Patrick Cintas

 

 

Marvel et Arto

 

 

roman

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

 Table

TÉLÉVISION

La descente aux enfers

ROG I

ROG II

ROG III

FRANK I

ULYSSE I

MARVEL I

Poursuite et conversation

KOL I

QAND

ULYSSE II

CICADA I

SALLY

BERNIE

CICADA II

MONTI I

JO.MANNA I

CICADA III

SNOPES

GALVEZ I

GALVEZ II

PÉPÈRE

JO.MANNA II

MONTI II

MONTI III

ROG IV

MARVEL II

Poursuite remémorée

GUS I

PERSONNE I

GUS II

PERSONNE II

GUS III

GUS IV

KOL II

PAPA

FRANK II

GUS V

ROG V

MARVEL III

Poursuite et échec

CECILIA

VOYAGE

TSETSEG

BAT BAT I

OMAR I

MARVEL IV

Poursuite, ce bonheur

SARTORIS

OMAR II

ULYSSE III

KOL III

GUS VI

BAT BAT II

SOLITUDE

ART I

TÉLÉVISION (SUITE)

Le voyage en France

ROG VI

ULYSSE IV

ART II

JO.MANNA III

FRANK III

KOUBLAÏ BAT

KOL IV

JO.MANNA IV

ENCULER MARINE

ARTO PARLE

GITON HARTZENBUSCH

 

TÉLÉVISION

La descente aux enfers

ROG I

Je n’avais jamais tué. C’est fait. Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Je voudrais vous parler de la mort, mais je ne trouve pas les mots, monsieur.

Je vais donc vous narrer les trois actes de ma descente aux Enfers.

Comme vous vous en doutez, ceci est une tragédie.

Je peux faire preuve d’humour quelquefois, souvent involontairement, comme cela arrive aux âmes mal nées.

Parlant de ma naissance, c’est sur une autre terre que j’ai vu le jour pour la première fois, mais cela ne vous intéressera pas de savoir que ma famille connaît la terre comme on sait ce qu’on cultive depuis longtemps pour survivre. Je suis un émigré.

Là-bas, il faisait chaud et froid à la fois.

Je pourrais vous expliquer ce phénomène en vous parlant de la mer et de la montagne, du sable et de la neige, des touristes et des derniers bergers qui descendent pour fréquenter les bordels au lieu de se mélanger avec les autres au bord des plages.

Je n’ai jamais été malade.

La nature, et un sang éprouvé au contact des réalités de la terre et des saisons, ont fait de moi un homme solide sur ses jambes.

Mes mains empoignent ce qu’elles touchent.

Mes yeux, bleus comme le vert des algues, ne savent pas regarder dans les yeux, mais je vois venir le temps et je sais me servir de ces outils.

Nous n’allions jamais loin, pas au-delà de cette avancée qui partage le vent quand il vient de la mer et qui rassemble tous les autres quand c’est la montagne qui rejoint la mer.

Le toit de ma maison, je devrais dire de notre maison, souffre tous les jours de ces luttes incessantes.

Je me suis marié à dix-sept ans.

Je n’ai jamais aimé personne.

Tout le monde le savait.

Je savais ce qui pouvait m’arriver.

Les nuits de noces plient l’existence comme un morceau de papier. Je n’oublierai jamais que nous n’étions pas seuls. Le bruit des verres nous parvenait à travers le rideau. Pas une mouche ne tournoyait. Pas de lumière non plus.

La vie m’étreignait comme je m’accroche à elle.

Pour la première fois, j’écartais les deux pans du rideau sur le jour.

Ma mère était à la fontaine avec une autre femme. Elles riaient l’une dans l’autre.

Les cruches suintaient tandis que mon ordinateur signalait d’autres messages.

Elle dormait ou feignait un rêve doucement agréable.

Je sortis.

Dans la cuisine, mon père alimentait les chiens. Mauvaise habitude de laisser entrer les chiens dans la maison. Ils apportaient l’odeur des chemins. Ils avaient couru toute la nuit.

Je sortis encore.

Je ne pouvais pas être chez moi. Je leur appartenais. Un âne recevait une première offrande à travers une grille.

Le matin, le bleu des murs, sous la couche de chaux blanche, renvoyait des auras orange.

Les arbres frémissaient avec les oiseaux.

Le beuglement d’un taureau de combat acheva ma rêverie.

Je croisais leurs regards, souriant à leurs paroles de bienvenue.

Qu’est-ce qu’une journée quand elle commence à peine ? Ces tours !

Voici la femme qui me fait rêver. Celle d’un autre. Bras chargés de linges. Elle sent ce qu’elle sent et je m’éloigne pour ne plus la voir.

J’ai tout désiré ici.

Ma connaissance des lieux est infinie. Je peux parler de tout. Mais je me tais. Mes paroles trahissent souvent mes véritables intentions. J’ai la réputation d’être un faux cul.

 

Je n’ai pas vraiment besoin de vous parler, monsieur.

Je pourrais me taire à jamais.

Vous ne sauriez rien de mon existence ni de celles de ceux que j’ai influencés.

Vous vous porteriez peut-être mieux.

Mais vous souhaitez me juger. Je ne sais pas pourquoi. Et je ne vous ai pas entendu une seule fois vous justifier. C’est ainsi.

Recommençons.

 

Oui, marié.

Associé à la douceur pour commencer.

Curieuse fréquentation pour la douceur, vous savez ? ces convulsions dues à l’éjaculation.

Elle ne disait rien pour m’encourager ni pour m’aider à entrevoir la vérité. Elle glissait comme je déchirais. Pauvres draps que ma mère observait dans les transparences d’un soleil si blanc qu’elle avouait se perdre au moins une fois par jour. Il fait si beau dans ce pays !

Nous eûmes un enfant.

Puis deux.

Un troisième tomba sous les roues d’un camion. Son cri de bête est gravé dans ma mémoire. La poussière d’or aussi, soulevée entre les murs, et lentement déposée sur la pierre dure des seuils que des femmes balaient en me regardant comme si j’avais tout perdu.

Je travaillais.

Je me connectais.

Je n’avais pas d’aventures, mais je chassais.

J’ai toujours aimé la chasse. Je me présente : Ovidio Galvez Cintas, pauvre marchand de rien et acheteur de tout ce qui ne sert à rien. Même ce cheval qui ne demandait qu’à mourir et que je soignais pour qu’il continuât de souffrir.

— Tue-le, fils ! Il ne vaut pas la peine que tu te donnes.

Il valait ce que j’en faisais.

— Il mourra entre tes jambes !

Ah ! ces coups de fusils dans l’immobilité du désert ! Les petits animaux sortaient de terre, s’éparpillant comme des morceaux de papier dans le vent. Je pourchassais après des heures de surveillance crispée. Vous ne connaissez rien à cette attente, monsieur.

Mais comme je vous trouve curieux. Nous en sommes aux présentations. Voici ce qui se passe quand l’existence ne vous apporte rien de bon et que vous êtes incapable de la changer par vos propres moyens.

Plus que deux enfants.

Puis un.

Puis plus rien.

Elle mourut aussi.

Et personne ne m’accusa. Au contraire. On me plaignit. Et c’était vrai que je n’y étais pour rien. Comme d’habitude, je n’avais pas agi. Je m’étais peut-être posté dans l’attente, mais je n’avais rien fait qui pût m’être reproché devant la justice des hommes.

Seul.

Il ne restait plus rien.

Père et mère morts.

La maison.

Les meubles que j’avais toujours connus.

Le jardin sous les treilles.

Les pentes argentées par les oliviers.

Les animaux patients.

Et cette femme que j’aimais.

Vous ne savez pas ce que c’est d’aimer.

Aimer de l’intérieur.

L’imagination dicte sa loi aux sens et même à l’esprit.

Tout peut arriver.

Je le lui dis un soir de pleine lune.

Elle m’écouta.

Dans la fontaine, l’eau giclait des mains d’enfants.

Un moteur retrouvait son rythme.

Nous n’étions pas seuls.

Sa peau suait légèrement.

Pourquoi ne pas essayer ?

— Je le tuerai !

Pourquoi le dire ? Elle ne me croira pas. Vous me croyez, vous, monsieur ?

 

Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Je ne savais pas encore que cela arriverait.

Je ne voyais rien.

Je devinais des seins de statue.

Je n’avais jamais touché les seins des femmes, pas même ceux de celle qui avait été mienne, soi-disant !

Ma queue pénétrait en elle comme le plantoir dans la terre préparée pour la vie. Rien de plus.

Mais là, monsieur, je voyais à travers ses vêtements et surtout je traversais les murs de leurs regards pour l’atteindre comme jamais je n’avais touché quelqu’un !

Vous ne pouvez pas savoir.

Pas avant d’avoir tué pour elle.

Pour moi aussi.

Pour la posséder.

Et être possédé par elle.

Moi de l’extérieur étreignant son corps.

Et elle en moi agitant ma carcasse de damné !

Peut-être nous aimions-nous…

Fusil, couteau, mes propres mains !

Le nœud d’une longe.

La branche d’un arbre ou l’eau de la rivière en été, à la fin de l’été, quand la pluie se met à tomber à verse.

Je ne savais pas. Je cherchais sur Internet. Je n’étais pas le seul !

 

Le Monde grouille d’assassins, monsieur. Vous en savez quelque chose, vous qui jugez les hommes pour les condamner.

J’en assassine d’autres pour changer ma vie.

Vous savez, et je sais, ce qui arrive alors.

On me dit que je n’ai pas eu de chance. Une femme, épousée selon la Loi, et trois enfants de votre sang ! m’écrivait-on pour en savoir plus.

Mais à l’époque, il n’y avait rien de plus.

Je demeurais dans ma maison, dans la maison qui m’appartenait désormais, de droit, comme vous le savez, monsieur.

J’avais ce projet de changer la vie d’une femme.

Je songeais à une espèce de paradis.

Elle me parlait de l’Enfer comme si elle savait déjà !

Sa bouche reflétait la nuit.

La nuit se craquelait sous le vernis des vents.

Nous n’étions pas seuls.

Je lui montrai l’écran de mon ordinateur à travers la fenêtre.

J’avais tellement cherché !

Elle comprenait. Oui, monsieur, je peux dire que j’étais compris pour la première fois de ma vie.

Quand je me plaignais d’une douleur, mon père examinait le manche des outils, ce qui pouvait prêter à confusion, mais ces gens-là ne sont pas mal intentionnés comme nous le sommes vous et moi.

Ma mère remplissait mon assiette si j’avais déclaré une seconde de bonheur.

Ma sœur… je n’ai jamais eu de sœur vivante, vous comprenez ? Juste une morte dont le portrait au pastel me semblait imaginaire, là, sur le mur, entre le mien et celui de Franco.

N’en parlons plus.

J’ai toujours souri dans les cadres. Voyez la pauvreté de mes dents à l’âge où les enfants mordent passionnément dans les fruits.

Quel malheur sur cet homme ! Pourquoi Dieu et lui ?

Quelle question, en effet !

Nous descendions à la Messe chaque dimanche, dans la poussière qui nourrit nos pensées comme le sel l’aliment de notre quotidien laborieux.

Je priais, monsieur. Je priais pour trouver le courage de tuer un homme. Il en faut, monsieur, ne riez pas ! Surtout quand le mobile est aussi clair.

Mais je n’en parlais à personne.

Elle était comme ma sœur aux yeux de tout le monde.

Je giclais sur les murs.

Lui me paraissait étranger. Il n’existait déjà plus.

Je cherchais la colère sans la trouver.

Je ne savais pas qu’on finit toujours par la trouver et que c’est comme ça qu’on commet les erreurs qui mettent la justice sur votre chemin.

Je ne savais rien de ce qui est écrit d’avance.

Maintenant que tout est fini et que plus rien n’arrivera que ce qui arrive par ennui, je connais les règles qu’on ne devrait jamais ignorer quand on a l’intention de tuer quelqu’un.

Pourquoi ne tuez-vous pas, monsieur, vous qui n’ignorez rien du crime parfait ?

Il faut toujours que ce soit les pauvres bougres comme moi qui deviennent des assassins.

Alors je sortais le soir sur le seuil de ma maison et je la regardais.

Je la regardais jusqu’à ce qu’on lui dise de me rejoindre.

Elle disait ce qu’elle avait à dire.

Un mot pour mon ancienne femme et trois mots pour les enfants morts.

Rien sur mes parents qui étaient morts de mort naturelle.

Je piaffais.

Le plaisir m’envahissait.

Elle ne voyait pas ce que je faisais.

Eux non plus ne voyaient rien.

Ils s’apitoyaient.

Puis elle m’entraînait vers eux et nous buvions du vin.

Ce vin qui nourrit ma colère…

Je paraissais malheureux, mais en réalité je sombrais dans une colère noire et rouge.

De quoi pouvions-nous parler sans me faire mal ?

Du pays. Parlez-lui du pays. Il aime son pays. Vieilles racines que personne n’arrachera jamais à cette terre faite pour le temps et les souvenirs.

Ils parlaient du pays.

J’aurais parlé de la femme si j’avais bu autant qu’eux.

Et je le voyais travailler à ses études derrière le rideau qu’il avait un peu tiré pour nous voir.

C’était un homme ordinaire, ce que je ne suis pas.

Jamais il se serait avisé de se confronter à moi dans un de ces injustes combats dont je sors toujours vainqueur.

Mais je ne voulais pas le voir.

Je voyais son écran.

Elle ne voyait pas non plus.

Elle posait des questions qui me semblaient destinées, mais je n’y répondais pas, laissant ce soin aux vieux qui en savaient plus que moi sur ces sujets d’un autre temps.

Ma main interdisait gentiment le vin.

Encore un regard de toi, et je le tue devant ces témoins inaltérables !

Mais il ne se passait rien.

Je parlais de mon travail, de cette attente dans laquelle me plongeait les particularités de mon travail.

Qui comprenait ?

Puis la nuit se refermait sur nous.

J’ai toujours craint cette étreinte.

Fermer les yeux à ce moment-là m’a toujours semblé imprudent.

J’allais au lit en riant, mais j’avais peur de ne pas me réveiller ou de me réveiller dans un monde pas fait pour moi. C’est peut-être ce qui est finalement arrivé. Ce monde n’est pas le mien et j’y tue jusqu’à ce qu’on m’arrête comme vous le faites, monsieur.

 

Car il ne s’agit pas d’humaniser le meurtrier en lui donnant la possibilité de chanter ce qu’il a fait de mal au milieu d’un tas d’autres choses qui n’étaient pas bien c’est vrai, mais pas trop mal non plus.

La vie est tellement morose quand ce qui prête à rire ne vous concerne pas.

Ils riaient pour me dire que j’avais encore un avenir, mais je n’en avais pas et je le savais encore mieux qu’eux qui n’en avaient pas non plus.

Elle riait.

Femme qui rit ou qui pleure, dans ces moments extrêmes elle devenait accessible.

Je l’approchais pour le lui dire et je ne disais rien parce que quelque chose me mentait.

J’ai toujours vécu ce mensonge dans les moments d’angoisse.

Ce n’est pas moi qui ment, monsieur. Mais ne craignez pas un plaidoyer de psychotique. Je suis seul. Je n’ai jamais parlé qu’à moi-même et si je me suis entendu, et peut-être même écouté, c’était toujours ma voix et je la reconnaissais.

Vous savez comme j’aime la poésie.

Comme j’aime que la voix se distingue des chants habituels.

Elle aimait ça aussi, mais avec plus de guitare et moins de profondeur.

Cela arrive, monsieur, avec les femmes qu’on aime et qui ne sont pas exactement à la hauteur de votre amour.

Vous ne le savez pas parce que vous ne tuez pas ce que vous aimez, monsieur.

Vous chérissez ou vous demeurez indifférent, comme il convient à un bourgeois.

Ce n’est pas la terre qui vous motive. C’est la propriété. Les murs.

Vous ne reconnaissez pas les lieux, vous les investissez.

La Loi vous donne raison.

Elle me donne tort.

Je n’ai pas le choix.

Je travaillais dur à cette époque-là plus sombre de mon existence.

L’ombre était peuplée de cadavres que je n’avais pas voulus, mais je n’aurais rien fait pour empêcher la mort.

Le cimetière est derrière la maison. Des ifs se dressent comme aux quatre angles d’une mosquée. On y entre par une petite ouverture creusée dans le mur. On s’y sent bien.

Les niches forment une figure géométrique que je n’ai toujours pas identifiée. Que de morts et un seul homme pour les pleurer. Peut-être d’autres aussi, car je ne suis pas le seul membre de cette famille. Qui sont-ils ?

 

J’attendis le prochain mariage.

Pas le mien, monsieur !

Mais celui d’une de leurs filles qui aurait pu être mienne, ils le disaient, je les ai entendus.

Tout se passa exactement comme cela s’était passé pour moi.

Il n’y eut aucun défaut.

La même journée terriblement ensoleillée qui sentait le vin et la chair brûlée.

J’ai mangé comme j’avais mangé.

J’ai dansé avec toutes les femmes qui me le demandaient, mais elle ne me demanda rien d’autre que de me taire, car je buvais trop et j’avais la langue facile, elle le savait.

— Tu voudrais profiter d’un tel jour pour le tuer ! La pauvre !

Tuer l’homme qui me la volait tous les jours et rendre malheureuse une jeune épousée qui s’en souviendrait toute sa vie.

Ce n’est pas ce que je souhaitais, ni pour elle, la jeune épousée, ni pour cet ennemi qui tomberait un jour entre mes jambes, face contre terre.

J’attendis le prochain mariage pour lui en parler, monsieur.

Quelle idée saugrenue ! Mauvaise peut-être.

Elle ne m’écouta pas. Sa gorge s’emplissait de chants traditionnels. Elle les connaissait tous. Elle avait eu une bonne mère et une grand-mère tout aussi fidèle.

Je ne me souvenais pas de ma grand-mère.

Je les avais oubliées.

Ou elles n’avaient pas existé en même temps que moi.

Ma mère m’enseignait la terre, ce qu’on en fait quand on a le sens du devoir et comment on en conserve les droits pour être aimé de ses enfants.

J’ai étudié le Droit.

Pas mal pour un fils de cul-terreux !

Je suis, comme vous le savez, le notaire de Polopos.

Je détiens la documentation la plus complète de la vie réduite à l’existence d’un village pas plus grand que votre pâté de maison à New York, monsieur.

Mais le vol, le dol, toutes ces malversations ne sont pas mon fort.

Je ne dis pas que l’idée ne m’est pas venue de commettre quelques larcins pour améliorer mon pain quotidien. J’y ai pensé. Je l’avoue. Mais je ne suis pas doué pour les calculs compliqués qui conduisent un homme à s’enrichir de ce qui appartient de droit aux autres hommes.

Et je ne dis pas que je préfère tuer.

Trois fois j’ai tué. Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Vous ne savez rien d’autre. Et on m’en veut. Comme je les comprends, moi qui ai tout perdu.

 

Mais elle ne m’a pas écouté. Je le désignais pourtant clairement, entre deux verres bien pétillants. Je ne voyais que lui.

Le poison avait ma préférence.

Le seul pari est d’échapper à l’analyse et à la torture.

— On t’accusera et ils ne trouveront rien.

Mais elle dansait avec les hommes. Les enfants la sollicitaient. Elle arrangeait les cheveux des petites filles.

Et moi ?

Je buvais sans me griser au point de perdre la tête.

Un seul coup de fusil m’aurait libéré de mes tourments.

Et envoyé en prison, laissant mon héritage sans héritiers.

Cette terre que je n’ai pas voulu posséder comme ils l’ont aimée.

J’en concevais, monsieur, une douleur que vous ne pouvez pas imaginer.

Je tournoyais moi aussi, mais sans la musique.

On me rencontrait à l’ombre des figuiers.

Je dissimulais les spectres de mon cri.

— Tu ne t’amuses pas, Ovidio ! Viens avec nous !

Farandole de drogués !

Je trébuchais avec eux, hilare pour la circonstance.

— Tu aurais pu l’épouser, Ovidio. Avec toute ta fortune ! N’a-t-elle pas espéré te prendre à celle que tu finiras par posséder ?

Qui parlait ? Pas moi en tout cas.

Passant par la cuisine, je vis le fusil pendu par le pontet à un clou aussi rouillé que son canon. Non ! Pas celui-là !

Pas le couteau non plus ! Pas une mort d’homme à homme. Quelque chose d’encore indéfinissable qui me conseillait d’éviter le combat frontal. Pas de sang !

Une femme que je connaissais me chargea les bras d’un panier que j’étais censé emporter pour le déposer sur une table. Une autre femme me poussa. Dans le panier, un enfant.

Je sortis dans la lumière. On me poussa encore, mais dans l’ombre cette fois. L’enfant brailla. J’approchai mes lèvres de son front. Il suait.

— Déposez-le là, Ovidio. Et donnez-lui quelque chose pour qu’il ne s’ennuie pas. Il n’y a rien de plus bruyant qu’un enfant qui se sent seul.

Tel était mon bruit.

Je m’assis, les coudes de chaque côté d’une assiette souillée.

— Ce n’est pas mon verre, dis-je, mais le verre s’offrait. Je le vidai.

L’enfant se taisait, peut-être pour mieux observer mes ressemblances.

Une femme me transmettait sa douce chaleur. Elle aussi aimait cet enfant.

Je ne l’aimais pas.

— Nous jouions ensemble, là !

Elle se souvenait. Moi pas.

— Nous nous tutoyions.

Elle et moi ? Ou une autre. Mais toujours moi.

L’enfant s’endormit. Plus loin, la musique s’apaisait. Je ne la voyais plus. Puis je la vis avec la mariée. Elles riaient en me regardant. Comme j’étais beau avant de devenir l’assassin de leurs hommes !

La colère montait en moi. J’avais l’impression de tout expliquer. La colère s’associait à la tranquillité. Et la tranquillité me conseillait le combat plutôt que la lâcheté. Tout plutôt que ce poison dont j’ignorais même le nom.

Mais pas le couteau, ni le fusil. Pas de traces après mon acte. Rien pour me désigner.

Je leur renverrais un silence total, impossible à définir, et sans signaux annonciateurs de confession.

Je serais la tombe de mon crime.

Après le deuil, jolie voisine, nous nous épouserons.

— Et vous aurez beaucoup d’enfants !

Comme j’en avais eu. Sans commettre un seul acte illégal. Toute la chance de mon côté. J’en étais encore stupéfait. Cela arriverait encore. Mais cette fois après le crime.

Pouvais-je m’imaginer que le crime est abominable par définition ? Je n’avais entendu parler que de vol, d’escroquerie, de… jamais on n’avait tué personne ici pour lui prendre son bien. On s’était défendu quelquefois, mais le mort venait d’ailleurs, on ne le connaissait pas aussi bien qu’on se connaissait.

Tuer cet homme pour lui prendre son bien le plus précieux, une femme délicieuse qui sentait la lessive et le piment.

— Ovidio ! Qui es-tu ?

Je suis cet homme que vous vilipendez.

Mépris sur la place publique. Voilà, monsieur, ce que vous encouragez.

Mais je ne vous en veux pas. Après le procès, nous ne nous reverrons plus. Vous jugerez encore et je disparaîtrais dans le silence qu’on impose aux assassins sous le prétexte qu’ils n’ont plus rien à dire une fois qu’ils ont agi.

Mais je ne suis pas muet, monsieur.

Et je ne suis pas vide.

Je ne suis pas un monstre.

Je suis cet homme, ce cas particulier de votre conscience.

Vous donnez la parole à un poète, sachez-le.

 

Donc, ce jour-là, jour heureux d’un mariage que j’ai détruit plus tard, je n’ai rien fait pour entrer dans le cercle suivant de mon enfer.

Je n’ai pas avancé d’un pouce sur le terrain de la reconnaissance.

Je suis rentré chez moi pour me dégriser.

Puis j’ai dormi en étreignant ma queue d’homme.

Au matin, je reconnus le soleil de ma fenêtre.

J’ouvris toute grande cette ouverture sur l’existence de la rue.

On passait comme on passe depuis toujours, le doigt sur le bord du chapeau et la langue sur les dents.

Je parlais pour ne rien dire ou pour donner des nouvelles, écoutant à mon tour ce qui n’avait aucun sens si on en cherchait un.

Bonne fenêtre de la maison, il y en avait de moins propice à l’enchantement social.

Puis je franchis la porte. J’avais rendez-vous avec une femme, mais pour décider des termes de son testament sur lequel elle me couchait.

Nous irions voir la maisonnette au bord de l’orangeraie.

Elle adorait ma conversation.

J’imaginais qu’on pouvait aussi tuer par pur plaisir.

Nous nous arrêtâmes sur le pont romain qui fait notre fierté d’historiens amateurs.

Elle me parla de l’eau qui coulait dans sa jeunesse.

Le barrage n’existait pas encore.

J’étais jeune et j’avais de la chance.

Oh ! ce n’était ce qu’elle voulait dire… la chance.

Elle voulait dire qu’elle était seule comme moi, mais sans la jeunesse qui est une sacrée chance.

Pour le reste, elle ne s’excusait pas, mais bafouillait quelque chose que je ne comprenais pas.

La maisonnette était fleurie.

Les orangers aussi étaient en fleur.

Elle me montra l’ancien puits où était tombée sa cousine.

Je n’étais jamais tombé plus bas que la terre où j’exprimais quelquefois de violents caprices.

— Vous, Ovidio ? Des caprices ? Je vous crois à peine !

Pourtant…

Au lieu de la lessive et du piment, qui forment le parfum des femmes encore désirables, elle sentait comme les fleurs des murs, la pierre et l’encens, je crois.

— Je suis maladroite, dit-elle. Je l’ai toujours été.

Elle sembla s’enfuir, mais n’alla pas plus loin que les premiers arbres.

— J’ai toujours pensé à vous… je veux dire que dans mon esprit, cette maison vous appartient. Vous y avez tellement joué !

Avec qui ?

 

Je rentrais avant midi, sans elle.

Je l’avais abandonnée sur le chemin.

Elle m’avait appelé, mais je ne m’étais même pas retourné.

Il m’arrivait souvent de disparaître ainsi.

Chaque fois, pour de bonnes raisons.

Je me plongeai dans l’obscurité de mon bureau. L’écran était noir.

Haletant.

Sans rythme.

En colère.

Elle n’avait pas voulu me provoquer.

Elle ne savait pas que j’aimais une femme et que cette femme était celle de mon ennemi.

Elle ne savait pas non plus que mon ennemi avait été mon ami.

Elle ne savait rien en dehors de ce qu’on peut savoir d’un lointain cousin qui vous a fait rêver du temps d’une jeunesse que les hommes n’appréciaient pas comme elle l’avait follement désiré.

— Je ne veux pas de cette maison si…

 

Le voilà, monsieur, le seul vrai mobile du crime que j’ai commis, non plus pour devenir le seul propriétaire de cette femme, mais pour déposséder mon ennemi d’un bien qui revenait dans l’existence des Galvez pour l’empoisonner encore une fois.

Vous ne pouvez pas comprendre !

Mon père m’avait caché ce détail.

Il estimait peut-être que le passé n’avait plus de sens.

Il m’avait même affirmé que nous n’avions jamais eu d’ennemis autres que ceux qui venaient d’ailleurs quand les temps l’exigeaient.

Mon père m’avait toujours menti !

Et ma mère ne l’avait pas trahi !

J’ai bien fait de ne pas les aimer !

Vous trouverez les détails de ce différend dans les annales de Polopos, le village où je suis né et où j’ai exercé, avant ma chute, le noble métier de notaire.

 

J’ai passé une nuit atroce, vous vous l’imaginez.

On frappa à ma porte toute la soirée, par intermittence.

Je ne répondis pas.

Je me montrai toutefois à la fenêtre. Pas un mot. Rien sur ce visage de tueur. Comme au procès où j’inspirerais les commentaires stéréotypés des chroniqueurs.

Je m’évadai un moment dans les réseaux.

Mon écran illuminait les murs.

Pourquoi cette colère ?

Je m’étais levé ce matin sans elle.

Elle m’avait nourri toute la journée.

Et maintenant, elle m’apaisait, car je savais qu’elle ne me quitterait pas.

Je n’avais eu que le tort de ne pas la dissimuler.

Une bonne nuit de sommeil me porterait conseil.

Demain, je saurais comment remettre les pendules à l’heure.

Un crime sans mobile est un crime à moitié parfait.

Or, j’en avais un.

Zut !

 

Mais au matin suivant, ma colère avait disparu comme elle était venue, sans raisons claires.

Je m’étonnais à peine.

Je retrouvais mon ancien rythme, celui des paperasses qu’on amasse.

Mon écran se géométrisait. Quelle tranquillité ! Avais-je rêvé ?

J’étais seul, comme d’habitude, un peu désorienté chaque fois que je m’approchais de la fenêtre.

Je n’étais plus capable de comprendre ma colère d’hier.

Ses raisons échappaient maintenant à ma conscience, comme si je n’avais pas eu de raisons ou comme si celles-ci n’avaient pas eu lieu d’être comme elles avaient pourtant été, convulsives comme des animaux emportés par les tourments de la mort ou du plaisir.

Je travaillai toute la matinée, répondant au téléphone avec entrain.

La joie avait remplacé la douleur.

Je buvais à même la bouteille.

Je descendais dans la cuisine pour découper le jambon, cisaillant dans la chair au fil de l’acier qui me parut facile. Pas de sang !

À midi, je sortis déjeuner. Journée ordinaire d’un homme qui a changé de statut et de fortune. Je n’aurais pas supporté de servir l’Allemagne ou la France. Pas dans les conditions d’une soumission totale aux projets politiques des nouveaux maîtres de l’Europe.

J’y pensais en marchant, grognant comme une bête.

Je la vis descendre au lavoir, ou j’en rêvais. Panière d’osier sur la tête et bras à l’équerre de la hanche. D’autres femmes battaient le linge. Qui êtes-vous ?

Vous n’avez jamais rêvé, monsieur ?

Moi, je rêve même quand je ne rêve pas. C’est compliqué.

Il y a en moi un rêve perpétuel. Je ne le reconnais jamais. Complexité des fous, monsieur, mais l’homme que vous allez juger n’est pas fou, monsieur. Un seul homme se confie à vous, entier et conscient d’avoir agi en dépit du bon sens.

Ce jour-là, jour de mon premier crime de sang, moi qui n’avais jamais volé personne, je déjeunais sous la treille avec les abeilles.

Chevreau à l’ail. Vin rosé et frais. Du miel que les abeilles viennent visiter, emportant leur bien dans le soleil ou je ne sais où.

Tout était tranquille. J’étais tranquille moi aussi. Je ne comprenais plus ma colère d’hier. Ma cousine en pensait quelque chose. Un petit caillou était entré dans sa chaussure.

— Ovidio ! Vous si attentif d’habitude !

Elle me parlait sans entrer sous la tonnelle, demeurant en plein soleil, les yeux presque fermés, agitant son petit éventail d’ivoire et de lapis-lazuli. Une dent clignotait. Peut-être l’or.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris… expliquai-je entre deux bouchées (je ne me souviens plus si j’en étais au dessert ou si elle avait interrompu l’ingurgitation du chevreau).

— Je n’aurais pas dû vous parler de ça. C’était si… anodin.

Je chassais une abeille pour la première fois.

— Cela n’avait plus d’importance, continua-t-elle. Enfin, avant que vous ne vous mettiez en colère.

Il s’agissait donc bien de colère. Je ne m’étais pas trompé de mot pour désigner mon angoisse.

— Je n’étais pas en colère, dis-je. Je…

Je rien.

— Nous en reparlerons, dit-elle en s’éloignant. Ne tuez personne avant d’avoir tous les détails. Bon appétit, Ovidio !

— Bon appétit !

Bon appétit ou autre chose, je m’en fiche ! Maintenant que mon plaisir est gâché.

J’entrai dans la salle toute baignée d’ombres.

— Quelle colère, don Ovidio ! Je ne vous ai jamais vu…

Pourquoi écouter ces commentaires qui ne donnent aucun sens à ce que j’ai réellement dit et fait depuis hier ?

 

Voilà comment cela s’est passé pour moi, monsieur.

Vous croirez ou pas, qu’y puis-je ?

Je ne suis pas fou comme vous l’avez dit à votre collègue.

Si, si… je vous ai entendu dans le couloir où j’attendais, lié à ce gendarme qui se taisait en vous écoutant aussi.

Il avait l’air effrayé par cette perspective, alors qu’elle me sauvait de la guillotine.

On ne guillotine plus, dites-vous ?

L’attente n’en est pas moins horriblement vécue.

La mort du prisonnier n’est pas celle de l’homme libre.

Celui-ci attend alors qu’il a autre chose à faire.

Mais moi, pauvre bougre de crétin, que ferais-je si je n’ai rien à faire, en prison ou ailleurs ?

 

On me surveilla. C’était discret, mais je savais. Je savais qu’ils se doutaient que quelque chose allait arriver pour changer au moins deux fois la vie.

Changeant la mienne pour commencer.

Puis celle de l’homme à qui il n’arriverait plus rien.

Et enfin la femme que je n’épouserais pas à cause de la justice !

Dans le miroir, j’ai vu mon cou écrasé dans le garrot, ma pauvre langue tirée sous mon nez et l’agitation de mon corps qui inspirera le mépris plutôt que la haine ou la pitié.

Tout cela à cause de l’amour !

Enfin, de ce que je prenais pour de l’amour et qui n’était que désir inassouvi. Quelle honte de mourir ainsi !

À vrai dire (car il faut bien que je dise la vérité), je perdais la tête.

Un seul regard dans le miroir me renseignait sur l’état de mes facultés.

Je n’avais encore tué personne.

Ma future victime était désignée.

Je savais pourquoi.

Il ne manquait plus que la colère.

Il faut une grande colère pour tuer. Lisez les journaux. Une grande colère ou l’espoir d’une vie meilleure. Les deux.

Je venais d’expérimenter une colère comme je n’en avais jamais connue.

Elle était passée sans explication.

Restait l’amour.

Et ça ne suffisait pas pour susciter le geste qui tue.

J’aurais pu apprendre la cruauté, mais je ne suis pas cruel.

Je déteste le spectacle de la souffrance.

J’avais besoin, monsieur, d’une colère monumentale et je n’en trouvais pas les raisons, malgré une annonce provoquée par les révélations de ma vieille cousine.

 

Je lui rendis visite pour expérimenter encore les effets de ses connaissances généalogiques sur mon cerveau peut-être malade, monsieur, mais pas déréglé.

Je ne souffre que de migraines et encore, pas tous les jours.

Elle me parla encore des conflits qui changèrent le destin de deux familles qui toutefois ne firent pas usage de leurs armes.

Il y eut des procès, certaines injustices, des disparitions de biens, jamais de personnes.

Jamais de menaces comme celles que j’aurais pu proférer si j’avais été fou d’avance.

Mais je ne l’étais pas.

Je l’écoutais tandis qu’elle ne cachait pas qu’elle était encore en train de rêver de moi, de mon corps, de son corps à elle.

Je n’aime pas les parfums fruités des vieilles femmes.

J’aime leurs mains qui semblent résister à la laideur par je ne sais quel miracle de la forme devenue impérative et croissante.

Je ne peux pas expliquer cette sensation.

Elle est d’ailleurs étrangère à notre propos qui relève de l’examen psychologique et non pas de la destruction du beau par la poésie elle-même.

N’en parlons pas.

Mais la colère ne revint pas me tourmenter pour me préparer au crime.

Nous nous quittâmes en silence, car nous nous étions tus après épuisement du sujet d’une conversation qui m’avait presque endormi.

Je le vis se coucher à travers les rideaux de sa chambre. Plouf ! Plus de lumière. Je rentrais.

Comme je vous l’ai dit, ou plus précisément, pour ne pas quitter le champ de vos investigations, j’ai tué une première fois sous l’effet de la colère, sinon il ne serait rien arrivé et je ne serais pas là à me lamenter sur le sort que vous me réservez.

Il ne serait rien passé ensuite.

Je serais toujours le notaire de Polopos. Célibataire et malheureux.

Comme vous, monsieur, je veux dire sans femme et sous l’emprise de dérivatifs inavouables quand on est un notable respecté.

Mais le destin, ou le malheur, me donna finalement toutes les raisons de sombrer dans la folie meurtrière que je préfère appeler colère pour ne pas vous donner des raisons de m’enfermer ailleurs que dans une prison où je ferais enfin de mauvaises rencontres.

(Je ne manque pas d’humour, monsieur.)

Qu’est-ce que je dis ! C’EST de la colère. Pas autre chose.

 

Brûlante après-midi d’été, les vagues se formaient au loin.

Quelqu’un jetait de l’eau sur les dalles brunes.

La terre cuite des pots rendait un son de cloche entre les exhalaisons.

Qui êtes-vous, glissante comme une ombre et fidèle comme un jet de lumière ?

Je m’assoupissais, comme tous les jours d’été à cette heure, peu avant que la cuisine s’ouvre, laissant courir les odeurs de la friture et du poivre.

Un livre refermé m’attendait encore, mais mon esprit était ailleurs que dans la fiction ou l’exercice de l’idée au frottement des réalités souterraines de ce monde de surfaces et d’apparences.

Je n’attendais rien, sinon que ma colère s’éteignît dans un rêve.

Les muscles de mon cou se détendaient lentement sous la pression de mes propres mains, rêvant qu’il s’agissait d’une autre… Que dis-je ? Que vous dis-je, monsieur ? Vous allez penser que je ne suis plus moi quand je suis une autre !

Mais la colère est définitive.

Nous autres coléreux, nous savons cela d’instinct, bien avant de grandir pour se mesurer aux autres sur le terrain des activités sociales.

Nous savons où cela nous conduira quand le temps s’arrêtera et qu’il ne sera plus question de se donner au silence.

Ce vacarme intérieur vous rend bruyant comme un insecte.

Vous vous associez à d’autres rumeurs, abaissant le rideau qui tombe à l’oblique sur le fer des balcons, derrière la grille qui servit autrefois à protéger les filles destinées à la procréation alors que d’autres n’enfantaient que dans les marges du travail de force.

Pas de cri, pas même un filet de voix, rien d’obscur ni de douloureux.

Le silence et l’insecte qui bat contre lui comme à fleur d’un autre cœur.

La femme que je ne connaissais pas filait entre les colonnes, jetant l’eau autour d’elle, aspergeant les murs comme à l’office, et je pouvais voir la pierre réduire cette eau aux spectres de mes passions inavouées.

— Un petit alcool, don Ovidio ?

Anis sanglant, disque fuyant entre mes doigts, revenant de la lumière qu’elle répandait par coulures en secouant les rideaux de la scène où je jouais un personnage de ma connaissance.

Vous ne pouvez pas savoir, monsieur, comme il est difficile de raisonner dans ces moments de fugue de l’esprit.

Une douleur s’annonçait sans me relier à la réalité.

— Je veux bien une copita.

— Cela vous aidera à patienter, don Ovidio.

De quelle patience parlait-elle ?

Elle ne m’inspirait rien de charnel, peut-être à cause de la distance qu’elle maintenait par l’intermédiaire de ses voiles.

— Cela vous fera du bien, don Ovidio. Vous travaillez tellement !

— Oui, je travaille, nana, mais du chapeau seulement !

Rire qui fuit et ne laisse pas de traces !

J’étais seul de nouveau, colère rentrée comme le linge dans les tiroirs.

L’eau filait vers les rigoles, vernissant les briques entre les feuilles, une fleur ponctuant un angle.

J’avais déjà vécu cela plus d’une fois.

Mais il n’était jamais rien arrivé qui méritât une intervention des autorités !

Je cédai à l’angoisse.

Il s’ensuivit un cri relatif.

Par relatif, monsieur, j’entends que ce n’était pas le mien.

Elle se tenait la bouche, soulevant de son avant-bras des seins d’ivoire et de cendres.

— Don Ovidio !

— Je ne sais pas ce que je fais, nana !

Je m’étais promis de ne pas faire couler le sang, ni le mien ni celui des autres.

Pas de couteau, pas de balle, pas d’écrasement entre deux pierres. Le poison avait pourtant séduit mon esprit, monsieur.

Sur la table, un verre renversé et le sang de l’animal que je venais de blesser à mort.

Un couteau planté dans son cœur encore battant.

Dents d’une espèce de férocité qui m’épouvanta car je savais qu’elle m’était destinée par cette bête réduite à l’impuissance.

— Je me suis défendu ! criai-je.

— Cette pauvre bête !

Elle voulait dire : « Cette pauvre bête qui ne vous a rien fait ! »

Et que je ne connaissais même pas !

Elle gisait en travers de la table à l’endroit où j’avais écrasé les mouches qui m’empêchaient de trouver le sommeil.

Qui m’avait mis ce couteau dans la main ? Pas moi, monsieur. Ni elle. La colère expliquait bien mieux la chose.

Je tirai sur la queue de l’animal pour le jeter par-dessus le mur.

Il laissa une trace tellement rouge que je ne pus achever mon geste.

Seules les dents avaient produit un bruit, rayant l’acier de la table.

— C’est idiot, dis-je, il a dû se passer quelque chose qui m’a poussé à le poignarder… Comment expliquer autrement ce geste fou ?

L’animal était suspendu à mon bras, lequel s’élevait aussi verticalement que mes forces me le permettaient.

— C’est la première fois que cela m’arrive ! dis-je en riant.

— Je sais, don Ovidio, je sais !

Elle épongeait le sang, tordant le linge rougeoyant au-dessus d’un seau.

— Vous avez l’habitude, vous ! dis-je pour expliquer encore.

Elle ne disait rien et continuait d’effacer les traces dont j’étais l’inventeur éberlué.

— Ça va être bientôt l’heure de manger, dit-elle sans me regarder.

Je me dirigeai vers la cuisine, haletant comme si je revenais d’une course de l’autre côté de ce petit monde circulaire où je n’avais pas encore trouvé ma voie.

La table était mise. Les jours passaient.

— Un autre jour, don Ovidio, éloignez-vous des couteaux quand vous voyez rouge !

Ces enfants ! Moqueurs comme des clowns. Disparaissant à la première volute de fumée envoyée à travers la grille. Je les rattrapais dans la rue pour caresser leurs chevelures soyeuses comme des fils d’Ariane.

Vous connaissez la suite…

La nuit tombait, comme on dit.

Elle passa au bras de l’homme qui l’avait épousée.

Elle avait l’air heureux.

Il paraissait satisfait.

Ils répondirent à plusieurs saluts des fenêtres, dont le mien.

J’attendis qu’ils disparaissent dans le crépuscule avant de me livrer à une masturbation qui se solda par un déchirement du prépuce.

Ce sang !

Il me sembla qu’elle (ou il) venait de me blesser.

Comment accepter une pareille leçon de choses à un moment où le plaisir prenait la tangente ?

J’éjaculais dans le sang et la douleur, une douleur aiguë comme celles que je m’inflige à la pointe du couteau si le temps est à la pluie et au vent.

Mais l’été ravissait le monde et je n’étais pas le premier à en dire du bien, monsieur, ni le dernier.

Je ne souhaite à personne de souffrir à ce point.

La rue se peupla de promeneurs furtifs, mais indiscrets.

Des dialogues s’enchaînaient sans que je comprisse une seule fois de quoi il était question.

Je voulais sortir moi aussi et participer à la curée de la nuit !

Mon sang parlerait pour moi.

— Vous avez du sang sur les mains, don Ovidio !

J’étais sorti, n’allant pas plus loin que le seuil de ma maison qui est bordé par un arrangement singulier de plantes vertes et de pierres arrachées au temps passé sans moi.

— Laissez-moi ! dis-je fermement, bousculant cet importun qui me renvoya un juron ou une insulte.

— Où allez-vous, don Ovidio ! Ne le laissez pas s’enfuir !

Vous ne pouvez pas savoir l’effet que peuvent produire de pareils propos au moment où le monde s’est retourné contre vous parce que vous n’êtes plus ce qu’il faudrait que vous soyez à ce moment-là précisément !

Je me mis à courir.

Mon instinct m’orientait dans la direction de la lumière.

— Giselle ! Isabela ! Agnes ! Dolores ! Il s’est échappé !

Je croisais des visages coupés d’ombres.

La colère ne m’avait pas quitté, mais elle avait changé de nature.

Elle ne me harcelait plus.

Au contraire, j’eus l’impression qu’elle donnait un sens à ce que je venais de subir.

Comment on perd la tête, monsieur ! On ne devient pas fou, on s’égare.

Je me réfugiai chez elle.

Elle m’accueillit comme si rien ne s’était passé, ni chat ni enfants, rien d’aussi important que ces petits êtres sans défense, vous pensez !

— Je suis fou amoureux de toi ! criai-je dans sa poitrine. Et je ne trouve pas la force de le tuer !

— Pauvre fou !

Voulait-elle dire que personne ne tue pour un motif aussi… futile ?

Une larme coula sur sa joue, puis suivit l’interstice de ses lèvres.

— C’est salé, les larmes, dis-je.

— Tu n’en sais rien, Ovidio !

Elle avait raison, comme vous dites, monsieur. Je n’en savais rien. Comme vous dites en français : si je l’usseçu !

Ne riez pas, monsieur. Vous ignorez à quel point ce moment me rendit heureux. Vous ne savez rien du bonheur des malheureux.

Je caressais sa joue mouillée. Elle me rendit plusieurs fois ces caresses, empoignant mes cheveux pour me regarder dans les yeux.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, fit-elle. C’est lui qui va nous tuer.

Nos corps dans la même tombe, j’en rêvais depuis des nuits ! À défaut du lit et de nos sécrétions de vivants.

Il entra.

— Il est pas bien, dit-elle.

— Je vois, fit-il.

Il ne me restait plus qu’à partir, bien que l’idée de les laisser seul à seul, vous vous en doutez, monsieur, ne m’enchantait pas.

Je sortis.

Que de témoins !

Ils regardaient mes pieds pour ne pas voir mes yeux.

— Vous ne les ferez pas revenir de cette manière, don Ovidio.

Que comprenaient-ils ? Ou plutôt, que ne comprenaient-ils pas ?

Cette colère qui me fait du bien, qui me rend fort !

Un autre chat croisa mon regard.

D’autres enfants avaient l’air doux et faciles.

Le petit air du large frémissait avec moi et les orangers de la rue.

— Vous savez quoi, don Ovidio ? Je vous paye un verre.

Main chaleureuse qui a déjà soupesé les doses de malheur qui affectent l’existence des malchanceux.

Quelqu’un me raconta qu’il connaissait quelqu’un qui avait souffert plus que moi.

— Ce ne sont pas des choses qu’on raconte à quelqu’un qui a souffert, conseilla quelqu’un.

— C’est ça. Parlons d’autre chose.

Nous pouvions parler de la même chose si rien n’était dit sur ce qui arrive toujours à ceux à qui la chance ne sourit pas.

— Ce n’est pas la femme qui vous rend malheureux, dit quelqu’un. Ce qui vous tue, hombre, c’est autre chose. On n’en dit jamais rien, mais tout le monde sait bien ce que c’est.

Il dressa son membre.

— Dieu veut qu’on se reproduise, pas qu’on s’entretue.

La leçon était terminée.

Ne disposant pas moi-même d’un membre aussi flatteur, je renonçai à la cuite et sortis du tripot où m’avait jeté mon inconstance en matière d’abus.

Je me sentais presque tranquille.

Pourtant, la colère me parlait à l’oreille.

J’écoutais religieusement ces nouvelles leçons de choses, assis dans la lumière d’un seuil qui venait de se refermer comme la coquille dans l’écume.

Il faut dire, monsieur, que je ne suis jamais monté plus haut que ma charge de notaire.

Je suis monté très haut depuis ma condition première, mais jamais plus haut que la situation où vous me voyez maintenant — je veux dire : avant de tomber aussi bas que le crime le veut.

Je n’ai jamais rêvé d’une femme, et encore moins de ses enfants.

Je les aurais tués si le sort ne s’était pas acharné sur eux, comme vous savez.

Quel coquin de sort m’a libéré de la prison où je m’étais jeté moi-même corps et âme ?

Mais à quoi bon retrouver son intégrité si le rêve ne devient pas réalité à force d’amour ?

Je n’ai pas de chance, voilà comment j’explique cette existence qui ne se terminera pas avant de m’avoir réduit à ce que je suis au fond, c’est-à-dire à rien de bon, monsieur.

Les nuits se suivent, se ressemblent peut-être, mais à une nuance près, pas exactement. Et l’accumulation de ces nuances finit par prendre un sens qui n’a rien à voir avec ce qu’on attend de la nuit.

On n’exprime pas les nuances.

Elles se laissent deviner, au détour des paroles et des actes qui fondent la nuit.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur, mais cela n’a rien à voir avec la Loi qui conditionne nos comportements.

Il n’y a aucun mal à tuer.

Ce qui est mal, c’est de perdre quelque chose qui ne se gagnera plus.

Donc, ce qui est bien, c’est de gagner ce qui a été perdu.

J’ai perdu mon âme d’enfant.

Que savez-vous, monsieur, du moyen de la retrouver sans s’attirer les foudres de la société que vous défendez avec vos grands airs de notable ?

À quoi sert la justice des hommes si elle ne sert à rien, monsieur ?

La vie ne m’ayant pas verni comme vous pensez l’être vous-même, monsieur, pourquoi ne pas tenter le diable qui n’existe que parce que Dieu n’existe pas ?

J’y ai pensé toute la nuit.

Au matin, je n’avais encore tué personne, mais j’étais parfaitement préparé pour passer à l’acte sans me poser VOS questions et non pas les miennes.

J’avais sacrément avancé.

Je ne pouvais plus reculer.

J’attendis l’heure, c’est-à-dire le moment qu’il choisissait chaque matin pour se rendre à son travail.

J’étais donc assis sous un olivier.

Je mangeais des olives et ce qui restait d’une omelette conçue la veille par celle qui me servait avec parcimonie.

Pas de couteau, ni de fusil, mais une pierre que je pouvais soulever au-dessus de ma tête sans grogner comme un forçat.

Un chien me regardait de loin, assis lui aussi sous un olivier.

Il attendait un signe. Nous ne partagions pas la même attente, mais nous attendions. Mon geste le ferait fuir à toutes pattes !

Un homme passa. Ce n’était pas lui.

Un autre homme, puis une femme, plusieurs enfants qui lisaient dans un livre, et un chien qui reluqua l’autre chien sans le déranger.

Le matin, l’esprit est clair comme de l’eau qui dort.

Je voyais la suite.

La comédie que je jouerais devant les autres pour m’épouvanter avec eux.

Cette duplicité qui était ma seule vraie nature.

Condamnez-moi pour elle, monsieur, si vous voulez m’enfermer avec la lie de l’humanité.

C’est comme un venin.

Je ne sais même pas qui me l’a inoculé.

Peut-être moi, à cause d’un mot que je n’ai pas prononcé pour ne pas me trahir. Qui sait ?

Enfin, il arriva.

Il ne trouva pas étrange de me voir, moi, don Ovidio Galvez Cintas, notaire de Polopos, assis en habit d’ouvrier sous un olivier qui ne me ressemblait pas.

Je le laissai passer, idiot que je suis !

Plus personne sur ce chemin maudit. La rage me fit baver. Aimer une femme n’est pas à la portée de tous les hommes.

Je courus.

Je dus enjamber les figuiers de Barbarie.

Descendre pour le rejoindre sur un autre chemin que je connaissais aussi bien.

J’aperçus sa chemise, le dos à peine voûté, les boucles de cheveux rouges dans le cou. Voilà l’homme qu’elle prétendait aimer si on le lui demandait !

Monsieur, j’ai frappé sans ménager mon effort.

C’était si facile que je crus m’être frappé moi-même.

Le corps roulait dans la poussière, agité comme un linge dans le vent, se couvrant petit à petit de ce sang que je m’étais promis de ne pas faire couler. J’écrasai le visage sans le regarder.

Il cessa de geindre, puis de bouger.

Quel silence ! Et quel calme ! Quelle soif de nouveauté ! J’avais atteint mon but, en ce jour qui aurait pu ressembler à tous ceux que j’avais connus pour mon malheur.

Je détruisis la tête.

J’avais commencé par la tête, je m’en étais tenu à elle et j’achevais de la détruire avec une rage qui fit trembler la terre sous mes pieds.

Et personne sur le chemin, pas même sous les arbres, ni sur les crêtes grises où des oiseaux se chamaillaient pour une autre raison.

J’emportais la pierre avec moi.

En ces temps de police scientifique, il faut une grande présence d’esprit avant de quitter les lieux qu’ils appelleraient une scène du crime.

Mais avant de m’enfuir, je plongeais ma main dans la poitrine ouverte pour saisir le cœur et le presser comme un citron. Il couina.

— Tu es mort ! jubilai-je.

Il devait l’être. Le moindre souffle de vie m’eût humilié. Je courus me mettre à l’abri.

L’inconvénient de ce mode opératoire, comme ils disent, c’est que le sang vous gicle partout. Des milliers de taches qu’il vaut mieux tenir secrètes maintenant qu’elles existent définitivement.

Puis le doute…

Et si ce n’était pas lui ?

Quelle idée ? C’était lui.

J’allais revenir sur mes pas quand un cri m’en dissuada heureusement.

Une femme se dressait sur la pointe de ses pieds en criant un nom qui m’était étranger.

Belle femme que je ne connaissais pas. Qui était-elle ?

Des bergers rappliquèrent, suivis de leurs chiens. Des touristes se relevaient derrière les buissons. Des enfants tombaient des arbres. D’autres femmes laissaient tomber leur linge et arrivaient en s’arrachant les cheveux. J’avais commis mon forfait en présence de toute l’Andalousie !

Quelle peur alors !

Ils prononçaient un autre nom, comme si le mien leur était inconnu.

Doigts pointés dans la direction des pins sous lesquels je me livrais à la peur, une peur noire comme le crime que je venais d’ajouter à la noirceur de l’humanité.

Des hommes arrivaient de toute part. Mon refuge d’ombres et de sève était cerné. Je me jetais sur cette terre qui avait été mienne.

Leurs mains me firent mal. Je ne résistais pourtant pas. J’étais comme un enfant qui renonce à avoir raison parce que les coups lui font mal.

On me traîna, je crois. En pleine lumière.

— Je l’ai vu, je vous dis !

— Non ! Pas don Ovidio !

— Vous savez bien que c’est lui !

— Nous en parlons depuis longtemps. Ça devait arriver.

— Mais cette femme n’est pas…

— Qui êtes-vous, malheureuse ?

La même chemise, les mêmes boucles rouges dans le cou, cette manière de se voûter pour arpenter le chemin… Je m’étais trompé de victime !

— Il lui a arraché le cœur ! Comme ses ancêtres mayas !

Mes genoux saignaient dans les cailloux. Quelqu’un riait, s’excusant sans cesser de rire, flûtant dans l’air chaud qui empoissonnait les esprits.

Le visage de la femme m’apparut alors. Je ne la connaissais pas. Elle ne parlait même pas notre langue, mais la vôtre, monsieur. Et je venais d’envoyer son homme ad patres. De plus, j’étais prisonnier.

Une voiture cala sur le chemin, envoyant des cailloux dans les visages. Je voulais secouer mes cheveux à cause de la poussière. Je voulais boire !

Une main déchira la chair sur mon épaule. Je criais pour ne plus les entendre. Puis mes dents mordirent le cuir d’un siège. Il me sembla que la terre se soulevait. Le moteur hurlait. J’étais soumis à la force centrifuge impliquée par les virages que je connaissais bien. On entra dans Polopos dans un concert de cris.

Puis la voix tranquille d’un homme.

— Asseyez-vous là, don Ovidio. Vous êtes sous ma protection. Vous me connaissez. Ne craignez rien. Un peu d’eau vous fera du bien.

C’était de l’eau fraîche. Je reconnus la saveur de nos sources. Ma vie venait de basculer dans un vide étrange. Je n’étais plus moi-même. Quel homme avais-je massacré ? Quelqu’un m’avait arraché la pierre des mains. Je pris un air malheureux comme tout pour dire que j’avais mal.

— Ce n’est rien, don Ovidio. Des égratignures. La peur.

Mon premier crime. La première fois que je tue et sans doute la dernière.

— Arrêtez, don Ovidio ! Ce n’est pas le moment !

Pas le moment de se caresser en pensant à elle. Voilà ce que voulait dire ce gardien de la paix. Et je lui obéis comme s’il venait de dire ce qui convenait à la situation.

J’entrai dans une pièce sans fenêtre. La porte se referma, allumant du même coup une petite lumière dans le plafond, petite et inaccessible dans son étui de verre dépoli.

De l’autre côté, une femme pleurait et criait vengeance.

On lui donnait de l’eau, faute de mieux.

On lui demandait si elle avait assisté à la tragédie.

Je ne comprenais pas sa réponse. C’était un mystère pour moi. Je m’immobilisai pour ne rien perdre de la scène qui se jouait derrière la porte.

Ils parlaient peu. La femme reniflait. En tendant un peu l’oreille, je pouvais entendre le ventilateur. Couvert de mouches mortes qu’il était ! Et depuis longtemps. Je connaissais les lieux. Qui ne les connaît pas ?

Tout devint presque silencieux. Le trou de la serrure se fermait et s’ouvrait.

— Comment voulez-vous que je l’empêche de se branler !

Femme réduite au silence, qui es-tu ? Et qui est cet homme que j’ai tué à ta place ?

Il n’y a pas d’autre réponse dans ce monde qui n’est pas le mien.

J’avais la force de tout imaginer pour me sauver.

Je m’endormis.

L’homme qui me réveilla ne le fit pas sans douceur. Il avait pitié de moi.

— C’est l’heure, don Ovidio. On va vous conduire à El Acebuche. Comme vous n’avez pas de famille, j’ai pris la liberté de prévenir votre cousine. Elle a finit de pleurer. Elle ne pleurera plus.

À quel dialogue songeait-il ? Je me tus et le suivis. La nuit était tombée depuis longtemps. Personne sur la place. Les fenêtres n’éclairaient plus les rues. Mais quel vent !

Plus loin, tandis que la voiture traversait une infinité d’aloès, je me mis à pleurer, mais comme un enfant qui ne sait pas ce qui va lui arriver maintenant que les hommes sont en colère après lui.

On me laissa pleurer.

Un avion répandit ses feux avant de se poser.

La grande statue de l’Indalo projeta son ombre sur le capot, puis à l’intérieur de la voiture, et je la regardai se fondre lentement dans la nuit qui s’éloignait avec elle.

L’accident eut lieu peu après, au détour d’un rond-point que le chauffeur négocia à trop grande vitesse.

Il arrive ce genre de chose même aux plus guignards, monsieur.

Je m’attendis à une mort par écrasement, sans doute parce que je venais d’écraser une tête et que je trouvais parfaitement juste de subir le même sort. Il n’en fut rien.

Projeté à l’extérieur du véhicule, comme le précise le rapport que vous avez entre les mains, je m’enfonçai dans une autre nuit, plus douloureuse que prévue, mais sans la mort que je ne pouvais pas confondre avec les pierres du désert et les pointes acérées des aloès.

Étendu sous la lune, j’attendis de mourir dans la plus atroce des souffrances.

Il me sembla qu’une jambe manquait à mon agonie. Membre fantôme que je voyais, en imagination, s’agiter comme la queue d’un lézard. Mais je ne sauvais pas ma peau. Je profitais d’une dernière douleur plus inhumaine que celles, nombreuses et reconnaissables, que j’avais subies durant mon existence de minus habens.

Je l’ai déjà dit, et vous le constatez, monsieur, je suis un homme fort, bien bâti par la nature à défaut de l’être par moi-même comme cela aurait dû m’arriver si je n’avais pas été, comme dit le poète, foutu d’avance.

Mes jambes sont solides, mes bras supportent des efforts que vous n’imaginez pas et ma tête est plus dure que toutes celles que j’ai rêvé d’écraser après les diverses et nombreuses humiliations que le destin ne m’a pas épargnées.

Je parvins à me relever.

Debout, j’étais en face d’un aloès plus grand que moi. Il me faisait de l’ombre, ce qui me dissimulait, car plus loin, on geignait, peut-être à l’agonie, ce qui ne me concernait pas.

Je considérai alors les montagnes. Elles se dressaient dans un ciel clair et noir, comme dans un tableau de peinture.

Je fis ce pari fou (encore un signe) de les atteindre avant d’être rattrapé par la justice.

Qu’y recommencerais-je, je ne le savais pas.

Ce n’était pas le moment d’y penser. Je courus, ayant cette force.

J’ignore comment le jour m’a retrouvé sur ce chemin étrangement libre de toute contrainte.

Au matin, je grimpais déjà, en parfaite condition physique.

Je bus à une fontaine et trouvais même à cet endroit une de ces bouteilles de plastique qui polluent nos environnements ancestraux à la fois de leur matière imputrescible et de leurs reflets inaltérables.

Un gaillard de mon espèce peut survivre à la faim. Mes mains sont capables du pire, comme vous le savez. Les animaux libres de cette terre me serviraient comme leur maître.

De plus, je n’ai pas peur de l’homme, que je sais pouvoir tuer.

Et pour la première fois de mon existence, j’avais eu de la chance.

L’avenir m’appartenait !

J’escaladais toutes les pentes sans ressentir aucune fatigue.

Il ne manquait qu’une femme à ces exploits.

J’en trouverais peut-être une.

Je ne ferais pas le difficile.

Je ne me fabriquerais aucun problème pour compliquer ce qui m’apparaissait maintenant comme la simplicité même.

À midi au soleil, j’atteignis les deux mille mètres d’altitude.

La lumière m’envahissait. J’offris ma semence à ces pierres.

Je ne redescendrais jamais ! me dis-je.

Arrivé au sommet de je ne savais quelle montagne, je pourrais peut-être me jeter dans le vide pour en finir avec cette souffrance.

Pas d’autre perspective mentale, monsieur !

Je pouvais rêver, mais aussi mettre fin à mon rêve.

Pourquoi avais-je tendance à oublier la femme qui m’avait inspiré le pire des tourments qu’un homme puisse affronter au seuil de la vieillesse ?

Et qui était cet homme que j’avais assassiné à la place de celui dont la mort m’aurait sauvé de la décrépitude ?

Sous les amandiers, je pensais à cette femme que j’avais trouvé belle.

Jadis, on s’aventurait dans le monde suite à des distorsions de la réalité, volant seulement le bien d’autrui et se retrouvant sur les grands chemins qui mènent quelque part où tout se met à exister de nouveau avec d’autres peuples et d’autres raisons d’exister.

Aujourd’hui, on monte le plus haut possible et on finit par se jeter dans le vide pour toute aventure.

Ce n’est guère réjouissant, monsieur. C’est même triste.

Mais je suis lâche, monsieur, vous le savez.

Et si j’ai survécu à cette ascension vertigineuse, vous vous doutez bien que ce n’est pas grâce à mon courage.

Alors les questions du genre Qui était cet homme ? Qui était cette femme ? Pourquoi me suis-je trompé de victime ? Pourquoi ai-je eu la chance de ne pas mourir comme j’aurais dû mourir dans un accident de voiture ? Etc. Je ne me les pose pas, monsieur. Mais je vous les pose pour que vous y répondiez dans la solitude de la réflexion qui vous conduira à me condamner ou au contraire (je ne me fais aucune illusion) à me pardonner comme vous le conseille votre religion.

Vous savez que je ne me suis pas jeté dans le vide (d’ailleurs, quel vide ?) puisque je suis là devant vous, moi l’auteur de trois crimes dont le premier vous est maintenant connu dans les moindres détails.

Ce que vous devez savoir maintenant que vous êtes bien informé de mes débuts dans ce qui est peut-être une science, c’est que la colère m’a quitté au contact de ces montagnes franchies à la force de mon corps.

Parvenu à ce que je considérais comme le sommet de mon ascension, j’ai respiré pour la première fois de ma vie une véritable tranquillité et non plus les relents d’un simple intervalle de repos.

Je n’avais plus rien à faire dans ce monde et toutes les raisons de me jeter dans ce vide qui ne m’apparaissait pas aussi clairement que je l’avais pensé en montant.

Trouver une raison de survivre à une pareille angoisse n’est jamais une mince affaire.

Je suis un homme simple. Rien ne peut compliquer mon existence comme ces instants de privation. J’ai alors envisagé le plaisir sous les espèces d’un dernier trait à tirer sur mes raisons de vivre.

 

Mais n’anticipons pas.

Là-haut, le ciel ne contenait plus rien.

Les bords, roche dure et froide, se diluaient dans des perspectives hallucinantes.

Jamais je n’étais monté si haut.

Jamais avec autant de rage.

Mes mains saignaient et je les léchais, goûtant à ma propre chair alors que le vent parcourait l’ombre où je n’osais pénétrer de peur d’y retrouver des raisons de m’en prendre à mon instinct de survie.

Je savais où j’allais. C’était peut-être une erreur de retourner sur les lieux d’un autre sacrilège. Comment ne pas se souvenir de ces moments d’errance ?

Des chiens étaient sur ma trace. Je les entendais. Ils me retrouveraient plus loin, à l’endroit où un chemin est arrêté par la roche.

Car il fallait maintenant que je redescende si je voulais survivre.

De l’autre côté de la Sierra, le désert n’est que plaies grises et éruptions de basalte. Des bouquets d’arbres signalent la présence des hommes.

Pas une maison dont le blanc cisaille l’ombre, pas à cet endroit qui glisse vers le fleuve noir qui n’est qu’un lit de roches et de broussailles.

La maison d’Ochoa n’était qu’une moitié de maison. Une moitié à lui, qu’il tenait de son propre travail, et l’autre moitié à moi, car cette terre m’appartient depuis que je l’ai achetée.

Le troupeau m’appartient aussi, et les oliviers des adrets, la source qui alimente plus d’un village et ces coteaux où le gibier se chasse avec ma permission.

J’ai beaucoup changé depuis mon enfance, monsieur.

Je n’ai pas vécu l’émigration comme tous les gens que vous avez rencontrés en venant me chercher pour me livrer au deuil d’une fillette.

N’anticipons pas, il vaut mieux.

Ochoa me vit le premier. Il aurait pu me tuer d’un jet de pierre. Ces bergers savent viser. Il me héla, grosse voix que la fumée du tabac travaille dans le sens du silence.

Puis nous nous enfermâmes dans sa maison qui est aussi la mienne, bien que je n’y sois pas chez moi. Il savait déjà tout. Télévision !

— Ils viendront ici, don Ovidio. Ils cherchent partout où on a l’habitude de vous trouver, ici et ailleurs.

Je bus. Pas de vin à cette altitude. Le petit lait d’une existence consacrée à un travail qui ne rapporte rien, mais qui nourrit. Et la paix surtout !

Ochoa rit. Il connaissait cette paix, et la misère qui la crée.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Personne ne sait ce genre de chose, don Ovidio.

Je ne pouvais pas m’éterniser dans cet endroit de rêve.

Pas même dormir pour retrouver mes esprits et me consacrer à ma survie. car il ne s’agirait désormais que de ça : survivre malgré les poursuites et les tentatives d’emprisonnement et peut-être même d’assassinat.

Ochoa demeurait distant. Il ne parlerait pas, mais son silence en dirait long. De toute façon, un seul chemin était possible et il descendait vers le fleuve où plus rien n’existait.

— Ils seront là avant midi, dit Ochoa.

Il le savait. Il avait dû apercevoir leur caravane punitive à travers les premiers brouillards, avant que le vent éclaircisse l’horizon sur la mer.

J’étais cuit.

Pas d’arme non plus, car Ochoa ne chassait pas. Il piégeait.

Un homme seul n’a jamais vaincu un troupeau de magistrats.

— Ne vous rendez pas, dit Ochoa. La prison est un enfer. Mieux vaut crever dans un combat.

Je voyais son œil qui me verrait succomber. Il y avait tant de violence dans ses souvenirs ! Ses mains en témoignaient. Elles s’étaient si souvent accrochées à la réalité pour ne pas suivre le corps dans l’enfer des illusions et peut-être même des hallucinations.

Je ne passerais pas le reste de mon existence en supplications. Pas au fond d’un trou alors que mes acquisitions m’avaient sauvé du peu d’héritage auquel la lignée m’avait pourtant condamné d’office.

Comprendre ce simple fait, monsieur, c’est me donner une chance de sauver ma peau. Oublions le deuil.

Mon corps était entré dans un carcan alors même que mon esprit s’adonnait à ces calculs improbables.

Le corps sait d’avance ce que l’esprit découvre quand il est trop tard.

J’ai appris au moins ça, monsieur. Le corps est le premier enjeu et la dernière solution.

Alors Ochoa fit lentement pivoter sa grosse tête d’homme sans foi ni loi, n’ayant pas un seul instant cessé de tendre l’oreille au diapason des chiens qui bifurquaient sur la roche à proximité des pans d’herbe verte.

Ils arrivaient. Ils seraient bientôt là avec leurs questions et leur manière de douter de tout ce que vous leur dites, cherchant l’incohérence et les traces de fiction.

Ochoa redoutait ces rencontres. Il y avait longtemps qu’il avait renoncé à se sortir indemne de ces dialogues qui tournaient mal quelquefois.

Il ne proposa aucune solution. Il ne parut même pas désolé de n’en avoir pas trouvé alors qu’il y réfléchissait intensément.

Dans son esprit, je devais me soumettre sans le contraindre à participer à ma capture d’une manière ou d’une autre, qu’il se mît de mon côté ou au contraire du leur.

Me battre seul était pure folie. Je devais encore compter avec la chance. Je n’avais eu qu’une seule chance ces derniers temps et je ne l’avais pas laissé échapper. Je priais maintenant. Les mains jointes.

Les chiens entamèrent un concert assourdissant. Ochoa grogna pour les calmer, puis il sortit. Non, il n’avait rien vu. Don Ovidio ne venait jamais par ici, parce qu’il n’avait rien à y faire. Il préférait passer son temps libre sur la Côte avec des filles.

— Il n’y a pas de filles ici, conclut Ochoa.

— Pas de filles ? dit un garde en secouant sa poussière.

— Le vendredi seulement, dit Ochoa. Il y en a une qui monte. C’est dans mon contrat. Je ne descends pas à cause de ma jambe.

— C’est bon, fit le garde.

Il tourna le dos et rejoignit la troupe qui attendait sur le chemin, surveillée par les chiens d’Ochoa et trop occupée à retenir leurs propres chiens.

Ochoa avait laissé paraître sa déception, ce qui n’avait peut-être pas échappé au garde. Pas de trace de ruse de sa part, rien d’ingénieux dans ses questions, et Ochoa avait donné des signes de méfiance.

Je suais, froid et ignoble.

Ochoa dit encore quelque chose à propos des filles et le garde secoua la main en riant. Il s’en fichait. Il n’avait pas besoin de payer pour prendre ce genre de plaisir. Il payait un tas de choses, mais pas ça.

Ochoa grogna, ce qui inquiéta les chiens.

Puis la troupe redescendit, emmenant sa poussière et son odeur acide et sucrée, suivie par tous les chiens, y compris ceux d’Ochoa qui ne les rappela pas.

J’étais si froid que je crus à un cauchemar dont je ne pouvais plus m’éveiller.

— Ils ne m’ont pas cru, dit Ochoa. Ils vont se diviser pour nous faire croire qu’ils s’en vont, à cause de la poussière. Mais la moitié d’entre eux est déjà en train d’escalader les hauteurs.

— Les chiens les trahiront !

— Les chiens ne vous connaissent pas. Vous sentez la peur d’être pris et d’avoir à expliquer ce que vous avez fait à cet homme qui ne vous avait rien fait de mal. Pauvre femme. Elle est sortie du poste de police une cigarette aux lèvres, marmonnant on ne savait quelles paroles qui semblaient la faire souffrir. Personne ne peut souffrir à sa place maintenant, don Ovidio.

— Je l’ai tué parce que… J’ai mes raisons !

— Vous n’en avez pas, don Ovidio. Elle voudrait comprendre et vous n’êtes pas là pour lui expliquer. Je connais cette femme. Quelqu’un est venu chercher son enfant pour l’éloigner de ce sang. Il faut lui expliquer ce que vous avez fait, don Ovidio. Elle a besoin de comprendre. Pas moi.

— Vous songez à un procès ?

Je devais avoir l’air furieux, une fois de plus. Mais on ne tue pas Ochoa.

— J’irais lui parler !

— Vous ne pouvez pas faire ça non plus, don Ovidio. Il faut partir maintenant. Ils vont arriver dans moins d’une heure. Il faudra se montrer discret. De là haut, ils peuvent voir à peu près tout ce qui se passe ici. Ils ne veulent pas se battre, juste vous prendre et ensuite rentrer chez eux sans une égratignure.

— C’est ce qui se passera, mais je ne serai pas pris ! Pas de sitôt en tout cas ! Montrez-moi le chemin.

Nous nous postâmes derrière la fenêtre, soulevant à peine le rideau. Pas de reflets, car pas de vitres. Deux barreaux projetaient leurs ombres sur le visage crispé d’Ochoa.

— Ils vont se douter de quelque chose s’ils me voient comme ça, dit-il, rectifiant l’expression qui devint presque joviale. C’est par ici qu’elle arrive chaque vendredi.

— Je vois…

— On est vendredi, don Ovidio. Elle ne va pas tarder. À mon avis, ils la retiennent pour lui poser des questions, mais quelles questions pourraient lui faire dire ce qu’elle ne sait pas…

Nous attendîmes. Ochoa se mit à rêver, exactement comme il le faisait chaque vendredi à cette heure. Là-haut, ils surveillaient ses moindres gestes, mais ne devaient pas percevoir cette lubricité, laquelle n’était pas jouée pour la circonstance, mais parce qu’Ochoa ne cachait pas son désir.

Moi aussi je bandais. C’était nouveau pour moi. Non pas l’érection, mais les circonstances qui la justifiait.

Elle arriva enfin. Ochoa estima que j’avais une minute pour prendre la tangente de cette scène d’amour. Je filai exactement comme il me l’avait dit. Ils n’y virent que du feu.

J’entendis la porte se refermer alors que j’avais pris soin de ne faire aucun bruit en l’ouvrant. Il manquait un bruit à leur observation, mais ils ne s’en inquiétèrent pas le moins du monde. Le rideau retomba. J’étais loin.

Quelle confusion ! Ma queue avait appris à bander pour d’autres raisons que celles que je connaissais par habitude du spectacle de la femme.

N’ayant aucune chance de trouver un endroit tranquille, j’imaginais que j’étais en train de vivre les derniers moments d’une existence conclue assez bêtement par un crime de sang et la fuite qui s’ensuivait au fil d’une espèce de redécouverte du plaisir d’éjaculer, si tant est que l’érection inspirée par tout autre chose que la femme annonçait des heures, voire des jours d’une nature insoupçonnée.

Je ne devenais pas fou, ni même idiot.

J’étais encerclé, sur le point de devenir prisonnier, mais les mains libres et l’esprit assez vif pour inventer de nouvelles raisons de prendre plaisir.

Le vieillard qui arrive au bout du rouleau n’a pas ce choix. Il s’abandonne au gré d’un désespoir que seule la foi peut adoucir, si la douceur a quelque chose à voir avec l’angoisse.

Moi, je vivais peut-être mes derniers instants de liberté, mais j’en connaissais maintenant les raisons et je ne doutais pas d’avoir la force d’en finir avec la vie dès que cette liberté d’action me serait interdite.

La vie, si elle vaut le coup d’être vécue (comme je le crois), se termine toujours mieux dans l’action que dans la connaissance.

Mais je conçois que les idées de morale avec lesquelles on termine le plus souvent son séjour dans le monde ont tout de même plus de pertinence sociale que toutes les érections prenant la forme d’œuvres d’art, lesquelles sont difficilement à conseiller aux enfants qui posséderont finalement tout ce qui nous appartient aujourd’hui. Je parle comme un notaire.

Mais dès qu’il s’agit de sauver sa peau le plus longtemps possible et avec un maximum de jouissance, tous ces discours ne valent plus rien et c’est alors le corps qui prend toute la place.

À condition d’avoir un corps à la hauteur des circonstances, ce qui, je l’ai déjà dit, est mon cas.

Fort de mon héritage physique et de mes acquisitions vénales, j’aurais pu continuer de croître sans me soucier des autres.

Mais après ce qui m’arrivait relativement à la justice des hommes et au deuil des victimes, il ne me restait plus que mon corps, nouveau et fidèle à la fois, et quelques secrètes réserves financières qui augmentaient sensiblement mes chances de m’en sortir.

En fait, j’étais sûr de m’en sortir finalement.

Je retournais à Polopos dans cet état d’esprit.

 

Télévision !

Personne n’avait pensé que je pourrais revenir chez moi le lendemain du jour où ma colère avait été apaisée par l’expérience du meurtre.

Ils regardaient la télévision au lieu de bavarder comme d’habitude sous les porches ou aux alentours de la fontaine que des enfants troublaient de leurs jeux équivoques.

Je vis que la façade de ma maison était éclairée par un projecteur accroché de l’autre côté de la rue, comme pendant les jours de fête où j’apparais au balcon pour saluer une copla.

Ce silence de mort me parut comique.

Je n’ai pas le sens de la tragédie, même si je suis censé avoir vécu le massacre prodigieux de tout ce que j’avais créé de mes propres mains pour exister à bonne distance du bas de l’échelle sociale.

Nous ne rions jamais assez de ce qui nous arrive pour peut-être témoigner qu’autrement il ne nous arrive rien.

Sous les toits, les tourterelles secouaient leurs ailes.

L’eau formait un arc d’argent sous la lumière oblique, forcément oblique et comme figée par la nuit environnante.

Je suis resté là une bonne heure, non pas à me lamenter comme j’aurais mérité de le faire, mais à repenser le déroulement des faits tels qu’ils s’étaient produits en dehors de ceux que j’avais moi-même perpétrés.

L’homme que j’avais « sauvagement » assassiné venait de loin, d’aussi loin que j’étais moi-même capable de concevoir les lointains horizons de cette Andalousie engloutie.

On les voyait, lui et sa femme, chaque été à la même époque, au plus fort de la canicule.

Ils possédaient une maison qui avait appartenu à quelqu’un d’important qui n’a plus aucun pouvoir ici-bas maintenant que sa descendance s’est éteinte. Autre histoire, mais ce n’est pas la mienne.

L’homme et la femme avait un ou deux enfants. Deux, je crois, mais n’était-ce pas plutôt un ? Je ne saurais dire pourquoi.

Ils ouvraient toutes les fenêtres, laissant la lumière et la poussière les envahir le jour comme la nuit.

Mais d’ici, on ne voit pas cette maison. On ne voit pas même les arbres qui la bornent, couleur de cendres et oiseaux immobiles.

Pourquoi portait-il la même chemise, pourquoi les mêmes cheveux rouges et ces boucles que je reconnaissais toujours ? Je n’en sais rien.

Elle portait des robes blanches, jaunes vues de près, d’un jaune qui contenait le vert de son pays de fleuves et de montagnes peuplées d’autres oiseaux moins ostensibles.

Jamais je ne l’avais regardée comme on s’intéresse à une femme pour peut-être s’imaginer que son corps est une offrande facile.

Jamais on ne me vit lui parler pour lui dire autre chose que le bonjour ou pour la renseigner vaguement sur les mœurs et les pratiques locales.

Je traversai la nuit.

On arrive au-dessus de la maison, au milieu de la hauteur des arbres.

Les oiseaux se ressemblent.

Elle lisait, assise sur une marche de l’escalier qui monte vers l’entrée, une lampe éclairant le livre et une moitié de son visage.

J’ai tout de suite pensé à la faire souffrir.

Puis elle est rentrée, laissant la lampe s’éteindre. Cette fois, pas d’enfant pour s’attarder encore un peu au bord de la nuit.

Tout est devenu noir et transparent. Je ne pouvais pas rester là à attendre qu’on vienne me cueillir comme un fruit trop mûr pour être mordu par de belles dents.

ROG II

Six mois plus tard, en plein hiver dans un pays que je ne connaissais pas, j’avais pris pension dans un petit hôtel fréquenté par les pêcheurs de truite et les couples illégitimes, sans compter les évadés de la vie ordinaire en quête de quelque chose d’indéfinissable mais reconnu à la première rencontre.

J’avais traversé toute l’Espagne du Sud au Nord, puis les Pyrénées et, je crois, un fleuve qui charriait des arbres morts et des cadavres d’animaux.

Il pleuvait depuis un bon mois, sans autre interruption que les coups de vent qui emportaient les branches mortes dans la cour traversée deux fois par jour pour entreprendre de longues promenades.

Un médecin avait accepté de soigner mon mal, lequel consistait en une insuffisance organique et ses conséquences troublantes sur mon comportement social.

Je n’avais rien d’un fou, ni d’un paumé passant l’hiver loin de chez lui pour se remettre d’émotions restées secrètes pour tout le monde, ou plus exactement pour la petite société que je dérangeais à peine.

Ma chambre était douillette, chauffée à point, avec une fenêtre donnant sur les dépendances du château, lesquelles occultaient le château lui-même, mais sans m’en interdire l’accès quand la nuit était assez noire pour me permettre de voir à travers les arbres effeuillés.

La petite fille prenait le chemin pour se rendre à l’école.

Je ne voulais pas donner l’impression de la surveiller. Et puis, elle me reconnaîtrait peut-être, allez savoir avec les enfants.

J’avais changé d’aspect, mais à quel point ? La mémoire des enfants traverse les apparences. Je ne tenais pas à être démasqué aussi facilement.

La femme se souviendrait peut-être aussi de m’avoir vu quelque part, à Polopos ou ailleurs.

Chaque jour, j’affinais les changements radicaux de mon visage.

On me vit maintes fois tirer sur ma barbe pour en changer les boucles.

Je portais des lunettes à cause d’une prétendue fragilité qui m’eût tiré les larmes des yeux, ce que je ne souhaitais à personne.

Six mois de liberté que je savourais comme si six autres mois étaient encore à prendre.

Je jouissais à intervalle régulier, mais sans dépenses excessives, mesurant le plaisir à l’aulne des promesses de mon projet.

J’eus plusieurs orgasmes derrière la fenêtre tandis que la petite fille sautillait sur le chemin, excitant mon imagination non pas parce que ma nature était mauvaise, mais parce qu’elle était la fille de l’homme que j’avais assassiné (par erreur, je sais) et aussi celle de la femme que je voulais approcher pour me confesser à elle.

Imagine-t-on assez de quelles confessions j’allais la combler si jamais je réussissais à la convaincre de ne pas crier ?

Le temps jouait en ma faveur.

De plus, j’étais soigné, fort bien d’ailleurs par un brave médecin qui devait avoir mon âge, mais qui en paraissait le double parce que, selon son aveu, il n’avait pas trouvé à se marier à temps.

Quel temps évoquait donc ces prémices ?

Je n’en savais pas plus et ne cherchais nullement à aller plus loin dans cette connaissance qui n’eût rien changé à ma joie de ne plus éprouver d’angoisses dans les moments d’égarements, comme cela arrivait si je m’aventurais trop près du château ou si je prenais le risque de tomber nez à nez avec la petite fille sur le chemin de l’école.

L’institutrice était une assez jolie femme, mariée à un fonctionnaire qui rentrait tard le soir, même le dimanche, car quand Monsieur ne travaillait pas, il chassait avec des amis dans la forêt voisine.

D’ailleurs, cette jeune enseignante ne m’en voulut pas de bander en sa présence, sous le couvert d’un pantalon que je n’avais pas quitté, car nous étions en compagnie pour le café d’une après-midi dominicale.

Je n’aurais vu aucun inconvénient à la sodomiser, ni elle non plus si j’avais bien compris ses intentions.

Mais cela ne devait pas arriver. Je tenais trop à mon projet. Si je devais vivre alors ma dernière érection, cela devait se passer comme j’avais prévu, dans le cul de cette femme qui portait un deuil dont elle m’était redevable.

Certes, monsieur, il m’est arrivé de douter de ma santé mentale.

Il est difficile de penser à ce genre de chose, et même de s’adonner à des pratiques douteuses du point de vue de la morale, sans penser quelquefois à une sorte de dérèglement affectant la matière cérébrale.

J’interrogeais régulièrement mon médecin, de façon parfaitement indirecte, sur ce sujet complexe qui dépassait ses connaissances et même son imagination. J’en tirais des conclusions inquiétantes surtout pour ceux que je réduirais un jour à l’état de cadavre ou de sujet à dépression.

Autrement, il m’eût pris pour un possédé.

J’avais découvert un observatoire à la fois discret et bien placé. J’y guettais les scènes d’une fenêtre. Elle s’y adonnait à la toilette, mais aussi peu intime que possible. Il s’agissait pour elle, je ne sais pour quelle raison, de parfaire des détails de son maquillage dans le reflet de la vitre.

Quelquefois, j’apercevais la tête rouge et bouclée de la petite fille.

Mon excitation me ravissait aussi intellectuellement, car je ne manquais pas d’idées dans ces moments rares.

Je sais bien, monsieur, que ces détails vous conduisent à penser que j’ai perdu la tête à un moment ou à un autre de mon existence et que cela a dû avoir lieu dès la mort de mon premier enfant qui fut, je vous le rappelle, horriblement écrasé par un camion qui le fit littéralement exploser au beau milieu de la rue et des autres enfants. C’est possible.

Le chauffeur du camion a eu la bonne idée de s’enfuir, me frustrant ainsi d’une exécution qui eût sans doute pallié le défaut de justice que nous eûmes, ma femme et moi, à supporter ensuite sans possibilité de cracher sur la Couronne.

Comme vous dites, il faudra enquêter pour savoir (ou ne pas savoir) si j’ai procédé à l’élimination systématique du reste de ma famille (une femme et deux enfants).

Mais réfléchissez, monsieur, avant de vous égarer dans une investigation qui dépasse vos compétences en matière d’humanité.

Si j’avais exécuté ma famille (moins le premier enfant), je me serais immédiatement adonné aux activités criminelles que je vous décris à votre demande expresse.

Or, après ces disparitions tragiques, je n’ai commis aucun acte criminel, ni même immoral.

Il a fallu que cette autre femme entre dans ma vie, ou que je l’y fasse entrer, pour qu’il m’arrive enfin quelque chose hors du commun.

J’en étais donc à la veille de mon deuxième assassinat, sans que vous sachiez qui j’allais assassiner, votre incertitude reposant aussi sur le fait que le premier assassinat affecta une autre personne que celle dont la mort violente m’eût épargné bien des complications.

À cette époque, vous étiez bien loin de vous imaginer que je m’étais approché de la femme qui me devait le deuil comme une dette à payer tôt ou tard.

J’avais disparu, mais dans quelle nature ? Vous le sûtes plus tard, mais trop tard.

Le problème que j’avais à résoudre avant d’aller plus loin, c’était de m’assurer que la femme ni la fille de ma victime ne pouvaient me reconnaître comme moi je les avais identifiées sans aucune difficulté.

Ou alors, je me trompais encore et j’allais commettre le crime le plus comique jamais perpétré de mémoire d’homme que vous êtes.

Mais montrer mon visage à la petite fille, c’était prendre le risque d’un cri horrible et un départ tellement précipité que je n’irais sans doute pas plus loin que le prochain arrêt d’autobus.

Il fallait pourtant que j’en ai le cœur net si je voulais aller au bout de mon idée.

Vous comprenez, monsieur ?

Si je n’agissais pas maintenant, je me condamnais à ne plus agir du tout.

Mon foutre ne supporterait pas un tel désordre hormonal.

Et si j’étais démasqué, cela équivalait à me châtrer tous les jours jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

Ce risque, monsieur, augmenta considérablement mon désir et du même coup, le diamètre et la longueur de ma queue d’homme.

Mes hurlements de bête traquée n’étaient rien en comparaison de mes cris d’amour.

Chaque matin, la femme de ménage essuyait mes traces pour ensuite les commenter en cuisine où ma réputation devenait (enfin) sulfureuse.

Mais affronter le regard de la petite fille, à qui pourtant je ne montrerais que mon visage (celui qu’elle reconnaîtrait ou pas), était au-dessus mes forces. J’étais à deux doigts d’y renoncer.

Je la croisai une première fois par un matin ensoleillé.

Le chemin renvoyait des reflets de glace.

Un petit animal, aussi roux que sa chevelure (dont je n’apercevais qu’une boucle), nous sépara un moment pendant que nous l’observions, car il ne nous avait pas vu.

Je remontai mon cache-nez et enfonçai mon béret, ne laissant à découvert que mon nez, les lunettes occultant mes yeux.

Elle ne reconnut pas mon nez !

Et nous nous croisâmes sur un salut de la main.

Je n’avais pas bandé.

Le lendemain, je lui offris à la fois le nez et la bouche, avec une partie du menton qui était à ce moment-là couvert de poils.

Elle me trouva amusant et en parla sans doute à sa mère. Comment n’en aurait-elle pas parlé ? C’est ce que j’aurais fait à sa place.

Puis, toujours plus audacieux, j’osais retirer mes lunettes, ce qui était comme ôter mon slip.

Elle ne me reconnaissait décidément pas !

Enfin, je sortis sans béret et rasé de frais.

Je n’étais toujours rien pour elle que cet homme étrange qui se livre à de bien étranges pratiques au passage d’une petite fille qui, tout bien réfléchi, n’en avait pas parlé à sa mère, car elle comptait bien garder tout ça pour elle.

Je n’avais jamais autant bandé de ma vie, sachant que ce n’était absolument pas par pure pédophilie, mais parce que la perspective d’une rencontre avec la femme de ma victime me rendait sensible à ses ressemblances.

Je renouvelais l’expérience autant de fois que nécessaire pour me convaincre que j’étais dans le vrai.

La petite fille, qui s’appelait Aliz (avec un z), m’adressa même la parole pour me demander le nom du petit animal roux qui lui ressemblait aussi et qui s’était habitué à nous.

— Une ardille, lui appris-je.

Elle reconnut cependant que j’avais l’accent espagnol, ce qui m’inquiéta un peu tout de même, mais elle n’irait plus en Espagne parce qu’un Espagnol avait tué son papa.

Comme elle me cassait les pieds, je lui dis que mon propre papa, qui était espagnol, avait été tué par un Français.

Elle n’allait pas manquer de raconter ça à sa mère, compliquant mon existence d’une précarité qui pourrait bien lui coûter la vie. Mais comment lui enlever ça de la tête sans la briser à coups de pierre ?

— Ne parle jamais de ce genre de chose avec une mère, lui conseillai-je.

— Pourquoi ?

— Parce que les mères n’aiment pas ça. Tu verras quand tu en seras une.

— Je ferai comme toi. Je retournerai sur les lieux du crime.

— Ça te servira à quoi ?

Je déteste discuter avec les enfants. J’ai peut-être tué les miens à la suite d’une conversation de ce genre… (brome).

En tout cas, elle ignorait qui j’étais pour elle et c’était sacrément positif.

Il ne restait plus qu’à soumettre les mêmes données à la mère pour pouvoir enfin commencer à entrer dans le vif du sujet.

— Mieux vaut ne pas lui parler d’un Espagnol, continuai-je, car je souhaitais introduire une dose de perfection dans mes travaux d’approche. Elle doit les détester.

— Elle n’aime personne !

Nous nous quittâmes sur cette déclaration sans poésie.

Je n’avais résolu que la moitié de mon problème. Et peut-être même seulement le quart si je considérais que je n’avais aucune chance de me faire aimer de cette femme.

J’eus une panne ce soir-là.

Mais j’en étais le seul témoin, ce qui me rassura.

 

Vous pensez, monsieur, qu’on ne doit pas plaisanter avec ces choses. Ce sont des choses délicates en effet. Mais ce n’est pas votre rire que je recherche, ni même votre sourire.

J’aurais gagné quand vous accepterez de verser au moins une larme sur mon sort.

Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est de se sentir différent des autres, les autres comme vous, à qui il n’arrive rien qui puisse faire l’objet d’un rapport ou d’une considération assez grande pour inspirer un roman ou un film.

Vous haussez les épaules.

Je serai triste quand je quitterai ce monde. Je ne veux rien laisser d’autre. Et vous ne laisserez que votre incapacité à comprendre les gens de mon espèce.

 

Le printemps s’annonçait. Je cueillis du mimosa que j’offris à la maîtresse d’école pour l’inviter à continuer de m’exciter.

Puis, sans doute parce que c’était écrit, ce fut la femme de ma victime qui nous sépara tandis que nous nous disputions à propos d’un rien et à l’abri des regards.

Je ne vous raconte pas toute l’histoire, car elle est longue (un hiver) et sans intérêt (pour celle-ci).

Vous connaissez ma violence native.

Il fallut de l’autorité pour m’arrêter. La maîtresse était par terre, assise sur son petit cul plein de sève. Elle pleurait sans faire l’effort de se relever pour me donner raison.

— On a toujours tort de frapper une femme, me dit la femme.

— Mais jamais de les enculer à tous bouts de champs !

Son regard était doux, au fond. Elle ne comprenait pas, dit-elle, qu’un homme aussi charmant se mette dans un tel état à cause d’une fille qui ne valait pas grand-chose.

Je rougis.

— Ma fille m’a parlé de vous, continua-t-elle. Nous allions en Espagne autrefois. Mais elle vous a raconté…

Pourquoi ne me reconnaissait-elle pas ? Je me reconnaissais tellement dans ses yeux !

— Relevez-vous, jeune fille ! Ce n’est pas le bon endroit pour ce genre d’activité. Vous devriez le savoir, monsieur.

Elle s’amusait. La maîtresse se releva, secouant le cucul que je venais de remplir.

— Des enfants pourraient passer !

Il n’en passait jamais à cet endroit. Raison pour laquelle nous nous livrions à cet acte contre nature qui dégoûte les gens honnêtes.

— Ce n’est pas une question de dégoût, monsieur. Revoyons-nous si vous trouvez la force de laisser cette fille tranquille.

— Je ne suis pas une fille !

— Vous êtes une putain, en effet !

Elles allaient s’étriper.

— Il bande encore, ce salaud !

— Calmez-vous, voyons !

Nous nous revîmes deux jours plus tard, en bordure d’un pré où sa petite fille faisait des cabrioles.

— Vous reconnaître, monsieur ? Comment ne pas vous reconnaître ? Vous avez toujours été un bel homme. Ovidio, je crois. Don Ovidio.

— Le notaire, dit la petite fille en arrivant après une pirouette culottée.

J’étais fait comme un rat, comme on dit dans les nouvelles policières. D’une manière ou d’une autre, je ne maîtrisais plus rien. J’en conçus une impuissance lamentable.

De la fenêtre où j’attendais presque chaque matin qu’elle me donne des raisons d’espérer encore, je saluais la petite fille, Aliz, en lui montrant toutes mes dents, secouant la blanche agonie de ma queue qui ne promettait plus rien.

— Fabrice utilisait un onguent, dit sa femme, qui s’appelait Gisèle. Je ne sais plus quelle vieille recette qui m’est sortie de l’esprit.

— Vous me dénoncerez.

— Non. Pas encore. Plus tard. Vous êtes un monstre.

Elle me haïssait et je n’en tirais aucun plaisir. Nous dînions quelquefois en attendant le printemps qui s’annoncerait aussi par une dernière neige.

Elle aimait les signes. Quelquefois, sans raison, elle pleurait.

— Ne faites pas de mal à Aliz.

— Je ne suis pas venu pour faire le mal. J’ai besoin de vous, de vous parler, de vous aider à me trancher la gorge comme on fait à un porc !

Drôle de drame ! Je ne retournais pas à l’hôtel sans appréhension. Je m’attendais à y être reçu par une cohorte de flics en armes jusqu’aux dents.

Ou bien cela se passerait-il le matin, après le dernier cauchemar.

Je n’en savais rien.

J’avais mal joué avec le hasard. Elle me haïssait ou je n’avais rien compris à la douleur, comme vous, monsieur, ne comprenez rien à l’angoisse.

— Que va-t-il nous arriver maintenant ? gémis-je.

— Il ne m’arrivera rien.

— Aliz tiendra-t-elle sa langue ?

— Vous pouvez compter sur elle. Et sur moi pour aller au bout de cet enfer.

Elle semblait joyeuse dans ces moments de déclaration.

— C’était déjà l’enfer avant vous, dit-elle.

Je me souvenais d’un autre enfant.

— Un petit diable qui s’est noyé par accident.

Ils chantaient quelquefois, je me souviens de ces chansons qui interrompaient les nôtres. L’homme (Fabrice) les appelait du bout de la rue où il s’était arrêté, tenant un cheval par le mors.

— Il a tué le cheval.

La nuit, je sortais de ma chambre avec l’idée de m’enfuir une bonne fois pour toutes. J’irais en Amérique où j’avais des cousins. J’oublierais. C’était ce qui pouvait m’arriver encore, oublier, si jamais il devait m’arriver quelque chose.

— Il ne vous reste rien, me dit-elle. Pas même la liberté. Ma fille témoignera toujours de moi, et cette propriété qui lui ressemble. Je ne vous hais pas.

— Vous m’avez rendu impuissant parce que je ne trouve pas la force de vous tuer vous aussi !

— Quelle colère vous inspirerait, mon pauvre ?

Elle parut effrayée pendant un instant, une seconde que je consacrais à la mort d’Aliz, mais ma queue demeurait inerte comme celle d’un chien crevé.

— Nous n’irons pas loin, ni vous, ni moi, dis-je.

— Vous irez où je vous conduis.

De quoi parlait-elle ? Nous étions peut-être fous. Elle folle de rage et moi, fou de demeurer à sa merci.

Aliz confectionnait des guirlandes de fleurs pour la fête. Elle en accrocha une à mes couilles.

— Nous n’irons plus au bois… !

Je ne trouvais même pas la force de ne plus sortir de ma chambre pour leur rendre visite.

Dès le matin, l’idée de les toucher sans éprouver de plaisir me remplissait d’horreur et de dégoût.

Mais Aliz allait à l’école et je ne pouvais plus enculer sa maîtresse.

Et à peine une heure plus tard, je reprenais le sujet de la veille avec cette femme qui ne se donnait pas aussi facilement que je l’avais espéré.

J’eus la nostalgie du désert.

Mais aucun paysage ne me revenait entier.

Il manquait une femme, sans doute celle que j’avais abandonnée parce que je n’avais pas tué celui qui me la ravissait.

Histoire ordinaire et incroyable de l’homme qui a perdu le sens de la mesure, et pourtant elle est arrivée et cette autre femme me croit.

Le monde est traversé d’histoires improbables. Elles conduisent toutes au meurtre. Et finalement à l’errance.

On ne peut pas aller au bout de la colère et ensuite se contenter de demander une explication.

Il faut autre chose pour changer le cours des évènements qui ont cessé d’avoir un sens.

Je me mettais à végéter, prisonnier d’une femme en deuil et de sa fille qui n’agissait que par pure curiosité.

L’une interposait ses miroirs et l’autre secouait des guirlandes entre mes jambes.

Un jour, tout se finirait entre les mains de la justice appelée à la rescousse.

Peut-être dans le petit hall de l’hôtel où j’avais mes habitudes et mes reconnaissances.

Une fois, j’ai supplié la maîtresse d’école de m’enculer avec le trou que la nature lui a confié pour ajouter son sang au sang versé.

Elle m’a ri au nez.

Je craignais que la rumeur finisse par alimenter ce rire de garce.

Mais je ne trouvais pas la force de m’enfuir.

Il me faudrait une force titanesque pour quitter ces lieux où mon existence commençait à prendre un sens.

Mon médecin injecta une substance dans mes veines.

Ce simple geste d’amitié me tranquillisa quelques jours.

J’eus même une érection en reluquant des femmes qui revenaient de l’école en se bousculant comme des gamines.

Il m’eût été facile de me jeter par la fenêtre la tête la première pour être sûr de ne pas survivre à une simple fracture du fémur.

Mais je ne voulais pas mourir sans connaître le bonheur, même un bonheur de pacotille comme celui qu’on invente en tuant son prochain.

Tuer Gisèle était facile. Tuer Gisèle et Aliz ne semblait pas poser de problèmes particuliers si je survivais à une pareille violence.

— Revenez la semaine prochaine pour une nouvelle injection.

Il pleuvait. Il pleut rarement dans mon pays. Je vis la maîtresse à travers les hautes fenêtres de son école. Elle tirait les cheveux d’Aliz, ce qui ne m’inspira pas.

— Un jour, m’avait dit mon père, le monde s’écroulera sur toi et c’en sera fini de ton existence. Sauf si tu épouses une bonne femme et si elle te donne des enfants travailleurs comme l’est ton père, fils !

Alors, monsieur, vous demanderez un supplément d’enquête pour vous assurer que je n’ai tué personne avant d’être reconnu comme l’assassin de cet homme dont je ne désirais pas la femme.

Et vous me donnerez des nouvelles de celle qui n’a pas eu cette chance.

À moins que vous ne sachiez déjà tout cela.

 

Je vous ai vu pour la première fois aux Fêtes du printemps.

Vous receviez une fleur de la main d’une jeune fille presque nue.

Ses yeux verts vont ont fasciné. Et son bras fin comme du verre, presque transparent dans le contre-jour qu’elle imposait à ses voyeurs, penchée dans le bouquet avec d’autres fleurs envoûtantes.

À cet âge, monsieur, on promet. Vous devriez le savoir. Mais la musique vous déroutait. Et on ne vous reconnaissait pas. Ce que j’ai tout de suite remarqué, vous et votre sbire, et cette autre femme que j’avais rencontrée pendant le voyage ou plutôt ma fuite.

En un instant, j’ai compris ce qui se passait.

Vous, Anaïs, Gisèle, Aliz et votre argousin qui a l’air d’une femme.

L’air m’a manqué, monsieur. J’ai eu chaud et froid. Mes yeux pleuraient. J’eus des idées noires. J’étais piégé comme une mouche au fond d’une bouteille, courant dans tous les sens à la surface du miel qui avait, et c’est cela le plus étrange et peut-être le plus insensé, encore la saveur d’une giclée de sperme sur des lèvres innocentes.

Je bandais.

Vous m’inspiriez, monsieur, vous et votre passion des complots contre l’homme qui s’est écarté des modèles exemplaires.

Si j’ai passé sous silence les modalités du voyage qui m’avait finalement conduit où je voulais aller, c’est-à-dire le plus près possible de Gisèle de Vermort, et j’y étais ! la raison est purement romanesque, car je voulais que l’auditeur (cette conversation est enregistrée) mesure mon émotion au moment où j’ai pris conscience que je m’étais pris dans un piège dont vous étiez le maître d’œuvre en compagnie de ces femmes (y compris votre chien) et de cette enfant qui m’inspirait maintenant une vengeance parfaitement étudiée du point de vue de la souffrance à infliger à son petit corps en fleur.

Je n’ai pas raconté mon voyage ou ma fuite si vous voulez appeler ça comme ça.

Il y a loin entre le désert et ses crevasses profondes comme des plaies et cet endroit que l’homme, fort différent de ce que je suis, jardine au gré de ses exigences et réussit à s’en nourrir sans la moindre trace de soif ou de malnutrition.

Entre vous et moi, monsieur, s’étire la longue route des vacances, ses plages festives à souhait, ces lumières qui chantent pendant que des esclaves s’échinent dans l’espoir et le rêve.

Je n’ai pas trouvé étrange de me sauver facilement du pétrin où je m’étais mis pour donner un sens à ma colère.

Le cadavre devait être encore chaud.

J’étais descendu de la montagne, ayant atteint son sommet et n’y ayant pas trouvé d’autre sens que celui que le ciel peut inspirer à un homme ordinaire pour qui l’infini se trouve déjà sur terre parmi les décombres et les folies de l’humanité.

J’avais passé une partie de la nuit à veiller, assis à califourchon sur la branche d’un eucalyptus, devant la fenêtre qui s’était éteinte comme une lampe au bord du lit.

Les nuits peuvent être froides à Polopos.

Je ne dormis pas.

Il était peu probable que je me sauve. Je serais abattu avant même d’avoir atteint la limite connue de ce monde qui m’apparut alors comme recroquevillé avec moi.

Ces paralysies sont douloureuses, monsieur. On y survit, selon mon expérience du malheur, mais la douleur laisse des traces qui agissent comme le ferment.

Je ne pouvais pas me résoudre au suicide.

Je voulais survivre, mais sans avoir à m’expliquer devant les hommes et surtout devant cette femme que je ne connaissais pas et qui ne m’inspirait rien, ni compassion ni vertige de l’inconnu.

Au matin, j’étais à dix kilomètres de là, mangeant des insectes à l’abri d’une ruine que personne n’avait visitée depuis longtemps.

Je creusai un trou dans un trou.

Seul un chien saurait me dénicher.

Mais je les entendrais arriver de si loin qu’ils n’auraient même pas le temps de trouver mes traces emportées par le vent.

Ils me cherchèrent pendant plus de dix jours, mais ailleurs.

Ainsi, je finis par trouver assez de courage pour revenir, non pas sur les lieux du crime et ses annexes touristiques, mais, disons, à la civilisation.

On réfléchit intensément dans les trous.

On s’y cultive comme jamais on s’est aimé.

On y trouve des idées et on a le temps et l’espace pour les soumettre à des expériences certes virtuelles, mais organisées pour ne rien oublier dans le flot des contradictions et des risques.

J’ai assommé un Anglais de mon âge à proximité d’une plage tranquille où il se déshabillait.

Il avait l’avantage d’être seul, de ma taille approximativement et de posséder une voiture discrète.

De plus, il me tournait le dos.

Ma furtivité est connue de tous ceux qui ont joué avec moi.

Je lui assénai tout le poids d’une pierre sans briser l’os. Il s’écroula comme un sac qu’on vient de vider d’un coup !

Je le dépouillai, conscient que je laissais des traces, mais qui songerait à les relever à une telle distance des lieux où j’avais commis un crime ?

Ses habits me donnèrent l’allure d’un Espagnol déguisé en Anglais. Un Américain ?

Il y avait de l’argent dans la boîte à gants, un tire-bouchon et de l’aspirine.

Pas de traces de femme.

Je mis le moteur en marche et avançai prudemment sur la piste de sable.

La position du volant me déroutait un peu, c’est vrai. J’atteignis la route cinq minutes plus tard et une minute plus tard encore, je parcourais toute la longueur d’un boulevard bordé de dattiers, avec d’un côté les murettes fleuries des maisons de vacances et de l’autre le parapet de marbre d’une plage où fleurissaient déjà quelques parasols.

Je me sentais presque joyeux, la queue posée sur l’arc du volant au passage des filles en maillot.

Mais je ne m’étais pas encore posé la question de l’endroit où il serait judicieux d’aller pour me mettre à l’abri des foudres de la justice.

J’avais prévu de récupérer de l’argent. J’aurais énormément besoin d’argent. Comme il était inutile de laisser ma trace dans les réseaux bancaires, il fallait emprunter cet argent à un ami. Il n’y avait pas d’autre solution.

Attention à la télévision ! me dis-je, frémissant comme si j’étais en équilibre sur une corde à cent mètres au-dessus des hommes.

Sans argent m’appartenant, même par l’intermédiaire d’un ami, j’étais foutu comme jamais je ne l’avais été.

L’Anglais ne m’avait pas laissé grand-chose. Il mangeait des cochonneries que j’ai jetées dans une poubelle.

Il écoutait des valses musettes à la sauce techno. Le slip d’une femme était coincé dans la banquette arrière entre deux coussins. Je l’ai jeté aussi.

J’ai jeté toutes ses pièces à conviction, ne conservant que les miennes, par exemple en répandant mon sperme dans la voiture.

Par intermittences, je ne parvenais plus à réfléchir, je ne voyais même plus rien et j’arrêtai la voiture sans me soucier de la circulation.

Au fond, j’avais terriblement mal.

C’était le basculement qui me rendait imprévisible.

Certes, il y avait longtemps que je filais du mauvais coton. Et j’avais commis d’autres méfaits, mais rien d’aussi définitif que la mort d’un homme, rien de problématique à ce point.

Je crois que je m’étais contenté de m’en prendre uniquement à mon corps et à ce qu’il pouvait contenir de sentiments et d’idées, rien de plus, ce qui alimentait la rumeur publique, mais sans me contraindre à expliquer ou à écouter des explications comme cela se passe dans un procès ou à la télévision.

Une éjaculation n’a jamais troublé l’ordre public ni les bonnes mœurs.

Remplir le cul d’une collégienne n’est plus aussi anodin.

Et la tuer pour la réduire au silence n’est pas non plus le début d’une œuvre d’art que tout le monde a envie d’accrocher sur le mur de sa salle à manger qui est l’endroit où on reçoit ses amis et ses connaissances, où on se socialise peut-être plus et mieux qu’au travail ou à la plage.

Je ne jouais plus.

Je profitai du matin pour me raser devant un miroir. L’Anglais utilisait des lames à vif, peut-être avec de l’eau chaude, mais le camping où j’avais pénétré sans autorisation n’avait pas l’eau chaude.

Sans ma barbe, j’avais l’air d’un livreur matinal. Je me mis à tourner en rond à bord de la bagnole parce que j’avais un mal de crâne atroce et que ça me rend désagréable si on me demande quelque chose.

Je pleurais.

J’ai retrouvé mon calme sur une autre piste conduisant à une autre plage.

Des baigneurs avaient l’air de s’ennuyer. Virgules lentes dans l’écume, ils ramassaient des coquillages, l’index fouillant dans le sable après les vaguelettes. Je les rejoignis.

Nous nous regardions sans nous voir, comme cela arrive quand on veut être seul.

La queue plantée dans le sable, je réfléchissais encore, pensant à ce que je répondrais aux questions si on me les posait.

Préméditation. Folie. Inaptitude. Deuil. Regret. Orgueil… je n’arrêtais pas de penser aux mêmes choses sans arriver à me raisonner.

Il fallait que je retrouve au moins un peu de cette raison qui organise les fuites le plus longtemps possible, sachant que ça se termine tôt ou tard, dans le ruisseau si on a de la chance ou avec une balle dans le ventre si on continue d’en manquer.

Dans ces moments, on a besoin de rencontrer quelqu’un ou de revenir chez quelqu’un.

Dans le premier cas, on peut mentir et aller au bout d’une fiction qui vous sauve ou pas selon le degré de la chance qui est la vôtre.

Dans le deuxième, la télévision a diffusé l’information qui vous concerne et vous ne pouvez pas savoir l’effet que ça produit chez celui ou celle qui a pourtant les moyens de vous sauver au moins pendant un temps.

Si ça vous arrive, choisissez la première solution, même si ce n’est pas une solution. C’est une possibilité.

Mais rencontrer qui quand le corps ni l’esprit ne favorisent les liaisons, amoureuses ou simplement amicales ?

Tout compte fait, c’est une femme qu’il faut trouver, et vite !

À moins que ce soit elle qui vous trouve.

Le problème, quand elle vous a trouvé, c’est de savoir pourquoi elle vous a cherché.

Au bout de dix autres jours d’errance, je me suis posé cette question et je ne pouvais pas la regarder sans lui inspirer une peur qu’elle s’efforçait de diluer pour je ne savais quelle autre raison qui avait son importance.

Elle s’appelait Anaïs.

Elle m’est tombée dessus, sans raison apparente, sauf que j’étais en chasse et que j’avais des exigences relativement à ma condition d’évadé.

Pendant plusieurs jours, j’ai évalué son importance, mettant de côté les questions de sexe, d’amour, de relation, etc.

Elle me trouvait beau.

De ma part, pas un mot sur le sujet.

Je voulais savoir si elle pouvait m’emmener loin. Quitter le pays. Ne plus avoir à répondre moi-même à des questions que plus personne ne pourrait me poser.

Même ma queue était au repos. Je ne dis pas que j’étais devenu impuissant à force de penser à autre chose, mais il fallait que j’y pense avant de me donner et prendre le risque des confidences sur l’oreiller.

Voilà où j’en étais, monsieur, pendant que la justice cherchait à me mettre la main dessus pour m’envoyer finalement pourrir au fond d’un cachot.

Elle était gentille, monsieur, à part ces moments où elle me faisait croire qu’elle avait peur de moi sans me le dire clairement, moments que j’avais du mal à vivre avec elle, craignant de retrouver la colère qui, comme vous le savez, fait partie de ma personnalité à la fois de tueur et d’homme de bien.

Comme elle était en vacances, elle me proposa de les partager avec elle.

Elle les passait depuis peu dans une petite maison au bord de la plage, ce qui en disait long sur ses moyens.

Elle avait aussi une voiture. J’ai garé celle de l’Anglais sous les arbres, n’expliquant rien parce qu’elle ne me demandait rien.

Rien non plus à propos de ma nature clairement espagnole.

Je ne parlais même pas l’anglais à cette époque. À peine le français qui était sa langue si j’avais bien compris.

Elle m’installa elle-même dans son nid, soucieuse de savoir ce que je mangeais et buvais et si j’utilisais des accessoires en amour.

Elle lisait de la poésie pour ne pas avoir à ouvrir les livres à une page précise comme on s’enquiert de l’heure qu’il est.

Elle s’abandonnait avec la même virtuosité dans la mer ou dans le lit.

Nageuse et amoureuse, elle ne se souhaitait pas d’autres natures.

Mais je demeurais secret comme une tombe qui ne dit rien d’autre que ce qui est écrit sur sa pierre.

Je finis par oublier qu’elle-même n’avait pas répondu à la question de savoir pourquoi elle m’avait cherché et comment elle savait que j’étais cet homme en particulier.

Cette négligence de la part d’un criminel en fuite s’explique par le fait que j’étais obsédé par la fuite elle-même, ses conditions et son objectif encore inconnu.

Où m’emmènerait-elle si elle m’emmenait quelque part ?

Je n’oubliais pas que de toute façon elle ne faisait pas partie de mon projet qui consistait à m’approcher le plus près possible de la femme de l’homme que j’avais envoyé au diable avec sa malchance.

Nous irions en France, au-delà des Pyrénées.

Je l’abandonnerais sans doute. Elle ne me chercherait pas.

J’étais dans la bonne direction. Avec assez de fric pour penser à moi et quelqu’un pour justifier mes voyages.

Ce fut sans doute par pure perversité que j’abandonnai la voiture de l’Anglais quand nous quittâmes les lieux à la date prévue par elle.

Les vacances se terminaient dans la morosité.

Je n’avais fait aucun effort pour qu’il en fût autrement, l’essentiel étant de passer les Pyrénées en compagnie d’une amie qui ne posait pas de questions.

Certes, elle ne répondait pas aux miennes. J’aurais mieux fait de les lui poser sans ménager sa tranquillité.

 

Je vous ai aperçu une première fois, monsieur, dans cet hôtel, peu avant la frontière, où elle avait choisi de reprendre, disait-elle, l’élan qui la ramenait chez elle comme si rien ne s’était passé.

Elle était triste ou feignait de l’être.

Je consultais souvent la carte, passant du temps à ouvrir et refermer la boîte à gants et à déplier cette surface où j’avais repéré les lieux de ma destination, ce qui ne la concernait pas.

Nous nous étions arrêtés dans cet hôtel pour nous coucher ensemble une dernière fois et j’étais effectivement couché, seul dans le lit, quand j’ai entendu, monsieur, votre voix pour la première fois. Vous répondiez à ses questions. Ou l’inverse.

Je me suis levé pour vous épier. Vous vous connaissiez. À travers un rideau, j’ai bien compris que votre conversation ne venait pas de commencer. J’ai haussé les épaules et je suis retourné me coucher, m’endormant presque aussitôt.

Elle m’a réveillé au milieu de la nuit. Elle se glissait doucement dans le lit. Je n’ai rien dit. Je n’avais rien à dire. On se quittait le lendemain. Vous me paraissiez trop âgé pour elle. Je n’y ai pas pensé longtemps.

Le lendemain matin, elle vous a salué discrètement dans le hall de l’hôtel. Je vous ai trouvé passablement ordinaire. Vous portiez ce même costume gris qui vous donne un air de professeur.

Je la quittais dans une heure environ, selon mes calculs.

Il pleuvait à la frontière.

Puis la route s’ensoleilla et la vitesse nous grisa. Elle retrouvait des parfums.

Mais sa joie était feinte.

Ses yeux trahissaient un complot dont je ne savais rien. Je ne pouvais pas savoir non plus que vous nous suiviez, vous et votre bras droit.

Elle me déposa sans plus de mystère, me conseilla les routes de montagnes qu’elle connaissait un peu et disparut sur l’autoroute, à jamais croyais-je.

 

C’est dans ces conditions que j’arrivais à Castelpu. D’emblée, je prétextais une maladie chronique. On me conseilla l’hôtel tranquille où je me suis fixé depuis.

Il y avait de la boue chaude quelque part, mais je n’y allais jamais.

Je ne buvais pas non plus de cette eau.

Je me contentais de visiter mon médecin une fois par semaine pour mes injections.

À la fin de l’hiver, j’ai enfin réussi à approcher Gisèle de Vermort pour les raisons que vous savez.

Vous ne pouvez pas les ignorer puisque je vous ai tout expliqué en détail.

Elle m’a reconnu, ce qui est étrange. Plus inquiétant est le rapport qu’elle m’a imposé. Elle est distante et proche à la fois. Distante parce qu’elle s’éloigne du sujet et proche parce qu’elle ne semble pas m’en vouloir.

Même Aliz ne se recueille jamais devant la tombe de son père.

Vous connaissez la tombe ?

Je passe devant sans m’arrêter.

Dire que je suis l’auteur de cette mort et qu’elle ne m’a conduit que jusqu’ici où j’ai le sentiment de n’avoir rien à faire.

La Fête du printemps s’annonça par un bouquet de feu d’artifice qui éclaira la fenêtre de ma chambre pendant quelques minutes que je vécus en effet comme un jour nouveau. Il était minuit.

Je vous ai alors revu, l’espace d’une lueur métallique qui se déposait lentement sur la cime des ormes.

La fleur que vous respiriez venait de quitter les bras chargés d’une jeune fille que j’ai cru nue alors qu’elle apparaissait dans des voiles.

Dans votre dos, Anaïs avait ce sourire inexplicable qui annonce sa tristesse.

Gisèle de Vermort accepta elle aussi une fleur et la donna à son enfant qui se dressait sur ses petits pieds roses sans toutefois s’agiter.

Votre sbire fumait la pipe.

J’ai compris que je m’étais fourré dans un autre piège.

J’ai mesuré cette attente, le long hiver que je venais de passer à me demander comment je prendrais plaisir à tuer Gisèle de Vermort sans autre bénéfice qu’une jouissance dont la nature restait à définir.

J’ai compris qu’Anaïs m’avait aidé à fuir la justice de mon pays que pour me livrer à la justice des Vermort.

Vous étiez le maître d’œuvre de cette forme de procès qui dépassait mon imagination alors même que j’en percevais les modalités.

Mais pourquoi n’éprouviez-vous plus la nécessité de cacher votre jeu ?

Pourquoi vous donner en spectacle devant ma fenêtre sous les feux d’artifice d’une fête que vous renouveliez avec les gens de votre race ?

Quel sort me réserviez-vous ?

Je descendis.

Dans le hall, quelques curistes avaient troqué leur timbale contre un verre.

Leur regard vitreux témoignait du désir.

Je me laissai caresser au passage par une main hideuse.

Quand je sortis enfin, la fumée irrita mes yeux et je dus accepter le mouchoir d’une compagne qui regrettait sans pudeur de ne pas me voir plus souvent.

Le char fleuri s’éloignait, emportant son bouquet de bras et de jambes nus.

Par terre, fleurissaient les pétales qu’il me suffisait de piétiner pour vous rejoindre et vous demander de vous expliquer.

Quel vertige ! Et quelle phobie !

Je voulais m’effondrer enfin dans vos bras, les vôtres, ceux d’Anaïs ou de Gisèle, même ceux d’Aliz me parurent infiniment reposants.

Mais Agnès (la maîtresse d’école) m’enveloppa dans les voiles de la nymphe qu’elle jouait pour clore le défilé.

Elle m’entraîna loin de tout.

— Tu me dois une explication ! grognait-elle.

Nous chutâmes ensemble derrière les fagots d’un bûcher où des enfants excités remplissaient de paille une vieille salopette surmontée d’une baudruche au cri horriblement symbolisé par un cercle tracé au doigt.

— Tu ne dis jamais rien, fit-elle en m’embrassant.

Elle secouait ma queue sans ménagement.

— Le bruit court que tu n’es plus capable de faire l’amour à une femme ! Le feras-tu à l’homme que je suis devenu pour toi, caracol !

Quel plaisir soudain !

Je compris qu’il ne pouvait plus être complet sans la mort.

J’ai désiré cette mort pendant que ma queue explorait les tréfonds de mon âme.

Je réfléchissais en les râles.

Elle devait m’accompagner au fond de cet enfer nouveau pour moi.

Je lui dis même que je l’aimais, ce qui intensifia ses efforts pour m’arracher le plaisir.

Elle voulait rire en même temps.

Et je me gardais bien de la faire souffrir, car alors elle eût douté de mes intentions et interrompu ses propres recherches.

Poussant sur mes jambes, je l’entraînais sous le bûcher. La paille nous fit tousser. Nous nous amusions aussi.

Elle ne devait pas cesser sa caresse et je ne devais à aucun prix lui donner ce qu’elle voulait.

Je l’étranglai en moins d’une minute. Je n’avais pas joui. Sa main se dénoua d’un coup.

Puis, au bord de l’orgasme, je sortis du bûcher pour me glisser dans l’ombre des tréteaux qui le jouxtaient.

Au-dessus de moi, les jambes trépignaient en attendant la fin du feu d’artifice.

Je ne vous voyais plus, monsieur. Vous aviez disparu dans la foule, vous et vos compagnes. Il est vrai que je ne me souciais plus de vous.

Je retenais la mort, serrant aussi fort que je pouvais cette queue qui revenait au monde pour me donner des preuves d’existence et non plus de vie ordinaire.

Une dernière fusée éclata, coulures d’or qui retombèrent si lentement que je crus en finir avant d’avoir atteint le sommet de mon art.

Enfin, les enfants balancèrent des brandons sur le bûcher.

Il s’embrasa d’un coup.

Le pantin qu’ils avaient confectionné illumina un instant leurs visages joyeux et émerveillés.

Mon cerveau s’embrouilla.

Puis, au moment où le corps noir et rouge d’Agnès monta enfin au-dessus des flammes, comme s’il cherchait à s’en dépêtrer, je me livrai sans retenue au plus formidable orgasme que j’avais jamais imaginé.

Le monde sombra avec moi.

J’entendis à peine les cris.

Le corps était debout et une flamme s’étirait au-dessus de ce qui n’était plus une tête.

Ses bras s’agitèrent pendant que sa chair pétillait, éclatant même en dure cloques de graisse qui s’enflammaient comme des têtes d’allumette.

Je retombai moi-même lourdement sur le sol, vaincu par un épuisement total en même temps que par une lassitude qui m’arracha un cri de terreur.

Les pompiers, appelés à la rescousse, inondèrent le bûcher qui s’éteignit rapidement.

Le corps parut se scinder.

La foule avait reculé sous les lampions, laissant tout le champ à une scène dévastée par les flaques d’eau et les braises encore sautillantes.

J’applaudis enfin, sortant de sous les tréteaux, la queue encore agitée de spasmes, couvert de cendres froides et de confetti multicolores.

Le personnel de l’hôtel courait dans tous les sens, proposant des couvertures et des verres d’eau.

Il était temps pour moi de quitter les lieux.

