, le « Tractatus ologicus ». Je devrais plutôt dire que le premier est d'abord un roman de mœurs, et que la seconde se présente ensuite comme un roman hypothétique. Or, par une conjugaison bien connue de ceux qui ont l'habitude de se livrer à un public, c'est le premier qui est douteux comme roman, alors que la deuxième passe pour l'être sans trop de difficulté. C'est sans doute la qualité essentielle du « Tractatus », d'être un roman avant l'hypothèse qui le fonde. Ce qui va nous amener, après examen de la question du style, à pérorer sur celle du commerce de la littérature.

Jarry parle d'études à propos du roman de mœurs et d'imagination à propos du roman scientifique. On conçoit aisément que l'étude consiste d'abord à se méfier de l'imagination et que l'imagination n'a pas besoin d'études. Dans ces conditions, on voit mal comment un roman de mœurs pourrait laisser entrer des circonstances hypothétiques dans le sein de sa croissance véridique. Le roman imaginaire ne se prive pas, lui, d'incursions dans le domaine des mœurs, peut-être pour ne pas trop s'éloigner d'une réalité à laquelle nos moyens de lectures tiennent comme la langue tient à ses mots et la bête à ses petits. On revient là à la question de la cohérence. C'est que le roman de mœurs n'a besoin, pour exister sciemment, que d'une cohérence littérale. C'est un roman d'exposition, qui démontre si c'est nécessaire, quitte à tirer un peu les cheveux de l'exemple pour replacer son portrait dans la perspective du tableau. Les conclusions se déduisent alors au fur et à mesure de la croissance de la grimace ainsi obtenue. On réussit dans la douceur extrême ou dans la noirceur complète, mais jamais la cohérence n'est abandonnée au profit de l'effet. Le roman s'achève sur une impression de chronique. On devrait alors éprouver la sensation d'en savoir plus. Car le roman de mœurs est un roman de la connaissance (et donc de l'éducation), et je ne vais pas ici rappeler pourquoi, par conséquent, c'est aussi un roman moral. S'il s'en dégage une esthétique, elle est figée par les mœurs elles-mêmes, elle est une donnée de la culture où s'accroît incessamment la pratique du roman comme études et comme destin30.

Le roman imaginaire ne l'est jamais totalement. Car si le roman de mœurs se laisse embarquer par des considérations morales qui le motivent, l'imaginaire ne peut pas, comme roman, rompre ses liens avec une réalité qui le demande, parce qu'elle le désire, ou pour d'autres raisons qu'il n'est pas utile d'énumérer ici. Cette tendance inévitable, irrémédiable, à n'être pas tout à fait ce qu'il devrait être, me pousse à penser que ce type de roman est dans la vérité. En effet, ce qui le corrompt n'est pas une idée, qu'on a hérité ou que l'existence nous a léguée comme poison quotidien, mais la réalité dont il est soit l'excroissance, soit le pendant. Je ne saurais décider à la place du lecteur. Je m'imagine donc que le roman, en général, s'il veut se consacrer à l'existence, n'est pas un choix, mais un effet de balance qu'on a du mal à expliquer, si c'est ce qu'on cherche, une explication.

On voit ici que j'ai sensiblement modifié les instances de l'écrit : personnage, lieu, temps, écriture. On continue, me dit-on, de jouer avec elles, quelquefois avec succès, c'est-à-dire avec poésie. On supprime le personnage, ne jouant alors qu'avec les lieux, le temps et l'écriture. On touche à l'écriture, toujours par suppression, quelquefois par ajout, et le personnage s'en trouve transfiguré. C'est une fête de l'intellect. On soupçonne que ces jeux n'ont pas de fin. Belle aubaine ! Et puis on n'y joue pas forcément aussi franchement que les maîtres et les maîtresses du genre. On peut y jouer un peu, de manière à amuser et non plus à inviter. Je ne m'y suis jamais essayé. Je portais autre chose en moi. J'en ai écrit la substance pour en découvrir les caractères. La vérité, c'est que je ne joue pas. Non pas que je n'ai aucune ambition du côté du divertissement et de la poésie, mais il me semble que je ne suis pas assez joyeux pour jouer. Il faut une certaine joie pour inventer de nouveaux jeux, même si les règles de base sont toujours les mêmes. Pensant à cette rue d'Adra31, où j'ai vécu, qui mène au port où jadis on embarquait les forçats, il m'est même arrivé d'intituler un de mes récits : « Passage des Tristes32 ». Mon humour, s'il existe, est celui d'un clown, et non pas celui d'un amuseur. Mon amour du cirque témoigne assez de cette tendance. Je suis bon public.

La question du style

« À ce moment-là, je partais pour Mexico comme nous en avions l'habitude. Là, je passais mon temps à peindre, à écrire, à faire de la photographie, et je me plongeai dans la lecture de Sœren Kierkegaard. Je suis convaincu que l'authentique effort de cet auteur pour appeler les choses par leurs noms m'influença plus que je me doutais.33 » Cette réflexion de Carl Rogers, qui se revoit avant de reposer le problème de l'apprentissage et de l'enseignement dans des termes véridiques et difficilement contestables, au cours d'une conférence restée célèbre à juste titre, me paraît être la meilleure définition du style, car elle me permet d'en situer le sens profond dans la marge laissée libre d'usage entre la définition du dictionnaire et les conditions préalables à l'écriture d'un roman, — ou de tout autre espèce d'écrit, mais plus particulièrement et plus subjectivement un roman.

Le terme même de style est dérivé, par métonymie, cela tout le monde le sait, de son sens propre qui est le nom d'un instrument servant à écrire dans une époque qui n'est plus la nôtre. Le style découle d'un instrument. À noter que cette métonymie ne s'applique pas à la « tige qui produit l'ombre dans les gnomons et les cadrans solaires34 », ni à cette « partie du pistil ordinairement placée au sommet de l'ovaire et portant le stigmate.35 » Le style serait le « langage considéré relativement à ce qu'il a de caractéristique ou de particulier pour la syntaxe et même pour le vocabulaire, dans ce qu'une personne dit, et surtout dans ce qu'elle écrit.36 » Autrement dit : le style est apparent, c'est même peut-être ce qu'on distingue d'abord.

On voit là tout le parti que peuvent tirer de cette avantageuse définition, et aussi de cet opportun environnement lexical, les tenants du style et leurs fournisseurs. L'amateur de style recherchera donc sa nourriture dans la syntaxe et même dans le vocabulaire. Il suffit de définir son vocabulaire et sa syntaxe pour avoir un style reconnaissable, la reconnaissance étant un paramètre essentiel de toute opération relationnelle. On lit aujourd'hui, et depuis longtemps, des romans écrits presque dans une autre langue, mais pas aussi promptement que Finnegans Wake, des romans tout à fait ordinaires, ou plutôt des romans qui eussent été considérés comme ordinaires si on n'en avait pas changé le vocabulaire et adapté la syntaxe au goût d'un public soigneusement ciblé37. Il est vrai que les mêmes choses peuvent s'exprimer de différentes manières et que le choix des mots peut donner l'illusion du style. Dans les années soixante, à la suite de Céline, mort récemment, on a assisté à une floraison de romans argotiques qui venaient très opportunément contrecarrer la croissance universelle de ce qu'il convient toujours d'appeler le Nouveau roman. La question se posait en ces termes : Céline est incontestablement un écrivain à style. Donc, l'argot, ou ce qui paraît être de l'argot, est un style. N'importe quelle langue un peu subtile, du javannais au verlan, peut faire l'affaire du style recherché. La même histoire, racontée en deux langues, aura forcément le même sens, mais elle ne laissera pas le même goût, et c'est ce qu'en milieu pélagique on appelle le style. Il en va autrement en milieu benthique, dans les profondeurs et sous la pression maximum à l'endroit précis où nous sommes au moment d'écrire, à la croisée des chemins.

Céline n'est pas le seul responsable de cette intrusion de la langue parlée dans le giron d'une littérature qui s'est toujours contentée de la langue écrite. Le succès inattendu de Zazie dans le métro, écume d'une œuvre importante, doublé d'un film médiocre et prétentieux et de chansons pas toujours bien mises en scène, pourrait d'ailleurs passer pour une confirmation. On a particulièrement bien tergiversé sur ce sujet en cette époque qui est celle de ma jeunesse et de ma formation. J'en étais le spectateur halluciné. Brassens se doublait d'un innommable Fallet qui faisait la une avec les pires mièvreries, en attendant que sa langue aille fourrager sans lui des circonstances plus extrêmes, ce qui ne tarda pas à arriver en effet avec les expériences de la douleur feinte devenue le noyau d'une littérature qui ne saurait s'en passer sous peine de faillite. Mais j'étais déjà capable de faire la différence entre d'un côté Joyce, Artaud et Céline, et Alphonse Boudard et les audiards de l'autre. Le simple fait d'écrire « galurin » ou « papo » à la place de chapeau ne change pas la littérature ; elle l'ornemente. Pas plus. De la même manière que38 Paul Valéry décore son texte avec du grec ou du provençal tranquille, — à une époque où sa terre est la proie constante de la disette. De même que l'utilisation d'une tournure fautive ne modifie pas les conditions du récit ou de l'explication. Ce ne sont là que des usages et non pas du style. Des usages commerciaux le plus souvent. Ou palliatifs d'une trop indiscrète existence vouée à l'aveu et à la confession. À part Albertine Sarrazin, aucun de ces argotiques écrivains n'a dépassé la hauteur d'un trottoir. Le traité du style est amusant. Ce n'est déjà pas si mal. Le style n'est jamais celui de la langue ou de son usage. Il n'y a de style que dans le langage.

Écrire un roman, c'est faire la part de la connaissance livresque et celle de la connaissance personnelle. Si l'étude et l'expérience ont leur mot à dire en matière de style, même en laissant la place primordiale au style des mots et de la phrase, — ce qui se comprend quand il s'agit simplement de gagner sa croûte — alors le style commence à se passer des apparences pour s'adonner aux explications. Si on est sorti de la logique classique où la passion et le caractère limitent l'expression au personnage et à l'histoire, le style n'est plus celui d'un choix mais celui des circonstances. Et il est évident que le style ne commence à exister qu'à partir d'un certain moment de l'existence du texte. Les changements de langue ne l'affectent pas. Il y a un niveau d'écriture à partir duquel le style se révèle à lui-même. Le style n'est pas apparent parce qu'il est contenu dans l'impénétrable, voire dans l'incompréhensible. L'apparence du texte est une fatalité de l'emploi du temps consacré à écrire, et d'une foule de facteurs qui représentent l'oppression, l'encerclement, l'enfermement. Il me semble que le style se saisit du texte dès que l'auteur n'en maîtrise plus la croissance. Ce qui peut alors affecter le style, c'est cette cohérence dont j'ai dit qu'elle était le lieu. Peut-être même en garantit-elle la survie. Je suppose qu'un roman doit ses qualités de style au nombre de questions que l'auteur s'est posées avant de l'écrire, questions posées à son art39, et non pas au contenu.

« Je ne veux pas que mes films soient dominés par le style. J'en ai un, je l'espère, mais je ne suis pas essentiellement un formaliste, » dit Orson Welles. Et il ajoute plus loin : « Un film ne veut rien dire s'il ne rend pas la poésie possible.40 » En deux phrases, le problème est posé. Le style considéré comme forme, comme apparence, est ce qu'il est, mais il ne doit pas caractériser l'ouvrage dont la possibilité est poétique ou n'est rien. Quand Carl Rogers évoque l'influence que la lecture de Kierkegaard a exercée sur sa pensée, sur la tenue de sa pensée, sur son exactitude et sur son pouvoir d'adéquation au réel (ici une conférence entre pédagogues), il ne se souvient pas des contenus, forcément exemplaires et puissants de la part de Kierkegaard, mais du style qui impose aux choses le nom qui est le leur et non pas la déviation ou la dérive du sens qui les dénature. Il est alors évident que le nom de ces choses ne consiste pas dans le mot qui les désigne ni dans ses traductions en langue étrangère, démotique ou personnelle. Ce nom des choses est contenu dans le texte, c'est tout ce qu'on peut en dire. Et certes il est plus facile de nommer ce qui a déjà un nom reconnu, que de s'en prendre, comme le poète, a des choses dont l'idée n'a pas de nom précis. Il y a plus de sens que de mots, nous le savons déjà. Il n'en reste pas moins que c'est le style qui communique les sens, en dépit de l'obscurité qui les affecte s'il s'agit, amusons-nous un peu, de sens cachés. Le style est la respiration du texte. On n'en saisit certes que les embruns, les brumes rapides, les flammèches dissidentes, mais leur sens éclaire l'objet, qu'on ait parlé en Malherbe, en Régnier, en Joyce, en Queneau, en Hemingway, en Perec, etc. Ces auteurs sont encore lisibles. Ils n'ont rien perdu de leur puissance évocatrice ni de la profondeur de leur pensée. Ils sont vivants. N'exagérons rien : leurs textes demeurent vivants. Leurs littératures réciproques continuent de nous affecter, exerçant sur nous l'influence de leurs styles, de leurs différences.

Stendhal affirmait que Racine ne parlait plus à ses contemporains. Le style de Racine, selon lui, appartenait à une autre époque. Mais ce n'était qu'un sentiment. Cette présence incessante de l'auteur à la surface de son texte ne constitue pas son style. Or, c'est exactement le contraire qu'on enseigne. Le style de Stendhal est ailleurs que dans les commentaires sous-jacents qui tentent de reformer le récit à la mesure d'une idée de soi. On ne peut pas se contenter des déclarations de l'auteur pour se faire une idée de son style. Mais un auteur aussi honnête que Boris Vian41 peut remettre les pendules à l'heure.

 

L’AUTEUR — Nous en sommes à la question commerciale...

LA VIEILLE DAME — Vous ne l'auriez pas précisé...

L’AUTEUR — Nous avons glissé de la question de la cohérence, qui vous turlupinait, à celle du style, en passant par des notions aussi pointues que le merveilleux, les niveaux d'écriture, la maîtrise et la question épineuse des genres. Du style, nous allons passer à l'évocation d'un point de vue inévitable, sans masques.

LA VIEILLE DAME — Avec Vian. Bien.

La question commerciale

La question de l'artiste au chômage se pose-t-elle encore ? Il vaudrait mieux se demander : qu'est-ce qu'un chômeur ? N'est-ce pas celui à qui on a enlevé du pouvoir d'achat pour augmenter celui d'un équivalent tout heureux d'accéder à la consommation et d'en jouir en bon père de famille et redoutable destructeur42 ? Le consommateur de biens superflus devient un exemple de probité au travail, tandis que le chômeur est montré du doigt comme parangon de la paresse, du laisser-aller, de l'irresponsabilité, voire d'un manque de patriotisme qui justifie à lui seul la condamnation à la pauvreté, quand celle-ci n'aurait dû être que la conséquence d'une fatalité des circonstances. Deux types d'assistanat qui se complètent harmonieusement pour former un système où d'ailleurs l'assistanat n'est ressenti que par le chômeur et vilipendé par celui ou celle qui, au lieu d'avoir la chance de pouvoir travailler, le mérite. Ce système de vases communicants faussé par la poussée publicitaire et sans doute aussi démographique, sans parler des préceptes moraux en vigueur, est un des organes vitaux de notre économie. Sans lui, nous n'arrivons plus à la cheville des pays modernes. Le respect du chômeur pourrait alors passer pour une reconnaissance de son utilité. Un juste équilibre des revenus nous condamnerait tous, non seulement à l'égalité, mais à une égale impossibilité d'alimenter la machine productive qui en France, depuis Colbert au moins, et depuis la fin des razzias systématiques en territoire européen ou exotique43, est tributaire du mercantilisme et de la spéculation au détriment de l'invention, de la découverte et des approfondissements qui enrichissent l'esprit sans toutefois lui donner le corps qui est le point de mire de l'économie. C'est notre fatalité.

Un artiste est-il chômeur quand son métier ne lui donne pas de quoi manger ? Les administrations s'entendent à répondre que non. Il est chômeur parce qu'il ne travaille pas. S'il travaillait, il gagnerait au moins de quoi vivre décemment et trouverait le loisir de s'adonner à son art sans mettre en péril son équilibre social ni parasiter les systèmes de survie où il apparaît encore moins justifiable que le véritable travailleur condamné à l'inactivité plus qu'au chômage. Les ressentiments qui l'assaillent témoignent assez d'une virulence partagée par ceux qu'il est censé parasiter. Sa situation devient vite intenable. Et il doit renoncer à tout espoir de vivre de son métier, attendant peut-être, comme dans un roman populaire, qu'on le découvre.

Rejoignant Gauguin sur ce point, Jacques Bens44 déclare que « depuis la fin du mécénat royal, puis la disparition du roman-feuilleton, la littérature est essentiellement devenue une activité d'amateur : à quelques exceptions près, les écrivains marquants du XXe siècle possédaient une fortune personnelle (parfois modeste, mais suffisante pour les faire vivre) ou exerçaient une activité annexe. » Et d'ajouter : « Dans cet univers de dilettantes, Marcel Aymé représente un exemple assez rare d'écrivain professionnel... » Et plus loin : « Écrivain professionnel, cela signifie essentiellement que Marcel Aymé a toujours considéré son œuvre en artisan plutôt qu'en artiste. » La question est alors : peut-on devenir un écrivain professionnel si on n'écrit pas des œuvres artisanales ?

Boris Vian, dans sa célèbre postface de « Les morts ont tous la même peau45 », est beaucoup plus précis sur le sujet. Il faudrait la citer in extenso pour ne pas en perdre le fil. À propos de « ce livre qui, littérairement parlant, ne mérite guère qu'on s'y attarde », Vian avait pris « la peine, dans une première préface, frappé au coin de l'esprit commercial le plus écœurant, d'avertir les intéressés. De leur dire (ce qu'ils veulent continuer d'ignorer) qu'un éditeur c'est un marchand de livres. » Plus loin : « Vous ne parlez que de ce que vous comprenez. De J'irai cracher sur vos tombes46, par exemple. Eh bien il n'y avait qu'une chose à en dire, et la demi-douzaine citée plus haut, de critiques qui en ont parlé honnêtement, ont honnêtement reconnu sa nature : un bon thème qui, bien traité, aurait pu être un bon roman, avec les risques de vente médiocre qui accompagnent d'ordinaire (par la faute des critiques et des éditeurs) tout bon roman. Et qui, traité commercialement, comme il l'était, aboutissait à un roman populaire, de lecture facile et de bonne vente. Un roman beaucoup moins salé que la Bible en tout cas. Et que j'avais traduit, je l'ai dit de façon assez voilée pour ne pas nuire à la vente et assez dévoilée pour être compris des critiques (je l'espérais), pour une raison bien simple : le bifteck vaut son pesant de nougat et le nougat est très cher.[...] Et les bons livres attendent toujours leurs critiques. » Conclusion (« Critiques, vous êtes des veaux ! ») : « Vous êtes en danger. »

Je ne sais pas à quel danger imminent Boris Vian destinait47 les critiques de son temps et je ne sais pas non plus s'ils en sont morts. Ils sont tellement oubliés, un peu ou beaucoup à la manière des Académiciens, que leur existence semble maintenant appartenir à l'imaginaire de Colin. Tant mieux pour eux. Mais il me semble, et je ne crois pas me tromper, que les choses ont bien changé, qu'elles ont changé à ce point. Des critiques, il y en a encore, peut-être pas nés de leurs pères, mais ils existent et ils ont pignon sur rue. Une mauvaise langue dirait qu'ils connaissent au moins leurs mères. On ne peut guère leur reprocher de ne pas s'intéresser aux bons livres, puisque ce n'est pas dans leurs attributions. On ne leur reprochera pas non plus des tentatives d'appauvrissement sur la personne de l'artiste, ce qui était encore le cas du temps de Gauguin : « Millet était traité de grossier, se complaisant dans le fumier et Saint-Victor48 l'enfouissait dans le cercueil. Dieu merci, Millet en est ressorti : n'empêche qu'en 1872, Millet trouvait difficilement rue Laffite 50 francs de quelques dessins pour payer la sage-femme. Probablement les paroles sacrées de M. de Saint-Victor furent la cause de tout ce dénuement.49 »

Chômeur, amateur, artisan, gagne-petit, l'artiste est tout cela à la fois et il n'est rien s'il n'est plus artiste. On est vraiment très loin des airs de grands seigneurs de Racine : « La principale règle est de plaire et de toucher50. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première.51 » Il exprimait ainsi une espèce de lassitude après l'insolence de Molière : « Je voudrais bien savoir si la première règle n'est pas de plaire... » Selon cette autre règle qui reconnaît qu'on ne peut pas plaire à tout le monde, et armé des moyens de communication et de distribution nécessaires, il ne semble pas si difficile de vendre des livres qui plaisent. Et si on ne s'interroge pas pour savoir pourquoi ils plaisent, on sait exactement les reproduire jusqu'à ce que la courbe de Gauss annonce bien à l'avance le déclin et conseille un dépôt de bilan préventif et prometteur d'autres perspectives tout aussi lucratives. Mais je voudrais bien savoir si, au fond, l'écrivain — l'artiste si on veut — est capable de se mettre à plaire alors qu'il porte en lui les germes d'un art sinon nouveau du moins impérieux.

Si l'on définit l'individu par rapport à sa perception de la réalité, on peut aisément créer deux classes d'hommes : ceux qui reconnaissent cette réalité comme la reconnaît le plus grand nombre ; et ceux qui ne la perçoivent qu'à leur manière. Il y a des mots, terriblement médicaux, pour le dire, et personne ne souhaite une pareille aventure à ses enfants52. On trouve des artistes des deux côtés, s'il est sensé de territorialiser ainsi l'appartenance au même genre. Mettons. À première vue, l'artiste serait justement de « ceux qui ne perçoivent la réalité qu'à leur manière ». Ce n'est heureusement pas le cas. Il y a des artistes des deux côtés de cette frontière floue. Ce n'est donc pas l'activité artistique qui distingue les deux groupes. Si l'on admet que le groupe de « ceux qui ne perçoivent la réalité qu'à leur manière » n'est pas en mesure d'apprécier la valeur artistique de ses productions forcément très individuelles, c'est du côté de « ceux qui reconnaissent cette réalité comme la reconnaît le plus grand nombre » qu'il faut chercher les défauts du système. En un mot : l'art des fous reste intact, bon ou mauvais, pareil. Tandis que du côté de la normalité, névrotique par essence, c'est-à-dire qu'il lui arrive de souffrir de sa perception de la réalité quand celle-ci s'éloigne de la normalité, les parasites pullulent. Force est aussi d'admettre que la floppée d'artistes en tous genres qui fait surface pour ensuite disparaître corps et âme, est un paramètre vital du lucre, de l'activité économique telle qu'on la conçoit encore de nos jours53. Un regard neutre jeté sur cette gente permet d'en distinguer ceux qui ont les faveurs du système et accès à la reconnaissance, et ceux qui, à défaut de reconnaissance, s'autoéditent comme on se caresse en attendant que ça vienne. Nul doute, vu l'expérience, que les auteurs qu'on lira demain sont plutôt du côté des autoédités, voire des non édités que les familles déblaieront quand le moment sera favorable aux exhumations. Très peu de noms connus aujourd'hui seront lus demain. Ils le savent. D'ailleurs on ne les fait pas connaître aujourd'hui nécessairement pour qu'ils soient lus demain. Je constate toutefois que les auteurs publiés témoignent de leur savoir-faire, d'un art suffisamment élaboré pour ne pas être totalement risibles, alors que l'auteur autoédité est en général fort médiocre, par négligence mais aussi et surtout parce que, le plus souvent, il n'est pas écrivain, il écrit pour devenir et non pas parce qu'il est. En dehors de tout esprit de formation. C'est courant. Dans cette névrose ambiante, le lecteur est facilement dérouté, voire irrité par les détours, les chemins de traverse, les voies sans issue, les rivages sans horizon. On reconnaît là le vertige constant de l'activité humaine, et c'est en son sein que le véritable artiste vit sa vie de misérable ou de chanceux. Personne ne décide. Il n'y a même pas de pilote à la barre. Le navire est fou et le peu de fous qu'il contient n'y est pour rien, pas plus que la croissance des vocations et des ambitions.

La nouveauté, toutefois, ou ce qui paraît être une nouveauté, c'est la facilité et le prix modique des communications qui nous sont autorisées par delà les vieux préceptes de défense qui ont si longtemps retenu dans leurs toits nos pigeons voyageurs et nos postes de radio pirates54 sous les mêmes toits déguisés en antenne. Nous sommes libres de publier à peu près tout ce qu'on veut. On ne s'en prive pas. Ceci nous écarte définitivement des cercles où le livre se vend et se promet à l'avenir, mais nous semblons n'en avoir cure et nous nous satisfaisons bon gré mal gré d'un système de plus en plus facile d'accès et d'utilisation, notamment grâce au bénévolat de milliers de programmeurs qui, en somme, travaillent pour nous. De quoi nous plaindrions-nous ? Nous sommes devenus des amateurs à part entière, et si l'héritage ou la fonction nous assure les moyens de vivre, nous n'avons plus qu'à nous traîner jusqu'à la tombe avec l'assurance de n'être jamais empêché d'écrire par la faim, les ulcères, les mutilations, et autres calamités qui n'affectent pas que les plantes et les vieilles pierres de nos monuments nationaux et universels. Il est fort probable d'ailleurs que nos administrations finissent par reconnaître le chômage des artistes et punir les médisances de ceux qui persisteraient à penser et à dire que ce serait de la fumisterie. Le Capital est à la recherche d'une paix globale. Et la Sociale est en panne d'idées. Les opérations militaires se confinent à l'intervention policière. L'économie juge le bien-fondé des demandes d'aides. La société se hiérarchise horizontalement. Le but n'est-il pas de resserrer les rangs des chômeurs pour augmenter le nombre des heureux élus à une consommation tranquille ?

Peut-on devenir un écrivain professionnel si on n'écrit pas des œuvres artisanales ? Certainement non. Seul l'artisan peut se mettre au service d'un employeur aussi exigeant et complexe que la Chaîne du Livre55. Et il faut un talent hors pair pour en tirer une œuvre digne de ce nom, à l'exemple de Marcel Aymé tant admiré par Jacques Bens, autant comme homme que comme écrivain d'ailleurs.

Je reconnais ici que le « Tractatus ologicus » cède un peu de terrain au charme à exercer pour plaire, qualité dont « Aliène du temps » ne s'embarrasse guère. Je l'ai conçu, pas pour rien, comme la porte d'entrée d'un univers romanesque. C'est une farce. Après tout, peu importe que je sois artisan quand je l'écris56. Du coup, j'écris plus vite (voir plus haut). Pas plus que n'importe mon espoir d'en tirer, sinon de l'argent comptant, du moins quelques facilités circulatoires qui me feraient moralement le plus grand bien. Cet essai-préface prétend éclairer un peu la lanterne du lecteur. On voit à quel point les questions qui y sont traitées sont imbriquées les unes dans les autres pour tenter de former une pensée cohérente, même au prix de simplifications qui ont au moins le mérite d'être lumineuses. Toutes ces questions se touchent et se reproduisent. Par exemple celle du style et celle de l'argent dont je traite dans cette section. Je laisse au lecteur le soin de s'en tirer à bon compte, à ce jeu qui n'est qu'un jeu de miroir qui chacun contient une image d'avance, effet de mémoire peut-être ou persistance rétinienne. La réflexion, si on veut appeler ça comme ça, qui m'occupe tous les jours parce que j'écris, tourne autour de ces pots aux roses : cohérence, merveilleux, niveaux, maîtrise, genres, style, livre, lecteur, argent, existence, etc. Je crois avoir ici établi les fondements qui m'autorisent à en dire un peu plus sur le « Tractatus ». Car il vient une autre question tenaillante :

La question des conditions de la farce.

La question des conditions de la farce

Début des années 70, deux ou trois ans après l'exploit d'Armstrong (l'astronaute), je suis tombé sur cette table dans un livre de Jacques Bergier57. On y décrit l'évolution probable des connaissances scientifiques et leurs applications non moins prévisibles :

 

Première phase d'ici 1975 :

— Transplantation systématique des membres et des organes.

— Fertilisation des ovules humains en tubes à essai.

— Implantation des ovules fertilisés dans une femme.

— Conservation indéfinie des ovules et des spermatozoïdes.

— Détermination à volonté du sexe.

— Retard indéfini de la mort clinique.

— Modification de l'esprit par des drogues et régulation des désirs.

— Effacement de la mémoire.

— Placenta artificiel.

— Virus synthétiques.

 

Deuxième phase d'ici 2000 :

— Modification de l'esprit et reconstruction de la personnalité.

— Injonction de mémoire et réécriture de la mémoire.

— Enfants « produits » industriellement.

— Organismes complètement reconstruits.

— Hibernation.

— Prolongation de la jeunesse.

— Animaux reproduits par bouture.

— Organismes monocellulaires fabriqués par synthèse.

— Régénération des organes.

— Hybrides homme-animal du type chimère.

 

Troisième phase après 2000 :

— Suppression de la vieillesse.

— Synthèse d'organismes vivants complets.

— Cerveaux détachés du corps.

— Association entre le cerveau et l'ordinateur.

— Prélèvement et insertion de gènes.

— Êtres humains reproduits par boutures.

— Liaisons entre cerveaux.

— Hybrides homme-machine.

— Immortalité.

 

Et Bergier d'ajouter : « La première chose qui vient à l'esprit à lire ces prévisions, c'est : ils n'oseront pas. Mais justement la lecture de « La double hélice» montre que des hommes comme Watson sont capables de tout. L'esprit prométhéen et faustien...etc. » Bergier précise plus loin que Watson « ne cache pas ce qu'il recherche, dans l'ordre, l'argent, la gloire, et le pouvoir.58 »

Je ne sais pas qui ils sont. Je doute même qu'ils existent. Mais le ton est donné : l'argent, la gloire et le pouvoir. Est-ce que ces désirs insatiables auraient encore quelque valeur dans une société d'immortels ? Oui, si la possibilité de mourir demeure la vraie menace. Ce qui suppose l'existence d'une sous-humanité née cette fois non pas des philosophies et des religions de la perfection59, mais de la pratique d'un concept pour l'heure impossible à mesurer dans sa totalité ontologique : l'immortalité, que les idées naïves, voire niaises, de résurrection et de métempsychose, n'ont pas réussi à arracher à la pensée malgré les massacres et les contraintes délirantes de la loi religieuse promue au rang de droit fondamental. L'immortalité n'est pas née dans le cerveau des athées. Elle est le but suprême, et les prophéties ne sont peut-être qu'un moyen d'attente. Une question imminente continue de turlupiner les meilleurs esprits : qui arrivera le premier ? On imagine alors la horde des soldats de cette croisade déferlant sur une humanité caractérisée d'abord par ses inégalités. Les plus féroces sont peut-être ceux qui ne croient à aucune de ces fadaises, pas plus à la science qu'à la religion, qui ne croient qu'en eux-mêmes, ou plutôt qui ne comptent que sur eux-mêmes pour obtenir le luxe dont ils ont un besoin névrotique.

Trente cinq ans après ces déclarations tonitruantes, et vu que la plupart de ces prévisions sont devenues réalité et que les autres ont pris du coup une certaine réalité, il n'y a guère qu'une alternative, pour en penser quelque chose :

— L'idée du complot, d'une lutte souterraine dont le manant fait les frais ; il n'y a qu'à regarder autour de soi pour s'en convaincre. De là à penser que le Commerce n'est rien d'autre que le moyen de financement des recherches, n'est pas si absurde : on connaît le constant souci du Riche60 : le rester, c'est-à-dire, au fond : vivre éternellement. Pourquoi ne pas tenter le coup, puisque c'est rendu possible par l'argent ? Le pauvre est plus enclin au suicide61. Le principe de résurrection en a pris un sacré coup. On pourrait très bien imaginer une lutte entre les Riches qui cherchent l'immortalité et les Riches qui préfèrent s'en tenir à la religion héritée de l'histoire et des fortunes familiales.

— L'idée d'une évolution des connaissances, d'une croissance de l'intelligence du monde, d'une imparable curiosité qui finira par changer l'homme au point de le rendre méconnaissable.

Le moins qu'on puisse en penser, c'est que le programme de recherche est établi depuis longtemps. L'Histoire est façonnée par le désir. De ce point de vue là, on n'a guère évolué. De plus, ce programme s'est amélioré :

— Il est devenu international, par cession62 et aussi par renseignement63. Ce qui veut dire qu'il a son histoire, et que la connaissance de cette histoire est un sujet réservé, avec ce que cela suppose de combats dans l'ombre.

— La multiplication des centres de recherche affine les probabilités de trouver ce qu'on cherche à inventer ou à améliorer. Et le fait que les pays non occidentaux ont accès à cette activité secrète est aussi une question lancinante.

Des équilibres s'ensuivent. L'économie fait la guerre comme elle l'a toujours fait. Et le social donne à rêver ou à craindre. Rien ne semble avoir changé la vie quotidienne. Nous autres, Occidentaux, en vainqueur de l'Histoire, nous vivons franchement mieux, globalement. Mieux vaut en effet ne pas s'attarder au particulier qui crève dans sa solitude et son anonymat. Il se trouve que, selon nos propres concepts, les autres vivent aussi bien mieux que par le passé. Nous ne savons pas très bien ce qui s'est passé avant les époques de colonisation, mais quand nous jetons nos regards sur ce qu'on veut bien nous en dire64, nous constatons qu'on meurt moins de faim, de maladie, d'épuisement, de combat inégaux, que nos institutions prétendument internationales ont quelque efficacité, que la situation va encore s'améliorer jusqu'à un équilibre dont nous souhaitons d'ailleurs demeurer les maîtres. Dans ces conditions, on voit mal comment l'existence de maîtres n'impliquerait pas automatiquement celle d'esclaves, de sous-hommes, de bons à rien et de voyous. Une morale est injectée avec les biens de consommation. Elle est atrocement inhumaine et nous n'arrivons pas à nous en convaincre. De là la parfaite justification du terrorisme, et son horreur :

— Oui, un terroriste qui se sacrifie (ou s'annule bêtement) est un homme courageux (surtout s'il s'agit d'une femme, me souffle-t-on). Son fanatisme ne le prive pas de son courage65.

— Oui, le terroriste qui ne se sacrifie pas est un lâche66. Mais le soldat qui agit en effet en faveur de la démocratie est un type ou une bonne femme qui fait son travail67.

À la surface de nos recherches, nous sommes devenus des animaux en proie aux pires raisonnements. Mais raisonner n'est pas penser68. Loin de là. À force de discours charpentés par l'expérience, nous perdons le sentiment même d'appartenir à l'humanité. Nous nous élevons alors que nos recherches ne sont qu'un rêve fou dont les retombées sont terriblement efficaces. En quoi la science nous manipule-t-elle, autant que la religion ? Nous constatons que de ce point de vue là, la science est plus efficace que la religion. À nos conquêtes, le bas monde69 réplique par des sacrifices. Et contrairement à ce que veulent nous faire accroire nos dirigeants, nous l'acceptons70. Car nous n'avons aucune intention de partager nos richesses. Nous ne les mettrons pas non plus à contribution. Monde du sous-monde, par intermédiaire obstiné, à la limite d'un aveuglement quasi rituel, nous sommes le sous-monde d'un autre monde qui ne croit pas en Dieu et qui sait pourquoi. Ce que nous sommes incapables de prononcer. Ce qui nous rend dangereux.

Autre corollaire de la justification incontestable, autrement que par des moyens de droit et de discours politique, du terrorisme, c'est la question de la haine. Comment ne pas imaginer que le terroriste, le fou qui se sacrifie ou qui s'épargne soigneusement, n'est pas animé par la haine, pétri par elle jusqu'à la formation de son crime ? Pourquoi avons-nous tellement de mal à admettre que le désespoir est une explication plus exacte ? Parce que nous sommes dans une logique de survie et sous l'égide d'un espoir dont l'incommensurabilité écrase toute tentative de se montrer un peu cohérent et surtout humain. Il n'y a pas de haine dans le cœur du terroriste, nous ne le savons que trop, mais nous ne nous en convainquons pas. Autre signe de dangerosité mis à la disposition du discours politique comme intermédiaire patenté.

À moins d'être invités à nous exprimer d'en haut, où les choses se décident et se jugent, nous sommes au-dessus, et nous nous exprimons en dessous. Nous sommes les contre-maîtres71 d'un monde de maîtres et d'esclaves. Nous sommes métaphysiquement hors de ce monde. Nous n'avons pas d'art et nous nous nourrissons de gesticulations et d'éloquence. Il n'y a pas de poésie ici. Et sans doute la trouve-t-on ailleurs, c'est-à-dire aux antipodes de la pratique magique de la science, à l'endroit même où l'homme survit à l'homme, la fatalité du lieu n'étant qu'un calcul ou une contrainte. La peau s'effaçant devant la couleur.

La farce du « Tractatus ologicus » n'est rien d'autre que ce long discours romanesque qui prétend, non pas instruire en amusant, mais communiquer en riant. Le fond scientifique-fiction n'est certes pas un prétexte. Mais il ne s'agit pas de démontrer à la manière des romans philosophiques dont les maîtres sont Bergerac, Voltaire, Huxley accessoirement et surtout Philip K. Dick. Je préfère le spectacle. Car autant « Aliène du temps » s'éloigne, ou se retire, de toutes les formes de spectacle qui en affecteraient la coulée verbale, autant le « Tractatus » s'y adonne avec perversité, convulsion, humour, déliquescence, et bien sûr, vocatif72 ; je dirais : avec foi. C'est un traité.

L'aventure du policier Frank Chercos est complexe à souhait. Il meurt d'ailleurs assez vite pour qu'on puisse faire usage du flash-back qui est bien pratique pour faire moins long, car le « Tractatus » n'est pas un roman-feuilleton. C'est une série. Et Frank Chercos est une énigme qui résout (mal) des énigmes. À cela, rien d'original. Les policiers de la littérature, contrairement à ceux de la réalité73, sont toujours porteurs d'une énigme qui les rend assez proches pour qu'on n'hésite pas à les suivre dans leurs réussites mais aussi et surtout dans leurs erreurs. De Joseph Rouletabille74, qui ressemble comme un frère à son créateur, à Mike Hammer75 qui amuse l'esprit inventif de Mickey Spillane, pas un flic n'échappe à la règle des ressemblances évidentes sinon frappantes. Frank Chercos est mon double dans la mesure où il m'échappe, ce qui lui est facilité par la technique même livrée aux hasards de l'inspiration ou de la rencontre, je n'en sais plus trop rien. Il y a en effet une distance appréciable entre les revendications de Mathurin Régnier qui s'en prend, tout pétri d'inspiration et de spontanéité, à Malherbe, et les critiques plus précises, plus ontologiques, d'André Breton qui, de l'automatisme psychique pur, évolue vers la rencontre objective sans vraiment égratigner le cuir faustien de Paul Valéry. Sans toucher à ces extrémités, mais les dépassant peut-être en spectacle, le « Tractatus ologicus » trace le récit dans l'espace verbal, ne s'éloignant jamais trop du texte pour ne pas en perdre le fil. D'ailleurs, dans ce genre de récit — qui s'incline autant devant les réalités le plus durement exprimées qu'à proximité de la poésie prise au pied de la lettre76 — les pertes momentanées du sens ne sont jamais tragiques pour la lecture. On s'y retrouve toujours facilement, quitte à serrer les gloses intempestives ailleurs que dans le cerveau. L'image fuyante, la décision inexplicable, l'étroitesse d'une vue, ne sont jamais assez présentes pour interdire à l'effort de compréhension sa légitime actualité. Je ne vais pas non plus entrer ici dans le débat du genre : énigme, induction, déduction, noirceur, cocasserie, etc. Frank est un vrai policier né de l'imagination et ce n'est pas un paradoxe. Ses enquêtes lui compliquent la vie, et même l'approfondissent au point qu'il lui arrive d'enquêter sur lui-même. Son nom n'est pas porteur de signes, Chercos est un nom de village andalou. Bon, il commence par « C » et se finit par « s ». À la rigueur, car si j'affirme que c'est un pur hasard, on ne me croira qu'à demi. Son prénom se finit par « k » et aucun autre, dans le calendrier catholique, ne réunit cette caractéristique avec l'initiale « P » qu'on aurait attendue à cet endroit de la création du personnage. Non, décidément, ce n'est pas là qu'on me retrouvera, tant je souhaite que ce soit dans l'écriture, que j'ai voulue proche de celle d'« Aliène du temps », mais, comme je l'expliquais plus haut, à un autre niveau.

La composition du « Tractatus » étant très différente de celle d'« Aliène du temps », au moins par le fait qu'« Aliène » est un roman alors que le « Tractatus » est composé de plusieurs romans, il est maintenant nécessaire d'évoquer brièvement la question de la construction du texte, en dehors de toute considération de contenu ou d'action.

La question de la construction

La plupart des romans sont construits. Les miens sont composés. La nuance est de taille. Pour en exprimer très exactement la portée, qu'il me suffise de citer Philippe Sers77 : « Il est important de bien voir la différence entre construction et composition dans la pensée de Kandinsky car c'est cette différence qui constitue la base des malentendus avec les constructivistes. Kandinsky est loin de nier l'intérêt de la construction qui est combinaison rationnelle des éléments mais la construction est à un certain moment complétée et dépassée par la composition à laquelle elle est soumise. La composition elle-même est affaire de contenu, puisque c'est la subordination intérieurement conforme au but 1) des éléments isolés 2) de la construction, à la fin picturale concrète. Or, la rigueur constructiviste semble éliminer cette notion de composition si difficile à cerner et qui est liée à des postulats résolument spiritualistes. »

« Avant toute chose, écrit encore Philippe Sers, osons une affirmation : l'écriture de Kandinsky est pensée philosophique et non pas simple explication de sa pratique artistique. Cette pratique est, certes, difficile d'accès comme l'ensemble de celles de l'avant-garde du XXe siècle, mais plus particulièrement que les autres. »

Notons avant toute chose que je ne suis l'initiateur d'aucun art, que je ne suis que l'acteur de ma gesticulation littéraire et quelquefois artistique. La différence est aussi de taille. En un mot, je n'ai pas reçu l'illumination78. Kandinsky avoue quelque part avoir été effrayé par sa découverte et Sers situe justement à ce moment-là le point d'initiation de la joie79 éprouvée par l'artiste. Je n'ai personnellement jamais éprouvé aucune joie, ni avant ni après le texte, je n'ai pas vécu de passage de l'angoisse à l'extase80. Mais l'expérience de Wassily Kandinsky, celle de Raymond Roussel, et peut-être plus profondément celle de Gertrude Stein, m'ont enseigné l'importance

— de la pratique

— de sa description philosophique

— de la construction

— de la composition.

« Je me suis toujours proposé d'expliquer...81 » commence par dire Raymond Roussel là même où le destin trace sa fin d'homme. Gertrude Stein a truffé ses recommencements infinis de considérations fulgurantes sur son art82. Elles nous servent de repères dans une œuvre particulièrement complexe. Djuna Barnes ne s'est jamais expliquée et elle signale amèrement les explications tardives83 d'Hemingway qui n'avait pourtant rien à ajouter à ce qui avait déjà été dit si clairement et si définitivement84. Je crois qu'on est loin, dans ce XXe siècle, de Baudelaire et de la critique. La description, l'explication, ne sont pas une mise à nu du texte, mais un écrit sur sa portée philosophique. Qu'on penche, sans savoir clairement pourquoi, du côté de l'esprit ou de la matière, n'est pas en jeu ici. L'important est de cristalliser les fulgurations d'une géométrie qui a lieu dans l'espace. D'où l'accointance de la littérature, espace provisoire du livre, avec la musique et les arts plastiques, espaces infinis, provisoires aussi mais, comme nous l'apprend l'imagination scientifique, par expansion. Par exemple, Kandinsky écrit pour éclairer ce qui pourrait paraître, à première vue, comme une fumisterie nouveau-siècle.

Dès que j'ai commencé à composer, je me suis senti le besoin de m'en expliquer. Cette autre pratique, intitulée « J'écris ceci... ou cela »85, par exemple, n'a pas grand-chose à voir avec le journal de l'œuvre mis à l'honneur par André Gide. Il ne s'est jamais agi pour moi de retenir les épisodes de l'élaboration du texte. Je ne m'adresse pas à la mémoire, et je ne tiens pas à en tirer des conclusions si cela m'arrive. Une question naïve s'annonce : à quel moment intervient la composition ? Est-ce une prévision ? Ou le résultat d'un voyage ? Ni l'un, ni l'autre. Voici pourquoi cette pratique est si éloignée de la critique et du journal86.

C'est une pratique philosophique. Kandinsky rejoint Carl Rogers sur le terrain des choses auxquelles on n'a donné que leur nom87. En Conclusion de « Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier »88, il nous propose un éclairage nouveau à la fois sur son œuvre et sur l'art moderne. Il s'intéresse aux « tendances constructives en peinture » et, preuves en main, il en tire la conclusion que ces tendances se « répartissent en deux groupes principaux :

1) La composition simple, subordonnée à une forme simple apparaissant clairement. Je la nomme Composition mélodique.

2) La composition complexe, constituée de plusieurs formes elles-mêmes subordonnées à une forme principale, précise ou estompée. Cette forme principale peut être extérieurement difficile à découvrir, ce qui donne à la base intérieure une résonnance particulièrement forte. Je nomme cette composition complexe Composition symbolique. »

Estompée... résonnance... la constance des références est essentiellement visuelle et sonore. Le personnage, clé des romans, est anecdotique et même caché. Mélodie89... symbole... rien que du son et des signes. Pas de littérature. Je note au passage que la littérature est ce qu'on fuit systématiquement, et sans doute en connaissance de cause, quand on pratique un autre art90. Constante du siècle et peut-être de l'actuel. Enfin, je laisse au lecteur qui ne l'aurait pas déjà fait, le soin de lire l'intégralité de ce texte fondateur. Il n'en reste pas moins que la simplicité est associée à la clarté, et la complexité au flou, à l'imprécision. Un écrivain peut tirer de ces constatations des variations textuelles infinies, allant du cri au silence, de l'idée juste à la confusion, etc. On voit apparaître ici mieux encore ce que je disais plus haut : toutes ces questions se touchent et se reproduisent.

À mon niveau, l'important est de savoir qu'il existe des compositions complexes, que je continue d'appeler Compositions complexes91 surtout par référence poétique à la théorie des nombres, et des compositions simples que j'appelle Nouvelles. « Aliène du temps » est une composition complexe construite avec d'autres compositions complexes qui contiennent des nouvelles, caractéristique, me semble-t-il, du roman92. Le « Tractatus ologicus » est simple. Il s'organise en romans et chaque roman est un enjeu qui n'éclaire qu'accessoirement l'ensemble. Mais qu'est-ce qu'une composition ? Et qu'est qui la différencie de la construction ?

Au bout de sa formidable réflexion, Kandinsky s'apprête tout simplement à concevoir une œuvre importante. Rien de plus légitime. Avant tout approfondissement93, il constate chez lui « trois sources94 différentes :

— 1. Impression directe de la nature extérieure, exprimée sous une forme graphique et picturale. J'appelle cela des Impressions.

— 2. Expressions, principalement inconscientes et pour une grande part issues soudainement des processus de caractère intérieur, donc impressions de la nature intérieure. J'appelle cela Improvisations.

— 3. Expressions se formant de la même manière (mais toujours particulièrement lentement) en moi, que je reprends longuement et d'une manière presque pédante après les premières ébauches. J'appelle ce genre d'images Compositions. Ici, la raison, le conscient, l'intentionnel, l'efficacité jouent un rôle prédominant. Simplement ce n'est pas le calcul, mais le sentiment qui l'emporte toujours. »

« Pour terminer, écrit enfin Kandinsky, je voudrais observer qu'à mon avis nous nous approchons de plus en plus de l'ère du compositionnel conscient et raisonnable. Le peintre sera bientôt fier de pouvoir expliquer ses œuvres de manière constructive95 (à l'inverse des Impressionistes purs qui étaient fiers de ne pouvoir rien expliquer). Nous sommes au seuil de l'époque de la création utile96. » Au Mexique, , il n’y a pas d’art et les choses servent, dit Antonin Artaud.

Cependant, ce choix laissé à l'artiste par Kandinsky ne me satisfait pas entièrement. Ces couples Impressions/Expressions, Intérieur/Extérieur, Mélodie/Symbole, Moi/L'autre, me semblent relever d'une philosophie du miroir où celui-ci n'est justement pas expliqué. Il faut y croire. De là à y rencontrer le divin, il n'y a qu'un pas que Kandinsky franchit sans explication. Du coup, on se retrouve avec Dieu et la théorie, autre duumvirat infernal. Et la pensée ne semble alors avancer que par contrastes. Il semble que toute philosophie cherche d'abord à s'appliquer et qu'ensuite elle explique non pas la pratique, mais ses conséquences spirituelles. Ici, la critique revient en force, avec son bagage biographique et ses élancements thématiques. Le moi comme unique objet de l'autre ne tend à trouver que son dieu. Pourquoi nécessairement vouloir fermer un cercle qui n'a pas encore atteint sa définition de cercle ? Ouvert à l'espace qui le contient, alors que le temps n'en est que l'anecdote, il n'est ni moi, ni l'autre, il serait. Sur ce sentiment qu'on peut considérer comme de l'incertitude ou de l'insuffisance, je construis la narration et je ne laisse qu'à l'autre le soin de la déconstruire. Toutefois, comme le souligne vertigineusement Kandinsky, le tableau est la fin picturale concrète. Il ne serait rien s'il était abstrait au point de n'en être que l'idée. Est-ce une leçon d'humilité ? En tout cas, Kandinsky ne nous invite pas à la prendre sur la nappe de communion.

Il ne faudra pas chercher de compositions autres que simples, des nouvelles organisées en roman, dans le « Tractatus ologicus ». Les improvisations y sont, j'allais dire, quotidiennes, puisque ce genre de roman s'écrit au quotidien. Quant aux impressions, elles peuvent passer inaperçues, mais elles existent, comme autant de poèmes, je veux le croire. Comme ce paragraphe contient la matière d'un autre essai où cette fois la poésie à proprement parler retrouverait une place que le roman lui taquine, je ne vais pas ici pousser plus loin l'analyse. C'est pourtant sur cette notion, d'analyse, que je vais introduire ma conclusion.

 

LA VIEILLE DAME — Déjà !

L’AUTEUR — Je vous remercie d'avoir trouvé le temps court. Ça me rajeunirait presque !

LA VIEILLE DAME — Il y avait encore tant de choses à dire...

L’AUTEUR — Si nous finissions de les dire pour nous mettre à lire ?

LA VIEILLE DAME — N'est-ce pas de la lecture, cela ?

L’AUTEUR — Non. Nous avons simplement bavardé.

LA VIEILLE DAME — C'est à mon tour de vous remercier.

La question de la liberté

Quelle distance me sépare de Cano ? Cano est un peintre du dimanche. Ses paysages sont appréciés par ceux-là mêmes qui doutent de ma capacité à peindre des paysages, d'autant que ceux-ci, peints gentiment à l'huile sur de la toile de lin, sont accompagnés d'expériences qui témoignent du peu de cas que j'accorde à l'art d'accrocher des œuvres d'art sur les murs de l'environnement familier, voire intime. Je demeure curieux de représentation et m'aventure trop dans la description. Les toiles de Cano ornent aussi bien le salon que la cuisine ou la chambre conjugale. Évidemment, Cano ne sait pas dessiner. Il reproduit ses paysages sur la toile avec un rétroprojecteur97. Il est quelquefois agacé parce qu'un concurrent a utilisé la même carte postale que lui. Aussi a-t-il songé à photographier lui-même les paysages que son inspiration ne trouve pas ailleurs, mais la photographie est un art, il a eu tôt fait de s'en apercevoir tant son optique s'est révélée peu adaptée à la visée et au cadrage. Il n'a d'ailleurs pas l'intention de s'intéresser à l'optique et il est férocement déçu par la photographie digitale qui ne résout pas son problème d'inspiration et qui prétend lui imposer, en plus des questions optiques qui demeurent les mêmes, une autre évaluation mathématique de la lumière. Il est donc rapidement revenu aux cartes postales et il harcèle le vendeur pour tenter de le convaincre de vendre des modèles uniques. Il lui arrive d'acheter tout le lot s'il estime que le paysage en question a quelque chance d'inspirer un concurrent. On n'est jamais surpris de le voir déposer sur l'escarcelle du vendeur une poignée de cartes postales du même modèle, alors que l'usage prétend à la diversité ; en effet, deux amis qui recevraient le même sujet n'auraient aucun intérêt à se rencontrer. Mais Cano n'écrit pas à ses amis, le vendeur de cartes postales le sait, il en parle quelquefois avec d'autres clients, avec moi souvent, et on rit. Le vendeur ne rit pas pour les raisons qui agitent mon joyeux plexus. Cano m'a révélé qu'il devait tout au violet Titan, un violet si envahissant que j'ai d'abord supposé qu'il était à base de Bleu de Prusse, un cyanure de fer au comportement étrange et ambigu98. Le violet de Cano, comme je l'appelle maintenant, est composé de bleu de phtalocyanine et de rouge de quinacridone avec une charge de blanc de zinc, un mélange appréciable que Cano, en praticien sans aventure, apprécie d'ailleurs à sa juste valeur, c'est-à-dire à la valeur qu'il lui attribue ou que ses recherches lui ont conférée. Il met du violet de Cano partout. Je lui ai même un jour conseillé d'en badigeonner la toile avant de s'y mettre à frais, et l'expérience s'est conclue par le meilleur paysage que Cano ai jamais conçu sans douleur. Depuis, les paysages se succèdent et la clientèle ne cache pas ses ravissements, d'autant que Cano négocie à bas prix, et comme son art a l'air d'en être un, on spécule un peu sur l'avenir. Les gens sont petits, et l'art qu'il cultive sur les murs de leurs cabanes familiales n'est pas grand. Un équilibre qui satisfait tout le monde. Les paysages de Cano sont violets, ses montagnes mélangent le vert au violet, les lointains personnages de ses coteaux sont violets dans la lumière et dans l'ombre, sa signature est purement violette. On est étonné de ne pas trouver dans son regard une touche de violet qui confirmerait son génie. La voilette violette qu'il dépose par mélange99 sur ses paysages est sa marque de fabrique et le signe qu'il a compris quelque chose qu'on ne peut pas savoir aussi clairement que lui, mais dont on a une idée. Cano est considéré comme un poète, ce que je ne suis qu'accessoirement, quand je reviens à de plus pures expressions du destin de l'homme. Je suis en dessous de Cano, ce que je reconnais bien volontiers, car je n'ai pas l'esprit à la chipote. Mais au fond, j'en souffre. D'abord parce que j'ai consacré le meilleur de mon temps à étudier l'art et que j'en connais les moyens avec, souvent, une profondeur que des âmes moins fermées ne me contestent pas. Seulement, je n'ai aucun désir, cela se comprend aisément, de convaincre les convaincus, les connaisseurs. Je suis un homme du peuple. Je veux revenir aux miens avec les bras chargés d'une œuvre moderne. Au fond de moi, je sais que l'art est l'art des artistes100 et je ne m'en veux pas. Mais la vie est la vie des vivants et il n'y en a pas d'autres, tandis que l'art est aussi divers que ses artistes. Partant de ce principe, je suppose peut-être erronément que l'art est l'art de tout le monde, ce qui, je le reconnais, est difficile à croire. J'aime bien Cano parce que c'est un imbécile et qu'il fait grand cas de mes conseils. Il connaît, sans les reconnaître, l'efficacité de mes connaissances de la matière. Avec les autres, quand il parle de moi, il est condescendant et il rappelle qu'il m'a acheté un paysage pour sa collection personnelle. Il me fait de la publicité. Mais on ne peut jamais s'empêcher de me demander, quand on est sur le point de céder à la tentation d'acquérir une de mes œuvres, pourquoi j'ai peint tel détail en dépit du bon sens. Le bon sens a une couleur, le violet de Cano en est la preuve, et une forme héritée de la carte postale. C'est en effet la chose la mieux partagée du monde.

Cano n'est pas le seul poète à succès de ma connaissance. Il y en a qui écrivent. Eux aussi ont trouvé un truc qui les différencie, et j'appelle ces procédés, ces ruses, des violets de Cano. Des voilettes violettes. Mais quelle distance il y a entre celui qui s'échine sans recours autres que ceux que lui autorise son art et celui qui applique son violet de Cano à ses productions à la gomme ! Quelle distance infranchissable entre la sincérité et l'hypocrisie ! Il faut être poète pour la mesurer exactement. Et pourtant, poète, on ne l'est pas aux yeux qui vous regardent. On n'est que l'éclaboussure inévitable de l'art, une fatalité qu'on est prêt à accepter si on ne perd pas de vue le bouchon. Je me surprends souvent, trop souvent, en pleine surveillance de ce bouchon que j'ai jeté à l'eau des poissons symboliques de mon art. L'eau de mon art est aussi le miroir de ma médiocrité. Cano m'aura au moins enseigné quelque chose.