Ayant remplacé heureusement la colère par le plaisir, j’étais encore allé trop loin et je ne tenais toujours pas à payer pour mes crimes, deux à cette date.

Comme il n’était pas question de retourner à l’hôtel où vous ne manqueriez pas, monsieur, de me poser des questions, je me débarrassai de mes vêtements et c’est entièrement nu que j’entrepris de traverser une forêt dont je ne connaissais que les abords romantiques.

 

Ainsi, monsieur, après avoir vécu la tragédie somme toute assez ordinaire de l’homme qui en tue un autre (je fais abstraction de l’erreur de cible), j’ai vécu l’histoire extraordinaire du même homme autour de qui le monde est devenu fou.

L’eau d’une rivière me parut assez propre et tempérée pour que je m’y baignasse. L’odeur du bûcher avait envahi jusqu’à mon esprit.

Je raconterai peut-être plus tard comment je suis arrivé en Amérique. Il faudra m’en donner le prétexte.

ROG III

Vous voilà de nouveau, monsieur.

Vous êtes venu troubler plus de dix ans d’une existence paisible consacrée à un travail utile et reconnu.

Je n’ai plus assassiné depuis que je vous ai quitté, vous laissant, vous et vos sinistres compagnes, dans cet endroit médiocre où j’ai, certes, connu un plaisir qu’il ne m’a plus été donné de revivre, mais dont je me passe aisément, ce qui fait de moi un honnête homme.

Or, vous vous êtes remis sur ma trace, je ne sais comment d’ailleurs. Vous nous parlerez peut-être prochainement de votre enquête, je n’en doute pas.

Le problème, monsieur, c’est que je n’ai pas l’intention de me laisser faire et que le procès s’annonce mal pour vous et celles qui prétendent faire le deuil d’un homme qui n’a jamais eu une telle importance à leurs yeux.

Vous ne pensez tout de même pas que je vais accepter de conclure toute mon existence, et particulièrement ces dernières années passées dans ce beau pays américain, par une condamnation dont le principe serait de m’ôter la vie qui est, je ne vous l’apprends pas, le bien auquel je tiens le plus et le plus strictement.

Passées les noires tragédies du désert andalou et les folies gothiques du terroir médiéval, j’ai suffisamment apprécié ma nouvelle existence pour désirer la continuer sans avoir à me soumettre à vos prérogatives.

J’ai tué par pure colère, mais avouez, monsieur, qu’il y avait de quoi. J’ai aussi tué par plaisir, mais l’ambiance ne s’y prêtait-elle pas ?

Je n’ai plus tué depuis.

Est-ce à dire que la colère m’est passée ?

Il doit bien en rester quelque chose, mais je n’ai pas la nostalgie de cette existence maintenant lointaine et floue.

Ai-je renoncé au plaisir extrême comme je ne l’ai connu qu’une seule fois ?

Justement, monsieur, il s’agit là d’un plaisir unique et j’ai bien conscience que, si je m’avisais de chercher à le renouveler, il ne se reproduirait évidemment pas.

Le plaisir, comme vous dites, je le connais encore et je m’en satisfais pleinement.

Ce qui n’a pas changé en moi, c’est mon exigence de vivre éternellement sans jamais connaître l’horreur de la mort, qu’elle me frappe par hasard, suite à un lent déclin ou autrement.

Je n’arrive pas à me faire à l’idée que je vais mourir un jour et je me demande si cet état somme toute extraordinaire n’est pas la cause que je demeure très probablement un assassin en puissance.

J’ai déjà évoqué devant vous un troisième assassinat commis par nécessité, ce qui ne manque pas de m’étonner, car je suis un rêveur.

Il faut que je vous raconte cela.

Le style a changé, monsieur, car nous sommes en Amérique et ici, monsieur, je ne connais pas la colère ni ne recherche à n’importe quel prix cet état du plaisir qui me condamna à assassiner un corps mieux fait pour l’amour et ses contingences.

Pauvre Agnès ! Elle eût mieux fait de ne pas m’inspirer un tel crime ou de me procurer son objet réel. Elle eût été encore de ce monde et je l’aurais peut-être épousée.

Pauvre monsieur de Vermort aussi, qui n’eut que le tort de ressembler physiquement à celui que je daignais envoyer au ciel pour qu’il n’en revînt jamais et n’eût plus d’autorité sur celle qui provoquait en moi des désirs d’ailleurs annonciateurs de ce qu’allait devenir mon plaisir une fois assumé tout ce qui devait le précéder pour le faire exister enfin.

Après la mort étonnante d’Agnès, je vous ai échappé et cette fois il n’y eut aucune Anaïs pour me conduire exactement où vous vouliez m’achever selon vos méthodes qui datent un peu, monsieur, car, dans votre saint pays qui joue à être une république, vous semblez cumuler les retards dans tous les domaines qui réussissent si bien aux Amériques, du Sud comme du Nord. Passons.

Nu et propre, parfaitement enclin à ne plus recommencer ce qui avait atteint la perfection et donc l’éternité, j’ai voyagé quelques jours dans la nature avant de me décider à revenir parmi les hommes.

Cette fois, il n’y eut pas un Anglais sur une plage, avec papiers en règle et voiture en état de marche, mais un paisible voyageur de la SNCF qui attendait son TER sur le quai d’une gare déserte.

Vu sa taille (il était de la mienne bien sûr), je n’ai pas osé l’affronter, d’autant que la nudité me mettait dans un état d’infériorité reconnu par la science.

Craignant d’arriver après le train qu’il attendait, je me suis hâté de l’assommer pour lui piquer ses biens vestimentaires et les quelques accessoires qu’il emportait avec lui pour un voyage qui me sembla, tandis que je déballais ses affaires, long et définitif.

Comme je ne le tuais pas, et que je ne lui supprimais aucune chose essentielle à sa survie, je le laissais exactement nu, à peine conscient de ce qui lui arrivait malgré lui et passablement désorienté, car il rata son train.

J’étais déjà loin.

Ce qui se passa ensuite n’a pas vraiment d’intérêt, mais pas une seule fois je ne cherchais à m’informer en regardant la télévision des chambres que j’ai occupées.

Je ne retournais pas chez moi.

Il n’en était pas question.

Mes chances de liberté étant conditionnées par les entorses que j’avais faites à la Loi, il ne me restait plus que le voyage, peut-être les voyages, car rien ne me disait que je trouverais le bon pays avant d’avoir exploré la totalité du territoire africain, les profondeurs de l’Asie et les immensités américaines.

J’ai donc voyagé, me livrant à des activités de survie, mais jamais à la prostitution ni à l’assassinat.

Je n’ai jamais été plus loin dans la violence que l’étourdissement ou, à la limite, la perte de connaissance, deux états de la conscience qui m’étaient utiles pour dépouiller mes victimes.

Avant d’être honnête et sans reproche, je ne l’ai pas été, ce qui est arrive à bien des hommes sur cette terre et personne ne s’en offusque vraiment si j’en juge par les annales des pratiques démocratiques que j’ai pu consulter pour mes suppléments d’éducation.

 

De port en port, je me suis retrouvé un beau jour d’été à San Antonio du Chili et de là, j’ai croisé vers San Francisco de Californie où vous êtes venu me rejoindre dix ans plus tard pour me chercher des poux dans la tête.

Aliz avait dix de plus, les mêmes cheveux rouges et des jambes de rêve.

Comment me serais-je douté qu’il s’agissait d’elle quand j’ai entrepris de lui faire la cour ?

Le hasard faisait se rencontrer une touriste qui voulait être là et un habitant de la région qui n’allait jamais plus loin.

Comme j’avais abandonné toute velléité de violence faite aux objets du désir, j’en étais encore à chercher l’âme sœur, et comme j’avais moi aussi dix ans de plus, je n’avais plus vraiment le physique de l’emploi.

Elle me trouva donc bien entreprenant pour un type de mon âge et m’envoya paître au beau milieu d’un attroupement formé pour la circonstance, car elle prétextait des attouchements hostiles à la dignité ou à je ne sais quel critère admis en justice.

Ce qui attira un policier.

Il me demanda qui j’étais et ce que je faisais « là ».

Je le lui dis.

Il me demanda alors ce que je faisais quand je n’étais pas « là ».

Je lui dis que j’étais libraire et que je partageais ce métier lucratif avec un compagnon de route.

À sa tête, je vis qu’il m’avait mal compris et je rectifiais en disant que j’avais un associé.

Il se retourna alors vers Aliz, qui n’était encore rien pour moi puisque je ne l’avais pas reconnue.

Elle m’accusa de mauvais attouchements.

Je rétorquai que, premièrement, ce n’était en rien des attouchements, et que, deuxièmement, ils n’étaient pas si mauvais puisqu’elle n’en conservait pas les traces que prévoit la Loi.

Le policier en convint, à moins qu’elle eût mal quelque part, ce qui eût témoigné de la violence des faits.

Elle avait mal d’une manière générale et me traita de « Français ».

Ce mot, lancé comme une insulte devant un parterre choisi d’Américains, s’associa enfin à la couleur de ses cheveux et mon cerveau se mit en ébullition, ce qui me priva pendant un moment de la parole et peut-être aussi d’un regard clair comme il sied à ceux qu’on accuse sans preuves.

La rousseur, à part celle qui jonche les automnes comme en poésie, ne pouvait avoir qu’un sens pour moi et je retrouvais ma jovialité en lui parlant en français, ce qui est interdit quand un policier américain se casse la tête à essayer d’arranger les choses entre deux antagonistes.

Il secoua son doigt devant mon nez, chose que je ne conseille pas s’il s’agit du nez d’un Andalou.

Je ne tuais plus sous l’effet de la colère, c’était un fait, mais les taches de rousseur que la jeune fille agitait devant mes yeux m’inspirèrent des idées que je n’avais pas eues depuis longtemps, et on sait comment cela s’était terminé.

Pour faire taire le policier qui perdait patience et ne laissait plus parler personne, je ne pouvais pas crier « Gisèle » comme j’en avais envie (n’oubliez pas que je ne l’ai pas tuée comme j’en avais le projet). Je criai donc « Aliz », ce qui fit l’effet d’une bombe dans un pays qui en fabrique beaucoup sans en apprécier pour autant toutes les considérations.

Elle dut alors me reconnaître sans me donner un nom précis.

Mes yeux, sans doute. Ce noir qui reste une fois que je ne suis plus là.

Elle hésitait, semblait même souffrir, tenant le bras du policier comme pour l’arrêter avant qu’il ne commît une bêtise irréparable.

— Ovide ?

Elle disait mon nom en français, Ovid en anglais, mais cela n’eût pas parlé plus clairement au policier.

J’écartai les bras comme pour recevoir son petit corps rougeoyant.

Le policier s’interposa sans donner trop de force à son geste. Il avait à moitié compris, ce qui n’est déjà pas si mal pour un travailleur du secteur primaire.

— Je n’en crois pas mes yeux ! s’exclama-t-elle, traduisant aussitôt son propos, ce qui fit hocher la tête du flic.

Elle compta sur ses doigts, se trompant certainement, car j’étais resté très mythomane malgré les voyages.

Le policier compris qu’il avait fait son travail et nous attendîmes qu’il disparaisse dans une autre série avant de nous regarder de nouveau.

J’étais si heureux de la revoir que, sur le coup, je ne mesurai pas à quel point cela allait changer ma vie qui n’en avait pas besoin.

— Je suis… Américain, dis-je.

Là, je perçus dans son regard les premières évidences de son calcul en cours de résolution.

— Je suis… étudiante, dit-elle comme si elle prononçait une menace.

J’ai alors pensé à un assassinat par nécessité. Je n’avais aucune raison de la tuer. Je ne l’avais pas fait par plaisir quand j’en avais eu l’occasion. Et jamais je n’aurais assassiné une enfant sous l’effet inadmissible de la colère, moi à qui trois d’entre eux avaient été arrachés sans la moindre compassion par un employé de la Couronne qui transportait du minerai de cet or maudit à jamais.

— Aliz… pour votre père… il faut que je vous dise. J’ai été accusé à tort.

Qu’est-ce que je racontais maintenant ?

— Vous avez été accusé à tort et condamné par contumace.

Elle répétait ce qu’on lui avait dit et ne laissait paraître aucun sentiment particulier. Je dis :

— J’ai changé de vie…

— Vous vendez des livres.

— Je les aime aussi !

Elle reculait imperceptiblement. Le policier n’était pas loin.

— Je suis désolé… balbutiai-je.

Je l’étais vraiment. J’étais désolé d’être tombé sur elle par hasard, ce qui ne serait jamais arrivé au fin fond de l’Afrique ou du Missouri.

— Je vous mets en danger et vous êtes un danger pour moi.

— On peut résumer ça comme ça, Aliz.

Je réfléchissais vite et je savais que c’est le propre des tueurs. Si on se quittait « bons amis », elle détenait le pouvoir de me trahir à tout moment et je conservais celui de la détruire avant ou après qu’elle ait parlé.

Je perdais le fil de l’histoire au fur et à mesure que je me convainquais qu’elle n’était pas là par hasard. Je n’y étais pas non plus par hasard, ayant régulièrement à faire dans les parages.

Ces moments d’incertitude noire sont atroces.

Je ne savais plus comment résoudre ce qui n’était plus un problème et qui le devenait à nouveau avec une acuité démentielle.

Je suis peut-être fou après tout comme le disait ma sœur avant que le vent l’emporte et que je sois capable de mémoriser les évènements cruciaux de l’enfance, les traumatiques comme les autres.

Tu ne m’échapperas pas ! pensai-je malgré moi, malgré le petit ange tout blanc qui avait pris la place du petit ange tout rouge comme dans les publicités de la télévision à propos des non-livres qui plaisent tant à la majorité d’entre nous, les non-lecteurs.

Elle m’échappa pourtant à la faveur d’un mouvement de foule, car nous étions le 4 juillet et j’étais justement venu ici pour satisfaire mon goût pour la musique populaire.

Un défilé de majorettes nous sépara.

 

Il faut maintenant, monsieur, que je vous présente Frankie.

Frankie et moi sommes les gardiens d’une librairie.

« Télémaque »

J’ai voyagé pendant sept ans. Vous pouvez en déduire que Frankie et moi travaillons ensemble depuis trois ans au plus. Deux en réalité. Car avant d’être libraire à San Francisco, je me suis reposé pendant près d’un an de la fatigue des voyages.

Nous nous sommes rencontrés un soir de lecture.

Il lisait.

Il n’écrivait pas, mais il lisait, et il commentait. Il traduisait aussi. De l’espagnol. Il s’appelle Frank Chercos.

Chercos, pas si loin de Polopos.

Cette proximité géographique nous a rapprochés sur le plan amical.

C’est un Américain né en Californie. Son nom est un héritage et n’a pas le sens que le mien peut avoir.

Il traduisait des poètes, mais ne négligeait pas la narration, même la moins littéraire.

Je lisais peu. Des ouvrages techniques surtout.

Comme je lui demandais de qui il tenait son nom, je lui appris ce que j’en savais et comment mon propre père avait failli tuer un habitant de Chercos dont il (Frank) était peut-être cousin.

C’était compliqué, dit-il, et il n’y pensait en fait jamais. Sa mère était d’origine française ou canadienne, il ne le savait plus.

Il ne voulait même pas savoir pourquoi j’avais changé mon nom en devenant un citoyen américain, si je l’étais comme je le prétendais.

J’avais connu Marc Smith à Chicago.

Frank ne connaissait personne d’aussi important.

Il traînait encore à son âge. Il rencontrait rarement les gens parce qu’il avait des problèmes mentaux.

— Pas des compliqués comme dans les romans, dit-il. C’est juste que j’ai du mal à réfléchir autrement que tout seul. Sinon, ça va.

Il tirait les pointes de sa moustache, l’une après l’autre, avec une régularité d’horloge.

— J’aime pas trop ce qu’ils disent dans le slam, confia-t-il, mais j’aime bien la manière, si vous voyez ce que je veux dire. J’imagine qu’on peut dire un tas de choses qui m’intéressent même si c’est du slam.

Il ne slamait jamais. Il avait une voix de chanteur, mais ne chantait pas. Il aurait bien aimé chanter avec quelqu’un, mais…

Tout ce qu’il disait se terminait comme ça : mais… et il passait alors à un autre sujet, ce qui le rendait franchement pathétique.

Je lui confessais que j’avais beaucoup voyagé et que j’étais fatigué au point de ne plus avoir envie de rien faire.

Il trouvait ça inquiétant comme situation personnelle. Il n’aurait pas aimé être à ma place, dit-il.

Moi non plus je ne souhaitais pas le remplacer dans son rôle de pauvre type qui a encore de l’espoir. Il ne buvait pas. Rien.

Il ne connaissait personne d’aussi sympathique que moi, mais c’était sans doute parce qu’il se trompait à mon sujet (il rit, montrant des dents qui n’avaient jamais mordu personne).

Je me suis entiché de ce type. Pas sur le plan sexuel (vous connaissez mes goûts), mais parce que j’avais besoin d’un ami qui ne me fasse pas trop chier avec des opinions en tous genres sur les autres et sur les morts.

Il ne parlait que de lui et des fois de moi si je l’écoutais.

On se revoyait toujours avec le même plaisir, la même naïveté qui n’alimentait que des conversations fragiles.

C’est lui qui a trouvé le local. Dans une impasse, ce qui n’est pas vraiment une bonne idée, mais, comme il disait, ayant cette fois de la suite dans les idées, ça correspondait à ce que je pouvais honnêtement payer.

Il se chargerait du décor. Certains de ses amis avaient du goût pour ce genre de choses, la peinture des murs, les lumières et la bonne façon de présenter la marchandise.

Il me laissa acheter un stock de bouquins sans me conseiller comme il en avait terriblement envie, mais… il n’avait pas confiance dans son jugement en matière de commerce.

Voilà qui est Frankie. Un ami avec qui je travaille pour ne pas m’emmerder comme le font les rentiers de mon espèce. J’ai gagné pas mal d’argent loin d’ici. Et c’est ici que j’ai envie de le dépenser. Il ne manque qu’une femme à ce bonheur incertain comme nos conversations.

Cette femme, c’était maintenant Aliz et j’avais perdu sa trace, bordel de merde !

Ce soir-là, je suis rentré chez moi (c’était aussi chez Frankie) dans un état mental plutôt inquiétant. J’étais en colère à cause de ma stupidité, grognant son nom (Aliz) sans expliquer une seule fois de quoi je parlais. Frank a éteint la télé et il est sorti. Il valait mieux.

Comment la retrouver ? Ce n’était peut-être même pas la question si c’était elle qui m’avait retrouvé. Et comment s’y était-elle pris ?

Je ne pouvais pas penser à tant de questions à la fois. Le mieux était de laisser passer la colère et d’aller écouter Frank qui déclamait des poèmes dans la librairie devant une poignée d’illuminés qui pensaient avoir compris ce que la science est incapable d’expliquer.

Je ne suis pas vraiment ami avec les mystiques. En principe, je leur vends des bouquins et j’écoute leurs salades sans broncher.

Je suis sorti moi aussi. N’allez pas croire, monsieur, que le « hasard » romanesque va faire en sorte que je tombe nez à nez avec Aliz. Ce serait trop facile, pour vous comme pour moi. Dans la vraie vie, les ennuis ne commencent pas comme ça. Pour moi, ils prenaient l’allure d’un tas et ça commençait clairement par l’idée que je pouvais raisonnablement me faire de ce qui allait réellement arriver parce qu’Aliz reviendrait, seule ou accompagnée.

N’avais-je pas une dette envers les hommes et particulièrement envers cette famille que j’avais étêtée ?

Une fille orpheline à cause de moi. Elle ne m’avait même pas donné des nouvelles de sa mère. Que s’était imaginé la population de Castelpu à propos du brûlement de la pauvre Agnès qui n’était plus là pour me donner encore la preuve que le plaisir a des limites qu’on ne franchit qu’une fois si on ne veut pas devenir fou ?

Frank essayait d’émouvoir un parterre de latinos avec la poésie de Cernuda. Le soir, si le temps s’y prêtait, on installait le petit théâtre de Frank sur le trottoir devant la librairie. Ça n’attirait que les voisins. Il fallait donc se renouveler souvent, ce que Frank s’évertuait à faire avec une obstination que je croyais enfantine parce que je n’avais connu de pareils sentiments que dans mon enfance. À Polopos…

— Parle-leur de Polopos, dit Frank. De Chercos aussi.

Ça pouvait les passionner plus que la poésie de la génération de 27. Mais je vous ai alors vu pour la troisième fois de ma vie, monsieur. Vous entriez à peine dans l’impasse, suivi de votre parasite articulé, et tenant le bras de la rayonnante Aliz dont l’apparence gothique détonnait dans ce concert de matité. Exactement comme à Polopos, sa chevelure rouge dans nos mains noires et la fontaine où ses éphélides titillaient nos regards.

Mais pas de MIB dans l’ombre. L’aristocratique Aliz tenait à sa justice.

Évidemment, Frank tomba tout de suite amoureux d’elle.

Sa gorge se noua en plein Grenade d’Alberti.

Toutes les têtes pivotèrent dans la même direction, celle d’Aliz qui me saluait de sa petite main blanche. Son visage était simplement calme.

Frank descendit de la chaise qui lui servait de tréteaux. Il se précipita dans les marges de son petit théâtre pour en trouver une autre digne des petites fesses de la belle Aliz. Elle accepta l’offrande et se posa. Il gloussait en revenant à son micro.

Elle ne me regardait plus. Sans doute venait-elle de découvrir mon point faible, cet ami qu’elle venait de décider de m’arracher pour m’ouvrir toute grandes les portes d’un enfer imaginaire peut-être, mais aussi réel que ses promesses d’extase.

— Nous n’irons plus au bois… !

Vous, monsieur, n’aviez pas cessé de me regarder, un peu en dessous du menton, ce qui me rendait vulnérable. Je ne vous avais jamais adressé la parole. Il était peut-être temps de le faire. À qui l’initiative de cet acte presque surnaturel en ce qui me concernait ?

Vous aviez l’air d’une gravure de roman d’épouvante.

Et votre valet ne me rassurait pas non plus.

Vous demeurâtes tous deux debout de chaque côté d’Aliz qui était assise le plus près possible de Frank, les genoux fermement joints comme il convient à une jeune femme de cette qualité. Frank était myope et refusait de corriger ce défaut.

Ma colère semblait s’être diluée dans cette abondance de détails.

Je songeais encore vaguement au plaisir, mais sans lui accorder toute l’importance que la sournoise Aliz voulait m’inspirer ou me communiquer.

Une érection incomplète la gratifia et je ne m’en cachai pas.

Frank acheva une Invocación dans un gloussement. Le public se leva sans précipitation. Aliz aussi se leva, mais Frank lui avait offert sa main et elle le remerciait dans des termes que je ne pus intercepter.

La rue se vida lentement. J’éteignis.

Frank parlait à Aliz. Je voulais lui dire qu’elle ne tiendrait pas ses promesses, car ce n’était qu’une enfant. Elle ne détenait qu’une partie de la vérité, tout le reste étant alors, du temps où cela arriva, intraduisible et de toute façon incompréhensible.

Mais Frank promettait lui aussi et elle acceptait de recevoir ces promesses quand elles se réaliseraient. Je n’osais, monsieur, vous approcher d’aussi près. Vous demeuriez impassible.

Ce fut votre chien qui rompit le silence :

— Nous pourrions peut-être en parler ce soir, je pense, dit-il d’une voix que je ne vous connaissais pas.

— Certes, fîtes-vous.

Frank ne s’étonna pas. Il guinchait déjà. Aliz lui tourna le dos cependant, pour me faire face :

— Je suppose que votre petit copain n’est pas au courant, dit-elle pour ne pas ménager la sensibilité de Frank qui entrait dans le doute avec ses moyens habituels, la langue pointée hors d’une bouche qui ne dirait plus rien d’important à part :

— Que se passe-t-il, Rog ?

Aliz plissa les yeux.

— Rog ? dit-elle. Qui est Rog ?

— Qui est Frank ?

Allions nous régler ce vieux différend familial dans une obscure impasse de San Francisco ? Vous n’aviez pas, monsieur, l’air de facilement vous prêter aux bagarres de rue. Frank, oui. Et malgré tout le respect que lui inspirait Aliz dont il ne voyait plus que le dos.

— Certes non, dîtes-vous. Mais je ne vous conseille pas de vous échapper encore une fois, monsieur Russel, Roger Russel comme l’indique votre nouvel état civil. C’est bien ce que vous vouliez dire, monsieur Chercos ?

— Il n’a rien dit et vous allez la fermer !

Frank aurait parfaitement accepté que je vous brise le nez, monsieur, mais c’est Aliz que je tenais dans mes bras et le revolver que je pressais sur sa tempe n’était pas en bois.

— C’est incroyable ! fit Frank.

Ça l’était. D’autant que vous aviez tiré le fer de votre canne, monsieur, et que vous brandissiez cet objet malgré les conseils de prudence que vous prodiguait votre chienchien en peluche.

— Rog ! Tu es fou ! disait Frank avec une nuance d’amusement.

Il savait bien que je ne l’étais pas, sinon je lui aurais raconté tous mes voyages et ce qui les avait motivés.

— Nous ne vous livrerons pas à la police, si c’est ce que vous craignez, déclara votre toutou.

— Je suis l’exécuteur de la famille de Vermort, dîtes-vous sur le même ton, et vous ne m’empêcherez pas d’accomplir ma tâche.

Vous me menaciez avec votre pointe. Elle était assez passablement destinée à me traverser le cœur, mais le 38 que j’étreignais n’était pas un jouet de l’ancien temps.

— Vous êtes complètement dingue ! dit Aliz rageusement.

— Vous ne prétendez tout de même l’exécuter à mort avec ce… cette… bredouilla Frank.

Il secoua son doigt pour jouer à l’épée. Il s’amusait de plus en plus.

— C’est quoi, cette histoire, Rog ?

— Un remake du Procès, Frank !

— Sans blague !

— Je t’en prie ! Ne t’en mêle pas !

Il finirait par faire un pas de trop pour aller chercher les flics qui n’y comprendraient pas grand-chose non plus.

— Allez, mec, vous dis-je. Remettez votre lame dans son étui et parlons sérieusement.

Vous ne paraissiez pas convaincu par le pouvoir que j’exerçais pourtant clairement sur votre protégée. Frank se sentit réellement menacé. Il recula, moins amusé par la situation et plus incertain quant à l’issue de cette rencontre complètement inattendue en ce qui le concernait.

Nous n’allions pas rester toute la nuit dans ces dispositions. J’avais un avantage sur vous, mais Frank finirait par commettre une erreur et je me retrouverais dans un pétrin inextricable. Je le sentais.

— On voit de tout en Amérique, dit Frank qui avait encore envie de rigoler, même des vieux Français qui n’ont pas besoin de la justice constitutionnelle pour régler leurs affaires de famille. Mais bon sang, Rog, qu’est-ce que tu fous dans cette galère ?

— J’ai assez de balles là-dedans pour vous envoyer tous ad patres, ricanai-je comme si c’était le moment de faire de l’humour. Un moment, j’ai cru que vous étiez un exécuteur testamentaire, monsieur.

— Ce n’est pas le cas.

— Vous êtes sûr que le FBI n’est pas dans le coup ? Si je ne vous descends pas tous les trois, il sera bien mis au courant à un moment ou à un autre de cette foutue histoire, non ?

— Vous oubliez Gisèle.

— Elle est vivante !

Gisèle vivait. Dix ans de plus ne l’avaient pas détruite comme je le pensais. Ce n’était pas une question d’âge, mais de poids à supporter sur des épaules forcément fragiles puisqu’elles appartenaient à une femme.

— Vous devriez venir avec nous, dîtes-vous, qu’on en finisse !

— Nous avons votre billet, précisa le cleps.

— Ah ! Oui ?

Je n’en revenais pas. Ces gens-là méritaient certainement de vivre au-dessus des autres. Je leur reconnaissais au moins ce droit.

— Qu’est-ce que tu vas faire, Rog ? dit Frank.

Il ne s’amusait plus autant. Il commençait à paniquer. Oui, c’était un vrai flingue et j’avais l’intention de m’en servir. J’en aurais presque oublié Aliz qui se tenait raide comme un piquet dans mon bras replié.

— Je vous exterminerai tous, dis-je. Je n’aurai pas assez d’une vie, mais ça m’occupera ! Je ne risque pas de m’emmerder.

— Tu déconnes, Rog ? Ces messieurs-dames veulent sans doute qu’on s’arrange autrement…

— Tire-toi, Frank ! C’est pas ton affaire !

— Il se tire pas, dit le chien. Pas tant que vous n’aurez pas rendu sa liberté et son honneur à cette dame.

Frank jubilait :

— Liberté et honneur ? Ils veulent dire, Rog, qu’ils te feront la peau dès que tu l’auras lâchée !

— C’est bien ce que je pense, Frank ! Tirons-nous !

— Et la librairie ?

Il était désespéré, Frank, comme il ne l’avait jamais été, mais il croyait encore en moi. Il avait foi dans mes voyages, n’ayant jamais mis en doute un seul de mes récits, et je ne lui avais pas tout raconté, loin de là !

— Je les flingue et on emporte la dame, voilà ce qu’on va faire, Frank.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça maintenant que vous êtes mort, monsieur. Ça doit me faire du bien quelque part, comme on dit. Je n’avais tiré que deux coups, et vous êtes tombés en même temps, la tête fracassée, sans un cri de révolte ou d’angoisse.

 

Une première fois pour soulager ma colère. La seconde par plaisir. Et la troisième par nécessité.

Je vous ai tué, comme vous le voyez, par pure nécessité. Sans colère pour expliquer le geste et loin d’y avoir pris plaisir. Votre chien est mort en même temps que vous pour la même raison nécessaire. Je n’y peux rien changer. Il était votre ombre.

Maintenant que je suis seul à parler et que plus personne ne m’écoute, il ne me reste plus qu’à conclure cette histoire en vous racontant ce qui s’est finalement passé.

Frank conduisait, complètement excité par ce qui venait de se passer. À le croire, jamais il n’avait participé à un assassinat. Qu’est-ce qu’on allait faire de la fille ? C’était dingue comme histoire !

La route était déserte. Il la connaissait pour d’autres raisons moins ambiguës. Aliz se taisait. Elle ne tremblait pas, ni ne suait. J’entendais à peine sa respiration.

La nuit nous cernait. Je n’allais tout de même pas mouiller ma petite culotte en présence d’une fille qui aurait pu être la mienne. Sa jambe était prisonnière des miennes et je reluquais l’autre, nue jusqu’à mi-cuisse, laissant apparaître ce qui ressemblait à une jarretelle, un de ces objets secrets qu’on aperçoit furtivement au fond des armoires quand on n’a pas encore l’âge de les renifler.

Frank s’inquiétait pour Aliz parce que, disait-il, il ne la connaissait pas. Il fallait que je lui raconte tout, ânonnait-il. Ça lui paraissait étonnamment véridique, sauf que la fille demeurait un mystère pour lui. Il calculait son âge et se demandait ce qu’une gosse de dix ans pouvait bien fabriquer dans une histoire aussi sordidement ficelée. En fait, il n’y croyait toujours pas et me prenait encore pour le roi de la fiction. Tout ça parce qu’Aliz ne donnait aucun signe de peur. La garce ! Je l’avais connue moins femme.

J’espérais qu’il savait où il nous emmenait, loin de la civilisation et de ses contraintes liberticides.

— Tu ne la tueras pas, Rog ! Pas cette fille.

— Sans colère, sans perspective de plaisir et sans réelle nécessité, ça va être difficile en effet. Je vais peut-être l’épouser, Frank !

— Tu charries, Rog !

Elle ne desserrait pas les mâchoires. Pas une odeur, à part le fruité de son shampoing. Elle était douce et presque molle. Le genre de truc dont il faut se méfier parce qu’on a toujours tendance à relâcher l’attention quand plus rien ne résiste. Mais elle était plus dangereuse qu’un mort et je le savais. Le genre de truc que Frank ignore totalement. D’ailleurs, sans la librairie, qu’est-ce qu’il représentait pour moi maintenant ? Un fils comme celui que mon père avait voulu déshériter quand j’étais devenu clerc de notaire.

— Et Anaïs ? demandai-je.

— Anaïs ? fit Frank.

Il connaissait une Anaïs, mais c’était une transsexuelle.

— Tu charries ou quoi ? riait-il.

Aliz se taisait obstinément. C’était ce genre de garce qui vous le coupe si vous lui donnez votre truc à sucer. Voilà ce qu’elle était devenue. On devient tous quelque chose de contradictoire avec ce qu’on a été. Moi notaire, alors que le gosse que j’avais été ne savait même pas qu’on pouvait posséder quelque chose. Elle, castratrice alors que la petite fille que j’avais connue connaissait des ravissements sans fin rien qu’à la vision d’une queue à l’état de repos, ne l’ayant jamais observée devant le spectacle de l’érection que j’étais bien incapable de lui offrir.

— Qu’est-ce que tu dis, Rog ?

— Je dis que ça fait chier !

Il faisait froid maintenant. Je remontais la vitre. Allait-elle se mettre à suer, au moins un peu ? Il y avait un bleu à l’endroit où j’avais appuyé le canon de mon 38. Pas une plainte, rien. La haine peut-être. Qui sait ? On est en Amérique.

— T’en feras quoi si tu l’épouses, mec ?

Je n’en savais rien. Chaque fois que j’avais épousé quelqu’un (mais ça, Frank n’en savait rien), ça s’était terminé par une guerre et j’avais comme qui dirait été le seul à prendre une balle dans la peau. Ce n’était pas ce genre de réalité qui pouvait faire marrer Frank.

— Je lui ferai des enfants, mecs ! Qu’elle le veuille ou pas.

Ça c’est marrant pour Frank. Il riait alors qu’il était amoureux d’elle. J’aurais dû me méfier de cet amour. Elle ne disait plus rien et se laissait emporter uniquement parce qu’elle comptait sur cet amour.

On finit toujours par comploter contre moi. Si je comptais bien moi aussi, ça ferait quatre cadavres par nécessité. Sans colère et sans plaisir, deux états qui n’avait coûté que deux vies à l’humanité. Avec la nécessité, on en était déjà à quatre. Et ça ne faisait que commencer. Comment je m’étais débrouillé pour ne tuer personne pendant sept ans de voyages autour du monde ? Personne non plus depuis. Et voilà que j’en ajoute quatre en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan!

Bien sûr, avec Gisèle, ce ne serait pas par nécessité. Pour l’occasion, je m’offrirais une petite tranche de plaisir, sans doute rien à côté de ce qu’Agnès m’avait donné, mais du plaisir, ça oui ! Je ne m’en priverais pas.

Anaïs serait une bonne conclusion à cette aventure. Je l’emporterais autour du monde. J’ai été heureux avec elle, souvenez-vous. Mais avant, il faudrait que je lui arrache la langue !

 

Je ris, monsieur, alors que vous êtes mort et bien mort. Ce n’est pas le genre de choses auxquelles je pense en premier en présence des morts. Mais, que voulez-vous, j’ironise parce que je sais bien que je n’ai plus le choix. Il va bien falloir à un moment ou à un autre que je me fiche une balle dans la tête.

Je me rends compte d’ailleurs que je n’ai pas emporté de munition. Il reste quatre balles dans le barillet. Moins deux pour mes tourtereaux. Ça ne pèsera pas lourd si je dois me battre. Avec qui ?

Je ne pouvais même pas enculer cette gamine pour retrouver mon calme légendaire. Frank n’aurait pas apprécié. Il n’aurait pas aimé non plus que je zyeute si jamais ça lui prenait en cours de route, mais ce n’est pas le mec à forcer les filles. Je ne le connais pas sous ce jour-là et il n’a pas idée de ce que je peux entreprendre dans les moments de panique. Il ne sait rien de la peur, à part les babioles de l’enfance et quelques broutilles au moment de payer le loyer.

Frank proposa un quart d’heure de repos dans un coin tranquille. Il en connaissait un. C’était tellement tranquille que je pouvais continuer de résoudre mon problème par le vide. Mais on fait comment pour tuer un ami ? Une garce, je ne dis pas, mais un ami qui aurait pu être mon fils alors que si elle avait été ma fille, je ne lui aurais même pas donné un mari. Des enfants encore moins. Frank me taquina sur le sujet. Si je le ratais, il était assez naïf pour me demander des explications. Il n’y croirait pas.

— Voilà ce qu’on va faire, proposa-t-il. Je roule sans vous jusqu’à la prochaine station service, j’achète de quoi bouffer et de quoi boire, et tout ce que vous voulez, j’en profite pour faire le plein et je suis de retour dans moins d’une heure. OK, Rog ?

Il ne demandait rien à la fille, mais je voyais bien qu’il cherchait son approbation. Elle n’avait peut-être pas envie de rester seule avec moi.

— Avec qui elle resterait seule si tu t’en vas ?

La voiture disparut dans le premier virage. Je ne voyais plus le visage d’Aliz. Frank ne reviendrait pas. Il nous avait amenés assez loin, Aliz et moi, pour qu’on règle nos affaires en tête à tête. Vu la manière dont j’avais l’intention de les régler, ça ne durerait pas assez longtemps pour qu’il se retrouve entre les mains de la police et qu’il confesse sans douleur tout ce qu’il savait. Ça me laissait plus de deux heures. Pas bête, le Frank. Non seulement il échappait à la mort, mais il essayait de me sauver au moins un peu. Et je n’avais vraiment pas envie de disparaître une fois de plus. Pour faire quoi ? Voyager ? Vous ne savez rien de mes voyages !

FRANK I

Avant d’être libraire, j’étais flic. J’ai rempilé après la disparition de Roger Russel, mon associé. Je voulais savoir, mais c’est pas comme ça qu’on redevient flic. Il a fallu l’intervention de mon papa pour qu’on m’associe à l’enquête. Rog n’aurait pas aimé ça (le piston).

J’ai donc pu écouter la bande dont vous venez de lire la transcription fidèle. Je sais que c’est pas une bonne manière de commencer une histoire, mais je voulais pas vous la raconter sans porter à votre connaissance cette première pièce à conviction. Pour moi, en tout cas, c’est la première.

Vous avez lu ? Il vous manque que la voix de Roger. Je vous jure que vous ratez quelque chose, mais le procureur a promis de me tirer les oreilles si je franchis cette limite qui paraît-il ne doit pas l’être avant le procès.

En fait, je suis revenu avec les flics. Je voulais sauver la fille. Elle m’avait tapé dans l’œil. Mais ce n’était pas la seule raison. Et elle le savait. Elle avait réussi à ne pas en parler pendant tout le trajet. Je n’en ramenais pas large. Rog, quand il est en colère, faut garer son cul. Il nous aurait tués s’il avait su. Il m’aurait tué un bon mois avant cette escapade au milieu de nulle part. Ça faisait plus d’un mois qu’on se connaissait, la maman d’Aliz et moi. C’est ce type qui est venu le premier.

Il est pas venu comme ça, juste pour se renseigner. Je l’avais rencardé avant. Mais il vaut peut-être mieux que je commence par le début, sinon je vais encore m’embrouiller. Ça va déjà assez mal comme ça, les amis !

 

Rog et moi on fait les cons depuis deux ans. Je veux dire que la librairie n’est pas exactement un endroit où ranger des livres honnêtes comme ceux que vous avez l’habitude de lire. Des livres malhonnêtes non plus d’ailleurs. J’étais pas, et je le suis toujours pas, vraiment renseigné sur les activités interlopes de Rog qui m’avait seulement mis à moitié au parfum. Et encore. Ce qui rapporte de nos jours, comme par le passé, c’est d’abord tout ce qui tourne autour du trafic d’êtres humains. Ça a toujours été plus rentable que les chevaux ou n’importe quel genre d’animaux domestiques ou sauvages. Rog avait appris le métier pendant ses voyages. C’est comme ça qu’il appelait les allers et retours qu’il faisait d’un endroit à l’autre de ce foutu monde que j’ai pas le bonheur de connaître aussi bien que lui.

Ah ! J’en ai mal rien que d’en parler ! Oui, oui. dans le micro, monsieur.

J’avais pas trop fait le con jusque-là. Je suis un fils à papa, mais du genre que papa il aurait préféré en avoir un autre pas aussi ressemblant.

OK. Vous connaissez déjà tous ces détails. Je m’en tiens aux faits, monsieur. Rien que les faits que vous connaissez pas.

Bref, j’allais pas trop mal et je me conduisais assez bien, sauf selon papa qui avait une autre vision de ce que doit faire un fils dans son genre. Comme il m’avait coupé les vivres et que je m’étais fait viré de la police sans doute à sa demande, je travaillais ici ou là, mais sans me faire d’illusion sur mes capacités. J’ai jamais su commander. C’est peut-être pour ça que Roger m’a trouvé. Il avait dû demander à un tas de gens : « Hé ! Vous connaissez pas un type qui obéit au doigt et à l’œil et qui est incapable de donner un ordre même à sa petite sœur ? »

Même qu’au début, j’avais l’impression qu’il se prenait pour mon papa. Ils avaient en commun la taille et le regard inquisiteur de ceux qui ne s’assoient jamais pour ne pas lever les yeux.

Il m’est tombé dessus un jour de pluie, comme un parapluie que je me serais pris en pleine gueule. Il courait après.

— Vous êtes Frank Chercos ? me dit-il.

— Ouais. Même que mon papa…

— Je suis de Polopos, mec !

Ça voulait dire quoi qu’il était de Polopos ? Moi j’étais pas de la pédale et je le lui dis, quitte à me prendre un pain.

Ça l’a fait rire. Il voyait bien que j’étais trop con pour comprendre de quoi il parlait alors qu’on se connaissait pas.

— On m’a mal renseigné, s’excusa-t-il.

— Vous vous renseignez sur moi ?

Il y avait du tremblement dans ma voix. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

— Je parlais avec un type, rien sur vous, et comme il était de Grenade, je lui ai dit que j’étais de Polopos. Mais lui, ce n’était pas le bon Grenade.

— Et vous c’était le bon Polopos. Merde ! J’suis pas pédé !

Comme on dit, je suis dur, mais pas que de la feuille. J’ai fini par comprendre qu’il était né en Espagne (où c’est ?) dans un patelin nommé Polopos et que moi je portais le nom d’un village voisin. Même qu’ils étaient ennemis. Mais ça avait dû changer depuis, ajoutait-il, avec le tourisme. C’était qui, ce mec ? On m’a pas habitué à ce genre de conversation, moi.

— C’est marrant, dit-il.

Il avait l’air de trouver ça marrant. Ça m’amusait pas vraiment, mais j’avais un tas de trucs à vendre. Il avait l’air plutôt rupin. À part les mains, des pelles à tarte, mais du genre que j’aime pas recevoir quand je les mérite. Pour l’instant, je me conduisais en gentleman. Mais j’avais mal au slip et le moment était peut-être mal choisi pour en parler.

— Vous n’avez pas l’air en forme, me dit-il.

Comme si ça le regardait ! Des formes, j’en avais, même que j’étais pas reconnaissable depuis une semaine que j’avais pratiquement rien bouffé.

— C’est normal, dis-je. Je suis poète.

— Poète ? répéta-t-il.

Il avait l’air rêveur maintenant. Je corrigeai un peu ma déclaration :

— En fait, je lis de la poésie.

— Ce qui fait de vous un poète. Je n’en lis plus.

Il s’approchait pas trop de moi à cause de l’odeur, sinon il m’aurait embrassé sur la bouche, c’est du moins ce que j’ai pensé à ce moment-là. Je savais pas encore qu’on allait devenir bons amis, et même associés dans une affaire bidon qui en cachait une autre, je peux bien l’avouer maintenant que tout est foutu pour moi et qu’il est plus là (où il est ?) pour me rappeler à sa manière que trahir un ami est la pire des choses qui puisse arriver à un homme.

Je dégueule pas tous les jours. Excusez-moi.

C’était il y a deux ans, je vous l’ai dit, presque jour pour jour. Et c’était pas un dimanche parce que le dimanche je mangeais à la maison, chez papa si vous voulez. Et je me faisais enguirlander par la belle-mère.

On a continué de bavarder dans un bar, puis on a mangé et on s’est dit qu’on pouvait pas se quitter comme ça et prendre le risque de ne plus se revoir, surtout que lui il m’avait cherché et il avait sans doute payé pour ça.

Ah ! Il m’avait trouvé et j’étais pas dans mon meilleur jour. J’avais trop pris l’habitude de négliger les jours de semaines et d’accorder trop d’importance au dimanche. Au début, je veux dire au début que j’étais dans la rue, c’était le contraire. Je me souviens plus à quel moment ça a basculé. Il y a tellement de raisons ! Et un seul homme pour supporter tout le poids de ces mots, mec ! Enfin… monsieur.

(Non, non. Vous inquiétez pas. J’ai fait que péter. Ça pue, mais c’est que du gaz. Je me salis jamais. J’en suis pas encore là.)

— Justement, dit-il pendant que j’avalais du chili pour faire passer la crème aux noisettes, je cherche un intellectuel.

— Je peux jouer ça, mec. C’est dans mes cordes.

— J’ouvre une librairie…

— Ça m’arrive plus depuis longtemps.

— Je veux dire que c’est ma librairie et que j’ai besoin d’un libraire. Je ne m’y connais pas assez. Avant, j’étais notaire.

— Papa aussi trafique dans les Lois pour gagner sa croûte et la mienne.

— Je ne plaisante pas.

Il en avait pas l’air. Faut pas trop déconner avec Rog. Vous apprendrez ça, monsieur. Je pris un air intéressé, ou autre chose, je sais plus.

— J’ai pas envie de travailler pour les autres, dis-je pas trop fermement parce que le type avait vraiment besoin de quelqu’un et qu’apparemment je correspondais au profil recherché.

Il se renfrogna, le sourcil haut et les lèvres pincées par une mâchoire de gorille doué de la parole.

— Vous ne travaillerez pas, dit-il, mais vous pourrez continuer de lire de la poésie si vous voulez. J’ai connu Marc Smith à Chicago.

— Ah ! Ouais ? Mec !

Il avait une drôle d’idée de la poésie, mais j’ai pensé qu’il valait mieux commencer par être d’accord avant de se disputer pour rien.

— Le hic, dit-il, c’est que je n’ai pas encore décidé où on va l’installer, cette librairie. Vous avez une idée ?

Pas autant que papa, mais j’en avais envie. Voilà comment on le séduit, Frankie. On lui demande s’il a une idée et il répond illico que oui, il en a une, mais il sait pas ce qu’elle vaut.

— On peut voir, dit-il, et il paya la note sans broncher.

J’avais avalé toute la cuisine, ce soir-là. Un vrai dimanche, sans papa pour me casser les couilles avec sa morale de pionnier. Et je vous parle pas de cette connasse de belle-mère qui n’a même pas fait l’effort de se faire passer pour ma mère alors qu’à l’époque j’avais pas encore l’âge de faire la différence entre le vrai et le faux.

Ah ! C’est plus fort que moi, monsieur. Il faut que j’en parle sinon je me sens pas bien. Ma vie, c’est mon ombre. Je peux pas vivre sans. Mettons.

Je lui ai donc montré le local. De l’extérieur, parce que j’étais pas le proprio, enfin… pas encore. Fallait demander à papa. Il en faisait rien de cette boutique où un chinois avait vendu des fusées à ses concitoyens. À l’intérieur, si je me souvenais bien, on trouvait encore des masques avec des grimaces qui avaient halluciné mon enfance et j’en avais pas vraiment besoin à ce moment-là. J’ai changé depuis.

Rog examina la devanture en professionnel, piquant le bois avec la pointe d’un canif et le reniflant avec l’air pensif de celui qui s’y connaît et à qui on va pas la faire aussi facilement qu’on l’avait cru en abusant des consommations de luxe et des cigares trempés dans le café.

— C’est pourri, dit-il. Il faudra tout refaire.

Vous allez me dire, monsieur, que ces détails ne vous sont pas utiles et que je ferais mieux, pour ne pas risquer de vous faire perdre patience, de passer sous silence tout ce qui n’est pas en rapport avec notre affaire. J’essaie simplement de vous montrer ce qu’il était, Rog. Vous ne saviez jamais ce qu’il avait dans la tête, mais ça venait petit à petit, au fur et à mesure qu’il vous prenait dans ses filets. Il n’a jamais eu d’autre considération pour les autres. Ou vous êtes un poisson ou il vous sort du bain. Vous n’avez jamais le choix. Il me fichait une sacrée trouille, comme si je venais de rencontrer le type qui finirait par avoir ma peau. Je ne me trompais presque pas.

Mais la boutique lui plaisait, comme ça, de l’extérieur qui était une impasse avec d’autres boutiques aussi mal foutues et des détritus de loin en loin comme des signaux d’avertissement. Vous la connaissez.

Mais j’avais pas la clé. Le type qui la possédait devait dormir à cette heure-ci.

— Mieux vaut pas le déranger, dis-je sans y croire.

Rog finissait un cigare. Il jeta une dernière cendre dans les feuilles mortes qui s’étaient accumulées sous la porte.

— On va lui rendre une petite visite à ton copain, dit-il.

Il savait ce qu’il faisait en adressant ce genre de proposition à un type comme moi. Je n’ai même pas essayé de lutter. Je ne lui avais pas précisé que le copain en question, c’était mon papa, et qu’à cette heure-ci, papa dort avec sa copine et ses hochets.

— Dis donc ! Il est verni ton pote !

Il disait ça parce que la porte derrière laquelle papa contrôle une partie de l’univers est l’œuvre d’un artiste du blindage à toute épreuve y compris les miennes. Je carillonnai.

— Monsieur dort, comme vous le savez, crissa le majordome.

— On vous demande pas de nous parler de sujets aussi délicats, fit Rog. On est venu parce que Frankie a des problèmes et que je suis pas vraiment un type à qui on les pose sans s’attirer d’autres problèmes encore plus délicats.

— Ah ! Et pis je parle pas à un larbin !

Je forçai l’entrée comme je m’étais jamais permis, bousculant le laquais de service que je connaissais même pas comme c’est l’usage dans les grandes familles où que les héritiers entretiennent des rapports quasi affectifs avec la valetaille. Rog s’excusa sans ménagement et se mit à attendre dans le petit salon réservé à cet effet.

— Papa me refuse jamais rien, sauf si c’est illicite.

— Demande lui de te laisser utiliser sa salle de bain, fiston.

Le valet revint avec un mot de papa écrit dans une carte pliée en diagonale. Rog s’en saisit. Le valet fit un saut sur place, mais ne dit rien. Je lui faisais des signes comme s’il était maintenant temps d’appeler les flics.

— Monsieur Frank dormira ici ce soir ?

J’avais plus envie de dormir. Je ne dormirais pas avant d’avoir résolu cette affaire. Sur la carte était écrit : « Va te faite foutre, crétin ! »

Rog me la tendit :

— C’est pour toi, Une écriture féminine.

— Ah ! La salope !

Le valet fit un pas en avant, feutré et précis.

— Madame ne dort pas. Je me suis permis de solliciter Madame.

Rog écrasa le cigare qui s’était éteint depuis longtemps.

— On t’avait dit « Monsieur » !

— Monsieur dort !

— S’il est pas mort, dites-lui que Frankie veut parler avec lui d’un problème qu’il est le seul à pouvoir résoudre.

— Madame ne sera pas contente. Monsieur prend des trucs pour dormir !

— Ça s’appelle des somnifères, conard ! Grouille !

— Qu’est-ce qu’on perd comme temps dans ces palais ! fit Rog.

Il alluma un autre cigare. La vieille devait nous épier, quelque part derrière un miroir sans tain, mais elle n’intervenait jamais directement si la situation n’évoluait pas en faveur de ses crises d’autorité.

Le valet redescendit les marches, soufflant comme un athlète.

— Monsieur dit qu’il connaît monsieur et qu’il descend dans son bureau ! Je vais vous y conduire.

Ces caméras de vidéosurveillance ! Papa ne dormait que d’un œil.

— Vous connaissez mon papa ?

— Lui et moi on a fait l’amour dans un taudis à Valparaiso. Rien qu’une fois. Mais ça crée des liens.

Je m’assis parce que je me sentais mal. J’aurais mille fois préféré m’engueuler avec ma belle-mère qui a l’avantage de la franchise. Jamais une cachotterie avec elle, rien dans les manches, du pur sucre à se casser sur le dos sans voir venir la douleur. Papa entra.

— Roger ! Quand je t’ai vu…

— Les caméras de surveillance, fis-je.

Ils s’embrassèrent comme des filles qui viennent de gagner un match à la télé.

— Vous vous connaissez ?

— Roger et moi enseignions le latin dans un pays lointain.

— Je vois : Encolpe et Ascylte. Je suis qui, moi ? Giton ou Eumolpe ?

Ils rirent de bon cœur à cette plaisanterie de collégien. Papa me flatta le cou et prit la main que Rog lui tendait en le félicitant d’avoir si bien réussi. Au bout d’une heure de flatteries et de félicitations, papa aborda enfin l’objet de notre visite.

— Alors comme ça, Frankie, tu veux devenir libraire ?

J’avais rougi comme si je venais de perdre ma virginité et que ça se voyait au milieu de mon visage à la place du nez.

— Et bien, c’est d’accord, Rog. Je te confie le destin de mon Télémaque.

— Chouette nom pour une librairie !

Je sais, je sais ! C’est long et pas forcément utile, mais ça me fait un bien fou de raconter tout ça. Ça ne m’empêchera pas de raconter le reste, ce que vous estimez important pour la suite de votre enquête sur Roger Russel, le fondateur de la Ligue des russeliens (la LR) et l’auteur de mes jours si papa avait voulu lui accorder ce privilège.

Ce que je me sentais mal ! J’avais pas vraiment envie de bosser dans ces conditions, je veux dire à deux doigts de me prendre le chou avec papa et sa concubine à chaque jour que Rog faisait et défaisait comme si je devais jamais rien comprendre à ce qui se passait.

J’aime les livres, que voulez-vous. L’impasse où notre enseigne clignotait gaiement était plutôt calme, malgré des apparences trompeuses de piège à rats. La clientèle était assez rare pour ne pas m’angoisser et ma discrétion à l’égard de ce qui se passait dans l’arrière boutique était un exemple d’amour filial à mettre entre toutes les mains.

Ça m’a rapproché de papa, ce qui le réjouissait, surtout que maintenant on se voyait en semaine et pas seulement le dimanche. Mes rapports avec la belle-mère n’en furent pas changés, comme vous vous en doutez. Je sais que vous vous en fichez aussi, parce que ces considérations personnelles n’entrent pas dans le cadre de vos recherches. Mais permettez-moi de songer à ceux qui vous liront dans plusieurs siècles d’ici et qui seront sans doute beaucoup plus intéressés par mon personnage que par celui d’un maître à penser complètement oublié à leur époque.

Certains soirs, nous organisions des lectures sur le trottoir devant la librairie. Je lisais à peu près tout ce que je traduisais. Vous connaissez mon goût pour la poésie espagnole de la génération de 27. À ceux qui me prenaient pour un pédé, je répondais qu’Alberti n’en était pas un et que c’était le meilleur d’entre eux.

Ce que j’ai ignoré pendant longtemps, c’est qu’en fait j’étais chargé (par Rog lui-même) de faire du bruit pendant que lui et ses acolytes se livraient à des activités secrètes dans l’arrière boutique où, comme je vous le disais, je mettais mes pieds aussi rarement que possible. On avait même fini par ne plus rien y entreposer du tout, du moins qui concernât la librairie.

Qu’est-ce que j’y gagnais ? Ça ne vous intéresse pas non plus, je sais, mais il faut bien que je m’explique, sinon je vais sombrer dans la dépression de Judas, une maladie obsessionnelle qui se termine toujours mal et que j’ai pas vraiment envie de soigner.

La belle-mère avait aussi touché le fond, parce que Rog et papa n’étaient vraiment pas discret. Ils s’embrassaient sur la bouche devant elle et même devant les domestiques qui colportaient l’information jusque dans les journaux. Ça nous a rapproché aussi. Elle se plaignait à moi, chose que j’aurais pas imaginé en temps ordinaires. Papa avait acheté un pénis en résine synthétique haut de deux mètres et elle en rayait la surface avec une pièce de monnaie qu’elle m’avait piquée pour ne pas flamber un billet qui était la seule chose qu’elle connaissait de l’argent.

J’étais pas heureux, mais Rog m’avait rien promis. Il m’avait demandé de la fermer et de regarder ailleurs, ce que je faisais à la perfection, méritant alors les chauds baisers que mon papa déposait sur mon cou avant de se mettre à table et de se livrer dessous à des jeux de pieds et de queues qui m’excitaient sans que je puisse réfréner cette disposition génétique.

J’étais pas malheureux non plus. Je passais mon temps diurne dans la librairie et le reste dans mon lit avec personne pour tenir compagnie à mes fantômes. C’est dur, de passer comme ça tous les jours d’un abus manifeste de relations publiques à la solitude d’un lupanar certes exotique mais complètement déserté par le genre humain.

Et derrière la librairie, Rog organisait des trafics que j’avais pas la moindre idée de combien ça pouvait rapporter. Gros, très gros, sinon papa serait pas redevenu pédé. C’est un pragmatique, papa.

Je connaissais moins Rog. J’avais pas la prétention de le sonder aussi facilement avec mon esprit d’analyse que papa avec sa queue. Ou l’inverse, je sais plus.

Et j’en avais pas marre d’être con. C’est ça le plus marrant, monsieur. J’étais rien parce que je servais à quelque chose que je comprenais pas. Et j’avais pas la force d’en exiger plus. Rog m’aurait peut-être ri au nez et papa m’aurait parlé de sa collection de mouches à merde. Rien, pas une mission dangereuse, une idée subversive, je sais pas moi ! Une implication dans un attentat à la bombe. C’était des terroristes pacifiques, autrement dit des russeliens et les journaux racontaient n’importe quoi sur ce sujet.

Rarement, mais ça arrivait, Rog rouspétait en regardant la télé ou en fourrant son nez dans les pages puantes d’un quotidien en papier. On lui attribuait des mots qu’il n’avait jamais prononcés, sauf dans les moments d’extase. Comment ne pas soupçonner papa qui possédait un réseau de vidéosurveillance dernier cri ?

C’était des amants terribles. Et ça ne m’amusait pas vraiment, parce qu’un tas de pédés venaient me faire chier à la librairie pour me proposer de passer les vacances avec eux dans des pays que je savais même pas qu’ils existaient ailleurs que dans les livres.

Dans ces conditions à moitié humaines et à demi animales, je n’avais aucune chance de conserver une santé déjà fragile par définition. Ma mère, dont je ne garde aucun souvenir physique ni mental, souffrait d’un de ces trucs qui finit par vous pousser au suicide, que je sais plus comment ça s’appelle. Elle sentait la merde et papa se pinçait le nez au lieu de l’aider à se torcher le cul. Ce qui arrive souvent aux couples hétérosexuels, d’après lui.

Le temps passa, comme on dit dans les livres. Moi aussi je passais, mais comme le pain, mou puis dur et enfin moisi. J’avais cette douleur dans le bide et une autre qui me sciait le cerveau. Je passais le meilleur de mon temps dans la librairie à aspirer la poussière et les mauvaises odeurs. Je tenais pas les comptes parce qu’il valait mieux pas. J’avais pas faim et j’avais soif et je maigrissais à vue d’œil, histoire d’alimenter la chronique locale.

Dans l’impasse, la bagnole des flics, qui venaient tous les jours inspecter les poubelles, pouvait pas effectuer un demi tour sans casser quelque chose et c’était souvent mes présentoirs qui se cassaient la gueule, provoquant les commentaires des flics qui lisaient plus que des conneries parce que c’était leur métier. Ça me faisait plaisir de pas être le seul à pas faire ce qui m’aurait fait le plus plaisir avant de mourir comme font tous les animaux et particulièrement les hommes qui ajoutent toujours des cris à ce qui mérite qu’on la ferme.

J’avais remarqué votre petit costume gris et l’être qui vous suit comme une queue. Vous n’entriez jamais dans l’impasse et pourtant c’était bien mon enseigne que vous reluquiez : « Télémaque ». Vous demeuriez immobile pendant une bonne minute à regarder voir si vous ne vous trompiez pas d’adresse et puis vous disparaissiez, traînant votre petit copain par la main. J’en ai pas parlé à Rog. L’instinct.

Il était évident que si quelqu’un venait vérifier une information les yeux rivés sur l’enseigne de la librairie, c’était pas pour les beaux yeux d’Homère ni pour les yeux du gardiens des lieux. Vous vous écartiez poliment quand les flics entraient en klaxonnant, mais aucun signe de connivence. J’ai commencé à avoir la trouille.

Si les flics ne se doutaient de rien et qu’un inconnu avait l’air d’en savoir plus, les ennuis allaient me tomber dessus comme la pluie qu’on voit arriver en constatant que le toit du voisin est déjà mouillé.

Ya pas comme la trouille pour encourager le cerveau à réfléchir au lieu de se raconter des histoires comme j’en ai l’habitude depuis que maman est morte.

Quand vous arriviez à l’entrée de l’impasse, presque toujours à la même heure, je sortais sur le trottoir au milieu des bacs à bouquins et je faisais semblant de mettre les présentoirs à l’abri avant l’arrivée des flics que vous précédiez en principe de quelques minutes à peine.

Je vous regardais ostensiblement, pas l’air de rien, et quelquefois j’envoyais un gosse vous poser une question qui vous agaçait. Vous secouiez alors votre petite main comme pour répandre des bonbons. Vous saviez que je vous avais repéré, mais vous n’alliez pas plus loin, m’invitant peut-être à faire le premier pas.

Je vous ai suivi et vous avez eu l’air satisfait, confiant même à votre sbire le soin d’appuyer sur le bouton des passages piétonniers. Je vous ai rattrapé dans le jardin public de votre choix.

— Vous voulez une glace ou quelque chose d’autre ? Vous pouvez choisir ce que vous voulez. Moi, j’apprécie particulièrement les cornets.

Vous teniez à ce que je vous remercie pour commencer. Ce qui fut fait. J’aime pas les glaces ni toutes ces cochonneries qui gâtent les dents.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? J’en ai marre de supporter votre présence et vos regards indiscrets.

— Je veux vous parler. En ami.

— Ah ! Ouais? Et de quoi?

Vous me prîtes par le bras. Je me laissais faire, même si j’aime pas le contact quand je connais pas.

— Rog a des yeux partout, dis-je sans vraiment me rendre compte que je couinai comme un piaf.

— Il n’en saura rien si vous ne lui dites rien, Frank.

Vous m’avez alors expliqué un tas de choses que j’ignorais et que j’aurais même pas pu imaginer, comme si vous aviez l’intention de me donner la haine de cet homme pour qui j’éprouvais que des sentiments pas clairs et justement filiaux. Jamais je le haïrais. Vous vous trompiez sur ce point.

— Je vais vous présenter madame Gisèle de Vermort, ma cousine. Elle ne vous en dira pas plus, mais vous en saurez plus quand vous l’aurez vue.

Ah ! Ouais ? Et elle ferait comment si elle était pas capable elle non plus de remplacer la maman que j’avais pas eue assez longtemps pour l’aimer ?

On se donna rendez-vous dans un hôtel où jamais je n’aurais mis les pieds si j’avais su que c’était un hôtel. Le genre d’endroit qui vous fait passer du rêve américain au bonheur d’avoir de quoi s’en passer. J’étais jamais monté aussi haut et aussi vite. L’ascenseur débouchait directement sur une suite du genre princier avec les commodités de la démocratie avancée.

Je comprends qu’on ne tienne plus à la vie quand on a connu ce luxe et que la justice ou le chômage finissent par vous accorder un simple droit de regard sur ce qui n’a plus aucune chance de vous appartenir. J’ai jamais été un spectateur attentif de la vie quotidienne des rupins parce que je pensais que papa avait atteint le sommet de la hiérarchie. Pour le coup, j’étais sacrément bluffé. C’est quoi alors un fils à papa ?

J’ai à peine sursauté quand une fontaine s’est déclenchée à mon passage. Il faut dire que j’étais sur le point d’en avoir marre d’être ébloui. Faut pas abuser de ma tendance à apprécier les belles choses.

Et comme si ça ne suffisait pas à me donner des raisons de haïr les profiteurs qui font crever le reste de l’humanité à leur service, votre protégée est apparue au beau milieu d’un bouquet de roses vertes et blanches tellement ébouriffant que j’ai cru à une projection holographique.

La rousseur de sa tignasse s’élevait comme un flambeau au-dessus d’un corps qu’elle était en train de faire entrer dans ce qui pouvait aussi bien être une robe qu’un tapis.

— Je connais bien Chercos, lança-t-elle comme à l’opéra quand vient le moment de montrer qu’on a compris de quel art il s’agissait.

Des mains blanches se tendirent entre les miennes sans les toucher. Je savais vraiment pas ce qu’il convenait de faire pour ne pas recoller les morceaux de la glace qu’elle venait, si j’avais bien compris, de briser.

— Nous avons une propriété à Polopos où vivent des tonnes d’Anglais, mais nous ne sommes pas anglais comme vous le savez je crois.

Je savais que je n’étais pas au bon endroit et que ce n’était pas le moment d’en douter. Nous eûmes un contact furtif et parfumé à côté de quoi mon odeur de lavande me parut étrangement obscène. Les joues me brûlaient de l’intérieur, comme si je m’étais mordu pour cesser de rêver à n’importe quoi sous le prétexte que j’étais pas chez moi.

— Asseyez-vous, jeune homme. Asseyez-vous devant un verre. Nous allons parler vous et moi. Voulez-vous parler avec moi ?

— Ça dépend, m’dame, du sujet que vous avez choisi pour moi. J’ai pas l’habitude de parler aux femmes…

— Mais c’est moi qui vous parle ! Vous ne direz rien.

— Si je dois en sortir vivant… !

Elle éclata d’un rire qui me rappela le bruit que fait une bouteille quand on la brise parce qu’elle est vide. Mais j’étais pas encore beurré. Est-ce que je pouvais me shooter avec cet alcool bleu ? Combien de verres sont nécessaires quand on est un habitué des conversations à sens unique ?

Je l’amusais, mais j’étais pas venu pour qu’une femme d’un autre monde admire mes dispositions relatives au silence imposé par le sujet.

Elle me laissa m’enfiler trois ou quatre verres avant de poser une main sur mon verre en faisant : « Tss tss tss . »

Puis elle se mit à parler. Tout de suite, je compris qu’elle avait des raisons légitimes de haïr Roger et que ça faisait plus de dix ans que ça durait. Elle m’a raconté toute l’histoire. En gros, est-ce que ça posait un problème de participer à la vengeance qui était devenue sa seule raison de vivre ?

J’aime pas trop l’idée de vengeance. Même ma belle-mère ne m’inspire pas ce genre de sentiment. Je sais pas si on peut vraiment vivre en paix sans s’associer de temps en temps à des règlements de compte qui ont un début et une fin, mais il m’a toujours semblé que s’il est possible de dater le début d’une vengeance, on n’en voit rarement la fin sans se compromettre avec la justice. J’ai jamais eu besoin de vérifier cette hypothèse et voilà qu’une inconnue surgie de nulle part me poussait dans le cordes pour que je mette mes idées en pratique. Elle voyait bien que j’avais pas le caractère recherché pour satisfaire les désirs particuliers qui la motivaient de ce côté dangereux de l’humanité où on meurt plus facilement et plus douloureusement que de l’autre où je me trouvais encore avant de l’écouter me raconter des choses que j’aurais préféré offrir à ma concierge pour les étrennes. Mais j’ai jamais haï ma concierge à ce point et d’ailleurs j’ai même pas de concierge selon le bon vieux principe qui veut que je ne possède rien tant que papa sera aux commandes du vaisseau familial. Après, on verra et c’est pas demain.

— Qu’en pensez-vous ? me demandâtes-vous quand vous me raccompagnâtes hors de cet hôtel où j’étais invité à remettre les pieds si jamais je changeais d’avis.

— J’en pense, monsieur, que si j’ai perdu le chouette boulot qui me fait vivre à cause de vos conneries, vous pouvez bien vous la foutre où je pense, votre main !

Car il me la tendait soigneusement, l’ayant pliée au bon endroit pour que ça ait l’air de pas y toucher. On s’est quitté sur ce.

De retour à la librairie, j’ai mis un sacré bout de temps à en ouvrir la porte tellement j’étais nerveux et sans danger pour les autres. J’ai ressorti les bacs et les présentoirs, recollé les affiches sur les piliers et remis la statue de Pallas sur le banc où il est interdit de s’asseoir pendant les heures d’ouvertures. Jamais plus !

Je respirais comme une vieille pute qui grimpe les escaliers comme du temps de sa jeunesse où elle ne ménageait pas ses efforts pour mettre de l’argent de côté. Jamais je ne trahirais Rog, quoiqu’il ait fait, même à la plus belle et la plus riche des femmes qu’il m’avait jamais été donné d’approcher d’aussi près que la bouteille qu’elle n’avait pas cessé de m’arracher des mains.

Papa non plus n’en saurait rien et comme ma belle-mère n’avait jamais songé à remplacer ma maman sur le plan affectif, il n’y avait aucune chance que je me mette à lui parler dans le cas où elle refuserait de me donner la clé de la cave.

De rage, je déchirai un volume. Un client me le reprocha gentiment, mais comme je suis pas pédé, j’ai pas apprécié le geste à sa juste valeur. Je vous l’ai dit, monsieur : je suis pas doué pour les relations, surtout quand je sais plus ce qui va me tomber dessus quand j’aurais fini de me lamenter.

Ce soir-là, papa a couché à la maison que je partage en tout bien tout honneur avec Rog. Ils se sont conduits eux aussi en gentlemen. On a grignoté des restes et on s’est couché. J’ai eu l’impression qu’ils en savaient plus que moi et pourtant, je m’étais approché de très près, de si près que je m’étais peut-être brûlé et que ça sentait le roussi.

Dans ces moments-là, je redeviens un enfant et je couche avec ma peluche. J’ai pas dormi de la nuit.

Rog n’avait pas dû dormir beaucoup, mais comme papa avait aussi l’air rétamé, je me suis dit qu’ils avaient passé la nuit à se vider mutuellement et que ça ne me regardait toujours pas, même si je suis pas pédé et que ça me donne envie de vomir.

On a bu nos cafés respectifs en silence. C’était à qui parlerait le premier. Mais de quoi ? Mon idée n’était peut-être pas la bonne.

— Ça va, dit enfin Rog. On a aucune idée de l’endroit où tu as passé la journée hier. Et on s’en fiche.

— Complètement, dit papa.

J’étais devenu paranoïaque en plus de complètement con. Je m’étais jamais vraiment amélioré en étudiant. J’avais aucune chance de me changer en gagneur si je continuais de fréquenter des gens que je connaissais pas. Même si Rog aurait pu m’expliquer ce qu’ils venaient fabriquer dans mon existence.

Une chose était sûre : jamais je ne le trahirais. Ça me fait bizarre de le dire maintenant que je l’ai trahi. Mais au moment où je le pensais en toute sincérité, je savais pas que ma vie allait être retournée comme une crêpe par une femme dont je n’avais pas, dont je ne pouvais pas avoir une idée comme celle que je me mords les doigts maintenant. Il était temps, parce que je brûlais d’un côté, mais de l’autre, que voulez-vous, j’étais pas prêt à me frotter avec le fond de la poêle.

Ah ! Le feu quand j’ai vu Aliz de Vermort pour la première fois.

Je crois que le plan était le suivant : la mère ne m’ayant pas totalement convaincu (un peu quand même !), on envoyait la fille au combat pour réduire à néant mes défenses et même ma puissance de feu.

Je sais pas de qui était l’idée, monsieur, de vous ou de madame votre cousine, mais je peux vous dire que c’était la meilleure idée qu’on ait jamais eue à ma place.

Elle est entrée dans la librairie. Il pleuvait. Elle agita son parapluie avant d’entrer et le rangea bien comme il faut dans le porte-parapluie que je réserve à cet effet. J’étais aux anges.

Je saurais jamais dire si c’était la plus belle fille ou l’une d’entre elles, ce qui ne diminue en rien ses mérites corporels et la douceur prometteuse de son regard. Elle se dirigea droit sur moi. Il faut dire que j’étais seul dans la librairie. Pas de pédés et pas de gosses morveux pour me faire chier. Le bon moment pour me faire changer d’avis sur n’importe quoi et elle était venue pour ça.

— Vous êtes Frankie ? demanda-t-elle d’une voix qui sortait d’un film. Est-ce que ce gros con d’Ovide est là ?

Elle me surprenait un peu, je l’avoue, mais j’en ai entendu d’autres quand j’étais dans la rue. Je savais même pas qui était Ovide. Elle avait pas l’air furieuse ni rien, peut-être un peu pressée.

— Ya personne d’autre que moi ici, réussis-je à baver. S’il y avait quelqu’un, je vous le dirais.

J’étais pas sûr de mon charme. J’étais même étonné qu’elle connaisse un « gros con » qui n’était pas moi, sinon elle m’aurait reconnu. Même moi je la connaissais pas.

— Et à part un gros con, vous cherchez un livre qui le soit pas trop ?

Un peu d’humour n’a jamais fait de mal aux rapports qu’un homme encore jeune peut entretenir avec une fille qui l’était encore trop. Elle ne sembla pas apprécier, mais j’en avais déçu d’autres.

— Vous vouliez voir Frankie ? dis-je puisqu’elle m’avait posé la question avant de me compliquer le cerveau en parlant d’un gros con que je connaissais pas, à part l’auteur des Métamorphoses bien sûr, qu’était pas si con que ça, faut dire.

— Vous n’avez pas l’air bien malin vous non plus, fit-elle. Vous avez déjà tué quelqu’un ?

Si elle était venue pour me séduire parce que j’étais un bon coup, elle était venue pour rien et c’était pas moi qui sortirais le premier.

— Ovide il a tué quelqu’un ? gloussai-je pour ne pas perdre pied dans le merdier qu’elle me chiait sur le comptoir. J’étais pas au courant…

— Je suis sûre que vous ne savez pas qui est Ovide…

— Publius Ovidius Naso ? Vous prenez pour un ignare ou quoi? Vous êtes dans une librairie, ici, mademoiselle ?

— Elle est à vous ?

— Papa… commençai-je.

J’étais plus exactement où j’étais quand elle était entrée. Comment s’y était-elle pris ? J’allais maintenant lui parler de mon papa. Et pourquoi pas de ma maman que j’avais pas connue pour des raisons que papa avait enveloppées dans du papier tue-mouche comme un tas d’autres choses que j’aurais bien aimé savoir moi aussi.

— Je m’appelle Aliz. Je suis la fille de Gisèle. Gisèle de Vermort tout droit sortie d’un roman de Gide.

Elle voulait que je sache que j’étais le seul con dans cette librairie. Mais de savoir qui elle était, ça a refroidi mes instincts prédateurs et je suis retombé comme une feuille qui a renoncé à roussir avant de quitter son arbre. Elle m’en parut mille fois plus belle. Je pouvais avoir la mère et la fille sans me dédoubler.

— Je m’appelle Chercos, Frank Chercos, comme à côté de Polopos, dis-je pour étaler ma toute nouvelle culture cosmopolite.

— Je sais, dit-elle. Ce que vous ne savez pas, c’est qu’à Polopos, et à Chercos aussi, votre Roger Russel s’appelle Ovidio. Ovidio Gálvez Cintas.

—¡No me digas!

— Et qu’il est le meurtrier de mon père, le comte Fabrice de Vermort.

— Geah ! C’est pas du tout ce que m’a raconté votre mère !

— Elle vous a menti. Vous me croyez ?

Je crois jamais les jolies filles, par principe. Les jolis garçons non plus, mais c’est génétique et ça n’a rien à voir avec le recul que j’ai toujours envie de prendre quand une gonzesse m’affirme des choses sans apporter la moindre preuve. Sa mère et Rog étaient des menteurs selon elle.

— Ma mère a eu tort de vous raconter des histoires. Ce n’est pas comme ça qu’on parle à quelqu’un qu’on souhaite mettre de son côté.

— Je suis de votre côté… ?

Elle remplit ses petits seins de l’air sucré qui fuitait de ma bouche.

— Pas encore, Frankie, mais je pense que c’est votre intérêt.

Et papa dans tout ça ? Pas un mot sur papa qui ferait pas long feu si les Vermort mettaient la main à la poche.

— Vous avez pas envie de vous venger ? dis-je.

J’étais au bout du rouleau. Il n’y avait plus rien à lire et elle n’arrêtait de parler. Elle ne s’interrompit que le temps pour moi d’expédier un client qui se trompait de genre.

— C’est plus grave que je ne pensais… fis-je en me pressant le front d’une main experte.

Si Rog était entré dans la librairie à ce moment-là, la chevelure rouge d’Aliz de Vermort l’aurait interloqué à la place du visage qu’il ne pouvait pas reconnaître, car Aliz, selon ce qu’elle disait, ressemblait à son père, sauf les tifs.

J’étais dingue d’accepter ça. J’avais aucun endroit où l’emmener pour continuer cette conversation qui me sembla constituer la suite de celle que j’avais eue avec sa mère, mais avec moins d’alcool et plus de turgescence pénienne.

Justement, elle me demandait si j’avais un endroit tranquille et discret pour me confier des secrets que quand je les saurais je serais maudit jusqu’à la fin de mes jours.

J’en avais pas à moi, mais je pouvais demander à mon ami chinois.

— Vous avez un ami chinois ?

— On a tous un ami chinois des fois qu’on soye obligé d’émigrer à cause de la dette. Il paraît que les nations sont des sangsues et c’est par les pauvres cons que ça commence, l’aspiration qui est comme qui dirait le contraire de l’inspiration qui fait la poésie.

— Vous en savez des choses !

— J’ai dix ans de plus que vous.

— Au moins !

J’aime pas trop qu’on me taquine, mais elle me tenait le coude pour m’amener sous la pluie.

— Vous oubliez le parapluie…

On s’est assis derrière la vitrine du Cosi Cosa, en tête à tête de chaque côté de la table. Je pouvais jeter un œil sur la librairie que j’avais laissée ouverte parce que par temps de pluie les pédés aimaient la lecture. Pasopini nous a servi son café ultravocal et je me suis mis à parler de moi, pour changer le cours d’une conversation qui éveillait ma curiosité, mais sans m’offrir les garanties que j’étais en droit d’exiger vu la dangerosité de Rog, enfin : du Roger Russel qu’elle m’avait décrit. Il avait tué son papa (voir la transcription de la confession enregistrée par Rog) et elle avait maintenant l’âge de le lui faire payer. Elle s’imaginait qu’il suffisait d’avoir plus de fric que lui pour le faire tomber de sa jument, laquelle n’était autre que mon papa, si j’avais bien compris, mais vous savez que je comprends toujours la partie la moins juteuse des explications.

J’avais du mal à respirer à cause de l’émotion qu’elle me causait au niveau de ce que j’appelle le pyramidion pour ne pas le nommer comme dans les films pornographiques. C’est dommage que le bon Dieu n’ait rien prévu pour qu’on se gratte le cerveau. Ça me démangeait comme quand je réfléchissais à des problèmes de survie du temps où j’habitais dans la rue avec plus d’idées philosophiques que de mises en pratique du phénomène reproducteur de la race.

— Si je vous ennuie, dites-le, dis-je, attendant une réponse du style : « Non. non. Faites, jeune homme. »

Au lieu de ça, elle consulta la montre minuscule qu’elle portait au poignet comme un grain de beauté. Elle avait sans doute un truc à faire et elle osait pas me le dire ou alors elle attendait que Rog se ramène et entre dans la librairie en gueulant comme une bête parce que j’avais laissé la clé sur le tiroir-caisse.

— Si vous voulez le voir en personne, dis-je, je peux arranger ça.

— Vous êtes fou !

Qu’est-ce qu’elle attendait de moi ? Sa mère m’avait promis du pognon. Qu’est-ce qu’elle proposait à mon imagination, Aliz ? Je touchai son genou par erreur. Elle n’eût qu’un petit réflexe et ma main s’envola comme un papillon pour se poser de nouveau sur mon entrejambe.

— Venez nous voir, dit-elle. Nous en reparlerons. Vous m’avez l’air d’être un type vachement sympathique. Ils le sont tous à Chercos.

Elle se faisait sauter à Chercos où j’habitais plus depuis que mes ancêtres avaient quitté l’Europe.

— Vous avez laissé votre parapluie dans la librairie, dis-je quand le moment arriva de se séparer.

J’ai traversé la rue sous la pluie. Dans la librairie, Rog attendait en buvant tranquillement un café. Il avait l’air parfaitement calme, comme si j’avais la clé du tiroir-caisse dans la poche.

— C’est son parapluie ? dit-il.

Elle attendait sous l’auvent de toile du Cosi Cosa, tentant de nouer un foulard qui se comportait comme un oiseau qu’elle aurait capturé pendant que j’assistais à ma propre décomposition, voyant que la clé était restée sur le tiroir-caisse et que j’avais encore une chance de changer de sujet si Rog était bien luné après une journée qu’il avait passée dans un endroit que je ne connaissais pas avec des gens dont j’ignorais la fonction.

— Elle est pas mal foutue, dit Rog. J’aurais dû la sauter quand elle avait dix ans. Elle aurait maintenant une bonne raison de m’en vouloir.

— Merde, Rog ! T’as tué son papa !

— J’ai pas fait exprès, Frankie. Tu me crois ?

J’étreignais le parapluie mouillé comme un bras avec personne au bout pour me conseiller la sagesse.

— Joue pas avec moi, Rog !

— Elle joue bien, elle.

— J’ai des sentiments, merde !

— Rends-lui son parapluie et si elle te demande pourquoi il colle aux doigts, tu lui expliques. Grouille !

Je retraversais la rue sous la pluie, ayant ouvert le parapluie. Un filet de sperme cristallisé s’interposa entre mon regard halluciné et les questions qu’elle se posait sans me les poser.

— Je suis pas dans le coup, dis-je, parlant d’autre chose.

Je voulais dire que j’étais simplement amoureux et que la raison de cet amour n’était autre qu’une énorme envie de baiser avec une fille comme j’en avais jamais possédé. Mais je me tus. C’était tout ce que je pouvais faire pour elle. Je ne comprenais pas grand chose, voire rien, à ce qui l’opposais à Rog, bien que je fusse en état, malgré la poussée hormonale, de saisir le sens que pouvait prendre l’assassinat d’un papa dans le cerveau d’un enfant dont le corps est devenu une femme de rêve.

Les affaires de Rog demeuraient pour moi un mystère et j’étais loin de m’imaginer qu’elles contrecarraient celles de Gisèle de Vermort. J’étais pas au parfum, monsieur. Et vous saviez comme moi qu’Aliz n’en savait pas plus. Pour elle comme pour moi, il s’agissait de la mort d’un papa assassiné par une brute immonde qui avait échappé aux foudres de la justice. Vous vous serviez d’elle comme Rog pouvait finalement détourner sa haine au profit de ses propres intérêts. Mais moi, j’étais dans les sentiments, beaucoup influencé par l’état de turgescence qui dura jusqu’au soir, quand Rog mit la table et me conseilla de manger avec joie comme si je recevais le dernier repas du condamné. J’allais pas dormir de la nuit.

J’ai pensé détourner ses soupçons en parlant de cul, et de celui d’Aliz en particulier, mais il devait être écrit sur mon visage que je n’étais nullement en train de bander sous la table. Pas un mot de sa part sur le cul de Gisèle, comme si rien ne s’était passé entre eux et qu’il s’agissait d’autre chose. J’étais à l’extérieur, mec. Je voyais que la surface et ça me faisait plus rien. Pas parce que j’étais crevé et que mon cerveau réclamait sa dose de sommeil, mais parce qu’au contraire je n’avais aucune chance de trouver le sommeil et que j’allais fatiguer mon cerveau comme jamais ça lui était arrivé de toute ma chienne de vie. Je sais même pas en quoi consiste les bonnes affaires de mon papa. Ma belle-mère n’arrête pas de répéter que je suis qu’un gros con et j’ose pas lui rétorquer que c’est exactement ce qu’Aliz pense de Rog.

De là à penser qu’il se passe quelque chose entre Rog et ma belle-mère, ce qui m’inspire instinctivement une relative prudence dans la conversation que j’entretiens avec elle quand papa est aux chiottes ou au lit, il y a un pas que je n’oserais pas franchir, même sous votre protection, monsieur.

J’aurais pu avoir une existence simplement compliquée, comme tout bon fils à papa qui se respecte, mais voilà qu’à cause de ces étranges étrangers je me retrouve dans la situation simplifiée à l’extrême du conneau qui ne compliquera rien avec les moyens qu’il a reçus de la nature et les avantages dont il dispose par filiation.

J’avais même pas noté l’heure du prochain rendez-vous.

 

J’ai quand même jeté un œil dans l’arrière-boutique. J’ai profité de ce matin gris que Rog voulait mettre à profit pour rendre visite à un client amateur de pornographie à l’ancienne. Il n’y avait plus un seul bouquin dans les rayons. Rien que des objets auquel je pouvais donner un nom sans me casser la tête. Il y avait aussi des chaises et des tables sans rien dessus, même pas de la poussière. Si Rog était entré à ce moment-là, je lui aurais dit quoi ? C’est toujours une mauvaise idée de pénétrer quelque part sans une bonne excuse pour en sortir vivant.

J’étais à l’extérieur, comme m’avait dit Rog la veille au soir. Je savais encore rien de ce qu’il a vous a raconté, monsieur, et que vous avez scrupuleusement enregistré dans votre appareil. Si j’avais su, je serais pas resté là à me poser les mauvaises questions en attendant que les bonnes y répondent. J’avais la trouille dans un certain sens et dans l’autre je présentais les symptômes d’une inconscience qui finirait par s’exprimer à ma place.

J’ai rien trouvé, pas le moindre petit objet à mettre en relation avec ce que m’avaient inculqué les Vermort mère et fille. Même papa me disait rien pendant son absence, ce qui ne manqua pas de m’inquiéter.

Le vide. Nada. Rien pour me faire lever la queue. Et j’avais vraiment pas l’esprit à me faire couler un bain.

J’ai cherché sur Internet. Je suis tombé sur les annales de Polopos. On y parlait en effet de la mort du comte de Vermort et des accusations de sa femme, mais la justice andalouse n’avait pas statué. Ovidio Gálvez Cintas avait disparu au cours d’un voyage Norda (ou Wastels) qui devait le sauver d’une situation économique délicate en le mettant au service de l’industrie allemande. Rien sur Aliz.

À Castelpu, qui était le fief des Vermort, il n’était question que du Musée de la torture abrité dans le château des Vermort. Une photo montrait Gisèle devant un appareillage compliqué dans lequel un mannequin tirait la langue. J’ai pas pu traduire le commentaire.

Qui êtes-vous, vous qui vous comportez comme des monstres qui s’évertuent à séduire un fils à papa américain qui se rappelle plus à quoi il doit sa fortune ? Faudrait peut-être commencer à m’expliquer. À moins que ces explications me révèlent la véritable nature de mon papa et pourquoi ma maman n’a pas tenu le coup. Un an de mariage et elle s’est éteinte parce qu’elle s’est soufflé dessus, ne laissant pas un mot, pas à ma connaissance en tout cas, pour expliquer comment elle avait fait pour s’allumer ou qui c’était qui lui avait mis le feu.

On dit que tout finit pas se savoir. Même en présence d’une belle-mère qui dit pas que des conneries quand elle ouvre sa grande gueule, je dois le reconnaître.

J’ai refermé la grille de l’arrière-boutique et je suis retourné dans la librairie. Aliz consultait un catalogue d’images à ne pas mettre entre toutes les mains. À notre époque, on pense même plus à la pornographie quand on met les mains dans le cambouis. Jésus et Mahomet prennent toute la place dès qu’il s’agit d’interdire et de braver les interdits (ce qui n’interdit nullement d’interdire), mais là, entre ses mains j’allais dire innocentes bien que j’en suce rien, les mots qui giclaient comme du sperme n’avaient rien à voir avec les mensonges des religions. Elle se renseignait sur le Métal. Et je croyais tout savoir de l’Urine.

On était fait l’un pour l’autre.

Les religions, c’est con comme toutes les pratiques sectaires. Mais alors dès qu’il n’y a plus de secte, plus de juifs, plus de musulmans, plus de catholiques ou des autres, on sombre dans exactement la même connerie.

C’était le cas de la lutte à mort entre le Métal et l’Urine. J’en avais vaguement entendu parler et j’avais même vu, du temps où j’habitais dehors, des types fondre du métal et le couler sans procès dans la gueule ou le cul de pauvres types qui croyaient qu’inversement ils étaient capables d’éteindre ce feu infernal avec de la pisse. Ça m’avait fait marrer à l’époque, mais pas plus que les matches de football ou les films à grand spectacle.

J’étais loin de m’imaginer que le maître à penser des Urinants était Rog lui-même et que mon chanteur préféré n’avait qu’un rêve, lui fourrer son métal encore en fusion dans le cul.

Gor Ur, le Gorille Urinant, versus K. K. Kronprinz, le noir métal.

J’ai même vendu des Marvels qui racontaient ces conneries sur le même ton que la Bible ou le Koran à des cons qui n’avaient qu’une envie : faire chier papa sans rien changer à ce monde qui a l’avantage de tout donner à ceux qui savent prendre et rien aux autres.

Pour moi, c’étaient des histoires telles que le monde ne serait plus capable de donner le jour à un nouveau Rabelais.

J’ai pas trop perdu mon temps à les lire, mais je me suis renseigné comme il convient à une personne intelligente qui veut pas qu’on la prenne pour une conasse.

J’ai même secoué mon popotin dans les concerts de K. K. Kronprinz et assisté aux conférences du Gorille Urinant sans savoir d’ailleurs que Roger Russel (Rog Ru) en était le maître à penser. J’ai d’autres chats à fouetter, surtout que je suis pas matheux question superstitions et convictions. En principe, je me laisse porter par les trouvailles que la poésie donne à penser et à retenir pour améliorer la capacité de mémoriser les meilleures choses qui arrivent à l’être humain.

 

Quand je suis arrivé sur le parvis de la Cathédrale (temple du métal), il y avait déjà du monde, et pas du beau, mais je m’attendais pas à rencontrer des modèles de paroissiens. Ça sentait le métal en fusion et la barbe à papa. Aliz apparut en habit de sorcière avec un balai dans le cul et un singe rasé de frais entre les seins. J’avais rien pris, mais ça ressemblait à une hallucination, d’autant qu’elle avait teint ses cheveux en noir. Elle me colla tout de suite des écouteurs sur les oreilles et j’ai cru devenir fou de douleur en écoutant le tout nouveau style du Prinz. Ça a beau tout prendre du rock et rien laisser du blues, c’est plutôt fait pour filer des maladies de l’audition qui sont non seulement incurables mais causent tellement de dégâts organiques qu’on se rend pas compte qu’on vieillit plus vite que les bourges qui écoutent du Mozart au rythme de leurs clochettes au lieu de les entendre se fracasser dans les slips du voisin de strapontin.

Aliz engloutit une barbe à papa qui mit du rouge sur le blanc sépulcral de ses joues et le singe en rajouta en lui barbouillant les seins parce qu’il voulait bouffer des saucisses à la moutarde. J’avais jamais vu une bête d’aussi près ni assisté au spectacle de la défiguration d’une fille que je savais belle comme un épisode d’Ulysse. Elle m’encouragea à remplacer le balai par ma queue. Je lui criai dans l’oreille que je bandais jamais avant le deuxième morceau que le Prinz entonnait pendant qu’un étudiant en haltérophilie lui ramonait le cul avec le manche d’un micro à double entrée. Ça m’inspirerait si elle m’obligeait pas avant à nourrir le singe.

— T’es chou, dit-elle en soulevant un des écouteurs.

Je l’étais, surtout des oreilles que j’avais héritées de maman.

— Le Prinz y parle souvent de sa maman à lui que même elle s’est ôté la vie le même jour que ma maman à moi…

— ¡No me digas !

On fit le tour des boutiques.

— Si je trouve quelque chose, je te l’achète ! dit Aliz.

Le singe avait l’air de m’en vouloir. Il me lançait tout ce qui dépassait, le regard pointu comme l’acier qui le liait à Aliz. Il faut toujours que quelque chose s’interpose entre les filles et moi, comme si maman revenait pour me prodiguer ses conseils en matière d’amour et de plaisir.

Un type qui vendait des chaussettes me fit remarquer que j’en avais pas et que madame ferait bien de s’en inquiéter, parce que sans chaussettes à partager les jours de disette, on pouvait plus compter sur l’amour de l’autre pour nous tirer de la mouise.

— On a c’qu’y faut, dit Aliz, mais le type ne comprit jamais ce qu’elle avait voulu dire.

Elle tomba nez à nez avec ce qui pouvait faire de moi un adepte du Métal, dix mètres de chaîne d’acier gros calibre du genre qu’on accroche aux porte-avions les jours de Noël pour que ça clignote en pleine mer. C’était fabriqué en Chine et garanti contre les brûlures occasionnées par la surchauffe des lampes à arc. J’en ai essayé un pour lui montrer à quel point ça m’allait pas de faire le con avec les autres et avec les mêmes moyens. Elle était d’accord avec moi sur ce point. J’étais vraiment nase côté pile. Elle me retourna et m’emporta plus loin dans la boue d’un festival de cuir taillé à coup de tronches méconnaissables.

— Il faudra un jour qu’on échange notre peau, dit-elle. Tu verras. Ce sera possible un jour et ce sera avant qu’on soit trop vieux pour se reconnaître.

Je comprenais pas tout. J’avais seulement envie de la sauter après lui avoir arraché son déguisement et foutu le singe à la poubelle avec son sac plastique et ses circuits intégrés. Elle avait dû le raser avec une épée. Il saignait aux entournures et se grattait les croûtes du précédent concert qu’elle s’était payé à l’autre bout du monde en pensant à moi. Elle avait vu ma tronche sur Internet et me trouvait chou, comme je l’ai déjà dit. Et il y avait des types qui secouaient le balai, s’enfuyant comme des voleurs une fois que c’était fait et qu’elle avait ri un bon coup avec eux.

Du coup, j’avais pas un regard pour les autres filles et je me faisais enguirlander comme un gosse qui triche à la marelle pour avoir le privilège de coucher dans le foin avec la plus belle. J’avais l’anus à vif.

Une explosion illumina enfin le parvis. Le Prinz allait faire son entrée. Je lui avais envoyé un message pour lui dire que le type dont la maman s’était flinguée le même jour que la sienne était là une fois de plus pour écouter sa musique du tonnerre. Du haut de la scène, il avait toujours un regard pour moi, une seconde de complicité qui éclairait le mauvais côté de ma personnalité sans le trahir. J’aimais ça.

Aliz cherchait toujours à me faire un cadeau que je serais pas près d’oublier, même s’il était, comme elle disait, éphémère. Elle était pas obligée de me mettre quelque chose dessus ni dedans, mais les boutiquiers n’avaient rien d’autre à se mettre. Dans la lueur atomique de la deuxième explosion, je vis qu’elle était désespérée. Je fis comme si j’avais rien vu et j’attendis le troisième coup, celui qui précède le roulement de tambour imité par la voix tonitruante du Prinz.

Pour l’instant, j’avais rien dans l’anus et pas grand-chose en suspension au bout de la queue. Je pouvais encore m’exprimer malgré ce qui hurlait dans les écouteurs, la voix du Prinz saisie de tellement près que je pouvais en capter les nuances sans faire aucun effort pour me demander si j’avais raison ou tort de me livrer à cette cérémonie facultative.

Et le Prinz apparut, couvert d’or et de feu. La perle du Métal qu’on l’appelait quand on savait pas trop quoi lui dire, ce qui arrivait quand on avait la chance de l’approcher ou d’entrer en communication avec son réseau à travers un cordon de sécurité particulièrement vorace en énergie.

Aliz voulut crier plus fort que tout le monde et s’égosilla comme une poule qu’on égorge après l’avoir violée.

— Tu m’encules quand tu veux, Frankie !

Ce genre de propos attire toujours l’attention de ceux qui sont pas vraiment venus pour la musique, des MIB quelquefois, peints en bleu ou en transparent pour la circonstance. Je croisais des regards envieux et même des admiratifs. Rog m’aurait collé les couilles de chaque côté de l’anus s’il avait su que j’étais pas là en tant qu’observateur secret du camp adverse, les Urinants dont il était le Gorille. Quelle connerie, ces pratiques sociales qui n’arrivent pas par hasard dans une société capitaliste qui a tout vaincu, même ses démons !

Le premier morceau s’acheva dans le sang. Sur la scène, un type entièrement nu et équipé d’un membre visiblement postiche étripait faussement une fille sur un air arrangé de Bach. Aliz éleva son singe comme un trophée. Le Prinz lui lança un regard réprobateur sans cesser d’adresser son sourire de faux-cul à la foule avide de tripes et de nouvelles idées.

Comme le deuxième morceau allait commencer, je m’injectai directement l’ultrasildénafil sans attendre les prières préparatoires que l’entourage immédiat est censé prodiguer au mental du supplicié. J’adore ce moment. Je fais ça tout seul sans demander la permission à personne. Aliz me regarda faire comme si je remplissais un cornet de glace. La peau du singe me parut impropre à la consommation, je sais pas pourquoi. J’avais pas que des problèmes d’érection. J’avais pas non plus à imaginer la suite. Le moment était venu de supplier, ce que je faisais toujours avec conviction. Un type qui ressemblait au singe, mais en plus grand, m’encula dès la première mesure que le Prinz entonna avec tout le sentiment que la tonalité lui inspirait justement. Le singe retira le balai, savourant l’instant comme si c’était à lui de jouer maintenant.

 

Je ne sais pas pourquoi, monsieur qui enregistrez tout sans jamais tomber en panne de pile, je vous raconte tout ça ni pourquoi vous ne m’avez pas arrêté avant que ça devienne franchement immonde et même misérable.

La soirée avait été merveilleuse. À la fin, on a mangé le singe cuit à la broche et Aliz a vomi pour essayer de renouer avec une réalité qui demeurait au fond notre point de repère question sentimentalité encore possible malgré les coups du sort. On est revenu à son hôtel pour se faire engueuler une bonne fois par sa maman qui a voulu m’étriper pour s’empêcher d’arracher les yeux de sa fille unique.

Qu’est-ce qu’on s’était raconté comme connerie Aliz et moi. On avait tout essayé. Je crois même qu’on nous avait foutus dehors. Aliz n’avait jamais fait autant travailler ses méninges et jamais elle n’avait poussé la douleur au point où j’avais moi-même imaginé que c’était possible sans commettre l’irréparable.

Nous autres, êtres humains, n’avons guère le pouvoir de changer quoique ce soit à l’irréversibilité du temps et les situations irrémédiables sont notre pain quotidien. Pour forcer un peu la main du plaisir comme palliatif de l’angoisse, nous pouvons tenter l’irréparable sans atteindre jamais ses limites redoutables. Et si ça arrive malgré les précautions, on ne perdra pas de temps (encore lui !) à tenter de remettre à l’endroit ce qui est désormais à l’envers, ou de reprendre ce qui est dehors pour le rendre à son état d’origine.

Les filles ne devraient pas non plus rencontrer des connaisseurs dans mon genre. Ça les change, monsieur, définitivement. Et je me doutais que ce qui s’était passé entre Aliz et moi avait déjà dû arriver à Rog et à Gisèle en un temps dont il n’était plus possible que de parler. Aucune trace de ce passé, ni dans nos mémoires pourtant exercées à retenir les détails déterminants, ni dans ce que nous pouvions posséder de documentation sur une époque qui ne supportait pas, autant qu’on le sût, les adaptations romanesques.

Je suis rentré seul dans mon impasse, celle que j’habite pour toujours, monsieur, me limitant à une existence dont il faut toutefois soustraire les nuits qui ne m’ont jamais servi à rien pour améliorer mon triste quotidien, alors que les jours, clairs et sombres à la fois, m’ont aidé à traverser tous les récits, ceux des autres comme les miens.

Rog ne s’était pas couché. Il sirotait un alcool devant la télé. Il avait coupé le son et regardait des personnages, réels ou fictifs, se livrer à une mascarade de la réalité telle qu’on la perçoit dès qu’on ouvre les yeux pour ne plus les fermer comme on en a le désir fou.

J’avais pas envie de dormir moi non plus. Pas envie de parler. J’étais derrière lui, assis devant la table alors qu’il s’était un peu recroquevillé dans le canapé, et je pouvais facilement lui planter un couteau dans l’épaule gauche, coupant le cœur en deux et provoquant une mort sans doute instantanée et sans souffrance inutile. Ça ne servait à rien de provoquer la douleur. Aliz ne m’avait pourtant parlé que de ça pendant toute la soirée. Il n’en savait rien.

— Ça va, Frankie ?

— Bien, Rog.

J’avais vraiment pas envie de me mettre à rêver. J’avais assez fantasmé toute la soirée. Je crois que le singe était en guimauve et le balai en gélatine. Ma queue sentait la merde, c’était la seule chose de vraie dans mon slip qui ne contenait plus rien de chimique vu que je m’étais fait tabasser par des adeptes de la rafle anti-juive.

— J’ai fini mon site, dit Rog qui zappait de plus en plus vite. T’iras voir ça quand tu auras une minute. Je crois que c’est bon. Mais c’était du tout cuit. J’en ai marre de ces conards qui empoisonnent la musique avec leur merde. Tu me diras si tu as le temps.

Sinon, je la fermerais, comme d’habitude. Rog avait fait plusieurs tentatives d’infiltration de la toile, mais il n’avait jamais atteint le point de non retour, signe que c’était en-dessous de ses espérances. J’avais jamais rien dit. Lui non plus. Et on n’avait pas l’intention d’en dire plus si ça ne valait pas la peine de s’étriper. On avait remis ça à plus tard, peut-être aux calendes grecques. Quand est-ce qu’on finirait de s’amuser ? Ça, je peux vous le dire : quand on aurait cessé de s’ennuyer.

 

Dans la nuit, je suis sorti de nouveau pour vérifier que c’était bien avec Aliz que j’avais passé la soirée et pas avec une de ces poufiasses qui profitent de mes élans gothiques pour me sucer le sang jusqu’à ce que papa m’injecte un sédatif. Vous me suivez.

L’impasse était déserte, ce qui n’avait rien d’étonnant à cette heure de la nuit car le seul endroit où on peut consommer quelque chose de digeste est le Cosi Cosa que Pasopini ferme à minuit exactement même si on a encore faim et soif. Vu le calibre de la bête, on se tire en principe sans commentaire et on promet de revenir demain pour en parler sur un autre ton. Ah ! Les disputes de minuit sur la terrasse du Cosi. Je m’étais jamais fait casser la gueule de cette manière.

L’air était humide. Le vent tournoyait au-dessus des poubelles, comme s’il était habité par des sans-abris. Rien pour détruire l’angoisse qui en profite pour se métalliser jusqu’à ce que le désir vous prenne de passer directement à la fusion sans négocier avec les économies du ménage. J’avais pas ce problème, le ménage, même si Rog avait des principes. Je suis allé me coincer les doigts dans un couvercle pour m’arracher un cri et ne pas le pousser.

Qu’est-ce que j’aimais la musique du Prinz ! J’espérais qu’Aliz avait apprécié aussi. J’avais tout fait pour. Barbe à papa et menottes dans le dos. Pour le balai, je sais pas. Un accessoire hallucinatoire peut-être. Ou mon doigt. Je vous raconte comme ça me vient. Qu’est-ce que je fabriquais à me coltiner avec les ennemis de Rog sans lui dire que c’était juste parce que la fille me plaisait ? J’avais aucun intérêt à le trahir, d’autant qu’il risquait sa liberté.

S’ils agissaient comme ils l’avaient fait en Europe, entraînant Rog hors du territoire espagnol pour le coincer dans une juridiction française (ce qu’Anaïs avait parfaitement réussi, preuve que Rog était un gros con comme le disait Aliz), alors ils étaient là pour faire justice eux-mêmes, peut-être avec la complicité des abrutis que j’avais rencontrés au concert de K. K. K. et qu’Aliz m’avait présentés comme ses amis. Des adeptes du Métal, tous. Capables de fusion au moment de vous faire la peau.

Je suis revenu à l’hôtel où j’avais mes entrées, même en pleine nuit si vous ne m’aviez pas menti, monsieur…

— Je ne vous ai jamais menti…

— On me reconnut à l’accueil, mais Madame dormait sans doute et Mademoiselle n’était pas encore rentrée.

— Je l’ai pourtant raccompagnée à la porte !

— Elle n’a pas dû la prendre, monsieur.

J’ai pas insisté. J’avais abandonné une Aliz en piteux état à une heure avancée de la nuit et la même nuit avançait toujours et on voulait me faire croire que je m’étais trompé d’endroit pour l’abandonner ou que c’était elle qui avait profité de mon état pour me faire croire que c’était l’endroit où j’étais censé l’abandonner avant de retourner chez moi. C’est comme ça que je me complique des situations qui dans la tête d’un autre bougre se compliqueraient autrement. On ne sort pas de là quand on est n’est pas fini. Maman ne m’avait pas abandonné. À l’époque de son suicide, je marchais pas et je savais pas dire grand-chose. Je suis devenu un homme sur cette base. J’y peux rien.

Où qu’elle est ? Je retournais chez moi au cas où elle aurait eu la même idée. Est-ce que c’était le jour qui commençait à se lever ? On m’a tiré dessus alors que je m’apprêtais à bifurquer pour m’engager dans mon impasse. Ça m’a fait un mal de chien. Je me suis pris le trottoir de face, à pleine vitesse. Aliz essayait de me retourner, je sais pas pourquoi.

— T’es dingue ou quoi ? disait-elle. On t’a tiré dessus !

Ah ! Les gonzesses ! Toujours en train de vous reprocher quelque chose !

ULYSSE I

Le téléphone a sonné à quatre heures du matin. Comme je m’étais couché à deux à cause du concert de K. K. Kronprinz, je n’avais même pas eu le temps de me préparer à dormir. Il faut dire que j’étais seul dans le lit. Ça faisait presque un mois que je dormais sans personne pour me raconter des histoires n’ayant rien à voir, mais alors rien, avec ce que je vivais tous les jours dans la police. Dire que j’étais passé du lit de maman à celui de Sally on peut dire sans transition. Mais il s’était passé quelque chose et elle avait mis fin à toute l’histoire sans me consulter. Je ne souhaite à personne de passer une première nuit en solitaire dans ces conditions.

À quatre heures du matin, le moteur de la Chevrolet a du mal à se réveiller. Les clés dans une main et un gobelet de café de la veille dans l’autre, je regardais la rue en attendant que le moteur se mette à tousser. Sans elle, ça n’avait plus de sens. Un réverbère s’était éteint et on ne pouvait plus voir la poubelle dont personne n’avait jamais rabattu le couvercle.

J’avais passé la soirée en marge du concert. À l’intérieur de la Cathédrale, les tympans étaient soumis à des pressions directement exercées sur le cerveau pour le conditionner et pousser les fidèles à consommer les produits dérivés sans demander d’où ça venait et qui tirait les ficelles de cette religion concurrente et perçue comme telle par les religions dites officielles. On recevait des tas de plaintes dans ce sens et je les envoyais paître dans la poubelle sans couvercle parce que je n’avais pas envie de la fermer.

Le moteur s’est enfin décidé à ronfler à ma place. J’ai balancé café et petits beurres dans la rigole et je me suis enfoncé dans une nuit encore épaisse et pas facile à pénétrer parce que les filles sont comme ça.

La fille du standard m’avait donné le nom de l’impasse, mais tout le quartier est comme un peigne, avec des impasses qui se suivent et qui se ressemblent. Heureusement, une ambulance clignotait. Le type était allongé sur le dos et il secouait ses jambes que personne ne cherchait à immobiliser comme je l’aurais fait pour me mettre à l’abri de ce qui n’était rien d’autre que de la colère. S’il avait été grièvement blessé, il l’aurait déjà évacué. Mais ce type allait bien. Il était seulement en colère et les secouristes tentaient de le calmer avant de lui rendre sa liberté de citoyen touché par le phénomène de la violence urbaine. La balle avait traversé le col de sa chemise puis avait ricoché sur un mur et était revenue vers lui pour lui pincer les fesses. Une jolie infirmière appliquait un pansement chaud sur l’hématome.

— Ça va, Hightower, me dit le flic de service. C’est rien et de toute façon il sait pas qui lui a tiré dessus.

— Vous avez récupéré la balle ? C’est qui, ce type ?

— Un pédé de libraire. Vous voyez, là ? « Télémaque ».

Je voyais. Surtout que le type qui se tenait sur le seuil de la librairie n’était pas un inconnu pour moi. Il me fit un signe de la tête. Je répondis par l’agitation de mon index droit. Il se rappliqua.

— Frankie est douillet comme une fille, dit-il. C’est vraiment pas grand-chose. On sait même pas si la balle lui était destinée.

— Vous étiez avec lui ?

— Non, non ! Il était seul. Je sais même pas ce qu’il foutait dehors à cette heure. Ça ne lui arrive jamais, monsieur.

Roger Russel, qu’il s’appelait, ce gonze. J’avais jamais aimé son allure d’hidalgo. C’était peut-être ce qui plaisait au petit Frankie qui n’était pas inconnu des services de police non plus. Le vieux Chercos m’en voudrait pas si je posais quelques questions à son fifils sans lui demander la permission. Je ne comptais pas le charcuter, juste me renseigner pour ranger l’info dans un petit coin de ma tête.

— Il ne peut pas se relever, me dit l’infirmière sans cesser de frotter les fesses nues de Frankie.

— Ça ne saigne pas, dis-je.

— Mais ça lui fait encore très mal !

Elle aimait ça, calmer la douleur avec un bout de coton imbibé de sa salive. Enfin, je m’imaginais que c’était de la salive. Il y avait du rouge à lèvres dessus, le même que sur ses lèvres. Petite déduction. Je ne peux pas m’empêcher de déduire. À un moment donné, je conclus et j’oublie l’affaire, sauf des détails que je range dans un petit coin de ma tête. Je ne suis pas aussi compliqué qu’un truand, mais j’ai des ressources.

— Quand il sera en état de parler, vous me l’envoyez.

Elle avait l’air d’accord. Russel attendait que je lui pose une question gênante. Je lui en avais déjà posé des tas et il y avait toujours répondu de façon à ne pas tomber dans le piège que je lui tendais. Ça faisait au moins deux ans qu’on se connaissait. Il avait des activités tellement secrètes qu’on n’avait même pas idée de ce qu’il pouvait trafiquer. Je détestais ce type comme s’il avait séduit ma mère.

— Frankie ne sait pas ce qui lui arrive, s’amusait-il. Il n’a jamais reçu une balle dans la peau.

— Vous en avez déjà reçu, vous ?

Il ne répondit pas. Je n’avais pas encore eu l’occasion de le foutre à poil pour examiner chaque détail de son corps à la loupe.

— Il a dû faire une mauvaise rencontre au concert du Prinz, dit-il.

— Et la fille ? Elle n’est pas d’ici. Vous la connaissez ?

Son visage se contracta légèrement sous les yeux. Il ne la connaissait pas, mais il ne savait pas tout de Frankie et de ses fréquentations féminines.

— C’est pas un pédé ? dis-je comme si je l’insultais une bonne fois pour toute.

Mais ce gaillard (il est très costaud) ne se laisse pas démonter aussi facilement. Il pensait que Frankie n’était pas un pédé. C’était même le contraire d’un pédé. N’appréciait-il pas les soins que lui prodiguait cette jolie infirmière asiatique d’origine et de cœur ?

— Vous êtes un sacré con, Russel. Tirez-vous.

Il trottina jusqu’à la librairie, mais n’y entra pas, se tenant sur le seuil dans la demie lumière d’une veilleuse bleue. Il y avait deux ou trois types avec lui, des pédés sans intérêt.

— Vous n’allez tout de même pas m’emmener ! cria Frankie qui se tenait maintenant debout devant moi pendant que l’infirmière bouclait sa ceinture portant le sceau de celui qu’ils appellent le Prinz.

— Je reviendrais dans la journée pour vous poser des questions de routine, dis-je en m’éloignant. Vous laissez pas avoir par ce vieux Russel qui sait y faire avec les types dans votre genre.

— Mon genre ? Quel genre ?

Il était prêt à se battre. J’avais d’autres chats à fouetter. Je suis remonté dans ma bagnole et j’ai refait le chemin à l’envers. Il y avait quelqu’un dans mon lit. J’avais oublié que j’avais encore des relations.

 

Je n’ai pas dormi. Des types qui se font agresser dans la nuit, il en pousse dans tous les arbres que je connais parce que je suis un chien et que j’aime être tranquille pour pisser comme j’en ai envie. Frankie, ce n’était pas grand-chose. Un fils à papa qui se frottait aux réalités de l’existence en collectionnant des conneries à la hauteur de son intelligence, c’est-à-dire rien d’assez folichon pour s’attirer les foudres des vengeurs socio-politiques dont je suis un exemple pas très frais, c’est vrai, mais toujours sur le coup si ça ne remet pas en cause mon avancement et mes crédits bancaires.

Ce qui me turlupinait, c’était de tomber encore sur ce Roger Russel, un type tellement compliqué que je n’avais aucune raison de me méfier de lui et surtout de le harceler quand l’occasion se présentait. Il avait les moyens de me le faire payer, surtout que le papa de Frankie avait des relations. Or, Russel et Chercos Senior constituaient une relation solide, si la rumeur disait vrai. L’instinct me poussait toujours dans leur territoire et j’aimais bien cette petite brise qui sentait le poisson pas frais.

Je me suis retrouvé seul comme ce poisson sur le coup de huit heures, libre comme le vent qui me gonflait les voiles quand une journée s’annonçait prometteuse. Il n’y a rien comme l’inactivité pour me désespérer. Et il m’arrive souvent de traîner au bureau à essayer de mettre de l’ordre dans toutes ces informations que je n’ai finalement jamais trouvé le temps de classer comme les jeunes gens le font dans leurs ordinateurs. Ne me demandez pas, monsieur, ce que c’est un ordinateur. Pour moi, ça ressemble à la fois à une télé et à une machine à écrire et je ne vois pas le rapport entre ces deux éléments de la vie quotidienne. D’ailleurs, il me semble que c’est ce qui nous tue aujourd’hui, toutes ces choses qui ne vont pas ensemble et qui portent pourtant un nom comme si la majorité des gens n’en ignorait pas l’usage exact. Comme les gays, par exemple. Mais je suis cool comme un bébé qui découvre le monde et qui trouve que ce qui est sucré est bien meilleur que ce qui ne l’est pas.

En passant devant la Cathédrale, j’ai aperçu Zizi, ma balance, et je me suis arrêté pour lui demander s’il connaissait la fille que j’avais pris le soin de ne pas approcher cette nuit, ce qui n’avait pas manqué d’inquiéter Russel. Il ne s’en était pas caché.

— Je sais pas, dit Zizi. D’habitude, elle est rouquine et elle s’habille en nurse pour les vieillards. Le blanc lui va bien. Cette nuit, elle a changé de style, peut-être à cause de ce type qu’on dit qu’il est libraire dans le quartier des Impasses.

— Frank Chercos ?

— Il lui avait foutu un balai dans le cul. C’était beau à voir.

Ce qui était moche, c’était la gueule de Zizi quand il s’imaginait qu’il en avait assez vu pour accepter la mort si jamais c’était l’heure. Il avait oublié le S à Bandidos.

Je suis allé au laboratoire pour avoir des nouvelles de la balle. Elle ne disait rien à personne. Je l’ai mise de côté dans un coin de ma tête, comme d’habitude. Les rayures, les traces, tout.

Il était à peine dix heures et je commençais à m’emmerder. Cette enquête, si elle devait en devenir une, commençait comme ma vieille Chevrolet qui avait du mal à quitter le trottoir crasseux où je la garais tous les soirs avant de m’enfermer et de me tranquilliser devant la télé ou le miroir, selon le degré d’activité que j’avais atteint en essayant de travailler toute la journée.

Mais jamais un mot plus haut que l’autre ou simplement de travers. Je suis connu pour mon flegme. Les gens croient que je réfléchis trop et que ça ne me va pas aussi bien que je dis. Ce qu’ils ignorent, c’est que je passe beaucoup plus de temps à contempler mon bric-à-brac d’informations en tout genre qu’à essayer de comprendre pourquoi les jeunes ont raison de pianoter toute la journée dans l’espoir de se multiplier.

Je suis allé jeter un œil à l’hôtel où créchait la fille, la rouquine qui s’était peint les cheveux en noir pour satisfaire les désirs inavouables de Frankie. Mais je ne suis pas entré. Il fallait d’abord que j’en parle avec Frankie. Il savait peut-être de nouvelles choses sur Russel depuis la dernière fois qu’on s’était vu, je veux dire avant qu’on lui tire dessus.

J’ai téléphoné depuis le bureau pour éviter de me servir du téléphone portable dont l’administration a doté ses agents. J’ai déjà du mal à retenir mon propre numéro, alors tout ce qu’il faut savoir avant de passer son premier appel sur ce genre d’appareil, c’est comme si je n’étais même plus de ce siècle et qu’on me demandait de me projeter dans mille ans à une époque où ces pratiques seront devenues tellement courantes qu’on ne se posera plus les questions que je me pose aujourd’hui. Ah ! L’avenir !

Frankie me répondit qu’il était emmerdé par deux pédés qui n’avait pas lu je ne sais quel auteur important et qui se chamaillaient pour décider qui était le plus bête d’entre eux.

— Ça va, Frankie. Ça fait trois avec moi.

— Vous êtes pédé !

Je raccrochais. Le type qui écoutait mes conversations téléphoniques devait bien se marrer maintenant.

 

Je n’aime pas trop entrer dans une impasse en sachant que pour en sortir il me faudrait reculer en me fiant totalement à l’analyse instantanée des images renvoyées par les rétroviseurs extérieurs, ma bagnole étant privée de lunette arrière à cause de la cage. J’y enferme quelquefois des fous, mais je m’excuse toujours à cause de l’odeur de pisse, sauf auprès de Roger Russel qui adore ça, selon la rumeur. Je l’ai emmené deux fois avec mois pour qu’on s’explique. Et deux fois j’ai dû accepter de ne rien comprendre tellement c’était compliqué. Mais c’est bien casé dans un coin de ma tête, même si ça fait encore désordre.

Frankie était seul derrière son comptoir. Il suçait un sucre d’orge acidulé, parfum framboise si je ne me trompais pas. Il n’y avait plus de pédés pour détourner son attention du bouquin qu’il tenait à deux mains comme un missel. C’était un missel. Le sucre d’orge allait et venait entre ses lèvres qui avaient la couleur des framboises, j’en étais sûr maintenant que je le voyais de près.

— Ça va le cul ? lui demandai-je pour le sortir de son monde.

Il ne m’avait pas entendu entrer. Le sucre d’orge sortit lentement de sa bouche, se figeant enfin entre les dents.

— On a récupéré la balle, dis-je, au cas où. Je les collectionne.

— Vous voulez dire qu’on saura jamais qui c’est ?

Il avait l’air inquiet de celui qu’on vient de descendre par erreur.

— Vous êtes venu pour la fille ? dit-il.

— Pour la fille et pour autre chose ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est pas à moi de penser, monsieur. Je pense jamais à ce genre de truc.

Il sentait la mort.

— Je vais pas pourvoir m’asseoir pendant au moins un mois !

Je ne pouvais pas m’imaginer à ce moment-là que ce jeune homme poussif participerait quelques jours plus tard à une fusillade sur le seuil même de sa librairie et que votre aide, monsieur, serait tué net alors que vous-même souffririez d’une grave blessure qui mettrait vos jours en danger.

La fille aux cheveux roux les avaient suivis ou, selon votre témoignage, elle avait été enlevée par ces deux comploteurs que vous n’aviez pas eu le temps de démasquer.

Une fois de plus, mon téléphone avait sonné en pleine nuit et cette fois, il m’avait réveillé. J’avais reçu une petite dose de métal avant de me coucher, mais rien à côté de la balle qui avait troué votre crâne.

Je me suis rendu sur les lieux pour constater que les victimes (vous et votre aide) aviez perdu beaucoup de sang. Une balle perdue me renseigna au matin sur son origine. Elle avait été tirée par la même arme qui avait failli coûter la vie à Frankie quelques jours avant après le concert du Prinz.

Russel avait donc cherché à tuer son associé et maintenant celui-ci était en cavale avec lui en compagnie d’une rouquine qui était peut-être aussi sa proie selon ce que vous m’en aviez dit lors de notre petite fête.

J’en profite d’ailleurs pour vous remercier de m’avoir invité. Madame de Vermort est une grande dame. J’ai pu apprécier sa conversation.

J’avais à peine fini de lire le rapport concernant la balle perdue dans la fusillade que le téléphone, celui de mon bureau cette fois, me tira d’une torpeur que je devais plus à la fatigue qu’à la fascination que cette affaire commençait à exercer sur moi.

— C’est dingue, me dit le policier de service à la réception, mais le type que vous avez engueulé l’autre jour est là devant moi. Il veut vous parler.

Frankie avait fait du scandale dans le parking où il avait pénétré à bord de la voiture de Roger Russel. Je jetais un coup d’œil par la fenêtre pour constater que c’était en effet la voiture qu’on recherchait. Mais à l’intérieur, on n’avait trouvé que Frankie. Aucune trace de Russel ni de la fille. Frankie n’était pas armé. Il s’était d’abord soumis, obéissant aux ordres que le chien de garde lui envoyait dans un mégaphone, mais il avait rouspété en entrant dans le poste parce qu’on le poussait à son avis sans ménagement. Quand je suis arrivé au rez-de-chaussée, il était menotté à l’extérieur de la cage à poules et un flic assez costaud lui tordait un bras dans le dos en lui parlant à l’oreille. Frankie l’insultait et l’autre priait le ciel pour que sa femme n’entre pas à ce moment-là. J’ai mis fin au combat en apparaissant. Frankie devint mou comme une chique et l’autre, qui se méfiait, me demanda conseil.

— Laissez-le, dis-je. C’est pas comme ça qu’on traite mes amis.

C’était une blague que le flic prit au sérieux comme si je ne l’avais jamais taquiné. Le manque d’intelligence est une tragédie policière.

— Qu’est-ce qui vous amène, Frankie ? Entrez dans mon bureau.

Je lui indiquai l’escalier qu’il fallait grimper l’un derrière l’autre parce qu’il était étroit, lui le premier. Il se frotta l’épaule et commença à filer comme s’il était poursuivi. Ce qu’il avait à me dire ne devait pas être facile à exprimer sans une grosse boule dans l’estomac. Il poussa lui-même la porte de mon bureau et s’installa dans le fauteuil que j’utilise en général pour en savoir plus que ce que je savais avant d’entrer.

Je ne lui avais pas encore annoncé que la balle qui avait failli le tuer le soir du concert du Prinz avait été tirée par le revolver de Russel et qu’il y avait toutes les chances pour que ce soit Russel qui ait appuyé sur la détente. Tout ce qu’il savait, il le tenait de ce qu’il venait de vivre en compagnie de Russel et de la fille aux cheveux roux et tout ce que je savais d’elle, c’est qu’elle était la fille de Gisèle de Vermort et qu’elle avait dans l’idée de venger son papa que Russel avait flingué, si toutefois Russel n’était autre que cet Ovidio que la police espagnole ne recherchait pas puisque d’après elle, il était mort chez Siemens en Allemagne, écrasé par une bobine de fil électrique pesant plusieurs tonnes. Par contre, la police française appuyait la thèse de Gisèle de Vermort, sans enthousiasme délirant, mais avec assez d’arguments pour intéresser un flic américain.