C'est comme le lieutenant Castain. Ce n'est pas moi qui l'ai connu, c'est André Breton101. Le lieutenant Castain avait reçu un rapport de police présentant Breton comme « un agitateur dangereux ». Il n'était pas bon, en ce temps-là, de passer pour un agitateur, mais le lieutenant Castain avait des Lettres et il trouvait Breton « personnellement très sympathique ». Ce qui l'embêtait, c'était que Breton fût aussi présenté comme écrivain et journaliste. Journaliste, « ce mot était souligné d'une expression d'alarme particulière ». On comprend alors la réponse de Breton : « Non, vraiment, je ne suis en rien journaliste, j'écris — j'y insiste, sentant à partir de là ma cause gagnée — des livres d'intérêt strictement poétique et psychologique. » Le soir même, le commandant du camp me transmet l'autorisation de résider librement... La liberté contre un aveu d'impuissance et d'humour. Puis le commandant de gendarmerie : « La grossièreté foncière de ses propos le dispute à une bonhomie de commande, encore plus difficilement supportable : Il faut tout l'attrait de la liberté reconquise pour endurer, ne serait-ce que quelques minutes, ce que les manières d'un tel être ont d'outrageant. »

On sait en quoi pouvait consister l'outrage. Nous avons tous vécu de semblables situations, mais rarement avec un tel degré d'intensité. Et il y a plus intense encore, quand le suicide se propose à l'esprit plongé dans les affres de l'impuissance à s'en sortir par ses propres moyens102. Cano aurait peut-être mieux résisté que Breton dans la même situation. Pourquoi douter du courage de Cano ? Mais Cano n'aurait pas pu éluder la question du journalisme parce que Cano n'est pas journaliste. Cano peint des paysages. Il serait peut-être un agitateur dangereux en cas de guerre, mais tout ce qu'on pourrait lui reprocher en plus, ce serait de peindre, ce qui serait absurde car Cano ne peint que des tableaux qui n'ont même pas d'intérêt strictement poétique et psychologique. Si le lieutenant Castain avait eu affaire à Cano, il ne l'aurait même pas trouvé sympathique. Il s'en serait tenu strictement à d'autres préoccupations. Cano, s'il avait vécu une quelconque confrontation avec le régime de Franco, ne s'en serait peut-être pas sorti aussi facilement. La liberté de Cano tient à sa peinture violette. Elle ne tiendrait pas accrochée au fil d'activités dangereuses, voire de journalisme. Breton s'en tire parce qu'il est sympathique a priori et qu'il se soumet ensuite. Si donc on souhaite obtenir le résultat de la différence entre Cano et Breton, on constate :

— que Cano n'est pas un poète ;

— qu'il n'est pas non plus un journaliste.

Sa seule chance de passer pour un héros, c'est l'action et l'injure. Sinon, il s'accroît dans une médiocrité qu'il faut bien ajouter à la trivialité de son art.

Breton se sauve des embarras de la guerre103 et demeure poète et journaliste. Qui le lui reprochera ?

Après tant de considérations sur la forme et le fond, après ces questions d'esthétiques qui se centrent sur le moi, les aventures de Cano et de Breton nous prennent par la main pour nous poser des questions plus terre-à-terre. Une éthique est en vue. Après avoir, par attouchements autoreproductibles, fait plus ou moins le tour d'un art en effet strictement poétique et psychologique104, il est nécessaire d'en venir aux mains, de se battre, de se défendre pour ne pas se taire, de se réfugier pour parler enfin. S'écraser bêtement ne sert sans doute pas à grand-chose. Bien sûr, les concessions accordées à la tranquillité peuvent aussi bien sauver de l'enfermement que de l'exclusion sociale. On admet généralement que la ruse, si on n'en abuse pas, est un outil relativement acceptable moralement. Ce qu'on juge alors, ce sont les circonstances qui l'ont inspirée. Breton est absous. Cano le serait s'il était fusillé. Et l'autre, cet autre moi qui peint des paysages et qui ne dit rien ? Certes, il ne consent pas à changer les détails de son ouvrage sous prétexte que la faim le tenaille ou que la menace d'exclusion est imminente. Il se tient simplement à l'écart, n'accordant son temps de paroles qu'à son art, que personne ou presque ne comprend. Plongé dans une situation réellement difficile, n'étant pas journaliste et n'ayant donc pas le choix de prétendre ne pas l'être, il serait dans la situation de Cano, avec en moins le violet capable de le sauver au moins du ridicule. Cette situation a été vécue par Ernest Hemingway auquel on se réfère souvent pour expliquer comment un individualiste seulement préoccupé par son art devient un défenseur de la liberté105. Garcia Marquez, Vargas Llosa, etc., un grand nombre d'écrivains importants ont été et sont des journalistes, c'est-à-dire des hommes s'exprimant sur l'actualité pour en tirer des conclusions qui n'ont qu'un lointain rapport avec leur art.

« On me pardonnera d’insister avec tant de maladresse sur quelques vérités premières, où je ne sais que trop qu’il est de mauvais ton, pour qui du moins se mêle d’écrire, de paraître s’attarder. Un esprit délicat peut bien les débattre en lui-même, comme malgré lui et parce qu’il y est forcé ; il se gardera avec soin de s’en occuper publiquement. Les questions qu’elles soulèvent étant sans réponse, il est enfantin de se les poser. Elles ne peuvent guère servir qu’à des développements poétiques, et d’une poésie d’ailleurs bien usée : la poésie du pourquoi, à quoi il convient sans doute de préférer la science du comment.106 »

Mon cœur balance. J'ai deux amours. Je ne sais toujours pas si cette poésie de circonstance, que je préférerais sans doute à l'article journalistique si l'occasion m'était donnée de m'exprimer dans une ou deux colonnes, a sa place dans le texte que j'écris depuis si longtemps que je n'envisage même plus de ne plus l'écrire. Bien sûr, le cri poussé contre les despotes et la destinée est présent, mais il convient de reconnaître qu'il n'a pas valeur de revendication. La satire, particulièrement présente dans le « Tractatus ologicus », n'a pas ce pouvoir de l'immédiate compréhension qui sert à quelque chose. Le texte tourne plutôt à la fable s'il se met à moraliser un peu, et non pas à l'argumentaire ayant quelque utilité pour l'homme et surtout pour celui qui souffre. Je n'aime pas la majesté des souffrances humaines107, quitte à escagasser un alexandrin de cette qualité prébaudelérienne. C'est en effet une poésie usée. Je ne la renouvelle que dans la farce, mais une farce qui ne peut pas recevoir l'agrément du plus grand nombre, de ceux qui ont besoin de se voir ou de se revoir sur la scène littéraire108 au moins pour avoir l'impression qu'on pense à eux. La revendication est une affaire sérieuse et je considère que ce n'est pas la mienne. Je ne peux apparaître que comme conscient de difficultés qui ne sont pas les miennes. Et les miennes n'ont d'intérêt qu'à partir du moment où je sais comment.

Au fond, la seule chose qui me sépare ou me différencie de Cano, c'est le fait que j'en connais beaucoup plus que lui en matière de technique picturale et que ma main est capable de répondre autant à mon œil qu'aux pulsions de mon cerveau. Ce n'est qu'une question d'éducation et de chance et non pas le résultat d'un labeur pertinent. Je réussis à l'endroit même où il est lamentable, c'est-à-dire sur la toile. Et il réussit dans la tête des gens sans doute parce qu'il leur ressemble et que je m'en distingue nettement. Je n'appelle pas cela une grande différence. Si je me compare maintenant à Breton ou à Hemingway109, je reconnais que je ne les vaux pas techniquement. Cela ne me coûte pas grand-chose d'affirmer une évidence qu'on pourrait d'ailleurs prendre pour de la fausse modestie. De plus, c'est un bon moyen de passer sous silence le vrai problème qu'ils me posent : leur littérature, contrairement à celle de Jean-Paul Sartre, est aussi engagée110. La mienne ne l'est pas. Elle est peut-être poétique111, je suis peut-être un bon écrivain, mais qui ne l'est pas ?112

 

L’AUTEUR — Ce qui va faire l'objet du chapitre suivant...

LA VIEILLE DAME — Ah ? Bon. Je croyais que c'était fini.

La question de l'autre

« Cette réponse me permet de borner la suite de mes questions... » répond André Parinaud qui s'entretient avec André Breton113. C'est qu'à la question de savoir ce qui différencie André Breton de Paul Léautaud sur le terrain de l'inquisitoire114, Breton ne trouve rien à redire à l'alternative concernant ces entretiens, car « ç'eut été outrecuidance de [sa] part » :

— « ou bien ce serait de moi seul qu'il s'agirait,

— ou bien ce serait du surréalisme à travers moi. »

« Léautaud est un homme d'esprit, ce que je ne suis aucunement. De plus, son aventure est tout individuelle, il peut donc s'accorder tous les caprices, prendre le chemin des écoliers pour en rendre le compte qu'il lui plaît. » La marge étroite dans laquelle l'inquisiteur agit face à un personnage plus historique que littéraire115 est alors exploitée par les acteurs pour donner au public une vision de l'historique du surréalisme qui est celle d'un André Breton jamais titillé par son interviouveur, respecté même. Il y est à peine question d'une œuvre importante dont les jalons — « Les champs magnétiques », « Les manifestes du surréalisme », « Nadja », « Les vases communicants », « Arcane 17 », etc., — ont exercé et continuent d'exercer une influence primordiale sur les comportements de la poésie et de ses poètes116. Nous sommes gré à André Breton d'avoir été un acteur de l'Histoire et d'en accepter le bornage intempestif, certes, mais exutoire pour nous. Le moi ne s'est pas perdu, il est en retrait, toujours sur le point de s'effacer devant un procès ou un jugement moins rébarbatif tenant à la lecture par exemple, dont André Breton a été un des promoteurs les plus éclairés. Car André Breton est un écrivain d'école, comme Racine, Hugo, et même Mallarmé. Ils ont été des personnages de leur temps, ils y ont exercé une influence immédiate et leur destin historique s'est déterminé en pleine activité créatrice.

En France, il semble que la dernière école ne promette plus rien, comme si les promesses qu'elle a tenues étaient les dernières avant qu'il ne soit plus question de promettre quoique ce soit. Les propensions à l'école sont en général absorbées par des institutions plus ou moins politisées, à caractère humanitaire, jamais esthétique. Le surréalisme lui-même a vécu cela, et le nouveau-roman ne s'est jamais engagé117, alors que l'existentialisme, entre les deux, a favorisé l'engagement au détriment de la qualité littéraire. C'est un peu schématique, cette vision de la chose historique, mais assez vrai pour qu'on se pose efficacement la question du moi par rapport aux autres, d'autant que ce grand mouvement de la pensée française a déferlé sur l'univers de l'homme, et son écume et ses plages n'ont pas fini d'alimenter les rêves comme les analyses. Depuis trente ans et plus, nous sommes une société qui consomme avant tout, établissant ses équilibres aux paramètres du pouvoir d'achat et du taux de chômage. En cela, nous avons rejoint l'Amérique des États-Unis, condamnant l'école à l'enseignement et l'individu à l'œuvre personnelle. Aussi, le moindre signe d'engagement apparaît-il toujours comme un parti-pris, les choses demeurant en recul désormais. L'ère du soupçon n'est pas ailleurs que dans ces engagements qui, le plus souvent, de la part des engagés, n'engagent à rien mais leur assurent une promotion certaine. Comme idiots de la famille, nous n'y comprenons souvent plus rien, ou nous nous engageons nous aussi en clignant de l'œil pour ne pas tout voir ni comprendre ce qui suffirait à nous désengager. Désormais, nous sommes pour ou contre. Ces conditions d'engagement ne favorisent pas celui du poète. On parle alors de nombrilisme, ce qui ne veut pas dire grand-chose d'un point de vue philosophique et tout si l'on se place du côté de ceux qui ont besoin de secours, de ceux qui appartiennent encore à l'humanité mais dont l'humanité même est encore une fois remise en question, cette fois par des biais plus savants que la servitude ou la mise à l'écart. Le poète nombriliste n'intéresse alors que le lecteur nombriliste. Folie circulaire.

Pour sortir de cette impasse littéraire, il est alors facile de s'engager sans aller plus loin que la dénonciation, revenant à un baudelairisme de façade qui mélange adroitement la douleur personnelle et celle de ceux qu'on ne connaît pas pour ne pas les fréquenter d'aussi près. Il y a loin en effet entre le poète de sa rue, nostalgique et revendicatif, et les grands discours romanesques qui se tiennent en ce moment même au nom de telle ou telle doctrine de l'humain. Chacun a son idée et tout le monde sait tout. Il suffit de planter le décor de l'action, d'y installer les personnages du drame, et d'en instaurer les dialogues véridiques. Avec les mêmes ingrédients, comme au cinéma, on peut alors dire la même chose et le contraire. L'ambiguïté a perdu son charme parce qu'elle n'est plus admise. Nous nivelons par couture des plaies. Nous ne reconnaissons pas les différences, à l'image de l'industrie cinématographique qui ne reconnaît pas dans le cinéma muet et le cinéma parlant deux arts indépendants l'un de l'autre et, finalement, nous contraint à supporter plus de bruit que d'image. La question ici n'est pas de savoir si le son est ou non un problème, de temps ou d'image, s'il contraint à plus de conventions encore, mais d'affirmer que l'art ne peut pas se mélanger à l'art sans y perdre sa nature d'art. De la même manière, l'idée et l'acte118 subissent leur proximité au détriment de l'idée. Du coup, l'action est promue et l'art qu'elle engage est utile, ou prétend l'être alors qu'il est utile à quelque chose et non pas à l'homme. L'empire des choses, nous le savons, supprime les personnages que nous sommes119. Ce que nous savons moins, c'est qu'il fait de nous des acteurs et de la scène un spectacle. Qui est aux premières loges ?

Dans un entretien précédent de dix ans ceux d'André Parinaux120, André Breton est persuadé « qu'un esprit nouveau naîtra de cette guerre. Il ne faut pas oublier que l'arbre de 1870 porte La chasse au snark, Les chants de Maldoror, Une saison en enfer, Ecce Homo. L'arbre de 1914 amène à leur point culminant l'œuvre de Chirico, de Picasso, de Duchamp, d'Appolinaire, de Raymond Roussel aussi bien que celle de Freud... » Il faut en conclure que celui de 1939 a poussé à l'éclosion les Camus, les Sartre, les Robbe-Grillet et consorts. Il ne s'agit là, de la part d'André Breton, que d'un embrigadement forcément abusif. Les guerres produisent des cadavres et des souvenirs capables de troubler le sommeil et le comportement, rien d'autre121. Les cueillettes économiques et littéraires, entre autres, ne sont qu'accessoires. Passons.

Mais dans le même entretien, Breton oriente le surréalisme, un mouvement puissant de la pensée et de la créativité qui a connu les scissions les plus violentes comme les plus amusantes122, entre le moi et l'engagement.

— Dans ce qui prend fin, Breton souligne123 que la déviation de l'égocentrisme « n'a pas été complètement évitée » et que celui-ci annonce l'indifférentisme (le poète « se place au-dessus de la mêlée », il « se croit admis à un comportement olympien »), lequel est « très généralement sanctionné par la stagnation (il épuise vite ses ressources individuelles, n'est plus capable que de variations dépourvues de sève sur un thème usé). »

— Ce qui continue : le dépaysement de la sensation, l'exploration en profondeur du hasard objectif, la prospection de l'humour noir,

— et ce qui commence : « c'est, avec le surréalisme, tout ce qui peut répondre à l'ambition d'apporter des solutions les plus hardies au problème posé par les évènements actuels.[...] La foi, l'idéal, l'honneur demandent à être rétablis sur de nouvelles bases... »

Preuve, si c'est nécessaire à verser au dossier du nombrilisme, qu'« entre l'idée et la réalité, entre l’impulsion et l’acte, l'ombre s'interpose, car le Royaume t'appartient.124 » Il n'est pas étonnant qu'après, après la guerre si on veut, on ait cherché indifféremment dans deux voies diamétralement opposées : l'engagement existentialiste, ou l'individu ne l'est que par son effort d'aller à l'autre, et le nouveau-roman, où l'individu se réduit strictement au verbe pour ne pas se « situer au-dessus de la mêlée », mais en marge125. D'un côté, l'action vécue à partir de soi, ce qui pourrait apparaître comme une tentative de compromis, — de l'autre la curiosité mise à l'épreuve du feu en soi. Ces deux mouvements se sont éteints, laissant leurs traces indélébiles, et intactes toute empreinte surréaliste. Nous n'en n'avons pas tenté la synthèse, sans doute parce qu'on nous a alors proposé de troquer notre pauvreté relative contre un environnement d'objets utiles à notre confort, notre sécurité, nos loisirs, etc. Nous en sommes à la participation aux grandes causes de notre temps et au peaufinage tremblant de nos soins intimes, loin de toute préoccupation littéraire qui ne nous ramène pas, si c'est de cela qu'il s'agit, devant notre poste de télévision, spectacle du monde et de ses personnages agités de guerres, de catastrophes et de luttes commerciales, et au cœur de nous-mêmes, cet animal qui se distingue de l'animalité par le désir et qui distingue le désir parmi les troubles qui le détruisent petit à petit, avec une lenteur désespérante. On penche, bien sûr, quelquefois avec hargne. Mais l'engagement se limite à exprimer son opinion126 et les secrets de famille sont bien gardés. D'où les fuites éditoriales, beaux coups portés à la tranquillité qui ne demande que ça. Angot se dévoile dans sa nudité torturée jusqu'à l'outrage, et Dantec prophétise sur le dos des religions de la pauvreté et du désespoir. Cette gnognote scripturale est notre pain quotidien qu'il faut bien comparer aux hosties des religions littéraires pour ne pas se sentir trop dupes d'un système qui, reconnaissons-le, nous donne de quoi vivre décemment, même dans la misère. La pauvreté a une espérance de vie à peu près égale à celle des plus chanceux. Une belle réussite du Capital et de ses défenseurs associés. Dans cet environnement du compromis et de la désuétude, pas trop loin du mépris127 et de l'amitié, la question de l'autre est encore et toujours celle du moi non résolu à céder le devant de la scène à des gesticulations sans bruit et sans fureur. Parce que nous ne sommes plus à la hauteur, la réponse de Breton à Parinaud s'en trouve modifiée comme suit :

— « ou bien ce serait de moi seul qu'il s'agirait,

— ou bien ce serait de l'autre à travers moi. »

Il n'y est plus question d'école, et par conséquent de littérature. Nous avons rejeté l'engagement et le formalisme, les deux mamelles de l'écrit, ou les deux yeux si l'on veut, au profit de l'opinion et du pied128 qui font les beaux jours de la Presse. L'idée et le ravissement appartiennent désormais, non pas à des élus ni à des olympiens, mais à des êtres égarés condamnés à la reproduction manuelle de leurs œuvres solitaires et anonymes. Nous sommes farouches et inhabités.

 

La question du moi

Il ne faut pas s'étonner si cet essai-préface tourne à l'appréciation politique de la chose littéraire. C'est que le « Tractatus ologicus » est un essai de surface là même où « Aliène du temps » est une remontée des profondeurs. La surface est politique, au moins parce qu'elle est le miroir des comportements et l'objet d'un désir facile à partager, sans ces affectations de vertu qui troublent les eaux du texte sorti de l'imagination par un effort sur soi. L'effort n'est plus exercé sur l'écriture, quitte à lui laisser tout le champ du possible et de l'incohérence ; il consiste plutôt en attentions portées sur la disponibilité de ce qu'on ne peut plus appeler un texte, du moins d'un point de vue littéraire. Tout au plus s'agit-il de la retourne129 du texte véritable, peut-être « Aliène du temps », qui sous-tend l'arc de l'effort scriptural. Il est toujours plus facile de grimper au mur que de comprendre les forces mises en jeu par les arcs-boutants prenant racine dans la même terre.

De cette terre il est forcément question, de ce qu'elle porte de renoncements, de regrets, de mauvaise conscience et d'amours perdus pour toujours. La terre de Faulkner est difficilement envisageable sans ses esclaves, qu'ils aient été libérés ou non, esclaves rebelles ou soumis des Blancs à la recherche du profit ou esclaves nus des Indiens que leur passé condamne à l'incompréhension. Sans ces esclaves noirs, sans ces Blancs et ces Indiens pour les utiliser, la terre n'est plus la terre et le texte y perd ses lois de composition. L'esclave n'aimera jamais ses maîtres et cette condition en fait l'inévitable traversée du miroir sans tain. On a beau œuvrer en sa faveur, sa couleur même interdit tout accomplissement de l'idée politique et il ne reste plus qu'à en tirer les conséquences lyriques. À moins de se mettre dans la tête que l'œuvre doit servir coûte que coûte à quelque chose, et du coup le niveau d'écriture dont je parlais plus haut est affecté de ralentissement et de confusion des genres. Comme fatalité, on ne fait pas mieux. Il est même possible, toujours par effet de miroir, d'être l'auteur d'un texte appréciable au plan littéraire si l'idée consiste alors à retenir l'esclave dans ses chaînes. Ce qui prouve, malgré les vociférations des hâbleurs de la morale, que la littérature n'est bonne que par les qualités de ses textes et non pas par celles, esthétiques, morales, ou philosophiques, de ses idées. Il n'en reste pas moins que la fatalité du terroir est un fait accompli et qu'à moins de voyages étourdissants, il n'est guère possible d'échapper aux tourments de l'héritage et de la tradition. Ailleurs, sur ces terres où Paul Gauguin cherchait son ombre portée, le Blanc et le Nègre, chacun selon son pouvoir, réduisaient l'indigène à l'humiliation et au dénuement le plus total. Et bien des Indigènes ont exercé sur leurs hôtes des prérogatives que leurs propres traditions leur octroyaient sans qu'il fût possible d'en contester le bien-fondé. Les tournoiements d'esclavitude, complexes et sans solution immédiate, commencent le texte à l'endroit même où il était d'abord question d'en finir. Il n'y a pas de déracinés, il n'y a que des causes d'émigration. De cette importance native, le corps du texte s'en trouve changé avant même d'exister littérairement. Il faut alors reconnaître son pouvoir, qu'on l'exerce d'en haut ou de plus bas que terre. Toutes les idées politiques qu'on peut avoir et souvent défendre naissent elles aussi de la terre. Le corps charnel n'est qu'un accident biologique peu équipé pour influencer la pensée autrement que par l'entremise des tares et des leçons de l'éducation130. À une époque où la moindre connaissance se propose comme science, née de l'idée scientifique et du hasard des rencontres, il n'est plus aussi facile de pincer une corde pour en tirer l'accord majeur qui porte le chant de bout en bout. Des dénaturations croissantes étagent les perspectives de littérature dans un monde soumis à une connaissance du mal qui reloge l'esprit dans le cadre étroit de sa terre natale, ou de l'idée de terre natale si l'aventure l'a rendue si lointaine qu'elle n'est plus accessible que par le rêve et le témoignage. On devrait, dans ces conditions, se réduire à soi, et disparaître en soi. Mais l'existence a d'autres projets.

L'aventure spirituelle de Maurice Barrès, qui souffre de la « faillite complète131 » de son personnage, est un exemple de renaissance plastique comme palliatif de la disparition mentale. Alors que Faulkner se perd dans la parabole héritée de sa connaissance biblique appliquée à l'immobilité de la terre natale, le moi de Barrès s'élève à la hauteur de la nation, prétendant, du moins publiquement, y trouver son compte. « Je voudrais me donner à quelque chose de plus large et de plus prolongé, d'universel132. » La nation est élue à ce titre fantasque. Elle est l'universel, après un parcours qui, de l'Alsace occupée à Paris, appartient en effet à l'Histoire, ce qui la rend durable. Cet usage d'un temps linéaire est possédé par le discours et non pas par le poème qui s'y immiscerait plutôt, mais quand le moi n'explique plus ses poussées minérales, l'espace et le temps évoqués, que dis-je : invoqués, par le Barrès des « Cahiers », devient la proie de l'obsession et non plus de cette opiniâtreté à laquelle la poésie de Mallarmé nous a habitués. La simple conjoncture de l'espace et du temps est considérée physiquement comme la loi de l'universel. Prétexte à délire personnel en avance sur les injures de Céline, jamais discours politique et d'ailleurs, dit André Breton, « qui se trouverait aujourd'hui le courage de lire les articles que purent alors commettre les Barrès et les Bergson ? » Par contre, le texte de Céline nous touche toujours, sans doute parce que sa folie politique n'en a pas affecté les qualités littéraires, n'ayant marqué à jamais que la personne même qui s'y défigura au-delà de l'excès, par l'influence qu'elle exerce encore sur l'esprit en proie à des velléités racistes ou nationales. Les masques sont transparents, mais ils ne sont pas tombés. Ils continuent d'agir comme l'acide qui n'en a pas fini avec le minéral. Un monde voué au sel et à l'hydrogène.

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, » clame Péguy au beau commencement d'un carnage inadmissible. Le supplicié de Baudelaire est maintenant une recrue mobilisée par la nation en guerre contre un ennemi de toujours, ennemi à force de territoire et d'échanges faussés par le marchandage et les fraudes, pratique de pur commerce où se racinent les idées porteuses de flambeaux et d'éclairages obliques. Péguy n'y va pas de main morte. D'abord, comment concevoir le bonheur d'un mort ? Par anticipation, par désir du sacrifice. Quelle barbarie ! Et les mots martèlent le texte133, empruntés au thésaurus le plus bas : juste guerre134, mort solennelle, grandes batailles, grandes funérailles, cités charnelles, étreinte de l'honneur, écrasement, couronnements, épis mûrs, blés moissonnés, et j'en passe. Le contexte est affligeant. C'est que Péguy va plus loin que Barrès. À Barrès, il suffit que la terre le porte à un destin national vainement recherché, comme ultime recours135, dans ces articles qui brimèrent Breton en temps de guerre. Péguy connaît la nation par le petit bout de la lorgnette. Il invente une Jeanne d'Arc à la hauteur du mythe qui manque à son exploit. Il veut dépasser la nation, atteindre Dieu et sans doute mériter aussi de la religion que sa juste épouse lui refuse obstinément. Ah ! le drame personnel porté aux nues de la destinée encore récente et mouillée de son aurore ! De Gaulle fut moins moi, mais il écrivait comme un pied et Malraux ne lui fut d'aucun secours.

Qui ne regrette pas que Barrès, Péguy et surtout Céline fussent aussi doués pour l'écriture de la langue ? Certes, les mièvreries de Barrès, les langueurs de Péguy, les aboiements de Céline nous laissent un peu espérer que cette fumée aux yeux sera bientôt emportée par d'autres vents plus favorables au voyage. Mais ce serait vaine spéculation. La qualité demeure. Elle traverse le texte qui revient forcément. Mais au moins qu'il ne revienne pas au gré des idées. Bossuet était un raciste de la pire espèce, mais il est si lointain qu'il ne nous reste plus que ses périodes, si elles sont de quelque utilité. Tous ces mois que le texte a porté au rouge ne témoigneront finalement que de leur temps, et ce n'est déjà pas si mal. Breton n'était-il pas un fou qui croyait aux voyantes au lieu de communier comme tout le monde et d'abandonner sa langue aux doigts pressés de l'officiant136 ? « Laisser aller la plume où la verve l'emporte, » écrit Mathurin Régnier. Qu'est-ce que la verve ? La satire a-t-elle vraiment le pouvoir de contrebalancer les retombées égocentriques de la rêverie ? Comment ne pas ressembler à ces pitres de la littérature qui s'en prennent à l'autre pour le contraindre au moi ? Le racinement, le sacrifice de ce qu'on a construit en soi, les bluettes camusiennes, les cheveux coupés en quatre de Sartre qui s'échine à mettre de l'existentialisme dans l'humanisme qui n'en veut pas, ces contorsions de l'esprit qui souffre de voisinage et explique le malheur des siens par la présence des autres, — toute cette boue de l'esprit que nous charrions à longueur d'existence, c'est aussi la terre, peut-être mieux que l'homme lui-même.

Il y a quelque temps, à la télévison espagnole, un interviouveur, assez amusant de sa personne par le port original de la casquette et la hauteur de sa voix, interrogeait une compatriote écrivaine vivant semblait-il assez heureusement à Paris. Avant tout éloge, qui pût être considéré comme une avanie respectivement à Madrid137 d'où ce présentateur avait fait le voyage, il demanda à l'écrivaine, une romancière je crois, si elle ne souffrait pas trop de nostalgie de la terre natale.

— Ne crains-tu pas d'y perdre ton identité ? demande-t-il.

Le visage de l'écrivaine s'éclaire et lance, avec ce mouvement typique des mains, de la bouche et de l'échine qui caractérise le langage conversationnel des Espagnoles :

— Cuando menos identidad, ¡mejor !

Ce qui pourrait se traduire par : Moins on s'identifie, et mieux on se porte.

Le présentateur recule, outré :

— Tu ne peux pas dire ça ! L'identité... ah !

Il vacille. Elle regrette :

— Oui, oui, dit-elle (on sent que les mots fuient sa pensée). L'identité, oui, c'est important.

Ce qui était surtout important, c'était d'apparaître comme attachée à sa terre natale alors que, visiblement, elle ne se préoccupait que de son travail littéraire. Satisfait, le présentateur poursuivit son itinéraire de visiteur venu d'ailleurs. Une leçon donnée aux animaux.

Identifier le moi à la nation est une ignominie. Le jeter dans les poubelles de la religion, un suicide. Mais c'est une affaire personnelle. Que cela reste une affaire personnelle et qu'on n'en parle qu'autour de soi, pas avec les autres. Le nationalisme est un des paramètres de la dictature, de ce qu'on appelle aujourd'hui, par un heureux élargissement du sens, le fascisme. Avec le corporatisme et l'autoritarisme, c'est l'outil des régimes qui oppressent jusqu'à l'assassinat impunissable sauf miracle de l'Histoire. Manier le nationalisme est un danger pour les autres. On en vient toujours à se demander : qui nous empêche d'être ce que nous sommes (ce que nous voulons être) ? De l'élimination à l'extermination, par exclusion, par mutilation, voire par la torture pure et simple, il n'y a qu'un pas que les nations européennes ont déjà franchi. Le fond social et familial de nos nations n'a pas essentiellement changé. On a pris les mêmes et on a recommencé138. La moindre des leçons qu'on puisse donner si on veut rester Français,

— c'est de minorer le nationalisme, au moins par respect des nationalités exclues du jeu international,

— de veiller aux regroupements par trop stratégiques, y compris industriels et financiers,

— et de soumettre les gardiens de la paix à une surveillance constante139, non pas de la part de magistrats dont la probité est trop facilement en cause, mais au moyen d'une parfaite transparence des actes et des actions.

Or, sous la pression d'un soi-disant danger venu de l'Orient140, c'est exactement le contraire que nous faisons. Que le nationalisme soit une fatalité ou un goût immodéré pour l'appartenance, n'est pas en soi un problème, pourvu qu'on limite les pratiques nationales à ce qu'elles ont de plus humain, notamment cette solidarité dont le concept nouveau nous est arrivé de Pologne en des temps de fin de guerre larvée. Que les nations deviennent enfin les conservatoires de l'humanité, si l'humanité est condamnée à demeurer une pluie de nations correspondant à des visions et des pratiques différentes, voire impossibles à associer autrement. Le moi, tributaire de l'emploi du temps et des conditions matérielles d'existence, y trouverait peut-être son compte. Mais je doute, et c'est la raison d'exister du « Tractatus » face à « Aliène du temps », que cela arrive un jour. « Le rocher de Sisyphe ? Les surréalistes diffèrent de Camus en ce sens qu'ils croient qu'un jour ou l'autre il va se fendre, abolissant comme par enchantement la montagne et le supplice...141 » Ce serait en effet formidable d'abolir le supplice par enchantement plutôt que par législation interminable et jurisprudence appliquée. Mais ce n'est qu'une croyance, qui vaut ce que la cruche vaut à l'eau.

La question de l'écrivain

Dans un de ces trop rares reportages auxquels la télévision préfère depuis belle lurette le discours propagandiste des images montées et commentées142, de jeunes Saoudiens s'exprimaient devant la caméra, accroupis en demi-cercle devant elle. C'étaient des pauvres, des êtres sans avenir professionnel ni social, condamnés de surcroît à la virginité ou au viol. Renvoi de miroir, non reflet dont le Royaume ne sait pas se passer malgré des pratiques judiciaires despotiques et cruelles. Misère des profondeurs de l'âme dont la civilisation arabe, mère de tous les contrastes et de toutes les beautés tangentes qu'il a été donné à l'homme de haïr et de contempler, possède le secret bien gardé malgré le spectacle des sacrifices punitifs. Ces jeunes n'envisageaient pas de devenir autre chose que ce à quoi les destinait leur condition à la fois d'Arabes et de pauvres. Ils maniaient des téléphones portables pour se gaver de séquences pornographiques avec l'assurance de ne pas pécher puisque, selon les données du mulla, les femmes en question n'étaient pas des Arabes. Un racisme abouti accompagnait leur perdition religieuse savamment mise à la place de la conviction, toujours plus acceptable, et mêlée à un discours clairement orienté vers la lutte contre tout ce qui n'est pas donné à Dieu ou donné par lui. Cependant, ces jeunes ne cultivaient pas l'illusion. Il voulaient simplement se donner l'air de se soumettre. Leur existence était celle de chapardeurs, en attendant des délits plus sérieux et, au bout d'un voyage qu'ils prévoyaient court et agité, le crime qui les conduirait à la potence après des mutilations codifiées. Ces images m'ont immédiatement rappelé cette séquence du « Trésor de la sierra madre143 » où les bandits mexicains sont fusillés par l'armée nationale mise à la place de la police. Le chapeau d'un des bandits s'envole, le bandit demande à le récupérer, ce qui lui est consenti, il le replace sur sa tête, et la fusillade envahit l'espace sonore de la poussière soulevée par le vent. Pas un cri, pas une plainte, pas une revendication, ni un reproche. La mort était attendue depuis longtemps, comme chez ces jeunes Saoudiens que la nation a condamnés d'avance. Le racinement144 n'a guère consisté qu'à ne pas chercher à échapper aux données d'un destin annoncé par la filiation. Ceci, en pays souverain et immensément riche.

Il en va autrement en pays conquis. Dans « Le problème du colon » tel que le pose et le résout Boris Vian, le vieux colonial, poussé à bout, ne manque jamais de s'exclamer : Enfin, Monsieur, nous leur avons apporté la civilisation à ces gens-là ! Sur quoi un titi se lève dans l'assistance et s'écrie d'une belle voix de contralto : Si vous leur avez apporté la civilisation, faudrait peut-être les traiter comme des gens civilisés. Et le colon, superbe, répond d'une voix ample : Il n'y a rien à faire avec ces brutes !145

N'oublions pas, tout de même, que les grandes voix de la littérature française, pour être revendicatives, et quelquefois avec une hargne exemplaire, n'en sont pas moins celles de personnages qui eussent vécu comme leurs semblables si la mélancolie, la colère ou la maladie ne les avaient emportés au large de leur port d'attache. Ces appareillages horizontaux ont leur lyrisme, certes, mais sont-ce des voix du siècle ou seulement du choix opéré d'en haut par la magistrature du bien ?

Le mal est ailleurs. Et nous le savons bien.

Tout autre est le portrait d'Aimé Césaire qu'André Breton trace comme l'écriture même dans ce décidément bon livre qu'est « Martinique, charmeuse de serpents146 ». Il m'a toujours semblé, mais depuis le temps a passé et c'est maintenant une quasi-certitude, que ce portrait est plus généralement celui de l'écrivain idéal selon Breton. En huit points :

— 1. Cet écrivain est « engagé tout entier dans l'aventure », il dispose « de tous les moyens capables de fonder, non seulement sur le plan esthétique, mais encore sur le plan moral et social, que dis-je ? de rendre nécessaire et inévitable son intervention. »

— 2. « C'est la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l'ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques.147 »

— 3. « J'ai été confirmé dans l'idée que rien ne sera fait tant qu'un certain nombre de tabous ne seront pas levés, tant qu'on ne sera pas parvenu à éliminer du sang humain les mortelles toxines qu'y entretiennent la croyance — d'ailleurs de plus en plus paresseuse — à un au-delà, l'esprit de corps absurdement attaché aux nations et aux races et l'abjection suprême qui s'appelle le pouvoir de l'argent. »

— 4. « Ce poème n'était rien de moins que le plus grand moment lyrique de son temps. »

— 5. « Un poème à sujet, sinon à thèse. »

— 6. « Le don du chant, la capacité de refus, le pouvoir de transmutation spéciale dont il vient de s'agir, il serait trop vain de vouloir les ramener à un certain nombre de secrets techniques. Tout ce qu'on peut valablement en penser est que tous admettent un plus grand commun diviseur qui est l'intensité exceptionnelle de l'émotion devant le spectacle de la vie (entraînant l'impulsion à agir sur elle pour la changer) et qui demeure jusqu'à nouvel ordre irréductible. »

— 7. « Derrière cela encore, à peu de générations de distance il y a l'esclavage et ici la plaie se rouvre, elle se rouvre de toute la grandeur de l'Afrique perdue148, du souvenir ancestral des abominables traitements subis, de la conscience d'un déni de justice monstrueux et à jamais irréparable dont toute une collectivité a été victime. »

— 8. « Il est normal que la revendication le dispute dans le Cahier à l'amertume, parfois au désespoir et aussi que l'auteur s'expose aux plus dramatiques retours sur soi-même. Cette revendication, on ne saurait trop faire observer qu'elle est la plus fondée du monde, si bien qu'eu égard au droit seul le Blanc devrait avoir à cœur de la voir aboutir.149 » 

Après cela, comment imaginer que Louis-Ferdinand Céline est plus grand que Césaire ? En tout cas, ce n'est pas au texte que je le demande. Car si Céline donne à l'écrivain les moyens d'une revendication tonitruante mais essentiellement xénophobe, que des scribouillards ne se privent pas d'évoquer pour aller encore plus loin dans la dépréciation de l'autre, Césaire offre le flanc de qui a trouvé le ton de la sagesse humaine et de la transmission orale. On a tort d'assimiler les gesticulations verbales, la petite musique, à la littérature qui est, sinon le silence dont nous parle Maurice Blanchot150, au moins cette immobilité de contemplateur et d'homme d'action, qu'il ne faut pas confondre avec la paralysie des périodes de convalescence, les instants de désespoir ou les moments d'égarement de la raison aux prises avec son contraire et ses contradicteurs.

J'en veux pour preuve ces trois attitudes décelées dans la lecture de trois écrivains que j'admire :

— Ernest Hemingway : « Pour moi, sur les questions de morale, je ne sais qu'une chose : est moral ce qui fait qu'on se sent bien, et immoral ce qui fait qu'on se sent mal.151 »

— Wystan Hugh Auden : « La poésie la plus vraie est la plus artificielle.152 »

— Boris Vian interprété par Noël Arnaud : « Le bonheur sur cette terre et tout de suite !153 »

À la revendication héritée de la chair et de ses commerces, le bonheur, appelé par le plaisir et formé par le désir et les moyens du plaisir, ne propose que ses questions de douleur intime. La collectivisation des biens littéraires ne se fait plus par l'intermédiaire d'un discours à portée d'historien, mais sur le tas, sous la main, en pleine existence quotidienne, loin des préoccupations politiques, à fleur d'un universel limité à une présence qui en a le temps et les moyens. Ces deux organismes de la physique littéraire ne se croisent jamais. On assiste même quelquefois à leurs confrontations stériles. C'est que l'histoire est celle du droit alors que la douleur intime se passe des formes judiciaires. Les mélanges ne prennent pas. On ne peut pas à la fois juger et ne pas juger. Ce qui nous amène, en conclusion, à évoquer

La question du principe de poésie.

La question du principe de poésie

— Pour un écrivain, mettre ses propres rêveries intellectuelles, qu'il aurait pu vendre à bas prix sous forme d'essais, dans la bouche de caractères artificiellement construits, qui sont plus rémunérateurs une fois présentés comme des gens véritables dans un roman, c'est de la bonne économie, peut-être, mais cela ne fait pas de la littérature.

— Ernest Hemingway — « Mort dans l'après-midi. Chapitre XVI. »

— Oui.

 

Les lecteurs espagnols de Julio Córtazar connaissent tous ce petit livre publié en 1973 à Barcelone154 : « La casilla de los Morelli155 ». Son éditeur, Julio Ortega156, y présente les morelliennes, ces bribes d'un texte attaché ou inclus dans « Marelle157 » où le personnage de Morelli se livre, par l'intermédiaire de Córtazar, à de précises activités romanesques. « En ce sens, écrit Julio Ortega, l'activité de Morelli multiplie la formulation du roman lui-même. Cet auteur apocryphe y vit toute la richesse d'une confluence des transgressions : les personnages lisent ses notes, le roman même qui l'écrit, participant ainsi [...] au cœur d'une activité critique dont le signe est la possibilité d'un autre roman, d'un autre lecteur. » La tentation d'isoler les morelliennes de leur contexte, en les associant d'ailleurs à d'autres morelliennes tirées d'autres ouvrages de Córtazar158, est irrésistible, et autorisée par l'auteur (qui est-il ?) lui-même. On assiste alors à une espèce de poétique, une théorie de la littérature, en même temps, et ce n'est pas le moindre paradoxe, qu'à un art d'écrire (des romans ou autre chose). Certes, Córtazar (si c'est lui) a ainsi épargné à son lecteur les méandres et les fragments d'une pensée qui se refuse à la formation d'un courant qui aurait au moins l'avantage de passer. Il ne réalise aucune économie : le livre a conservé son épaisseur mais, contrairement à beaucoup d'autres, il n'est pas construit, pas même métaphoriquement comme les beaux romans d'Ernest Hemingway. Pourtant, rien ne nous force ni ne nous invite à aller jusqu'aux morelliennes. On peut s'en tenir à l'agonie de Morelli, aux commentaires qui l'entourent, sans procéder à cet approfondissement qui, Hemingway a raison, peut faire perdre le temps non pas des plus pressés, mais des moins intéressés par les tractations souterraines de l'ouvrage et de son créateur, car nous savons bien qu'il ne s'agit finalement que de cela, de cette solitude à deux où le lecteur n'est qu'un avatar commode du texte en jeu159. Je n'ai pas procédé autrement avec le « Tractatus ologicus ». Le lecteur est épargné, il ne subit pas les dessous de l'affaire, d'autant que ceux-ci n'ont pas grand-chose à voir avec ce qui est raconté. Et s'il souhaite approcher la douleur d'être écrivain, il lira ces « Questions » comme la possibilité d'un personnage qui occupe une case de l'échiquier narratif, ou plutôt de cette grille mentale qui en affecte la réalité à des idées relativement sensées et organisées. L'essai est rejeté en marge non pas pour améliorer le personnage, mais pour en créer un nouveau. Petite nuance qui, de « Paludes » aux « Faux-monnayeurs »160, change la farce en roman, et où l'« idiosyncrasie du lecteur » n'est pas périmée d'avance.

Dans cet essai-préface, nous avons aussi tenté, sinon de résoudre, — mais on sait ce que valent les solutions par trop explicatives, du moins d'apporter des éléments de réponse au problème éthique balayé par Hemingway. La question du compromis, soumise à des conditions d'équilibre précaire, il a attendu la Guerre d'Espagne pour la poser et elle a sonné le glas d'une œuvre qui n'en contenait pas intrinsèquement la réponse. Dans le « Livre de Manuel », le dernier roman de Córtazar161, elle est encore plus clairement admise. Mais l'écrivain est-il mieux loti que tout un chacun ? Agir avec les autres n'est que rarement agir en accord avec soi-même. Un discours, littéraire ou non, y naît comme une espèce d'attente qui n'en finit pas et qu'il faut assumer sous peine de se retrouver seul face à la mort pendante comme une décision de justice, comme un autre discours justement, tenu en termes techniques et de plus en plus techniques au fur et à mesure qu'on en sait moins, ce moins dont les sciences nous approchent maintenant avec une vigueur insoutenable de détails apocryphes162. Je ne pousserai pas plus loin ici ce qui me semble être le thème du bonheur, de Platon à Hegel. Et jusqu'à Hemingway justement, m'en tenant à cette sortie d'André Breton : « Dans l'amour, ce n'est pas le bonheur que j'ai cherché, mais bien l'amour.163 » Sans aller toutefois jusqu'à affirmer : « Nous n'avons jamais prétendu au rôle d'écrivains publics, qui suppose, à l'envers du nôtre, le goût de cultiver le lieu commun. Aux impudents niveleurs par la base, aux feuilletonistes démagogues, nous persistons à opposer le parti de la libre recherche et de la plongée dans l'inconnu. [Jusque-là, rien à dire] Force est, dès le départ dans cette voie, de renoncer à l'audience des masses [Toujours rien à dire], trop inéduquées pour pouvoir entendre du nouveau.164 » Dire : qu'entre la canaille de Voltaire et l'inéduqué de Breton, mon cœur ne balance pas ; qu'on considère qu'il est inutile d'éduquer les masses sauf pour les mettre à l'ouvrage des ambitions nationales, ou que cette éducation passe par la pratique de la poésie (dans un sens général), ne résout absolument pas la question de savoir jusqu'à quel point je peux sacrifier ce fragment de moi-même, toujours croissant, dont l'absence me permet d'agir avec les autres. La réponse à cette question n'est pas non plus dans l'ouvrage d'un roman, sinon Córtazar n'aurait pas, comme un alchimiste baratineur, emporté le secret dans sa tombe. Entre Confucius et Thomas le magicien, je ne choisis pas. Je ne fais que me poser la question, et je vis en attendant165.

Il semble bien, comme le dit Marcel Duchamp quelque part, que le poète croit. Et dans le fond, je reste persuadé que biologiquement cette croyance ne vaut pas plus cher que la croyance en autre chose de moins proche et de par conséquemment à proximité de cet autre que je désire pour complémenter son action ou l'introduire aux principes de celle que je promeus dans l'univers noir. Je n'y vois pas une fatalité. Je me garde d'expliquer. Les deux textes qui assistent à ma décomposition intellectuelle ne me sauvent de rien :

— le texte obscur auquel on ne remédie pas ; cette obscurité n'appelle pas la perfection ; elle est chantée et vaut ce que valent les « Chimères » de Gérard de Nerval. Ou elle ne vaut rien. Elle introduit un certain sens de la magie qui me défrise quelquefois ; obscurité de la phrase ou celle des circonstances, car je ne pratique pas celle des mots ni de la syntaxe (par goût ?).

— le texte clair, ou qui témoigne clairement de sa destination, renoue avec le souci fébrile des améliorations encore possibles ; il s'accroît par arasage des reliefs ; il tend à l'explication et non à l'essai.

Il apparaît alors que ce que je voue à l'obscurité, c'est le roman lui-même. Ceci est clair pour « Aliène du temps », texte lisible mais obscur par ce qu'il contient non de langue mais de situations confinant à une rhétorique de l'imagination. Pourtant, le « Tractatus », qui est loin de ressembler physiquement à un essai, même d'explication, est clair dans son récit (et amusant dans ses intrigues). Et le texte que je lui soustrais pour ne pas ennuyer le lecteur, veut être clair et n'y parvient pas toujours, me condamnant, croit-il, à y perdre mon temps précieux à le parfaire dans la langue et non plus dans ce que je sais des surfaces de l'écriture. Ce jeu à trois (il n'y a pas d'essai obscur), je l'ai toujours joué, et ce n'est qu'au bout de l'aventure que j'en dissocie les avatars :

— un roman complexe par sa composition, facile à lire cependant, « Aliène du temps » ;

— une série romanesque facile, le « Tractatus ologicus »,

— et ce livre que cet essai-préface prolonge à sa manière, le « Livre des lectures documentées » qui est celui, mieux qu'un personnage dont les autres personnages abuseraient par un usage oblique du texte : il est moi même aux prises avec ces autres que je voudrais convaincre de mon honnêteté afin qu'ils me permettent de participer à leurs travaux à ma manière.

J'ai donc raison d'écrire un essai, et ce n'est pas si bête de tenter de m'y expliquer le plus clairement possible.

Je suis conscient, en écrivant ces lignes, d'être dans le roman, comme William de Kooning se trouvait dans le tableau. Le jeu des transgressions n'a pas de règles. Au lecteur d'en découvrir les effets. Ce n'est pas de la littérature, si la littérature appartient à la langue, française en l'occurence.

Quand un défenseur de la langue française « s'insurge » contre une décision qui « viole la loi Toubon », et que de surcroît « il fait remarquer que la langue française est plus précise que l'anglais », citant de « nombreux exemples scientifiques », et ce au sein d'un organisme reconnu166, je souris. Boutros Boutros-Ghali, prince d'Égypte, résume : « À travers cette conquête de marchés (l'Internet), c'est un enjeu stratégique de pouvoir et l'expression d'un mode de pensée qui se joue. » Des salades ! Et pourtant, tout le mal vient de là. Je ne suis pas de ceux qui accusent l'édition de truquer les cartes de la littérature uniquement par le jeu économique. Certes, les requins abondent, mais le véritable enjeu est politique. Comme il ne s'agit nullement de sauver une langue française qui n'a besoin que de son peuple et de ses écrivains pour survivre non pas à l'Histoire en marche mais à celle qui est déjà accomplie167, — que les lois qui octroient ne sont pas des lois mais des contraintes168, ce n'est en tout cas certainement pas de ce côté de la langue qu'il faut aller chercher sa nourriture. Nous vivons au temps où les « procès Dreyfus » ne sont plus possibles, et où pourtant ils abondent. Tout comme l'état d'écrivain n'est pas une fatalité, la langue est simplement une rencontre. La vie, quoi.

Ces conditions d'existence imposent à l'écrivain un principe de poésie qu'il connaît sans jamais être capable d'en exprimer autrement que par le poème à la fois la complexité et la fraîcheur. Je suis personnellement convaincu que c'est le plaisir de la lecture qui prime et que par conséquent, on peut prendre beaucoup de plaisir à lire ce qui est mal écrit, ce qui n'est pas écrit profondément, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec la littérature. Ce plaisir, que je partage si peu et dont je ne serais que l'argumentateur s'il m'était donné de le partager, est la cristallisation dans l'autre, celui qui me lit et avec lequel je n'agirai peut-être pas, de ces petites excroissances explicatives qui composent cet essai-préface plus qu'elles ne le construisent d'ailleurs. « J'écris très mal, mais quelque chose transparaît.169 [...] En lisant son livre, on avait par moment l'impression que Morelli avait espéré que l'accumulation des fragments se cristalliserait brusquement en une réalité totale.170 » D'où venons-nous ? il n'y a qu'une réponse scientifique en formation qui démêlera difficilement les spéculations de l'écheveau des découvertes ; qui sommes-nous ? nous le savons bien, mais nous n'avons pas établi l'égalité et confié ses soubresauts à une justice indigne de confiance ; où allons-nous ? au gré du temps, sans doute, mais cela s'arrête brutalement et il y a peu de chance pour qu'on y change jamais quelque chose. Que la littérature, sa pratique, soit porteuse de l'énergie et des moyens nécessaires pour agir avec les autres au détriment de soi-même sans y perdre son identité, je n'y crois guère. Je crois plutôt au compromis, à la ruse, mais y croire, n'est-ce pas déjà croire à la guerre ? Êtres politisés plus que partisans, nous n'avons que le choix de la solitude, qui conduit aux enfers de l'enfermement hospitalier, ou à l'action, qui se termine quelquefois par l'incarcération judiciaire. Mais je ne crois pas à l'action associée au poème de circonstance, ni au poème de l'élémentaire171. Quant à l'attitude finale d'André Breton, elle devient si muette sur la question politique que le poème n'y revient plus. Alors ? Jouir ?

Conclusion

Le temps des conclusions est celui des simplifications destinées à l'éducation ou à l'édification personnelle de l'autre. Quand on s'est bien et longuement expliqué, il convient de conclure par quelques idées majeures propices sinon à la compréhension, du moins à la compassion.

Ionisation

J'ai toujours aimé les schémas scolaires. Je croyais avoir compris l'eau quand on m'eut expliqué que c'était l'association atomique172 d'une molécule [— —] (en général de couleur jaune) avec deux autres d'hydrogène [+ +] (rouge) ; nous en étions à H2O ; il est difficile en effet de ne pas concevoir que [[— —] & [+ +]] est égal, physiquement, à un, ce qui permet à l'eau d'exister ! HO n'avait pas de signification naturelle, il n'y avait pas de HO— autour de nous ni sous la terre173, sinon on aurait aussi facilement compris que [— & +], est aussi égal à un, ce qui arrive, alors que [—1 & +1] est égal à rien, selon un commode imaginaire des nombres usuels dits réels174. On m'a expliqué ensuite, toujours dans une perspective pédagogique destinée à faire de moi un de ces ingénieurs dont la société a un besoin carnassier175, que l'eau se trouvait plutôt sous la forme H3O+, déséquilibre fondamental que mes observations opiniâtres de la mer176 ne confirmaient guère, n'y trouvant que la joie du bain, la perspective des voyages177 et les terreurs de la noyade. Cette ionisation ne me changea guère. Je savais où j'allais, et ce que je voulais.

 

La thématique

Il est en effet assez ordinaire d'aborder les auteurs par une description thématique des environnements qui apparaissent au premier plan de leurs textes. On aime à plonger dans le comté de Yoknapatawpha178 avant même de s'initier à la littérature. Si on adore les rhinocéros, on en trouve de mythiques dans les romans d'Ernest Hemingway. La critique même, chargée de cette dimension du marketing mixt179 qui consiste à bien définir le produit pour en assurer la vente en nombre, ne se prive pas d'en inonder nos loisirs culturels. On assiste ainsi, quotidiennement, et en particulier aux époques de rentrée, à une floraison de descriptions thématiques, du rose bonbon à la noirceur sanglante ou exsangue, en passant par tous les tons de la retenue et des confessions fébriles. Le personnage a pris une dimension de star, sans doute parce qu'on vise le mythe et parce qu'on le vise, comme dans la « Chanson de Roland180 », dans des intentions bien définies. Il y a loin entre l'appropriation de Pantagruel, qui demeure d'actualité et nous confisque par sa puissance les ressources d'un génie bavard à souhait, et les échos mythiques dont Quentin Tarantino trace les sens181 avec l'outil adéquat dont il connaît la mesure mieux que tout le monde en ce moment. Certes, il est intéressant de mettre un peu d'ordre dans les procédés imaginaires d'un auteur. Cela permet surtout de comparer les équivalences d'un auteur à l'autre, — et les époques qui les cadrent de leurs moulures rectangulaires. Ces jeux du jeu rejoué en termes non littéraires permettent l'approche, mais ils sont le plus souvent destinés à aguicher et non pas à signaler. Les supports de la communication, Internet et autres magazines, abondent en notes de lectures qui n'en sont pas, qui n'en sont que la description déviée, connectée à d'autres réalités qui ont à voir avec celle du lecteur professionnel et fumiste et de sa clientèle hystériquement amateur, rarement dilettante au point de ne pas s'en soucier plus que ça. Je n'ai donc pas abordé ici le « Tractatus ologicus » par ses thèmes spirituels ni circonstanciels. Je n'ai même pas évoqué les lieux. Après tout, il suffit de lire pour les rencontrer et je ne vois vraiment pas ce que leur description pourrait ajouter à ces déferlantes de fond. Je m'en suis tenu, ici, à des travaux d'approche de la doctrine qui fait le lit du texte. Et il est temps de conclure, quitte à n'en donner qu'une idée, ce qu'elle n'est peut-être pas, l'idée.

La langue

J'évacue la langue. Deux principes m'y prédisposent :

— je n'ai aucune préférence ;

— ni aucun respect.

J'ai opté pour ma langue maternelle, le français, plus par facilité que par référence à son enfance maternée. Je pense qu'on peut aussi bien écrire dans une langue qu'on ne maîtrise pas que dans celle qui a assisté aux croissances de la connaissance et des comportements182. Manipuler autre chose que le texte, quand on écrit, ne relève que de la ruse et non pas de cette profondeur de l'allusion savante ou purement aléatoire dont on prétend meubler nos instants de solitude vraie. Je ne sais pas, pour ne pas l'avoir pratiquée, si l'invention d'une langue est nécessaire ou simplement utile. Ma lecture de « Finnegans Wake183 » est fragmentaire et souffre d'abandons tragiques. L'invention d'une langue universelle184 demeure une option prometteuse. Je me console des difficultés qu'elle suppose en pensant que l'humanité a encore le temps de devenir le conservatoire des langues et qu'on permettra un jour aux citoyens d'y faire leur choix. Je crois à l'instrument. Je suis un écrivain instrumentiste.