— Rog est devenu complètement fou, ânonna Frankie qui voulait fumer la cigarette que je venais de lui offrir, mais sans arriver à allumer la petite boule rouge de l’allumette.

Qu’est-ce qui le poussait à trahir son ami et amant de son papa ? Il ignorait que Russel lui avait tiré dessus. Je pensai que la fille n’y était pas pour rien. Moi qui l’avais pris pour un pédé. C’est vrai que c’est pas parce qu’on vend des livres à des pédés qu’on en est un soi-même, mais comme son papa en était un et que sa maman en était morte, j’étais en droit de penser que le fils n’avait pas échappé à la malédiction familiale comme le chien des Baskerville ou les Baskerville eux-mêmes, — je ne me souviens plus de cette histoire qui a pourtant servi d’exemple à un tas de flics dans mon genre.

— Il tuera Aliz si vous ne faites rien, décréta-t-il quand je me mis à donner des signes d’impatience.

Il aurait pu commencer par là. La fille n’y était donc pour rien. Sa maman avait tort de s’inquiéter. Je ne pouvais pas vous donner cette bonne nouvelle, monsieur, car vous étiez dans le coma. J’appelai Gisèle de Vermort que je n’avais pas rassurée une heure plus tôt.

— Aliz est en vie, dis-je. Son petit copain s’en est tiré.

— Aliz entre les mains de cette brute !

Elle avait tout compris. De plus, Frankie avait retrouvé l’endroit où il avait laissé Russel et la fille, sans bagnole ni rien pour survivre décemment. Il était armé, mais d’après ce que savait Frankie, il n’avait plus que trois ou quatre balles dans son revolver, ce qui ne lui laissait aucune chance face à la puissance de feu qu’on nous connaît. Un wagon de flics armés jusqu’au dent devait être déjà en train de négocier. Ça allait vite, très vite, et je n’avais encore rien dit à Frankie à propos de la balle qui avait failli le tuer.

Il s’était calmé. Ça lui faisait du bien d’avoir parlé. Il redoutait que Russel ne s’en prenne à la fille. Il y avait réfléchi en venant et il avait même fait plusieurs fois le tour du quartier avant de se livrer. Il y a des types, comme ça, qui ont besoin d’un briquet alors que les allumettes ne vous coûtent rien si vous avez des relations.

— Ça va, Frankie. Tout va bien se passer.

Il pouvait me reprocher de ne pas être un homme d’action. Je n’avais aucune raison de lui expliquer que l’attente a aussi ses avantages. On attendit longtemps avant de recevoir les premières nouvelles de l’opération lancée contre Russel pour sauver une fille qui allait peut-être nous être utile si on savait, et je m’y connaissais, la faire parler sans esquinter son apparence. Le téléphone sonna.

— Russel a disparu, dis-je, répétant ce que m’annonçait le flic au bout du fil. On a mis des chiens à ses trousses. Faut attendre.

Il n’y avait rien d’autre à faire. L’inaction ou rien.

— Ça me fait chier de trahir un ami, dit Frankie qui se mordait les ongles. Mais je veux pas qu’on fasse du mal à cette fille. Elle me botte.

— Faudrait peut-être que tu saches quelque chose de pas folichon à propos de ton ami.

Je lui expliquai. Il baissa la tête et se la gratta pendant tout le temps que je lui parlais des balles, du revolver et de ce que je pouvais lui dire du passé de Russel. J’en savais beaucoup plus, mais il y a des limites à la sincérité qu’un flic peut accorder à un témoin qui était aussi un coupable. Il attendit que j’aie fini pour relever une tête dévastée à la fois par la colère et par la tristesse que lui inspirait l’attitude désinvolte et criminelle de Russel.

— Il tuera Aliz si je ne reviens pas avec de bonnes nouvelles, dit-il.

— Il ne l’a pas tuée, Frankie. Ils sont dans la forêt maintenant. J’ai demandé un hélicoptère.

— Demandez aussi un sous-marin !

La dernière fois que j’avais poursuivi un voyou, on avait retrouvé le corps de son otage dans la baie et ça se savait. Il n’y a rien de plus dangereux qu’un ravisseur. Et rien de plus désespérant qu’un flic réduit à l’inaction parce que c’est son mode opératoire.

— Le type sur qui Russel a tiré est dans le coma. L’autre n’était peut-être pas un type, mais il est mort. Ça t’intéressera peut-être de le savoir, Frankie.

— Ça n’intéresse personne vos conneries !

Jamais j’avais eu autant de succès auprès d’un citoyen imposable. Je lui avais confié le téléphone pour l’aider à patienter. On ne nous donnerait pas de nouvelles toutes les cinq minutes, ni même toutes les heures. Et je n’étais pas très confiant quant à l’existence de la fille si on mettait la main sur Russel. Un type dont on savait tellement de choses que rien ne collait suffisamment pour monter un dossier solide.

On a attendu toute la matinée dans mon bureau. À midi, on nous informa que Russel n’avait laissé aucune trace et on me suggéra que Frankie nous avait monté un scénario qui allait lui coûter cher s’il avait pris la police californienne pour un casting hollywoodien.

C’était possible, mais ce type avait l’air sincère. Je l’invitai à descendre avec les poules pour partager un repas auquel on avait droit indépendamment des résultats de l’opération de recherche. Si celle-ci échouait, et c’était bien parti pour, l’enquête n’en continuerait pas moins. Perspective qui ne le ravissait pas. Il me suivit comme si je l’amenais à l’école un jour de vacances. Les poules jacassaient en grignotant les hot dogs que leur offrait l’administration. Les deux types qui s’avançaient vers elles (Frankie et moi) n’avaient rien de play-boys, plutôt ressemblant à tous les types ordinaires qu’elles avaient l’habitude d’envoyer en l’air pour leur piquer un maximum de fric quand leurs poches étaient retournées.

— Ces messieurs sont de la police, dit l’une d’elles, mais j’ai jamais vu celui-là. C’est ton fiston, Hightower ?

— On pourrait peut-être aller bouffer ailleurs, fit Frankie.

On sortit sous les huées, comme après un match qu’on vient de perdre en même temps que l’honneur.

— On va bouffer dans ma bagnole, dit Frankie. Elle est assez grande pour contenir deux conards de cette importance.

Je ne relevai pas la moitié d’insulte qui m’était destinée. J’avais encore besoin de ce type. J’avais besoin de lui pour atteindre son papa. Qu’est-ce qu’il foutait, son papa, pendant que son amant tentait de disparaître dans la nature avec une monnaie d’échange de qualité supérieure ? Il me tardait d’entendre ses explications, si bien sûr ma hiérarchie me permettait d’adresser la parole à un pilier de la société dont dépendait aussi mon existence. On entra dans la bagnole sur le siège arrière, posant mes fesses sur les traces sexuelles que Russel ne devait pas manquer d’arracher à ses victimes consentantes. Ça m’écœurait rien que d’y penser.

 

On a fini de bouffer à l’heure de la relève. Les nouveaux arrivés commentaient la présence de la bagnole de Frankie (de Russel) au milieu des véhicules de service. Je répondis à peine aux saluts. Ils savent pourtant que je n’aime pas leur parler. Je limite toujours nos conversations aux sujets du jour. Rien sur Russel ni sur la fille. Ils n’en avaient peut-être pas parlé à la télé. On me héla d’une fenêtre du premier étage. C’était celle de mon bureau.

— Ça serait quand même bien si vous acceptiez d’utiliser le portable que vous avez reçu, Hightower. Ça m’éviterait de vous courir après chaque fois que le téléphone sonne. J’habite au rez-de-chaussée, moi !

Russel avait chié au pied d’un arbre. On était sûr que c’était lui à cause de la fraîcheur. Tu parles d’une nouvelle ! Non, la fille n’avait pas chié. Et Frankie qui me demandait de répéter !

— Tu seras pas en sécurité chez toi, surtout si ton papa vient de faire la morale. On va t’enfermer. Tu pourras demander ce que tu veux pour bouffer et tu seras pas obligé de faire tes besoins devant les autres. Comme dans un palace.

Ils emmenèrent Frankie qui se laissa conduire sans broncher. Dehors, les voitures qui s’étaient lancées à la poursuite de Russel revenaient une à une et retrouvaient leurs places dans le parking. Les agents passaient devant moi en baissant la tête. Comme ils n’avaient pas encore déjeuné, ils se dispersèrent dans les bureaux, remettant le briefing à plus tard. J’avais une heure devant moi.

Je fermais la bagnole que Frank avait conduit jusqu’ici. C’était une pièce à conviction qui ne servirait à rien si Russel butait la fille et c’était ce qu’il ferait si sa réflexion de fuyard l’amenait à penser qu’elle ne lui servirait à rien. Je m’attendais à une mauvaise nouvelle.

Ensuite, je me suis rendu à la librairie. J’avais les clés. Une chance d’y avoir pensé. Des fois, j’ai l’impression que je peux entrer partout sans me faire inviter. Je n’ai pas que des amis.

Frankie m’avait expliqué comment entrer par-derrière. Le chien était mort depuis longtemps. Une indigestion. J’ai ouvert le portail qui était cerclé de chaînes assez solides pour empêcher un B52 de décoller. L’herbe était haute et jaune, visiblement empoisonnée. Le flic de faction m’avait vu merder avec le cadenas. Il se tenait sous un auvent, les mains dans le ceinturon, semblant retenir une bedaine qui ne ratait aucun repas et qui était faite pour en contenir beaucoup avant de tirer le signal d’alarme.

— Ça va, Hightower, me dit-il alors que je ne lui demandais rien.

Derrière lui, la porte était ouverte. Il n’y avait personne à l’intérieur.

— Je suis seul, dit le flic sans se retourner.

— Personne dans la rue ?

— On a fermé boutique.

Je passais dans la pièce suivante. Toujours rien. Pas un bouquin. Des étagères et rien dessus, que des babioles sans intérêt, des choses qu’on a envie de jeter quand on les regarde et qu’on oublie parce qu’on a autre chose à faire. Enfin, l’intérieur de la librairie, plongée dans le noir. Le téléphone sonna à ce moment-là. J’allais me faire enguirlander : je n’avais pas mon portable sur moi. Je décrochais.

— Conard de flic !

Puis plus rien. J’allais vraiment me faire souffler dans les bronches. Je courus dehors pour secouer le flic qui avait un portable et savait s’en servir. Cinq minutes plus tard, ils avaient localisé l’appel. À plus de deux cents kilomètres. Des flics patrouillaient déjà à cet endroit pour interroger les employés des stations service et des restaurants. Je n’ai jamais vraiment adhéré à cette école.

Le mieux était d’attendre. Ça n’enchanterait pas Frankie. Et je n’avais aucunes bonnes nouvelles à lui annoncer. Il allait passer une très mauvaise nuit s’il n’abusait pas de l’hospitalité de l’administration. À sa place, je passerais mon temps à abuser. Ils vous installaient la télé si vous les faisiez vraiment chier.

Comme ils avaient convoqué le papa de Frank et que celui-ci était disponible, je suis remonté dans mon bureau pour l’attendre. je suis connu pour ma patience, pas seulement pour l’efficacité de mes analyses. J’ai des trucs pleins mes tiroirs. Ce qu’ils ne savent pas, monsieur, c’est que je m’injecte le métal que vous me vendez à prix d’or. J’ai une dette envers vous, mais comme vous êtes dans le coma et que votre pronostic est engagé, je n’en parlerais pas à Gisèle de Vermort qui m’indiquera sans doute un autre fournisseur. Je ne peux plus me passer de cette saloperie qui me fait un bien fou depuis que je me porte mal.

J’ai appelé Gisèle pour avoir de nouvelles instructions. Elle m’a demandé de me montrer discret si j’étais en manque.

— Ce n’est pas la question, madame. J’ai tout ce qu’il me faut. Je m’inquiète pour votre fille. Russel est dangereux.

— Il n’aime pas les petites filles. Elle trouvera autre chose.

Ce qui équivalait à me dire de ne pas bouger en attendant qu’elle décide d’une stratégie. Comme je ne savais rien sur les résultats des nouvelles recherches, je prétextai une migraine et raccrochai après avoir présenté mes hommages à cette grande dame qui m’avait promis la vie éternelle si je ne posais aucune question à propos de ce qu’elle m’avait raconté au sujet de Russel. Elle m’avait conseillé de ne pas bouger, à moins d’y être contraint par ma hiérarchie, auquel cas j’exécuterais leurs ordres sans tenir compte des siens. Je croisai les doigts pour que ça n’arrive pas. J’allais encore me coucher seul ce soir. Et personne à qui parler, l’œil rivé dans la rue, presque à toucher le carreau qui portait mes traces et ne perdait rien de son pouvoir hallucinogène.

Mais la journée n’était pas terminée. Ils avaient changé le flic de la librairie. C’était une femme maintenant, mais elle était mariée. On ne pensait jamais à mes problèmes. Elle me trouva pensif. J’avais encore mis un temps fou à démêler la chaîne du portail. Elle ne comprenait pas pourquoi. Moi oui.

Personne n’était venu à part les techniciens du téléphone. Elle avait vu un chat et des oiseaux. Elle ne voyait jamais les chats sans les oiseaux. Une dingue. Heureusement, le divorce prend du temps et je n’aurais aucune raison de tenter de me la faire avant longtemps.

Dans la librairie, j’avais laissé la lumière et les techniciens ne l’avaient pas éteinte. Ils n’avaient touché à rien d’autre qu’au téléphone. Des types consciencieux comme les aime la nation. Ils ont l’avantage d’être moins gourmands en indemnité en cas de guerre. Les types comme moi en demandent toujours trop et ça finit par leur porter tort.

Il y avait des milliers de bouquins là-dedans. Je n’étais pas venu pour m’instruire ni pour flatter mon ego en me mettant à la recherche de ce que j’avais déjà lu avant d’entrer au service de la Loi. Des fois, on aime bien trouver confirmation de ce qu’on a été avant de devenir quelqu’un de moins fréquentable. J’avais du temps à perdre en attendant la tombée de la nuit.

Le flic me demanda à travers la porte si je savais ce qu’ils avaient prévu pour la nuit. Elle avait un gosse à nourrir et il ne savait pas encore se débrouiller tout seul. Et il était vraiment seul en compagnie de son papa, si je voyais ce qu’elle voulait dire. Elle avait deviné un tas de choses rien qu’en me regardant dans les yeux. Ah ! Les femmes mariées.

Et ring ! Le téléphone sonna. Cette fois, c’était le bureau. J’avais oublié le papa de Frank. Il m’attendait. Il n’avait pas l’air d’attendre, non. Mais vous feriez bien de vous magner, Hightower.

Il me reçut dans mon propre bureau comme si on se connaissait déjà.

— J’ai ouvert la fenêtre à cause de l’odeur, dit-il. Vous ne fumez pas ?

— Quand je pète un joint, oui.

Il rit de bon cœur. On l’avait mis au courant pour Frankie et même pour Russel.

— Roger n’est pas comme ça, monsieur. Vous vous trompez de personne. Frank vous a raconté des bêtises. Qui est cette fille ?

— Il faudrait peut-être qu’on reprenne dans l’ordre, monsieur Chercos. C’est bien Roger Russel qui a tiré sur deux types pour on ne sait quelles raisons. Il en a tué un et l’autre est à l’hôpital entre la vie et la mort. Frank et lui ont emmené cette fille. On n’a aucune idée de l’endroit où ils se trouvent en ce moment.

— Frank et Roger ? De quoi me parlez-vous, monsieur ?

Il avait l’air d’avoir manqué une partie du film en plus de celle dont je ne lui avais pas parlé, car personne ne devait savoir que Frank s’était rendu pour trahir Russel et sauver la fille.

— Ils ont fait une connerie d’une extrême gravité, monsieur, et je ne sais pas pourquoi. Je pensais que vous en sauriez un petit peu plus que moi. En tant que papa de Frank et …

— Les bruits qui courent, vous savez ! Frank est impossible ! Roger a une explication, j’en suis sûr. L’avez-vous appelé sur son portable.

— Je n’ai pas de portable (J’étais bien obligé de l’avouer).

— Vous n’avez pas besoin de portable pour appeler un portable. Vous pouvez utiliser cette vieillerie !

— Vous croyez ?

Il en savait plus que moi. Je composais le numéro de Russel. C’est Frank qui me répondit.

— Frank ? fit le vieux. Frank et Roger ?

— Ça va, Frank. Je me suis trompé de numéro.

Je raccrochais en appuyant sur le bouton rouge comme j’avais appris en stage de formation aux nouvelles technologies de communication.

— Je ne me suis pas trompé de numéro ! grommelait le vieux en consultant son petit écran. C’est bien celui de Roger. Frank et Roger ! Ah !

Je n’avais pas vraiment cherché à provoquer un drame familial, mais c’était ce que j’avais trouvé en fouillant de ce côté de la réalité. Il y avait un autre côté. Il y a toujours un autre côté. Mais vous n’étiez plus là, monsieur, pour me renseigner. Sans vous, même Gisèle était perdue dans ce monde qui n’a pas compris l’importance du métal.

Je raccompagnais monsieur Chercos à sa voiture. Il me tendit plusieurs fois sa petite main qui avait l’air d’un poisson qui s’agite dans une autre main. Je la serrais chaque fois avec une certaine émotion. Il allait coucher seul lui aussi ce soir. Je lui raconterais une autre histoire demain. Il finirait bien par s’endormir si j’étais doué pour ça.

La journée s’acheva par un repas pris en vitesse au comptoir. Zizi m’avait servi du zinc. Je n’avais jamais goûté ce genre de mixture. Il avait fallu me jeter pour que je sorte. J’ai retrouvé ma bagnole à l’endroit où je l’avais laissée. C’est fou ce qu’on se sent seul quand on est seul pour de bon et peut-être pour toujours.

La nuit était tombée quand je suis repassé devant l’impasse de la librairie « Télémaque » . Il ne devait plus y avoir aucun flic ni dedans ni dehors, mais une voiture banalisée s’était postée en face de l’entrée de l’impasse, de l’autre côté de la rue. On ne m’avait pas mis au courant de ce dispositif. On avait une confiance limitée dans mes moyens d’action, mais je savais qu’on comptait sur moi pour analyser les faits. Moi-même je comptais sur Panglas et Qand pour arracher d’autres faits que je ne pouvais pas reconnaître dans les témoignages et les preuves matérielles. Ces deux types (Qand était « une espèce » de type) avait l’art de tirer les vers de n’importe quel nez enclin au silence et/ou au mensonge. Je n’avais pas ce talent. Je ne les avais pas vus de la journée, preuve qu’ils étaient déjà au boulot et que je les verrais demain au rapport.

Mais à part Frank, sur qui exerceraient-ils leurs talents ? Je n’avais pas appelé sur son portable depuis que Chercos Senior avait cru s’adresser directement à Russel. Frank était peut-être (sans doute) en train de passer un mauvais quart d’heure. Je saurais ça demain. En détail.

J’accélérais doucement pour quitter ce quartier où je n’avais plus rien à glaner. Si rien ne m’en empêchait, j’irais demain à l’endroit exact que les techniciens du téléphone avaient repéré. Russel ne s’y trouverait plus. Il avait pris la direction du Nord. Où nous emmenait-il et que comptait-il faire de la fille ? Deux questions auxquelles Frank ne pouvait pas répondre, mais je n’étais pas là pour dissuader Qand et Panglas de les lui poser selon leur procédure habituelle. Ça me faisait frémir, comme quand le vent commence à arriver de la mer et qu’il se met à pleuvoir sur San Francisco.

La voiture garée à son emplacement habituel, je montais chez moi. À peine la porte ouverte, je ne reconnus pas ce parfum de femme, mais je savais par expérience que c’était une femme qui était entrée chez moi par effraction. Je sortis mon 38 et l’armais. Le déclic fit sortir la femme de l’ombre.

— Vous ne me connaissez pas, dit-elle, mais je sais qui vous êtes.

Qui devais-je croire ? Elle ou moi ? Cette fille avait atteint la maturité et se portait comme elle s’était toujours portée depuis qu’elle n’avait plus aucun doute sur son pouvoir de séduction. J’allumais. Elle aussi tenait une arme, calibre 6.35 si je ne me trompais pas. Ça chatouille, mais des fois ça fait tellement mal qu’on ne s’en remet pas. J’en connais qui ont perdu un œil en jouant avec les probabilités.

— Je ne vous veux aucun mal, dit-elle.

Elle s’avança sans toutefois cesser de me menacer. Si je tirais, je lui éclatais le cœur et, vu les lois balistiques, elle réussissait à faire de moi un petit chanteur à la croix de bois.

— Moi non plus je ne vous veux pas de mal, dis-je sans y croire. Je me suis trompé de domicile ou vous habitez maintenant chez moi ?

Elle sourit. Le 6,35 baissa le nez. Le bras se plia et le sac à main s’ouvrit avec un petit bruit de téléphone qu’on décroche (à l’ancienne). Je conservais ma position de tireur debout.

— C’est Gisèle qui m’envoie, dit-elle.

— Vous auriez pu me le dire tout de suite ! Je suis sûr qu’elle vous a parlé d’un bel homme et que vous n’avez pas les mêmes goûts !

Elle se jeta presque sur mon fauteuil, croisant aussitôt des jambes nues jusqu’à mi-cuisse.

— Gor Ur nous a encore eus ! pesta-t-elle.

— C’est des conneries, madame. Il ne faut pas croire aux bandes dessinées. Même si c’est Marvel qui signe. Roger Russel est un voyou ordinaire. Vous pouvez me croire, même si je ne suis pas aussi crédible que Stan Lee question coloriage.

— Je vous ai apporté du métal.

Voilà qui était parlé. Un tube encore chaud. Il me brûla les doigts pendant que j’ouvrais mon coffre-fort. Je ne la voyais plus, car elle se situait dans mon dos maintenant. Je me fichais bien qu’elle me plante un couteau entre les omoplates. Quelle raison aurait-elle eu de me faire du mal ?

Puis je la vis dans le reflet de la porte. Elle était parfaitement calme. Elle avait un autre tube si je voulais.

— Pour demain ?

— Pour demain et pour jusqu’à la fin de la semaine, tronco !

Je ne savais plus comment financer, mais j’étais d’accord pour finir de délirer dans les bras d’une femme de cette dimension. Elle voulait peut-être dîner…

— Avec vous ?

— Ou avec un autre, madame !

— Je suis Anaïs. OK pour un dîner.

Il était onze heures. On avait une heure avant de se faire jeter du Cosi. Pasopini nous reçut comme il reçoit toujours les femmes exceptionnelles et nous eûmes droit à un apéritif gratuit. Il revint plusieurs fois à notre table pour me taper sur l’épaule, mais pas une seule fois il ne m’a regardé pour me demander si j’avais arrêté Russel et mis la trempe qu’il méritait à ce petit morveux de Frank. À minuit, il fermerait sans nous jeter dehors.

 

Au matin, le téléphone ne sonna pas, car elle avait décroché le combiné. Et que croyez-vous qu’il se passa quand j’ai remis le combiné à sa place ? Le téléphone a sonné. C’était un message de Kol Panglas (Oui, je sais me servir du service de messagerie vocale).

Elle dormait à poings fermés. Je n’ai pas pris le temps de me toiletter et j’ai enfilé en vitesse le meilleur de mes costumes. J’allais à un enterrement. Je suis arrivé à temps pour me joindre au cortège à la sortie de l’église. Le type qui était mort était aussi un espagnol.

— Vous avez des nouvelles de l’autre gonze ? (je me renseignais sur votre état comateux)

— Il s’en sortira si Dieu existe.

La plupart de ceux qui suivaient le corbillard avait l’air d’y croire. Ils avaient tous le nez en l’air pour ne rien perdre de l’encens qu’un enfant de chœur répandait en prononçant des paroles en écho de celles que le curé débitait plus discrètement. J’en avais mal au cœur.

Je n’ai jamais vomi dans de pareilles circonstances. Je suis un type plutôt discipliné et je marche dans les traces des autres s’ils ont une raison de souffrir. Je me demandais qui étaient tous ces gens. Le mort connaissait du monde. Et pourtant, c’était seulement un étranger muni d’un visa. J’appris qu’on l’inhumait provisoirement dans la tombe des Vermorts (avec un s) d’Amérique. J’avais encore pas mal de choses à apprendre si je comptais sur l’avancement pour aller au bout de mes remboursements.

Kol était en retard. Il nous rejoignit à l’entrée du cimetière. Il était beaucoup mieux fringué que moi, mais il faut dire qu’il ne les usait pas beaucoup, ses costumes trois pièces.

— Il va vraiment y passer ? lui demandai-je en parlant de vous.

— C’est un type solide et intelligent, dit Kol sans rigoler. Pas facile pour lui de choisir. La solidité qui lui garantit une rallonge d’existence ou l’intelligence qui lui rappelle que dans l’état de son cerveau, les promesses de bonheur sont gravement compromises.

— Putains d’embarrures !

Vous étiez pourtant le seul à pouvoir témoigner contre Russel. Le témoignage de Frank ne vaudrait pas tripette devant un jury sérieux. J’allais me faire battre comme un tapis par le procureur qui s’y connaissait en poussière. Kol étreignait une étrange casquette d’écolier.

— On sait même pas qui c’était ce type, grognait-il. Tu fréquentes le beau monde, toi. Il avait l’air d’un valet.

Kol comprit qu’il ne pouvait pas compter sur moi pour lui en dire plus. Je savais ce que je savais et c’était moi qui décidais de ce que je traduisais en langage clair, me réservant le droit de laisser dans l’ombre tout ce qui touchais à mes relations avec le monde du métal. On ne peut pas demander à un homme de tout déballer, même quand on s’appelle administration.

Le tombeau avait des allures gothiques. Ils avaient fait grincer la grille pour que ça ait l’air plus vrai. Et le cercueil avait cogné la pierre dure de l’embrasure. Tout le monde se taisait. On alluma un tas de bougies à l’intérieur et on attendit sagement que les flammes prennent une allure ordinaire après un embrasement qui nous fit reculer d’un doigt de pied à l’intérieur de nos petits souliers de deuil.

Kol suait des mains dans sa casquette. Il ne m’expliquerait pas ce qu’il foutait avec cette casquette qui ne pouvait pas appartenir à un de ses enfants puisqu’il n’avait pas d’enfant et qu’à ma connaissance il n’en fréquentait pas. On ne lui connaissait pas de goût pour la pédophilie, même s’il avait été viré du service des mœurs et des crimes sexuels. Il ne s’était jamais expliqué sur ce sujet non plus. C’était un type secret comme une tombe. Mais qui ne l’est pas dès qu’il s’agit de se faire tirer le portrait par des inconnus désignés pour vous juger d’une pièce et pas en morceaux comme il serait plus juste de le faire si on avait vraiment le respect de la vie humaine. J’ai toujours été pour les châtiments qui consistent à mutiler plutôt que d’exécuter ou d’enfermer. Il paraît que c’est pas démocratique comme idée. La mort et la claustrophobie le seraient selon notre bonne Constitution.

Je l’ai ramené dans ma bagnole. Il n’aimait pas les enterrements. Il redoutait que ça lui arrive un jour. Il avait laissé des instructions sur ce sujet. Non, il ne pouvait pas en parler maintenant. Il avait l’air salement secoué. Pas une question sur Anaïs avec laquelle il m’avait vu guincher la veille chez Pasopini. Elle avait de belles jambes. Il avait aussi apprécié le profil. Il aimait les femmes si elles avaient un profil à lui montrer.

On est entré dans le parking de l’hôpital général dans cet état mental, prêts à servir la justice, mais sans aller au bout de nous-mêmes, d’accord sur le fait qu’il ne faut pas mélanger le travail et la vie privée. Pour Kol, vous représentiez le travail et Anaïs ma vie privée. Il n’avait pas tout compris.

Dans le service de la Dernière Chance, les employés exposaient leurs tronches fatiguées par une nuit d’enfer au service de la Vie à n’Importe Quel Prix. Les nouvelles étaient mauvaises. Vous donniez des signes de fatigue.

— Le moral, dit un toubib, s’il n’a pas le moral, il ne s’en sortira pas.

— Le moral en plein coma ? fit Kol.

— Il n’est plus dans le coma, dit le toubib. Plus la peine !

Il ouvrit la porte. Vous aviez les yeux ouverts et vos mains tambourinaient sur votre poitrine au milieu des contacts électriques et des sondes qui envoyaient ou renvoyaient des liquides par fragments aux intervalles de bulles métalliques.

— Il n’entend pas, précisa l’interne. Il ne voit pas non plus. Les doigts, n’en tenez pas compte. Regardez ailleurs, les mecs.

— Pourquoi on est venu si c’est pour rien ? demanda Kol qui n’attendait pas de réponse à une question qui n’en était pas une.

— J’en sais rien, dis-je. La routine.

L’interne sourit et referma la porte. Il nous avait garanti que l’endroit était sans microbes. On pouvait respirer en toute confiance selon lui et même toucher à tout ce qu’on voulait, sauf aux boutons.

— Qui c’est, ce mec ? dit Kol.

Il se posait la question depuis le début et je n’avais pas dit un mot de ce que je savais, seulement voilà, c’était écrit sur ma gueule que je savais quelque chose et que je ne disais rien parce que j’étais impliqué d’une manière ou d’une autre dans cette affaire pas comme les autres. Kol sortit un cigare de sa poche et le passa sous votre nez.

— Ça lui fait bouger les yeux, dit-il.

Je n’avais pas vu vos yeux commettre le moindre mouvement, sinon je l’aurais foutu dehors pour avoir une petite conversation avec vous. Il était évident que vous n’étiez pas en état de parler. Moi non plus, mais pour des raisons dont je n’avais pas envie de parler. Kol ne percevait que la surface de ce dialogue de momies et son regard allait de vous à moi comme s’il avait les mots sur la langue et que j’étais le seul à pouvoir la tirer avec lui.

— On n’a plus rien à faire ici, dis-je.

— On va le laisser crever !

L’interne nous a montré sur un schéma tracé à l’encre rouge comment ça se passait en principe. Il ne savait rien sur la douleur, mais personne ne nous en voudrait assez pour nous dénoncer si on avait le cran de vous étouffer dans un coussin.

— C’est une blague ? dit Kol un peu outré par ces propos.

— Vous n’êtes pas de la famille ? fit l’interne.

On se calta avant de tirer dans le tas.

— Qu’est-ce que tu sais, Hightower ? Je t’ai vu avec cette femme. Qand et moi on te surveillait parce que le Patron est sûr que tu vas encore faire une connerie.

— C’est les cons qui font des conneries, Kol. Tu me traites de con ?

— Non, mais je sais ce que c’est une connerie.

 

Qand nous attendait à l’endroit indiqué par Frank comme étant celui où il avait laissé Russel et la fille rousse.

— Vous croyez que Russel est assez con pour laisser filer un complice qui d’ailleurs l’a trahi ? C’est un sacré malin, Russel. Frank se fout de nous, ouais.

On était sur une aire de repos sans équipements sanitaires ni rien. La route formait une large courbe à cet endroit et elle montait légèrement, obligeant les voitures à rétrograder et à appuyer sur le champignon. Dans l’autre sens, pas de circulation, comme si la route menait quelque part et qu’on en revenait pas.

— On en vient bien, nous, constata Kol.

Qand ouvrit ses grands yeux qu’il sait travailler au fer quand il sort avec ses copains pour jeter le trouble chez les hommes qui ne savent plus ce qu’il faut penser de la féminité. On le soupçonne d’ailleurs d’être plutôt une femme qui se déguise en homme pour que ça soit encore plus compliqué à élucider. Sacré énigme !

— Hier, il était à deux cents kilomètres au Nord, dit-il en ouvrant une carte routière. Je me vois pas courir tout nu dans les steppes d’Alaska, moi !

— Pourquoi que tu voudrais te foutre à poil, Qand ?

Qand s’appelait Alice, mais on l’appelait Qand pour donner tort à sa mère et raison à ce qu’on ne savait pas clairement.

— Elle aussi s’appelle Alice, fit Kol.

— Aliz, rectifiai-je.

Qand frémit.

— Voilà la bagnole, dit-il.

C’était une Chevrolet aussi, mais avec un pare-choc et une lunette arrière. Il y avait une antenne sur une aile et pas de cage à l’intérieur. Qand nous montra l’écran grand format qui servait de tableau de bord. En appuyant sur un bouton, on inversait le processus et on était automatiquement connecté au central.

— Hightower saura jamais s’en servir, dit Kol en riant.

— On ramène ta poubelle chez toi, dit Qand.

Il me donna les clés de ma nouvelle bagnole. Kol entra dans la cage en rigolant.

— Tu parles de coussins ! gloussait-il. Et pas de luminol pour en savoir plus sur les mœurs de ce policier exemplaire !

Ils s’éloignèrent, poussant le moteur dans la montée parce que les voitures qui arrivaient les dépassaient en klaxonnant. Je me mis au volant. J’avais presque tout compris, même comment on pouvait trouver les infos si jamais je ne comprenais pas assez pour continuer à bord de cette espèce de vaisseau spatial qui avait l’air d’une bagnole. Pour démarrer, un effort de volonté suffisait. Même pas besoin de fourrer la clé dans un trou. L’accouplement était virtuel, à l’image de tout ce qu’on aura à faire bientôt pour se la couler douce aux frais du système bancaire international et d’un tas d’autres systèmes dont on n’aura même pas idée tellement on est con de se croire plus intelligent que ceux qui ont vraiment les moyens de se payer du vrai bon temps et non pas ces chimères qui feraient honte à tous ceux qui ont passé leur existence à surveiller le bon état de marche de leur système génital.

J’ai réussi à placer l’engin sur la route. J’avais déjà éprouvé cette sensation de flottement à bord d’un poids-lourd. Le type qui nous conduisait à l’autre bout du pays vantait la petite dimension des manettes et j’avais eu le sentiment que les choses ne pouvaient plus aller dans le bon sens comme j’en avais rêvé du temps où j’étais en croissance permanente et que les poils mettaient du temps à affirmer ma virilité.

Qand m’avait expliqué que je devais rouler jusqu’à ce que le point rouge devienne vert. Surtout, je ne devais pas chercher à comprendre. Sitôt que j’aurais le feu vert, je saurais que Russel se trouvait dans les parages. Ce que ne savait pas ce bandit dangereux, c’est que la fille était équipée d’un circuit intégré comme tous les étudiants, un truc qui remplaçait la cocaïne et toutes les substances censées améliorer les capacités d’acquisition cognitive. Je pensais qu’il fallait être un sacré con pour croire que Russel n’avait pas sondé la fille avec autre chose que sa queue légendaire. Mais je n’avais pas le choix. C’était moi qu’on mettait sur la piste. Je conduisais comme un pied, mais j’avais de la constance dès qu’il s’agissait d’aller de Charybde en Scylla. Ulysse Hightower. Fils à papa, mais papa ramassait des ordures dans des endroits où il y en avait beaucoup, à tel point que cette odeur ne m’a jamais quitté.

 

C’est comme ça que j’ai rencontré John Cicada, l’astronaute. Un chouette type. Il avait un peu vieilli depuis la dernière photo.

— Un vrai vaisseau, votre Chevrolet, mec ! Je peux vous aider à la conduire, si vous voulez. On va dans la même direction.

Ça faisait un bon kilomètre que je ne savais plus exactement où j’allais. Les choses s’étaient compliquées avec la position « route ». Sur le parking, j’avais manœuvré comme un chef. John Cicada faisait de l’auto-stop. Kol et Qand s’était foutus de sa gueule et avaient manqué de le renverser dans le fossé. Je n’avais rien à dire à leur sujet, aussi me tus-je.

— Si vous appuyez sur ce bouton, dit John en appuyant dessus, vous revenez à la position conduite et le moteur se met à chanter !

— Vous pensez bien que j’ai déjà essayé ! Mais je ne vois plus le voyant rouge maintenant !

— Vous êtes flic ?

C’est la question qui rend muet après qu’on l’ait posée, une question difficile que seuls les flics ne se posent pas sans se demander pourquoi c’est un des rares métiers, avec juge et prostituée par exemple, qu’on exerce sans vocation et par pur intérêt. Je connaissais la chanson.

— Et c’est comment qu’on devient astronaute ?

— En apprenant à conduire ce genre d’engin sur la position « flic ».

Le voyant était toujours au rouge et des chiffres défilaient dans un cadran sans que je sache ce qu’ils pouvaient diable signifier. John devait le savoir. Il y jetait un œil approbateur et appuyait sur les boutons virtuels que l’écran composaient sans aucun commentaire. Il ne prenait pas de métal, mais je pouvais faire ce que je voulais du moment que je ne conduisais pas avec lui à la place du mort.

— Ça doit pas être marrant tous les jours d’être flic…

— Vous pouvez la fermer une minute, John !

Qu’est-ce qu’il foutait dans ma bagnole, à part conduire comme quelqu’un qui s’y connaît alors que ce modèle de Chevrolet était réservé à l’administration ? C’était une question à laquelle il ne pouvait pas répondre, en tout cas pas clairement. Mais j’en avais trop marre de me parler à moi-même chaque fois qu’il se taisait et je ne la lui posai pas.

— C’est con, dit-il, parce que dans la position « cool » on a la musique.

— Ya une troisième position, John, et je suis pas sûr que vous aimeriez ça !

On a passé la journée à se reprocher de ne pas avoir choisi le bon métier alors que notre papa avait une idée de ce qui pouvait convenir à la fois à notre imagination et à notre sens des réalités. Mais on ne s’est pas disputé. La Chevrolet spéciale avalait les kilomètres en adressant des coucous aux flics qui surveillaient la sobriété des voyageurs. Un message spécial leur était envoyé automatiquement pour les dissuader de nous emmerder. Il n’aurait plus manqué que des flics me posent des questions auxquelles je n’aurais pas su quoi répondre. Et John qui avait trouvé un sacré bon moyen de ne pas se faire fouiller les poches et le fond du slip.

— Il ne manque qu’un truc à cette bagnole pour en faire un outil de travail complet, dit-il en riant.

— Il y a peut-être un bouton pour se faire enculer par un godemiché sans trouer le fond du pantalon.

— Déconnez pas, Ulysse ! Ou j’y appuie dessus ! Je voulais parler de la bouffe. Il y a bien de quoi boire dans ce tuyau, mais je suis pas sûr que c’est pour la soif.

Il me secouait la queue entre le pouce et l’index. J’ai vraiment pas honte quand j’ai la dose. Mes boules valsaient sur le coussin quand le voyant s’est mis au vert.

— Russel ! s’écria John.

Je savais bien qu’il n’était pas là par hasard. Les chiffres indiquaient une approche de la cible. Le signal maximum retentit près d’un magasin de jouets. John stoppa et coupa le contact. Le signal disparut, voyant et chiffres. Je retenais ma respiration pour ne pas gêner des recherches qui pouvaient se continuer sans moi.

— Si vous avez envie de vomir, dit John, allez faire un tour sur la plage. Je me charge de la suite des opérations.

— Je ne veux pas rater ça !

— Alors tenez-vous tranquille parce que le vieux Russel n’a jamais fait de cadeau à personne et surtout pas à des flics du placard. Reboutonnez votre braguette.

Je le suivis sur le trottoir adjacent à une enfilade de boutiques illuminées qui mélangeaient leurs musiques dans un concert qui me rappela que je n’avais pas été toujours aussi métallique. On faisait le tour pour revenir derrière la boutique de jouets. Des badauds commençaient à se mettre à la recherche d’un endroit où satisfaire leur besoin de s’alimenter de cochonneries destinées aux touristes. De l’autre côté, il faisait sombre. John arpentait l’obscurité en spécialiste du vide. J’étais moins à l’aise.

— Ne vous tirez pas dans le pied, Ulysse. Ni dans mon cul !

Il y avait de la lumière sous une porte et la nuit tombait à toute vitesse. On pouvait entendre les moments forts d’une conversation entre deux types qui ne s’aimaient pas et même comprendre ce qu’ils se disaient. Ils parlaient d’Aliz. John posa sa grosse main sur ma bouche. Ses yeux me touchaient. Je comprenais le message juste au moment où j’avais un besoin irrépressible de lui poser des questions à propos des raisons qui l’avaient mis sur ma route au beau milieu d’une mission secrète.

La porte s’ouvrit. Un type que je ne connaissais pas apparut dans la lumière, coupé en deux par cette lumière qui jaillissait comme un jet d’eau qu’un autre type était en train de faire clignoter parce qu’il jouait avec le bouton de l’interrupteur. L’autre lui demanda en riant d’arrêter de jouer au mariole avec le bien des autres et ils rirent tous les deux sans retenue.

John me fit un signe et je compris que les deux types étaient armés. L’un d’eux, celui qui n’avait pas cessé de jouer avec l’interrupteur, portait un revolver à la ceinture et un autre revolver du même type était posé sur une table à côté de deux pieds qui ne pouvaient être ceux d’un type dans leur genre. Des pieds fins et blancs aux ongles vernis de vert émeraude. John les reconnaissait. Il me fit un tas de signes compliqués que je n’arrivais pas à déchiffrer puis il renonça à m’informer de ses intentions et il fonça sur le type qui se tenait dehors pour étirer sa carcasse et raconter des conneries qui attiraient mon attention sans que je puisse rien faire pour penser à autre chose. Il y eut un grognement et le type qui était à l’intérieur s’écroula dans un bruit de chaise cassée. John était déjà en train de couper les liens qui retenaient les pieds sur la table. C’était la grande fille rousse qu’on recherchait. Je vidais nerveusement mon chargeur sur quelque chose de mou qui bougeait en gémissant. Aliz me regardait sans cesser de dénouer ses liens. Ils étaient trois. On l’avait échappé belle.

— Bon réflexe, Ulysse ! me dit John.

Je n’ai pas de goût particulier pour les cadavres, mais je les préfère le plus frais possible, c’est-à-dire encore chauds. J’en avais de la chance. Il ne fallait pas moisir ici. Tandis que je cherchais quelque chose pour habiller la fille, John filait dans la nuit, la portant sur une épaule et deux autres types lui tiraient dessus. Je les voyais se dresser comme des pantins à ressort derrière une fenêtre qu’ils avaient oublié d’éteindre. Si je les ratais, John n’irait pas plus loin que le bout de la rue et la fille était foutue aussi.

J’étais sur eux quand ils se sont écroulés sans un seul bruit pour indiquer de quelle manière ils avaient quitté la terre ferme pour aller se faire voir ailleurs. Et je n’ai rien demandé. John était sur la plage, serrant la fille dans ses bras, et lui disant « Ah ! Ma fifille ! Ma fifille ! » et je courais après lui en me disant qu’on prenait la mauvaise direction et qu’on faisait maintenant des cibles parfaites dans la lumière des lampions où s’agitaient les têtes de ceux qui hésiteraient à témoigner des faits une fois qu’on ne serait plus là pour dire le contraire.

Comme je m’approchais, je vis la tache de sang qui maculait tout le dos de John et l’impact noir de la balle qui avait dû traverser ce thorax puissant. La fille secouait ses jambes nues, mais John la tenait fermement, lui disant peut-être dans l’oreille « Ah ! Ma fifille ! Ma fifille ! » et j’ai fait un effort surhumain pour les dépasser.

— Ah ! Ma fifille ! Ma fifille !

— Mais qui c’est ce mec ! hurlait la fille.

Je n’en savais pas plus qu’elle sur ce sujet nouveau pour moi. Comment arrêter un astronaute lancé à pleine vitesse ? Il m’écrasa sous ses pieds et je poussais une plainte lamentable tout en m’accrochant aux pieds de la fille qui me remerciait en tambourinant l’entrejambe de John. On a fini dans la flotte et John est revenu à lui, saignant comme une chèvre un jour de Grande Fête.

Je maintenais sa tête hors de l’eau pendant que la fille disparaissait dans la nuit. Je n’avais pas le choix. John faisait du bruit à l’intérieur. Moi aussi, mais parce que j’avais envie de vomir. J’ai alors vu passer un type qui tirait au revolver droit devant lui. Un certain nombre de faits m’avaient échappé, comme je l’ai dit plus tard quand on me l’a demandé.

John trouva la force de m’aider à le sortir de l’eau. Il s’écroula dans le sable et se mit à gémir. Mais qui c’était ce mec qui s’en prenait une chaque fois qu’il sortait avec une fille ? Il me posa cette question étrange de la part de quelqu’un qui va y passer malgré les progrès de la science.

— Ils ne te laisseront pas longtemps seul, fils, me dit-il.

Ce qui voulait dire, en code flic, que je pouvais me casser sans me soucier de ce qui l’attendait si les secours n’arrivaient pas à temps. Rugissant comme le lion que j’avais été dans une autre vie, je brisais la chaîne humaine qui s’était formée en bordure de la rue et je piquais un sprint jusqu’à la bagnole. Je ne comprenais toujours pas pourquoi John avait pris la direction opposée. Mais c’était celle que la fille avait prise une fois qu’elle s’était libérée de son emprise.

Le moteur se mit à ronfler à la première sollicitation. Je conduisis au klaxon jusqu’au bout de la rue, fendant la foule encore tranquille en attendant de se déchaîner si quelque chose arrivait pour lui inspirer une crise collective. Après la rue, une piste s’annonçait par une flaque d’eau avec deux cadavres dedans. Comme il ne flottaient pas, l’eau n’arriverait même pas aux moyeux. Je traversais ce cloaque sans problème. Puis l’ordinateur de bord se mit à chercher les endroits les plus stables où poser les roues de la Chevrolet. Je perdais un temps précieux à cause de la technologie. Et je ne savais même pas où j’allais.

On était passé tout près du but, John et moi. Je ne savais pas où était l’erreur, mais on n’avait pas vraiment gagné. Le voyant s’était remis au rouge, ce qui indiquait clairement que la fille avait été rattrapée et qu’elle avait acquis, je ne savais par quel moyen, une vitesse supérieure à celle que l’ordinateur calculait au lieu de me conseiller la témérité. J’ai roulé comme ça toute la nuit. Au matin, j’étais perdu sur un iceberg.


MARVEL I

Poursuite et conversation

Depuis des années, il y avait un gros commerce d’iceberg destinés à alimenter en eau les régions asséchées de la planète. On voyait les remorqueurs s’échiner à l’horizon, mais je n’avais jamais vu la chose de près. On ne pouvait pas être plus près. J’étais dessus, à bord de la Chevrolet qui grelottait. Devant, un câble de dimension obscène nous reliait à un autre iceberg et derrière, on ne voyait pas mieux l’enfilade de icebergs qui devait s’étirer sur des kilomètres d’océan paisible. En parallèle, d’autres chaînes glissaient lentement sur les flots. Mais pas une seule bagnole dessus. J’étais le seul à avoir réussi cet exploit et j’étais pas vraiment fier.

John devait être mort à cette heure ou il luttait contre la mort si ce qu’il avait dit à la fille avait un sens. Et l’ordinateur indiquait qu’il se mettait en veille parce qu’il était piraté par les Chinois. J’étais dans de beaux draps. Et j’avais oublié de prendre une ligne et de l’appas avant de m’embarquer dans cette galère. On oublie toujours le détail qui va prendre toute l’importance quand rien ne va plus.

En me penchant au-dessus d’une crevasse qui venait à peine de se refermer, je pouvais voir les poissons picorer la surface rosie d’un type que je ne connaissais pas. J’avais à bouffer à portée de la main. Avec un peu de volonté, parce que creuser dans la glace avec un tournevis n’est pas une sinécure. Et je mangerais cru.

Je suis retourné dans la bagnole pour me les réchauffer au contact des coussins qu’il suffit de frotter pour produire des étincelles. Dans la boîte à gants, il y avait un téléphone portable. Il pouitait quand je le touchais. C’était bon signe si je me souvenais de l’enseignement qu’on m’avait prodigué dans un supplément de formation. Avec un peu de réflexion, j’arriverais bien à appeler quelqu’un, même mon pire ennemi.

Je n’avais pas prévu que la nuit serait encore plus froide sans le peu de soleil qui m’avait éclairé toute la journée. En plus, je n’avais pas fini de lire les instructions pour la mise en marche du téléphone et son utilisation ultérieure. Il tomberait peut-être en panne avant de me rendre service.

Il s’est mis à sonner alors que je venais à peine d’accepter de mourir sans avoir pu exprimer mes dernières volontés. Dans mon délire, j’ai cru qu’on m’appelait pour ça et j’ai tout de suite donné mon matricule et les détails de ma religion. John était au bout du fil.

— Je m’en suis tiré, Ulysse. Je suis pas près de recommencer. On m’a donné ce numéro. Si c’est un répondeur, rappelle-moi à ce numéro. J’ai des nouvelles de la fille que tu cherches. Tu vas tomber de ton lit, mec, et ça va pas te faire du bien. Personne n’est mort. Clic !

Qu’est-ce que je n’ai pas hurlé dans ce maudit téléphone qui me glissait entre les doigts ! J’ai passé toute la nuit à chercher comment on fait pour rappeler un numéro qui vous a appelé et qui se trouve dieu sait où dans je ne sais diable quelle mémoire imitée du cerveau humain.

Je n’ai pas trouvé. En plus, j’avais le mal de mer. Au matin, je n’ai pas pu retrouver la crevasse où se conservait mon cadavre comestible. Pas un seul poisson à regarder dans les yeux. Rien que la brise et les craquements de centaines de iceberg qui prenaient tout le temps d’arriver à bon port. Je serais mort avant et j’aurais peut-être même le temps de pourrir si on traversait une zone tropicale. En attendant, il ne risquait pas de pleuvoir. Il neigeait.

De la chance, j’en ai eu, mais c’était juste pour m’empêcher de craquer le fric à tort et à travers. Je n’ai pas été à la guerre, mais j’ai vu beaucoup de cadavres qui ne menaçaient plus personne. J’ai passé toute une journée à faire le point sur ce que j’avais été et ce que je ne deviendrais pas. Mais je n’ai pas retrouvé le cadavre. J’ai même cherché dans le coffre de la bagnole, le seul que j’avais à ma disposition. Il ne contenait rien de comestible, pas un insecte séché ou même cuit à la vapeur, rien. Je deviendrais fou avant de mourir et comme j’étais un veinard, ça augmenterait ma capacité à souffrir du froid et de ses conséquences. Un roman interminable que personne ne lirait si ce voyage n’avait aucun sens à part celui d’un pays où l’eau se vend à prix d’or.

Puis, après je ne savais combien de jours et surtout de nuits, le soleil m’a paru plus proche. Je pouvais le toucher. Seuls les fous peuvent accomplir un pareil exploit ou les héros inventés pour faciliter la compréhension de ce qui demeure éternellement obscur autrement. Pourtant, je constatai que la glace sur le capot avait perdu de sa dureté. Je pouvais même en manger sans me péter les dents. Puis je vis apparaître le rétroviseur derrière le pare-brise. Et une fois à l’intérieur de la bagnole, un iceberg se découpa dans la brume. Je perdis connaissance, envahi par un bonheur comme je n’en avais jamais connu.

KOL I

Font chier tous ces flics amateurs qui nous compliquent l’existence. Ulysse Hightower avait disparu Dieu sait où et John Cicada revenait d’une « mission » avec une balle dans la peau. Et maintenant, ce fils à papa qui me demandait comment on fait pour devenir flic. Frank Chercos, qu’il s’appelait. Marre ! Le Grand Patron a fini par me mettre sur l’affaire. Et moi, faut savoir que je travaille jamais sans Alice. Alice Qand qu’il ou elle s’appelait. Je suis Kol Panglas, votre ami.

Et puis qui c’était tous ces gens-là ? Ils débarquaient de leur royale Europe avec des grands airs d’aristocrates de la chose jugée. L’un d’eux, un sous-fifre qui s’appelait Chacier, était plutôt mort que vivant alors le GP avait raconté à la Presse qu’il l’était parce qu’il voulait le charcuter lui-même. L’autre, il avait pas pu raconter des salades à son sujet parce qu’il était arrivé à l’hôpital sur ses pieds et qu’il avait perdu ses airs de sainte-nitouche qu’une fois qu’on l’avait foutu à poil dans un lit sans fenêtre avec vue sur la baie. On avait pas pu savoir son nom avec Qand, ni même l’approcher. Si j’avais su que c’était vous, monsieur, je vous aurais envoyé des fleurs, toute blague mise à part.

Frank Chercos en avait marre lui aussi, pratiquement autant que moi, mais pour d’autres raisons. Non seulement il perdait des clients, mais en plus il était complètement déconnecté de la réalité à cause des barreaux qui le séparaient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. On a eu le droit de l’approcher, Qand et moi, suite à un rapport assez fantaisiste où il déclarait qu’il était un adepte du Métal et un associé, sur un plan strictement professionnel, du maître à penser de l’Urine. De pareilles conneries ne sont pas rares dans les annales chroniquées de la police. Il y a des barjots partout et la télé ne les arrangent pas question mental.

Quant à John Cicada, ce crétin s’était pris une balle dans la peau à cause de Hightower qui regardait les filles au lieu de le couvrir pendant qu’il investissait à lui tout seul des lieux infestés de malhonnêtes. Il était maintenant couché dans un lit pépère à l’hôpital aux frais de la princesse pendant que nous, les vrais professionnels, on était appelé à la rescousse pour mettre de l’ordre dans ce merdier inacceptable du point de vue des finances publiques.

Hightower, comme vous le savez, monsieur, était introuvable. John l’avait vu disparaître dans la nuit à bord de la Chevrolet modèle spécial qui se conduit toute seule si on n’y fait pas gaffe. C’est ce qui a dû lui arriver. Je vois rien d’autre pour l’instant. La bagnole avait dû prendre les décisions à sa place et maintenant il voguait en territoire ennemi, avec les boules remontées jusqu’au col de la chemise.

On n’avait donc plus sous la main que ce pistonné de Frank et cet idiot congénital de John, l’un souffrant de claustrophobie et l’autre d’un petit trou dans la peau avec des conséquences internes sans gravité. On avait aussi Chacier et c’est lui qu’on est allé visiter en premier. Il avait bien reçu une balle, mais il ne se souvenait même plus où tellement il avait eu mal. D’emblée, ce type m’a déplu.

Il logeait au même étage que le patron, coincé entre un placard à balai et la salle où le Président lui-même n’avait pas ses entrées. Il a fallu deux gardes baraqués pour comprendre comment on ouvrait une porte impossible à défoncer. Le GP aimait bien nous donner des leçons de patience et même de douceur. Moi, je trouvais ça un peu lent, mais c’était pas moi le lent, ni Qand qui pissait dans une poubelle en attendant, c’était ces deux conards qui réfléchissaient pour ouvrir une porte effectivement impossible à ouvrir comme je leur ai suggéré dans un moment d’impatience. Qand remballa son engin quand il entendit le déclic de la serrure.

La pièce n’avait pas d’ouverture à part cette porte qui était en fait une fermeture. Elle était éclairée par un plafonnier incrusté à coup de marteau. Un lit contre le mur à gauche et à droite, une chaise avec un mec dessus. Ils l’avaient foutu à poil pour qu’il se croie pas chez lui. Et il avait pas le droit de fumer. Il était rasé au chalumeau, la tignasse embroussaillée comme s’il venait tout juste de s’énerver et les cagnettes bouffées par un microbe infestueux.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait pour qu’on me traite de cette manière ? cria-t-il à peine que j’étais là.

Heureusement, il était retenu par une chaîne.

— Qu’est-ce que j’en sais, moi, ce que vous avez fait ? Vous êtes inscrit au programme de protection des témoins et on vous loge pas dans un quatre étoiles, c’est tout ce que je sais, mec !

Il renonça tout de suite à poursuivre cette conversation qui n’aurait abouti nulle part de toute façon. Je me suis assis sur le lit et la porte s’est refermée automatiquement derrière Qand qui avait remis son arme de service aux gardiens comme l’exigeait le règlement. Je n’étais pas armé, rien, pas de diplôme, un vrai flic comme on les aime dans notre Amérique des coins secrets mais pas perdus.

— Vous l’avez échappé belle, dis-je.

— Tu parles ! Ce salaud de Russel visait la tête. Est-ce qu’ils ont eu … (ici, votre nom, monsieur) ?

Ça le regardait pas, techniquement parlant, mais je lui dis la vérité à votre sujet parce que j’y étais autorisé. Le GP m’avait même dit qu’il fallait que j’informe Chacier comme si ç’avait été un ami d’enfance à qui le malheur fait des misères comme à la télé. J’avais pas d’ami d’enfance. Tous tués à Beyrouth et dans un autre endroit où le paradis est un vrai paradis pour les hommes et un enfer pour les femmes qui n’aiment pas se faire enculer dix fois par jour, même si ça sent la rose et qu’on peut se laver le cul sans rien devoir à personne. Chacier me tapait sur les nerfs.

— Vous le connaissez d’où, ce Russel de mes deux ? demanda Qand.

Chacier sourit comme s’il avait déjà répondu à la question et que c’était pas la bonne.

— Vous le savez bien, qui c’est, dit-il.

— C’est des conneries ! explosa Qand. On est pas des amateurs et surtout pas de BD ! Je vais te faire parler, salaud !

Qand, quand il cognait, il se rappelait plus qu’il en avait pas reçu l’ordre formel. On était filmé. Chacier se recroquevilla comme un escargot dans sa coquille, sauf qu’il avait pas de coquille et que Qand haïssait les limaces. Une fois, il avait baisé avec une femme et elle lui avait fait un enfant. Il était allé la voir à la maternité et il avait vu plein de limaces dans les berceaux. Jamais il s’était imaginé qu’il avait été lui-même une limace et que cette limace lui ressemblait. Il n’avait plus de nouvelles de sa petite famille depuis longtemps et il avait de toute façon changé de sexe. Maintenant, c’était une femme et il s’appelait Alice.

— Comme Mademoiselle ? fit Chacier comme si c’était une question.

Qand remit la chaise sur ses pieds et Chacier dessus.

— Tu te rappelles ce qu’on cherche, Kol ?

— Mac Guffin.

— ¡No me digas !

J’ai pris le temps d’expliquer à Chacier qu’il pouvait pas venir avec nous et que je savais pas pourquoi. C’était pas à moi qu’il fallait poser la question.

— Ils m’ont même pas donné de quoi écrire ?

Il était vraiment con. Il devait pas savoir exactement où il avait mis les pieds en devenant votre chauffeur, monsieur. Il n’avait sans doute pas grand-chose à nous dire qu’on ne suce déjà, mais, comme je l’ai dit à Qand qui me demandait pourquoi je perdais un temps précieux avec ce genre de minable, j’avais besoin de respirer le même air que lui avant de me lancer vraiment dans cette enquête. C’était fait. Qand continua à m’emmerder pendant tout le trajet de retour. Il a toujours manqué de patience, sauf quand il s’agit d’attendre que les produits brésiliens qu’il s’injecte fassent leur effet et quel effet ! Chacun son truc.

On s’est installé dans mon bureau pour y passer la matinée, moi dans mon fauteuil qui est comme qui dirait l’endroit où je passe le plus de temps, et Qand dans le canapé où il peut étendre ses longues jambes pour m’exciter l’air de rien.

— Ça serait bien si on avançait, dit-il.

— Mettre la main sur Russel n’est jamais arrivé à personne, mec.

— Faut pas se décourager d’avance, Kol. Dame un beso.

On attendit tranquillement les résultats de l’analyse. Tous les témoignages avaient été entrés dans l’ordinateur et il n’y avait plus qu’à attendre que le logiciel calcule les premières conclusions. On a l’habitude. Et on n’est pas pressé. Qand ne veut pas le comprendre. Il faut alors qu’il s’occupe.

 

À midi, on sortit du Cosi avec l’impression d’avoir mangé des trucs pas frais. En principe, je mange jamais chez les autres et encore moins dans les endroits fréquentés par tous les autres. Mais j’avais quelques questions à poser à Pasopini au sujet de cette gonzesse qui m’avait fait du pied parce qu’elle me prenait pour un autre. Pourtant, je ressemblais en rien à Hightower. De quel autre s’agissait-il ? Un autre moi-même. Pasopini se gratta la bedaine, les doigts rouges de sauce tomate. Tout ce qu’il avait pu me dire, c’est qu’il aimait pas les flics. Ça, je le savais déjà.

— Ils ont bouffé en tête à tête et ils se sont tirés avant minuit, dit-il en claquant une langue incompréhensible. Il avait encore sa vieille bagnole pourrie.

— Vous l’avez revu dans la nouvelle ?

— Il était seul cette fois. Ou alors la fille était cachée dans le coffre.

Un fin observateur, ce Pasopini. Frank, qui le connaissait forcément puisqu’ils habitaient dans la même impasse, m’avait dit que ce nom était la contraction de Pasolini et de Papini. Je sais pas ce que c’est une contraction. Il avait pas dû être trop contracté à la fabrication ou alors il avait changé son mode opératoire. Qand et moi on se serait pas senti à l’étroit dans ce corps étranger. Surtout s’il avait des capacités d’extension comme le laissaient supposer les observations de Frank. C’était trop compliqué pour Qand. On changea de sujet. On avait droit à un joker chaque fois que l’analyse informatique avait lassé le choix ou carrément un trou. Pasopini nous proposa un repas gratuit et on ne refusa pas, histoire de lui tirer d’autres vers du nez.

Faut se mettre à notre place. D’un côté, on nous impose des analyses incomplètes mais « pertinentes » et de l’autre on revient sans autres moyens aux données qui les ont « inspirées ». Ya de quoi se dénoncer pour faute de preuves. C’est ce qu’on fait jamais. Le métier veut qu’on continue. Manger, chier, manger, chier, et tout se passe ailleurs, voilà mon impression puisque vous me la demandez.

Ulysse était revenu sur la scène du crime avec la Chevolet spéciale que nous les professionnels on a même pas le droit de regarder tellement elle est spéciale. Qu’est-ce qu’il foutait dans cette impasse après qu’on l’ait laissé sur l’aire de repos avec sa nouvelle bagnole pendant que nous on essayait de conduire la vieille proprement pour ne pas compliquer les choses ?

La piste à suivre, c’était Ulysse Hightower, personne d’autre. On avait perdu du temps avec Chacier, je le reconnaissais. Qand aimait avoir raison. En cela, il se distinguait pas du commun des mortels. On a fini la sauce tomate et la mie de pain, vidé les bouteilles, rempli nos poches avec ce que personne ne boufferait à notre place parce qu’on y avait touché, et on se remit en marche, Qand et moi. On pouvait remettre ça à demain puisqu’on avait un plan. Heureusement, Qand et moi on habite pas au même endroit. On se sépara à la station de bus.

— Bonne nuit, Kol !

— Fais de beaux rêves, Alice !

J’aime les journées qui se terminent sur une note d’espoir. Je savoure toujours les soirées qui s’ensuivent. Seul ou en compagnie. J’en profite pour fermer les yeux et ouvrir ma porte. C’est pas tous les jours, rassurez-vous !

J’ai débarqué dans mon appartement à la tombée de la nuit. Je vis comme qui dirait dans un désordre calculé. En fait, tout est rangé, comme dans ma tête. On peut s’asseoir où on veut et me parler pendant que je regarde la télé pour essayer de comprendre le monde où je vis. Qu’est-ce que je dis ? Où nous vivons.

À cette heure, le téléphone sonne toujours pour m’annoncer de mauvaises nouvelles. Il sonnait quand je suis entré. J’en ai perdu la foi.

— Kol ?

— Qui voulez-vous que ce soit !

— C’est Ulysse.

C’était peut-être une bonne nouvelle ! Je m’assis sur la corbeille à linge qui m’a jamais fait le coup d’être vide. Elle était même bien tassée.

— Je sais pas où je suis, Kol. Ça va être long à expliquer.

— Elle est dans quel état la bagnole ? Tu sais qui a signé le bon, conard ?

— J’ai eu tellement froid, Kol ! Maintenant j’ai chaud.

— Fallait pas te gaver de cocktails !

— J’ai rien bu, Kol. Juré !

J’avais dit ça une fois à un flic du temps où j’en étais pas encore un. Il m’avait pas cru.

— Ça va être long à expliquer, dit Ulysse.

— J’ai tout mon temps.

— T’es seul ?

— Comment t’as deviné ?

Puis plus rien. Je parlais plus à personne. Et personne me parlait. La douleur m’a ensuite arraché un petit cri comme du temps où j’étais une fillette. Puis le choc de tout le corps sur une surface dure qui pouvait pas être mon lit qui en plus fait un bruit que je reconnaîtrais en tous. On me transportait ailleurs. C’était tout ce que j’étais arrivé à penser avant de perdre totalement connaissance. À un moment donné, j’ai rouspété « Si c’est toi, Alice, ça m’amuse pas ! » et une voix que je connaissais pas m’a coulé dessus comme du vomi pour me dire que j’étais un « sacré con ».

Je me suis réveillé dans le noir. J’ai horreur du noir, mais pas comme une gonzesse qui a peur des souris parce qu’elle a la taille d’un éléphant. Je parle d’une horreur qui fait peur aux autres. En plus, je pouvais pas bouger à cause de quelqu’un qui dormait sur moi. Qui dormait ou qui était mort dans son sommeil ou d’une autre façon.

Je lui ai parlé. J’avais été abusé sexuellement dans mon enfance, même que ça m’avait changé sur le plan de ma propre sexualité. On pouvait encore m’enculer ou me la mettre dans la bouche sans rien payer ni me condamner à errer éternellement dans les couloirs de la folie. J’étais devenu un solide gaillard. Celui ou celle qui se couchait sur moi était encore plus solide et j’avais du mal à respirer. En plus, il ou elle parlait pas ma langue. Ce silence me pesait, monsieur.

Et j’avais un besoin urgent à satisfaire. J’allais me chier dessus quand la lumière m’a éclaboussé. En même temps, l’être qui était sur moi s’éleva dans les airs. J’inspirai un bon coup. Je vis alors une grande fille rousse sans entendre ce qu’elle me disait. Elle était vêtue d’un tablier à fleur comme ma grand-mère, boutonné de haut en bas sur le devant, avec de larges échancrures pour laisser de la place aux bras qui étaient censés effectuer les tâches ménagères du quotidien. Mais c’était pas une grand-mère. Plutôt une adolescente effrayée qui me proposait de manger un morceau avant de passer à l’étape suivante. Comme j’étais à poil depuis que l’être encore non identifié s’était élevé au-dessus de moi, j’ai jeté un œil sur mon entrejambe histoire d’en excuser les apparences si jamais on m’avait drogué.

Je crois qu’elle est ressortie parce que je n’avais pas répondu à sa question. L’être ou la chose m’est retombé dessus. Comme j’étais en train de bander à mort (ya pas de honte !), j’ai subi une fracture de l’os pénien qui m’a envoyé de nouveau me faire voir ailleurs si j’y étais. J’ai rêvé qu’à des trucs horribles, tellement qu’en plein rêve je me souhaitais de jamais me réveiller. C’était pas avec ce genre de souvenirs que j’avais envie de vivre ma vie. Mais au fait, qu’en restait-il ?

Quand je me suis réveillé, j’ai tenté de m’accrocher à ce que je croyais être la mort, mais c’était les bras de la fille et elle me disait que je lui faisais mal. Elle grimaçait comme quelqu’un qui a l’habitude qu’on lui torde les bras. En tout cas, elle en avait pris l’habitude si c’était récent comme inconvénient majeur.

Moi-même j’avais pas l’habitude d’infliger des souffrances à des filles qui étaient peut-être les miennes si j’avais autant forniqué que je le disais. Malheureusement, Qand n’était pas là pour rigoler avec moi. Et puis quand il se trouvait en présence d’une fille à côté de laquelle il avait l’air d’un homme, il devenait méchant avec moi et me faisait payer ma propre méchanceté pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, en ne m’adressant plus la parole même quand j’avais besoin qu’un être humain me parle.

J’étais toujours à poil et elle me faisait encore bander. Le moment était sans doute mal choisi pour se laisser aller. J’entendis enfin sa voix :

— Vous voulez manger ? Ce n’est pas très bon. Ce n’est pas moi qui cuisine. Mangez !

Oops ! J’aime pas trop qu’on mette des « neu » là où il y en a pas, signe que j’avais affaire à du beau monde, des ceusses pour qui la négation est incomplète si on l’a pas prononcée correctement et tout et tout. Mais bon, je respecte bien l’accord du participe passé dans je sais plus quelles conditions si obscures que c’est devenu instinctif alors que c’est parfaitement incorrect. Mais bon, on était pas là pour en discuter. J’avais envie, en dehors de ce qui préoccupait mon cerveau, de lui demander ce qu’elle foutait là.

— Mangez d’abord, monsieur.

J’avais qu’un membre de libre et c’était pas celui dont on se sert pour bouffer. Elle me planta une cuillère pleine d’une sorte de boue dans la bouche que j’avais ouverte pour parler. Petite, la gonzesse, du point de vue de l’âge, mais pas facile à convaincre ni même à amuser quand les circonstances ne s’y prêtent pas.

Elle me versa un liquide noir directement dans une veine que j’avais même pas senti qu’on me l’avait trouée et que j’étais en liaison avec des bocaux remplis de toutes sortes d’autres liquides qui bullaient pendant qu’elle m’expliquait qu’elle était là contre sa volonté. J’étais celui qui allait l’enlever à son ravisseur, lequel n’était pas amoureux d’elle si je comprenais bien.

— Si vous êtes celle que je pense, dis-je entre les dents (je les avais serrées pour pouvoir parler parce qu’elle arrêtait pas de me fourrer ses trucs infects dans la bouche), le type qui nous veut du mal s’appelle Roger Russel.

— Je ne vous ai rien dit, dit-elle en se levant d’un coup. Vous verrez avec lui. Il faut que je retourne.

— Où c’est-y que vous retournez, si je puis me permettre de demander ?

La porte se referma. J’avais bien bouffé. Le truc ne me tomba pas dessus et je crus même comprendre qu’on avait refermé les robinets qui alimentaient ma veine ou ma déveine. Par contre, j’ai pris une beigne de plus et je suis retourné rêver avec de vieux amis qui me voulaient du mal.

J’étais plus vraiment soumis au rythme des jours et des nuits comme il convient à un mec qu’a pas demandé à vivre et qui veut pas se tuer tout seul sans emporter ses souvenirs avec lui. On m’endormait et on me réveillait au rythme d’une théorie que j’étais pas fait pour comprendre si on m’expliquait pas. J’avais vécu des trucs assez méchants pour pas m’en offusquer, mais, à chaque réveil, j’exprimais des doutes sur la pertinence de la méthode. Russel savait même pas, ce que n’ignorait pas l’administration, que c’était pas la peine de me soumettre au détecteur de mensonge parce que j’étais pas naturellement enclin à mentir en présence d’une jolie fille. Mon érection permanente, à ne pas confondre avec le priapisme, témoignait assez de mes intentions.

Russel n’apparut pas une seule fois lors de ces courtes périodes de conscience. La fille venait ou ne venait pas et le truc qui s’était couché sur moi n’était pas identifiable. Il sentait rien, c’était déjà ça. Et c’était pas cette chose de forme humaine qui m’inspirait le besoin d’éjaculer sur tout ça comme on crache dans une poubelle pour pas salir le trottoir qui est utile à d’autres filles plus accessibles.

 

Des jours et des jours que je suis resté dans cette position et le truc que j’avais au-dessus de moi sentait toujours pas la charogne. La fille me nourrissait au sein dans mes rêves et à la cuillère chaque fois qu’elle venait et je bandais toujours autant, n’ayant droit qu’à une pollution nocturne par jour, ce qui me permettait de différencier le jour de la nuit et surtout de savoir où j’en étais avec le temps, à un ou deux jours près parce que j’avais raté le début comme chaque fois qu’on m’obligeait à aller au cinéma en mauvaise compagnie.

Je commençais d’ailleurs à chlinguer. Personne pour me torcher le cul. Je pissais dans un tuyau et la fille sortait tout ce qui servait plus à rien qu’à puer. J’allais finir par devenir fou comme me l’avait prédit ma maman. Je me suis mis à raconter des histoires vachement bizarres, à personne quand j’étais seul et à la fille si c’était à son tour de plus l’être. Je supposais qu’elle obéissait contre sa volonté, bien qu’il soit difficile de parler de volonté à propos de quelqu’un qui a perdu sa liberté pour se donner corps et âme à un salaud qui s’y connaissait en torture et en manipulation. Russel n’avait pas la réputation d’un jeune premier qui perd sa voix quand la prima donna lui chatouille le cul en renversant l’encrier sur la partition en pleine pénurie de papier tue-mouche.

Des jours, je vous dis ! Et pas une seconde d’explication. Rien pour rassurer quant à l’utilité d’un pareil sacrifice, comme s’il s’agissait de crever à petit feu entre les bras d’une fille qui se déshabillait jamais pour prendre mes douches. Elle sentait pas la rose non plus.

Mais Russel pouvait surgir à tout moment. Je m’étais préparé à une conversation pleine d’humour, histoire de pas perdre le fil d’une enquête qui devait se terminer, si j’avais bien compris, par une condamnation à mort et des années de tranquillité avant qu’une pareille crapule renaisse de ses cendres. Je serais mort avant.

— Vous ne pouvez pas passer votre temps à vous plaindre ! me disait la fille quand je lui demandais de quoi elle vivait et si elle cotisait pour la retraite.

Il arrivait qu’elle me lise quelques pages d’un bouquin. Chaque fois, mon esprit recherchait le message caché. Elle refermait le livre sans m’expliquer ce que c’était, ce truc immobile depuis des jours au-dessus de moi.

— Ça fait de l’ombre, me dit-elle.

Elle avait peut-être raison. C’était là depuis longtemps, comme dans ces anciennes maisons où on a oublié au-dessus de la table l’os d’un jambon que les mouches finissent de ronger après des années de loyaux usages. En tout cas, ça ressemblait à rien. Je me faisais du mouron pour des prunes. J’étais pas loin de sombrer dans la dépression, mais pas comme un psychotique qui se jette par la fenêtre parce ça lui fait plaisir. J’avais connu l’angoisse coupante comme un rasoir. Maintenant, elle coupait plus parce que la lame avait besoin d’un sérieux affûtage.

— Et si je suis sage ? proposai-je.

Elle riait même pas. Rien l’amusait. Elle tirait sur le moufle et je m’élevais, sentant la merde gélatineuse se détacher de mes fesses pendant que le torchon tirebouchonné s’enfonçait dans mes oreilles. Un bruit de succion accompagnait le passage d’un peigne qui me faisait un bien fou en agitant mes couilles qui demandaient qu’à se vider. Un flash mesurait des distances, pratique constante que je comprenais qu’à moitié quand le faisceau me partageait en deux parties égales pour que le cerveau de Russel aille toujours plus loin dans l’exploration des systèmes qui me maintenaient encore en vie.

Rien que l’odeur de la merde et d’autre chose qui sentait pas la charogne. La fille disait que ça l’écœurait pas autant que je croyais parce que j’étais trop délicat pour un flic. Elle m’apprenait que d’autres types subissaient le même régime et qu’elle avait l’intention d’obéir sans laisser de traces. J’avais beau crier, personne ne répondait. Des fois, je parlais au truc au-dessus de ma tête alors que je savais pertinemment qu’il pouvait pas me répondre. Mais ça me faisait un bien fou !

 

On doit vieillir vite dans ces conditions d’existence. La fille ne rajeunissait pas non plus. Un jour, elle est entrée avec un nouveau tuyau, poussant la porte avec son épaule. Ses cheveux rouges resplendissaient en contre-jour. Mais quand elle m’a regardé, comme elle le faisait chaque fois, j’ai vu qu’elle avait pris au moins vingt ans sans le dire à personne. J’ai dû crier tellement ça me faisait mal, comme si je venais de perdre quelque chose qui allait me manquer.

— Je suis Gisèle, dit-elle avec une pointe d’irritation. Relevez votre tête. Je vous apporte un nouveau coussin.

Ça n’expliquait rien, mais je me tus. Je me livrai à la toilette du matin avec application, même si je n’avais pas grand-chose à faire à part lever le petit doigt pour laisser passer un câble ou une tringle. Elle avait une autre odeur qu’Aliz. Plus fruitée, le confit ou quelque chose comme ça. Elle posait délicatement ses seins sur moi avant de reconnecter ce qu’elle avait débranché, chose qu’Aliz ne faisait jamais. Le même genou me remontait et j’entendais alors le claquement d’une goupille de sécurité. L’appareillage entier s’immobilisait. J’étais raide comme un piquet, cloué à même le sol.

— On va vous sortir aujourd’hui, annonça-t-elle dans le micro qui me liait à elle. Comme une plante. Au soleil. Vous aimez le soleil ? Vous ne l’avez pas vu depuis des mois !

J’étais pas vraiment heureux de l’apprendre, mais c’était pas désagréable non plus, je dois l’avouer. Un peu d’ombre aussi me ferait du bien. Il devait y avoir une différence entre le noir et l’ombre et je voulais profiter de l’occasion pour vérifier cette petite théorie de l’enfermement arbitraire en milieu aseptisé avec que de la merde personnelle pour pas risquer les infections nosocomiales.

Qui c’est qui viendrait me chercher ? Gisèle secoua son doigt préféré sous mon nez en me demandant de pas me faire remarquer dès le premier jour. Sinon, le deuxième jour était reporté à perpette.

— Vous n’avez pas envie de vous faire des amis ? dit-elle.

J’avais jamais vu une femme s’occuper autant d’un homme. Elle agissait à ma place. Est-ce que je pourrais avoir une fenêtre à mon retour ?

— Ça serait pas du priapisme, ça ? demanda-t-elle à ma queue. Le gland est mou, continua-t-elle dans le téléphone. Il dit qu’il n’a pas mal.

Aussitôt dit, aussitôt fait : elle m’injecta un produit démoralisant et me conseilla de penser à autre chose.

— On va venir vous chercher, dit-elle et elle claqua la porte.

Qand entra.

 

— T’étais où, mec ? On croyait t’avoir perdu. Non, non. Pas blessé. Pas une égratignure. T’avais pas fini de te branler. T’as tourné de l’œil en pleine crise de maturité. Qu’est-ce qu’on s’est inquiété ? Pas toi ?

Il avait apporté des fleurs pour égayer l’endroit.

— Ya des chiottes incorporées ? demandai-je.

Il disparut dans le noir et revint avec un rouleau de papier cul.

— T’as une brosse à dent maison et un peigne avec le logo. Comment tu vas, mec ? On n’a pas avancé depuis que t’es plus là pour nous en empêcher.

— Tu veux dire que j’ai perdu le sens des réalités en pleine fête intellectuelle devant mon film porno préféré et que depuis j’arrête pas de raconter des conneries et même de les écrire ?

— Tu vas rencontrer des gens comme toi, mec. Ça va te faire du bien. C’est le début.

— Des gens comme moi ? Le début de quoi ?

Qand avait l’air désolé d’en avoir trop dit le premier jour, que même il restait plus grand-chose à dire et qu’on se ferait chier demain. Mais j’avais pas à m’inquiéter, il était là pour ça. Il exhiba son ordre de mission. Mission Kol Panglas avec des trucs dans le cul et rien dans les mains !

— Tu te fous de ma gueule, Alice ! Dis-moi que c’est pas du priapisme !

— Ils auraient pu t’éclater la tête, mec ! Tu devais simplement rentrer chez toi et la fermer jusqu’à nouvel ordre. Ils ont pas apprécié que tu leur parles comme à des merdes. C’est ce qu’ils ont dit.

— Mais à qui j’ai parlé ? Attends !

— Ils sont montés après toi et ils t’ont fait la fête. T’étais pas en état de te battre. Je crois que c’est comme ça que ça s’est transformé en priapisme. Je connais un mec à qui c’est arrivé. C’est pas moi.

— C’était qui, ces mecs ? J’ai pas de souvenirs ! J’avais loué le DVD et acheté des boulettes fortifiantes. J’avais fait de mal à personne !

— C’est arrivé, quoi ! fit Qand en sombrant dans la mélancolie.

Un de plus au tapis ! Chacier, Frank, Ulysse, John et moi ! Et vous, monsieur, dont je n’avais pas de nouvelles puisque c’était vos ordres. Il restait plus que Qand pour parler avec le Grand Patron. Il ferait jamais le poids devant Gor Ur !

— T’as promis de pas délirer, Kol ! Sinon, tu verras plus personne de civilisé avant longtemps. Rien que des hallucinations. Tu veux un peu de mescal pour te remonter l’estomac, mec ? J’ai le mien dans le cerveau et ça me donne de drôles d’idées question bouffe ! Tu veux voir ?

 

J’avais jamais autant déliré de toute ma carrière de policier au service du bien et du mal. On me plaça sous un arbre que je savais même pas ce que c’était comme arbre et je m’en foutais comme si Dieu avait pensé qu’aux chiens en plantant des arbres dans le cul de cette foutue terre où qu’on est obligé de vivre parce qu’on a la trouille de crever sans laisser de traces. Ils me donnaient à boire avec un compte-goutte. De l’eau avec des trucs qui avaient le goût de l’eau. Un type qui avait l’air encore plus atteint que moi s’asseyait sur un piston pour m’injecter des idées sereines comme dans la tête d’un magistrat. Et le type qui voyageait au pied de l’arbre voisin ne savait pas pourquoi on l’obligeait à souffler dans les voiles pour que ça avance.

— Parce que ça avance pas tout seul, conard !

— Tu souffles pas dans les voiles, Kol ?

— Non ! Je pète ! Et ça fait tourner une sacrée turbine ! T’as de la chance qu’on soit pas en compétition toi et moi !

Je l’enculais celui-là avec sa goélette ! Un héritage de famille. J’avais hérité de la douleur que ça fait de rien posséder juste après avoir possédé. Le soleil était filtré par une toile blanche couverte de mouches. Elles caguaient comme on le fait toujours quand c’est trop blanc pour être vrai. Qand revint avec de la fumée dans une bouteille vidée de son eau.

— J’ai pas besoin d’halluciner, merde ! Mais je te remercie quand même, Alice.

— C’est à cause du priapisme ?

— Dis à ce type de changer d’océan !

On en était où de l’affaire Russel ? Il avait la justice de trois pays sur le dos et il courrait toujours, répandant son odeur de pisse dans les clans métalliques qu’on était secrètement chargé de protéger des oxydations et autres tentatives de corrosion. Même le vent transportait les miasmes des Urinants. J’avais trop lu.

— Je vais tout de même pas passer ma vie dans un fauteuil, Qand ! Fais quelque chose !

Pour un type qu’avait jamais rien fait pour moi à part rien faire, c’était de dures paroles, et je m’en rendais compte, m’apitoyant sur son sort qu’était pas meilleur que le mien si on se plaçait du point de vue du résultat. Il me regardait avec ses yeux de merlan frit comme si j’avais encore quelque chose à donner au monde qui m’avait tout repris sans me demander si j’avais pas deux ou trois trucs à faire avant de tirer ma révérence. Il avait jamais lu des Marvels et ça lui manquait pas. Ces histoires de métal et de pisse, pour lui, c’était de la gnognotte d’oiseau avec l’oiseau dedans. Quand il allait acheter un bouquin chez Frankie, « Télémaque », c’était pas pour se nourrir de conneries qui servent qu’à boucher les trous au lieu d’en ouvrir d’autres et de finir par savoir ce que c’est un trou.

— Je te parle pas de sexe, Kol ! Me fais pas dire ce que j’ai pas encore dit. Je suis pas encore tombé dans le pot de chambre pour siffler avec les crottes. Vous avez rien sur la merde dans vos BD ? Rien que du métal et de la pisse ? Vous l’expliquez alors comment la merde, au sens figuré ? Par le cul ? Ah ! ce que j’aimerais être à ta place ! Pension, chambre individuelle et repas gratuit toute la journée. Et des infirmières jouasses qu’on peut prendre pour des autres qu’ont jamais existé que dans ta tête, Kol !

Il était presque furieux, Qand. Il oubliait que cinq mecs attendaient d’être exécutés par les Urinoirs et que j’étais peut-être moi aussi dans le couloir de la mort alors que tout le monde s’était déjà habitué à me prendre pour un cinglé. Il en pensait quoi, le GP ?

— Il pense que tu ferais mieux de profiter de ta douce retraite, même si tu souffres de priapisme, d’incontinence, d’insuffisances organiques diverses et de troubles du comportement en présence des personnages inventés par ce qui te reste de conscience professionnelle.

Ça, c’était pas une phrase de Qand. Il l’avait apprise par cœur dans un rapport que j’aurais bien aimer compulser pour me calmer les nerfs ou au contraire (c’était pas vraiment un but) pour éclater de joie et de déprime à la fois dans un de ces moments de lucidité qui font de moi un type charmant comme une allumette dans un puits de pétrole.

— Faut que tu me tires de là, Alice ! Je sais plus qui est qui avec tout ce qu’ils me filent ! Je suis même plus sûr que tu es mon amie !

J’avais mis un « e » pour l’émouvoir. Il sanglota, mais pas comme une fille, que c’en était émouvant. Je me suis mis à chialer moi aussi. On voyait bien que c’était foutu. J’avais aucune chance de taper sur l’épaule de Russel avant de le pousser dans la salle d’exécution. Ils ne m’offriraient même pas ce plaisir s’ils réussissaient à le coincer un jour. Mais dans quels filets si j’étais pas là pour le tendre en travers du chemin de cette crapule à deux têtes ?

— Pourquoi deux têtes, Kol ?

— La sienne et la mienne.

— Je comprends pas, Kol. T’es devenu compliqué. Tu devrais demander une licence pour amuser les condamnés à mort. Je suis sûr que t’as une idée bandante, Kol !

— J’en ai une, Alice, mais sans toi, c’est plus une idée et ça me fait chier.

Paroles à double sens que je me mordis les doigts de prononcer avant de m’être expliqué sur ce qu’elles contenaient de profonde amitié et même d’amour que je peux bien confesser puisque je pourrais plus baiser.

QAND

Cher monsieur,

Je vous écris, sachant que vous n’êtes peut-être pas en état de me lire. J’espère aussi que cette lettre vous parviendra dans son intégrité. J’ai dû la remettre au docteur Sabat qui, comme vous le savez, se charge de la censure dans cet établissement.

Vous connaissez mon dévouement sans faille depuis vingt ans que je travaille sous votre direction.

Je suis en train de perdre l’un après l’autre les meilleurs de mes amis à cause d’un vent de folie que les médias s’ingénient à faire souffler sur la vérité.

Cette vérité, monsieur, je la détiens et je voudrais vous en confier la substance avant d’avoir moi-même maille à partir avec le système.

Ce n’est pas Roger Russel qui vous a tiré dessus contrairement à ce qu’affirme Frank Chercos qui est, je vous le rappelle, le seul témoin dans cette affaire. Le procureur émet d’ailleurs des doutes quant à la crédibilité de ce témoin qui n’est pas sans taches. Loin de moi l’idée de mettre sur la sellette sa moralité qui n’est, soit dit en passant, que celle d’un drogué prêt à tout pour satisfaire son vice.

La seule personne en état de témoigner c’est vous, monsieur, et vous avez été trompé par les apparences. Votre fidèle Chacier ne peut plus, hélas, vous détromper comme il savait le faire si bien.

On accuse Roger Russel d’être la cause de la terrible anomie qui dénature notre bonne société moderne. Permettez-moi, monsieur, de ne pas comprendre ce qui vous permet de déclarer que le Métal est une mode sans influence nocive sur le comportement de nos concitoyens et que l’Urine serait la pire des calamités qui a frappé le monde depuis les sept plaies de l’Égypte.

Vous avez pris le parti de défendre les intérêts de personnes telles que Gisèle de Vermort et K. K. Kronprinz, pour ne citer que deux célébrités du show business dont je suis aussi admirateur que n’importe quel péquin choisi au hasard du courrier des lecteurs. Mais que cela se fasse au détriment d’un homme tel que Roger Russel est parfaitement inacceptable et je profite de l’occasion qui m’est donnée pour vous écrire ce que j’en pense.

Je ne suis pas un Urinant contrairement aux bruits qui courent dans le service. Certes, je ne suis pas un être ordinaire, mais je demeure l’être humain que ma maman a voulu mettre au monde et éduquer pour lui succéder dans le domaine des sciences et des arts. Je pratique les deux, comme vous le savez, avec un certain bonheur. De nombreux prix témoignent de mon importance, ainsi que des reconnaissances dans les pages de la chronique contemporaine.

Je suis, comme vous le voyez, complètement étranger à la bataille médiatique et judiciaire qui oppose les adeptes du Métal et les partisans de l’Urine. Je suis même enclin, sauf votre respect, à considérer que cette dramatisation juteuse de la bêtise est suffisamment dangereuse pour que quelqu’un comme moi se décide à en dénoncer les abus et les conséquences sur la tranquillité et l’hygiène de nos partenaires sociaux. Nos affaires ne vont déjà pas si bien, je pense qu’il est inutile et idiot d’en ajouter encore une couche.

Vous allez me trouver bien impertinent, monsieur, même si vous n’êtes plus tout à fait de ce monde. Je vous demande de ne pas le quitter définitivement sans autoriser la diffusion de ce que j’ai à dire, car moi aussi je ne souhaite pas m’en aller avec une conscience corrompue pour tout bagage. Notez, monsieur, que je ne préjuge pas de la vôtre.

Je suis d’ailleurs flatté que le docteur Sabat ait accepté de vous transmettre cette lettre sans en changer une seule virgule. J’ai toujours recherché son avis et je n’ai pas manqué de m’y soumettre encore, cette fois dans le cadre d’une censure dont on dit qu’elle est de plus en plus draconienne malgré les progrès incontestables de l’esprit démocratique qui fonde la pérennité de notre chère nation.

Comme vous le savez, ce n’est pas parce que l’académie Nobel n’a pas souhaité examiner mon dossier de candidature que j’en suis réduit à m’exprimer dans des courriers que personne ne publie pour ne pas avoir de sérieux ennuis avec le cœur du système dont on ne sait pas de quoi il est composé exactement.

Je serais heureux si vous pouviez lire cette lettre, même si je sais que le docteur Sabat, connaissant votre état, sait que vous ne la lirez pas et que personne n’osera vous l’injecter pour que vous ne partiez pas sans, si vous n’êtes pas encore parti, ce dont je suis dans le doute le plus délicat.

Mon ami Kol Panglas vient de perdre la raison et cela, monsieur, sans raison. Ce n’est pas un coup à la tête qui peut expliquer, — comme dans le cas de Jean Amila que Joëlle Losfeld ré-édite heureusement pour les amateurs de bonne littérature —, de pareils désordres dans un esprit qui a dirigé le Service d’Enquêtes Spéciales pendant les deux ou trois décennies que vous connaissez aussi bien que moi.

Je suis allé le voir à l’hôpital. J’en suis malade, monsieur, mais pas parce que j’aurais choppé une maladie nosocomiale dont celle qui me fait le plus peur est le staphylocoque doré qui ne brille pas, monsieur si je peux me permettre cette note d’humour, par son intelligence tellement il est bêtement constitué par le Seigneur notre Dieu que je profite de l’occasion pour saluer d’autre part les très belles réalisations créatives. Merci.

Ils avaient ficelé ce pauvre Kol avec des tuyaux injecteurs automatiques. Comme il faisait beau, ils ont débranché les connexions au système intégré pour les reconnecter à un système portatif que le spécialiste en réseau sociaux m’a demandé de jeter un œil de temps en temps des fois que quelque chose se passerait comme ça arrive quand ça se passe. J’étais, même sans prix Nobel, parfaitement constitué pour la forme.

J’ai attendu qu’ils le préparent ce qui fut long et pénible mais j’ai des ressources quand je suis seul avec personne pour mélanger ce qu’il m’a fallu des jours à remettre dans le droit fil de l’ordre prescrit par cet excellent docteur Sabat qui veille aussi, du point de vue de la censure, à la bonne marche de vos jours tant qu’il y a de l’espoir.

Dans cet hôpital que je ne connais que par ouï-dire, le dernier cri se note par le nombre d’employés qui entretiennent les surfaces pour qu’on ne glisse pas dessus par esprit de jeu qui ferait de nous des enfants et non pas des candidats au prix Nobel que si je l’ai pas l’année prochaine je me coupe le zizi ou les cheveux, comme vous voulez, devant un parterre de fleurs spécialement réunies pour la décision que personne ne peut prendre à ma place tant que j’ai la force d’exister sans pousser les autres à se suicider.

J’ai d’abord attendu dans une salle prévue à l’attente quand on a rien d’autre à faire ou qu’il n’est pas question de faire quelque chose qui pourrait nuire à la compréhension de la totalité de l’ensemble qui accuse le coup au lieu de se tenir tranquille pour ne pas risquer d’être quelqu’un d’autre ou quelqu’un tout court dans les cas les moins intéressants pour la science.

On est bien dans ce genre d’établissement de la force publique.

Ensuite, on m’a dit qu’il faisait beau et que si j’étais en état de le faire je pourrais voir les malades qu’on sort au soleil pour les renouveler. Parmi eux, en jetant les dés au bon endroit, je trouverais mon ami Kol qui avait, je devais le savoir pour ne pas me liquéfier dans la surprise, perdu la tête au sens figuré. Le sens propre n’avait rien à faire ici et d’ailleurs il fallait le chercher ailleurs. Ce que je n’ai pas fait, comme Dieu quand il se met en quatre pour ne pas se conduire en homme dans les situations de stress.

Ils avaient raison de ne pas mentir, il faisait beau et le soleil envahissait un joli jardin dont je pouvais apprécier la curiosité.

— Asseyez-vous là et lisez un bouquin en attendant.

Ce que je fis. Je n’avais rien à manger, mais ça allait. J’ai la sale habitude de grignoter pour faire passer le temps que la télé ne peut pas passer à ma place parce que je zappe trop. On amena des malades tuyautés comme des moteurs à explosion interne. Ils avaient l’air tous heureux de se trouver là par hasard. Moi aussi.

— Zêtes de la région ? me demanda un ancien bibliothécaire qui avait tout donné à la poésie pendant ses heures de travail et rien au temps de loisir auquel avait droit sa famille qui avait envie de se la couler douce au bord de la mer.

— Je ne suis pas né ici, mais c’est tout comme, répondis-je avec un élan de sympathie qui ne passa pas inaperçu.

— Vous êtes venu pour enquêter ? Vous avez une tête de flic.

— J’ai un ami… à qui il est arrivé quelque chose.

— Il m’est encore rien arrivé ! Il en a de la chance, votre ami !

J’avais peut-être eu tort de me lancer dans une conversation gratuite. Heureusement, ils ont amené Kol et je me suis précipité sur lui pour l’embrasser et constater qu’il se portait parfaitement bien malgré les bruits de couloir.

— Je t’ai apporté des trucs qui font passer le temps, mec.

Kol n’avait pas vraiment la tête à parler du temps qui passe pendant qu’on s’emmerde à mort. Il avait une mauvaise tête, un peu comme si c’était pas la sienne, ce qui me rendit encore plus triste parce que les gens avaient peut-être raison au sujet de sa raison chancelante.

— Il m’ont dit que t’es bientôt sorti, mentis-je.

Il secoua la tête. Avait-il même envie de sortir ?

— Les pieds devant, oui, dit-il en m’étreignant une main avec les deux siennes. T’as des nouvelles des autres ?

— Des autres quoi ?

— De ceux qui ont quelque chose à dire, mec !

J’en avais. Je lui dis ce que je savais. Frank en tôle dans le cadre de la protection des témoins, John en convalescence dans sa maison de campagne bordée de flics en armes, Ulysse quelque part on savait pas où, Chacier au fond d’un trou, etc., etc., … ce qu’il savait déjà par lui-même.

— On sait même plus qui dirige l’enquête, dis-je sans intention de faire du mal. On aura peut-être bientôt des nouvelles. Mais je sais pas par quel canal. On dit que ça n’a plus aucune espèce d’importance.

— On se trompe !

Kol avait frappé du poing sur l’accoudoir, faisant valser les comprimés et les connections de rechange. Un peu plus loin, un garde blanc surveillait nos agissements comme si on était là pour agir.

— J’ai pas de conseil à te donner, mec, me dit Kol dans l’oreille, mais mon petit doigt me dit que cette histoire n’est pas finie.

Il bandait comme s’il avait toujours fait ça sans avoir aucune autre idée derrière la tête. On a rigolé. Les autres malades riaient aussi, mais sans raison valable, ce qui est toujours risqué dans ce genre d’endroit. Le garde ne riait pas ni le contraire. On aurait dit, si on me l’avait demandé, qu’il avait envie d’autre chose. Une évasion n’était pas possible. Et un dossier d’extraction allait exiger de la patience et pas mal de fric. J’avais de la patience et Kol avait du fric. L’avocat que j’avais consulté cherchait à joindre nos personnalités pour n’en faire qu’une de ce point de vue.

— J’ai pas peur, dit Kol. J’en ai vu d’autres. À saigner !

Dans ce monde de dingues, si tu bandes pas, tu fais quoi ? Te regarder dans un miroir en attendant que quelqu’un le fasse à ta place. C’était exactement comme ça que je jetais le temps par la fenêtre et que Kol allait perdre son argent si on trouvait pas à communiquer avec vous, monsieur.

— Chacier est vivant ? Première nouvelle ? Qui est mort alors ?

Je suis rentré chez moi avec la bave au ventre. Personne à l’intérieur. J’ai pénétré. Ça sentait la sardine à l’huile et le pain rassis comme chez quelqu’un d’autre, ce qui m’a ps mis la puce à l’oreille. J’ai ouvert ce qui était fermé malgré moi et j’ai attendu que ça fasse de l’effet.

 

J’ai dormi des heures. On ne dort pas comme ça quand il y a une raison de dormir. J’ai avalé un café et je me suis enfui au bureau. Personne ne m’attendait. Les dossiers s’accumulaient depuis des années, incompréhensibles à force de pas manger à l’heure tous les jours. Le dossier « Russel » était sous-titré Gor Ur comme si j’étais en train d’écrire le scénario d’une BD. C’est pas comme ça qu’on se donne le temps de se suicider. Il devait y avoir une autre manière, mais j’avais rien trouvé là-dessus dans les arborescences. J’étais seul comme un chien qu’a pas appris à pisser pour soulager sa conscience. Comme si un chien pouvait avoir quelque chose à se reprocher.

Si encore on avait découvert un cadavre coupé en deux dans le sens de la longueur. Non. Il était coupé en travers de l’abdomen et le résultat c’était deux morceaux facilement recollés rien qu’en les regardant sur la photo. Pas terrible comme roman noir. Alors que si le corps avait été scié de l’entrejambe jusqu’au sommet du crâne et que les deux morceaux avaient été placés tête-bêche pour les besoins de la photo, alors le mec n’aurait jamais trouvé ni même l’idée du responsable d’une pareille horreur.

Et encore. Imaginez, monsieur, que le mec responsable coupe le cadavre dans le sens dessus-dessous. Pas facile avec les instruments habituels. Moi, je penchais pour un rayon laser. Mais que de temps passé à mettre en place ce qui devait ressembler à un laboratoire et non pas à un terrain vague en bordure des dépotoirs officiels de la ville !

J’avais formé cette image dans ma tête et à quoi ça ressemblait ? À la double photo de quelqu’un qu’on aurait pris devant et derrière si on plaçait les deux morceaux à l’endroit et à rien si on les mettait à l’envers en se disant que les gens, qui sont en principe cons comme des balais, reconnaîtraient les constituants organiques du corps humain.

Mais on n’avait pas trouvé le cadavre d’Aliz de Vermort. Pas une trace de souffrance sur les chemins qu’on avait retracés sur nos écrans. Le caca qu’on avait ramené le premier jour n’avait pas parlé et ensuite, le silence, le noir, rien !

Kol était désespéré, anéanti, réduit à l’envers du décor. Je comprenais qu’il en était devenu malade. Ce qui était moins facile à comprendre, c’était pourquoi ils l’avaient enfermé.

— Il a des absences, me dit le médecin responsable du Service des Reconstitutions Mentales.

— Putain mais c’est quoi des absences ?

On me conseilla le calme et la sérénité, deux qualités que je possède comme tout le monde, mais en faible quantité, ce qui me distingue quand j’en ai besoin.

— C’est marrant, dis-je, chaque fois que je viens ici, il est là !

Le toubib me toisa comme si je changeais à vue d’œil. Il croirait pas à un effet d’optique si je cherchais à me défendre.

— Je suis pas venu pour parler de moi, mec ! dis-je. Kol a un petit problème, je suis d’accord avec vous. Mais c’est parce que ce milieu de culture ne convient pas à ses exigences de bonheur ! Vous pouvez pas comprendre ça !

Rien à faire. J’avais pas le bon pouvoir de conviction. Je revenais à l’attaque tous les jours. Je réfléchissais, réservant mon énergie pour la journée chargée que mes visites à l’hôpital doublait facilement en deux parties égales de même importance relative. J’étais à deux doigts de sombrer dans un désespoir qui faisait deux avec le prix Nobel.

 

La nouvelle éclata comme une bulle interactive et c’était à moi, qui n’ai jamais écrit dans un journal, qu’on confiait la tâche d’en parler ! J’ai tout fait comme dans Marie Rogêt. Si quelqu’un pense le contraire, même si ma faute est infime, qu’il se lève et parle le premier avant que je pousse le travail jusqu’à son point de non retour. Plus personne ne sera sauvé.

On avait fini par mettre la main sur un cadavre qui pouvait être sur une autre piste car on n’était pas sûr que c’était celui d’Aliz de Vermort. Comme je suis un humoriste né, il y a des chances pour que ce que je vais rapporter ne fasse rire personne. Pourtant, c’est de l’horreur sans une seule trace d’humour.

J’avais moi-même pensé à toutes les façons de couper et découper un cadavre pour que ça paraisse horriblement dernier cri. J’en ai dit deux mots plus haut parce que c’est la photo qui est horrible si on la regarde en sachant que ce qu’on est en train de regarder est un cadavre d’être humain.

À qui profite le but de l’opération ? À la victime qui doit souffrir le plus possible avant de mourir ou au spectateur qui doit vomir d’horreur ? Certainement pas à l’assassin qui ne ressent pas de l’horreur, mais du plaisir. Comme moi, mais de façon différente sinon je ne serais pas là pour en parler aussi distinctement.

Je me suis rendu sur les lieux avec Sally Sabat. Je suis le côté profiling et elle penche de l’autre et si c’est moi qui penche elle est le côté médico-légal. J’analyse les faits et elle les choses. C’est comme ça que ça marche depuis que Kol est enfermé avec les fous. Elle a de beaux seins.

Le corps reposait sur une grille et un autre fou avait mis le feu dessous. La fille avait cuit lentement. On en était à la troisième cuisson de ce type. Une quatrième était probable dans un intervalle de temps qui restait à calculer en tenant compte des précédents intervalles qui se rapprochaient d’heure en heure. Qu’est-ce qui avait fait dire à la police locale que cette fille était peut-être celle qu’on recherchait ? Une poignée de cheveux roux ? Non. Les deux autres filles n’avaient pas eu cette chance non plus. Le shérif me montra la médaille en partie fondue. On y lisait clairement « mort ». J’ai frémi en lisant ce mot car ce n’était pas un mot si le shérif avait raison. Sally Sabat effectua les prélèvements d’usage en attendant d’approfondir ses recherches en laboratoire.

— Vous pensez qu’elle a beaucoup souffert ? demandai-je au shérif.

— C’est pas le genre de Russel de faire souffrir les filles avant de les envoyer au diable, mais quand j’ai lu ce qui est écrit sur la médaille, Alice, j’ai pensé à vous.

— Ce n’est pas écrit, Shérif, c’est effacé. Nuance.

Le cadavre avait la taille qu’Aliz, la même morphologie apparente et toutes ses dents. J’allais enfin pouvoir prouver que Roger Russel n’était pas l’homme qu’on disait. Une seule erreur de ma part et on m’enlevait l’affaire. Je n’avais qu’à bien me tenir. Sally Sabat m’avait assuré de son soutien, quitte à fausser un peu les données si les partisans de la thèse contraire s’en prenaient à ma sécurité ou à mes biens. J’aime l’horreur, mais pas à ce point.

J’ai fait amener la grille et ce qui restait du feu. Le cadavre était entre de bonnes mains aussi. S’il s’agissait bien de celui d’Aliz de Vermort, il resterait à prouver que Roger Russel ne l’avait pas tuée. Or, la médaille trouvée sur le cadavre constituait un début de preuve prometteur et Roger Russel avait un alibi qui cadrait parfaitement avec l’heure du crime. En effet, à cette heure-là, le Prinz donnait un concert à deux cents kilomètres d’ici et tout le monde savait que Russel assistait toujours à ces concerts où il tentait de vendre de la pisse avec une armada de complices déguisés en chevalier du Temple. Si je comprenais bien, il fallait maintenant :

— certifier l’heure du crime, ce qui relevait des compétences de Sally Sabat ;

— identifier formellement Aliz de Vermort en authentifiant la médaille, ce qui serait le rôle de Gisèle de Vermort ;

— trouver un témoin visuel ayant vu Roger Russel pendant le concert du Prinz.

Une fois réunies ces informations indiscutables, le procès de Roger Russel pouvait commencer et je le gagnerais. Les deux autres victimes n’auraient plus alors aucun sens.

Sally m’avait promis des résultats dans la soirée du lendemain. Ça me laissait le temps d’avancer sans reculer, car les cadavres ne m’aident pas à aller de l’avant. L’hôtel où résidait Gisèle de Vermort plaisantait pas avec la poussière. Je n’en ai pas trouvé malgré d’intenses recherches sous les tapis. Je picolais au comptoir quand elle m’a appelé par mon petit nom, ce qui devait l’émouvoir un peu tout de même vu qu’il n’y a aucune ressemblance. Elle portait une robe de soirée et s’était contentée de peigner ses longs cheveux rouges dans le dos. Pas un bijou pour détourner l’attention. Un parfum discret comme un pet. Du vernis aux ongles, en haut comme en bas, mais sans paillettes. Elle n’allait nulle part.

— On m’a parlé d’une médaille, dit-elle. Nous autres les Vermort…

Elle défaillit. C’était bon signe. Le barman la soutenait à grands cris.

— J’ai besoin d’une petite signature, madame, dis-je en tendant le formulaire pré-rempli auquel le morceau de médaille était attaché.

J’eus un mal fou à retrouver sa tête au milieu de tant de cheveux. Le barman n’arrangeait pas les choses en cherchant lui aussi à verser le contenu d’un verre dans une bouche qu’il ne trouvait pas non plus.

— Veuillez signer, madame !

— Buvez un coup, ça vous fera du bien !

Elle était presque sortie de sa robe. Le mot « mort » revint dans la conversation, ce qui m’encourageait à continuer. Le barman avait un avis sur le sujet :

— Personne n’est mort, madame, Dieu merci ! ânonnait-il en versant le contenu de son verre n’importe où.

Les cris de Gisèle ameutèrent la foule des rupins qui se prélassaient devant la télé en sirotant ce qu’il y a de plus cher sous forme liquide. J’exhibais ma plaque pour les tenir à distance. Le barman exulta enfin :

— Jusqu’à la lie, madame, jusqu’à la lie !

Il avait trouvé la bouche, le veinard. C’était plus compliqué pour moi. J’avais les deux mains prises, l’une par le formulaire et l’autre par le stylo. Le visage de Gisèle s’était figé pendant la déglutition. Il n’y avait pas été de main morte, le barman ! Il ne laissait aucune place à ma propre tentative. Elle n’était plus en état de signer. Elle avait perdu connaissance. J’étais dans de beaux draps.

— Parlez-lui, vous ! m’intima une autre rombière en cavale matrimoniale. On dit que vous savez parler aux femmes !

Le barman eut un sourire complice. Il tenait Gisèle à bras le corps et la robe était remontée sous les seins, lesquels montraient des signes de fatigue dans leurs balconnets en acier trempé.

— Signez à sa place, me dit-il à mot couverts. Ils n’y verront que du feu.

La tentation était grande, mais j’avais besoin de la signature de deux témoins en plus de celle de Gisèle pour attester que le morceau de médaille appartenait bien à Aliz, ce qui confirmait que le cadavre rôti était bien le sien. Le barman haussa les épaules et s’associa deux autres gaillards pour transporter Gisèle dans sa suite. J’avais plus qu’à attendre que Madame revienne à elle, ce qui prendrait du temps qui m’était compté. Je suivis la troupe dans l’ascenseur. Il y a toujours de la place pour moi quand les choses se compliquent. Une minute plus tard, j’étais à son chevet et on avait mis un encrier à ma disposition car Madame ne signait jamais sans son avis.

— Ce n’est pas notre médaille, dit-elle enfin.

Je m’étais attendu à une déclaration plus conforme à l’idée que je me faisais de la justice, mais j’avais bien entendu que toute ma théorie était fichue par terre si elle disait la vérité.

— Mais, le mot « mort »…

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, monsieur !

Merde d’encrier ! Elle le tenait fermement, bouchon vissé à fond, et sa plume avait valsé avec mon formulaire presque complet sans sa signature, mais complètement inutile devant un jury.

— Le mot « mort », madame ! On ne peut pas être plus clair !

Elle ne me jetait pas dehors. D’autres pouvaient s’en charger. Le gros Jean était derrière et voulait m’enculer. Je reculais vers la cage de l’ascenseur intégré à l’appartement.

— Vous reviendrez demain, me dit-elle en souriant.

Qu’est-ce que je viendrais faire demain ? Si je n’apportais pas la preuve que le cadavre n’était pas celui d’Aliz de Vermort, le témoignage attestant que Roger Russel participait à sa manière au concert de Prinz prouverait au plus qu’il n’avait pas tué la fille calciné par on ne savait qui au juste.

— Vous êtes sûre, madame ? Regardez encore ? « mort »…

J’étais dans l’ascenseur et je descendais. On m’arracha au passage d’un couloir me concernant et je me retrouvais dans la rue avec des gens qui n’avaient plus rien à voir. Sally Sabat était en train de travailler pour rien. J’avais même oublié le formulaire sur le canapé où Gisèle m’avait reçu avec son encrier. Par contre, le bout de médaille, je le serrais dans mon poing et j’avais l’air de vouloir en découdre. On me laissa circuler. Droit au bureau où j’allais pouvoir chialer comme un gosse qu’on a trompé sur la date de son anniversaire.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé sur cet iceberg !

ULYSSE II

La glace fondait à toute berzingue !

Des jours que j’avais pas mangé !

J’ai vu la main un beau matin. Elle dépassait d’une flaque. J’ai creusé, mais pas profond. J’ai pas pu aller plus loin que le poignet. Et j’ai coupé. J’y connais rien en anatomie. Mais au bout d’une heure, j’avais une main dans la mienne et une sacré envie de la manger même si c’était pas à moi.

En haut, le soleil brillait dans le bleu du ciel. Une belle journée s’annonçait, peut-être la fin de mon voyage.

J’ai fait un feu avec ce que j’ai trouvé dans la bagnole. J’avais pas envie de manger cru. J’ai arraché les ongles et bien flambé la peau à cause des poils et des microbes. Il n’y a pas grand-chose à manger dans une main et en plus ça ouvre un appétit d’enfer parce qu’il faut sucer les os, s’appliquer à bien nettoyer la surface avec le bout des dents et aspirer des sucs relevés au sel que la mer me prodiguait. J’étais presque repu quand j’ai achevé mon premier repas d’adulte. Et il était pas midi.

Puis ça m’a repris et j’ai crié pour me faire du bien. Dans la flaque, il y en avait encore jusqu’au coude. Demain. jusqu’à l’épaule et ainsi de suite. Je n’avais aucune idée de la quantité d’énergie que ça apporte, un corps humain. Pas trop longtemps, parce qu’un de ces jours prochains, il n’y aurait plus d’iceberg sous mes pieds et je voguerais en plein océan à bord d’une bagnole qui n’était pas faite pour ça.

Un peu de légumes m’aurait pas fait de mal, mais fallait pas rêver, surtout que quand ça m’arrivait, de rêver, j’avais plutôt l’impression d’halluciner et de m’approcher trop près du bord.

Où en étaient-ils, tous ? Tous mes amis qu’étaient-ils devenus ? Ce pauvre John s’en était-il tiré ? Et moi, pas une égratignure. Rien que de la souffrance. De l’intérieur vers l’extérieur, comme si j’étais destiné à finalement me dissoudre dans un espace que j’avais du mal à comprendre tellement je m’y sentais chez moi et pas chez les autres.

Je souhaite à personne, pas même à vous, monsieur, de vivre une expérience de ce type que j’appellerais Zéro parce que rien c’est rien comme pas grand-chose c’est foutu.

Quelle horreur quand j’ai pu dégager la tête ! Je l’ai reconnue sans me faire mal comme à l’école. C’était Alice, pas Aliz. Alice Qand, le psycho je sais pas quoi de l’équipe. Et encore, le reconnaître c’était rien. Plus dur était de ne pas se demander ce qu’il foutait avec moi, et donc avant moi, sur cet iceberg, lui dedans et moi dehors.

Ça m’a tellement désespéré que j’ai creusé sans interruption jusqu’à ce qu’il fasse mauvais, ce qui arrive quelquefois dans les région tropicales qui sont pas faites pour les icebergs. J’ai aperçu les premiers remorqueurs peu après m’être raisonné. J’avais sorti Alice de son trou. C’était d’ailleurs plus un trou. Les remorqueurs semblaient tous se diriger vers moi, mais je savais que c’était un effet d’optique. Ya pas comme l’optique pour vous changer un homme sain en animal qui cherche sa route en pays hostile.

 

Ils m’ont pas demandé tout de suite pourquoi Alice était en morceaux, ni pourquoi il était mort alors que moi j’étais aussi vivant qu’une mouche sur un tas de merde prévu à cet effet.

Il avait de beaux seins, Alice, et ça leur a pas échappé. Ils m’ont quand même permis de dormir plusieurs jours sans l’aide de médicaments.

D’après eux, certains étaient morts. Je savais pour Alice, puisque c’était pas moi qui l’avais tué, mais j’ignorais tout du reste de l’histoire.

— On peut pas vous raconter ça comme ça, me dit l’officier de quart. Ça vous rendrait dingue !

C’était pas le moment. Qui avait tué Alice ?

— Si c’est pas vous, me dit l’officier, ça va être compliqué.

On m’a ramené à terre. De ma fenêtre, je pouvais voir les icebergs qui rutilaient en plein soleil et les canalisations qui sortaient de l’océan pour former des parallèles au-dessus du désert, disparaissant dans les jeux de lumière qui séparaient le sable du ciel. En bas, ma bagnole finissait de rouiller entre les mains de gosses qui s’acharnaient à la désosser quand j’avais plus la force de les engueuler. De toute façon, ils parlaient une autre langue que la mienne et j’étais pas motivé pour me faire comprendre.

J’aurais pu rester là à me poser les mêmes questions jusqu’à ce que mort s’ensuive. Nourri, logé, des femmes faciles et à la portée de ma bourse, la possibilité de jouer avec des types qui ne trichaient jamais sauf avec eux-mêmes quand ils rentraient chez eux, j’étais pas au paradis, mais je savais où j’étais et je pouvais pas ignorer ce que je redeviendrais si je retournais à mes occupations professionnelles.

Ils avaient creusé une tombe pour Alice et m’avaient demandé ce qu’il fallait mettre dessus comme symbole. Je savais même pas qu’on mettait des symboles sur les tombes quand on a de l’éducation. Chez nous, on gravait le nom et les dates. Quelquefois un petit mot arraché à la poésie.

— C’est ça, un symbole, mec, me dit l’officier.

Et on a mis un vers que je sais même pas d’où je l’ai sorti. De ma mémoire, me disait l’officier. Tout le monde a une mémoire. Il était temps que je m’en serve sans but précis, moi qui détestais le flou en matière de relations humaines.

Je cherche l’or du temps.

Je sais pas ce qu’il avait cherché toute sa vie, Alice, mais il avait rien trouvé d’aussi beau que cet or qui n’est pas banal à ce que je crois. Dans la poche du costard que son assassin n’avait pas vidé sans doute parce que ce n’était pas le but recherché, on avait trouvé un formulaire pré-rempli avec la photo d’un fragment de quelque chose qui pouvait être n’importe quoi et ce mot qui était aussi un fragment : « mort ». Ça m’a fait froid dans le dos.

— Quand est-ce que vous retournez dans votre pays, Ulysse ? me demandait régulièrement l’officier.

— Jamais ! Je suis trop bien ici, mec.

— Va falloir travailler alors…

J’avais pas envie de bosser. On peut rien faire quand on a pas l’espoir en rien. Je pouvais même pas leur vendre des pièces de la bagnole parce qu’elle appartenait à l’Administration. Peut-être la même qui trafiquait dans l’iceberg en attendant de trouver un moyen de transformer le sable en eau potable. Je connais pas une seule partie du monde où on n’a pas mis les pieds. De dignes descendants des Anglais, voilà ce qu’on est. Et pire que les Français, quoique moins cons.

Je cherche moi aussi, mais ni or ni temps qui tienne ! Je cherche à ne pas mourir et je ne trouve rien. Pas assez con pour croire à une quelconque postérité. Il fallait que je me tire d’ici, mais après mûre réflexion, ce qui pouvait prendre du temps. Ces enfants seraient des adultes et ils ne se souviendraient pas que j’avais été comme un père pour eux. Ils ne m’avaient jamais jeté ce regard que je saurais pas définir, mais que j’avais moi-même lancé plus d’une fois à mon vieux père.

 

Roger Russel continue la série de ses crimes, tuant les uns ou condamnant les autres à l’enfermement : (1) Fabrice de Vermort, assassiné en Andalousie (soupçon de la justice espagnole, mais accusation ferme de la police française), (2) Agnès Pitou en Occitanie (soupçons), (3) Alice Qand sur un iceberg (mais Ulysse Hightower est très vague sur ces circonstances), (4) Chacier (peut-être, son cadavre étant toujours « à l’étude » par les services du procureur) devant la librairie « Télémaque », (5) un certain « monsieur » dans un état critique (oui, vous, mais votre témoignage a été interrompu par un coma soudain), (6) Frank Chercos en prison sous prétexte de protection de témoin (jusqu’à quand ?), (7) Ulysse Hightower quelque part au bout du monde mais l’homme retrouvé en compagnie du cadavre d’Alice Qand sur l’iceberg n’a pas encore été identifié par les services de l’ambassade US. Gisèle de Vermort, Anaïs K. et K. K. Kronprinz sont encore de ce monde. Mais pour combien de temps ? Quant à Aliz, personne ne saurait dire si le cadavre calciné de la télé est le sien ou pas. J’ai interrogé John Cicada, ancien astronaute de la NASA, sur les circonstances de l’attaque du repaire supposé de Roger Russel au cours de laquelle il a été blessé alors que son compagnon (Ulysse Hightower) a disparu mystérieusement.

In New York Times (Jo.Manna)

CICADA I

Je ne suis pas un policier professionnel. Quand j’ai quitté la NASA pour profiter d’une juste retraite, j’ai vite ressenti le besoin d’un peu d’action pour retrouver le bonheur perdu des espaces infinis. La police de New York m’a proposé cet emploi de consultant dans les affaires de vol de matériel aéronautique. J’ai ressenti alors encore plus cruellement les effets de l’inaction ! Mon amie Sally Sabat, qui avait quitté la NASA quelques années plus tôt pour se consacrer à sa passion pour la recherche médico-légale, m’a donné d’autres raisons de vivre en m’associant à ses activités officielles. Je suis content que le New Yorker me donne l’occasion de la remercier publiquement, même si elle est plus là pour me retourner le compliment.

Hightower n’est pas un type très malin. C’est ce qu’ils disent à New York. Moi je crois qu’il est dingue. C’est peut-être pour ça qu’ils m’ont demandé de le « seconder ». J’ai écouté la bande telle que nos services l’ont transmises à votre rédaction. Il y manque deux trois trucs, mais l’ensemble est assez fidèle à ce qui s’est passé là-haut. Hightower et moi on avait fureté partout et à force d’obstination et de mauvaise bière on est arrivé à dénicher ce vieux Russel qui nous prenait pour des cons depuis trop longtemps à notre goût. On est arrivé là-haut dans un état d’excitation qui n’avait rien à voir avec les bouteilles vides qui s’entassaient sur la banquette arrière. Il faisait nuit, ça a mal tourné pour nous à cause de ce crétin de Hightower et je me suis pris une balle dans la peau sans savoir d’où elle arrivait. Un des hommes de Russel m’a écrasé la gueule à coups de pied et il n’est plus resté que des touristes pour me regarder jouer le dernier acte sans applaudir une seule fois à mes cris de douleur authentique. Ah ! Les vaches !

J’ai poireauté dans la vase la plus crasse pendant que des minables me regardaient crever comme un chien qui vient d’être écrasé par une bagnole en fuite. Pas un témoin fiable dans ce tas de salauds qui pensent qu’à s’amuser si on peut appeler ça penser. Je saignais comme à l’abattoir, entre le froid et le chaud mais sans la petite tiédeur qui annonce la mort. C’était déjà ça.

On m’a trimballé à l’hôpital dans la bagnole des flics municipaux qui étaient plutôt équipés pour les disputes de couple. Un type qui prétendait s’y connaître me faisait un mal de chien en compressant la blessure. Je faisais un bruit de champagne au bord des lèvres, mais sans la fille qui attend qu’on éteigne la télé pour commencer.

Aux urgences, un interne m’a assommé sans me prévenir et je me suis réveillé dans le même lit qu’un type qui était en train de mourir. En fait, il était entré dans le mien.

J’étais tellement en forme que j’arrivais pas à crier au viol. Je l’ai laissé faire ce qu’il voulait. Il puait de la gueule. Il avait les ongles longs et taillés comme des lames de rasoir. Il en fourra un dans ma bouche et l’agita comme si j’étais doué pour ce genre de cochonnerie. Comme j’avais perdu mon dentier dans le sable chaud de Walala, je pouvais même plus mordre. Mais pas un doigt au cul, rien entre les couilles, ce type savait pas baiser, du moins pas comme j’avais appris.

Son doigt se figea d’un coup, comme s’il venait de crever parce qu’on lui enfonçait un couteau entre deux vertèbres. J’ai rassemblé ce qui me restait d’énergie et je l’ai soulevé, surpris de pouvoir le faire alors que j’avais été incapable de résister à ses avances. En poussant un grand cri qui allait faire venir du monde, je l’ai balancé hors du lit et il s’est écrasé comme du vomi mais sans dire un mot de ce qu’il pensait alors qu’il voyait la mort de près. Il avait rien dans le dos, juste des tuyaux dans le cul et des tiges d’acier à la place des jambes. Jamais je m’étais battu avec un type reconstitué, même au plus fort de l’aventure spatiale qui nous a mené au bout du monde par un nez qu’on avait pas bien fin comme vous le savez maintenant que les financements de la science ne concerne que la santé.