Personnellement, je ne touche pas aux mots, sauf dans le néologisme dont je n'abuse pas, et je ne détruis pas les constructions syntaxiques habituelles. J'ai choisi d'utiliser une langue conforme à ses principes, ne la dérangeant que dans ses applications. La vitesse d'exécution en est le paramètre primordial. La langue se rapproche du personnage, mais sans lui donner une dimension psychologique ; autrement dit, la langue m'appartient, c'est là mon défaut. Je ne l'enrichis pas, ni lexicalement ni syntaxiquement, ne jouant pas ainsi le rôle d'un écrivain. Je l'appauvris par la complexité des contenus, par leur désordre et les tentatives d'éclaircissement des fonds. C'est une langue qui coule comme tout ce qui se dit. C'est la promenade sans les lieux exacts de la rêverie, mais avec suffisamment de réminiscences pour qu'elle se mette à exister textuellement.

La technique

Techniquement, mes choix ne sont pas ceux d'un poète ni d'un critique. Ils sont souvent le choix d'un narrateur. Deux principes modulent le style :

— la liberté héritée du surréalisme et notamment de l'écriture automatique et du hasard objectif ;

— l'implicite d'abord trouvé chez Hemingway puis retrouvé chez Gertrude Stein.

Ces pratiques confinent à la matière185. Le texte est donc le produit de l'acte d'écrire. Les poèmes et les nouvelles que j'ai en tête s'y retrouvent. Je pourrais en établir les anthologies respectives, mais je n'en vois pas l'intérêt. J'ai préféré doubler186 « Aliène du temps » d'un autre texte moins écrit et plus divertissant. Je consens ainsi à m'expliquer sans avoir à construire une dissertation qui ne serait au fond qu'un traité du style.

Je suis un écrivain matiériste. « Aliène du temps » en donne la mesure, et le « Tractatus » la possibilité. Aux principes de liberté et d'implicite, je pourrais ajouter celui de curiosité, tout simplement, tout modestement. La curiosité légitime de celui qui ne prétend pas tout savoir, mais que la moindre manifestation phénoménale rend apte à l'intelligibilité, ce qui l'éloigne en effet de la compréhension, et l'approche de la compassion. La pratique de la matière amenuise l'égocentrisme, sans doute parce qu'elle est capable de blesser réellement. Peindre à l'huile et à l'aquarelle, c'est peindre et peindre et non pas seulement peindre. De même que le piano ne peut pas rendre ce que le violon retourne à la musique. Au fond, comme le rappelle Ezra Pound,

— « on n’enfonce pas des clous avec un matelas »

— « celui qui veut conserver une tradition devrait toujours s’appliquer d’abord à savoir en quoi elle consiste.187 »

 

Voilà pour les questions de langue et de technique relatives à une doctrine dont il faut bien s'embarrasser au moment des explications dues au visiteur188. Je conclurai avec quelques rapides observations sur la fonction de l'écrivain. « Il importe peu que le bon écrivain veuille être utile, ou que le mauvais écrivain veuille faire du tort aux gens.189 »

La fonction

Je n'ai peut-être pas saisi toute la portée de l'idée d'Ezra Pound190 quand il dit : « Les artistes sont les antennes de la race. » Ce n'est pas le mot race qui me gêne ; il est pris ici dans le sens de race humaine, d'humanité, mais avec une nuance biologique qui réduit l'humanisme à ce qu'il est, une particularité. Le mot antennes, avec son insecte et son poste de transmission par ondes radio, y est purement utilitaire. Le mot artiste est acceptable par tous ceux qui ont une idée de ce qu'il peut être et représenter. Par contre, l'effet d'onde porteuse n'a pas de prise sur moi. Dans ce monde globalisé depuis longtemps, les hommes politiques donnent constamment une mauvaise idée du pays qu'ils sont censés diriger ou incarner, la religion est une puissance gouvernante ou étatique, et la science, espèce d'art, ne réussit que dans les applications industrielles aux retombées immédiates. L'art, s'il n'est pas commercialisé ou sacralisé, n'est qu'une pratique individuelle qui consiste le plus souvent à ne pas se suicider dans le cadre d'un funambulisme mental qui lui sert à la fois de décor et d'exutoire. Je n'ai donc pas une très haute opinion de l'art ; je ne suis pas même prêt à reconnaître ses édiles et ses maîtres. La beauté, le calme, etc., ne constituent à mon sens qu'une consolation ou un dérivatif. Quand la fonction de l'écrivain se limite à la librairie ou au parti politique, ce qui inclut tout le reste du chaudron existentiel, je prétends que la philosophie, dans son sens le plus trivial, est tout ce qui reste à cet autre écrivain qui travaille dans sa tête sans parvenir à partager équitablement, en fonction de ses heures, ce qui s'y passe de créateur et de pensée profonde et peut-être utile. Oui, profondeur et utilité, je n'hésite pas. Mais au lieu de créer le poème, de redonner un sens à ce mot valise, j'écris des romans.

De Gaston Leroux à Julio Córtazar, le chemin est courbe comme une droite tracée dans l'espace infini, calculable par abstraction, précis comme le temps. Mais c'est tout ce qu'il partage avec le temps. Je ne crois pas à la madeleine de Proust, du moins pas comme drap du lit. Mes réminiscences sont étrangères à ce que je veux et sans doute encore plus strictement à ce que l'autre me veut191. Le texte n'est qu'un long vocatif, je n'ai jamais dépassé cette limite tracée devant moi, cas d'absolu hors de la connaissance parfaite puisque celle-ci n'est plus possible raisonnablement192. Cas régime, agglomération de personnages parlant. On mesurera ici toute la différence qui éloigne le texte littéraire, litanique et fureteur, de son pendant l'exposé, didactique ou simplement tenu de conserver en mémoire. Et là où peut-être l'écrivain en poste se charge de l'action à imposer à la connaissance, moralisant et esthétisant à souhait, je ne suis que cet artisan instrumentiste et matiériste qui lutte, en dehors du temps qui l'efface, contre les amertumes des nourritures terrestres et la vénalité des festins promis.

Connaissance et lieu

Une profondeur s'est ouverte comme une brèche. La littérature n'est pas une science. Elle ne sert pas à connaître. La seule connaissance qui m'apparaît quand je considère ses tourments langagiers, c'est celle des lieux. Il y a des lieux impossibles à connaître autrement. Ce n'est pas grand-chose, ces endroits du langage qui limitent mal la coulée verbale. Et ce n'est souvent que la nostalgie, ou le confort. Mais les mots ont un pouvoir sur les lieux. Ils les installent. Et du coup ils existent comme ils n'ont jamais existé : en soi ; ce que la simple rêverie ne parvient pas à extraire du néant ailleurs que dans sa propre tête et au détriment de la compréhension que l'autre attend, c'est son seul temps existentiel, en attendant. Le lieu est le grand absent et la seule connaissance. Il est le mythe fondateur du texte. En dehors du temps et passée toute reconnaissance territoriale trop exactement postée à l'entrée du compendium.

Action et personnage

Le personnage est accessoire. On ne dira jamais assez que le roman peut s'en passer. Il facilite, au plus. Il remplace. Il agit, au fond. Dans « Aliène du temps », il n'est jamais lui-même. Et quelquefois, par pur souci de libre expression, il émet des opinions comme renvoi à celles qui l'atteignent en plein cœur. Il y a des idées tenaces, qui étaient d'abord des sentiments, et que l'existence a imposées à l'acte : antinationalisme fervent, anticapitalisme rageur, méfiance de la chose jugée et quelquefois des juges. Ces idées envahissent le roman quand la pression menace la tranquillité recherchée comme repos. Elles luttent contre les plaies intellectuelles du temps et de son Histoire. Elles ne militent pas cependant. Elles n'engagent que l'instant, comme s'il ne s'agissait au fond que de gueuler sur le seuil de sa propre maison, sans drapeau, sans signe distinctif d'appartenance, sans ambition démesurée, sans cet égoïsme qui nourrit la jalousie et l'hypocrisie, et avec une nette intention de nuire aux jugements qui détruisent au lieu de reconstruire.

Éthique et temps

L'éthique serait un temps, celui qui est nécessaire pour se mettre à la place de l'autre avant de le juger. Il ne s'agirait plus, comme dans la mascarade judiciaire, de juger la chose et non pas son auteur193, comme si la ferveur des tribuns en était capable, mais d'avoir une idée de l'autre pour porter le jugement sur soi. Récit impossible par nature. Ses dialogues amenuisent la rencontre, ses descriptions n'en finissent pas avec les limites de leur objet. Pourquoi ? y demande-t-on. Et aucune réponse ne parvient au texte, comme si cet au-delà de soi n'avait qu'une existence d'idée. Il faut alors se méfier de la paresse, de ce qu'elle implique d'abandon de l'auteur pour renouer avec la chose et la juger en condamnant son auteur. Ces glissements du sens à donner, comme cela se lit chez Céline qui n'était pas seulement un fou mais aussi un salaud, recule l'échéance du temps jusqu'à l'acculement au néant. C'est ici qu'on peut perdre son temps. Il s'agirait, si le mot n'est pas trop fort en la matière, de concevoir une éthique du temps.

Esthétique et sens

Et puis le sommet, l'évidence, le point nommé depuis longtemps : l'esthétique. J'ai parlé de clair/obscur. Et j'ai donné, du moins en partie, le roman qui lui correspond. Il me semble que c'est cette antinomie qui fonde l'esthétique. Double recherche, mais en sens opposé ou déviant. Une égale force s'applique au centre pour provoquer les tournoiements. Clignotements incessants. Le texte lisse la surface quand il s'y trouve, et se signale par sa seule respiration quand il est en plongée. Le narrateur s'y rencontre. Partant d'une connaissance des lieux, qui a une importance mentale mais aussi culturelle, il a pénétré le personnage de ses actes et de ses intentions, que le personnage lui ressemble ou qu'au contraire il le juge. Sur ce fond, il écrit ce qu'il dit. Et la clarté comme l'obscurité se soumettent à sa narration au gré des facilités, des renoncements, de la cacographie circulaire, mais aussi des trouvailles, des idées nettes comme un reflet de fenêtre, et de ces traces de bonheur qui n'appartiennent qu'à l'instant, en dehors de soi et de l'autre, presque dans un autre territoire qui s'annonce et se refuse non plus au sens mais à la perception.

 

Ces « Questions », comme d'autres coulures appartenant à ce « Livre des lectures documentées » que je m'applique à éclairer, sont la morellienne que j'extrais du texte même d'« Aliène du temps » et de celui du « Tractatus ologicus » simplement pour m'expliquer un peu. Évidemment, je n'ai rien dit sur moi-même, rien du moins qui concerne mes jours. Je n'en vois toujours pas l'intérêt : tout ceci appartient à ma mort comme la thématique appartient à la lecture. Demeure mon cadavre, tournoyant disait Barrès à propos du sien, s'immobilise le thème des thèmes et dure la lecture en dehors de toute considération purement littéraire. Si on ne souhaite pas finalement se noyer dans « Aliène194 du temps », qui a la saveur de l'eau dormante et les lèvres d'Ophélie, le « Tractatus ologicus » propose l'aventure du temps du récit auquel il n'est pas étranger, loin de là !

Demeure. Immobilité. Durée. Si je l'écrivais, cette thématique, elle porterait là-dessus. Sans doute intimement mêlée au concept de bonheur et à la connaissance de la poésie. Mais ce ne serait toujours pas en dire plus. Ce serait encore se taire pour laisser la place à des explications. J'y songe déjà.


5 — Rhéologie et herméneutique du cas d’auteur (éléments)

 1 — Chasseur abstrait

 

 

Pour les écrivains, le problème, c’est l’écriture.

Or, pour moi, l’écriture est une solution.

 

Quel est le problème ?

Il n’y en a pas vraiment.

J’ai ce désir inexplicable de mettre sur pied un monde que je porte en moi.

(désir, inexplicable et moi sont à discuter maintenant)

Donc j’écris, je dessine, je peins, je sculpte, je compose, je fait tout ce qu’il est possible de faire pour atteindre mon but.

(possible, but)

 

Quand un écrivain me dit qu’il est mallarméen parce qu’il est un écrivain qui soigne son écriture dans le sens d’une évidente concentration des moyens d’expression, idée généralement partagée pour définir valablement le mallarméisme, — je me dis que là n’est pas le problème.

Le problème mallarméen, c’est un livre et non pas un poème ou un vers particulièrement encombrant du point de vue du sens.

Mais bien sûr, rien n’est plus difficile que de répondre au monde par un livre.

 

Pourtant, c’est ce que font les prophètes et autres charlatans.

Mais leur monde est un mensonge, un jeu, une illusion.

Et leurs livres n’ont rien de poétique.

C’est là que naît la poésie, entre le mensonge des uns (religieux, princes et commerçants) et la possibilité d’un livre.

La poésie est une différence. C’est ce qui reste une fois qu’on revient de ce voyage insensé dont tout le monde parle.


Qu’un texte soit facile à comprendre ou terriblement hermétique, là n’est pas la question.

Une poésie s’en dégage ou non.

Entrée des goûts et des couleurs.

Et s’il y a poésie, il y a aussi, par l’intermédiaire du livre qui est un problème, la possibilité d’une solution.

Donc, un écrivain n’est pas un poète.

 

Dit autrement : pour être poète, si c’est ce qu’on veut commencer par être pour la raison évoqué ci-dessus, il ne faut surtout pas être un écrivain.

Il faut donc savoir maintenant en quoi consiste l’écrivain.

L’étude de la littérature est donc nécessaire.

C’est elle qui renseigne sur la différence.

 

On ne peut pas dire qu’un écrivain qui écrit sublimement est de ce fait un poète.

Peut-être est-il un artiste.

Et on ne peut pas dire d’un poète qui écrit mal qu’il n’est pas un écrivain.

Cette réciproque est plus difficile à analyser.

 

Un poète qui écrit bien est-il un écrivain ?

Oui, indubitablement.

S’il écrit mal, le fait qu’il ne soit pas écrivain affecte-t-il la profondeur et la valeur de sa poésie ?

C’est la meilleure question que je me sois jamais posée.

 

Est-ce que je peux atteindre la poésie en écrivant mal ?

Est-ce que je passe à côté si j’écris bien ?

Ce sont là les deux questions fondamentales de la littérature moderne.

Par exemple, on considère généralement que le chansonnier n’atteint pas la poésie à cause de la pauvreté de son écriture. Mais il y parvient quelquefois.

 

Or, n’étant pas écrivain pas écrivain, je ne me pose pas ces questions.

Si je ne suis pas écrivain, moi qui écris, que suis-je ?

— un poète ? Ça m’étonnerait, car le monde tel que je l’écris est une approximation dont je ne peux tout de même pas faire ma règle. Mais ça peut plaire, bien sûr. À moi pour commencer. Sinon continuerai-je ?

— un philosophe ? Ce n’est pas facile à dire, car un philosophe n’est pas mesurable comme le poète qui est la différence plus ou moins improvisée entre le mensonge des charlatans et le livre considéré comme fidèle au monde.

 

Le philosophe recherche plutôt son discours entre le faux, que celui-ci soit le fait du mensonge ou de l’apparence, de la faute ou de l’erreur, et la vérité scientifique qui elle même n’est que la dérivée d’une force pour l’instant impossible à appréhender.

Cette force, qui anime aussi bien le religieux que le philosophe, n’est pas le sujet de mon livre. Cela au moins est clair. Dieu est mort et ne survit pas dans les fleurs du mal.

 

Le sujet de mon livre ne contient pas dans les livres que je connais.

J’en connais beaucoup.

Je parle du contenant, du conteneur.

Je ne puis me résoudre à place mon monde, son expression écrite par exemple, dans ces urnes qui n’ont pas été conçue à cet usage.

Je comprends parfaitement ce que disait Hemingway à propos de cadavre.

 

D’où l’intérêt peut-être de créer ce monde.

Mais avec quoi ?

(avec qui ?)

 

— L’écrivain répond : avec l’écriture.

Il suffit d’enrichir son vocabulaire et sa syntaxe, voire d’ajouter des phénomènes aux structures du récit et de la pensée, des plans comme des improvisations.

Du coup, il s’applique.

C’est pour ça qu’il est un écrivain, ce qui ne veut pas dire que c’est pour ça qu’il écrit.

 

— Or, moi, je sais pourquoi j’écris.

Parce que c’est la solution à mon problème ou plus exactement parce que je ne connais pas d’autres solutions.

Il y a bien sûr toutes les autres pratiques de l’écriture. Mais ça ne change rien aux données du problème.

 

Il est possible que j’écrive parce que je sais pourquoi j’écris.

C’est le risque.

Je peux en effet, pour des raisons qui s’expliquent très bien, céder à l’écriture ce qu’elle veut à un moment donné.

Cela s’appelle joindre l’utile à l’agréable.

L’utile, c’est écrire

Et l’agréable, c’est écrire bien ou mal, c’est à dire se comporter comme un écrivain ou comme un idiot.

Je ne suis pas parfait.

Je crois même que mon livre soit à mon image, du moins sur ce plan là.

 

Mais si l’écriture ne résout pas mon problème, si elle n’est pas la solution, alors qu’est-elle ?

Autrement dit, qu’est que ce livre ? Qu’est-ce que j’écris ?

S’agirait-il au fond d’autre chose que ce que j’attends de moi ?

Est-ce que je comprends bien ce désir ?

Est-ce que je ne suis pas tout simplement en train d’interpréter quelque chose dans un sens qui n’est pas le sien ?

Est-ce que mon intervention ne sert finalement à rien ?

 

Lorsque j’observe les résultats de mon travail, je constate que la seule différence que je peux mesurer est celle qui me vient à l’esprit :

— ce que je suis a priori dans ce monde, et là ce sont mes perceptions qui font la différence

— et ce que j’en ai fait a posteriori, c’est-à-dire après en avoir longuement débattu avec cet autre moi qui est moi.

Rien sur la poésie, sur cette infinie distinction du mensonge qui me vient du dehors et du livre qui est censé être à l’image du dedans.

J’en suis donc à me poser des questions d’écrivain, moi qui m’était promis de n’en rien faire avant la retraite.

Je suis hors de toute certitude, mais certains d’y être.

 

Finalement, ce monde et cette écriture constituent ma seule véritable connaissance.

Mais connaissance de quoi ?

 

— Je conçois que le poète, par l’interstice qu’il réussit à produire à force d’obstination (opiniâtreté mallarméenne par exemple), connaît quelque chose qui met en jeu le dehors et le dedans.

Cela est particulièrement manifeste chez les peintres impressionnistes.

C’est d’ailleurs une preuve d’universalité que de réussir à imprimer ces découvertes dans la mémoire collective, qu’on soit un Africain nu ou un Japonais très habillé malgré les apparences, par exemple.

 

— Par contre, que peut-il arriver entre un dedans qui est censé sortir (pour se montrer ?) et un dehors qui n’est en fait qu’une sorte de parodie du dedans ?

Cela n’est pas de la poésie ni de la philosophie.

C’est un autre problème.

S’agit-il alors de lui trouver une solution ?

 

La question est désormais assez bien décrite par ses deux problèmes :

— écrire le livre de ce monde ;

— en critiquer l’existence.

Et par ses deux solutions :

— l’écriture ;

— l’analyse.

 

Alors faut-i envisager l’écriture comme un problème d’écrivain et l’analyse comme la possibilité d’un psychologue.

— Il y aurait le terrain des littératures en tous genres

— et celui des thérapies par la pratique.

Ce nouveau mélange écrivain-psychologue, très à la mode, est-il de bon augure ?

Que présage-t-il de ma propre œuvre ?

On se doute que ma réponse est non, rien de bon.

Pourquoi ?

 

Pourquoi procèderai-je à l’assemblage de ce que je ne veux pas être et de ce que je ne suis pas ?

Je ne veux pas être écrivain, j’ai déjà dit pourquoi.

Pourquoi ne suis-je pas psychologue ?

Question adressée aux écrivains qui soignent.

Parce que je n’en fait pas une affaire de mental, mais d’esprit.

Si le psychologue doit participer à ce naufrage, il s’agit alors de quelqu’un d’autre ou de quelqu’un tout simplement.

 

Je ne dois donc pas approcher l’écriture comme un écrivain.

Et je ne dois pas m’aventurer dans les dialogues complexes du sentiment et de l’explication.

Autrement dit,

— Qu’est-ce que l’écriture ?

— Qu’est-ce que l’analyse ?

 

Je ne peux pas répondre à la question de savoir ce qu’est l’écriture et sans doute aussi ce qu’elle n’est pas, comme un écrivain le ferait, c’est-à-dire en écrivant.

Souvent, quand vous demandez à un écrivain de parler de son travail, il vous répond : lisez-moi !

Tout ce que j’écris, à part peut-être quand j’essaie de m’expliquer, de bien m’expliquer et de m’expliquer bien, n’a rien à voir avec une explication de l’écriture, du moins pas que je sache.

Si je le savais, je serais écrivain.

J’ose penser que si je m’en doutais, je serai philosophe.

J’aurais évidemment préféré avoir tendance à être poète.

 

Tout ce que je suis ne consiste pas à reconstruire tant bien que mal une personne ou un personnage dont on peut dire qu’il est crédible, ou bien ceci ou cela.

Je ne crée que des ombres aux formes et aux noms si changeant qu’on ne peut raisonnablement se fier à ces apparences.

 

On voit ici où j’en suis :

— Ce que j’écris.

— Ce que je sais.

Tout homme n’est jamais que cela : de l’écrit et du savoir.

Rarement de l’écriture et de la méthode ou de l’expérience.

 

Les questions sont alors :

— Qu’est-ce que j’écris ?

— Qu’est-ce que je sais ?

La réponse à ces questions relèverait-elle du témoignage ?

On s’éloignerait là assez à la fois de la littérature et du livre.

Tout ce tralala pour un témoignage, peut-être un aveu, une confession !

Ce n’est pas impossible.

En tout cas, chaque fois que j’écris ou que je tente de savoir quelque chose, j’y pense fiévreusement.

 

Il me faut compter avec cette fièvre et cette confession, petit enfer peut-être prémonitoire, préparatoire, propédeutique — annonciateur de la fin des haricots.

Comme tout le monde, je serais désolé d’apprendre un jour que tous mes efforts n’ont finalement pas servi à grand-chose, étant entendu qu’il ne s’est jamais agi de lutter contre la mort dans l’espoir de la vaincre. Combat scientifique-fiction pour l’instant.

Je ne souhaite, si possible sans participer aux guerres, que vaincre l’existence qui est l’histoire du dedans et du dehors qui se font face.

Comment éviter la guerre ?

 

Qu’est que j’écris ?

— Une confession.

Qu’est-ce que j’en sais ?

— La fièvre.

Ce ne serait pas grand-chose, mais ce serait.

Je pourrais intituler ma recherche canine : Confession fébrile ou Fébrilité du confident.

Cela suffirait peut-être à attirer quelques lecteurs et à passer à leurs yeux pour l’écrivain que je ne suis pas, cette fois, parce que je ne le deviens pas. Ironie du sort partagée par les cadors.

 

Il y a donc de la confession dans ce que j’écris, mais j’espère qu’il n’y a pas que cela.

Un certain caractère obsessionnel du passage à l’aveu (inquisitoire), avec ce que cela implique de frontière et d’hésitation.

Quant à la fièvre qui surmonte ma connaissance, c’est une anomalie avec laquelle je consens à exister sans trop me poser la question des conséquences et la solution du silence total.

 

Ainsi, je m’introduis dans une nouvelle pratique de l’être ou plus exactement de la biographie de cet être que je suis censé représenter au dehors comme au dedans.

Il faut donner un nom à ces pratiques naissantes d’ailleurs plus que nouvelles.

Elles remplacent l’écriture et le livre.

Elles agissent ensemble sur l’écriture et le livre.

Sur l’écriture, en lui demandant raison, ce qui n’est pas rien.

Et sur le livre, en exigeant de lui qu’il soit l’aveu.

 

La raison de l’aveu

et l’aveu de la raison.

 

Quelque chose explique l’aveu

et la raison y est pour quelque chose.

 

Comme s’il y avait en moi un peu de poète et un peu de philosophe.

Mais j’anticipe.

Quand je dis « la raison de… », je prétends parler de savoir quelque chose.

Et quand je dis « l’aveu de … », je pense agir en connaissance de cause.

La vapeur s’est ici renversée, créant les conditions de la confusion comme prolégomènes à une complexité acquise, mais qui rejoint ce que je disais plus haut :

— Je sais ce que j’écris.

— J’écris ce que je sais.

 

Alors, qu’est-ce que savoir ce qu’on écrit ?

Et qu’est-ce qu’écrire ce qu’on sait ?

Il faut dire que les bords de cette cohérence occasionnelle, circonstancielle n’est-ce pas ? — de cette cohérence mise en jeu avec ce texte que j’écris maintenant témoigne assez de la fragilité de ce qui va suivre.

 

Superposons nos passages ingrésiens :

 

—      écrire le livre de ce monde

—      l’écriture

—      ce que j’écris

—      une confession

—      la raison de l’aveu

—      je sais ce que j’écris

 

MATIÈRE

 

ÉTAT

—      en critiquer l’existence

—      l’analyse

—      ce que je sais

—      la fièvre

—      l’aveu de la raison

—      j’écris ce que je sais

PENSÉE

 

EXPLICATION

 

— Je peux constater l’état de la matière et pourquoi pas en deviner les lois.

— Je peux expliquer ce qui se passe en moi par l’analyse de l’inspiration.

Pour constater, j’écris.

Pour expliquer, j’analyse.

C’est sage.

Et ça peut-être beau quelquefois…

 

Philosophiquement, je suis dans l’action, ce qui me rapproche de la poésie.

Or, la poésie est ce qui marque la différence entre les prophéties du dehors et le livre du dedans qui est dehors.

Différence qui témoigne du jeu du mensonge et de la découverte.

Il y a donc un rapport plus complexe que la dualité des rencontres.

Quelque chose qui s’établit entre l’écriture, l’analyse, le dehors et le dedans (ou dehors du dedans).

 

Deux pratiques et deux phénomènes.

C’est dans le jeu, ou action, des pratiques et des phénomènes que se poursuit le texte en cours.

Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle pratique.

Les phénomènes, eux, sont tout venants.

C’est donc bien le monde, du dedans et du dehors, et l’action qui conjuguent le texte.

Le monde supposant sa connaissance.

Et le texte sa pertinence.

S’il ne s’agit pas forcément d’un conflit, c’est en tout cas une épreuve de force, un tour de force comme disait William Faulkner.

 

Ma pertinence contre le monde et son jugement.

Et le monde dans ce texte qui n’est pas celui de l’écrivain, pas même du poète et encore moins du philosophe.

Nous avons parlé d’un confident et de la raison, d’une personne et d’un moyen.

D’une personne inspirée et d’un moyen raisonnable.

Un moyen de reconnaissance et un enjeu pour l’inspiration.

 

Ces glissements sémantiques, on pourrait les multiplier à l’envi.

C’est ce que je fais quand j’écris, je glisse au lieu de bien écrire (ou mal).

Je pratique (j’agis) le dedans et le dehors.

Voilà ce que je fais quand j’écris : il n’y a rien d’extraordinaire à cela.

— Le dedans m’inspire en regard du dehors, y compris le dehors du dedans qui représente mon livre, du moins à mes yeux.

— Le dehors me propose ses apparitions, ses phénomènes, ses messages aussi, et je cherche à en mesurer les contractions, les torsions et autres changements de la forme et surtout de la forme au repos, structurellement.

 

Mon texte se complique parce que cette existence ne révèle pas la frontière entre le dedans et le dehors, qui est donc un troisième possible et qu’écrire et analyser, au fil du texte, veut quelquefois dire la même chose, ce qui n’a pas forcément de sens.

Je sais que je m’exerce en rhéologue sur la matière et en herméneute sur le reste.

Mais le texte n’est ni de l’un ni de l’autre, procédant des deux et d’autres choses que je suis incapable de nommer.

 

Autant je peux facilement verbaliser ce qui arrive et m’arrive (au dehors et au dedans), autant il m’est difficile, voire impossible, de nommer ce que pourtant mon inspiration me désigne comme peut-être l’objet de son culte (de mon désir ?).

— J’observe des changements prometteurs de sens :

— Et je me laisse envahir par le silence imposé par l’objet qui m’inspire.

Une rhéologie est donc une sorte de jeu de patience et de mémoire

alors qu’une herméneutique est frappée d’aphasie dans les moments cruciaux.

 

Je crois que c’est ce qui caractérise d’abord mon texte :

— Il manque des objets par défaut de sens.

— D’autres objets jouent dans l’attente.

Mon problème n’est pas alors de trouver un objet, mais de ne pas me laisser prendre à ce jeu d’écrivain.

 

Le texte n’est cependant pas incomplet puisque la langue qui le projette n’est pas écrite, mais simplement entendue, assumée.

Tout ne s’y explique pas parce que l’absence d’un mot devient évidente.

Rien ne manque au corps du texte et quelque chose s’absente

au moment de comprendre enfin.

 

Ce n’est pas un théâtre toutefois.

Les rôles n’y sont pas répartis.

Ce qui se passe maintenant entre le texte qui s’écrit et l’écriture qui devient texte tend à la complexité plutôt qu’à une mauvaise structure prévisionnelle.

Il ne s’agit pas de conter (de voir venir), mais de

 

Voir

Attendre

Trouver

Agir

Guetter

Rire

Exulter

Hugo, Rimbaud

Breton

Picasso, Duchamp

Hemingway

Artaud

Rabelais, Joyce

Spinoza, Cintas

 

Etc.

 

Et si c’était un théâtre ?

Si je n’y étais pas pour quelque chose, pour quelqu’un ?

 

Je serai alors le théâtre

et non pas le roman

d’un ensemble de phénomènes qui se résumerait à un spectacle.

Spectacle donné en miroir avec une certaine originalité

ou pas.

 

 

Je n’ai jusque-là parlé que de poésie et de philosophie.

Non pas que ces activités me flattent quand je réussis, ou que je m’en donne l’illusion, de les pénétrer de ma lucidité ou de ma folie, mais il est difficile, en dehors de toute recherche expérimentale ou mystique, de ne pas rencontrer l’une ou l’autre à un moment donné (à quelle heure ?).

On ne sait d’ailleurs jamais comment s’opèrent ces substitutions rapides comme la lumière,

On sent qu’on a approché la poésie et on appelle cela de l’écriture, ou la philosophie et il s’agit alors de travaux d’approche.

 

Maintenant je parle

parce que j’ai beaucoup réfléchi

de théâtre et de roman.

Un théâtre pour restituer ce que je pense être mon monde intérieur.

Un roman pour en fouiller les moindres recoins quitte à dépasser les règles de la narration d’ordinaire orientées vers le conte.

Il n’y a aucune poésie dans tout cela, ni philosophie, pour les raisons évoquées plus haut.

 

— Ce qui caractérise au premier coup d’œil un théâtre, c’est le lieu et ce sont les personnages.

— Ce qui construit le mieux un roman, c’est l’histoire et les moyens narratifs.

 

— Si l’on se contente d’écrire un théâtre, on ne l’écrit donc pas, même si on est un écrivain né, et les personnages constituent la seule véritable apparence.

L’intrigue passera au second plan et le décor deviendra l’enjeu du spectacle.

— Par contre, si on écrit un roman, on sentira à quel point il est nécessaire de l’écrire aux dépens de la ressemblance des personnages avec leur modèle et les lieux ne sont finalement que les passages obligés ou contournés d’une histoire qui impose ses rebondissements et sa fin.

 

Il faut ériger ce partage en règle.

Non pas en règle du jeu et en limites du possible.

 

THÉÂTRE ROMAN

LIEUX HISTOIRE

PERSONNAGES ÉCRITURE

 

Chaque fois qu’on introduira un personnage dans le roman, il imposera des lenteurs et surtout une impossibilité de le rendre vivant.

Alors que le personnage au théâtre est une interprétation du corps possédé par le corps cédé

Ce qui est tout de même plus adéquat.

 

Les lieux ne peuvent pas, de la même manière, être rendus aussi bien qu’au théâtre ou en peinture.

Alors que le théâtre en restitue toute l’authenticité.

 

Un théâtre écrit — ce ne sont pas les expériences qui manquent — n’est pas du théâtre.

C’est du roman.

Racine est un romancier qui écrit du théâtre à une époque où la poésie n’est pas lisible.

Un théâtre qui raconte, ce serait encore du roman, celui du conteur qui sait captiver l’attention toujours en éveil de ses admirateurs.

 

Il serait d’ailleurs absurde, pour ne pas dire idiot, de considérer que ce monde intérieur est habité par des personnages et qu’il s’y passe quelque chose.

Ce genre de chose n’arrive pas dedans.

Dedans

Il y a des lieux et des entrées

Et les personnages sont immobiles.

Dehors

Il se passe beaucoup de choses

Et quelque chose en particulier s’empare de l’écriture au point de la contraindre à une existence de perroquet.

 

Le dedans ne s’écrit pas.

Le dehors, oui.

 

Le langage du dedans

le langage du théâtre

c’est celui des changements qui affectent la géométrie des lieux et la présence des personnages.

C’est à voir.

Le dessin est par définition plus approprié que l’écriture pour restituer cette rhéologie de la lenteur.

 

Le langage du dehors

le langage du roman

c’est celui d’une recherche qui peut prendre l’aspect d’un récit ou d’une conversation.

Ce qui est recherché, c’est l’inspiration.

Qu’est-ce qui a inspiré cette sensation ?

Réponse : tel événement, telle histoire.

 

Le théâtre est un état

état des lieux

présence des personnages.

 

Le roman est une explication.

Que s’est-il passé ?

Comment le dire ?

 

On est bien loin de la littérature et de ses genres.

Ce théâtre, qui répond aux exigences de ce monde intérieur, n’est pas un spectacle très divertissant.

Quant à ce roman, avec ses histoires et ses styles d’écriture, on se doute qu’il ne sera pas facilement lisible, même si la langue est celle de tout le monde.

 

Cette situation n’est pas faite pour inspirer le poète et le philosophe a sans doute d’autres chats à fouetter.

De plus, c’est une situation immobile :

— le dedans est un tableau accroché au mur

— le dehors est un écran de télévision ou la surface d’un quotidien.

 

Une écriture s’en dégage, un texte se propose à l’existence cependant.

Mais ce texte, s’il contient le dehors, est une vision du dedans, quelque chose qu’on place à côté du du dedans en espérant que l’effet produit, par assimilation, aura un sens ou au moins une utilité.

Seul l’écrivain a une idée de ce que ça veut dire vraiment.

S’il n’ajoute pas une bonne explication du texte de son roman, il y a des chances pour que personne n’y comprenne rien.

 

La situation est la suivante :

— on a un roman avec son dehors plus ou moins bien rendu

— et la description d’un dedans qu’on ne perçoit pas soi-même.

L’effet réclame une explication.

L’écrivain est alors interviouvé ou se livre seul à un autre texte censé faire le lien entre le dehors partagé et le dedans proposé à l’imagination et non pas à la perception.

Cette situation est acceptée la plupart du temps autant par l’auteur que par ses lecteurs.

Pourquoi ne pas chercher plus loin ?

 

Ne pas écrire le roman, cela revient à ne rien faire.

Le dedans demeure alors dans l’ombre.

Ou bien le théâtre est envahi par une attente comme conséquence bien compréhensible de l’immobilité des personnages et de la lenteur des lieux.

Pas de théâtre digne d’intérêt sans la présence d’un roman quelque part au dehors.

 

Écrire le roman, c’est d’abord répondre à des choix :

— Est-ce un roman tel que nous l’avons supposé plus haut ?

— N’est-ce qu’une bonne histoire bien racontée ?

Il s’agit là de deux activités carrément distinctes, mais qui portent le même nom.

Pour faire la différence, on parle respectivement

de roman du dehors ou roman

de roman de gare

Nous supposons ici que seul le roman peut encore susciter notre intérêt.

 

En fait, on n’a pas le choix.

Il va falloir accepter les histoires et peut-être même tenter de les faire entrer dans un mouvement d’ensemble qui est

— un drame

— une époque

— une aventure

Et surtout, il va être nécessaire de pratiquer toutes les langues.

 

Le roman est la partie visible de l’iceberg

alors que le théâtre est en plongée.

Apnée du théâtre.

C’est le roman qui apparaît alors que le théâtre est donné à imaginer, à attendre, à jouer avec les moyens du bord.

 

Le roman peut être considéré comme un médium capable de nous approcher des personnages et des lieux — ces choses que des visions peuvent nous faire prendre pour des dieux et autres bagatelles de l’intelligence à la dérive.

Car notre seul but, ce sont ces personnages et les lieux qu’ils habitent sans histoires et surtout sans langue.

L’inconscient n’est pas un langage.

Notre but, c’est ce langage du théâtre qui n’a rien à voir avec l’écriture.

 

Du coup, l’écriture exige son atelier, ses chantiers, sa place dans l’existence.

Cette exigence peut coûter cher à celui qui prétend s’y soumettre.

Écrivain ou pas, ce roman va jouer un rôle pas forcément acceptable par tout le monde, qu’il s’agisse de l’entourage, de l’environnement professionnel ou des lois et des usages qui ont été prévus depuis longtemps pour ne pas se laisser intimider par ces excès d’individualisme.

 

Mais quoi qu’il en soit, l’homme dont nous parlons, qui est à la fois le guetteur d’un théâtre et le parolier d’un roman — cet homme ne réussit pas à joindre les deux bouts de son expérience :

le théâtre demeure une explication

et le roman ne la donne pas.

 

Y a-t-il une loi naturelle qui empêche toute prétention à faire du roman un intermédiaire capable de singer le dedans ?

Ce roman est-il le livre ?

Fallait-il plutôt se donner au théâtre pour ne pas l’écrire ?

 

Y a-t-il une fatalité qui fait qu’on ne peut pas aller plus loin que le bord du précipice ?

S’y jeter n’est jamais qu’un suicide, c’est-à-dire une fin en soi ?

Y demeurer n’est pas productif.

Ne reste-t-il alors qu’à ameuter un public ?

Singer ?

 

Il est évident, faute de pouvoir en douter, que cet impossible est bien la seule limite.

D’où les écrivains qui se mettent à l’écoute, des fois que…

Le roman serait désuet alors que la poésie peut choper aussi bien des instants que des morceaux de réalité et que la philosophie sait se montrer pertinente, avec un temps d’avance sur la science et mille petits objets à manipuler sans leurs circonstances précises.

Le roman rejoindrait donc l’écriture, dont il est fait, dans ce qu’il convient d’appeler de la cochonnerie.

Il ne servirait à rien parce qu’il est incapable d’inventer d’autres moyens que ceux qu’une histoire peut lui inspirer.

 

Le roman prend alors le chemin

— de la fragmentation, comme chez Novalis qui fait école,

— de l’intrusion, comme chez Faulkner dans L’ours par exemple, autre école non moins prolifique.

Il n’y a pas d’autres solutions :

— le récit est composé de fragments, avec des nuances qui n’ont pas forcément leur importance

— ou le récit, peut-être proche du roman de gare, est interrompu par un élément qui lui est étranger.

 

Il faut alors croire à ce qu’on fait.

Ajouter à l’exclusion cette croyance qui frise la maladie.

Se débattre dans cette connaissance du terrain où la pratique se joue à fleur des raisons de croire que ce n’est pas pour rien.

Se divertit-on au fond en se la jouant ainsi ?

 

Cet écrivain, dont on peut saluer l’honnêteté, laissera peut-être de beaux passages, sortes de poèmes bien difficiles à distinguer des poèmes véritables, en admettant que ceux-ci ne soient pas tout simplement d’autres écailles erratiques.

Ce qui peu à peu se substitue à son échec, c’est justement cette croyance.

Elle devient l’objet de l’attention.

Peut-il s’observer dans cette situation ?

En tout cas pas dans un miroir.

 

Ce petit roman n’est pas une démonstration.

C’est un simple moment de réflexion.

Deux textes détachés d’autres textes font mieux que se rencontrer.

Ils s’interrogent, j’allais dire : du regard.

Alors

— dois-je continuer de mettre en jeu cet iceberg en écrivant des romans ?

Ou

— ne suis-je finalement que le rapporteur zélé d’une activité dont on me dit qu’elle est plus répandue que la masturbation et l’addiction aux substances mirifiques ?


2 — L’été des poètes

Ici, peu de ’schizophrènes beaucoup de ’paranos et surtout énormément de ’cons 195...

Le jour où t’hésiteras plus devant la nécessité, dit DOC sans se mordre les lèvres, le monde ne sera plus un monde pour toi, mais ce qui donne un sens à ton monde. Extraits de Gor Ur...

 

La poésie n’est pas une sinécure...

 

Tchernobyl — le mal nécessaire.

Nous le savons : sans les ouvriers envoyés sur le site nucléaire de Tchernobyl, pauvres types qui ne savaient même pas qu’ils se sacrifiaient pour les autres, la catastrophe aurait été tellement énaurme que je ne serais plus là pour en parler. Les décideurs ont donc pris la bonne décision. On leur en a voulu au début, mais c’est fini, maintenant on les aime. Aimer des apparatchiks, why not ? They saved our souls ! Voilà comment les choses, ou plus précisément l’ananké des choses prend un sens qui lui est donné... en en prenant un.

Victor Hugo — le bien commun, celui-là ou un autre.

Une des grandes œuvres de Victor Hugo, c’est bien cette trilogie de l’ananké dont on parle finalement peu, beaucoup même en ignore jusqu’à l’existence. Cette œuvre importante est formée de trois romans : Notre-Dame de Paris — l’ananké des dogmes et de la religion — Les misérables — ananké des lois sociales et du travail — Les travailleurs de la mer — ananké des choses et de la nature. Ainsi, Victor Hugo faisait le tour d’une pensée tournée vers l’Homme et son humanité soumise aux lois, à leur fatalité et à leur irréversibilité. Il y a là quelque chose que je préfère au cinoche un peu désuet de Balzac.

Littérature — quant-à-soi, son degré d’affectation.

Jetant un œil moins assuré, mais plus amusé, sur ce monde où j’existe uniquement parce que j’y vis (je ne crois ni à dieu ni à diable et je ne sers pas l’État et encore moins son Être suprême), je vois bien que depuis mon enfance traversée de péril nucléaire (les années soixante) les choses ont changé dans un sens constant. Et particulièrement dans le domaine littéraire à qui j’ai donné, quelquefois sans compter, mais toujours avec passion 196.

 

Anciens et Modernes
Exigence et ambition
Limites et dérivées

 Que mon sort fut différent du sien ! Hölderlin — Hypérion.

 

Grosso modo, le créateur, quand il ne s’agit pas du plus modeste auteur, se trouve toujours coincé dans la querelle des Anciens et des Modernes, ce qui n’a évidemment pas le même sens au XVIIe siècle qu’au XXe, à ce détail près que le parti ancien n’a pas beaucoup changé, sauf en exigence de forme, qui l’est moins, et que la modernité a peut-être évolué dans le sens d’un accroissement de l’ambition. Il faut bien que je fasse cette distinction entre exigence et ambition, car l’exigence est contenue dans la forme, celle de la langue française par exemple, et l’ambition est une question posée au langage, y compris aux animaux qu’on interroge de plus en plus et surtout de mieux en mieux. L’exigeant et l’ambitieux sont deux personnages forts différents de nature et d’impact.

On sait bien que la modernité du XVIIe siècle, en gros celle du bourgeois, s’éloigne le plus possible des préceptes aristotéliciens et approche de mieux en mieux l’antiroman par exemple. Au début du XXe siècle, l’impressionnisme est à la mode, créant des objets autrement décoratifs que les visions de Bosch 197. Du même coup, on ajoute du grain aux règles d’Aristote par le biais d’une théorie de l’ombre et de la lumière qui est encore plus près de la vérité scientifique que, dans le domaine musical, la résonance naturelle, — le divertissement n’ayant pas vraiment prouvé sa pertinence en littérature ni le la, qui fut un mi-bémol au temps de Pythagore, n’a convaincu les véritables chercheurs de la musique absolue. Pas étonnant alors que les modernes de 1900, dont Marcel Duchamp n’est pas le moindre, ont notamment revu et corrigé les notions de lecteur, de regardeur et d’écouteur, limitant toutefois le champ de l’investigation artistique aux périphéries du goût, de l’odorat et du toucher, Des Esseintes n’ayant pas vraiment convaincu et demeurant la parodie du déclin en toutes choses. Mais enfin, en dépit des dérives bien orchestrées de la modernité récente, l’art contemporain, s’insinuant entre les aires du soupçon et les reliefs du festin populaire, s’en est somme toute assez bien tiré, je trouve.

Ce que je ne trouve pas, moi qui ai hérité d’une histoire assez bien ficelée, c’est à y redire. Sauf à sombrer moi-même dans le dogme, passage obligé des sectaires et des serviteurs zélés, je ne vois rien d’autre à faire que de jeter un regard sur le monde, lequel se résume à ce que j’en sais quand j’ai fait le tour de ma chambre où se trouvent l’écran qui me renseigne au quotidien et les livres que je conserve pour je ne sais plus quelle raison ayant trait au temps où je les ai achetés et sans doute aussi aux espaces des bouquinistes de Montolieu. Ce qui, vraiment, limite ma crédibilité, la foi même que je pourrais avoir dans l’art et le combat contre ses conséquences.

 

Lanternes et vessies

Il fut un temps, pas si lointain, où la pratique de l’écriture, du français en ce qui nous concerne, pouvait raisonnablement témoigner du sérieux de l’écrivain ou au contraire le démystifier dans un temps qui dépendait uniquement de la volonté de réduire la littérature à ce qu’elle produisait de meilleur 198. Chose curieuse, cette littérature, chemin faisant, perdait facilement le sens des réalités pour créer des modèles dans le genre des moules mâliques de Marcel Duchamp. On y entrait, et on en sortait, à volonté, jamais par dépit, car alors il n’y avait aucun intérêt à détruire ce qui avait été si patiemment construit. Cette littérature était sans toujours le savoir, une littérature ’schizophrénique 199, c’est-à-dire qu’elle était composée d’œuvres dont on ne pouvait pas dire qu’elles ressemblaient à une réalité connue au moins de tous. Et la part de ’schizophrénie est allée croissante jusqu’à récemment. Ainsi, des œuvres sont nées de l’intérieur, prenant le pas sur celles qui s’enracinaient encore dans les apparences de la vie sociale et de ce qui se passe sur les écrans. On passait de la pensée qui pense quelque chose, comme chez Victor Hugo 200, à une expression correspondant à une sorte de projection de soi sur les autres. La modernité se trouvait dépassée par quelque chose de plus ancien encore que ce qui faisait loi question composition. Et ce n’était pas divertissant du tout, à moins d’être complètement fou.

C’est à ce stade de son éréthisme que j’ai abordé la question des créativités et de leurs objets. On disait alors que les ’schizophrènes allaient en enfer, qu’on était tous des ’schizophrènes et que ceux qui ne l’étaient pas encore mourraient de mort violente avant d’avoir le choix. Un monde très compliqué, celui des années 70. Et petit à petit, autre chose.

 

Le déclin

J’ai observé, peut-être pas aussi finement que j’ai voulu, mais avec diligence, que la part de ’schizophrénie a diminué en même temps que les gens devenaient plus heureux parce qu’ils vivaient plus longtemps et qu’ils pouvaient s’acheter n’importe quoi. La vieille France s’achevait dans la catatonie, et une nouvelle, à peine élue à la consommation de masse, devenait socialiste, c’est-à-dire capitaliste, mais avec une exigence d’effort personnel limitée au raisonnable et au far niente. Je m’en félicitais, comme on embrasse son écran « parce qu’on a gagné. »

 

 

Lanternes et vessies bis
Prurit et simulation
Privilège et recommandation
Prophètes et démiurges

Cas pathologique d’un égoïsme formidable. Lautréamont — Poésies.

 

Je déchantais aussitôt, non pas parce que des voyous prenaient le pouvoir directement ou par procuration post-mortem, mais parce que je voyais bien qu’en abandonnant ses aspirations ’schizophréniques, la littérature s’adonnait à la ’paranoïa 201, sorte de divagation qui peut bien passer pour de l’art, mais qui n’est somme toute qu’un aspect de l’ignorance et de la superficialité qui forme alors le lit des textes proposés à l’achat. Ainsi, comme je l’ai formulé ailleurs, au lieu de dire : « La marquise est sortie à cinq heures », on écrit « Cette conasse s’est cassée à cinq plombes pétantes » — genre prisé des défenseurs d’une littérature digestible — ou « J’étais là quand elle s’est extraite, couvert d’horloge et passablement inquiet pour le devenir du peuple » — commentaire du commentaire comme il arrive à ceux qui n’ont pas grand-chose à dire et qui le disent quand même 202… Et je passe sur les pseudo jargons hérités de Michaux et de lectures obliques de Freud. En résumé, le paranauteur traduit sa médiocrité intellectuelle et artistique en enfilant du vocabulaire et des règles qui tiennent plus du football que de l’intelligence et de la perspicacité naturelle aux véritables créateurs, que ceux-ci soient chansonniers ou poètes des profondeurs, narrateurs du romanesque et ou contempteurs du roman où il ne se passe rien parce que ce n’est pas le sujet, etc. Comment ne pas alors finir par considérer que ces paranauteurs ne sont pas honnêtes ni fréquentables ? Pourtant, leurs bouquins ont bien souvent pris la place des grandes œuvres de l’esprit et même s’imposent par leur « cri » et les difficultés lexicales. Là où les mauvais poètes du XVIIIe siècle augmentaient les mots d’une majuscule explétive sans en accroître donc la portée signifiante, les paranauteurs fouillent les dictionnaires spécialisés 203 pour nous faire passer les vessies, qui servent ordinairement à ne pas se pisser dessus, pour des lanternes dont ils sont évidemment les éclaireurs.

Mais, malgré la légèreté pondérale qui affecte leurs œuvres, ces paranauteurs demeurent des aristocrates, des producteurs pressés qu’il faut publier, sinon ils se suicident ou menacent de parasiter les lieux bien connus où le privilège social ne va pas sans certaines recommandations, double tranchant hérité des profondeurs de l’Histoire.

Les paranauteurs ne forment pas, peut-être heureusement, le gros de la troupe que nous constituons depuis que l’économie globalisée rend le concept même d’humanité difficile à soutenir. Mais ils occupent le terrain et sans doute faut-il aller les compter dans les lieux où le copinage s’exerce à la place de la pertinence. On en rencontre aussi ailleurs, puisqu’ils sont partout. Ils connaissent le terrain comme le fond de leur culotte. À peine réunis à l’occasion d’une fête de la poésie ou du prétexte poétique, ils donnent corps à la jalousie et à l’hypocrisie qui sont les deux tenants de l’égoïsme. D’où le manque de milieu littéraire où aller quand on revient du spasme familial ou de tout autre événement primordial qui affecte l’équilibre… nécessaire à la survie. Les discordes ont d’autres sujets véritables que les concepts et les doctrines : il s’agit de se disputer des subventions, des avantages, sans cesser de se sentir persécuté et quelquefois même véritablement malade. On se tient en respect ou on se détruit mutuellement. Voilà où en est le débat poétique sous l’aile condescendante des édiles qui ne remplissent pas que leurs poches, reconnaissons-le, en bons trafiquants d’influences autrement subtiles.

 

 

Lanternes et vessies ter
Fric et omniscience
Raison et tranquillité
Les ’cons finis et les ’cons à venir

 

 Il fit un tuyau de jonc, pointu par le bout ; et, quand il attrapait un chien dans la rue, ou partout ailleurs, il lui prenait une patte sous son pied, lui levait l'autre avec la main, et, du mieux qu'il pouvait, lui introduisait la pointe du tuyau dans certain endroit par où, en soufflant, il faisait devenir le pauvre animal rond comme une boule. Quand il l'avait mis en cet état, il lui donnait deux petits coups de la main sur le ventre, et le lâchait en disant aux assistants, qui étaient toujours fort nombreux : « Vos Grâces penseront-elles maintenant que ce soit un petit travail que d'enfler un chien ? » Pensez-vous maintenant que c'est facile de faire un livre ? — Cervantes — Don Quichotte.

 

Aussi, un autre courant s’est déclaré éligible à la qualité d’auteur incontestable : ce sont les ’cons 204. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté, mais le contexte économique et médiatique en a multiplié la portée au point que pour beaucoup, ce qui relève de la ’connerie est reconnu comme très supérieur à tout ce qui dépasse, esthétiquement, la raison et, moralement, la tranquillité. Raison et tranquillité remplacent dans le débat les concepts d’exigence et d’ambition que j’évoquais tout à l’heure ; on a vraiment changé de monde. Il faut bien en convenir et même s’adapter sous peine de se constituer à côté de ses pompes. La confusion entre art et divertissement est définitivement installée 205. On n’a même pas de mot pour ça !

Les ’cons, qu’on peut appeler aussi des ânes par respect pour les cons qui ont leur charme, je m’en souviens comme si c’était hier : on avait d’un côté le fric du show-business, avec aux extrêmes Georges Brassens et Johnny Hallyday, héritiers de Béranger et de Rictus, l’un consciemment, l’autre par procuration, — et de l’autre les laboratoires de poètes sans exigence ni ambition, des poètes qui cherchaient du nouveau à n’importe quel prix, du côté des théories à la mode ou des thèses porteuses. Le creuset populaire avec son fric et ses limites vite atteintes et de l’autre, les éprouvettes de soi-disant chercheurs qui se fichaient pas mal du hasard qui veut que la condition de recherche, c’est d’abord de trouver. On avait ainsi une cohorte populaire bourrée de fric, aussi peu exigeante que possible sur tous les plans de la création, et une clique de chercheurs chacun lancé sur une piste du possible avant même de se poser la question de savoir si on avait ou non la fibre poétique. Et cette clique, divisée en autant de clans et chaque clan en autant d’égoïsmes forcenés, jouissait de sa réputation, soutenue par l’édition parisienne soucieuse seulement de se donner une apparence littéraire pour améliorer l’image de marque de la maison, laquelle vendait essentiellement de la merde.

Aujourd’hui, si les choses n’ont guère changé que dans le détail de la force de vente côté lisibilité populaire 206, par contre, les grandes maisons n’ayant plus guère besoin (au contraire !) de vernis littéraire pour exister, on voit la clique et ses clans errer l’hiver à la recherche d’un printemps qui ne soit pas celui des poètes, et l’été sur les pistes improbables des petites maisons d’édition qui ont encore le courage d’éditer de la poésie, avec ou sans printemps et beaucoup d’automnes en perspective. On ne s’étonne jamais, par habitude, de constater que les ’cons sont toujours aussi ’cons. Mais il n’est pas facile, reconnaissons-le, de parler de ces autres ’cons, ceux qui n’en ont pas l’air parce que leur langue n’en a pas l’air, ceux qu’on ne peut raisonnablement classer dans le cercle des paranauteurs et qui n’entrent pas dans celui des schizoïdes de la plume et du vent. Heureusement d’ailleurs, car la plupart, pour ne pas dire tous, servent avec joie la société, y enseignant le plus souvent, ou s’adonnant aux distributions d’aliments intellectuels via le patrimoine national, quelquefois même ils règlent la circulation pour nous épargner les embarras 207.

 

Je n’irai pas plus loin dans cette petite réflexion de l’été, ne souhaitant vexer personne, ni me livrer moi-même pieds et poings liés. J’avoue que j’ai la nostalgie des espèces de dissociations mentales qui ont renouvelé le texte littéraire, mais je suis bien incapable, pour des raisons personnelles, de m’y adonner sans autre forme de procès 208. J’avoue, d’autre part, que je cultive de mauvais sentiments à l’égard de ceux que j’appelle des paranauteurs, ceux qui traduisent leur misère intellectuelle pour se donner un genre — prophétique, démiurgique —, ce qui trompe quelquefois, mais pas aussi souvent qu’ils le croient, car nous sommes assez humains pour leur souhaiter de changer et de se mettre véritablement au travail.

Ce n’est peut-être que ça, après tout, et je ne serais ni ’schizophrène, ni ’parano, ni ’con surtout : simplement aimable. Mais pourquoi devient-on aimable alors qu’on a été un enfant ? Par pure nécessité, celle de la survie, un cran en dessous du rêve de gloire et de postérité, fornication immature en soi, mais plus vraiment à la surface. Au fond, je ne fais qu’ajouter ma part d’angoisse — curieux concept — aux trois gros et beaux livres que Victor Hugo a rassemblés devant nous. Part de lecteur, bien sûr, et non pas d’écrivain. Rose is a rose is a rose is a rose 209.


 
3 — Microbe-thérapie

Art-thérapie & artiste-thérapie : Maintenant, la réalité. J’ai souvent rêvé de commencer un roman par ces mots. Mais n’est pas ROBBE-GRILLET qui veut. Personnellement, je n’ai jamais envisagé la réalité comme un problème, mais plutôt comme une solution.

 

Au risque de paraître complètement idiot, j’avoue n’avoir jamais envisagé l’art, que je pratique depuis toujours avec un bonheur de voyageur démuni, sous l’angle de la thérapie, du mieux-être, voire de la réinsertion sociale. Bien au contraire, je n’y ai jamais vu, si jamais il s’agit de cela, voir, autre chose qu’un combat pacifique contre des hommes et même quelquefois contre la nature, celle de l’homme, qui explique l’homme et lui appartient quelquefois à l’issu d’autres combats auxquels il me semble ne pas participer. J’ai pensé que l’art pouvait conduire dans l’impasse du silence, de l’incompréhensible et de l’incommunicable. J’y pressens encore un danger éminent et de cette éminence noire je me nourris au bord d’un trou que je n’ai pas creusé et qui m’appelle, je l’avoue, si souvent que je me demande si je suis bien moi et non pas quelque invention diabolique qui n’aurait de merveilleux que sa possibilité. L’idiotie, c’est aussi cela, — l’insensé, c’est peut-être moi et non pas ces bigarrures d’un autre temps que l’épreuve du mal et l’exercice du plaisir me poussent à fouailler de mon écriture quand justement le temps ne presse pas, sinon je déserte mon propre combat pour me livrer à des attentes pour le moins sagaces et perverses d’un point de vue notamment intellectuel. Guérir, mais de quoi, si je suis malade, ce qui m’étonnerait, ou plus exactement de qui, si ce sont les autres qui me rendent malades à force d’écœurement et de prises de bec sur le fil des conversations et des pratiques communautaires. Mais s’il ne s’agit pas de moi, s’il est question de celui ou celle qu’on peut encore sauver du désastre ontologique qui fabrique des bombes atomiques et le chômage, alors ma main peut exercer une influence peut-être bénéfique. Comme le goupillon. Comme un boutiquier. Mais à quel prix ?

En un temps d’études et sans doute de recueillement, et dans une perspective louablement professionnelle, j’ai approché la pâte à modeler de Françoise DOLTO, dont le Cas Dominique m’a inspiré le roman, comme à d’autres, — les tests de RORSCHACH m’ont intrigué jusqu’à l’imitation, etc. J’ai assisté à des ateliers sans me rendre compte qu’on tentait d’y tranquilliser non pas ces âmes perdues ailleurs, mais plus modestement la maladie elle-même considérée comme le personnage habitant les lieux et les corps. Je n’ai jamais vu là-dedans se mettre la patte de l’artiste, je veux dire de l’artiste véritable, celui qui, comme je le disais plus haut, procède par introduction forcée, par déchirement métaphorique, par caresse interposée de vous à moi. Tout juste ai-je été sensible aux bonnes explications de nos professeurs étrangement influencés par un paléolithique supérieur aux grottes farcies d’informations et de rehauts évidemment artistiques. Le fou qu’on nous présentait s’adonnait à la peinture et se prenait quelquefois pour Van Gogh. Mon seul désir consistait alors à rétorquer à sa médiocrité artistique : c’est de la merde, tu as beau être fou, tu ne vaux pas mieux que nous sur ce terrain miné. L’hypothèse reposait sur l’axiome suivant : nous ne sommes pas fous, (évidemment, comme n’aurait pas dit George BATAILLE). Ces expériences du cru psychiatrique, histoire de se trouver une situation sociale réunissant les deux avantages de la prêtrise : faire du bien et le faire au-dessus des autres après de longues études, ne m’ont pas changé d’un iota : je ne suis pas fou, ce que j’étais, et je demeure un coriace pratiquant de l’art à défaut d’en être le génie flagrant. On ne fait pas mieux, non ?

Il m’a toujours semblé que l’art, c’est l’art des artistes, et que cela n’a rien à voir avec la santé et le degré de sociabilité. Ne croyant pas en Dieu ni en toutes ces balivernes de l’inconnaissable, je fonde ma foi, qui donc n’est pas contaminée par la croyance, sur des manifestations dont je suis le témoin direct ou l’apprenti docile. Tout ce qui ne se manifeste pas est inexistant. Dieu, par exemple, en dehors de toute considération morale qui en ferait la pire salope que l’homme n’ait jamais honorée de son imbécillité. Par contre, les manifestations de la folie et de la douleur sont criardes comme des drapeaux nationaux signalant les charniers de nos combats. Considérer alors que tout discours tendant à éclairer ce profil est une science, voilà qui est incontestable. Y compris les pires délires de l’imagination spéculative (la moins bonne d’un point de vue artistique) ont valeur d’expérience concluante. L’Inconscient, par exemple, je ne peux nier qu’il se manifeste, même si je n’y crois pas. Je n’ai pas foi en lui, mais je suis à l’écoute de tous ceux qui s’en approchent méthodiquement ou à l’arraché. L’important, dès le départ philosophique, c’est de remettre les pions à leur place, pour ce qu’on sait de l’endroit et de l’envers des choses. J’ai donc toujours botté le cul des séminaristes enclins à pénétrer de leur queue profane en la matière les passagers exorbitants de la folie et du désespoir qui en est la prescience. Soyons artistes auprès de nos malades, si cela convient à notre situation sociale, mais rejetons ces religions qui rendent fous avant même toute réflexion digne de ce nom. Donc, agissons sans Dieu et sans Napoléon. Que l’art des hôpitaux psychiatriques soit pur comme un miroir qui ne sait pas tricher avec les reflets, sinon ce n’est pas un miroir, mais l’alouette des champs d’automne.

Oui, l’art est l’art des artistes, et il est difficile de croire (il est difficile de croire d’ailleurs chaque fois qu’on prétend au résultat) que toute activité manuelle et intellectuelle entreprise par l’homme du commun aient quelque valeur à opposer à l’art lui-même tel qu’il est reconnu par les artistes dignes de foi. On peut à la rigueur en comparer les œuvrettes aux actes et aux récits qui bornent l’existence, mais sans jamais se faire d’illusion sur la portée de dimensions qui ne dépassent jamais l’imitation ou l’infantilisme. Alors que l’art ouvre les portes de l’aventure et de ses péripéties. Consultez, au moins par curiosité, les récits de l’artiste : ils sont traversés d’aventures, de la langue aux apparences, et du corps à ses sublimations chimiques. Tandis que la surface souvent minutieusement couverte de l’œuvre du profane est simplement le récit de son ignorance ou de son mal. Gâcher de la bonne peinture pour raconter de pareilles banalités peut sembler un peu farfelu. Mais nous sommes là sous l’emprise de l’imitation, qui flatte l’imitateur, qui le flatte avant tout, et de l’infantilisme, pour ne pas dire de l’idiotie qui se porte bien ou mal. Si le fou mis en examen révèle un art consommé, c’est un artiste, fou, certes, mais il possède la pratique et se signale par un exercice exceptionnel de son cerveau. Sinon, l’œuvrette est un matériel d’études palliant le silence et la prostration, pour ne pas parler des mortifications qui d’ailleurs n’atteignent pas que les gens mal portants, me dit-on. Je veux bien le croire, allez.

Autrement dit, et ce sera une première conclusion, ne pas confondre l’art (celui d’Aloïse ou celui de Raphaël par exemple, deux dessinateurs viscéraux) avec le jeu qui consiste à en imiter les saveurs dans le but de pallier le défaut de parole ou de s’immiscer dans l’argile de l’isolement et des solitudes impénétrables, à notre connaissance, autrement. Ce serait confondre le sport et la rééducation à l’issue d’une crise cardiovasculaire. Le malade chronique qui ne peut plus véhiculer suffisamment d’oxygène pour maintenir sa forme (et ses formes) à un bon niveau d’apparences athlétiques peut être tué par sa musculation si celle-ci dépasse les limites que son cœur impose à ses performances. Un petit fonctionnaire rabougri par la pratique du siège et du dossier a plus de chance de survivre à la crise cardiaque que le voyageur de commerce exercé pour la frime ou par goût à des prouesses que sa musculature continue, après la crise, de proposer à son ego, car sa musculature n’est plus en rapport avec ses capacités vasculaires. Il crève alors dans un effort, lui l’artiste de la chair, tandis que le petit homme ne parvient jamais, au paroxysme de l’effort, à inquiéter son cœur et ses dysfonctionnements. Cette métaphore est assez bonne. Je l’emprunte à la médecine. De même, un artiste qui se relève d’une crise prend le risque d’aller trop loin, même s’il y a déjà été. Le non-artiste, fou ou bien portant, a beau agiter ses pinceaux ou l’instrument de son corps au service de spectacles paroissiaux, il n’atteindra jamais ce qu’il n’a jamais atteint. Dans le traitement des maux mentaux, on ne soigne pas un artiste comme n’importe qui, et inversement. Qu’on se le dise. Ceci sans éluder les purs problèmes chimiques et mécaniques qui peuvent expliquer bien des comportements louches ou inadéquats.

Maintenant, la réalité. J’ai souvent rêvé de commencer un roman par ces mots. Mais n’est pas ROBBE-GRILLET qui veut. Personnellement, je n’ai jamais envisagé la réalité comme un problème, mais plutôt comme une solution. Je dis plutôt parce que je tempère un peu avant d’y aller, vous comprenez ? On n’est jamais très sûr de ce qu’on avance quand on est le personnage de son explication. Ces précautions d’usage étant prises à ce qu’on imaginera de plus sérieux me concernant, on me laisse entendre que c’est justement là que je me guéris de ce qui ne fait pas de moi un non-artiste. Je ne m’en rends pas compte, c’est tout. En d’autres termes, je ne sais pas vraiment ce que je fais. Ce qui ne m’offense nullement. Je sais bien que je ne sais pas tout. J’agis sans doute aussi sous l’influence de ce qui n’arrive pas à me convaincre que je suis entier ou immense, selon les moments. Et ce n’est pas l’humour qui me soulage de n’avoir pas à tenter d’aller plus loin dans une direction qui ne se propose même pas comme un chemin. L’effet de mur est évident, sinon je considérerais que Dieu existe. Sans ces murs, je serais au temple en train de brûler de l’encens et d’agiter les voiles des vierges consacrées à leur passage fin dans les couloirs de la foi. Pur phantasme. Heureusement, ma femme m’affame. Et inversement.

Ces questions ne m’agitent pas vraiment, mais il me paraît quelquefois utile de les agiter. On ne sait jamais. On connaît bien la réponse d’Antonin ARTAUD à cette provocation insensée :

— Vous délirez, monsieur Artaud. Vous êtes fou !

— Je ne délire pas ! Je ne suis pas fou !

Imaginez la vôtre. Elle ne serait guère différente. En dehors de toute considération littéraire. Parfaitement en dehors de tout esprit créatif. Or, quand ARTAUD répond, il décrit sa réponse. Il ne s’y défend pas, ce qui serait votre cas. Avouez-le-vous avant de continuer. Or, c’est le délire qui manifeste ce qui ne va pas. Quand on a la tête sur les épaules, au lieu de la porter sous le bras comme un bagage, on maîtrise généralement assez bien, et même souvent facilement, les petites poussées de délire qui n’envahissent que rarement nos entretiens d’usage. Le délire contrôlé de l’agent commercial s’adresse à l’envie. Sans cet interlocuteur bouffé par l’envie, l’argumentaire du vendeur devient parfaitement fou. Or, l’acheteur visité et consulté ne souhaite pas avoir affaire à un fou. C’est que l’objet du désir s’est peut-être interposé. Et peut-être pas. Dans ce cas, la porte de l’appartement se referme avec plus ou moins de politesse, et on conviendra que c’est une question d’éducation et non pas de maladie. L’existence est remplie de conversations qui, sans le cadre formel de la vente ou l’enseignement, par exemple, pourraient passer pour parfaitement insensées. On ne s’en inquiète pas. On n’y prête même aucune attention particulière. Or, sitôt qu’il n’y a plus d’accord tacite touchant au désir, le fou apparaît dans toute sa splendeur vaine. Nous n’avons alors guère le choix que de le signaler : Il délire ! Il est fou ! Il n’a rien à voir avec ce que je veux. Il n’apporte pas d’eau à mon moulin. Il est... inutile ?

De là la charité qui avance ses thérapies. On ne peut pas exiger de tout le monde qu’il soit charitable avec les fous et les insensés. Ce temps perdu en explication le serait pour des productions autrement importantes. Il est alors évident que la maladie mentale ne peut être traitée qu’entre des murs soigneusement camouflés de l’intérieur et artistement déguisés de l’extérieur. Combien de beaux châteaux abritent des pratiques charitables ? L’enfermement demeure (si je puis dire) une stratégie de base sans laquelle l’action thérapeutique serait un spectacle peu ragoûtant. On se rend à l’atelier thérapeutique ou on y est conduit dans un état d’inconscience plus ou moins acceptée. Dès le départ, on est ailleurs et avec d’autres. On n’est plus l’acheteur d’aspirateur et l’agent commercial est remplacé par un thérapeute. C’est vraiment différent, dépaysant aussi, à la limite du supportable. Et puis on est entre nous. Ce qui finit par devenir important. Il arrive même qu’on n’exige plus autre chose. Qui est-on ? Des fous qu’on ne rattrapera plus parce qu’ils ont appris (de qui tiennent-ils cette science ?) à courir plus vite que la normale, des mal-portants dont le délire atteint les procédés mêmes de la conscience, des mal dans la peau, des angoissés du petit matin, des pas sûrs d’y arriver, des extases abusives, des bourgeonnements d’enfance, des clapoteurs en eaux troubles, et j’en passe. Cette faune des ateliers honore l’humanité d’une présence qui souffre avant le plaisir, quand l’ordinaire est d’en redemander après.

Deux conclusions s’imposent pour l’instant :

— l’art et l’imitation de l’art sont bien deux activités distinctes ;

— l’artiste ne se soigne pas comme le non-artiste (le risque d’échec thérapeutique n’est pas le même).

Reste à savoir de quoi on peut bien souffrir. Comme nous nous plaçons ici d’un point de vue strictement littéraire, la question revient à savoir en quoi consiste cette « majesté des souffrances humaines » qui pèse quelquefois d’un poids si lourd que la carcasse mentale n’en peut plus et perd pied dans un océan de problèmes sans solutions satisfaisantes, satisfaisant l’attente et comblant les interstices de vide entre les joies probables et acceptées comme telles.

Que se passe-t-il si, au lieu de trouver l’autre différent, c’est soi-même qui apparaît différent à nos yeux ? Voilà une situation difficilement supportable. Ces intrusions de l’étrangeté au sein d’une tranquillité de façade finissent toujours par ébranler les édifices communautaires, comme la famille et l’environnement professionnel. Ce qui arrive alors, c’est la recherche fébrile d’un autre lieu où dépenser sans compter cette nouvelle énergie dont la vitalité est inévitablement soupçonnée de mauvaises intentions. J’appelle cela la recherche du roman et on comprendra vite pourquoi si on imagine dès maintenant le parcours qui menace l’existence d’aventures hors norme et sans doute de plaisirs par trop éreintant finalement. On ne peut parler de folie, mais c’est tout de même fou d’en arriver là. Évidemment, l’entourage, ou plutôt les entourages, ne savent rien ni du conflit qui oppose le soi à son image, ni de la véritable nature des fugues et autres incartades qui projettent cet esprit romanesque dans un enfer autrement significatif que les trivialités d’abord envisagées comme la sagesse. L’individu frappé par lui-même se passe alors rarement d’une chimie compensatoire le plus souvent destinée à lui éviter les foudres de la justice toujours encline à se prononcer sur les violences commises sur autrui ou sur soi-même. C’est un des grands paradoxes de nos sociétés que de confier le devoir de secours à des magistrats qui n’en ont cure tant ils sont animés par l’esprit de vengeance qu’on refuse au justiciable par souci de bon encadrement des faits et gestes. Cet ailleurs que l’esprit romanesque veut maintenant est un refuge et non pas un repaire. Aller tirer les gens de là, c’est user de moyens aussi pharamineux que la dispute familiale, les reproches professionnels, les mauvaises notes de conduite, et surtout, l’imposition par les mains d’une force impossible à retordre comme on voudrait. Privé momentanément de son aventure et contraint à des luttes ici et sans arrêt, ce déséquilibré de l’image de soi ne trouve plus l’ailleurs et le maintenant que son esprit en proie à la logique des incohérences inspire à ses jours de demeuré du suicide. Ce personnage de roman n’est toutefois pas une proie facile, car il a conservé ses moyens de défense, et s’il se garde d’en user la moindre violence, il se sauve du pire, évidemment pour sombrer dans le mieux qui ne satisfera jamais son exigence de joie à la place du bonheur promis par les catéchismes humanistes. Mais quelle aventure ! Et que de variations dans le détail et dans la croissance de l’ouvrage ! Et quelle aubaine si cet individu bancal mais pas fou (pas tout à fait fou) est un artiste en proie à d’autres exigences qui peuvent être comprises par la société même qui ne nourrit plus son espoir ! On mesurera alors, une fois de plus, la distance qui sépare l’homme du commun de l’artiste véritable, et la question d’imiter l’art reviendra avec un concept de l’artiste moins foireux que les reflets académiques renvoyés par les miroirs aux alouettes de la politique et des pratiques sociales. Certes, l’homme est le même : foudroyé par son image, poussé au dehors, ramené de force, contraint à mélanger la chimie du plaisir avec celle des retours à la normale, il est le représentant extrême et ultime de la souffrance qui fait de l’homme un combattant malgré lui, malgré les facilités offertes par le monde du travail et les bas quartiers de l’exclusion. Mais tandis que l’un ne sera créatif que dans l’organisation de sa fuite et qu’il ne sera jamais question de s’interroger sur cette créativité, l’autre, l’artiste frappé de bêtise sociale, ne peut être pris que par ce petit bout, par ce qu’il sait de l’art, de ce qu’il est capable d’en faire, du corps au pet dont nous parle Antonin ARTAUD, ce pet aux dimensions de pet si différent du pet dont on s’excuse même si on n’a pas envie, par honte pure et bue. Peut-on alors imaginer l’artiste thérapeute aux prises, dans un combat clinique, avec cet artiste romanesque ? Que vaut le thérapeute artistement formé face à ce tremblement erratique du roman ? Craignons que l’art en prenne un coup et qu’on ait ensuite l’intention, au lieu de le parer, de ne pas en parler plus longtemps. Le dialogue de Jacques RIVIÈRE et d’Antonin ARTAUD est significatif à cet égard. Comment ne pas soupçonner RIVIÈRE de n’avoir pas tenter de guérir son pendant épistolaire des défauts de pure forme interdisant à son texte de prendre place dans le saint des saints ? Ce cas est presque extrême. Je veux dire que RIVIÈRE est presque un artiste et qu’ARTAUD ne peut être qu’artiste. Le plus souvent, il se passe que l’artiste est un roman que le non-artiste thérapeute s’engage à soulager du poids du danger (c’est déjà ça !). Ou alors, comme LACAN dans son Aimée, l’artiste n’est pas tout à fait artiste et se laisse pénétrer comme un non-artiste, par le sexe ! Ces copulations mentales envahissent encore la littérature psychiatrique. Et pour l’instant, seul le roman a mis en scène l’artiste et son thérapeute. Beau roman auquel je me suis moi-même essayé en écrivant CARABIN CARABAS. Mais tout ceci n’est que de la littérature et j’attends le moment dangereux où un artiste thérapeute entreprend de « soigner » (thérapie ne veut rien dire d’autre) un artiste autrement réel que les personnages de nos romans d’aventure du déséquilibre mental.

Trois conclusions viennent de nous effleurer l’esprit :

— l’art et l’imitation de l’art sont bien deux activités dictinctes ;

— l’artiste ne se soigne pas comme le non-artiste (le risque d’échec thérapeutique n’est pas le même).

— l’artiste n’est jamais soigné par un autre artiste, ou seulement dans les romans.

Mais le cas que nous venons de décrire n’est pas le seul à envenimer notre tranquillité intellectuelle. Il arrive quelquefois que le personnage soit vraiment fou et non pas seulement inquiété et inquiétant. Tandis que le premier reconnaît ne pas se reconnaître, celui-là, fou à lier, ne reconnaît plus personne. Le verbe reconnaître ne convient sans doute pas à ce défaut de reconnaissance. Ce n’est pas même étonnant d’ailleurs. Il arrive quelquefois, dans nos déambulations philosophiques, que le verbe ne trouve pas son mot à dire. S’il est aisé de dire « Je chante un chant » pour être aussitôt accusé de pléonasme grossier (il y en a, paraît-il, de méritoires, mais on peut intéresser le public en déclarant chanter les murs, par exemple, ou les morts, les mares, les mires), il est moins facile de trouver un verbe à la folie autre que « déconner », ce qui ne la caractérise pas d’un point de vue médical. À un tel niveau de reconnaissance, on ne reconnaît pas la reconnaissance. Ce serait une grossière erreur que de tomber dans ce panneau. Ici et ailleurs, en dehors de toute notion du temps parce que le roman n’y est pas, on a affaire à un fou, un fou véritable, d’une vérité criante comme un beuglement d’artiste qui souffre.

Le fou existe, nous en avons tous rencontré. Il est souvent plus évident que l’artiste, plus facile à déceler, moins exigeant au niveau du résultat, ou pas du tout. On peut penser que la folie est une nature et que par conséquent on n’y peut rien changer. Bousillez un cerveau, vous ne le rendrez pas à sa beauté. Et le fou a presque toujours le cerveau franchement dénaturé, du moins par rapport à ce qu’on en sait. Injecter là-dedans le produit de nos réflexions spéculatives, voire imaginaires, ne peut pas lui faire de mal, on en convient toujours. Notons au passage que si l’artiste non fou (est-il encore artiste s’il devient carrément fou ?) est complice de l’aventure thérapeutique (après tout, c’est une aventure), le fou ne connaît pas la complicité. Il faudrait pour cela qu’il se sente différent. Or, de son point de vue, non seulement il ne l’est pas, mais rien ne l’est vraiment, pas assez clairement pour qu’il en tire des conclusions. Sans conclusions, il est impossible de soigner. On ne soigne pas les conclusions, les conclusions sont les marches du temps consacré à soigner. Avec le non-fou mais pas bien non plus, on monte ou on descend. On envisage nettement l’existence d’un escalier. Tandis que le fou n’est sensible qu’à l’électricité, à l’atome en général, qu’on le lui injecte ou qu’on lui en parle.

Les tentatives d’écrire le roman du fou n’ont jamais abouti qu’à de sommaires et illusoires imitations. On peut jouer le fou, mais l’être certainement pas. Le fou n’est pas un artiste. C’est un handicapé, un mutilé congénital, une victime des circonstances, un objet d’études. On peut rendre fou. Nos justiciers en savent quelque chose, pratiquement tous les jours. D’ailleurs, la Loi n’est pas indifférente et conseille au magistrat de ne pas juger en cas de folie même passagère, car cela existe aussi, d’avoir été fou et de ne l’être plus. On laisse de la place à cette hypothèse, une place d’inquiet. Mais n’est-on plus artiste si on l’a été ? Il faut craindre que non. L’état d’artiste est irréversible, comme le temps. Et nous savons plus ou moins clairement que la folie est un problème purement physique, une question de matière qui se change en lit de la folie, capable d’effacer les traces ou au contraire de les rendre indélébiles. L’artiste ne s’explique pas. Il n’explique même rien. Il ne devient jamais autre chose que ce qu’il est peut-être par hasard. Et s’il devient fou, comme Aloïse, il demeure artiste ! Et le non-artiste, s’il ne sombre pas dans la folie, peut-il devenir artiste ? Ces questions peuvent sembler spéculatives et n’alimenter au fond que l’imagination dont le romancier ne peut plus se passer par accoutumance. Aloïse n’est-elle pas devenue artiste parce qu’elle est devenue folle dans le même temps ? Peut-être. Mais n’est-ce pas là tout simplement poser la question de savoir comment on devient artiste, et pourquoi, pourquoi pas policier municipal ou joueur de tennis ? J’aurais bien aimé, moi, être policier municipal ! Franchement, me croirez-vous si je le disais ? Je n’arriverai même pas à passer pour un fou tant mon art, même mineur, démontre le contraire. D’ailleurs Aloïse était-elle folle ? On comprend ici que le terrain rend possible toute espèce de spéculation se faisant passer pour le noble produit de l’imagination. Le charlatanisme n’est pas loin et guette ses victimes déjà expiatoires. Face à l’artiste, le thérapeute, artiste ou non, ne peut pas tricher avec la démarche ni le résultat. Raison pour laquelle la situation présentée dans CARABIN CARABAS est le fruit de mon imagination et n’a aucune chance d’avoir été ni d’être quelquefois, de temps en temps, chapitre après chapitre, heure après heure peut-être.

On surprend ici le guérisseur en flagrant délit de choix. Le malade n’entre pas par hasard : il est choisi. On ne choisit pas de guérir l’artiste par la pratique de l’art. par contre, le non-artiste, qui n’y entend queu-dalle, et le fou, dont la famille prétend se débarrasser le mieux possible, sont la manne d’une entreprise qui a plus à voir avec l’action sociale qu’avec la thérapie. C’est du moins souvent le cas et les efforts pour diplômer les praticiens de l’art-thérapie n’y changeront rien. Le seul cheveu dans la soupe, c’est l’artiste, même fou, même au bord de sa fin. Et c’est heureux qu’il soit le seul à apporter un peu de contradiction dans une pratique dont l’exercice est douteux. Mais toute prétention à la guérison l’est aussi. À ceci près que la maladie mentale rejoint les cancers sur le terrain du taux de guérison. On soigne mal la folie. Pas aussi bien que le bobo au pied, on s’en doute, mais lamentablement très en dessous de la moindre maladie infantile. Est-ce à dire qu’une immense découverte s’annonce avec la même clameur que le guérit-tout-cancer ? Sans doute. Mais à ceci près que l’artiste meurt du cancer exactement comme les autres. Et ne sombre-t-il pas dans la folie comme ces autres ? S’il sombre, s’il n’est pas seulement allé un peu trop loin dans le roman. À voir. Un désordre de questions prend vite la place de l’ordonnance romanesque parce que toute classification est ici impossible à soutenir jusqu’au bout. Or, en thérapie comme en action sociale, il faut de l’ordre dans les discours et les prévisions. Cette torsion du poignet philosophique est pratiquée dans la chair vive de l’art, on vient de le démontrer, et ce sera une quatrième conclusion.

— l’art et l’imitation de l’art sont bien deux activités distinctes ;

— l’artiste ne se soigne pas comme le non-artiste (le risque d’échec thérapeutique n’est pas le même).

— l’artiste n’est jamais soigné par un autre artiste, ou seulement dans les romans.

— l’art est une dénonciation des pratiques tranquillisantes.

De la première conclusion, il résulte que l’art-thérapie et l’imitation-thérapie sont deux thérapies distinctes, sans préjuger de leur efficacité réciproque.

De la deuxième conclusion, on peut dire que la thérapie appliquée à l’artiste ne se fonde pas sur les moyens utiles ordinairement.

De la troisième, que l’artiste n’étant pas soigné par un autre artiste, l’art-thérapie ne lui est pas applicable et que l’imitation de l’art n’a aucune chance de le placer en position de récepteur.

Enfin, il y a au fond de l’art une rebellion contre la tranquillisation qui rend difficile toute tentative de guérir l’artiste sans s’opposer vigoureusement à ses prétentions.

Ce ne sont pas là de pures spéculations. Il s’agit d’un bornage du terrain thérapeutique. Si le malade est un artiste, aucune thérapie faisant appel à l’art ne lui sera applicable. Et si ce malade n’est pas artiste, on se demande comment il pourrait, en dehors d’une imitation qui ne peut logiquement pas lui être transmise par un artiste véritable, si cette thérapie a quelque chose à voir avec l’art. Voilà deux questions pertinentes, car si le malade n’est pas artiste, il est ordinaire, et s’il l’est, le voilà exceptionnellement présent dans un cadre thérapeutique qu’il ne lui sera pas difficile de renverser comme la vapeur pour y mettre fin, pour en finir le plus tôt possible avec une mascarade qui l’atteint dans sa dignité. Le cas du non-artiste n’est pas moins révélateur de la fragilité de ces méthodes thérapeutiques fondées non pas sur l’observation scientifique mais sur le sentiment qu’un peu ou beaucoup de plaisir peut aider à soulager une douleur autrement insupportable. On est là dans le domaine de la religion, de la piquouze, à un pas des pratiques magiques qui, dans l’officine voisine, conseillent la sorcellerie et autres astrologies de l’amour manqué.

Je ne vois pas d’autre champ d’application à l’art-thérapie que celui, non pas du malade, mais du mal-être et de ses petits personnages triviaux qui envahissent nos romans au point d’y oublier le roman et ses littératures. Une poésie de l’imitation, pour ne pas dire de la singerie, rogne l’art aux entournures, et de ces rognures innombrables, on prétend à la fois faire acte médical et social. Bien sûr, on ne soigne personne puisque personne n’est malade, et si quelqu’un l’est, par exemple dans un contexte de recherche, on n’est renseigné que sur les cris de sa maladie et non pas sur les lueurs d’espoir qui en émanent. Boire un verre de vin pour survivre à un choc éthilique est une prétention peut-être subtile, mais en tout cas exagérément prometteuse d’oubli. Le choc autrement hallucinatoire et orgasmique des arts n’est certainement pas fait pour soulager une douleur qui ne serait pas née elle-même de l’art. En initiant le malade à des pratiques qui ne visent jamais le bien-être mais son contraire le tout-être, on prend le risque de désillusionner le malade, s’il est capable d’éprouver l’importance de l’échec, ou de l’encourager dans sa tentative de séparation sans mort. Reprenons les choses à leur racine.

La société S est telle que tout x lui appartenant est un invididu.

L’individu I est tel que x * n est une société.

Le rapport I <> S est limité par une série de lois de composition qui assurent l’intégrité de l’individu, même dans le malheur, et la cohérence de la société y compris dans sa confrontation à l’individu, à une minorité, à une autre société.

De I <> S on peut dire que c’est un rapport fragile dont le roman, entre autres pratiques artistiques, peut rendre compte avec une fidélité de chien si on le souhaite. Dès que ce rapport se complique de cassures, voire d’incohérences, I <//> S, des phénomènes de rejet apparaissent qui signalent la maladie ou le délit. Il n’existe pas, ou pas encore, de sociétés qui assimilent le crime à la maladie. Cette possibilité est toujours soigneusement examinée par les juges chargés de distinguer l’inévitable de la simulation. La prison ne soigne pas. Elle joue rarement la réinsertion, sauf à l’égard des privilégiés, du fonctionnaire qui continue d’être payé à ne rien faire, ou du bourgeois qui ne cesse pas de posséder ce qui le sauve de la misère des murs. On propose régulièrement au prisonnier des activités imitées de l’art et il n’est pas rare que l’un d’eux se révèle être un véritable artiste, ce qui ne le sauve jamais, au contraire. L’artiste, en prison ou en goguette, n’est sauvé que par l’argent qu’on lui promet et qu’on lui donne quelquefois. Il est bon, pour un condamné, d’être sauvé dans les marges, comme peut l’être l’artiste qui reçoit la reconnaisance sous forme de luxe ou à la rigueur de bouée de secours comme dans un naufrage. L’art, c’est bien connu, ne sauve personne. Mais quelquefois, ça rapporte. La fréquentation des artistes renseigne clairement sur leurs rêves traversés d’argent et de pays faciles. Il n’est donc pas difficile, dans le cadre d’une action sociale concertée, d’en appeler à eux pour pallier des rebellions, des salissures, des coups fourrés qui sont le fait en général de non-artistes qu’on place entre des murs sous la houlette d’autres non-artistes, les gardiens, dont on ne peut pas raisonnablement dire qu’ils brillent par leur intelligence, pas même pour amuser la galerie.

L’artiste est donc mûr pour participer à l’action sociale. Moyennant une petite rétribution et quelques avantages de bouche, on le voit s’adonner au dialogue avec ce qu’il s’agit de nettoyer : des fous, des emmerdeurs, des délinquants, et même des vieux qui, de nos jours, s’ils sont trop vieux et trop pauvres, gâchent un peu la couleur du ciel. Cette promotion au titre d’éducateur ou de thérapeute relève d’une crise sociale causée par des individus en proie à de mauvais calculs. Un peu de gymnastique corrige les exigences de la danse classique, des tons criards remplacent les contrastes, on gueule ou on chuchotte au lieu de chanter, on minaude à l’écran vidéo ou on cabotte comme des stars. La pratique de l’art, bien loin d’en être l’imitation, en est plutôt la parodie. Il ne s’agit absolument pas d’imiter l’acte créateur, ce qui est quelquefois utile au pédagogue transmettant son art et celui des Histoires de l’art. On singe pour se sentir artiste, un peu comme on se donne à la sensation de vitesse dans les youpalas sophistiqués des champs de foire et autres centres de divertissement, parcs d’attraction, dit-on plus justement. Se prendre pour le célèbre Zibidine Bidane revient à passer un moment à devenir et être Van Gogh ou Picasso, selon que l’on aime les châteaux ou pas. À la fin, l’action sociale donne de quoi bouffer à l’artiste et de quoi se prendre pour quelqu’un à ceux qui, par malchance ou par nature, ont plus ou moins sombré dans les travers des lois de composition.

I[1] représente l’individu normal, qui travaille et cotise ; I[2] est l’artiste qu’on emploie ou qui crève ; I[3] est l’individu à nettoyer faute de pouvoir le changer. Mais il ne me semble pas que l’art-thérapeute s’intéresse, sauf en cas de chômage, à cet I[3] qui ne paye pas directement, qu’on va chercher dans un hôpital ou dans une banlieue. L’art-thérapeute, cherchant à échapper à son destin, trouve sa pâture chez les I[1]. Dans ce nid de consommateurs heureux et anxieux de ne plus l’être un jour, il y en a de moins parfaitement constitués, de ceux qui glissent vers le bas et qui s’accrochent encore, ce qui les rend solvables. Ceux-là sont malheureux, on ne peut le nier. Ne rien posséder est une douleur, mais être sujet à la dépossession est une obsession difficilement dominée. On coule quelquefois, on pressent la noyade, et c’est à ce moment que l’appel devient audible. Loin des hôpitaux et des prisons, à deux pas des banlieux et des mouroirs, est-ce encore de la thérapie, cette carresse dilatoire qui soulage par l’art et ses petites surprises ? Encore une question tangente. Je crains que l’art-thérapie ne vale pas mieux que l’astrologie. Ces pratiques se fondent sur les coïncidences dont l’agencement finit par devenir, à défaut de théorie, une doctrine. Et c’est sur cette base qu’on distribue des diplômes. Mais s’il est somme toute assez acceptable de diplômer le thérapeute, on n’en est pas encore là du côté des bâteleurs du ciel ni des chimistes de la pierre philosophale et autres concassages des bris que la nature propose au plus offrant. Or, ce qu’il s’agit de mesurer avant de mettre en pratique, c’est la dangerosité des techniques proposées comme action thérapeutique. Ce qui, dans le cas de l’art-thérapie, n’a pas été fait. Aucune observation n’a encore été soumise à l’analyse sérieuse des connaisseurs. On peut même affirmer que ce qui passe pour de l’observation n’en est pas.

Pour l’instant, en dehors de tout contexte scientifique, et bien loin, c’est le moins qu’on puisse dire, des exercices de l’art par les artistes eux-mêmes, l’art-thérapie n’est guère qu’un palliatif au chômage des artistes et au malheur des autres, qu’ils soient inclus ou exclus. Et c’est symptomatique d’une société qui sait, par expérience, que la science, du moins dans son état actuel, ne peut absolument pas rendre le bonheur à l’enfant qui l’a perdu en devenant un homme ou une femme (il faut encore malheureusement faire cette inutile distinction, quand ce n’est que l’amour qui nous désigne, mais bon...). On a longtemps su gré aux religions, et particulièrement à la plus récente d’entre elles, qui fut avant tout attentive à l’homme (mais c’est encore là un effet regrettable...), d’avoir relégué la magie et ses pratiques au musée de la bêtise et de l’horreur. Mais ces religions n’ayant au fond proposé que le massacre et la contrainte, la science a eu son temps de préférence, qui n’a pas duré, car ses seules applications sont technologiques, médiocrement technologiques, à des années-lumières de la moindre disposition spirituelle capable de créer les conditions, à défaut du bonheur, de cette joie qui fait quelquefois de nous des philosophes. Nous en revenons, de ces récits de l’espace et du temps, de ces autres manières de « voir » et de pénétrer. Aucune promesse n’a été tenue. On nous prive même de la drogue, qui soulagerait nos douleurs, pour la remplacer par du vin et sa noblesse de pacotille relative au goût, c’est-à-dire à la langue et au nez, quand l’art se limite à l’œil et à l’oreille, et au sens lui-même. On en est, actuellement, à apprécier le progrès des choses ! Les voitures changent, mais ce sont toujours des voitures ! On meurt à l’hôpital, mais pour quelles raisons ? On va vite, mais où ? Il paraît même qu’on pourra éprouver du plaisir en agitant les électrons d’une sonde plongé dans nos cerveaux, au lieu de s’aimer et de prendre le risque d’en jouir comme des animaux, ce qui nous a pourtant toujours honorés, non ? Une partie de l’humanité, si elle n’est pas trop bête, se précipite moins vers les lieux de l’acquisition des choses soi-disant nouvelles, et une autre partie de cette humanité qui pleure, ne souhaite pas en faire autant. Ici, on revient aux pratiques magiques, et là on s’accroche à la religion parce qu’on se rend compte que, finalement, on n’a pas d’autre choix raisonnablement humain. Il n’est même pas question de Dieu, auquel on ajoute foi pour y croire. Il s’agit d’échapper à l’imbécillité de la magie et aux risques majeurs des technologies. La religion s’impose, amis athées, qu’on se le dise ! Mais nous n’en voulons pas. Nous n’avons même pas l’intention d’en respecter les usages. Nous sommes pris dans un autre étau : entre la magie qui nous guette et le métal cybernétique. Et bien c’est justement à cet endroit pour une fois précis et reconnaissable de loin que d’autres pratiques tentent actuellement de s’immiscer. L’art-thérapie est une de ces planches de salut. Passons à l’antithèse, pour voir. Autrement dit, comment l’art-thérapie pourrait-elle devenir un choix unique dans son genre ?

Nous savons que :

— l’art et l’imitation de l’art sont bien deux activités distinctes ;

— l’artiste ne se soigne pas comme le non-artiste (le risque d’échec thérapeutique n’est pas le même).

— l’artiste n’est jamais soigné par un autre artiste, ou seulement dans les romans.

— l’art est une dénonciation des pratiques tranquillisantes.

— l’art n’est ni magie ni technologie.

En voilà assez pour concevoir honnêtement une activité utile à l’esprit, toujours en quête de tranquillité voire de joie, et à la société qui fonde son existence sur la pureté des mœurs et l’efficacité de l’ordre. Professionnelle par excellence, et non pas soumise aux aléas artistiques, elle se doit autant à l’esprit qu’à la société, ce qui suppose une connaissance impeccable à la fois de l’homme et de ses cohésions. L’art n’a rien à voir avec les exercices de l’intelligence sur la psychologie et le droit. L’art-thérapeute est psychologue, ce qui de nos jours implique une formation médicale, et c’est aussi un citoyen tout ce qu’il y a d’intégré au système, mais d’intégré en connaissance de cause et non pas par désespoir d’émigré ou de chômeur, deux catégories d’individus qui commencent à poser de sérieux problèmes autant d’ailleurs au droit, qui y perd son latin, qu’à la psychologie qui se complique de connaissance moins abstraite et de raisonnements fort éloignés de la divination philosophique qui fut, pendant longtemps, parallèlement à son pendant littéraire si prisé en France, la principale source d’inspiration. En résumé, l’art thérapeute possèdera :

— des connaissances médicales approfondies, et elles ne peuvent l’être mieux que chez le médecin.

— une situation sociale bien établie, sans défaut de la cuirasse, sans bruit avant-coureur de la rouille qui condamne aux difficultés d’insertion dans la vie professionnelle.

— un goût pour les choses de l’art, mais sans l’engagement qui produit les œuvres.

La première de ces conditions ne semble pas raisonnablement contestable. Un médecin, du moins dans l’ancienne acceptation du terme, connaît les âmes et les corps, même si l’esprit n’est pas forcément de la partie dans son action sur la chair dont le concept n’ébauche pas non plus le corps. Formé dans la mémoire, comme un comédien, et actant de la maladie, de la mutilation et de la vieillesse, c’est un savant, et pour peu qu’il sache se passer de trop de technologie pour avancer ses diagnostics, c’est un personnage clé de l’existence, toujours au chevet, à portée de voix et de main. Sans vocation, c’est un fuyard de problèmes, mais avec la foi, il est toujours capable d’aller au-delà du possible et y réussit quelquefois, la vie nous l’enseigne, de moins en moins peut-être parce que la référence technologique remplace de plus en plus le diagnostic à l’oreille et au tact, mais il demeure autrement essentiel et charitable que les portiers des religions qui sont par définition les ennemis de la connaissance et de ses pratiques.

Comme on ne peut pas dire que l’officiant muni de son diplôme méritoire est un candidat au chômage ou une victime des conditions d’immigration, car un médecin trouve toujours de l’emploi, on ne s’inquiétera qu’en sourdine de son lit social, des draps où il couche pour se préparer à l’action médicale. Raison de plus pour faire confiance au médecin plutôt qu’au psychologue ou à l’amateur.

Enfin, ce médecin, sans être un artiste lui-même, devra connaître les tenants et les aboutissants d’une pratique autrement complexe et conséquente que la sienne. Autrement dit, l’art-thérapie doit être une spécialité médicale. Si l’artiste a une place là-dedans, c’est comme exemple, comme pédagogue, à la rigueur. Mais sa rébellion n’est peut-être pas tout à fait compatible avec l’ambiance des études qu’il peut toujours un peu troubler. Comme on le voit nettement, l’art est facile, mais l’artiste est difficile. On l’éloignera le plus souvent, sans toutefois l’écarter, car sans lui, sans sa proximité beuglante, l’art n’est qu’une peau et il n’y a rien de plus difficile que d’entrer dans une peau conçue pour d’autres pénétrations que le traitement des maladies mentales et des troubles de la joie.

Au risque de passer pour un suicidaire, je ne vois vraiment pas d’autre portrait-robot à tirer sur la face hermétique de ce thérapeute particulier qu’est l’art-thérapeute souvent confondu avec l’artiste-thérapeute. Soyons clairs : toute thérapie qui n’est pas un acte médical relève de la magie, mais tout acte médical qui confie ses diagnostics à la machine, comme c’est de plus en plus souvent le cas, est une imposture. L’art-thérapeute, en étant à la fois l’instinctif préparé du diagnostic et le doué du résultat tangible, est un spécialiste médical, c’est-à-dire un savant qui, au lieu de chercher, trouve. Ce qui fait presque de lui un artiste, c’est vrai. Mais un artiste sympathique, un chansonnier de la joie, un prosateur de la rime. L’essentiel, au fond, c’est qu’il ne se prenne pas lui-même pour un artiste, risque professionnel dont on ferait bien de mesurer la portée. Tandis que l’artiste, qui peut légitimement passer pour tel, et même revendiquer pour lui-même cet état de fait, ne doit pas chercher à tromper l’adversaire en se prenant pour un médecin, ce qu’il n’est pas. Un artiste, ça ne soigne pas, ça n’a jamais soigné, bien au contraire.

S’il est encore légitime, dans l’état actuel de la connaissance scientifique, de parler et de s’adresser à l’art-thérapie, il est quelque peu incertain de questionner avec les mêmes questions l’artiste-thérapie qui n’est autre, au fond, que de la microbe-thérapie. Je n’entends pas par là que sa proposition thérapeutique est petite, mesquine, insignifiante. Je veux dire que l’artiste, ne pouvant communiquer que son mal et avec lui, ne soignant donc pas, ce que personne n’attend de lui à moins d’être mal informé des questions de l’art, je veux dire que l’artiste est cruel, répondant ainsi à la question :

— Et savez-vous au juste ce qu’est la cruauté ?

Non pas :

— Comme ça, non... je ne le sais pas (réponse ironique d’ARTAUD).

Mais (sans doute parce que je ne suis pas fou !) :

— Je le sais parce que je suis un artiste et que je rends malade.

Au lieu donc de parler d’artiste-thérapie, comme c’est la tendance, je propose qu’on se limite à évoquer les fondements de cette microbe-thérapie qui ne sert à rien, en tout cas à rien de bon. Évidemment, l’artiste, ou son imitateur, peut être animé de bonnes intentions. On voit beaucoup d’artistes s’échiner à soigner le mal qui affecte les non-artistes, et il arrive quelquefois, contre toute attente, que l’artiste soigne l’artiste. Dans cette société où on ne peut heureusement rien empêcher, du moins tant que les religieux y sont réduits au silence feutré des prétoires et autres antichambres de la bonne aubaine, tout est possible, y compris cet artiste qui, sans se prendre pour un médecin, mais assez adroit pour ne pas passer pour un vulgaire guérisseur, entreprend non seulement de soigner le non-artiste avec de l’art, ce qui rend la jambe mauvaise, mais encore, souvent parce qu’il possède non pas des secrets, mais des pouvoirs, s’attaque comme un chirurgien au mal que l’art peut causer dans l’esprit de ce qu’il faut bien appeler un artiste. L’artiste-thérapie, quand ce n’est pas une activité bénigne qui peut à la rigueur faire qu’on se sent mieux et même bien, à la condition de ne pas être un artiste ou à la rigueur d’en rêvasser copieusement, sert aussi à tranquilliser les artistes, à leur donner des leçons d’art, à revoir leur connaissance de la pratique et de l’exercice et à NE PLUS EN SOUFFRIR ! Ce rapport d’artiste à artiste est tellement concevable qu’on a fait plus qu’y penser : on le pratique tous les jours, en extrayant du magma psychiatrique des artistes pour lesquels on ne peut plus rien, pour lesquels la médecine ne peut rien, et qu’on confie pieds et poings liés à des artistes-thérapeutes chargés de diminuer les effets nocifs et dangereux de l’art sur l’artiste. On voit ainsi de pauvres artistes s’adonner à l’analyse de leurs œuvres, AU LIEU D’EN PARLER !

Que la médecine jette l’éponge chaque fois qu’un artiste lui est confié par la justice ou par la famille (il n’y a hélas pas d’autres livreurs d’artistes, d’autres dénonciateurs de la mauvaiseté de l’art, délateurs impunis) est après tout assez naturel. Quand il n’y a rien à faire, on s’épuise vite. Ce n’est pas une question de patience, mais une fois épuisées les ressources thérapeutiques, y compris celles que l’art accorde à la science, le mieux est de se défaire du problème pour se consacrer à des tâches plus urgentes, l’artiste étant rarement nocif à ce point. Et c’est sans doute par charité que l’appel au guérisseur sonne le glas de l’artiste, car autant il est quelquefois agréable d’en découdre avec un savant qui après tout sait de quoi il parle, autant il est pénible et ravageur d’avoir affaire à un guérisseur forcément limité en connaissances et tout aussi inévitablement doué pour l’imposture. Mais tel est le destin métaphorique de l’artiste : tomber dans les bras du guérisseur d’art, lequel est à l’origine un chômeur en puissance. On ne fait pas mieux comme usurpation de biens. Et ce, à l’abri de poursuites qui ne menacent même pas de devenir judiciaires, au moins pour calmer un peu les démangeaisons létales.

Mais tel est aussi le danger qui guette l’artiste-thérapeute : devoir un jour servir la cause du non-art. Certes, son existence, toute ponctuée de stages somme toute assez sympathiques et même d’expériences qui frisent l’amitié avec des apparences d’amour, son existence est celle d’un praticien et si sa salle d’attente ne désemplit pas, le voilà inclus dans le grand jeu social, parfaitement en adéquation avec les lois qui composent la trame sociale. On dirait un dormeur des services secrets, un agent qui n’agit pas ou agit en dehors du service, mais qui peut servir si c’est le moment. On peut légitimement redouter cette floraison d’artistes qui, plus pour échapper au chômage que par pure vocation, envahissent l’existence jusqu’aux magazines les plus sérieux. Ils sont le terrain préparatoire, sans le savoir, à une offensive contre l’art toujours légitime en cas de guerre ou de danger imminent (et non plus éminent). La société devient de plus en plus complexe, sans doute grâce à ses capacités de mémoire, de stockage de l’information, et en y regardant de plus près, on s’aperçoit que tout ne s’explique pas et que cela pose question au philosophe. Car, franchement, à quoi sert vraiment un artiste-thérapeute ? À soigner, certainement pas. Si le médecin connaît, en matière psychothérapeutique, un échec considérable, que peut-on espérer d’un individu qui n’est pas formé pour soigner ? En attendant, il occupe l’artiste fou avec des jeux d’enfant destinés justement à infantiliser son art, à aplatir sa maturité de génie. Il pallie les petites souffrances sans majesté de l’homme du commun qui n’en souffre pas moins réellement et qui, par la grâce de l’illusion, peut se croire en rémission ou carrément guéri. Mais au-delà de ces petites entorses à l’honnêteté, de quoi est-il question vraiment ? Tout simplement, de remplacer la microbe-thérapie des artistes par les soins palliatifs de l’artiste-thérapeute. Changer la nature de l’art est une des lois de composition des sociétés. Dans le rapport I<>S, il y a des lois, que nous connaissons de mieux en mieux, que nous savons nous-mêmes, en équipe réduite ou restreinte, utiliser contre l’individu dont la propre loi d’expression est destructrice, par attaque microbienne (c’est une métaphore) du tissu social. L’assassin en finit avec la vie, au couteau ou à la bombe. Peu importe sa doctrine ou sa folie. Il s’agit là de choses si simples à combattre que l’enfermement ou l’exécution capitale suffisent à arranger les autres choses, celles qui ont de l’importance. Mais l’artiste ne meurt pas. Son art n’est jamais oublié. Car l’art est comme la chair, nécessaire et inexplicable. L’artiste ne tue pas non plus, ou alors par erreur et c’est un génie que tout le monde reconnaît. Mais il rend malade. Il trouble l’enfance, dérange l’adolescence, envenime tout le reste de la vie. Le payer ne suffit pas à en endiguer la virulence. D’ailleurs, on ne peut pas payer tout le monde. On n’a pas assez d’argent pour ça, et puis on ne sait pas qui est véritablement artiste et qui ne l’est pas pour longtemps. L’assassinat, ça donne des sensations, le cinéma, qui voudrait être un art et qui n’est que de la merde, en donne la preuve tous les jours. L’art, c’est plus subtil, moins pris au piège. Moins combattu en apparence, mais attention, c’est une ruse. Il meurt beaucoup plus d’artistes que d’assassins. Les grands assassins sont propriétaires, y compris d’États entiers, mais le grand artiste crève le plus souvent de faim et de froid, d’épuisement mental, de transparence végétative. On dit quelquefois d’un médecin qu’il est un assassin, un matasano comme on dit en Espagne. Celui qui a tué Albertine SARRAZIN n’est certes jamais passé pour un artiste dans son genre, mais il a survécu à son crime, et bien survécu d’ailleurs. Il a pourtant injecté dans un corps le microbe fatal de la médecine, qu’on appelle quelquefois par erreur aléa. On pardonne à l’erreur, car la bêtise l’explique. Un médecin ne tue pas par volonté ou par plaisir. L’artiste, qui ne tue pas mais rend malade, sait ce qu’il fait. Il n’est pas dans l’erreur. Alors comment le pousser au moins dans les marges, à défaut de lui destiner le vide par droit fondamental ? De deux façons :

— lui donner à manger et éventuellement lui offrir un confort auquel l’ouvrier a droit sans se casser autant la tête. Ainsi explique-t-on la présence incongrue de l’artiste-thérapeute dans notre société pourtant prudente en matière de guérison miraculeuse.

— le soumettre à l’action thérapeutique ou donnée comme telle de ces guérisseurs auxquels on ne pourra jamais reprocher un manque de formation médicale puisqu’ils sont fabriqués ou du moins autorisés pour ne pas en recevoir.

Pas étonnant alors que la microbe-thérapie connaisse un tel essor. C’est une croissance de plaie. Plus on appuie et plus ça fait mal. Plus ça fait mal et moins il faut s’attendre au silence. Comme il n’est pas question de tuer l’artiste aussi facilement qu’un criminel, le mal progresse. Et avec le mal, les promesses de guérison si néfastes à la tranquillité de ceux qui ne souhaitent qu’aller mieux et non pas devenir artistes. Ce tissu de contradictions a pris une telle ampleur qu’on peut craindre une explosion de l’écran où tout se passe comme au spectacle. Ce n’est d’ailleurs pas la seule menace de combustion instantanée. Ce qui complique encore les choses pour le philosophe soucieux de scolariser sa pensée pour qu’elle soit au moins compréhensible à défaut de devenir profonde et irréversible. Doit-on penser pour autant que la médecine détient la clé de futures tranquillités moins ravageuses question accoutumance ? Le médecin a certes été un élève appliqué et il est devenu un praticien utile et même charitable, ne mâchons pas nos mots. Mais penser une seule seconde qu’un non-artiste soit capable de surpasser l’art en profondeur n’est pour l’instant pas même du domaine de l’hypothèse scientifique. Comment poser ce problème sans paraître un peu imbu de sa personne ? Si l’art-thérapie, et peut-être aussi l’artiste-thérapie, nous maintiennent heureusement hors de portée des magies ancestrales auxquelles on ne doit rien et de ces technologies qui ne promettent que le métal dans la chair, l’art est le seul moyen d’être encore un magicien et peut-être un savant. Il n’agit pas entre deuxeaux, il les pénètre de propositions esthétiques et se fout de la morale. Il décompose, comme on dit en mathématique, ou déconstruit, comme disent quelquefois les philosophes. Il agit comme la mort, avant la mort. Et tend inexplicablement à l’expliquer. Tandis que les religions donnent la mort comme la solution à un problème, ce qui est parfaitement stupide et malsain, l’art est la solution que la mort ne donne pas. Dans ces conditions, l’utiliser pour soigner ne peut servir qu’à le dénaturer. Que quelques-uns s’en portent mieux, parce qu’on les paye ou d’autres parce qu’ils se sentent beaucoup mieux, relève de l’annexe et non pas de la conclusion. Mais c’est la vie. On n’a pas toujours les moyens de conclure, même provisoirement.

 

Conclusion

 

Il existe une « médecine des arts » chargée de soigner les doigts des violonistes, le dos des pianistes, les lèvres des trompettistes, les cordes vocales des chanteurs et même le stress des écrivains trop sollicités par le succès ou la page blanche. Savoureux mélange de chimie et de conseils pratiques, cette médecine a fait la preuve de son efficacité relative et peut avancer sans honte un taux de réussite honorable, aux dires des artistes eux-mêmes, du moins de ceux qui en ont les moyens. Mais cette médecine n’utilise pas l’art lui-même pour exercer ses effets curatifs. Les médicaments et quelques règles de comportement suffisent le plus souvent à lui assurer une victoire bien méritée sur des maux qui hantent l’artiste dans les coulisses de son activité professionnelle. Tuer les chats dans la gorge, par exemple, n’est pas aussi simple qu’il y paraît et maints concerts peuvent témoigner du désarroi qui empoigne alors des gorges fort éloignées de ce qu’on attend d’elles question justesse, tessiture et sentiment. Dans ce rapport de médecin à malade, c’est l’expérience de la molécule qui prévaut, accompagnée comme il se doit de préceptes applicables au corps et à ses fonctions par le biais d’exercices physiques qui ont fait leurs preuves depuis longtemps et de comportements, notamment alimentaires, qu’il vaut mieux adopter si l’on souhaite demeurer un artiste digne de ce nom, c’est-à-dire applaudi.