J’étais en train d’y penser quand quelqu’un est entré. Ils en avaient mis du temps à se soucier de ma sécurité ! Mais au lieu de s’occuper de si j’avais eu mal et tout ce qui va avec, l’homme en blouse blanche se pencha sur le cadavre encore chaud que je venais de commettre pour sauver la face, rien que la face parce que côté pile, c’était pas beau à voir. Le type que je venais d’assassiner en état de légitime défense avait quand même eu le temps de m’enfoncer son message sibyllin dans le cul. C’était électrique, du genre aléatoire et ça me secouait la langue comme si je savais plus parler celle des hommes. Après un plongeon spectaculaire dans l’obscurité des appareillages qui environnaient ma convalescence, le type débrancha un fil et m’expliqua aussitôt que c’était encore un court-circuit, comme si j’en avais déjà eu, des courts-circuits ! Et que je savais pas ce que c’était de débrancher quelqu’un qu’on vient de tenter d’assassiner après l’avoir violé. Je délirais comme un bourreau qui a oublié l’essentiel.

Au bout d’une minute de ce cirque, la chambre était pleine à craquer et je craquais moi aussi. On m’enlevait le truc que j’avais dans le cul sans anesthésie locale, mais avec précaution parce que c’était précieux. J’ai jamais su ce que c’était, même si j’en ai parlé pour dire que c’était arrivé et que je comprenais pas pourquoi ce type rafistolé avait mis la main sur moi.

Pendant qu’ils le brancardaient, j’ai eu le temps de lire les données de son bracelet d’identification. Il s’appelait Chacier et j’avais jamais entendu parler de lui. Il était même pas mort. Il respirait comme si l’air allait lui manquer alors qu’il y en avait encore assez pour tout ce monde qui s’agitait pour le sauver de je ne sais quelle attaque hormonale. Pendant ce temps, j’étais tranquille. Je bougeais plus un cil, de peur qu’on me demande pourquoi.

Ils sont enfin sortis avec leur colis. La porte demeura ouverte, avec une tringle en travers au cas où le vent, qui soufflait dans le couloir à cause d’une fenêtre coincée dans la mauvaise position, m’enferme définitivement dans cet enfer étroit comme un vagin d’adolescente.

J’ai même pas aperçu la moindre casquette sécuritaire. Pas un bruit d’arme qu’on fourbit en attendant le moment de s’en servir contre mes ennemis. Comme si Russel n’avait pas les moyens d’investir les lieux pour me descendre. J’avais vécu des situations pires dans l’infini, claustrophobie et agoraphobie et des phobies en veux-tu t’avais qu’à la fermer en voilà. J’ai survécu à tous les coups fourrés de la recherche spatiale et identitaire. Mais jamais de ma vie on m’avait réduit à l’état de victime consentante !

Et voilà que le psychologue de la maison veut en savoir plus sur les raisons de mon comportement.

— Mais enfin, monsieur Cicada, il vous voulait pas du mal, cet homme ! On cherche pas à tuer quelqu’un parce qu’il vous embrasse dans la bouche. Pas en milieu protégé, mon ami !

D’abord j’étais pas son ami. Et puis j’arrivais pas à voir si ce psychologue était un homme ou femme. Le genre d’attente qui me force à me poser des questions anciennes que j’ai plus jamais posées en public depuis que mon père m’a enfoncé son clou dans la tête pour m’apprendre à vivre comme un homme qui sait faire la différence entre une queue et un trou. J’éclatais en sanglots d’homme (Ouais, ouais, les sanglots d’homme des vies au long de l’atome) :

— Putain ! Merde ! Il a failli me tuer ! C’est tout ce que vous trouvez à dire d’un type qui s’en prend à l’existence des autres sans la moindre explication et encore je suis sûr que s’il s’était expliqué j’aurais rien compris !

— Vous vous faites du mal, John. Prenez ça.

Je pris. J’étais dans une étape de mon existence où j’avais pas le choix si on m’en proposait comme ça sans me demander mes papiers. Et pour ajouter à mon trouble intérieur, ce type m’avoua s’appeler Alice parce que sa mère, qui voulait bien un garçon et pas une connasse de fille, aimait bien ce prénom elle savait pas pourquoi. Ya rien comme le manque total d’explication sur des sujets aussi délicats.

— Je m’appelle Alice et je suis votre psychologue.

Sans préciser si c’est psychologue au masculin ou au féminin. Moi, ça me trouble, ce genre de situation. Mais à la fin de la conversation, j’ai su, comme je l’ai dit, que sa mère voulait pondre un garçon et pas autre chose. Il avait l’air de m’assurer qu’il n’était pas autre chose.

— Qui c’est ce Chacier ? demandais-je pour changer le sujet de la conversation.

— Un patient qui a des problèmes de mémoire. On le soigne. Alors comme ça vous croyez que Roger Russel est un mauvais homme qu’il faut mettre en prison ou pire ?

Un troisième sujet, mais j’avais une réponse claire à la question. Je voyais pas comment on pouvait penser le contraire. Avoir la trouille de se gourer sur le sexe de quelqu’un est un défaut mineur qu’on peut toujours camoufler dans autre chose, ne pas savoir qui était Chacier me turlupinait pas plus que ça puisque j’étais pas au courant de sa relation avec vous, monsieur, et par conséquent avec tous les acteurs et actants de cette affaire. Mais si on me demandait ce que je pensais de Roger Russel alors que je venais de prendre une balle dans la peau et même pire, ça pouvait me mettre hors de moi et devenir dangereux pour celui ou celle qui me posait la question !

— Il m’a tiré dessus, mec ! Que croyez-vous que je pense d’un type qui a failli me tuer ? Comme ce Chacier… !

Le piston couina dans la seringue. On a beau avoir amélioré les frictions dans ces technologies de la translation, il reste encore beaucoup à faire pour que ça ne fasse plus aucun bruit que le patient peut pas se passer d’interpréter comme un mauvais bruit.

— C’est quoi, un mauvais bruit, John ?

Encore une question qui va droit au cœur de l’existence avec une nuance de malignité qui présage assez de l’avenir et surtout de cette part d’avenir qui est la dernière seconde à signifier quelque chose.

— Pas facile d’avoir une conversation avec vous, John. Je vais prescrire le dernier cri en matière de remise à jour. Vos connexions ont besoin d’un bon reconstituant structurel. Dormez !

Je souhaite à personne de vivre de pareils moments de déstructuration. Si Alice m’avait posé la bonne question, j’aurais pas pu lui dire qui j’étais en réalité, en tout cas pas ce type qui a reçu une balle dans le dos et qui n’a même pas perdu un ami dans la bataille.

 

Le jour où on m’a permis de sortir de ce trou, j’ai explosé de joie et demandé tout de suite à boire. Je sais pas ce que ça vous inspire la joie, monsieur, mais moi ça me donne envie de faire un tour où j’ai pas souvent l’occasion de voyager parce que c’est pas mon métier et que mon métier exige une sobriété exemplaire. Mais j’étais en convalescence et j’avais aucune obligation de me conduire en gentil garçon. On m’interdit d’ailleurs de conduire dans cet état et Alice consentit à me ramener à la maison à condition que j’en profite pas pour me renseigner sur ce qu’il savait de Russel, de Chacier et même de vous, monsieur.

Ça sentait le renfermé dans le salon à cause des restes d’un repas oublié avant de partir précipitamment en mission pour sauver ce crétin de Hightower qui s’en était d’ailleurs peut-être tiré sans une égratignure, mais dont on n’avait pas de nouvelles depuis que je l’avais vu disparaître dans la nuit de Walala au volant de ce chef-d’œuvre de bagnole que Chevrolet avait conçue spécialement pour nos services secrets.

Alice accepta un verre et même de s’asseoir pour regarder le jardin à travers la baie vitrée. C’était la vue que je pratiquais quand j’avais pas la forme. Il la trouva « charmante » et elle l’était sans doute parce qu’il était pas le premier à tomber sous le charme de cet arrangement buissonnier composé par le propriétaire des lieux. Je m’attribuais rien sans raison.

— Faut que je me sauve, John ! Kol a des soucis avec le réseau. Vous n’y connaissez rien en réseau, n’est-ce pas ?

— Que dalle !

— Vous avez lu l’article de Jo Manna ?

— Ça s’écrit Jo.Manna, avec un point entre. Une coquetterie.

— Conneries ! Que des conneries ! Roger Russel n’a rien à voir avec la Maffia. Ni même avec le gouvernement. Des conneries, je vous dis ! Oh ! Je connais vos opinions, mais on ne vas pas se disputer. Si vous êtes sage, je vous dirais qui est Chacier. Un homme clé.

Il me tendit sa petite main en os. J’avais jamais touché un truc pareil, mais j’étais prêt à me la mettre au cul s’il suffisait de plus se disputer à propos de Russel pour avoir des renseignements vrais sur Chacier que je savais même pas qui c’était. Je me doutais qu’il avait pas cherché à me faire du mal uniquement pour me fourrer un message dans le cul, message dont j’ignorais le contenu. Il savait tout ça, Alice, à la condition qu’on se dispute plus comme des gamins pour savoir si c’est mieux le football que le rugby ou MacDonald que King Burger.

— OK, Alice, plus rien sur Russel. Mais je veux tout savoir sur Chacier.

— Vous allez tomber de haut, Johnny !

— Vous voulez coucher avec moi ?

— Kol va pas être content…

— On s’en fout de Kol. À moins qu’il en sache plus que vous…

— Il en sait vachement plus !

Je l’avais échappé belle. On pouvait plus coucher ensemble sans prendre le risque de mettre Kol dans un état incompatible avec ma curiosité maladive et la fragilité affective d’Alice qui était, je peux le dire maintenant qu’il est mort et enterré, un peu femme sur les bords.

J’avais même pas envie de ça. Je l’ai regardé remonter dans sa voiture. J’étais de moins en moins sûr des goûts de sa mère. Il disparut dans la nuit. Je me suis couché sans autre désir que de me réveiller le plus tard possible dans la même peau, mais avec des améliorations morales assez notables pour cesser de me détester quand j’ai envie de quelque chose.

 

On était huit heures du matin et je savais toujours rien sur Chacier. Je me foutais complètement d’Ulysse et de ce qui lui était arrivé. Kol continuait de m’informer comme si j’étais pas assez clair. Alice était en retard. Ça lui ressemblait pas.

— Vous avez une nouvelle bagnole ? dit Kol.

Il voyait bien que j’en avais une nouvelle ! Ses yeux n’avaient jamais été autant en face des trous de nez. Elle était là, ma bagnole, et on pouvait la voir par la fenêtre. Elle rutilait comme si je l’avais achetée rien que pour ça. Avec de l’argent public. Et je payais pas non plus l’assurance. Kol ne faisait pas autrement avec sa canne. En moins cher. Il avait ce regard vertical de ceux qui peuvent pas s’empêcher de ressentir de la jalousie chaque fois qu’un proche a remporté une victoire incontestable sur la misère. Et Alice qui se faisait désirer !

— J’ai appelé chez elle, mais rien, dit Kol.

— Comment ça, « chez elle » ?

On parlait peut-être pas du même Alice ? Mais Kol me rassura. Il faisait toujours la même erreur de style à cause de ce prénom ambigu. Fallait pas y voir autre chose qu’une erreur. Mon œil !

— Vous me rendriez service, John, si vous utilisiez votre superbe bagnole pour aller jeter un coup d’œil chez Alice. La grasse matinée, c’est pas son genre. Et on peut pas me soupçonner d’assassinat. On n’a pas passé la nuit ensemble. Elle… il était tellement excité ! J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose avec quelqu’un.

Quel débit ! J’acceptai un cigare pour la route, mais je l’allumerais pas à cause de l’odeur que ça donne au cuir qui préfère d’autres contacts moins persistants, des trucs qu’on peut effacer à l’éponge.

Je suis chez Alice à midi. Ils avaient relâché Frank Chercos. Et il se tenait devant la bagnole d’Alice, les mains dans les poches, regardant la plaque d’immatriculation comme si on lui avait demandé de vérifier l’identité du propriétaire. Il a levé les yeux quand les reflets de mes ailes ont embelli cet endroit plutôt triste où Alice n’invitait jamais personne à partager la douceur de ses draps, pas même Kol. Ils allaient à l’hôtel, me dit Frank.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? lui demandai-je. Russel veut te faire la peau, non ?

— Alice dit que non. On avait rendez-vous ce matin. Elle n’a pas ouvert sa porte. J’ai sonné comme un dingue, mais ça m’a passé.

Il avait l’air en effet d’avoir souffert. Il était blanc et vert. Sans compter la couleur de son costard. Je l’avais jamais vu en costard. Lui non plus. Il posa un pied sur le pare-choc. Il s’était ciré les pompes. C’est pas en prison qu’on vous les cire et papa lui payait pas de domestiques.

— Je monte, dis-je.

J’ai défoncé la porte sans perdre du temps à sonner. L’appartement était vide. Bien rangé ou pas dérangé. Les fenêtres fermées, les rideaux tirés, rien sur la table de la cuisine ni sur le canapé. Une lampe était allumée, mais c’était pour le bien-être d’un poisson qui avait l’air crevé de toute façon. Frank m’avait rejoint.

— Encore un coup de notre ami Russel, dit-il. Dire que je l’ai aimé !

Il avait l’air vraiment malheureux, ce minable. Je me suis soudain rappelé qu’il était le seul témoin de la fusillade de la librairie « Télémaque », la sienne. Russel avait fusillé deux types. Qui étaient ces types, Frankie ? Il le savait bien, sinon il aurait pas tremblé devant l’image que lui renvoyait l’écran de la télé.

— J’ai pas vu Rog tirer sur ces types, voilà ce que j’ai dit à monsieur Qand. Vous savez qui c’était, vous ?

— J’allais en parler avec Alice en échange d’un petit service.

Pourquoi parler de ce détail intime avec un inconnu que ça ferait sans doute rire ?

— On ferait bien d’informer Kol, dis-je.

— Cékikol ?

Au bout du fil, après l’émotion, Kol se mit à réfléchir tout haut. Il passait en revue les endroits où on avait une chance de trouver Alice en bonne ou mauvaise compagnie.

— Prenez Frank avec vous. Son papa l’a fait embaucher par la maison. Apprenez-lui à manier un 38. Vous allez avoir besoin de deux flingues. Et je serai pas là pour vous torcher le cul.

Il raccrocha. Frank m’interrogeait du regard. C’était pas un hasard s’ils l’avaient relâché ce matin. Kol était un sacré manipulateur. Mais ce gosse m’inspirait pas de bons sentiments. Il me serait utile comme chair à canon. C’est pas grand-chose un mec pas épais pour me mettre à l’abri du feu d’enfer que Russel me réservait.

— Et Aliz ? fit Frank pendant qu’on redescendait.

— Ben quoi ?

— Je veux dire : Aliz.

Il était pas au courant pour la fille qu’on avait trouvé sur un gril. Je lui en parlerais en chemin. On allait rendre visite à une relation d’Alice. Et c’était pas du tout cuit.

 

Bernie Beurnieux avait un passeport français. On savait pas trop ce qu’il fricotait dans les parages. À l’entendre, il avait besoin de beaucoup de vacances pour se reposer du dur métier qu’il avait hérité de son père. Une fois par mois, il faisait l’aller-retour Paris-New York à bord d’un avion cargo qui transportait des marchandises en transit dans son pays. Mais c’était pas son affaire. Il avait un cousin à bord et profitait d’une faveur que la compagnie offrait aux familles de ses employés. Ou alors c’était pas ça du tout et il nous racontait des blagues. On était pas obligé de le croire. Ses papiers étaient en règle. Il avait rien à se reprocher en Amérique. En France non plus. Peut-être en Afrique, mais c’était des rumeurs. Chez lui, le vent soufflait en provenance de Marseille. On avait beau le pister, il ne s’intéressait qu’à la bouffe et à tout ce qui concerne la restauration. Une curiosité à toute épreuve. Il ramenait chez lui des recettes de spécialités du monde entier. Pourquoi aller plus loin que New York ? C’était ici qu’il s’arrêtait au lieu d’aller se perdre dans des pays où la sécurité de l’individu soupçonné de trafic n’est pas garantie par la Constitution.

— Je connais ce type, me dit Frank à peine qu’il l’avait vu et on était encore à l’extérieur du bar où il jouait aux dominos avec un gros lard que j’avais jamais vu dans les parages.

— Dis m’en plus, mec !

— Il vient une fois par mois à la librairie pour prendre des bouquins que Rog achète pour lui, que j’ai jamais regardé ce que c’était.

— T’as pas de curiosité pour les types qui sentent la sauce béarnaise et qui se pointent dans ta librairie avec une régularité de train de banlieue parce qu’ils ont un rendez-vous avec ton patron pour se faire livrer des bouquins dont t’as pas idée parce que t’es pas curieux ?

— Rog sert lui-même ses clients.

— Il en a combien de clients, ton pote ?

— Des tas ! Ils viennent tous pour la même chose, ce qui normal dans une librairie. Je mets pas mon nez dans ses affaires.

— Des fois que ça sente pas aussi bon que tes pieds !

On est entré dans le bar sans se tenir la main parce que c’était pas ce genre de bar, sinon on aurait joué nous aussi aux dominos. Bernie me connaissait pas, mais la gueule de Frank lui disait quelque chose, il se rappelait pas quoi. Il avait dû le prendre pour un employé de la librairie et l’avait pas bien regardé comme si ç’avait été quelqu’un d’aussi important que Russel. Et celui-ci n’avait pas fait de présentations pour lever le doute. Frank se dirigea droit sur lui.

— Vous savez pour Rog ? lui dit-il en lui tendant la main.

L’autre leva sa carcasse comme s’il se préparait à se battre. Il était pas très grand et du coup Frank avait l’air d’un catcheur. Je suis allé m’asseoir au bar et j’ai commandé deux bières. Deux minutes plus tard, ce gros lard de Bernie était devant moi en train de me regarder comme s’il m’avait vu moi aussi quelque part et que ça lui revenait pas.

— John a été un fameux astronaute, dit Frank qui se trouvait derrière moi.

— John Cicada, dis-je sans me lever de mon tabouret.

Bernie grimaça. Il connaissait rien en fusée. Il jouait jamais avec ça quand il était gosse. Il était trop occupé avec les filles. Même qu’à l’époque il était sec comme une trique. Il se prit la bedaine à deux mains et la secoua. Pas un bruit. Il avait pas encore roté, mais ça n’allait pas tarder car la bière était bonne par ici.

— C’est à moi, dit-il en virevoltant comme une danseuse autour d’un piquet mais sans le charme et même pas une promesse qu’il allait pas recommencer à nous impressionner.

— C’est à vous ?

J’en croyais pas mes yeux. Encore une info qui avait échappé à la vigilance pourtant légendaire de Kol.

— J’ai acheté cet établissement avec mes économies, poursuivit-il. D’habitude, j’achète rien sans consulter Sally. Mais j’ai craqué dès que j’ai goûté aux charmes de cet endroit qui sent bon la bière et l’encaustique. Vous avez bien fait de venir.

Il se posa sur le tabouret qui se trouvait derrière lui sans doute à l’endroit exact où il l’avait placé pour ses conversations avec des inconnus qui pouvaient devenir des relations si rien ne s’y opposait. Ça le gênait pas que je sois flic maintenant que j’étais plus capable de piloter quoi que soit qui vole. Il avait jamais rien piloté, lui, et ça l’empêchait pas de penser lui aussi à une douce retraite qu’il aurait pas la bêtise de consacrer aux activités d’une police pas très douée pour mettre fin au crime avant que les Chinois débarquent en Amérique avec la complicité des banques et des systèmes de communication.

— Je comprends pas un mot à ton baratin, lui dis-je. Je suis pas venu pour que tu m’embrouilles avec des idées politiques et tes phrases sans queue ni tête. J’ai même pas besoin de ton gros cul pour m’asseoir.

— Ça va, mec ! Vous énervez pas. Je vous invitais à prendre un verre, mais si vous avez pas soif, caltez !

— T’es un dur, hein, Bernie !

J’écrasai la main qu’il avait posée sur le comptoir, sans doute pour prendre appui et me coller un pain avec ce qu’il avait dans l’autre main. Il se plia et j’en profitai pour lui envoyer mon genou dans la gueule. Il était tellement coriace qu’il encaissa encore mon coude dans le dos entre les cervicales et les dorsales. Il ouvrit enfin sa main et Frank poussa un petit cri en voyant la lame de rasoir dont un angle était planté entre le pouce et le majeur, à l’endroit où ça saigne le plus quand on coupe.

— Légitime défense ! lançai-je à l’encan pour faire fuir les clients qui n’auraient pas compris que j’étais pas d’humeur à me faire enguirlander par un juge.

Bernie se mit à se sucer le sang avec un appétit qui en disait long sur sa connaissance de l’hémorragie.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? Je sais pas où est Russel. Mais je sais ce que tu lui as fait, petit !

Mon poing le rendit sourd de l’oreille gauche pendant une bonne minute qu’il passa à gémir comme s’il avait mal et que je sentais rien.

— Comment tu sais qu’il lui a fait quelque chose ? dis-je sans cesser de lui pétrir les couilles à pleines mains.

— Rog me l’a dit si tu veux savoir, conard !

Un doigt en moins pour m’avoir traité de conard. Je m’étais même pas rendu compte que j’avais cassé une bouteille et que je pouvais m’en servir pour faire le mal.

— Tu l’as vu où Russel ?

— Au concert !

Encore ce Prinz de mes deux ! Je cognais dans le tas sans rien viser de particulier. Quelque chose se brisa. C’était pas ma main. Bernie laissa échapper un râle. Il avait pas l’air d’encaisser la totalité de ce que j’avais à lui faire payer pour m’avoir blessé le moral.

— Quel rapport avec Alice ? demandai-je à Frank qui se tenait la bouche tellement ça le dégoûtait de voir un mec saigner.

Il remuait des yeux pas frais, comme ceux des poules qui se rappellent plus où elles ont pondu.

— Vous voulez parler d’Alice ou d’Aliz ? couina-t-il.

— Le mec qui croyait avoir fini de te soigner ! Le psy.

— Bernie a encore des choses à dire, John !

Mais Bernie faisait non de la tête. Le tabouret commençait à donner des signes de fragilité. Il tenait sur deux pieds maintenant. La position était instable. Bernie allait valser derrière le comptoir s’il continuait à dire le contraire de ce que Frank savait déjà. Et s’il le savait, pourquoi je m’en prenais à Bernie, perdant mon temps et mon énergie à cogner sur un type couvert de sang et ouvert en plusieurs endroits alors que mon collègue pouvait tout simplement me dire les mêmes choses mais en plus simple.

— Qu’est-ce qu’on voulait savoir encore, Frank ? demandai-je parce que j’avais peur d’oublier quelque chose par mes propres moyens.

Frank se racla la gorge.

— Je crois que c’est tout, John.

Bernie parut soulagé.

— Tu vois, dis-je, on t’a dérangé pour rien. On savait déjà. Mais maintenant tu sais ce que c’est, la leçon de l’Amérique. T’en avais jamais entendu parler ? Et ben tu l’as sentie passer ! Cherche à comprendre le sens de l’amitié avant de t’aventurer en territoire ennemi.

— Cassez-vous, conards !

Cette relation toute nouvelle pour moi se terminait dans la douleur de la rupture. J’avais pas quitté les lieux sans lui tirer une balle dans le pied. Le tabouret s’est brisé comme du verre et toute la carcasse a dégringolé comme un gratte-ciel.

— Je comprends pas trop vos méthodes, me dit Frank qui n’avait plus envie de vomir tellement il avait fumé.

— J’en ai pas, mec. J’ai que des ennuis. À cause des poussières d’étoiles. J’en ai avalé des tonnes en trente ans de carrière. Tu peux pas savoir.

— Les sanglots d’homme des vies au long de l’atome…C’est quoi la suite ?

Ça fait pas de mal de rire quand on vient de pas rigoler du tout. D’autant que j’avais oublié mes médicaments à la maison.

— Faudra quand même que je vous dise ce qu’Alice trafiquait avec Bernie, Frank. Ça vous intéresse encore ?

— Non, mais ça m’a fait du bien de cogner sans être jugé.

Il fallait que je lui parle d’Aliz. Ça ferait mauvais effet s’il apprenait la nouvelle en lisant les journaux. Sally m’avait bipé pour me dire qu’elle avait fini de charcuter le corps d’Aliz. Enfin, de celle qui pouvait être Aliz et qui l’était pas forcément. Frank pouvait rentrer chez lui. Une bonne douche, une bouteille et au lit, sans femme et rien à la télé.

— Vous allez me laisser seul ? Et qu’est-ce que vous ferez pendant ce temps ?

— T’as peur de t’emmerder ?

— J’ai surtout peur de ne pas rester seul assez longtemps pour vous survivre, mec !

Qu’est-ce qu’il avait dit, Kol ? « Tu t’occupes de ce crétin tant que t’es en vie. Ensuite, ça me regarde plus. »

J’ai dû l’amener à la maison pour le bichonner et le préparer à passer une nuit sans toutou dans son lit. Il arrêtait pas de pomper le contenu d’une fiole et de se tenir le nez en se regardant dans le rétroviseur qu’il avait déréglé. Un vrai gosse. Et de riche avec ça !

Avant d’entrer dans le chemin de terre qui mène tout droit à ma baraque, j’ai éteint les phares et stoppé les machines sous des arbres qui me servent qu’à ça. Un coup d’œil sur l’état du chemin m’avait renseigné. On était précédé. Si c’était Bernie, il saignait plus, ce que j’aurais trouvé étrange. Je fis signe à Frank d’aller se réfugier dans les buissons sans faire caca. Je savais comment résoudre ce genre de problèmes. Il y avait pas mal d’ours dans la région et celui-ci amblait comme une haquenée qui avait failli me bouffer les couilles du temps où je n’étais qu’un enfant sans défense immunitaire. Avec des talons aiguille et une hygiène du slip qui laissait à désirer.

J’ai sorti mon 38 (le vrai) et j’ai trotté jusqu’à la maison. Frank n’avait qu’à bien faire caca. La fille grattait un carreau avec l’ongle et regardait à l’intérieur en prononçant mon nom. Je reconnaissais pas la courbe. Elle faisait pas jeune à cause des bijoux qui avaient été à la mode quand j’étais en âge de les apprécier à leur juste valeur. « Johnny ! »

J’ai bien regardé autour. On sait jamais ce qui va vous tomber dessus quand on se concentre trop sur des questions posées par une femme inconnue qui vous appelle par votre petit nom à la tombée de la nuit et sur le seuil de votre propre maison. Si j’avais pas eu des ennuis avec Russel, j’aurais été de l’avant, mais elle m’inspirait rien, ni haine ni amour.

Frank avait déjà perdu patience. Il se ramenait en plein milieu du chemin comme s’il était chez lui. Elle gloussa : « Frankie ! »

Elle en avait des connaissances ! J’ai plongé la tête la première dans le fossé. Elle lui ferait pas de mal puisqu’elle le connaissait. Elle me connaissait aussi, mais j’avais aucun souvenir du bien qu’elle m’avait fait. Kol m’enverrait dans le couloir de la mort s’il arrivait malheur à son petit protégé.

— Ça alors, Frankie ! exulta-t-elle. Je pensais pas te trouver ici !

Elle pensait le trouver où alors ? J’avais la gorge serrée, je l’avoue. Mais Frankie sautillait vers elle en tendant les bras pour la recevoir comme elle le méritait. Qu’est-ce qu’elle méritait au juste ?

— Anaïs ! Quelle bonne surprise ! Ah ! Si j’avais su !

S’il avait su quoi ? Ils s’embrassèrent pendant que je pullulais dans le fossé. Mes vieilles blessures allaient se réveiller sous l’effet du froid. Et la plus jeune voudrait être la première à table.

— Frank ! C’est chez John ici, non ? Je ne savais pas que vous vous connaissiez…

— Il est où ce conard ? fit Frank en mettant sa main en visière pour se protéger des rayons de la lampe anti-visiteur. Ça s’éteint comment ce truc ?

J’avais mis la main sur un sacré filon. Des fourmis réveillées juste au moment où elles s’apprêtaient à coucher les petits. Anaïs, si c’était elle, mais comment Frank aurait-il pu se tromper, serait sans doute intriguée par mes grattements. Je sortis de mon trou comme si j’y étais entré tout seul. Cette fille me disait vraiment rien. Elle avait de belles dents et un tas d’autres choses qui pouvaient plaire si on regardait pas de trop près.

— John ? fit-elle en me voyant arriver.

Elle me reconnaissait pas elle non plus, sinon elle aurait pas posé la question. Je m’approchais en crabe, des fois que l’attaque viendrait des côtés que Frank négligeait complètement de surveiller comme je le lui avais appris.

— Je suis enchanté de vous revoir, John, dit-elle, toujours aussi peu convaincue d’avoir affaire au véritable John.

— Je n’en suis pas moins ravi, Anaïs.

Elle me demandait même pas comment je connaissais son nom. Frank me fit signe d’ouvrir la porte parce qu’on se les gelait. Les nuits sont fraîches à Walala. Il entra le premier et alluma. Il était déjà dans le salon en train de remplir des verres. J’étais pas venu pour boire, mais pour lui montrer comment on se sert de la télécommande domotique. Anaïs se jeta dans un canapé, la main tendu pour recevoir l’offrande de mes cacahuètes.

— Chouette maison, dit-elle avec un appétit qui me fila le frisson.

— John a gagné des tas de pognon par lui-même, dit Frank en poussant le chariot où nos verres bringuebalaient comme des castagnettes.

Je restai debout. Par prudence. En cas de nécessité de traverser les murs sans égratignures. Frank se finissait au cognac. Elle accepta une copita d’anisette. Je buvais pas en service.

— Vous êtes toujours aussi sérieux, John, dit-elle en me toisant.

— J’ai pas encore changé, Anaïs.

Ça me faisait un drôle d’effet de prononcer ce nom, comme si ç’avait été celui de ma mère et qu’elle en avait changé à cause d’un film d’épouvante qui m’avait filé une maladie mentale.

— Ça fait toujours du bien de revoir de vieux amis, dis-je.

— Oh… ami… fit-elle, le nez fleurant l’anis qui m’empestait moi aussi.

Que voulait-elle dire ? Frank n’y voyait pas d’allusions. Et moi je voyais pas en quoi elles consistaient.

— Si vous saviez ce qui est arrivé à cette pauvre Agnès, vous savez ? La fille Pitou ? Le jardinier du château ?

— J’ai lu un truc de Jo.Manna là-dessus, dit Frank.

Il se boursouflait sous les yeux. Ça le rendait terriblement sérieux. Mais c’était peut-être l’effet du maquillage, parce qu’on était en train de jouer dans un film.

— Ben, dis-je. Je sais pas comment on va faire. J’ai un rendez-vous à l’Institut médico-légal. Frank couche ici ce soir.

Anaïs se leva comme si elle allait partir. Frank m’expliquerait à mon retour. J’avais pas de souci à me faire. Ces questions me feraient chier toute la soirée, mais Sally m’en voudrait pas si je pensais à autre chose en écoutant les conclusions de son travail.

— Je peux coucher ici ce soir moi aussi, dit Anaïs comme si elle en était capable et qu’on pouvait lire sur mon visage que je n’en croyais rien.

Elle me la clouait. Frank ne venait pas à mon secours. J’étais seul avec elle. Elle franchit le tapis pour se planter devant moi, les yeux dans les yeux.

— Vous n’allez pas recommencer, John. La dernière fois, vous êtes parti sans me dire au revoir. C’était il y a si longtemps !

Je me serais souvenu d’un truc pareil, vous pensez, mais je secouais la tête dans l’autre sens et elle paraissait ravie de me rappeler quelque chose que je ne pouvais pas oublier. Je dis :

— Si Frank n’y voit pas d’inconvénient…

— Me mêlez pas à vos vieux trucs, les amis !

Il lui venait même pas à l’idée que les règles de la Marine s’appliquaient aussi à ma maison qui était comme qui dirait mon vaisseau sur cette terre. J’avais rien prévu pour des passagers sans queue. Même mon chien était un mâle. Il avait même pas aboyé tellement il était mort. Cette baraque, c’était la maison des morts. Russel avait habité juste à côté et il m’avait manqué de peu. Je pouvais détourner l’attention en exhibant ma blessure encore ouverte aux extrémités. Mais dans quel but ?

— Je ne gênerai pas, dit Anaïs en vidant le fond de son verre. Pas de douche, pas de gymnastique, pas de démaquillage, rien !

Encore heureux ! Il a fallu que je perde encore du temps à enseigner les fonctionnements d’une maison que le citoyen ordinaire ne pourrait pas habiter sans danger pour sa sécurité. Rien n’avait été prévu pour accueillir des étrangers au système. Il fallait couper l’alarme et espérer que Russel n’était pas connecté en ce moment.

— Ni Bernie, fit Frank. Avec ce que vous lui avez mis !

— Bernie ? dit Anaïs.

Elle connaissait tout le monde !

— El mundo es un pañelo, dit-elle.

J’en avais même pas un pour pleurer.

 

Ya rien de plus dégoûtant qu’un cadavre. Le cadavre humain remporte tous les prix. Sauf quand il est bien cuit et qu’il sent la côtelette de porc aux fines herbes. J’en aurais mangé.

— On saura pas si c’est elle si sa mère n’identifie pas le médaillon. L’ADN ne supporte pas les épices.

Sally Sabat signait ici un rapport qui ne me serait d’aucune utilité. Informé de ces résultats, Kol piqua une crise et cassa des choses qui ne lui appartenaient pas. Sally avait raccroché avant de s’y mettre aussi. J’étais assis dans un coin du labo et j’avais éteint la lampe qui avait éclairé ma copie.

— Kol n’est pas content, dit Sally et elle s’assit elle aussi devant la lampe éteinte de son bureau.

Ça sentait vraiment bon. La morte, quel que fût son identité, m’avait ouvert l’appétit. Je proposais le Cosi. Sally jeta sa blouse et éteignit tout. Dans l’ascenseur, elle frottait ses ongles contre la paroi métallique. J’en avais mal au dent, mais je ne dis rien. Tout le monde était énervé ce soir.

Pasopini nous reçut avec sa gestuelle apprise par cœur un jour de très grand vent. Il moulinait comme ça tous les soirs devant des dizaines de clients qui appréciaient ses sauces. Il jeta un regard sans appétit sur Sally qui dégrafa l’espèce de corsage qui couvrait des bijoux dont la valeur ne pouvait être que sentimentale. Sally n’était pas moche, mais on n’avait pas envie d’elle si on connaissait pas ses pratiques. Elle possédait un petit corps à regarder de face, parce que le profil avait l’allure d’une question pas facile à poser à une femme quand on a de l’éducation. Par contre, de face, et particulièrement côté pile, elle avait l’air d’une guitare comme toutes les femmes et on avait envie d’en jouer sans connaître la musique. Elle attirait pas des foules, mais les gosses aimaient bien ses explications scientifiques. Ils s’ingéniaient à barbouiller tout le bas du tableau pour qu’elle soit contrainte à se dresser sur la pointe des pieds et à lever le bras très haut, ce qui lui donnait l’apparence de quelqu’un qui veut décrocher une punaise au plafond, ou celle d’une femme qui saute de joie en atteignant la mouche qui une seconde plus tôt s’était posé sur ses poils. C’est du moins ce qu’avait observé le meilleur de la classe que j’avais fini par beigner tellement je l’avais trouvé con. Et Sally m’avait mis au piquet parce qu’elle avait pas compris que je défendais son honneur.

— Que prendront ces jeunes ? demanda Pasopini en se frottant les mains dans son tablier couvert de petites taches multicolores.

Sally hésitait toujours entre les mêmes plats que je connaissais comme si je les cuisinais moi-même.

— Monsieur, ce sera des lasagnes et du bon pain bien chaud.

Comme d’habitude. Et une bouteille de rhum. Je sais, ça fait pas sérieux d’un point de vue gastronomique. Mais j’ai toujours envie de rigoler quand je suis au restaurant. Chez moi, je bois pas. Pas de femme non plus, à cause des particularités du système d’alarme.

— Je prendrais aussi deux côtelettes de porc. Me demandez pas pourquoi, s’il vous plaît, Paso.

— C’est dégueulasse ! dit Sally.

Mais Paso se vexe pas si on critique la viande. Il est végétarien. Il recula comme s’il était en présence de rupins à particule. Ça m’amusait pas.

— Vous y croyez vraiment à tout ce qui se raconte sur ce Russel ? me demanda Sally.

— C’est une crapule. Vous avez vu ce qu’il a fait à cette fille.

— Ce n’est peut-être pas elle.

— Ce serait qui alors ?

— Qui sont les deux autres ?

— Des princesses du barbecue.

Je perds rarement mon temps avec Sally, mais ce soir-là, on n’avait rien à se dire. Ou on parlait pas des mêmes choses et Pasopini se demandait si on n’était pas en train de se disputer sans s’engueuler. On est sorti avant minuit pour ne pas assister à ses assauts contre les clients qui s’attardaient parce que le Cosi était un chouette restaurant.

J’ai ramené Sally chez elle.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? dit-elle.

— Rentrer chez moi et roupiller sans penser à rien, et surtout pas aux côtelettes de porc. J’en ai jusque-là de tourner en rond. Même en votre compagnie, Sally.

— Alors à demain.

J’ai fait comme j’ai dit. Il ne m’arrivait pas souvent de dormir sans l’alarme. Ça m’a même pas empêché de rêver. Mais quand je me suis réveillé parce que la femme de mes rêves était tombée dans un puits où je voulais pas sauter, j’étais attaché, pieds et main, et à poil. Il faisait jour. Le soleil envahissait les rideaux fermés. Des fleurs se penchaient dans un vase. Anaïs me regardait. Je savais bien qu’on se connaissait pas.

— Où est Frank ? demandai-je.

— Là.

Frank n’était pas attaché. Il était pas à poil non plus. Il sirotait un café dans une de mes tasses et fumait un de mes cigares. Kol serait pas content d’apprendre qu’il avait eu affaire à plus malin que lui.

— J’y crois pas, Frank !

— Ferme-la, John !

Anaïs me pinça un orteil pour m’empêcher de rêver. Elle avait pris le temps de se coiffer et de se maquiller. Elle avait même changé de robe. Qu’est-ce qu’ils attendaient ? On n’attache pas un mec sur son lit si on n’attend pas celui qui décide du sort du mec attaché sur son lit. J’en ramenais pas large. Cette fois, Russel m’aurait à bout portant. Il pouvait plus me rater. D’ailleurs, le mec qui m’avait raté n’était peut-être plus de ce monde. Ils ont une discipline de fer dans ces sectes crapuleuses. J’allais en savoir quelque chose, à une douleur près.

— Rog ne viendra pas, dit Frank. T’es que du menu fretin.

Il savait même pas ce que c’était le fretin, cet intellectuel à la noix qui lisait que des bouquins. Je la fermais parce que j’avais pas de haine contre les petits poissons sans valeur nutritive. Anaïs n’avait pas l’air de comprendre non plus. Elle veillait sur moi comme si j’avais eu le pouvoir de me télé-transporter. Mais on fait comment pour se télé-transporter avec un lit dans le dos ?

— Elle a trouvé des choses, la Sabat ? dit-elle.

— Des tas. Russel est foutu.

— Toi aussi t’est foutu, fit Frank qui n’avait rien pris ce matin, à part le café, mais un rien l’excitait à ce mec.

Est-ce qu’on pouvait me renseigner sur mon sort ?

— C’est Bernie qui va te renseigner.

J’en avais de la chance ! Connaissait-il le supplice des cent morceaux ? Anaïs observait les virevoltes de mes couilles. Je sentais plus rien au niveau du gland. J’aurais même pas ce plaisir avant de crever. On m’avait pourtant dit le contraire. J’étais mal renseigné parce que j’avais pas connu de condamnés à mort. Frank n’avait pas assez de cran. Anaïs me foutait la trouille depuis le début. C’était elle la femme au puits dans mon dernier rêve. C’était le dernier rêve ! Est-ce que j’avais le temps de m’habituer à cette idée ? Ya rien comme l’habitude pour préparer un homme à la mort. Et j’avais plus le temps de philosopher.

— Elle vous a dit quoi, Sabat ? Vous n’avez pas envie de vivre ? C’est facile de parler avant de mourir. Vous ne sentirez rien. Je vous le promets.

Elle parlait de quoi ? D’un choix avec la mort sur les deux faces ? Elle me prenait pour le dernier des cons. J’avais regardé sous la jupe de Sally, moi ! Et à un âge que si mon père l’avait su il m’aurait payé pour que je lui raconte tout ce que j’avais imaginé en plus de ce que j’avais vu.

— On s’en fout de ce qu’il sait, dit Frank. Alice sait ce qu’il faut faire. J’ai dit « Alice », pas « Aliz ».

— Enfonce-lui quelque chose dans la bouche, avec un trou au milieu pour qu’il ne manque pas d’air.

C’était parti. Le premier tour de manège avec l’angoisse.

— M’esquinte rien, dis-je à Frank qui tournicotait un bout de chiffon. Une fois que j’aurais bien souffert, je parlerai si tu n’as pas laissé de traces.

— Je vais en laisser des traces !

Il m’a sauté dessus comme si j’étais un trou et qu’il voulait se mettre dedans. Anaïs s’était accrochée à mes pieds comme deux poulpes. J’allais me montrer bavard, mais comme je savais pas grand-chose, ce serait vite dit. Si toutefois Frank m’en laissait le temps. Recherchait-il le plaisir comme son maître et associé ?

Une fois débité le contenu de mes connaissances, je me sentis soulagé comme si j’avais péché en m’instruisant. Mais Anaïs doutait encore de ma sincérité. Elle n’avait pas lâché mes pieds. Je les sentais plus. Et elle n’avait pas de thiopental sur elle. On était à la moitié du film. C’était elle la vedette, pas Frank.

— Russel vous a envoûtée ou quoi ? dis-je dans l’intention de précipiter les évènements qu’il n’était pas difficile de prévoir.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, grogna-t-elle.

— Méfiez-vous, Anaïs. C’est un agent du Métal.

Sur le coup, j’ai compris ‘MTAL et je me suis mis à chercher dans ma collection de sigles ce que ça pouvait bien vouloir dire. J’avais jamais entendu parler d’un pareil mouvement. Ni de ce que Russel pouvait avoir à voir avec un mouvement. Cette crapule était une crapule, rien de plus. Je lis pas de BD, moi, bien que j’ai été une sorte de héros si on veut bien considérer que l’espace n’est pas donné à tout le monde dès qu’il s’agit de l’explorer dans les moments de joie et de le défendre sans poser de questions.

 

Ils ont fini par me laisser seul. Ce qu’ils ignoraient, c’est que l’alarme est programmée pour s’inquiéter si on la déconnecte plus de douze heures. On allait pas tarder à avoir de la visite. Ça m’était jamais arrivé. Le manuel de l’utilisateur vantait les mérites d’une intervention sobre et discrète. Je saurais enfin si j’avais payé pour être satisfait ou remboursé.

SALLY

L’araignée monte et descend, secouée par le vent. La fenêtre est ouverte. Le fil est tendu entre les volets entrecroisés, en haut à gauche et en bas à droite. C’est comme ça que j’ai reçu le premier message.

L’araignée s’est immobilisée. J’étais couchée sur le côté droit, la tête sur mon bras replié. Je voyais le feuillage des hêtres et le bleu du ciel. Des oiseaux, l’autoroute, le grincement des portails dans les jardins. L’araignée dont je ne distinguais pas les traits a été soudain traversée par un rayon dont la couleur oscillait entre le rouge et le vert. Il a atteint le fond de mon œil droit après quelques secondes de recherche. Des images de corps inconnus, incontestablement de nature céleste, ont commencé à s’entrecouper sur tous les plans possibles. Le tournoiement dura presque une heure la première fois. Quelque part dans mon cerveau, une connexion s’était établie avec un monde extérieur qui n’avait rien à voir avec ce que je sais de la réalité.

Pendant longtemps, chaque matin, j’étais connectée à un monde nouveau pour moi, mais je ne bougeais pas, comme si j’avais peur de détruire quelque chose d’important. L’araignée disparaissait. Je me levais pour m’approcher de l’endroit exact où elle avait focalisé le rayon. Le fil s’était rompu et sa partie supérieure voletait dans le vent.

Je ne comprenais pas. J’attendais. Je m’interdisais d’agir, ni même de penser quelque chose de ce que j’étais en train de vivre. Aucune voix n’était intervenue. Je n’avais pas perçu de sensations cognitives nouvelles pour moi. J’avais l’impression qu’on était en train de construire une structure en moi et que cette construction allait concerner toute l’humanité.

Je ne me sentais pas en danger. Je n’avais pas la sensation d’être victime d’une hallucination. Je me levais, me livrais à quelques observations sans polluer la scène de cette expérience originale et prometteuse, je procédais aux rites du matin puis j’allais travailler et je n’en parlais à personne. Et personne ne me trouva changée.

Je n’avais aucune idée de la durée de l’expérience qui prenait racine en moi comme peut-être cela n’était jamais arrivé à un être humain. Je n’ai pas consulté la littérature sur ce sujet. Je me concentrais sur mon travail qui consistait à observer des cadavres dans l’intérêt de la justice.

Pourtant, mon cerveau changeait. Je pouvais même penser qu’il était en train d’évoluer. J’ai procédé à une première biopsie trois mois après la première rencontre. J’ai analysé moi-même l’échantillon. Il ne contenait rien d’anormal ni de nouveau.

Chaque fois que le rayon apparaissait, je faisais de mon mieux pour ne pas bouger. Il m’arrivait de ressentir la paralysie comme une violence faite à mon corps alors que mon esprit se vidait de toute substance analytique.

Aucune autre souffrance n’affecta ma tranquillité habituelle. Je ne changeais d’ailleurs rien à mes habitudes pour ne pas éveiller des soupçons dans l’esprit de mes collègues de travail. Je ne parle d’aucun proche car je suis très solitaire.

J’ai longtemps travaillé dans une station biologique de la NASA. Cette existence de travail intense m’a éloignée je crois définitivement de la société des hommes. Un incident regrettable, dont je fus la principale responsable, m’a contrainte à quitter cet endroit merveilleux où je découvrais la vraie vie seconde après seconde. Kol Panglas, qui avait été un ami proche, mais qui s’était éloigné de moi comme on quitte le navire, m’a recueillie presque dans la rue d’où je ne sortais que pour donner des cours dans un collège à des enfants qui me rendaient bien malheureuse.

J’ai aujourd’hui plus de soixante ans. Je ne me souviens de rien. Mon esprit me survit grâce aux connaissances que j’ai acquises au cours de toutes ces expériences sur la matière humaine. Je perds aujourd’hui ce temps durement gagné dans le temps parallèle de la survie quotidienne. C’est dans ces conditions de tristesse infinie que j’ai reçu le premier message. Il était clair que j’avais un rôle à jouer dans la grande marche de l’humanité.

Le rayon avait transformé la structure de la rétine de mon œil droit. J’ai observé ce curieux phénomène de près. Des filaments s’organisaient tous les jours un peu plus obscurément à la surface même de la rétine, me donnant à penser que cette structure était en train de se substituer aux fonctions ordinaires de la vision. Cependant, l’œil gauche n’était pas affecté par ces changements. Il demeurait intact et continuait de remplir son rôle. Alors que l’œil droit avait cessé d’agir dans le domaine optique pour forcer mon cerveau à s’intéresser à d’autres vibrations de l’espace.

J’examinais cette structure, allant même jusqu’à prélever un filament. L’analyse révéla un élément métallique proche d’un de nos métaux, mais avec une particularité étonnante d’ordinaire réservée à la vie, la reproduction. Deux types de métaux s’entrecroisaient et engendraient, le mot n’est pas trop fort, d’autres filaments de l’un et l’autre type. Ce qui me parut assez ordinaire au fond.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Mon esprit était encore imprégné de concepts je dirais « terrestres ». Un élément A ne peut engendrer un élément A ou B que s’il s’associe avec un élément B. C’est ce que j’avais observé. Or, en poussant plus loin mes observations, je découvris un élément que j’appellerai C pour simplifier. Et D n’était possible que si C s’associait à la fois avec A et B. Or, E existait. Etc.

En tentant de déconstruire cette structure envahissante, je mettais à jour un message d’un type inconnu jusque-là. Je me soumis avec d’autant plus de ferveur au rayon matinal, ne voyant plus dans l’araignée du matin les superstitions que mon enfance avait si longtemps imposées à la femme que j’étais devenue.

Est-ce que je me sentais élue ? Un peu, oui. Mais par qui ? N’étais-je pas plutôt « envahie » par le hasard ? Combien d’autres personnes étaient affectées par ce rayon venu d’ailleurs ? Et qui le projetait sur des points particuliers de l’humanité ? S’agissait-il d’ailleurs d’une personne ou d’un groupe de personne et qu’est-ce qui les liait dans ce cas ?

N’allez pas croire, monsieur, que je me posais cette question dans la fièvre qu’on imagine trop facilement dès que les choses se compliquent à la fois dans le merveilleux nécessaire et le danger possible.

J’avais acquis, au contraire, une tranquillité fort différente de celle que j’avais cultivée toute ma vie, après l’enfance, cela va de soi, je n’ai pas été une enfant heureuse.

Ma vie de grande solitaire commençait chaque jour par l’apparition de l’araignée Je passais ensuite le plus clair de mon temps à travailler pour gagner mon pain quotidien, profitant des moments de répit pour détourner à mon profit les outils normalement destinés à un usage professionnel. Puis la nuit venait et, après quelques achats indispensables, je regagnais mon appartement pour me livrer au repos, toute seule dans ce lit où personne d’autre que moi n’a jamais couché, Dieu merci !

Kol m’avait surprise en plein détournement du matériel public. Il avait accepté de fermer les yeux si je lui parlais un peu de ce que je recherchais si assidûment. Je n’ai pas trouvé la force de lui mentir. Il a été mon premier confident. Et il ne vous aurait pas informé, monsieur, si entre temps il n’avait pas perdu la tête.

Nous avons tout fait monsieur Qand et moi-même pour adoucir les mauvais traitements qu’il subit dans l’espoir de le rendre moins imprévisible.

J’aime beaucoup Alice. Comme c’est étrange ce prénom de fille pour désigner un si charmant garçon !

Nous parlons souvent de mes contacts avec Ologique. Je ne sais pas s’il s’agit d’une planète ou d’une formation en transit dans l’espace. Les messages ne concernent jamais les questions de civilisation ni d’individu. Leur contenu n’est pas politique. Je n’ai trouvé aucune trace de leçons à donner à l’humanité ou d’intention de l’utiliser à des fins de puissance. Les éléments s’associent dans une complexité de plus en plus évidente. Et c’est cette évidence qui me donne à penser que nous devons y réfléchir ensemble.

Je vous adresse ces mots comme une supplique. Depuis qu’ils m’ont apporté le cadavre d’Aliz de Vermort, les messages ont sensiblement changé de nature. Je ne peux vous dire pourquoi. Je le sens. Le matin, l’araignée apparaît avec un prisme chromatique différent en fonction de je ne sais quels critères que je ne suis pas en mesure de percevoir. Mais Alice est persuadée que monsieur Russel est un homme digne de confiance et que c’est à lui que je dois communiquer mes résultats. Je suis très embarrassée par cette situation qui me met en porte à faux avec le peu d’amis que j’ai conservés. Ma vie ressemble à une lente érosion de la parole. Je passe mes journées à me murer dans un silence qui en dit long sur mon désarroi. Et du désarroi à l’angoisse, monsieur, il y a un fossé dans lequel je ne veux pas tomber. J’ai si peur de la douleur !

Quel est donc le but de ma vie ? Pourquoi n’ai-je pas pris plaisir à concevoir des enfants pour les donner à ce monde si merveilleux ?

Alice m’avait donné un étrange rendez-vous. Je dis étrange car nous n’avions pas l’habitude de nous rencontrer en dehors des lieux où notre travail absorbe le meilleur de notre existence. Deuxième facteur d’étrangeté, le rendez-vous était fixé (car je n’avais pas le choix) à une heure si tardive que j’ai cru à une erreur, Alice confondant souvent les am et pm. Il m’a confirmé l’heure par un nouveau message ainsi que le lieu du rendez-vous, à Walala. Bernie passerait me prendre, car je n’avais pas de véhicule.

J’espérais seulement rentrer à temps pour ne pas rater les messages d’Ologique. Alice me rassura plusieurs fois, car j’insistai lourdement comme je sais le faire quand je ne fais plus confiance à personne. Et je n’ai rien pris contrairement à ce qui est écrit dans le rapport que vous avez sous les yeux.

Il était minuit passé quand Bernie est arrivé à bord d’un taxi. Je lui passe la parole.

BERNIE

C’était qui, ce John Cicada ? Qu’est-ce qu’il m’a mis ! J’étais à l’hosto avec mon doigt dans la poche quand qui c’est que je vois qu’on amène dans une camisole de force si c’est pas ce vieux pédé de Kol Panglas qui m’en doit une depuis que j’ai payé trop d’impôt. Ah ! Je pouvais pas cacher mon plaisir ! J’y en ai mis une par derrière et si le type qui l’accompagnait m’avait pas arrêté, j’y serais encore à le crever de toute ma force testiculaire.

— Vous avez foutu votre doigt dans la poche ! Et la glace ! Il faut de la glace pour le conserver !

— De la glace dans mon pantalon ! Avec ce que j’ai chaud chaque fois qu’on me tabasse sans raison !

— Ah ! Y devait bien en avoir une de raison, ce flic !

— Il en avait pas ! J’y avais payé une bière de ma poche !

— Voyons ce qu’il y a dans cette poche.

Et pendant ce temps Kol Panglas se prenait une raclée à coup de tuyaux qu’ils lui enfonçaient dans les veines. Il hurlait comme si on lui avait volé son fric.

— Il est pas dans votre poche le doigt !

— Je sais bien où je l’ai mis, mec ! Regarde dans l’autre. Moi, j’ai pas le courage. Il est à moi ce doigt après tout !

— Vous avez dû le perdre en route.

J’avais l’œil qui tournait en même temps. Une pompe à sang turbinait entre moi et Panglas, mais lui il était attaché sur le lit et il ronflait pas. Je savais pas où il avait mal. Moi, je cherchais où j’avais bien pu le fourrer ce doigt de merde ! Le type qui me voulait du bien regardait sous le lit, le nez dans la poussière que j’aurais pas aimé être à sa place et finalement une gonzesse apparut en contre-jour pour me montrer les effets de son slip sur l’imagination d’un homme qu’on venait d’humilier.

— Je l’ai trouvé votre doigt ! gloussait-elle en agitant une pince. Mais on va pas pouvoir le remettre à sa place, monsieur.

— Pourquoi que vous le faites aux autres et pas à moi !

— Les autres y le se le mettent dans la glace, hé conard ! dit le type qui revenait de la poussière. Fallait le mettre dans la glace, pas au cul ! Vous savez rien faire les Frenchies !

— À part les frites, et encore, quand elles sont cuites !

Et le type me balance mon doigt dans une poubelle qui a l’air d’un crapaud avec une gueule qui se referme comme si j’avais plus rien à dire.

— Non mais attend, mec ! C’est mon doigt ! Tu vas me le recoudre sinon je te déconnecte de ta religion !

— D’abord, c’est pas moi qui couds. Moi je fais que prendre la température et je te dis, conard, que c’est pas la bonne et que ton doigt il a qu’à finir où c’est qu’on jette tout ce qui sert plus à rien.

Et en plus il était fier de me dire ça comme si je venais de recevoir l’absolution par erreur de programmation ! Je me suis jeté sur la poubelle pour l’ouvrir, mais impossible de lutter avec un crapaud dans l’état où j’étais. La gonzesse en tablier transparent me l’a ouverte en appuyant quelque part dessous.

— Prenez-le, votre doigt. Je vais vous faire un pansement et plein de piqûres dans le cul.

 

C’est comme ça que j’explique que je suis… comment c’est qu’on appelle un manchot du doigt ?

— Un cul-de-patte.

Qu’est-ce qui lui était arrivé à Panglas, le vieux Kol Panglas qui m’avait fait piquer du fric par l’État ? J’ai pas dormi à l’hosto suffisamment longtemps pour le savoir. Je suis parti sans explication et sans mon doigt. À la place, j’avais la curiosité à vif et une poupée à la main, sans compter des piquouses sur toute la surface des miches que j’ai pas petites comme madame elle a les siennes que c’est tout mignon à gratter quand ça démange.

À la maison, j’ai tout cassé pour qu’il reste plus rien. Ça commençait par un doigt et ça finirait mal, avec rien entre les jambes et un tas d’ennuis avec la justice. J’ai même tabassé la photo de mon ancêtre maternelle à qui je ressemble comme le cul de la chemise. J’ai fini dans la baignoire et sous la douche et ma plaie s’est ouverte comme si j’avais que ça à faire. Sally avait appris la nouvelle et elle s’est amenée avant que je me noie dans le chagrin.

— Tu peux pas récupérer un doigt sur un de tes macchabées ? Sans te gourer de genre… ?

— Tu n’aimerais pas ça, Bernie.

Elle avait pas l’air dans son assiette, la Sally. Elle travaille trop. En plus avec des morts qui lui font de drôles de causettes pour que justice soit faite.

— Aujourd’hui, dit-elle, c’est une jeune fille qui m’a rendu visite. Tu n’aurais pas aimé ça, Bernie.

— Un doigt de jeune fille ? C’est tout ce que t’as mis la main dessus ?

Elle était pas d’humeur à plaisanter. Je baissais d’un cran le moulinet à paroles, des fois qu’elle s’énerve et qu’elle m’envoie balader. J’avais pas vraiment envie de faire ça tout seul avec une main qui lui manquait le doigt du milieu.

— Carbonisée. Tu ne sais pas ce qu’on ressent devant une pareille horreur.

Je pensais qu’elle ressentait plus rien, comme en amour qu’elle est pas fortiche surtout avec moi.

— J’ai fait ce que j’ai pu, soupira-t-elle.

Je savais pas qu’on pouvait faire des choses pour les morts. Avec, je dirais pas non si c’est encore frais et pas trop vieux. Elle me regardait comme si j’avais tué quelqu’un.

— Je vais t’arranger ça, dit-elle et elle fila dans la salle de bain pour foutre le bordel dans mes affaires secrètes.

Mais elle laissait jamais traîner ses trucs à elle. Elle sentait le lait tourné et le doigt de pied à l’ail. J’aimais pas vraiment, mais je suis pas un modèle de présentation non plus.

— T’as vraiment l’air tourneboulée, dis-je en lui caressant une oreille.

— C’est la troisième fille qu’il grille. Quelle horreur !

Elle refit le pansement pour que ça soit présentable au cas où j’aurais à parler de moi à la police. Cicada avait dû remettre son rapport.

— Cicada ? fit-elle. John ?

— Tu connais ?

— Non, mais j’ai entendu parler. Je ne sais plus à propos de quoi. C’est peut-être lui qui enquête sur le Rôtisseur.

Elle acheva un nœud sans m’expliquer pourquoi elle devenait nerveuse chaque fois que je lui disais la vérité. J’ai pas commenté. J’avais trop envie de baiser. Surtout que les produits injectés avait des effets secondaires. Et puis je devais retrouver mon calme avant de rendre à Cicada ce qu’il m’avait si gentiment offert sans me demander de le lui rendre au centuple. J’avais une boule à la place de l’angoisse. J’aime pas être machiné de l’intérieur par des sentiments que je comprends pas aussi bien que les idées. Je le ferais saigner d’une dent et après je lui ferais un garrot pour que ça saigne plus.

— Tu sais pour Kol ? me demanda-t-elle.

— J’y ai pas touché, sauf avec les mains !

Elle rit. Elle est pas belle à voir. Mais on est pas obligé d’ouvrir les yeux pour la regarder. Elle s’est éclipsé dans la nuit. Je me suis réveillé parce que j’ai entendu la voix du type qui la prenait en stop dans la rue. C’était drôle, ça, de faire du stop en pleine nuit dans une rue déserte de San Francisco et de tomber sur un brave mec qu’a que ça à faire, non ? J’ai pas trouvé la force de penser qu’à ça. Des tas de choses me turlupinaient. À l’hosto, ils avaient jeté mon doigt dans une poubelle à un endroit de la ville où le nombre de poubelles dépasse celui des habitants et on avait pas notre nom dessus. On m’avait entourloupé une fois de plus, mais j’avais la haine en travers du regard et ça me rendait pas plus beau.

Des poubelles pleines de morceaux d’humains, du sang, de la graisse, des habits déchirés et pleins de trucs en plastique avec des formes impossibles à savoir à quoi ça sert si on n’a pas essayé soi-même. Et mon doigt gangrené au milieu de cet enfer miniature. J’arrêtais pas de cauchemarder et elle était plus là pour chanter une berceuse. Qui c’était, ce mec qui me rendait jaloux parce qu’il connaissait l’endroit exact où une femme avait besoin de son char pour rentrer chez elle sans se fatiguer les guibolles ?

Si ç’avait été le Rôtisseur, je l’aurais pas retrouvée chez elle le lendemain soir. Madame a besoin d’un chauffeur et elle le trouve, en pleine nuit comme en plein jour. Elle m’ouvrit à peine que j’avais sonné, preuve que j’étais en retard.

— Comment va ton doigt ? me demanda-t-elle.

— Lequel ?

Je lui posai aucune question sur le type qui l’avait ramenée dans la nuit, ni pourquoi elle s’était caltée sans me laisser un mot dans les draps que ça m’aurait pas fait de mal qu’elle s’excuse au lieu de prendre le risque de finir sur un gril comme un gigot. Elle m’avait foutu la trouille, mais ça m’avait pas empêché de dormir parce que j’étais bien reposé.

— Tu te rappelles d’Anaïs ? dit-elle dans l’ascenseur.

— Ni l’odeur de ses pets !

Le moment n’était peut-être pas bien choisi pour plaisanter avec une femme qui avait rendez-vous avec une autre femme que j’étais censé connaître. Elle me précéda dans le parking. Son ombre a des allures militaires. J’essaie de marcher dessus mais je me souviens pas de la musique et je trottine derrière elle comme un nain qui marche sur les mains.

— On va où ? demandai-je sans espérer qu’on avait le temps de prendre quelque chose chez Paso qui est un bon ami à moi quand on se chamaille pas sur la quantité de sel à ne pas dépasser pour faire passer les vessies pour des lanternes.

— À Walala ?

Je connaissais pas. On a roulé une heure à bonne allure. C’était qui, cette Anaïs ? Je connaissais pas d’Anaïs. J’en avais jamais mangé.

— La fille K., dit-elle pendant que je traînais la bagnole sur un chemin.

Pas moyen de me souvenir de comment elle portait le foulard. Une maison est apparue au bout du chemin. Une bagnole était garée sous les arbres. Je me suis mis juste derrière parce que je pouvais pas faire autrement contrairement à ce que prétendais Sally qu’est jamais à l’aise chez les autres et qui me fait toujours chier quand je fais ce que je peux pour pas déranger. J’ai claqué la portière en pensant à mes doigts. J’en avais plus que dix-neuf et c’était un sujet de conversation que j’avais pas envie d’aborder avec une inconnue. Une loupiote clignota avant de m’aveugler. Je me sentis pris au piège. Une femme s’avançait vers moi en m’appelant par mon petit nom. Elle était assez bien de sa personne et j’ai pas vu d’inconvénient à l’embrasser sur les joues pour lui rendre la pareille.

— Bernie ! Tu n’as pas changé.

J’ai pas eu le temps de trouver quelque chose d’intelligent à lui dire. Un type était sorti sur le seuil, à peine éclairé par la lumière qui venait de l’intérieur. Anaïs poussa Sally devant elle. Elles franchirent la porte en riant. Le type me tendit une main qui ruisselait parce qu’il venait d’extraire une olive d’un verre qui portait les traces de ses lèvres. Un morceau de bidoche grise lui pendait au coin de la bouche comme un mégot. C’était lui qui était allumé. Il tenta de dire quelque chose mais il avait pas l’air plus intelligent que moi et il ferma la bouche. Le morceau de viande tomba et tacha sa chemise à l’endroit du cœur, un signe qui me fit froid dans le dos. Je suis superstitieux, moi. J’entrai. Il me suivit.

— Vous prendrez bien un verre, réussit-il à baver.

— Je dis pas non.

J’avais pas soif. Et encore moins envie de prendre des trucs qui réduisent mon champ de vision à un filet de voix. Sally parlait plus qu’à son habitude et pour raconter que des conneries, ce qui me troublait. Du coup, le type me parut en trop. Mais j’arrivais pas à l’éliminer mentalement. Il me baratinait à propos d’une télécommande qu’il arrêtait pas d’appuyer dessus pour faire apparaître et disparaître des choses dont je me foutais bien qu’elles existent ou qu’il se les foute dans le cul.

Anaïs papillonnait. J’aime pas trop ce genre de gonzesse qui s’agite sans arrêt pour effacer les autres. Sally avait d’ailleurs pas besoin de ça pour manquer à l’appel dans ce genre de réunion. Elle s’agitait pas non plus pour obtenir l’effet contraire. Elle me surveillait du coin de l’œil comme si j’allais provoquer une catastrophe. J’étais pourtant pas abonné à l’indiscrétion.

Le type s’endormit. Les lèvres de Sally prononçaient son nom sans rien dire chaque fois qu’Anaïs lui tournait le dos ou alors elle me disait quelque chose d’aussi court et j’arrivais pas à déchiffrer.

Je me suis rapproché des femmes, des fois qu’elles s’imagineraient que j’allais m’endormir moi aussi. Anaïs me guida vers un fauteuil qu’elle débarrassa d’un chat. Il y avait aussi un iguane sur un bahut et ça m’a foutu un choc de croiser ce regard que je m’attendais pas à rencontrer ce soir.

J’ai bien regardé autour de moi. Il se passait rien. Le type dormait en se tenant la tête. Sally ouvrait et fermait la bouche. Et Anaïs me prenait le pouls.

CICADA II

Maintenant je creusais. J’étais descendu dans le trou, mais il n’était pas assez profond. Au bord, assis sur le tas de terre, ils attendaient que j’en finisse avec cette sacrée besogne. J’avais hâte moi aussi de me coucher là-dedans et d’attendre que la terre me tombe dessus jusqu’à ce que la nuit arrive. Mais Anaïs avait peut-être d’autres projets. Je lui étais encore utile. De temps en temps, elle balançait la gourde au bout d’une corde et je me mettais à boire en fermant les yeux parce que ça me faisait du bien. J’avais décidé d’aller au bout de cet enfer. Et j’y allais pas seul.

Ce gros lard de Bernie suait toute son eau. J’avais lié ses mains et ses pieds ensemble. La bedaine pendait de chaque côté et il soufflait parce que ses poumons ne pouvaient plus, dans cette position, se remplir comme l’exigeait sa carcasse. Il était devenu muet après m’avoir traité de tous les noms et même menacé de me faire la peau si je le tuais pas avant comme l’avait décidé Anaïs.

Sur le même tas de terre, Sally semblait s’ennuyer. Elle avait les mains ligotées dans le dos et les jambes sous les fesses. Ses cheveux étaient maculés de sang. Elle avait reçu un coup de crosse je ne savais plus à quel moment. Elle ne semblait pas nous haïr et pourtant, elle avait des raisons. Le soleil la harcelait depuis dix minutes, mais j’avais sauté dans le trou depuis pour éviter qu’Anaïs me fiche une balle dans le genou.

Frank souffrait atrocement. La balle avait atteint la hanche. Il était couché sur le dos dans la pente au milieu des feuilles mortes. Il étreignait un linge qu’Anaïs lui avait donné pour qu’il éponge le sang. Il arrêtait pas de se plaindre et Bernie l’engueulait jusqu’à ce qu’Anaïs lui ferme sa grande gueule de gros lard.

Je voyais plus Anaïs, mais elle me surveillait, m’encourageant en m’envoyant des mottes de terre qu’elle poussait de la pointe du pied en m’insultant. D’après ce qu’elle disait, elle avait jamais fait de mal à personne. Je l’avais salement amochée avant que Bernie me tombe dessus. Dans la confusion, Frank avait pris la balle là où ça fait le plus mal.

À ce rythme, j’aurais fini avant midi. Anaïs serait peut-être morte avant et alors je libèrerais Sally et on filerait ensemble pour s’éloigner de cette comédie à laquelle on ne comprenait rien parce qu’on était pas de la partie. Frank était intransportable et de toute façon il m’avait trahi. Mais je partirai pas avant d’avoir éclaté la tête de Bernie. J’ai rarement haï quelqu’un, mais ça s’est toujours terminé mal. Voilà à quoi je rêvais et le trou était maintenant assez profond et assez large pour contenir nos quatre corps. Mais comment Anaïs arriverait-elle à manier une pelle dans l’état où elle était, avec un bras inutilisable et les tripes qui commençaient à sortir de son ventre. J’y avais pas été de main morte, mais elle avait gagné.

Elle réfléchissait. Elle avait besoin de moi. Ce serait moi qui enterrerais les corps. Pas vivants, espérai-je. Je leur mettrais une balle dans la tête avant de les balancer dans le trou et il me faudrait pas plus de dix minutes pour refermer le trou et tasser la terre avec la bagnole. Il y avait assez de feuilles mortes pour recouvrir la terre. Anaïs n’avait aucune chance sans moi. Et je savais même pas pourquoi elle avait agi comme ça. Je me souvenais même plus de comment ça s’était passé exactement et je m’en foutais. J’avais encore une chance de m’en sortir.

Quand le trou m’a paru suffisamment profond et large, j’ai appelé Anaïs. Elle n’avait pas quitté l’endroit où je l’avais laissée. Je lisais dans ses yeux qu’elle aurait pas le cran d’achever ses victimes. Il fallait les pousser dans le trou. Ils n’en sortiraient pas facilement si la terre leur tombait dessus jusqu’à les immobiliser. J’exigerais qu’elle les achève, mais elle n’aurait pas ce cran. Et elle ne me confierait pas l’arme.

— Remontez, dit-elle.

Elle était coriace, cette salope ! Je remontai. J’étais en forme. Elle me tenait en joue. L’idée qu’elle attendait quelqu’un me traversa. Mais elle ne tirait pas. Elle comptait sur moi, moi qui n’avais jamais vécu un truc pareil. Même en temps de guerre.

— On n’est pas obligé de le tuer, dis-je.

Elle comprit que j’avais compris et elle sourit. Sally leva la tête. Elle aussi avait compris. Frank n’avait pas la tête à écouter et Bernie s’était chié dessus et il était trop occupé avec ça.

— John ! fit Sally.

Elle glissa sur la terre, mais s’arrêta au bord du trou. Elle voulait bien crever, mais en bas, bien couchée sur la terre fraîchement creusée. Elle s’allongerait tranquillement sur le dos et attendrait que la balle réduise son cerveau en bouillie. Elle savait de quoi il retournait. Mais elle s’était immobilisée et semblait maintenant envahie par la peur, au point de grimacer comme s’il était encore possible de s’en sortir par un effort de la volonté.

Un peu plus loin, Frank se plaignait.

— Vous allez pas me laisser comme ça ! John ! J’ai jamais voulu que ça arrive. Je sais bien ce que t’as dans la tête.

Anaïs avait du mal à se décider. Je donnai un coup de pied dans le dos de Sally. Elle tomba la tête la première. Pas un cri pour l’instant. Elle s’agita dans la terre pour retrouver sa position, assise les mains dans le dos, mais cette fois les jambes étaient allongées, formant un V. Ses pieds étaient nus.

Bernie poussa un cri comme si c’était le dernier. Je l’empoignais par la chemise et il glissa sur le dos jusqu’au fond du trou, la tête tournée vers moi, gueulant comme un gosse qui veut pas aller à l’école et qui vient de se prendre une beigne pour lui apprendre à pas effrayer les autres.

— Qu’est-ce que tu fous, John ? dit Frank.

Je le tirai par un pied. Il hurla de douleur. C’était bon la douleur au moment de mourir, il s’en rendait même pas compte et me haïssait parce que je lui faisais mal. Je l’ai soulevé pour le balancer comme le tas d’ordures qu’il était. Anaïs ne cachait pas sa joie. Elle riait sans bruit, la gueule ouverte comme une marionnette. J’empoignais la pelle. Je suis sûr qu’à ce moment-là, elle m’admira. J’ai commencé à remplir le trou.

Ça gueulait là-dedans. Ils gueulaient tous. J’avais jamais fait une chose pareille, mais j’avais envie de vivre encore les deux ou trois choses qui me comblaient pleinement, je m’en rendais compte maintenant et j’arrêtais pas d’y penser pendant qu’Anaïs me tenait en joue, attendant le moment de tirer ou de me sauver. Elle avait ce pouvoir et je l’admirais moi aussi.

Dix minutes plus tard, comme prévu, le trou était refermé et j’étais en train de le tasser en manœuvrant dessus avec la bagnole. Anaïs se tenait à l’écart, des fois qu’il me prenne l’envie de l’écraser. Un arbre la protégeait de toute tentative. À quel moment me tirerait-elle dessus ?

— Maintenant ça suffit, dit-elle. Descends de là et mets les feuilles.

— Des tas de feuilles, chérie.

J’avais troqué ma voix de stentor contre celle d’une fillette. Je descendis de la bagnole après l’avoir reculée sous les arbres. Je jetais un œil mélancolique sur la maison. Un vrai petit paradis que je venais de perdre à tout jamais.

— Je te conseille pas d’essayer, dit Anaïs.

Elle monta dans la bagnole, côté du mort. Mais elle était encore bien vivante et son doigt chatouillait la détente, blague mise à part. J’avais pas le choix. Je m’assis au volant et relançai le moteur.

— On va où, chérie ?

MONTI I

Montalban arriva après les flics américains. Il consulta le journal de l’alarme.

Je l’ai suivi partout où il voulait aller comme vous me l’avez demandé, monsieur.

— J’ai connu John Cicada dans le désert de Tabernas où il photographiait des insectes pour le compte de la NASA. Il n’a jamais été astronaute. Un chic type. Il achetait des dictionnaires pour améliorer son espagnol. Vous avez identifié les cadavres ?

Montalban retira ses gants et les balança dans la poubelle que je lui tendais.

— Deux hommes et une femme, monsieur. La femme est de la maison. Sally Sabat qu’elle s’appelle.

— ¿Y los varones ?

— Peut être Frank Chercos et Bernie Bernieux, deux potes à Cicada si j’ai bien compris. Le vieux Snopes dit qu’il y avait une autre femme. Il habite de l’autre côté de la route.

— Qu’est-ce qu’ils ont bouffé ?

Il triturait le contenu d’une assiette avec la pointe d’un couteau. C’était peut-être pas de la bouffe, en effet. Il n’avait pas l’air pressé, comme quelqu’un qui sait que ça va bientôt se terminer. Mais il avait eu cette sensation plusieurs fois depuis dix ans. Et Russel courait toujours.

— Si c’est lui, dit-il.

— Cicada était sur ses traces, monsieur.

— Et alors ?

Il sortit. Les flics avaient quitté les lieux. Deux types en combinaison blanche regardaient dans le trou. Montalban s’approcha et regarda lui aussi. Il n’y avait plus rien à voir, selon moi. Ou alors s’imaginer ce qui s’était passé sous la terre. À vue d’œil, les victimes n’avaient pas été fusillées. Elles étaient mortes étouffées et ça me foutait la chair de poule.

— Ramenez-moi à l’hôtel, dit Montalban.

Il me prenait pour son larbin. Je n’avais pas le droit de discuter avec lui. Il était arrivé la veille. Et j’étais son chauffeur, son valet et son homme de main. Voilà quelle était ma mission. Et j’avais bien l’intention de faire mon devoir comme un écolier, pas comme un héros. Russel était un type très dangereux. Et cruel.

— Il n’a jamais été cruel, dit Montalban.

— Vous croyez pas à sa culpabilité ?

— Je n’ai pas dit ça.

À l’hôtel, il prit le temps de déballer tous les trucs qu’il avait fourrés dans deux énormes valises d’un modèle que je connaissais pas. Le placard menaçait de ne pas tout contenir et on voyait que ça le faisait chier. Il m’avait demandé de pas fumer et de pas allumer la télé. Je m’en foutais parce que je couchais pas avec lui, je veux dire dans sa chambre. J’ai encore la chance de coucher chez moi. Il était armé. Un Beretta 92. Pas un modèle récent. Il y avait une photo dans la crosse. Une femme, mais comment en être sûr s’il me laissait pas regarder de près, avec tous ces mecs qui se conduisent comme des gonzesses !

— Je ne vais pas rester longtemps, dit-il.

— Vous êtes pas sûr que c’est lui ?

— Je suis jamais sûr de rien avec Ovidio.

— Ovidio ?

— C’est comme ça qu’il s’appelle, votre « Russel ». Ovidio, comme mon père et comme le grand poète que vous ne connaissez pas personnellement.

Ça me changeait rien de fréquenter un type qui connaissait un poète « personnellement ». Mais c’était la première fois que ça m’arrivait, je dois le reconnaître. J’ai jamais été fortiche en poésie. Je suis pas vraiment doué pour apprendre par cœur des trucs que je comprends qu’à moitié. Disons que Montalban avait l’air plus intelligent que moi, mais c’est juste à cause de l’effet que produit le regard quand quelqu’un pose une question et que les deux mecs à comparer se mettent à réfléchir ensemble en regardant celui qui pose la question et que ce mec il essaie de savoir qui c’est le plus intelligent alors qu’aucun des deux n’a encore répondu. Il peut pas s’empêcher de juger sur la base de critères qui n’ont rien à voir avec la question. Je sais plus comment ils appellent ça. Un drôle de phénomène, enfin, si ça fait rire et c’est pas mon cas.

— Je vous amène à manger des bêtes qui vivent dans la mer, dis-je parce qu’il était presque l’heure de penser à soi uniquement.

— On a ça aussi chez nous, tronco, dit-il en riant.

Il avait presque fini de ranger ses fringues et encore plein d’autres fourbis usagés. J’en avais marre de ce spectacle. J’étais pas payé pour visionner les slips d’un flic espagnol. Des slips et un tas d’autres choses qui sortaient pas de l’ordinaire. Sauf les bouquins qu’il devait lire dans les chiottes tellement ils étaient noirs sur la tranche.

— Ensuite vous m’amènerez voir votre patron.

— Si c’est de Panglas que vous parlez, il est en traitement psychiatrique.

— Vous m’en voyez désolé. J’ai connu Kol en Mongolie. Il savait manier un fusil. Et il connaissait les pierres.

Tous ces vieux cons ils en avaient fait des choses que je pouvais pas m’imaginer à quel point ça leur avait plus ! Et il fallait maintenant que j’admire et que je fasse des commentaires sans désobliger personne.

— Vous zêtes pas un inconnu ici à ce que je vois, dis-je parce qu’il fallait bien que je le baratine comme on me l’avait ordonné.

— C’est le rendez-vous des grands voyageurs. Mais John n’a jamais voyagé plus loin que la Mongolie lui non plus. Je vous raconterai si on a le temps. Frank Chercos et Bernie Beurnieux, dites-vous ?

On est allé bouffer chez Mimi qu’est une amie à moi et que quand j’ai du monde je les y amène. En échange, elle me renseigne. Et en plus elle cuisine le mérou comme personne.

— On mange aussi du mérou chez nous, dit-il.

Mimi s’est pas vexée. Elle avait été en Mongolie, mais à une autre époque, et pas pour tirer au fusil sur des animaux. Elle avait appris des tas de choses et les cuisinait encore si jamais on avait les yeux jaunes.

— Les yeux jaunes ? fit Montalban.

Mimi imita le Chinetoque qu’elle avait épousé. Il était en partie recomposé suite aux effets dévastateurs d’un attentat islamiste du temps où il servait en Asie. Elle pivota pour montrer le drapeau avec son trou et sa tache de sang. Elle lui avait cloué le bec à Montalban. Il avait pas ça dans son pays. Elle avait même pas idée de ce que c’était comme pays. De pays, elle connaissait le Mexique et le Canada. La Mongolie aussi et le Japon parce que son papa y avait laissé sa peau rouge. Sûr qu’elle avait pas fait le tour du Monde et qu’il fallait pas trop compter sur elle pour rêver à ce genre de choses. Elle était plutôt dans le B&D.

— Si des fois ça intéresse monsieur, gloussa-t-elle.

— Monsieur n’est pas intéressé, m’interposai-je.

— Qu’est-ce que vous en savez ? fit Montalban.

Il avait pourtant pas l’air de s’y connaître avec ses grands airs de fonctionnaire et ses valoches pleines à craquer que c’est moi qui les avait portées en attendant que le groom se réveille d’une sacrée cuite.

— Délicieux, votre mérou, dit-il en montrant ses meilleures dents.

Il en faut pas plus à Mimi pour se déshabiller. Et pour pas cher si on y met du sien. Elle sait concilier le travail et le plaisir, surtout qu’elle avait connu un espagnol, à ce qu’elle disait, qui l’avait déçue alors qu’ils étaient à un doigt de se marier.

— Tu parles d’un doigt !

Montalban changeait de physionomie à vue d’œil et c’était pas à cause du vin parce qu’il en buvait pas alors que moi j’étais moins grand que quand j’étais entré. Ça le rendait même bavard de se faire nourrir à l’œil par une californienne qui avait du sang espagnol. Fallait pas qu’il oublie qu’on avait du pain sur la planche et que c’était officiel.

 

À la deux on était dans le labo où on coupe les morts en morceaux pour que la justice s’y retrouve. La pauvre Sally y était entrée pour la dernière fois. Un larbin balayait les morts avec une brosse à chaussures et un autre les épongeait en tirant la langue derrière son masque. Le nouveau toubib venait à peine d’arriver. Comme ça sentait la côtelette de porc grillée aux herbes, j’ai expliqué à Montalban qu’on était toujours pas certain de l’identité de la victime du Rôtisseur. Il trouvait que cette odeur était pas à sa place. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Problème de traduction peut-être. Fallait pas que j’oublie qu’avant de parler, il traduisait. Tandis que moi, dans la pratique courante, je traduis après si des fois on me comprend pas, ce qui arrive souvent quand je réfléchis trop. Mais Montalban me suivait.

— On n’a pas grand-chose à faire ici, dit-il.

C’était un homme d’action. Ça tombait bien, j’en suis un aussi. Mais deux hommes dans la même action, quand ça se frotte, et j’avais la réputation de me frotter sans avertissement préalable, ça fout le feu à l’enquête surtout quand celle-ci est particulièrement inflammable parce que quelqu’un de malin l’a arrosée d’essence, spécialité à mon avis de cette crapule de Russel.

— Il n’est pas si malin, dit Montalban.

Si j’avais bien vu, il avait haussé les épaules en disant ça. On est sorti de la charcuterie sans avoir rien glané. Montalban paraissait pas déçu. Il était peut-être venu en vacances. Et je serais le seul à bosser, comme d’habitude.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça nous foute de savoir qui est mort et à quel endroit ? me dit-il dans la bagnole.

Il avait pas tort. C’était quoi le but de l’opération ? Capturer Russel et lui injecter une dose de chlorure de potassium sans anesthésie et surtout sans bromure. La cruauté à l’état pur.

— Vous êtes dingue, dit Montalban sans s’énerver.

Mais il souriait et je lui ai pas fait subir mon discours habituel sur les dingues dont je suis pas.

— Qu’est-ce qu’il a fait au juste dans votre pays ?

Pourquoi je disais pas « Espagne » ? J’en savais rien. La haine, peut-être.

— Il a tué un homme par méprise. Par erreur si vous voulez. On ne peut pas lui en vouloir. J’aimerais avoir un petit entretien avec lui. J’ai un message de la belle.

— Vous êtes dingue, Montalban !

Il m’épargna lui aussi son discours contre les abrutis qui vous traitent de dingues parce qu’ils comprennent pas ce que vous savez d’instinct. Il était d’accord avec moi sur ce point.

— On devrait peut-être se coucher et attendre qu’il se passe quelque chose qui soit pas un massacre, proposai-je.

— L’idée n’est pas si bête, dit-il. Je veux juste parler avec lui. Les Français l’accusent d’un autre meurtre, mais sans preuve, juste de la conviction. C’est le pays des idées qu’on se fait, que voulez-vous !

— Et ici, en Amérique, on est même pas sûr d’avoir quelque chose à lui reprocher. Mais c’est tout de même lui qui a enlevé la petite Aliz de Vermort.

— Pas si petite que ça, amigo. Et il n’y a que Frank Chercos pour le dire. Il y avait. Est-ce que son témoignage, que rien ne corrobore, est encore valable selon les règles de votre procédure criminelle ?

J’en savais rien, moi. J’ai pas étudié pour savoir, mais pour agir. Donnez-moi un appui et je soulève les lièvres pour leur tirer dessus sans leur laisser aucune chance de s’en tirer.

— Vous tireriez sur Russel si vous le voyiez ?

— Et comment !

— Alors je vais travailler seul. Déposez-moi là et tirez-vous !

Comme il y allait le señorito ! On causait, on pratiquait le brain storming.

— J’y tirerais pas dessus si ça vous fait chier de voir mourir un de vos compatriotes sans avoir reçu sa confession, dis-je parce que j’avais encore envie de rigoler.

— Vous n’êtes pas dingue, tronco. Et vous ferez exactement ce que je vous dis de faire sinon je vous fais virer de la police.

Heureusement que j’étais aux ordres, monsieur, sinon je me serais énervé pour rien. J’ai serré les dents pour me taire. Mais j’allais pas me mordre la langue s’il poussait le bouchon au-delà de la limite que je fixe toujours sans vous demander votre avis, monsieur.

Bon. On était pas copain. Chacun à sa place. Lui il comprenait tout et moi j’évitais de tirer. Ça ferait une bonne histoire si jamais quelqu’un avait envie de tourner un film sur ma vie.

— On va se payer les deux derniers pions de cette affaire, dit-il.

— Gisèle de Vermort et K. K. Kronprinz, dis-je.

J’étais pas si con.

JO.MANNA I

Qui je vois arriver ? Deux flics. On me la fait pas. Un type qui ressemblait à un toréador (torero d’opérette) et un joueur de pétanque (jeu de boules français mais sans les boules). J’arrivais à peine. J’avais rendez-vous avec le Prinz pour l’interroger sur l’échec de son dernier succès. C’était déjà pas une bonne journée qui s’annonçait. Il a fallu que deux flics s’en mêlent. Le bouliste m’avait repéré parce que j’ai ma photo dans tous les magazines de Métal, en première page si j’assure l’édito. Le tueur de taureaux se grattait les dents avec une allumette taillée en pointe. Il me regardait comme s’il m’avait jamais vu mais que ma tronche lui disait quelque chose qu’il avait pas envie d’entendre.

— Le Prinz est en train de chier, dis-je. C’est le genre de choses que moi je fais sans que les autres en parlent.

— Tu peux aussi fermer ta grande gueule, Jo., dit le flic en boule.

J’arrivais pas à me souvenir de son nom. Un pauvre type qui avait fini dans la police pour pas finir ailleurs où on est pas payé pour faire exactement le même genre de travail. L’autre voulait pas se présenter. Ils sont entrés dans la caravane alors que le Prinz, je le répète, était en train de chier comme il le fait une fois par jour après s’être tapé la cloche à la cantine. Je me suis assis dehors. J’ai allumé une cigarette et je me suis mis à attendre le bruit de la chasse d’eau. Je devais pas être attentif. Une minute plus tard le Prinz est sorti pour m’engueuler.

— Je t’avais dit de laisser entrer personne !

Et il est rentré sans m’inviter à en faire autant. Il s’est mis à gueuler et les deux poulets n’arrivaient pas à en placer une. Je connais celui qui se tient toujours le froc comme s’il avait perdu ses bretelles. Il était pas du genre à se laisser enguirlander par un nègre. Je crois qu’en plus il aimait pas les gros patapoufs. Et que même le Métal lui donnait rien que des mauvaises idées qu’il valait pas mieux y réfléchir avec lui. Mais quand le Prinz s’est arrêté de leur souffler dans les bronches, il s’est rien passé et j’ai entendu mon nom. C’était le Prinz qui m’appelait. Il avait retrouvé sa courtoisie habituelle. Je lui en voulais pas. Je pouvais comprendre que deux flics c’est pas ce qu’on a envie de trouver assis chez soi après s’être vidé les tripes.

— Je suppose que tu sais que c’est des flics, fit-il en guise de présentation. Messieurs, je vous présente le meilleur chroniqueur que la Presse ait jamais nourri à si peu de frais.

— Déconne pas, K. !

Il aime bien taquiner ses amis, le Prinz, même si ça leur fait mal et qu’ils nourrissent à son égard des sentiments tellement compliqués qu’un psychologue n’y verrait que du feu.

— Ils pensent que c’est Gor Ur qui m’a tiré dessus. Je leur ai dit que t’es pas d’accord avec eux.

— On s’en fout de l’opinion d’un pisse-copie, fait le bouliste.

— Vous savez bien où elle est, la balle, dit l’autre.

Il hochait la tête comme un pendu qui l’a échappé belle.

— Vous avez bien vu d’où il a tiré.

— J’ai même pas entendu qu’on me tirait dessus, dit le Prinz. J’ai déjà expliqué tout ça à vos copains.

C’était pas la première fois que ça arrivait, mais cette fois-là, les flics voulaient à tous prix que ce soit Russel le tireur. Le Prinz en avait marre de ces cons et il me l’avait dit pour que je l’écrive. Il comptait sur mon style et sur ma dialectique pour dire ce qu’il avait sur le cœur sans vexer personne.

— En plus, dit-il, le seul flic qui m’a écouté il paraît qu’il est devenu dingue et qu’on peut pas le voir là où il est. Pas vrai, Jo. ?

— Vous voulez dire que Kol Panglas vous croyait ?

— Il disait pas le contraire, mec ! Et il venait pas me faire chier chez moi avec des questions qui me regardent pas.

— Il vous a tiré dessus, tout de même ! couina le toréador.

— Et après ? Je me fais tirer dessus presque tous les soirs !

— Sauf que ya pas mort d’homme tous les soirs.

— Mais puisqu’on vous dit que Zizi s’est pendu par le cou !

— Avec le bide troué par une balle qui s’est perdue dans les coulisses !

Mais de quoi on parlait ? J’étais le seul à pas comprendre. J’ai jamais rien écrit sur les gens qui se font buter à la place des autres. Moi je croyais que les Urinants étaient des adeptes de la non-violence. Que nous, par contre, les Métaux, il nous arrivait de nous tirer dessus et même quelquefois sur les autres. Je savais même pas que Zizi était mort. Moi, à part la musique et les potins du B and D, j’ai pas de nouvelles du monde tel qu’il se construit un peu moins tous les jours. Et en plus on m’expliquait pas !

— J’accuserai personne, déclara le Prinz.

Il avait raison. Si Gor Ur avait voulu le flinguer et que par erreur…

— Erreur… dit le toréador à l’autre flic comme si j’étais en train, en vous racontant tout ça, monsieur, d’appuyer sa thèse que je savais même pas de quoi il voulait convaincre son collègue.

Je repris :

— Et que par erreur il en avait malencontreusement fini avec l’existence de pute de Zizi que personne va regretter, ces péripéties de la vie ordinaire n’étaient pas grand-chose à côté de la merde que foutent les États partout où ils se mêlent de la vie des gens, c’est-à-dire partout. C’est d’ailleurs pour ça que je suis raciste et que j’ai aucune honte à l’affirmer haut et fort : je hais toutes les races, y compris la mienne qui est d’ailleurs un mélange de races, ce qui ne rend pas ma haine plus compliquée à définir contrairement à qu’on dit quand on n’a pas assez réfléchi au problème. Bref, j’avais moi aussi des raisons de foutre ces flics dehors à coup de pied au cul, même si j’étais pas chez moi et que c’est une raison valable pour ne pas le faire. Mais le Prinz, qui était habilité à le faire, selon les usages et même les textes, ne bougeait pas son gros cul du coussin où il s’était répandu comme un fromage bien fait. Les flics observaient notre passivité en vainqueurs, ce qui me déprimait.

— On va pas s’en aller sans vous laisser un petit souvenir, dit le flic au cochonnet.

Et il déposa un papier plié en deux sur le genou monumental du Prinz qui cessa de se gratter l’appareil reproducteur.

— Panglas est peut-être malade, mais son bureau reçoit sur rendez-vous.

Il me troua des yeux à mon tour.

— Toi aussi t’es invité, mais comme j’ai pas de carton pour toi, parce que j’avais pas prévu de te rencontrer en si bonne compagnie, tu ramèneras tes fesses sans te soucier de mes bonnes manières.

D’après lui, on n’avait plus rien à se dire. Il sortit en sifflant un air que le Prinz dédiait en principe aux femmes. Le toréador ne s’était pas levé.

— Je ne connais rien à vos mœurs et vos usages, dit-il sans une seule trace d’exigence. Je suis ici au nom de Sa Majesté et du Peuple espagnol. Je m’appelle Montalban. Je reçois à l’hôtel où j’ai jeté l’ancre pour quelques temps. Ça fait dix ans que je cours après Ovidio.

— Ovidio ?

— C’est comme ça qu’il s’appelle encore chez nous, votre Roger Russel dit Rog Ru, le Gorille Urinant selon votre mythologie à la noix.

Il voulait pas nous vexer. D’ailleurs, on s’en foutait le Prinz et moi. On regrettait pour Zizi qui avait une famille. On aurait rien regretté sinon. C’était une pute. Il se vendait aux flics.

— Mon collègue est en colère, dit-il en se levant.

Il avait l’air d’un arbrisseau que l’éléphant K. regardait comme s’il arrivait pas à lui pisser dessus. Mais c’était pas notre genre de pisser sur les gens. Et non, contrairement à la légende, on coulait pas du bronze dans les anus des jeunes filles en fleur ni des traîtres à notre cause, deux catégories de l’engeance humaine qui nourrissaient, on devait le reconnaître, le meilleur de notre temps passé à faire la fête.

Ils sont partis. Le Prinz poussa un long soupir de soulagement. Ils avaient interrompu sa défécation. Ça lui arrivait pas tous les jours. Il sortit sa grosse bite et se rendit compte qu’il était en train de rêver.

— Donne-moi une minute, Jo., dit-il.

Il est revenu des chiottes avec de nouvelles idées et ça le rendait heureux. J’en avais pas, moi, des idées que j’avais pas déjà usées comme des pneus. J’ai jamais eu de fric non plus. J’ai toujours marché sur le même fil en me demandant lequel de tous ces cons me donnerait une raison de fermer les yeux. Mais je dors les yeux ouverts.

— Ils ont raison, ces flics, dit le Prinz. J’en ai marre de me faire tirer dessus. Je continue parce que sans ce sacré boulot, je ferais quoi de cette grosse queue qui en demande tous les jours. T’es comment du côté de la queue, Jo. ?

— La mienne ou celle des autres ?

Rire, ça le faisait tousser et c’était pas beau à regarder quand il se mettait à cracher dans son mouchoir. Une seule balle l’achèverait. Il était pas en forme, le Prinz. Il chantait de plus en plus en play-back. Mais j’écrivais pas ce genre de choses. On me payait pour nourrir des rêves. Ça devient vite anorexiques, les rêves, si on les traite comme des enfants qui ont que le droit de fermer leur gueule pendant les pires moments de la croissance. J’étais pas si mal payé que le Prinz l’avait dit aux flics. J’étais même bien mieux payé que ces deux minables. Mais j’arrivais pas à la cheville du Prinz et j’avais pas les moyens de compenser le manque d’amour avec des tonnes de plaisir. Le plaisir, chez moi, on voyait à travers.

— Je hais le type qui me tirera dessus ce soir, dit le Prinz.

— Il te faut une doublure, K. Après, je veux dire une fois qu’ils l’auront décanillée, tu pourras même pas dire que t’es pas mort !

— Je comprends pas, Jo.

On suçait le bec d’un narguilé parfumé à l’érythroxyline quand un valet est venu parler dans l’oreille du Prinz. Ça n’a pas duré une minute. Le Prinz s’était figé. Il embrassa le valet sur le front et le renvoya dehors.

— Mauvaise nouvelle ? demandai-je.

— Faut voir, murmura-t-il.

Il regardait loin devant lui.

— T’as toujours ta moto, Jo. ?

— Je m’en sépare jamais, K., sauf quand j’en ai pas besoin.

J’étais pas vraiment en état de conduire une moto, surtout une Indian 47 équipée d’un side qui contenait mes souvenirs d’enfance. En principe, je la conduisais dans mon living. J’avais donc perdu l’habitude de regarder dans les rétros avant de tourner. Il me faudrait un peu d’essence aussi. Le Prinz s’était même pas rendu compte que le temps avait vachement passé depuis l’époque où il entrait dans du 40 sans savon.

— Qu’est-ce que tu veux faire avec ma bécane, K. ?

Je voulais dire : « Quel est le rapport avec ce que ton larbin t’as vomi dans l’oreille pour que j’en sache rien, mec ? »

Le coussin commençait à souffrir sous ses fesses. Il se pencha sur le côté pour l’arracher, mais un angle restait coincé et ça l’énervait. Il avait plus d’inspiration si on lui cassait les pieds. Je tirais moi aussi sur le coussin qui craquait. J’étais tout rouge.

— Je rentre plus dans une bagnole, mec, dit le Prinz.

— Et tu crois qu’une moto fera mieux que ce coussin !

Lequel se brisa comme du verre.

— Et merde ! fit le Prinz. Ils mettent plus des plumes dans les coussins. Tu te souviens, Jo., des plumes et de tout le bastringue que ta mère en devenait verte ?

— Il t’as dit quoi, ton larbin, K. ?

— Ma petite sœur a des ennuis, mec. Tu peux refaire comme si c’était la tienne ? Mec ?

— Anaïs ?

Je sais même pas pourquoi je posais la question. Il avait qu’une sœur, le Prinz. Et comme j’en avais pas, c’était aussi la mienne.

CICADA III

Roger Russel se tenait debout à l’entrée de la maison où je venais de passer une nuit blanche. On m’avait sorti de mon lit avant le lever du jour. Deux types m’avait traîné dehors dans la neige. Maintenant, j’attendais dans la bagnole. Ils m’avaient piqué. Je sentais plus rien. Mais j’avais mal nulle part comme je l’avais redouté la veille quand on est arrivé Anaïs et moi à bord de cette bagnole qui voulait plus avancer parce qu’on était sur le point de fondre une bielle. Je n’avais pas eu le temps de réfléchir à ce qui m’arrivait. Ils m’avaient piqué tout de suite pendant que d’autres emmenaient Anaïs à l’intérieur de la maison. J’avais attendu longtemps, couché sur ce qui pouvait être le plateau d’une charrette. Je dis ça maintenant parce que ça sentait la basse-cour. Ça tournait dans ma tête. J’avais beau fermer les yeux, ça n’arrêtait pas de tourner dans tous les sens et j’arrivais pas à vomir pour me soulager. On est venu me chercher tandis que la neige commençait à tomber. C’était peut-être la raison de leur compassion. Ils m’ont jeté sur un lit et je les ai écoutés sans pouvoir comprendre une seule de leurs paroles. La porte de la pièce où je me trouvais était restée entrouverte. La lumière formait un triangle sur le plancher, coupée de temps en temps par l’ombre de quelqu’un qui me regardait et me parlait sans que je comprenne un foutu mot de ce qu’il me disait. Mais maintenant, c’était Roger Russel qui me regardait et il me parlait lui aussi. Je crois qu’il me remerciait de pas avoir tué Anaïs. Il doutait pas que j’en avais eu l’occasion plus d’une fois pendant le trajet. Et j’avais eu de la chance qu’elle me tire pas dessus par réflexe, au moment de mourir. Elle était gravement blessée. On la soignait, si je voulais savoir. Mais je m’en foutais. J’avais failli la tuer et elle avait gagné parce que ce salaud de Frank m’avait eu par derrière. J’avais aucune raison de me méfier de lui. Mais pourquoi je parlais de ça avec un type recherché par Interpol ? J’arrivais à peine à me faire une idée de ce qui m’attendait et je parlais comme si on me demandait quelque chose. Je savais même pas si Anaïs avait survécu. Elle était peut-être déjà morte quand on est arrivé. Qu’est-ce que j’en savais, pauvre fou qui s’était mis dans la tête de la conduire exactement où elle voulait aller ?

Roger Russel m’a dit encore quelque chose et il est rentré en se frottant les mains. Le vent arrivait par rafales, secouant la voiture qui avaient de mauvaises suspensions. Je les avais esquintées dans le désert. Anaïs et moi on était mort de fatigue et de faim. On buvait à la même bouteille et je lui conseillais de faire attention avec son intestin qui était peut-être percé, mais ça sentait pas la merde. Maintenant, j’espérais qu’elle avait survécu, mais je venais de dire à Russel que je m’en foutais et il était rentré en parlant de la neige et du vent.

Ils allaient peut-être me laisser mourir de froid dans la bagnole. J’avais envie de parler, mais pas à Russel ni à un de ses sbires. J’avais besoin de quelqu’un d’étranger à notre monde qui est étroit comme un couloir sans fenêtre. Pas un oiseau sur les branches avec ce froid. Il y avait de la lumière à l’intérieur. Russel était-il entrain de me reluquer parce que ma mort lente allait lui procurer un plaisir de dingue qui me faisait payer les souffrances qu’Anaïs endurait peut-être encore à cause de moi ? Je me foutais de lui donner ce plaisir. Anaïs pouvait crever ou être déjà morte. Je gémissais sans le vouloir. Je m’interdisais tout signe de désespoir, mais quelque chose voulait sortir de moi et je me plaignais comme si je n’avais pas vraiment mal, que j’avais peur d’avoir mal et que ça n’arriverait que si Russel l’avait ordonné à ses complices.

Russel est sorti de nouveau. Les deux types qui m’avaient transporté dans la bagnole parlaient avec lui sans sortir de la maison. L’un d’eux était armé d’un fusil. On aurait dit qu’ils hésitaient, qu’ils n’étaient pas d’accord sur la conduite à tenir à mon égard. J’avais moins mal du coup, et moins peur. Moins besoin de quelqu’un pour soulager ma tristesse. Puis les deux types sont sortis et ils se sont amenés, l’un d’eux tenant le fusil et l’autre secouant les clés de la voiture, pas pour jouer avec ma peur, mais pour chercher la clé de contact parmi les autres clés. Le type au fusil s’est installé avec moi sur la banquette arrière. L’autre a pris le volant et a démarré le moteur. On allait m’exécuter plus loin, dans un endroit tranquille où on retrouverait mon corps au printemps. Je me foutais qu’on le retrouve ou pas et que mon état de décomposition prête à rire ou autre chose. J’ai regardé dans la lunette. Russel n’était plus là. Je n’existais plus pour lui. Pour personne d’ailleurs.

On a roulé des heures, retrouvant le désert puis la longue route au bord de la mer. On revenait chez moi. C’était chez moi. J’étais peut-être sauvé. Ou il n’était pas nécessaire que je comprenne ce qu’ils avaient planifié. Ils avaient des ordres et ils les exécuteraient. Je ne leur avais pas adressé la parole et chaque fois qu’ils m’avaient parlé, ils m’avaient demandé de la fermer ou ils me faisaient sauter la cervelle.

SNOPES

— Toute la nuit !

Je me demandais bien ce qu’il pouvait trouver à un pareil endroit pour rouler toute la nuit. Ils savaient peut-être pas que c’était ici qu’on avait tué trois personnes en les enterrant vivantes. Le locataire avait foutu le camp avec une gonzesse à ce que disait la police. Eux, ils pouvaient pas être de la police, assis sur la moto avec chacun un pied par terre, un gros Noir avec une casquette de gonzesse et un minable en costard qui tenait le guidon d’une moto qui à mon avis pesait pas la moitié de son passager. Ils avaient des têtes à avoir roulé toute la nuit. J’avais pas vu ce genre de bécane depuis le Débarquement de Normandie. Même qu’à l’époque j’étais monté dessus pour aller plus vite parce que j’avais la trouille.

— Ya plus personne dans la maison, leur dis-je. C’est tout fermé et on peut rien voir dedans comme c’était avant que monsieur Cicada me demandait de jeter un œil quand il était pas là. Qu’est-ce que ça a bardé là-dedans ! Vous voulez que je vous amène voir le trou ?

Le Noir hésitait et se grattait la face avec des doigts pleins de pierres précieuses que c’était sûrement des fausses mais j’ai quand même donné un coup de fil à Pépère des fois que. J’avais été discret parce que c’est pas la peine de donner des raisons de s’inquiéter à des personnes qu’on va détrousser sans toutefois leur faire de mal. Le mal, c’est pas notre genre à Pépère et à moi. Je leur ai dit que j’avais besoin de ma canne pour éloigner les chiens et j’ai appelé Pépère discrètement en me cachant dans le frigo qui est insonorisé. Ensuite je suis ressorti et j’ai été ravi que ces deux types m’aient attendu. Ils sont descendus de la moto, comme ça Pépère y pourrait en prendre livraison sans se fouler le poignet.

— Vous pouvez laisser la clé dessus, que je leur ai dit, ya pas de voleurs ici.

Ça ferait rigoler Pépère, mais la clé il en avait pas besoin parce que les motos il les désossait et on pouvait plus s’en servir. Ils ont laissé la clé dessus comme ça Pépère pourrait la conduire tranquillement jusqu’à son garage.

— Ya un chien énorme là bas, que je leur dis pour leur foutre la trouille, mais j’étais pas bien sûr de moi.

Le chien que j’avais vu avait eu plus la trouille que moi et je me demandais si c’était pas plutôt un loup. En tout cas, j’avais pris mon bâton.

— Je sais pas pourquoi on vient ici, dit le Blanc.

Je savais pas moi non plus, mais ils allaient me le dire.

— Tu fermes ta gueule, Jo ! dit le Noir.

— Ça va, Ka. On jette un œil et on se tire.

Je me demandais sur quelle moto ils allaient se tirer. Pas sur la mienne en tout cas, puisque j’en ai pas. Pépère serait content.

— C’est un drôle de nom, ça, Ka, je dis sans me retourner vers cet énorme Noir qui me suivait en soufflant comme un bœuf à la saillie.

— Cépakacéka, dit Jo.

J’y comprenais rien à ces types. Ka me disait que les bœufs se reproduisent pas. Je pouvais pas avoir vu un bœuf amoureux, d’après lui. Ou alors j’étais pas au courant.

— Je me suis gouré de sexe, dis-je. Pas plus tard qu’hier, un Espagnol est venu ici et il m’a embrouillé l’esprit avec des histoires de fer et de pipi. J’y comprenais que dalle, messieurs. J’espère que vous serez plus clairs avec moi. C’est une belle journée pour pas s’énerver, même si on vous a piqué quelque chose à laquelle vous tenez ou qui vous est utile.

On avançait à grands pas. Le chien était revenu. Il aboyait en montrant des dents qui me faisaient déjà mal au cul.

— Avec votre petit bâton, me dit Ka, vous l’impressionnerez pas !

— J’aurais dû amener la moto pour lui faire peur, dit Jo.

Ouais mais Pépère y serait pas en train de rouler tranquillement avec.

— Je sais même pas qui c’est, ce chien ! dis-je en levant mon bâton.

— On s’en fout qui c’est ! Faites-le fuir !

— Y reste peut-être des os dans le trou.

C’était un chien qui devait peser la moitié de mon poids. J’ai pas été longtemps à l’école, mais suffisamment pour savoir que l’énergie est égale à la moitié de la masse (je sais pas pourquoi la moitié) multipliée par la vitesse au carré. Étant donné que je courais en général beaucoup moins vite qu’un chien, la rencontre pouvait pas tourner à mon avantage, surtout face à un chien qui n’avait pas peur des bâtons que même en multipliant sa longueur par je sais plus quoi j’avais aucune chance de l’envoyer se faire voir ailleurs. C’était ici qu’il avait envie de voir.

— Montre-lui ta bite, rigolait Jo.

Et Ka grognait comme un ours, mais du genre que les chiens y savent que c’est des tapis.

— Vous reviendrez demain, messieurs, parce qu’aujourd’hui Seigneur Chien veut pas que des minables d’humains aillent renifler ses os.

— C’est d’ailleurs tout ce qu’on ferait. Les renifler, dit Ka.

Il était dépité. Moi, je pensais à la moto. Ils allaient faire venir les flics, autrement dit ce conard de Galvez.

— ¡No me digas ! fit Jo. Vous avez dit « Galvez » ?

J’avais pas dit autre chose parce que ce conard de Galvez avait des oreilles partout. Il écoutait même avec si on faisait pas attention.

— Galvez, répéta Jo en secouant la tronche.

Ka le regardait sans comprendre. Il me semblait entendre la moto que Pépère sait pas se retenir quand il a des gaz.

— Et ben quoi « Galvez » ? fit Ka en se grattant encore la face à pleine main.

Jo avait l’air d’avoir trouvé un filon rien qu’en pissant dessus. C’est un truc qui m’est jamais arrivé. Le contraire non plus d’ailleurs.

— Comme Russel ! disait Jo en sautillant comme un gamin (j’exagère). Ovidio Galvez !

Il se tourna vers moi, oubliant complètement le chien.

— Cet Espagnol qui est venu hier…

— Ou avant, je me rappelle plus.

— Il avait pas une tête de flic ?

— Il avait pas une tête d’Espagnol non plus.

Jo se tourna vivement vers Ka. Le chien commençait à se demander ce qu’il foutait et moi ça m’inquiétait parce que j’aurais préféré que ces types foutent le camp d’ici sans blessures. Même Pépère y l’aime pas le sang.

— Ce type en sait plus que nous, Ka !

Mais Ka y surveillait le chien lui aussi. Il avait de grosses couilles et il y tenait. Les miennes sont beaucoup plus petites et j’étais pas en mesure de les perdre car malgré mon âge, j’ai des relations. Mais Jo était obnubilé par son Espagnol. Il a pas vu le chien arriver. J’ai rien vu moi non plus. J’ai couru comme un dératé. Ka courait devant moi et j’arrivais pas à le rattraper.

— La moto, Jo ! On nous pique la moto!

Pépère avait du retard. Il s’y connaissait pourtant en moto. Un retour de kick lui avait esquinté la cheville, voilà comment il s’expliquait mon Pépère ! Et le gros Noir qui s’appelait Ka était en train de lui foncer dessus en beuglant comme le bœuf au sujet du quel on s’était pas bien compris lui et moi. Ni une ni deux, j’ai sorti mon flingue et je l’ai descendu.

— Merde ! fit Pépère.

Moi, je faisais plus rien. Si j’avais eu un silencieux, la discrétion du pétard m’aurait ouvert les voies de la réflexion, même après un truc pas fait exprès. Mais Pépère s’était bouché les oreilles en y plantant les doigts dedans, preuve qu’il m’avait vu arriver. Maintenant, le Noir était dans la poussière, le cul à l’air parce que la balle avait pété l’élastique de la bretelle. La flaque de sang grossissait à vue d’œil comme dans un film. Pépère s’approcha du corps qui pour moi n’était pas encore un cadavre.

— C’est un cadavre, fils ! Merde alors !

— S’il se met à chier, je reste pas ici, Pépère !

— J’entends plus le chien ! Tu l’entends, toi ?

Le coup de feu nous avait assourdis, mais à ce point tout de même. Le chien s’était tu. Et Jo ne criait plus. Pépère m’a devancé. Il avait une bonne foulée le Pépère malgré son âge qui est encore plus avancé que le mien. Il se retourna sans cesser de courir. Sa bonne mine me renseignait sur l’état de santé de Jo. Il se portait bien ou alors j’avais pas compris le message.

— Le chien est crevé, dit Jo.

Il nous montrait le chien et hochait sa grosse tête de crétin qui savait pas qu’on pouvait tuer un chien méchant rien qu’en le regardant. Je savais pas moi non plus que c’était le meilleur moyen de saigner les chiens. Il gisait au bord du trou, le ventre ouvert et la queue raide, avec des dents plus qu’il en avait avant de crever. Et qu’est-ce que je vois en m’approchant ? Un type qui me menace avec un revolver. On aurait dit un mort qui sort de sa tombe. C’était qui ce mec ?

GALVEZ I

Deux fois que je vois passer Pépère sur une moto. À la troisième, je me dis que je lui pose des questions qu’il le veuille ou non. J’ai beau représenter l’autorité ici, je me souviens que Pépère y nous faisait sauter sur ses genoux mon frangin et moi et on ouvrait la bouche pour recevoir des gâteries que Mémère confectionnait pour nous sur le feu. Dans la maison, ça sentait la vanille et quand le vent soufflait du Sud, toutes les rues de Walala sentaient la vanille. On était des gosses vernis, mon frangin et moi, et même aussi la frangine qui fait actuellement de la politique à San Diego si j’ai bien compris. Mon frangin n’est pas allé si loin, mais il turbine assez lui aussi, dans la police, avec des galons plein le bras. On se voit pas souvent. Il est venu hier avec un type qui avait un accent et qu’avait pas l’air, mais alors pas du tout l’air d’un Chinois, peut-être du sang indien si j’ai pas perdu mon sens de l’analyse.

Je reviens à Pépère. Maintenant que Mémère n’est plus de ce monde, il vit chez son fifils qu’est un drôle de coco que j’aimerais pas avoir dans la famille. Pépère trafique dans la mécanique, mais ça lui rapporte pas gros et ça fait pitié de voir vieillir un bonhomme qui nous a nourri pendant que les vieux étaient en vacances et que l’école était fermée. Je ferme les yeux. Des fois je vois à travers et je me raconte des histoires pour que Pépère il ait pas d’ennuis avec les autorités dont je suis, voyez-vous, monsieur, le représentant.

Je disais que son fifils c’est pas la même engeance. Snopes (on l’appelle par son nom de famille qui est aussi celui de Pépère) est un dur qui a fait la guerre et un tas d’autres choses qui n’ont rien à voir avec la guerre. Pas moyens de lui mettre la main dessus. Pépère me regarderait de travers, parce qu’il aime bien son fiston. Après tout, c’est Snopes qui l’héberge et Pépère démonte des bagnoles et des machines agricoles pour payer son loyer. Je l’avais jamais vu transporter des pièces détachées sur le guidon d’une moto qui avait dû être neuve quand il avait pas l’âge de la conduire.

J’étais chez Tim pour me requinquer. Je bois un verre et je me sens mieux. J’ai des problèmes d’angoisse. Je crois que c’est la raison que j’ai pas vraiment réussi professionnellement comme mon frangin et ma frangine. Mais je suis pas un demeuré. D’ailleurs il se passe rien ici, sauf quand le vieux Carothers sait plus où il a mis sa femme et qu’il faut la chercher toute la nuit. J’ai un chien renifleur, mais son talent est limité à l’odeur de madame Carothers. Il a jamais mordu de gosse. Il y a pas beaucoup de gosses ici depuis que moi et mes frangins on est devenu des adultes responsables. La seule drogue en usage ici, c’est la bière, et c’est pas une drogue. C’est comme les femmes. C’est des femmes et c’en est pas selon qu’on se place du point de vue sexuel ou du couple reproducteur. Moi, j’ai jamais réussi à faire les deux en même temps et du coup je suis célibataire à vie. Je reviens à Pépère.

Je buvais tranquillement sur la terrasse que Tim Burnett a aménagée devant son établissement d’utilité publique que s’il avait pas eu cette idée à Walala on passerait notre temps devant la télé. Tim est aussi mon adjoint dans les affaires délicates. Il a pas la fibre policière. Et en plus, il sait pas se servir d’une arme parce que ça fait du bruit alors qu’il est presque sourd. Je dis presque parce que c’est ce que j’ai écrit dans le rapport d’embauche, sinon il serait pas flic et il aurait pas construit cette terrasse qui rend la vie agréable, je vous le dis, monsieur.

Donc, j’étais en train de me faire de la bile pour une chose ou une autre et voilà que qui que j’aperçois derrière les platanes de la route de San Francisco si c’est pas Pépère sur une moto avec un ballot sur le guidon. Il allait à son garage qui est plutôt un magasin avec des rayons de pièces détachées tellement rares qu’on vient de loin pour les lui acheter. Je ferme les yeux comme d’habitude. Pépère entre dans le garage. On entend la porte grincer. Rien d’anormal. Et Pépère remonte sur la moto et retourne chez Snopes. Bon. J’ouvre les yeux.

Dix minutes plus tard, le revoilà le Pépère sur la moto avec un autre ballot sur le guidon. Et il refait exactement ce qu’il avait fait dix minutes plus tôt. J’ouvre les yeux, Tim en avait déjà marre de m’expliquer.

Et il s’est pas écoulé dix minutes de plus que ça recommence la même chose. Je me mets à courir vers le garage. C’est l’instinct, mais je devrais pas courir avec une carafe de bière dans l’estomac. Je cours quand même, c’est mon boulot, et j’arrive devant la porte du garage. La moto est sur sa béquille. C’est un vieil engin comme j’en ai vu que sur les photos avec des anciennes filles à poil dessus. Ça m’inspire pas vraiment les époques. Mais qu’est-ce que je vois sur le guidon si c’est pas une tache ! Rouge. Et sur le chrome, on voit bien que c’est du sang. Je me dis que Pépère est blessé. Je me retourne. Il est là devant moi, apparemment intact, à moins qu’il ait ses règles.

— Salut, fiston, qu’il me dit. T’es venu voir si j’ai pas clamsé ?

Je comptais plus sur l’héritage à cause de Snopes.

— T’es blessé ou quoi ? je demande.

— Je suis pas si fier, fiston. Taille-toi, j’ai du boulot.

Il me pousse et remet la moto en marche, au kick, mieux qu’avec une clé que de nos jours on a pris la mauvaise habitude de foutre des clés partout. Il pose le pied sur le kick, se soulève et d’un coup de rein il relance le moteur qui se met à chanter comme s’il y avait une femme dedans. J’admire et je pousse un cri.

— T’as rien à faire ici, me dit Pépère.

— Je peux poser des questions ?

— J’ai pas le temps, fiston. Tire-toi avant que je m’énerve.

— C’est Snopes qui t’as donné tout ce boulot ?

— Tu l’aimes pas, hein, le vieux Snopes ?

— Je viens avec toi, Pépère !

Il est pas taillé pour m’en empêcher. J’ai saisi la selle de derrière d’une seule main. Il hésite à enclencher la première.

— C’est pas très légal, fiston, ce que je suis en train de faire.

— Snopes il a pas le droit de te faire trimer comme si t’étais pas son vieux. Je vais l’engueuler, à ce feignant !

— Vous allez encore vous disputer. J’y tiens pas, fifils. J’ai plus l’âge de compter les points. J’en ai marre des histoires de familles. Vous faites tous chier !

S’il se mettait en boule comme ça, Pépère, c’est qu’il avait une autre raison. J’y ai pas trop réfléchi sur le coup. J’ai enfourché la selle et j’y ai tapé sur l’épaule à Pépère. Il a démarré en grognant, mais je m’en foutais.

Trois minutes plus tard, on était chez Snopes. Et qu’est-ce que je vois en travers du chemin de la cuisine si c’est pas le cadavre d’un gros nègre dans une flaque de sang comme j’en avais jamais observé en vingt ans de carrière municipale.

— Je t’avais prévenu, dit Pépère. Snopes a commis une erreur.

— T’appelle ça une erreur !

Il manque deux bras au nègre. Ils ont été soigneusement coupés à l’articulation de l’épaule, comme Pépère sait le faire avec les moutons. Dans le dos, un énorme trou gâche complètement la vue d’une chemise qui n’est pas celle d’un clodo.

— C’est pas un flic non plus, précise Pépère.

— Encore heureux !

Pépère se tient au bord de la flaque avec une scie au bout du bras.

— Ça va en faire des voyages ! dit-il. Je vais couper la tête et les pieds. Ça me fera un voyage. J’ai plus la force, fiston.

Est-ce que je peux dire que j’étais horrifié ? J’ai tué pas mal d’animaux, mais jamais un aussi gros.

— J’ai entendu ton chien aboyer, dit Pépère. Snopes et un type que je connais pas sont allés jeter un coup d’œil à la maison de l’astronaute. Je crois que le chien y veut pas. Avec ce qui s’est passé…

— Mon chien n’a rien à voir là dedans !

Il fallait que je mette fin à cette histoire avant que ça me retombe sur le dos. Snopes et son pépère allaient finir leur vie dans une prison, si c’était pas pire.

— Rentre dans la maison, Pépère, et regarde ton feuilleton préféré à la télé.

— C’est pas l’heure !

Je l’ai poussé sans ménagement. Je pouvais pas lui faire confiance. Quand il peut baiser, Pépère, il baise. Tant pis pour lui s’il y avait rien à la télé. Je l’ai menotté à un buffet, mais il pouvait s’asseoir devant cette maudite télé que je peux pas regarder sans me voir.

GALVEZ II

Je suis sorti du trou après avoir tué le chien. J’ai tiré encore deux fois pour être sûr que je l’avais pas manqué. Au fond du trou, le type était mal en point. Il avait des raisons d’avoir mal au bide. Mais j’étais pas encore tout à fait sorti que je vois trois types complètement ahuris dont deux que je connaissais de toute la vie : Pépère et Snopes. Le troisième me disait rien. Il s’était mis à genou et semblait me supplier de pas lui tirer dessus. Mais rien ne sortait de sa putain de gueule.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? me demanda Pépère.

Le type s’est relevé. Il paraissait soulagé, mais on sentait qu’il était encore en proie à un doute qui lui faisait mal à l’intérieur. C’est lui qui m’a aidé à sortir complètement du trou en me tendant une main que j’aurais pas touché si j’avais eu le choix.

— Va falloir que tu t’expliques, dit Snopes qui perdait jamais la tête dans les situations désagréables.

Je le connais depuis l’enfance, que c’est même un parent, des fois qu’on sache pas compter sur les doigts. Pépère avait l’air pressé.

— J’ai du boulot, fiston, me dit-il. Excuse-moi si je m’attarde pas.

— Ya quelqu’un au fond du trou, dis-je.

— Encore !

Ils s’approchèrent.

— C’est John Cicada, dit Snopes. Qu’est-ce qu’il fout ici?

— C’est chez lui, non ?

Snopes est descendu pour constater.

— Il est sacrément troué, l’oiseau. Je crois qu’il va pas attendre la fin de ma phrase pour crever.

Il est assez costaud, Snopes, pour charger son épaule valide avec un type qui pèse deux fois plus lourd que lui. À l’époque, il prenait pas des types comme nous dans la NASA. Il en aurait fallu trop.

— Qu’est-ce qu’on va en faire ? demanda-t-il.

Il le balança sur le tas de terre fraîche. Pépère s’éloignait en catimini. J’allais lui courir après, mais Snopes me dit :

— T’inquiète, cousin. Il a un boulot à faire. Il ira pas plus loin que la maison. OK ?

On sait jamais ce qu’il est entrain de penser, Snopes, quand il a une main dans la poche et que l’autre gratte la surface de son œil de verre.

— Je te présente môssieur Jo Manna, dit-il en me montrant le type qui voulait pas regarder autre chose que ses pieds.

— Jo.Mana, bredouilla-t-il. Avec un point entre. Une coquetterie d’auteur. Vous pouvez pas comprendre. Jodotmanna, ça veut rien dire. Enfin, pas que je sache.

De quoi il parlait ce trou du cul ? Snopes avait posé un pied sur la poitrine de Cicada comme sur un trophée de chasse. Je savais même pas où était passé l’Espagnol.

— Quel Espagnol ? dit Snopes.

— Je suis venu avec un officier de la police espagnole. On nous a tiré dessus et je suis tombé dans le trou.

— Va falloir que tu nous expliques avant d’en parler à ton frangin, dit Snopes.

— Je suis journaliste, fit Jo.

Ça me faisait une belle jambe. On avait vu, Montalban et moi, comment ils avaient obligé John Cicada à s’agenouiller au bord du trou et comment ils lui avaient tiré une balle dans le dos. John avait lentement glissée jusqu’au fond. L’un d’eux était descendu et il avait dit d’une voix rocailleuse qu’il pensait qu’il était mort.

— T’en es sûr ou c’est juste une impression, mec ?

— Je suis pas un amateur !

— Alors remonte. On se tire.

Ils sont remontés dans leur bagnole, que je crois que c’était celle de Cicada, je l’avais déjà vue à Walala quand je viens embrasser mon putain de frangin que je surprends toujours en train de rafistoler son étoile. Et ce putain de Tim est un pédé que mon frère il s’en rend même pas compte tellement il con. Bref, les deux types se sont tirés et Montalban et moi on est sorti du buisson comme un seul homme. Le type se tortillait au fond du trou. Je suis descendu. Et ce type, que je connaissais à peine, m’a tiré dessus à bout touchant, là, monsieur, en pleine poitrine. J’ai cru exploser tant ça m’a fait mal. Et tout a disparu.

Quand je suis revenu à moi, le chien de mon frangin était en train de bouffer le type qui disait rien. C’est tout juste s’il caressait pas la bête qui était en train de le bouffer avec plaisir. J’en croyais pas mes yeux. Il était passé où, Montalban ? C’est la question que je me pose.

— Aucune idée, dit Snopes. C’est important ?

— On pourrait peut-être aller raconter tout ça à votre frère ? proposa Jo.

Comme Cicada avait pas l’air d’être encore de ce monde, on s’est tiré sans lui. Je pouvais marcher. Snopes m’avait prêté sa canne, lui qui prête jamais rien. Jo n’arrêtait pas de parler. On est tombé sur Pépère qui était coincé dans la fenêtre de la cuisine. Il était blanc comme un linge mais s’exprimait encore comme un être vivant, jurant qu’il allait tuer mon frangin tellement il avait plus le respect de la Loi depuis que pour la première fois de sa vie on lui avait passé les menottes. Il devait bien y avoir une raison. Mon frangin est con comme un balai, mais jamais il menotterait un innocent sans une raison grosse comme une maison au moins.

— Le Prinz est en morceaux ! gazouilla Jo.

Il avait les baskets rouges de sang. Dans quoi il avait foutu les pieds ? Ça allait être compliqué. Et voilà que mon frangin s’amène avec ce con de Tim qui vomissait d’avance par la portière qu’il tenait entrouverte pour pas dégueulasser l’intérieur de la bagnole.

— Quel papier ! exulta Jo.

PÉPÈRE

Ils sont tous montés dans la bagnole du shérif, Snopes, le flic de Frisco que c’est le frère du shérif, le journaliste qui m’avait laissé ses godasses pour que je les foute à la poubelle et le shérif mon petit fifils à moi que je me damnerais pour qu’il soit né moins con que sa mère. Moi, j’avais deux cadavres sur les bras, que ça m’était plus arrivé depuis la guerre où j’avais surpris deux Japs en train de se faire des mamours avec la queue et le cul et que je les ai envoyés en Enfer parce que ça m’avait dégoûté à jamais de l’homosexualité. Faudra que je vous raconte ça un jour, monsieur.

J’avais donc pas fini de découper le gros nègre en morceaux. Snopes y m’avait dit que c’était plus la peine et Galvez (mon fiston, pas l’autre que j’ai jamais vraiment aimé) avait précisé qu’il allait arranger ça si monsieur le journaliste consentait à fermer sa grande gueule sinon Pépère il aurait trois cadavres sur les bras.

L’astronaute avait plus mal. Le chien l’avait pas mal bouffé, mais il était encore regardable. Il risquait plus, ce clébard, de venir m’emmerder à me faucher mes œufs, ceux que j’ai dans le poulailler, pas mes deux. Je sais plus qui l’avait trucidé, mais il était mort et j’avais plus à m’inquiéter. Je me suis remis à travailler sur la moto. Je l’avais gardée en état de marche, pour transporter la bidoche du nègre en petits morceaux, mais j’avais déjà démonté pas mal de choses. Snopes y m’avait dit que si je m’emmerdais en attendant qu’il revienne de Walala où Galvez voulait lui faire signer des aveux, je pouvais continuer de travailler sur la moto puisque j’en avais plus besoin. Le journaliste, Jo qu’il s’appelait, était pas d’accord du tout et Galvez lui a dit de la fermer et qu’on verrait plus tard. Les esprits s’échauffaient.

Donc, j’ai rouvert ma boîte à outils, celle qui contient mes clés à tube, pas mes deux. Et je me suis remis à travailler en espérant que les cadavres me feraient pas trop chier à péter et à gesticuler comme des vivants dans leur sommeil agité. En fait, ils bougeaient pas et il s’est mis à pleuvoir. J’ai poussé la moto sous l’appentis. Et ben vous allez pas me croire, mais il y avait déjà quelqu’un dessous. Un grand type avec des lunettes dans une main et l’autre main en train de caresser un poteau comme la jambe d’une femme. Il portait un élégant costume gris avec une cravate de la même couleur et la chemise avait l’air d’une peau arrachée à une innocente vierge tellement elle était rouge. Il avait la bonne gueule de quelqu’un qui me voulait du mal mais qui se retenait encore pour une raison que j’aurais donné cher que quelqu’un me la souffle à l’oreille même si c’était tricher. Je rigole maintenant, monsieur, mais à ce moment-là j’avais les boules dans les genoux et les genoux sous le menton, une position que j’aurais dite humiliante si j’avais pas eu le souffle coupé pour gueuler comme j’en avais envie.

— Si c’est votre moto, monsieur, que je dis, faudra vous expliquer avec Jo…

— Jo est un sacré menteur, dit-il.

J’avais l’impression d’être à l’opéra en train d’écouter Rigoletto m’expliquer pourquoi Verdi lui avait donné aucune chance de s’en tirer.

— Je vais avoir besoin de la moto, dit le type. Ma voiture est tombée en panne et j’ai deux cadavres dans le coffre. Ça me gênerait de rester ici à attendre que les flics reviennent pour me demander de leur raconter comment j’ai dû vous tuer vous aussi.

Il avait l’air de pas plaisanter.

— Mais, monsieur, j’ai démonté le carburateur ! que je dis.

J’avais la sale impression d’avaler une merde séchée au soleil en disant ça comme si c’était naturel de chercher des excuses à la grosse connerie qu’on vient de faire.

— Remontez-le, dit-il.

— Mais, monsieur, il va me falloir du temps et d’ici là le shérif sera de retour !

— Pousse la moto, dit-il. Je prends le carbu. En route.

On a fait comme il a dit. Sur le chemin, je poussais ce tas de ferraille devenu précieux comme ma propre vie. Le type me suivait. Il avait enveloppé le carburateur dans un chiffon et transportait aussi ma caisse à outils. On était revenu à sa bagnole au bout de pas plus de dix minutes. J’étais en nage. Il ouvrit le coffre et me montra deux têtes qui tenaient encore à leurs corps par la cravate. C’était tous des types bien fringués dans son milieu.

— Je ne vous ai pas raconté de blague, dit-il.

— J’ai pas dit ça, monsieur.

En fait, j’avais rien dit. Mon nouveau boulot consistait à pousser une moto jusqu’à un endroit prévu pour me laisser le temps de remonter le carburateur pour que ce conard se fasse pas épingler par Galvez. Il referma le coffre et me fit un signe de la tête pour m’indiquer que je pouvais continuer sans me faire de souci pour le lendemain si je me tenais tranquille. Tranquille j’étais pas, mais je me tenais.

— On est plus ou moins cousin, qu’il me dit.

— Ah ! Ouais… ?

— Votre fille avait épousé un cousin à moi.

— Galvez ?

— De telle sorte que le shérif est aussi un cousin à moi.

— Ben merde !

Pourquoi me racontait-il ça maintenant que j’arrivais au bout de mon existence ? Dire qu’elle se terminerait au moment exact où je remettrais le moteur en route !

Mais au lieu de finir les bras en croix dans la forêt de Walala, une heure plus tard je tenais les guidons de la moto et je poussais les gaz à la moitié de la puissance sur une route que je connaissais pas. Le type était assis derrière moi. Il regrettait de pas savoir conduire une moto, sinon il aurait fait la route sans moi. J’allais crever à l’autre bout du monde, loin de la terre qui m’avait vu naître. J’en pleurais presque. Et j’imaginais que Galvez, mon fifils, avait même pas encore eu l’idée de lancer la Garde Nationale à nos trousses. Le type m’avait promis qu’une fois arrivé où il voulait se trouver avant la nuit, je pourrais retourner chez moi avec la moto. Il me donnerait du fric pour le voyage et aussi pour me remercier d’être si aimable et si compétent. J’avais une paralysie de l’anus et ça me rendait muet. Mais ça roulait.

Quand la nuit est définitivement tombée, ça roulait toujours, mais j’avais perdu ce qui me restait de courage. Le type me tenait par les hanches. Je sentais son souffle dans ma nuque, un endroit que j’ai jamais prêté à personne, même pas à madame du temps où elle soufflait sur ma bougie comme personne l’avait fait avant. Et le moteur ne donnait aucun signe de faiblesse. J’avais compté sur une panne pour énerver ce mec et lui péter le crâne avec une pierre. Mais à l’horizon, plus une lumière, rien, pas même l’horizon. Les étoiles défilaient sur le bidon. Dans le faisceau des phares, la route interminable qui allait se terminer par quelque chose que je pouvais appeler mon cadavre, une chose à laquelle je pensais pas souvent parce que j’avais encore les couilles actives. J’allais être bouffé par des bêtes, mais pas qu’un peu comme l’astronaute, il leur resterait que les os et ils se fatigueraient pas à dépenser du fric pour savoir à qui ils appartenaient. La trouille, quoi !

Pourtant, on a fini par arriver quelque part. Je connaissais pas. Il y avait une lumière et une porte. Et devant la porte, deux gonzesses, une jeune comme je les aime pas, genre fifille, et une moins jeune qui me déparalysa le cul rien que de regarder les jambes dont elle se servait pour nous rejoindre. Le type descendit de la moto et me demanda de pas bouger sinon la fillette me ferait un tas de trous avec sa 22 automatique. Y avait rien à négocier. La femme s’arrêta et le reçut dans ses bras. Un foulard voletait au-dessus de sa tête. C’était beau à voir. Sans musique autre que les bruits que faisait mon cerveau pour éviter de prendre une mauvaise décision, mauvaise pour ma semence d’homme.

La fillette me tenait en joue. Cette conasse avait pas appris correctement son métier et tenait son doigt sur la détente, comme si elle s’était mis dans la tête que c’est comme ça qu’on fait bander les hommes. La femme, elle, se tenait à une certaine distance et m’observait. Elle avait rien dans les mains. Le genre de femme qui crie pour prévenir son homme. Et l’homme se dirigeait maintenant dans l’ombre où il disparut d’un coup. J’entendis le bruit d’une portière. Les phares s’allumèrent. J’étais sauvé. Peut-être.

La bagnole se mit à ronfler. C’était un modèle sport. Ça serait juste pour trois. Mais j’avais pas bien compté sur mes doigts. On était quatre. Et j’étais du voyage. En cours de route, le type avait changé d’avis.

J’ai donc fait comme on m’a dit et je suis monté dans la bagnole. Comme je l’ai dit, il y avait que deux places. Et le type s’est mis au volant. Dans le rétro, j’ai vu que la fillette était aux commandes de la moto et que la femme s’était assise derrière, le foulard noué dans les cheveux.

JO.MANNA II

Art God Art signait AGA. C’était plus simple. La couverture du dernier Marvel montrait une voiture de sport vue de face en pleine vitesse. Derrière le pare-brise, Gor Ur conduisait et à côté de lui, un vieillard effrayé s’accrochait au tableau de bord, les yeux hors des orbites. Derrière la voiture, une moto filait, avec deux filles dessus, sans casque ni combinaison, et un foulard se déployait dans une nuit sans étoiles, portant en surimpression le titre de la nouvelle aventure du Gorille Urinant et de ses deux voluptueuses acolytes.

À New York, un cénotaphe promenait sa magnificence dans les rues. Un haut parleur diffusait des messages sibyllins. Au volant, un homme masqué interpellait les passants et une fille à moitié nue, juchée sur le capot, distribuait des prospectus vantant les mérites musicaux et même poétique du dernier album de K. K. Kronprinz. Stan Lee, derrière une fenêtre, crayonnait le personnage en essayant de créer un regard que personne n’avait jamais pu observer sous les lunettes noires et épaisses que le dieu du Métal n’avait jamais quittées depuis son premier succès un soir d’émeute quelque part dans le Nord où les usines dressaient leurs cheminées comme dans l’ancien temps.

La police avait retrouvé mon Indian 47, contrairement à ce que laissait entendre Art. Elle était dans un sale état. Couchée au bord d’une route balayée constamment par les vents du désert, la peinture avait subi une profonde érosion et le métal nu rutilait par endroit, reflets d’or qui avaient attiré l’attention d’un policier en patrouille. Maintenant, elle trônait dans mon living. Je l’avais fait vider de toute son huile et de son carburant. Elle n’avait plus que l’odeur de ses cuirs, des fanfreluches ajoutées plus tard, quand j’ai retrouvé l’inspiration. Et la raison.

Pépère, autrement dit le vieux Snopes, avait disparu corps et âme. On n’avait plus trouvé de traces de Roger Russel ni de celles que la légende présentait comme ses compagnes d’aventure, la jeune et rousse Aliz de Vermort, qui n’était peut-être pas une victime du Rôtisseur, et la belle et noire Anaïs dont la dernière apparition était une tache de sang menstruel déposée peut-être sciemment en plein milieu du hall de l’hôtel que Gisèle de Vermort avait occupé pendant les mois qu’avait duré cette sombre affaire.

Gisèle ne pouvait pas quitter le sol américain sans m’accorder une interview. Elle me fit parvenir le questionnaire auquel elle consentait de se livrer. Elle me priait de m’en tenir à ces limites. J’en avais bien l’intention.

Elle me reçut dans un salon que l’hôtel réserve aux rencontres des VIP. Un groom épingla un badge sur le revers de mon veston et m’invita à entrer dans un ascenseur lui aussi réservé. Gisèle de Vermort m’attendait depuis une heure. Elle était passablement irritée par mon retard, mais je ne m’excuse jamais. Je n’éprouve aucun respect pour l’aristocratie. J’entrai dans une pièce surchauffée qui sentait le désodorisant. Elle était dans un rideau. Je pouvais voir son profil découpé dans la lumière rose de la rue.

— Prenez quelque chose, je vous en prie, dit-elle sans bouger.

Je me contentai de m’asseoir dans l’unique canapé. Il sentait lui aussi l’artifice et la poussière.

— Servez-moi quelque chose, dit-elle, là, le vermouth.

Je remplis un verre. Il n’y avait pas de glace. Je me levai pour la servir comme elle le désirait, mais elle sortit du rideau et me fit un signe pour que je retourne dans le canapé. Je lui tendis néanmoins le verre. Elle le vida d’un trait.

— Vous avez revu cet Espagnol ? dit-elle.

Je ne l’avais pas revu. Elle m’offrit une cigarette et l’alluma, grattant l’allumette sur le vernis de la table qui nous séparait maintenant, car elle était assise sur une chaise, les jambes croisées dans un fouillis de jupons qui me donna le tournis.

— Vous écrirez quelque chose sur moi ? dit-elle.

— Pas exactement.

— Vous n’écrivez pas sur les gens ? Les pauvres gens.

— Je suis critique musical, madame, et je suis spécialisé…

— Oh ! Cette horrible musique !

Elle me tendit le verre et je le remplis.

— Buvez, dit-elle. Vous n’avez vraiment pas revu cet Espagnol ?

— Non, madame. Je ne le connais pas, mais j’en ai entendu parler.

— Ces Espagnols sèment la mort autour d’eux. Vous ne voulez pas acheter notre maison en Andalousie ?

— Je n’ai peut-être pas les moyens. Et puis, c’est loin, l’Andalousie.

— C’est une propriété. Sans Aliz, elle ne vaut plus rien pour moi. Vous traiterez avec le notaire. Je serais capable de vous la donner.

Elle me toisa.

— Consentirez-vous à m’accompagner, monsieur Manna ?

— En Andalousie ?

— Non ! En France. Chez moi. Je vous promets de ne plus voyager.

— Je crains que non, madame.

— Pourquoi ?

— J’ai mon boulot ici.

— Mais je vous paierai !

On a parlé comme ça pendant des heures. Rien de bon pour le papier que j’avais promis au New Yorker.

 

Il était plus de minuit quand elle m’a foutu dehors à la suite d’une critique que j’avais formulée à tout hasard sur un sujet parfaitement anodin. Je suis passé chez Pasopini, mais le rideau était tiré. Au passage, j’ai constaté que la librairie « Télémaque » avait été remplacée par une boutique de tatouage et autres petites douleurs infligées à l’inconscient. La fille qui tenait la caisse m’a reconnu. Elle m’a fait un signe amical à travers la vitrine et je suis entré. Elle n’avait pas envie de parler.

— Je viens pour un Gor Ur, dis-je.

— Vous ? Jo.Manna ?

Elle n’avait pas oublié le point.

— Vous faites pas les Gor Ur ? dis-je.

— On fait de tout, nous. On n’est pas des claniques. Vous pouvez regarder dans le catalogue. Jetez un œil sur le dernier Marvel. Je suis sûr qu’Ovid verra pas d’inconvénient à improviser. C’est un sacré artiste. Il fera ça gratos si vous parlez bien de lui. Je dis ça comme ça, moi !

— C’est un drôle de nom, ça, Ovid…

— Alors c’est l’anglisation d’un nom qu’est l’espagnolisation d’un nom latin. Ça me fait voyager, moi ! Mais vous zêtes pas une gonzesse, vous !

— Sûr que je peux pas comprendre ce que ça fait de voyager en culotte plutôt qu’avec un slip.

— C’est un slip, ça, mec ! Pas une culotte !

J’ai attendu la fermeture de la boutique. Ovid n’est pas venu.

— Il doit avoir quelque chose à faire, dit la fille. Vous n’avez pas de bagnole ?

— J’avais une moto…

— Oh ! Chouette les motos !

— Vous voulez la voir ?

— Comment c’est-y que je pourrais la voir si vous l’avez plus ?

— Je l’ai toujours, mais on pourra pas s’en servir.

J’avais peut-être eu tort de ne pas accepter la proposition de Gisèle de Vermort. J’avais besoin de changer d’air et je rentrais à la maison avec une fille qui en manquait totalement comme tout ce qu’on fabrique dans ce pays depuis qu’on n’est plus des Indiens. La suite était peut-être tout simplement à lire dans le dernier Marvel que je n’avais pas ouvert. Pourquoi est-ce que je voyais Stan Lee derrière toutes les fenêtres de New York sauf la mienne ? J’ai une fenêtre que je n’ai jamais vue de l’extérieur. Mais qui regarde sa fenêtre si personne ne s’y penche pour vous signaler que vous avez oublié le détail dont le manque risque de vous gâcher la journée ? En tout cas, cette fille n’avait pas conscience que je n’étais pas fait pour elle. Et elle s’imaginait qu’elle était faite pour des types comme moi. Un monde parfaitement organisé pour la solitude.

MONTI II

Ce n’est pas une tragédie.

L’État vous donne les moyens de vivre jusqu’au dernier instant et vous suivez ce chemin en connaissance de cause.

Qu’est-ce que la vie si rien n’arrive ?

Tout était arrivé à Ovidio et j’observais son déclin avec les moyens que l’État mettait à ma disposition pour maintenir l’ordre public et soutenir le pouvoir.

Rien n’arriverait-il sans cet ordre et sans ce pouvoir ?

Je m’étais projeté dans le futur.

Je regardais dehors à travers les carreaux d’une fenêtre fermée pour ne pas laisser entrer la chaleur.

Je n’ai jamais supporté cette chaleur.

Pourtant, c’est mon sang.

Le même sang qui coule dans nos veines, lui notaire et moi policier, à Polopos qui nous a vu naître.

Vous connaissez l’histoire, monsieur.

Pilar est ma femme.

J’aime les femmes.

J’ai épousé Pilar, allez savoir pourquoi !

Elle ne me donnera plus d’enfant. Elle en aurait donné à Ovidio. J’ai vu comment ils se voyaient. Tout le monde l’a vu.

Ovidio vivait seul dans sa grande maison. Plus de femmes, ni d’enfants. Tous morts. Il ne restait plus rien de ce sang. Que la terre.

Moi non plus je n’avais plus rien. Tous partis. Dieu sait où. Et pas de terre, donc pas de maison. Que me restait-il ?

Je n’exigeais pas qu’on m’aime. Peut-être des enfants, mais elle ne m’en donnera pas. Je n’ai pas cette chance.

Je suis perdu dans cette grande famille. Elle y retourne tous les jours après avoir quitté le lit et dépoussiéré cet intérieur où je passe le meilleur de mon temps.

Je bois, monsieur. Beaucoup de vin. Je mange peu. Et je travaille beaucoup. Il n’y a pas grand-chose à faire à Polopos.

Ici, on aime l’ordre et pas un mot sur le pouvoir. Le travail, les enfants et la terre. Je n’ai ni enfant ni terre.

Ovidio ne travaille plus. Il n’a plus d’enfants. Il est propriétaire.

Nous sommes deux malheureux. Nous aurions pu en parler. Boire ce vin que nous payons. Voir Pilar dans la maison.

Au lieu de ça, nous vivons chacun de notre côté. Et le soir, Pilar entre dans sa maison et elle en sort pour parler avec lui sur la terrasse et sous la vigne où tournoient encore des insectes. Ainsi, nous la voyons. C’est nous qui l’avons envoyée, par esprit de compassion, pour qu’il ne tente rien, pour que sa tragédie ne s’achève pas en Enfer.

Elle lui parlait comme à un frère, se tenant à distance, les bras couverts et les genoux bien joints.

Il était assis dans l’ombre, la lampe attirant les insectes de la nuit qu’elle chassait avec son mouchoir. Elle devait rester dans la lumière et nous voyions à quel point elle s’appliquait à nous donner raison.

Comment imaginer qu’ils s’aimaient ?

Je travaillais au concours. Je ne suis pas doué pour les études. Mais ce poste de policier m’était destiné si je me montrais à la hauteur. Ils exigent de vous certaines qualités intellectuelles. Ils avaient aussi parlé du cœur.

Tout arrivait sans moi.

 

Même quand il a tué cet homme. Pourquoi l’avait-il tué ? Un autre policier m’expliquait que c’était une erreur. Une erreur tragique.

— Mais c’est un meurtrier, Monti. Maintenant tu sais ce que c’est un meurtrier. Tu n’en verras peut-être plus jamais. Les voleurs ne créent pas la tragédie. Il faut une mort d’homme. Ou la disparition d’un enfant. Un mauvais mariage. Je t’en parlerai quand tu auras réussi le concours.

Le cadavre était couché sur la table de dissection, la tête fracassée. Quelle colère ! La pierre maculée de sang. Pourquoi cet homme ?

— Viens, Monti. Tu verras comment ça se passe.

Le compresseur faisait un petit bruit de succion, répandant le froid dans toute la pièce. Les rideaux étaient tirés. Une lampe éclairait le cadavre.

— Ce sera une bonne expérience, Monti. Tu n’en auras peut-être pas d’autre. Une chance !

Elle pleurait encore quand j’ai quitté la maison. La voiture venait de soulever la poussière de la rue. Don Patricio se plaignait parce que rien n’avait encore été décidé pour le revêtement d’asphalte. Je n’ai rien dit. Je suis sorti.

À l’Institut, on nous informa que le cadavre était arrivé avant nous. Comme personne ne me connaissait ici, le policier que j’accompagnais précisa que j’étais en formation et que j’allais bientôt être son supérieur.

— Ah ! Le concours ?

J’ai soigneusement boutonné le tablier qui sentait la lavande.

— Vous n’avez jamais vu un cadavre, j’en suis sûr. Vous ne parlez pas beaucoup, Monti. Un policier parle sans arrêt et en même temps il écoute. C’est le métier le plus délicat qu’on puisse confier à un homme. Entrez.

Le cadavre nu, cette immobilité qui crève les yeux et la douce lumière qu’un assistant réglait en cherchant l’approbation du médecin légiste.

— Nous savons que c’est Fabrice de Vermort. La tête est complètement écrasée. C’est un crime de barbare. La colère.

Je l’éprouvais moi-même. Elle était assise au bord du lit et pleurait. J’aurais pu la tuer. Deux ans de prison. Avec l’honneur. Et toute une vie à continuer sans elle. Avec une autre. J’y ai pensé, monsieur, pas plus tard que ce matin et j’y pensais encore en montant dans la voiture. On m’a plaisanté parce que j’étais pâle.

 

Quelle douleur aujourd’hui d’évoquer ce temps passé ! Il a perdu toute signification, s’il en a jamais eu.

 

Après l’autopsie, nous sommes allés au Quinto Toro. Les employés de l’administration prenaient leur petit déjeuner en silence. En cuisine, le bruit habituel des casseroles et des pas.

— Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, Monti. Ne mangez pas si vous vous sentez mal.

Mais j’étais bien, serein même. J’ai mangé. J’ai bu aussi.

— Pourquoi a-t-il tué cet homme ?

— Autrement dit : Quel est le mobile du crime, Monti ?

— Il n’y a pas de femme dans sa vie.

— Vous ne pensez pas que cette Gisèle et lui… ?

— Ne pensons rien pour le moment. Donnons l’exemple à Monti qui va passer un concours et qui sera bientôt notre chef. Toi. Monti, notre chef ! Je te vois encore…

 

L’enfance nue.

 

— Pas de mobile ? Quoi alors ?

De retour à la maison, je l’ai trouvée prostrée, comme si elle n’avait pas bougé depuis que je l’avais laissée ce matin. Elle avait pleuré. Pourquoi ? La mort de Fabrice de Vermort ? Mobile.

— Donne-moi quelque chose à manger, Pilar.

Elle me servit en silence. De quoi parler maintenant ? Elle était triste ou malheureuse ? Je ne savais pas et je voulais savoir. C’est comme ça que commence la colère, monsieur.

— Ce pauvre Ovidio, dis-je.

Pourquoi pauvre ? De quoi parlais-je ? Je n’avais jamais autant parlé de quelqu’un. Elle était assise avec moi. Je songeais à la frapper.

— C’est fini pour lui, dis-je.

J’aurais aimé qu’elle dise quelque chose. Elle surveillait mon assiette. Mon verre non plus ne pouvait pas demeurer vide longtemps.

En temps ordinaire, elle aurait souri en parlant de mon appétit.

— Pourquoi ? finit-elle par dire. J’y réfléchis depuis ce matin. Personne ne comprend.

Elle voulait dire qu’elle comprenait. Nous n’en parlerions jamais. Et c’est ce qui est arrivé. Dix ans sans aborder une seule fois ce sujet. Don Ovidio n’avait jamais existé.

 

On eut du mal à trouver un lointain héritier. Mais comment hériter de quelqu’un qui était en cavale ?

En tout cas, ils ouvrirent la maison et il y eut même des femmes pour y faire le ménage comme si un homme allait donner son avis sur la propreté des lieux et sur l’état des jardinières.

Personne n’y habitait. Un inconnu venait le dimanche s’il pleuvait, ce qui est rare chez nous, sauf à la fin de l’été quand la pluie ravine la terre avec un acharnement de femme ravagée par le plaisir.

Huit ans avaient passé. Et j’étais policier, monsieur, veillant à ce que l’ordre soit respecté et le pouvoir craint.

L’homme qui ouvrait la maison et n’y demeurait que quelques jours avait sans doute des papiers en règle, sinon il m’aurait fui. Or, il me saluait, un signe de la main auquel je répondais par un autre signe moins familier.

Pourquoi ai-je attendu si longtemps avant de lui rendre visite ? Il ne troublait pas l’ordre, monsieur, et ne semblait pas nuire au pouvoir que je sers. Dieu m’est témoin que j’étais sincère.

Mais vous savez ce que c’est, monsieur. On ne reste pas longtemps inactif. Le spectacle de l’inconnu nous transporte dans le futur. Et ses visiteurs nous paraissent toujours étranges.

J’ai frappé à sa porte. Le soleil profitait d’une éclaircie pour redonner à nos façades le blanc des jours ordinaires. La porte était ouverte. Le patio sentait l’eau des briques tièdes. Je suis entré sans y être invité.

Belle maison, comme je n’en possèderai jamais. Un homme était assis à une table de fer, la tête renversée sur le dossier de sa chaise, une main sur la table étreignant un verre et l’autre tenant une cigarette qui envoyait des volutes bleues dans l’ombre. Un beau tableau, monsieur.

Je me suis annoncé par un raclement de gorge. L’homme n’a pas été surpris, preuve qu’il était aussi serein que moi. Vous allez me trouver cynique, mais je tiens à cette sérénité et je l’apprécie chez les autres à sa juste valeur, du moins je le crois.

— Pablo Montalban, dis-je. Je suis… nous sommes, ma femme et moi, vos voisins d’en face. La maison en angle, avec la porte grise et notre Sainte Vierge…

Il ne se leva pas, autre preuve. Mais la main qui tenait la cigarette m’a invité à prendre place sur la chaise qui côtoyait la sienne. Pas un mot, ou peut-être peu de mots, je ne sais plus. J’ai tiré la chaise pour l’avoir en face de moi, sinon nous aurions regardé dans la même direction, sans nous voir, et il m’aurait en quelque sorte forcé à regarder la même chose que lui. L’ombre bleue des figuiers de barbarie sous l’arcade.

— Je suis ravi de faire votre connaissance, dit-il. Ici, personne ne m’adresse la parole, comme si j’étais le chien de… Une femme, dites-vous ? Je ne la connais pas. Je n’ai vu que de vieilles…

— Elle est jeune et agréable, dis-je. Vous dites que vous êtes…

— John Cicada. Je suis de la famille de… vous savez. Mon accent ne vous dérange pas, si j’en juge par votre patience, monsieur Montalban.

— Nous avons tous un accent. Le mien…

J’ai longuement parlé de la terre, moi qui n’en possède pas.

— On vous voit rarement, dis-je.

— Je viens de loin.

J’avais appris qu’il était le parent américain d’Ovidio. Il ignorait où était Ovidio, mais il recevait des lettres de lui et les transmettait à la police après les avoir lues. Elles ne contenaient rien d’utiles à l’enquête d’après lui, mais qu’en savait-il ?

Je l’ai quitté avec le sentiment que ma vie venait de changer. Je n’aurais su dire pourquoi ni en quoi. Je suis serein, je vous l’ai dit. J’ai un avantage sur le reste des hommes et j’en ai une conscience claire.

Au fait, notre justice n’avait rien à reprocher à Ovidio, la preuve n’étant pas faite qu’il était l’assassin de Fabrice de Vermort. Pas de mobile. J’allais dire au contraire. Personne n’enquêtait vraiment. Des policiers français étaient venus pour se renseigner sur nos mœurs. Je crois qu’ils n’avaient pas cherché à savoir autre chose. Je m’étais un peu moqué de leur fragilité. Nous sommes au bord du désert, ici. L’après-midi, le monde est enfoui sous la lumière, en proie à l’oubli.

Il nous voyait le soir prendre le frais sous la vigne, mais il ne regardait pas. Que venait-il faire ici ? Je ne pouvais tout de même pas lui poser la question ! Qu’aurait-il répondu ?

— J’ai parlé à ce… John Cicada, tu sais ?

— ¿Que es « cicar » ?

Elle ne savait pas. Elle n’ouvrait pas la bouche si elle ne savait pas. Elle ne me regardait pas non plus. Elle me regardait rarement.

— Notre voisin, celui qui habite la maison d’Ovidio.

— Il n’y habite pas.

Je n’en savais pas plus, mais ma curiosité venait de retrouver le sens que je donne à la vie quand je suis heureux de vivre. Je ne l’ai jamais été avec une femme. Avec les idées, souvent.

— Je l’ai invité à venir parler avec nous, le soir. Nous n’avons pas grand-chose à faire. Il ne s’ennuiera pas tout seul.

— Tu badines ! rit-elle.

Beau sourire qui me replonge dans l’enfance, mais il ne dure pas. Ce soir-là, nous attendîmes sous la tonnelle. Pas de vent. La voie lactée particulièrement étincelante. Elle servait à boire. Nous mangions aussi et j’écoutais ces banalités qui me font mal, chassant les insectes avec une irritation qui modelait les regards échangés. Je savais bien ce qu’ils pensaient de moi, mais ils apprécient ma paye et tout le bien que je prodigue quand l’argent vient à manquer. Ce n’est jamais beaucoup d’argent, mais c’est de l’argent et je sais le remplacer quand il manque.

 

La maison d’Ovidio demeurait muette, avec une fenêtre éclairée et la porte entrouverte laissant deviner une autre lumière qui semblait se déplacer. Comme j’aurais donné cher pour pouvoir entrer dans le patio sans me faire voir ! Je me levai. Elle m’arrêta et je sentis que son cœur battait plus vite.

— Non, dit-elle. Il viendra ou ne viendra pas. Ce n’est pas notre affaire.

— Il n’ose peut-être pas nous déranger.

— Il sait bien qu’il ne dérange personne !

Femme volage. Elle se tourna pour s’appuyer contre moi et pencha sa tête en arrière pour contempler le ciel. Des insectes vibraient. J’entendis les verres glisser sur la table. Le bruit des pieds. Un croisement de jambes.

— Nous ne serons bien que quand j’aurais réussi à acheter cette maison, dis-je dans son oreille. Il faut que je lui parle.

— La maison d’un assassin ? Tu es fou, Monti !

— Pas plus que toi.

— Tu ne lui parleras pas devant les autres ?

— « Tes » autres ? Je ne connais personne que les tiens. Non, je ne parlerai pas de la maison, ni de ce jour où j’ai su que tu ne m’aimais pas.

— Je ne suis pas maudite.

— Tu y penses tous les jours !

— Laisse-moi, Monti ! Laisse-moi !

Elle se libéra de mon étreinte. Je ne vais jamais plus loin que ce resserrement. Je la laisse filer. Je suis seul ensuite, terriblement seul, abandonné depuis le jour où Ovidio a tué mon sosie. Fabrice de Vermort et moi devions avoir un sang commun. Pourtant, rien sur l’État civil ni dans les mémoires.

 

Les Vermort étaient arrivés un jour de canicule à bord d’une voiture comme je n’en avais vu qu’à Madrid quand je suivais les cours de criminologie. Le ciel était blanc comme du fer. Personne dans la rue. Je n’habitais pas encore la maison de Pilar, la maison que le père de Pilar habite aussi parce que c’est la sienne. J’étais un peu plus loin, plus haut, sous la génoise d’une autre maison qui n’était pas la mienne et que mon père, si c’était mon père, avait servie jusqu’à ce que la mort l’en empêche. J’ai attendu longtemps derrière cette simple ouverture sans carreaux ni barreaux pour au moins me donner l’impression que j’étais à l’intérieur de la vie, comme cela devrait toujours être le cas d’un homme porté par ses sentiments à continuer de vivre comme Dieu l’exige. Nous ne connaissions que la poussière et l’air chaud, et l’attente.

Les Vermort ont frappé à la porte d’Ovidio qui, comme vous le savez, monsieur, était notaire à cette époque. L’été, des étrangers frappaient à cette porte, cela n’avait rien d’original. La voiture l’était peut-être. A-t-elle effacé toutes les autres dans ma mémoire qui les voit tous arriver à pied, heureux parce qu’ils étaient en quête d’une maison pour abriter le bonheur de leurs vacances ?

Ils ont frappé et je me suis avancé dans le jour brûlant. Ovidio ouvrait lui-même, triste et mal fringué alors qu’on venait lui acheter une maison. Il recevait dans le patio et on s’émerveillait de tant de savoir-vivre. Il m’est arrivé de les entendre. Les femmes surtout, toujours prêtes à s’extasier parce que le seul but de leur existence est le bonheur, contrairement à ce qu’on croit.

Ils sont sortis avec Ovidio qui jeta un œil morne sur la voiture. Il est monté devant, alors que Madame s’installait à l’arrière en minaudant. Elle défit alors le foulard qu’elle portait sur la tête. Une chevelure rouge, monsieur, mais d’un rouge comme vous n’en avez jamais observé chez une femme, se déploya dans la lumière intense et rapide. Vous dire que j’en ai été ébloui ne vous renseignera pas sur les sentiments qui m’ont agité à ce moment-là.

Mais ce ne fut pourtant pas le moment le plus fort de cette seconde de crispation. L’homme me fit face sans me voir. C’était moi ! Certes, la chemise avait son prix et les chaussures, malgré la poussière, n’en étaient pas moins hors de la portée de ma modeste bourse. En fait, je n’avais même pas de bourse. Il n’était pas difficile de me vaincre sur ce terrain. Mais on eût comparé nos nudités réciproques, personne n’aurait su dire qui était qui. Même moi, monsieur, j’eusse été trompé par ces impensables apparences. J’exagère à peine.

Puis la voiture s’éloigna. Je reculais dans l’ombre où j’étudiais. Sans l’homme, sans cette apparition surnaturelle, en tout cas ressentie comme telle par moi, la femme m’eût inspiré un désir irrépressible et je me serais livré à ce qui, je dois bien l’avouer, constituait l’essentiel de mes activités amoureuses. Au lieu de ça, je me mis à croire à une hallucination. Vous connaissez la légende rapportée par cet excellent Nerval qui nous dit que, selon une tradition crédible, la rencontre du double est le signe que la mort n’est pas loin, qu’elle est en train de se préparer à vous damner. Je suis superstitieux, monsieur. Et enclin au désespoir. Il n’en fallait pas plus pour me rendre malade, comme je l’avais été quelques années plus tôt.

 

Je peux bien ouvrir ici une parenthèse. Mon enfance a été marquée par une de ces maladies qu’on qualifie quelquefois de malédiction, mais qui était en réalité la conséquence d’une chute. Je vous dis les choses comme on me les a rapportées, car je n’en ai aucun souvenir. Après cette chute, j’ai donné des signes de débilité de plus en plus inquiétants et, certain soir, disons que j’ai abusé un tant soit peu de la fragilité d’une de mes petites voisines de palier. J’ai totalement oublié ce plaisir, ce qui me pardonne à moitié, l’autre moitié étant la maladie elle-même, qui est terriblement destructrice. Je ne sais pas ce qu’est devenue cette infortunée. Je crois qu’on l’a éloignée de moi. Ce qui m’a guéri. Je n’ai jamais plus touché à une femme sans lui demander le tarif de sa prestation. Puis, comme vous le savez, je me suis marié à Pilar et Dieu m’a gardé de jamais penser à la trahir.

 

Je pensais à ces choses du passé quand ils sont revenus. Ils sont tous descendus de la voiture et sont de nouveau entrés dans la maison. Cette fois, je vis bien que je ne rêvais pas. Je suis descendu et je suis sorti dans la rue, quitte à y rôtir. L’ombre de la maison voisine m’étant interdite, je suis resté en plein soleil, ébloui par la carrosserie de la voiture, décidé à m’approcher de cette femme pour vérifier que je n’étais pas en proie à une hallucination, phénomène qui m’avait déjà affecté et qui m’avait conduit, comme je viens de vous le confesser, à commettre un acte regrettable.

Je n’ai pas attendu longtemps. La femme était joyeuse et l’homme flattait le dos d’Ovidio. C’était moi, je n’en pouvais plus douter. Je m’élançai. Et, comme vous le pensez, monsieur, elle me « reconnut ». Quel éclat dans ses yeux ! Je m’y consumais comme dans un bûcher. Elle ouvrit une ombrelle, comme si elle voulait apaiser ce feu. Moi, j’étais en plein soleil et je respirais comme si l’air me manquait ou qu’il brûlait mes poumons.

— Qu’est-ce que je vous avais dit ? fit Ovidio en claquant des mains.

Voilà comment cela s’est passé, monsieur. Pas autrement. Les Vermort venaient d’acheter Los Alacranes. Et ils avaient trouvé un sujet de conversation d’une originalité indiscutable. Un argument de vente qu’Ovidio avait dû utiliser sans se priver.

 

Donc, comme je le disais plus haut, nous attendions qu’il sorte de la maison pour partager avec nous le plaisir d’être encore de ce monde après l’enfer de la journée. Et Pilar m’avait empêché d’aller frapper à sa porte pour renouveler l’invitation. Je veux parler de notre nouveau voisin, cet Américain qui, si j’étais bien renseigné, était un photographe d’insectes. Près de dix ans avaient passé depuis qu’Ovidio avait assassiné Fabrice de Vermort et Los Alacranes ne recevait plus de visiteurs. Gisèle de Vermort avait d’ailleurs une autre raison de ne plus remettre les pieds à Polopos. Un de ses enfants s’était noyé dans un bassin d’irrigation. Mais je crois que c’était avant qu’Ovidio s’en prenne à son mari.

Vous l’avez deviné, toutes ces histoires ne m’intéressaient plus, si jamais elles avaient suscité en moi une curiosité qui n’avait de toute façon pas porté ses fruits. En réalité, Pilar me le reprochait assez, j’avais des visées sur la maison d’Ovidio. Je n’étais plus aussi pauvre que par le passé. Je n’étais pas beaucoup plus riche non plus, mais la famille de Pilar possédait quelques biens qui, si j’avais bien calculé, pouvaient m’ouvrir les portes de mon rêve et du même coup les bras d’une femme qui ne les ouvrait plus que pour m’embrasser sur le front si la présence des autres la contraignait à au moins un peu de proximité.

Mais, vous l’avez compris, la maison d’un assassin n’était pas celle qu’elle souhaitait pour ses enfants ni pour elle-même. Ces négociations m’épuisaient. J’arrivais au bout de la patience.

Après m’avoir empêché d’aller frapper à la porte de John Cicada pour lui rappeler que nous avions convenu de passer la soirée ensemble, elle s’était assise avec les siens, me tenant une fois de plus à distance, humiliation qui se reflétait dans leurs regards pourtant obliques. J’étais paralysé. Et douloureux. Heureusement, John Cicada apparut à sa porte. Derrière lui, le patio rutilait dans une lumière bleue. Il fit un signe, referma la porte et s’approcha si lentement que je crus qu’il hésitait à aller au bout de son approche, ralentissant au milieu de la rue, alors que son visage était devenu noir et que je m’en voulais de ne pas pouvoir deviner son regard. Mais Pilar l’a rejoint, petite chatte qui ne fait aucun bruit quand elle se déplace vers un homme, comme cela arrivait quand elle traversait la rue pour aller consoler Ovidio sous notre regard triste et patient. J’entendis :

— Nous vous attendions, John.

(John ?)

— J’ai bien peur de vous déranger. Vous êtes en famille, Pilar.

(Pilar ?)

— Vous allez connaître tout le monde. Venez, John !

(John. J’avais bien entendu.)

Elle papillonna pendant que je puisais dans mes dernières forces. Je m’étais levé, sachant que je serais le dernier à serrer cette main que chacun étreignait avec vigueur et ce sens du mystère propre aux familles qui ont déjà donné toutes leurs filles, ce qui était le cas.

— Enfin, le meilleur pour la fin, mon époux Pablo que nous appelons Monti comme les étudiants de sa faculté.

— Oh ! fit John. Un universitaire.

— En réalité, je me suis limité à la criminologie dans le cadre d’un programme de formation…

— Monti est notre policier.

John ne paraissait pas le moins du monde impressionné. Il avait même l’air de ne pas apprécier. Son sourire était équivoque. Mais pas comme le sourire de quelqu’un qui a des choses à se reprocher. Il se moquait de moi sans dire un mot, mais sans accepter mon silence non plus.

— Pilar me dit que vous seriez intéressé par la maison, dit-il.

Il accepta un verre trop frais qui mouilla sa main.

— Je n’ai pas les moyens, dis-je, surpris par une tessiture toute nouvelle pour moi.

— À combien estimez-vous la maison d’un assassin ? dit-il.

— Ce n’est pas encore un assassin. La justice n’a rien décidé. Je ne sais même pas si vous êtes en droit de vendre cette maison.

— Oh ! Que si !

Je ne grandissais pas dans son estime. Ce n’était pas le genre de conversation que j’avais envie d’entretenir à cette heure de la nuit. Pilar me reprochait d’avoir trop bu, se contentant toutefois de ne pas le dire. Il se tourna vers elle. Elle était merveilleuse. Ovidio avait adoré cette femme. Qui ne l’adorait pas ? Et qui s’en passerait ?

Son père soufflait sa fumée parmi les verres, les yeux ne voyant qu’eux, comme chaque fois qu’elle prenait ma place.

Si nous convenions, comme elle l’exigeait sans le dire, de ne pas parler d’Ovidio, ni de moi, pouvions-nous parler des insectes de la région ? Il les connaissait tous. Il était même déçu de ne pas en découvrir au moins une espèce nouvelle. Je m’apercevais que jamais je ne m’étais inquiété de la nature de nos insectes.

— Les araignées et les scorpions ne sont pas des insectes, dit-il.

— Pourtant, ça en a l’air, dit le père de Pilar.

— Un insecte a six pattes, pas plus.

C’était ça, l’explication ? Six pattes. Il ne convaincrait pas le vieux qui n’allait jamais du côté des Vermort à cause des scorpions. Ils tombaient comme la pluie sur les passants. Et il ne pleuvait jamais à cet endroit maudit. Ovidio avait tué Vermort au milieu de cet enfer. Ce n’était pas un hasard, affirmait le vieux.

— Et les papillons ? demanda-t-il.

— Ce sont des insectes, dit John triomphalement.

— Pourtant, ça n’en a pas l’air.

 

Le lendemain matin, j’ai attendu derrière la fenêtre avant d’aller au bureau. Elle était dans le jardin. Nous n’avons pas de patio. Nous cultivons quelques fruits à l’ombre d’une ruine. Nous manquons d’eau.

La maison d’Ovidio, je veux dire de John, était à l’ombre à cette heure du jour. Deux étages d’ocre rouge dominaient la rue, comme figés par les grilles noires, et la vigne portait la lumière comme un fardeau.

Naguère, Ovidio ouvrait lui même les deux battants de la porte et poussait la grille contre le mur qu’elle cognait durement, vibrant longtemps dans l’air déjà saturé d’insectes.

 

Pas un oiseau comme dans ces pays que Gisèle évoquait quand je lui demandais des nouvelles. Je n’étais pas encore titularisé quand elle m’a convoqué aux Alacranes. Je n’aime pas plus cet endroit que n’importe qui.

— À part le menton, c’est toi, chéri !

J’étais debout dans la lumière tombant du ciel, sentant la fraîcheur d’une verdure qui gouttait sur la brique chaude. Et Vermort me regardait des pieds à la tête, la bouche en cul de poule comme je ne le faisais jamais de peur qu’on me prenne pour une fille.

— À part l’allure générale, non, je ne vois pas en quoi il me ressemble.

Il aurait pu s’adresser à moi, mais c’était elle qui posait les questions. Une fillette m’observait de ses yeux de chatte et confiait ses commentaires à l’oreille d’un petit garçon impatient.

— Si tu veux, conclut Vermort. (Enfin il m’adressa la parole :) Je vous offre quelque chose, mon ami ? Sans manière, un whisky ?

— Il ne boit peut-être que du vin, dit-elle.

Notre première rencontre. Mais dès la deuxième, elle me toucha les mains, sans raison.

 

Voilà à quoi je pensais en surveillant la maison de John Cicada. J’entendais Pilar battre la terre ou se livrer à je ne sais quels travaux hérités du sang qui coule dans nos veines. Pas un enfant pour s’accrocher à moi et exiger un signe de connivence.

Encore un jour à ajouter au malheur de n’être pas chanceux. J’avais construit mon existence et maintenant c’était elle qui me détruisait. Mais a-t-on le choix de servir l’État ou de s’en passer quand tout commence dans la solitude ?

Don Patricio avait accepté de m’accorder la main de sa fille parce que je promettais de me conduire en serviteur et non pas en aventurier. Pilar n’avait jamais évoqué que l’aventure, celle d’un homme capable de l’arracher à cette terre pour lui apprendre à voyager. Elle en parlait encore quelquefois et les autres femmes l’écoutaient.

J’ai passé ma vie à regarder les autres rêver au contact de ces étrangers.

 

John Cicada sortit enfin de la maison. Il demeura un instant sur le seuil, reniflant comme un chien qui interroge le vent. Je le suivis. En bas, après le pont, une voiture l’attendait. Elle disparut bientôt.

Je suis retourné chez moi. Pilar travaillait encore au jardin. De la fenêtre, je lui ai demandé si elle avait toujours la clé.

— La clé ? Quelle clé ?

— La maison d’Ovidio, idiote !

Le moment était mal choisi pour lui expliquer comment je savais. Je savais, un point c’est tout ! Mais elle ne bougeait pas, les pieds nus dans la terre humide qu’elle venait de retourner. Je n’ai jamais vu de femme aussi belle. Même Gisèle ne lui arrivait pas à la cheville question beauté. Elle voyait ma colère.

— Où l’as-tu cachée cette maudite clé ?

— Monti !

C’était tout ce qu’elle trouvait à dire. Je descendis, résolu à lui arracher cette clé. Elle n’avait pas reculé. Ses mains me menaçaient avec un outil dont le fer rutilait.

— Je ne te demande rien, Pilar. Donne-moi cette clé.

Ses yeux étaient secs. Elle m’humiliait alors que je ne lui demandais pas d’explications. Elle n’avait pas le droit de me juger, de savoir.

— Tu ne vas pas entrer dans la maison, Monti !

— Je ferai ce que je juge bon de faire. Donne-moi cette clé !

Elle lâcha l’outil. Le fer pénétra dans la terre. Puis elle souleva sa robe pour essuyer ses mains. Ça n’en finissait pas, monsieur. Et je me tenais à distance pour ne pas la battre comme j’en avais le désir, je ne savais plus pourquoi, pour la clé ou autre chose.

— Je vais te la donner, la clé. Mais ne viens pas pleurer si tu t’attires des ennuis.

Elle se chaussa. La robe retomba. Elle filait presque, comme si elle m’échappait. Je demeurai dans le jardin, figé par ce qu’il convient d’appeler de la peur, car la colère venait de lui laisser la place. Une minute plus tard, Pilar réapparaissait, tenant la clé, n’allant pas plus loin que le seuil de la porte. Je dus m’approcher.

— Tu le regretteras, Monti.

Elle ne me menaçait pas. Sa voix était devenue douce et facile. Elle avait pitié de moi. Elle finit toujours par cette compassion. Mais cette fois, au lieu de me recroqueviller autour de ma colère, j’ai failli accepter ses bras. Sa bouche m’a paru facile aussi. Je saisis la clé en grognant et me précipitai dehors, en pleine lumière.

Je remontai alors la rue pour la redescendre derrière les orangers et les jardinières. Une abondance de couleurs dissimulait ma progression vers la porte que je voulais ouvrir. Personne ne me verrait si je m’en tenais à l’ombre. Devant la porte, la vigne retombant des arcades m’accueillit en même temps que la rumeur des insectes. J’ouvris. Un glissement d’enfant et j’étais à l’intérieur, comme je vous le dis.

Le patio sembla se réveiller. Dans le bassin, l’eau s’agita. Une chaise était renversée, l’autre penchée sur la table, et les restes d’un repas entretenaient un nuage de mouches. En m’approchant encore, je vis les cigarettes écrasées sur le dallage et plusieurs bouteilles vides couchées sous la verdure. Je suis monté.

Les portes étaient fermées. Je les ouvris une à une. La deuxième me résista moins. Je posais le pied sur des habits. Le lit était défait. D’autres bouteilles. Un écran éclairait les couvertures. Je trouvai le clavier.

Une fenêtre me demandait si je souhaitais fermer le programme ou le continuer. Je vis alors que nos noms étaient inscrits dans un tableau. En cliquant dessus, je fis apparaître nos photos et des commentaires que je ne pus déchiffrer, car ils étaient écrits dans une langue inconnue. Dans ma poitrine, mon cœur devenait douloureux au point que je me mis à me tordre dans les draps, le nez dans des odeurs qui ressemblaient aux miennes, ces odeurs que Pilar chassait tous les matins en répandant les parfums artificiels de ses encens. Je pleurais.

— Tu es fou, Monti ! Viens !

Pilar m’avait suivi. Je l’effrayais. Ce n’était pas la première fois. Elle tenait la clé dans sa main. De l’autre, elle tirait sur ma chemise.

— Tu vas être en retard au travail, Monti.

Où Ovidio trouvait-il la force de cette colère qui le détermina à tuer un homme ? Cet homme, c’était moi, même si le Diable ou autre chose avait changé le cours de cette tragédie pour qu’un autre homme soit tué à ma place. Pilar s’efforçait d’oublier. Moi, je ne faisais aucun effort. J’en étais incapable. J’avais eu de la chance, m’avait-elle dit le jour même de la mort de Fabrice de Vermort. Mais plus jamais elle ne parla de cette chance. J’avais aussi la chance d’avoir décroché ce poste au service de l’ordre et du pouvoir. J’avais beaucoup de chance de dormir dans le même lit que la plus belle femme de Polopos et peut-être même d’ailleurs, mais cela, c’était une autre histoire et je ne voulais pas la raconter à des inconnus comme je le fais maintenant avec vous, monsieur.

Elle réussit à me sortir du lit. L’écran brillait encore. Elle tenta d’en brouiller les pistes en tapant sur les touches du clavier, mais l’écran ne fit pas autre chose que clignoter.

— Je t’en supplie, Monti, efface ça !

Pas question. Retrouvant mes esprits parce qu’elle était là et qu’elle me fuyait encore, je fis ce que j’avais à faire et empochai la clé, celle qui contenait toutes les données dont je venais d’avoir un aperçu. Je n’étais pas venu pour rien. Elle pouvait bien la garder, sa clé. Je m’étais trouvé du pain à pétrir sur la planche.

— Sortons par le jardin, fit-elle.

Autre glissement d’enfant, à fleur de sa chair en fuite. Elle se pliait sous les branches tombées des murs et je la suivais, glissant moi aussi, un peu vent et motte de terre. Nous nous retrouvâmes dans la lumière, elle resplendissante et moi heureux, comme nous n’avions jamais été ensemble. Mais elle n’en avait pas conscience. Elle ne pensait jamais à elle ni à moi. Tout son esprit, dans les moments de tension, et quelles que fussent les raisons de mon excitation ou de sa peur, au choix, se concentrait sur le couple, son apparence, ses promesses sociales.

Comment expliquer que, malgré nos ressemblances, et surtout notre sang, Ovidio avait trouvé la colère nécessaire et que je ne rencontrais que l’inconsistance d’un désir éprouvant avant même de comprendre comment je pourrais l’assouvir ?

— On t’attend au bureau, dit-elle. Tu es en sueur.

Elle me frotta le front avec sa chemise.

— Ne me demandes plus cette clé, je t’en prie, Monti.

— Je n’en aurais plus besoin, je crois.

Je filais au bureau. Comme d’habitude, personne ne m’y attendait. Cependant, un message me signalait que John Cicada avait été pris à l’aéroport avec quelques grammes de cocaïne. On ne l’avait pas arrêté. Il chercherait à s’en procurer de nouveau. Je savais ce que j’avais à faire. Je l’ai toujours su. Sans colère. Sans cette force intérieure qui ne m’appartient pas. Je ne suis pas Ovidio.

 

Bonne matinée. Mon esprit ratiocinait. La clé contenait un monde hermétique qui n’aurait pas eu cette saveur sans ma photo et celles de tous les protagonistes de la « chanson d’Ovidio ». De quoi s’agissait-il ? Pas des éléments d’une enquête. La majeure partie de ce qui était écrit l’était dans la langue maternelle de John Cicada. Le reste n’avait aucun sens, à moins d’être écrit dans une langue que je ne connaissais pas. Rien ne bornait ce chaos. Et pas une seule clé pour tracer au moins les contours d’un sens qui m’aurait mis sur une piste. Pourtant, il s’agissait bien d’Ovidio comme l’indiquait le titre générique.

La seule chose que je pus traduire de cet étrange galimatias était qu’Ovidio Galvez se dénommait maintenant Roger Russel et qu’il vivait en Amérique. Une coupure de journal affirmait qu’il était en fuite avec l’objet de son crime. Le nom de la victime me sidéra : Aliz de Vermort. Par contre, le nom d’Anaïs Ku, dite Anaïs K., ne me disait rien. Elle était, selon ce que savait le journaliste, la complice d’Ovidio.

Je jubilais. Pas une seule fois je ne répondis au téléphone. Les scans défilaient devant mes yeux. Des photos de Polopos, de Chercos, de New York et d’autres lieux que je ne pus identifier. Et dans ces décors soigneusement photographiés, les personnages que nous étions regardaient clairement l’objectif ou fuyaient en essayant de dissimuler leurs visages. Je nous reconnus tous, y compris la petite Aliz de Vermort que j’avais fessé un jour de grande colère.

 

Je me souviens mal de cet épisode. Le motif de la fessée m’échappe encore malgré les traitements. Nous étions à Polopos et nous nous passionnions pour un combat de scorpions, du moins nous avions tracé les limites d’une arène dans le sable et deux scorpions se faisaient face. Aliz était la plus excitée. Pourquoi ce combat se termina-t-il par une fessée ? Je n’ai jamais regardé les petites filles sans éprouver un trouble désir, c’est vrai. Mais je n’y avais jamais touché, du moins pas ces parties du corps qui demeurent pour moi un mystère. N’ai-je pas toujours fermé les yeux quand une touriste nue traversait le rivage en secouant l’écume de ses petits pieds rapides ? Pilar, ma Pilar, peut témoigner qu’en matière d’amour je suis un exemple de délicatesse, sauf peut-être au moment d’en finir, et alors je me cache dans les draps comme un petit enfant qui vient de commettre une bêtise sans importance, mais pas anodine.

 

Par prudence, j’utilisais mon ordinateur personnel. Et il n’était pas connecté. Mes prédécesseurs n’avaient pas eu à se méfier de ce qui se passe dehors quand on agit seul à l’intérieur. Ovidio et Aliz ? Qu’en pensait Gisèle ? Les journaux disait qu’elle était à New York. Elle avait ri quand Aliz lui avait appris que je l’avais fessée. Elle avait dû juger que le prétexte était légitime. Puis elle avait cessé de rire quand Aliz avait précisé que ses fesses étaient nues. La petite culotte, elle la jeta au visage de sa mère. J’étais dans le patio, guettant les signes de haine, connaissant la colère des autres et m’imaginant que je finirais mal si je ne faisais rien pour devenir un homme ordinaire. Pendant ce temps, pendant que je jouissais d’une mère et de sa fille, Ovidio emportait ma Pilar au bout d’un monde dont je n’avais aucune idée, même au plus fort du plaisir.

Mais ce n’était pas la question, vous en conviendrez, monsieur. John Cicada, cocaïnomane et héritier de la maison que je convoitais, compilait dans son disque dur des informations nous concernant. Il écrivait la « chanson d’Ovidio ». Qu’espérait-il trouver ici à Polopos et en ma compagnie, moi qui était celui qu’Ovidio avait voulu tuer en lui écrasant la tête avec une pierre du chemin ?

 

À midi (suivez-moi, monsieur), j’étais à table avec Pilar, voyant la façade de la maison d’Ovidio dans l’interstice des rideaux que j’avais entrouvert pour la voir et pas autre chose. John n’était pas rentré. Où était-il allé et pourquoi la voiture n’était-elle pas venue le chercher devant chez lui, devant chez moi donc ?

— Monti ? À propos de cette clé. Je vais la jeter au fond du puits.

— Je ne t’ai pas encore pardonné, mon amour !

— Tu ne me pardonneras jamais. Un homme est mort à ta place.

— J’aurais pu le tuer moi-même. Avec la complicité de Gisèle.

— Nous n’aurions jamais dû nous approcher de ces gens !

— Ovidio n’en faisait pas partie, Pilar. Il m’aurait tué. Et toi dans tout ça ?

— Qu’as-tu appris de nouveau ?

Comment le lui dire ? Quel rapport entre elle et ce John qui débarquait dans notre vie comme le font tous ces étrangers qui nous trouvent beaux ou utiles et sèment la pagaille dans nos propres tragédies ?

— Rien, Pilar. Je n’ai rien trouvé. Des photos, rien de plus. Toi, moi, Ovidio, quelques autres, je ne sais plus. Je n’ai pas perdu mon temps. L’ordre et le pouvoir, vois-tu…

— Je ne pourrai plus le regarder dans les yeux à cause de toi !

Elle me haïssait maintenant. Ça ne durerait pas. Ni elle ni moi n’allons jamais au bout de la colère, même ensemble. Ovidio avait, et a sans doute encore, cette force de caractère qui fait qu’un homme ne s’accomplit que dans la mort de son ennemi. Or, j’étais son ennemi et je vivais à la place d’un autre. Avec une autre femme que la sienne, mais je n’ai pas su vivre avec celle-là quand c’était encore possible. Gisèle. Proie.

— Je n’aime pas que tu regardes les hommes, Pilar. Tu les regardes parce qu’ils te regardent. Pourquoi ne me regardes-tu pas ?

— Je t’aime, Monti. Mais je ne souffre pas avec toi.

— Ne jette pas la clé dans le puits. Je vais en avoir besoin encore. As-tu idée de l’endroit où il est allé ? Avec qui ? Le sais-tu ?

Pas de réponse. « Nous vous attendions, John. » « J'ai bien peur de vous déranger. Vous êtes en famille, Pilar. » « Vous allez connaître tout le monde. Venez, John ! » Vous auriez pu m’épargner cette humiliation, monsieur ! Mais vous avez votre idée.

Elle est allée répandre de l’eau dans le patio. Nous appelons cet endroit un patio, mais ce n’en est pas un. C’est un couloir qui sépare la maison en deux parties égales. Nous nous y réunissons l’après-midi, quand il fait trop chaud dehors pour s’asseoir sur la terrasse et sous la vigne. Pas d’insectes dans cet air. L’humidité monte lentement, m’envahit jusqu’au sommeil et je rêve à d’autres horreurs qui font de moi l’homme que je suis. Violer leurs filles n’est pas un acte bien courageux, mais j’en rêve, monsieur.

Je me suis déplacé dans le patio. La bouteille me suit, car je veux la finir, comme si je tuais quelqu’un sans prendre le risque d’être jugé pour ça. Elle ne m’accompagne pas dans cette immobilité. Elle disparaît, laissant le seau et quelquefois elle oublie de fermer le robinet et je crie dans le couloir, provoquant les commentaires du vieux qui n’a pas mangé avec nous depuis que je me comporte comme un barbare. C’est le mot qui convient à mes attitudes autant qu’à mes écarts de langage.

Quelle solitude, monsieur ! Une angoisse noire. L’impression de n’avoir rien à tenter pour mourir sans laisser d’autres traces que cette colère avortée. Suis-je la risée du voisinage ? Ma réputation d’homme vaincu par l’erreur tragique d’un meurtrier est-elle limitée à ces rues que je connais par cœur ? J’ai toujours vécu dans le tourbillon des contradictions créées par les autres. Moi qui n’ai jamais été plus loin qu’une fessée administrée aux fesses nues d’une enfant incapable de garder un secret.

 

J’ai été réveillé par le bruit d’une portière dans la rue. J’ai sauté de mon fauteuil pour m’immiscer dans les rideaux. John rentrait. Il était temps ! Le sommeil avait poussé ma patience à bout. Mais qui était la conductrice de cette voiture ? La même qui l’avait emporté Dieu sait où ce matin ? Le soleil dans les yeux ! Le rêve encore accroché à ce qui reste de réalité. Les pas de Pilar dans le couloir. Les acouphènes. La crispation et la douleur. Je n’ai rien vu et John est entré dans sa maison, secouant la main pour saluer celle qui s’éloignait à bord d’une voiture que je n’avais pas eu la présence d’esprit d’identifier. Policier, moi ?

— Tu n’as pas dormi ?

Quelle question, vous en conviendrez, monsieur, alors que je viens de me conduire comme un débutant ! Mais je n’ai pas cette colère, l’ai-je assez dit ! Bien sûr que j’avais dormi, sinon me serais-je réveillé ?

Mais l’odeur du café me tranquillisa. Elle tenait un plateau, je devrais dire : le plateau, car nous n’en avons pas d’autres pour le café qui achevait de monter en sifflant. Encore une attente avec elle. Volage et peut-être prostituée. Qui sait ? Elle me servit.

— John n’en saura rien, dit-elle, portant le café brûlant à ses lèvres.

Pourquoi le saurait-il ? N’est-il pas convenu devant Dieu que la femme doit être fidèle à l’homme sur tous les plans de la relation ? Je la regardais comme si elle projetait secrètement de me tuer, elle qui ne savait rien de la « chanson d’Ovidio », mais qui avait tout donné à ce tueur de moi-même. Ne juge-t-on pas l’homme qui a tué l’ombre d’un autre homme ? Et qu’advient-il de la femme qui n’abandonne pas son idée de voyager seule au bout du monde ? Ce n’est pas à vous que je pose ces questions, monsieur, mais à moi-même.

 

De retour dans mon bureau, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans les documents formant l’ensemble de la « chanson d’Ovidio » encore à l’état de brouillon, si je comprenais bien. Ces fragments n’avaient pas de sens. Une grande partie du texte était incompréhensible. Je n’aurais pas assez de toute mon existence pour résoudre cette énigme. L’autre méthode consistait à soumettre John Cicada à un interrogatoire. Mais de quelle nature ? Et sous quel prétexte ? La cocaïne, peut-être. Je n’attendis pas la fin du jour pour frapper à sa porte.

— Je vous attendais, vecino, dit-il.

Le genre d’accueil qui brouille les cartes d’entrée.

— Je ne suis pas venu pour ça, dis-je à mon tour.

Il parut décontenancé et me fit signe de poursuivre mon entrée dans le patio, déplaçant une chaise pour que mes genoux ne rencontrent pas les dessous de la table. Il prit place lui même à la tangente de la table, me plaçant dans la situation d’un invité qui n’est pas là pour recevoir, mais pour donner.

— S’il s’agit de cette petite histoire de coca, dit-il, c’est une regrettable erreur de ma part et je m’en excuse encore. La prochaine fois, je n’oublierai pas l’ordonnance. Un oubli tellement idiot !

Il ne s’était pas expliqué autrement à l’aéroport et on l’avait cru. Moi, je ne l’aurais pas cru. Il serait à ma merci maintenant.

— J’ai constaté que la police est d’ailleurs venue fouiller ma maison. Une de mes clés a disparu. Elle contient la copie de mes écrits. J’écris mes mémoires. J’ai été astronaute à la NASA. Là-haut, je jouais déjà avec des insectes. Pour le compte de l’industrie pharmaceutique.

— Je… je ne suis pas au courant, balbutiai-je. Vous vous méprenez sans doute sur des signes…

— Une clé disparaît et vous me parlez de signes ?

Le ton montait, mais sans colère. Je reconnais la colère. Je dois même en savoir plus que les autres sur ce sujet.

— Je poserai la question, dis-je fermement.

— Vous la poserez à qui ? Tout ça, pour un malheureux gramme d’une substance destinée à mon équilibre mental.

— La cocaïne ? Votre équilibre… ?

— Vous ne me croyez pas ? Un fax…

Je n’écoutais plus. Mais je voyais à quel point cet homme était affecté par ce qui lui arrivait à cause de moi alors qu’il était le seul à pouvoir m’expliquer en quoi consistait cette « chanson d’Ovidio ». Une simple chanson à la gloire d’Ovidio ? Comme il s’en compose encore, paraît-il, dans cet immense pays où Ovidio a changé de nom ? Les images des aventures du Gorille Urinant m’avait sidéré. Je m’étais reconnu dans le personnage du garde civil. Mais jamais je n’avais punaisé le portrait en fleurs du Caudillo sur le mur de mon bureau !

— Je vous crois, dis-je. Laissez-moi le temps…

— Mais le temps de quoi, mon ami ! Si vous avez jeté un œil sur ce que contient cette clé, vous en savez autant que moi.

— Vous voulez dire que vous n’êtes pas l’auteur de…

— Mes mémoires ne consistent pas…

Le mieux était de terminer nos phrases avant de nous battre. Mettons que j’avais la clé (mais ce n’est pas moi le voleur). Pouvait-il m’en traduire les arcanes ? Je n’avais d’ailleurs jamais ouvert les yeux sur son trafic de cocaïne…

— Mais ce n’est pas un trafic, monsieur ! Je suis malade ! Vous le seriez vous aussi si vous aviez vécu avec des insectes affectés eux aussi par la même maladie.

— Vous disiez que c’est mental…

— Ça l’est. Mais de là à me prendre pour Napoléon, il y a loin !

Nous n’avions encore rien bu, malgré les coups de langue.

— Qui était cette femme ? demandai-je presque sans le vouloir.

— La mienne. Elle n’est pas d’accord non plus avec la cocaïne. Son éducation en matière de maladie mentale laisse à désirer, si ce n’est pas trop dire d’évoquer ses désirs à propos de ma personne.

— J’eusse été ravi de la connaître. Madame Cicada…

— …ne sera plus de ce monde dans un mois ou deux et je m’en félicite. Je peux bien avouer à un policier que je n’ai pas trouvé la force de la tuer, ce qui m’aurait épargné bien des années de douleurs intimes. Vous savez ? La solitude.

Si je savais ! John et moi on était fait pour s’entendre. Il fallait mettre fin à cette altercation. À moins que Pilar…

— Finissez votre phrase, monsieur…

— Je ne sais pas… Ma femme est si… Si vous la connaissiez…

— Mais je la connais ! On se dit tout ?

 

Cette scène amusante s’est passée dans la maison d’Ovidio, comme je vous le dis. Jamais je n’aurais imaginé me disputer avec un parent à lui à propos de deux femmes dont l’une m’appartenait de droit, monsieur. Le moment était-il venu de noyer nos chagrins réciproques dans cet alcool que l’État nous permet de consommer même à l’excès ? Le lendemain matin, nous nous rejoignîmes dans la salle de jeu du Quinto Toro. Nous n’étions pas aussi frais que l’exigeait la situation, mais Omero consentit à nous servir un petit déjeuner sans alcool. John m’avait promis de ne pas répondre favorablement aux avances de ma femme. Et j’avais moi-même fait la promesse de ne jamais en reparler, même au plus fort des tempêtes et nous allions, si tout se passait comme prévu, en essuyer de mémorables. Il avait le plan, étant le mieux documenté sur Roger Russel, autrement dit Ovidio. Et j’avais la foi, ce qui m’ouvrait les portes d’une colère qui serait bien utile quand nous aurions atteint le paroxysme de notre projet. En finir avec Roger Russel lui tenait à cœur pour je ne savais, et ne sais toujours pas quelles raisons. Je n’étais pas moins déterminé à soigner ma névrose en mettant fin aux jours d’Ovidio comme il avait cherché à en finir avec les miens. L’erreur de personne ne comptait pas. On s’en passerait. Mais je ne dis rien à John à propos d’Aliz. On n’en finirait pas. Quelle excitation, à mon âge ! Et avec la femme que j’ai !

Quant à sa femme, celle qui n’en avait plus pour longtemps, j’avais des doutes, c’est vrai, mais mon enthousiasme était tel que je n’en mesurais pas l’importance. Combien de doutes sur des sujets fort divers sont passés aux oubliettes, monsieur, pour vous comme pour moi ? Cette femme, dont je n’avais aperçu que le profil, méritait toutefois que je ne l’oublie pas au moment de commettre ce qu’il convient d’appeler l’irréparable. Vous le voyez, monsieur, je ne suis pas totalement dénué d’esprit critique.

De retour chez moi, Pilar, qui n’avait pas manqué de se renseigner (elle aurait fait un excellent policier), ne prononça pas une seule parole pour mettre en doute les miennes. Elle était peut-être informée de ma rencontre amicale avec John au Quinto Toro, mais elle ne pouvait certainement pas en connaître le contenu. Vous étiez présent, monsieur. Je ne vous en rappelle donc pas les données.

— Je n’irai pas au bureau cette après-midi, dis-je entre deux bouchées.

— C’est étonnant de ta part.

Ce qui eût été étonnant, c’est que je me fusse expliqué sur les raisons de ce manquement. Elle acheva de me servir sans chercher à pénétrer dans le monde encore secret, pour elle comme pour moi, que j’étais en train de découvrir avec une joie que, par contre, je ne cachais pas. Je suis rarement de bonne humeur. L’existence ne m’offre pas de si bonnes raisons de l’être. Si tout se passait comme prévu, j’étais demain en Amérique, avec un visa de mission confidentielle que je devais aux relations de mon nouvel ami.

MONTI III

N’allez pas croire, monsieur, que je me suis enfui lâchement comme le laisse entendre le récit de mon collègue américain Galvez (que nous écrivons Gálvez chez nous, les Gálvez étant la famille d’Ovidio, autrement dit ici Roger Russel). Je confirme que c’est John Cicada qui lui a tiré dessus. Il était au fond du trou en train de crever et Galvez est descendu pour l’aider. J’avais vu comment deux hommes que je ne connaissais pas avait exécuté John de plusieurs balles tirées dans le dos au niveau de l’omoplate gauche. John avait basculé comme un arbre arraché au rivage par les eaux en crue. Les deux hommes s’étaient enfuis. Nous n’avions pas bougé le petit doigt. Quand j’ai entendu le coup de feu, je me suis jeté à terre. Je n’étais pas armé. J’ai rampé sous les buissons et j’ai encore attendu. J’ai alors entendu Galvez. Il rouspétait après un chien. J’ai supposé qu’il s’en prenait à John qui lui avait tiré dessus sans raison. Un second coup de feu, après celui tiré par John, secoua l’air autour de moi. Le chien cessa d’aboyer. Oui, il y avait eu cet aboiement pendant que Gálvez l’engueulait. Puis le chien recommença à aboyer et je n’entendis plus Galvez. Le silence s’abattit sur moi. Je ne bougeais pas même le petit doigt. Pas la peur, monsieur, mais l’instinct. Que s’était-il passé au fond du trou ? J’ai fini par me résoudre à m’en approcher. John respirait fortement. Galvez était allongé sur le ventre entre ses jambes. Et le chien tiraillait la chemise de John. Je lui lançai une motte de terre qui l’atteignit en pleine tête, mais il continua de déchirer la chemise et John semblait sourire, se mordant la langue et saignant à travers ce qui semblait constituer des paroles. Je n’en distinguai cependant pas le sens. Et en fait de chemise, il s’agissait des organes internes, boucles grises qui coulaient de l’ouverture que le chien avait pratiquée dans l’abdomen, profitant sans doute des dégâts provoqués par la fusillade.

Le revolver de Galvez reposait dans la main ouverte de John. Le chien était si occupé par son travail alimentaire qu’il ne verrait sans doute aucun inconvénient à ce que je descende dans le trou pour m’emparer de l’arme et l’abattre au plus vite. Les deux hommes vivaient encore, si j’en jugeais par les mouvements saccadés de leurs poitrines. Une voix, que je connaissais trop, interrompit mes projets :

— Encore une erreur, Monti.

Le canon d’un fusil se posa sur mon front. Je voyais Ovidio, le doigt sur le pontet, et le pouce prêt à ôter la sécurité. Il n’avait pas vieilli comme moi. Il avait conservé ce que j’avais perdu à cause de lui et de cette femme qui est la mienne. Pas de colère en moi à cet instant, monsieur, mais une haine sans incidences, un tremblement de surface et à peine la douleur des organes. Le canon heurta plusieurs fois mon front avant de s’immobiliser. Le sang coulait lentement sur mon œil.

— Qu’est-ce que ça te dirait de finir ici, Monti ? Une seule balle pour éclater ta tête de domestique. Quand je pense que je n’avais que les pierres du chemin ! Et cette maudite ressemblance qui t’a sauvé ! Tout le temps écoulé depuis. Pour rien ! Pour te voir crever alors que je n’ai même plus ce désir.

— Ne le tue pas, Rog ! Nous le ferons parler, Aliz et moi.

Aliz ? Je tournai la tête. Le canon se retira. Rog riait doucement. Je vis Aliz au bord du trou, couverte d’un cuir flamboyant qui moulait son corps comme je ne l’avais jamais vu. Une femme se tenait à ses côtés, belle et étrangement noire, vêtue elle aussi de cuir et portant un long foulard de soie rose. Au fond du trou, John parlait toujours et c’était toujours aussi incompréhensible.

— Il a cru que c’était moi, dit Rog. Pourtant, Galvez, qui est un mien cousin, ne me ressemble pas comme Fabrice de Vermort te ressemblait, Monti. Laissons-les crever. Entre cousins.

Aliz trépignait comme elle l’avait toujours fait avant la fessée. Mon érection témoignait aussi de la constance de mon désir. Une fessée avant le jugement, c’était trop demander. Le canon cogna durement une de mes dents et la brisa, provoquant une douleur fulgurante. Je m’étais levé, non pas pour me défendre, mais parce que je ne voulais pas mourir dans ce trou. Au fond, John sembler parler au chien pour l’encourager à s’empiffrer de lui-même. Pas un cri, ni gémissement, mais ces paroles qui ne voulaient rien dire et que j’interprétais comme ses dernières volontés.

— Ovidio ! Achève-le. Ou abats ce chien ! hurlai-je.

— Ce n’est pas un chien, Monti. C’est un symbole de ma colère. Mais je ne fracasse plus les crânes des hommes que je hais. Je délègue mes symboles. Ce chien est un nouvel adepte. Quelle ferveur !

Aliz aussi riait. La femme me regardait comme si ma souffrance ne faisait que commencer. John avait peut-être prononcé son nom. Il avait posé sa main sur la tête du chien, semblant l’encourager à continuer sans précipiter sa mort. À Polopos, il ne m’avait pas donné l’impression d’être pressé de quitter ce monde enchanteur. Dans son lit, Pilar avait connu des extases qui n’était rien à côté des fesses douloureuses d’Aliz, en tout cas du souvenir que j’en avais.

— Il va falloir mettre fin à ce désordre, dit la femme. N’écoute pas cette petite salope et tue-le ! Il n’a plus rien à te dire, Rog !

Mais Ovidio réfléchissait, savourant mon sursis. N’étais-je pas celui qui pouvait lui parler de Pilar sans se tromper une seule fois sur la qualité du plaisir ? John se contentait de la sauter. Il y avait des tas de John dans la vie de Pilar. N’y avait-il pas qu’un seul Ovidio ? Et moi ?

— Ferme-la ! grogna la femme.

Elle nouait et dénouait son foulard autour de son cou. Aliz s’était approchée d’Ovidio et lui parlait à l’oreille. Que lui confiait-elle d’autre que son désir de me voir fessé à mon tour ? La moindre caresse de sa part m’aurait éloigné du plaisir. Et je lisais dans les yeux d’Ovidio qu’il hésitait entre le mien et celui d’Aliz qui était devenue, si j’avais bien compris, sa petite garce. La femme était rongée par cette jalousie dont je connaissais moi aussi les poisons. Puis Aliz se recula et parla cette fois dans l’oreille de la femme qui se plia pour rire sans retenue.

— Emmenez-le, dit Ovidio. Je vous rejoindrai. Vous savez où.

Elles dirent « Oui » en même temps, formant un étrange chœur qui allait devenir mon enfer pour les jours à venir, étant entendu que je ne tiendrais pas plus de quelques jours entre leurs mains expertes. John leva la tête. Me suppliait-il ? Sa main ne parvenait pas à empoigner le revolver et le chien avait maintenant la tête plongée dans ses entrailles. Entre ses jambes, Galvez aurait pu passer pour un mort, mais sa poitrine était animée de saccades qu’on ne pouvait pas prendre pour des réflexes. Ovidio se détourna. Il commença à marcher dans le chemin qui rejoint la route.

— Faites-en ce que vous voulez, les filles, dit-il d’une voix grave.

Elles éclatèrent de rire en même temps. La femme me menotta dans le dos. Elle avait feint de m’écraser l’entrejambe avec son genou, mais s’était contentée de mesurer l’érection.

— Tu banderas pas longtemps, Monti, me dit-elle en m’arrachant le lobe d’une oreille avec le bouts de ses dents.

Je ne criais pas. Aliz s’était déjà engagée dans un autre chemin et s’éloignait rapidement sans répondre à la femme qui lui demandait s’il n’était pas plus humain d’abattre les deux hommes au fond du trou.

— Et le chien, dit Aliz, t’en feras quoi ?

Je jetais un coup d’œil dans le trou en passant. John me suppliait-il, monsieur ? Je ne le saurais jamais. Il semblait plutôt éprouver un intense plaisir. Entre ses jambes, Galvez agonisait de la plus sinistre façon.

— Parle-moi de ta femme, Monti, me dit la femme qui marchait derrière moi.

Je voulais rejoindre Aliz pour ne pas la perdre, ne pas finir entre les jambes de cette femme qui ne m’inspirait rien, mais elle me tenait fermement, tirant sur les menottes avec une violence qui me terrorisait, je dois l’avouer, monsieur. Et cette terreur n’était en rien favorable à ce que je me souhaitais comme derniers moments de vie sur cette terre. J’ai presque honte aujourd’hui d’évoquer cet épisode essentiel de mon existence.

— Aliz ne va jamais au bout de ses désirs, me confia la femme à qui je me gardais bien de demander conseil.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— C’est toujours moi qui achève ses petits travaux domestiques.

Je me mordis la langue pour ne plus parler. La dent brisée me faisait atrocement souffrir. Je craignis de me perdre dans cette douleur si elle devenait trop importante et que mon esprit se mettait à exiger que quelque chose ou quelqu’un la calme définitivement. J’ai déjà vécu ce genre de frustration dans le passé. Aliz mordait ma chair pendant que je la fouettais. Elle n’accepta jamais de me saigner comme je le méritais. Cette femme avait peut-être raison. Mais quoi d’autre pour remplacer la peur de mourir ? Ovidio m’avait condamné dix ans plus tôt. Depuis, j’avais passé ma vie dans le couloir de la mort avec l’espoir de ne jamais mourir ailleurs que dans les bras de Pilar. Ses hommes pouvaient en témoigner. Elle leur parlait tellement de moi !

— Monte ! dit la femme.

Aliz était au volant. Le moteur tournait. La femme me poussa et s’installa, posant un coude dans la fenêtre baissée. Dire que j’aurais dû mourir sur un chemin de poussière et de cailloux au cœur de mon pays de feu, sorte d’Enfer que je n’avais jamais quitté vraiment, et la tête fracassée par une lourde pierre propulsée par les mains d’Ovidio, tandis que son cerveau savourait le paroxysme de la colère et que pour moi le monde se liquéfiait jusqu’à sa dissolution complète. Ce qui n’avait pas été accompli et qui avait provoqué tant de complications inutiles s’accomplissait maintenant par délégation sublime, que je mourusse de la main d’Aliz, l’anus déchiré par sa colère, ou à cause d’un couteau planté en plein cœur par cette folle qui avait encore l’allure d’une femme.

ROG IV

La couverture du numéro deux du Gorille Urinant représentait les deux filles, la rousse et la noire, en train de fouetter les fesses d’un torero qui était solidement attaché au siège d’une moto. Le visage du supplicié présentait des signes évidents de jouissance du côté droit et une souffrance limite déformait horriblement les traits de la partie gauche, une astuce volontairement grossière que l’artiste exagérait encore au maximum en présentant le visage au premier plan. Et au fond de cette image somme toute assez comique, Gor Ur, en habit de soirée, formait une étrange fleur avec un jeu de cartes qu’on pouvait parfaitement imaginer truqué comme l’indiquait son regard équivoque. Art God Art, dit AGA, avait saisi le sens profond du scénario.

— Cette ressemblance me fascine, ma chère, fit Gisèle de Vermort. Mais Fabrice n’aurait jamais accepté l’idée d’être fouetté jusqu’au sang par une fille qui est le portrait craché de notre chère petite Aliz. Quant à cette femme à la chevelure si noire, je la vois mal se livrer à une telle orgie. Anaïs était si douce !

— C’est Ovidio, là, fit Pilar.

Elle posa le doigt sur le visage ambigu de Roger Russel.

— Je refuse de croire que nous avons la berlue, ma chère Pilar. Nous sommes les proies faciles de cet homme. Il nous envoie des messages maintenant. Avez-vous des nouvelles de don Pablo ?

— Monti n’existe plus. Je ne le pleure pas. Je doute qu’il ait survécu à un pareil châtiment.

— Mais ce n’est pas une punition, voyons ! C’est une pratique courante chez les pervers. Et puis il s’agit d’une fiction. Monti n’est-il pas en mission secrète ? Vous avez tort de douter de lui. Ces bêtises ont trop d’influence sur votre pauvre esprit chagrin. J’ai eu tort de vous ramener cette cochonnerie d’Amérique. Ne restons pas là.

Elles déjeunaient sous la tonnelle du Limonero. Le serveur venait d’emporter les restes et les avaient remplacés par deux verres qui scintillaient, survolés par un tourbillon d’insectes lents. Gisèle avait avalé le contenu sans aucune retenue. Le soleil la harcelait, la vigne ayant grillé au-dessus d’elle. Pilar se montrait moins pressée et tenait une main devant son visage pour protéger ses yeux d’un mince rayon de lumière. Elle se leva et suivit Gisèle qui la devança dans la rue d’une bonne dizaine de mètres. Pourquoi ne cherchait-elle pas à la rattraper ? Elle tenait le numéro de Gor Ur contre sa poitrine légèrement couverte. Un peu de sueur avait changé les couleurs du personnage qui pouvait être aussi bien Fabrice de Vermort que Monti. Elles ne s’étaient pas mises d’accord sur ce sujet. Anaïs était à sa place selon Pilar, mais Gisèle témoignait à son égard d’une affection peut-être équivoque. Aliz les avait réellement jetées toutes les deux dans une trouble fascination, si c’était elle bien sûr. Ovidio se montrait encore à la hauteur de son art. Gisèle l’aimait encore et Pilar savait qu’au fond d’elle-même elle désirait qu’il l’aimât encore.

Elles passèrent devant la maison d’Ovidio qui était inhabitée depuis que John Cicada était retourné dans son pays en emmenant Monti avec lui et cela, sans fournir aucune explication à Pilar. Peut-être avait-il des contacts avec Gisèle qui à ce moment-là résidait en Amérique. Pilar n’était plus sûre de rien. Elle avait conservé la clé de la maison, mais n’en toucha pas un mot à Gisèle. Celle-ci, qui avait perdu toute sa famille, comme Ovidio avait fini par perdre toute la sienne, était revenue à Polopos pour discuter de la vente de Los Alacranes avec le nouveau notaire. Il y aurait bientôt un nouveau policier à Polopos, pensait Pilar tandis que Gisèle observait à quel point les bougainvilliers pouvaient devenir envahissants si plus personne ne s’en occupait. Pilar eut la tentation d’aller chercher la clé qu’elle conservait dans le tiroir secret de sa table de toilette, mais elle se tut et cette-fois, ce fut elle qui marcha devant Gisèle, cherchant manifestement à la devancer.

— Quand je pense, dit Gisèle, que ces mains (elle pensait à la couverture du Marvel et aux mains qui tenaient les cartes) se sont posées sur nos seins pour en faire la même chose obscure…

— Parlez pour vous, ma chère Gisèle.

Gisèle sourit, mais Pilar était déjà loin, frappant les bougainvilliers qui tombaient de la façade de l’église avec le Marvel qui perdit un coin de son papier, lequel prit un envol de papillon que Gisèle observa longuement jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la muraille nue au-dessus des feuillages. Elle dut trottiner dans la soudaine lumière de la rue qui montait maintenant. Pilar allait vite. Elles passeraient à l’endroit même où Ovidio avait tué Fabrice. Monti prétendait le contraire, lui qui aurait dû être la seule victime de ce drame. Mais sur ce point particulier, les deux femmes étaient parfaitement d’accord : Ovidio avait tué Fabrice et Monti était un lâche qui méritait le traitement que lui infligeaient Anaïs et Aliz sur la couverture du Marvel, du moins pour ce qui concernait la partie gauche de son visage. Gisèle avait promis de traduire les dialogues. Elles passeraient ensemble tout le temps qu’il faudrait pour lire le Marvel, Gisèle traduisant et Pilar voyant à quel point l’imagination d’Ovidio n’avait jamais été que la preuve de sa perversité sexuelle. Elles se masturberaient ensemble une fois que la dernière page aurait fait tomber le rideau sur cette aventure insensée. Il n’y avait pas d’autres moyens de se quitter définitivement, car Los Alacranes était pratiquement vendu et Gisèle, qui ne souhaitait pas revoir ses terres en France, avait décidé de finir son existence dans le pays que Gor Ur avait choisi pour la rendre aussi éternelle que la perversité des hommes. Pilar s’attendait plutôt à finir sa propre existence sans autres explications que les prochaines aventures de Gor Ur et de ses deux complices mangeuses d’hommes.

C’était fou d’en être arrivé là, pensait Pilar en passant sous les oliviers, s’écartant ainsi de l’endroit exact où Ovidio avait tué pour la première fois. Elle vit Gisèle ralentir sur le chemin et s’arrêter devant la croix aux fleurs fanées depuis longtemps. Une bougie avait fondu à moitié dans les cailloux. Gisèle la toucha du pied et reprit son chemin, visiblement consciente que Pilar n’avait rien perdu de ses gestes. Elles se rejoignirent à l’entrée de Los Alacranes.

Le haut portail était couché dans la broussaille cramoisie. Pilar s’était appliquée à entretenir les alentours de la maison et son intérieur complexe, mais elle n’avait évidemment pas la force ni les moyens de s’occuper des clôtures et autres limites. Même la cabane des enfants était réduite aux murs, la toiture s’étant effondrée dans la végétation qui l’avait envahie. Gisèle courut pour atteindre la fraîcheur relative des premiers dattiers. L’eau coulait entre les arbres, courant sur un lit de briques roses. Pilar se hissa sur une murette et leva un bras pour montrer la maison. Selon Gisèle, c’était du beau travail. Elles parcoururent côte à côte le chemin sous les rosiers. La porte était entrouverte comme convenu. Elles la poussèrent et vinrent à ma rencontre en piaffant comme des juments en rut.

— J’ai pensé qu’un verre de limonade vous ferait plaisir, dis-je.

Elles burent sans retenue, indécentes comme je les aimais. Le Marvel suivit le fil de l’eau et disparut sous les fleurs. Personne ne me reconnaîtrait ici. Je ne ressemblais à personne. Le notaire n’y avait vu que du feu. À personne sauf à mon cousin John Cicada qui avait laissé peu de traces à Polopos.


MARVEL II

Poursuite remémorée

GUS I

— GOR UR est français ! GOR UR est français !

— Qué cons ! fit Bernie sur le seuil.

C’était toujours là qu’il se tenait quand ça bardait dans la rue. Il avait l’impression d’être dehors et chez lui à la fois. Il possédait même le trottoir sur toute la longueur de l’établissement. Ouvert à l’aube dès cinq heures et fermé sur le coup de deux heures du matin. Il dormait l’après-midi avec Sally dans les bras. En bas, Frank fêtait la hora feliz avec des types dans son genre. Enfin ça, c’était avant que Frank se mette à crever à cause d’une erreur médicale attribuée à la malchance chronique des carabins bin bin. Depuis qu’il se nourrissait par injection directe, Sally ne dormait plus l’après-midi et Bernie enculait le coussin dans son sommeil. Il se réveillait au moment où les minables venaient jouer avec le hasard et l’État. Frank lui manquait. Il se sentait même pédé dans ces moments de nostalgie. Sally remplacerait jamais le bon vieux Frank qui s’était coincé les doigts dans l’engrenage social. Il avait trop rêvé et surtout trop parlé. Il avait fallu l’arrêter et il était tombé entre de mauvaises mains. Qu’est-ce qu’on pouvait faire d’autre, même sans le hasard, avec un type qui s’imaginait le Monde comme il ne peut pas être ? Bernie avait jamais compris son copain qui s’rait devenu flic de base s’il avait pas eu cette folle ambition de chercher ce que pouvait bien signifier, au fond, cette activité tellement con qu’on te demande rien sur le plan du niveau général et une ou deux choses pour prouver ta fidélité et ton esprit de groupe. Mais Frank était pas fidèle et il confondait le groupe avec les témoins de sa déconfiture. Un pareil minable avait pas sa place dans cette activité sociale héritée du pétainisme ambiant d’une époque dont on ne savait plus rien, même que les Américains avaient cessé de faire des films sur ces sujets hautement brûlants. Maintenant, on cassait des Chinois si l’occasion se présentait, avec la complicité des Arabes quand on était pas dupe des intérêts divergents qui nous liaient à eux dans les déserts de l’amour à trois.

— La dernière fois que j’ai vu Frank, dit Bernie au journaliste, il était en bonne santé et s’était résolu à plus parler de ces conneries…

— C’était des conneries, vous dites ?

— Il a fallu que John nous ramène ce minable de Régal Truelle, lequel s’est mis dans la tête de tout reraconter à sa manière. Vous avez lu le livre ?

— Le Koran ?

— Non ! Ce tas d’conneries que Régal Truelle veut faire passer pour « les choses en soi ». PAS de prophétie ! écrit W. C. W.

— Ça alors ! Vous êtes un de ces cafetiers intellos qu’on se rend même pas compte que vous avez beaucoup mieux à faire que de servir le cerveau et les nœuds de ce tas de bons à rien qui se foutent bien de ce que vous valez réellement !

— J’voulais pas l’dire, mais puisque vous l’écrivez, laissez-moi apporter une petite nuance de taille à ce propos pertinent et réaliste : la différence entre moi et Frank, c’est que moi, j’ai bel et bien travaillé la réalité au corps et que j’en ai la preuve.

— ¡No me digas !

— Même que Sally est en train de réviser le texte et que j’ai déjà touché le chèque, mec.

Le gazetier se rengorgea. Il jeta un œil épouvanté au-delà du trottoir. Les grévistes s’en prenaient aux vitrines, mais Bernie demeurait droit sur le seuil pavé de bonnes intentions du café où les jaunes s’étaient réfugiés pour voir les nouvelles à la télé.

— J’croyais qu’la Presse écrite était morte, dit Bernie qui lisait plus les journaux depuis qu’on emballait plus la friture dans ces grandes feuilles qui étaient devenues le lieu insane des feuilletons publicitaires.

— On a encore droit à l’Écrit, mec ! s’étonna le journaliste. Même que si vous êtes poète…

— Frank l’était à ses heures, mais ça valait pas grand-chose comparé à c’qu’il écrivait pas.

 

La foule s’était arrêtée. On sentait leur odeur maintenant. Bernie recula à peine. Il reconnaissait les slogans. Il y avait belle lurette qu’on s’en prenait plus aux patrons qui étaient des types comme les autres, c’qui voulait dire aussi emmerdés que le commun des mortels par la vague chinoise qui avait provoqué la série de tsunamis. Bernie avait jamais vu le Monde s’effondrer avant que ça n’arrive en plein ramdam. Il avait perdu un tas de copains qui lui devaient du fric, mais Frank était déjà à l’hôpital entre de mauvaises mains. Il avait été le voir avant de devenir chinois par contamination. Et dans son lit entièrement assisté, Frank avait paru à peine attristé par la nouvelle. Il avait même pas parlé de lui, de son immobilité et des brisures de mémoire qui le retenaient encore par les pieds dans ce Monde qu’il avait aimé pour ne pas le haïr. Bernie était revenu comme d’un cauchemar et il avait à peine remarqué que les Chinois n’étaient pas de banals touristes. Maintenant, les employés de l’État et des Grandes Entreprises Indispensables reprenaient leur lente marche vers la place de la Présidence. Il avait eu du nez, le Bernie, en achetant ce troquet à deux pas des soûlots de la Magistrature. Il avait même pensé à restaurer le système pneumatique pour envoyer les canettes. Le journaliste admira le système qui datait du temps de Proust. Il imaginait parfaitement les effets sur la conduite des affaires sociales et économiques. Et la fortune du Bernie qui vivait pas dans le besoin même sans ça d’ailleurs. Qu’est-ce qu’il foutait, le vieux Bernie qui avait perdu tous ses amis, face à ce ramassis de pistonnés qui formait le gros de la troupe touristique quand c’était les Chinois qui recevaient ?

 

— J’en ai pas marre, expliqua Bernie. Voilà tout. Et j’pense pas qu’un jour j’en aurai marre. J’en ai jamais eu marre. J’ai roulé ma bosse et j’ai une femme et des putes. J’ai même des larbins qui croient en rien si ça sent pas la cirrhose ou la déconnexion du monde réel. Même mon rapport aux animaux est un spectacle. À soixante-dix balais et des poussières d’angoisse, je bande comme un taureau…

— Que tu dis… fit Sally derrière la caisse.

— Ça va nous m’ner où, tout ça ? minauda le journaliste.

Il respirait dans un morceau de gaze des fois que les grévistes se soyent parfumés au chinois rien qu’pour emmerder les badauds. Il en avait l’tournis, d’avaler ses propres rejets sans doute marqués de loin en loin par l’abus des substances réparatrices qui autorisent l’aventure de l’Écrit.

— Qu’est-ce qui vous fait tenir le coup, mec ? demanda-t-il juste au moment où la foule se remettait en marche.

— L’indépendance de mon esprit, fit Bernie.

Il avait pas bougé, les pieds chaussés de sandalettes où ses ongles avaient l’air de gros insectes jaunes pris au piège d’autres insectes plus remuants qui pouvaient être ses orteils. Les pantalons tombaient en accordéon, tachés de graisses et de bulles sucrées. Il tenait fermement ses poings crispés dans la poche de son tablier. Le ventre soulevait une poitrine parcourue de spasmes pulmonaires. Le journaliste nota que le visage aurait pu être beau s’il n’avait pas été marqué par les traces d’une maladie qui avait fait long feu. Le nez soutenait un cigare noir et or, à moins qu’une dentition adaptée à la défense passive n’en fut l’explication douteuse.

— J’ai toujours eu du pot, dit Bernie sans cesser de scruter la foule.

— Ils vont ont laissé tranquille, oui, souffla le journaliste.

Il n’en ramenait pas large. Mais il avait noté les détails de la surface, les aspérités qui conditionneraient son style si apprécié des marginaux. Bernie grogna en constatant que les jaunes consommaient le minimum.

— À choisir, dit-il assez haut pour que les jaunes ne perdent pas une miette de sa colère rentrée, les Chinois sont plus généreux que ce tas de… Ah ! et puis merde !

Il pivota sur ses talons, bousculant le journaliste qui s’accrocha à ses basques. On entendit encore un GOR UR est français ! puis les Arabes du voisinage reprirent leur place derrière les dominos. Les jaunes consultaient sans conviction la carte du déjeuner. Sally était plongée dans ses calculs prévisionnels.

— Vous me parliez de John, dit le journaliste. Je suppose qu’il s’agit de John Cicada…

— Otra qué tál ! fit Bernie.

Il déposa brutalement les deux demis sur la table qu’il avait l’intention de partager avec le journaliste.

— Et d’un ! jubila-t-il des fois que le pisse-copie pratiquât le même genre d’humour.

Mais le journaliste se contenta d’apprécier les reflets verts sur la nappe…

— Les reflets verres, gloussa-t-il.

Bernie n’appréciait pas ce genre d’humour. Il sourit toutefois, incapable de signaler à ce minable de bobardier qu’il avait été lui-même inapte à capter les interférences de son propre humour avec une réalité qui ne le méritait pas. Le journaliste apprécia la nuance et avala une gorgée qui émoustilla ses petits yeux gris.

— On a raconté beaucoup d’conneries sur comment ça avait pu arriver sans qu’on puisse faire quelque chose pour que ça n’arrive pas, tu vois, mec ?

— Je vois…

— L’Écrit est pollué par les prophètes. Ça, W. C. W. l’a dit avant moi…

— Je marque que vous êtes pas un con, m’sieur ?

— Quand j’ai vu le film, j’ai vomi sur l’écran rien qu’pour faire chier mes contemporains qu’étaient pas tous chinois à cette époque transitoire. Ah ! C’que ça faisait mal, la transition ! J’en avais le cul en sang à force de chier avec les autres dans le même dictionnaire. T’étais où, toi ?

— Chez moi ! Avec quelqu’un…

— Avec quelqu’un d’autre, je suppose. On a toujours besoin de ce genre de témoignage à un moment ou à un autre de cette putain d’existence. Et c’était qui ?

Le journaliste rougit. Ça aussi ça faisait partie du jeu. Frank avait élaboré une théorie sur ce sujet délicat. Bernie balaya l’air au-dessus de la table sans renverser un seul verre.

— Des fois, j’m’embrouille, dit-il comme si c’était un aveu plongé dans l’alcool.

— Même que tu bois pas tant en temps normal, dit Sally.

— Elle a raison ! Quelque chose a changé et ça n’a rien à voir avec les Chinois.

Bernie ouvrit grande sa gueule pour montrer ses dents. C’était toutes des fausses qu’il avait achetées à Pékin.

— Ça alors ! fit le journaliste.

— Même que je les ai pas payées cher !

Il en dévissa une pour qu’on apprécie la qualité. Moi, j’étais avec les jaunes. Je suis un jaune depuis que j’arrive plus à me priver de dessert. J’étais là à admirer la dent que Bernie exhibait comme un trophée. J’buvais pas parce que j’avais déjà bu et j’parlais pas trop pour pas perdre mon haleine dans des sujets d’conversation dont je saisissais pas vraiment l’intérêt ni la portée. J’attendais avec les autres que les grévistes retournent chez eux pour expliquer à leurs enfants que l’Papa Noël était chinois et que par conséquent il faudrait se serrer la ceinture pendant les fêtes chrétiennes. Elle était pas mal, la Sally. Enfin, pas mal pour son âge. C’était elle qui manipulait le fric que rapportait ce tavernier de Bernie à qui je devais pas mal de loyers. Le Monde est ce qu’il est. J’comprends bien qu’on peut pas tous être riches et en bonne santé jusqu’à temps de crever on se demande pourquoi. Des fois, Bernie me prend pour son fils et me conseille de bosser sans me plaindre et de mettre de l’argent de côté pour attirer une femme à qui ça n’déplairait pas de l’partager en échange d’un peu de considération. Mec ! J’en ai marre de la télé, du portable et de la connexion. Que j’ai même pas les moyens de me payer ce genre de truc pour rigoler avec ceux qui ont les moyens ! Bernie y parlait, y parlait, y arrêtait pas d’parler et j’écoutais comme un cancre de l’école coranique qui se dit que ça fait moins mal les coups de trique sur le crâne que les idées compliquées de la religion et des convenances qui s’ensuivent à l’intérieur de ce même crâne construit pour d’autres perceptions. Comment on se sort de là, merde !

—Vous voulez dire que rien ne peut vous atteindre ? dit le journaliste.

Bernie se gonfla comme toutes les fois qu’on comprend ce qu’il a voulu dire.

— Je dis qu’y a pas d’secret, continua-t-il. Tu réussis ou tu t’fais chier. Et si tu t’fais chier, viens boire un coup chez moi.

— Avec les jaunes !

— C’est des gens comme les autres, mec ! Sauf qu’y faut les pousser.

— Vous êtes d’accord, les mecs ? demanda le journaliste à l’encan.

On était pas fier, mais on comprenait. J’avais fait gréviste à l’époque où on dépensait sans compter. J’avais même fait chômeur entre temps. J’étais fier de rien, mais j’avais été avant de n’être plus rien que ce comique de service que les types comme Bernie savent manipuler quand le fric se fait rare.

 

Le Comte entra. Bernie se leva pour le saluer. Je me courbais sans me lever. Le Comte, qu’on appelait .Com entre nous, félicita Sally pour sa tenue printanière. On était en plein hiver, mais à l’intérieur, c’était l’printemps et j’avais des allures de primevère.

— Ça biche pour toi ? fit le Comte en passant devant moi.

— Ça va, .Com. Je vais même mieux depuis que j’peux payer mes loyers d’il y a dix ans…

— T’exagères ! fit Bernie, J’suis pas si chien…

Je le voyais se marrer pendant qu’on attendait la fin de la manifestation pour se mêler à la foule qui n’y verrait que du feu. Gor Ur était français et je m’demandais même pas si ça pouvait être vrai ou faux. J’avais hâte de me jeter dans mon lit pour bouquiner. J’étais même prêt à lire les conneries de Régal Truelle si c’était le moyen d’en finir avec l’angoisse du lendemain. Bien sûr, on nous laissait pas crever. On était tellement nombreux à manquer de tout sans le secours de la religion ! J’en avais honte et c’était sans doute ce qui me donnait raison de vivre. J’aurais eu raison aussi si j’avais été capable de charmer mes contemporains en leur donnant le spectacle de ma beauté. Mais les choses n’avaient pas tourné dans le bon sens. Chaque jour, je me réfugiais chez Bernie en espérant boire pour oublier. Et quand il était temps de rentrer à la maison parce que les grévistes étaient rentrés dans la leur, je m’rendais compte que j’avais assez bu pour être malade et pas assez pour en guérir. Le Comte reluqua alors mes godasses. Il me les avait données pour que je ressemble pas à un chien. Et il insistait :

— Un homme chaussé ne ressemble pas un chien, expliqua-t-il au journaliste qui fit mine de comprendre que depuis quelques années de promesses publicitaires et d’excitations au meurtre sur les peuples qui s’entretuent, on pouvait sérieusement se poser un tas de questions qui impliquaient la profondeur et la pertinence, voire notre raison d’être et d’y survivre.

PERSONNE I

Le journaliste n’arrêtait pas de penser qu’il avait raté sa vie et qu’il n’avait plus assez de temps pour réparer les dégâts. Du temps ! Il n’avait jamais vraiment cru s’en servir pour exister. Il n’avait jamais eu que cette sale sensation de glisser avec les autres sans véritablement profiter des instants que l’existence semble offrir à ceux qui dégainent vite et bien. On ne vit pas longtemps avec des blessures qui témoignent assez qu’on n’a rien fait de sa vie, à part quelques jouissances vite balayées par l’accoutumance et peut-être aussi deux ou trois peurs qui ont fini par former le lit de la nuit. Ses études, ou bien sa paresse, l’avaient destiné au journalisme des spectacles les moins probants du point de vue de l’artiste rare et authentique qu’il aurait pu devenir s’il avait accepté d’achever une pensée au service de la beauté. N’ayant aucune conception morale des choses telles que la fatalité les conçoit tout exprès, la beauté l’aurait fasciné par instant qu’il aurait saisi au vol d’autres plaisirs plus cosmiques. Il en était persuadé. Il connaissait bien son métier de promoteur des spectacles et ne s’en voulait pas d’en vivre confortablement. Il possédait tout ce qu’un homme sensé peut espérer des banques et des services de sécurité. Ce fut d’ailleurs en y pensant, un peu forcé par le destin, qu’il mit son nez dans le social et les combats qui coûtent si cher en vies humaines et si peu en tranquillité acquise. Il supposait que l’ennui y était pour quelque chose. Il n’en avait parlé à aucun ami parce qu’il n’avait pas d’ami. Ses employeurs lui avaient fait remarquer que son style prenait des tournures peu compatibles avec le bonheur des strass et de la franche rigolade. Il reconnaissait l’ennui. Il en parlait souvent. Son rewriter effaçait les coulures de l’expérience presque sans le vouloir, refusant de partager ses repas avec un homme qui avait rêvé de devenir écrivain et qui finissait par l’être à force non pas d’ennui, mais de résistance. Et ce, après vingt ans de bons et loyaux services. Le show-business ne s’en portait pas plus mal, mais enfin, il écrivait moins et pensait beaucoup plus qu’il l’avait jamais espéré de son cerveau liquéfié par tant de contradictions et quelquefois même… d’invraisemblance. Il ne consultait pas comme c’était prévu dans les cas d’affaiblissement du taux de consommation. Il compulsait plutôt les livres d’Histoire, remplissant ses vides par d’autres vertiges qui prenaient un sens… politique. Et l’Administration des Spectacles Á Mettre Entre Toutes Les Mains avait déjà reçu le rapport du rewriter qui ne cachait pas son inquiétude et ses ambitions. Le journaliste n’avait pourtant pas répondu à une première convocation. Il en était là quand il entra chez Bernie pour se soûler. Il connaissait Bernie de longue date et le cafetier l’accueillit comme le bon client qu’il était. Puis les jaunes entrèrent et on attendit le passage des grévistes. La suite, vous la connaissez.

Il rentra donc chez lui. Il avait noté deux ou trois idées, mais rien d’assez concret pour servir de matière à un article où il déclarerait que la Grève serait désormais son nouveau spectacle. Bernie avait secoué sa grosse tête noire de pilosités concurrentes. Passer des Folies Urinantes au journalisme d’analyse paraissait impossible. Surtout que ledit journaliste n’inspirait pas le respect qu’on doit instinctivement aux personnalités fortes. Il avait beaucoup bu, comme d’hab. Il en avait perdu le sens de l’orientation et, au lieu de rentrer chez lui par le plus court chemin, il rencontra Gu qui avait été son serviteur pendant un long séjour en Chine près de la frontière tibétaine. Gu avait de mauvaises nouvelles de Frank. Le journaliste toussa. Gu avait vraiment sa sale tête des jours de pluie et de boue. Il en paraissait affecté.

— Frank va mal, dit-il comme s’il lisait un rapport médical. Ils peuvent le savoir avec une précision d’enfer. On voyait des images entre les courbes reflétées par la vitre. Personne peut s’approcher plus près que cette vitre. Les gens y laissent des traces de doigts qui en disent long sur leur angoisse. Frank, ça pourrait être n’importe lequel d’entre nous. Même toi, Gus, tu pourrais être à sa place dans ce lit qui n’inspire pas la douceur de vivre tellement il est construit sur la connaissance de l’Homme. J’avais jamais vu autant de connexions et si peu de raisons de les appliquer strictement à un type qui n’a jamais été plus loin que son imagination peut-être réduite aux fantaisies héritées du Moyen-âge et de l’industrie cinématographique des jeux à jouer si on veut pas passer pour un triste. J’ai frotté mes propres traces, tu sais ? sur la vitre. Et ma buée. J’essayais de parler dans l’hygiaphone, mais on était plusieurs et j’ai dû attendre mon tour. Et une fois collé par la bouche à ce dispositif soigneusement connecté aux services de l’Hygiène Mentale, j’ai pas su quoi dire et j’ai perdu tout le temps qui m’était imparti à demander des infos sur le fonctionnement d’un joystick qui n’avait rien à voir avec la manœuvre. Dans le lit, Frank souriait parce qu’il m’avait reconnu. je souriais moi aussi, mais il pouvait pas comprendre pourquoi. Ensuite, un taxi nous a sortis dehors et on s’est mis à parler de la pluie et du beau temps en consultant nos portables. Il va mal. C’était tout ce que j’avais compris. J’avais un ami vachement bavard et voilà que j’étais incapable de communiquer avec lui parce que mon esprit refuse à ma bouche ce que l’hygiaphone indispensable peut lui donner à redire. J’m’en veux, c’est sûr, et j’y retournerai quand ça s’ra mon tour, quitte à recommencer et à finir par échanger des avis formatés avec des gens de la connaissance de Frank, mais pas de la mienne. On pourra peut-être se rencontrer là-bas, Gus ? Bernie dit que qu’on f’rait bien de constituer une cagnotte pour stipendier les Gardiens des Secrets qui Expliquent votre Internement d’Office.

— C’est pas une bonne idée, Gu. J’crois bien qu’j’irai seul et que j’saurai m’servir de l’hygiaphone. J’ai déjà vécu ça…

— Ah ! Ouais ?

— J’croyais qu’y avait des dingues dans toutes les familles…

Gu se frotta le menton. Il aimait pas parler de sa province et des choses qui avaient empoisonné sa vie. Il se sentait bien à New Paris. Un jour, il irait à New New York pour arpenter la ville comme l’y autorisaient ses études. Une femme l’y attendait peut-être, réflexion qui fit frémir le journaliste. Ils arrivaient dans sa rue, pas frais mais dispos. Gu ouvrit la porte avec une pièce de monnaie légèrement biseautée. À une époque révolue et enterrée, y avait eu du gaz à tous les étages et même une concierge au rez-de-chaussée, même que l’jardin était encore habitable et que ses légumes nourrissaient les pauvres de sous les toits. L’ascenseur était en panne. Ils gravirent les six étages sans commentaires. Il y avait de la lumière dans les chiottes. Des froissements de papier à spectacles succédaient à des déchirements lents et précis. Ici, on lisait en déchirant et on regrettait quelquefois de froisser ce qui avait encore de l’intérêt. Seuls les veinards se torchaient dans la soie et le journaliste était de ceux-là. Pas Gu.

—J’ai apporté une bouteille au cas ousqu’on aurait encore des choses à se dire, fit Gu.

Il se comportait comme un domestique, tortillant son petit cul comme si ça pouvait aider à ouvrir les portes et à les refermer avec le même petit bruit de sulfure d’hydrogène. Le journaliste se pinça le nez en riant :

— J’ai apporté des capotes pour le cas où on aurait des choses à faire !

Gu bandait déjà. Il avait écouté Sally raconter des cochonneries pendant que Bernie astiquait le parquet entre les jambes des jaunes.

— Ouais, dit le journaliste. J’l’ai aussi remarqué, ce jaune, et ça m’a pas donné que des bonnes idées.

Gu grommela dans un fond de verre. Il trouvait pas la bouteille là où qu’il l’avait mise. Le journaliste alluma la télé des fois qu’on y parlerait de ce jaune qui était intervenu comme un cheveu dans la soupe.

— Moi, déclara-t-il, ce Monde me fait peur. J’ai pas peur pour l’avenir. J’en ai pas. Et ça m’fait pas chier de pas avoir un avenir, ce qui s’appelle un avenir, qui s’termine par la fin, mec. J’ai peur d’avoir mal. Tant que j’ai pas mal, ça va, je tiens bon. J’m’anesthésie quand je peux, pas quand je veux. Ya des fois que j’m’anesthésie alors que j’ai pas mal, mais c’est pour d’autres raisons que j’vais pas les confier en secret à un mec comme toi…

— Et qu’est-ce qui me vaut cet honneur de merde ?

— T’es un Chinetoque, mec ! T’es un envahisseur !

— Mais c’est toi qui m’a importé grâce à tes relations !

— Tu s’rais pas v’nu si t’avais été bien chez toi !

— J’suis pas bien chez toi non plus !

— Un nouvel établissement dont on peut politiquement être fier… dit la télé.

— V’là le flacon, fit Gu.

L’écran montrait les jardins promenoirs déjà parcourus par des êtres qui savaient pas où y zallaient selon Gu.

— Frank saurait pas quoi faire si on lui proposait de se balader dans ces zallées. Je l’ai lu dans son regard. Il veut en finir. Ya un moment où on en a marre. Marre de servir à rien et marre de pas pouvoir se servir à son aise.

— J’en suis pas loin, dit le journaliste.

— T’es dingue, Gus ! Parle pas d’ça !

— J’en parlais pas, mec. J’ai d’ces idées !

— À qui l’dis-tu !

GUS II

On avait pas vu Frank à la télé. À la maison, une nouvelle convocation m’attendait dans la boîte aux lettres. J’allais faire agent polyvalent dans une usine de fromage. J’étais convoqué à six heures du mat devant la porte. En attendant, je m’demandais pourquoi le journaliste avait dit que je lui inspirais pas que des bonnes idées. Ça m’empêcherait de dormir, moi qui ai tant besoin de rêver à autre chose. Je fis comme eux et passai la soirée devant la télé à écouter les conneries des comiques de service. Du tellement décomplexé que ça valait presque une injection de vitamines. Je me recroquevillai sous ma couverture auto-injectante. Un peu en panne de nouveauté, mais heureux de pouvoir recommencer jusqu’à l’inconscience. J’appelai John pour le mettre au courant :

— Au courant d’quoi, mec ?

— Va y avoir du changement dans la répartition des postes.

— Mais de quoi tu m’parles, mec ? J’suis avec une femme, c’qui explique peut-être que j’sais même plus qui tu es…

 

Je raccrochais. De quel John s’agissait-il ? J’en avais connu des tas quand je travaillais légalement. John Ceci, John Cela. Qu’est-ce qui arrivait à mon cerveau ? Je me sentais un et indivisible. Aucune chance de sombrer dans la pornose. À mon âge, on sait tout du sexe. Mais en matière de relations professionnelles, on est toujours aussi naze, surtout après avoir été cadre au chômage. Je relus ma convocation. J’allais passer une mauvaise nuit, une noire plus une blanche, jusqu’au lever du jour où je s’rais frais comme un siphon. Dans la télé, les grévistes formaient la Grande Armada qui changerait le Monde en un phénomène spatio-temporel encore plus difficile à vivre pour les jaunes. J’ouvris un tiroir pour compter mon argent. J’en avais assez pour voyager, mais il en manquait un sacré paquet pour envisager le pire en toute sérénité. Je rappelais John :

— Tu fais chier, mec ! J’sais même pas qui tu es ! beugla-t-il.

— C’est au sujet de la répartition des postes…

— Des postes de quoi… ?

— Mon poste… Ton poste… Nos postes !

— J’ai pas d’poste, mec. J’suis juste qu’un jaune et encore, j’en ai pas l’air.

Il raccrocha. Il fallait pourtant que je lui parle de la nouvelle répartition. Je m’rhabillai et je filais chez Gu. Il habitait provisoirement avec un journaliste en mal d’existence marginale. C’est lui qui m’ouvrit :

— Ah ! C’est vous, fit-il. Mec, ya dl’a concurrence !

Gu se déplaça jusqu’à la porte. Il en tenait une bonne et n’arrivait plus à fermer la bouche, ce qui révélait une dentition anarchique et incomplète. Le type qui avait frappé à la porte était bien LE jaune dont Gus avait parlé pour n’en pas dire grand-chose. Gu l’invita à s’installer dans le fauteuil réservé à la sodomie et à ses commentaires.

— Vous y s’rez bien, dit-il.

Il gonfla un coussin et le disposa soigneusement dans le dos du jaune (moi). La bouteille était vide, mais le jaune en sortit une de son paletot. Elle était pleine. Le journaliste, qui s’emmêlait dans les capotes, remercia le ciel de l’avoir mis en présence d’un aussi généreux jaune. Il s’aboucha avec le goulot et entreprit la descente. Au fur et à mesure que la bouteille se vidait, son visage retrouvait cette sérénité palpable au son de ses joues. Les yeux larmoyaient. Gu réussit à insérer une paille et se mit lui aussi à ingérer le cocktail que le jaune avait composé lui-même pour rendre à ses amis le bonheur qu’ils lui inspiraient.

— Ya pas plus heureux qu’moi ! riait-il sans toucher à la bouteille qui se vidait plus lentement qu’il aurait pensé en considérant le diamètre des deux trous et le volume contenu par la bouteille.

Il appela John une troisième fois. Celui-ci ne décrocha pas, preuve qu’il était sur le point d’éjaculer, sans doute dans la bouche d’une conasse sans pedigree.

— John m’écœure, dit-il.

— John est mal en point lui aussi, dit Gu.

Le jaune lâcha un cri d’étonnement circonspect.

— Il est à l’Hostopital, continua Gu. J’l’ai vu quand on est sorti avec les autres. Ils l’ont mis à l’écart avec ceux qui ne semblent pas souffrir au point d’expliquer leur internement provisoire. Il m’a salué et j’ai pas répondu parce que j’ai eu peur d’une complicité probable. Y répond pas ?

— Y répond que des conneries de toute façon, fit le jaune.

Le journaliste empêcha sa tête de dodeliner sur le coussin à moitié gonflé.

— J’ai pas envie de finir comme ça, comme John ou pire comme Frank ! Ah ! J’en ai les j’tons, tiens !

Il se frottait les couilles avec le vomi de Gu, lequel s’endormait sans cesser de raconter ce qu’il avait vécu dans l’après-midi à l’hôpital où Frank et John subissaient les expériences auxquelles la Justice les avait condamnés sur la base de ragots scientifiques incontestables.

— J’vais devenir l’écrivain que j’ai toujours rêvé d’être ! s’écria-t-il.

Seulement, quand il sortait dans la rue pour trouver l’inspiration, il recevait en pleine gueule la bouffée de tellement de réalités que l’essentiel lui échappait au moment de concevoir les premières pages du récit qui était censé témoigner de sa capacité à être écrivain et non pas simplement chroniqueur ou fabuliste à la noix. Il montra au jaune comment il entrait et sortait de la rue. Il faisait ça avec entrain et même une certaine joie. Le jaune pensa qu’il n’agirait pas autrement au matin en intégrant la nouvelle équipe du service d’information sur le fromage et les meneurs.

PERSONNE II

Le Comte arpentait la ville à la recherche de son double. Il avait changé depuis l’Occupation II. Il ne portait plus ces moustaches en guidon de vélo qui avaient marqué l’esprit des femmes de sa génération au-delà du cercle des initiés. Il allait en moto avec son domestique chasseur, assis en tailleur sur la selle arrière depuis qu’il avait perdu à peu près toute sa masse. Résidant dans une rue sécurisée par l’Occupant, il se montrait peu critique à l’égard des Conditions. Il mangeait avec parcimonie, ne privant pas Chacier (le domestique chasseur) des abondances de saison. Il prenait même le soin d’emporter avec lui tous les catalogues étoilés capables de satisfaire le palais délicat de ce serviteur qui avait fait la Guerre quand c’était encore possible. Mais chez Bernie, y avait pas d’étoiles, y avait même pas grand-chose à bouffer si on y regardait bien. Sally cuisinait des viandes plutôt grasses qu’elle arrosait de sauces goûteuses dans l’ail et le persil, le tout côtoyant toujours un assortiment de légumes sortis de la boîte. Au désert, on mangeait des fruits d’Espagne et Chacier se régalait sous les yeux de son maître qui ne comprenait pas où était l’amour. Toujours légèrement vêtue, Sally nourrissait ses galants à heures fixes. Mais le Comte avait perdu son regard d’enfant, il avait de grandes mains osseuses qui jouaient constamment avec des ombres et sa bouche ne bavardait jamais, au contraire, elle distillait l’impuissance et la haine, tellement que Bernie redoutait que les Autorités Sanitaires fussent à l’écoute. Un gréviste entra. Il fermait la marche :

— J’espère que vous avez apprécié, les mecs, dit-il aux jaunes qui avait coupé le son de la télé.

Le jaune, CE jaune qui intervenait dans les conversations privées au lieu de se mêler de ses affaires, se leva pour sortir, cueillant au passage son paletot gris qui était tout ce qui restait pour lui de la Guerre qu’il avait vécu comme un enfant abandonné.

— Faites chier, les mecs, grogna-t-il quand il fut arrivé à la hauteur du gréviste.

Celui-ci mit ses mains dans les poches et toisa le jaune comme s’il le connaissait.

— C’est un emmerdeur, fit Bernie.

— Ça vous empêche pas de lui donner à boire, dit le gréviste.