Il existe une médecine des arts comme tant de médecines professionnelles dont la connaissance a atteint des perfections bien utiles à l’actant. On soigne le travail avec un art, pour ne pas dire une science, dûment consommé. Seulement voilà, la folie, et tout ce qui la désigne assez fermement pour la donner à craindre, n’est pas un métier. On serait tenté de dire que par conséquent, on ne la soigne pas, ce qui n’est pas loin d’être vrai. Les fous travaillent seulement du chapeau, selon un dicton populaire. Et les candidats à la folie ne sont pas mal coiffés non plus, de phobies en obsessions, et de désespoirs en suicides et autres carences de la présence. Quand la chimie n’agit plus exactement où on prétend la contraindre, et si le seul dialogue analytique est vain, le recours à des pansements devient la norme. Disons, pour aller vite, que l’art est le moins pire de ces cataplasmes qu’on applique à la surface seulement de ce qui ne va pas ou plus. Les médecins, en principe, s’en gardent bien, et ce n’est pas là le plus grand de leurs paradoxes.

Quelles sont les combinaisons en jeu ? D’une part, côté art-thérapeute, on peut distinguer les cas où celui-ci est médecin ou non, et ceux où il est ou pas artiste. Ce qui nous donne à envisager quatre personnages « possibles » (restons romanesques) :

— l’art-thérapeute médecin et artiste.

— l’art-thérapeute médecin et non-artiste.

— l’art-thérapeute non-médecin et artiste.

— l’art-thérapeute non-médecin et non-artiste.

Du côté du malade, on peut simplifier « à l’extrême » en ne distinguant, dans l’attente d’autres complications, que deux catégories :

— le malade artiste (une complication est par exemple qu’il ne l’est pas mais qu’il y croit dur comme fer).

— le malade non-artiste (quelquefois sa haine de l’art peut compliquer les choses).

Un simple effet de combinaison (2 * 4) propose huit cas de rencontres, cela sans préjuger des hypothèses multipliées par les paramètres dont nous ne tenons pas compte ici, comme le type de folie ou de névrose, le sexe, le pays, la situation sociale, la pensée religieuse, etc. Cependant, on peut d’ores et déjà éliminer le cas fort peu probable où l’art-thérapeute n’est ni médecin ni artiste. Ce personnage est parfaitement inconcevable. Ce qui réduit notre combinaison à six cas. Si nous éliminons d’office le cas où le thérapeute est un artiste, selon le principe évoqué plus haut qu’un artiste ne peut guère que communiquer que son mal, pratiquant alors un cas particulier de l’artiste-thérapie qu’est la microbe-thérapie, notre combinaison se réduit aux seuls cas où l’art-thérapeute est un médecin et un non-artiste agissant indifféremment sur le malade artiste ou non-artiste. L’expérience pourrait montrer facilement à quel point les médecins des arts sont les mieux placés pour pratiquer l’art-thérapie avec quelques chances de ne pas se tromper et de ne tromper personne.

Ce qui reste à prouver dans ce raisonnement somme toute assez simple, c’est le risque de microbe-thérapie. En effet, si ce concept était faux, l’artiste, muni de son diplôme de médecine ou d’un autre n’ayant rien à voir avec la médecine et tout avec le cas particulier de la thérapie par l’art, l’artiste deviendrait un actant médical de premier plan. Ainsi, se sortant du chômage ou agrémentant son activité de médecin d’un emploi réputé « sublime par essence », l’artiste aurait pignon sur rue malgré et peut-être même contre le marché et les contraintes culturelles. On croirait rêver. Mais il n’en reste pas moins que c’est bel et bien la microbe-thérapie qui doit faire l’objet de recherches appliquées pour apporter de l’eau au moulin des artistes qui pour l’instant se limitent à croire aux vertus thérapeutiques de l’art. Ce qui donnerait raison à cet autre dicton populaire : si ça ne leur fait pas de bien, ça ne leur fera pas de mal non plus. Mais tout porte à croire que l’art ne soigne pas les artistes et envenime l’existence de ceux qui s’en passent ordinairement, entre les crises.

Mais si la microbe-thérapie est vraie, et qu’on veut à tout prix exercer son « art » sur la maladie, alors il faut légitimement craindre une foire d’empoigne entre les artistes thérapeutes et ceux qui n’en ont cure, de la thérapie, et qui ne souhaitent que de continuer à exercer leur art uniquement là où ça fait mal sans le moindre souci ni la prétention à l’amélioration. Est-il d’ailleurs raisonnable de penser que la gent artistique peut se scinder ainsi, d’une aile battant l’art pour qu’il soit moins microbien, et de l’autre faisant tout pour qu’il ne perde rien de son charme diabolique ? Si cette situation se présentait, il faudrait alors, selon un vieux principe dont la philosophie elle-même ne se passe pas, distinguer le bon artiste du mauvais, c’est-à-dire, en termes clairs, qu’il ne peut y avoir deux catégories d’artistes en dehors des questions d’école, et que par conséquent, soit l’artiste-thérapeute n’est pas artiste, ce qui le met hors-jeu, soit l’artiste microbien ne l’est pas, ce qui repose violemment la question de l’utilité de l’art qui, selon un principe artausien emprunté aux Indiens, doit servir à quelque chose. Je ne vois pas comment, dans ces conditions imposées non pas par le désir ni l’envie, mais seulement et apodictiquement par les faits, on n’en viendrait pas aux mains. Dans l’état actuel de la connaissance, il serait sage de continuer de s’en remettre à la médecine pour les soins et à l’art pour l’incurie.


4 — Le personnage incréé

Demeure mon cadavre, tournoyant disait Barrès à propos du sien, s'immobilise le thème des thèmes et dure la lecture en dehors de toute considération littéraire [...] Demeure, immobilité, durée. Si je l'écrivais, cette thématique, elle porterait là-dessus. Cosmogonies. Livre des lectures documentées.

 

Ensemble, nous ne sommes jamais complexes, sinon différents. Que ces différences, aussi sensées, aussi précisément exprimables sont-elles, puissent donner lieu à des lois de composition utiles et même nécessaires, cela ne revient pas à soi aussi facilement ; en d’autres termes, littéraires ceux-là, la solitude n’est pas contenue dans le cri qui l’exprime, mais dans le corps qui le pousse dans le monde. Il a fallu que ce corps ait un sexe, il a même fallu qu’il demeure à jamais impossible qu’il n’en ait pas, l’idée même d’un corps sans sexe est aussi inconcevable, par la raison textuelle, que l’infini qui menace le texte de son utilité, laquelle se confond, en pratique, avec sa probabilité.

Pas facile dans ces conditions ici vite, trop vite exprimées, de mettre en présence la créativité, qui est un pouvoir, avec le sexe donné d’avance comme acteur. Ainsi posée, la question en est une qui concerne la collectivité, ou la somme des collectivités qui n’en est pas une, de collectivité. On risque de se perdre en conjectures, alors que la pratique du personnage, singée outrageusement par les religions, et non pas l’inverse, tendrait plutôt à démontrer que la différence réside dans la poésie qui émane du texte, et non pas des organes qui y répandent leur odeur d’enzymes.

Et comme si cela ne suffisait pas, à complexifier tout propos tenu sur le sujet, nous n’avons pas le choix et même si nous l’avions, il serait limité à l’homme et à la femme, ou à l’aberration qui elle-même se limite à la même alternative. S’il est encore possible, par le biais du délire composé, de se croire à la fois homme et femme, ce n’est que par le jeu des apparences, ce n’est qu’un rôle de composition, encore alimenté par des lois d’ensemble. Mais limiter la question à ses influences d’homme et de femme, en acceptant toutes les aberrations constatées par la clinique ou simplement imaginables, ne revient guère qu’à fractionner de la manière la plus simple un territoire de la pensée qui n’a encore rien décidé, malgré l’Histoire et ce Futur qui ne contient rien que la suite. On se planterait devant le tableau pour essayer de deviner s’il a été peint par un homme ou par une femme, accessoirement on se demanderait si cet homme en est un ou si cette femme n’est pas un homme. À ce jeu de devinette, qui doit cacher bien des superstitions, on ne gagne que l’estime de soi ou quelque vexation qu’il faudrait prendre alors en considération pour donner à estimer le peu d’homme ou de femme, selon le cas, que l’artiste a mis dans l’œuvre exposée au regard considéré comme un moyen de savoir ce qui d’ailleurs n’est peut-être pas ici en cause. La confusion limite assez heureusement ce genre de prospection à des syllogismes spécieux, du type :

 

— Ce texte est une création ;

— Il est écrit par une femme ;

— Donc, la femme crée.

 

Ou pire :

— La femme crée ;

— Son texte est une création ;

— Donc, elle existe en tant que femme.

 

C'est là faire œuvre d'imagination, qui n'est certes pas négligeable, mais ce n'est pas une solution. Car on en viendrait à limiter la création de la femme à la femme, et celle de l'homme à l'homme. Conséquemment, une aberration demeurerait une aberration, sans possibilité de repentir ou mieux d'exagération. L'homme créé par la femme serait impensable, alors qu'elle lui donne le jour sans problème ; et inversement, la femme créée par l'homme, qui ne lui donne jamais le jour, relèverait de la marionnette agitée par le désir. On irait jusqu'à affirmer que la douleur n'est pas la même, qu'elle est spécifique, et qu'on ne communique vraiment qu'entre personnes du même sexe, ce qui ajoute de l'eau au moulin des homosexualités sans éclairer jamais le propos initial.

Cependant, et comme toute l'Histoire en témoigne, l'homme s'est toujours emparé du pouvoir de créer plus facilement que la femme. Il a même créé Dieu à son image et réduit la femme à une vierge incroyable, une putain repentie ou une vieille lubrique qui justifie assez pleinement la polygamie. Il ne serait pas venu à l'idée d'un Romain de placer Junon au dessus de Jupiter pas plus que d'attribuer aussi arbitrairement des grossesses à ce Dieu qui n'est que de l'homme porté aux nues. Le pouvoir créatif de la femme, encore de nos jours, s'en est trouvé diminué quand il n'a pas été, quand il n'est pas tout simplement annulé, interdit, ou détruit. De ce combat voulu par l'homme, parce qu'il est en lutte contre l'homme, il ressort en effet que l'homme est plus créatif que la femme. Du moins a-t-il été et est-il toujours plus productif. Une analyse plus précise démontrerait sans problème que ce surcroît de production n'est en rien un gage de qualité supérieure. Il n'en reste pas moins que c'est de ce combat perpétuellement perdu que la femme tire sa substance à créer. L'homme n'y peut rien, même s'il est lui-même en dessous de l'homme pour des raisons plus historiques. Cette différence incalculable et obligatoirement estimable est à la racine de la création féminine.

La révolte en est changée. La femme est souvent créatrice dans le refus alors que l'homme préfère l'invention. La femme demeure là où l'homme prétend changer le monde et par conséquent la femme. Ici, l'homme se passerait volontiers de la femme si celle-ci ne lui était pas donnée. Or, tout concourt à la lui donner. Il n'est donc pas étonnant qu'il ne change pas, pas étonnant que l'Histoire renvoie toujours son image d'homme sans jamais éclairer sa nature d'existence précaire. Son combat ne peut pas se trouver à la racine du mal, par définition. Il surnage. Cette eau, c'est évident, c'est la femme. Toutes les mythologies la reconnaissent. De ce point de vue, il apparaît en effet que la femme ne crée pas ce que l'homme crée de son côté. Et cela ne tient qu'à la profondeur que l'homme lui impose comme demeure. Elle est enfouie par l'homme. Et l'homme du commun passe une bonne partie de son temps à enfouir la femme. Elle ne peut être qu'occupée à s'en sortir, sortir de l'homme.

Mais ce ne sont là que des sensations d'homme qui tente vainement de se mettre à la place de la femme pour deviner ce qu'elle endure. Ce passage de la femme dans le texte n'est pas au commencement du texte, loin de là. Il se peut que ce ne soit qu'un épisode sans importance. Une passade. Or, quand je me relis, je constate avec effroi que je n'imagine jamais que la femme puisse elle aussi tenter de se mettre à la place de l'homme pour le vaincre. Je ne prends jamais ce chemin, sans doute parce qu'il ne m'est pas donné. La femme que je crée n'est jamais un homme. Par contre, les hommes que je crée sont souvent des créateurs de femmes. Je ne vais pas ici entrer dans des considérations psychologiques sans doute étrangères au texte que je promeus pour exister différemment des autres hommes. Il me semble même que je m'éloigne significativement de la psychologie littéraire qui typifie au lieu de multiplier comme c'est l'enjeu de toute science. Je prends le risque de me perdre et de perdre le peu de lecteur qui me reste. La poésie elle-même perd de la poésie au profit du roman qui ne gagne pas à être un roman. Je sais tout cela. Mais au-delà de la femme, c'est le personnage incréé qui m'attend et j'ai ma petite idée là-dessus.

 

 

Le portrait de l'artiste dans sa jeunesse forme sans doute le lit de la littérature moderne. Replacer ainsi l'enfance, après coup, dans son contexte historique et géographique est une manière d'affirmer sa différence, car rien n'est plus ressemblant à un adulte qu'un autre adulte, ou du moins les différences entre adultes sont si infimes, d'un point de vue ressemblance, que les héros finissent toujours par se distinguer seulement du fond qui sert d'itinéraire à leur voyage. À l'âge adulte, sauf exception, le sexe est joué sur le mode du non-retour, il n'a pas d'autre avenir que la reproduction et le plaisir codifié. Tandis que l'enfant est sur le point de devenir, mais il n'existe que parce qu'il est un enfant. Un adulte ne peut pas en dire autant, lui qui joue au sexe ou plus exactement avec les deux faces du sexe qu'il est somme toute assez facile de proposer à l'imagination et au raisonnement. Il se trouve toujours un enfant pour distinguer des particularités du langage qui l'autorisent à, si l'on veut, traverser le miroir. L'analogie, l'harmonie, le contraste titillent son intelligence qui est encore la partie visible d'un iceberg qui deviendra, à la force du poignet, une île dans un océan d'impostures et de contraintes avec lesquelles c'est la manière de compromis qui particularise l'artiste et rejette, à ses yeux, l'homme du commun dans les marges de l'existence conçue comme une résistance au monde. Soit.

Je viens de bourrer ce paragraphe de références toutes littéraires : Artaud (Lettre de ménage), Musil, Joyce, Faulkner, Hemingway... Ce n'est pas en vain que l'enfant est déjà un artiste. Ses lectures catalysent ses impressions et ses premières compositions. Ni homme, ni femme, soumis, dès la myélinisation, à des approches physiques, athlétiques, de son sexe encore incertain quant à sa destination, ses essais convainquent rarement, inquiètent le plus souvent, et quelquefois le conduisent dans les corridors de l'interdit où, me semble-t-il, ce sont la famille et la patrie qui imposent leurs lois. Il suffit que le rêve soit brisé et l'enfant est mûr comme le fruit. À moins d'un suicide, son avenir ne lui appartient pas. J'ai tenté quelque part de raconter ce passage de la réalité à l'imposture. Un enfant se suicide ; son futur disparaît ; demeure son maigre passé et cet instant, juste avant la mort, où il a joué, par l'imagination, avec son futur d'homme de peine, de factotum, de valet de pied. « Et dès cet instant, je n'ai plus su si j'étais une fille ou un garçon, car cela n'avait plus aucune espèce d'importance. » Et cela s'explique par cette autre conception de la virginité où le corps possède encore pleinement cette possibilité de disparaître sans laisser de traces. Il a suffi d'un combat pour que le suicide se propose à l'esprit et que le présent disparaisse lui aussi au profit d'un partage très net de l'existence en passé et en futur. Le récit n'est que cela : passé et futur. Et le personnage à portraiturer a vécu cela : pendant un court instant cosmique, il a cessé d'exister pour n'être plus que sa mémoire et son imagination. Toute littérature marquée par le présent devient alors une imposture, mystification ou snobisme, peu importe, les choses ont désormais acquis cette indicible clarté par quoi les hommes sont des hommes.

Dans ces conditions peut-être extrêmes (sait-on ?), la vision de l'autre sexe, après le suicide manqué ou interrompu, remis à plus tard (mais dans quel autre combat ?), n'est plus marquée par l'idée de mariage, mais par celle de ressemblance. L'homme et la femme qui créent se ressemblent, il y a entre eux une ressemblance qui est aussi un signe de reconnaissance. Et peu importe qui est l'homme et qui est la femme. L'enfant qui a été et qui n'est plus revient à la surface et gare alors à ceux qui cherchent à expliquer le présent en guise de narration. De narration, il n'y a que ce passé et ce futur, un passé qui s'interpose entre l'apparition et le paroxysme de la résistance, et un futur qui en un instant de foudroyante imagination a traversé la mort possible comme un personnage.

Il y a donc créateur et créateur. Si l'on veut considérer, comme le pense le scientifique, que le créateur est indifféremment homme ou femme, ange ou assassin, poète ou politique, etc., alors on s'éloigne du récit pour se livrer à une classification qui fera de l'artiste un cas particulier. Cette réduction au modèle confinera inévitablement à la biographie, voire à l'autobiographie si l'écrivain, par exemple, a quelques velléités d'homme de science. Or, Joyce utilise le mot portrait, qui appartient aux arts plastiques et à la psychologie littéraire et de plus près au théâtre vers lequel toute son œuvre se projette. Le récit n'est donc pas une autobiographie. L'intituler Dedalus est une sottise qui justement tire le portrait vers l'autobiographie, supercherie commerciale qui dénature le texte par le haut, la phase suivante consistant à commenter le texte lui-même pour pallier ses défauts. La sottise des exégètes, ajoutée à l'orgueil des éditeurs et à la soif des lecteurs, impose une traversée des apparences aussi proche que possible du combat livré naguère au miroir des réalités.

L'enfant, en soi, n'est donc pas mort. Il a survécu autant à ses jeux-partages qu'à sa mort-récit. Il est devenu adulte sans cesser d'être un artiste. Il a acquis une telle volonté d'existence qu'il est capable de pauvreté comme repoussoir de la mort. À ce moment, le sexe est prépondérant. Il ne le serait pas devenu si l'enfant était mort l'instant d'après son imagination. Joyce situe la fin de la jeunesse au moment d'une apparition prometteuse. Nul doute que cet instant a été vécu. Tout le monde connaît ce passage à la fin du Portrait :

 

Une jeune fille se tenait devant lui, debout dans le ruisseau, — seule et tranquille, regardant vers le large. (fin de l'avant-dernier chapitre)

 

Ce pourrait être un jeune homme, ce pourraient être deux jeunes hommes ou deux jeunes filles — l'amour-désir n'a pas de fin aussi définitive que les préceptes de la bonne morale associée à la paix sociale. La question n'est pas là.

Deux cas peuvent se présenter :

 

— ces deux êtres sont deux artistes, et alors nous aurons deux versions ;

— l'un est un artiste et l'autre ne l'est pas ; le texte (par exemple) reposera sur le lit des traces biographiques laissées par l'existence et ses voyages.

 

Dans le cas de Joyce, la femme est à la fois désirable et capable de donner le plaisir. Elle est inculte, pas du tout artiste. Ce qui donne par exemple ce dialogue :

 

RICHARD. Bertha ! (elle ne répond pas) Bertha, tu es libre !

BERTHA. (elle le repousse) Ne me touche pas ! Tu es un étranger pour moi. Tu ne peux pas comprendre ce qui se passe dans mon cœur. Un étranger ! Je vis avec un étranger !

(Les exilés)

 

Nous ne savons pas ce que Joyce pensait de Djuna Barnes, qui l'égalait sur le terrain des possibilités littéraires et dramatiques. Mais on sait que Barnes se rapprochait de Joyce par la trajectoire du texte d'un bout de la vie à l'autre, et que Joyce lui témoignait un silence sans doute chargé d'estime. Et c'est peut-être ce qu'il aurait vécu, ce silence, s'il avait partagé son existence avec une artiste de l'importance de Djuna Barnes. Mais tout ceci est vaine spéculation. L'imaginaire qui sourd de la jeunesse est un volcan d'imprécations et de révoltes. Deux lourds pavés, chacun à leur manière, ont imposé leurs possibilités à une littérature universelle qui en est marquée à tout jamais. En tout cas, chez Joyce, la femme ne crée pas autre chose que le monde, ce qui ne semble pas, à ses yeux, relever d'une douleur artistique, pas même par analogie (la rivière). La question n'étant toujours pas là.

 

 

Il s'agirait plutôt d'une supplique : qui suis-je ? Ce qui, dans le cerveau de l'enfant, se traduit par : qui serai-je ? Ne pas trouver la réponse à cette question d'angoisse pure, c'est condamner l'enfant, celui qu'on est à cet instant ou celui qui se présente à l'esprit au moment de le retrouver chez l'autre. Si l'être à venir ne se profile pas nettement ou s'il ne promet que la ressemblance, la question est celle du suicide, mais d'un suicide qui ne doit rien à l'absurde ni au désespoir. Seulement à l'angoisse. Un tel enfant, s'il existait, détiendrait le pouvoir de se détruire pour une raison parfaitement claire. La réalité rencontre plutôt un récit confus qui est comme une avancée précaire dans le roman qu'une existence difficile rend désormais possible. Que cet enfant se distingue alors par l'érection d'un pénis ou la turgescence d'un clitoris n'a aucune importance vitale. Mais que la distinction vienne du dehors, qu'elle s'impose à l'action, qu'elle impose ses principes étrangers à une connaissance de soi déjà profonde et presque cohérente, alors le récit change de sujet, ou au moins se laisse-t-il pénétrer par des influences qui réclament l'adhésion, voire la soumission, pourquoi pas l'abandon pur et simple.

Certes, nul artiste n'est assez fou pour se croire capable de retrouver cet instant qui, décidément, n'est pas une madeleine. Il faut dire que chaque fois que l'esprit se méfie de l'intelligence, au point quelquefois de ne plus rien exiger d'elle, et c'est le cas de Proust si je ne m'abuse, la mémoire prend toute la place (mais quelle place, la place de quoi ?) pour proposer ses épanchements, ou plus exactement son expansion géométrique spatiale au sein même du langage en question. De temps, il n'en existe qu'un : le temps présent, celui qui donne la conscience d'un écoulement, d'une durée, croissant à l'instant dans la condamnation à ne plus rien changer de ce qui n'est plus présent et poussant l'esprit à se croire investi du pouvoir de prédire ou mieux de projeter. Je me demande encore ce qu'il reste de la Recherche une fois dépouillée de ses décors d'époque et de ses nostalgies familiales et territoriales. Nulle part dans ce texte infini, et qui vaut d'ailleurs par son infini et non pas par ses qualités littéraires, l'enfant ne paraît tel qu'il fut au moment de n'être plus ce qu'il est encore pour un instant. Tout bien pesé, le projet de la Recherche est si vague qu'on ne peut guère l'exprimer qu'avec les moyens colossaux que Proust impose encore à l'esprit à l'ouvrage d'un roman. Sainte-Beuve revient toujours. Mais je laisse là ce sujet, car c'en est un autre.

L'artiste ni homme, ni femme, ni hybride. L'artiste connaît l'instant qui fait de lui ou d'elle un homme, une femme, ou follement un hybride. La jeune fille qui arrête Dedalus à proximité d'un ruisseau s'installe à la place du temps, à jamais. Tout se décide à cet autre instant. Elle, la mort, ou, dans le cas de Joyce, la défroque du prêtre promis à la chasteté qui est en effet la seule réponse probante à la question du sexe. Mais c'est une réponse qui interdit la poésie (je pense à L'approbaniste d'André Billy). Le dogme religieux, le plus souvent bête et méchant, confinant inévitablement à l'horreur, quand il permet une poésie ou un comportement presque iconoclaste (Teresa, San Juan de la Cruz — les deux sardines en croix de ses réclusions — sainte Brigitte la pouliche, Salomon l'Écclésiaste, etc.), n'est que très rarement, pour l'artiste, une vocation. Ce n'est qu'une manière de tuer en soi l'artiste qui menace l'enfant de simonie. Dedalus choisit la femme et l'art. Il choisit une femme qui (dit Bertha dans Les exilés) fait de lui un homme. Elle est idiote et belle. Une solution d'attente. Et la légende veut que Joyce ait crié son nom juste avant de rendre le dernier soupir. Au fond, le sexe, c'est celui de l'autre. C'est l'autre qui prend la place de l'enfant si la mort n'a pas mis fin à cette cohérence invivable autrement que par des moyens artistiques. Que Nora ait accepté la pauvreté, qu'elle ait plongé ses mains dans le feu où Stephen le héros achevait son existence de manuscrit inachevable autrement, qu'elle ait été promise ou pas, par Joyce lui-même, à un autre homme (autrement dit, que Les exilés retienne quelque chose de précisément biographique), tout cela est contenu dans le texte à la manière de Proust, au fil d'un récit qui n'est plus celui de l'enfant, mais ce que l'adulte peut encore seringuer dans les draps de son attente. La poésie, l'art au fond, persiste en filigrane. Il faut la chercher. Et c'est là ce qui distingue Joyce de Proust : cette recherche qui n'existe pas chez Proust trop enclin à mettre en scène alors que le théâtre de Joyce est capable de changer la langue sans perdre de vue la littérature, évidence d'un instinct littéraire qui, chez Proust, est remplacé par la reconnaissance des bons moyens. Ceci pour dire, et je rejoins Jean-Sol Patre sur ce terrain glissant, que le masque d'Albertine est, plus qu'une erreur, un manque de métier. L'excuse de la discrétion, Gide n'a pas vu d'inconvénient à s'en passer dans son Corydon. Alors ?

Il serait tout de même inacceptable qu'on ait, à ce moment solennel de mon existence, décidé à ma place de mon sexe et de son utilisation. Je préfère, et de loin, penser que mon choix d'être un homme relève du pur instinct, que je n'ai pas pu choisir d'être femme parce que je me sentais homme et que la femme m'attirait sexuellement. J'avoue que mon plaisir serait gravement atteint si ma science du récit me révélait un jour que ma nature d'homme doit ne serait-ce qu'un rien à l'influence des autres. Je ne désire pas, je ne me suis jamais senti désirer être un homme uniquement parce qu'on me le demandait. Mon texte, en l'état actuel, me souffle discrètement que je suis un homme d'instinct. Certes, j'ai toujours su, et c'est là l'épicentre de ma révolte, que je ne pouvais être ni prince, ni sergent. Je veux dire que je n'ai jamais souhaité commander aux autres, me situer au-dessus d'eux pour les plier à la volonté d'une puissance supérieure, et que je n'ai pas non plus rêvé à ce luxe incroyable, dont jouissent nos princes, qu'ils soient originaires de l'Occident ou d'ailleurs, qui permet de ou qui consiste à dépenser sans compter, ou bien seulement compter avec un calculateur puissant. J'ai bien senti, dès le départ, que l'exercice de l'autorité et la pratique de l'achat auraient sur mon art une aussi mauvaise influence que les idées religieuses et autres traditions de la structure. Je suis donc un homme pauvre, ce qui curieusement ne m'empêche pas de pratiquer mon art, sinon avec talent, du moins avec bonheur, ce qui m'enchante toujours au fond.

Mais ces considérations de surface, si exactes sont-elles, ne doivent pas cacher dans leur broussaille la réalité d'un choix beaucoup plus complexe que le laisserait supposer l'instinct soi-disant trouvé ici et ailleurs dans le texte et la geste quotidienne. S'il a toujours été clair en effet que je ferais tout pour n'être ni sergent, ni prince (ce qui n'est pas bien difficile donc), pourquoi ne pas reconnaître que le choix de l'homme est opaque, et que la femme que je suis demeure comme l'attente, sans doute prête à se manifester si l'occasion se présente, occasion marquée en ce qui me concerne par le texte (en dehors de toute considération de genre), autrement dit presque quotidiennement et au-dessus de toutes mes autres activités existentielles. Je ne doute même pas que l'assistance à la dissection de cadavres, belle expérience de l'immobilité de l'autre, suivie immédiatement du recours au schéma tragiquement plus précis et évocateur, ait exercé sur moi des influences claires. Un pénis et un clitoris, — je veux dire le clitoris révélé par son extraction et non pas par ce que la pratique de la caresse connaît ou reconnaît —, l'effet de miroir appliqué à l'un ou l'autre organe urinogénital, la similitude physique une fois le sexe réduit à son graphique explicatif, à ses transes cognitives, ces explorations ont sans doute agi sur ma pensée, comme les bornes à atteindre pour demeurer encore compréhensible et crédible. Il semble que ces deux corps si semblables n'aient été conçus, au hasard d'une nature qui naît elle-même d'autres principes dont le génie nous échappe ou nous est étranger, que pour se reproduire par imbrication, alors qu'il eut été plus simple, comme les oursins et les fleurs, de confier nos semences au vent ou au diable. Les fleurs ne s'aiment pas, mais elles sont enracinées. Et ce n'est que leur apparence et leur fragrance qui s'interposent entre les uns et les autres, ce qui détruit toute velléité analogique, non ?

Alors ne soyons pas chiens au point de ne pas reconnaître que ce n'est pas l'enfant qui est en jeu, ni même ce qu'il est devenu, puisqu'il ne devient pas : il n'est plus. Ce qui est, c'est l'homme, et ce qu'il contient d'influences, d'instinct, de possibilités. Un artiste qui simplifierait sa vie jusqu'à n'être qu'un lui-même, et il n'en manque pas dans les écuries éditoriales, travaillerait beaucoup plus à effacer les traces de sa complexité sexuelle qu'à établir le texte de son roman populaire. Vraisemblablement, pour s'en tenir à la passion racinienne, personne ne peut prétendre à l'un ou l'autre sexe à l'intérieur de son œuvre. Le sexe est donné, sans qu'il soit possible de dire si c'est l'instinct qui se charge de ce travail de fond, ou si l'influence des autres est déterminante. Le choix de Nora ne conclut pas la poussée de l'enfance par une extase insoupçonnable. Le choix initial (Nora ou autre) ne peut pas imposer ses luttes à un texte qui y est étranger par nature. Je suis un homme qui écrit ne veut pas dire que la femme est en dehors de moi. Je ne peux même pas la réduire à une hypothèse qui imposerait d'ailleurs une rhétorique à une cheire verbale qui n'en veut pas.

 

À la question Qui suis-je ou qui serai-je ? il faut donc répondre par une autre question : m'est-il possible de créer le personnage femme qui appartient à mon récit ? M'est-il donné de le créer sans sacrifier à l'interprétation qui guette le récit dès que la femme personnage s'interpose entre l'écriture et l'effet ? Qui suis-je, au fond, pour prétendre créer ce que je ne suis pas ou ce que je ne suis que par intermittence ? Parler de la femme, cela suffit-il à la créer ? Mes personnages ne sont-ils pas tous des hommes ? Ne sont-ils pas tous moi-même ? Ne sont-ils pas les rôles que je ne joue pas quand je suis moi-même ? Etc.

On ne répond pas à ce genre de questions par l'essai. On n'y répond pas vraiment en écrivant le récit qui devient, on ne sait pourquoi avec certitude, roman ou poème. L'exercice du récit réduit le champ de la pensée, celle qui s'exerce au fil de la narration, à la pratique du personnage incréé. Et si cette souffrance confine à soi, description du personnage homme surpris ou invité à créer, l'opacité du récit, d'abord simple voile à scinder pour parler enfin aux autres de ce qui les concerne ensemble, devient une transparence infranchissable, un lieu d'où il est possible de s'observer et d'observer les autres, mais sans pouvoir en parler utilement. Personne, véritable auteur de tout ce qui apparaît nettement comme création artistique, ne peut affirmer qu'il sait quelque chose d'incontestablement durable s'il n'a pas résolu la question de son sexe. Le personnage est un pont jeté par-dessus le néant qui est la preuve que la mort est bel et bien une destruction définitive et qu'il n'y a pas lieu de croire qu'il en est autrement. D'ailleurs, tout ce qui réduit la pensée à la doctrine ou au sacré ne voit aucun inconvénient à déterminer le sexe de chacun, arbitrairement et d'autorité, à ce que l'aspect donne à voir et à voir fonctionner. L'artiste commence son existence de paria en ne décidant rien à la place des autres. Il ne propose que sa substance, pas son existence. S'il franchit la limite imposée par sa possibilité, il devient un artisan de la pensée des autres, il se soumet à des ensembles agissant sur les autres, il n'est plus en mesure de pratiquer le personnage.

Mais si l'on comprend et si l'on accepte aisément que l'artisan donne à voir et à appréhender le personnage typé des fables communes, on rejette toujours les approches de l'artiste tant son personnage est impensable. Il n'y a pas de littérature populaire sans rhétorique. Le personnage y est décrit, on le reconnaît, il participe à une action dont le temps est mesurable, il fait partie de la conclusion, ou plus exactement la conclusion ne peut pas exister sans lui. On appelle cela, généralement, de la cohérence, c'est-à-dire un mélange de lisibilité et de probabilité. Plus c'est lisible, et plus c'est probable. On en tire un peu vite la leçon d'une illisibilité qui ne serait plus du tout probable. On sent bien alors que ce genre d'écrit ou d'œuvre est un coup de dés, sans toutefois pousser la réflexion jusqu'à prévoir le hasard où la pensée vient, de s'égarer pour les uns, d'exister pour les autres.

Ces questions peuvent paraître de pures extravagances de l'esprit en mal de cohérence et de recherches sensées. Mais l'artiste en tire facilement quelques hypothèses qu'il ne lui est pas possible raisonnablement de négliger quant à la conduite de son récit :

 

— le personnage homme est possible par ressemblance ;

— le personnage femme est une aventure ;

— le sexe du personnage est un coup de dés ;

— le nom du personnage est, sinon incertain, du moins variable.

 

Portrait, récit, langage, texte. Instances joyciennes dont le texte, finalement, est un théâtre, vrai lieu des cœxistences exemplaires et de son habitabilité (demeure). Je ne sais d'ailleurs pas si, femme au lieu d'être homme, la dramaturgie se présenterait de la même façon et, comme créateur du personnage femme créatrice, je dois imaginer ce qu'il en serait alors de ces instances :

 

— le personnage femme me ressemble-t-il toujours ?

— le personnage homme mérite-t-il cette aventure que je lui propose ?

— le sexe du personnage relève-t-il encore d'une pratique du hasard par dés interposés ?

— que sais-je des uns et des autres si je ne connais pas leurs noms réciproques ?

 

C'est là pure imagination, mais imagination en quête de solutions. Et cela suppose une infinité de variations textuelles où mon personnage femme créatrice finit par se noyer : trop d'hypothèses confinent à une illisibilité qui n'est plus celle de l'inconscient, mais celle d'une pratique exagérée, monumentale, invitant à l'exaspération malgré de bons moments presque tous, d'ailleurs, lyriques. En tout cas, en mettant en scène le personnage femme créatrice, je ne réponds pas par avance à ces deux questions lancinantes :

 

— est-ce une femme ?

— est-ce une créatrice ?

 

J'y répondrais sans doute plus clairement, à défaut de le faire parfaitement, si elle n'était pas créatrice, si elle manquait à devenir la femme que je contiens. Mais si elle n'est plus créatrice, je deviens l'anagnoste d'un bovarysme sans Flaubert, simple lecteur de l'évidence une fois les dés jetés et la parole condamnée à la redite. Si, par hypothèse de poids faible, je consacre le récit au personnage homme créateur (comme je l'ai fait par exemple dans Coq à l'âne Cocaïne) sans au moins évoquer par principe la femme qui l'influence de l'intérieur, je ne suis plus écrivain, je suis un perroquet, un imitateur, un singe, une marionnette, un artisan à la petite semaine, voire un amuseur public si la chance me sourit. Or, si j'écris pour être lu, je ne veux pas être lu à la condition de ne pas écrire. Et tandis que Joyce (qu'on remplacera avantageusement par Stein si l'on désire aller plus loin) modifie le bovarysme par souci de rendu réaliste, je m'en distingue pour ne pas sombrer dans la continuation et prendre le risque de ne pondre finalement qu'un sous-produit qui ne me récompenserait pas de n'avoir pas écrit quelque chose de complètement raté.

 

Depuis la publication des pages perdues de Madame Bovary, le mouvement de sympathie semble s'être déplacé de l'amant ou ami au mari ou cocu. Ce déplacement devient plus rigoureux avec la croissance graduelle d'un réalisme collectif pratique dû aux changements des conditions économiques* de la masse de ceux qui sont invités à écouter et à apprécier une œuvre d'art en phase avec leur existence.

James Joyce — Notes sur Les exilés, œuvre comique, dit-il avec justesse.

*Importance de l'économie dans la pensée de Mallarmé — autres pages perdues (note de l'auteur).

 

Le but d'un essai n'étant pas de résoudre toutes les questions par des réponses mais plutôt de promouvoir leur pertinence à la manière d'un poème de Vigny, je passe allégrement (je ne le cache pas) par dessus leur écheveau pour revenir au sujet de la présente disputation. Il est temps maintenant de renvoyer au texte, ou plus exactement aux textes qui constituent ma réponse palpable.

 

Aliène du temps est un roman, sans doute le seul que j'écrirai jamais si je considère que les romans du Tractatus ologicus, pour être moins personnels, n'en sont que les épisodes, les coq-à-l'âne d'une histoire somme toute assez traditionnelle, avec ce que cela suppose d'actes, de coups de théâtre, de climax, d'énigmes, de secrets, pour ne pas dire de mystères. Et tandis que le Tractatus est un texte écrit de l'extérieur via un narrateur qui n'appartient pas à ses péripéties (ou rarement, épisodiquement), tout Aliène du temps est composé d'œuvres d'écrivains, non pas de ces écrivains qui écrivent pour pallier des difficultés personnelles ou plus sérieusement mentales, mais de ces autres qui ont un projet littéraire clairement lié à une histoire de la littérature de plus en plus complexe au fur et à mesure que la complexité des connaissances (que les pratiquants de la politique nomment diversité, beau pipeau dans lequel on nous demande de souffler sans nous occuper des trous) s'ajoute à une pratique de l'écriture qui commence, cette fois nettement, à montrer les limites de sa résistance, autrement dit de ses possibilités.

L'écrivain ne meurt pas aussi facilement ; par contre, il semble bel et bien que l'écriture ne s'exprime plus, ou n'exprime rien d'important, que dans le voisinage euclidien de la limite. Le temps, s'il existe, et il n'existe qu'à la condition de disparaître lui aussi si l'univers s'anéantit (ce qui constitue, mieux que la résurrection guignolesque des croyants, une bonne explication de la mort), le temps est à la limite un moyen de transport, il n'a rien à voir avec la promotion du texte dans son espace voisin. D'où, entre autres considérations métaphysiques, le titre de l'ouvrage et sans doute aussi la réduction à l'unité, tant il m'apparaît clairement que plusieurs romans, c'est du temps, mais un temps d'épisodes, et non pas d'Histoire.

Le premier tome d'Aliène du temps s'intitule Carabin Carabas (tout un programme). C'est la mise en place de tout le roman, je veux dire que les tomes suivants en sont extraits, qu'ils le continuent chacun à leur manière, sur le fil d'une idée si proche du corps lui-même qu'il est impossible que le ton ne soit pas d'emblée trouvé et exploité littérairement. Conviction peut-être, mais j'ai une telle habitude de ces pages innombrables que les bouquets que je peux y former, à la manière de florilèges mallarméens, participent sans arrêt aux processus qui me fondent chaque jour. La préface même de Carabin Carabas, censée être écrite, par jeu cette fois, par un carabin qui a connu de près Carabas, révèle deux ou trois principes du texte, avec la joie de la découverte que cela suppose de la part d'un chercheur qui a trouvé. Notamment, et d'entrée en matière, la composition du texte nous est livrée dans le détail de sa géométrie rectangulaire :

 

La première section s'intitule : CECI CECILIA, ce qui ne va pas sans rappeler le jeu d'allitérations du titre du roman. Elle couvre la période du 4 au 15 juillet 1988, soit moins du dixième de la longueur totale du texte. On a nettement affaire à un journal. Je pense que Cecilia n'avait pas d'autre ambition en commençant. Cependant, la lecture révèle que ce journal, dont l'existence est certaine, n'est constitué que par les débuts des journées. On voit très bien que le texte s'est poursuivi ensuite, ou plus tard, à la suite de ces fragments de jour. Un manuscrit nous aurait montré ces différences d'écriture avec une évidence incontestable. Le seul argument en faveur de la thèse inverse soutient que Cecilia a très bien pu écrire cette section dans les douze jours dont elle nous livre la teneur romanesque sans aller au bout de ses hypothèses.

 

Par contre, cet argument — preuve qu'il est mal fondé —, ne vaut pas pour la deuxième section. Le titre est à la fois un clin d'œil au freudisme, dont Cecilia était, me dit-on, une critique pertinente, et à l'écrivain espagnol Camilo José Cela que Cecilia admirait au point d'en déposer tous les livres dans la bibliothèque de l'établissement où on peut encore les trouver puisque personne ne les lit, m'a confié notre bibliothécaire, petit personnage pointu dont la féminité est un outrage à la décence. CELA : seulement sept journées et plus de 450 pages dactylographiées. Cette fois, il est évident que le journal, qui a préexisté et peut-être inspiré ces textes — que dis-je : peut-être ; sans doute —, a laissé toute la place à la création littéraire et artistique que Cecilia ambitionnait, à mon avis, depuis le début et depuis longtemps. Il est probable qu'elle a « continué » ces fragments de jour pendant le séjour qu'elle fit chez ses cousins à Vermort en Pyrénées. Elle y passa tout un hiver et le début du printemps 1989, confortablement installée dans une des meilleures chambres du château jalousement gardé par ses cousins. Elle revint à temps pour voir l'été éclore sur nos sinistres toitures. Elle profita peut-être d'un été sans crise d'importance pour dactylographier et mettre au point ce journal devenu, on l'imagine, un épais manuscrit qu'il ne lui fut pas facile de dissimuler. Le fait est que personne n'en mentionna, sur les journaux de bord, l'inévitable présence. Cecilia, qui connaissait l'établissement comme sa poche, déjoua toutes les bornes que personne, on s'en doute, ne s'efforce de dépasser.

 

CELA est en fait composé de sept textes distincts, et autonomes si on y met un peu du sien, — un peu de cette patience qu'on n'hésite pas à donner aux meilleurs quand ils poussent le bouchon un peu loin. J'ai donc accordé à Cecilia toute l'importance que le lecteur avisé octroie sans discuter aux maîtres de la littérature. On sera surpris par la tension que réclame cette lecture. La qualité de l'écriture, me dit-on, ne pallie pas l'effort auquel l'esprit doit constamment se soumettre pour ne pas perdre un fil non pas ténu mais qui traverse des contrées difficilement narrables. La question que je me suis posée après la première lecture fut de savoir ce que le texte gagnerait à être réduit à des proportions plus humainement lisibles. Pour y répondre, je disposais en effet d'un élément de comparaison et, sans vouloir créer une polémique, ma critique — si je puis user de cette pratique légitimement —, dont je ne livre ici que les conclusions sommairement exprimées, est un bijou de « clarté » dont je ne pourrai désormais plus me passer.

 

L'élément de comparaison est un autre texte, roman connu celui-là, écrit par le mari de cette Cecilia qui est placée au centre du tournoiement textuel inauguré par ce pavé. Il est évident que le texte du mari est un plagiat et que celui de Cecilia est bel et bien l'original, ce que prétend du moins notre carabin éclairé par des dessous plus littéraires que cliniques. Le plagiat est un des thèmes importants d'Aliène du temps, j'en élaborerai la théorie au moment de m'intéresser au thème du narrateur en proie à la narration (ou de la narration dénaturée par le narrateur).

Mais ce qui importe ici, c'est de savoir que l'auteur est une femme. Du moins vu de l'extérieur, vu en compagnie d'un carabin qui n'est plus celui que le texte de Carabas/Cecilia met en scène sous le nom de Carabin. Car le narrateur de Carabin Carabas n'est ni homme ni femme ; il est, tout simplement, dirai-je pour paraphraser une des idées prépondérantes du roman moderne. Il étant non pas neutre, mais indéterminé, cela va de soi. Jamais, au cours de ce récit, la nature sexuelle du narrateur n'est donnée. Il importe peu alors que ce narrateur soit Cecilia, la Cecilia du carabin qui retrouve le texte, ou plus exactement son manuscrit, et qui en tire une théorie du plagiat. Le couple qu'il forme, Cecilia/son mari, est sans doute au centre du texte, mis là par Cecilia ou plus pertinemment par le narrateur qu'elle incarne jusqu'au vertige. La composition même du texte est assez révélatrice de la méthode : un premier jet fait de débuts, auquel s'ajoute, interminable, un travail de fond qui continue ces débuts, toujours jusqu'au vertige. Ce qui est proposé par Cecilia, ou par un autre, n'est donc pas un simple épanchement cérébral mais bel et bien un texte de littérature. Et dans cette littérature, la question du sexe est posée non pas pour son importance sociale ni psychologique, mais parce que c'est la condition même de l'existence du texte, que le texte ne peut pas exister sans cette dichotomie homme/femme, la neutralité n'étant à aucun moment jouée pour échapper à des conclusions embarrassantes. D'ailleurs, en nommant Cecilia, en montrant la femme, le carabin de la préface fausse peut-être intentionnellement le jeu ; mais son argumentaire ne tenant qu'à un fil, c'est Carabas qui s'impose dès l'entrée de texte, face à un Carabin qu'il (ou elle) forge comme personnage de son spectacle. La question n'est donc pas de savoir qui a écrit Carabin Carabas, comme nous le donne à penser le préfacier, mais véritablement qui ne l'a pas écrit. Car ce narrateur fondamental est la quintessence de l'écrivain, et c'est bien là le sujet de tout Aliène du temps : qui est l'écrivain ? qui est cet écrivain ? si l'on veut, qui hante-t-il ? si l'on préfère. Le sous-titre aurait bien pu être : Le génie de l'écrivain — mais le mot génie n'est plus accepté dans le sens de nature profonde, d'essence. Alors je m'en passe.

On se perdra peut-être dans cette pratique incessante de l'épiphanie. On se demandera pourquoi le préfacier découvreur du manuscrit (un jeu de rôles très dix-neuvième siècle) n'a pas réduit le texte à des proportions plus conformes à la patience. Cette version doit exister, sinon ce carabin n'aurait pas dévoilé son intérêt pour un texte qu'il a lu et décortiqué. C'est une question secondaire. Le texte est un tissu. Je cite de nouveau Paul Valéry à ce propos et au sujet de la Recherche :

 

On peut ouvrir le livre où l'on veut ; sa vitalité ne dépend point de ce qui précède ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité du tissu même de son texte.

 

Une fois qu'on connaît, parce qu'on a lu le texte d'un bout à l'autre, ou parce qu'on nous l'a soufflée (rôle du préfacier-carabin), la composition de l'ouvrage, il n'est plus difficile de s'en servir, non pas à la manière d'une anthologie, mais comme substance à créer. Et le contraire (un roman traditionnel, rhétorique, policier) eût été étonnant : il ne s'agit pas, pour Cecilia, de raconter ce qui arrive, mais d'en donner l'origine, d'en révéler la sexualité, d'en décrire l'organe sexuel. Sorte de manuel, si l'on veut, ironiquement. Je ne vais pas ici faire l'analyse du jeu complexe auquel le couple n'est pas étranger, ni d'ailleurs la parenté. Mais d'emblée, la créativité est donnée comme sexuelle, ni féminine ni masculine, ni indifférente au sexe. Cette dépendance n'est pas non plus de l'incertitude. Nous ne sommes pas ici dans un débat métaphysique dont l'enjeu est un choix ou un pari. Il s'agit de condenser, de prendre le lecteur pour une vitre froide, son univers pour une chambre, et l'existence de l'écrivain pour une intempérie. Peu importe que la chambre soit celle d'un enfermement ou plus prosaïquement celle du repos ou de la réflexion. Peu importe que l'écrivain ait gravi tous les échelons de la douleur, jusqu'au cri qui l'annonce en fanfare, ou simplement jusqu'à la limite du supportable, ce qui ne diminue en rien sa performance. La vitre est une vitre d'amour, dans un sens charnel, où se jouent les graphes d'une complexité qui ne peut pas se contenter des dramaturgies de l'existence pour exister comme œuvre de littérature (œuvre littéraire, c'est encore une autre question, une question de panthéon, lieu où les dithyrambes s'assoient sur les pamphlets).

La question d'un hermaphrodite est donc évacuée par une autre complexité : qui suis-je maintenant que je ne suis plus un enfant ? Ce qui revient, pour l'écrivain, pour Cecilia si l'on veut, à se demander si un homme (que je suis) peut créer un personnage femme créatrice à la place de l'hermaphrodite proposé par la littérature. Cecilia est-elle une femme ? Il suffirait qu'elle le soit pour que son personnage de créatrice devienne possible. Elle n'existe que si je la contiens. J'entre moi-même dans le roman, non pas en tant que malade potentiel ou à la potentialité croissante, ni en tant que scribe au travail, mais en tant qu'être au monde, avec mes deux sexes qui ne reproduisent que du texte, existence des mots que je soupçonne d'être à l'origine de mon malheur. C'est ici que le bonheur se rencontre dans un miroir. Il va en être question dans le tome suivant, et plus particulièrement dans un de ses volumes, Les baigneurs de Cézanne. Ainsi, le carabas a pris la place d'un hermaphrodite qui ne parle plus à mon imagination. Et l'écrivain investit la chair du carabin, non pas pour lui ressembler, mais pour prendre sa place, pour s'adresser sans intermédiaire à Carabas lui-même.

 

Dès lors, c'est la question du couple sexuel qui s'est imposée au sujet de la narration. Former des couples, en connaissance de cause ou par l'intermédiaire de l'observation directe, prenant le risque de faire passer pour de l'imagination ce qui pouvait n'être qu'une spéculation pure et simple établie sur la base de témoignages ou pire de lectures. Il ne s'agissait pas de construire un discours sur le couple pour en tirer une leçon morale en bon connaisseur de la chose, mais de soumettre la pratique de l'écriture à des découvertes et des confirmations capables d'édifier le monument épique d'une histoire particulièrement privée et imbriquée dans son contexte historique. Ces récits, ou romans, faisaient pendant à ceux de Cecilia dans Carabin Carabas. Ils continuaient donc d'être l'œuvre d'un carabas et suivaient d'ailleurs d'assez près, du moins au début, la composition des Contes de ma mère l'Oie. Coq à l'âne Cocaïne, l'un des plus aboutis, met en scène un jeu multiple de couples dont le principal est formé par le narrateur lui-même, métis et artiste-peintre. Son épouse Roberte est une provinciale attachée aux biens terrestres ; son amante, rencontrée dans le train, a eu des velléités créatrices avant d'être réduite à la chair par son mari d'écrivain. Il semble bien qu'elle soit sœur de Cecilia. Etc. La grille conjugale et extra-conjugale de ce roman est complexe à souhait, jusqu'au désir.

Un autre texte de ce projet encore plus monumental que Carabin Carabas est Les baigneurs de Cézanne. Le texte est beaucoup plus court, conforme à ce qu'on attend d'un roman tant du point de vue du temps qu'on perd inexorablement à le lire, que de celui de la narration qui est relativement tranquille, presque linéaire, n'étaient les touches d'introspection qui ne sont qu'un faible mais efficace moyen de parler du passé sans y plonger la narration tout entière. L'histoire pourrait être celle de deux hommes si différents que l'un est écrivain alors que l'autre est un combattant d'une juste cause. Dans cette mêlée de reconnaissance et de haine, la femme dont il est question est aussi une écrivaine, mais une écrivaine inférieure, non pas secondaire, mais inférieure ; elle est l'épouse de l'écrivain. Ce cas de figure, dont l'œuvre de Joyce nous fait grâce, révèle une femme condamnée à témoigner de sa lente destruction par ce mari envahissant. Ce n'est pas le sujet du roman lui-même, mais ce portrait de créatrice prétend se situer, sans doute parce qu'elle n'est pas étrangère à l'écriture même du roman, en dehors des questions sociales et psychologiques pour donner au texte sa dimension de personnage. Ayant abordé le sujet (cette fois je parle de moi-même qui l'écris) presque au ras des pâquerettes, je n'ai évidemment pas pu en pénétrer toutes les profondeurs, harcelé sans cesse par mes hypothèses naturelles en même temps que par la lisibilité du roman. Preuve, s'il était nécessaire de la produire devant le tribunal de la lisibilité, que trop de sagesse narrative interdit le langage poétique. Plus on sacrifie à la prose, et moins le sens se lève, moins absent de tous bouquets que jamais, tant la prosodie, mère de la littérature, exige qu'on lui sacrifie tout, même le plus précieux des biens signifiants. Ainsi, le roman qui parle paraît de moins en moins apte à recréer la scission intérieure qui prédispose au motif. La différence d'avec Mallarmé, c'est que je ne considère pas que « parler n'a trait qu'à la réalité des choses que commercialement ». Parler, je crois, mais je suis condamné à la croyance après la constellation mallarméenne — n'est-ce pas ? — est au contraire de l'argumentaire commercial l'essentiel de nos conversations, lesquelles forment l'immanence de nos communications. Parler finit d'ailleurs par s'ériger en règle d'or de l'écrit si l'on consent à y faire entrer des personnages qui nous ressemblent à ce point qu'ils ne peuvent s'interdire un moyen aussi théâtral d'exister à proximité de ces autres où nous rencontrons ce qui, à l'intérieur de nous, échappe à notre compréhension. Je n'ai pas abordé le roman pour expliquer la poésie ; j'écris des romans parce que je crois que c'est de la poésie si on prend la précaution de ne pas y étaler sa connaissance du sentiment et ses facilités didactiques. D'où cette écriture, d'un bout à l'autre d'Aliène du temps, qui est lisible et même quelquefois pratiquement démotique, notamment dans l'imitation de la conversation, mais qui, dans l'ensemble, éprouve les nerfs du lecteur, de la personne différente à qui continue de s'adresser Cecilia dans ce qui n'a jamais été un tournoiement ni un cache-misère, sinon un voyage organisé en dehors de l'horaire. La femme personnage créatrice que je projette dans l'espace occupé par les autres n'est pas soumise à sa condition féminine, mais à sa condition d'écrivain-écrivaine, ou, pour le dire à la manière de Cecilia, condition d'écrivain(e).

Si l'on souhaite tâter un peu la manière d'écriture, on se reportera utilement au premier chapitre des Baigneurs de Cézanne ou au dernier de Coq à l'âne Cocaïne. Le premier est un journal composé de notes, d'impressions, d'anecdotes, peut-être d'aphorismes narratifs, tous écrits par l'homme qui crée l'importance et marginalise la création de sa compagne, la reléguant au rang du témoignage biographique le concernant ; le second est un autre journal qui raconte la rencontre avec l'amante que Cecilia, par personnage interposé, sait insuffler à l'homme avec qui je me connecte pour en faire un personnage. Hypothèses d'amour, trop, me disait-on. Mais il ne s'agit pas d'amour, du moins pas en surface ; il s'agit pour moi, résolu à parler faute de pouvoir l'écrire à la hauteur d'une poésie moins prosaïque ou plus parfaitement écrite, de situer le texte à un niveau de compréhension qui ne sacrifie pas l'immobilité requise par la lecture, avec ce que cela suppose de temps perdu peut-être, au profit du rendement pédagogique ou plus délétèrement dogmatique qui menace notre constance de témoin.

Cet examen des couples, sorte de physiologie du mariage, est sans doute interminable. On ne parle au fond que de ce qu'on connaît et de ce qui paraît possible après réflexion. L'ensemble des romans qui constitueraient cet examen n'est pas conçu à la manière d'un traité. Et pas question ici de bouleverser par le grotesque, tel le Tractatus ologicus, un sujet qui est au centre de la description envisagée comme philosophie existentielle. Pas question que cela s'achève tout bonnement par la fatigue des personnages.

 

BERTHA. Oublie-moi, Dick. Oublie-moi et aime-moi de nouveau comme la première fois. Je veux retrouver mon amoureux ! Aller jusqu'à lui... me donner à lui. À toi, Dick. Oh ! Mon étrange et sauvage amoureux et amant, reviens-moi encore ! (Elle ferme les yeux)

 

Cet ensemble est une excroissance de CELA. C'est le nœud dramatique du récit en jeu. Je ne m'en approche jamais sans angoisse. Je ne m'en suis approché que trois ou quatre fois. J'y reviendrais parce que c'est là que tout se joue pour moi, c'est là que j'écrirai un jour le meilleur de mes romans. Il en est ainsi de tous les voyages. On finit par reconnaître les horizons, on les voit se distinguer du lointain, et leurs personnages apparaissent d'abord en contre-jour, agités de lumière et contraints par l'ombre à exister à un endroit déjà précis de la narration. C'est une folie. Ni douce, ni forcenée. On souhaiterait la faire passer plutôt pour de la différence, comme si cette infime mais reconnaissable quantité avait le pouvoir de nous distinguer au point de consacrer l'écrit désormais promu au rang de texte. Chaque fois que l'on se retrouve au cœur même de son œuvre, chaque fois qu'il n'est plus question de construire le récit, à la manière de Carabin Carabas, mais de lui restituer sa teneur véritable, inévitable, essentielle, alors l'esprit adresse ses reproches à l'écriture, il s'en prend à la langue, il se met à aimer les mots, poussant la complexité dans l'angle du compréhensible où elle n'apparaît plus que comme un amalgame sonore traversé de vues stridentes sur le vécu, — ou à les haïr au point de ne plus créer cette importance vitale, renouant avec le suicide sans les qualités de l'enfant pris au piège de la parole et du sexe qui la donne à soi et aux autres dans une simultanéité qui réduit le temps à son absurde utilité : multipliez-vous sans possibilité de recommencer vraiment. De cet amour des mots, ou de la haine qu'ils inspirent alternativement, naît le troisième tome d'Aliène du temps, exploration de l'enfant ou de l'enfance : Rendez-vous des fées. Ce vaste roman est un pont entre Carabin Carabas, signe annonciateur, et l'examen des couples, noyade forcée un peu jouée par Cézanne qui met des femmes à la place des hommes dans le meilleur de ses tableaux : un testament, dit-on pour conclure un peu vite l'entorse faite à l'observation renvoyée par les eaux horizontales.