— J’y donne ça quel qu’il veut. C’est lui qui choisit. J’ai pas droit à la Grève ni au Chômage, moi ! Ça t’plaît, ton boulot d’serre-frein ?

— Pas plus que ça, mec. Y m’ont pris parce que je clignote rouge. J’y prendrais bien un p’tit blanc avec des bulles. J’suis au chôme dès demain, les mecs. Ça promet pas. Je peux entrer ?

Il flatta l’épaule du jaune en attendant la réponse de Sally qui vérifiait l’entrejambe au scanner.

— On a vraiment pas d’pot de pas retrouver du travail dans ce Monde qui n’en manque pas.

— T’as p’t-être pas tout compris, mec.

— J’ai encore toute ma tête.

Il s’approcha du comptoir, jetant un œil amusé sur le Comte qui comptait les sous de sa bourse. Chacier, qu’on appelait le Chasseur, grognait comme un Jap au-dessus d’une assiette rouge de bolognaise où s’agitaient les spaghettis. Le jaune en profita pour se calter. Il laissait son odeur de savonnette et le souvenir d’une conversation interrompue par l’irruption du gréviste. Celui-ci ne tarissait pas d’éloge au sujet de son verre. Il se demandait dans combien de verres il avait bu. Bernie connaissait ce genre de calcul. Il s’amusait quelquefois à épater la clientèle avec ses théories de l’Inutile Utile, un peu comme Régal Truelle, l’écrivain à la mode chinoise, faisait chier ceux que ça n’intéressait pas avec des prophéties cachées selon lui à l’intérieur des choses. Mais Bernie pouvait savoir dans combien de verres vous aviez bu. Le jaune avait profité de l’entrée du gréviste pour s’échapper d’une conversation qui impliquait pourtant ses propres données. Le gréviste se pencha sur le décolleté de Sally et demeura prostré dans une attitude ambiguë où le chômage avait son mot à dire. Les jaunes reprirent leurs conversations croisées.

— Vous zavez jamais connu le chôme, monsieur le Comte ? demanda Bernie.

Le Comte approuva. Il se contentait de dilapider la fortune familiale, mais ça prenait du temps et il ne le comptait plus. Il aimait pas les p’tits pois. Trop de sang dans la viande cuite l’indisposait. Et le poivre lui donnait des envies de voyage. Bien sûr, il n’allait pas plus loin que la propriété familiale.

— Moi j’ai été jusqu’à Saint-Trop’, fit le Chasseur. Monsieur y possède une belle propriété…

— Zont pas besoin d’savoir ! grogna le Comte.

 

Les filles arrivèrent. Le jaune venait de sortir et il leur avait fait perdre un temps précieux à leur raconter une blague salée qui émoustillait encore leur esprit. Le Comte rassembla les chaises et elles prirent place avec des manières qui irritèrent le Chasseur. La moto était un tricycle acheté à un boulanger qui y transporta du pain toute une vie durant. Elles montaient dans le panier devant le guidon, entre les grandes roues qui chuintaient sur l’asphalte. Chacier n’aimait pas ça, mais le Comte se soulevait sur les marche-pieds pour leur parler.

— C’est pas comme ça qu’on conduit une moto sur la voie publique, rouspétait le Chasseur.

Mais c’était ainsi que le Comte se voyait. Et les filles le lui rendaient bien. Les jaunes, qui étaient des forasteros, proposaient des prix. Bernie dut intervenir pour leur expliquer que c’était SES filles. Ils ne comprirent pas tout de suite.

— Il veut dire qu’il couche pas avec elles parce que ce sont SES filles, grommela Chacier entre deux coups de dent dans une côtelette ruisselante.

Les jaunes ne voyaient pas la différence. Le Comte soupira. Il repoussa son assiette vers son chien. Il but néanmoins, caressant les cous flexibles qui s’offraient à lui. Elles gloussaient, mais c’était pas des poules, continuait d’expliquer Bernie. On f’rait de s’tenir tranquille des fois que l’Comte s’exprime librement. Il sortit un instant sur le seuil, parlant de la merde que les grévistes avaient laissée derrière eux. Le commerçant d’en face se plaignait du rideau qui voulait plus descendre à cause d’un cardan. C’était tout de même pas des grévistes qui l’avaient pété, ce cardan !

— Sont trop cons pour ça, fit Bernie.

En même temps, il répondait à des gens qui passaient sans entrer. Il avait un peu soulevé le rideau pour qu’on voye les jaunes et le chômeur de demain. Le Comte était dissimulé par une armoire où se reflétait la scène.

— C’est-y pas tristounet, ces mecs qui valent plus rien ? demanda un horloger qui venait de perdre une vitrine.

 

En vérité, Bernie rugissait à l’intérieur. De douleur et de colère. Une douleur de citoyen ordinaire, sauf qu’il était commerçant, et une colère proprement politique. Sally voyait les dégâts organiques rien qu’en examinant de loin la prunelle des yeux et les plissements de peaux sur les tempes. Bernie avait mis tant de choses vraies dans son bouquin ! Il en avait même rajouté, mais qui pouvait croire que ce grossier personnage de la réalité quotidienne était capable de tenir une plume dans la main pour concurrencer la Magistrature et le Parlement ? Ya d’ces prétentieux !

— J’ai toujours voulu aller plus loin, dit le Comte, mais je m’arrête…

— Faudrait qu’vous dormiez pendant le voyage, comme en couchettes, dit Chacier en achevant les os.

— Faudrait… soupira le Comte.

Il admira ses filles. Elles portaient des vêtements à la mode, mais elles-mêmes étaient passées de mode, comme en témoignait leur maintien devant une assiette. Pourtant, il leur avait enseigné la poésie, celle du cœur et des choses insignifiantes. Au lieu de se trémousser parce qu’une poignée d’hommes endurcis les reluquaient, elles maniaient la fourchette et le couteau avec une science du comportement héritée des meubles et autres propriétés négociables. Chacier observait la scène avec une patience de guetteur qui n’est pas encore aux aguets. Le jaune, celui qui parlait trop et pour ne rien dire, sortit encore dans la rue où l’attendait quelqu’un. Bernie revint sans commenter ce qu’il venait d’observer. L’horloger, qui s’attardait parce qu’il éprouvait de la curiosité pour le Comte et ses filles (pas pour le Chasseur), se renseignait prudemment pour savoir pourquoi les grévistes avaient pas détruit ce café aux jaunes…

— C’est rien avec eux, précisa nettement Bernie. Mais c’est comme ça : ils s’en prennent jamais aux débits de boisson qui sont le dernier refuge de ceux qui n’ont plus rien que soif.

— Tu parles d’un malheur, fit le gréviste.

Il s’arracha du décolleté et considéra le miroir dans lequel le Comte avait l’air jouasse.

— C’est-y des filles ou c’est-y pas des filles ? demanda-t-il en sourdine aux jaunes.

— C’en est pas, dirent-ils dans la même sourdine.

Chacier apprécia. Il avait eu peur d’avoir à se battre. Quand ça arrivait, il se battait avec les poings pour éviter au Comte de sortir son Colt 45. Y avait jamais eu d’morts. Personne ne s’était jamais plaint et pourtant le Comte en voulait à mort à cette populace qu’il haïssait parce qu’elle ne servait que ses propres intérêts. Il proclamait quelquefois son sens de l’Histoire, passablement haineux et coriace. Chacier acheva le repas par une rasade de gnole qui avait le goût des pommes de son enfance. Qu’est-ce qu’il avait bouffé comme pommes à toutes les sauces ! Il en aurait parlé s’il avait été sûr de captiver un auditoire plutôt porté sur les questions de sexe qu’on résout dans l’obscurité une fois qu’on a tout compris. Il se demanda s’il avait bien fait de garer la moto à la place des poubelles. Le Comte sourit, recevant la caresse de la plus jeune de ses filles. Sally larmoyait en comptant les sous, faisant tinter le tiroir-caisse à intervalles réguliers. Bernie nota ce détail pour son prochain bouquin. Il irait aussi loin que c’est possible en écrivant. Il avait été loin en fournissant le vin aux Armées. Et plus loin encore en recevant les marchandises de Chine dans ce port qui était devenu le centre des Centres avec l’augmentation du trafic et des trafics. Plus loin, pensa-t-il… comment je me suis foutu ça dans la tête ?

— Demain le chômage, fit le gréviste qui s’éveillait d’un rêve étranger où il n’était pas le plus malheureux.

— Et après-demain le vomi, dit un jaune.

— C’est que les usines tournent à plein régime, commenta Bernie. Je les ai vues dans la brume. J’allais me ravitailler rien que pour les voir. Les bateaux fendaient une eau instable et grise. Je m’approchais autant que je pouvais, exhibant mon laissez-passer parce que les Gardiens du Quai s’interposaient avec une violence contenue qui m’étreignait les tripes comme jamais j’avais eu peur. Une lueur horizontale nous faisait croire qu’on assistait au lever du soleil alors qu’il était parfaitement midi à la seconde près. Dans les barges à moteur, les employés échangeaient les bonnes raisons d’y aller sans se poser de questions. Ils étaient des milliers, migrant des zones habitables vers les zones industrielles qui promettait la sécurité de l’emploi et le bon usage de l’argent gagné honnêtement. Je retenais mes larmes. Nos commerces de détail s’exerçaient entre les zones et on gagnait pas mal d’argent, mais en se la foulant, à tel point que j’en étais malade et que j’avais aucune raison de ne pas en crever. Je les ai vues, les usines, montées sur les pilotis de l’ancienne Venise, les échappements fouillant l’eau verte et noire qui rebondissait sur les rochers où se dressaient les panneaux d’un système de circulation que j’aurais pas rêvé d’utiliser même pour mon bien.

— Tu t’frappes, dit Sally.

— Et c’est pas l’moment, fit le Comte comme s’il était pressé d’en finir.

Chacier avala sa douce salive. Il avait vu comment les grévistes s’en étaient pris aux commerçants. Il avait pas aimé cette hargne, ces détails qui témoignaient d’une préméditation méticuleuse. Le Comte filmait les scènes avec son œil intégré, prenant le risque de se faire repérer par les goniomètres. En seconde, Chacier dosait les gaz, le cœur secoué chaque fois que la moto passait au-dessus d’une bouche d’égout. Les vitrines s’écroulaient sans bruit et sans poussières. Le Comte ne se souvenait de rien. Maintenant, il s’occupait de ses filles, lesquelles mangeaient en silence et avec des manières dont Bernie n’aurait pas voulu même pour le mariage de sa propre fille qui était médecin aux Armées.

— Alice, qu’elle s’appelle, dit-il avec tendresse. Et elle a jamais traversé aucun miroir. À l’époque, pendant qu’on l’attendait Sally et moi, c’était « lice » qui me plaisait : po-lice, ma-lice, sup-lice, a-lice…

— Qué con ! fit Sally.

Elle quitta un instant la conversation. Elle se souvenait de l’enfance qu’elle avait eu le devoir d’éduquer dans les meilleures manières possibles. Mais Alice ne ressemblait pas aux filles du Comte. Elle avait acquis le Savoir au lieu de perdre du temps à ajuster des jupons et des bigoudis. Ah ! Elle était fière de cette fille qui avait réussi à sa place. Bernie voyait pas les choses de cet œil. Il aurait préféré une fille moins savante et plus fille. Et ça lui aurait servi à quoi d’être fier d’une pétasse qui sait s’coiffer sans faire marrer les amis ? Alice savait même pas danser. Et elle en avait rien à foutre, voilà !

— J’en ai une, dit le Comte. De ces usines. On y fabrique des baleines. Les Chinois aiment les parapluies. Je fabrique des baleines. Ils auraient aimé les poignées d’porte, je fabriquerais des poignées d’porte…

— Ils aiment les poignées d’porte, dit Chacier.

— Ils aiment tellement de choses qu’on est obligé de faire fortune si on a un peu de plomb dans la cervelle.

— J’ai pas d’plomb là où dites, mais je sais tirer…

— Rentrons ! dit le Comte subitement.

Il sortit, suivi par Chacier et les filles qui ajustaient leurs atours sans se soucier de l’opinion qu’on avait d’elles.

GUS III

— C’est qui qui pourrit le Monde ? demandais-je. Nous les besogneux ou ces pourris d’richards ? J’ai une réponse.

Bernie pivota.

— Vous êtes encore là, vous ? Qu’est-ce que j’vous sers ?

Je sortis à mon tour. Le journaliste crapahutait devant moi, une écharpe nouée autour de la tête. J’accélérais pour le rattraper.

— J’en ai marre de cette vie de merde, murmura-t-il.

On franchissait des débris, croisant des visages crispés qui se demandaient de quel côté on agissait. Pas de réponse de la part du journaliste. Heureusement, j’avais ma carte de chômeur.

— Parce que zavez jamais fait grève, peut-être ?

— J’y ai fait ! J’y ai fait ! Mais ça m’a servi à rien.

— Vous avez l’air d’un jaune. On a rien contre les jaunes.

— Ça tombe bien. Moi non plus, grogna le journaliste.

— Vous êtes jaune aussi ?

Valait mieux pas répondre à toutes les questions.

— Des fois, j’m’énerve, et ça m’fait mal. Vous écrivez vous aussi ?

 

J’écrivais, oui, mais j’écrivais rien, ce qui me distinguait des bavards. mais j’avais pas envie d’en parler. Et puis le journaliste marchait trop vite. Je le quittai avant d’arriver sur la place des Retrouvailles Populaires. Mais je m’arrêtai au coin d’la rue. Y avait des personnages gonflés à l’hélium. Des personnages que je connaissais pour les avoir pratiqués dans mon enfance. C’était exactement les mêmes ! Ils se penchaient à cause du vent qui se levait. Des treuils poussifs tentaient de les ramener à terre, mais ils s’élevaient et le vent les poussait au-dessus des bâtiments de l’Administration Municipale. La nuit les happa une seconde avant l’explosion. Quelque chose m’arracha le bras droit qui tenait ma pitance. Tout s’éteignit. Ça gueulait ! Putain qu’est-ce que ça gueulait ! Et en français en plus ! Tellement que je comprenais tout. Je me mis aussi à gueuler, mais parce que j’avais mal. Pas au bras. Au cul !

GUS IV

Je saignais comme une madeleine. Autour de moi, des gémissements accompagnaient mes cris. Je distinguais des souffrances ramassées sur elles-mêmes alors que je tentais de me relever pour aller sur les lieux de la déflagration. La place était surmontée d’un petit nuage rose. Un sapin de Noël clignotait, révélant l’ampleur du désastre. Un type m’invita à considérer son ventre crevé avec toute la science qu’il réclamait à grands cris dans les intervalles de conscience. Mais je saignais sans éprouver aucune douleur, je saignais du cul parce qu’un morceau d’acier avait tranché mes hémorroïdes. Si je me levais, l’hémorragie me terrasserait en quelques secondes que je tenais pas à offrir en partage. Glissant dans la direction du Mac Do’ qui faisait l’angle, j’eus la sensation que j’allais crever comme un rien, comme si j’étais au bout du rouleau et que j’allais pas me faire chier toute la journée dans une usine à fromage qui avait besoin de mes services pour combattre la Grève. Personne à qui parler. J’arrivais entre les poubelles, fasciné par le soulèvement des poussières et des âmes. Une bagnole cramait doucement et son conducteur avait l’air d’une bougie, exhalant un parfum de kebab à l’essence. Le nuage rose formait un champignon, retombant par franges noires dans les entrées du parking. Les 4x4 du Conseil municipal fonçaient dans les murs, cherchant à évacuer ses précieux élus qui respiraient dans des masques tenus à deux mains. Il me manquait un bras et ça saignait aussi. Mais un des 4x4 passa sans me voir et je le regardai s’éloigner, fendant la foule des sauveteurs qui se ramenaient les bras chargés d’ampoules de colocaïne et de tubes transitoires.

— Bougez pas, m’sieur ! me dit l’un d’eux.

J’crois qu’y en avait pour tout l’monde, mais la rumeur augmenta, la douleur devenant le seul sujet de conversation malgré des flics qui enquêtaient déjà.

— Appuyez fort, me dit le sauveteur.

J’appuyais. Je souffrais plus. Mais j’appuyais sur rien et ce rien, c’était moi. Mon angoisse s’accrochait à une réalité que je venais tout juste d’apprécier. J’étais handicapé à vie et j’ferais plus comme tout l’monde. Une soif intense me cisailla. Il se mit à pleuvoir.

— Évacuez par la rue du Taureau ! beuglait un type dans un mégaphone.

On aurait dit un gréviste parce qu’il avait la technique pour créer l’ambiance d’une saine manifestation de l’esprit. Mais ça continuait de cramer malgré la neige carbonique et les fusées qui pénétraient le nuage toxique pour le faire pleuvoir. Enfin, c’était ce que je comprenais et j’étais pas vraiment en état de tout comprendre comme sur les bancs de l’école.

— Tenez-vous tranquille, m’sieur ! grogna le sauveteur. Vous allez paniquer les gosses de la poubelle…

C’était une question ? Il y avait des gosses qui sortaient de la poubelle pour se jeter dans les bras d’autres sauveteurs qui leur demandaient ce qu’ils avaient bouffé. Un type demanda ce qu’il devait faire de son œil arraché. J’en savais rien, moi. J’craignais plutôt pour mes zémos. Avec le bras qui me restait, j’appuyais partout où me disait le sauveteur.

— Pas trop ! Pas trop ! fit-il assez bas pour que les gosses n’entendent pas.

Il m’ausculta le cœur. Je battais encore, mais sans infusion, j’en avais plus pour longtemps. Heureusement, il y avait aussi un type agité qui distribuait du sang.

— J’vais vous infusionner, me dit le sauveteur.

Vu la qualité de son vocabulaire, je fis signe à mon angoisse que j’avais des doutes.

— Il a des os pétés, dit le sauveteur.

Il parlait de moi. Sous ma chemise, une plaie continuait de s’ouvrir. Il fendit la chemise avec un ciseau et se boucha le nez avec les doigts de son collègue que j’aurais pas inclus dans cette scène de genre si elle avait pas eu de si beaux yeux. Je lui souris.

— Vous vous faites mal, dit-elle. Un brancard !

Je glissais. Sur le côté, comme les crabes, puis le dallage de la place défila sous mes yeux sans interruption. On m’avait retourné à cause du vomi. Entre les jets, je recroisais la douleur, mais sans cri, rien que l’angoisse. Et l’impression de ne plus servir à rien, moi qui avais combattu pour la patrie.

— C’est à vous ? fit-elle.

J’eus soudain peur de pas reconnaître ma queue légitime, mais ce qu’elle tenait dans la main, c’était mon œil de verre, un truc hérité de l’enfance. Elle m’avait vu sans cet œil. Je me mis à lécher mon dentier avec le bout de la langue, des fois que j’soye en train de lui parler sans cet ustensile tellement utile au regard. Elle accrocha un flacon dans l’air sirupeux.

— Vous avez une adresse ? demanda-t-elle.

Les formalités, déjà ! J’avais encore ma carte de chômeur, mais elle était plus valide.

— Vous avez combattu ? dit-elle comme si c’était écrit sur ma gueule cassée.

— J’ai fais ça, ouais, sanglotai-je dans le mouchoir qu’elle pressait sur mon angoisse.

— C’est bon pour vous, dit-elle joyeusement.

Elle avait raison. En tant qu’ancien combattant, j’pouvais bien crever dans la rue si c’était de faim ou suite aux effets d’une psychose qui restait encore à définir. Mais dès que je pouvais faire la preuve que je saignais et que j’avais des os cassés en plus des arrachements de chair et d’organe, je bénéficiais de l’Aide Réparatrice et des séjours que cela supposait. J’étais content, quoi. Elle me mouilla la langue.

— Vous parlez trop, dit-elle.

— Bientôt je parlerai plus tellement j’aurai honte d’être un manchot.

— Vous dites des bêtises !

J’avais envie de l’embrasser, mais sans mes dents, je craignais la crise de dégoût et de violence qui s’ensuit. Prenez un homme bien fait, et tout et tout, faites-lui subir l’outrage de la blessure de guerre et donnez-le à une femme. J’vous laisse imaginer la suite.

— C’est ce qui vous est arrivé ? dit-elle.

— Un peu que oui. Ça m’est arrivé comme arrivent les choses. Sans le vouloir. Depuis, je suis un vrai trouillard…

— Oh ! Vous avez eu du courage. Et vous en avez encore, pas vrai ?

— Faut l’dire pour le croire. Qu’est-ce que vous pensez des manchots ? Vous avez jeté un œil entre mes jambes ?

— Pour quoi faire ?

On arrivait. J’entendais la rumeur des embouteillages. L’ambulance, si c’en était une, faisait des embardées, me contraignant au petit cri aigu qu’elle étouffait dans une gaze chloroformée. J’étais au bord de l’inconscience, avec cette peur inouïe de pas revenir à temps et d’imaginer l’attente de mon corps dans un couloir ou carrément dans une allée grise où passent les langues bien pendues de l’enfermement. J’en parlais comme un savant. Elle sourit. Elle ne s’était pas attendue à passer une nuit blanche. L’attentat avait interrompu le film, mais elle savait plus à quel endroit.

— Laissez-vous allez, dit-elle en contrôlant mes mictions sporadiques.

 

L’ambulance entra enfin dans les couloirs feutrés des services de besoins urgents. Un visage se pencha sur moi pendant que le brancard était éjecté. Je pus voir encore son dos et son écharpe aux couleurs de la Croix. J’émis un petit cri pour la remercier, mais elle se retourna pas. Le type qui me regardait de près saisit ma tête pour la tourner dans sa direction. Mon œil de verre roulait entre ses doigts. Il me demanda si j’en avais un de rechange, sinon il avait des trucs à me mettre dedans. Fallait que je me réhabitue à la langue des carabins bin bin. J’en avais fait du chemin pour trouver ça facile.

— Ça ira mieux demain, dit le carabin.

Des doigts de fées s’agitaient dans mon cul. Ça nouait, tirait, remontait, circulait.

— L’hémorragie est coupée, dit le carabin. Envoyez-le en Toxico. Salut l’artiste !

Je voyageais de nouveau, les pieds à l’air et la queue anesthésiée. On entra dans la salle.

— Quelle salle, mec ? Je saigne p’us !

— Laissez-vous examiner, dit une voix qui roulait ses petits cailloux. Sinon, je demande la contention.

C’était Alice, pas la fille de Sally qui vivait de l’autre côté de l’océan, mais celle qui avait inspiré ce doux prénom à Bernie du temps où il était amoureux. Je l’avais croisée plusieurs fois chez Bernie. Elle buvait comme un trou en regardant les nouvelles de la télé. Et toujours ce téléphone portable qui arrêtait pas de sonner et qu’elle décrochait pas tandis que le vin venait à lui manquer. Elle avait toujours cette haleine de raisins écrasés le mois dernier. Et ses mains tremblaient en actionnant le piston de la machine à remonter le temps. Elle pompa un bon demi-litre dans ce que les hémorragies avaient épargné.

— En tant qu’ancien combattant, vous avez droit à une prothèse, fit-elle en écrivant sur la poche où mon sang bouillonnait encore.

— Et pour mon cul ?

— La blessure au cul, mon vieux, c’est jamais clair. Vous vous en tirerez avec un doute.

— Mais j’ai même pas eu l’temps de me calter !

— Vous aurez un bras, mais pas de cul. On vous a recousu comme on a pu. J’vais vous montrer comment ça marche. Vous voyez ce truc ? C’est une vanne. Quand vous avez envie, vous la tournez PARALLÈLEMENT au diamètre que vous pouvez deviner en vous penchant un peu, oui, comme ça ! Et quand vous avez fini, zoubliez pas de refermer cette fois PERPENDICULAIREMENT.

— Horizontalement. Perpendiculairement !

— C’est facile comme tout. Vous avez envie ?

— J’ai envie de m’tirer de ce stalag, meuf !

Elle redoutait pas d’m’angoisser. Est-ce que j’emportais aussi le miroir ? Non, bien sûr. Propriété de l’État Destinée aux Démonstrations Rééducatives. J’savais pas où j’allais, mais je continuais de me réveiller comme si j’étais le seul à avoir des doutes sur la réalité de mes cauchemars.

— Un œil de verre, un dentier, une vananale et un bras. Vous zavez rien contre les Russes ?

J’avais rien contre personne. Sauf que c’te fois, j’avais menacé personne avec mon arme de service. Le coup qui était parti n’avait aucun rapport avec l’attentat. J’savais même comment il était parti. Et il était parti où ?

— À deux doigts du zeb, old sport ! Vous avez eu du pot.

C’était ça, le bonheur. Sortir de l’hosto avec sa queue et les choses qui vont avec. Même si ça prend du temps de refaire honneur aux dames.

— Zen avez pour un bon mois, dit-elle. Vous avez droit à une assistance psychologique de catégorie 3. Autant dire qu’il va falloir y mettre du vôtre. Je vous inscris ?

 

Dans les couloirs, les blessés arrivaient par groupe de dix ou douze, bandés comme des ressorts. Je pouvais les voir derrière la vitre salle du cabinet où Alice Qand s’occupait de ma misère parce que j’étais un pote à Bernie.

Encore une chose que j’ignorais. Qui était ce Bernie qui entrait dans ma vie par une porte dérobée, que j’savais même pas qu’y avait une porte à cet endroit-là ?

— Zêtes trop agité pour dormir avec quelqu’un, dit-elle.

Elle me piqua violemment dans le dos qui était la seule surface épargnée par le souffle et les projectiles. Encore que j’avais une douleur suspecte entre deux vertèbres. Elle y inséra une sonde, des fois queue.

— Me v’là appareillé comme un robot ! m’exclamai-je pour pas cacher ma joie.

— Mais vous êtes un robot, Gus !

Paraît que les robots et assimilés sont capables de joie intense dans les pires moments de leur existence programmée. Elle charriait.

— C’était qui cette fois ? demandai-je à tout hasard.

— Pas les grévistes en tout cas, dit-elle. Ni les Chinois. Pour qui vous travaillez, Gus ?

Elle avait un regard d’acier, avec l’épée et le bruitage. En même temps, elle caressait ma queue, c’qui m’rendait malléable.

— J’suis qu’un jaune, m’ame ! J’aurais été dans l’fromage si ces cons avaient fait autre chose que nous exploser en public.

— C’est qui, ces cons ? Ceux qui vous ont donné la bombe ? Elle marchait comment, cette bombe ?

— Elle marchait pas ! J’veux dire que j’ai rien à voir ! Vous êtes qui ?

— Alice Qand, l’homme qui à l’air d’une femme selon les circonstances. Ou la femme qui a l’air d’un homme si on en a besoin. Vous n’êtes pas un homme vous non plus.

— J’ai peur, donc je suis un homme.

— C’est c’que disent tous les robots. Vous avez envie de guérir ?

— J’ai envie d’sortir de là pour chercher du boulot !

— Vous ne trouverez rien que la désolation et la douleur que vous avez répandues dans un lieu public. Pourquoi ne pas essayer le crime familial ? Ou le meurtre du collègue ? Celui d’un enfant rencontré par hasard… ?

— Vous êtes dingue !

 

Qu’est-ce que j’foutais dans cette galère ? Et tous ces gens qu’on ramenait, y zétaient qui ? Des minables de mon espèce bons pour des procès imaginés pour nourrir la soif d’explication des foules au travail ? Le système de contention me nourrissait de sérum de vérité. Je parlais, je parlais, pour me défendre, pour me contredire, pour trouver le diapason de ma survie. C’était fou de passer de la réalité soyeuse des jours ordinaires à cette réalité où je devais accepter de n’être qu’un pion au service de l’ambiance totale. Alice Qand surveillait les paramètres, les yeux rivés sur deux écrans dont elle comprenait parfaitement les obscurités. Je les voyais moi aussi, en tangente, prêt à réagir aux chefs d’accusation, sauf si c’était une blague. Je connaissais pas Bernie Beurnieux. J’avais juste été boire un coup avec les jaunes dans un endroit que ces ivrognes de grévistes respectaient comme les églises. J’avais même pas ouvert ma gueule ! Et à quelle heure j’étais sorti ? Après le passage de la manifestation violente. On pouvait voir ça à la télé. J’y étais, à la télé ! J’avais croisé les caméras et j’avais fait le pitre comme un gosse. Pas même paf, le mec ! J’avais bu de l’eau parce que j’avais du boulot pour le lendemain et que j’avais pas envie de faire mauvais genre devant les patrons de la fromagerie. Pouvez pas comprendre ça ?

 

— Ce qu’on comprend, Gus… Vous vous appelez Gus, n’est-ce pas ?

— Gus Mama Gus. C’est pas mon nom de plume parce que j’écris pas comme tous ces cons qui veulent se distinguer du commun des mortels…

— Vous voulez parler des Écrivains… ?

— J’y parle pas à ces cons ! J’ai autre chose à fouetter, mec !

— C’est une secte puissante, les Katebs…

— J’vous parlais des Poètes, des ceusses qui écrivent pour se servir à l’aise dans la boustifaille sociale. J’ai mal chaque fois que je rentre chez moi.

— Vous savez pas écrire ?

— C’est pour ça que j’vous parle. m’ame. J’ai rien, j’ai plus rien, et j’ai même pas un passé pour me sauver de l’instant présent. Y sont comment les Russes, question prothèse ?

— Qu’est-ce que vous faisiez à cet endroit alors que rien ne prouve que vous rentriez chez vous ?

— C’est pas vraiment un chez moi !

— Vous habitez avec les autres ?

— J’habite avec des murs et une fenêtre percée dans cette ombre circulaire. J’paye pas mon loyer… à qui ? À Bernie j’crois bien. Même que j’étais venu pour discuter. Voilà comment j’explique l’arme dans ma poche, m’sieurs-dames ! J’ai voulu le tuer dans son boui-boui.

— On y vient ! dit Alice Qand avec son accent du Midi. On y est !

 

J’étais pas vraiment chouchouté. Le juge Kol Panglas s’amena rien qu’pour moi.

— Il avait enfilé trois slips blindés, lui dit-elle quand il entra sans frapper.

Il examina silencieusement les pièces à conviction, sans les toucher. Une lampe illuminait son front tranquille.

— Vous aimez les Koliplanglazos ? me demanda-t-il enfin.

— Trop cher pour moi, m’sieur.

Il m’en tendit un, le faisant craquer entre le pouce et l’index.

— C’est Fidel lui-même qui me les offre, dit-il. Les femmes les collent avec leurs excrétions intimes. Vous croyez ça, vous ?

— Pas vraiment, non.

— C’est parce que vous n’êtes pas un homme.

Alice Qand chuchota. Kol Panglas me donna du feu au bout d’une allumette destinée à sonder les tréfonds de mon esprit encore choqué par les pressions tournoyantes que je venais de subir. J’avalais une première bouffée, chaude et limpide. J’avais jamais fumé un truc pareil et je me méfiais de rien. Alice Qand continuait de chuchoter. Elle procédait à son commentaire analytique dans un petit micro dissimulé dans le revers du col de sa chemise. Kol Panglas ne semblait pas prêter attention à ces procédures. Il était venu en ami.

— On a vu le film de Spielberg ensemble, dit-il. Vous vous souvenez pas ?

Il jouait avec les volutes noires et grises, à vingt centimètres de mon visage qu’un technicien recomposait sans anesthésie.

— Ça vous pose pas question de pas souffrir autant que vous devriez ? demanda-t-il en regardant Alice Qand.

— Il a pris des substances troisième catégorie, dit-elle, interrompant son enregistrement.

Kol Panglas me montra l’affiche du film. J’pouvais pas lui dire que je l’avais jamais vu. Pas avec lui en tout cas.

— Quand j’étais enfant… commençai-je.

— Vous n’avez jamais été enfant, dit-il.

— Mais papa… maman…

— Ni frères, ni sœurs. Rien. Vous êtes arrivé comme un cheveu dans la…

— …soupe, enregistra Alice Qand. On l’a appelé Gus Mama Gus à cause de Gus Papa Gus. Il ne doit rien savoir de plus.

— Pourquoi que j’dois savoir ça ?

Kol Panglas envoya une volute dans le ciel de lit.

— Vous allez lui lui troubler l’esprit, dit-il.

Ses yeux pétillaient d’une intelligence trouble. Qui était Papa ? Et pourquoi Mama ? Le technicien acheva de nouer les fils d’acier qui agitaient mes lèvres.

— Vous allez pouvoir parler maintenant, dit-il.

J’aperçus l’aiguille et la bobine. Un gant rafla le reste du décor, déchirant ma douleur au fil d’une bonne minute de tractation avec les connexions annexes.

— Dites quelque chose. N’importe quoi.

— Je m’appelle GMG, système d’intrusion par affinité sentimentale.

— Maintenant parlez à ce type qui veut savoir pourquoi vous portiez trois slips blindés. Les SIAS sont asexués. Vous zavez même pas un cul pour chier ousque c’est prévu. Vous zavez même pas idée de c’que c’est bon un Kolipanglazo.

— Laissez-le apprécier les nuances, dit Kol Panglas.

— Si j’suis qu’un systus, dis-je en pratiquant moi aussi la volute qui monte, qu’est-ce que la justice des hommes veut de moi. Je dépends du Système Intégral, pas du ministère des Cultes. Allez, tiens ! J’me sens une âme d’enfant !

— C’est des slips ordinaires, continua Alice Qand. Du chinois amidonné au riz. En temps ordinaire, on l’aurait pris pour un parano, mais vu les circonstances, on se demande si quelque chose s’est pas détraqué dans la périphérie du Bureau des Vérifications…

Le Kolipanglazo me tournait la tête. Je maniais d’un cran le potentiomètre de la Vie Heureuse. Je m’sentis mieux quand Kol Panglas me proposa de dénoncer mes complices. Il aurait dû commencer par là.

— Il semble que le mis en examen est sur le point de parler, dit Alice Qand en claquant la langue. Je coupe et je mets en route l’enregistreur général. Je reprendrai le cours de cette analyse avec de nouveaux éléments.

— On vous écoute, dit Kol Panglas.

Il croisa de grosses et courtes jambes dans le fauteuil où Zaza m’attendait plus. Kol Panglas toussota pour m’interrompre :

— C’est qui Zaza ?

— Ma p’tite amie…

— Faut qu’vous compreniez, Gus, qu’on peut pas continuer si vous maîtrisez pas un peu l’sujet. Le mieux est de commencer par le début. Vous aviez un boulot…

— Un boulot et Zaza.

— O. K. Pourquoi vous vous êtes fait virer ?

— Incompatibilité structurelle. Comme ça ! Du jour au lendemain. Zaza m’a quitté.

— Elle est pourtant venue vous voir tout à l’heure, Je l’ai croisée dans le couloir.

Elle s’était même assise à l’endroit où Kol Panglas cherchait à savoir en quoi un GMG pouvait bien être concerné par les théories musulmanes. Elle m’avait reproché mon inertie. En de pareilles circonstances, j’étais en droit, d’après elle, d’exiger un minimum de respect de la personne. Mais j’étais personne et elle le savait pas. Ce qu’elle prenait pour ma queue, c’était un truc en guimauve que j’avais acheté pendant la campagne du Tonkin, juste avant que je sois détruit moralement par un excès de combat rapproché. Qu’est-ce que j’foutais avec une bonne femme ? J’en sais rien. J’avais besoin d’amour, alors mon pote Bernie…

— Vous connaissiez Bernie…

— Un peu que je le connaissiais ! Il fournissait le pinard que je pouvais synthétiser aussi bien que les autres !

— Parlez-moi de Zaza.

— Elle a c’qui faut. Je l’ai su de loin, avant même d’accéder à son dossier médical. Elle avait pas grand-chose à reprocher à son corps et son esprit se contentait de deux ou trois opérations de l’esprit utiles en ménage.

— Je vois.

— Vous voyez rien ! L’amour, ça s’invente pas comme une circulaire administrative. Maintenant que vous lui avez mis cette idée de slip dans la tête, elle a des doutes. Zaza ! Douter de son p’tit Gus ! Il a fallu que ça arrive.

— Son témoignage manque de cohérence…

— Et elle manque de quoi, votre hypothèse ? J’vous dis qu’j’ai rien à voir avec cet attentat. J’sortais de chez Bernie…

— Vous veniez d’assassiner Bernie…

— Croyez bien que je l’regrette. Surtout pour Sally. Paraît qu’ils ont une fille. J’y demanderai pardon en public. J’voudrais pas finir dans un rayon de pièces de rechange…

— C’est pourtant c’qui va vous arriver, mec. Mais avant, on veut connaître votre degré d’implication dans la RMV…

— La quoi !

— La Résistance Mahométane à la Vérité. Vous avez enregistré des données sans le savoir. Comment expliquez-vous votre présence dans le Désert l’été dernier ?

— J’étais en vacances avec Zaza. On a plus d’pudeur quand on est en vacances.

— Vous étiez pourtant chômeur… Zaza n’est qu’une bonne à tout faire… C’est cher, le Désert. À moins que…

— Non, non ! fit Kol Panglas. Laissez-le parler. Parlez, Gus. Vous laissez pas influencer par l’accusation. Qu’est-ce que ça vous f’rait si j’vous disais que Zaza vient de se suicider ?

 

Le bras russe m’allait comme un gant, à croire que j’étais bâti sur un modèle standard. Le technicien se vanta de pas avoir perdu un boulon en voyage. J’étais presque heureux de redevenir moi-même. J’avais éprouvé de drôles de sentiments de me voir en pièces dans l’écran de contrôle. Le Kolipanglazo fumait dans un cendrier où mes doigts boudinaient la cendre. Je pouvais voir le dos d’Alice Qand qui écrivait. Kol Panglas buvait tranquillement en regardant par la fenêtre. Le souffle du technicien mouillait mon épaule.

 

L’écran numéro deux s’était arrêté sur le cadavre de Zaza. Elle s’était coupé les veines. Son visage s’était vidé de toute substance sentimentale. Ils avaient enfoncé un tuyau dans sa bouche. Une pompe continuait de cogner dans un silence d’église. J’en étais muet d’admiration. Elle me plaisait comme ça aussi, la Zaza. Elle devait sentir le vin chaud et la mandarine comme après l’amour.

 

Le Kolipanglazo commençait à me chauffer les doigts. Je le portais à ma bouche pour m’éveiller, me sortir de là, prendre le chemin du retour, si possible dans le passé où il s’était passé quelque chose que le système interprétait comme une erreur de recodage. J’y comprenais rien, moi, à ces théories ! J’étais assis au bord du lit, abattu par ce que je venais d’apprendre et j’arrivais pas à distinguer le vrai du faux. J’avais deux cadavres sur la conscience : celui de Bernie, que je reconnaissais avoir tué pour pas payer mon loyer (bien que je susse rien des capacités de son héritière à comprendre la misère du Monde) — et celui de Zaza qui avait pas supporté que je soye au service du Terrorisme Koranique, ce TK que j’arrivais plus à envisager clairement comme je l’avais sans doute pratiqué avant de sombrer dans la mélancolie de l’amnésie spéculative. Kol Panglas m’offrit un autre Kolipanglazo, avec le feu et cette fois un verre d’urine Gur qui était celle que je préférais quand j’avais du boulot pour me la payer. Comment savait-il tout ça ? Comment Alice Qand arrivait-elle à le renseigner rien qu’en me pompant des sécrétions qui expliquaient l’odeur ? J’étais qu’un mec du Peuple, élevé dans la Franche Rigolade et la Passion du Christ, deux films que Spielberg avait définitivement projetés sur l’écran de la Diversité et de l’Éducation. Ah ! Je l’avais tué, le Bernie, et je l’regrettais pas. Mais Zaza avait interprété les choses dans le mauvais sens et j’m’en voulais de pas lui avoir bien expliqué que j’avais jamais mis mes idées en pratique parce que j’étais pas sûr d’y arriver. Mon potentiel terreur était paralysé par mes incertitudes. Elle avait fini par croire que j’avais aucun sens moral. Son cadavre blanc témoignait de mes instincts. Et j’en avais honte, là, devant Kol Panglas et Alice Qand que je connaissais pas comme j’avais connu la rage de pas pouvoir payer mon loyer à un bourgeois d’ouvrier qui se nourrissait pourtant de la misère humaine telle qu’on la conçoit en haut lieu. Kol Panglas le Juge et Alice Qand la Science pouvait pas comprendre où j’en étais question malheur. Je voulais leur inspirer cette pitié, mais j’étais pas assez handicapé à leurs yeux. J’étais même complètement réparé et il s’était pas passé une heure depuis l’attentat de la place des Retrouvailles Populaires. Toute la façade du Mac Do’ avait été arrachée et projetée sur des vieillards innocents qui étaient venus visiter le Capitole. Triste fin pour des touristes qui dépensaient leur argent pour se donner l’illusion d’être encore de ce Monde. Et ils l’étaient maintenant qu’ils venaient d’en quitter les réjouissances programmées pour leur génération. La Presse en parlait comme si le Paradis n’était pas seulement une boîte à filles faciles et payantes. Avec Zaza, on allait jamais de ce côté de la ville parce que ça sentait le vécu publicitaire et les revendications sectorielles. On allait plutôt sur les bords du Kanal pour regarder passer les gondoles importées d’une Venise qui avait depuis longtemps cédé la place aux Crustacés, sorte de formation en bande libre qui proposait des plongées exutoires dans un Passé purement imaginaire. Zaza mangeait des glaces, ou plutôt elle les suçait, nourrissant le regard des adolescents qui projetaient ma propre exubérance. Je m’comportais vraiment comme un être humain. Y avait pas plus humain qu’moi sur ce lopin de terre qu’on appelait notre ville et qu’on voulait protéger des étrangers et de leurs mœurs exotiques. Quelquefois, on poussait jusque dans la périphérie du centre, mais sans jamais dépasser l’angle du Mac do’, juste pour jeter un œil sur ce mélange de races et de cultures qui m’donnait l’impression que j’avais quelque chose à dire. On revenait par les quais. J’interrogeais les pêcheurs, les peintres à la noix et les enfants perdus. Jamais elle ne m’en voulut d’en faire trop pour être vraiment de ce Monde. Elle savait même pas que je l’enculais avec un truc à la gomme arabique. Elle savait rien parce que j’étais parfait. J’aurais gazouillé comme les oiseaux si vous aviez été des oiseaux, cloué au sol par ma nature, mais capable de rêver avec vous dans le ciel croisé de dieux et de l’inexplicable sensation d’appartenir au Temps en dépit d’un Espace trop complexe pour être vrai. Ah ! Je l’aimais, la Zaza, et j’m’en étais fait tout un Monde. Maintenant qu’elle n’existait plus, j’étais à votre merci et vous m’interrogiez comme vous pressiez le Monde de questions pour trouver le sommeil. En passant dans les couloirs de l’Hostopital, j’avais pu constater à quel point vous ratissiez le Monde pour en dénoncer les coupables. Kol Panglas avait tiré le rideau sur cette réalité et la chevillette avait longtemps tournoyé contre la vitre.

 

— Koukou ! C’est moi !

C’était pas Bernie. Puisque j’vous dis qu’il était mort à c’te heure ! C’était le Comte. .Com pour les amis. Il avait entendu du bruit, mais il avait été loin de s’imaginer qu’il s’agissait d’une explosion terroriste. Il avait amené Chacier qui savait raconter des histoires, des fois que j’m’ennuierais en attendant qu’ils rechargent les accumulateurs de ma mémoire. Il avait été lui-même blessé. C’était pas une Guerre ni même un Acte Destructeur en Temps de Paix, dénomination officielle de l’attentat terroriste qui était l’appellation passéiste des phénomènes sociaux que l’esprit envisageait maintenant sous l’angle de la fatalité. La cuisine de la Nouvelle Politique Libérale consistait à associer le Bonheur et la Fatalité dans le cadre d’un nouveau genre qu’on appelait la tragimédie. L’auteur candidat à la publication devait impérativement démontrer que ce qui fait mal est bien dans la mesure où l’on finit par se sentir supérieur aux races pour qui le mal est mal et le bien bien. On avait cette avance sur les Textes Désacralisés Parce Qu’ils ne Contiennent Rien de Bien. Chacier, dans le long récit qui accompagnait son existence de chasseur de gibier à poil, tenait compte des recommandations de l’Académie. Il savait instinctivement ce qui produisait le mal à la surface du bien. Je pouvais lui faire confiance.

— Mais enfin ! s’écria le Comte. Qu’est-ce qui vous a pris de… de… ?

J’en savais rien. Je pouvais expliquer le meurtre prémédité de Bernie, mais rien sur l’attentat de la place de Retrouvailles Populaires. Kol Panglas offrit des Kolipanglazos. On retrouvait un peu de la tranquillité de l’Arrière. Alice Qand, qui était aussi un homme, se brûla les doigts et poussa un petit cri camusien comme j’en avais pas entendu depuis longtemps.

— Et Zaza ? demanda le Comte.

Il savait de qui il parlait. Mais il m’en voulait plus. Il était pas venu pour me débrancher. Kol Panglas lui expliqua comment Zaza avait mis fin à ses jours parce que je l’avais déçue. Le Comte me jeta un regard d’enfer, puis se radoucit en considérant mes propres blessures.

— On l’enverra dans l’Espace Itératif, dit-il. Il paraît que c’est un fin policier.

— Ces circuits 9000 en font un fin limier, en effet, dit Kol Panglas. Mais je ne sais pas si c’est une bonne idée de…

— J’ai besoin d’savoir, continua le Comte. cela fait tant d’années ! Tout le monde veut savoir. Zaza aussi voulait savoir…

— Elle ne saura jamais, fit Kol Panglas laconiquement.

Le Comte le regarda en biais, comme on fait avec les animaux qui mordent quand on les nourrit parce qu’ils ont l’impression qu’on va repartir avec la bouffe. Zont pas le sens de l’humour, les zanimaux. Et fallait pas promettre avec Kol Panglas. Il fallait tenir et se tirer sans commentaire. Il en avait la bave au menton. Il songea d’un coup qu’il s’était pas toiletté ce matin. Il était sorti avec la puanteur de la nuit et les plumes de son coussin.

KOL II

Kol Panglas quitta le Centre Interzones par la petite porte. La Presse et la Foule avaient investi le parvis de l’entrée principale. Tout le système de surveillance scrutait cette masse tavelée de flashes et de poings dressés. Il remit sa carte dans la poche secrète de son paletot et salua le garde assez intimement pour s’assurer que celui-ci garderait un souvenir de son passage. Le faisceau interactif d’une caméra holographique le suivrait jusqu’au bout de la rue. Ensuite, il activerait sa balise « Je Suis De La Maison », car les rues étaient agitées par des conversations interclasses qui finiraient par déclencher des émeutes. Des policiers en tutu étaient déjà en train d’installer les écrans géants du journal de midi. On attendait beaucoup de ces explications de spécialistes et de politiciens. Il arrivait même qu’un artiste y proposât son militantisme d’oiseau migrateur. En principe, les zones se satisfaisaient de ces débats et chacun rentrait dans son chez-soi avec la conviction qu’il en savait assez pour mériter de la Patrie. Notamment les acteurs du Pouvoir, magistrats, fonctionnaires et politiciens qui continuaient d’agir en dépit de l’Évidence. Kol passa devant le café-cabaret de Bernie. Le corps gisait encore sur le seuil, une grosse pierre que Bernie avait arrachée à une montagne qui selon lui était le Dieu de son enfance. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à évoquer ces enfances dont pas un n’était capable de mesurer le degré de vérité. Il y avait belle lurette que Kol lui-même avait accepté la nécessité de ne plus se fier aux évocations présentées comme les causes de ce qui arrivait au quotidien. Sa circoncision n’avait plus aucun sens, par exemple. Il se souvenait parfaitement de la première éjaculation contre un mur, et de la répétition quotidienne de l’effet à produire sur son cerveau en alerte constante, mais cela n’avait plus aucune importance, d’autant que le plaisir s’accompagnait toujours pour lui du sentiment de posséder le corps ennemi pendant au moins la durée d’une sincérité qui ne le caractérisait pas en dehors de ces prouesses. Fonctionnaire pur et dur de la Magistrature considérée comme le pouvoir arbitral, il n’avait jamais failli à ce qu’il fallait appeler son devoir, sauf cas de force majeure, comme dans son intérêt personnel ou dans celui d’un État sans lequel toute son existence aurait perdu son sens et ses avantages.

 

Il entra dans une vespasienne pour se soulager. C’est fou ce que l’être humain est dégueulasse, pensa-t-il en entendant la pièce glisser dans la fente puis poursuivre son tintement dans le circuit qui aboutissait au réceptacle plein à craquer. Les jours de manifestations, les rues sentaient la pisse et le caca de circonstance. Les jours d’émeute, plus rares et moins circonstanciés, le Service d’Hygiène Publique dénonçait les risques de décomposition de la chair, n’accordant pas une seule pensée à la souffrance de ces chairs que Kol Panglas examinait d’un point de vue strictement judiciaire. Les corps arrivaient en file indienne, poussés sur des brancards qui transmettaient les données, et Kol, qui agissait au troisième degré de ce contrôle après la médecine d’urgence et l’identité nationale, Kol tremblait de reconnaître une vieille connaissance comme ç’avait été le cas avec Gus Mama Gus qui avait été son valet du temps où l’État encourageait la domesticité et la maîtrise des mœurs. Il n’avait pas aimé ce moment de reconnaissances en tous genres. Gus l’avait reconnu au premier regard. Mais il n’avait rien dit, sans doute parce qu’il craignait de trahir quelque chose que les autorités n’avaient pas besoin de savoir. Kol avait minimisé les faits qui étaient reprochés à cet ami si lointain qu’il l’avait presque oublié. Sur la fiche de Position Liaison, on lisait que Gus était l’auteur d’un assassinat commun sur la personne d’un certain Bernie Beurnieux, commerçant apprécié par le système, et qu’on le soupçonnait d’être le terroriste qui s’en était pris aux badauds de la place des Retrouvailles Populaires. Le cœur de Kol Panglas s’était emballé, risquant de trahir ses activités cérébrales en ce moment de pure procédure. Maintenant, il rentrait chez lui en empruntant les voies sécurisées où régnait l’odeur des excrétions des hommes qui attendaient d’entrer en action au détriment de la vie. La fontaine de Gor Ur, qu’un gosse actionnait pour se rafraîchir le visage, miroitait dans cette ombre où les élus l’avait placée pour qu’on la voie de loin et dans toutes les perspectives. Kol y trempa ses chaussures pour évacuer une merde de chien. Le gosse se pinça le nez, signe que c’était pas une merde de chien. Le peuple avait commencé à se soulager à la périphérie des vespasiennes pour exprimer sa colère rentrée. Dans les rues, pas un Arabe, pas un Noir, rien que du blanc et du chrétien, avec un peu de juif dans les marges, juste de quoi prévenir l’émigré que sa place était ailleurs, peut-être chez lui s’il avait encore l’espoir que c’était son dernier refuge. Kol avait participé à cette politique en pensant à sa descendance. Depuis l’intensification des combats de rue et la résistance inexplicable des actions souterraines, il n’était plus très sûr de l’héritage qu’il laisserait en partage à une poignée d’individus du même sang qui savaient tout de cette comptabilité macabre. Avec eux, il n’avait jamais évoqué que des plus-values dont ils le félicitaient. Il était tellement fidèle aux principes du Code Civil !

— T’es vraiment con de mélanger cette merde à l’Urine, fit le gosse.

Kol toisa ce futur électeur. Il lui arrivait à la ceinture. Il savait distinguer la merde de chien de la merde humaine. Il avait déjà vécu l’essentiel de son éducation, mais la qualité de ses vêtements trahissait le cancre qui en sait beaucoup plus sur l’instruction civique que sur la grammaire et l’algèbre qui avait été pour Kol les deux mamelles de son enfance, même si le système avait quelque peu érodé les sommets de ces intenses satisfactions cérébrales. Le gosse se satisfaisait plutôt de considérations morales sur l’identité et la propriété, les deux glandes de la civilité nationale et de ses conséquences tragiques sur le système des migrations naturelles et historiques qui criaient la vérité contre l’Histoire officielle promue par l’État et ses serviteurs zélés.

— Tu f’rais mieux d’t’occuper de tes affaires, morveux, fit Kol qui soignait ses semelles.

— N’empêche que c’est pas d’la merde de chien. La merde de chien c’est…

— Tu la fermes ou j’te fais arrêter !

— Par qui que tu me f’rais arrêter, bourgeois !

— J’suis pas bourgeois ! Et c’est d’la merde de chien. Bordel de merde ! J’suis assez vieux pour faire la différence entre une merde de chien qui sent l’os et une merde humaine qui contient des traces de hamburger !

Le gosse ne se laissait pas convaincre. Et c’était dangereux. Si c’était d’la merde humaine, y avait de l’émeute dans l’air. Et ce s’rait bien la première fois que le vieux Kol Panglas se trouverait à l’origine d’un trouble à l’ordre public et même aux bonnes mœurs parce que l’agitation politique était assimilée aux pires pratiques du sexe et de la pudeur. Il eut la tentation d’en finir avec cet énergumène qui croyait au patrimoine et à la protection de l’État. Mais y avait du monde sur la chaussée et pas que des amis. Il lui offrit une bille de kif compressé à l’échappement diesel. Le gosse en examina la texture. Il avoua ne pas en consommer personnellement parce qu’il voulait devenir fonctionnaire territorial dans le genre balai-serpillière, mais son papa avait une dérogation en tant que retraité des chemins de fer et ancien putschiste liberticide. Ça avait l’air d’être de la bonne. Il exhiba un joyeux visage. Le jour et la nuit, pensa Kol. Il entraîna le bambino dans un coin fréquenté par les types en mal d’enfance. Il bandait comme un taureau. Pensant non pas aujourd’hui avec cet attentat le système va solliciter toute mon énergie…

— C’est d’la merde humaine, dit le gosse. Ils en mettent partout pour qu’on se tienne à carreau. J’peux l’dire puisque le coin est tranquille.

— Il l’est ! fit Kol.

Il sortit sa glandouille pour lui faire prendre l’air. L’humidité ambiante était à son maximum. De temps en temps, le regard de l’enfant interrogeait cette ombre. De quoi se doutait-il ? Il avait deux avantages sur le vieil homme : un échantillon de merde prélevé à l’insu de Kol et la bille de cette autre merde dont le même Kol aurait du mal à expliquer la possession illégale si un flic un peu pointu s’en mêlait sans considération pour le statut extraordinaire du magistrat. Le gosse devenait dangereux.

— T’en veux encore, du kif ? proposa-t-il.

— J’ai aussi un oncle qu’est revenu d’la guerre avec des trucs en moins et de la ferraille en plus, dit le gosse. Il aime bien ça aussi. Il aime les gosses qui savent se débrouiller sans faire chier les adultes.

— Prends ! dit Kol aussi vite qu’il le put.

 

Il marchait derrière le gosse maintenant, le suivant alors que c’était insensé et même dangereux. Sa bite suintait, mélange de sécrétion grasse et de métaux polluant l’air des jours d’attentat terroriste. Il avait du mal à respirer, prévoyant une jouissance si intense qu’il en perdrait sûrement la tête. Il paniquerait ensuite et enverrait ce marmot ad patres. En cela. il ne faisait que reproduire ce qui lui été personnellement arrivé dans cette enfance que le système tentait d’adapter à ses responsabilités professionnelles, mais quelque chose persistait, comme le vent après la pluie, et l’intranquillité après le vent, cette insoutenable transition entre l’angoisse et l’apparition publique. Il avait tellement mal au cœur qu’il se mit à vomir. Le gosse s’écarta d’un bond dont la vivacité et la précision émerveillèrent le magistrat en transit.

— C’est rien, dit-il. Toute cette merde, ça m’écœure. Ça t’écœure pas, toi ?

— J’ai vu pire, dit le gosse. J’en ai marre de m’faire enculer par des mecs dans ton genre. Moi aussi j’ai envie d’enculer.

Kol rentra son engin précipitamment. Le prépuce émit une petite douleur, un de ces riens qui bornaient son existence de patachon. Il fouilla dans sa grande poche et trouva une ampoule de colocaïne. Le gosse écarquilla les yeux :

— C’est d’la vraie !?

— C’est pour les grands sauvetages, fit Kol Panglas. Y veut s’sauver d’quoi, ton papa ? J’ai peut-être c’qu’y faut pour lui ? Y s’appelle comment ?

— Confiance, je crois, hésita le gosse.

— Comme un personnage de Spielberg ?

— Ya d’ça, fit le gosse.

Ils continuèrent, ne se souciant plus du taux de fréquentation des rues qu’ils traversaient en direction du quartier tranquillement sécurisé où Kol Panglas abritait une vie familiale entre autres aventures de l’esprit. Les boutiques avaient tombé leurs rideaux de fer. Sur le trottoir, les grévistes et les jaunes se croisaient sans en parler. Les commerçants observaient le calme précaire, voyant des filles de joie dans les arbres et une enfance sans futur dans la rigole où des géniteurs ruinés vomissaient sans scrupules.

— Avant, dit Kol Panglas, on avait des paniers à salade.

— C’est c’que dit mon père. Y zavaient même les moyens de contraindre.

— Ton père a raison. Les choses ont tellement changé qu’on s’y reconnaît plus.

— Pour moi, ça baigne. J’sais où j’vais.

— Mais tu sais pas où tu crèches, pas vrai ?

— Tu l’as dit !

— Je m’demande comment j’suis devenu raciste, fit Kol. Tu fumes ?

— Putain ! Un Kolipanglazo ! T’es un verni, toi ! T’as du feu ?

— À part la bite, oui !

Kol craqua une allumette en fredonnant la chanson « I scratch a match in the dark ». Une femme apparut à sa fenêtre, au ras du sol.

— Ça t’dérange si j’choisis la bite, mec ?

Le gosse éclata de rire. Il avait une mère comme ça, mi-femme mi-cruche, un exemple à suivre si on tient au fric que les autres peuvent dépenser en conneries. Kol le poussa pour éviter le débat. La femme braillait encore à sa fenêtre quand ils atteignirent la place des Retrouvailles Populaires transformée en centre hospitalier de plein air en attendant d’autres instructions. Kol avait jamais vu autant d’cadavres. On les entassait pour faire de la place. Ça saignait encore malgré les tourniquets. Et ça sentait la saucisse à cause des cautérisations d’urgence. Pas au laser, au tison que les restaurateurs amenaient sur des chariots de service. Le gosse s’instruisait, posant de rares questions. Kol n’avait pas voulu revenir sur les lieux. Mais il n’avait plus envie de rentrer chez lui. Il avait besoin d’une nuit marginale. Le gosse allait lui offrir cette opportunité. Il en était persuadé.

— C’est dingue ce qu’on est con, dit le gosse en constatant l’ampleur des dégâts.

— C’est les musulmans qui sont cons, commença à expliquer le magistrat.

— J’croyais qu’c’était une réponse à nos massacres… ?

— N’écoute pas ces cons, petit. Et constate !

Le gosse s’énervait. On le sentait réduit à néant par le carnage, mais tout c’qu’il voyait, c’était des Arabes morts ou blessés alors que ç’en était pas, merde ! C’était des nôtres ! Kol se contenait. Il avait pas envie de se donner en spectacle. Il avait un devoir de réserve. Il caressa la joue du gosse, des fois queue. Mais le gosse s’énervait, et il tapait du pied, prononçant des paroles que même les morts allaient lui faire avaler avec une dose de violence que Kol se mit à redouter pour lui même.

— C’est pas mon fils, bredouilla-t-il. Il est où ton papa ?

— C’est ça, fit un plus que mort, les tripes à l’air. Dis-nous où y crèche, ton cave, des fois qu’on ait envie d’lui demander des explications... !

Kol tendit une poignée de Kolipanglazos à ces propriétaires violés. Il n’éprouvait pas non plus de la pitié ni même de la curiosité pour ces blessures inouïes, preuve que le gosse exerçait sur lui une influence dangereuse. Il le suivait néanmoins, comme on suit une idée qui promet. On pataugeait dans le glauque des rigoles et l’élasticité éprouvante des trottoirs. Et pas un marchand de barbe à papa à l’horizon ! Kol Panglas se rendit compte qu’il suivait n’importe quel gosse, pourvu qu’il eût un beau petit cucul, abandonnant le précédent à ses fascinations morbides et devinant le suivant à une odeur de caca qui en disait long sur les sucreries et les extases nocturnes. Il s’arrêta cependant pour retrouver ses esprits. Environné de puanteurs et de râles, il pensa qu’il avait eu de la chance de ne pas se trouver sur la place au moment de l’explosion. Des enquêteurs fouillaient les fissures dans l’espoir de tomber sur l’indice indiscutablement accusateur. Mais celui-ci accuserait-il ce pauvre et con de Gus Mama Gus ? Telle était sa mission et le destin de ce minable extrait de la foule parce qu’il avait le bon profil.

— Vous êtes assis sur quelque chose, dit un enquêteur.

Kol se souleva péniblement. Un téléphone portable en miettes était collé sur sa fesse droite, à deux doigts d’infecter son anus. Il fallut toute la science de l’enquêteur pour extraire les morceaux saignants qui s’étaient incrustés. Kol commenta la scène avec humour. On aperçut même sa queue qui frétillait. Il en avait eu, de la chance, de s’être assis sur le téléphone portable du terroriste, une preuve à verser à l’obscur dossier de Gus Mama Gus. Avec un peu de chance, l’enquêteur ne soupçonnerait pas le fragment logé dans le sphincter. Kol le contracta, redoutant une douleur cisaillante, mais, au contraire, il n’éprouva que les prolégomènes d’un plaisir parfaitement professionnel.

PAPA

— Sans vous, monsieur le Juge, on s’rait passé à côté ! s’écria l’enquêteur. On en a eu d’la chance ! Ça vous fait pas trop mal ?

— Vous dites ça parce que je serre les dents, bougonna Kol Panglas. C’est que j’en ai, des choses, dans la tête ! Ah ! et puis il temps de rentrer à la maison pour se préparer à la journée de demain qui va être chargée en résultats.

— À qui l’dites-vous !

Il avait l’air heureux, cet enquêteur. Il portait la combinaison des enquêtes spéciales, avec un galon sur l’épaule et des tas de connexions qui pirouettaient sur toute la surface disponible. Il tenait les débris du téléphone dans le creux de ses mains en attendant que son assistante ait fini de les transférer, à l’aide d’une pince, dans un sac tenu par deux aides excités qui se souriaient chaque fois qu’un fragment provoquait une étincelle.

— C’est un modèle chinois équipé d’une connexion pékinoise, dit l’enquêteur. Ils sont au courant de tout et particulièrement de tout ce que le terrorisme international peut apporter à l’eau de leur moulin.

— Gus Mama Gus n’y est peut-être pour rien, dit Kol Panglas qui se gratta l’anus à travers la flanelle ensanglantée de son pantalon.

L’enquêteur proposa une couche pipi, mais le magistrat refusa en secouant sa main aux ongles rouges. Maintenant, expliqua-t-il, il ne souhaitait rien d’autre qu’un peu de repos. La journée avait été compliquée. Il n’avait pas aimé ces distorsions mentales. Il avait besoin d’interroger le sommeil. Il se réveillerait avec une autre idée du Monde. Et il y aurait affluence de flics dans son bureau. Des flics confus et pressés d’en finir. De plus, le Comte lui avait confié une mission délicate et secrète. Il avait même promis de n’en parler à personne, sauf cas de force majeure.

— Ben on vous laisse aller, dit l’enquêteur.

Il tendit une main gantée que le magistrat empoigna comme si sa vie dépendait maintenant de sa virilité. L’enquêteur accusa le coup sans broncher. Il s’inquiétait pour la blessure à l’anus. Y avait p’t-être d’autres fragments dans le cul du magistrat, mais il n’en dit rien et secoua la main pour signifier qu’il appréciait toujours les échanges virils, même si cette fois il ne se sentait pas à la hauteur. Le magistrat ajusta son paletot et tourna les talons. L’enquêteur nota qu’il était suivi par un gosse en haillons. Mais son esprit d’analyse conclut qu’il avait tort de se laisser entraîner par des idées que rien n’authentifiait. Pas de conclusion sans authentification prémonitoire, se dit-il. Déconne pas avec ça, Gus Papa Gus. Le magistrat disparut à l’angle du Mac Do’.

— On a perdu beaucoup d’temps, dit-il à ses assistants. Envoyez le télef au labo. Si on m’demande, je s’rai chez Bernie…

— Il est mort, le Bernie !

— Je le lui dirai !

Il détala presque. Son esprit tournoyait. Il fendit la terrasse d’un café qui servait des churros au chocolat avec un assortiment d’olives vertes au fenouil. Dans la foulée, il sortait de sa combinaison scientifique, indifférent aux accusations d’impudeur qui bornait sa trajectoire. Une assistante, qui courait après lui, ramassa la lourde combinaison et la jeta sur son épaule en invectivant les clients attablés. Elle vit comment Gus Papa Gus, nu et rapide, s’éloignait sûrement dans la rue du Taureau Discobole. Et c’est nu qu’il entra dans l’établissement de Bernie. Sally lui caressa la queue au passage. On n’agissait pas autrement avec ceux qui avaient accepté le statut d’esclave, authentifié par les Préfets, pour ne pas être traité en émigré clandestin. Kol Panglas était assis au comptoir, la tête penchée sur ce qui paraissait être un rapport. Il ne semblait plus saigner du cul. Il avait même l’air satisfait de ce qu’il venait de découvrir. L’enquêteur, aux prises avec Sally qui souhaitait à grands cris une pénétration vaginale, s’approcha du magistrat pour sentir son odeur. Il sentait l’anis et le tabac des îles. Et le rapport qu’il consultait était illisible à cause du codage nasal.

— Vous devriez pas vous balader à poil, dit le magistrat. Elle est devenue folle. Elle va vous faire mal.

Sally tirait sur la queue sans ménagement. Elle en bavait, la salope. Et le cadavre de Bernie gisait à quelques pas de là, percé d’une balle à l’endroit du cœur. À en juger par sa tranquillité faciale, il avait pas souffert. Il était passé de vie à trépas sans avoir eu à tourner la page. Ses doigts boudinés en témoignaient. Ils pinçaient encore un billet d’50. Seule une bouteille brisée en mille morceaux éparpillés dans le mélange de sang et de rhum agricole pouvait encore en dire long sur la violence que le vieux commerçant avait subie sans pouvoir se défendre. Il était armé pourtant, mais le cran de sécurité était engagé. L’enquêteur aperçut alors le dos rond et coriace de Frank Chercos. Alors que Frank Chercos, le vrai, était censé agoniser dans un lit d’hôpital à deux pas d’ici.

— Tu la fermes, Gus, grogna Frank sans se déplier.

Il était accroupi dans la marre, cherchant du regard l’indice qui avait échappé aux premières analyses. Il ne trouverait rien et tout le monde patientait.

— Si ça peut lui faire du bien, chuchota quelqu’un.

Kol Panglas n’avait pas été surpris de rencontrer le plus célèbre policier du Bureau des Vérifications dans un endroit aussi sordide que la caverne à Bernie. Ils s’étaient même salués, se frottant du paletot et du regard, l’un décidé à ne pas quitter les lieux tant qu’il n’aurait pas trouvé l’indice définitif et l’autre, plus sceptique, se demandant si la cabine téléphonique était assez grande pour permettre l’extraction discrète des fragments que son cul tenait à l’écart de l’enquête.

— Il est venu ici pour flinguer Bernie, il l’a flingué et dix minutes plus tard, il actionnait un téléphone pour faire péter le Capitole, son contenu et ses environs.

— Ça, psalmodia le magistrat, c’est les faits. Mais pourquoi ? Et qui ?

— On a trouvé ça, dit l’enquêteur en tendant le rapport du labo concernant les fragments retirés de la fesse du magistrat…

— Comment saviez-vous que… ? commença Frank Chercos.

— Je savais pas, dit Kol Panglas. Ce gosse m’avait donné le tournis. J’en pouvais plus…

— Le gosse ? Quel gosse ?

L’enquêteur savait pas. Le gosse, indiqua-t-il, était dans la rue. Il l’avait empêché de rentrer.

— Il vous suivait. Il est peut-être encore dehors. Voulez-vous… ?

— JE VEUX ! rugit Frank Chercos.

Kol Panglas pâlit. Il alluma un Kolipanglazo. Ça sentait la femme maintenant.

— Vous pouvez pas sortir à poil, mec ! grogna Frank Chercos.

Sally mit un pied sur la première marche de l’escalier qui montait à l’appartement qu’elle partageait avec Bernie quand celui-ci était encore de ce Monde.

— Zavez à peu près la taille de mon Bernie. À part le zinzin. Mais c’est les mêmes épaules. Vous zavez pas d’bide non plus. Ah ! merde ! On peut s’arranger, allez!

Mais l’enquêteur était déjà dehors. Le gosse ne parut pas surpris d’avoir à baisser sa p’tite culotte avant la conversation. Gus Papa Gus était en forme. Sally arriva à temps pour jeter sur ses larges épaules un manteau qui sentait encore la neige et le glacier.

— Tu vas venir avec nous, morveux ! dit l’enquêteur.

Il paraissait colossal. Le gosse obéit. En entrant, il ne vit pas le cadavre et marcha dans la flaque. Au bout de la glissade, Kol Panglas l’empoigna sous l’aisselle et enfonça sa lourde langue dans sa bouche.

— Fous-moi pas dans la merde, petit con, sinon je te prends le meilleur de la vie.

— Tout c’que j’veux, dit le gosse, c’est enculer quelqu’un !

— Essaye avec un’chèvre, conseilla le magistrat. Yen a plein là d’où tu viens.

Mais Frank Chercos s’interposa. Il avait sa tête des jours ordinaires, pas encourageante. Il beugla tout de suite :

— T’es qu’un sale gosse cradoque et sans avenir ! Qu’est-ce que tu foutais sur les lieux du crime ? Qu’est-ce que tu as vu que papa Frank a envie d’savoir ?

Le gosse savait rien. Ça, tout l’monde le savait, sauf Frank qui débloquait parce qu’il aurait été mieux dans son lit à reluquer les infirmières qui ne ménageaient pas leurs efforts pour lui rendre sa fin de vie aussi agréable que peut le souhaiter un homme qui a perdu sa virilité dans un combat qu’il fuyait à toutes jambes.

— Tout c’qui veut, c’est enculer quelqu’un, ricana Gus. Il en a marre d’être…

— Ta gueule, Gus ! On t’a pas sonné. D’ailleurs qu’est-ce que tu fous ici ?

— Il suivait le monsieur.

Kol Panglas frémit. Encore des explications à fournir pour tempérer la curiosité déformante du système judiciaire de base. Mais l’enquêteur le devança :

— Monsieur et moi on habite sur le même palier…

— Quoi ! fit Frank. Un Noir sur le même palier queue…

C’était pourtant la vérité. Frank ouvrit une bouche incapable de commenter la scène.

— On connaît nos p’tites habitudes, dit Kol Panglas avec une petite dose d’humour. Et réciproquement. N’est-ce pas, papa ?

Frank recracha un noyau d’olive. Il se laissa choyer par Sally qui lui servit un remontant interzone. Il avala d’un trait le contenu du verre. Ses yeux en étaient tout étonnés.

— Si j’comprends pas bien, dit-il enfin, ya possibilité de confusion vu que monsieur est papa et que mama est le coupable… ?

— On f’rait bien de rentrer chez nous, proposa Kol Panglas. Quelque’un veut-il des Kolipanglazos pour la route ?

Le gosse fumait pas. Encore heureux ! Les brancardiers acceptèrent enfin de mettre le corps dans un sac mortuaire. Ils avaient été en grève toute la journée et commençaient à fatiguer. Le corps glissa sans bruit.

— Vous touchez à rien, dit Frank à Sally qui secouait une serpillière dans un seau où la pisse de chat cristallisait le vomi des retardataires.

Elle était d’accord. Elle toucherait tellement rien que ça y ressemblerait encore demain. Frank n’en demandait pas plus. Le magistrat et l’enquêteur le précédèrent. Suivis par les brancardiers qui se chamaillaient à propos d’un jour de congé.

— Quand tu travailles, dit l’un d’eux, t’as qu’une envie : ne plus travailler. Et quand t’es en vacances, t’as qu’un besoin : en faire le moins possible. On appelle ça la Descente.

Frank haussa ses lourdes épaules de fonctionnaire aigri. Il héla un taxi en grève. Avant de monter dedans, il fallait réciter l’acte de foi en la Grève. Kol Panglas le connaissait par cœur. Il était bien le seul. Il s’attira l’admiration des brancardiers qui s’assirent l’un sur l’autre pour lui laisser tout le loisir de profiter du siège où il s’étala en effet, secouant son vert Kolipanglazo. L’autre main descendait la vitre sans ménager les jeux de la manivelle. Le chauffeur avait enclenché le compteur dès son arrivée, ce qui mit Frank en pétard. L’enquêteur préférait rentrer à pied. Il accompagnerait le gosse chez lui. Il connaissait ces quartiers belliqueux. Le gosse était ravi. Il allait enfin pouvoir enculer quelqu’un.

— Il se fait des illusions, dit Frank qui se calait sur le siège du mort. On vous dépose où, les grévistes ?

— On habite sur le même palier…

— Ah ! Non ! fit Kol Panglas.

Il était de bonne humeur. Son cigare frétillait. Il aimait le symbolisme des braises et de la cendre.

— Ce qui nous éloigne de notre sujet, dit Frank. J’vous rappelle qu’on enquête pour savoir la vérité et non pas pour se faire plaisir au détriment de la vérité.

— Un bon lit et une nuit d’été en plein hiver, monsieur l’Inspecteur. Il ne m’en faut pas plus pour oublier que je sers à quelque chose et que je ne suis pas vraiment conscient de participer à l’Histoire.

— J’y comprends rien, fit Frank Chercos.

FRANK II

Un peu plus tard, il regagnait ses pénates, au deuxième étage d’un établissement qui prétendait le remettre sur la route avec les autres. Pour l’instant, il se sentait sur la route, sans contestation possible, mais les autres n’avaient pas d’importance. Il négligeait les gestes de proximités, les mettant mal à l’aise en pleine action sur les défauts pathologiques du Social et de la Nation. Jamais il ne s’était senti aussi inutile. Sa tentative de suicide n’était qu’une anecdote pour lui, alors qu’elle prenait des proportions d’évidence pour le groupe d’enquête auquel il avait été incorporé pour être évalué. Pourquoi on se suicide ? Parce qu’on en a marre. Parce que ça n’avance pas. Et que ça va se terminer bêtement par la maladie, l’accident ou pire, l’épuisement. On a le choix entre le risque de souffrir et celui de ne pas se rendre compte. En se tirant une balle dans la tête, il avait espéré ne pas connaître la douleur et sombrer dans le néant sans transition. Hélas, il avait souffert tout de suite, d’un mal de tête qui le fit hurler, et il avait clairement mesuré les étapes qui le rapprocheraient de la mort pour en expliquer les raisons. Il avait vécu un enfer et n’en avait pas trouvé les mots. Les autres sont toujours friands de ces mots. Et comment ça lui était venu à l’esprit. Le temps que ça avait coûté, forcément pris sur ses horaires de travail et de loisir. Et ce qu’en pensaient les autres. Savait-il ce qu’ils en penseraient, ce qu’ils en pensaient maintenant que c’était raté et peut-être à refaire avec l’expérience de la douleur insoutenable et celle de l’échec qui provoque les commentaires et les conseils. Heureusement, il était seul. Enfin, bobonne était discrète. Il entra dans le lit sans la déranger. Il était peut-être chez lui et il n’y avait pas d’infirmières pour soulever les rideaux des portes transparentes. Sur la table de chevet, il y avait un verre. Il en but le contenu, cherchant les pilules dans le noir, les trouvant finalement et les ingurgitant en fermant les yeux comme on serre des mâchoires. Enfonçant son poing dans le coussin, pour lui donner la forme de son crâne, lequel était particulier à cause d’un trou qui palpitait, il songea à des voyages qu’il avait manqués, à des êtres dont il ignorait le sexe, mais qu’il avait approchés d’assez près pour les désirer pour lui seul, à des enfants qui lui enseignaient l’enfance et à toutes sortes de paysages de fantaisie qui nourrissaient en principe ses attentes.

— Vous dormirez, dit une voix.

— J’crois qu’j’en ai pris assez.

— Encore. Regardez ! Il en reste.

— C’est vrai ! Pourtant, j’ai cru…

Elle en rajoutait dans les intervalles, pendant qu’il avalait celles qu’il avait trouvées. Et il se laissait faire, s’étonnant de n’être pas capable de les trouver comme il aurait dû, d’un passage de main sur la surface lisse et tiède de la table de chevet. Il avait tellement besoin de ce sommeil ! Il en avait tellement rêvé toute la journée. Il ne se rappelait même plus le film qu’il avait vu. Il pouvait se souvenir des toutes les scènes qui avaient documenté son enfance. Mais impossible de dire quoi que soit d’intelligent et d’opportun à propos d’un film qui était de Spielberg, comme tous les films qu’on leur imposait, mais qui était maintenant vide de contenu.

— Je ne sortirai pas d’ici tant qu’il en restera, dit-elle.

Putain ! Le trip ! songea-t-il une seconde avant de perdre pied.

 

Dans la nuit, la vigilance des systèmes devenait moins analytique. Des hommes chargés d’intervenir s’assoupissaient dans les angles sous les extincteurs. Plus personne ne jetait un œil idoine dans les cours où frémissait une végétation tropicale qui trempait ses racines dans la rigole résiduelle des pavillons expérimentaux. Frank descendit sur la pointe des pieds. Il avait promis de pas faire d’histoire, sinon on le virerait sans ménagement. Il s’était entretenu longuement avec ces protecteurs de la paix sociale. Il avait même mangé avec eux à leur invitation. Roger Russel aussi avait été clair :

— Vous enquêtez en douceur, Frank. Pas de dépassement de soi, pas de hors-piste, rien que de la douceur et j’veux voir les réactions en chaîne se dérouler comme si rien ne se passait.

— Pigé, patron !

 

En réalité, Frank se méfiait du patron. Il le soupçonnait d’œuvrer uniquement dans son intérêt. Kol Panglas, avec ses horribles cigares, n’était jamais loin. Ce s’rait pas si facile que ça de s’faire passer pour un barjot sans éveiller les esprits. Ici, les trois-quarts de la population dormaient de force ou de plein gré. Le quart restant s’adonnait aux vérifications du système. Il ne semblait pas y avoir une direction active, mais en cas de nécessité, on sortait une espèce de bureau transi composé de quatre ou cinq fonctionnaires qui avaient du bagout. Frank les avait vus et entendus lors du passage inattendu d’un député qui s’était trompé d’adresse à cause d’un complot interne. On avait levé le drapeau, on l’avait même salué et le député avait écouté patiemment les explications alambiquées du bureau qui n’avait même pas frémi quand le député s’était soudain levé pour remonter dans son carrosse. L’équipe chargée des cérémonies avait simplement remis le bureau derrière sa lourde porte au bout du couloir où on effectuait les formalités d’entrée et de sortie. Frank avait étudié tout ça sur plan sous l’œil amusé du patron qui savait déjà ce que lui rapporterait, en fric et en honneur, cette opération classée secrète dans le registre éphémère du système Tiens-Toi Bien Si Tu Veux Pas Qu’On Cafte. Frank avait noté du coin de l’œil le numéro de série : 02011854. Sexe : masculin. Genre : féminin. Ça promettait !

— Voilà les ordres heure par heure, avait scandé Kol Panglas.

— Et pour les minutes, patron ?

— Vous avez carte blanche.

— Les secondes ?

— Faites pas chier !

 

Et Frank avait passé la première nuit dans le bloc des urgences, un labyrinthe de parois vitrées et de conduits de toutes sortes qui émettaient une constante harmonie de cris de douleur et de permis de tuer. Comme y avait rien d’urgent, on l’avait un peu planqué derrière le distributeur automatique de succions. Il s’en était donné à cœur joie jusqu’au matin où la relève l’avait trouvé en pleine crise de déshydratation séminale. Il entrait sain comme un goujon et ressortait avec une maladie du système antéreproducteur. Il en avait éprouvé une honte familière, malgré un flot d’explications que personne n’avait envisagé d’écouter. Après un passage remarqué dans le bloc des urgences, il séjourna une bonne semaine dans le pavillon des soins palliatifs. Il y régnait une odeur de peinture fraîche qu’il associa immédiatement à celle de la mort. Il avait connu la mort en Chine. Il avait respiré l’odeur fragile des combats interrompus par les tractations politiques. Il savait que la mort le talonnait quoiqu’il fît pour lui donner aucune raison de donner raison aux autres. Puis, alors qu’il venait à peine de s’habituer aux drogues douces, on le transféra, dans un état d’agitation extrême, dans le service que Gus Mama Gus, maître du Temps et de ses Corollaires Spaciaux, venait à peine d’intégrer : le Service Spécial des Phénomènes de Haine des Peuples. Il arrivait à pied puisque son état de santé, gravement perturbé par deux semaines et une nuit de préparation psychologique et matérielle, le permettait. On passa devant la porte ouverte de la chambre où Gus, la mama, palepapa, s’exerçait à franchir ses propres limites sans dépasser les possibilités d’analyse d’un personnel peu enclin à anticiper dans ces conditions de danger imminent. Une menace terroriste multiplan pesait sur le moral et Gus en jouait comme c’était prévu.

 

— Vous deviendrez son ami intime, avait précisé Roger Russel. Et vous vous plierez à ses demandes affectives et intellectuelles…

— J’vais devenir fou !

— Pas si vous suivez la procédure, dit Kol Panglas. DOC se chargera de vous alimenter.

— DOC est vivant… ?

Quelle joie il avait éprouvée en apprenant fortuitement cette bonne nouvelle ! DOC, c’était un papa pour lui. Ah ! Ça le regonflait, ce vieux Frank qui en savait long sur les coups durs et les joies de la contradiction.

— Zavez jamais couché avec un Black ? demanda le patron. J’vais vous montrer.

— À peu d’choses près, fit Kol Panglas qui alluma un Kolipanglazo en attendant la fin de la leçon.

 

Maintenant, Frank descendait. Il avait pas eu le choix : l’escalier qui grinçait, l’ascenseur qui turbinait ou la descente par les conduits externes où l’on rencontrait quelquefois des animaux nerveux comme des connexions à l’étain. Il ne rencontra aucun animal. Il traversa plusieurs cours, dut se planquer deux ou trois fois dans l’ombre glaciale et il arriva près du but avec les couilles dans la gorge. Maintenant, il devait remonter. Il avait parfaitement brouillé sa piste urinaire. Il entra dans la chambre de Gus. Celui ne dormait pas. Il jeta un regard fasciné sur Frank qui apportait des substances désir-plaisir. Il remerciait déjà.

— T’es qui ? Tu s’rais pas ce vieux Frank ? Tu y ressembles comme un cul avec la chemise ! C’est bon c’que tu amènes ? J’reconnais pas la couleur…

— Parle pas trop, mec ! On nous surveille. Ils veulent un plan-séquence porno. Spielberg est devenu exigent. J’peux rien te dire sur les personnages. On s’ra intercalé entre une vision du Temps Paradoxal et les Paysages de la Reconquista. C’est tout c’que j’ai pu savoir, mec. Ils m’ont pas ménagé. Tiens, avale ça.

Gus tortilla ses yeux de merlan frit. Il vérifia qu’il y avait assez de distance entre le mur et le lit, en cas de vomi. Il vomissait beaucoup ces temps-ci, sans doute à cause de ce qu’ils l’obligeaient à avaler entre les prises. Il était atteint de tremblements péniens, un truc qui f’sait pas mal, mais qui lui donnait la nausée chaque fois qu’il urinait pour prier le Gorille.

— T’as pas l’air de beaucoup prier, dit-il.

Frank avala une salive chargée d’antidépresseurs. Il voyait pas ce qu’il faisait. La scène était tournée en infrarouge. Y aurait des gros plans sur leurs visages travaillés par le plaisir. Il aimait pas ça non plus, mais il avait besoin de bouffer…

— Ils te donnent à bouffer ? s’étonna Gus avec envie.

Il enfonça l’anode dans son cul et essaya la cathode sur sa langue. Une gerbe d’étincelles bleues jaillit, éclairant son visage tuméfié.

— Ils t’ont fait parler ! s’étonna Frank à son tour. Qu’est-ce que je fous là, alors ?

Gus essaya l’électrode sur le gland qui portait les traces indélébiles d’une chaude-pisse. Mêmes lueurs bleues. On entendit le diaphragme de la caméra. Plusieurs fois, comme si le système hésitait sur la marche à suivre. Spielberg était le maître en la matière. On avait besoin de ce film. La racaille populaire était restée sur sa faim la dernière fois.

— Ouais mais, dit Gus qui testait les capacités jubilatoires de son anus saignant, il manquait Gus Mama Gus au générique !

Frank ferma un peu les paupières pour mesurer l’éclat de ces dents exercées à la gourmandise des imprévus. Il songea au cannibalisme ambiant, à cette guerre de l’homme seul contre tous les hommes. Sa gorge devenait douloureuse à force de retenir ce qu’il avait dans le cœur. Gus remarqua cet instant de panique clouée au sol. Il caressa le visage dur de Frank qui n’éprouva rien.

— D’habitude, dit-il en connaisseur de l’art cinématographique, ils utilisent le savoir-faire d’Alice Qand qui s’y connaît en érection impromptue. Pourquoi t’es là, mec, à me demander de pas t’enculer alors que c’est écrit dans le scénario ? Qu’est-ce que tu sais du cinéma ?

— Lâche-moi, mec ! Faut qu’je retourne chez moi. J’ai oublié de m’laver l’cul. Tu veux une clope ?

Gus forma une pince d’acier avec ses doigts. Il avoua aimer fumer quand il y avait personne pour le surveiller. Spielberg n’apprécierait pas ce plan. Il dépensait pas son argent pour voir deux mecs fumer tranquillement une clope dans un lit qu’avait même pas l’air d’un lit tellement il était compliqué. La caméra zoomait pendant ce temps. Frank sauta du lit et ouvrit un robinet. Le siphon glouglouta. Il but comme un animal dans le désert. Il se souvenait de la sensation de brûlure sur les fesses. Le soleil et le fouet. Le sang coagulé qui fascinait les témoins de cette scène inacceptable. Spielberg l’avait d’ailleurs refusée. Et sans doute détruite pour pas laisser de traces.

— J’vais m’en aller, dit-il sans éprouver le moindre sentiment pour l’art. J’suis passé chez Bernie cette après-midi. Il est mort.

— Bernie est mort ! ¡No me digas !

— Mort et pas encore enterré, mec. Il y a une enquête. Je regrette…

Frank avait vraiment honte de lui. Gus vérifia son emploi du temps sur l’écran du système Je Vous Suis Partout. Il était bien l’auteur du meurtre de Bernie, mais c’était évidemment un mensonge.

— Qu’est-ce qu’ils veulent de moi ? grogna-t-il en pressant la souris contre sa poitrine douloureuse.

— J’en sais rien, mec ! J’en sais vraiment rien. Bernie était là, couché sur le dos, avec son arme à la main. Il avait pas tiré.

— Heureusement ! Sinon, j’s’rais mort !

— C’est bien c’qui m’turlupine, mec. Il a pas tiré. C’est pas du Bernie, ça. Bernie aurait tiré et il aurait pas raté sa cible. On était ensemble au Tibet. Il a jamais raté personne, lama ou autre. Il tirait si on le menaçait. On est revenu vivant parce qu’on savait tirer.

— J’y ai pas tiré d’ssus non plus, mec ! Je l’adorais, ce mec ! Sans lui, plus d’crédit. Y m’en voulait même pas. Et j’sautais sa femme, merde. C’est pas une référence, ça ?

— Ç’en est une, Gus. Mais ça suffira pas à faire changer d’avis ce Spielberg qui se prend pour l’émissaire direct de Gor Ur. Si tu m’encules pas, va y avoir des doutes…

— Laisse-toi faire, mec. J’connais la musique. Pas besoin d’injection. J’suis même pas greffé.

— Mais t’es qu’un robot, mec ! J’t’aime bien, mais t’es qu’un robot et t’es pas libre, la preuve.

Frank mit le doigt sur l’écran. Les données indiquaient que Gus avait fait sauter le Capitole. On le voyait même téléphoner au Maire pour l’avertir. Les 4x4 surgissaient du parking municipal. Sur la place, les gens se traînaient pour chercher du secours. La voiture du Maire refusa du monde. Il portait le masque des grandes cérémonies. Il communiait déjà avec l’au-delà des victimes. Les autres 4x4 bousculaient la foule, ripant sur le sang et la chair. le mec qui se caltait à l’angle du Mac Do’, c’était Gus. Il jeta le téléphone sous le couvert.

— D’accord, c’est moi, mec ! Je suis cet affreux jojo. Mais j’ai pas tué Bernie, merde ! J’suis pas capable d’une saloperie pareille ! Tu le sais, mec ! Vise le programme !

Gus était sincère. Frank se reculotta devant la caméra. On lui reprocherait cet acte de rébellion. Mais il s’en foutait, le vieux Frank. Il était déjà mort. Il était mort cent fois au cours d’une existence qui lui avait pas fait de cadeaux.

— Coupez ! dit-il.

Une voix grogna des insultes indistinctes. Le moteur s’arrêta. On filmait plus. LE maître filmait plus. Frank était en sueur. Gus plongea cette tête mouillée dans les draps qu’il occupait.

— Tu peux pas mourir, Frank ! hurla-t-il. T’est comme Bernie, impossible à tuer d’une balle. Je t’étouffe parce que rien peut t’arriver !

 

Frank se débattit pendant une bonne minute, puis le corps s’immobilisa. Les mains de Gus, larges et puissantes, desserrèrent l’étreinte. Sur l’écran, son emploi du temps instantané n’indiquait aucun meurtre de Frank. Il trouva ça étrange, mais ne se posa aucune question. Le cucul de Frank avait giclé. Du sang ou de la merde. Ou peut-être les deux. Puis le corps glissa sur le sol. Y avait pas assez d’lumière pour le voir. Gus se réfugia dans l’ombre, guettant les changements d’emploi du temps sur l’écran qui proposait aussi un divertissement musical. Il pouvait voir les données résultantes : le chiffre était colossal. On était pas minuit, et il avait battu un record d’affluence sur son blog. Une insertion passait les photographies d’identité des victimes. Le film s’arrêta sur le visage enjoué de Frank. Il y avait une légende : agent de trop. Gus ravala la salive qui moussait sur sa langue. Il était intoxiqué lui aussi. Il avait pas couru assez vite après l’explosion. Le gaz toxique l’avait rattrapé dans la rue du Taureau Discobole. Il se souvenait de cette apnée, de la perte de connaissance dans le métro et du type qui le réveilla parce qu’il fumait un cigare épouvantable.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda une voix dans l’ombre du sas d’entrée.

L’odeur du Kolipanglazo remplaça celle du chloroforme dont Gus s’était servi pour assommer Frank :

— Il devenait trop curieux. J’avais pas l’choix.

— Vous avez bien fait.

Kol Panglas se positionna dans le champ de la caméra dont le diaphragme chuinta :

— Prêt pour le Grand Saut, Gus ?

— J’sais pas ! J’sais pas, m’sieur. J’y connais rien en Droit ! Il est mort ?

Kol Panglas disparut un instant au ras du sol. Son visage jouait avec le peu de lumière. C’était franchement réaliste comme effet. Frank était mort. Y f’rait plus chier personne.

— Vous avez les mains libres, Gus !

GUS V

J’avais les mains libres ! Et j’étais attaché à une mission dont j’ignorais les tenants. Recherché par la police municipale. Avec ma photo dans les journaux. Et une fausse biographie qui décrivait ma terre d’origine avec un luxe de détails qui sentait l’appropriation et la trahison !

— Vous frappez pas, Gus, dit Kol Panglas. Les voies de Gor Ur sont imp…

— J’y suis pas, mec ! J’peux pas y être !

Je gueulais comme un schizo qu’on égorge dans l’espoir d’ameuter ceux qui me voulaient du bien, mais y travaillaient pas la nuit, et c’est des domestiques zélés qui se ramenèrent sans cacher leurs intentions. Kol autorisa une injection :

— Une seule, dit-il, sinon on perd les effets secondaires et on est dans la merde. On retrouv’ra pas une telle occasion avant des siècles…

On me perça le bras avec le sabot à aiguilles qui s’appliqua au millimètre près. J’en avais de la chance d’avoir affaire à des spécialistes ! Qu’est-ce que j’étais bien entouré ! On m’inventait une histoire compliquée avec une foule de détails tous plus vrais les uns que les autres. Et j’pouvais me voir dans l’écran, tel que je serais. J’ai jamais aimé les procès à la télé, mais c’était un genre nouveau qu’on soumettait à ce qui me restait de jugement.

— Frank Chercos est… !

— Mort !

— Bernie Beurnieux est… !

— Mort !

— Et tous ces cons sont… !

— Morts !

— Et Gus Mama Gus n’est pas… !

— Gus Papa Gus !

Ça, c’était plus compliqué, mais j’avais pas besoin de comprendre.

 

Au petit matin, Kol Panglas lui-même m’apporta le petit déjeuner, un assortiment de friandises et un bol de café bouillant. J’avais demandé des fruits, mais c’était trop demander. J’avais droit à deux tartines calibrées surmontées d’un carré de beurre avec une goutte de confiture. Les friandises, c’était un cadeau exceptionnel de la maison. Kol m’envoya un sourire complice avec un peu de cette chaleur communautaire dont il était capable si on était pas chien. Il avait pris place près de la fenêtre, jambes croisées dans le fauteuil-lit, ayant jeté le plaid sur le radiateur et allumé un de ses francs cigares. J’avais la nausée à cause de l’ammoniaque que je venais de respirer pour me réveiller totalement. Sans ça, je dors à moitié toute la journée et on se prive pas de me le reprocher, comme si j’étais coupable de ma propre nature.

— Vous ne devriez rien ressentir, dit Kol Panglas.

Il se servit une tasse de ce café qui venait de Chine avec un Chinois en plastique dedans, une figurine de guerrier aux dents rouges.

— Vous déjeunez pas ?

J’avais pas faim. J’avais tué trop d’monde pour avoir faim. J’avais même pas envie d’baiser. Je bus une gorgée à même le pichet d’acier inoxydable, tellement inoxydable que je m’voyais dedans !

— Croquez-en une, me conseilla Kol Panglas.

J’aime pas les sablés à la sauce soja. J’avais envie d’un vin blanc bien sec. Et j’avais besoin d’un coup d’pied au cul pour commencer à revivre sans doute les mêmes choses. Sauf que j’étais plus au même endroit et que ça pouvait tout changer. On m’avait pris la main dans l’sac. J’pouvais rien nier, mais j’étais pas obligé de les renseigner. Qu’est-ce qu’ils attendaient de moi ? Que j’me brûle les lèvres en les trempant dans c’te merde de café venu d’Orient. J’regrettais vraiment d’avoir supprimé Frank qui était un vieil ami aussi loin que j’me souvienne. Pour Bernie, j’étais moins loquace, mais j’avais du sentiment. Par contre, tous les minables de la place des Retrouvailles Populaires me laissaient indifférent comme un bonze. J’avais fait mon boulot, si c’était moi qui l’avait fait, sinon je comprenais plus rien et j’avais plus qu’à pleurer dans l’épaule de Kol qui sentait la cigarière tropicale. J’ai toujours soupçonné les fumeurs de cigares de rien désirer d’autre que cette odeur pour y ressembler et se faire enculer jusqu’à plus en pouvoir d’être civilement des mecs. Mais Kol avait pas l’air de jouer quand il bossait. Et j’avais pas envie de l’énerver avec des plaisanteries de mauvais goût.

— On va vous expliquer, dit-il.

Il se leva et s’épousseta devant la porte. Il souriait comme si rien ne pouvait plus m’arriver que ce qui était prévu par le système, expression toute faite que je reproduisais comme tout le monde sans me rendre compte que j’avais tort et que j’étais foutu d’avance, par le cul pour prendre plaisir et par la bouche pour retrouver les mots d’un bonheur rejoué au quotidien. Il fallait que j’arrête de réfléchir. Ils m’avaient vacciné contre le cerveau, pas pour me sauver de l’épidémie de connerie ambiante. J’avais même un papier pour le prouver. En cas de question tangente. On sait jamais.

— On prendra la navette, dit Kol. C’est plus rapide que la bagnole, avec tous ces cons qui vont bosser !

J’enfilais la combinaison antistress. J’allais déjà beaucoup mieux. Kol parut satisfait. Et j’l’étais moi zaussi parce que j’avais l’impression que j’étais sur la bonne voie, celle qu’on prend pour se défiler sans subir les reproches de bobonne.

— Zavez pas d’bobonne, fit Kol.

— Ah bon ?

J’en avais une. Sinon je s’rais pas venu jusqu’ici, à pied et l’casier bien rempli. Dans la rue, y avait du monde et ça bougeait dans tous les sens. Un tram avait déraillé et écrasé deux trois bambins qui hurlaient dans le gazon.

— Merde ! fit Kol. On prend un taxi.

C’était prendre le risque de perdre du temps en conversation futile. Mais Kol n’ouvrit pas la bouche pendant tout le trajet. Moi, j’savais plus c’que j’disais tellement c’était compliqué. Du coup, le chauffeur avait pas ouvert la bouche. Il nous déposa au ralenti devant la porte de la Station de Tir. J’en revenais pas. J’en reviendrais pas surtout, mais ça, j’en savais encore rien. Kol m’indiqua le sas de sécurité et j’y entrai pour me faire peloter par un cochon que ça amusait. Dans le hall, y avait des gens pressés qui semblaient savoir où ils allaient tellement ils étaient pressés. Kol m’avait devancé, sans doute parce qu’il avait pas subi les humiliations de la fouille à corps. J’arrivais plus à nouer le cordon de ma ceinture. J’avais les mains prises dans mon apparence. Et j’étais pas l’plus beau. On traversa le hall en diagonale pour aller plus vite. On était en retard selon Kol et le patron il aimerait pas ça. Ce vieux Roger Russel avait des habitudes question emploi du temps. Il s’agissait de pas trop l’énerver. On entra dans un bureau occupé par un flic qui devait pas avoir beaucoup d’études tellement il avait l’air con.

— C’est pour le patron ? demanda-t-il avec son accent toulousain.

— Vous la fermez et vous ouvrez cette putain de porte ! beugla Kol.

Le flic composa le numéro secret qu’il pompait dans la paume de son autre main. Kol fila comme un insecte. Je le suivis, bousculant le flic au passage et m’excusant aussitôt parce que je l’avais fait exprès. Rog Ru nous attendait en sirotant une boisson des îles. Ça sentait la banane. Il avait l’air jouasse. Il nous invita à « prendre place ». Kol était vraiment furieux après les gosses du tramway. On avait perdu une bonne demi-heure. Rog Ru secoua une main charitable.

— Vous êtes trop impliqué, dit-il à Kol. Ça vous jouera des tours. Vous avez bien dormi ? me demanda-t-il comme s’il savait pas que j’avais besoin de quelque chose pour dormir.

— J’ai pas tué Bernie, dis-je. Pourquoi j’l’aurais tué ?

— Et Frank s’est suicidé dans vos bras ?

Il avait l’air malicieux, le Rog. Sur son bureau, il y avait la poche avec ses débris de téléphone. Kol commença à se gratter le cul. J’étais crevé parce que j’avais plus rien à dire.

— Mais vous n’avez encore rien dit, fit Rog Ru. On va vous installer tranquillement dans la Salle des Aveux Spontanés. DOC va pas tarder.

Putain ! J’allais être questionné par DOC lui-même ! Ça m’en bouchait un coin. Et ça m’donnait du ressort. J’allais en avoir besoin. On frappa à la porte. C’était Alice Qand, vêtu(e) de son tablier blanc à boutons rouges. Sally Beurnieux était là elle aussi, mais maintenant que Bernie était crevé, elle retrouvait son nom de jeune fille, elle qui ne l’avait jamais été : Sally Sabat. Et elle changeait aussi d’emploi : elle revenait à son ancien statut de chercheuse scientifiquement prouvée. Une CSP dans mon entourage, les mecs ! Alice pouvait pas s’empêcher d’être jalouse, surtout que ce matin, elle était venue en femme, la bite bien bandée entre les boutons du tablier, mais l’œil aux aguets de la concurrence. Elles assisteraient DOC dans la lourde tâche du Questionnement Confus. J’avais déjà subi l’ablation de mes glandes amies, mais jamais le QC. J’avançais. On m’avait promis une carrière en dents de scie si j’y mettais du mien. Mais j’avais trahi en me mettant au service du Koran Secret, celui qu’on lit entre les lignes et que j’avais compris de travers. Kol avait fini d’arracher la puce à ses hémorroïdes. Y avait mon nom dedans. Mais rien prouvait que c’était moi qui l’avais mis dedans.

— Qui d’autre ? fit Rog Ru.

Il l’inséra dans une fente sans frémir. Il savait déjà ce qu’il allait découvrir. Moi aussi je découvrais puisque j’y étais pour rien. J’avais pas tué tous ces gens. Et j’avais averti l’Équipe Municipale. Il s’en était bien tiré, le Maire. Et grâce à moi. Parce que j’avais le sens du Devoir. La puce grésillait comme si quelque chose l’empêchait de fonctionner librement. Je m’attendais à un incendie spontané. Il n’y eut que le petit cri de Kol.

— J’vous l’avais dit, dit-il en se tenant la bouche. C’est pas lui. Ça pouvait pas être lui !

C’était qui alors, ce mec qui se faisait passer pour moi ? Il venait d’empoisonner mon existence avec ses cadavres. Je cliquetais.

— Ça va, fit Rog Ru. DOC va pas tarder à arriver. Préparez le sujet, Mesdames.

— Mais puisque c’est pas moi !

— Nous venons de corriger les données, Gus. Pas la Réalité. Nous n’avons aucun pouvoir sur la Réalité. Le mec qui va payer à votre place ne le sait pas encore.

— J’veux pas savoir qui sait qui c’est !

— O. K., Gus. Laissez-vous faire. Vous êtes exactement le type qu’il nous faut. Pas bavard et téméraire. De la vaseline à mettre entre toutes les mains.

— Et les gosses du tramway ?

— On les aime pas. Alors…

Alice m’enfonça sa bite dans le cul pour la transfusion et Sally m’accrocha comme un gigot dans un appareillage qui avait des fuites phosphorescentes.

— C’est juste un examen préliminaire, dit Kol Panglas. Après, vous fumerez un bon cigare avant qu’on s’en serve pour vous faire parler.

— Mais j’ai rien à dire !

— Vous direz n’importe quoi. (citation)

La grosse queue d’Alice dans le cul me gênait pas, au contraire. Par contre, Sally exagérait les réglages histoire de mettre mon esprit à l’épreuve des courants d’idées que j’aurais à traverser seul aux commandes du Shuttle. J’étais assez dingue pour accepter ce genre de mission sans exiger le minimum syndical. Spielberg s’installerait avec sa caméra dans le module d’extraction d’urgence, le MEU que je pourrais donc pas utiliser si je sentais ma fin proche. Seul le film comptait. Steven avait apprécié la scène avec Frank. Il avait seulement regretté la fin tragique. Voulait pas comprendre que c’était les données qui le disaient, pas moi ! DOC s’amena avec une bonne heure de retard. Il avait été retenu par les gosses du tramway qui l’avaient reconnu. Il passait tellement de fois à la télé pour expliquer des choses que personne comprenait et que tout le monde redoutait. Les gosses avaient exigé des autographes avant de crever sur les rails où l’herbe ne poussait pas. Il avait fait aussi vite qu’il avait pu sous les applaudissements de la foule qui en avait vu d’autres.

— C’est vous, le Gus ? demanda-t-il à l’encan.

Alice se lança dans une description de l’ « objet » qui impatienta le vieux Rog au point de le mettre en rogne. Kol Panglas se planquait en attendant que ça passe, ayant écrasé le Kolipanglazo dans un cendrier qui contenait déjà les coquilles de pistache dont le Rog avait fait son petit-déjeuner. J’apprenais des choses sur moi que si ça n’était pas venu d’Alice, j’y aurais pas cru. Elle m’injectait du bonheur dans les tripes. J’pouvais pas dire non ! Sally Sabat l’interrompit :

— Ça va, mec. On sait déjà tout ça. DOC le sait. Je le sais. Gus s’en fout et on a pas tellement de temps avant le tir.

Alice se retira, éclaboussant ma combinaison antistress. Kol réapparut, cigare au bec, pour activer la fécondation. Il me frotta le cul énergiquement. Ça grouillait à l’intérieur, mais j’étais pas sûr d’ovuler. J’avais jamais ovulé et c’était ce qu’on me demandait. J’en dormirais pas avant la fin du voyage.

— C’que t’es chou ! me dit Alice.

Une dernière goutte dégoulina le long de ma jambe. J’étais monté au ciel.

— Faut pas ! dit DOC en me poussant. Vous zavez besoin de cohérence. J’vais vous en mettre un coup !

J’ai jamais eu peur des examens après l’plaisir. J’suis bon cobaye si on est poli. DOC l’était. Il avait un charme de petit Poucet. Qu’on se demandait pourquoi il habitait pas chez lui. Si j’étais destiné à une mission sans retour, il s’arrangerait pour que je trouve ça normal et même bien mérité. J’imagine pas ce qui me serait arrivé s’il avait pas existé ou si Rog Ru l’avait foutu à la porte comme le lui conseillait le Conseil. Il aimait trop les gosses, le vieux DOC et c’était pas pour les instruire ni les amuser. Il commença la trépanation à dix heures et à la une, pendant que le Journal braillait les nouvelles du jour et de la veille. J’étais recousu ou, comme il fallait l’admettre maintenant, reboulonné comme il faut. J’avais même des connexions en plus. Des à l’or. Et d’autres finesses que j’étais pas assez con pour les imaginer. Les filles poussèrent un cri de joie en me voyant sortir de la SAS sur mes pieds. J’équilibrais pas vraiment, mais je filais droit et Rog dut me retenir pour que je traverse pas la fenêtre.

— Comment il est ? demanda-t-il à DOC qui se frottait les mains dans une mixture d’ovules et de microbes.

— Il est prêt, patron ! Maintenant, il faut lui expliquer. J’garantis pas la réaction. J’ai rien pu faire côté angoisse. J’peux l’piquer à la chair d’enfant pour essayer voir…

— Il a l’air content de vous retrouver, DOC. C’est tout c’qui compte. Vous partez avec lui.

— MOI !

DOC simulait pas. Il avait vraiment la trouille. Il était pas rev’nu de son dernier voyage. Il montra les traces du Temps. Ça purulait encore malgré les soins.

— On a pas idée d’aller aussi loin pour féconder l’unité, dit-il d’une voix qui inspirait la pitié pour les vieux. Pourquoi pas Alice qui s’y connaît en fécondation ?

— Et même en baise, fit-elle comme si la perspective du voyage l’enchantait.

Sally rougissait vers le haut, prête à exploser si elle était pas elle non plus du voyage. Kol fit signe que oui, ce qui mit Alice dans tous ses états. Mais Rog trancha :

— Zy allez tous les trois, dit-il. Vous s’rez plusieurs à le regretter, mais j’ai pas l’choix. J’ai des ordres. Gus a besoin des meilleurs. Il sait inconsciemment ce qu’on ignore. J’marie ma fille demain. Vous êtes tous mes invités.

Il sortit.

— Et John ? demanda quelqu’un. C’est tout de même le fils de…

 

Gus n’entendit pas la suite. Il était dans le couloir, poussé sur des roues, les doigts dans les rayons. Gus, c’était moi et c’était pas moi. Je m’voyais mal fendre l’Espace Itératif à bord d’un vaisseau qui avait jamais fait que la preuve de la fragilité mentale de ses occupants. Ouais, John Cicada était le seul qualifié pour prendre les commandes de ce tas de ferraille. Mais je l’avais tué lui aussi. Mes données faisaient état d’un meurtre particulièrement horrible. J’avais été moins tendre qu’avec Frank. Mais j’avais pas tué Bernie. Le Comte était d’accord avec moi : j’avais pas eu le temps matériel. Pourtant, Kol Panglas insistait. Qui d’autre ? demandait-il. Et j’avais pas de réponse. Pas un élément pour me disculper. Jamais j’aurais tué Bernie. J’avais pas d’raison de pas l’tuer, ce qui était le cas de tout le monde sauf de celui qui l’avait réellement tué, quelqu’un que je soupçonnais pas parce que j’étais pas clair après avoir tué. J’veux bien être le con à qui on fait avaler des couleuvres, mais pas celui qui perd la tête pour une mauvaise raison. Ceux qui m’connaissent savent de quoi je parle.

ROG V

Roger Russel l’appelait le Centre du Délire et de la Reconnaissance. On s’y efforçait de soigner la bouffissure des Inventeurs, ou de ceux qui se croyaient tels, en guimauve du renseignement et du sacrifice. Autrement dit, chaque fois qu’on le pouvait, des types qui se croyaient assez important pour exiger la reconnaissance publique dans un délire digne de Guignol étaient convoqués officiellement et expédiés dans d’autres lieux où ils avaient tout loisir de finir de faire chier le Monde avec leurs salades de paranos ou d’être stockés dans les poubelles en attendant d’agoniser dans une décharge qui acceptait les cartes de crédit et les chèques antidatés. Traversant la salle des pas perdus de la Station de Tir, il s’octroya un pas de deux avec une balayeuse qui montra ses gros genoux infectés par des coulées de synovie qui lui déformaient le mollet. Il était encore tôt. Sur le trottoir qui faisait face aux débits de boisson et aux mastroquets qui sentaient la saucisse et le fond de verre, il prit le temps d’observer le ciel, histoire de vérifier avec une heure d’avance les prévisions météo de la veille. Les plates-formes commençaient à peine leur ascension, enlevées dans le ciel par les zeppelins dont les moteurs transmettaient de curieuses sensations au niveau des poumons. Roger Russel sortit son mouchoir pour se barrer la bouche. Un taxi pila devant lui. Il fit signe que c’était pas l’moment de l’emmerder. Il irait à pied, comme tous les matins après le briefing de Kol Panglas. C’était son devoir de patron des Services de Surveillance de la Tranquillité Globale, entre autres responsabilités dont il ne faisait le compte que le soir, des fois qu’il aurait oublié quelque chose d’important dans l’emploi du temps que lui remettait sa secrétaire, miss Zaza qui avait de belles jambes et des yeux qui inspiraient le viol. Il aimait bien Zaza, le Rog Ru, comme on le surnommait dans les couloirs et dans le secret capitonné des espaces libres. En verlan, ça donnait Gor Ur et ça ne lui déplaisait pas, surtout que chacun cherchait du sens là où il n’y avait qu’une rencontre fortuite.

— Ça va ! fit le chauffeur à travers la vitre remontée jusqu’à la hauteur de ses yeux cramoisis.

Il s’éloigna après plusieurs embardées. Roger Russel n’avait pas vraiment envie de se disputer aujourd’hui. Sa fille se mariait demain. Il avait invité du beau Monde. Le Maire serait là et même le Président qui avait promis de ne pas évoquer son affaire en cours, une histoire de pots de vin, une de plus à verser au dossier de la Démocratie et du Droit de Vote. Pas de droit de vote sans démocratie et pas de démocratie sans droit de vote. C’était le fond du discours. La Vérité, c’est qu’il fallait continuellement jeter à la poubelle une partie de l’Humanité pendant que l’autre se partageait inégalement les biens produits et ceux qui l’avaient été sans se démoder. Ce qui n’apportait aucune solution à la question de la Mort. Une question qui oppressait Roger Russel chaque jour malgré l’intensité et le volume des travaux qu’il entreprenait aussi bien dans l’intérêt de l’État que dans le sien propre. Il ne se plaignait pas. Il évitait les confidences et les grimaces. Il se comportait toujours en parfait connaisseur de l’effet à produire et selon lui, il n’y avait rien de plus satisfaisant que de ne rien laisser paraître qui eût un quelconque rapport avec la Vérité. Dissimulateur et provocateur, il vivait au-dessus des autres, par vocation. Jamais un de ses supérieurs ne s’était avisé de le contredire publiquement tant la répartie pouvait être définitivement enregistrée dans les profondeurs du système. Il avait appris à jouer presque tout seul. Il avait peu de crimes à son actif, dont cette fille qui allait se marier, ce dont il se foutait royalement. Il était tellement joyeux ce matin-là qu’il avait étourdiment accepté un Kolipanglazo.

— Je l’offrirai, avait-il dit.

— Cela va de soi, avait répondu Kol Panglas.

Roger Russel ne fumait que des Goruros, une variété du Montecristo, qui s’en distinguait par des ajouts de fictions anales, alors que le Kolipanglazo était du niveau du Quintero ou de La Flor de Cano, avec des nuances de traces dans les draps et des rumeurs d’infidélité conjugale. Les deux hommes n’étaient pas du même Monde. Ils n’avaient en commun que le Travail et la Discipline, celle-ci consistant à donner des enfants à la Patrie et l’en remercier. Cela allait de soi, comme le répétait à tout propos ce vieux Kol que personne n’espionnait encore parce qu’il avait le couteau facile et l’alibi en béton. Mais leur collaboration ne connaissait pas de faillites. Kol serait le témoin privilégié de la joie de Roger au moment de l’Union de la Sœur avec le Frère. L’USF était le passage obligatoire de l’adolescence à l’âge de bronze. Pour l’acier haute définition, il fallait attendre de faire ses preuves. Cecilia n’en était pas là. Elle se mariait parce que ça lui convenait. Muescas, heureux élu qui prenait la place d’une brigade de prétendants, montait ainsi dans l’échelle sociale. Il ne servirait sans doute pas à grand-chose, n’étant pas un atout, mais sait-on jamais, pensait le vieux Rog. Sait-on jamais…

— Vous montez ?

Il baissa les yeux. C’était les filles. Il avait l’esprit aux abois ce matin, comme si les petites joies annonçaient l’ennui de ne pas savoir les partager. Il fit non avec le cigare et rajusta précipitamment sa cravate en peau de sous-alimenté. Elles avaient l’air en train. Alice Qand avait inséré sa queue dans un système de contention qui lui donnait l’air d’une fille. Sally Sabat se contentait d’une jupette et d’un boléro qui brillait des lumières de l’arène. Elles avaient toutes les deux des bouches à croquer, ne ménageant pas le sein furtif et l’entrejambe racé. Il hésitait, ne donnant rien à deviner en dehors de la fermeté de sa décision. Elles hésitaient aussi et Sally, au volant, faisait ronfler le Gordini, peut-être sans le vouloir, car on ne l’entendait plus. Plus proche, Alice réussit à faire entendre que Gus était en crise et que Kol l’avait blessé avec un stylo.

— C’est grave ? demanda Roger.

— DOC dit qu’il s’en tirera, continua Alice sur le ton du rapport.

— Le tir est à midi. J’y serai. J’vais acheter des friandises pour les gosses. Ils adorent ces distributions et j’aime jeter les friandises par la fenêtre…

Sally se pencha, frôlant la queue d’Alice qui l’avait bridée à la va-vite parce que les boutiques allaient ouvrir. Elles étaient elles aussi invitées à la cérémonie et à l’orgie qui s’ensuivrait comme le voulait la tradition père-fille en ces temps de révision du système nation-propriété qui avait quelque peu dégénéré depuis la mode des philosophies « races contre paix ».

— C’est pas qu’on soit pressée, dit Alice, mais on a pas assez d’pognon pour passer devant les autres. Vous montez ?

Il ne monta pas. Il regarda la voiture se lancer dans le flot automobile qui nourrissait la ville en achats et en services payants. Ya pas d’autres solutions, se dit-il et il fonça lui aussi dans la foule qui jaillissait des bouches de métro et des portes cochères. L’effervescence le taquinait tous les jours. Il se marrait dans son mouchoir soigneusement appliqué sur une bouche prête à toutes les aventures de la dispute et du discours. Il invectivait des visages déplaisants selon son esthétique de la possession et de la douleur infligée aux chevilles et quelquefois même aux entrejambes si ces dames portaient le pantalon. On sortait des stades et des gares, on se bousculait devant les magasins et les églises, une mosquée, rare et magnifique, l’inquiétait toujours sur ce chemin sans surprise qui le conduisait chez lui. Pas d’usines, pas de chantiers, rien qui rappelât qu’on était au Travail pour nourrir les gosses dont la Patrie avait besoin pour les mettre au travail avant que leur esprit ne trouve du plaisir que là où il s’exerce et non pas là où il faudrait qu’il contribue au bon fonctionnement des systèmes. Comment espérer encore ? C’était la question à ne pas se poser. Au fond, tout comportement philosophique confinait à des joies si rares qu’on avait fini par accepter la nécessité d’adresser ses vœux aux représentants de ce Dieu dont on ne percevait que les apparences terrestres. Roger Russel s’arrêta devant la mosquée qui faisait un angle obtus entre deux avenues marchandes. L’entrée sidérait par ses abstractions relatives et la richesse éphémère de ses stucs. Une femme attendait toujours sur la première marche, on se demandait pourquoi. Roger cherchait à rencontrer ce regard, mais elle n’avait jamais accepté, comme si ce qu’elle disait était tout ce qu’elle pouvait donner. Or, il ne s’était jamais approché d’elle suffisamment pour l’entendre. Il craignait l’aventure. Ce n’était pas le moment. Il avait un Gus à expédier dans l’Espace et une fille à marier avant qu’elle ne change d’avis. Il pressa le pas. La foule s’exténuait maintenant. Il haletait avec elle. Il avait hâte d’en finir avec cette épreuve presque rituelle qui le pousserait à avaler son urine en arrivant. DOC approuvait cette pratique. Il en connaissait les arcanes. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble à tenter de déchiffrer le sens de cette absorption qui n’en avait visiblement pas.

— Vous tournerez ensuite à gauche, dit la voix.

Il tourna à gauche et suivit d’autres instructions. Les vitrines rutilaient. Il sentit le vent se lever et posa instinctivement la main sur sa tête, pensant non c’est Kol qui porte le chapeau pas moi. Il allait vite dans les reflets.

— Vous êtes arrivé. À votre service, Monsieur.

Il se précipita pour jeter les bonbons par la fenêtre. Les gosses se préparaient à aller à l’école. Il n’aurait pas voulu manquer ce rendez-vous. Ils levèrent le nez. Il les trouvait laids et inutiles. Il n’aurait pas voulu leur ressembler. Il jeta une première poignée qui les égailla. Les pompons dinguaient sur les bonnets. Les cartables gisaient dans l’herbe, désordre qui le faisait souffrir comme si sa raison dépendait d’un peu plus de cohérence extérieure. Ils se redressèrent et pointèrent leur nez, braillant comme des oiseaux. C’était peut-être des oiseaux. D’une race encore à découvrir. Il en écraserait un dans son herbier, pour voir. Il jeta le reste des bonbons dans les branches du tilleul. Ils se mirent à tourner autour du tronc. Il attendait l’incident. Il n’y en eut pas ce matin. Il referma la fenêtre. Silence. Enfin.

— J’vous attendais p’us ! fit Zaza.

Elle remonta un peu sa robe sur les genoux qu’il trouva attendrissants. Cette sensation ne le perturbait pas. Il les caressa sans chercher à aller plus loin. Elle lui reprochait dix minutes de retard et il se demanda comment il les avait perdues.

— Tu deviens négligent, Roger ! Je t’ai connu tellement…

— J’sais pas. Je marie ma fille demain. J’suis pas si sûr que j’en ai l’air…

— Toi ? Sensible à ces… ces superfluités ?

Le mot lui plaisait. Il le lui avait peut-être enseigné au cours d’une de ces conversations qu’il monopolisait pour élever le niveau, sinon elle revenait à la trivialité, pour ne pas dire au vulgaire. Attendrissement. Superflu. Isolement. Son cerveau avait vieilli d’un coup, hier peut-être. En tout cas, il s’en était aperçu hier en poussant des balles dans un trou. La moquette sentait les pieds. Il en avait fait la remarque à des partenaires amusés. Il ne les avait jamais amusés et ils ne s’en étonnaient pas. D’ailleurs, la moquette sentait ses propres pieds, entre le Munster et le Casgiu merzu. Il avait mis fin à la partie en prétextant un rendez-vous urgent. Il n’était allé nulle part. Il était simplement sorti et avait trouvé le temps morose malgré les jeux de lumière dans les arbres. Buvant à la fontaine, il se trouva moins bon, plus fragile, presque inconsistant. Il n’avait jamais pué des pieds. Jamais.

— J’ai pris des notes pour le Tir, dit-il, se demandant s’il parlait pour rien ou si cela pouvait faire l’objet d’une analyse.

— Pauvre Gus ! Il doit m’en vouloir.

— Il te croit morte.

— Tu es… tu es odieux !

Il ne l’était pas. Il agissait. Peu importait les conséquences et les anecdotes. Ce Vol Tangent était devenu nécessaire. Il était chargé de le rendre utile. Pour le moment, il maîtrisait toutes les données. Il s’inquiétait seulement pour les autres passagers qui n’apprécieraient peut-être pas de voyager avec un criminel que personne ne pourrait juger. Mais peut-être prendraient-ils cette initiative en plein vol sidéral. Il imaginait facilement les conséquences d’un pareil procès à cinq ou six milliards de kilomètres d’ici. Et l’exécution de l’Élément Déclencheur sans qu’on puisse s’interposer. Ils ne les avaient même pas prévenus. Cela se passerait-il avant d’aborder le vaisseau en perdition de Joe Cicada, ce qui mettrait fin à la mission et à son sens suprême ? Ou bien attendraient-ils la fin de l’enquête pour se livrer aux pratiques d’une justice qui leur servirait de palliatif du système de retour. Il n’y avait pas de retour. Seul Gus le savait. Et il avait même confié à DOC, qui était lui aussi informé des détails de la mission, qu’il avait peur de cette possibilité de procès. DOC l’avait rassuré, mais c’était AVANT qu’il apprenne qu’il était lui aussi de la mission, un détail dont Roger Russel ruminait la portée en cisaillant l’intérieur de ses joues avec ses incisives d’or. Les gosses frappèrent à la porte pour réclamer un supplément de bonbons. Il ne leur ouvrait jamais. Il envoyait Zaza qui parlait dans le judas. Il ne s’était jamais intéressé à ce qu’elle leur disait. Du mal, pensa-t-il.

— Kol a appelé ? demanda-t-il.

Pourquoi aurait-il appelé ? La seule chose qui aurait pu motiver un appel, c’était le Kolipanglazo. Il l’avait dans la poche. Il l’en sortit, s’attendant à quelque chose. Mais à quoi ? Elle lui embrassa le bout du nez. Il sentit la poitrine chaude contre lui. Le Kolipanglazo était exactement le genre de cigare qu’il ne pouvait pas fumer sans en être malade.

— C’était Papa ou Mama ? demanda-t-elle.

Elle se renseignait. Si elle travaillait pour les Chinois, il n’en savait rien. Il avait des soupçons, rien de plus. Allait-elle fumer le Koli sans lui demander si la fumée l’incommodait ? Elle craqua une allumette contre son oreille et regarda dedans.

— Tu as un bouchon ! s’étonna-t-elle.

Ce qui expliquait peut-être cette fatigue cervicale qui l’angoissait depuis hier.

— J’ai c’qu’il faut ! fit-elle.

Il se laissa dorloter. Il regrettait de ne pas avoir suivi les filles. C’qu’elles étaient habillées léger ! On a pas idée d’refuser une pareille proposition. Mais il avait craint qu’elles s’intéressassent uniquement à son argent. Elles avaient l’air décidé de lui faire payer l’obligation de voyage. Que de temps perdu pour elles ! Mais il n’avait pas de plan de rechange.

— Il faut maintenant que tu penses au mariage, dit Zaza.

Les gouttes de dissolvant se gazéifiaient au contact de la cire. Il n’entendait plus rien. Il vit seulement Cecilia et Muescas se tenant par la main et il lui sembla les entendre parler du changement d’horaire de la cérémonie. Le Maire avait quelque chose à dire à Gus et ça pouvait pas attendre demain. C’était peut-être ce qu’ils disaient. Ou il se le disait à lui-même histoire de contrarier personne. Zaza pencha la tête du côté de l’oreille gazouillante et un liquide verdâtre s’écoula sur le col de la chemise qu’elle venait d’ouvrir pour déposer un baiser brûlant sur le cou où une veine battait la chamade.


MARVEL III

Poursuite et échec

CECILIA

Art God Art, Arto l’Art pour les fans, consacrait sa vie à la bande dessinée depuis d’assez longues années pour être complètement passé de mode à l’heure où j’vous raconte. Il portait la barbe courte et l’ongle bien carré. On le voyait à la télé une fois par semaine. Il y donnait son avis sur des questions d’actualité qu’il fallait s’attendre à retrouver dans ses albums une fois que le feu des contradictions et de la mauvaise foi était passé. Il cultivait le retour avec une prudence d’insecte au travail de la charogne. Peu enclin à se livrer, il avait pourtant pratiqué le nombrilisme, en termes sibyllins, dans ces années qu’il fallait considérer comme sa jeunesse même si on doutait de son âge dans le secret des isoloirs. Il avait le sourire en coin et l’œil hagard, connaissait l’Histoire sur le bout des doigts et ne s’aventurait jamais dans les ghettos de l’existence, comme cette Cité dans laquelle il avait vu le jour parce que sa mère était arrivée en bout de course à bord d’un taxi qui n’avait pas été au-delà du seul sémaphore fonctionnant encore selon les recommandations du Ministère des Cas Désespérés. Souvent, il repassait le film sur le mur moite de son salon à usage interne. Il y retrouvait une inspiration dénaturée par le fric et la reconnaissance. L’enfant qu’il avait été pratiquait le funambulisme sur les toits des voitures garées face aux cages d’escaliers peuplées d’oiseaux rares et de petits culs. Il ne se rappelait plus les détails qui l’avaient jeté dans la plus grande angoisse possible, mais tout ceci avait un sens et avait évolué selon la logique de l’envie et de la force pure. Seul face à l’écran parcouru de motifs floraux passablement éteints, il avait du mal à revenir, à retrouver et surtout à comprendre. Depuis qu’il avait le pouvoir insensé de jeter l’argent par les fenêtres, il perdait la consistance même de ces années qui constituaient pourtant le lit de son art, si c’était un art de répondre à la commande par un maximum d’impudeur et des flots de valeurs ajoutées pour la circonstance. Il se vendait bien, Arto, et il gagnait ce que les autres perdaient pendant qu’il réfléchissait au meilleur moyen de mourir jeune à cent ans et plus. Comme il ne vivait pas seul, il était discret sur la méthode et les moyens, ne souhaitant pas mêler les affaires et l’amour. Ç’avait été tellement difficile de tomber amoureux ! Et ça avait coûté tellement cher ! Friand de plaisirs et de commentaires sur le plaisir, il avait calculé la place de cet être avec une précision d’enfer. Il ou elle allait et venait dans un périmètre soigneusement défini par l’exigence de discrétion et de rentabilité. Il souriait quand il ou elle le regardait pour préparer le terrain d’une question somme toute vulgaire et sans intérêt. Il répondait en citant des sommes qu’il avait dépensées pour qu’il ou elle soit heureux(se) et il ou elle se mettait à discuter de la pertinence de ses choix, ce qui le ramenait dans un album où il avait prévu cet instant de bonheur conjugal rattrapé par le temps qui s’était effectivement écoulé depuis. Oui, il avait un problème avec le temps, mais c’était un mal invisible à l’œil nu et jusque-là, personne n’avait encore réussi à avoir avec lui une conversation sensée. Il s’en tenait à l’équilibre à défaut d’une cohérence qui n’intéressait peut-être personne. Il n’était pas compliqué, mais avait du mal à se faire comprendre même à propos des choses les plus simples, alors il jouait avec la patience et les attentes et s’en sortait toujours par une pirouette purement anecdotique.

 

Qui était-il ou elle ? Il ou elle lui ressemblait. Ils avaient vécu la même attente noire, les mêmes objets du rêve et de la puissance, mais il avait réussi alors qu’il ou elle n’était rien sans lui. Il le ou la regardait avec une indifférence chargée de provoquer la petite dispute qui se terminait au lit ou dans le canapé, pendant que le film imposait sur le mur d’étranges formations narratives qui s’entrecroisaient, promettant de prochaines divagations au fil de dessins qu’il s’acharnerait à surcharger de sens. Voilà ce qu’il ou elle était.

 

Art était depuis longtemps considéré par la critique comme le spécialiste incontestable de la biographie. On avait oublié ses premiers essais et la complexité brouillonne de ses introspections. Il avait commencé par la Trilogie Géographique, une saga qui avait alimenté les rêves et la polémique : un premier volume était consacré à une vie de Jésus qui n’avait peut-être jamais existé avant qu’il en parle — un deuxième volume avait calculé le trésor de guerre de Mahomet et ce qu’il en restait depuis que les Musulmans perdaient toutes les guerres — le troisième volume évoquait gravement l’influence du bouddhisme tibétain sur la natalité de la Chine et les visages des Chinoises condamnées ainsi au célibat et à la virginité. Il avait commencé fort, sans inventer un seul personnage ni s’inspirer des personnages qu’il avait rencontrés, notamment ceux qu’il avait utilisés pour se hisser au sommet de la reconnaissance et patauger joyeusement dans le fric. La Trilogie Géographique continuait d’exercer une influence peut-être malsaine mais définitivement productrice de tous les plaisirs qu’il mettait en jeu chaque fois qu’ils actionnaient la pompe à fric. Il ou elle était d’accord avec lui pour persévérer dans cette voie. Il l’aimait pour ça.

 

Un jour, il s’est trouvé en présence de Roger Russel. C’était l’été et on observait les baigneurs, confortablement installé sur la terrasse d’un palace crevé de soleil et d’embruns. Il avait une signature et, en attendant, il se reposait l’esprit, mollement allongé sur le dos, entre le ciel et la mer, l’œil attiré par les jeux, attentifs à ne rien perdre des cris et des fusées, Il était venu seul parce qu’il ou elle avait un mort dans sa famille, il ne savait plus dans quel pays dont il ou elle avait l’accent et les superstitions. L’ennui était revenu, avec ses instants d’angoisse verte et ses descentes imprévisibles. Mais une fois entré dans l’hôtel, une fois bien accroché à cette nouvelle réalité capable de changer le détail du plaisir, il s’était senti heureux de vivre et de revivre et les visages lui disaient quelque chose qu’il pouvait comprendre sans en attendre la traduction approximative. Il déballa lui-même son linge, à cause des spécialités qui le caractérisaient. Il n’aimait pas l’œil obscène des domestiques. Il les traitait comme des chiens, aimable, mais sans générosité. Comme la suite était agrémentée de miroirs, il les fit enlever, ce qui prit toute la première journée. Le bruit des marteaux attira son voisin qui fit plusieurs apparitions sur la terrasse commune avant de se présenter. C’était un parfait inconnu, mais suffisamment pourvu pour se permettre le luxe d’une suite. Avec ou sans miroirs. Art apprit instantanément que Roger Russel se fichait des miroirs, des tapisseries et même du bar. Il était venu avec une femme. Art voulait-il qu’il la lui présentât ? Sinon, Rog se passerait de ses préliminaires à l’amitié saisonnière. Pendant que les domestiques indiquaient aux ouvriers la manière de se débarrasser des miroirs sans passer pour un illettré, Art disposa les transats à mi-distance des baies vitrées qui s’ouvraient sur les suites respectives. Rog s’encombra d’un verre qu’il faillit renverser sur sa petite culotte de flanelle. Il y avait déjà une tâche à l’endroit où le prépuce s’agitait. Art se pencha sur la balustrade rouge. Il montra les filles, l’écume, le bleu et la ligne orange et verte de l’horizon. Roger Russel avait déjà apprécié, mais il se pencha lui aussi pour trouver le commentaire amical et opportun. Il n’avait jamais observé de si près un type qui haïssait les miroirs au point d’en délivrer les lieux qu’il occupait provisoirement. Jamais une telle idée ne lui aurait traversé l’esprit. Mais il n’avait pas l’intention de s’étonner. Le film s’interrompit. Art se souvint de cette panne d’obturateur. Il avait fallu attendre deux jours avant de pouvoir filmer de nouveau, ce qui ne laissait pas Roger indifférent. Il posa même nu, la queue frémissante et l’œil grivois. Ça n’était pas sur le film. Puis Art s’était montré plus discret et il avait pensé à autre chose.

 

Maintenant, le Noyau Interne du Bureau des Vérifications lui commandait un court-métrage sur les activités secrètes de Roger Russel qui était devenu le maître d’œuvre du Programme de Vérification. Et Art revoyait le film avec une émotion flagrante. Il se souvenait de ne pas avoir trouvé le bonheur dans cet hôtel de luxe. Il avait participé à une signature sans véritable enthousiasme. C’était l’époque où il se livrait sans pudeur dans des pages fleuries au sperme et à la boue des gazons de son enfance. Il était encore le personnage de ses fictions. On venait pour le voir de près et il consentait à montrer le bout de sa langue à des foireux sexuels qui se comparaient à lui parce qu’il leur ressemblait. Le soir, tandis que Roger Russel se laissait aller à des fellations interminables baignées de Lune, il tentait de contrôler le tremblement qui affectait les muscles de son visage débarrassé de miroirs et de comparaisons. Mais maintenant, il se fichait des miroirs. Il était passé de la confession lascive aux considérations morales. Il ne se souvenait plus dans quelles circonstances, mais la métamorphose tant attendue avait eu lieu et on le considérait maintenant comme un des meilleurs penseurs de son époque. Un penseur, lui, dessinateur parce qu’il ne savait pas écrire sans s’embrouiller ! Et le BV s’adressait à lui pour enquêter sur une des personnalités les plus puissantes du système. Il n’en revenait pas. Pourtant, c’était officiel et personne, pas même l’intéressé, ne pouvait douter du sérieux de ce travail qui marquerait sans doute un changement dans sa manière. C’était la première fois qu’il n’exploiterait pas les fictions du Moi ou de la religion. Roger Russel était un type concret de ce qu’on peut devenir si on a de la chance. S’accrocher à cette chance, c’était en profiter pleinement. Que demander de plus à un Pouvoir qui n’avait pas l’habitude ni la mauvaise manie de reconnaître le mérite à la légère ? Art piaffait devant l’écran noir. Il ou elle ouvrit les rideaux. Il reçut la lumière du jour comme une bénédiction. Il l’attira dans le canapé, tenant un pan de sa robe entre le pouce et l’index, comme si il ou elle ne pouvait pas résister à cette bouffée d’amour.

— T’es pas dessoulé, Art ! fit-elle.

Il ne l’était pas. Il reluqua la bouteille vide. Pourquoi buvait-il maintenant ? Pendant longtemps, il s’en était tenu à une sobriété amusée par le spectacle des abus, mais depuis qu’il le ou la connaissait, il buvait dès que l’occasion se présentait. Le BV ne pouvait pas ne pas être au courant de ce petit défaut de construction. Ils avaient observé à quel point il était fragile quand son esprit voyait les choses avec toute la netteté qu’on est en droit d’attendre d’un penseur, même si, en la circonstance, la pensée était destinée à des consommateurs fatigués d’avance par l’effort à produire pour comprendre. Il haïssait le Monde. C’était la raison de leur choix. Il y en avait d’autres, mais celle-là l’obséderait pendant toute la durée de l’enquête.

— Vous ne dessinerez rien avant d’avoir enquêté jusqu’au bout, avait psalmodié Kol Panglas.

Il avait gagné un Kolipanglazo série noire, le top en matière de fumée cancérigène.

— Vous le fumerez avant l’enquête, avait continué Kol Panglas, histoire de vous mettre dans le bain.

 

Maintenant, il mordillait le cigare sans en trancher le bout. Il ignorait jusqu’où il irait et quand ils lui demanderaient de s’arrêter, en court de route, comme cela arrivait dans les films qui n’étaient pas SON film. Il ou elle s’affairait sur le projecteur, pestant parce qu’une diode demeurait obstinément éteinte. Il aimait ce petit cul friselisant. Il n’en possédait pas d’autre. Que s’était-il passé dans cet hôtel de la Côte, à l’époque où il ne parlait que de lui et où le public ne lui demandait que ça ? Il n’était jamais revenu sur ces circonstances. Et ils étaient sans doute au courant. D’où le choix…

— Tu f’rais bien de t’avaler un café, recommanda-t-il ou elle.

Il haussa les épaules. Il était bien comme ça, incapable d’aller au bout des idées qui traversaient son esprit. Il aurait bientôt besoin d’une autre bouteille. Il jeta un œil discret sur le bar. Il ou elle avait éteint les loupiottes en forme d’étoiles et de lunes. Et le miroir ne trahissait que le plafond. Il était crevé, mais content, disposé à comprendre, mais sans approfondir. C’était exactement l’état qu’il se souhaitait quand on lui en demandait trop. Et le BV avait fait fort. Et sans permission de refuser. Kol Panglas avait été clair. Il avait plongé une main rapide dans l’intérieur de son veston et en avait ressorti un Kolipanglazo série noire, une rareté qui ne se refuse pas quand on a autre chose à dire à ses semblables. Le BV siégeait dans un édifice couleur amiante. Art l’avait croqué sans entrain. Il avait pris d’autres notes, toujours sans la moindre idée de ce qui arriverait si Roger Russel ne se laissait pas faire. Il ne se laisserait pas faire, il fallait s’y attendre. Quelle heure était-il ?

— Tu devrais pas boire quand c’est pas le moment, dit-il ou elle.

Il ou elle enfonçait un tournevis, mais cette fois dans les entrailles du projecteur qui paraissait mort. Pourquoi s’acharnait-il ou elle chaque fois qu’il était question du film ? Il ou elle n’en connaissait que des bribes. Pas de quoi se renseigner. Il lui caressa quelque chose qui ressemblait à une épaule. Il ne fut pas surpris d’y rencontrer une autre main. Il recula, fondant doucement dans le canapé. Il ou elle apportait du café pendant que il ou elle cherchait à réparer le projecteur. Il y avait trop de monde dans sa vie. Le monde, ça complique même les choses les plus simples. Il n’avait même pas levé les yeux pour vérifier qu’il ne se trompait pas. Le café brûlait. Il avala cette gorgée et sentit immédiatement sa gorge se gonfler. Il haletait.

— Il boit trop, entendit-il. Dis-le-lui !

Mais il ou elle ne disait rien, se contentant de retenir la bouteille qui venait de faire « pop ». Il n’avait pas l’intention de lutter contre le « monde ». Il n’avait jamais rien obtenu en luttant, même en faisant mal. Il préférait la séduction. Il ou elle lui enfonça un truc dans la bouche. Il l’avala. Ainsi, il ne luttait pas. Il entrait à pas feutrés dans le « monde », guettant la moindre seconde d’inattention pour s’aboucher avec la bouteille. Le projecteur cliqueta.

— C’est ce sacré fusible ! grogna-t-il ou elle.

Puis, se retournant :

— Te laisse pas faire ! Il est malin, Arto !

Des fois, on peut se croire plus malin que les autres parce qu’on a gagné une fois ou même plusieurs. Mais c’est jamais donné. Au contraire, il ou elle vous prend ce qu’on vous a donné en échange de fric ou de services.

— Artie, merde ! Il va être midi. T’as encore rien mangé !

C’était aussi vrai. D’ailleurs, tout était vrai. Même le film. Et le contrat signé avec le BV. La grosse paluche de Kol Panglas qui puait comme un Cubain. Et tout le reste, le métro qu’il avait investi de son angoisse, le trottoir qui l’avait conduit jusqu’ici, à deux pas de chez lui, chez des gens qui pouvaient être le « monde » et qui le recevaient avec des mains rapides et précises, des gens pressés d’en finir avec sa propre lenteur, et les circonstances d’un déchirement à la hauteur du cri qui l’avait porté jusqu’ici.

— Artie ! Ils t’ont dépouillé ! T’as même plus un rond sur toi ! Et tu voudrais qu’on se farcisse ton putain de film !

 

À l’hôtel (« C’était il y a vingt ans, songea-t-il »), Roger Russel s’était comporté comme un fonctionnaire à qui on vient de mettre le pied à l’étrier : sûr de lui, il n’hésitait jamais au moment des commandes et ses réclamations, quotidiennes et tempérées, affectaient un personnel mis à l’épreuve d’exigences qui n’appelaient aucune critique syndicale ni comportement rebelle. Le matin, Rog portait dignement la sortie de bain, ayant enfilé un slip et posé sur la tête un bob publicitaire. À midi, il arrivait sur la terrasse du restaurant en tenue printanière, culottes courtes et espadrilles neuves. Puis il apparaissait de nouveau en slip, mais sans la sortie de bain et on pouvait le voir s’égailler sur la plage avec des filles de son âge, clapotant comme un gosse dans une flaque au pied d’une tour métallique qui lui lançait des messages sibyllins concernant la soirée et ses détails. Puis le soir tombait. Arto était à la fenêtre, le nez dans les géraniums, buvant à même une bouteille et fumant l’interminable Kolipanglazo que la direction offrait à l’arrivée de ses hôtes. Rog arrivait sur la terrasse commune en costume blanc et léger, coiffé d’un béret de toile vert pomme sans publicité, le visage fendu d’un sourire satisfait qui en disait long sur ses projets immédiats.

— Vous ne sortez pas beaucoup, dit-il en tendant son verre.

— Je sors jamais, dit Arto.

Il remplit le verre comme s’il était question de se montrer généreux. Roger prit place sur un transat, portant le verre aux lèvres après en avoir respiré les complexités. Il avait l’air d’un type qui sait de quoi il parle. Pourquoi me parle-t-il ? se demanda Arto.

— Nous fêtons quelque chose, dit Roger. Ne me demandez pas quoi ! Vous n’êtes pas invité.

Arto avait lentement déchiré l’invitation une heure plus tôt. Il n’avait pas l’intention de participer à ces rencontres nocturnes qui agissaient sur lui comme un révélateur de l’être. Il se cachait bien, ne répondant jamais aux invitations, surtout s’il fallait démontrer son appartenance à la Classe Désignée. D’ailleurs, il avait oublié d’emporter ses costumes d’été.

— Ce n’est pas une excuse ! fit Roger. Les boutiques sont ouvertes jusqu’à dix heures. Le personnel est charmant.

Qui était cette enfant qu’il chérissait ? Arto avait aperçu un minois perplexe. C’était toujours ce qu’il inspirait aux enfants. Il avait à peine eu le temps d’ouvrir la bouche pour prononcer une critique joyeuse au sujet de la queue de cheval et des boucles d’acier sur les chaussures. Elle venait de pousser un ballon aux tranches goûteuses. Pas le temps d’aller plus loin. Elle s’appelait Cecilia. Roger avait prononcé ce nom avec appétit. Arto le félicita.

— Elle illumine mon existence, dit Roger. J’espère qu’elle durera plus longtemps que mes chats.

Il se lécha les babines presque goulûment.

— Vous n’avez pas de bêtes dans votre existence ? continua Roger.

Art ne répondit pas. Il n’y avait même pas songé. À quoi servent les bêtes si on ne les mange pas ? Il avait connu le dur labeur de la terre et des enterrements cérémonieux. Il y avait de la terre à ses chaussures. Roger s’en était discrètement aperçu.

— Un enfant ne remplace pas un chat, dit-il en s’amusant de parler pour ne rien dire. Il n’y a plus de chat dans ma vie. Vous avez des enfants ?

Art fit un geste désespéré. Il revenait avec une autre bouteille. Mais Roger déclara qu’il avait assez bu. Il se leva et étira sa longue carcasse d’adolescent inachevé. Il avait vraiment l’air heureux d’avoir trouvé du travail. Il était bien payé et tenait à le montrer. Un domestique astiquait des souliers derrière la baie vitrée. Tirant la langue et crachotant. La terre, encore elle. Art mémorisa les plans. Il avait déjà cette idée de s’intéresser aux autres pour en finir avec l’observation obsessionnelle de lui-même.

— Vous n’êtes pas seul, constata Roger en pliant son journal.

Il le déposa sur le transat, à portée de main d’Art qui n’avait plus qu’à se pencher pour s’en saisir. Roger lâcha aussi une poignée de Kolipanglazos. Kol Panglas était un ami originaire de Cuba. Il possédait une fabrique de cigares à Séville.

— Vous connaissez l’homme ? demanda Roger.

Art fit non de la tête. Il n’avouerait jamais un truc pareil. Lui, Art God Art, avoir eu affaire avec la justice de ce pays en déclin politique ? Jamais, voyons !

— On me dit que vous dessinez des histoires… dit Roger.

— Je suis l’auteur d’une vie de …

— J’ai feuilleté le Jugement Universel. J’aime bien. Et vous ?

— Connais pas. Je m’inspire de…

— Je ne comprends pas cette infantilisation des arts. L’argent n’explique pas tout. Qu’en pensez-vous ?

— En principe, j’évite de…

— Cecilia refuse de « lire » des bandes dessinées. L’influence de sa mère, vous comprenez ?

— Je comprends…

La frimousse contemplait les effets de la salive sur les mocassins vernis. Les mains du domestique étaient prises de vertige derrière les reflets de la baie. L’enfant devait être assise sur un coussin vert, peut-être au bord d’une chaise. Art vérifia son hypothèse en jetant un œil rapide sur l’intérieur du salon. Il n’y avait pas de chaises de ce genre chez lui. Sa suite étant légèrement au dessous de celle de Roger Russel qui avait les moyens de l’État et sans doute du système.

— Vous la laissez seule ? demanda Art.

— J’ai mon valet personnel, répondit Roger toujours avec une pointe d’amusement véloce. Ils s’entendent à merveille. Il tient particulièrement à ses bottes.

Art fit un effort pour atteindre les bottes dont on ne pouvait percevoir que les talons durement briqués. C’était noir. Pas rouge. L’enfant lui sourit.

— Nous nous réunissons tous les soirs, dit Roger. Nous avons besoin de cette convivialité. Notre employeur y tient aussi. Nous sommes bien traités. Avec respect, veux-je dire.

Il n’était encore qu’un titulaire provisoire. Il n’avait pas peur de l’avenir, persuadé qu’un jour il dépasserait tout le monde. Mais pourquoi confier cela à un dessinateur de BD ? Art s’efforçait de créer les conditions d’une mémoire persistante et fidèle. Il ferait quelques croquis ce soir, en passant, et juste avant de se coucher. Roger parlait de l’été, de la belle et bonne saison que c’était et des regrets qu’on éprouverait en entrant dans l’automne. Il ne resterait que ce bronzage accéléré et sans doute cancéreux.

— Vous ne vous exposez guère au soleil ? demanda-t-il.

— J’ai des tâches, expliqua Art. Elles deviennent…

— Je suis plutôt brun, moi, constata Roger en relevant une manche.

Le ballon trotta un instant sur le dallage noir. Roger y posa un pied expert, faisant tournoyer les regards. Cecilia sortit. Elle riait sans bruit, ouvrant une bouche édentée qui suçait un bonbon acidulé. Art retint un haut-le-cœur. Il vit alors les bottes rouges. Le domestique avait fini de lustrer les mocassins. Roger les accepta en maugréant et les chaussa aussitôt.

— Nous sommes faits l’un pour l’autre, dit-il.

De quoi parlait-il ? Art et lui ne se connaissaient pas. Roger s’intéressait aux êtres qui accompagnaient Art dans ses pérégrinations en chambre et Art se demandait comment il introduirait la fillette et le domestique dans une histoire qui ne les concernait pas. Il devait avouer maintenant qu’il avait commencé à penser à Rog Russel comme personnage à cette époque-là. Cecilia avait cinq ou six ans, pas plus. Maintenant, vingt ans plus tard, elle se mariait avec un certain Muescas qui avait été personnage avant de prendre forme comme être humain tributaire du plaisir et des ratages. En sortant du bureau de Kol Panglas (« C’est aujourd’hui que ça se passe, » se dit Art en sortant du bureau de K…), Art s’était posé un tas de questions au sujet de sa docilité relative. Cecilia devait avoir dans les vingt-cinq ans. Roger avait vingt ans de plus, mais il en paraissait le double. Sa colonne vertébrale s’était pliée en avant et un peu sur le côté. Il avait gagné en présence ce qu’il avait perdu en efficacité. Mais il était resté ce type impitoyable qui ne faisait de cadeau à personne et qui gagnait à tous les coups. Putain ! Cecilia était de toute beauté. Sa photo était à la Une. Art en avait reproduit les traits principaux, notamment la courbure divine de la bouche qui offrait autre chose qu’un sourire : c’était une promesse.

 

De retour chez lui, Art rouvrit ses archives. Ça s’était passé il y avait vingt ans dans un hôtel près de Saint-Trop’. Un domestique aux bottes rouges lui avait cassé la gueule en le traitant de pédophile. Cecilia n’avait pas pleuré. Elle avait simplement demandé qu’on n’en parle plus et surtout pas à son papa de Roger qui était « capable de tout ».

— D’accord, avait promis le domestique. Mais alors je lui casse la gueule.

Et Art avait tout accepté pour que Cecilia ne pleure pas en s’imaginant le sort que papa réservait aux pédophiles. Mais Art n’était pas pédophile, ce que ne comprenait pas le domestique aux bottes rouges. Il avait simplement espéré une pose. Et les bottes rouges avaient eu l’air de deux pots de fleurs avec deux tiges qui se rejoignaient dans un entrejambe où l’organe sexuel du domestique valsait joyeusement sous la pression du sang.

— C’est complètement con ! avait grogné le valet.

Le visage crispé de Cecilia en disait long sur son intention d’aller plus loin.

— Ya pas d’visage qui tienne, salaud ! dit le domestique. Tu arrêtes tes conneries sur le champ ! Mademoiselle ! Rentrez et asseyez-vous devant la télé. Je vais m’occuper de ce voyou !

— Il n’a rien fait, Botas Rojas !

Mais le valet s’emparait déjà du dessin ambigu, prenant soin de ne pas le froisser et luttant contre les mains d’Art qui miaulait en serrant les dents.

— Ce n’est qu’un dessin ! Ya pas d’mal à…

— ¡Sí que es malo ! ¡Muy malo!

Ça l’était. Art avait à peine entrevu la fente glabre et grise. Il en avait fait tout un plat !

— Donnez-moi ça ! criait le valet.

— Et ensuite ce sera fini ! glapit Cecilia.

Elle marchait sur les bottes et se hissait en tirant sur la ceinture de flanelle.

— Promettez-moi que ce sera fini !

— C’est lui qui va promettre et ensuite je lui casserai la gueule !

La caméra avait tout filmé. Il pouvait voir ça encore sur l’écran. Botas Rojas avait des poings d’acier trempé. Il avait martelé le visage pendant une bonne minute, écrasant le nez et les lèvres, même qu’il avait eu le temps de déchirer une oreille, faisant pisser le sang sur le dallage et Art avait fini par s’abandonner à cette étreinte, certain que c’était le début de la fin.

 

Tu te souviens, Artie ? J’ai eu juste le temps de lui fendre le crâne avec la poêle à frire décorative. Le manche se brisa et j’ai continué de taper sur le crâne parce que je m’imaginais que c’était le meilleur moyen d’en finir avec ces brutalités d’un autre temps. On y peut rien si t’aimes les petites filles ! Il pouvait pas comprendre ça ! Je l’ai presque tué. Il gisait dans une marre où tu pissais toi aussi. Cecilia appelait du monde. Les lumières du parking se sont toutes allumées, éclaboussant l’endroit comme s’il s’était agi d’un cirque et le monde est arrivé pour constater que j’étais folle de rage et que le mieux était de me raisonner en me parlant d’autre chose. Toi et le Gitan (aux bottes rouges) vous vous réconciliez en prononçant le nom de la seule victime qui se taisait parce que son papa n’accepterait pas les faits sans procéder à une enquête minutieuse qui aurait conclu à ta honteuse culpabilité, Art ! On me demanda enfin pourquoi j’avais brisé le crâne de ce pauvre valet aux bottes rouges. Tu le sais, toi ?

 

Art coupa le son et baissa les yeux sur le projecteur qui ronronnait, propulsant une chaleur âcre et lourde. C’était le moment du plan interminable sur les croquis qu’il avait fait ce soir-là après la bagarre. Tout le monde était couché et il dessinait en épiant la nuit, des fois que Cecilia reviendrait tout lui expliquer. Elle ne pouvait pas avoir oublié. Pourquoi se mariait-elle, elle qui avait le goût de l’aventure ? Les journaux télévisés annonçaient en parallèle le mariage et le départ d’une équipe d’enquêteur et de techniciens chargés de faire la lumière sur un vieil assassinat interstellaire, du temps où Roger Russel était en pleine ascension. Ces deux infos étaient liées par le seul Roger Russel, mais personne ne prêta attention à cette relation. Ce n’était pas par hasard que le Noyau Interne du Bureau des Vérifications exigeait cette enquête. Mais pourquoi l’exigeait-elle d’un dessinateur ? Et pourquoi ce dessinateur en particulier ? Roger Russel avait-il été informé de l’incident de l’hôtel ? Quand il était rentré ce soir-là, le domestique aux bottes rouges s’était levé en grognant pour accueillir son maître et exécuter des tâches sommaires pour préparer le sommeil de cet exigeant Rog Ru (« Comme l’appelaient déjà ses collègues de travail… »). Art avait soudain cessé de dessiner et l’inspiration l’avait quitté comme on se sépare d’un rêveur agité qui vous empêche de dormir. Il était assis dans son lit, guettant l’éclat de voix qui annoncerait la fin de la nuit. Mais Cecilia dormait ou feignait le sommeil et le Gitan tenait sa promesse, les mains cachées dans l’ombre pour ne pas en trahir le sens. Roger Russel avait dû se coucher satisfait d’avoir passé une bonne soirée avec des « amis » qui n’avaient pas cherché à percer son mystère, se contentant de faire la fête du mieux qu’ils le pouvaient, par habitude et par prudence. Cela s’était passé comme on vient de la raconter et au matin, Roger sortit de la douche, enfila son slip de flanelle puis entra dans la sortie de bain, comme il aimait à dire pour plaisanter. Cecilia, qui entamait son éducation scolaire, apprécia encore la finesse spirituelle de son papa et trempa sa tartine dans le bol fumant que le Gitan venait de déposer sur la table. Pendant ce temps, content de lui et plein de projets à court terme, Roger étirait sa carcasse sur la terrasse, surveillant du coin de l’œil la fenêtre où son ami Art ne tarderait pas à apparaître, les traits sans doute minés par d’autres abus. Puis l’écran se brouilla et demeura blanc pendant quelques minutes, le temps pour Art de téléphoner à Kol Panglas histoire de vérifier s’il avait tout compris. Il alluma même un Kolipanglazo, rejetant la fumée par les narines pour se faire mal avant de dire des conneries. Il commençait toujours par ces conneries, somme toute toujours les mêmes, et ses employeurs consentaient patiemment à attendre qu’ils finissent par prononcer une parole inspirée directement par la mission qu’ils lui confiaient parce qu’il était le plus compétent en la matière. La ligne était occupée.

 

Vingt ans avant, il avait aussi téléphoné à Kol pour lui proposer la biographie de Roger Russel encore au seuil de son étonnante carrière :

— C’est pas c’qu’on vous demandera, avait dit le magistrat. Vous ne sauriez parler que de son enfance et de ce mariage raté qui avait bien failli mettre fin à sa carrière. Ça ne voudra rien dire et on aura perdu notre temps. Dites donc, Art, qu’est-ce qui vous intéresse tant chez lui ?

Art n’avait pas répondu. Cette biographie était un projet à jeter à la poubelle avant que le Gitan ne parle, sans doute sous la torture. Roger n’appliquerait jamais la torture à sa fille. Il l’aimait tellement qu’il n’y verrait que du feu si le Gitan survivait.

— Pourquoi tu l’as pas tué cette nuit-là ?

— Parce que je serais encore en prison, chéri !

Il ou elle avait raison. La télé vomit encore sur le tapis. On voyait la Salle des Mariages, vide encore, dégoulinant de décorations clinquantes et éphémères. Puis le Pas de Tir apparaissait, montrant la marche lente des astronautes qui progressaient vers l’ascenseur environné de vapeurs. C’était ça, l’instant présent : ce tournoiement impossible à maîtriser avec des moyens mentaux. Art avait besoin d’un remontant. Il exprima alors son désir dans un langage qu’il ne se connaissait pas.

 

À New Paris (« J’veux dire aujourd’hui, mec ! » dit-il en acceptant un autre Kolipanglazo.), Art vivait en parasite à la fois de l’Administration, qu’il pompait autant qu’il pouvait en fonction de ses succès de librairie, et du Secteur Privé, dont un certain nombre de religions qu’il pratiquait avec une dévotion de vampire obsessionnel mis à table par des nécessités rituelles liées à la consommation de produits finis et de projets prometteurs. En cela, il ne se distinguait pas clairement de ses contemporains. Il habitait un appartement refait à neuf sur la base d’un entresol qui avait servi d’endroit de stockage à des barils de sardines salées. L’odeur de cette marée persistait derrière les galandages. En s’approchant du mur, on percevait l’Espagne et les sables qu’il avait connus pendant son voyage de noces. Lui aussi s’était marié, comme Roger à peu près à la même époque et au même endroit, et il avait connu le cocktail des plaisirs promis aux employés modèles. Elle l’avait quitté à cause des sardines. « Pourquoi vous a-t-elle quitté ?

— Parce qu’avec Popol on allait trop souvent se requinquer. J’avais le mal du pays. Et les Anglaises sentaient l’huile d’olive et le citron, comme les ouvrières de la pêcherie. J’en avais vraiment marre de glander au lieu de gagner du fric comme tout le monde. À la fin, elle a pris un charter pour New New York et on s’est plus revu…

— J’ai vécu à peu près la même chose, dit Roger Russel (« J’raconte, mec ! »). Sauf qu’on a fait une gosse et qu’elle est partie sans…

— Yeah ! »

C’était le genre de choses qui arrivaient du passé quand il était seul dans cet appartement qu’elle avait à peine connu. Roger apparaissait à un moment ou à un autre à cause des parallèles de leurs existences réciproques. Il lui arrivait même de se prendre pour Roger, mais alors il couchait avec sa fille dès qu’elle avait atteint l’âge de la majorité et il se faisait enguirlander par la mère qui avait aussi joué un rôle dans sa vie. Dès la première gorgée, il perdait pied et au lieu de mélanger les choses et les faits, son cerveau malade les organisait pour qu’il n’y comprenne plus rien. Même Kol avait des doutes. Il possédait l’édition originale de la Trilogie. Et il en était fier. À New Paris, les types comme Art duraient plus que les autres, ceux qui avaient un boulot stable et des idées toutes faites. Mais Art n’avait jamais songé à cotiser et il craignait pour ses vieux jours. D’autant que Roger, qui était en général bien informé, lui ferait payer cher la trahison qu’il s’apprêtait à coucher sur le papier pour être agréable à Kol Panglas et à ses services secrets. À New Paris, on pouvait vivre longtemps après les autres et ne pas réussir à en crever. Art redoutait cette croissante espérance de vie. Rentré dans son appartement, il se collait au mur en espérant se noyer dans l’odeur insoutenable des sardines qui y avait vécu l’attente et pour certaines, le pourrissement.

— Pourquoi nous quittent-elles ? (« Ça, c’était en Espagne il y avait vingt ans »)

— Il faut trouver cet autre ! dit Roger. Vous savez qui c’est ? Moi, je n’ai que des soupçons. Cecilia sait. Mais à son âge… ! Zavez pa zu d’gosses ?

— ¡Ni ostía! On pensait à autre chose. J’suis pas né tout habillé. Elle aimait le fric…

— Elles aiment toutes le fric ! Elles aimeraient la merde si la merde était du fric. Croyez pas qu’on a trop bu ? Qu’est-ce qu’on a bu ?

 

Ici, vingt ans plus tard, à New Paris, il arpentait le plancher de son appartement et sa tête se cognait aux solives de châtaignier, lui arrachant des plaintes d’oiseaux. Il ouvrit le dossier que lui avait confié Kol Panglas ce matin. On était en hiver et le ciel rutilait sur les toits gelés. Il avait à peine mis le nez à la fenêtre, ivre de nouveautés. Kol lui avait promis un succès savamment orchestré. Un prix national aussi. Et une entrée privilégiée à la Chambre des Pouvoirs Publics. Il manquait une femme à ces récompenses, ou un homme, il ne savait plus ce qu’il avait promis à son esprit question intervalles de plaisir. Le dossier contenait des fiches classées selon la gravité des faits. Kol agissait en magistrat. Il n’y avait rien de plus probant que les faits.

— Vous en tirerez les conclusions que vous voudrez, avait-il dit. Je suppose qu’un artiste fait ce qu’il veut quand il procède au glissement des faits aux considérations esthétiques. Ça ne me regarde pas. J’ai aimé Roger comme personne ne l’a jamais aimé.

— Vous vous vengez ?

— Mes sentiments n’ont rien à voir avec les exigences de cette enquête !

Pourquoi il en parlait alors ? Art se pelotonna dans son lit. Il avait horreur d’être manipulé, mais Kol avait peut-être des ambitions politiques et Roger s’interposait forcément pour exiger sa part du gâteau. Voilà ce qui arrive depuis que la magistrature a le droit d’élire ou plutôt de participer à l’élection des autres pouvoirs. Ces généralistes de la phénoménologie sont loin d’être des scientifiques. À la place de la méthode et des connaissances, ils pratiquent l’autorité et la conviction. Si c’est pas de la politique, ça ! Hein, Artie ?

— Le seul type qui connaît Roger un peu moins que moi (« Kol indiqua la différence entre le pouce et l’index. ») c’est vous, Art. Personne d’autre. Je ne peux pas en écrire le roman, alors vous en dessinerez l’histoire et les perspectives. Je veux assister à cette création d’un genre nouveau. Vous me communiquerez votre travail au jour le jour. Et je vous donnerai mon avis et mes directives. Art, je vous aime déjà !

Le Kolipanglazo s’embrasa. Une épaisse fumée les sépara le temps de s’élever vers le plafond où Art s’inspira de l’éparpillement pour mettre au point un premier plan. On voyait Kol regarder le même plafond et demander au dessinateur s’il était sûr que c’était le meilleur moyen de commencer une histoire qui finissait au fond d’un lac ou dans l’enfer d’un haut-fourneau. Mais Art avait toute latitude pour laisser flotter le sens. Le « lecteur » accepterait une certaine dose d’égarement si on ne l’égarait pas trop. Au bout du compte, la conclusion était morale et Roger en faisait les frais.

— Vous avez bien compris ? avait demandé Kol.

Art avait compris qu’il ne s’amuserait pas. Rien ne ferait revenir Cecilia sur sa décision d’épouser ce Muescas qui possédait des hôtels en Afrique. Ceci, Cecilia, transparaîtrait dans toutes les planches. « Je sais pas encore comment, mais tu Y seras ! »

— À qui tu parles, chéri ?

Art sursauta. Il oubliait facilement qu’il ne vivait pas seul, comme on dit. Il vivait « accompagné » par quelqu’un qui n’aurait pas supporté une autre solitude. On était à New Paris parce que c’était l’hiver. Les rues étaient chauffées à blanc. Art ne prenait pas toujours le plus court chemin. Il rentrait avec cet air que le gardien de l’immeuble prenait pour de la morgue. Une simple conversation l’aurait pourtant renseigné : Art divaguait, avec les rues comme avec les idées. C’était tout le secret de son art. Le hall d’entrée participait à la publicité de la Trilogie Géographique et c’était beau comme un monument aux morts et plus significatif que la Guerre qui imposait ses stratégies obscures à la Presse Virtuelle et aux Exemples d’Œuvres d’Art. Un distributeur d’albums clignotait entre les cages d’ascenseurs, à portée de main des esprits enclins aux analyses synthétiques, un genre qu’Art ne pratiquait pourtant pas. Mais l’idiosyncrasie du « lecteur » est un pas à franchir sans état d’âme. Art ne se privait pas de cet avantage sur le commun des mortels. Il n’avait jamais adressé la parole au gardien qui claquait sa porte sans commentaire. La caméra de surveillance conservait ces dialogues possibles, minutant les écarts d’un jour à l’autre sans en tirer de conclusions. En face des ascenseurs, un vaste miroir trahissait les frissons et les gouttes de salive. Art se voyait dans le bouton d’appel parfaitement chromé, mais il ne se retournait jamais, même si quelqu’un entamait la conversation. Il n’était jamais question que du temps qu’il fait, jamais de politique. « Au fond, ma vie est une merde dont personne ne voudrait… !

— Mais qui veut de la vie de l’autre, Art ! »

Personne. Il en convenait. Il aurait voulu être prince, arabe ou indien de préférence, et continuer d’exercer sur le Monde sa petite influence graphique, pas modeste, mais bien dans sa peau. Le gardien se comportait comme un agent du système. Il lui adresserait la parole un jour, inévitablement. Mais à propos de quoi ? Du distributeur de BD qui refusait encore les centimes ? Ou du miroir qui était passablement transparent si on regardait bien ? Il traça rapidement le premier plan, celui qui occupe toute la première page. Kol ressemblait à Kol. Il n’apprécierait peut-être pas. Il enfila la planche dans la fente du scanner et envoya. ce serait comme ça tous les jours, autant de temps que nécessaire pour convaincre Roger de se livrer corps et âme, ce qui était pour l’instant impensable. Il y avait vingt ans, en Espagne, pendant que Cecilia dormait toute nue contre la baie vitrée parcourue par le souffle incessant du climatiseur, Roger s’était laissé aller, question femme et travail, mais rien sur ses activités secrètes et indiscrètes. Une série de planches, appartenant à ce premier projet, figurait au dossier en fac-similé. Art caressa ces surfaces. Il reconnut les reliefs du fusain et de la craie, puis s’intéressa aux contenus qu’il avait voulu cerner d’évènements imaginaires malgré tout inspiré d’une réalité criante traversée en connaisseur de la douleur. Kol voyait grand parce qu’il avait parfaitement compris où Art avait voulu en venir vingt ans plus tôt. Il avait sans doute conçu son plan en reconnaissant le fil de ses propres recherches dans ces planches maintenant aussi secrètes que les prévisions géographiques du Bureau. Art se reconnaissait une certaine morgue dans ces moments privilégiés de la reconnaissance, mais jamais il n’avait provoqué le gardien en acceptant de frotter ses pieds sur le tapis prévu à cet effet. S’il frottait ses pieds, c’était à cause de la neige ou de la pluie. Ces secondes d’immobilité relative n’avaient rien à voir avec la joie qu’il éprouvait au contact du système, reconnaissant le flux électrique à ses luminosités de diode. « Je ne suis pas important, reconnut-il pendant que il ou elle s’abandonnait aux tâches ménagères et à ses commentaires. Je suis…

— Tu es… ?

— Je suis toi ! »

Et c’était tout. Il avait maintenant en tête la deuxième planche. Ah ! Ce serait obscur et exigeant au début. Roger s’y collerait comme une mouche sur le pot de confiture. Ensuite, on se laisserait aller, comme en Espagne, mais cette fois avec un véritable projet en tête. Et une Cecilia toujours distante à cause d’un homme : Botas Rojas, Muescas… Et il y en avait d’autres !

— Tu ne vas pas mettre ça dans ton histoire !

— J’vais en profiter pour dire la vérité.

— Kol n’aimera pas ça !

— Le public aimera…

— Mais il n’y a pas de public, à part toi et moi !

Le scanner gicla une feuille remplie de commentaires noirs et serrés. Kol n’appréciait pas.

— On ne vous demande pas de réfléchir, Art !

— Ah ? Bon.

Un jour de perdu. Il en perdrait d’autres. Avec la même indifférence. Au fond d’une bouteille comme à deux doigts de perdre la vie à cause d’un passage clouté. Il recommença, s’acharna une heure dans la fumée de ce plafond, ayant remplacé l’ombre de Kol par la sienne.

— Il aimerait mieux que tu entres dans le vif du sujet…

— Cecilia se marie demain.

 

Il ne dormirait pas. Que s’était-il vraiment passé et qu’en avait-elle retenu ? Botas Rojas vivait encore, mais seulement sous forme de personnage. En réalité, il avait trouvé la mort sur ce passage clouté et la voiture était celle de Roger Russel. Étrange, non ? Le Gitan était un des personnages clé de la Trilogie, entre Jésus et Mahomet. Le Dalaï-lama pratiquait le tatouage sur le visage des Chinoises condamnées au célibat. Art avait interrogé ces femmes. Il avait même couché avec l’une d’entre elles, histoire de toucher la peau ravinée par le couteau et l’encre. Le Gitan était ce témoin voyageur alors que dans la réalité, il n’avait jamais voyagé aussi loin. Dans son adolescence, Cecilia avait reconnu le Gitan mort depuis des années. Elle avait dit :

— Non ! Tu n’as pas osé !

Il avait osé, avec une maestria remarquable. La plupart de ses personnages étaient des morts auxquels il avait accordé une seconde existence. C’était des portraits « crachés », personne ne pouvait le nier

— Mais pourquoi BR ? insistait Cecilia.

Puis elle s’était égaillée sur il ne savait plus quel chemin et ils n’en avaient plus parlé. Le Gitan, puissamment dessiné, continua de hanter les interstices de la page, presque inexplicablement. Kol avait souligné deux ou trois positions, puis il avait renoncé à comprendre. D’autres personnages annexes avaient forcément attiré son attention, mais sans provoquer d’autres commentaires que ceux qui portaient généralement sur l’artiste qui avait sa réputation de « petit cachottier ». Sauf que dans ces circonstances précises, Art s’en tiendrait à la lumière, laissant l’ombre à la Justice, car il s’agissait de justice et non pas de spéculation esthétique. Art avait bien compris et voilà qu’il commençait mal. Le scanner cessa de ronronner. Sur l’écran, Kol avait simplement écrit : « Vous êtes con ou quoi ? »

C’était comme ça que commençait la peur. Il alluma la télé. Le Pas de Tir était noir de monde. Le toboggan qui était censé amener les astronautes s’illumina. La foule transportait les rumeurs sans se soucier de la Presse. Art coupa le son. Rien sur le mariage de Cecilia. Rien sur Roger Russel qui se préparait à résister aux pressions de Kol Panglas. Pas un soupçon de doute sur l’honnêteté d’Art et de ses coloristes. Des gosses vendaient encore la Trilogie, comme si la question religieuse n’était pas passée de mode depuis que le terrorisme battait de l’aile dans l’esprit des propriétaires terriens. La télé colportait les nouvelles sans les situer dans le temps, une technique qui avait fait ses preuves pendant la dernière Guerre. La parole appartenait aux amateurs de détails. Rien sur le souffle de l’Histoire, sur la formidable aventure de l’esprit dans le Temps et la Chronologie. Des taxis croisaient les blindés des Services d’Ordre au Pouvoir. De qui était le film ? Art se frottait le front avec ses doigts noir de fusain aux ongles bourrés de mie de pain. Il ne trouvait pas l’inspiration, comme d’habitude. Ses vieilles habitudes nombrilistes reprenaient le dessus comme chaque fois qu’il se lançait dans une nouvelle aventure sans le secours de la tradition. En plus des personnages inexplicables, il se coltinait tous ceux qui avaient un sens et qui pouvaient à tout moment lever le voile sur ses véritables activités.

 

En Espagne, Roger s’était montré bon compagnon. Flanqué de son domestique aux bottes rouges et environné de fillettes soumises aux caprices de Cecilia, il s’adonnait prudemment aux sports et pratiquait la fête avec un thermomètre sous le bras. Sa conversation s’adaptait instantanément aux interlocuteurs que les activités programmées imposaient à sa patience. On caressait machinalement la tignasse noire de la fillette toujours prête à exiger une récompense. Le Gitan inspirait des pensées qu’on évitait d’exprimer. Il mangeait avec une cuillère à soupe sortie de sa ceinture de flanelle (la faja). Il devait porter le couteau, mais avec une discrétion ostentatoire. Une petite queue était nouée sur sa nuque, preuve qu’il avait l’autorisation de tuer des taureaux. Roger s’adressait à lui comme à un ami, mesurant les paroles et le geste. Il arrivait à Cecilia de sauter sur ces genoux puissamment pliés. Art, qui dessinait fiévreusement, se demandait qui serait le premier à fourrer sa bite entre ces jambes. Il se dégoûtait.

— Vous devriez vous habiller et venir avec nous, proposait régulièrement Roger avant de disparaître dans la nuit.

Du coup, la lumière s’éteignait et on pouvait croire que Cecilia dormait et que le Gitan veillait au pied de son lit. Mais il n’en était rien. Ils jouaient dans le noir, au mousse ou aux dés, quelquefois aux dominos et alors on les entendait claquer sur le sol où ils étaient accroupis, prêts à bondir pour retourner à la place que l’intransigeant Roger leur avait assignée avant de sortir. Art dessinait. Il pouvait les voir à travers l’opacité dansante de la baie vitrée dont ils cherchaient le peu de lumière. Le trait était dur, traversé de blanc et de déchirures. Art les insérait dans le dossier qui servirait plus tard à la justice sous la houlette de Kol Panglas. Comment ne pas trahir un ami si c’est la bonne solution ? Mais quel était le problème, Kol ? Quelle question se posait et pourquoi, Art ?

— Vous avez besoin de consulter un spécialiste, Art. J’peux vous indiquer le meilleur. Vous vous sentirez déjà mieux au bout d’un mois de cette pratique illicite de la confession. Je suis passé par là, et, comme vous le voyez, je me porte beaucoup mieux. Il y a quelque chose d’inquiétant dans vos dessins. Je ne sais pas quoi…

Ils étaient plusieurs à prodiguer des conseils. Mais il s’en tenait à l’isolement, accumulant les dessins des futurs personnages d’il ne savait quelle saga (la Trilogie Géographique) qui lui assurerait à la fois la notoriété et le confort. Il avait même des goûts de luxe et ne se privait de rien si on le lui proposait. Il y avait toujours un mécène à sa table. Il partageait avec lui des finesses que Roger commentait en connaisseur. Cecilia se goinfrait de pâtisseries. Le Gitan comptabilisait des observations sur son chapelet aux gouttes violettes.

— Vous ne mangez pas, Art ?

 

Cette année-là, il « sortait » avec une fille à papa qui voulait « faire du cinéma à condition de trouver le bon scénario. » Elle avait été attirée par un des albums nombrilistes d’Art, mais papa n’avait pas voulu de cette aventure pour des raisons morales qu’il n’avait pas l’intention de discuter. Ils avaient mangé à la même table, tous les trois réunis pour la circonstance, et Art avait fait la tête, ce qui n’avait pas échappé à Roger.

— Qu’est-ce que vous espérez de ces détraqués ? avait-il demandé un soir tandis que les nuages s’amoncelaient au-dessus de la mer.

Art n’avait pas répondu. Il savait trop bien qu’il était maintenant temps de passer de l’introspection à l’aventure, mais l’œil ne voyait pas encore l’infime différence. Il fallait franchir quelque chose qui pouvait être une limite. Ou bien c’était seulement un mauvais moment à passer. On ne change pas comme ça du jour au lendemain, avait-il confié à sa petite mécène froissée par le comportement idiot de papa.

— Cessez, je vous prie, de regarder cette enfant comme si… !

Il ne la regardait pas. Il la voyait. Et c’était son œil qui excitait la main. Elle plongea une main experte dans le slip et fronça les sourcils qu’elle avait broussailleux et électriques.

— Tu vois ? Tu es…

Il n’était pas ce qu’elle pensait. Il se servit une autre anisette, broyant avec l’autre main les glaçons qu’elle prétendait utiliser avec parcimonie sous prétexte que sa gorge ne supportait que les filets de voix. Heureusement, papa n’avait pas assisté à cette scène innommable. Sa morale de superstitieux en eût conçu des pénalités que le graphiste n’eût pas supportées sans violence. Elle voyait le Gitan sans en deviner l’importance. Le père lui paraissait vulgaire. En effet, Roger sifflait de loin les exploits des joueuses de volley. Il s’intéressait lui aussi aux petites culottes, mais sans y toucher.

— Je ne touche à rien, fit Art.

— Tu touches avec les yeux !

Elle comprenait peut-être quelque chose à l’art. Elle héla le Gitan.

— Vos bottes… commença-t-elle.

Mais il lui prit la main pour l’aider à caresser le cuir. Je suis vraiment un visuel, pensa Art.

— À Cordoue…, expliquait le Gitan.

Le pied était posé sur la chaise que papa avait occupée la veille. On voyait l’ivoire d’un couteau sous la chemise. Une blague à tabac pendait au cou comme un trophée. Art se demanda pourquoi il avait aujourd’hui décidé de prendre son repas avec elle dans cette tenue légère. En principe, la direction exigeait le port de la chemise et des sandales. S’il avait porté une chemise, le spectacle de son érection n’eût pas fait l’objet de commentaires. Elle cherchait la complicité du Gitan et celui-ci savait qu’elle n’était pas du genre à se faire sauter anecdotiquement. Il lui demanda si elle était actrice de cinéma. Elle se sentit flattée. Art détourna le regard pour le poser sur les épaules de la petite Cecilia. Accoudé à la balustrade rouge, Roger continuait de féliciter les joueuses qui avaient perdu leurs soutien-gorge dans un pari gagné d’avance. Sous les parasols, des types lançaient des conseils avisés. Les petites culottes frémissaient dans l’attente. Art maîtrisait le décor, mais il était encore vide de personnages. Quelqu’un finirait par entrer. Mais qui ? Il songea vaguement à Roger. C’était trop tôt pour prendre une décision. Il en était encore à se regarder le nombril sans envisager le passage de l’autre à l’endroit et à l’heure indiqués par le processus dramatique. Il avait ainsi conçu plusieurs planches avec des baigneurs, des joueuses, les coudes qu’elle appuyait fermement sur la table en écoutant le Gitan, Roger dans sa tentative de séduire et d’être happé par la réalité, Cecilia qui gonflait sa bouée sans oser aller plus loin que son nombril, elle aussi !

— Nous étions en vacances. Nous étions censés nous détendre sans envisager la fin. Je savais que Roger n’était pas sincère, mais qui étais-je moi-même sinon cet hypocrite qui n’arrivait pas à séduire ce boudin à papa qui prétendait filmer l’existence sans scénario ?

— Je comprends, avait dit Kol. Je compte sur vous.

 

Il n’avait pas voulu en savoir plus. La journée (« Maintenant, vingt ans plus tard… ») était marquée par deux évènements qui concernaient tout le monde : le mariage de Cecilia et le voyage interstellaire dont l’objet était tenu secret par les autorités itératives. Il n’y avait aucun lien entre ces deux nouvelles. Cecilia se mariait demain et le vaisseau était lancé aujourd’hui même à midi pétante. Tout le monde voulait savoir ce qui était réellement arrivé à Joe Cicada, vingt ans plus tôt, et le personnage de Muescas, qui était l’heureux élu, intriguait une foule de petits lecteurs avides d’intimités violées. Au même moment, à quelques instants près, Art commençait l’enquête qui aboutirait à une biographie de Roger Russel, vingt ans après en avoir sommairement conçu la possibilité. Entre temps, Cecilia était devenue une femme et John, le fils de Joe Cicada, interrompait une retraite bien méritée pour connaître définitivement la vérité sur la mort mystérieuse de son papa. Il y avait beaucoup de papas dans cette histoire. Art ne s’en inquiétait pas. Il avait beaucoup parlé du sien sans le dessiner. C’était peut-être tout ce qui resterait de son intense et longue réflexion sur lui-même. Il n’avait toutefois jamais sombré dans le spiritualisme ni la divination. Dans les églises, il sifflotait en mesurant les souffrances imaginaires et bien imaginées du fils à sa maman qui finissait par se tordre de douleur sur une croix qui figurait le Sodomite. Cet accouplement lui avait inspiré des scènes impubliables à une époque où les Musulmans s’inquiétaient de l’avenir de leur guerrier de prophète qui avait perdu le sens des stratégies gagnantes, sans doute parce que trop de temps avait passé entre la révélation et les résultats pitoyables des nations concernées, au social comme dans l’économie. Mais l’image persistait et Jésus subissait la pénétration anale par un être stylisé sous forme de croix. Chez les Tarahumaras, l’homme en forme de croix se tournait vers un horizon que les voyageurs avaient sans doute éprouvé comme la preuve de l’infini et par conséquent comme la preuve que la déité ne représente que l’attente de ceux qui ne sont pas partis. Deux mondes se séparent à tous moments : ceux qui reviennent parce que la Terre est ronde et ceux qui se projettent les pieds rivés au sol. Le lecteur aimait bien cette géographie du mythe. Art connaissait toutes les ficelles pour les pousser au bord de leur trou sans les y jeter. Ils n’auraient sans doute pas apprécié de tomber et c’était pourtant ce que Kol exigeait maintenant de lui. Il avait revu Cecilia il n’y avait pas si longtemps. Mais jamais il ne se serait imaginé qu’elle allait se marier sans son consentement. Kol pouffa.

— Vous aurez autant de Kolipanglazos que vous voulez, dit-il péremptoirement.

— J’aime pas fumer, répondit Art. Vous le savez…

— Le cigare, ça vous donne de l’allure, mon garçon. C’est beaucoup mieux qu’un slip que vous ne remplissez pas de toute façon.

— L’hiver…

Art frotta le carreau. Il neigeait. Un chat se trotta parce que la main provoquait le bruit de sa trace mouillée. Quel projet ! Trahir le patron du Bureau. Alors qu’il ne m’aurait pas refusé la main de cette… de cette…

La télé passait les infos en boucle, revenant au point initial qui était l’attente sur le Pas de tir. Il était presque midi. On ne verrait pas la fusée traverser la masse nuageuse. Bernie ferait un commentaire désabusé, lui qui n’avait jamais voyagé, du moins officiellement, Mais quand Art arriva chez lui, il était déjà mort et des policiers examinaient son corps. Sally pleurait sur sa caisse enregistreuse. Des jaunes se cassaient parce que la neige allait brouiller les pistes. D’habitude, Art arrivait plus tôt, mais Kol ne l’avait pas lâché avant d’être sûr qu’il avait compris le sens profond de sa mission. Il commanda un bœuf bourguignon avec une bouteille de ce vin californien qui contenait du sildénafil microcolocaïné.

— Ça vous donne faim ? lui demanda un policier.

Art n’avait pas faim. Il croqua la scène au feutre rouge, rapide et net. Le flic bava un moment sur ce qu’il considérait comme de l’art moderne, un art qu’il reconnaissait ne pas comprendre aussi bien que les artistes concernés.

— Pauvre con, dit Art.

Le flic tiqua, puis se ravisa. Art désignait un gribouillis sur sa feuille.

— Bernie était un con ? demanda-t-il.

— Non. Pas lui. Vous.

 

Une heure plus tard, il attendait qu’on l’interroge. Il n’avait pas grand-chose à dire. Le flic lui avait confisqué le dessin comme preuve à conviction.

— C’est pas comme ça que vous prouverez que vous êtes con, avait encore eu le temps de dire Art.

Ils l’avaient embarqué avec les jaunes qui seraient interrogés à titre de témoins. Lui, Art, aurait sans doute le choix entre l’excuse et le passage à tabac. Ou les deux ! Il avait rarement le choix quand ça bardait. Kol s’amena.

— Quelle idée d’insulter un flic! grogna-t-il. Il est remonté contre vous. Excusez-vous et reprenons le fil de nos affaires.

Il disparut. Art saliva sur les menottes pour lubrifier l’étreinte. Dans son dos, on tabassait des travailleurs chinois qui se prétendaient africains malgré la fragilité de leur fond de teint. Ça promettait. Art ne s’imaginait pas en victime de coups et blessures justifiés par le pétage de plomb. Le flic avait d’abord exigé un « retrait immédiat de l’offense. » Art commençait à peine sa bouteille. Il n’avait pas touché au bœuf bourguignon.

— C’est vous qui l’avez tué ? dit-il au flic.

Il recommença dans la salle des interrogatoires musclés.

— Ya pas urgence, dit-il.

Kol entra. Il faisait sa tête des mauvais jours. Le flic énonça les chefs d’accusation.

— Alors c’est un con, hein ? grogna le magistrat.

— Ya pas plus con, Kol !

— Il a bu, décréta Kol. Vous aimez les Kolipanglazos ?

Le flic tendit une main tremblante. Il était sur les nerfs. Jamais on ne l’avait autant traité de con.

— Faut tout de même pas trop espérer de ce métier, lui dit Kol. Art fait partie de la maison. On réglera ça en interne. Sortez-le-moi de là !

Délesté d’une bonne partie de son stock de Kolipanglazos, Kol retourna dans son bureau, tenant Art par la main comme s’il le conduisait à l’école.

— Je m’demande pour quelle cause il est mort, le Bernie, dit Art en acceptant un verre.

— Vous changez d’sujet, dit Kol. C’est pas bon pour notre projet.

— C’est bon pour Roger qui restera un ami.

— Il vous empoisonnera la vie d’une autre manière.

— Vous en savez des choses, Kol ! Je suis sidéré par la constance qualitative de ces cigares.

— Art ! On va faire du travail sérieux. Vous êtes bien payé. En nature ou autre chose. Choisissez ! Ou ne choisissez pas et plongez-vous dans le travail sans vous occuper de ce qui se passe ailleurs.

— Mais ça ne se passe pas ailleurs, mec ! C’est ici ! Roger ne mérite pas ça.

— Vous serez fusillé à l’aube…

— À l’aube, je dors, mec. Et personne ne peut me tirer du lit. J’ai travaillé toute la nuit, au fil de l’inspiration. Regardez ! Ils annoncent la mort de Bernie ! Putain ! Il s’en passe des choses ! J’sais plus où donner de la tête. Rien sur Roger…

Le vaisseau emportant John Cicada et ses compagnons devait déjà chercher l’orbite de propulsion où se concentraient un milliard de Chinois conditionnés pour les séjours longue durée et les efforts constants dans l’espace. Un exploit de la médecine préventive. Roger devait être dans son appartement, stressé par la perspective d’une cérémonie qui pouvait tourner à la tragédie s’il avait vexé un copain extrémiste superstitieux, au golf ou ailleurs dans le Cercle Extérieur des Jeux Interdits. Il se rongeait les ongles en essayant de déchiffrer le courrier de Kol qu’il soupçonnait depuis longtemps de coup pendable. Pourquoi était-il question de ce dessinateur de BD dont il avait un souvenir inoffensif ? Cecilia en parlait encore. On la sentait hésitante. À un jour de la cérémonie. Muescas entra comme s’il était chez lui.

— Il y a eu un attentat, bop ! C’est terrrrrrible !

Roger alluma la télé.

VOYAGE

Art vit l’écran se diviser en quatre fenêtres. Au croisement, une cinquième fenêtre, plus petite et cernée de noir, exhibait le minois enfantin d’une speakerine qui débitait un prompteur chargé de news en boucle. Le battement semblait s’accélérer. Art s’aperçut qu’il confondait le tam-tam de la télé avec l’arythmie poignante de son cœur. Il était couché dans le canapé et dessinait dans un carnet qui sentait la fiente des singes qu’il avait fréquentés dans un zoo de Californie.

— Putain de journalistes ! s’écria-t-il.

Il changea de chaîne, mais le système avait pris possession de tous les cerveaux. La même gosse, à une teinture près, ânonnait consciencieusement, le regard légèrement oblique, secouant la tête sur le côté pour chasser une mèche rebelle. Art traça une croix sur la feuille et commença à remplir les quatre cases surmontées d’un titre :

 

CECILIA RUSSEL SE MARIE DEMAIN

 

JOHN CICADA SUR LES TRACES DU PÈRE PERDU

 

ATTENTAT SANGLANT EN PLEINE VILLE

 

UN CAFETIER ASSASSINÉ PAR DES JAUNES ?

 

Pub. Il se leva pour pisser. Il avait l’esprit brouillon aujourd’hui. Il avait abandonné son bœuf bourguignon à cause de ce « con » de flic qui avait fini par fermer sa petite gueule d’illettré. Secouant encore sa queue en sortant des cabinets, il songea que Roger Russel était au courant et qu’il n’allait pas tarder à donner des signes d’impatience. Il avait d’autres chats à fouetter, sans doute, et particulièrement celui de sa fille qui n’avait pas fait le bon choix en épousant un nouveau riche. Muescas prétendait appartenir à la branche espagnole des Cacamola. Il valait mieux en douter. Roger n’était pas non plus un talon rouge. En Espagne, il s’était plutôt comporté comme un vulgaire vacancier enclin à se gratter le cul sans se soucier de ce que les autres en pensent. Joe Cicada venait de disparaître dans l’espace itératif avec son équipage et peut-être même son assassin. À moins que le crime eût été perpétré depuis la base, auquel cas on eût été bien inspiré de demander des explications au directeur de vol qui n’était autre que ce fumiste (selon Art) de Fabrice de Vermort. À l’époque, Roger et Fabrice se fréquentaient sans rien cacher du plaisir qu’ils avaient à travailler ensemble. Art imagina le système de transparence de la planche qui introduirait toute l’histoire. Kol aimerait ça. Et les Kolipanglazos s’accumuleraient sur la table du salon où la télé avait la voix d’une fille à papa relookée pour ressembler à un mannequin de dessous de cartes.

 

MUESCAS TROUVE DE L’OR SUR LA LUNE

 

JOE CICADA EMPORTE SON SECRET DANS L’INFINI

 

OMAR LOBSTER PRISONNIER DES REBELLES

 

BERNIE BERNIEUX MENAIT UNE VIE DOUBLE

 

Comment je vais m’y prendre pour que ça n’ait pas l’air d’une trahison ? pensa Art en observant les gouttes sur le parquet du salon. Il referma la braguette et se recoucha dans la même position. Repub. Des gosses bouffaient de la merde pendant que papa se voyait au volant d’une bagnole neuve et que maman voyageait avec des indigènes à la peau saine. Art se recroquevilla, froissant les pages du carnet. Il ferma les yeux pour affiner le trait de ce qu’il voyait. Roger traversait le terrain de volley en trottinant, évitant la balle qui continuait d’accompagner les cris de joie.

— La première fois que je l’ai vu, c’était en Espagne. Il draguait ces filles faciles et les invitait à ces soirées où je n’ai jamais mis les pieds…

— Vous mentez !

— Le soir même, il me parla de Joe Cicada et de la confiance que ce célèbre et courageux astronaute lui inspirait. La télé montrait la carte de l’espace itératif et la speakerine évoquait l’impossible retour. Une fois qu’on a dépassé la limite au-delà de laquelle on ne peut plus concevoir l’Être suprême, mieux vaut penser à autre chose. Roger me parla de Kol Panglas.

— Vous mentez! Pourquoi vous aurait-il parlé de moi ? À propos de quoi ?

— J’en sais rien, mec ! Je venais de me rendre compte qu’il avait une fille et que je voulais l’en déposséder…

— Vous n`êtes pas pédophile… Pourquoi cette idée… saugrenue ?

— Ce n’était pas une idée ! Vous pouvez pas comprendre. J’étais en moi. J’en sortais pas. Je les voyais à travers l’écran de ce que je savais de moi. C’est compliqué. J’allais pas bien. Je voulais penser à autre chose, mais Roger me harcelait, comme si j’étais devenu un objet qu’il pouvait manipuler selon des intentions que j’ignorais, mec ! Je savais rien. Je sentais que ça devait continuer sans explications pour me raconter des histoires. Mais j’ai jamais su me les raconter. Il fallait que je passe à autre chose…

— Comme quoi ?

— Les autres, mec ! J’avais plus qu’à inventer leurs perspectives. Trois quatre plans par personnage, pas plus. Si je réussissais à…

— …à vous mentir ?

— À en rire, mec ! En rire une bonne fois pour toutes. Et plus m’soucier du sens qu’ils accordaient à leur propre aventure. Je m’suis dit que Roger Russel pouvait convenir pour un premier essai. Et je commençais par la fille. Botas Rojas a tout fait foirer. Il m’a fichu la trouille avec son couteau et ses taureaux empaillés. J’ai laissé tomber et j’ai archivé. Vous savez ce qui finit par arriver à nos archives secrètes ?

— On ne peut rien cacher à mes services, Art. Le Kolbot est infatigable et il a tellement d’expérience qu’il est capable de répondre à mes questions en termes clairs. J’ai besoin de vous. Vous n’avez pas le choix. Ce flic pourrait vous jeter aux oubliettes pour l’éternité. Branchez-vous à la télé dès que vous rentrez chez vous. Roger est connecté en permanence. Ne vous étonnez pas s’il débarque chez vous sans prévenir. La speakerine est un clone de la Sibylle…

— Ah ! Non ! Pas la Sibylle !

 

Quand il rentra chez lui ce jour-là, une heure après avoir été arrêté par ce flic rancunier qui avait un sosie dans le personnel d’entretien, Art n’alluma pas tout de suite. Les rideaux étaient tirés et les volets entrecroisés. La Sibylle commentait les exploits sportifs des équipes nationales. Art s’étonna de n’avoir jamais couru après un ballon ni franchi les obstacles sur le dos d’un canasson. Roger jouait pourtant avec les filles, se jetant avec elles dans le sable blanc de Torremolinos. Quel rapport y avait-il entre la télé et cet écran qui reproduisait le passé par fragments choisis ? Qui choisissait ? La télé représentait un présent qu’il était impossible de percevoir autrement. Je suis en construction constante, se dit-il. La biographie de Roger Russel appartenait au futur rémunérateur que promettait Kol Panglas. Tout était cohérent si on s’appliquait à regarder la télé sans perdre de vue l’écran où Cecilia jouait avec le feu. Mais de quel feu s’agissait-il ? Il l’avait plusieurs fois approché pour la voir de plus près, sans lui dire qu’il l’aimait et qu’il ignorait pourquoi. Il lui avait montré son adresse manuelle en élevant un monument de sable pour le moins étrange. Elle avait observé cette scène dans la rue. L’ombre était riche de copulations. Et elle avait parfaitement retenu les détails. Comme il s’agissait de chats et qu’Art n’en était pas un, pas plus que Cecilia avait l’intention de se reproduire de cette manière, ils expliquèrent ensemble à Roger que ce n’était pas des chats et que le vent avait démoli une partie de la construction, laissant au hasard l’interprétation et les conclusions qu’il fallait en tirer. Roger ne parut pas convaincu, mais la scène est authentique et parfaitement conservée dans la mémoire du système. On avait alors sucé des glaces à l’italienne, pistache et chocolat. Roger, trop occupé à reluquer les joueuses de volley et les naïades que les vagues dénudaient lentement, Roger suça aussi une glace et proposa qu’on en parle. Les journaux savaient qu’il avait le pied à l’étrier. On en parlait encore à mots couverts, dissimulant le jugement derrière les photographies de l’enfance et des études acharnées. Roger ne souriait pas. Il ne touchait personne, mais sans se tenir à l’écart. De temps en temps, il courait après un chapeau, exactement comme il le faisait maintenant, se laissant distancer par Cecilia qui revenait en vainqueur, ébouriffée et joyeuse. Art suivait en clopinant à cause d’un éclat de coquillage qui s’était immiscé dans la plaie refermée d’une ancienne blessure. Cecilia se mit alors en tête de l’en débarrasser. Il ne lui fallut pas une minute pour découvrir que la douleur était due à la piqûre « mortelle » d’une vive. Roger n’avait jamais autant ri. On repiqua Art dans la cabane des Gardes civils chargés de veiller à la sécurité des touristes. Cecilia se trouva une nouvelle vocation. Comment avoir une conversation sensée avec un enfant ? se demanda Roger, comme en témoigne les traces numériques.

— C’est vrai, reconnut Kol Panglas. Je ne vous envie pas cette existence écartelée d’observateur et de narrateur à la fois. Je regarde la télé de l’autre côté parce que je suis un personnage influent. Et je n’ai pas le même écran mental pour reconnaître les temps forts du passé. J’écris un autre livre, Art, et celui-là, personne ne le lira.

— Roger est en train de le lire, mec !

— Roger ne lira plus rien si vous me rendez ce petit service, Art ! Votre tranquillité contre le sens d’un homme, ce n’est pas cher payé…

— …un ami…

— Roger n’a pas d’amis.

 

Peut-être. Mais en Espagne, il avait su se rendre intéressant. Sa volubilité avait d’abord décontenancé Art. Il lui avait fallu une bonne heure pour apprécier le relâchement de la parole offerte en partage. Art s’était montré plus discret. Il occupait moins le temps, façonnant d’autres instants qui ne laissaient pas Roger indifférent. Pendant ce temps, Cecilia se laissait convaincre par le Gitan et elle disparaissait dans les broussailles bordant la plage. Il ne la trouvait pas, comme il fallait s’y attendre, et elle reparaissait au loin, presque au niveau de la jetée où la mer s’élevait en giclées blanches et noires.

— Laissez-la se fatiguer un peu, Botas ! Elle ne mérite pas de profiter de vos épaules. Regardez comme elle court ! Art ! Saisissez-la au vol !

Et Art s’empressait de tracer le petit personnage sur la nappe encombrée de boissons et de poissons. Roger s’émerveillait à la fois de la beauté véloce de sa fille et de la vérité qu’elle inspirait à cet artiste fragile et inconstant qu’il tentait de séduire pour ne pas s’ennuyer des autres. Botas trépignait sur place.

— Ça ne veut rien dire, avait murmuré Kol Panglas.

Le flic écoutait, discrètement vissé par l’oreille à l’interstice qui fendait la porte. Que voulait-il savoir ? Kol referma la porte sans ménagement.

— Vous ne vous laisserez pas influencer par ce charme dont Roger fait systématiquement usage quand il est en mauvaise posture. Passez une bonne nuit, Art.

 

Il était à peine midi. Art entra chez Bernie, commanda un bœuf bourguignon malgré l’affluence de flics, insulta l’un d’entre eux et se laissa emporter menottes aux poings. À quel moment Roger frapperait-il à sa porte pour se renseigner sur le contenu de l’écran. Il avait beau tout savoir de ce qui passait à la télé, il n’avait pas un accès total aux instruments de la mémoire intime. Il manquait toujours un détail à ses observations. Il suffisait d’ouvrir la bouche pour le renseigner pleinement. Art serra les dents en prévision de ce moment, conscient que le présent empiète sur les intervalles de passé et de futur dans une proportion qui dépend de l’angoisse. Où en était-il de ce point de vue là ? Il interrogea vainement le système commun et dut se contenter d’une ordonnance de conseils de prudence. Pas de substances pour l’instant, indiquait l’écriture presque illisible du médecin de service. Mais rappelez-moi demain à la même heure. Toujours la même histoire ! La médecine parlait pour ne rien dire. On vous confinait dans l’attente. Il appela son dealer, raccrocha et en même temps, on frappa à la porte. Il ouvrit. Roger Russel lui tendait quelque chose qui pouvait être un carton d’invitation. Il était pressé.

— Kol va vous enculer, Art. Kol est un enculeur. Il encule tous ceux qui lui rendent service. Vous avez entendu parler de…

Mais Art n’écoutait pas. Il éteignit le projecteur et l’écran redevint mur. Il coupa le son de la télé et la Sibylle se changea en marionnette qu’on agite pour vendre du collagène métacolocaïné. Roger accepta un verre.

— Ça fait un bail, dit-il.

— Vous m’avez oublié…

— J’oublie jamais personne, Art. Et certainement pas un type à qui je dois d’être encore en vie à l’heure où je lui parle. C’était il y a… voyons…

— Vingt ans de moins !

Art jubilait presque. Il humecta ses lèvres, laissant le nez dans le verre. Ses yeux pétillaient. Roger revisita le passé pendant une bonne minute. Cela se voyait dans ses yeux-présent-actualité. Il avait apporté le bouchon.

— Pas possible ! s’écria Art.

Il se précipita dans la cuisine. La bouteille n’avait pas bougé de l’endroit où il l’avait mise en revenant de vacances. Debout sur le canapé, il tenta d’introduire le bouchon dans le goulot. Roger avait l’air suffoqué. Il n’y croyait pas.

— Faut y croire, mec ! exultait Art.

Il s’appliquait, Roger ne pouvait pas dire le contraire, mais le bouchon n’entrait pas. La bouteille émettait des sons de corne. Roger avait amené quelques doses de kolok. Il les étala sur la table et remarqua aussitôt les premières ébauches de la porte du malheur qu’Art était en train d’ouvrir à sa place. Puis Art s’effondra, renonçant à l’exploit que les deux compagnons s’étaient promis vingt ans auparavant. Il accepta deux injections à la base du gland, reconnaissant qu’il n’y avait pas d’autres moyens de le ramener à la réalité.

— Je souffre tous les jours de ces pulsions fictionnelles, confessa-t-il. Pas de rêves dans le sommeil et pas de joie en plein soleil. Je fictionne malgré moi, mec. Ah ! C’est vraiment très bon ! Une troisième et je suis plus là.

Roger enfonça encore l’aiguille, mais cette fois sous la base du crâne qui se mit à dodeliner. Il était coriace, le vieux Art qui bandait plus en présence des autres ! Mais il sombra dans l’autre monde. Roger pinça la joue. Art eut un spasme, mais sans violence. Puis Roger souleva ce corps comme s’il s’était agi de celui d’un enfant et il le fit sauter en l’air pour le recevoir sur sa solide épaule. Il était temps de quitter les lieux. Dans l’escalier, il croisa le dealer qui sifflait un air à la mode. Un bref salut les sépara. Art n’avait même pas l’air d’un homme. Un second témoin parla plus tard d’un sac porté par un employé de l’entretien. On n’entendit pas la puissante voiture de Roger qui disparut dans la circulation. Collé à son écran haute définition, Kol Panglas se demanda si Art avait de la chance. Il allait en avoir besoin.

 

Comme dans un film, Art traversa l’espace dans le noir, secoué par les cahots et la mémoire au travail du moindre bruit caractéristique. Cependant, il ne reconnut aucun lieu familier et le temps lui parut douloureusement long sans qu’il puisse en mesurer les distances. D’après lui, il y avait une bonne heure qu’il était entré dans la panique la plus totale quand le véhicule s’arrêta. Le capot s’ouvrit, l’éclaboussant d’une lumière clignotante. L’ombre en Z de Roger se pencha, le libérant des liens.

— Ce s’ra pas des vacances, dit Roger. J’vais vous expliquer.

Art n’avait pas vraiment besoin d’une explication. Il aurait préféré un bon verre, au-dessus des cinquante degrés, comme un verre de rhum agricole sec et brûlant. Roger le poussa entre deux rangées de véhicules qui n’étaient pas tous des voitures de tourisme. Une odeur de parking tournoyait devant la cage d’un ascenseur. Il fallut attendre une minute ou deux qu’Art mit à profit pour respirer un bon coup. Roger ne le tenait plus. Il fumait, expirant sa fumée contre la porte de l’ascenseur. Art se laissa fasciner par le clignotement du bouton qui indiquait que quelqu’un bloquait l’ascenseur deux étages plus haut.

— Où on va ? demanda-t-il comme si rien ne se passait d’autre que le second épisode d’un enlèvement dont il était la victime.

Roger ne répondit pas. Il s’impatientait. Il écrasa le Kolipanglazo dans son reflet. Il n’avait pas sa tête des mauvais jours, mais rien ne disait qu’il avait commencé à travailler. En attendant, Art était au chômage. Ça durerait peut-être des jours. C’était déjà arrivé. Quand on vous mettait en position d’attente, personne ne songeait à vous offrir les objets de la patience, une bonne bouteille ou un p’tit cul, ou les deux si on avait décidé d’être raisonnable, ce qui ne semblait pas être le cas aujourd’hui. Le pire de ces attentes formelles, c’était la plongée à l’écart du Monde, sans repères pour cogiter ni plaisirs pour ne pas aller trop loin dans la cohérence. Si vous vous trouviez à cet endroit de la profondeur sociale, c’était toujours parce que vous aviez trouvé une réponse à votre malheur, par exemple les bénéfices garantis d’un trafic de substances normalement délivrées sur ordonnance. Art avait quelquefois trafiqué, mais sur le trottoir, sans compte bancaire protégé ni arsenal d’origine iranienne. Il s’était amusé à dépasser les bornes, mais avec un temps d’avance sur les répliques judiciaires. Tout le monde faisait ça. Il fallait bien se laisser aller de temps en temps pour apprécier les antichambres de la crucifixion ou de l’enfermement. Ça se terminait toujours bien.

 

Seulement cette fois, il y était pour rien. Il n’avait même pas activé sa libido. Il n’avait rien demandé au programme kopeck-contre-pétoche. Kol l’avait foutu dans un sacré pétrin. Il ne savait même pas pourquoi. Roger en parlerait peut-être. Après tout, ils étaient de bons amis. L’ascenseur cracha des employés agités par une discussion qui portait sur le statut social des traîtres. Roger les pressa de sortir. S’il était patient de nature, il connaissait la valeur des pertes de temps passé à refaire le discours politique en famille ou dans les marges du travail. L’un des employés s’apprêtait justement à expliquer l’attente deux étages plus haut. Roger lui coupa le sifflet en actionnant la fermeture de la porte. De quoi parlaient-ils ? se demanda Art. Et en quoi allaient consister les « explications » de Roger ? J’essaie de comprendre… pensa-t-il.

Roger activa le système d’ouverture d’urgence. Art apprécia un treillis métallique que Roger l’invita fermement à franchir. Il y avait une odeur de graisse et d’échappement et le ciel au-dessus. Un beau ciel d’hiver avec une traînée d’avion et des coulures de rose à l’horizon tracé par les gratte-ciels. Un hélicoptère du Services des Urgences Thématiques vibra quelques secondes sous l’effet du démarreur qui sifflait comme une cafetière. Roger souriait, la main en visière et l’œil larmoyant.

— Je marie Cecilia demain, dit-il. Vous serez de la fête, Art. J’y tiens.

Il avait pansé sa main saignante, celle qui avait frappé le crâne d’Art, avec un mouchoir de soie qui exhibait des initiales indéchiffrables. L’air commença à transporter des odeurs de kérosène. Art en conçut un violent mal de tête. Un flic le harnachait pour un voyage qui pouvait être long si Roger avait des projets en cours et qu’il n’était pas seulement en proie à une procédure ordinaire, comme un interrogatoire par exemple, machine à détecter les mensonges à la clé et divers procédés variant du goutte à goutte à l’injection massive. Art se laissa brider sur une ossature cliquetante qui pouvait être celle d’un siège éjectable. Le flic lui desserra les mâchoires avec une éponge acide.

— Si vous avez envie de dégueuler, hurla-t-il pour couvrir le bruit des compresseurs, vous utilisez ce truc et vous zoubliez pas de le refermer avant de le jeter par-dessus bord ! OK ? Et puis vous fumez pas. À cause du système de fuites. Vous êtes juste dessous le variateur d’effets annexes. Ça peut être dangereux en cas d’attaque à six heures. Des fois, on n’a pas l’temps de regarder le compas temps-effets et ça tourne mal.

Ça allait tourner mal si ça devenait aussi compliqué à comprendre. Art voyait Roger assis en face de lui dans une position qui lui parut moins contraignante. Il se plaignit sans espoir d’être entendu. À peine un mètre le séparait de Roger, mais c’était un mètre de compressions hydrauliques et d’explosions thermiques. On allait où sans le savoir ?

 

Le voyage dura une heure, à en juger par l’horloge du cockpit. À huit cents kilomètres heures sans compter les accélérations provoquées automatiquement par la chasse ennemie qui gazouillait au moment où on s’y attendait le moins, on avait peut-être passé la ligne de démarcation et il était temps de se faire du souci et de penser à la retraite. Mais Roger paraissait serein. Il contemplait des visions dans un prompteur cataleptique. Ils n’avaient rien donné à Art pour qu’il s’amuse à passer le temps sans s’ennuyer. Cette préparation psychologique alternait assez régulièrement avec des injections en constante métallisation. Art suait comme dans la fièvre. Pourtant, il était froid comme un mort, harcelé par les courants d’air et les crachotements des moteurs. Au bout d’une heure, l’hélico se stabilisa au-dessus de l’océan. Art songea aussitôt à la mort. S’ils avaient la gentillesse de le jeter d’une hauteur de trente mètres, il mourrait sur le coup en touchant la surface de l’eau. Sinon, il se noierait, projetant sur l’écran mental de sa courte existence le film des évènements qui, faute d'aventure, construisaient encore son être. On était loin de l’amitié, mais Art comprenait que le meilleur moyen de mettre fin à sa propre trahison, c’était de le supprimer une bonne fois pour toutes. Avec ou sans film. Sous lui, le siège couinait en attendant la mise à feu. Roger avait l’air de ne pas s’intéresser à cette exécution inhabituelle. Il n’avait peut-être pas l’intention d’y prendre plaisir. Il procédait à l’exécution d’un ami comme on coupe le pied des coquillages. Art crut s’ouvrir, les tripes à l’air. Aucune douleur ne le sauva d’une parfaite conscience des secondes qui s’écoulaient irréversiblement. Le téléphone sonna. Art le porta lentement à son oreille. Puis :

— Plus loin, dit-il au pilote. Vous verrez la tour. Attendez leur signal.

Il regarda Art qui ne se détendait pas, les mains crispées sous le siège et la tignasse harcelée par les turbulences. La tour apparut. Le pilote entama la descente. Art aperçut les types dans la tour. C’était des Chinois.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? s’écria-t-il.

Il voulait dire : « Où on est ? », mais c’était peut-être trop demander.

— C’est peut-être pas l’endroit idéal pour passer des vacances, dit Roger en débouclant sa ceinture, mais…

Art laissa le flic s’occuper de sa libération. Le plus long, c’était les drains. Et le truc que Roger avait enfoncé dans son oreille. Si Kol voyait tout ça sur son écran, il était verni. Un ballet de petites Chinoises en bottines martelait la piste pour créer des interférences. Enfin, Roger croyait que ça interférait. Art n’y croyait pas. Avait-il intérêt à ce que Kol enregistre le moindre détail ? Et quel était le détail qui trahirait les intentions de Roger ? Art suivit l’équipage entièrement soumis à la volonté du patron. On allait peut-être boire un coup pour commencer, se dit Art. Et il n’allait pas mourir noyé. Peut-être pire, peut-être… c’était quoi le contraire de pire ? On peut tout de même pas mourir mieux !

— Vous serez bien ici, dit Roger qui ouvrait toutes les portes. Et puis vous m’aurez sous la main. J’ai hâte de poser pour la première ébauche. On dit que vous ébauchez beaucoup avant d’en finir, Art. C’est une question…

Art secoua la tête, non pas pour dire non, ce qui ne lui arrivait jamais, mais pour exprimer son sentiment à propos du lieu que Roger offrait à son attente. On ne pouvait pas demander mieux. L’éclairage était idéal. On avait même prévu de la place pour se détendre. Il y avait de la place pour tout le monde. Roger connaissait tout le monde. Même Kol pourrait empester l’atmosphère. Il viendrait sûrement. Il se montrerait à la fois impatient et circonspect.

— Qu’en pensez-vous, Art ?

— Rin !

Art était sincère. Sa cervelle était tellement embrouillée qu’il avait l’impression de rêver. Il ne pensait rien pour l’instant. Il ne concevait que l’attente. Comment cela se passerait-il ? Que se passait-il en ce moment ? Roger fit sauter un bouchon. Art ne se précipita pas pour l’attraper au vol. Il attendit que le bouchon finisse de rebondir. Il cessa toute activité sur le tapis qu’une table basse occupait presque entièrement. Elle était surmontée de verres et de bouteilles joliment agencés. Roger précisa que c’était un décor et qu’Art devait accepter de ne pas le changer. C’était exactement comme dans le souvenir. Il ne manquait que le Gitan. Mais celui-ci était mort dans un accident de voiture. Fallait-il se souvenir aussi de ce soir tranquille seulement dérangé par la collision ? Roger éteignit cette lampe et en alluma une autre près du lit. C’était le même hôtel. On avait changé les peintures, optant pour de la fine acrylique au lieu de la chaux qui avait compté dans le charme et l’éblouissement.

— Je veux que l’action se passe ici, continua Roger. Vous avez bien sûr le choix de l’action et même des personnages. Je n’ai pas assez d’imagination pour vous influencer, Art.

— Ce sera mon cadeau de mariage ! jubila Art en tendant son verre.

— Rien à voir ! trancha Roger. Vous devez bien savoir…

Art se sentit à nouveau piégé.

— Ma conscience, dit Roger. Vous comprenez ?

Art n’avait pas appris à dire non, et il n’était apparemment pas judicieux de dire oui. La conversation s’annonçait impraticable. Il eut une nouvelle suée, moins chaude, avec des gouttes parfaitement froides. Ça ne se passait pas comme Kol l’avait prévu. L’atelier était parfait, la lumière, tout. Mais la biographie de Roger ne pouvait pas voir le jour dans ces conditions. Je ne suis connecté à rien ! pensa Art.

— Maintenant les quartiers, fit le flic. C’est moins facile.

Roger fit un signe et Art se retrouva dans les bras du flic qui se mit à ânonner sans toutefois céder à la tentation de remettre son fardeau sur des pieds qui ne le porteraient pas plus loin que la porte.

— Il faut bien que vous dormiez quelque part ! Personne pour vous faire le lit ni nettoyer la moisissure des fenêtres. Vous savez de quoi je parle ?

Art ne savait pas. Il avait l’habitude d’un lit douillet comme un nid d’hirondelle. Il y avait des hirondelles sous le linteau de sa fenêtre, à New Paris.

— Oubliez New Paris, mec !

— Mais je n’ai pas l’intention d’oublier…

— Vous oublierez. On oublie tous. Vous parlez chinois ? On vous demande pas de l’écrire. Vous aurez intérêt à comprendre ce qu’ils vous disent. Sinon, tchac tchac tchac !

Le supplice des cent morceaux ! Art avait utilisé ces vieilles photos dans un de ses albums. Pour la frime. Uniquement pour la frime. Il n’avait jamais agi autrement. mais Roger exigerait un minimum de sens. C’était terrible, le sens ! Pas facile à dénicher dans les cachettes de l’existence. C’était plus facile de saigner un personnage que de lui donner un sens. Et Roger n’était pas seulement un personnage. Il exigerait la ressemblance, peut-être point par point. C’était vraiment mal parti. Art songea qu’il ne passerait pas l’hiver. Il y pensait tous les hivers. Il n’y penserait peut-être plus. Le contenu de son verre n’avait pas de nom, mais créait des liens. Il était tellement détruit à l’intérieur. On finit toujours par ressembler à ce qu’on est profondément. D’où l’intérêt de briser les miroirs environnants.

— Je me souviens, dit Roger. Tous les miroirs. Pas un…

Il ne cachait pas son admiration. Il avait renoncé à compter les miroirs qu’Art faisait enlever s’il ne les avait pas cassés, les réduisant à l’absence ou à la poussière. Mais Art ne lui avait jamais fourni aucune explication. Du moins, aucune explication ne le convainquit qu’il tenait la vérité par la queue. Puis Art avait disparu de sa vie. Il n’y serait jamais revenu si Kol n’avait pas eu ce projet stupide.

— Rien ne vous interdit de faire ce qu’il vous demande, dit Roger.

— La biographie… ?

— Je ne vous imposerai aucune contrainte, à part le décor de cet hôtel. Vous y reviendrez chaque fois que mon personnage vous jouera des tours. Quand commençons-nous ?

Art changea sa salive en alcool.

— Pourquoi pas demain ? proposa Roger. Ça vous laissera le temps de vous remettre du voyage. Kol en profitera pour changer ses plans. J’espère que vous n’avez pas cru qu’il était un ami pour vous. Il n’a pas d’amis.

C’est sans doute vrai de tous ces personnages qui se mêlent à votre existence parce que vous ne pouvez rien envisager sans une certaine dose d’État et de système. Si vous ajoutez à cela la dose de travail et celle des substances qui vous guérissent ou vous améliorent, vous avez passé beaucoup de temps à calculer au lieu de profiter de la vie comme font les animaux. Ah ! Quel dommage qu’on puisse pas causer avec eux ! pensa Art. J’ai tellement de choses à leur dire ! Même que j’écouterais pas leurs blablabla.

Le flic le déposa devant une paillasse et un verre d’eau.

— La paillasse, expliqua-t-il, c’est pour trouver le sommeil, et l’eau pour se réveiller. Des fois, on s’y noie. Fin de la parabole. Couchez-vous !

Art ferma les yeux. Ça marchait, des fois, et il se levait pour noircir autant de papier que c’était possible. Le flic avait bien précisé que ce n’était pas possible ici. Ça représentait combien de nuits cette impossibilité ? Roger s’était montré si évasif. Il n’y avait même pas de télé pour chasser les idées noires. On voyait le ciel au-dessus du radiateur. C’était la nuit. On y verrait plus clair demain. Toi et moi, se dit-il.

TSETSEG

La nuit fut courte. Art se réveilla au beau milieu d’un rêve où, comme pratiquement toutes les nuits depuis son enfance (« À quel moment de l’enfance ? »), il jouait le rôle de l’enchaîné aux prises avec une foule hostile qui brandissait les armes de son éparpillement. D’ordinaire, seuls les cris avaient ce pouvoir sur son sommeil. Ce matin-là, une lumière étrangement naturelle illumina ses paupières fermées. Cela sentait aussi l’herbe fraîchement coupée, mais que savait-il des coupes pratiquées en été ? Se soulevant sur un coude, il s’aperçut qu’il était en train de regarder un film sur l’écran demi-circulaire d’une yourte. Le feu poussait de courtes volutes. Une paire de chaussons exhalait une odeur d’enfant. Et dans la pénombre projetée, il vit l’échine d’une femme qui désossait une volaille, entendant le martèlement d’un couperet qui faisait gicler des fragrances d’ail et de fenouil. Un chien le regardait, en attente d’une réponse. Une brindille péta.

— Vous dormir, dit la femme. Vous pas bien. Moi savoir comment guérir. Tsetseg connaître les plantes et l’homme.

— Que m’est-il arrivé ? fit-il machinalement.

La femme se redressa, retenant le couperet pour placer sa voix.

— Vous pas tomber. Vous arriver malade.

— Arrivé ? Arrivé comment ?

— Le train. Vous manger nourriture des chiens.

Elle grimaça tellement qu’il en eut la nausée. De quel train s’agissait-il ? Il avait voyagé dans le coffre et Roger avait doublé les doses par prudence. L’enfant qui tenait le couperet éleva un oignon pelé qui suintait. Il entendit les grincements d’un train qui freinait à mort.

— Trains rapides, dit la Tsetseg. Eux freiner trop tard à cause de la tempête. Vous avoir vu le film. Tsetseg l’a vu cinquante fois au moins. Pas beaucoup fils ici. Beaucoup malades étrangers qui mangent nourriture pourrie des chiens.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à l’enfant.

— Lui Bat Bat, dit la femme.

Elle gonfla un biceps en riant, soudain illuminée par le feu qui reprenait. L’enfant sourit. Des larmes coulait sur ses joues.

— Vous pas fort, dit Tsetseg. Pas bon manger viande pourrie quand pas assez fort. Vous mourir sans Bat Bat.

— Lui avoir besoin manger, dit Bat Bat.

— Lui attendre Russel. Seul Russel décider.

Art repoussa la couverture. Il sentait mauvais, mais rien à voir avec la gangrène. Il pouvait bouger les orteils. Plier les genoux paraissait impossible. Tsetseg secoua sa grosse tête noire.

— Toi ficelé comme un saucisson, dit-elle. Russel veut te voir. Il te parlera peut-être.

— Roger… ?

Il renonça à savoir. Bat Bat avait repris possession de son couperet. Il suivait le rythme d’une chanson murmurée par Tsetseg dont le visage était parcouru de lueurs blanches.

— Toi parler en dormant. Moi te poser des questions et toi répondre. Mais Tsetseg pas savoir écrire. Tsetseg enregistrer.

Elle montra le téléphone.

— Tsetseg envoyer message à Russel et lui venir aussi vite qu’il peut. Trains avancent pas vite. Lui savoir qui tu es. Tu mangeras de la bonne viande.

— Moi guéri ? fit Art.

— Toi foutu si réponses pas bonnes.

Bat Bat sourit sans cesser de trancher les os et les légumes. Tsetseg souleva une marmite et la posa sur le feu. La viande se mit à grésiller. Le chien humait, les yeux clos.

— Russel venir pour te voir et toi puer viande pourrie, dit Tsetseg. Toi te laver dehors. Bat Bat préparer bain chaud.

— Mais je peux pas m’lever, ma vieille ! Quelque chose…

Quelque chose le retenait, sans douleur.

— Toi pas douleur. Moi te mettre kolok dans le cul.

Art toucha du bout des doigts un anus glissant, reconnaissant l’hémorroïde et la toison. Sa petite queue s’était recroquevillée dans le pli de l’aine. Il avait froid. Et la faim le tenaillait depuis que la volaille frémissait dans la marmite. Puis Tsetseg versa le bouillon, provoquant un jaillissement de gouttes dont certaines s’enflammèrent. Son bras solide se mit à touiller sans ménagement. Bat Bat attendait, tenant la planche avec les légumes tranchés. Art toucha la corde nouée autour de ses cuisses. Son cœur battait la chamade.

— Bat Bat pas aimer ton odeur, dit la femme. Lui proposer bain chaud en plein dehors.

— Moi ligoté, Femme ! Moi vouloir sortir. Mais pas pouvoir.

Bat Bat riait. Il avait soigneusement posé le couperet à plat sur la table que le museau du chien explorait de loin. Art rejeta la couverture et se plia au bord du lit.

— Toi couper, dit-il à Bat Bat. Toi savoir couper. Ensuite, Art prendre bain.

— Toi changer aussi de vêtements, dit la femme. Deux comme toi entrer dans pantalon de Koublaï Zaya. Lui pas jaloux. Lui mort.

Elle souriait, s’appliquant à touiller les morceaux de volailles dans leur bain de légumes et de beurre. Bat Bat trancha la corde et Art écarta aussitôt ses cuisses ankylosées. Il poussa un petit cri qui étonna le chien.

— Toi pas profiter ! fit Tsetseg en lui donnant un coup de pied.

Autre cri qu’Art reconnut comme n’étant pas le sien. Il pouvait marcher si Bat Bat l’accompagnait. La femme souleva le rideau et poussa la porte. Quel soleil ! Une chèvre se trotta en pétant. Un homme la retint par le cou.

— Lui pas Koublaï Zaya, dit Bat Bat. Lui Omar Lobster. Lui arriver par le train et manger nourriture pourrie des chiens.

— Mais enfin, s’écria Art. Qui sont ces chiens ?

— Ce sont les nôtres, dit Omar Lobster.

Il relâcha la chèvre qui fusa. Il était bien éclairé par le soleil et on pouvait voir à quel point il était mal traité ici. Art eut un spasme, prêt à vomir. Omar Lobster lui offrit un mégot assez crasseux pour inspirer la pitié.

— Lui pas fumer, dit Bat Bat.

— Il vous a fouillé et n’a pas trouvé les Kolipanglazo qui valent de l’or ici.

Bat Bat sourit sans cesser de trancher les vêtements d’Art qui ne résistait pas. Il se retrouva nu comme un ver et toujours aussi puant. Omar Lobster lâcha une bouffée presque aussi infecte.

— Russel va pas tarder, dit-il. Il arrive toujours par le train de dix heures, mais on sait jamais quel jour. Il vous demande pas votre avis.

Art entra dans le bain qui sentait la lavande. L’eau était chaude à point. Son cucul s’y trouva parfaitement à l’aise.

— Bat Bat frotter, dit Bat Bat en exhaussant la brosse en chiendent.

Et il frotta. C’était à la fois douloureux et agréable.

— Toi aimer souffrir ? Toi souffrir beaucoup si Russel méchant.

Omar Lobster frissonna. Sa bonne mine contrastait avec son apparence. Il devait se baigner dans l’urine de cheval et se parfumer au crottin de jument en chaleur. Art repoussait la brosse quand la douleur l’emportait sur le plaisir, mais Bat Bat revenait en vainqueur et le corps d’Art se tortillait dans une eau grise où flottaient d’exécrables petites traces de négligence hygiénique. Sa queue surnageait de temps en temps, attirant le regard des femmes qui se livraient à on ne savait quelle tâche préparatoire au jubilé de l’homme.

— Toi savoir lutter ? demanda Bat Bat.

Il s’attendait à la réponse, fier de tout savoir de ces hommes que Russel amenait ici pour les interroger. Mais Art ne possédait pas cette réponse parce qu’il était arrivé tout seul, malade et affamé au point de voler la nourriture des chiens errants. Au-delà de l’enclos, la gare de chemin de fer imposait ses enchevêtrements de poutres et de panneaux indicateurs. Une locomotive toussait, à quai, mais sans voitures. Personne n’attendait. Pas de bagages sur les chariots qui semblaient n’avoir pas servi depuis le siècle dernier. Pas un voyageur, pas un ami qui attend, pas une porte donnant sur la chaleur accueillante d’un buffet. Ce pouvait être un décor. Art sauta à pied joint hors du baquet où il estima avoir assez souffert. Les femmes détournèrent leurs regards. Il était presque seul. Il n’y avait que ce vieil Omar pour le toiser et Bat Bat qui parlait de chevaux et de héros.

— Toi connaître homme invincible ? demanda-t-il.

Omar se racla la gorge comme s’il s’apprêtait à s’enfiler une anisette. Il était pitoyable, souriant et fier dans son habit de clodo qui témoignait assez de sa situation sociale.

— C’est la question qui le préoccupe le plus, dit-il. Zavez pas un’clope ? J’en ai marre de ces déchets. Une bonne clope bien d’chez nous me ferait rêver. J’ai tellement besoin de rêver !

Il en avait la larme à l’œil. Mais il tenait bon. Il esquissa une prise de jambe et s’écroula par terre, évitant la flaque de justesse. Bat Bat déplia le pantalon de Koublaï Zaya, ce qui le fit éclater de rire. Il avait aussi une chemise et des baskets, le tout enfoui dans un sac qui avait contenu un engrais particulièrement nocif. Art s’habilla méticuleusement. Il avait l’air d’un pauvre. Mais Bat Bat ne riait pas pour cette déplorable raison d’en finir. Il appelait les autres qui riaient aussi bêtement.

— Lui avoir petit poisson, dit une femme. Pas besoin Russel lui couper !

Art rougit.

— Il vous l’a coupée ? demanda-t-il à Omar.

— Moi aussi petit poisson. Nous avoir chance.

Bat Bat vida le baquet d’un coup de pied. Art contempla la flaque qui s’épanchait dans l’herbe. Quelques crottes noires flottaient au gré du vent, tournoyant sans jamais atteindre les rives de ce petit lac gris et sinistre.

— Russel couper gros poison, dit Bat Bat. Vous pas craindre.

C’était rassurant en effet. Omar leva le baquet et le posa sur sa fragile épaule. Il avait l’habitude de ces efforts accomplis dans une totale soumission. Il tourna les talons et disparut dans la gare. Art s’étonna à peine de cette disparition flagrante. Il avait le sentiment qu’on se jouait de lui quelque part sur un plateau en plein cœur de New Paris.

— Vous déconner, dit Bat Bat. Vous pas craindre Russel. Vous avoir tort.

Il n’avait pas l’air de plaisanter, le gosse. Art le suivit dans la yourte. Ça sentait horriblement bon. Et l’assiette bien pleine était posée sur le lit, fumante et encore pétillante. Il se jeta dessus. Bat Bat secoua la tête et regarda la femme comme s’il était en train d’assister à la fin d’un homme qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il s’approcha d’Art pour resserrer la ficelle qui servait de ceinture à ce pantalon qui avait contenu le terrible et soi-disant invincible Koublaï Zaya. Il noua aussi les pans de la chemise. Pendant ce temps, Art mangeait et réfléchissait. L’angoisse commençait à arriver, par le fond comme d’habitude. Elle s’annonçait par des coulures internes, par ces gouttes ruisselant à l’intérieur finissant par former une giclée d’amertume et de froid. Pourvu que Russel soit là quand ça arrivera ! pensa Art sans cesser d’exprimer sa joie intense. Qu’est-ce que je fous ici ?

— Toi manger trop, dit Tsetseg. Toi pas savoir faire l’amour comme Koublaï Zaya. Mais toi chier plus ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Bat riait aussi, consultant sa montre nerveusement, comme si le train devait être déjà arrivé. Il jetait des regards inquiets dans une lucarne. On y distinguait nettement la toiture zinguée de la gare qui demeurait silencieuse. Art n’avait pas vu de marchandises en attente. Mais en attente de quoi ? se reprocha-t-il.

— Toi promettre rester propre, sinon Tsetseg jeter toi dans train pour Sibérie. Tsesteg acheter savon avec ton lait. Si toi pas beaucoup lait, bain pas beaucoup savon et toi partir Sibérie.

Art n’avait pas envisagé son avenir proche dans ces termes. Depuis son réveil, il avait beaucoup réfléchi à ce qui pouvait lui arriver. Roger lui fournirait une explication logique. Il s’agissait peut-être de jouer dans un film avec des acteurs qui imitaient mal l’accent mongol. L’idée de la gare fantomatique au beau milieu d’une steppe environnée de brouillards impénétrables ne pouvait être qu’une idée. Russel avait-il jamais séjourné en Mongolie. Et pourquoi ? Pourquoi pas dans un hôtel de luxe à Oulan-Bator ? Que savait Cecilia de ces voyages au bout du Monde ? Art regarda tristement ses ongles sales.

— Lait chrétien se vendre cher, dit Tsetseg.

— Mais je suis pas chrétien !

— Lait musulman bon aussi.

— J’suis pas musulman non plus ! Pas même bouddhiste ! Rien !

La femme fronça ses gros sourcils de chasseuse d’homme.

— Toi croire en rien ? Alors lait pas cher. Toi finir mal.

C’était sans doute ce qui arriverait si Roger se mettait à raconter des histoires aussi improbables que celle-ci ! Art tendit son assiette.

— Toi manger part de Bat Bat. Lui pas content. Toi pas invincible. Personne invincible. Explique-lui et toi coucher encore avec Tsetseg.

— Encore !

Elle en savait trop. Art regarda Bat Bat dans les yeux.

— Tu es triste, lui dit-il.

— Pas triste, dit Bat Bat en se mouchant. Bat Bat grandir.

— J’ai connu ça, jubila Art.

Tsetseg préférait le bonheur. Elle offrit sa propre part, tenant un morceau de viande dans ses doigts.

— Toi rester si Tsetseg te donner à manger bon.

— Bat bat et Tsetseg pas bien parler russe, dit Bat Bat. Si on parlait franglais ? dit-il en franglais.

— Franglais langue Russel, dit Tsetseg.

— C’est aussi ma langue. Moi pas parler ruskof !

— Toi malin comme un Ruskof ! Pas beaucoup lait. Mais malin !

 

Il était presque dix heures. Le train amenant Russel ne devait pas tarder à arriver. Art se hâta de lécher son assiette. Il ne tarissait pas d’éloge à propos de l’excellence de la cuisine de Tsetseg qui était ravie de parler franglais avec un véritable citoyen de New Paris. Ah ! le trou de la Tour Eiffel ! Et la place de Grève !

— On va s’approcher, dit Art. Roger est un vieil ami. Je le respecte tellement que je ne vais même pas chercher à percer le mystère du brouillard qui nous entoure…

— Toi malin, reconnut Bat Bat. Si toi savoir monter cheval, toi faire un tour dans brouillard et revenir avant le train.

— En Russe ?

— Toi savoir le mieux !

Bat Bat était fier de présenter son cheval à un ami de Roger Russel. Il ne le tenait même pas par la bride. Et Art piaffait pour exprimer sa joie. Il enfourcha la bête qui se mit à trotter malgré les coups de cravache. Bat Bat fouettait la croupe avec énergie. Puis Art se sentit arraché à la terre. L’air devenait coupant comme des giclées de fonte d’acier. Il entra dans le brouillard en hurlant de douleur. La bête suait entre ses jambes.

— Tu ne vas pas assez loin ! criait Bat Bat. Tu n’arriveras pas avant le train !

Et effectivement, il croisa le train qui filait silencieusement. Roger était à la fenêtre et fumait tranquillement, se curant les dents en même temps. Il secoua une main étonnée, presque mollement. Il vit le cavalier et sa monture disparaître dans l’épaisseur du brouillard. Qui était ce Mongol téméraire qui s’aventurait au-delà des limites que personne n’était autorisé à franchir dans ce sens ? Le train serra et s’immobilisa. Sur le quai, Bat Bat essuyait la sueur de son front. Il avait l’air de se reprocher quelque chose. Roger descendit et montra ses bagages sur la passerelle. Il n’avait pas prévu un long séjour. Tsetseg s’inquiéta du peu de bagages.

— Koublaï Zaya était grand et fort, dit-elle. Il n’était pas invincible. Bienvenue dans ma maison, Russel. L’homme que tu es venu voir reviendra peut-être. Il dit te connaître.

— Nous avons passé de merveilleuses vacances en Espagne…

— Il n’a pas beaucoup de lait, dit Bat Bat.

BAT BAT I

Bat Bat n’avait pas dix ans. Il était né de père inconnu, mais toute la communauté savait que Roger Russel n’était pas « étranger » à son existence. Pourtant, on disait de Tsetseg qu’elle était la sœur de Roger Russel. Le livre qui racontait cette histoire était maintenant refermé et il était de bon ton de ne pas en évoquer les complications chronologiques. La mort de Koublaï Zaya avait mis fin aux polémiques. À quoi bon battre la breloque à propos de choses et de faits qui avaient cessé d’être importants avec la fin de l’invincibilité de celui qui avait finalement trouvé une mort peu convaincante du point de vue de la chanson commencée de son vivant. On ne la chantait plus guère et Bat Bat, qui n’écoutait pas les ragots, avait encore de l’estime pour ce « père » qui avait rendu l’âme à cause d’un microbe logé quelque part dans son énorme tête de vainqueur provisoire. Bat Bat n’avait jamais pleuré, sauf en cas de douleur physique, et encore, dans ces cas il passait pour un garçon courageux. Il était aussi fidèle et, s’il ne manquait pas d’admiration pour celui qu’on appelait « Russel » (l’étranger en langue mongole classique), il n’était jamais allé jusqu’à embrasser cette joue qui quelquefois descendait à sa hauteur pour chercher la reconnaissance et peut-être l’amour.

Bat Bat était donc officiellement le neveu de Russel et il l’appelait Tonton, lequel Tonton se faisait rare depuis quelque temps, car il semblait avoir des ennuis dans son pays où il occupait, selon ce que savait la rumeur, un poste des plus importants, ce qui expliquait sans doute son influence sur le train. Russel n’avait jamais parlé de celui qui était arrivé ici malade et sans le sou, Art God Art, Arto pour les amis. Il en parlait aujourd’hui pour la première fois, le jour même où ce sujet central de la conversation s’était échappé sur le dos du meilleur cheval, celui qui était censé gagner haut la main la prochaine kermesse où Bat Bat combattrait lui aussi dans sa catégorie. Russel avait l’air désolé, mais il n’enfourcha pas sa monture préférée pour se lancer à la poursuite du fuyard. Il prétexta la fatigue du voyage et se coucha près du feu, à même le sol, laissant son cigare s’éteindre dans son assiette. Bat Bat s’assit lui aussi, car Tsetseg n’avait pas envie de parler. On n’en parlerait peut-être pas. Il s’endormit avec un morceau de poulet dans la bouche.

 

Quand il se réveilla, il était seul dans la yourte. Le feu s’était apaisé et lui chauffait terriblement le visage. Il but le lait fermenté sans se presser, surveillant le rideau de la porte. Il n’aimait pas se trouver seul en présence de Koublaï Zaya dont le portrait, peint par un soldat russe, était accroché à l’endroit exact que la boussole désignait comme le Nord. Souvent, dans ces circonstances, Koublaï Zaya se mettait à parler. Sa voix rocailleuse évoquait la steppe et les troupeaux. Il y avait aussi les combats et les chevauchées dans cette voix qui imposait sa connaissance du pays et des hommes. Bat Bat se bouchait alors les oreilles avec de la mie de pain et sa main écrivait, écrivait sans pouvoir cesser d’écrire ce que personne ne devait lire sous peine de trahir le secret de ses hallucinations. Il savait que tout cela se passait dans sa tête et qu’il finirait par devenir fou s’il ne trouvait pas le moyen d’arrêter d’écrire, ou d’écrire autre chose qui fût éminemment personnel et pourquoi pas original.

Il avait beaucoup espéré d’Art pendant son court séjour. Tsetseg avait envoyé le message prévenant Russel que l’étranger parlait de lui et qu’il l’attendait, ce qui n’était pas sans inconvénient. « Je marie Cecilia demain, avait répondu Russel, mais je serai là avant la fin du jour. » Et Art s’en été allé au moment même où le train transportant Russel commençait à freiner pour ne pas effrayer les oiseaux des quais. L’oncle avait foulé les débris de verres qui tombaient de la marquise à cause du vent. Tsetseg avait tout de suite parlé du lait de l’homme et Russel avait froncé les sourcils, serrant distraitement la main que Bat Bat lui tendait en se disant que les ennuis allaient peut-être commencer à empoisonner son existence. Il n’y avait jamais rien de nouveau. Même les fêtes se ressemblaient d’une année sur l’autre. Les étrangers qui arrivaient par le train ne vivaient pas longtemps, comme les chats, ou ils disparaissaient, mais sans cheval et sans cette galopade insensée dans le brouillard que seul le train et les ladas franchissaient pour revenir tôt ou tard avec les mêmes voyageurs. Bat Bat n’avait demandé aucune explication et Russel s’était couché sans achever son repas. Maintenant, on l’entendait parler avec Tsetseg et quelques autres. Art n’était pas parmi eux. La voix de Koublaï Zaya empêchait d’écouter. Tout ceci n’avait aucun sens. Bat Bat les rejoignit. Ils se turent aussitôt.

— Le chien ! s’écria Tsetseg.

Et en effet, quand elle entra dans la yourte, le chien était en train de manger dans l’assiette de Russel. On entendit les cris de Tsetseg et le gémissement interminable du chien. Bat Bat vit alors que Russel était dans une terrible colère. Les hommes baissaient leurs têtes parce qu’ils se sentaient coupables. Le chien traversa le temps et disparut.

— Nous le retrouverons, dit un homme.

— S’il n’est pas déjà mort, dit Russel. Ramenez-le s’il est mort.

Il était soucieux et impatient. Les hommes chargèrent les lampes à carbure. Bat Bat craignait cette odeur. Il eut le vertige et tenta de s’éloigner. Mais la main de Russel le retenait par le bras.

— Tu a parlé avec lui ?

Bat Bat ne voyait pas pourquoi il n’aurait pas parlé avec cet homme qui avait accepté de changer aussi rapidement son apparence et ses habitudes.

— C’est un ami, dit Russel. J’ai peur pour lui.

— Les hommes le retrouveront, dit Bat Bat.

Russel opina. Il mit les mains dans sa ceinture et attendit. Il regardait le brouillard que les hommes venaient de pénétrer. À quai, le train frémissait sous les coups de tampon. D’autres hommes chargeaient et déchargeaient. C’était un bon sujet de conversation.

— Il avait ceci, dit Tsetseg en sortant.

Russel prit « ceci » et l’ouvrit. Bat Bat s’approcha pour regarder, pour comprendre et pour en dire quelque chose. C’était des dessins. On voyait la steppe et les hommes. Et autre chose qui ne ressemblait pas à un train, ni à un troupeau. Russel se renfrogna, grognant même comme s’il retenait une colère qui arriverait de toute façon à son heure. Elles arrivaient toujours. Elles arrivaient chaque fois que Russel débarquait, la plupart du temps sans prévenir et toujours sur des prétextes obscurs. C’était une matière comme noire et rampante, capable de sursauts et de coups, inexplicable tant que la voix de Russel ne couvrait pas la voix imaginaire de Koublaï Zaya. Bat Bat assistait impuissant à cette espèce de combat jusqu’à ce que l’invincibilité de Koublaï Zaya, son seul père, soit mise à mal par toutes les raisons que Russel concluait par un départ aussi soudain que violent. Ce soir-là, Russel se tenait à distance de la colère. On le sentait sincèrement ému par la fuite inexplicable de son ami.

— Il ignorait qu’on n’en revient pas, dit-il, sinon… je le connais.

Russel connaissait tous les hommes, selon Bat Bat, et les femmes n’avaient aucun secret pour lui. Bat Bat se sentit fier de lui ressembler, mais ce sentiment l’indisposait et, au lieu de se poser des questions, il ferma les yeux pour entendre le chant de Koublaï Zaya qui mentait aux hommes pour expliquer sa défaite. Bat Bat avait vu la photo du virus. Et il n’y avait pas cru tout de suite, car les êtres conçus ont une tête, où l’âme se tient à l’étroit de la vie, un corps qui contient tout ce qu’il faut pour vivre et des membres, courts ou longs, qui servent à travailler et à se déplacer, à se reproduire aussi parce qu’on n’est rien sans le futur ni le devenir. Le Russe qui lui avait montré cette photo en savait long sur la fragilité des hommes et sur l’inconstance des héros. Bat Bat avait compris qu’il faut se presser de devenir un héros si on ne veut pas que la mort dise le contraire. Koublaï Zaya était affecté d’une lenteur dangereuse qui avait fini par détruire le héros pour laisser la place à un mort qui n’avait aucune chance de durer aussi longtemps que la steppe. Bat Bat divisa la steppe par son âge et il comprit qu’il y a des choses que personne ne comprend aussi bien que les héros qui ont eu de la chance après tout. Le Russe avait laissé sa lada à cause de la pompe à essence. Il n’était jamais revenu la chercher et Russel s’en servait pour approcher les montagnes. Il n’allait jamais plus loin que le fleuve. Tsetseg aimait cet homme que rien ne semblait affecter, même la mort d’un ami, s’il était mort à cette heure.

— Il faut qu’on le retrouve, dit Russel.

C’était bien la première fois qu’il confiait une tâche aussi importante aux hommes qui accompagnaient les éleveurs. Il y avait des Russes parmi eux, fins mécaniciens, et des Chinois qui cuisinaient comme des femmes. Russel ne leur avait jamais demandé de faire le travail à sa place. Ils n’avaient pas eu l’air de s’en étonner et ils étaient partis sans discuter, peut-être fiers, à cheval, à bord des ladas et simplement à pied, suivant d’abord le chemin puis disparaissant dans les brouillards. Russel ne les avait pas rejoints. Il regardait les dessins. Il était attentif au moindre détail comme ses yeux en témoignaient, fascinant le petit Bat Bat qui se soulevait sur la pointe des pieds pour tenter de découvrir la vérité. Il y avait une vérité dans tout ceci et elle n’était pas forcément à la hauteur du mensonge que Russel cultivait dans cet endroit oublié de la civilisation, si c’était cela qu’il fréquentait assidûment quand le train ou autre chose l’emportait.

— Tu ferais bien de les rejoindre, dit Tsetseg. Ils ne sauront pas. Ils le tueront peut-être.

— Tu as oublié de leur dire de ne pas le tuer, dit Bat Bat.

— Je n’ai rien oublié. Rentrons. J’ai froid.

Le chien entra le dernier. Russel caressa longuement la tête grise. Il s’était assis près du feu, serrant contre lui les dessins qu’il s’était contenté de feuilleter sans approfondir comme le souhaitait Bat Bat. Celui-ci recommença à manger sans se soucier des traces du chien.

— Tu es venu si vite ! dit Tsetseg.

Elle raclait les crampons sous le soulier, recevant soigneusement les morceaux de boue sur son tablier tendu entre les jambes. Bat Bat jeta alors un œil sur le bébé qui dormait dans une peau refermée. Qui était le père ? Russel ? Encore lui. Non. La ressemblance n’y était pas. Un autre homme, furtif et sans retour. Bat Bat en connaissait plusieurs. Il les soupçonnait de rapidité et d’ubiquité. Ils étaient partout. Russel en parlait quelquefois, mais sans élever la voix. Tsetseg parlait alors de l’« argent nécessaire ». Le bébé était un être goulu qui criait dans la nuit malgré la bière. Tsetseg ne se levait pas, car elle le portait contre elle. Russel recommandait l’étouffement, mais sans rire, caressant le chien d’une main ferme et voyant que Bat Bat ne comprenait rien.

— Ils le retrouveront demain matin, dit-il. Il sera raide comme un passe-lacet.

Était-ce comme cela qu’on parlait d’un ami ? Et qui était cet ami qui avait crevé de faim au point de voler la nourriture pourrie des chiens ? Il s’était plu ici, pas longtemps, mais on sentait bien qu’il y avait trouvé l’inspiration. Bat Bat connaissait d’autres dessins. En quoi différaient-ils de ceux que Russel venait d’observer négligemment ? Pourquoi Bat Bat en parlait-il ? Qu’espérait-il de cette confrontation ? Russel demanda fermement :

— Où les caches-tu ?

Il s’adressait à Tsetseg. Elle ne les avait pas cachés. Elle aimait simplement cette steppe moins dure au regard et si facile à parcourir. Art n’avait pas utilisé la couleur. Sa main avait estompé les traces des troupeaux. Des hommes le regardaient.

— C’est tellement beau ! dit Tsetseg.

Où était son beau sourire de femme attentive au bonheur des siens ? Russel plia les dessins et les fourra dans sa poche. Tous, sans exception. Koublaï Zaya aurait aimé côtoyer la steppe ainsi humanisée. Il la connaissait tellement et il devait avoir tellement envie d’en rêver !

— Nous ne te demandons rien, dit doucement Tsetseg.

Nous, c’est-à-dire tous les trois. Koublaï Zaya était exclu de la conversation. Seul Bat Bat entendait la chanson et la vieille guitare andalouse. Il luttait contre le sommeil. Une voix gratta à la porte :

— Russel ! On a trouvé des traces. Ce type est fou. Il est allé trop loin.

— Entre, Koublaï Bat, dit Tsetseg.

Koublaï Bat entra. Il prit le tison pour ranimer le feu. Il avait perdu haleine sur le chemin. Son cheval piaffait dehors.

— Nous l’avons reçu comme un fils, dit Koublaï Bat. Et voilà qu’il s’en va sans nous demander le chemin ! C’est bien sa faute s’il lui arrive quelque chose.

— Nous verrons demain, dit Russel.

Il se penchait sur le feu. Sa figure était le feu. Bat Bat tremblait maintenant.

— Demain ? Il sera trop tard. Mais si telle est ta volonté, Russel…

L’homme sortit. Le cheval piaffa encore. On entendit le trot sur les cailloux du chemin. Bat Bat avait envie de crier.