Le Rendez-vous des fées, malgré sa position centrale, est une conclusion, une vision, une divagation, vaticination, extravagance, fantasme, — les synonymes ne manquent pas pour nommer cette tentative de cimenter les deux blocs, le signe et la noyade, en un tout capable de représenter au moins l'idée en jeu. Ce qui devient alors possible, c'est à la fois la pose de nouvelles pierres à l'édifice et l'effort anthologique qui a l'avantage de réduire l'idée à un objet d'art, sans doute récit, ou fable, ou bien encore petite association d'idées. Un artiste ne peut pas se permettre de ne proposer que des conceptualisations, aussi adroites, aussi subtiles et pertinentes sont-elles. Il est avant tout un ouvrier de la langue et à travers elle, un inventeur, un trouveur d'évidences et de refrains. L'effort anthologique, toujours présent, quelquefois jusqu'à l'obsession et ce qu'elle suppose de mal-être, loin de multiplier les possibilités du texte intégral, ou de ce qui se présente comme intégralité du voyage textuel, finit par se limiter à quelques choix de rencontres le plus souvent elles-mêmes bornées à deux textes qui agissent alors comme des compléments de miroirs. J'ai déjà cité l'exemple de l'association en un même volume

 

— du premier chapitre des Baigneurs de Cézanne, journal en forme de notes qui semblent prises sur le vif sans s'intéresser au déroulement quotidien, ne relatant que les aphorismes du voyage du couple ;

— et du dernier de Coq à l'âne Cocaïne (avec d'ailleurs quelques adaptations visant à se détacher complètement du texte de Coq à l'âne), journal à la fois linéaire et fragmentaire d'une aventure extraconjugale.

 

Le tout forme, non pas un roman au sens littéraire (bien que cela puisse passer pour un roman en librairie), mais un récit, en l'occurrence de la douleur, récit pouvant s'intituler, comme je l'ai déjà tenté : Le bonheur. Et d'en tirer des conclusions hâtives qui sont comme une hypothèse philosophique.

 

Un autre essai de récit me fut donné par le collage grotesque d'une aventure spatiale censée représenter tout le futur d'un enfant qui meurt de son suicide après avoir fait le tour de ce qui n'a aucune chance de lui appartenir un jour en propre.

 

Ces remarques notamment techniques, sur lesquelles je m'appesantirai plus loin, ont décidé de la mise en chantier du Rendez-vous des fées qui en est comme l'exagération, l'excès, la démesure. D'emblée, et sans doute en connaissance de cause, j'ai situé ce texte dans la perspective de la longueur, d'un temps n'appartenant qu'à la lecture, quitte à noyer à mon tour un projet somme toute plus romanesque que poétique. Ce pont, cette arche dont le principe est emprunté à Proust, ne prétend rien de moins que d'apporter un sens au paysage réparti autour d'un horizon nettement distingué des lignes de fuite. Ayant, avec les deux volumes précédents, et malgré leur inachèvement probable, réparti les zones de part et d'autre de cette pliure mentale (ciel et terre du peintre et non pas du géographe), il me restait à en étirer le verre jusqu'à formation de la matière romanesque proprement dite. J'analyserai plus loin, toujours plus loin, la situation de ces épisodes dans un dix-neuvième siècle emprunté à la littérature plus qu'à l'Histoire.

Désormais, le récit pouvait suivre les voies de l'enfance et les sens des mots. C'est encore plus loin que j'évoquerai cet amour et cette haine rencontrés dans les mots qui me furent donnés pour que je ressemblasse à un être humain le moins possible porté à la révolte. Ces glissements à la surface d'un usinage me concernant d'aussi près ont fini par faire de moi un écrivain, plus que le choix pratiqué au détriment de la musique par exemple. Ici, se repose avec une acuité préjudiciable la question du sexe appliquée à la fois aux mots et à l'enfance perdue par manque de suicide. Cette complication des normes ne permettait pas au texte de se conformer aux genres ni aux pratiques. Seul l'artiste bisexué, carabas et non hermaphrodite, connaît cette fatalité, de l'analecte qui sous-tend la pensée au florilège qui la donne à connaître dans sa forme la moins soumise aux conditions climatiques. À aucun moment il n'est question de commerce, pas plus que de ses requins. Au fond, il importe peu que le commerce s'en mêle. Une telle aventure, qui consiste en une autocopulation qui se distingue de l'autosatisfaction, est une reformation du lit analectique avec les moyens d'un texte involontaire, sinon automatique, qui ne peut pas demeurer ainsi sans être finalement voué à des recompositions de pures circonstances comme peut l'être ce Bonheur que j'évoquais plus haut. Le cri n'est pas celui de la femme violée ou de l'homme embrigadé dans un combat national ou carrément personnel, il demeure impassiblement la persistance quasi rétinienne de l'enfant qui ne meurt pas en soi, qui continue de sexualiser le soi qu'on ne cesse pas d'épuiser au fil d'une existence pour le moins indisciplinée. De là les deux reflets qui se jouent des miroirs : le couple et la parenté. Et leurs corollaires : le bonheur et le sexe. Et la question rémanente, quelquefois tranquille d'ailleurs, de savoir qui je suis, non pas respectivement aux autres ni au sacré qu'ils prétendent imposer à la pensée sous forme morale ou cognitive, mais plus simplement par rapport au personnage qui impose d'autres compositions sur la base de ce qui ne peut plus persister comme lois affublées d'un Droit, à la dignité entre autres contraintes physiques, et qui s'annonce par la pratique inconsidérée d'une écriture qui en effet ne cherche pas si elle trouve et qui trouve à la seule condition de ne pas chercher à se frayer des chemins dans ce qui ne peut pas être un territoire parce que c'est la chair elle-même. Le couple ne survit pas à ce tremblement cérébral et la parenté se détache nettement des préoccupations généalogiques. Autrement dit, le temps n'a plus aucune espèce d'importance, tant le couple est déchiré, et la chronologie n'explique plus rien en dehors d'un état civil en mal de raisonnement. Le roman ne sera donc pas celui d'un temps à suivre sur le fil de ses épisodes, ni celui d'une aventure collective du sang. D'où peut-être la pertinence du Bonheur comme entrée en matière. Il semble que mes efforts relationnels, limités à la littérature, aient besoin de cette approche stylisée sans le secours du style. Il serait dommage de ne pouvoir me reconnaître qu'à mon style ou à mes sujets. Qu'on me reconnaisse plutôt à mes parentés.

Le pont entre le sexe de Carabin Carabas et le couple de Coq à l'âne Cocaïne et des Baigneurs de Cézanne (en attendant mieux de ce côté), est une aventure de la parenté. D'où le caractère plus romanesque de Rendez-vous des fées chargé de donner ou de rendre au texte d'Aliène du temps le statut de roman. Carabin Carabas poserait la question Qui suis-je ? tandis que, de l'autre côté, le couple poserait celle de savoir qui tu es. Rendez-vous des fées se demanderait alors qui nous sommes et où allons-nous si je vous suis ? Qui d'autre que le personnage incréé peut se poser de pareilles questions ? Lui qui crée sans être précisément homme ou femme, ni les deux à la fois, mais tantôt l'un, tantôt l'autre, sans qu'il soit possible de savoir si la féminité se différencie de la masculinité au moment de créer ce qui, un instant avant, n'était pas concevable ? Comme il est impossible, physiquement, de créer autre chose que le personnage sexué ou bisexué (ce qui va dans le sens de la nature), ce personnage demeure incréé, peut être sous-jacent, implicite, ce qu'on voudra qu'il soit pour qu'il se mette à exister textuellement. La ruse de Cecilia, sa ruse narrative qui consiste à ne jamais prononcer il ou elle, mais il(elle), est un bornage de l'ensemble, une topographie du roman à créer malgré le personnage qui s'y profile comme possible-incréé. Tout le reste est un jaillissement, une démonstration de force, une prouesse quasi prosodique, pour ne pas dire poétique. Et le roman se remplit de personnages hommes, femmes et enfants, peut-être jusqu'à ressembler à la réalité où tout distingue en effet la femme créatrice de son pendant masculin, comme cela est joué dans Les baigneurs de Cézanne où, je l'ai dit, l'écrivaine est inférieure et non pas secondaire. Encore que ceci doit être relativisé en matière commerciale où l'égalité est un principe comptable. Question annexe au personnage de Cecilia qui dépasse heureusement les concours de circonstances pour exister dans le texte à défaut de pouvoir le faire dans le personnage possible et donc incréé qui s'annonce et se profile dans la pratique du sexe et dans l'analyse de la parenté.

Décréter une littérature sexuelle est une extravagance de l'immobilité. Cecilia ne tombera jamais dans ce travers, qu'elle soit homme ou femme, ou les deux, ou elle-même à la limite de l'incréation et du non-personnage. La source créatrice est enfantine. La maturité exige plutôt l'ingénierie que la créativité. Elle réclame la production utile et ne s'intéresse pas à la question de l'utilité de la production littéraire. À la limite, elle peut songer à se divertir, pourvu que ce temps perdu le soit utilement, qu'il soit un temps de repos, de recouvrement des forces nécessaires au travail de l'industrie et des institutions. Et il suffit que l'enfant, loin de se suicider, décrète son sexe en apparente contradiction avec sa biologie pour que le problème de la littérature se repose avec une acuité de vision presque prophétique. Mais s'il ne consent pas à se jouer des autres par la conformité ou la différence, alors il est l'inventeur d'un personnage incréé et tout le romanesque de sa distillation textuelle s'en trouve compliqué, difficile à appréhender avec les outils scolaires, notamment rhétoriques, impossible à considérer d'un seul regard, contraignant le regard à des écarquillements grimaçants.

Cette grimace de l'amateur est une critique aussi définitive que les plus fines analyses. Loin de la grimace de l'enfant qui ne concerne que sa peau, son toucher au monde, jamais son œil sauf par l'éblouissement, et quelquefois son oreille déjà disposée au refus de la stridence ou du désaccord. Le monde grimace dans les miroirs. Comment ne pas s'en entourer ? Comment ne pas aimer y retrouver la langue ? Comment ne pas y deviner que l'incréé est un personnage de roman ? Si rien d'autre n'est possible, je doute que ce soit le père qui condamne à la noyade par un décret aussi inattendu qu'improbable. La noyade, aussi bien que l'attente qui est l'or du temps, est un pastiche du suicide qui n'a pas eu lieu. C'est un retour au texte. La survie n'appartient pas au créateur, pas plus qu'une sexualisation le change en femme ou en homme. Il n'a pas survécu. Il est, tout simplement.

Il m'arrive quelquefois, sinon de penser, du moins de sentir que je suis l'auteur d'une œuvre. Mais cet instant ne vaut pas mieux que le moment passé, au seuil du sommeil réparateur, à imaginer un roman ou un film qui, dès le lendemain, se révèle insuffisamment complexe pour former un ouvrage. J'ai plus souvent encore le sentiment de perdre mon temps à l'occuper avec ce qui me semble le moins sujet à caution, c'est-à-dire cette pratique relative ou insatisfaisante de la littérature. Je ne souhaite tromper personne. Alors je mets un peu d'ordre dans le chantier et aucun livre n'apparaît vraiment. On sent plutôt le rangement précaire d'une matière impropre à un usage littéraire. Je n'arrive même pas à établir le dialogue avec le lecteur supposé. Encore moins avec celui ou celle qui pourrait superviser cette vie trop parallèle et pas assez tangente. Et je n'en éprouve pas une vraie souffrance. Je me rends compte que je n'ai aucun orgueil, aucune vanité, et je sais bien que c'est le signe d'un manque de génie. J'en viens à me souhaiter l'invention d'une ou deux bonnes histoires et autant de chansons. À défaut d'une œuvre. Je ne rêve même plus à la pertinence d'un processus anthologique capable de jeter un pont entre moi et ce chantier mis en doute par la force du temps. Qui suis-je donc dans la minute ou la seconde où je me crois l'auteur d'une œuvre ? C'est sans doute la question à laquelle je tente de répondre en créant des personnages créateurs. Dédoublement de circonstance.

L'enfant n'est pas réapparu dans une de ces circonstances. Je ne l'ai jamais perdu de vue. Il ne s'est pas éloigné, il n'a pas perdu sa netteté. Comme il est impossible de mettre en scène ce qui apparaît sur l'écran que l'esprit tend comme une invitation à s'y exprimer avec les moyens les moins faciles, c'est ailleurs que la pratique devient une constante, pour ne pas dire une obsession. Cet ailleurs, je l'ai senti dès les premiers moments d'égarement, est un roman. Et la poésie n'est pas un moyen de l'écrire. La poésie n'est pas un moyen, elle est dans le roman, à inventer comme un trésor dont on aurait oublié la cache et les péripéties de la cache. Quand les questions littéraires, partagées entre tous ceux qui écrivent ou lisent, se présentent à l'esprit dans un ordre pédagogique qui ne tarde pas à entrer en conflit avec les apparences d'un didactisme plus personnel, la question d'un travail à faire devient, et c'était en notre adolescence, une réquisition ou une supplique, selon le caractère qu'on a hérité et la mentalité qu'on s'est forgée plus ou moins solitairement, librement. Les tentatives de « trouver du travail » deviennent proprement grotesques et les anciens coreligionnaires de parfaits missionnaires de la bêtise. On se sépare de la boue où l'on a poussé comme une étrangeté de plus, et l'enracinement nécessaire à la tranquillité se relativise jusqu'à la menace enfin claire de finir comme les autres. Ce refus commun à tous les artistes ne naît pas de la majorité acquise fatalement, mais de ce que l'enfant est encore capable de dicter à l'esprit pour le contraindre à l'enfance. Cette attitude est si visible qu'il n'est pas rare d'entendre un imbécile parfaitement ancré au port de son immobilité déclarer que l'art est un signe d'immaturité. On peut d'ailleurs en tirer, si l'on a le génie de Gombrovicz, des variations si vraisemblables que même l'esprit le plus obtus consent à y déceler les signes avant-coureurs d'une œuvre d'art.

Plus difficile, plus délicate et moins explicable raisonnablement, la situation de l'artiste qui n'a pas convaincu de façon durable, au moins le temps d'une existence, d'une génération, ou à la rigueur d'une mode. Les signes qu'il émet à la surface de son œuvre, s'ils ne finissent pas, avant la fin, par être perçus au-delà du cercle des connaissances, ne brillent pas plus longtemps dans l'esprit de celui qui les a conçus pour attirer l'attention sur lui. Bornes, feux de position, traces de lumière, rais sous les portes, ces essais de rapprochement prennent le chemin de l'argumentaire, du curriculum vitæ, ou du klaxon, quand ce n'est pas purement et simplement celui du scandale orchestré. Avertir qu'on existe autrement, ou qu'en tout cas on s'y efforce, c'est d'abord se condamner à des explications convaincantes et donc à une éloquence. L'usage de la rhétorique la plus conforme qui soit devient une nécessité, car il est bien évident que plus l'esprit est étranger à l'art et moins il est convaincu par les moyens de l'art. Par contre, la rhétorique, qui s'est forgée sur le terrain des difficultés de communication, est beaucoup plus qu'une théorie de la formation, une méthode. Il n'est donc pas rare d'assister au spectacle affligeant de l'artiste au travail de son argumentaire, comme un vulgaire représentant de commerce. Du coup, les géométrisations affectent une pensée qui était venue pour exhiber sa différence et non pas pour y relater ses fragilités mentales. Le cri est finalement initié à l'autre qui l'écoute ou n'y entend pas ce qu'il contient de plus ou moins frelaté.

C'est alors qu'apparaissent des questions qui n'appartenaient pas à l'enfant, du moins pas tant qu'il n'attachait aucune importance à son entourage et à ses nations. Selon le sexe, l'appartenance culturelle, le degré social, la croyance politique et/ou religieuse, il pose au héraut capable de souffler lui aussi dans le pipeau. La tentation de s'occuper des trous est grande et les coups sur les doigts aussi nombreux que la magistrature des hommes, toujours alerte et prête à toutes les trahisons, se fait un devoir de s'y adonner. Le jeu en vaut-il la chandelle ? On peut se poser la question de savoir ce qu'un poème change dans l'existence de l'affamé, du torturé, du fou, du malheureux et de toutes les formes d'avilissement que l'homme a inventé pour jouir de l'homme considéré comme le fruit de l'homme. Le poème n'étant ni l'usus ni le fructus, mais à tout casser le chant, est-il raisonnable, voire honnête, de le pratiquer dans le voisinage des jugements et des lois, surtout quand ces lois ne sont pas tirées du jugement, mais de l'arbitraire et des contraintes ? Le poème au service des combats et des réactions, cela semble maintenant dépassé. Mais comme toute l'humanité ne vit pas dans le même temps historique et que l'homme ne jouit pas des mêmes conditions d'existence, ce dépassement ne vaut rien dans les contrées les moins favorisées ni même au cœur des nations civilisées qui secrètent cet ailleurs comme un ferment d'on ne sait exactement quelle croissance économique source de joies et de shoots en lieu et place du bonheur et de l'abandon. L'enfant retardataire qui assiste à ce spectacle ne tarde jamais très longtemps à se jeter dans la mêlée et ses chants ne pourront être comparés, pour être lus instantanément, qu'aux chants de son vis-à-vis des pays pauvres ou riches selon qu'il est lui-même d'ici ou de là.

Si l'on s'en tient à un examen passif de l'état de la poésie dans le monde, il apparaît clairement qu'elle milite ou qu'elle crie, et que le mélange de ces deux comburants n'est jamais bien explosif comme le prouvent chaque année nos romanciers à la mode, périssables et inutiles protées. Est-ce une raison pour opposer le cri à la plaidoirie, les égotistes aux avocats des grandes causes ? Est-ce une raison pour négliger une question poignante pour laisser toute la place à une question vitale ? De tout temps, l'individu s'est trouvé pris au piège de toutes les variations possibles du confucianisme, avec ou sans Dieu (on s'adapte). Et à travers ces temps, il a toujours affirmé la prépondérance de son existence comme lieu et langue de sa poésie si c'était cela qui motivait sa révolte. Quel est le combat le plus tragique ? Celui de l'homme seul face à ce qui le détruit ? Ou celui du délégué qui prend la parole qui ne peut pas être prise faute d'y être exercé ou plus simplement de n'en avoir pas la force ou l'autorisation ? Cette dernière parole de militant ou d'écœuré, qu'imite-t-elle dans la poésie ? Et l'homme seul, n'adresse-t-il pas aux autres sa souffrance de malade ou de prisonnier de soi ? Départager la poésie en poésie utile pour le bien de tous et en poésie oiseuse du cas particulier, est-ce si urgent que ça ?

Il n'en reste pas moins que la littérature universelle propose et que l'Histoire dispose. Les chants de l'homme asservi sont entrés en littérature, non pas à l'heure de nos révolutions occidentales, où les poètes ont raté le coche, mais en ce moment tragique des règlements de compte entre les envahisseurs et les exploités. Un chant universel est en train d'être composé par cette foule à son tour envahissante. Comment douter que les littératures dites nationales n'aient pas les moyens de s'y frotter en toute égalité de force poétique ? Comment ne pas craindre que ces nationalités supérieures n'y trouvent pas les raisons d'une parfaite destruction en regard de laquelle la souffrance de ses exclus ne serait qu'une larme versée pour l'exemple ? Le chant de l'homme seul n'a plus la force d'atteindre l'homme. D'ailleurs, l'homme ne s'est-il jamais intéressé à l'homme ? N'a-t-il pas toujours consacré le meilleur de lui-même, comme le pire, à l'exécution de la grande fresque universelle ? L'individu, réduit à son sexe aléatoire, s'agite dans cette marge étroite. Agitation cette fois non pas de marionnette, car il ne participe pas ou alors seulement de loin, mais d'acteur fébrile qui ne contiendra jamais entièrement sa fièvre. Le monde est son spectacle, il n'y joue pas. Tandis que le poète capable d'un chant général est entré dans la peau de son personnage. Voilà encore où est le personnage incréé, ici et nulle part.

Alors bien sûr il est possible qu'au fond je m'explique mieux que je n'écris des romans. Et je persiste. Je travaille. Je côtoie le chant universel en gestation ailleurs et ici même. Les combats m'atteignent quelquefois d'assez près pour me toucher et peut-être un jour y trouverai-je une mort de victime. Nouveau martyr ! Je ne peux pas parler exactement de ces explosions, puisque c'est le moyen que les terroristes ont choisi pour tuer, en attendant de plus redoutables sévices... dit-on, mais qui croire ? — Qu'y puis-je ? Me plaindre parce qu'on nous vise ? Composer des vers pour chanter en dessous des chantres qui agissent plus près des foyers de la misère ? J'en parle, je crois, mais je ne participe pas, et comme je le disais, ma seule participation véritable, ce serait mon cadavre sur le quai d'une gare ou dans la broussaille épaisse d'une démolition épouvantable.

Ma question est ailleurs et j'en prends le risque. Et je produis les questions comme un animal voué à la table des hommes. Est-il possible que ce personnage sans sexe déterminé, ni évident, ait été créé par un sexe ? Comment imaginer cela ? Et comment croire que ce personnage puisse créer un enfant, comme le double de Cecilia dans L'enfant d'Idumée, autre récit à ajouter à ma physiologie du mariage ? Ce personnage occupe plutôt une position centrale, entre l'impossibilité d'une mère et l'improbable enfant. Milieu géométrique et non pas lien qui serait une écriture. La créativité est en effet sexuelle, mais il n'est pas possible de savoir qui crée et qui ne crée pas. Comme il est difficile de dire si le chant peut affecter plus d'un être à la fois.

 

ANNEXES

Préfaces

1 — Préfaces à Aliène du temps

Carabin Carabas

À propos de ce manuscrit, on pourrait parler de « roman » puisqu'il a été manifestement écrit dans l'intention d'en écrire un. « Qu'on y réfléchisse, proclame Albert Camus au seuil de l'humanité : cela explique les pires romans. Presque tout le monde se croit capable de penser et, dans une certaine mesure, bien ou mal, pense effectivement. Très peu, au contraire, peuvent s'imaginer poète ou forgeur de phrases. Mais à partir du moment où la pensée a prévalu sur le style, la foule a envahi le roman. Cela n'est pas un si grand mal qu'on le dit. Les meilleurs sont conduits à plus d'exigences envers eux-mêmes. Pour ceux qui succombent, ils ne méritaient pas de survivre. » Cette tendance a tout expliquer (en soignant ses périodes sans souci d'originalité d'ailleurs), bien française depuis que la « pensée » recueille plus d'adeptes que le style, — ici la pensée se fait passer pour un être utile à tout le monde, condamnant le style comme antireligieux ou en tout cas comme immoral — appartient aussi aux fous. Ce bien commun de la littérature, bonne ou mauvaise, ne réussit pas à percer le rempart que lui opposent les institutions nationales et les entreprises qui, parallèlement à des profits bien légitimes, les servent avec les méthodes du choix exercé sur les apparences. Des tonnes de manuscrits, pour ne pas en citer le nombre estimé, n'aplatissent pas le choix des meilleurs, de ceux qui méritent de survivre, et il faut bien une intervention humaine pour que cela soit possible. D'où, sans doute, cette pratique du plagiat exercée par les « meilleurs » et pour le plus grand bien de tout le monde, pratique qui vaut mieux au fond que les « ateliers » où l'on enseigne à bien écrire selon Camus (qui rêva d'être un saint) mais sans produire les œuvres dignes d'être publiées ou d'être plus sommairement plagiées contre le mur troué, dirait Malraux, de la malchance ou de la banalité.

« Le roman a sa logique, ses raisonnements, son intuition et ses postulats. Il a aussi ses exigences de clarté », écrit Camus avant de préciser sa pensée par la note citée supra. Le médecin que je suis ne peut qu'approuver cette description aussi sommaire que véritable (certains en admireront la concision). Voilà ce qui arrive quand ce qui dort au fond de nous, ce n'est pas le poète mais le « penseur » (encore une marche et c'est le philosophe qui apparaît dans les habits du dimanche). Mais Camus ne corrige-t-il pas un peu vite l'exercice notoire la pensée en même temps que son style ? Ici, nous divergeons quelque peu. La logique, les raisonnements, l'intuition et les... postulats qui apparaissent vivement et crûment dans la conversation et les œuvres des fous souffrent de la même exigence de « clarté ». Simplement, au lieu d'amidonner la chemise avec une patience de créateur attentif aux détails, à la tradition et aux usages (activités de caractère « légal »), le fou ne réussit qu'à nous amuser ou à nous inquiéter, il nous distrait ou nous intrigue, finissant d'ailleurs presque toujours par nous ennuyer à force de bizarreries mises à la place, dit-on, des étrangetés qui font le lit de la pensée matinale.

Nous voilà donc au seuil d'une œuvre qui a peu de chance de figurer au fronton des palais futurs de l'imagination créatrice. Cependant, dans cette vie où il nous arrive quelquefois d'exercer des fonctions un peu au-dessus du commun des mortels, — ce qui fait de nous soit d'horribles sergents palliant le manque d'intelligence par la pratique de l'autorité, soit d'admirables impuissants qu'on cite en exemple de probité — il s'agit de ne pas rater l'occasion de dénoncer les juges de l'évidence littéraire et artistique. Mon prédécesseur, homme remarquable d'intelligence clinique mais peu enclin à s'attarder aux petites curiosités du diagnostic, ne songea pas un instant, en se penchant méthodiquement sur les « œuvres » proposées par des fous ou plus radicalement confisquée à leur désir, à en apprécier la justesse. Mais à trop comparer l'environnement utilitaire des fous avec les manifestations des cultures, j'ai conscience de prendre le risque de ne plus soigner mais au contraire d'ouvrir la porte à une abondance trop contradictoire et pas assez argumentée. En entrant en fonction à la tête, ou presque, de cet établissement, je n'ai pas reçu ce relais de ce qui m'apparaît maintenant comme le temps perdu et retrouvé. Une pièce obscure et peut-être volontairement poussiéreuse, contenait, m'imaginais-je, les épisodes les plus prometteurs d'une histoire que les portraits de la galerie des directeurs, à l'huile puis photographiques, accompagnés en bibliothèques de nécrologies documentées, ne remplaçaient déjà plus dans mon esprit. Peu importe quel endroit de mon esprit fut concerné, et s'en réclame toujours, par cette approche de travaux qui n'ajoutèrent rien à l'expérience puisqu’ils n’en faisaient pas partie. Ils peuplèrent, pendant des décennies, les marges infranchissables de l'enfermement en soi et chez l'autre. Je m'abandonnais à cette activité au moins une fois par jour, ne sachant par où commencer ; par la poussière, par les matières mises en jeu, par les premiers mots ou par la force évocatrice d'un geste appliqué à la surface ou aux dimensions. Le nom de Cecilia Alamo me dit tout de suite quelque chose.

Le manuscrit était soigneusement ficelé dans un modèle encore en vigueur de nos boîtes d'archives. Le temps pour moi d'aller chercher une paire de ciseaux et notre archiviste, que je connaissais à peine pour l'avoir vue fumer des cigarettes aromatisées sur la terrasse réservée au personnel, avait fondu sur cette plaie rouverte et s'appliquait, avec une constance d'insecte au travail de son nid, à la refermer et peut-être aussi à la recouvrir de la même poussière et des indices imperceptibles et indicibles de l'oubli que je venais de déranger comme on dérange les morts quand ils semblent être doués d'une seconde vie. Je dus m'expliquer. Elle ne céda qu'à l'autorité et s'éclipsa pour reparaître sans doute dans le giron de ceux sur qui je n'avais justement pas encore exercé mon tout nouveau pouvoir. Convaincre ou diriger, je n'avais pas tracé la limite et je suppose que personne ne souhaitait que le sergent prît toute la place de l'impuissant tout en sachant pertinemment quelle place il fallait tout de même réserver au sergent au détriment de l'intégrité de l'impuissant. Mais les circonstances qui entourent mes recherches, dont cette publication est une première étape — viendront les temps des analyses et des conclusions —, n'ont en ce moment, celui où j'écris, aucune espèce d'importance.

Le manuscrit, quoique soigneusement dactylographié et relié, comporte de nombreuses coquilles presque toutes corrigées. Les cinq cents pages grand format ne présentent aucune trace de corrections notables. Quelques points de suspension signalent des mots à chercher et quelques-uns sont surchargés de propositions toutes raturées. La couverture, en carton de chemise, est couverte de traces qui sont celles des mains mais aussi de l'herbe où Cecilia passait son temps si le temps était au beau. Quelques pages sont cornées pour indiquer les chapitres et les sections. Les titres ont été ajoutés à la main en lettres cursives. Ce manuscrit est évidemment le résultat d'un travail d'écriture. Nous n'avons pas retrouvé les originaux, du moins l'ancienne direction n'en dit rien. La machine à écrire de Cecilia, seul témoin de ses rencontres avec le meilleur de soi-même, est un monument muet de son importance relative.

Le texte — nous parlons de texte quand nous l'avons lu et de manuscrit quand nous n'en connaissons que l'existence ou quand nous le considérons comme objet d'un autre temps — est divisé en deux sections de longueurs inégales. Je ne voudrais pas me mêler de critique littéraire — ce n'est pas dans mes compétences — mais je ne prends pas grand risque à survoler un peu cette composition par laquelle commence, me semble-t-il, non seulement l'analyse — j'encouragerai toutes les thèses capables d'approfondir cette connaissance — mais aussi et surtout la lecture. Ces deux sections correspondent à deux périodes de la vie de Cecilia. Le temps qu'elles recouvrent est relativement court pour un roman aussi épais mais ce n'est là qu'un effet d'une de ces nombreuses apparences dont Cecilia est passée maîtresse, sans qu'on s'en rende compte, avec un art à la fois impressionniste et cubiste. Ces références aux arts plastiques mériteraient d'amples développements mais l'espace qui m'est ici imparti ne suffirait pas à en épuiser le contenu. Il faut noter aussi que ce temps, trois semaines, n'est pas celui ni de l'histoire qui nous est contée — quelques décennies — ni de celui que Cecilia explore dans l'intention — comment en douter ? — de soulager son esprit à l'endroit de son équilibre. Il ne s'agit pas d'une autocritique, pas même d'une analyse brute du mal, mais plutôt d'un moyen d'action sur les autres en remplacement de ceux que le commun des mortels, livré en proie à sa cohérence, met en jeu constamment alors que Cecilia n'en use que par instant et à distance. Quel meilleur moyen que l'écriture pour arriver à ces fins ?

La première section s'intitule : CECI CECILIA, ce qui ne va pas sans rappeler le jeu d'allitérations du titre du roman. Elle couvre la période du 4 au 15 juillet 1988, soit moins du dixième de la longueur totale du texte. On a nettement affaire à un journal. Je pense que Cecilia n'avait pas d'autre ambition en commençant. Cependant, la lecture révèle que ce journal, dont l'existence est certaine, n'est constitué que par les débuts des journées. On voit très bien que le texte s'est poursuivi ensuite, ou plus tard, à la suite de ces fragments de jour. Un manuscrit nous aurait montré ces différences d'écriture avec une évidence incontestable. Le seul argument en faveur de la thèse inverse soutient que Cecilia a très bien pu écrire cette section dans les douze jours dont elle nous livre la teneur romanesque sans aller au bout de ses hypothèses.

Par contre, cet argument — preuve qu'il est mal fondé —, ne vaut pas pour la deuxième section. Le titre est à la fois un clin d'œil au freudisme, dont Cecilia était, me dit-on, une critique pertinente, et à l'écrivain espagnol Camilo José Cela que Cecilia admirait au point d'en déposer tous les livres dans la bibliothèque de l'établissement où on peut encore les trouver puisque personne ne les lit, m'a confié notre bibliothécaire, petit personnage pointu dont la féminité est un outrage à la décence. CELA : seulement sept journées et plus de 450 pages dactylographiées. Cette fois, il est évident que le journal, qui a préexisté et peut-être inspiré ces textes — que dis-je : peut-être ; sans doute —, a laissé toute la place à la création littéraire et artistique que Cecilia ambitionnait, à mon avis, depuis le début et depuis longtemps. Il est probable qu'elle a « continué » ces fragments de jour pendant le séjour qu'elle fit chez ses cousins à Vermort en Pyrénées. Elle y passa tout un hiver et le début du printemps 1989, confortablement installée dans une des meilleures chambres du château jalousement gardé par ses cousins. Elle revint à temps pour voir l'été éclore sur nos sinistres toitures. Elle profita peut-être d'un été sans crise d'importance pour dactylographier et mettre au point ce journal devenu, on l'imagine, un épais manuscrit qu'il ne lui fut pas facile de dissimuler. Le fait est que personne n'en mentionna, sur les journaux de bord, l'inévitable présence. Cecilia, qui connaissait l'établissement comme sa poche, déjoua toutes les bornes que personne, on s'en doute, ne s'efforce de dépasser.

CELA est en fait composé de sept textes distincts, et autonomes si on y met un peu du sien, — un peu de cette patience qu'on n'hésite pas à donner aux meilleurs quand ils poussent le bouchon un peu loin. J'ai donc accordé à Cecilia toute l'importance que le lecteur avisé octroie sans discuter aux maîtres de la littérature. On sera surpris par la tension que réclame cette lecture. La qualité de l'écriture, me dit-on, ne pallie pas l'effort auquel l'esprit doit constamment se soumettre pour ne pas perdre un fil non pas ténu mais qui traverse des contrées difficilement narrables. La question que je me suis posée après la première lecture fut de savoir ce que le texte gagnerait à être réduit à des proportions plus humainement lisibles. Pour y répondre, je disposais en effet d'un élément de comparaison et, sans vouloir créer une polémique, ma critique — si je puis user de cette pratique légitimement —, dont je ne livre ici que les conclusions sommairement exprimées, est un bijou de « clarté » dont je ne pourrai désormais plus me passer.

Je veux parler de ce succès incontestable du roman occidental qu'est C.C. de M.J.L. — les initiales me sont imposées par les menaces de complications judiciaires. Dans C.C., un inspecteur de police enquête dans le cadre d'un établissement plutôt ressemblant au nôtre. Un des fils du directeur et propriétaire de cet établissement s'est suicidé. Une enquête a été ouverte suite à des révélations obscures concernant les brutalités d'une initiation à d'obscures pratiques sectaires qui nourrissent la rumeur et enveniment les raisonnements. Il est vrai que cet établissement, bel édifice planté au milieu d'un parc admirable où l'on voit des fous vaticiner, a depuis longtemps inspiré à un voisinage bourgeois et commerçant des protestations que personne n'a vraiment entendues. L'enquête s'enlise dans le dédale complexe d'une secte aussi ramifiée qu'ancienne. C'est dans ce cadre qu'a lieu la rencontre, soigneusement préparée par ses deux protagonistes, d'un médecin et de son ou sa malade. Le périple rhétorique du policier est entrecoupé par l'enregistrement continu de la conversation qui a lieu ce même jour dans le bureau confortable du médecin. Peu à peu, le roman se remplit d'informations si romanesques que la lecture ne perd jamais l'intérêt qu'elle a suscitée dès le début par la scène d'entrée de l'inspecteur qui rencontre le premier témoin sous les arbres chauds de l'été avec en italique les monologues préparatoires de la conversation qui mettra en jeu les données très circonstanciées du médecin et de son ou sa malade — le texte joue à ne pas préciser s'il s'agit d'un homme ou d'une femme mais sans obscurcir un sens qui suit le fil de la pensée de l'auteur comme s'il avait déjà reconnu le terrain avant de se lancer dans l'aventure de l'écriture d'un roman, chose à laquelle nous savons qu'il est habitué depuis de nombreuses années avec un succès que ne démentent pas les chroniques.

Mais la ressemblance avec le texte de Carabin Carabas ne s'arrête pas là. C.C. est aussi divisé en deux sections, d'inégales longueurs, mais plus nettement ; j'allais dire : plus facilement, plus à la portée du lecteur de M.J.L.. La première partie est en effet le journal du ou de la malade. Ici, la narration est linéaire jusqu'à cette monotonie agréable qui donne aux choses évoquées le charme de la réalité sans toutefois en abuser, ce qui finirait par inspirer l'ennui. Or, M.J.L. est réputé pour ses intrigues savamment ficelées et surtout documentées. Le journal s'achève la vieille où aura lieu le dialogue entre le médecin et son ou sa malede en même temps que le filigrane détaillé de l'enquête ou plutôt de la dérive intellectuelle de ce pauvre inspecteur qui n'inspire que de la sympathie tant il nous ressemble. La deuxième section est un chef d'œuvre de la progression dramatique et de la résolution des problèmes posés. L'inspecteur termine sa journée avec un fameux mal de crâne et le médecin et sa malade se séparent sur un constat d'échec. À la fin, on sait tellement de choses sur cet univers circulaire qu'on a du mal à en sortir aussi facilement que les personnages semblent s'y abandonner définitivement, disons sans résistance. Bien que le roman ne dispose pas d'une fin comme cela s'entend dans les romans traditionnels, on sent bien que cette fin est en effet la fin et non pas une interruption due à un manque d'inspiration ou pire à une impasse intellectuelle comme semble nous le suggérer le comportement des personnages. Ces similitudes avec le texte de Cecilia sont de véritables ressemblances, auxquelles on s'arrête inévitablement quand on sait que Cecilia est l'épouse de M.J.L..

Mais il y a mieux, ou pire : chaque chapitre de la deuxième section est composé de la même manière. Le journal du ou de la malade se continue en début de chapitre. Si on ne lisait que ces débuts, à la suite de la première section, le journal nous apparaîtrait comme un texte saisissant de vérité, une écriture solidement attachée aux réalités et une conclusion somme toute assez philosophique, de ces philosophies qu'on met aujourd'hui à la place de la poésie. Mais l'auteur a donné, à chacun de ces débuts, une suite qui crée du même coup son roman et en augmente la portée. C'est exactement ce à quoi Cecilia s'est acharnée pendant tout l'hiver 88-89 passé au château des Vermort.

M.J.L. lui rendit deux visites conclues par une dispute à laquelle les cousins mirent fin chaque fois en sortant M.J.L. de cet univers trop bien fait pour jouer le rôle de lien entre deux séjours dans nôtre établissement. Le roman de M.J.L. sortit en librairie à l'automne suivant, celui-ci ayant revu une fois Cecilia — celle qui se nomme elle-même Cecilia dans son roman —, en présence d'un médecin, dans le courant de l'été. De précieux et sérieux renseignements nous révèlent que ces trois rencontres ont eu une durée totale de huit heures environ. Si l'on soustrait les deux heures dont mon collègue est le témoin, M.J.L. n'a disposé que de six heures pour prendre connaissance du manuscrit, en formation d'ailleurs, qui selon moi lui aurait inspiré C.C.. Il faut enfin réduire ce temps de celui des deux disputes, de celui de la réception et du départ, des repas peut-être. Il ne reste plus beaucoup de temps au supposé plagiaire pour absorber la teneur considérable de Carabin Carabas (350000 mots). Il est donc peu probable que M.J.L. ait pu s'inspirer directement de l'œuvre de sa malheureuse compagne. Il faut donc qu'elle lui en ait parlé. Et si c'est le cas, il est nécessaire que Cecilia ait conçu son œuvre, exactement comme le font les écrivains, ce qui fait d'elle une écrivaine digne de ce nom.

Je viens de démontrer à la fois que Cecilia est une écrivaine et la victime d'un odieux plagiat. J'ai déjà précisé que je ne suis pas compétent pour juger de la valeur littéraire de son œuvre. Bien sûr, j'ai mon idée là-dessus mais il s'agit d'une idée d'amateur et je ne souhaite pas laisser la parole à l'amateur que je suis dans ce domaine précis. Les meilleurs écrivains, et Cecilia me semble en faire partie, commettent quelquefois des chefs d'œuvre difficilement appréciables avec les moyens sommaires dont dispose l'amateur et même des œuvres ratées mais non dépourvues d'intérêt qui font le lit des critiques. Personnellement, je n'ai pas de doute quant à la valeur littéraire de Carabin Carabas : c'est une œuvre digne de figurer avec les autres de son espèce, aux meilleures places de cette sinistre image d'elle-même que la littérature donne en spectacle à ses admirateurs. Il me semble que ce texte est une goutte d'eau dans la gelée, habitée par d'autres visites, ce qui en fait l'originalité, et surtout construite comme un château et non pas comme un discours aux animaux.

Pour servir de préface

C.L.M.

Médecin-chef de G*

Les initiales ont une explication.

*

Rendez-vous des fées

Extrait d’un essai [1] à propos d’Aliène du temps qui, rassurons-nous, ne comporte rien d’aussi didactique tellement c’est un roman !

[...]Au fond, le texte de l’écrivain-hypothèse est le commentaire de l’œuvre de l’écrivain-fou sans qu’il soit possible, feu pâle, de maintenir longtemps la réalité même de cette relation de texte à texte. D’un côté le doute naît de l’incohérence (Pour en finir avec le jugement de Dieu), de l’autre c’est l’attente infinie (De la grammatologie) qui provoque les démissions et les récupérations par d’autres pratiques moins cotées qui ont besoin de réconfort, de preuve de solidité, de résultats tangibles. On se prend alors à songer à un milieu littéraire (qui existe comme le benthique ou le tellurique par exemple) sans fous ni poseurs d’hypothèses, à des écrivains plus proches, plus faciles, plus humains. Ils existent. Ils écrivent même. Et ils sont publiés pour le bonheur de tous ceux que d’autres aventures fatiguent ou irritent. Ce sont les donneurs de la leçon euphorique que la sagesse des peuples, bien connue pour ses efficiences, place minutieusement dans les niches de ses colombaires. Cette cendre littéraire, comme la poudre aux yeux et le sable du marchand, envahit notre enfance et toutes les prémices de nos apprentissages. Atteindre le texte du fou ou celui du supposé charlatan à travers ces brouillards de principes est un effort aussi pénible que celui qui coûte si cher à nos écrivains-fous et rapporte quelquefois des fortunes à ceux qui savent manier l’hypothèse comme le pêcheur sa godille. Le monde des hommes ne montrera jamais clairement le tissu inachevable de ses intentions.

Mais n’éludons pas ce début de réponse qui consiste à retrouver dans l’usage les formes simplifiées, efficaces, des fulgurations des écrivains-fous (ou presque) et des écrivains-hypothèse. Activité scientifique dont le Verbe (l’épistémologie) est insuffisant à empêcher la multiplication par division de la tâche primitive. C’est ici que renaissent les passions de l’homme pour la vie et ses possibles continuations, ici, et non pas en poésie et en philosophie (mais on n’est plus comme Virgile clairement poète et plus obscurément philosophe), que la recherche reprend le cours interrompu par les œuvres qui ont tenté, et tenteront encore, d’être le langage de tout ce qui se sert du langage pour se donner une existence partagée de sens et de spectacle. L’art, clame Artaud, doit servir à quelque chose. Et ce sont les balbutiements du philosophe qui servent effectivement à quelque chose d’aussi clair, par exemple, que la publicité ou le moral des troupes (quoique, constatait Picasso, les camouflages militaires doivent tout au cubisme, inconsciemment si on souhaite ne pas trop alimenter les cerveaux des militaires ou consciemment si l’on préfère supposer qu’ils sont entre de bonnes mains...). On se gardera toujours de trop en dire du fou et de trop en faire sur sa dépouille enfin silencieuse par incapacité à rajouter de la matière à ses évidences. Le malheur résout les difficultés d’explication du phénomène. Et le mélodrame atteint l’âme plus facilement que le texte ne saurait le faire dans ces circonstances précises de flux et de reflux, jamais d’explication, que le commentateur fignole pour peut-être finalement trouver, à défaut d’un peu de réalité, un public à son propre spectacle de l’écrivain au travail de son texte.

Nous en sommes à l’heure des interprétations et non pas de la lecture pure et simple. On nous fait le lit, on nous borde et nous sentons à quel point nous sommes alors capables de rêver sans en devenir fous ou sans nous transformer en auteurs d’interminables préambules en bout de tunnel avec perspective cavalière de l’autre bout du tunnel. L’adhésion, qui nous ramène à notre inexplicable présence parmi les autres, même si nous expliquons parfaitement cette présence parmi nos parents, est un moyen de se soustraire à la curiosité et d’avoir un œil sur les activités secrètes des scientifiques qui font trembler le monde à chaque nouvelle guerre plutôt qu’à l’occasion des mises sur le marché des ingrédients de l’euphorie et du soulagement des douleurs. Ce qui manque à l’écriture, c’est encore une lapalissade, c’est la lecture, ce qui ne veut pas dire que la lecture n’existe pas ou qu’elle a changé de nature. L’angoisse de ne plus rire et la douleur prémonitoire provoquée par l’idée seule de privation des moyens de ne plus souffrir ni charnellement ni mentalement, sont si fortes, si réelles, si facilement compréhensibles que le choix d’une lecture juste et justement appropriée nous apparaît comme une menace dès lors que nous n’avons pas les moyens intellectuels de la lecture savante, obscure seulement parce qu’elle n’est pas compréhensible. Nous avons besoin d’être rassurés, ce que réussissent parfaitement les artistes de music-hall, de plus en plus présents d’ailleurs aux panthéons nationaux et dans les distributions de prix les plus prestigieux, et les savants que les institutions apportent au moulin de nos doutes pour nous éviter de ne broyer que du noir. En somme, nous faisons le choix du pain contre celui de l’enfermement ou de l’exclusion. Nous ferons tout pour échapper à ces condamnations au pire, et même nous ne volerons pas notre prochain aussi facilement que c’est permis à ceux qui en savent un peu plus sur la perversité de l’homme. Le prochain, on le tuera à la guerre ou dans la cour des prisons si c’est la meilleure façon de se garantir contre la menace de révolte croissante et contre les abus de pouvoir. Révoltez-vous, mais sans influencer nos enfants, volez, tuez, torturez, faites ce que vous voulez, mais sans abuser. Dans un pareil milieu de culture, on voit bien que la littérature est plus une curiosité de la nature humaine qu’une activité prometteuse de lendemains qui chantent sur le même ton, d’où les modulations auxquelles nous soumettent incessamment les procédés de télécommunication, ces condensateurs de la parole.

L’ignorance a changé de sens en changeant d’objet, certes, mais surtout parce que le corpus des sciences n’agit plus sous la houlette du langage.

On entretient les gens dans l’ignorance d’un tas de choses qui n’ont plus rien à voir avec le savoir. Nous ne sommes condamnés qu’à l’ignorance des secrets bien gardés. Pour le reste, seule notre curiosité prend la mesure de ce que nous sommes capables de comprendre du monde qui nous entoure et que nous ne peuplons pas de notre influence et encore moins de ce qui demeure intransigeant dans notre désir que les satisfactions restreignent à l’expression de ce que nous sommes enclins, par nature sans doute, à concéder aux autorités qui nous gouvernent. Nos perceptions suivent la complexité d’un statut qui n’est plus celui du citoyen mais du naufragé qui s’installe pour le meilleur et pour le pire. En retour, l’objet de nos perceptions finit par nous ressembler tellement qu’on peut penser, si c’est le mot, avoir trouvé le bonheur pourtant réputé inaccessible, purement rhétorique qu’il était le bonheur du temps où la poésie était admissible. Avec le temps, les démocraties reviennent à l’appropriation de la pensée par la classe politique. On voit sans arrêt des portraits de politiciens proclamer une pensée, pensée de faussaire certainement mais nous préférons penser nous-mêmes qu’il s’agit là de ruse et de bonne guerre. Ce glissement de propriété s’opère en douceur par la simple élimination des penseurs véritables qu’on ne voit pas à la télé, qu’on n’entend pas et dont les livres, ô félicité, sont incompréhensibles. Quelle distance en effet entre les syndicalistes du XIXe siècle, analphabètes et lettrés (Jules Vallès en trace magistralement le portrait sans tomber dans la légende), et nos défenseurs des droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, de la nature, du progrès, etc., qui s’érigent, par élection aristocratique, en conseillers y compris des gouvernements trop contents de n’avoir plus à crier pour se faire entendre. À la place de l’ignorance, les petits plaisirs grouillent jusqu’à devenir de mauvaises habitudes contre lesquelles les gouvernements engagent des luttes de principe. La grande connaissance est en effet celle du vin, ou de l’opium. On connaît par médiation. La vie n’a plus de sens, ce qui est recherché, mais elle peut avoir des saveurs. Est-ce un art, ce qui sourd de cette attente non reconnue comme attente ? Est-ce de l’amour, ce que produisent les corps ? Mais surtout, est-ce le plaisir ce plaisir que nous ne pouvons pas prendre quand ça nous chante ? On a un peu résolu la question de savoir avec qui on le prend, la manière de le prendre relève en principe de l’intimité, mais d’une intimité contrainte à la discrétion, à la clandestinité, ou condamnée pour outrage, certes. L’humanité s’est chargée depuis longtemps de réduire l’homme à l’humain. Les techniques de réduction, pure technologie de l’ordre et du pouvoir, font mieux que se teinter d’apparences philosophiques ou religieuses. On est aux antipodes de la science, dans un rapport d’ignorant à connaissant les ficelles. Pas étonnant que la lutte pour la survie des langues nationales ait pris des proportions hallucinantes et hallucinatoires. L’illettré, à peine alphabétisé, en est le plus fervent défenseur, et il sait bien pourquoi, il sait aussi sans doute qu’une conquête trop dangereuse pour sa survie le fera changer d’avis comme il a déjà troqué ses petites fiertés contre l’argent nécessaire à ses suppléments d’existence. Les princes, qu’on n’appelle plus des princes pour ne pas réveiller les vieux démons de la Révolution, se livrent à des batailles intestines sans courir d’autres risques que la mise à l’écart dans les conditions qu’un prince peut exiger de la société, c’est-à-dire dans le confort de ses propriétés légitimement acquises par les moyens prévus par la Loi, et ils sont nombreux quand on est un prince. Ce qui ne s’en prend pas à la question de la légitimité des religions, sans doute est-ce là une réserve de provision en cas de disette socio-économique. On a plutôt l’impression d’une attente et les moyens de répression semblent avoir fait l’objet d’une mise en place soignée. Le feu a beau couver, il ne produira désormais que les brandons de l’impatience et les suppressions de soi inexplicables et bien entendu inexpliquées. Mais la consommation de satisfactions résistera-t-elle longtemps aux poussées mystiques qui remplacent avantageusement les insatisfactions ou plutôt animent les écarts que la vie creuse entre les consommateurs que nous sommes devenus au lieu d’être les promoteurs de notre désir ? L’exercice de la pensée, à ce niveau de l’homme, ne vaut pas plus dans le sens de la libre-pensée que dans celui des soumissions aux croyances religieuses. Il ne garantit pas la pérennité de nos découvertes. Nous avons condamné notre quotidien à la stérilité, à l’inculte, à l’immobilité, à un point, lui interdisant la figure, les aventures autres que les voyages, les nouveautés de la croissance, le corps de l’autre aux prises avec sa grossesse.

C’est par foisonnement végétal plus que par division cellulaire que le corpus scientifique, informe jusqu’à l’impossibilité d’en décrire l’extension, envisage sa progression cognitive. Le langage revient au jargon, à l’utilitaire de la parole capable à la fois de décrire pour transmettre intégralement le segment de connaissance auquel elle s’associe, et de débusquer les erreurs attachées aux pratiques de l’expérience. Le langage est la loi et la critique des fragments. Le problème se pose alors de rejoindre cette promesse d’infinité ou en tout cas de très grand nombre de langages particuliers et particulièrement difficiles à comprendre. Ce lien est-il un langage ? Est-il l’affaire des philosophes, des poètes ou des scientifiques eux-mêmes ? A-t-on raison d’exclure de cette hypothèse les paroles innombrables mais concordantes qui s’accumulent ailleurs que dans le domaine scientifique ? Si tout langage est la marque d’une compréhension capable de donner une idée de l’ensemble, comment répondre à ces questions sans exister à l’intérieur de ce langage inconnu pour l’instant ? La croissance du corpus scientifique, par multiplication (dont la loi ne nous est qu’imparfaitement connue) et par augmentation des connaissances fragmentaires (autre loi de composition qui reste à définir), ne s’opère plus dans le cerveau mais à l’extérieur de ce cerveau, dans le besoin de produits industriels, dans la fabrication, pour cause de saturation des marchés, des désirs qui, par le même phénomène, ne conduisent pas littéralement au désir lui-même, lequel n’est peut-être d’ailleurs qu’une « facilité » de langage. Autant on arrête bien vite de se poser trop de questions quand il s’agit de « parler » des consommateurs et de leurs princes, autant ici on a tendance à multiplier les questions relatives aux conditions préalables à toute réflexion un tant soit peu crédible. Et toute la crédibilité de ce discours ne peut pas, comme antan, reposer sur le simple fait que nous sommes capables de penser. Il semble bien que le « brain-storming » ne présente que des avantages par rapport à la dissertation. Pas étonnant alors que la question de la méthode, en acceptant les zones floues de la méthode, se heurte sans cesse à des poussées théoriques qui viennent contredire, par démonstration logique ou plus simplement cohérente, les soi-disant acquis des déconstructions données non plus comme hypothèses mais comme probabilités. Ce jeu des miroirs de l’esprit au travail de la pensée ne plaide pas en faveur d’une clarté absolue sous peine d’exclusion du débat. Autant on conçoit difficilement que le débat judiciaire soit entaché d’obscurités, même si on accepte les principes discutables de la Loi indiscutables justement à cet endroit précis des règlements de compte entre hommes, autant il apparaît nécessaire de laisser la place aux incertitudes dès qu’il s’agit de peaufiner le langage qui conditionne les attentes des laborantins de l’expérience. Mais qu’il soit question d’incertitudes clairement exprimées et établies et non pas d’obscurités dues à une pratique fautive de la langue ou plus généralement de la grammaire.

Le romancier a-t-il sa place au pays des consommateurs et des princes ou dans l’antichambre des chercheurs de vérités scientifiques à valeur hautement technologiques ? Pour bien faire, il devrait se situer au-dessus de tout ça, dans une zone qu’il ne serait pas difficile alors de qualifier de « philologique ». Mais est-ce bien sérieux, à la fois de ne pas s’adresser au commun des mortels et de proposer aux inventeurs des conditions de vie un projet qui les placerait d’emblée au pied d’un langage que leur pratique du quotidien les pousse à prendre pour des sornettes ? Comment penser, ou croire, que le roman a le pouvoir, et la puissance nécessaire, de créer l’incréé en dehors, presque, de toute contingence humaine ? Le roman de la science à la place de sa Philologie est une fiction. Le roman distribué dans les kiosques de la vie quotidienne est une illusion. Existe-t-il autre chose, pour éclairer l’esprit au moins momentanément, que la fiction et l’illusion ? Ce qui existe alors est-il invention dans toute la pureté de l’invention ? Qui lira un roman que personne ne peut lire ? Un autre romancier ? Mais celui-ci a-t-il fait ce choix pour les mêmes raisons ? Pour les scientifiques, le romancier serait un sorcier et pour les autres un amuseur. On se rapproche là de la personne du comédien ou plus exactement de sa capacité à interpréter des personnages. Le roman est un masque propre comme l’ombre. Sous quelle lumière ? Et pour quelle portée ? Quel plan ? Quelle éternité ajoutée à la surface ? En se matérialisant, les rêves que l’homme a pu porter à bout de bras durant une autre éternité se sont transformés en question de savoir si le rêve a encore une existence.

Il est probable que les pouvoirs constitués (et quelquefois limités, par concentration, comme dans la Constitution de la République française) pèsent de tout leur poids sur les évolutions qui affectent l’homme dans le cadre peut-être d’une transformation, avec gain ou perte d’énergie, dont le moteur est dans l’homme et non pas ailleurs sinon plus vraisemblablement dans la communauté des hommes qui domine les autres rassemblements appelés quelquefois « civilisations », « Orient », « Islam » etc. Le rêve, phénomène individuel mais suffisamment proche des surfaces biologiques pour qu’on puisse penser le maîtriser, est à la fois un bien commun (tous les hommes rêvent par exemple un jour ou l’autre de l’effritement de leurs dents) et un lien avec les autres (chacun a sa manière à lui de rêver dans le cadre étroit de son aventure humaine). Pour l’instant, nous n’avons pas le choix du rêve, ou de ce que nous croyons être le rêve, malgré l’efficacité évidente des substances et des manipulations chirurgicales des profondeurs de notre être physique. On nous interdit de pratiquer le rêve. C’était une des grandes revendications il y a trente ou quarante ans. On ne parle plus guère du rêve que pour évoquer le sommeil dans lequel il nous plonge, le sommeil étant dans ce cas toujours assimilé à une mort non pas provisoire mais plus facile d’accès. La main qui tremble se saisit plus facilement d’une seringue que d’un pistolet. Les pouvoirs, constitués en triangle de l’ordre parfait sans illusion sur le degré de perfection atteint par leur pratique constante et surtout vigilante, se contentent de limiter les abus mais s’en prennent farouchement à toute autre espèce de dépassement. Il n’y a pas d’hôpital ni de prison pour ceux qui parviennent, par leur influence, à dérégler les instances supérieures. Une lutte farouche oppose les chercheurs de la vérité aux praticiens du savoir mais ce qui les différencie nettement n’est pas le contenu de leurs codages respectifs : c’est le moyen qui donne le ton. Réfléchissons : certes, avec ses circonvolutions interminables et ses flèches empoisonnées, le rêveur atteint à la fois le cœur de l’homme déjà sensibilisé par l’étude et la patience des autorités peu enclines à tolérer que le provisoire de la découverte onirique remplace aussi momentanément la rigueur de la loi. (Vous entendrez tous les jours le cri du magistrat si vous allez au tribunal comme au théâtre : « C’est intolérable ! Je ne tolère pas que... ! » ; comme si l’intolérance avait sa place au moment de juger ; ce que le magistrat tolère le moins, ce sont les cris de vengeance ou de désespoir des victimes.) De son côté, le partisan des faits se trahit allègrement : il n’est pas à la recherche de la vérité (ce sont encore ces magistrats que Frédéric Pottecher, grand chroniqueur judiciaire, appelle des « crocodiles » — à cause des larmes ; d’où la manie un peu ridicule de certains juges de s’émouvoir jusqu’aux larmes en évoquant le cadavre d’un enfant — jamais celui d’une pute qui appartient pourtant à la même humanité — à l’occasion d’un programme de télé par exemple où ils sont délégués par leur syndicat « ministériel ») mais d’une résolution admissible des désordres causés par le fauteur, lequel n’est pas forcément un rêveur, d’ailleurs. Faut-il parler alors du rêveur et de son double ou du partisan et de son traître ?

Selon son point de vue, selon son hypothèse inexplicable, selon des intuitions propres à sa sensibilité, etc., on penchera pour un romancier-rêveur en proie aux affres de sa critique externe ou pour un romancier-partisan chargé surtout de détruire le rêve obtenu par des voies interdites. S’agit-il là du combat spectaculaire de l’aventurier en quête d’une esthétique propre à révéler aux autres ses tendances scandaleuses contre le moralisateur brandissant l’épi de maïs de l’état des connaissances dont un État peut raisonnablement faire son enseignement ? Sans doute. L’Odyssée et l’Iliade de Queneau. À ceci près que le rêveur prend un risque considérable si le public ne vient pas à lui et que le partisan ne risque pas moins de tomber sous les balles s’il s’est trompé sur la solidité du régime qui lui a donné la possibilité d’exhiber ses talents. Tout ceci se passe en marge des rassemblements, un peu comme si, les taureaux finissant leur vie dans l’ombre et la lumière de l’arène, c’est dans les environs que le rêveur et le partisan se livrent à leurs acharnements réciproques, en annexe, en vitrine, ou plus piteusement dans la cage d’escalier de leur immeuble.

Si je croque à grands traits cette réalité de tous les jours, sans chercher d’ailleurs à en donner la description intégrale ni même essentielle, c’est, on s’en doute, par précaution. Je ne voudrais pas commencer à exprimer mes choix (littéraires) sans en avoir au préalable défini l’environnement, c’est-à-dire les limites à ne pas dépasser sous peine de manquer de sincérité. Ce sentiment plutôt vague qui me donne à penser, sous l’influence des préromantismes qui ont évacué la machinerie classique, que nous sommes prisonniers des vitres à travers lesquelles le monde nous apparaît tel qu’il n’est pas, ce qui ne nous empêche pas d’en partager les visions et l’usage courant, ce sentiment qui perfore la moindre de mes pensées pour jeter le doute à la fois sur ma santé mentale et sur ma capacité à penser et surtout à écrire ce que je pense, ce sentiment n’est-il pas à l’origine de la question lancinante, comme une douleur ou comme la promesse d’une satisfaction, de savoir pourquoi je suis écrivain, avec ce que cela implique de choix visibles et de contraintes cachées, et pourquoi, somme toute, les autres ne le sont pas, particulièrement ceux dont je connais, imparfaitement mais clairement, la présence parmi les objets qu’ils possèdent comme je ne les possède pas ? Pourquoi ne partagent-ils pas les coulures de ma pensée comme je partage leur pain ? Pourquoi exigent-ils qu’au préalable j’apporte les confirmations de ce que je donne trop, trop vite et trop gratuitement ? Il faudrait que je fasse le lit de ma pensée avant de m’adresser à eux et, en attendant, partager le pain que je gagne moi aussi avec le même type d’effort, partagé entre l’intérêt de mes employeurs (si je ne chôme pas) et les exigences de contribution que l’État m’impose au nom de tous (si je gagne suffisamment), comme si ce monde était nécessaire à ma survie, comme si la menace d’exclusion était aussi réelle que les privations qui pèsent sur les malfaiteurs, comme s’il était inévitable qu’aucune parcelle de ce monde ne fasse l’objet d’un contrat et que j’étais destiné à servir plutôt qu’à me servir. Cette naïveté, ce raisonnement précis mais idéaliste, révèle la candeur ou la psychose de l’être que je tends à devenir mais ne dit rien de cette sincérité qui prélude à l’action dont je suis le promoteur unique et identifié. Dès lors, la question qui se pose est celle d’un choix non pas annexe, non pas aléatoire, ni imaginaire pas plus que naturel, mais imposé comme prémisse, comme origine des conséquences dont je dois alors reconnaître que je ne suis plus le maître incontesté. Ce choix, comme tous les choix imposés par la rigueur des dogmes, est une alternative, un choix entre deux options clairement opposées, un choix déterminant alors que je désirais que seule ma production littéraire eût cette prérogative : Êtes-vous un relateur, un suiveur, ou un asserteur, un prétendu nouveau guide ?

Comment voulez-vous répondre à cette question sans faire acte de soumission, et donc d’adhésion, ou sans éviter cette autre forme de jugement qui se conclut par une sentence tirée non pas de votre invention ou de vos promesses mais de la loi et des usages en partage ? Vous ne pouvez pourtant pas éviter ce passage à l’acte, l’insoumission, partielle ou intégrale, qui vous rejette en marge ou vous exclut totalement. Votre réussite dépend d’une soumission préalable, ruse peut-être mais avec des conséquences de soumission, c’est-à-dire d’éloignement croissant de ce qu’on a été un moment et qu’on ne « risque » pas de redevenir. Choix de l’enfance, malheureusement, car c’est à l’enfant que cette question est posée, au sein même d’un apprentissage qui exclut d’emblée la possibilité raisonnable du choix. La ruse qui consiste à « jouer le je(u) », comme on dit en marge de l’enseignement national, peut sauver du naufrage mental mais elle n’évite pas l’écueil sur quoi notre fragile embarcation, corps et âme, exerce, en guise de maturité, sa résistance à l’emploi. Il faut espérer qu’à force de frottements, l’épaisseur qui nous sépare symboliquement des autres ne se fragilise pas au point de nous pousser à commettre au lieu de participer comme les autres. En réduisant notre rayon d’action, nous sauvons un peu notre ancienne sincérité, nous en préservons les indulgences au fil des approximations acquises et de la relative tranquillité qui nous permet au moins de mourir dans un endroit propre si rien ne vient troubler cette fête pour en démentir les joies et les promesses, au moins le temps de la nouvelle, qui vieillit vite. Ainsi s’expliquent les vieillissements prématurés.

Alors de quoi va parler le roman ? Autrement dit, quelle est sa place dans l’organisation (plus que la structure) des sciences cognitives, si sa place n’est est pas contestable, si elle est admise au moins comme satellite des racines de la pensée placées sous un univers mathématique qui remplace Dieu et ses ouailles ? Le langage a changé d’identité. Sans Dieu, sans Philologie, avec les Mathématiques (considérées peut-être comme la meilleure part du néant), la littérature est-elle encore possible ? Ou plus exactement, qu’est-ce qui la rend possible ? On a un peu résolu le problème en donnant à la littérature une place moins soumise aux exigences de calcul mais cette place est un lot de consolation, pas plus. D’ailleurs aucune organisation claire, clairement utilisable, ne la soutient dans son effort de concurrence. La philosophie elle-même a changé de camp, on ne l’enseigne plus aux « littéraires », du moins pas comme on l’enseigne aux « matheux », ce qui n’est pas sans satisfaire les prétentions impériales de l’État qui ne demande pas mieux que de réduire la portée des philosophies à leur utilité (aider à penser en définissant clairement les moyens rhétoriques, retour aux universités du Moyen-Âge mais sansDieu, ce qui ne manque pas d’alerter les croyants fatalement confrontés à des adaptations) dans les domaines qui cloisonnent la connaissance et l’enseignement scientifique. La littérature n’est plus que prétexte à bien écrire, à écrire correctement, pratique des fonctionnaires qui rapportent, des rapporteurs qui trahissent et des traîtres (voir plus haut) qui font le spectacle, la satire ou le boniment. Ce domaine des sciences « humaines » est si peu organisés que tout y est possible pour peu qu’on trouve les moyens de se faire entendre. C’est le terrain propice aux croissances pécuniaires et aux attentats à la vie, notre petit univers de la télévision où des présentateurs de la chose officielle se font passer pour des enquêteurs pointilleux et où l’artiste de variétés reçoit les attributs nationaux des arts et des lettres, univers de nos bureaux où notre santé, nos apparences et notre intellect sont sauvés du naufrage, univers de nos vitrines qu’on traverse, comme dans un roman de Dick, à l’aide d’une carte de crédit etc. Que de sujets pour servir de tissu à nos romans ! Que de tissus pour habiller la réalité et non pas la mettre à nu. Que d’habits à endosser pour paraître lisible. Et quel déclin de la lecture au profit des interprétations. On voit clairement que ce n’est ni en tant que science cognitive ni en tant que parangon (agissant) du bonheur que la littérature a quelque chance d’utiliser ses outils de perforation à bon escient (pertinemment et non pas en toute connaissance de cause, notez le glissement sémantique, toute la distance qui nous sépare de l’ancienne rhétorique). Mais alors quoi ? Quel roman (voir première partie, XIV pour le choix du roman [2]) ? L’O.S.C. (Organisation des Sciences Cognitives, faut-il ajouter un M pour mondiale ?) oppose une exigence heuristique à la proposition de don total (Camus au sujet de Kafka) que le roman propose à l’esprit (tout donner et ne rien confirmer). On comprend. La L.G. (littérature générale, organisation informelle mais reconnue) restreint le champ de l’analyse en imposant des interprétations favorables à l’expansion de ses choix politiques (dogmes), du livre (économie), et du ménagement attentif de tout ce qui bout sans menacer vraiment. Où jeter sa bouteille à la mer ? Quelle mer ? C’est la première question, et si on n’y a pas répondu en s’asseyant avec les autres autour du feu de bivouac, on n’y répond jamais. Alors, quelle bouteille, comment la bouteille, et puis pourquoi ?
[...]

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Coq à l'âne Cocaïne

Voici le plus traditionnel de mes romans. On ne s'en étonnera pas : il est écrit par un peintre. Quatre actes, pour emprunter au théâtre un peu de son vocabulaire, et une histoire, ce qui invite plus facilement au roman. Mais il va de soi que si je racontais ici cette histoire, si j'en suivais tout simplement le fil, je n'aurais pas parlé du roman lui-même. Pas plus qu'évoquer son contenu proprement fictionnel ne rendrait compte de l'importance qu'une fois encore, le temps d'écrire et sans doute de me « relire », j'ai accordée au texte. Banalités, somme toute, de l'après-roman, de ce qui n'appartient plus à son temps d'exécution, de ce qui reste à venir avec ce que cela suppose d'agitation, d'altération, de tentatives de conciliation vouées à l'échec en soi.

C'est que le roman, si nettement distinct des autres genres qui eux ne s'en distinguent pas toujours aussi formellement, est à la fois le rendez-vous des témoignages, de l'expérience philosophique élémentaire, et la rencontre de tous les points de fuite que l'écriture joue contre son existence quand elle se met à décrire, à dialoguer, à monologuer et quelquefois même à expliquer. Si le roman se distingue moins des genres, alors il devient pure fiction, il glisse, il se modifie, et l'enjeu de la lecture devient moins urgent, plus passionnel.

Il est toujours tentant, quand on met la main à la pâte, de ne pas clairement situer son texte à tel ou tel endroit des rendez-vous et des rencontres, ce qui immanquablement nous amène à pratiquer, au-delà des genres, les styles qui se présentent, connus ou à découvrir encore, à l'esprit au travail de la Fiction — Mallarmé —. Et plus le flux est intermittent, plus la compréhension s'étiole au profit de la quantité alors forcément fragmentaire, difficile à rassembler, impossible souvent à restituer sans risquer l'énormité du texte ou l'impatience du lecteur.

À la fois conteur et poète, et non pas l'un ou l'autre ou alternativement l'un et l'autre, le romancier se distingue toujours par la diversité de ses styles. Que peut un peintre dans les mêmes conditions ? Et bien, c'est ce que je me suis engagé à comprendre — dans la très louable intention de ne pas m'« étendre » — et à donner à lire.

Raoul de Vermort, qui doit sa négritude à un ancêtre légitimement établi dans l'arbre généalogique, revient au château familial, sis à Castelpu, Pyrénées, un des hauts lieux d'Aliène du temps. La nuit, un voyage en train qu'il a entrepris seul, c'est-à-dire sans Roberte et ses deux filles, l'amène à rencontrer, dans le compartiment divisé en couchettes, la femme claire qui justement se prénomme Claire. Du moins l'écrit-il. Elle est accompagnée de son époux, un triste écrivain (on ne « voit » pas tout de suite que c'est un écrivain), avec lequel, ruinés qu'ils sont par on ne sait quelles spéculations, elle revient à la terre de leur enfance commune. Après une nuit passée dans la couchette de Claire, Raoul débarque en gare de Castelpu où l'attendent ses amis Pierre et Agnès, qui eux sont restés au terroir malgré les rêves de voyage. Le train s'éloigne, emportant Claire. Que se sont promis les amants — Cette promesse, tenue pour fidèle à la réalité, n'est-elle pas le fondement même du drame bourgeois — ? Puis la journée, ses souvenirs, ses introspections, ses remplissages. Roberte et les deux filles arrivent au milieu du jour. Etc. Des péripéties aussi. Des nouvelles. Du récit La question, au-delà des détails de circonstances, est de savoir si Raoul — Prénom un peu gidien —, si Claire — Prénom hemingwayen —, chacun de son côté aux prises avec son conjoint et les exigences du conjoint, décide, à la fin du jour, de se revoir dans le même train mais dans le sens inverse. Question d'horaire — Je suppose que le Chaix est encore en vigueur, monumental et concurrent de l'Annuaire du téléphone —. On ne sait d'ailleurs si ce projet est une fiction ou si le pacte a déjà été scellé la nuit dernière sur la couchette. Quelle importance ? D'autres couples se montrent : Pierre et Agnès, instituteurs, le comte et la comtesse Lucile — Chateaubriand —, sœur de Raoul, Chacier, lou chassur, et son épouse lointaine, un berger et une des filles de Raoul, etc. Une géométrie des vies conjugales est entreprise par le narrateur — Cette forme épique du roman est sans doute brechtienne, où l'action est avantageusement remplacée par la narration — pour expliquer, pour dénoncer, pour confesser, pour rentrer en soi.

Tout serait donc forcément romanesque si l'un des chapitres était clairement le journal de Raoul, si ce journal ne dépassait pas lui aussi le cadre de cette seule journée, si Malcolm, le mari de Claire, ne venait y projeter l'ombre d'un roman — Le bonheur, à lire dans le Portable —. L'imagination de Raoul contre l'appréhension gnosique de Malcolm. Métaphysique de l'invention intimement mêlée, par le combat à distance, à l'esthésie textuelle.

Après tout, cet exercice pictural n'est-il pas au fond une manœuvre d'écrivain au service d'un roman toujours plus exigeant en temps comme en profondeur ? Et puis ce seul texte, Le bonheur, inscrit dans le journal, est-il la seule issue littéraire, malgré le dénouement promis par la division en acte ? Que s'est-il passé ? demanderais-je à la place du « Qui parle ? » de Maurice Blanchot et de Michel Butor ?

La lecture comme enquête, le texte comme pièce à conviction. Il faudrait s'en prendre aux personnages comme à des masques : les arracher. Et envahir les lieux avec ses propres moyens physiques. L'enquête serait un éclatement en étoile, comme dans L'homme au révolver de Chester Himes. Et le texte, réduit à sa fonction de style, participerait enfin au langage. Mais tout le monde n'est jamais d'accord sur ce point tant le goût est trompeur et l'exercice difficile. Le roman, pris au piège de la lecture, entre sa promesse et ses résidus, ne participe pas plus au présent que l'homme en proie à son écoulement et à ses dégénérescences. Au fond, il reste plutôt cette approche des personnages et d'un particulièrement. Mais quand l'écrivain s'efforce de les éloigner ou de ne les approcher qu'avec des instants de miroir, on est bien contraint de lire entre les lignes — Malgré ce qui est dit dans mon introduction aux Baigneurs de Cézanne —. C'est ce qui attend ici le lecteur, après la vague promesse de ne pas abuser de la patience ni de l'effort, ou plus exactement de ne rien dire de l'impatience et de la paresse.

Toute philosophie consiste à observer les effets de la rencontre connaissance-existence (éthique) ; la narration qui sert au roman tend plutôt à la seule exhibition de l'être en phase avec son époque, ce qui le place dans le temps universel au moins cette fraction de seconde qui intervient quelquefois dans notre vie quotidienne pour rafraîchir la mémoire et tempérer la joie — Esthétique. Nacer Khelouz me parlait récemment de Spinoza à propos de Mallarmé — On est bien loin de Raoul de Vermort, de Castelpu, des gares et des châteaux, de l'enfance, de ce qu'on est devenu. Et pourtant nous demeurons les habitants et les voisins de ces personnages et de ces lieux. Voyageurs ou sédentaires, nous vivons dans l'illusion permanente d'une étrangeté qui n'appartient qu'à l'autre. Par le texte et par le temps qu'il épuise.

Après Carabin Carabas et le Rendez-vous des fées, après les carabins du siècle et les fées du bonheur (au lieu de la joie spinoziste), voici le texte du roman rendu à sa probabilité d'appartenir à quelqu'un d'autre que l'écrivain. L'enjeu consiste d'ailleurs à ne pas perdre de vue l'écrivain en question. Avec le quatrième volume d'Aliène du temps, Les baigneurs de Cézanne — Publié dans ce numéro de la RAL,M —, le récit reviendra à l'écrivain pour le tuer définitivement et laisser la place, un peu vite peut-être, à toute autre espèce de spéculation dilatoire. Les autres « ensembles » narratifs, doucement dessinés, s'organisent bon gré mal gré autour (et à l'intérieur) de cette tétralogie en 5000 pages — Aliène du temps : Carabin Carabas ; Rendez-vous des fées, Coq à l'âne Cocaïne, Les baigneurs de Cézanne — :

— Nouvelles lentes : dont certaines sont extraites du corps même d'Aliène du temps ;

— Les romans courts (ou longues nouvelles), dont certains ont la même origine ;

— et une trilogie en chantier — Un roman « policier » : Chasseur abstrait ; un roman de "science-fiction" : La connexion ; et un roman "surréaliste" : Vermort, le château — qui est au triangle ce que le cercle est au plan infini : le triangle étant la plus petite figure possible (concevable) en nombre de côté, on conçoit aisément qu'il suffit de courber un seul de ces côtés pour décrire la même superficie. C'est ça, l'art. Et c'est en cela que l'art est différent. Mais c'est aussi et seulement, hélas, tout ce que je peux concevoir aujourd'hui en matière romanesque — Je suis ce que je suis, disait Pétrus Borel tête nue sous le soleil ; je peux ce que je peux, dirai-je sous mon chapeau. On est loin en effet du cogito ergo sum et à la limite de Spinoza, dérivée d'attente —.

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Les baigneurs de Cézanne

Si le roman, en tant que genre littéraire, a besoin d'une histoire, en voici une : l'écrivant, je songeais à « L'éducation sentimentale », au succès, qui ne se dément pas depuis, du trio composé par deux hommes et une femme, à l'histoire dressée comme les poteaux au lieu d'en être le fil conducteur, à un voyage dont il s'agit de reproduire, avec des moyens somme toute démotiques, les péripéties porteuses des feux de l'existence. Le même souci de composition m'anime toujours au cours des mois en principe nécessaires pour arriver au bout de ce texte finalement lisible qu'on a pris l'habitude d'appeler un roman parce qu'il contient des personnages, qu'ils évoquent des lieux et qu'une arborescence d'actions participe de près à la cohérence du tout. Celui-ci, « Les baigneurs de Cézanne », est le moins long des romans que je crois avoir achevés. C'est peut-être significatif d'un souci de mettre les formes en regard oblique de la patience du lecteur. Si je n'ai cédé à aucun moment à la tentation de ménager les effets pour la meilleure cause possible, il n'en reste pas moins que l'ensemble doit son apparente cohérence à un fil narratif qui sait prendre les chas comme on s'empare des chemins vicinaux dans des circonstances similaires — Je pense aux balades du bourgeois chez les paysans]].

Deux hommes, donc, dont l'un est un fils de famille, l'autre, encore une fois celui que l'enfant que j'ai été aurait pu devenir si ma fugue nocturne dans les rues d'Oujda s'était finalement soldée par une éducation différente — Voir mon « Portable » et quelques autres textes —, terriblement différente quand la bâtardise s'en mêle contre toute attente d'ailleurs. Le fils de famille devient un écrivain fameux, un combattant de la cause, combattant par l'écriture et justement par la célébrité. L'autre, s'il faut l'appeler par son nom, plus proche, par ses fausses origines, du terroir qu'il s'agit de défendre, devient un tueur redoutable, partisan de la même cause, à quelques détails près qui font d'ailleurs la différence ; un as du point de mire, un adepte du guidon, un caresseur de pontet dans les attentes d'en finir avec la mission. Entre les deux, malgré les familles, cette femme peu ordinaire : le dernier exemplaire de rouquine et surtout de géante que la vallée des Géants, qui pointe son éternité dans les flancs des Pyrénées, propose encore aux habitants médusés par une autre attente, on imagine — Salut, Denis Saurat !]]. Etc. Si l'on greffe à cette situation peu banale une poursuite éclairée par des agents des services secrets, on assure à l'ensemble une structure d'histoire, on s'éloigne encore un peu des origines du conte conté par des analphabètes, on s'occidentalise dans des perspectives futuristes qui doivent tout au présent mal vécu et à des spéculations passéistes qui tiennent lieu d'Histoire. Les personnages ne dialoguent que très peu, les dialogues se fondent dans la coulée narrative un peu comme s'il s'agissait plutôt de pensées furtivement arrachées aux instants d'existence des personnages. Ils ne portent pas de noms, ce qui ne les empêche pas de les différencier tant ils agissent chacun de leur côté. Voyez là le glissement incessant du texte (dialogues cachés mais lisibles) au lecteur en proie à l'instinct de chasse (noms des personnages et partant, des lieux). L'écriture, enfin, trouvera sa place d'écriture non pas entre les lignes, comme il arrive quand on joue avec les mots, mais carrément dans la ligne étirée, comme le verre du camelot, en paragraphes. Petite astuce prosodique qui permet de ménager les temps de repos nécessaires à la réflexion, côté lecteur.

C'est que la brièveté relative du récit aidant, on est moins soumis au sectionnement du texte — La fragmentation est involontaire ; elle appartient au texte, alors que la section est un effet de composition tributaire seulement du prisme de l'écriture — qui prend alors tout son sens quand cette géométrie s'organise enfin en recherche. Si l'allégorie conserve ses résurgences, elle alimente moins le texte, on en vient presque à s'intéresser à la psychologie du personnage ; l'identification, marelle du roman de gare, n'est pas totalement impossible. Et s'il y a, comme dans les Tragédies, une relation analytique entre le texte et les personnages qui le prononcent, ici toutefois on ne va jamais plus loin que l'impression, impression d'avoir affaire avec ce qu'on sait déjà plus ou moins clairement du comportement humain. — On est toujours mieux scientifique qu'imparfaitement poète — Le texte demeure trop poétique, trop tributaire de sa prosodie, pour qu'on ne finisse pas par abandonner les personnages à leur destin de personnages pour s'intéresser de plus près encore à la formation du texte, du moins je l'espère. Après tout, ce que j'ai écrit ne s'est pas écrit tout seul et ne doit rien à ce que je sais moi-même, ou crois savoir, de l'homme et de ses situations. Il a fallu autre chose qu'un fil conducteur, autre chose même que la conduction naturelle des mots, autre chose aussi que la connaissance de la douleur pour parvenir à écrire ce qui, même encore de près, ressemble à un roman à s'y méprendre, à inspirer l'assimilation. Qu'on ne se nourrisse pas prématurément des mises en évidence de la nature humaine pour s'évader un moment dans la pu(i)re fiction. Que cela arrive, comme cela m'est arrivé — Mais à quel moment du texte ?]], est un moyen provisoire de s'approcher de plus sérieux travaux : j'entends par là le fait d'écrire, cette résistance à l'abandon dont les visites provoquent de rares et redoutables frayeurs — Si tant est que la peur existe en soi à la place exacte de la douleur ! Voir le nº 4 de la revue L'ancrage —.

On trouvera aussi des relations avec les autres romans ici publiés sous le titre générique d’« Aliène du temps » (d'autres sont en chantier devant le paravent). Qu'est-ce que cela signifie ? Question quantité, sans doute pas autant qu'on a l'habitude de trouver du sens et même de l'art dans ces vastes manipulations de la chronologie et de la fable que sont les ensembles romanesques, fleuves quelquefois, mosaïques souvent, rarement mieux construits que les châteaux de sable de nos nostalgies. Le fait est qu'en ne m'écartant qu'assez peu des lieux que je revisite avec les moyens de la narration, je retrouve les personnages par compulsion comme on n'échappe pas aux rencontres quotidiennes. Comme ils ne sont pas de chair, ils ne sont jamais bien exacts aux rendez-vous ni conformes à l'idée qu'on s'est peut-être fait l'instant ou l'éternité d'avant. Ce ne sont pas non plus des types. Ils doivent bien correspondre à quelque chose — Manie des coïncidences —. Ils sont donnés en partage parce qu'ils existent et non pas parce que je les aurais inventés de toutes pièces ou empruntés plus prosaïquement à une tradition ou carrément aux régions obscures de ma connaissance, cette fois, de la littérature. Vaille que vaille, s'ils ont leur vie propre, des difficultés chronologiques les donnent quelquefois à rediscuter, ce que le lecteur est rarement enclin à subir de gaieté de cœur, mais si cela arrive, et que je ne m'en charge pas moi-même, j'imagine que c'est toujours durement ressenti par le lecteur préparé de longue date à une plus sereine vision de la narration. Je veux bien écrire pour amuser, mais certainement pas en toute sérénité. C'est qu'il faut, en lisant, s'attacher à l'instant présent et s'efforcer sans cesse d'imaginer ce qui va se passer, ce qui va changer ou demeurer, ce qui va s'achever en même temps que le texte lui-même ou malgré son apparent état d'inachèvement.

Entre l'agréable sensation que procurent les phrases une à une et le moment où l'on n'adhère plus au texte parce qu'il ne répond plus aux sollicitations de l'intelligence, la lecture est un manque. Comme je ne crois pas aux leçons de choses ni de morale et que les beautés de la langue ne m'apparaissent pas aussi clairement qu'au moment de l'écrire, j'ai dû sans doute me forger une écriture tempérée — Voir ma Lettre ouverte à Alain Robbe-Grillet et ses considérations sur la gamme musicale —, à fleur je crois de cette patience qui remplace chez le lecteur l'attente requise en cas de concordance. Que le texte coule, c'est tout ce que je souhaite. Et qu'il laisse quelque chose aux sens sollicités par les élancements souterrains de la grammaire. Qu'il demeure surtout un seul personnage à défaut de tous ceux qu'on a cru avoir rencontrés en suivant scrupuleusement le fil de l'histoire et qu'au fond, la langue en dise plus long qu'elle n'est aux yeux de tous.

Je ne témoigne jamais du temps, ce qui est une manière de réduire l'histoire au récit. Je me contente, avec quel bonheur recherché — Aliène du temps, c'est aussi : À la recherche du bonheur — perdu ou pas, peu importe, puisque qu'on ne le (re)trouve pas —, de parler de cet espace où je demeure faute d'en extraire les gisements d'écriture. Il ne peut pas se passer un texte sans roman, sinon je sombre, comme tout le monde — Or, je ne veux pas « être » le monde sans être « de » ce monde — et c'est un vain naufrage, dans les pertes de temps du lyrisme individuel, à deux, à plus, national, international, d'inspiration divine... Chaque fois qu'on s'abandonne au texte ou au spectacle, au lieu de tout simplement s'abandonner à l'autre qui ne demande d'ailleurs que ça, on court le risque d'imiter le temps au lieu d'exister dans toute la dimension disponible mentalement par les moyens de l'imagination. Une structure promeut ses vecteurs et ses angles dans un espace que la littérature peut deviner faute d'en savoir plus — Laissons cela aux scientifiques. Mais ne laissons rien au religieux ni au magique — Mais qu'on arrête de croire aux miracles et aux métamorphoses dont sont tissues les dissertations circulaires des fous et des partisans. L'espace est un déploiement dans l'espace, il n'y a pas d'autres solutions et surtout, c'en est une. Voici donc un essai de roman plus tangible que les autres, une tentative de rapprochements et d'approches. L'histoire de deux hommes et d'une femme, si l'on veut. Sur fond de terrorisme conçu comme un juste combat.


2 — L’art, la mort

Objets

On n'est jamais aussi proche de soi qu'au contact de la matière choisie pour créer. Laissons d'ailleurs ce temps à l'imagination. Pour le moment, du cuivre recuit, de l'étain, un chalumeau, l'étau, les burins et les bédanes qui servent d'enclume, le touret aux meules biseautées, les marteaux, leurs impacts pointus, tranchants, plats, en bosse ronde, l'eau qui refroidit, la pince qui enserre. Le silence est en soi. Autour, tous les bruits formés par les contacts de l'outil et de la matière en formation. Le pire, c'est le touret dont la rotation envahit l'espace au point de rendre sourde toute parole prononcée derrière soi, pour demander quoi ? On n'exige plus rien de celui qu'on croit concentré sur sa tâche et qui en réalité, malgré tant d'évidence de bruits, d'odeurs, de poussières, n'est plus là.

Un bédane, retourné, est resté entre les mâchoires de l'étau. Mauvais pour l'étau. Il faut le desserrer avant de se laver les mains. Pâte Arma longuement pétrie entre les peaux que les mains ont données au travail de la matière. Était-ce du temps ? L'ouvrier perd son temps, souvent. L'artiste ? N'était-ce pas plutôt le moyen de penser, une fois n'est pas coutume, que c'était la géométrie, une géométrie sans vecteurs, presque plane, abaque aux salissures lentes qui sont peut-être les seules traces de temps.

Polir, arracher le reflet à l'oxyde, le blanc de l'étain, le vert du cuivre, est un acte qui ramène au temps. On perçoit mieux alors ce qui se passe, ce qui n'a pas cessé de se passer autour de soi. On est moins dedans, presque dehors. Petit à petit, la propreté se fait. On a changé de surface, on est passé de l'établi qui témoigne de l'effort au plan noir de la table à dessin où, simplement posé comme entre deux seins, l'objet commence à ressembler à un bijou et appelle la chaîne, le fermoir, d'autres soins de détails, la peau acide qui élimine le défaut, la brosse douce qui interdit les différences de perception et l'œil qui s'exerce à imaginer le balancement entre les doigts distraits, un autre regard qui mesure l'ensemble, s'attarde finalement au personnage. Séduction.

Faut-il franchir le pas qui sépare l'ouvrage de la décoration à laquelle il est destiné. Accessoire, cette forme martelée, pliée, tordue, grattée, taraudée, limée, cette forme qui s'est soumise sans s'abandonner pourtant, est-elle celle d'un bijou que la femme, ou toute autre créature qui se sent intimement femme, porte comme quelque chose qui, sans lui appartenir, serait cependant le prolongement de son secret dans le spectacle de soi donné aux autres ? Cette forme n'est-elle pas plutôt la clé d'autres formes arrachées à ce silence que les autres prennent pour une absence provisoire et nécessaire, sereine en somme ? Votre esprit prétend revenir avec une forme qui prendra forme sur le corps qui attend.

Au fond, l'effort inspiré par la formation de l'objet, applications obliques de l'instinct, de l'expérience et du désir, est tellement différent de l'effort intellectuel et tellement plus propice à la fois à la tranquillité et à l'exigence, que le retour à l'établi est inévitable et du coup, prévisible. Attente mesurée sur le fil de l'agacement provoqué par les contingences, par cet autre effort intellectuel qui consiste dans le calcul des devoirs, des intrigues contre la misère, des promesses peut-être qui font le lit du quotidien.

Revenir à ces formes par le moyen de l'optique photographique est une preuve adressée à la mémoire. Là où je situe la difficulté ou le plaisir d'une facilité, il n'y a plus que la géométrie du foret et de la lime. Et pourtant, je me souviens, je redeviens écrivain, je ne suis plus à cette forme qui m'a réclamé tout entier, qui m'a soustrait aux autres, qui m'a donné le seul silence véritablement rempli de silences. L'objet, à enfiler sur une chaîne ou sur le dard d'un piédestal, n'est plus ce qu'il a été. Désormais, il peut plaire. Moi, je suis à son texte et ce nouveau silence n'a plus le charme de l'effort physique appliqué à ce qui peut prendre forme sans avoir ni de nom ni de sens.

*

Le cahier Cézanne

Ce qui m’intéresse dans la démarche poétique de Serge Meitinger, ce n’est pas tant l’effort de traduction ni la probabilité croissante d’une « traductibilité des œuvres entre elles », que le chemin qu’il nous contraint, physiquement, à parcourir entre deux pôles de la connaissance de l’art.


Moins sûrement, moins équipé pour les randonnées verbales, je ne m’apprête, à chaque instant de ma possibilité d’exister moi aussi comme poète, qu’à me saisir d’un crayon pour « refaire » ce que Cézanne a vu et compris. Quelquefois chargé de couleurs ou mieux encore de matière, et ce sont bien ces existences chimiques qui fondent ma critique, mon acte de copiste revient inlassablement depuis des années à ce que le personnage a laissé à la place où il existait, où il a tant existé que la trace, feuillue de chronologie, semble maintenant monumentale.

Dans mon ODE À CÉZANNE, j’ai évoqué l’exposition au Grand Palais en 1978. Le portrait de Vallier, qui stagnait sur un chevalet posté à l’oblique, ne me révéla, à l’instar de toutes les huiles exposées, que l’incompatibilité de la technique employée par Cézanne avec les exigences de sa pensée créatrice. Les craquelures, les embus, les signaux du chancis, les repousses, les repentirs, tout y était, de ce qui menace l’œuvre physique de disparition et de mémoire chancelante destinée à la littérature finalement. La seule leçon conservée intacte était celle des aquarelles, œuvres de la fin de l’existence alors que cette seule matière adéquate aurait dû manœuvrer le pinceau dès le départ. Les résines découvertes 20 ans plus tard eussent changé encore toute cette existence de peintre mais le temps n’était plus alors à l’observation de ce qui tendait à disparaître déjà. C’est le cœur tout rempli de considérations techniques que j’ai quitté cette mémorable exposition dont le clou était Les baigneuses. Si l’on veut encore se rapprocher de ma petite balade dans les palais de l’art, on lira patiemment mes BAIGNEURS DE CÉZANNE composé tout exprès pour pallier la difficulté des superpositions en matière textuelle. Un peu musicien aussi, presque frais émoulu du Conservatoire à cette époque, je considérais les transparences avec l’oreille d’un spécialiste de la tonalité. Je n’avais guère apprécié le passage de l’œuvre à son idée mais les aquarelles m’avaient sauvé d’une critique destructrice à la fois des déductions faites sur la chronologie et des idées tirées des intentions supposées.

Ce n’est pas en « voyant » les tableaux de Cézanne pour la première fois que j’ai connu Cézanne comme je le connaissais bien en entrant au Grand Palais. Ma pratique constante de Gertrude Stein et de Marcel Duchamp y était mieux pour quelque chose dans cette douce confusion des genres. Ayant appris chez Montesquieu à maçonner plutôt qu’à disserter et chez Diderot à tirer le vin en perçant et non pas en débouchant, je n’ai aucun scrupule à pratiquer la copie, la leçon, les possibilités de continuation.

Quelle conscience peut-on avoir de l’art si l’on n’est pas capable de reconnaître qu’un trait, par exemple, est l’équivalent d’un mot et non pas d’une simple sonorité de la voix humaine. On admire le mot pour son étymologie, pour ses sens, ses nuances, ses usages, ses profondeurs, ses excroissances, ses conséquences d’effet. Il suffit pour cela de s’instruire un peu. Par contre, un trait ne possède pas cette « noblesse ». C’est l’assemblage qu’on estime, autrement dit l’équivalent du texte. Et la « grammaire » bien sûr, faite de fuites, peut-être de perspectives, de contrastes de couleur ou de variations de l’intensité lumineuse. Or, Cézanne connaît si bien les problèmes de grammaire qu’il se passe de leurs solutions. Du coup, c’est bel et bien le « mot » qui surgit, silencieux et définitif. Et le « vocabulaire » ne peut pas manquer à la peinture. Personne n’ose imaginer le sacrifice qu’exigerait une classification méthodique du trait, de la ligne et du point. D’où peut-être la naissance de l’abstraction.

Au sein de la chimie de la matière, de ses contraintes de lumière et d’équilibre, une gestuelle s’impose, avec les petites habitudes d’atelier bien nécessaires à la durée de l’outillage et des réserves. On apprécie tellement de choses dans ce travail manuel qu’il finit par vous ressembler. Et pourtant, c’est d’un texte que je voudrais accompagner ces copies tremblantes et ces imitations crispées. — Oui, c’est bien Rivière qui voyait une littérature se dresser dans l’espace au moment où Proust achevait de la destiner au temps mémorable. J’avais oublié ces détails d’une histoire que le massif artausien a couvert de son ombre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : nous ne sommes plus au temps où l’œuvre totale pouvait constituer une aventure pertinente. Il s’agit de trouver les limites de corps qui ont la fâcheuse influence, sur l’esprit, de s’intriquer jusqu’à l’hésitation et non plus la désuétude symboliste. Je ne suis pas moins circonspect que Meitinger mais, comme je vois rarement plus loin que le bout de mon nez, c’est à l’aveuglette que je propose, non pas des stèles, mais des « stations ». On mesurera des différences, au pire des nuances, mais ce sera toujours « au point de rencontre de l’idée et de l’acte » que le désir de traduire sera le plus fort, plus fort que toute autre espèce d’intrusion du mystère dans le cercle où nous nous prenons les pieds avec une obstination d’insecte réduit à sa chitine, à sa lymphe et à ses métabolismes silencieux.

Moins de joie donc mais la même passion pour l’instant de l’objet, si c’est bien de l’instant qu’il s’agit, et de l’objet qui l’assimile au passage de l’observation critique.


Autres textes 210

Le bazar de la charité

Benoît Pivert a raison d’affirmer, à propos de Léon Bloy qui connut la misère, que les grandes douleurs ne sont pas muettes. Le cri est un fait. Est-il légitime de distinguer le cri du pauvre de celui du riche ? Quand on évoque la douleur de l’homme, on pense plutôt à ce qui le dépossède qu’à ce qui le possède. Le gagnant ne gagne rien 211. Le perdant a déjà perdu, c’est moins romanesque. On peut à la limite, dans les traces du roman bourgeois, élever le pauvre à la douleur du riche en le plongeant dans les tourments de la déchéance physique. Car nous ne connaissons qu’un nombre limité de malheurs : ceux qui touchent à la propriété et ceux qui affectent notre corps appelé souvent « enveloppe charnelle » par ceux qui pensent qu’elle contient tout de même autre chose que le propriétaire ou le singe nu. Sans cette troisième personne, c’est l’humanité tout entière qui n’a plus de sens. Tout cela est bien pratique.

Évoquant l’incendie du Bazar de la charité 212, qui eut lieu à la fin du XIXe siècle et emporta dans son énergie volatile plus de cent personnes toutes issues des meilleurs milieux qui fussent, Benoît Pivert aborde en fait le thème primordial de l’existence telle que l’Histoire nous la lègue : l’amour du pauvre. On peut se demander alors de quoi il s’agit, que s’agit-il d’aimer ? On a vite répondu à cette question si on se demande d’abord quel intérêt un pauvre aurait-il à aimer un autre pauvre en dehors des situations de désir. Il est évident que cet amour, comme les ancillaires, ne concerne que le riche. Un riche qui aime le pauvre est un riche qui consacre ses loisirs à soulager la pauvreté... ou à la peaufiner. C’est le fondement même des religions dont pas une n’échappe à la nécessité d’une action caritative en plein cœur de toutes les doctrines qui condamnent les autres à la pauvreté, à l’esclavage, à l’humiliation et à tout ce qui compose le bouquet empoisonné de l’existence soumise à des lois qui fondent la propriété par l’acquisition, l’héritage et le mariage. Question de contrat et de guerres justes. On est en plein dans le Code civil.

Léon Bloy, avec sa fougue d’anarchiste de droite, s’en prend aux riches par le biais de la pauvreté. Il condamne d’avance les riches qui aiment les pauvres, leur signalant que les commentaires officiels de l’Église au sujet du Sermon sur la montagne 213 ne sont qu’un ramassis de mensonges destinés à détourner la parole du Christ. Pour une fois, la justice divine s’est abattue sur des riches, des dames en l’occurrence, — et du meilleur monde, — en les brûlant comme des hérétiques. Pour parfaire sa thèse, Bloy s’applique à bien démontrer la clarté de la situation : comme dernières paroles, la duchesse d’Alençon aurait répondu à une religieuse effondrée « Oui, mais dans quelques minutes, pensez que nous verrons Dieu ! ». Diable ! C’est toute la littérature catholique qui s’exprime dans cette anecdote de fin de vie. La duchesse est convaincue que, par le truchement du bien qu’elle vient d’ailleurs de dispenser autour de sa personne, le paradis lui est acquis. C’est une réponse au Sermon sur la montagne : malheur aux riches ! s’écrie Jésus 214. Enfin, précise l’Église, malheur aux riches qui, dans la compagnie du clergé, ne participent pas à l’amour du pauvre. La différence est judicieusement sémantique, mais l’effet est d’une clarté indiscutable. D’où l’intelligence sournoise de Bloy qui, au lieu de se référer au Sermon qui est tout de même le discours inaugural de la religion chrétienne, mais que tant de commentateurs se sont évertués à réduire au catéchisme, cite allègrement Matthieu, saint incontestable qui témoigne qu’« il est plus aisé pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », propos beaucoup plus difficile à ramener dans le sein de l’Église. Un chameau, c’est tout de même un animal, et si Matthieu ne l’invite pas à se presser aux portes du paradis, du moins limite-t-il les possibilités du riche à une difficulté dont bien sûr Léon Bloy a plus qu’une idée précise fort différente de celle imposée par l’Église. Tout cela se passe entre catholiques. Entre la sincérité indiscutable des uns et la duplicité des autres, comme toujours en matière de religion.

Pour ajouter du commentaire aux jubilations du « pèlerin de l’absolu », je prononcerais moi-même, les pieds dans la cendre du bûcher allumé par Dieu ou par les circonstances, que ce n’est pas aujourd’hui que ça se passerait. Les grands de ce monde sont si bien protégés des incendies qu’il est parfaitement inutile de rêver à un renouvellement du massacre. Les riches, comme les généraux, meurent dans leurs lits. Je ne vois là aucune ignominie de ma part : la mort d’un riche, comme celle de son serviteur, ne m’affecte pas. Je souhaiterais d’ailleurs secrètement que le terrorisme ne s’en prenne qu’à ces gens-là, monsieur, — mais le terrorisme conçu comme « guerre du pauvre » n’est que la réponse du berger à la bergère et c’est la bergère qui fournit les armes, tant le berger est incapable de compter sur les doigts de sa main quand il s’agit de sortir des couloirs de la finance. Il n’empêche que comme tribu à la nourriture et au droit à l’existence, ce piratage est une solution tout de même plus facile que le cinéma, le golf ou la course de taureaux, et plus honorable, tout bien pesé, que la prostitution ou le crime crapuleux qu’il faut donc distinguer de celui qui ne l’est pas : le passionnel, le rituel, le circonstanciel. Là où le Droit montre ses origines purement religieuses, lois du par cœur et de la familiarité sectaire. Du côté de la bergère, les actifs de l’extrême droite sont sur le pied de guerre, en réponse, prématurée sans doute, à de nouvelles invasions barbares, beau filon médiatique et quelquefois artistique. Tout ceci constitue l’actualité, un savant mélange, peu détonnant somme toute, dont les impacts nourrissent à la fois l’horreur de l’humiliation et la peur du déchirement.

Revenant aux propos didactiques de Léon Bloy, je suis heureux de constater que ce ne sont que des mots, comme toutes les vitupérations écrites avec un art consommé de l’adjectif et de la ponctuation. Notons au passage que les spécialistes de ce type de textes sont des anarchistes de droite 215 : Bloy, Céline, etc., sans compter les adeptes doués avec qui, reconnaissons-le, on passe de bons moments, délectation certes morose, à fleur d’un certain bonheur qui nous surprend toujours à l’instant canonique d’un peu de réalité et de beaucoup de revanche. Car, si l’on considère cette fois que Dieu n’est qu’une thèse et qu’il convient, dialectiquement, d’en faire l’essai, il est tout aussi judicieux, à l’instar de Pierre Bayle, d’essayer de penser sinon sans lui, du moins à une distance respectable de ses principes fondateurs. Que vaut alors l’explosion textuelle de Léon Bloy ? Plus grand-chose. La duchesse meurt brûlée vive dans le meilleur des cas et la religieuse la suit dans le même étouffement de principe. Il n’y a plus de justice, en somme. Et que reste-t-il de cet amour du pauvre qui l’a soumise à ces circonstances douloureuses ? L’incendie, au fond, s’il a détruit des objets dont le produit aurait été bien utile à la ménagère condamnée à cuisiner la soupe dans le casque de combattant de son estropié de mari, est un détail tragique d’une action concertée de la part des riches et de leur Église. La mort de la duchesse est un épisode facile, une passion dans le sens religieux. Du Bernanos.

Il faut conclure à la fragilité des raisonnements de Léon Bloy qui ne tiennent plus la route sans Dieu et ses textes. S’ils relèvent de l’opportunité, cette chance se limite à la religion et non pas à l’humanité. Léon Bloy n’est pas un écrivain universel : œuf pourri d’un bouillon de culture bipolaire. Ils mettent en jeu, et en scène, le troisième homme dont j’évoquais l’existence : sans doute s’agit-il du poète — et non du Diable comme l’affirment les défenseurs de la duchesse d’Alençon ou d’ailleurs. Cette proximité n’est pas sans effet sur le discours que l’un meuble et que l’autre construit. Du coup, le poète se rapproche de ses prophètes, hères ou héros de l’Histoire, pions ou pédagogues, allez donc savoir. Encore n’est-il pas question du poète riche ou enrichi, ni de celui qui se cogne à l’incompréhension, mais n’en pense pas moins : le poète qui est en jeu et en scène ici n’est pas pauvre ni riche : il est, tout simplement. Voilà qui promet des discours, disons, plus constructifs que l’aboiement dans la niche fraternelle que la bonté et la miséricorde peuplent de leurs pauvres et de l’amour qui sauve les riches de l’impunité.

Le pauvre n’aime pas le riche — il ne manquerait plus que ça à sa déchéance ! — et le riche aime le pauvre dans le cadre strict du Droit. Voilà un monde apparemment bien construit où la propriété étend son pouvoir et où l’ordre ne concerne que le pauvre. Peu importe que certains riches ne le soient que peu et que des pauvres mangent à leur faim et prennent même des vacances, ceux que Bérurier appelle des pauvres cons. La notion de riche con est écartée, tant il apparaît évident que la connerie fait place à l’autorité quand elle est bien payée. Mais une pareille cosmologie de l’être confine à une dualité peu propice à des développements prometteurs tant d’un côté que de l’autre. C’est là que l’enveloppe charnelle fait son apparition, autant dans le discours mystique que dans celui des adeptes de la réalité où l’homme est la proie de l’homme. L’âme pour les uns, le poète pour les autres. Si on se distingue nettement de l’animal en se pourvoyant d’une âme, c’est sous la houlette de Dieu ou du moins des bâtisseurs de son temple. Mais si l’on veut ne pas être confondu, au gré des circonstances pas toujours favorables, avec l’homme du commun qui est soit riche, soit pauvre et quelquefois con, le statut et la stature de poète conviennent parfaitement. 

L’animal est tellement distinct de l’homme qu’il est un commencement de preuve de l’existence de Dieu. Et le poète peut être si caché, ou si ignoré, qu’il apparaît souvent comme un défaut de l’homme plus que comme un homme brisé par le défaut. Ni malade ni handicapé, il est seulement réduit à la différence. Léon Bloy est à la fois catholique et différent des composants de sa secte parce qu’il est poète, ou se propose tel, et non pas parce que c’est un animal. L’herméneutique d’origine religieuse dénonce une inspiration diabolique, à quoi le poète répond par l’exemple de la justice divine. Débat des superstitions. Le sidaïque est la preuve que Dieu s’intéresse de près à notre sexualité et qu’il en sait plus sur ce sujet que Freud lui-même. Ou alors Freud en sait vraiment un bon bout et Dieu n’inspire pas le Pape. D’un côté comme de l’autre, l’injustice frappe Freud ou le Pape, au choix. Et le sidaïque souffre et meurt, avec ou sans Dieu, bricolé par la science et poétisé par l’esprit. Du Baudelaire. Chou pourri sur un sofa de velours 216.

Léon Bloy est un écrivain baudelairien, mais au lieu de pratiquer le mal pour l’expérimenter et passer, au prix d’un long parcours semé d’embûches et de souffrances, de l’hypothèse à la thèse, alors que le philosophe préfère examiner les rapports indiscrets de la thèse et de son contraire, — il se réserve le droit d’observer la marche du temps où le riche accède à des plaisirs de grande intensité et où le pauvre est réduit à des pratiques plus sommaires dont sa femme et ses gosses font d’ailleurs les frais, ce qui soulage d’autant les tribunaux de la plainte des riches et des moins riches. Exutoire et non pas poème, ce qui est proposé à l’esprit par les marginaux du système, c’est une contestation à l’intérieur, et non pas un regard au dehors, histoire de voir ce qui s’y passe et quelles autres solutions on a peut-être apportées à la question du juste châtiment.

Ici, le riche peut toujours prétexter qu’il est né habillé et qu’il ne voit pas de raison de céder sa pudeur à quelqu’un qui lui est bien utile puisque la richesse n’est rien sans la pauvreté. Un riche et un pauvre, c’est l’équilibre, donc la paix. Deux riches, c’est peut-être la guerre que le pauvre fait à leur place. Pragmatique, le riche donne peu, il donne le superflu, malgré les menaces de Luc, dans le cadre strict du Droit qui délibère si besoin est. Et s’il arrive qu’un riche se dépouille, sa crédibilité demeure une question lancinante qui fait de lui un poète plutôt qu’une âme charitable. Quand un pauvre devient riche, la question est de savoir comment et donc si le Droit l’y autorise. Le riche qui devient pauvre s’explique par une existence dissolue au moins d’un point de vue comptable. Les poètes cherchent souvent à épouser des femmes riches parce que le problème de leur pauvreté est ainsi résolu, et si le poète est riche, peu lui importe alors d’épouser une riche ou une pauvre, l’essentiel étant qu’elle soit belle ou utile. Les outrages à l’âme sont légion. Que fait Dieu ? Du Bloy, certainement pas. Mais se contente-t-il de Bourget ?

Le poète est donc condamné à un texte certes marginal, mais surtout de peu d’utilité. Car un texte, qu’on peut considérer comme le produit de son époque, ne peut que divertir ou être utile, il peut servir les malins plaisirs comme les pieux, ou servir à quelque chose d’utile qui ne peut être que le maintien de l’ordre et le perfectionnement du pouvoir, l’affinage des mécanismes qui font qu’un système en est bien un et non une illusion de croissance. Le texte poétique, qu’on appelle quelquefois poème, mais de moins en moins souvent depuis que l’usure des littératures et des langues est un fait incontournable, peut, à la rigueur, et on pèse ici les conséquences de la rigueur sur la qualité poétique du texte, servir la tranquillité relative des foules et la nécessaire ambition qui fonde le pouvoir face à d’autres pouvoirs. Il y a de très beaux textes politiques par exemple, avec leurs nuances de taille et les mesures de leur propos, ainsi que d’étonnantes invitations aux charmes de la paix et de la guerre. Ces endormissements ont l’avantage des jardins : ils appartiennent à quelqu’un et ce quelqu’un est prêt à les défendre. Le texte juridique supplante alors le texte poélitique en charme et en profondeur. Car le texte du Droit possède de sérieux avantages sur le poème ou ses substituts :

— il ne doit rien à l’inspiration si celle-ci n’est pas divine ou judiciaire ;

— il est exempt de toute convulsion qui pourrait faire croire que la beauté supplante la justice si les circonstances du plaisir sont réunies.

C’est un texte écrit sans art et sans la moindre connaissance scientifique. Un poète dirait que c’est de la merde heuristique pragmatique et non pas la preuve vivante que l’empirique et l’historique témoignent au moins des bienfaits de l’écriture.

Imaginons un monde parfait : j’y possède mon jardin pour satisfaire mon besoin d’indépendance et protéger mes petits secrets, des secrets anodins, car ce monde est parfait et commence à ne plus l’être entre autres parce que mes secrets peuvent ou veulent dépasser leur statut de jeu à mettre entre toutes les mains. Bon. Ici, personne ne songe à voler mes fruits pas plus qu’à pénétrer dans mes désirs dont l’expression ne dépasse pas la limite autorisée. On suppose qu’une autorisation est nécessaire pour sortir de ses gonds. Le jardin de l’autre, on le visite, on en reçoit les fruits si c’est le désir de l’autre, on en revient sans le sentiment d’avoir été blousé. La perfection est assimilée à la tranquillité d’esprit. Ce monde connaît en plus suffisamment la chair et ses fonctionnements (ou dysfonctionnement) pour qu’on n’y souffre plus. On en disparaît comme on y est venu. La perfection à l’opposé de tout texte qui voudrait en contester le bonheur. L’article premier du Droit délimite cette nationalité, une manière de réduire la personne au citoyen qui est une espèce croissante du jardinier au long d’une histoire riche en péripéties de voyage. Mais dès lors que je fuis, au moment même où je dévoile un secret appartenant juridiquement au silence, peu après avoir volé un fruit qui ne pouvait m’appartenir que dans la demande possible, le texte du Droit refait surface et m’impose ses sentences. Les convenances veulent alors que ce bruit provoqué par mon inconstance ne dérange plus le monde tranquille où j’aurais pu être totalement heureux. Selon la gravité des faits qui me sont reprochés, au mieux je paye en cédant un morceau de mon jardin, ceci pour me condamner à la souffrance d’un début d’appauvrissement, au pire on m’enferme dans une structure qui me reconditionne ou me supprime carrément. Mon jardin ayant des héritiers de droit, ma tombe se fond dans le paysage idyllique que j’ai troublé parce que sans doute j’en ai touché le fond. Quelle histoire !

Mais en touchant ce fond si troublant, j’ai peut-être aperçu dans le texte du Droit des qualités que je ne soupçonnais pas tant le texte poétique m’était étranger. — Je parle au passé parce je suis mort. — Dans ce monde parfait des jardins secrets, seuls les morts ont un sens et on y pense de temps en temps ; on ne peut pas exiger de nous qu’on ignore totalement l’exiguïté du logement où l’on est supposé devoir à l’existence et recevoir de la vie. Les riches ne sont tout de même pas invisibles. Ils le seront peut-être un jour s’ils mettent la main sur cette science de la disparition chimérique. Comme ils ne sont pas fous, leur attention se concentre pour l’instant sur les arts cybernétiques qui promettent de changer la médecine en palliant les défauts de la chair et des organes, poussant peut-être même le bouchon jusqu’à espérer l’avenir proche d’un cerveau totalement construit de la main de l’homme, avec ce que cela suppose de connexions pointues aux mécaniques de la locomotion et du plaisir, par exemple. Prix exhorbitants, beaucoup plus que les voyages d’agrément dans l’espace. Mais pour l’instant, dans l’état des connaissances actuelles, ils sont visiblement conscients des défauts de leur cuirasse.

Quoique... leur jardin peut servir d’exemple : celui qui reçoit beaucoup le mérite. La richesse est une bénédiction, un don de Dieu. C’est difficile à avaler, compte tenu des inégalités d’origine et des possibilités créatrices, mais on s’y fait, croyez-moi. La perfection repose sur la tranquillité et non pas sur l’égalité. L’envie est strictement punie si on a échoué dans sa tentative d’agrémenter son jardin des fleurs du mal ou tout au moins du plaisir, le flou étant entretenu par le Droit à cet envers de l’existence coutumière. Selon que l’on est puissant ou misérable, le Droit nuance les tentatives qui pourraient en dépasser les applications. Le Droit est souple ou rigide selon les circonstances et les circonstances sont plus ou moins crédibles selon que l’on est riche ou misérable. Car ce monde est si distinct des autres mondes qu’on ne peut plus imaginer la terre sans cette distinction des mondes. En fait, on a la chance d’habiter un jardin ou bien le malheur de travailler celui des autres. Le bonheur, c’est aussi cette chance que le Droit qualifie volontiers d’inouïe, sentence aussitôt applaudie par des magistrats formés à l’apprentissage de la mémoire et du milieu qui les nourrit, à des années-lumières de l’esprit scientifique, ânes de bat 217 qui se plaisent quelquefois à fricoter avec la poésie des convenances. Nos rues en témoignent quelquefois. Nous sommes en fait bien loin du paradis où l’être est réduit aux dimensions de l’âme et l’existence multipliée par l’infini possible parce qu’il n’est pas impossible. Pour tout le monde,

— il y a ceux qui possèdent ;

— ceux qui ne possèdent pas ;

— ceux qui violent le Droit ;

— ceux qui se font violer par le Droit.

Imaginons ce monde et imaginons-moi. Je n’y possède rien : la rue, c’est pour moi la proximité des jardins. J’y possède un jardin : la rue, c’est une fatalité compensée par les dispositions de la Loi. Je ne suis pas le même personnage, même si le Droit me propose de posséder un jardin à crédit. Surtout si la promesse d’un butin s’accompagne de la mort probable. Nous sommes différents, qu’on le veuille ou non. Évidemment, si les riches s’efforcent d’éradiquer la pauvreté pour la changer en bonheur relatif, je gagne une espèce de paradis sur lequel j’aurais tort de cracher. Je le sais. Mais mon rêve n’est pas de devenir riche ni con. Je souhaiterais seulement être moi-même : le Droit ne prévoit rien à cet effet. Cela relève de la superstition. Adressez-vous à votre confesseur. Toutes les religions offrent les services de la confession et de l’aveu. Mais le feu est le même : si je ne suis pas ce riche qui aime les pauvres pour se sauver de l’enfer et si je ne suis pas ce pauvre qui peut devenir riche s’il a de la chance ou si Dieu le veut, qui suis-je ? Ce poète qui dénature la poésie en l’associant à ses discours rageurs sur la société ? Un peu. Une grande claque dans la gueule, disait Prévert, ça ne sert à rien, mais ça soulage. Se soulager n’a rien à voir avec la poésie. Ce geste immédiat n’accompagne pas le poème, mais il peut en fonder la persistance prémonitoire.

Mais ne nous leurrons pas. Si j’ai pu appliquer ma critique à ce monde, c’est parce que je lui appartiens. En termes savants, on dirait que je n’y suis pas étranger. Que se passe-t-il quand je suis étranger ? La réponse est rien. Être étranger, ça ne sert à rien et ça ne signifie rien pour la bonne et simple raison que je ne suis pas étranger chez moi. Et c’est chez moi que je retourne en me retournant dans mon lit parce que je ne trouve pas le sommeil à l’étranger. Une pareille situation constitue une complication de mes moyens d’existence. Je deviens terroriste ou suicidaire, je protège mes couilles dans un slip conçu pour les terroristes ou je les dépose sur le divan du psy pour qu’il me dise un peu ce que je dois en faire maintenant qu’elles ne m’appartiennent plus. Où est la femme de ma vie ? Question de poète en recherche ou de pauvre qui ne s’esquinte plus au comptoir. Omar Charif se plaît souvent à raconter comment, parce qu’il voulait devenir riche (et heureux) en pratiquant le dur métier de comédien, il a perdu la seule femme qui comptait pour lui, la première. Ce moment de poésie n’a pas le pouvoir qu’on attend peut-être de lui en passant aux aveux. Omar n’est pas un criminel, car s’il avait plaidé le pardon avec un argument pareil, en admettant qu’il eût reconnu son crime, le tribunal aurait perdu sa patience légendaire. Omar est un type bien mais sans véritable femme à ses côtés. C’est triste pour lui, mais ça n’a pas la portée de l’incendie du Bazar de la charité. Pas un poète ne s’abaisserait pour ramasser ce mouchoir taché d’existence, peut-être un romancier en citerait-il les circonstances dans une conversation de personnages inspirés de la réalité, comme on dit. Heureusement, l’actualité nous dépanne bien quand on manque d’inspiration.

Tu connais, nous rappelle Jean Orizet 218, la formule de Malherbe : « Un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. » Depuis, ou parce que la formule a marqué le temps de sa petite pierre, le poète se demande à quoi il sert, et il semble ne pas se lasser de ce questionnement somme toute philosophique. La question se formule ainsi : À quoi je sers si je ne sers à rien ? C’est la question qu’a dû se poser Léon Bloy au moment de devenir poète pour éviter à la fois la richesse et la pauvreté. Samuel Beckett est un bien meilleur poseur de question, mais ce n’est pas la question... Si je ne sers qu’à cracher sur la cendre des morts parce que les circonstances m’y invitent, suis-je encore poète ? Si ma langue est un exemple que la langue peut m’envier, c’est peut-être le cas, je suis poète. Et si je ne m’adresse qu’à mes frères, à quoi sert ma poésie si, ailleurs, elle n’est plus qu’un exemple de ce qui se passe à l’étranger ? Gautier a fondé la poésie moderne sans être lui-même un poète sérieusement constitué. Est-il recommandé au médecin qui invente la médecine d’avaler des potions destinées à faire de lui un impotent ou un incurable ? Gautier établit fermement les conditions de la poésie :

— elle doit être indépendante de la morale, mais cela, Pierre Bayle l’avait recommandé au philosophe ;

— elle doit déterrer le beau, à supposer qu’il est enterré, ce qui donne à penser sur l’Histoire ;

— une prosodie impeccable, pour reprendre un terme baudelairien, doit présider à l’élaboration du poème.

Pour la morale, on voit bien que Léon Bloy n’est pas d’accord avec Gautier, ce qui eût été étonnant de la part d’un croyant aussi religieux que fidèle. Pour le beau, Léon Bloy s’en moque. Ce qui est beau, pour lui, c’est ce qui est moral. Il ne dévoile peut-être pas ainsi son intimité cruciale, celle qui a à voir avec le sexe, mais l’homme est entier. Le seul accord pourrait reposer sur la perfection de la langue que Bloy conditionne par le choix des mots, ce qui n’était nullement l’intention de Gautier amateur plutôt de sonorité et d’évocation graphique. Du point de vue de Gautier aussi, Léon Bloy n’est pas vraiment un poète, ce qui me rassure, car je ne suis pas d’accord non plus avec Gautier, pas entièrement, ce qui ne m’empêche pas de goûter à la poésie exacte et profonde de Leconte de l’Isle.

Qu’on soit étranger à la religion ou convaincu par ses propositions miraculeuses, il est difficile d’apprécier la poésie de Léon Bloy sans en dénoncer le manque de maturité. Il aurait fait un excellent romancier, mais il n’avait pas le talent de Huysmans qui a d’ailleurs fini par le perdre à cause de ses mauvaises fréquentations qui croyaient aux mêmes choses que lui, ce qui aujourd’hui ne nous intéresse plus. Entre-temps, il est vrai, il s’est passé beaucoup de choses et la question de l’utilité du poète et de l’opportunité de ses productions nous empêche de recréer maintenant les conditions d’une véritable réflexion. Mais il est une chose de sûre, pour répondre à Benoît Pivert : Léon Bloy est inutile, parce qu’il demeure :

— un croyant ;

— un homme d’extrême droite ;

— un décorateur d’écriture.

Qu’on prenne plaisir à le lire, c’est incontestable. Ça braille, ça renature, ça invente et redécouvre, c’est de la langue non pas à l’état pur, mais revisitée pour dénoncer sans le moindre respect des convenances. Le plaisir qui est alors mis en jeu relève inévitablement d’un certain esprit de revanche. Ça fait du bien, voilà tout. Mais de là à considérer que le modèle pourrait servir de patientes études, il y a loin. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Benoît Pivert qui a le sens du portrait et qui sait, sans doute parce qu’il est pédagogue, réveiller les soupçons. Mais attention : là n’est pas la poésie. J’imagine plutôt qu’on relise ensemble Léon Bloy en trinquant au Ricard qui est une boisson si vulgaire, soit dit en passant, qu’elle ne convient qu’au vulgaire. — Pensez-vous que je viens d’énoncer un instant de poésie en évoquant les buveurs revanchards qui alimentent la contestation de droite ? Non, j’ai dit ce que je pense, et ce que je pense n’a jamais constitué le moindre ruisseau de poésie même sommaire. Et encore, je ne dis pas ce que je pense de la religion musulmane, de peur de finir sur l’échafaud ou pire dans le ruisseau. Un mot de travers, qu’on croyait juste, et hop !... en enfer 219. Je me satisfais assez de pouvoir, en toute liberté, critiquer les sectes chrétiennes qui, lorsque le droit les y autorise, peuvent se distinguer de l’association de malfaiteurs en tout bien tout honneur. Mais même le dictionnaire, poussé dans ce sens par le Droit, relègue le sens du mot secte dans les greniers de l’ancienneté et du contresens : Ensemble de personnes qui adhèrent à une même doctrine, c’est vieux et il est recommandé de ne pas user de cette définition et de la remplacer par celle-ci : Groupe religieux isolé. Autrement dit, selon de nouvelles définitions établies par le Droit 220 et non pas par l’usage, comme il est de coutume, il y a des religions respectables et d’autres dont on peut douter de la respectabilité. Personne ne fera un procès à Rome. C’est inimaginable. Personne ne pourra non plus faire de procès à Médine ou à la Mecque, ni au protestantisme. C’est techniquement impossible vu le caractère éparpillé de ces religions plus intelligentes les autres. Les procès, s’ils ont lieu, et cela arrive régulièrement, ne concerneront que des sectes dont le sens nous échappe sitôt qu’on n’a plus rien à leur reprocher. Les débats n’ont plus lieu à l’intérieur de l’Église, comme c’était encore le cas du temps du Bazar de la charité. Le petit père Combes, il est vrai, n’était pas encore passé par là, d’où les lys de la pureté mêlés aux roses de la charité. Quel langage ! Prétendument poétique lui aussi. Décidément, la religion n’inspire pas. J’ai dit : la religion, et non pas Dieu. J’aime bien la croix en sardine de Juan Yepes et les à-côtés de Pierre Bayle. À ceci près que de nos jours, un dictionnaire est un dictionnaire d’explications et non pas de connaissances, et que la tolérance religieuse consiste seulement à tolérer la religion pour l’associer clairement à un combat contre la libre pensée, — ce qui à la fin va tout à fait dans le sens de cette crapule de Léon Bloy et pas du tout dans le mien.

 

Actor s’interrompt ici, sans autres textes ni autres parties. […]

Suivent notes.

 

oOo


NOTES

Notes

[?1]

Ou l’hydate de chlorate, me dit-on.

[?2]

Remarque qui vise toutes les religions et particulièrement lesdites « révélées ».

[?3]

« Des différentes manières dont on acquiert la propriété », articles 711/2283 du Code Civil des Français — plus des deux tiers de ce code dont le premier tiers traite des personnes, des biens et des « différentes modifications de la propriété ». Lire le Code pour préparer le terrain du style ou celui du contenu : un choix d'écrivain, en effet.

[?4]

...ut doceat, ut moveat, aut delectet...

[?5]

Entretien avec Serge Gavronsky (Po&sie 61).

[?6]

Le « Ruban moucheté », de Conan Doyle. Ou encore, « Les Dents du tigre », de Maurice Leblanc.

[?7]

Ce qui n'est pas le cas de Nothomb ni de Dantec.

[?8]

Reproche que Rinaldi adresse très justement à Houellebecq, mais si maladroitement que leur petite histoire ne nous intéresse pas (in Le Figaro).

[?9]

Car il s'agit d'une dame en effet.... Et du « Mystère de Mademoiselle Stangerson » plus que de celui de la chambre jaune...

[?10]

Ce qui n'est pas le cas de Houellebecq qui se prend pour un poète sans avoir situé sa poésie (ce que Cocteau a bien fait à la place non seulement de Leroux, mais aussi d'Allain, de Souvestre, de Leblanc, etc., ou Breton à la place de Palau — Les détraquées dans Nadja).

[?11]

Il est risible, Dantec, quand il se réfère au génie de Dick pour expliquer ses faillites littéraires ; profiteur des substances répandues par le maître, il en donne un spectacle sans doute destiné à ceux qui ne peuvent pas entrer ailleurs que dans son fortin mal intentionné. L'œuvre littéraire n'est pas une croisade ; voir Barrès et Péguy, entre autres imbécillités nationales. Encore que chez Péguy, le poète surnage heureusement pour sauver l'homme du délire et du ridicule.

[?12]

« Demandez les détails horribles ! » crie le vendeur de journaux. Mais le lecteur qui refuse le journal est quelquefois celui qui accepte les mêmes détails dans des « œuvres » plus à la portée de l'estime qu'il a de lui.

[?13]

Il justifiait d'ailleurs ainsi la peine de mort.

[?14]

C'est sans doute ce que veut dire Rinaldi à Houellebecq qui solutionne ses délires par des effets de science-fiction « américaine ». Un comble ! Mais Dantec n'est-il pas « le plus américain de nos écrivains contemporains » ? Et le dernier Houellebecq n'est-il pas « le plus américain des romans de Houellebecq » ? Ce qui permet à une droite française tout de même très à droite de classer l'Amérique des États-Unis à l'extrême droite... Une démocratie à l'extrême droite ? Que le capitalisme demeure un problème pour l'humanité, soit. Le communisme n'aurait pas dû en être un... Mais les délires de la Presse sont aussi mauvais dans le genre que les romans qu'on veut nous faire acheter pour en jouir jusqu'à l'extase ! Le commerce du livre est devenu quelque chose de vraiment très compliqué. « Mon opinion politique ? Je n'en ai pas, mais avec le vote universel je dois en avoir une. Je suis républicain parce que j'estime que la société doit vivre en paix. La majorité est absolument républicaine en France, je suis donc républicain et d'ailleurs si peu de gens aiment ce qui est grand et noble qu'il faut un gouvernement démocrate. Vive la démocratie ! Il n'y a que ça. Philosophique­ment je crois que la République est un trompe-l'œil (expression picturale) et j'ai horreur du trompe-l'œil. Je redeviens anti-républicain (philosophiquement pen­sant). Intuitivement d'instinct sans réflexion. J'aime la noblesse, la beauté, les goûts délicats et cette devise d'autrefois : Noblesse oblige. J'aime les bonnes manières, la politesse même de Louis XIV. Je suis donc (d'instinct et sans savoir pourquoi) aristo. Comme artiste. L'art n'est que pour la minorité, lui-même doit être noble. Les grands seigneurs seuls ont protégé l'art, d'instinct, de devoir (par orgueil peut-être). N'importe, ils ont fait faire de grandes et belles choses. Les rois et les papes traitaient un artiste pour ainsi dire d'égal à égal. Les démocrates, banquiers, ministres, critiques d'art prennent des airs protecteurs et ne protègent pas, marchandent comme des acheteurs de poisson à la halle. Et vous voulez qu'un artiste soit républicain ! Voilà toutes mes opinions politiques. J'estime que dans une société tout homme a le droit de vivre et bien vivre proportionnellement à son travail. L'artiste ne peut vivre, donc la société est criminelle et mal organisée. » Paul Gauguin — Cahier pour Aline.

[?15]

Celle des Anciens et des Modernes, pas celle de Rocroi !

[?16]

Consulter à ce sujet la revue surréaliste VVV (triple V, New york).

[?17]

« Je me relis souvent. De là que j'écris peu. » Mmmmm...

[?18]

Avec Jean-Sol Patre, bien sûr.

[?19]

L'amour, dit Hemingway.

[?20]

André Malraux — Préface à « Sanctuaire » de William Faulkner.

[?21]

« La technique de la peinture à l'huile », qui est au XXe siècle ce que « Il libro dell’Arte » de Cenino Cenini est au siècle de Jean van Eyck.

[?22]

« Faulkner at Nagano ».

[?23]

Les lecteurs (une centaine) de la 4e édition des « Jours » le connaissent sous le titre de « Fleur ».

[?24]

Tous les personnages du « Tractatus » sont nés dans « Aliène ».

[?25]

Je n'évoque pas ici, évidemment, la profondeur ni la richesse intellectuelle... Je dis seulement que les gens simples raisonnent trop facilement et trop vite, et que la chair et ses tourments les déroutent mieux qu'une explication clairement intentionnée.

[?26]

Rogatons.

[?27]

Alfred Jarry — « La chandelle verte — De quelques romans scientifiques » (1-15 octobre 1903). « Dans le livre de M. Chousy, l'humour, qui malgré son orthographe anglaise est peut-être une qualité française, n'est point exclu par la technique : ...Et voici d'autres machines femelles plus grossières encore, vomissant des propos monstrueux, des coassements obscènes de toutes les ordures que peut contenir la panse d'une balayeuse mécanique en état d'ivresse... »

[?28]

J'admets un peu vite que les circonstances contiennent tout, ce qui est loin d'être démontré.

[?29]

Je reprends à mon compte le mot célèbre de Victor Hugo à propos de « La légende des siècles » : « La fiction parfois, la falsification jamais. » C'est très héroïque. Et complètement absurde.

[?30]

Par rapport, ou comparaison, à l'instant : voir mon essai « Le coup de dés de Mallarmé, pierre d'angle » sur le site de la RAL,M.

[?31]

Province d'Almería, en Andalousie, côté poniente de la province.

[?32]

Les Tristes, ce sont les forçats, bien sûr, et la population prit l'habitude d'appeler cette rue Passage des Tristes : Paseo de los Tristes. Promenade conviendrait mieux que passage. Le récit dont je parle est celui d'Anaïs dans « Memento Mori ».

[?33]

Carl Rogers — Enseigner et apprendre dans « Le développement de la personne ». Sinon le chapitre le plus important, du moins le plus « révolutionnaire ».

[?34]

Littré.

[?35]

Littré.

[?36]

Littré.

[?37]

Je pense ici, à tout hasard, à cette démonstration, faite je crois par des journalistes bien intentionnés, qui a consisté à envoyer à un éditeur le manuscrit de « Madame Bovary », en changeant le nom des personnages. L'éditeur n'y a vu que du feu et a refusé le manuscrit. Ce n'est pas si démonstratif que ça. C'est amusant et anecdotique, pas plus. Si on avait réécrit ce roman dans le style américain (car le style parigot* n'est plus à la mode), il aurait peut-être retenu l'attention de l'éditeur qui, à première vue, ne s'embarrasse pas des contenus mais du style. Le ton, comme disait Patrick Grainville à propos d'un de mes récits, pourrait séduire Jean-Marc Roberts. Ça n'a pas été le cas. Grainville lui-même se présente comme un écrivain à style, un clairon, dit-il. On est loin de la littérature et tout près du Prix Goncourt.

* Je viens de relire un bon vieux Chester Himes traduit dans le style parigot. Il faut faire un réel effort pour y croire. On préférerait en effet, dans ce cas pour le moins, un style franchement américain. Noir si possible.

[?38]

Que : cas rare où la langue populaire rejoint l'écrit distingué.

[?39]

Dans le sens de pratique.

[?40]

Trouvé dans l'Encyclopédie Universelle.

[?41]

Ce n'est pas la seule qualité qui le distingue.

[?42]

Terme de marketing qui désigne le consommateur.

[?43]

On continue d'en rêver toutefois et même de s'y mettre si l'occasion se présente. L'État lui-même...

[?44]

Article sur Marcel Aymé dans l'Encyclopédie Universelle.

[?45]

Un Vernon Sullivan de 1948 condamné en 1950.

[?46]

Autre Vernon Sullivan, condamné lui aussi. Le puritanisme à la française.

[?47]

Plutôt que condamait qui ne peut pas se placer dans sa bouche en forme de trompette. Car contrairement à Patrick Grainville, qui ne joue d'aucun instrument, pas même du clairon contrairement à ce qu'il affirme, Vian était un musicien.

[?48]

Paul de Saint-Victor (1827-1881), critique littéraire et d'art conventionnel, pour ne pas dire réactionnaire.

[?49]

Paul Gauguin — « Racontars de rapin » — 1902. Un rapin est un apprenti dans un atelier de peinture. Les racontars... de Gauguin n'en sont pas, évidemment.

[?50]

Noter l'involontaire signifiance...

[?51]

Préface à « Bérénice ».

[?52]

Sauf de s'enrichir en devenant médecin, cela va de soi.

[?53]

Les mots de Napoléon cités par Gauguin dans le « Cahier d'Aline » : Les rois me regretteront. Ou l'exemple de Charles Marchal, peintre officiel — 1825-1877.

[?54]

La RAL,M en est un exemple parmi des millions d'autres.

[?55]

La fameuse Ligue organisée avec l'État. Nous manquons d'un Rabelais pour s'en prendre à elle avec les mots. Qu'on se le dise ! (à soi et de l'un à l'autre)

[?56]

L'ensemble comprend actuellement douze romans en chantier.

[?57]

Jacques Bergier — « Les livres maudits » — Dans le chapitre consacré à l'ouvrage de James D. Watson, le découvreur de l'ADN, « La double hélice ». Les conséquences de la découverte de Watson et de ses amis ont été étudiées par des groupes de spécialistes et une table a été dressée, qu'on trouve dans le livre de G. Rattray Taylor, « La révolution biologique ».

[?58]

En ce temps-là, Philip K. Dick se soignait dans un hôpital psychiatrique, méditant peut-être déjà ses œuvres les moins SF et les plus personnelles. Son délire est tellement porteur de significations que la lecture ne recherche plus le divertissement. De ce point de vue là au moins, des textes comme « Substance mort » ou « Siva » sont des réussites, et je comprends qu'on les lui envie et qu'on s'en inspire d'aussi près.

[?59]

Récupération des philosophies bouddhistes au profit du national-socialisme par exemple.

[?60]

Ici, je pense au spectacle de l'homme accroché à la vie que Salvador Dalí a donné avant de mourir. Pauvre, il eût été pathétique, anecdotique, mythique. Riche, il donnait à penser. Il était l'idée même.

[?61]

Parce qu'il se révolte ?

[?62]

Paul Valéry — « Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses. » Variétés. La crise de l'esprit.

[?63]

Jacques Bergier — « L'espionnage scientifique » etc.

[?64]

La période nazie de l'Europe considérée comme un terrain d'expériences concluantes. L'audiovisuel est fossile, certes, mais le multimédia est-il une réalité autre que commerciale ?

[?65]

Le terroriste palestinien serait donc courageux.

[?66]

Le terroriste basque serait donc un lâche. Une pareille affirmation reviendrait à exclure le Palestinien du champ terroriste, ce qui est contraire à la morale occidentale. On voit mal comment un terroriste ne serait pas aussi un lâche. José María Aznar, qui est sans doute responsable de la reprise des hostilités avec le terrorisme basque, en instituant l'effet Ermoa — du nom de la ville où le pauvre Miguel Angel Blanco a trouvé une mort injuste et cruelle — commençait tous ses discours antiterroristes — un genre — par ces mots : ¡Hijos de puta ! Mais si l'on considère que le terrorisme basque n'en est pas un parce qu'il cible ses victimes, alors la thèse d'Aznar s'effondre et on a seulement affaire à des assassins dont les méfaits sont comparables à d'autres crimes d'État. Qu'ils aient du courage ou pas n'est alors plus la question. La question est politique. Comme le soulignait Josep Borrel avant d'être viré du secrétariat général du PSOE, « c'est nationalisme contre nationalisme ». En effet. Ce qui n'a rien à voir avec la situation tragique des Palestiniens, qui est humanitaire.

[?67]

Le soldat américain, c'est bien nous.

[?68]

J'épargne ici mes longues considérations sur les états du délire et du discours, mais tout mon travail écrit n'est que cela.

[?69]

Comme il y a des bas quartiers. Et peu de Cour des miracles où le paralytique, de retour de la manche, se met à marcher pour se livrer à sa vie circulaire mais vraie.

[?70]

Les récentes interventions de Tony Blair n'ont pas fait illusion à Scotland Yard.

[?71]

Les kapos.

[?72]

Le « o » de ologicus est vocatif. Ô ô.

[?73]

Il n'y a de bon flic que littéraire.

[?74]

Ici, le nom du personnage est une référence appuyée à une particularité de son apparence.

[?75]

Par contre, le nom est ici une référence directe à ce qu'il désigne, en l'occurence un marteau. En français en tout cas, cela invite à deux options facilement apprises de l'usage des autres au fil de l'existence.

[?76]

Dont Boris Vian est le maître.

[?77]

Préface à son édition de « Point et ligne sur plan » (1925), de Wassily Kandinsky — traduit par deux anciens du Bauhaus : Suzanne et Jean Leppien.

[?78]

L'illuminisme de Weishaupt, la théosophie, Appolonius de Tyane, madame Blavatsky... toute cette histoire est présente à l'esprit de Kandinsky. Comme elle inerve l'œuvre nonchalante de Jacques Bergier.

[?79]

Concept spinozien.

[?80]

Pierre janet — « De l'angoisse à l'extase » — avec Raymond Roussel dans le rôle de Martial.

[?81]

Raymond Roussel — « Comment j'ai écrit certains de mes livres ». Posthume.

[?82]

Je cite le traducteur d'« Américain d'Amérique » (The making of Americans) en español (Mariano Antolín Rato) : E. Sprigge dans son livre Gertrude Stein (1957), dit à propos de Trois vies : « ... c'est un livre écrit avec Flaubert (celui des Trois contes) devant, et William James derrière ; Cézanne devant les yeux et Baltimore dans la mémoire. » C'est-à-dire, précisément selon les coordonnés qui définissent l'œuvre de Miss Stein : le réalisme du XIXe siècle, la psychologie de l'en-soi, le cubisme et le monde de l'Est des États-Unis.

[?83]

Le posthume « A moveable feast », dont le titre parisien est superflu.

[?84]

Dont le beau « Les vertes collines d'Afrique ». Avec ou sans rhinocéros. Et cette construction de l'implicite : Poursuite et conversation/Poursuite rémémorée/Poursuite et échec/Poursuite, ce bonheur.

[?85]

Invariablement accompagnée de tentatives anthologiques dont le « Portable » est encore une variante. Le « J'écris... » est évidemment une référence à « Paludes » d'André Gide.

[?86]

Humour involontaire.

[?87]

Voir la section sur la question du style.

[?88]

« Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier » date de 1910. Ce livre marque le moment de la découverte, de l'invention au sens propre. « Point et ligne sur plan », beaucoup plus élaboré, fut écrit quinze ans plus tard et marque approximativement le début de l'enseignement. Il y a des vies comme ça, trésors.

[?89]

« Toutes ces formes constructives ont une résonnace intérieure simple comme également toute mélodie, » écrit Kandinsky.

[?90]

Hitchcock par exemple.

[?91]

Les nombres imaginaires issus de la formule i2= — 1 sont appelés complexes par la mathématiqe moderne.

[?92]

Car je ne peux toujours pas, à l'instar de Camilo José Cela, affirmer que c'est un roman simplement parce que je le dis, conférant ainsi à la parole du romancier un pouvoir magique que je ne reconnais à aucun phénomène.

[?93]

J'insiste sur cette manière qui est aussi un style : c'est avant d'aller plus loin que Kandinsky écrit ce qu'il en pense. Et il l'écrit à tout le monde. Petite différence, tout de même, qui doit bien manquer à celui qui n'a rien inventé. Comme je l'ai dit plus haut, quinze ans plus tard, Kandinsky enseigne. Il enseigne la différence. Du moins en suis-je persuadé.

[?94]

Enfin une référence à la littérature !

[?95]

Les expliquer et non pas les déchiffrer.

[?96]

C'est moi qui souligne.

[?97]

Je n'ai rien contre le rétroprojecteur, mais Lichstenstein savait s'en servir dans le cadre même de son art.

[?98]

Le bleu de Prusse n'est pas seulement envahissant, il disparaît au soleil et reparaît quand l'ombre revient sur lui. Un néon.

[?99]

Malgré de louables efforts, Cano n'a pas réussi à faire quelque chose du glacis.

[?100]

Tristan Tzara.

[?101]

André Breton — « Martinique, charmeuse de serpent », où Aimé Césaire renaît une troisième fois.

[?102]

Comme le rappelle Régis Nivelle en citant Primo Levi : Le suicide est un acte philosophique. J’ai été proche de l’idée du suicide. Avant et après le camp. Jamais à l’intérieur du camp. (RAL,M)

[?103]

Il sauve surtout sa femme et son enfant. Comme Dantec nourrit les siens.

[?104]

Surtout si l'on s'enfonce dans la théorie de Kandinsky.

[?105]

Un homme seul est foutu d'avance, dit Harry Morgan dans « En avoir ou pas ».

[?106]

Ramuz — Taille de l’homme. Que je cite à propos de Nacer Khelouz, et on va voir que ce n'est pas en vain dans l'excellente rubrique qu'il offre à la RAL,M : Side effects.

[?107]

Alfred de Vigny — J'aime la majesté des souffrances humaines... — « Les destinées. La maison du berger ».

[?108]

Ou picturale. Mais je lui préfère le viseur implaccable des photographes. Sinon, il y a le dessin humoristique, cruellement humoristique.

[?109]

Mes maîtres. J'ai appris de Breton la liberté et d'Hemingway l'implicite.

[?110]

On a bien compris que la littérature de Sartre est engagée mais qu'elle ne vaut pas tripette.

[?111]

Ce n'est pas à moi d'en décider.

[?112]

Philosophant ainsi, j'en viens aussi à me portraiturer. Portrait philosophique, bien sûr.

[?113]

André Parinaud — « Entretiens avec André Breton » (1952).

[?114]

Radiophonique : on est en 1952 et le surréalisme commence à devenir chose publique, car on s'y réfère.

[?115]

Encore heureux !

[?116]

Poésie dans un sens large, limitant le poète à quelques-uns.

[?117]

Sauf quelquefois dans la « révolution sexuelle », qui date un peu.

[?118]

Chères à T.S. Eliot — « The waste land » 1922.

[?119]

Joseph Perec — « Les choses ». L'homme appartient alors à un puzzle, ou il est condamné à produire sa littérature dans la contrainte du lipogramme ou autres douceurs oulipiennes.

[?120]

Interview de Charles-Henri Ford — Revue View, NY, 1941 — soit peu après le débarquement d'André Breton en Amérique.

[?121]

J'en sais quelque chose !

[?122]

Respectivement Artaud et Queneau.

[?123]

Sous le précepte ducassien : « La poésie doit être faite par tous, et non par un. »

[?124]

Thomas Stern Eliot — « Les hommes creux » (1925).

[?125]

Je laisse de côté les productions des partis, du communisme à la droite, d'Aragon à Michel de Saint-Pierre et autres Jacques Laurent.

[?126]

Des référendums à la place des textes...

[?127]

Et non pas de l'indifférentisme.

[?128]

Comme on disait naguère.

[?129]

Dans un journal, la retourne consiste à présenter le début du texte en première page et la suite en page intérieure. L'idée vient encore de William Faulkner qui proposait « L'invaincu » comme une des meilleures portes à son œuvre si difficile à pénétrer et à mémoriser, ce qui la différencie définitivement du poème et du théâtre.

[?130]

Naturalisme.

[?131]

André Breton — « Entretiens ».

[?132]

Maurice Barrès — « Cahiers ».

[?133]

Charles Péguy — « Ève ». Tapisseries (1913).

[?134]

« Il n'y a pas de guerre juste »... Ezra Pound — « Cantos ». Hum...

[?135]

Barrès fut aussi un homme politique, député. Il est à craindre que le pâle de Villepin, avec ses prétentions littéraires peu justifiées par son texte constant mais illusoire, ne dérive lui aussi en territoire de l'arrière combative mais pas combattante. Héritier d'un colonialisme qui se mord la langue pour ne pas s'y remettre avec les mêmes mots, il glisse sous silence et rejoue la même carte.

[?136]

Que Dantec a dû rencontrer à la place de Dieu, ce qui est tout de même plus réaliste et plus...raisonnable.

[?137]

Madrid, ses beaux quartiers, peut-être les plus beaux d'Europe — et ses bidonvilles uniques en Europe. Son arrogance princière et sa misère universelle.

[?138]

Je me souviens d'avoir écouté, à la radio, il y a peut-être quinze ans, le président des anciens combattants d'une grande ville française. Il avait dix-sept ans au moment de la lutte contre l'occupant allemand. Il était naturellement passé du maquis à l'armée organisée. Il a vu ses camarades tomber morts, et souvent souffrir atrocement avant de mourir. Il a eu peur et il n'a jamais cherché qu'à parler d'abord de sa peur. Sa conscience est tranquille, mais son cerveau est en partie détruit par le souvenir et l'atroce influence de la déception. La guerre finie, l'esprit de contrerévolution nationale a été balayé par la brise tiède des gaullistes, des gens de pouvoir, des redresseurs de la nation en tort. Sa jeunesse a alors perdu tout son sens. Je l'ai entendu prononcer ces mots incroyables de la part d'un ancien combattant, qu'on imagine toujours soufflant dans une trompette en face du mur qui témoigne du sacrifice des fils : Si c'était à refaire, je ne le referais pas. Étonnement du présentateur, musique, et sans doute explications feutrées hors micro. Mais cette fois, l'interviouvé ne s'est pas rétracté. Il ne vendait rien. Il témoignait encore et toujours. Ce qui le différencie nettement de la romancière espagnole de Paris.

Autre petit souvenir : je soignais mon apparence en pratiquant la course à pied, sur une route près de V. , au pied des Pyrénées. Un groupe d'hommes et de femmes se recueillaient devant une borne signalant une conduite de gaz de ville. En arrivant à leur proximité, j'ai été happé par la gravité de leurs visages. Il y avait une autre borne dans l'herbe, oblique et portant une inscription. En même temps, je saisis, à la faveur d'une pause, le discours lancinant d'un homme qui expliquait pourquoi, sur la borne commémorative de la fusillade, on avait remplacé le mot Allemands par celui de nazis. Une femme commenta : Encore de Gaulle ! Quelle importance que ce soient des Allemands qui n'étaient pas nazis ? C'est notre passé et la moindre des choses, c'est qu'on le respecte. Ceux qui paraissaient être des élus s'éloignèrent sans répondre.

[?139]

Je pense ici, momentanément, à l'affaire Brice Petit et Jean-Michel Maulpoix que Hakime Mokrane a bien voulu porter à ma connaissance (je vis en Andalousie) :

www.tierslivre.net

[?140]

Je dis soi-disant parce que ce danger ne menace pas notre économie. Il s'en prend à notre peur et compte s'en servir à des fins évidemment liées au pouvoir et à l'argent et non pas à une probité religieuse de pure façade, de sournoise propagande heureusement viciée par ses propres contenus.

[?141]

André Breton — « Entretiens ».

[?142]

Je n'en ai pas noté les références, trop occupé à lutter contre le sommeil que m'inspire d'ordinaire les programmes de télévision.

[?143]

John Huston — The Treasure of the Sierra Madre (1948).

[?144]

Terme barrésien, donc.

[?145]

Métabase subtile, remarque Vian qui se réfère dans cet article à une réthorique pointilleuse héritée de l'école et de la tradition ! Dans « Textes et chansons » recueillis par Noël Arnaud.

[?146]

Entre la vélocité acquise d'André Masson et l'oxygène actif d'Aimée Césaire.

[?147]

J'associe ici librement le texte du « Cahier du retour au pays natal » à son auteur.

[?148]

Note de Breton : Léo Frobenius, se référant aux observations des navigateurs européens de la fin du Moyen Âge, écrit :» Lorsqu'il arrivèrent dans la baie de Guinée et abordèrent à Vaïda, les capitaines furent étonnés de trouver des rues bien aménagées, bordées sur une longueurde plusieurs lieues par deux rangées d'arbres ; ils traversèrent pendant de longs jours une campagne couverte de champs magnifiques, habités par des hommes vêtus de costumes éclatants dont ils avaient tissé l'étoffe eux-mêmes ! Plus au sud, dans le royaume du Congo, une foule grouillante, habillée de « soie » et de « velours », de grands États bien ordonnés, et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries opulentes. Civilisés jusqu'à la mœlle des os ! » (Cité dans Tropiques, nº 5, avril 1942)

[?149]

Les soulignements sont de moi.

[?150]

Maurice Blanchot — « Le livre à venir.Le dernier écrivain. »

[?151]

Ernest Hemingway — « Mort dans l'après-midi » (1932).

[?152]

Wystan Hugh Auden —» The shield of Achilles. » (1955).

[?153]

Noël Arnaud — Postface à son édition des « Textes et chansons » de Boris Vian. (1975).

[?154]

Le Caudillo n'avait pas encore rendu son « dernier souffle ».

[?155]

La maisonnette des Morelli ; ou la case, comme dans la mémoire ou dans certains jeux. Maisonnette de gardien de passage à niveau. Mais pourquoi pas une folie, comme le propose le dictionnaire.

[?156]

Chez Tusquets — excellent éditeur, notamment de Marguerite Duras.

[?157]

Julio Córtazar — « Rayuela » (1963).

[?158]

« Le tour du jour en quatre-vingt mondes » ; « Dernier round » ; et une conférence primordiale intitulée « Quelques aspects du conte ».

[?159]

À ce sujet, lire la réaction d'Hemingway à la critique d'Aldous Huxley. Chapire XVI de « Mort dans l'après-midi ». Il y eut une époque, écrit Huxley, et pas si vieille, où les gens stupides et incultes aspiraient à passer pour intelligents et cultivés. Ce courant d'aspirations a changé de direction. Il n'est pas du tout rare aujourd'hui de trouver des gens intelligents et cultivés faisant tout leur possible pour feindre la stupidité et dissimuler le fait qu'ils ont reçu une éducation. Et comparer avec l'acidité autrement efficace de Wyndham Lewis contre Faulkner : le moraliste à l'épis de maïs.

[?160]

« Paludes » — 1897 ; « Les faux-monnayeurs » — 1925.

[?161]

Je dis dernier parce qu'il n'en aurait pas écrit d'autres.

[?162]

Autre allusion oblique au dernier écrivain de Maurice Blanchot.

[?163]

Entretiens avec André Parinaud.

[?164]

Entretiens avec Dominique Arban — 1947.

[?165]

On voit à quel point il m'arrive de me rapprocher du texte philosophique d'Albert Camus.

[?166]

Association Des Ecrivains de Langue Française — ADELF — à laquelle il m'est arrivé d'adhérer, comme sociétaire et comme tant d'autres. Le nº 26 de son bulletin (1er semestre 2001) — L'article « Francophonie... une utopie ou un leurre », par H.B. correspondant de presse.

[?167]

Pierre Ménard, auteur de « Don Quichotte » — Borgés. Le compilateur des morelliennes traque un cetain Ménard Morelli, ses contradictions, ses constructions.

[?168]

Qui d'ailleurs se précisent avec la perspective des élections présidentielles qui se joueront à droite si la gauche ne prend pas feu.

[?169]

Julio Cortazar — « Marelle.112. Morellienne. » Curieuse cette allusion au « beefteck » qu'exhume aussi Witold Gombrowicz... la chair... la décomposition...

[?170]

Id — 109.

[?171]

Respectivement : n'importe quelle poussée lyrique aragonesque — et, bien sûr, les « Odes élémentaires » de Pablo Neruda.

[?172]

Ce mot n'a plus toute l'horreur panique qu'il inspirait à mon enfance.

[?173]

Sauf dans LHOOQ de Marcel Duchamp, une des icônes les plus porteuses de sens de l'époque moderne de l'art.

[?174]

En fait, n'importe quel nombre peut servir de zéro s'il est entouré d'un infini parfaitement exact dans ses croissances.

[?175]

Ce que je ne suis pas finalement devenu. J'ai été en effet élevé dans l'amour de l'ingénierie considérée comme très nette amélioration de la condition ouvrière et dans la haine de la chose artistique sauf quand elle amuse jusqu'à l'éclatement de rire sans pousser le bouchon jusqu'à une extase considérée cette fois d'un œil durement moralisant.

[?176]

Pourtant salée ! Il s'agit de la mer Cantabrique que certains prennent pour un morceau de l'océan Atlantique.

[?177]

Limitées, certes, à Dakar où les aventuriers allaient pécher le thon. Nous ne disposions, nous, que d'un batala (pronocer batiala, un t légèrement mouillé), capable tout de même de franchir l'estuaire de la Bidasoa et d'aller au large du cap des Figuiers sous le regard assassin des gardiens de la révolution franquiste qui ne se gênaient pas pour nous envoyer des salves, fiers qu'ils étaient, ces brutes, de ne pas nous atteindre en plein cœur comme nous le souhaitions secrètement. Nous péchions la seiche avec des leurres multicolores.

[?178]

Celui de William Faulkner qui a fait des petits.

[?179]

En gros, le marketing mixt, dont l'élaboration permet de réfléchir à la vente et l'application de la réussir, se compose de trois actions majeures : le produit, qui doit impérativement apparaître clairement, même s'il est obscur ; le prix, qui doit correspondre à quelque chose de vrai ou de purement psychologique ; la communication qui met en place les forces de vente ; et la distribution, lieu des grands bourgeois alimentés de faveurs étatiques, qui nourrit le marché d'une manière, on le voit, savante et efficace. Ce cathéchisme est même enseigné aux chômeurs qu'on aimerait bien voir se créer leurs petits boulots. Mettez la main dans la culotte à Charlie ! s'écriait Charlie sur les marchés de l'Ariège ; il vendait des culottes.

[?180]

Écrite trois siècles après des faits sans réalité historique ni épisodique.

[?181]

Notamment dans « Kill Bill ».

[?182]

Louis Wolfson — « Le schizo et les langues » — préface de Gilles Deleuze (1970).

[?183]

James Joyce — « Finnegans Wake » (1939). 17 ans de work-in-progress. Cette conne de vie nous a privés de la suite.

[?184]

Volapück, esperanto, joycien...

[?185]

Je songe ici à Saint-John Perse mais aussi aux peintres tels que Dubuffet et bien sûr à Céline.

[?186]

Doubler... Gombrowitz.

[?187]

Ezra Pound — « ABC de la lecture » — (1932).

[?188]

Je n'oublie pas que je publie sur le réseau et que par conséquent le lecteur est plus souvent un visiteur, ce qui ne manque pas de me satisfaire...

[?189]

Ezra Pound — « ABC de la lecture » — (1932).

[?190]

Id.

[?191]

« Que me veut-il ? » — Jacques Lacan.

[?192]

Un des savants du « Tractatus » propose une nouvelle science : la vocatologie. Dans le cadre de ses recherches portant sur la récupération post-mortem, la vie encore possible après la mort, sans se soucier des problèmes de résurrection ni de métempsychoses. Une dose de colocaïne et hop ! tout recommence.

[?193]

D'ailleurs, le nom d'une affaire est celui de la victime, et non pas de son adversaire.

[?194]

Aliène de : signifie étranger à, étrangère à... exempt(e) de.

[?195]

Orthographes réelles précédées d’une apostrophe afin d’éviter les faciles calembours.

[?196]

Il y a belle lurette que je sais par où je passe quelquefois quand j’écris : 1) la catastrophe télévisuelle, 2) l’œuvre de référence puis 3) la littérature à l’essai. C’est toujours ainsi. Petite révélation qui facilitera l’accès à mes livres. C’est un de mes idéogrammes type, que je nomme : valse herméneutique opus 1 ou prépneustie. Ma rhétorique est hélas une réalité, mais elle n’est pas en principe emphase ni dialectique. Mon travail d’écriture consiste simplement à frotter le briquet d’une rhéologie du texte (contrainte) contre contre l’amadou d’une herméneutique (inspiration) pour limiter les zones d’ombre (reconnaissance) au plaisir. Mais je suis beaucoup plus riche comme lecteur que comme écrivant, car je lis beaucoup et de tout, sans parti pris ni morgue, toujours attentif aux contenants, prêt à tous les contenus. [humour]

Mais cette époque de formation accélérée ne se limite pas au nucléaire et au quant-à-soi... Le texte, déjà mis à mal par les expérimentations et les hypothèses, semble sortir de son destin séquentiel pour se renouveler dans l’aléatoire. L’hypertexte, réinventé par Theodor Nelson, nous sépare des inventeurs de la modernité début de siècle comme à leur époque le hasard et le choix ont changé la donne. La lecture en est changée aux extrêmes du texte : celui qu’on fait lire aux enfants et celui qui marque son temps apparemment comme seule peut le faire la littérature. Entre les deux, la saga commerciale du divertissement cultive les vieilles recettes dans la seule optique commerciale, mais aussi politique, à la fois excitante et tranquillisante. Sachant dès aujourd’hui que la masse à mémoriser est telle que l’hypertexte est proprement traversé de connexions qui se constituent rapidement en système, en nouveauté immédiate.

La masse de l’écrit destiné à amuser ou former va grandissante, et en cela même s’épuise et se renouvelle constamment. Mais il n’y a pas lieu, pour ceux qui visent mieux et plus haut, – car on vient justement de constater que les moyens de continuer d’écrire et ceux de communiquer les textes sont en net progrès par rapport à ce qu’on a connu naguère d’imprimerie et de papier – de s’inquiéter plus que ça... et cette croissance n’a pas de fin imaginable autrement que par le biais des niaiseries produites par le cinéma et les kiosques. Ce qui, personnellement, me rassure. La littérature a de beaux jours devant elle, avec ou sans l’approbation de ceux qui s’adonnent, comme auteur ou lecteur, le plus souvent les deux en même temps, à l’agitation collective et collectivisée. Comme on fabrique déjà sciemment les artistes vecteurs publicitaires, on s’attend au langage et à son passage obligé dans la moulinette de ceux que tout ce bordel n’amuse pas vraiment, sauf à en nourrir les prémices des contenants futurs et nécessaires.

[?197]

‘On n’aurait pas idée de décorer son living avec des visions saignantes ; par contre, un joli Monet ne dépareille jamais, de même qu’un petit air mallarméen ne trouble pas le silence qu’il honore au contraire, alors que le Coup de dés, n’est-ce pas… ?

[?198]

Le livre des masques de Gourmont est à lire dans ce sens presque perdu aujourd’hui.

[?199]

’schizophrène — Auteur qui prend les vessies pour les lanternes. Mais aussi n’importe quel fou ou chercheur qu’on ne peut pas prendre pour un charlatan. Quelque chose limite sa préhension des choses, comme les voyantes d’André Breton, les sorciers d’Artaud ou même les Juifs de Céline.

Dans le DSM-IV, ces critères sont : Troubles d´attention, de concentration, manque de tolérance à l´effort — Troubles de mémoire — Troubles des fonctions exécutives — Hallucinations — Délires — Langage incohérent — Agissements bizarres — Isolement, retrait social — Alogie ou difficulté de conversation — Apathie, perte d´énergie — Diminution de l´expression d´émotions.

* Le DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual — Revision 4) est un outil de classification qui représente le résultat actuel des efforts poursuivis depuis une trentaine d’années aux États-Unis pour définir de plus en plus précisément les troubles mentaux.

[?200]

… qui finit d’ailleurs par tourner avec ses tables et les honneurs de la Nation.

[?201]

’parano — Auteur qui prend les lanternes pour les vessies ou les fait délibérément passer pour telles et qui s’en mord constamment les doigts, ce qui produit du texte, certes, mais en plein mélodrame — d’où ses pratiques de la langue, comme je dis plus loin.

Wikipedia :
D’un point de vue sémiologique, les personnalités paranoïaques se caractérisent par quatre traits fondamentaux qui entraînent à terme une inadaptabilité sociale :

la surestimation pathologique de soi-même.
la méfiance extrême à l’égard des autres.
la susceptibilité démesurée.
la fausseté du jugement.

Le DSM-IV * définit ainsi le trouble de la personnalité paranoïaque : État de méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées de manière malveillante. La personnalité paranoïaque implique la présence d’au moins quatre des sept symptômes suivants :

Le sujet s’attend, sans raisons suffisantes, à ce que les autres l’exploitent, lui nuisent ou le trompent.
Il est préoccupé par des doutes injustifiés concernant la loyauté ou la fidélité de ses amis/associés.
Il est réticent à se confier à autrui, car il craint que l’information ne soit utilisée contre lui.
Il discerne des significations cachées, humiliantes ou menaçantes dans les événements anodins.
Il ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné.
Il perçoit des attaques contre sa personne ou sa réputation, auxquelles il va réagir par la colère ou la contre-attaque.
Il met en doute de manière répétée et sans justification la fidélité de son conjoint.

Brrrrr... comme dit Clamence.

[?202]

... Émergement post-meridiem d’une bien-née... Sublimation à cinq de la plus que baronne... La quasi duchesse en perspective fuyante sur l’heure prévue... Thémis sur le méridien s’éloigne à cinq...

[?203]

Ayant à publier un ouvrage de ce style de prophète, j’ai dû lui demander de supprimer le lexique qu’il voulait imposer au lecteur.

[?204]

’con — Le ’con est rarement un auteur, mais ça arrive. Dans ce cas, il croit aux vessies et aux lanternes, un peu comme on mélange les torchons et les serviettes ou qu’on réussit mentalement à additionner des pommes et des poires pour trouver un chiffre rond, lançant au Monde ce cri d’étonnant : « J’en ai dix ! (ou douze, ou n…) », ce qui ne laisse pas le spécialiste indifférent.

[?205]

La loi de 1957 y encourage gaiement au profit de l’édition qui ne perd jamais la face en cas de médiocrité alors que pour le même grief, l’auteur est envoyé en enfer !

[?206]

En gros, les conservateurs qui se posent, à droite comme à gauche, la question du numérique, secouant l’épouvantail pour soutenir l’édition traditionnelle et traditionnellement familiale…

[?207]

Il faut répéter que la fonction de touriste de la connaissance se conforme à des lois de surface qui capitulent devant les premières rigueurs. La poésie à un tournant obscur de son trajet a été transformée en gérance de biens maudits. Conscience prise de la vanité d’une telle plate-forme, il fallait livrer son niveau à l’agression des examinateurs. Mais on n’immole pas aisément la commodité aidée de l’énergie de conservation, surtout lorsque sa terminologie s’inspire de l’odieuse familiarité ecclésiastique avec les morts. Toute une production qui de nos jours s’estime l’héritière des grands voyants du Moyen-Âge et du XIXe siècle ne tardera pas à découvrir son destin sur les épaules de ce congédié : l’artificialisme. — Char — Grands astreignants ou la conversation souveraine.

[?208]

Pour cela, petite astuce, je laisse faire mes personnages…

[?209]

’On appréciera les contrepoints ci-dessous pour mesurer à quel point j’ai peut-être raison d’avoir écrit cet édito de l’été :

Prière pour aller au paradis avec les ânes

Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : « Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles. »
Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.

Francis Jammes 

Sacred Emily

Compose compose beds.
Wives of great men rest tranquil.
Come go stay philip philip.
Egg be takers.
Parts of place nuts.
Suppose twenty for cent.
It is rose in hen.
Come one day.
A firm terrible a firm terrible hindering, a firm
hindering have a ray nor pin nor.
Egg in places.
Egg in few insists.
In set a place.
I am not missing.
Who is a permit.
I love honor and obey I do love honor and obey I do.
Melancholy do lip sing.
How old is he.
Murmur pet murmur pet murmur.
Push sea push sea push sea push sea push sea push
sea push sea push sea.
Sweet and good and kind to all.
Wearing head.
Cousin tip nicely.
Cousin tip.
Nicely.
Wearing head.
Leave us sit.
I do believe it will finish, I do believe it will finish.
Pat ten patent, Pat ten patent.
Eleven and eighteen.

Rose is a rose is a rose is a rose
Loveliness extreme.
Extra gaiters,
Loveliness extreme.
Sweetest ice-cream.
Pages ages page ages page ages.

Gertrude Stein

 

[?210]

211 Voir note 1. D’autres texte paraître dans le Cahier en question.

[?211]

Beau titre d’Hemingway qui dit aussi dans En avoir ou pas : Un homme seul est foutu d’avance.

[?212]

Léon Bloy, les leçons d’un entrepreneur de démolitions dans la RAL,M.

[?213]

Matthieu + Luc dans les concordances.

[?214]

J’ai un ami qui s’appelle Jesús, mais il ne s’agit pas de lui, hélas... « Les Licornes roses invisibles sont des êtres d’un grand pouvoir spirituel. C’est ainsi qu’elles sont capables d’être à la fois roses et invisibles. Comme dans toutes les religions, la croyance dans la Licorne rose invisible est basée à la fois sur la logique et sur la foi. Nous croyons sur la seule base de notre foi qu’elles sont roses, mais nous savons de façon logique qu’elles sont invisibles, justement parce que nous sommes incapables de les voir » Steve Eley.

[?215]

Alain Robbe-grillet est très explicite sur ce sujet dans ses magifiques Romanesques (chef-d’œuvre).

[?216]

Ezra Pound — ABC de la lecture.

[?217]

Houla ! Je voulais dire : bêtes de somme, bien sûr.

[?218]

Dans L’attrapeur de rêves (chef-d’œuvre) — Melis éditions.

[?219]

Depuis plus de cinq cents ans, les règles et les théories d’un vieux sheikh arabe et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la loi civile et criminelle. Elles ont réglé la forme de la constitution, les moindres faits et gestes de la vie de chaque citoyen, sa nourriture, ses heures de veille et de sommeil, la coupe de ses vêtements, ce qu’il apprend à l’école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu’à ses pensées les plus intimes. L’islam, cette théologie absurde d’un bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. Mustapha Kémal « Ataturk ». L’auteur de ces mots forcément inacceptables est déjà mort, ce qui n’est pas mon cas. D’autant que je ne suis pas un dhummi, mais un mécréant irrécupérable et par conséquent voué à la potence. Belle perspective de portée universelle !

[?220]

Voici les critères « sectaires » retenus par la commission parlementaire chargée de veiller au grain : Dangers pour l’individu : la déstabilisation mentale ; le caractère exorbitant des exigences financières ; la rupture induite avec l’environnement d’origine ; les atteintes à l’intégrité physique ; l’embrigadement des enfants. Dangers pour la collectivité : le discours plus ou moins anti-social ; les troubles à l’ordre public ; l’importance des démêlés judiciaires ; l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ; les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics. — Cette méthodologie laisse à désirer, ce n’en est d’ailleurs pas une. Le magistrat, bouffi d’incompétence, gribouille des jugements sans efficacité, du genre : « Les RG le disent, alors moi, vous savez... » On l’interroge peu sur ce sujet, ce qui ne l’empêche pas de voter et de verser des larmes de crocodile dans les journaux quand la gloire lui sourit.