— Je ne te comprends pas, dit Tsetseg. Tu dis que c’est ton ami et…

— Les hommes vont rentrer. Prépare de quoi manger.

Il recula dans l’ombre et arrangea les plis de sa couverture. Il n’avait pas l’intention de continuer la conversation.

— Et Cecilia qui se marie demain ! murmura Tsetseg.

Bat Bat en avait assez de ne pas comprendre les choses comme chacun de ces adultes les comprenait. Il avait fini les restes de l’assiette. Il but un verre d’eau au goût de neige. Jamais il n’avait eu tant sommeil. C’était peut-être ce qu’on attendait de lui. Demain, Art serait mort et commencerait son souvenir. Avec ou sans les dessins. Ce serait sans doute sans. Et Russel ne serait plus là pour comprendre. La gare serait déserte, avec ses bruits de tôle et d’oiseaux. Il n’y aurait plus aucune raison de s’inquiéter. La vie suivait son cours entre les apparitions troublantes de Russel. Le cheval aurait peut-être survécu à l’homme. Ils le ramèneraient en exprimant leur joie. Bat Bat ne gagnerait pas. Ce ne serait pas la faute du cheval. Tout le monde comprendrait qu’un gosse de dix ans, moins peut-être, n’avait que l’étoffe d’un héros. C’était facile comme héritage, si Koublaï Zaya était le père. Sinon, on parlerait d’autre chose. De l’homme qui s’appelait Art et qui était mort gelé parce qu’il n’était pas connaisseur en chevaux ni en steppe. Une conversation qui durerait toute la journée. Les murs de la yourte n’était pas assez épais.

OMAR I

Art n’avait jamais été aussi loin. Il avait voyagé, mais sans autre intention que de se divertir avec les autres dans des lieux conçus pour la distraction et l’évasion. C’étaient en général de grands hôtels au bord de la mer ou suspendus dans des paysages d’hiver. Il avait essayé l’espace, sans grand succès, car alors il voyageait en classe touristique. Son esprit s’était habitué aux étés et aux hivers interrompus par des périodes de festivités relatives. Il n’en tirait rien de franchement positif, goûtant à l’aventure sentimentale avec parcimonie et se réjouissant rarement au contact des substances dont le catalogue s’épaississait d’année en année pour proposer les raffinements de la découverte en constante croissance. Il jouait aussi, seul ou en réseau, ravi de pouvoir le faire sous le couvert de l’anonymat. Il avait ainsi pénétré des mondes relatifs au désir, conscient que la réalité ne joue pas avec les hommes qui s’en éloignent pour atteindre non pas le rêve, qui est partie des choses réelles, mais le mensonge commercial qui a droit de cité si les intermédiaires y trouvent leur compte. En dessinant d’interminables bandes qui se succédaient pour finalement former une œuvre, il était la proie du jeu, mais sans excès de croyance, et une dose acceptable d’ironie. Il s’était souvent perdu dans ces marges de l’imagination, ne se demandant pas ce que c’était, pensant sincèrement qu’il s’en sortait à tous les coups et que tout ceci n’avait pas une réelle influence sur son comportement social. La preuve, il gagnait de l’argent.

Mais cette fois, à cinquante ans et plus, était-il le jouet de Roger Russel qui l’avait poursuivi jusqu’en Mongolie ou était-ce lui qui contraignait le personnage à entrer dans une histoire ficelée par le Contrôle Interne d’une administration quasi secrète dont il était officiellement le patron ? Un patron incontesté qui avait participé au développement d’un Bureau de Vérification où on ne chômait pas. Kol Panglas avait-il vu juste en choisissant Art comme instrument de la future et proche déroute de Roger Russel l’indestructible ? Traversant une contrée hostile à la pensée, Art ménageait sa monture. Le chemin montait. La visibilité était réduite à quelques mètres. Deux fois, il avait coupé la colonne de ses poursuivants sans les alarmer. La troisième serait la mauvaise. Et ce n’était pas un jeu. Du moins, ce n’en n’était plus un. Ça avait peut-être commencé comme un jeu, mais la réalité s’était de nouveau interposée. Il y tenait, à cette réalité sans laquelle il serait devenu fou en mangeant la nourriture des chiens. Quelle était la prochaine étape ? Oseraient-ils déranger la demeure sacrée de l’ermite qui s’annonçait par des panneaux indiquant l’heure et le prix des repas ? Dans la tourmente, il distingua à peine l’entrée de la grotte. Le cheval retrouva aussitôt sa vigueur. Omar Lobster, le crâne parfaitement rasé et couvert d’une fourrure encore saignante, attendait sur le seuil, agitant une lampe-tempête.

— Je suis… commença Art.

— Je sais qui vous êtes, dit Omar Lobster. Entrez vite. Ils ne vont pas tarder à arriver…

— Ils vont poser des questions…

— J’y répondrai pour vous sauver !

Art glissa sur le flanc du cheval, aidé par l’ermite qui le recevait dans sa fourrure. Le cheval, une fois libéré de sa charge, fila au trot vers l’écurie où d’autres chevaux piaffaient joyeusement. Omar Lobster en fut attendri, d’autant que la chair d’Art était presque nue.

— Faisons vite ! dit l’ermite.

Ils entrèrent dans le restaurant. Art se débarrassa de ses loques et courut vers le bar. On y buvait hardiment, nu comme des vers et passablement enclin à écouter une bonne histoire. Art commanda « ce qu’il y avait de mieux » sur les conseils d’Omar Lobster qui ne buvait plus depuis qu’il avait tué un homme sous l’emprise de l’alcool.

— J’ai tué ce satané Gitan au volant de la bagnole de Roger qui n’était pas non plus conscient de la gravité des faits. On a ça en commun. Qu’est-ce que vous avez de commun avec lui, fils ?

— J’écris sa biographie, dit Art que l’alcool commençait à égayer. Foi de rapin sans bonheur, c’est tout ce que je sais, les mecs !

La plupart des bites étaient encore dressées au-dessus des crachoirs.

— Vous voulez vous connecter ? proposa Omar.

Ce n’était pas une mauvaise idée. Art se décolla du comptoir et renversa en même temps le crachoir qui était destiné à ce que Tsetseg avait appelé du « lait ».

— Vous connaissez Tsetseg ? Vous avez couché avec elle ?

Le terminal était un modèle russe retapé par des Chinois formés en France. Autant dire que c’était de la merde, mais ça fonctionnait si on n’utilisait pas les programmes de traduction automatique et les jeux mis en réseau par la fédération des bordels du Kazakhstan. La tête de Kol apparut sur un écran digne du Z80. En noir et blanc si on acceptait du vert dans les ombres et des coulis de bave de chiqueur en rehauts.

— Zavez une drôle de tête, patron !

— M’appelez pas patron ici, Art ! Où en êtes-vous ?

— J’ai couru jusqu’ici pour échapper à la mort, mec ! Et je continue. Je les entends !

Les Mongols entrèrent en bon ordre. Ils avaient secoué leur neige sur le seuil. C’était des types respectueux et pas chiens. Omar les pria de déposer leurs armes dans le vestiaire. Ils en sortirent aussi nus qu’on pouvait l’espérer, la queue bien bandée des fois qu’on aurait douté de leur capacité à se reproduire et surtout à ne concevoir que des guerriers redoutables. Cependant, ils se tinrent à l’écart du bar, consentant à s’asseoir à la table qu’Omar avait choisie pour eux. Ils acceptèrent aussi du whisky irlandais.

— On t’a trouvé, dit l’un d’eux.

Art, qui tapotait nerveusement sur un clavier à ressorts, les voyait dans l’écran. Il ne se retourna pas.

— Ne vous retournez pas, dit Kol dans le haut-parleur. Ils n’oseront rien ici.

— Vous les connaissez à ce point ?

— Roger veut te voir, continua le Mongol. Pas pour Tsetseg qui dit que tu n’as pas de lait…

— Je n’en ai pas beaucoup !

— Elle ment peut-être, dit le Mongol. Les femmes mentent toujours si on a le dos tourné.

Il n’avait pas l’air de plaisanter, le Mongol. Art scruta l’écran dans l’espoir d’y trouver une réponse, mais Kol ne parlait plus. Il tirait de grosses bouffées de son Kolipanglazo et les envoyait sur l’objectif de la caméra.

— Tu n’iras pas loin, dit le Mongol. La route s’arrête ici. Ensuite, le premier bordel se trouve à l’autre bout du Monde, bien après la mort. Tu sais ce que c’est de mourir gelé ? Tu souffriras beaucoup avant de t’endormir. Tu penseras tellement que pour la première fois de ta vie tu comprendras ce que c’est de penser vraiment.

— Tu es l’instituteur du village ou quoi ! lança Art.

Il était vissé à l’écran, seul et désespéré. Sous lui, le crachoir des connectés recevait une urine vaseuse surmontée de mégots et d’allumettes suédoises.

— Toi nous suivre, dit un autre Mongol.

— Allons ! Allons ! Messieurs ! C’est un temple ! Pas un…

Omar Lobster agita un pan de sa robe. Le moment était mal choisi pour prier.

— Ici que des hommes, dit un Mongol.

— Qu’est-ce que je fais ? dit Art précipitamment.

Kol demeurait muet. Il avait l’air de réfléchir.

— Dites quelque chose !

Art avait crié. Omar fit « chut ! », un doigt posé sur ses grosses lèvres de refait à neuf. Le barman, décontenancé, essuyait des verres sans les compter. Il portait une tenue assez chic pour avoir l’air de connaître son métier. Les clients avaient posé leurs coudes sur le zinc. Ils n’avaient vraiment pas envie de se bagarrer maintenant que l’alcool agissait sur leur angoisse de maris trompés. Kol semblait sourire. Art activa le multiplicateur de solutions, insérant les pièces dans la fente qui clignotait. Il n’y avait peut-être pas de solution. Que des problèmes, dont le majeur était Roger Russel qui n’avait pas provoqué ce ramdam pour des prunes.

— Et si j’abandonnai, mecs ? susurra Art sur son instrument à séduire les foules.

— Nous, dit le Mongol, ça nous regarde pas. Tu viens avec nous et tu vois avec Russel.

— Ils vous enculeront pas, assura Omar Lobster.

— J’ai perdu mes meilleurs dessins, regretta Art.

— Eux pas le meilleur, dit un Mongol, sans doute toujours le même.

— J’suis pas un dessinateur porno !

Art s’était levé malgré le petit cri d’avertissement de Kol qui brandissait son cigare comme s’il était ici pour se battre.

— Conduisez-moi au Kazakhstan, pleurnicha-t-il. Je vous paierai !

— Prenez le cheval, dit Omar Lobster, et laissez ce pauvre type. Il a besoin de repos. Demain, il prendra le chemin du Kazakhstan. Soyez généreux, mes amis.

Le Mongol qui commandait la brigade n’était pas d’accord. « Russel » voulait voir l’étranger et il le verrait.

— Russel a quitté le village, dit un étranger qui avait une tête de brigand.

Le Mongol le toisa.

— Tu en sais plus que moi, forastero.

— Je sais ce que je sais. Qu’est-ce que vous en ferez une fois au camp ? Russel espérait que vous le tueriez…

— On ne tue personne ici ! s’écria Omar.

C’était un homme respecté de tous. On ne savait pas s’il avait beaucoup de lait, mais jamais personne n’avait manqué de respect à cet ermite dont la générosité n’était pas contestable. Cependant, le Mongol dit :

— Ça ne te regarde pas, Maître ! D’habitude, tu ne te mêles pas des affaires des autres. Tu as une explication ?

Omar s’empourpra.

— Je ne connais pas Kol Panglas ! Demandez-lui !

— À moi ? fit Art.

Il haussa les épaules comme un enfant.

— J’suis l’dernier qu’on informe, prétexta-t-il.

— Tout le monde venir ! lança un Mongol qui était toujours le seul à bander dans ce genre de circonstance.

Les clients rouspétèrent joyeusement, remplissant les crachoirs d’un commun accord.

— Je rêve ! fit Art en se couvrant les yeux avec le clavier.

— Non, dit Kol. Vous jouez. Advienne que pourra !

Il fallut se rhabiller. Un Kazak qui était venu juste pour « déconner » déclara qu’il avait femme et enfants. Le Mongol, impitoyable, le poussa dans ses vêtements. Omar s’agitait.

— Le barman vient aussi, dit le Mongol.

— Tout le monde vient ? Même moi ?

— Tu viens aussi.

Omar se laissa conduire. Le barman s’accrochait à lui comme à sa maman. C’était la première fois qu’il montrait sa petite queue.

— J’ai tellement honte !

— Et bien habillez-vous !

Même les robots furent embarqués par les Mongols.

— Des fois que ça intéresse les Russes, dit leur chef. J’embarque aussi le percolateur. Mais pour des raisons purement pornographiques.

— Dans ce cas… fit Omar.

Il n’était pas malheureux. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds au camp des Mongols.

— Il paraît que Russel a quitté le camp, dit-il à Art. Ils vont vous tuer. Il a laissé des ordres. Une biographie ! Mais à quoi pensiez-vous donc ?

— J’ai pas eu tellement le choix. Kol Panglas…

— Cette vieille crapule !

L’écran était resté allumé, mais la connexion était coupée. Le Mongol avait tranché le câble. Art paniquait maintenant. Tout ça pour la mort ! pensa-t-il.

Dehors, le brouillard s’était éclairci. Il ne neigeait plus. Ceux qui avaient un cheval trottaient gaiement. Les autres creusaient la neige avec des pelles. Les robots, moins adaptés à ces conditions climatiques, se concertaient sans se laisser distancer. Omar Lobster utilisait sa lada qui contenait aussi le vieux Art et le percolateur.

— Pourquoi qu’il s’est tiré, le Russel ? demanda Art.

— Ah ! Les femmes ! dit Omar.

Il enclencha le crabot. Un rayon de soleil, sans doute d’origine divine, éclairait son visage serein.

— Ne vous fiez pas aux apparences, Art. Je suis un type dangereux.

Jésus Christ aussi était un type dangereux. On n’a jamais autant tué de l’homme au nom de Dieu. Battus sur la brèche, les musulmans ! Mais Art n’avait pas le cœur à plaisanter. Il faisait bon dans la lada et le ronronnement du moteur invitait au sommeil.

— Bat Bat va être content, dit-il.

Omar ne comprenait pas. Et puis pourquoi Bat Bat ?

— Ce cheval est le sien, dit Art. Je n’aurais jamais dû… mais tout cela s’est passé si vite !

Tout se passait vite depuis quelque temps. On n’avait même plus le temps de réfléchir avant d’agir. Il avait perdu ses plus beaux dessins… la steppe… Tsetseg nue… la steppe de nouveau… le « lait » dans la chair de la femme…

— Vous avez…

— J’ai !

On aperçut enfin le camp. La gare rutilait dans le soleil. Les ruines du village semblaient apaisées.

— Il me reste un cigare, dit Art.

— Gardez-le pour la fin !

Les enfants accoururent. Bat Bat était parmi eux. Il cherchait le cheval. Le Mongol le tenait par la bride. Quelle fête ! pensa Art. Il était presque heureux. Il allait mourir au milieu de la joie éprouvée par ces hommes qu’il ne connaissait pas. Une joie étrangère à sa mort, ce qui ajoutait de la grandeur à la conclusion.

— Tu es revenu ? s’étonna Tsetseg.

— Pas tout seul, dit-il. J’ai faim.

Il lui parlait comme à une épouse. Bat Bat remarqua que la mort n’avait plus de sens. Il guidait le cheval entre les yourtes et les établis couverts d’une fine couche de neige. Les femmes applaudissaient à son passage. Pas un signe de jalousie sur le visage des enfants. Je suis déjà un héros, pensa-t-il. Avant même de…

— Arto ! cria-t-il, surpris par l’intensité de son cri.

Art caressa la crinière, puis la cuisse de l’enfant.

— Je ne voulais pas… murmura-t-il.

— Bien sûr que tu « voulais » !

Tsetseg sourit. Elle reçut l’enfant dans ses bras. Le Mongol emmena le cheval hennissant. Art prenait des notes dans sa tête. Il n’avait même plus de papier. Rien !

— J’ai faim moi aussi ! lança Omar à ses disciples, jeunes écoliers et robots confondus. Je ne sais même pas ce qui va nous arriver. Mais une fois que vous serez mort…

— Maître ! cria Tsetseg.

Elle poussa la porte, souleva le rideau et désigna le feu surpris en flagrant délit de cuisine. Art se jeta en pleurant sur le lit. Il disait qu’il ne voulait pas mourir. Omar, plus près du feu et de la marmite, envisagea une prière. Mais il se ravisa. Il se demanda si Russel avait laissé des ordres. L’idée de la biographie était dangereuse. Kol Panglas avait agi comme il avait toujours fait : au détriment des autres. Et Russel s’était défendu comme il savait le faire : en détruisant les traces. Omar Lobster, qui n’avait pas toujours été ermite et qui avait même d’autres projets concernant son avenir, en savait long sur le comportement des serviteurs de l’État et du système. Art faisait pitié. Il pleurait comme un enfant. Devant un enfant. Qui était celui de Russel. La boucle se fermait. Il n’y avait plus aucun mystère. Et personne pour songer à sauver Art de sa malchance. C’était à pleurer en effet.


MARVEL IV

Poursuite, ce bonheur

SARTORIS

Comme tous les papas, avec ou sans enfant, Ulysse Hightower avait un papa. Celui-ci ignorait combien d’enfants il avait. Il s’appelait Sartoris Hightower. Il était retraité de l’US Army. Il voyageait en automobile, couchait dans les meilleurs hôtels et fréquentait des filles plutôt que des femmes, quoiqu’il lui arrivât de rencontrer des âmes sœurs à l’occasion des congrès auquel il participait pour améliorer un mental passablement dérangé par les opérations de guerre. Il n’avait jamais été blessé autrement.

Ulysse lui annonça par courrier qu’il avait quitté la police pour s’engager « enfin » dans une voie plus gratifiante. Maintenant, il travaillait pour la Compagnie des Icebergs. Il n’était pas encore « véritablement » embauché, mais c’était « presque fait ».

« J’espère, concluait-il, que tu te portes toujours bien et qu’aucune femme n’est en train de dévorer ce qui reste de ma part d’héritage. »

Sartoris, qui avait souvent tué pour moins que ça, grogna. Il était couché sur le plan incliné d’un talus face à une piscine où évoluaient deux naïades en tenue légère.

Déjà, une heure auparavant, une des filles lui avait demandé d’observer un étrange phénomène dans le ciel, juste au-dessus de leurs têtes. Sartoris avait levé la sienne sans conviction. La fille pointait un doigt tremblant en direction de ce qui paraissait être la Lune surprise en plein jour dans sa phase de plénitude. Or, d’après ce qu’en savait Sartoris, la Lune ne pouvait pas être pleine et surtout pas à cet endroit du firmament. Derechef, quelque chose changea en lui, comme s’il venait d’être traversé par un trait de foudre millimétrique sans aucune trace pour en témoigner.

Il poussa la fille dans la piscine et feignit de se noyer avec elle. L’autre fille émit un petit soupir pour exprimer sa jalousie, mais, sous l’eau où il jouait avec les seins, il pensa à la télévision. Il remonta aussitôt, laissant la fille sans maillot. Il gravit les marches de l’escalier, enfila en vitesse la sortie de bain que lui tendait l’autre fille et entra précipitamment dans la maison.

La première image qui apparut sur l’écran était bien celle qu’il venait d’observer avant de se laisser déconcentrer par la fille. Elles entrèrent elles aussi dans le living, secouant leurs plumes mouillées. Il leur fit signe de se taire et elles s’assirent chacune dans un canapé, se faisant maintenant face de chaque côté de la télé que Sartoris regardait comme s’il ne l’avait jamais vue. Le commentaire lui parvint enfin. C’était la fin du monde !

Il pensa tout de suite à Ulysse. Sa carrière dans les icebergs serait de courte durée. Il n’aurait même pas le temps d’être embauché. Mais pourquoi avait-il quitté la police ? Était-ce à cause de son échec devant Roger Russel ? Les médias avaient beaucoup exagéré les conditions de cet échec. Sartoris avait lui-même vécu une situation semblable du temps où il se battait contre les Bédouins, alors qu’il avait failli être mortellement blessé et qu’il l’était mentalement pour le restant de ses jours. Les filles, jambes croisées et coudes sur le genou, étaient terrorisées par ce qu’elles entendaient. Par contre, l’image ne changeait pas. Une Lune qui ne pouvait pas être la Lune envahissait progressivement un ciel étonnamment bleu.

— Ça devait arriver un jour, dit Sartoris. On nous le promet depuis des milliers d’années.

— Ça n’a jamais eu l’air aussi vrai, dit une fille.

L’autre songea à servir une boisson, mais le shaker lui échappa et elle le regarda rouler sur le tapis, répandant ses bleus et ses rouges et ses glaçons étincelants. Sartoris eut un geste de réprobation (un pizotón de cabra), mais il ne l’acheva pas. La fille avait toutefois penché sa tête sur son épaule pour esquiver le coup. Le tapis était une prise de guerre. Seuls les pieds nus étaient autorisés à le fouler, mais il n’était jamais utilisé pour autre chose. On le sortait quelquefois et Sartoris le battait avec une minutie qui épatait les filles, si c’était des filles qui habitaient chez lui, parce que des fois, c’était des garçons et il y avait des bagarres que les voisins filmaient pour étayer leurs plaintes auprès des autorités. Sartoris avait mauvaise réputation. Mais maintenant, les caméras scrutaient le ciel. Images tremblantes d’un ciel tout bleu où croissait le disque blanc d’une nouvelle lune.

Sartoris s’éloigna brusquement de la télé et appela la Compagnie des Icebergs. Ulysse était en train de déjeuner avec les autres stagiaires. « Appelez-le sur son portable, » dit la voix de l’hôtesse.

Pourquoi n’appelait-il pas un autre de ses enfants ? Il s’étonna d’avoir d’abord pensé à Ulysse, mais c’était peut-être l’effet que la lettre de celui-ci exerçait sur lui depuis ce matin. Il appela le portable d’Ulysse.

— Allô, papa ! C’est la fin du monde !

Sartoris ne pouvait plus parler. Il demeura un bon moment la bouche ouverte. Les filles le regardaient comme s’il était en pleine crise. Cela arrivait quelquefois suite à une contrariété. Elles ne comprenaient pas, ne pouvaient pas comprendre ce qui le contrariait maintenant.

— Je veux pas vivre ça ! hurlait Ulysse. Avec les copains, on a décidé de se suicider.

— Collectivement ? fit enfin Sartoris.

C’était le premier mot qu’il adressait à son fils depuis des mois. Il n’était plus temps de s’interroger à son propos.

— Non, dit Ulysse. On fera ça séparément.

Sartoris, qui avait fréquenté des psychiatres, ne put s’empêcher d’associer les deux mots : collectivement-séparément pour tenter d’en trouver le sens. Il en voulut même aux filles de ne pas chercher à comprendre elles aussi. Mais il se rendit compte à quel point elles étaient terrorisées. De quoi avaient-elles envie maintenant ? Prendre plaisir une dernière fois ou tenter de fuir le plus loin possible de cet endroit pour échapper à sa terrible destinée ?

— Tu ne peux pas faire ça, dit-il.

— Je crois que j’en suis capable, dit Ulysse. J’ai pensé à des tas de trucs…

— Ça n’est pas si facile, fit Sartoris.

Il avait souvent tué et avait toujours trouvé ça facile, mais il n’avait jamais retourné une arme contre lui. Il n’avait même jamais eu la sensation d’une mort imminente. Il avait eu peur, ça oui ! Au point de perdre le fil des récits que l’armée lui demandait de travailler avec ses services de communication. Toute cette histoire allait disparaître de l’univers dans un fracas inimaginable avec les moyens du bord.

— Je saute dans un avion, dit-il.

— Tu n’auras pas le temps, papa !

La communication s’interrompit. Impossible de rappeler. Ulysse est peut-être mort, pensa-t-il. Non ! Pas lui !

Il avait pensé tout haut. Les filles s’étaient recroquevillées comme s’il venait de les menacer avec le fouet, mais c’était le téléphone qu’il brandissait.

— Fermez-la ! beugla-t-il.

Il sortit pour constater que la nouvelle Lune s’était sensiblement rapprochée. Combien de temps cela durerait-il ? La télé n’en disait rien. Il regarda les filles à travers la baie vitrée, se disant qu’il n’avait plus le temps de s’en occuper et qu’il fallait impérativement rejoindre Ulysse avant qu’il ne soit trop tard. Ce « trop tard » ne convenait plus à l’analyse des rapports qu’il entretenait avec son fils. Ni même « avant que ». Il n’avait plus le temps d’y réfléchir, plus le temps de travailler le style de ses conversations avec la psychiatrie. Tout de même, ces deux petits corps nus lui inspiraient un désir d’enfer.

— Vous pouvez rester ici, dit-il aux filles. Je serai de retour dans quelques jours.

Il les laissa muettes de stupéfaction. Sur la table basse du living, elles faisaient l’inventaire d’une valise qu’il avait ouverte devant elles. Elle contenait de quoi s’anesthésier.

 

Sur la route, seul à bord de son nouveau coupé, il croisait d’innombrables véhicules qui quittaient la ville dans un chaos effroyable. Personne sur sa file. On le prenait pour un fou. Au-dessus des gratte-ciels, pas un avion. Il commença à s’inquiéter. Était-il raisonnable de rejoindre l’aéroport dans ces conditions ? Sa solitude lui apparut d’un coup et il stoppa dans les buissons, à cent bons mètres de la route, au bord du désert. Un animal qu’il ne connaissait pas le regardait comme s’il allait défendre son territoire malgré la différence de taille jouant en faveur de l’homme. C’est dingue ! pensa-t-il. Je pourrais tout simplement rester ici et attendre. J’aurais mieux fait d’attendre avec les filles. Que vont-elles penser de moi ?

La route était longue. Il fallait remonter vers le Nord, passer Dawson et traverser l’Alaska, s’il avait bien compris, jusqu’à Barrow. Il tenta une communication avec le portable d’Ulysse. Aucun signal. La NL (c’était le nom de code du phénomène qui menaçait de détruire et détruirait certainement l’humanité) devait exercer une influence maligne sur les ondes. Il appela la Compagnie sans plus de succès. Il se sentit terriblement seul, mais les filles n’avait pas le pouvoir de s’associer à son existence pour en changer l’intolérable morosité. Le petit animal crachait maintenant. « À quoi bon défendre nos possessions, nous qui allons être dépossédés collectivement et séparément ! » Une douleur le harcelait. Il ne pouvait pas la localiser. Cela aussi prendrait du temps et enfin, tout serait fini. « Je pourrais au moins me réjouir de ne pas partir seul, et mieux : je vais partir avec tout le monde alors que mon sort stipulait que ça ne devait arriver qu’à moi et à moi seul ! »

Il reprit la route, allant à contresens. Derrière les parebrises, on le dévisageait à peine. Il eut même l’impression qu’on le prenait pour quelqu’un d’autre. La ville était déserte quand il atteignit les premiers pâtés de maison. Les terrains vagues étaient parsemés de chiens immobiles. L’éclairage public s’affaiblissait en émettant des lueurs parasites. Le toit ouvrant, impitoyable, cadrait la NL en son milieu, tandis que le ciel s’obscurcissait.

Il s’arrêta dans un motel. L’accueil était fermé à double tour. On avait prévu de revenir. Une affichette indiquait que le système d’alarme était branché. Il gratta la vitre sale sans obtenir de réponse. Une coursive alignait un nombre interminable de portes et s’achevait dans une courbe qu’il négocia, revenant à l’accueil trois minutes plus tard. Il n’avait rencontré personne.

Il nota cependant quelques lueurs dans les angles morts. Des tireurs peut-être. Il avait déjà vécu ce genre de situation. Il était à dix heures environ de chez lui. Il songea aux filles avec le sentiment de les avoir abandonnées parce qu’il avait pensé qu’elles ne serviraient plus à rien dans les circonstances d’un cataclysme. C’était stupide. Il n’aurait peut-être même jamais dû quitter sa maison. Ulysse était peut-être déjà mort. De sa propre main. Cela paraissait tellement improbable. Et pas un avion dans le ciel, à une heure où le trafic était en général à son maximum, il ne savait pour quelles raisons. Qu’était devenu le petit animal sauvage qui avait défendu son territoire avec tant de courage ?

Il revint à la voiture avec l’intention d’y passer la nuit, si la nuit devait durer tout ce temps. Il se surprit à bâiller. Tout cela était déjà arrivé. Et il finissait par se retrouver seul avec son arme, s’endormant au pied d’une maison que ses habitants venaient de déserter pour échapper à la mort. Il en avait tué lui-même quelques-uns. Il avait même regardé leurs yeux s’éteindre lentement, le cerveau luttant contre la mort, mais sans impliquer aucun mouvement de survie au corps traversé de balles ou d’autre chose, quelquefois la baïonnette qui conservait toutes les traces de ce sang ennemi. Il ordonna à la portière de s’ouvrir. Il avait enfin mis le prix sur une bagnole que peu d’humains peuvent espérer se payer et voilà que tout allait être englouti dans le même néant. Il vit alors la moto, un engin qui avait connu une autre guerre beaucoup plus ancienne et dont le moteur était encore chaud, suintant aux assemblages des gouttes noires qui s’étalaient sur l’asphalte. Une fille en combinaison noire était assise sur le siège arrière, secouant une chevelure rouge et le regardant comme s’il était la victime désignée d’un projet obscur comme le mal et la douleur en rut. Il eut une sueur froide et s’essuya le front du revers de la manche.

— Belle bagnole, dit la fille. J’aime ça.

Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Elle portait à la ceinture une baïonnette Remington 1914, un objet de musée qui pouvait faire encore très mal.

— Vous n’avez pas peur, vous ? dit une autre voix.

Sartoris eut la sensation désagréable de léviter tandis que le visage de cette autre créature apparaissait en transparence dans la vitre de la portière. Elle était au volant. Il était pourtant certain d’avoir actionné la fermeture et même le système GPS. La vitre se baissa sans bruit. Le visage noir d’une femme aux cheveux de jais sortit de l’ombre. Elle souriait, montrant des dents gourmandes. S’il y avait des mecs, ils n’étaient pas loin. Il n’avait pas emporté son S&W. Et ses mains pétrissaient le vide comme s’il allait se mettre à prier.

— Vous avez peur, vous ? bredouilla-t-il.

Elle savoura ces indices de terreur. La rouquine riait doucement.

— On a pas peur, gloussa-t-elle. On est pas là pour piller non plus. On peut vous demander ce qui justifie votre présence dans une ville qui nous appartient désormais ?

Sartoris laissa échapper un petit bruit.

— Je n’ai pas l’intention de vous en déposséder, les filles, dit-il. Si vous voulez dormir avec moi…

— Toutes les deux ? fit la rouquine.

— Pas dans la bagnole, dit la noire.

Il se sentit soudain aimé. Mais il se méfiait. Aucune odeur d’homme aux alentours, rien que les parfums des deux filles qui l’étourdissaient. La noire sortit de la voiture. Elle ne portait pas grand-chose sur elle. Un foulard rose tombait de ses cheveux noués en queue de cheval.

— Il est trop vieux pour moi, dit la rouquine.

Elle grimaçait en disant cela. L’acier noir de la baïonnette révélait de vieilles inscriptions. Il tentait de les lire.

— Tu ouvriras la porte, dit la noire. Je me charge de monsieur.

— J’irai faire un tour, dit la rouquine. Elle me botte, cette bagnole.

— Donne-lui les clés !

Sartoris s’exécuta. Il n’avait jamais donné les clés d’une bagnole à une fille aussi jeune. Et jamais il n’avait cédé à ce genre de caprice si la fille prétendait conduire seule pendant que lui, Sartoris, se payait du bon temps avec une autre fille qui le trouvait à son goût.

— C’est Aliz, dit la noire.

Elle caressa le visage lunaire d’Aliz. Sartoris voyait une espèce de fantôme et ce fantôme tenait les clés de ce coupé hors de prix en répétant qu’elle n’avait pas l’âge de se laisser enculer par un type qui était plus vieux que son propre père. Elle s’installa au volant et démarra le moteur. La portière coulissa, petit chuintement qui réveilla Sartoris de sa torpeur.

— Sois prudente, conseilla la noire.

— Ne te laisse pas faire, Anaïs ! fit Aliz.

— Compte sur moi !

La voiture démarra en trombe et disparut dans la nuit, tous feux éteints. Sartoris était paralysé, incapable de bouger le petit doigt pour protester.

— Maintenant qu’on a fait les présentations, dit Anaïs, au lit, Sartoris ! J’ai autant sommeil que toi. J’espère qu’elle ne fera pas trop de bruit en rentrant.

— Mais où va-t-elle ?

À la place d’une réponse, il entendit le fracas d’une porte qu’on vient d’ouvrir par effraction.

— Ya une salle de bain, fit Anaïs et elle entra en le tirant par la manche.

Au-dessus d’eux, la NL avait atteint un diamètre tel qu’on ne pouvait plus penser à la Lune en priant. Sartoris s’était agenouillé pour prier au bord du lit. Il avait le tournis et avoua que c’était une des nombreuses conséquences d’une blessure de guerre. La nouvelle lumière, chaude et dense, dégoulinait des interstices, zébrant les murs et le plafond.

— T’es complètement dingue ! rit Anaïs.

Elle se coucha sans défaire le lit. Elle était allongée sur le dos et il était pétrifié, dans la position du prieur qui n’attend rien de sa prière et tend son cou au maximum pour que la lame tranche net. Elle le regardait, la joue sur l’épaule, mordillant le bout de sa langue en lui demandant s’il était dingue ou si c’était elle qui interprétait. Il ne répondait pas. Dans son froc, sa queue était en proie à une turgescence presque douloureuse.

— Elle m’a coûté un max, cette bagnole ! finit-il par dire.

Anaïs se dressa sur ses coudes.

— C’est peut-être la fin du monde et tu t’en fais pour une putain de bagnole ? T’es complètement louf, ouais !

Il avait une crampe dans un mollet. Mais c’était sa gorge qui le faisait le plus souffrir.

— Je dis ça, articula-t-il, c’est surtout pour les suspensions. Le moteur ne craint rien. Comment savez-vous qui je suis ?

— Ya ta photo dans le journal, mec !

Ça recommençait, comme en Irak. La même nuit lunaire, la cité déserte et les morts rassemblés sur la chaussée. Des femmes le harcelaient en le montrant du doigt. Il avait eu sa photo dans le journal. Sous le casque, il souriait comme si rien ne s’était passé pour justifier les commentaires de la critique guerrière internationale.

— Zêtes qu’un sacré con, Sarto ! avait rugi le lieutenant.

— Fermez-la, lieutenant, ou je cause ! avait-il répondu sans se laisser impressionner par ce jeune con en armes.

— Je vous foutrai une balle dans la tête à la première occasion !

— Y aura pas d’occasion, lieutenant ! Je me tire.

— Sarto ! Revenez ! Je vous ordonne de revenir ! Sarto !

Voilà comment ça s’était passé et le Conseil lui avait finalement donné raison, renvoyant le lieutenant à ses chères occupations civiles.

— Tu pourrais peut-être raconter le début, fit Anaïs en s’étirant.

— J’ai mal, soupira-t-il. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— À part baiser une dernière fois ? Qui s’en souviendra, mec ?

— Pourquoi ne veut-elle pas baiser, elle ?

— Elle a pas dit « baiser ». Elle a dit « enculer ». T’es sourd ou quoi ?

— Vous êtes là par hasard ?

— Tu l’as dit ! Par hasard.

Elle le toisa pendant une bonne minute avant de prendre la main qu’il lui tendait.

 

Il était trois heures du matin quand Aliz rentra. La voiture n’avait pas produit l’effet escompté sur le cerveau de Sartoris. Anaïs ne dormait pas. Elle fit signe que le type en écrasait. Aliz se déshabilla et se lova dans un fauteuil.

— Une sacré bagnole ! dit-elle une fois que le silence fut revenu pour les plonger dans la Nouvelle Angoisse.

— Des nouvelles ?

— Rien.

Dans l’ombre, la baïonnette émettait les tintements qu’un ongle exercé lui arrachait. Elle ne dormira pas, pensa Anaïs.

OMAR II

Pendant que Sartoris Hightower remontait vers le Nord en compagnie des deux filles, Omar Lobster descendait. Il venait de traverser les Îles Aléoutiennes. À Barrow, il rencontra Ulysse Hightower sur le quai. Un train d’icebergs attendait et Ulysse griffonnait sur un écran. Il portait le brassard des stagiaires. Dans le ciel, les nuages occultaient le phénomène cosmique qui avait mis le feu à l’imagination des hommes depuis quelques semaines. Les deux hommes se contemplaient depuis un moment quand un troisième, qu’ils ne reconnurent pas, les héla pour se moquer d’eux :

— C’est-y pas mignon deux gars qui s’font des mamours avec les yeux ! lança-t-il par-dessus les containers gisant ouverts dans la neige.

Omar haussa les épaules. Il était trop fatigué pour rétorquer quelque chose d’assez spirituel pour provoquer le rire des deux autres. Il glissa prudemment du toit où il se trouvait parce qu’il s’était trompé de chemin en descendant de la ville. Il atteignit le quai après un enchaînement de mouvements qui fit perdre patience à Ulysse. Celui-ci n’avait pas apprécié la plaisanterie de l’étranger. Son stylet crayonnait sur l’écran de plus en plus nerveusement. On aurait dit qu’il était en train de raturer tout le travail qu’il venait d’accomplir minutieusement pour décrocher enfin sa titularisation.

— Vous feriez bien, monsieur, dit Omar en arrivant, de surveiller votre langage à propos de deux hommes qui savent comment se conduire avec les femmes.

— Je ne dis pas que vous vous conduisez mal, dit l’étranger. Ni bien non plus. Et je n’ai pas parlé de femmes. Ou alors je me suis écorché la langue sur quelque chose que je voudrais bien savoir ce que c’est !

— Vous cherchez des ennuis, monsieur ? fit Ulysse.

Il n’était pas dans un bon jour à cause d’une erreur d’appréciation qui avait coûté relativement cher à la Compagnie. Le câble en question s’était entortillé autour d’un pilier du pont principal et une équipe d’intervention tentait de soulager la souffrance de ceux qui avaient fait les frais de cette regrettable erreur. Ulysse avait essuyé un sermon de la part du contremaître et c’était justement celui qui le notait cette semaine.

— Je ne veux plus vous voir avec votre portable sur les lieux de travail, Hightower, avait-il rugi devant un parterre d’autres stagiaires qui s’étaient signés dans son dos en tirant la langue.

Et Ulysse s’était vu attribuer cette tâche, toute nouvelle pour lui, qu’on réservait en principe au personnel extérieur à la Compagnie. Muni de son écran tactile, il relevait les volumes approximatifs et calculait tout aussi grossièrement la vitesse que le train d’icebergs pouvait atteindre dans les descentes.

— Dans les descentes ? dit Omar. Vous voulez parler de la courbure de la mer ? L’attraction s’exerçant verticalement, c’est-à-dire vers le centre de la Terre, je ne vois pas comment… C’est sérieux ce que vous dites ?

L’étranger riait déjà. Il était vêtu d’une peau de bête, ce qui était particulièrement original à une époque où on ne chassait plus. Il portait aussi une arme en bandoulière et un chapeau de cuir couvrait ses oreilles. La barbe ne dissimulait pas un visage serein. Omar le salua d’un signe de la main et continua sa progression vers Ulysse. Il glissait par petites avancées sur un verglas presque noir par endroit, à tel point que l’étranger se demanda si ce n’était pas plutôt de la graisse. L’entretien des câbles qui liaient les icebergs pour former les trains nécessitait beaucoup de graisse. Ulysse s’employait d’ailleurs à en comptabiliser les fûts.

— Ça ne coûtera rien à la Compagnie si je fais le voyage sur un iceberg, dit Omar.

Il n’était pas sûr qu’Ulysse apprécierait sa proposition. Le brassard indiquait qu’il n’était pas compétent en la matière. Et en effet Ulysse s’était arrêté de travailler pour regarder en l’air comme s’il réfléchissait.

— S’il n’y avait pas ces nuages, dit-il, on verrait de quoi il s’agit.

— Vous n’avez pas la télé ? dit l’étranger.

Omar eut l’impression d’assister à une représentation théâtrale de haut niveau. Il avait perdu l’habitude de ce genre de spectacle, depuis le temps qu’il n’avait pas revu le monde auquel il appartenait aussi bien que les deux autres qu’il reconnaissait d’emblée comme les siens. Ulysse vit bien qu’il n’était pas au courant et il se demanda pourquoi, mais ce fut l’étranger qui en parla le premier :

— Un corps céleste d’une masse impressionnante se dirige vers la Terre, dit-il.

— C’est-à-dire que c’est la fin du monde ! s’écria Ulysse.

Instinctivement, Omar leva la tête. Il ne vit que de noirs nuages à peine éclairés en dedans.

— Vous plaisantez ! dit-il. Je suis scientifique et…

— Je vous avais pris pour un de ces moines… commença Ulysse.

Comme Omar ne réagissait pas, il s’adressa à l’étranger qui n’avait pas l’air d’un moine selon ses critères de reconnaissance :

— Vous savez… ces moines…

— Je sais, dit l’étranger. Il n’y a pas de moines ici.

— Qu’est-ce que vous en savez ! s’écria encore Ulysse. Je parie qu’ils y sont pour quelque chose. Juste au moment où j’allais obtenir ma titularisation.

Il avait vraiment l’air malheureux. Omar s’apitoya, ce qui augmenta chez Ulysse la suspicion d’avoir affaire à un moine en cavale. Il en passait au moins un par semaine et tous empruntaient le train d’icebergs pour descendre vers le Sud. Qu’allait-il faire si loin de leurs racines ?

L’étranger confirma la thèse du cataclysme final :

— Ce monsieur a raison, dit-il en parlant d’Ulysse. Pas au sujet des moines. Loin s’en faut ! Nous allons tous disparaître dans une formidable explosion. Tout le travail millénaire de l’humanité ne vaudra plus rien demain.

— C’est pour demain ! couina Omar.

Il s’efforçait de ne pas y croire, mais les deux autres avaient l’air convaincant. L’étranger le tranquillisa :

— Demain ou plus tard, dit-il. Nous n’en savons rien.

— Vous devriez le savoir si vous êtes scientifique, fit Ulysse. C’est le genre de choses que les moines prétendent savoir. Et les scientifiques nous racontent des blagues. Je regarde plus la télé depuis… depuis…

— Deux semaines, précisa l’étranger à l’attention d’Omar qui s’inclina pour marquer sa gratitude.

— Deux semaines ! s’écria Ulysse. Une éternité !

— Vous feriez mieux de déguerpir, dit l’étranger.

— Pour aller où ? En enfer de toute façon !

Omar était intrigué.

— Pourquoi nous conseillez-vous de quitter les lieux ? demanda-t-il à l’étranger.

— Pourquoi prétendez-vous sauter dans un train d’icebergs ? Et pourquoi cet homme (Ulysse) s’inquiète-t-il pour son plan d’avancement ?

— Vous n’avez rien à défendre, vous ? demanda Ulysse avec un sourire qui en disait long sur l’état de ses nerfs.

Un gémissement sortit de sa bouche tandis qu’il serrait les dents pour résister aux sollicitations de son cerveau. Trois de ses compagnons s’étaient déjà suicidés. Le premier en se jetant dans l’eau glacée. Son cri n’avait pas duré une minute et on avait repêché un cadavre grimaçant aux membres raides et cassants. Le deuxième avait avalé une dose mortelle de potassium et son cœur s’était arrêté au beau milieu d’une phrase qui, en d’autres circonstances, aurait laissé des traces. Le troisième s’était enfoncé une tige de fer à béton dans l’estomac et était heureusement tombé dans les roues d’un engin de déblaiement qui l’avait entièrement écrasé avant que la douleur ne devienne une autre raison valable de quitter ce monde en détresse. Quelques autres avaient fait des tentatives et deux d’entre eux se débattaient encore entre la vie et la mort. Ulysse s’était bien gardé de dévoiler son projet. Seul son papa était au courant. Et le contremaître avait confisqué le portable en pleine conversation avec ce papa qui connaissait la mort pour l’avoir maintes fois pratiquée en toute légalité.

— Rien, dit l’étranger pour répondre à la question posée par Ulysse.

Omar, soumis à de contradictoires sollicitations intellectuelles, n’arrivait plus à parler et se reprochait intérieurement de n’avoir rien à dire pour donner un sens à cette conversation pour l’instant absurde et inutile. Sous le pont, on s’activait sans obtenir de résultat. Les victimes expiraient à intervalle régulier. Bientôt, il n’y aurait plus personne à sauver et on se soucierait d’autre chose. Il n’y avait justement plus grand-chose à faire, mais on le faisait et cela amusait beaucoup l’étranger qui n’en parla pas. Il fouilla dans la poche de son épaisse fourrure et en sortit quelques billets neufs. L’œil d’Omar clignota.

— Isywybad ? jubila-t-il.

L’étranger prit un air désolé.

— Ce sont des faux, expliqua-t-il. Je me demande ce que je vais en faire maintenant.

— Des faux ? fit Ulysse.

Sa fibre policière reprenait de la place chaque fois qu’il constatait une entorse à la Loi. Mais il se retint de commenter les aveux de l’étranger. Omar se montra plus pragmatique.

— Ils n’y verront que du feu, dit-il en virevoltant. Allons nous saouler !

— Je ne peux pas quitter mon poste ! hurla Ulysse.

Il lui sembla que l’activité sous le pont était suspendue à une explication de ce cri incohérent. Et si rien n’arrivait ? pensa-t-il. Il n’est jamais rien arrivé et quand il est arrivé quelque chose, on s’en est remis, non ? L’étranger le tira hors du cercle où il exerçait une influence dérisoire sur la marche des trains d’icebergs.

— Nous verrons bien, dit-il. Si on nous jette en prison, ce ne sera pas pour longtemps.

— Mais je ne veux pas finir ma vie en prison ! hurla encore Ulysse.

Cette fois, il ressentit le besoin de se mettre à courir pour rejoindre le pont et s’expliquer une bonne fois pour toutes. Mais l’étranger le retenait fermement.

— En prison ou ailleurs… fit-il.

Omar s’amusait. Il se mit à parler des femmes, ce qui eut au moins l’intérêt de lever tout soupçon d’appartenance à la maudite race des moines. Ulysse vouait une haine patiente à cette corporation. Il se laissa conduire, trépignant lui aussi dans la neige noire qui continuait d’intriguer le cerveau fatigué de l’étranger.

— Vous êtes venus en voiture ? lui demanda Omar. Il n’y a plus de vol. Une espèce de tempête magnétique… je simplifie pour que vous compreniez.

Ils entrèrent dans un tripot. Des Indiens jouaient au billard. Quelques filles attendaient au comptoir. Personne aux tables. Les jeux de cartes étaient soigneusement rangés sur les tapis. Ulysse se laissa envahir par la mélancolie. Il n’avait pas un sou en poche. Si quelqu’un s’apercevait de la supercherie, il ne pourrait même pas calmer le jeu en payant avec de l’argent légal. Il se saoulerait peut-être si l’étranger était généreux. Et tout exploserait en plein paroxysme. Une fille le héla sans conviction.

— Je sais pas si l’alcool remplacera vraiment les merveilles que l’amour procure à un homme bien constitué, dit-il assez bas pour ne pas être entendu des filles et de leurs maquereaux.

— Des filles, j’en ai deux, dit l’étranger. En tout cas sur ce continent.

— Des vrais ou des fausses ? fit Omar en riant.

Ulysse ne trouvait pas ça drôle. Il s’en fichait de l’humanité. Celle-ci pouvait se réduire à son concept minimum : un homme et une femme. Lui et n’importe laquelle de ces filles, comme dans les films.

— Est-ce qu’on a trouvé l’élixir de Jouvence ? demanda-t-il à Omar.

— Pas que je sache, dit Omar.

— Pourtant, dans le Marvel, vous vous en servez sans arrêt !

— Vous lisez trop, dit l’étranger.

Il commanda plusieurs bouteilles qui, mises bout à bout, formaient une promesse de cuite carabinée. Et il lui restait encore de l’argent. Il y avait un détecteur de faux billets à côté de la caisse, mais le patron ne s’en servit pas. Pourtant, pensa Ulysse, des billets neufs ! Il pensa un moment qu’il était en train de rêver. Sa main avait d’abord tâté fermement la fourrure que l’étranger portait sur sa peau nue, puis elle s’était mise à la caresser et maintenant il demandait des explications sur la provenance de cet objet illicite que personne ne reprochait à un étranger à qui personne n’avait demandé des éclaircissements sur son identité et ses projets d’avenir. L’entrebâillement des pans révélait un corps alerte capable de toutes les prouesses. Mais des insectes couraient dans les poils et Ulysse retira sa main comme s’il venait de la poser sur la grille rougie d’un barbecue.

— Elle n’est plus toute neuve, dit l’étranger en parlant de la peau. Vous reconnaissez certainement le poil d’un ours polaire. Les boutons sont les dents de la même bête. Mes testicules reposent dans l’écrin de sa bourse que mes femmes ont préalablement remplie de graisse de phoque. Ce que vous voyez au-dessus est ma queue. Je la porte comme un trophée depuis que ce satané ours a failli me l’arracher…

— ¿No me digas !

— Comme je vous le dis, messieurs !

— On dirait la queue d’un… fit Ulysse qui n’acheva pas sa phrase, car il ne se souvenait pas dans quelles circonstances il en avait vu une semblable.

— Vous avez eu beaucoup d’aventures masculines ? lui demanda Omar.

Ulysse rougit. Il avait eu une aventure avec son papa, mais il n’en parlait plus depuis longtemps.

— Mon père pense que j’ai eu tort de quitter la police, dit-il dans la foulée de sa pensée.

Les deux autres reculèrent. Leurs verres n’avaient pas goutté sur le comptoir. Ils se maîtrisaient, pensa Ulysse.

— Il m’a appelé pas plus tard que ce matin, continua-t-il. Mais il a fallu que ce con... tremaître… m’arrache le téléphone des mains sous prétexte que je venais de causer un malheur pour la Compagnie. Je crois que ma promotion est remise à plus tard…

— Il faudra que ce ne soit pas trop tard, fit l’étranger.

Ulysse plongea le nez dans son verre. Il pleurait encore. Omar fit tinter une bouteille pour le réveiller. Ulysse pensa de nouveau aux pratiques illicites des moines. Omar avait le regard d’un moine, pas d’un savant. Est-ce qu’un savant sauterait dans un train en marche ? Il avait vu des tas de moines sauter dans les trains d’icebergs. Et jamais il ne les avait dénoncés, alors qu’il les haïssait et qu’il espérait qu’ils subiraient un jour un châtiment à la hauteur de leurs crimes contre l’humanité. Toutes religions confondues. Omar augmenta le rythme des tintements. Ce fut bientôt un concert de crispations et la douleur s’installa entre les yeux d’Ulysse pour ne plus quitter cet endroit stratégique de son mal. Puis le silence s’abattit comme une chape. Il était entré en lui-même, entièrement, comme cela arrivait chaque fois que le malheur frappait à sa porte. Il ne s’y sentait pas à l’aise sans injection liquide cristalline. Il se mettait à cauchemarder et personne n’avait le pouvoir de le réveiller. Pourtant, il était tout près de la surface. Il pouvait les sentir contre sa peau. Ils vibraient, sans doute parce qu’ils lui parlaient. Mais il ne comprenait pas ce qu’ils lui disaient et il se taisait, criant peut-être à la surface parce qu’alors il n’était pas lui-même, mais terriblement immobile et silencieux à l’intérieur, la peur cisaillant ses membres, y compris cette queue dont la nature et le hasard l’avait doté pour participer avec plaisir au repeuplement perpétuel du monde. Une crise, ce n’était rien d’autre que cela. Et il le savait depuis longtemps.

 

À l’extérieur de cet homme, trois hommes et deux femmes s’agitaient pour le sortir de son rêve. Sartoris Hightower était celui qui s’activait le plus, renouvelant la goutte d’ammoniaque sur l’ouate, une main soutenant la tête qui sinon eût fini par se briser sur le dallage. En entrant dans le café, précédé par Aliz et Anaïs, il avait tout de suite reconnu le personnage vêtu d’une peau d’ours. Mais il s’était tu, se demandant si Ulysse n’avait pas encore perdu la tête à cause de lui. C’était arrivé tellement souvent, cette rencontre qui s’achevait immanquablement par le malaise d’Ulysse, lequel cédait dans la douleur à une crise d’épilepsie. Et papa n’était pas toujours là pour le tirer d’affaire. Cela se terminait alors à l’hôpital et il fallait de la patience pour tout expliquer de nouveau à cette administration d’un autre âge qui avait conservé ses vieilles habitudes en matière de doute.

Et pendant qu’Ulysse s’enfonçait en lui-même comme on se perd au jeu, Roger Russel monnayait sa peau d’ours auprès du propriétaire des lieux pour obtenir le carburant nécessaire au démarrage du beau carrosse que les filles avaient déniché selon ses plans. Il se tenait nu près du comptoir, la fourrure ayant quitté ses mains pour celles du patron qui n’était pas visiblement convaincu par le marchandage. Il venait de se faire avoir avec de la fausse monnaie et doutait que cette peau, maltraitée par un usage abusif de l’aventure en territoire ennemi, eût assez de valeur pour mériter un échange qui éloignerait le faux-monnayeur à la fois des poursuites judiciaires et de sa propre influence sur son destin de hors-la-loi.

Omar se tenait à l’écart. Il se renseignait auprès d’un autre employé de la Compagnie au sujet des peines appliquées en général aux passagers clandestins des trains d’icebergs. L’employé mima le fouet et les contorsions du supplicié. Omar déclara qu’il était prêt à payer et, comme il n’était pas un moine, il pouvait aller loin dans la dépravation, un mot que l’employé ne comprit pas et qu’il fallut remplacer par une longue description des perversions sexuelles dont il était capable. Anaïs écoutait avec une attention animale qui mit Omar mal à l’aise.

— Vous avez une voiture, dit-il à Anaïs. Moi, je dois me débrouiller tout seul. Et ce sera plus long !

Anaïs approuva sans bouger du tabouret où elle avait adopté une position pour le moins équivoque. Pour Omar, la vue était d’autant plus ambiguë que le corps nu de Roger Russel apparaissait en fond, exhibant une paire de fesses que la propre main de Roger flattait de temps en temps pour étoffer son argumentaire. Et comme si ça ne suffisait pas, Aliz venait de croiser ses jambes dans la lumière tamisée du billard que les Indiens avaient déserté. Omar sentit monter en lui un désir que sa foi réprimait de toute sa force, mais il eût été imprudent d’en exprimer ici les effets, trahissant du même coup sa vocation de moine itinérant qui ne croyait pas une seconde à la fin prochaine du monde. Sartoris, penché sur le corps électrisé de son fils, aurait eu vite fait de mettre tout le monde de son côté et de lui inspirer les désirs de vengeance ordinairement appliqués à l’endroit des religions. L’employé de la Compagnie confirma que la titularisation d’Ulysse n’aurait pas lieu. Omar parut catastrophé par la nouvelle et en profita pour négocier plus intimement les conditions de son voyage clandestin.

Enfin, Ulysse s’endormit. Son corps se tranquillisa. Sartoris le souleva et l’emporta dans l’escalier, les stagiaires étant logés à l’étage. Il défonça presque la porte et jeta le corps sur le lit, soulevant un concert d’odeurs qui l’écœura.

La chambre n’avait pas changé. La fenêtre était occultée par des vêtements suspendus sans ordre. Les restes d’un repas pourrissaient sur une table où grouillaient des insectes noirs et rapides. Une chaise était renversée depuis longtemps, le dossier dans une chemise sale et les pieds encombrés d’autres détails d’une garde-robe qui laissait à désirer. Des livres n’étaient plus lus, des feuilles de papier jonchaient un tapis qui laissait voir sa trame grise et sur le mur les photographies d’une ancienne série de crimes sanglants constituaient la seule ouverture sur le monde extérieur. Une tristesse immonde régnait en maîtresse des lieux. La lettre de démission qu’Ulysse avait adressée à Kol Panglas était punaisée au milieu des photos et portait en travers et en rouge, de l’écriture de Panglas, la mention : avec plaisir. Voilà comment on détruit un homme, pensa Sartoris. Il avait lui-même survécu à d’autres circonstances tout aussi inextricables. Mais Ulysse avait toujours manqué de caractère. Il fallait bien que tout se finisse dans un taudis à la limite du monde habitable. On frappa. C’était Aliz, celle qui n’avait pas voulu coucher avec lui pour une question de génération.

— Vous couchez là ce soir ? demanda-t-elle.

— Et vous ?

Elle le rendait nerveux. Et la nervosité l’éloignait des calmants habituels.

— Où sommes-nous ? dit-elle.

Elle ne posait pas une question. Elle lui demandait de rajeunir. Il empoigna ses cheveux à pleine main et faillit lui briser le cou pour mordre dans ses lèvres. Elle s’était peut-être brisée. Il la vit s’étaler de tout son long sur le sol. Il n’avait jamais observé une telle rousseur. Et dans la broussaille des cheveux, le visage paraissait reposé. Il savait qu’elle jouait. Elle se trahit en aspirant discrètement la perle de sang qu’il avait provoquée en mordant le bout de la langue. Dans le lit, Ulysse se battait avec ses fantômes.

ULYSSE III

Les effets de l’attraction commençaient à se faire sentir. Ulysse pensait que son cerveau allait se liquéfier. Dehors, la neige tombait. On ne voyait plus le quai. Les trains avaient disparu dans la grisaille. De temps en temps, un camion surgissait de cette épaisseur, rugissant dans la montée. Les câbles qui traversaient la tourmente semblaient suspendus, ne tenant à rien de précis, pas même aux grandes roues des treuils qui émettaient un chant métallique pénétrant comme le froid. Derrière la fenêtre, Ulysse s’imprégnait de réalité, sachant que le monde allait se finir alors que lui-même aurait disparu sans laisser de traces. Toute sa vie il avait songé à ces traces qu’un homme peut graver plus ou moins profondément dans l’inconscient et la mémoire collectifs, mais jamais il n’avait adhéré à ces visions infantiles d’apocalypse. Seule la mort avait un sens. Maintenant, le néant réclamait aussi un sens et il n’avait plus le temps d’y réfléchir pour au moins en créer la fiction. En fait, toute la fiction à laquelle il avait songé depuis son enfance ne concernait que les différentes manières de mourir. Il n’avait jamais rien écrit sur le néant, excepté ce que tout le monde sait.

Roger Russel n’était pour rien dans ce nouveau chaos. Ulysse l’avait enfin compris. Il arrive aux hommes trop centrés sur eux-mêmes de confondre la réalité, celle qui devient finalement néant, avec les fictions de la haine, celles qui sont bornées par la mort et uniquement par elle. Il était tombé dans le panneau comme le commun des mortels. Or, pendant longtemps, il avait cru s’être élevé au dessus du vulgum pecus. Il avait écrit des livres, activité normalement auréolée de reconnaissances en tous genres. Il n’y a rien comme la reconnaissance pour situer un homme au-dessus des autres. Il s’était d’abord acharné, expliquant, narrant, allant même jusqu’à pratiquer la poésie. Il avait même donné des leçons à des apprentis écrivains. Et ne leur avait rien appris. Ses livres avaient traversé le couloir de la mort des livres. Ils n’avaient même pas été exécutés. Personne ne les avait lus. Au bout de quelques années de labeur et de crises de nerfs de plus en plus dangereuse pour la société et pour lui-même, il était entré dans la police. Son papa lui disait depuis longtemps qu’il avait besoin d’une expérience pour étayer ses passions créatrices. Sartoris avait vécu des guerres. « Toi, mon fils, tu connaîtras la rue et la ville qui en fait le lieu de toutes les rencontres. Cesse de te gonfler le bourrichon avec uniquement ce que ton cerveau est capable de produire. C’est de la merde. Une expérience t’ouvrira les portes de l’imagination. Je comprends que tu n’aies aucune envie de te retrouver sur un champ de bataille comme ton papa. La rue, c’est quand même moins risqué comme existence. Et c’est sans doute assez pour ce que tu veux faire. J’ai même pas idée de ce que c’est d’écrire un bouquin. »

Et c’était ce même papa qui avait laissé filer un des criminels les plus recherché. Ulysse avait explosé, une colère immonde pleine d’injures inappropriées et de gestes si déplacés que Sartoris en avait conçu un système de défense du même type.

— Et en plus t’as couché avec cette pute !

— Ça regarde pas mon fifils si je couche avec des mineures.

Ce qu’Ulysse ne comprenait pas, c’est pourquoi Aliz n’avait pas couché avec lui, mais avec papa. Mais la question n’était pas là. Le type qui avait vendu sa peau de bête pour s’acheter de l’essence était bel et bien Roger Russel.

— Mais enfin, dit Sartoris. Tu l’as même pas reconnu.

— J’l’ai reconnu quand il s’est foutu à poil !

— Ah ! Ben, j’aimerais bien savoir pourquoi.

Faut se méfier de la colère. Elle vous fait dire n’importe quoi et du coup l’objet de votre colère (ici papa) se calme et vous assène une réflexion qui prend un sens que vous n’aviez pas prévu. C’est pas comme ça qu’on construit une existence.

— Moi je veux savoir pourquoi tu m’as pas dit que tu l’avais reconnu ! beugla Ulysse un cran en-dessous.

— Et t’en aurais fait quoi de ce renseignement… en tant que « stagiaire » de la Compagnie des Icebergs ?

— Les flics, c’est comme les prêtres ! Je suis défroqué, pas licencié ni démissionnaire !

— Tu parles d’une nuance !

Papa avait raison. Ce n’était pas une question de nuance, mais de sujet. Le temps s’était considérablement raccourci. Roger Russel disparaîtrait dans la même seconde. Le Monde aurait alors une existence intermédiaire. Et personne ne serait là pour en témoigner. Puis le Monde lui-même disparaîtrait. Mais où ? La réponse à cette question ne figurait pas dans le dernier numéro de Marvel, Le Gorille Urinant.

— C’est pas dans ce genre de merde que tu trouveras la parole de Dieu, fit Sartoris.

Il se calmait lentement. Tout son corps était en proie à un étrange frisson qui tenait à la fois de l’électrocution et de l’effet du potassium tel qu’on l’administre aux condamnés à mort. Il avait assisté à l’exécution d’un violeur au Mexique. Le type n’en ramenait pas large. Il n’aurait pas aimer mourir comme ça, Sartoris, et c’était pourtant ce qui allait arriver. Depuis ce matin, il s’était connecté pour se renseigner sur les effets de la gravité. Ulysse préférait Marvel. Et ils se disputaient depuis midi, heure à laquelle un employé de la Compagnie était venu signifier à Ulysse qu’il était définitivement viré. Il venait récupérer le matériel prêté par la Compagnie. Tristement, sans la moindre trace de colère, Ulysse avait emballé l’écran tactile et divers ustensiles qui avaient servi à sa formation. L’employé s’était incliné pour le remercier, mais il n’y avait aucune compassion dans cette attitude. On aurait dit plutôt qu’il s’en foutait et qu’il se contentait de faire son travail. Ulysse avait refermé la porte sans laisser paraître son désespoir et il s’était immobilisé dans la posture de celui qui réfléchit à ce qui lui arrive sans comprendre que c’est vraiment arrivé et que les raisons auxquelles il pense sont les bonnes.

— J’suis plus rien ou quoi ? avait-il murmuré.

Puis ils s’étaient disputés au sujet d’Aliz. Ulysse reprochait sa « légèreté » à son papa.

— Tu l’as bien draguée, dit Sartoris. Je peux te dire que Russel n’était pas content.

— Tu l’as laissé échapper ! Toi ! Un vétéran ! Un Purple Heart !

Et ils avaient failli s’entretuer à cause d’une fille qui n’était même plus là pour en juger. Maintenant Ulysse regardait dehors à travers le carreau cristallisé de la seule fenêtre et Sartoris feuilletait le dernier Gor Ur en poussant des soupirs de désespoir.

— Comment veux-tu vivre normalement avec des trucs pareils dans la tête ? Des Morts, des Vivants et des Marvels. Il faudra que tu m’expliques, parce que je comprends pas.

— Tu peux pas comprendre, papa. C’est un Monde.

— Mais ce n’est pas le nôtre, fifils !

Sartoris se tut. Il était trop tard. Tous les mondes allaient être engloutis dans une espèce d’écran qui disparaîtrait lui aussi dans le feu éternel. Il se demanda quelle serait la dernière image gravée dans son cerveau, le dernier son et la dernière pensée. Qu’arriverait-il à l’homme tué de cette sinistre façon ? Un homme peut-il survivre à un tel homme ? Art God Art avait dessiné une espèce de fente, dernière vision de l’homme rendu incapable de s’en approcher. L’astronaute Joe Cicada perdait le contrôle de son vaisseau. On ne fait rien sans vaisseau dans ce genre d’aventure. On ne fait pas non plus la guerre avec des sentiments. Mais on la fait quelquefois avec plaisir, ce qui n’était jamais arrivé à Sartoris, sauf peut-être une fois. Mais il n’était plus temps de s’en souvenir, et surtout pas d’en parler à Ulysse qui n’était plus rien avant de n’être plus du tout. Cette période de chômage allait le miner. Sartoris connaissait bien son fifils. Par exemple, il avait bien joué en le poussant à préparer le concours d’entrée dans la police. Certes, Kol Panglas avait raconté un tas de conneries au sujet d’Ulysse, mais ça n’avait rien à voir avec les performances d’Ulysse qui étaient plus qu’honorables. Il y avait une femme là-dessous. Sartoris ignorait de qui il s’agissait et maintenant, il s’en foutait. Pourtant, cette femme l’avait hanté. Ce serait peut-être elle la dernière image, un corps fabuleux mais sans visage, comme il convient à un cauchemar de la pire espèce. Bon, il avait retrouvé son fifils. C’était déjà pas si mal. Ils allaient vivre ensemble les derniers moments de l’humanité. Ensuite, et cette idée le déprimait jusqu’à la douleur, personne ne vivrait la dernière seconde de réalité. Art God Art disait le contraire, mais c’était de la foutaise.

— J’vais m’inscrire au chômage, dit Ulysse sans quitter la fenêtre qui dégoulinait depuis qu’il respirait dessus.

— Ça te servira à quoi, fifils ? C’est fini, pour eux comme pour toi…

— Mais ça les fera chier !

— C’est bon de faire chier les autres quand on n’est plus heureux, je le reconnais. Faut que je te raconte…

— Tu raconteras ça à Omar, papa. C’est-y pas lui qui se ramène ?

Sartoris jeta un œil distrait dans le brouillard. Omar trottinait sous la neige, s’époussetant à deux mains comme s’il perdait la tête dans un essaim de mouches tsé-tsé. Art en parlait comme d’un savant qui avait changé la mort en quelque chose de plus acceptable, mais que c’était pas la vie éternelle. Des conneries. Sartoris n’avait pas inspiré Art. Ulysse non plus. Personne de la famille. Les Hightower étaient des Vivants. C’est ce que Sartoris commençait à comprendre. Il en avait marre de toutes ces complications. Quand ce n’était pas l’histoire qui se compliquait, c’était sa géographie et ses peuples. Des pages et des pages de descriptions et d’explications. Comment Ulysse pouvait-il supporter ça ? D’ailleurs, il le supportait tellement mal qu’il était au chômage. Qu’est qu’il foutait avant d’être flic ? Sartoris fit un effort considérable pour ne pas s’en souvenir. Il avait un truc secret pour entretenir une mémoire sélective. Il se souviendrait toujours d’Aliz. Elle avait accepté une dose de souffrance qui méritait de figurer au Musée de la Torture des Vermort. Encore une merveille que le Temps Restant interdisait, à moins d’imaginer ce qu’elle aurait souffert dans des machines spécialement conçues pour ça à une époque où il n’était pas interdit de les utiliser. Sartoris en avait vraiment marre de son époque de réalités mises sur le marché dans les écrins factices et onéreux d’une imagination contrainte par elles. Marre de se mordre la queue et de ne pas éprouver la réalité de cette souffrance. Omar entra sans frapper, comme on entre dans la chambre d’un malade qui n’est pas censé répondre. Il s’étonna de trouver Ulysse debout. Sartoris cligna de l’œil.

— Je n’ai pas reçu l’autorisation de voyager en train, dit-il. Mais les filles ont laissé leur moto…

— Vous voulez dire qu’elles ont « emprunté » ma bagnole ?

— Ta superbe bagnole ! fit Ulysse.

— En effet, mais j’avais compris que ce monsieur dont nous avons admiré l’anatomie parfaite en était l’heureux propriétaire…

— C’est moi qui étais heureux ! Pas lui ! beugla Sartoris.

Omar recula, expliquant qu’il allait tenter l’aventure du Sud en moto. Ulysse avait blanchi.

— On a plus rien pour se déplacer ? gazouilla-t-il.

Sartoris hocha sa grosse tête. Il ne se sentait pas frais, comme chaque fois qu’on lui annonçait une mauvaise nouvelle. Il n’avait pas prévu de mourir et d’être anéanti en même temps au fin fond d’une contrée polaire où tout continuait comme avant parce que les autorités jouaient la carte de l’espoir. Il n’y avait pas de place pour trois sur la moto.

— Vous êtes sûr que c’est une moto ? demanda-t-il bêtement.

Omar haussa les épaules. Il savait ce qu’était une moto. Mais Sartoris avait l’air convaincu du contraire.

— Moi, de toute façon, dit Omar, je n’y croirai que quand je l’aurai vu.

— Vous n’avez pas vu la moto ?

— Je parle de cette… de ce corps céleste. Nous ne savons même pas à quoi il ressemble !

— Vous ne regardez pas la télé ?

— Vous lisez bien Marvel, vous !

— On est à bout de nerfs, dit Sartoris. On prendra le train, fifils.

— Pas question que je quitte les lieux avant d’avoir décroché un poste !

On était mal barré. Sartoris émit une plainte et Omar reposa son verre sans y avoir touché. Il s’apprêtait à partir. Mais pas sans faire un bisou à ses derniers amis. Il voulait dire par là qu’il se ferait encore des amis si la chance continuait de lui sourire. Ce qui ravit Ulysse.

— Emmenez papa, dit celui-ci.

Sartoris bondit. Il n’avait pas prévu d’abandonner son fils. Ça serait-y pas émouvant d’être achevé en même temps par un phénomène destructeur de tous les hommes ?

— Attention, dit Omar. J’attire votre attention sur le fait que, d’une part la mort ne sera pas instantanée et que, d’autre part, tout le monde ne mourra pas en même temps. De plus, nous ignorons combien de temps durera cette destruction. Elle sera peut-être aussi lente que l’évolution qui a fait de nous ce que nous sommes.

— Art n’a pas dit un mot sur ce sujet, fit Sartoris.

— Personne ne dit rien que des conneries, murmura Ulysse.

Omar venait de le plonger dans une nouvelle période d’intériorisation. Moment que Sartoris redoutait parce qu’il allait en faire les frais. Raison de plus (quelle était l’autre raison ?) pour accepter la proposition d’Ulysse qu’Omar n’avait pas (encore ?) rejetée. Mais que deviendrait Ulysse s’il fallait une autre éternité au Grand Architecte pour défaire ce qu’il avait si mal fait ? Sartoris n’aima pas les sentiments qui l’agitaient. Après tout, il avait l’âge de vivre encore au moins autant de choses que celles qu’il avait vécues, en qualité comme en quantité, et avec l’avantage de l’expérience qui affine, personne ne me contredira, la question du choix au moment où elle se pose. Le chômage n’est pas si terrible. Plein de parents enfantent des chômeurs. Est-ce que ça change leur existence en enfer ?

Sur la table, un fascicule indiquait qu’il constituait une annexe des Marvels de Gor Ur version AGA. Sartoris se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de le lire avant de se lancer dans la lecture de ce qu’il avait du mal à considérer comme une aventure de l’esprit. Il trouverait un kiosque achalandé à San Francisco ou à Los Angeles. Où Omar comptait-il l’emmener ? Une aventure sentimentale était-elle envisageable ? Dans ce monde où tout peut arriver, pourquoi ne pas anticiper ? Sartoris se sentit presque joyeux en y pensant. Certes, quelque chose avait changé dans l’environnement spatial de la Terre, mais était-ce un changement si important que ça ? Que s’était-il passé quand la Lune s’en était approchée ? Omar lui expliquerait ça en route. Sartoris comprendrait tout à la condition qu’Omar n’introduise pas trop de calculs dans ses explications. Il n’était pas doué pour les maths et Ulysse avait hérité cette tare sans même se rendre compte que c’en était une. Voilà en quoi le père et le fils étaient différents.

— Toi, fifils, inscris-toi au chômage et redeviens stagiaire avant de sombrer dans la dépression.

— Je vais faire la vidange ! s’écria Omar.

C’était qui, ce mec ? se demanda Ulysse. Il ne le reverrait plus. Plus personne ne se reverrait et ça n’avait aucune importance.

— Pour Aliz… fit Sartoris.

— Ça n’a pas d’importance.

— Pour Russel…

— Ça n’a pas d’importance.

Qu’est-ce qui en avait ? Se retrouver seul n’a pas non plus grande importance. Sauf si le chômage devient une habitude. Il descendit pour assister à la préparation de la moto. Des employés de la Compagnie se privaient de commentaires. Ils avaient l’air triste de ceux qui ne partent pas. Ulysse se sentait tellement différent d’eux qu’il les méprisait. Il commenta à leur place, prenant même toute la place pour que son papa y soye fier de lui au moins une dernière fois avant de ne plus se revoir. Fallait bien que ça arrive un jour. Et ça arrivait à un bien mauvais moment de sa vie professionnelle. Il n’avait jamais connu d’autres espèces de tournants. Si c’était des tournants, ces ennuis qui se mettaient à pleuvoir comme si le temps qu’il fait y était pour quelque chose. Sartoris avait fièrement revêtu la peau d’ours que Roger Russel lui avait vendu à prix d’or avant de lui piquer sa bagnole. Aliz n’avait pas laissé de traces. Il se souvenait à peine d’Anaïs. Il ne s’en souvenait plus.

Omar actionna le kick. Sa botte en peau de bête remonta brusquement sous son menton. Le moteur toussa tandis qu’il travaillait les gaz au poignet. Il tirait la langue comme un écolier, lançant des clins d’œil complices aux Indiens à qui il avait promis de revenir. Puis il enfourcha la moto exactement comme s’il s’agissait d’un canasson. Sartoris eut du mal à s’installer sur le siège arrière à cause de la mauvaise qualité de la fourrure qu’il avait payée dix fois son prix, cela dit sans exagération. L’échappement toussait comme un vieux fumeur d’opium. Les Indiens appréciaient. Les employés reculèrent en se tenant la bouche comme d’autres le font avec le nez. Seul Ulysse avait l’air indifférent. Sartoris en était peiné. Il était venu pour rien et il repartait pour pas grand-chose. Une vie de merde, pensa-t-il au moment où la moto fit une embardée. Une seconde plus tard, il n’y avait plus rien autour d’eux que l’épaisseur de la neige virevoltant. Et que le bruit du moteur qui couvrait les premières leçons d’Omar. Un vrai bavard, ce type. Il s’arrêtait plus.

Enfin… c’est ce qu’Ulysse s’imaginait, car la moto avait disparu. Les employés de la Compagnie et les Indiens étaient rentrés dans le café. Pendant un moment, leur rumeur avait étouffé le bruit de la moto s’éloignant. Ulysse se frotta les mains. Il avait oublié les gants. Et le petit doigt de la main droite donnait des signes de cyanose. Il entra dans le café et s’approcha du comptoir.

— Vous pouvez pas ne pas être Indien et être chômeur, dit quelqu’un. Vous ne survivrez pas à une telle contradiction. On appelle ça le Paradoxe du malchanceux.

Et ça le faisait rire.

KOL III

— On s’est mis ensemble.

L’homme qui parlait n’était autre que Kol Panglas. Il portait l’uniforme des cadres de la Compagnie. Entre ses dents, fumait un Kolipanglazo. La femme qui venait de craquer une allumette n’était pas une femme. Ulysse laissa échapper son nom, comme s’il fuyait par l’ouverture qu’elle venait de pratiquer dans son mental. La redoutable

— Alice ! Alice Qand !

— On s’est mis ensemble, dit-elle, répétant exactement ce que Kol Panglas venait de révéler.

Elle aussi portait l’uniforme de la Compagnie. Sur le comptoir, elle manipulait les potentiomètres d’un petit appareil électronique qu’Ulysse ne sut identifier. Il n’avait jamais été attiré par la technologie. Sa connaissance de la nouveauté en matière d’amélioration de la race humaine était limitée aux robots ménagers les plus simples, ceux en général destinés à couper et à réduire en purée. Il n’avait jamais été plus loin que le premier chapitre, laissant aux autres le soin d’alimenter l’énorme appétit du capitalisme globalisé.

— J’en avais marre d’être soigné pour un truc que j’avais pas, dit Kol Panglas.

Sa joie devait être un masque acheté d’occasion. Ça ne marchait pas vraiment. Il rejetait la fumée de son cigare par le nez, ce qui lui arrachait une grimace contradictoire de courte durée.

— J’ai signé avec la Compagnie, continua-t-il. Alice a signé aussi. Et on s’est mis ensemble.

— Ce n’est pas interdit par le règlement, ajouta Alice.

Elle prit le temps de regarder Ulysse des pieds à la tête. Elle s’efforçait de ne pas laisser paraître les sentiments que le chômeur lui inspirait.

— Comment allez-vous, Ulysse ? demanda Kol Panglas.

Il ramonait sa cheminée en même temps, voix presque lugubre qui dérouta Ulysse pourtant prêt à toutes les éventualités en matière de rencontre.

— Nous avons appris pour le chômage, dit Alice.

— J’y suis pas encore inscrit.

— Mais ça ne saurait tarder, fit Kol Panglas.

— Il faut bien que vous fassiez quelque chose, dit Alice.

Cette fois, ce fut Ulysse qui la dévisagea sans aucune pudeur, ne ménageant pas les yeux qu’il avait vus parfaitement morts lors de son aventure inexplicable sur l’iceberg. Ou alors il avait eu une vision. Qu’était devenue la Chevrolet hypertechno ?

— Nous avons croisé votre papa, dit-elle (ou il).

— Toujours à la poursuite de ce brigand de Russel, dit Kol Panglas.

— Papa et… Roger Russel… ?

Kol Panglas envoya sa fumée au-dessus de la tête d’Ulysse où virevoltaient des mouches agacées.

— Par quoi sont-elles agacées, Ulysse ? dit Alice Qand.

La mort ne l’avait pas changée. Ou alors elle n’était pas Morte. Art God Art l’avait classée dans les Vivants. C’était un détail qu’Ulysse avait mémorisé. Il avait appris par cœur le tableau dressé par AGA dans son Supplément aux aventures de Gor Ur, pour les comprendre et les revivre pleinement. Kol Panglas et Alice Qand étaient des Vivants et existaient dans la Réalité. Ulysse Hightower aussi était un Vivant. Encore heureux !

— Par contre, dit Kol Panglas en affectant un air triste, Sally Sabat est Morte. Vous le saviez ?

— Je ne l’ai pas su à ce moment, dit Ulysse d’une voix blanche, mais j’ai sous la main le Sup…

Alice Qand et Kol Panglas eurent le même sourire en même temps. Pourquoi la Compagnie avait-elle embauché un flic aussi cinglé que Kol et un psychologue aussi farfelu qu’Alice qui était un homme malgré les apparences. L’uniforme de la Compagnie accentuait sa féminité. Elle s’était aussi maquillée pour compléter l’illusion. Ulysse ne put s’empêcher de penser qu’il avait lui-même goûté aux célèbres enculades d’Alice. Mais c’était un jour de fête au bureau et il avait perdu la tête à cause d’une boisson composée d’un nouveau genre. Elle… il était doté d’un membre à toute épreuve. Du moins l’aspect de ce membre laissait-il penser que rien ne pouvait le prendre en flagrant délit d’atonie. En ce moment même, elle lisait dans ses pensées. Comme elle avait ouvert sa chemise, elle égrenait les perles d’un collier, laissant glisser chaque perle jusqu’au clic. Ulysse était fasciné. Elle l’avait toujours dominé en usant de ce style d’artifice et il tombait toujours dans le panneau. Il en éprouvait même un plaisir qu’il pouvait qualifier d’à la fois intense et de courte durée. Au rythme des clics ponctuant l’hallucination. Quand elle ne choquait pas ses propres dents avec la pierre d’une bague qu’elle portait au petit doigt, détail qui lui remit en mémoire le problème de cyanose qui affectait le sien. Il le suça sans cesser de la regarder et Kol Panglas lui envoyait maintenant sa fumée en plein visage.

— Je ne resterai pas longtemps au chômage, dit Ulysse.

— Vous trouvez toujours un prétexte pour vous faire virer, fit Kol Panglas.

— Vous devriez être enfermé dans un asile et elle devrait être morte !

Il avait crié. Son papa l’avait prévenu. Ils envoyaient des provocations pour tester les capacités de résistance à l’angoisse. Ce n’était pas Kol Panglas ni Alice Qand. Le premier était fou et la seconde morte. Il pouvait en témoigner. Mais la Compagnie utilisait qui elle voulait. Les Fous n’étaient-ils pas des Vivants d’un genre particulier ? Et Art God Art n’avait-il pas le pouvoir de faire revenir les Morts dans le monde des Vivants ? Il appelait ce pouvoir la Résurrection Post-Mortem. La RPM en termes administratifs. Alice Qand avait donc des règles vertes. À moins qu’elle n’eût pas de règles, soit que les Morts-Vivants n’eussent pas de règles soit qu’elle ne fût pas une femme, auquel cas elle était un homme et tout ceci n’était que la conséquence d’une engelure qui envahissait petit à petit une main imprudemment soumise aux rigueurs du climat polaire. De toute façon, ses compétences en psychologie ne s’appliquaient pas ici et Kol Panglas avait reçu une formation de juriste, pas de physiologiste.

— Qui conduisait la moto ? demanda soudain Kol Panglas.

Comme s’il ne le savait pas ! Lui donner la réponse, ou n’importe quelle réponse, équivalait à se jeter sur son tapis comme les dés. Pourtant, le système attendait au moins une réaction de la part d’Ulysse.

— De quelle moto parlez-vous ? dit-il enfin.

Il avait traversé deux secondes d’angoisse alors que les prescriptions recommandaient de ne pas dépasser la seconde, limitant la dose normale à la demie avec un intervalle jamais inférieur au quart d’heure. Kol Panglas attendait et le cigare craquait entre ses doigts pendant qu’Alice Qand frottait une allumette sans réussir à l’allumer. Frrr… frrr… frrr

— Je veux bien vous suivre, dit Ulysse pour rompre le silence. Mais pour aller où ?

L’allumette s’enflamma. Le visage d’Alice parut moins féminin.

— Nous ne vous avons rien proposé, dit-elle. Ce n’est pas notre travail de proposer du travail. Nous analysons le terrain…

— … quand il y a un terrain, conclut Kol Panglas.

Ulysse émit un rire dont le manque de puissance et d’expressivité le plongea dans une profonde détresse. Trois doigts donnaient maintenant des signes de cyanose. Il les trempa dans un liquide sans se soucier de la nature de cette solution gazeuse. Les bulles eurent immédiatement un effet tranquillisant. Il déplia le quatrième doigt pour le plonger lui aussi dans la substance en ébullition. Le pouce était douloureux, mais sans signes alarmants.

— Maintenant, dit Alice, soyez sage et sucez-les.

— Ensuite j’irai me coucher, dit-il.

Elle approuva d’un signe de tête. Kol Panglas avait l’air d’accord lui aussi. Il allumait lui même le cigare éteint, gonflant ses grosses joues parsemées de poils raides et noirs.

— Je m’inscrirai demain, dit Ulysse. Ça ne presse pas. Le départ de papa m’a un peu bouleversé. Et puis je m’étais attaché à Omar.

— Omar Lobster ?

Les yeux de Kol Panglas le scrutaient.

— Omar… je ne sais plus. Non ! Non ! Pas Lobster ! Omar. Je ne lui ai pas demandé son nom. Vous savez, sur les quais, on se rencontre et ça ne tient jamais plus de quelques jours. Des Omar, j’en connais d’autres.

La substance qu’il venait d’ingérer en se suçant les doigts le rendait volubile. Mais il résistait honorablement à la tentation de s’en tenir à la vérité. Pourquoi la Compagnie s’intéressait-elle à Omar Lobster ? Le seul homme de sa connaissance qui ne croyait pas à la réalité de NL ?

— De quelle réalité s’agit-il, Ulysse ?

Alice Qand s’était approchée. Elle sentait l’homme, sans doute parce que la combinaison qu’elle portait avait appartenu à un homme. Ulysse tentait de résister au bavardage que lui inspiraient ces sollicitations obscures. Cette conversation était bien loin de ressembler à ce qu’il savait des tests ordinairement entrepris par la Compagnie pour détecter le chômeur exceptionnel. Mais sa méfiance, mise à rude épreuve par la substance, était réduite à peu de chose. Même son vocabulaire n’avait plus grand-chose à voir avec ce qu’il connaissait de la langue et des usages conversationnels. Il était temps d’aller se coucher. Ses doigts avaient retrouvé leur couleur naturelle. Aujourd’hui, ils avaient été affectés par un petit incident sans importance. Mais qu’en était-il de la curiosité qu’il avait éveillée dans l’esprit de ses interlocuteurs ?

— Nous ne sommes pas curieux, dit Alice Qand, ni Kol ni moi-même. Nous sommes heureux de vous revoir et désolés de vous trouver au chômage. Vous devriez aller dormir et demain, vous vous inscrirez au chômage. On ne vit pas sous les ponts, ici !

Elle éclata de rire. Sa langue valsait dans une bouche parfaitement dentée. Bouche dans laquelle il lui était arrivé d’éjaculer. Mais il ne se souvenait pas du degré d’intensité ressenti alors. Et ces choses qui s’effaçaient sans explication le rendaient facilement irritable, et donc dangereusement vulnérable. Que voulaient-ils savoir sur Omar Lobster, que lui-même ignorait ? Et où le savant emportait-il papa ? Dans quelle aventure que ce vieux patapouf de papa n’avait plus la force mentale de vivre ou de revivre ? Les gens semblaient se suivre, se poursuivre, se persécuter ou le contraire et lui, Ulysse, qui portait le nom du plus grand voyageur de l’Histoire, végétait dans une contrée où les seuls vaisseaux étaient des trains d’icebergs qu’on conduisait dans l’hémisphère Sud pour pallier le manque d’eau et organiser la survie de ses populations. La réalité si claire et si bien organisée des livres et autres ouvrages de l’esprit n’était même pas un chaos qui a au moins l’avantage d’être complet à défaut d’être compréhensible. Elle apparaissait ici dans ses fragments les moins subtils, forçant l’existence à se dénaturer à leur contact jusqu’à ne plus avoir le sens qu’on attend toujours des questions posées à l’univers, même s’il s’agit encore de ne penser qu’en marge de la vérité.

— Vous feriez bien d’aller vous coucher, Ulysse.

Il les laissa. Dehors, le vent agitait les câbles retenant les icebergs au quai. La neige avait cessé de tomber, mais aucune trace de pas n’indiquait les chemins. Il avait rendu la clé de sa chambre. Étant viré de la Compagnie, il ne bénéficiait plus des avantages liés à cet emploi privilégié. Il fallait retrouver le chemin de l’hospice. Il haïssait les moines, mais Omar Lobster lui avait écrit un petit mot de recommandation. Ce n’était pas trop cher payer pour une nuit. Demain, il serait inscrit au chômage et pourrait alors dormir dans les locaux municipaux réservés aux chômeurs. L’hospice manquait de confort, c’était bien connu. Par exemple, on ne pouvait pas y faire ses besoins. Rien n’était prévu pour se vider. On n’y mangeait pas non plus. En échange d’une participation aux prières, même silencieuse, on pouvait dormir dans un lit et les dortoirs étaient chauffés.

Il s’arrêta instinctivement devant les installations hôtelières de la Compagnie. Les cheminées rejetaient leurs odeurs directement à l’intérieur des gros nuages noirs qui occultaient le ciel et tout ce qu’il contenait, isolant ce monde clos déjà fort limité par des frontières terrestres bien défendues. L’enseigne de l’Hôtel des Cadres s’étendait sur toute la longueur de la toiture. Le porche d’entrée était illuminé par des lampes-tempête. De chaque côté, le parking, parfaitement déneigé, alignait un grand nombre de véhicules en tous genres. C’était des veinards, les cadres. Ils se déplaçaient comme ils voulaient dans le périmètre. L’ouvrier avait moins d’amplitude, étant contraint à des chemins définis par son métier. Ulysse n’avait pas aimé la vie de stagiaire qu’il avait prise pour un avertissement, mais il en avait accepté le principe et avait fait beaucoup d’efforts pour ne pas exprimer ses réserves. Il n’aurait pas fait un bon ouvrier, mais pas mauvais non plus. Et il n’avait aucune ambition. C’était peut-être ce qui finissait toujours par le perdre.

Il était en train de réfléchir à des systèmes de revanche quand un détail attira son attention. Il descendit dans le parking. C’était interdit aux clodos et même aux chômeurs. Et seuls les chauffeurs pouvaient se permettre de rejoindre leur véhicule. Peut-être aussi les nettoyeurs de pare-brise et quelques autres vendeurs à la sauvette qui avaient leur utilité sociale. Ulysse avait souvent observé le visage joyeux des enfants de cadres à qui des marchands de jouets ou de friandises proposaient leurs suppléments de bonheur. Il faut de tout pour faire un monde. Mais cette après-midi-là, le parking était désert. Les pare-chocs formaient une ligne noire d’un bout à l’autre, sauf devant le porche où une moto était garée. Ulysse pressa le pas, les yeux fixés sur le garde-boue arrière de la moto. Il n’avait connu qu’une moto de ce type. Il ne pouvait pas y en avoir une autre. Et c’était bien la moto qu’Omar Lobster prétendait conduire dans le Sud avec papa sur le siège arrière. Celui-ci sentait la merde et c’était celle de papa. Ulysse avait cessé de respirer. Il manqua de tourner de l’œil. Heureusement, un domestique l’avait observé à travers le judas et il était sorti pour le renseigner à coups de pied au cul. Ulysse résista en grognant. Il signala ses bonnes intentions en se contentant de retenir le pied du domestique. Comme celui-ci résistait aussi, il le flanqua par terre et lui écrasa le visage sous sa semelle.

— Je veux voir papa, rugit-il. Je te demande rien d’autre. Va dire à papa que son fifils est dehors en train de se poser des questions qu’il vaudrait mieux lui poser à lui si tout le monde veut dormir ce soir.

Le domestique, qui souffrait en grimaçant, prétendit qu’il n’y avait aucun papa à l’intérieur de l’hôtel, en tout cas pas celui d’Ulysse.

— Et alors qu’est-ce qu’elle fout sa moto devant ta porte, larbin !

Étonnement du domestique.

— Mais enfin ! Je le saurais si monsieur Kol Panglas avait un fils. Vous n’avez pas l’allure d’un fils de cadre.

Ulysse se sentit grandir, comme s’il était sur le point d’infliger au monde entier la leçon qu’il méritait selon lui depuis longtemps, depuis toujours en fait.

— Tu veux dire que c’est la moto de Kol Panglas ?

— Je n’ai pas dit autre chose, cracha le domestique.

Il ne cracha plus dans l’instant suivant. Ulysse le laissa inanimé. On était sorti et il fuyait. Son esprit s’embrouillait dans la neige qui recommençait à tomber. Kol Panglas lui devait une explication. Mais attention, Ulysse, c’est pas des novices ces décideurs.

GUS VI

Derrière lui, les chiens jappaient, mais les voix d’homme lui parvenaient presque clairement. Une moto pétaradait. La voix d’Alice perçait la rumeur. Elle devenait hystérique au fur et à mesure que l’obscurité s’installait. Un réverbère s’alluma dans un grand bruit d’étincelle. Il en fut aveuglé pendant une bonne minute. Il continuait de courir, mais son allure s’était ralentie. Ils ne tarderaient pas à le rattraper. Les chiens d’abord. Il avait une sainte horreur de ces animaux. Il ne résisterait pas à la première morsure. Il se retourna sans cesser d’avancer et les insulta en montrant le poing. Il avait encore oublié de mettre ses gants. Il constata que le petit doigt avait gonflé à tel point qu’il était deux fois plus gros que le pouce. En même temps, il ressentit une douleur aiguë. Et tandis que ses poursuivants se signalaient par leurs ombres portées, une rai de lumière traversa le chemin et une autre ombre s’y projeta juste le temps d’étendre un bras puissant qui s’enroula autour du cou du fuyard. Puis tout s’éteignit.

Quand il reprit conscience, les chiens aboyaient toujours et la moto semblait tourner en rond au milieu des cris. Alice donnait des ordres. On entendit même un coup de feu.

— C’est une fusée éclairante, dit quelqu’un. Regardez !

La fenêtre s’illumina, puis une autre fusée augmenta encore l’intensité de cette lumière verte. Ulysse vit alors le visage serein, voire reposé, de celui qui avait été GMG, initiales que ses détracteurs avaient traduites par Gus Mama Gus par référence à un tueur en série qui rôtissait ses victimes à petit feu pour les donner à ses chiens. Vingt ans, ou plus, avait passé et le visage de GMG n’avait pas pris une ride. On aurait dit qu’il était l’exacte reproduction de ce qu’Art God Art en avait fait chez Marvel dans les aventures du Gorille Urinant. Le peu de lumière qui éclairait la pièce n’était pas étranger à cette impression. Il y eut encore deux fusées, puis l’obscurité s’installa dehors et à l’intérieur. La moto sembla se rapprocher, comme si Kol Panglas, qui la conduisait, et Alice Qand, assise à califourchon sur le siège arrière, prenait maintenant le temps d’observer la façade de l’immeuble et ses innombrables fenêtres. C’était El Edificio de los Veteranos, un cadeau que le Mexique avait fait aux anciens de l’Espace Itératif, et Gus Mama Gus, en temps que voyageur du futur et témoin de rencontres aliènes en territoire non moins étranges, bénéficiait d’une hospitalité à 80% selon les termes du contrat qui le liait encore, malgré son âge et l’état déclinant de sa santé, à la NASA. Les chiens avaient disparu. Seules les lampes torches continuaient d’explorer la nuit polaire. Mais on n’entendait plus leurs voix. Par contre, Kol Panglas n’avait pas coupé le moteur. L’embrayage patinait en sifflant.

— Il hésite, dit Gus. C’est un sacrément bon flic ! Il a l’instinct.

Gus se dissimulait derrière le rideau pour observer l’attitude des deux complices. Ulysse n’en croyait pas ses yeux.

— J’ai tout vu sur les écrans, dit Gus. Comment vous avez tabassé le valet de chambre et comment ça aurait pu se terminer si je n’avais pas provoqué une panne de l’éclairage public. Je travaille à mi-temps pour la Compagnie. L’État mexicain en est un des principaux actionnaires. C’est compliqué leur truc. Je vous expliquerai.

Dehors, Alice s’était éloignée de la moto et Kol Panglas actionnait la manette des gaz sans toutefois faire hurler le moteur. C’était comme la musique d’un film et le vieux flic semblait s’y connaître en effets dramatiques. Ulysse en tremblait. Il avait empoigné la main que Gus lui tendait. Elles étaient moites toutes les deux. Et Alice promenait le faisceau de sa lampe sur les façades de la place, révélant par fragments l’organisation complexe du Centre de Retraite. Au milieu, une statue pissait dans un coquillage, mais c’était un jet de lumière et Alice joua pendant un moment à le faire disparaître en interposant la crosse de son fusil. Kol aussi était armé.

— Vous l’avez échappé belle, dit Gus. Ces gens-là ne plaisante pas. Je n’écris plus rien sur le sujet depuis que j’ai eu les ennuis que vous savez.

— C’était dans le Marvel ?

— Marvel n’a pas eu l’autorisation d’en parler, mec !

— Alors je n’en sais rien. Vous m’expliquerez.

— On n’aura pas le temps. Vous ne pouvez pas rester ici.

Le rideau frémissait dans le souffle saccadé que Gus imposait à ses poumons pour maîtriser sa peur. Détail qui provoqua une sourde panique chez Ulysse. Kol avait des yeux de lynx. Et pour ajouter à l’angoisse, un jet de lumière entra, illuminant un carreau dans lequel le visage maintenant crispé de Gus apparut dans une transparence trouble. L’ancien journaliste était paralysé. Ulysse, accroupi à ses pieds, retenait une colique bruyante.

— Forcément, dit-il, mes traces s’arrêtent à la porte d’entrée…

— Je les ai effacées, mec. Ne vous inquiétez pas. D’ailleurs Alice Qand est remontée sur la moto. Elle est en train de faire son rapport dans l’oreille de Kol Panglas.

— Ça n’en finira pas ! fit Ulysse en se tenant la bouche à deux mains.

L’odeur du petit doigt aurait dû l’inquiéter, mais il avait d’autres chats à fouetter et fit un roulé-boulé vers ce qui pouvait être, selon son estimation, le milieu de la pièce. Ses jambes s’immobilisèrent sur une table basse. Le chat qui se nourrissait des restes d’un repas miaula discrètement. Il était au parfum. Son maître avait des habitudes de clandestin. Un maître en la matière, espérait Ulysse. Cependant, il murmura à travers ses doigts :

— Il ne partiront jamais ! Je les connais !

— Calmez-vous, mon ami ! Ils ne peuvent pas entrer sans ma permission. C’est moi le gardien de l’immeuble. J’accumule les tâches pour survivre à l’angoisse. Sinon, j’ai pas besoin de ça. Excusez-moi si je suis pas au chômage.

— Dites-leur de partir !

— Sous quel prétexte ? C’est des cadres, mec ! Et du Secteur Sécuritaire. J’ai pas d’influence sur ces brutes. Vous m’avez vu ?

Alice avait fini de renseigner Kol Panglas. Elle se tenait maintenant toute droite derrière le vieux flic qui continuait de doser les gaz comme si le film n’était pas terminé. Ulysse avait sommeil. Il bâilla bruyamment, pressant ses pouces sur les condyles pour soulager la douleur.

— Vous devriez la fermer, mec, dit Gus d’une voix grave qui annonçait le malheur. Ils ont l’oreille fine. On les équipe d’un système hypersensoriel. Il n’a pas coupé le moteur pour mesurer les différences de potentiel. C’est le bruit de référence qui lui sert d’unité. De plus, votre voix est fichée. Si vous continuez de faire le con, il va vous repérer et c’est moi qui l’aurais dans le cul, en commençant par la grosse bite d’Alice. C’est pas ce que je souhaite à ma vieillesse, mec.

Ulysse pensa qu’il n’aurait pas autant de chance. Ce serait plutôt le cric qu’on lui mettrait dans le cul pour lui apprendre à vivre, alors qu’il était assez jeune pour apprécier encore les qualités de la bite d’Alice. Mais Gus n’était pas pédé. Pas fétichiste non plus. Il avait droit à une retraite tranquille dans le cul du monde à condition de ne pas mettre des bâtons dans les roues de la moto de Kol Panglas, laquelle était d’ailleurs la moto de papa. Art avait retracé l’histoire de cette propriété. Ça remontait à la deuxième guerre mondiale. On disait même que K. K. Kronprinz était monté dessus et qu’il aurait mieux fait de se casser une jambe. Selon le Supplément, il était Mort. Aliz et Anaïs chevauchaient cet engin dans tous les numéros de Gor Ur, cuisses à l’air et les cheveux au vent. Le « Pépère » qui apparaissait en couverture avait piqué la moto au Prinz et une autre couverture montrait le flic espagnol à poil sur le siège et le cul lacéré par le fouet d’Anaïs.

— Vous feriez bien de vous calmer, mec, dit Gus.

Il n’avait pas bougé et le rideau le trahissait, il le savait. Le chat continuait de grignoter dans une assiette entre les jambes d’Ulysse qui n’osait plus bouger lui non plus. Il pensait à un tas de choses en rapport avec ce qu’il était en train de vivre, mais Gus ne pouvait pas savoir que c’était important.

— Ils montent ! s’écria-t-il.

Il se projeta hors du rideau, pieds en avant pour se recevoir sur le tapis où Ulysse avait posé sa tête. Le choc fut étrangement violent et indolore, une sensation de bien-être ou en tout cas de promesse hallucinatoire selon Ulysse qui beugla comme le taureau qui était en lui.

— Foutez-vous au lit, grogna Gus contre son nez. Et ne montrez que votre cul !

— Mais Alice le connaît, mon cul ! Elle et moi… !

— Foutu merdier !

Gus se croyait dans les ruines d’une rue de Bagdad. Il arracha Ulysse à ses stupeurs et le porta dans le lit. Le cul fut mis en évidence au milieu des draps.

— Avec un peu de merde, elle n’y verra que du feu. Chie !

Et comme Ulysse n’arrivait pas à exprimer sa colique, Gus se mit à lui chier dessus, barbouillant les fesses avec ses propres fesses.

— Je vais sentir la merde mais je m’en fous ! hurla-t-il.

Ulysse ne respirait plus. Il mordait un coussin couvert de sécrétions et de poils. Des plumes picoraient sa langue. C’était dingue, comme situation !

— J’savais pas que vous étiez pédé, Gus, fit Kol Panglas en entrant.

Alice Qand bandait déjà. Gus perdit connaissance et s’écroula sur la table. Le chat poussa un miaulement de mort. Une assiette sauta en l’air, répandant des arômes de ketchup. Dans le lit, Ulysse mourait de honte. La grande bite d’Alice se dressait au-dessus de lui. Son ombre sur le coussin en témoignait.

— On l’a trouvé, disait Kol dans son téléphone. Chez Gus. GMG, oui. On l’emballe et on vous l’amène. Il s’est chié dessus. Gus est tombé dans les paumes. Le chat ? Quel chat ?

Ulysse sentit alors la douceur d’un gant de toilette qui faisait mousser sur ses fesses un savon aux senteurs printanières. Alice chantonnait une berceuse, s’appliquant à bien lubrifier l’anus. Elle n’avait pas cessé de bander. Ulysse aussi bandait. Il était plongé dans une eau tiède qui sentait le volcan. Alice avait aussi shampouiné sa tignasse.

— T’as la gangrène, mec, fit-elle. On va te couper le doigt, peut-être la main. On t’avait dit de te tenir tranquille.

— Il est où mon papa ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?

— Il se fait du souci pour son papa ! lança Alice à la cantonade parce que Kol avait raccroché son téléphone.

Il entra dans la salle de bain. Il avait gardé son casque et ses lunettes de route. Ulysse reconnut la peau d’ours qu’Omar avait achetée à Roger Russel. Elle portait malheur, cette moto !

En un tour de main, Ulysse se retrouva empapillonné dans une sortie de bain. Kol l’envoya sans ménagement dans le canapé où Gus soignait ses blessures. Il avait l’air terrorisé.

— Pour un terroriste, c’est normal, rit Kol. C’est comme toi, Ulysse : t’as l’air con parce que t’es con.

D’ordinaire, ce n’était pas le genre de plaisanterie qui faisait marrer Kol. Alice non plus n’appréciait pas en général l’humour des masses. C’était deux espèces d’aristocrates qui savaient mesurer exactement les effets des phénomènes extérieurs sur leur mental exercé dans toutes les circonstances. Mais Ulysse n’avait pas la force d’y réfléchir. Il était surtout préoccupé par le sort de son papa et accessoirement par celui d’Omar qui était peut-être complice de Kol et d’Alice et donc d’un système qui allait le broyer avant même que le ciel lui tombe sur la tête pour le détruire lui aussi et emporter ses restes en enfer s’il était prévu que quelque chose existe encore après la fin. Kol prétendit le rassurer :

— Il va bien, ton papa. Tu le verras demain.

Encore une nuit ! ne put s’empêcher de penser Ulysse. Gus le regardait en coin, serrant les dents pour calmer une douleur inexplicable autrement que de l’intérieur.

— On n’est pas dans un film, réussit-il à couiner. On a tout le temps de crever. Tu reverras jamais ton papa.

— On est où alors ? fit Ulysse.

— T’inquiète, dit Alice. J’ai jamais fait de mal à un ami. Il faut qu’on soigne ton bobo. C’est sérieux, la gangrène, mec.

— Il dit pas le contraire, fit Gus.

Ils avaient déjà injecté le poison. Ça sentait la merde. Ulysse se sentait parfaitement bien, propre et serein.

— Tu pensais tout de même pas passer la nuit dehors, dit Kol.

Il pianotait sur le clavier de son téléphone. Gus n’avait pas de terminal. C’était pas prévu dans son bail et il s’en foutait. Il avait quand même eut la présence d’esprit de prévenir le Central par l’intermédiaire d’un bouton à l’ancienne, un truc avec un ressort dedans et qui faisait une étincelle quand on appuyait dessus. Kol n’avait pas tiqué. Il connaissait la procédure. Et il venait de l’appliquer sans trop se soucier des détails. Les clandestins étaient admis dans l’enceinte de l’Edificio à condition de n’avoir pas commis de crime de sang. Ce qui semblait être le cas d’Ulysse. Il n’avait pas réagi au détecteur. Ou alors il avait trafiqué sa puce. Ce qui n’était pas rare et donc pas impossible. Mais Gus, qui avait été un homme d’action, l’aurait aidé à changer les données et même les paramètres. Ulysse était le fifils de Sartoris et Gus éprouvait un profond respect pour ce vieux compagnon d’armes. De plus, Ulysse avait raison de s’inquiéter pour son papa qui n’était peut-être plus de ce monde, même si Marvel l’avait classé dans les Vivants. On pouvait toujours mourir si des crapules l’avaient décidé. La Compagnie était dirigée par des crapules. Et c’était un domestique qui avait viré Ulysse en l’accusant d’un incident qu’il n’avait pas pu provoquer parce qu’il était aux commandes de rien du tout. On ne confie pas un vrai travail aux stagiaires. On se contente de les tester. La Compagnie avait donc d’autres projets pour Ulysse et son destin était entre leurs mains. Ces mains, pour l’instant, c’était celles de Kol Panglas et d’Alice Qand, et Ulysse demandait à Gus s’il savait quelque chose au sujet de son papa. Gus ne savait rien.

La fenêtre s’illumina, mais cette fois, ce n’était pas la lumière d’une fusée. Un véhicule de la Sécurité manœuvrait devant l’Edificio. C’était le panier à salades. Ils étaient en retard parce qu’on avait ajouté le module sanitaire, ce qui prend toujours du temps. Deux types en blanc en étaient descendus et se tenaient près de la porte coulissante qui avait fait un bruit sinistre en s’ouvrant automatiquement.

Une minute plus tard, DOC entra dans l’appartement de Gus. Kol l’aida à se débarrasser de sa lourde combinaison puis le médecin s’arrêta devant la peau d’ours que Kol avait négligemment jetée sur un fauteuil.

— On n’en fait plus des comme ça, dit-il en claquant la langue. Ça fait des siècles que j’en ai plus vu.

— Vous revenez de Mongolie, non ?

— Ouais. Mais des comme ça, je pense même que j’en ai jamais vu. C’était l’ADN d’Omar Lobster, vous êtes sûr ?

— Je répète ce que dit le labo, grogna Kol.

Gus pinça le bras d’Ulysse pour l’inviter à se taire. Dans ce genre de circonstances, on attend qu’on vous pose les questions. On répond jamais avant. Les yeux de Gus tournicotaient ses paupières. Il en chialait. Ulysse se mordit la langue en pensant au sable blanc d’une plage hawaïenne qu’il n’avait jamais atteinte parce que le bateau s’était arrêté en pleine mer à cause d’une avarie et il avait rebroussé chemin au bout de trois jours de travaux de réparation. DOC le secoua.

— Vous dormez ? Qu’est-ce que vous lui avez mis ?

Alice montra une capsule. Elle sentait le printemps de la savonnette. DOC en fut tout émoustillé. Il se pencha sur Ulysse et examina le fond de son œil avec un outil tranchant.

— Vous êtes sûr que c’est lui ? dit-il. Il est salement amoché. Qui a tiré le premier ?

Gus se redressa.

— Mais personne n’a tiré ! J’en suis témoin !

— Faites-lui fermer sa gueule, dit DOC sans perdre patience.

Les chiens recommencèrent à aboyer. Leur nombre avait augmenté, à en juger par la profondeur de leur chant.

— Vous zavez jamais été mordu ? demanda DOC.

Ulysse fit nom de la tête, mais sans s’intéresser à sa réponse, car Gus était emporté par deux gardes. Il ne protestait pas. Il trottinait au dessus du plancher sans le toucher.

— J’ai jamais été mordu, dit Ulysse sans apprécier vraiment ce qu’il était en train de révéler, mais j’ai failli l’être comme mon papa a failli mourir dans un combat. Mais on s’en est bien tiré l’un et l’autre. Je n’ai jamais tué personne.

— Vous étiez avec John Cicada à Walala, dit DOC. Il y a des témoins. Vous avez tué deux types qui ne vous avaient rien fait.

— John Cicada est Mort. Je suis Vivant. Vous êtes Marvel.

DOC parut désespéré.

— Les moines n’en veulent pas. Le Mexique fera des histoires si on le laisse traîner par ici. Dites à Gus qu’il va avoir de sérieux ennuis s’il continue de nous emmerder.

— Qu’est-ce que vous comptez en faire ? dit Kol.

DOC réfléchissait en se grattant le nez.

— On peut pas le laisser crever, reconnut-il.

C’était une moitié de réponse. Kol eut un geste d’impatience. Il écrasa sur le plancher un cigare à peine entamé, ce qui fit sourire Alice. Elle ne ratait jamais rien pour alimenter sa connaissance de l’homme. Et elle notait tout dans un coin de sa tête. Ni vu, ni connu. Ulysse lui adressa un sourire sans mauvaises pensées. Elle pensa même qu’il commençait à se livrer. Ça n’avait aucun sens pour le moment, mais elle en saurait finalement assez pour retrouver sa place dans la société. Elle jouait en finesse, car elle ne disposait d’aucun pouvoir décisif. Kol était son supérieur. Et c’était un sacré con.

BAT BAT II

Alice lui raconta comment Kol était revenu avec la moto. Il avait disparu depuis deux jours et voilà qu’il se ramenait avec la moto qu’Omar Lobster avait achetée à Roger Russel. Il portait même la peau d’ours et sa tête était coiffée du grand chapeau de cuir que personne ne pouvait avoir oublié. Roger Russel et les deux filles avaient piqué la voiture de Sartoris. Ou il ne se souvenait pas de la leur avoir vendue. Le fait est qu’Omar avait décidé de poursuivre son voyage vers le Sud. Allez savoir pourquoi. Et il avait proposé à Sartoris de l’emmener sur la moto. Kol Panglas s’était alors lancé à leur poursuite et il était revenu deux jours plus tard sur la moto, portant la peau d’ours et le chapeau de cuir, sans rien expliquer de ce qu’il s’était passé. Alice en avait informé la hiérarchie, mais on lui avait laissé entendre que ça ne la regardait pas.

Maintenant, le véhicule sanitaire était bloqué dans une tempête de neige et Ulysse se remettait des injections que Kol avait ordonnées. Il était couché dans un brancard, revenant à la réalité parce qu’Alice surveillait d’autres injections qui le rendait loquace. Il n’arrêtait pas de parler. Il avait à peine écouté ce qu’Alice lui avait raconté au sujet de Kol et de la moto. Elle n’avait pas entendu parler du corps céleste qui menaçait de détruire le monde et peut-être même l’humanité, mais elle le croyait. Elle pensait elle aussi que ça devait arriver, mais pour d’autres raisons qu’il était maintenant en train de discuter alors qu’il n’y avait pas compris grand-chose.

De temps en temps, elle jetait un œil dehors en baissant le volet extérieur d’une petite ouverture pratiquée près de la toiture. Il s’efforçait d’y voir autre chose qu’une simple tempête. Sa conversation était devenue très compliquée.

Il fallait attendre une accalmie avant de reprendre la route vers le Centre Hospitalier. Un des chauffeurs était assis près d’un écran qui diffusait des nouvelles. Il avait entendu parler de NL. Il avait vu les photos à la télé. Et les gens qui couraient dans tous les sens parce qu’il n’y avait plus nulle part où aller.

— Autant rester ici à attendre, dit-il.

Il mâchait sans arrêt des gommes qu’il extrayait d’une poche intérieure de sa blouse. Il était nerveux et ne le cachait pas. Les tempêtes de neige paralysaient son cerveau. Il se sentait alors à la merci de l’angoisse, mais il savait se tenir. Il parlait à un psychologue et n’avait aucune envie que celui-ci se méprenne sur sa personnalité parfaitement conforme à ce que la Compagnie pouvait attendre d’un homme normal. Il hésitait à cause des jambes croisées d’Alice qui lui faisaient une drôle d’impression, mais il n’en parla pas, se contentant de rechercher une approbation silencieuse dans le regard figé d’Ulysse qui parlait d’autre chose.

Kol était parti avant la tempête. Il avait dû atteindre le Bureau de Vérification à temps pour remettre son rapport aux autorités. Alice n’en doutait pas. Kol était un bon professionnel malgré son caractère de chien et ses idées rétrogrades. Alice ne lui en voulait pas. Elle l’avait même aimé. Le regard du chauffeur s’illumina, comme s’il découvrait soudain qu’il était prisonnier d’un monde de pédés, ce qui amusa un moment Ulysse. Alice aussi se félicita de cet instant de lucidité.

Elle n’avait pas dit pourquoi Kol s’était lancé à la poursuite d’Omar Lobster et par conséquent de papa qui voyageait sur le siège arrière de la moto. Rien non plus sur ce qui était arrivé à Omar et à papa. Ulysse parlait, parlait, parlait pour ne pas le savoir. Il imaginait un récit compliqué qui lui apprendrait des tas de choses qu’il ignorait à la fois sur le monde et sur papa. Il n’y avait pas de Marvels à bord. Juste une télé branchée sur un réseau annexe spécialisé dans les rencontres sportives en tous genres. On n’était même pas connecté au Central. Une mesure d’économie. Kol devait être furieux. C’était le moment de réfléchir aux projets qu’il était en train de développer au détriment des autres qui devaient se contenter d’admettre les faits au fur et à mesure de leur occurrence. Alice avoua avoir du mal à s’adapter à ce style de travail. Elle ne prenait plus aucune décision. Le chauffeur admit qu’il n’était pas contre une dose raisonnable de décision personnelle, mais en général, il ne détestait pas suivre une ligne de conduite, à la condition toutefois de ne pas se faire enguirlander tous les jours. Ce Panglas était infernal de ce point de vue. Il avala sa salive.

— On ne parle peut-être pas de la même personne, rectifia-t-il.

Décidément, Kol était une sacrée bête de travail. Alice lui reconnaissait une certaine efficacité.

— Vous devez lui faire confiance, dit-elle à Ulysse d’une voix qui avait le charme d’un suppositoire à l’eucalyptus.

— Et s’il a fait du mal à papa ?

C’était la vraie question. Alice tenait maintenant des propos rassurants. Ulysse avait pénétré dans un périmètre interdit au commun des mortels (ce qu’elle n’était pas) et il s’en était pris à l’intégrité physique d’un employé chargé de surveiller la zone sans autoriser la moindre discussion sur le sujet. Les faits étaient graves, mais pas sérieux.

— J’avais une raison valable, ajouta Ulysse. Imaginez l’état de mon cerveau quand j’ai constaté que papa n’était plus sur la moto.

Alice approuva. Il n’était plus question de sexe, seulement de conduite à tenir en cas de désordre. Ulysse n’avait même pas eu la sagesse de s’inscrire au chômage, ce qui allait compliquer les démarches administratives. Pour l’instant, il était nourri par perfusion et il avait un toit sur la tête, mais demain ? Et il n’était pas Indien et ne pouvait donc prétendre aux avantages de l’origine. Comme clodo, il ne durerait pas une minute. On les jetait vivants dans les poubelles pour leur éviter de mourir sur le trottoir. Avait-il conscience de la situation dans laquelle sa légèreté l’avait placé ? Sans compter que Kol était furieux.

— Il est souvent furieux, fit le chauffeur en secouant une main à la hauteur du visage d’Ulysse qui se laissa fasciner par ce mouvement répétitif.

— Continuez, dit Alice au chauffeur. Je n’aurai pas trouvé mieux.

Il continua. Ulysse cessa de parler. Il pensait de moins en moins. Mais le sommeil n’arrivait pas. Il avait terriblement envie de s’endormir, rêvant déjà de se réveiller dans le lit douillet d’une ménagère aux doigts gras et sirupeux. Un confit de canard jutait sur sa langue en même temps qu’un baba au rhum, conflit de saveurs qui provoquèrent une dangereuse tachycardie. Alice poussa le potentiomètre correspondant et le rythme cardiaque retrouva vite la vitesse de croisière idéale. Le chauffeur n’en revenait pas. Une pareille tragédie un jour de tempête. Il avait mal choisi le jour de sa mort, Ulysse… Hightower, lut-il sur la fiche avant de nouer sa ficelle au gros orteil d’Ulysse qui s’était arrêté au seuil de la mort pour faire autre chose.

— Ce mec peut pas rester ici, s’écria le chauffeur. Il supporte pas le climat. On est tous né chômeur et ya pas du travail pour tout le monde. Moi, je m’accroche. Et vous, m’dame, si je peux me permettre… ?

Alice décroisa et recroisa ses longues jambes soyeuses, les laissant apparaître dans l’ouverture boutonnée du tablier. Elle évitait en principe les conversations intimes avec le personnel, surtout si elle avait affaire à des types qui ne se doutaient pas qu’ils étaient aussi pédés qu’elle. Elle secoua la petite queue d’Ulysse qui émit un soupir de satisfaction. Le drain véhiculait des caillots rouges et noirs. Le chauffeur grimaça, grattant ses propres couilles.

— Ya rien sur la météo dans votre télé ? fit-elle.

— On a de quoi survivre une bonne semaine, madame. Faut pas s’inquiéter. Ça donne de mauvaises idées. J’suis pas ce genre de mec.

Il était rien, comme genre. Pas même bon à sucer. Elle jeta un œil sur l’écran de son téléphone. Rien non plus. Qu’était-il arrivé à Omar Lobster ? Et accessoirement à Sartoris ? Kol l’avait mordu jusqu’à l’os quand elle avait voulu en parler. Ulysse n’avait pas de chance, mais ce n’était rien à côté de ce qui allait arriver à l’humanité si Omar Lobster n’était plus de ce monde. N’en déplût à Art God Art qui le classait dans les Vivants. Ulysse étreignait cette cochonnerie intellectuelle quand il avait tourné de l’œil et que Kol en avait profité pour actionner le système de contention à distance. Il avait repris connaissance dans le brancard une heure après que la tempête eût commencé à brouiller les pistes et l’imagination. Le supplément de Marvel était resté chez Gus. Et Gus n’avait pas trouvé mieux que de se jeter dans son lit pour le lire. Alice frissonna. Ce monde la déprimait, mais pas assez pour l’apprécier.

Elle ouvrait le volet de temps en temps, regrettant d’être obligée de se servir de ses yeux à une époque où la surveillance connaissait des outils d’approximation d’une netteté exemplaire. Mais les véhicules sanitaires étaient associés aux voitures cellulaires, deux technologies peut-être compatibles sur le plan du déplacement, mais inconciliables sur celui de l’utilité. Et ce n’était pas la seule chose mal pensée qu’elle était dans l’obligation d’utiliser tous les jours pour accomplir son dur labeur de pré-sélection. C’était toutefois suffisant dans le cas d’Ulysse qui finirait dans une poubelle si son papa n’était plus de ce monde parce que Kol l’en avait retiré. Pourtant, en regardant bien dans le tourbillon des flocons, elle distingua le cheval des autres étrangetés projetant leurs ombres dans ce qui n’était plus un paysage. Et sur le cheval, un cavalier qui dirigeait le faisceau de sa lampe en plein sur son visage. Elle cligna des yeux. Vision anachronique et donc parfaitement réelle. La moto avec Kol dessus serait passée pour une hallucination. De même un quelconque véhicule de la Compagnie qui n’envoyait personne en patrouille ni en mission les jours de tempête de peur de perdre un matériel précieux. Un cheval avec un homme dessus était quelque chose de vrai et elle y crut. Elle poussa même un petit cri de joie étonnée. Ulysse ouvrit les yeux, souriant comme un miraculé qui croit enfin au miracle malgré les preuves flagrantes de la supercherie.

— Les ours sont rares par ici, dit-il clairement.

Le chauffeur tourna une tête intriguée, du genre de celle qui est en train de se passionner pour un match de football et qui se laisse distraire par une remarque intelligente. Alice fronçait ses épais sourcils, se pinçant le bout du nez.

— Ce n’est pas un ours, dit-elle.

Ulysse se réveilla complètement. Le chauffeur souriait très différemment d’un miraculé. Il avait l’air encore plus con. L’autre chauffeur, qui dormait sur son siège les mains sur le volant, fut réveillé par une alarme sonore qui l’irrita. Il frappa du poing sur son écran.

— Qui c’est ? beugla-t-il.

Il n’avait pourtant pas l’habitude d’être dérangé en pleine tempête. Il s’épongea le front, interrogeant du regard Alice qui voyait de quoi il s’agissait et il attendait patiemment qu’elle éclaire sa lanterne. Elle dit :

— C’est un cavalier.

Ce qui supposait le cheval. Un cheval ici ? Ulysse émit un petit bruit pour signifier son incrédulité. Le chauffeur s’enfonçait, mais il n’avait pas le choix.

— Ouvrez le sas ! ordonna Alice.

Le chauffeur se souleva, répandant ses humeurs sulfureuses. Il tapota le code sur un clavier. Le sas s’ouvrit. À l’intérieur, un homme et son cheval attendaient, immobiles et silencieux.

— Entrez, fit le chauffeur.

Il s’écarta pour laisser passer l’homme et le cheval, refermant le sas par simple pression d’un bouton à l’ancienne. La neige se mit à fondre sur la robe du cheval. Sur l’homme, une peau semblable à celle que portait Kol depuis qu’il possédait la moto. L’homme ôta son chapeau de peau. Il inclina une tête que personne ne connaissait ici. Il avait les traits asiatiques et était plutôt grand et fort. Alice s’était approchée, glissant comme une hôtesse sur des patins de feutre, et Ulysse était plié comme un livre, retenu par les tuyaux et les fils qui le reliaient au système.

— Je suis Bat Bat, dit l’homme.

Le visage d’Alice s’éclaira comme si elle venait de tomber amoureuse d’une apparition.

— Je vous apporte des nouvelles de mon ami Omar Lobster.

Déclaration qui fut suivie d’une rumeur d’incrédulité de la part des témoins déroutés. Mais Alice tenait encore à un fil.

— Omar est vivant ? Dieu soit loué ! s’écria-t-elle.

Les chauffeurs n’avaient aucune idée de qui était cet Omar Lobster qui ne faisait pas partie de leur milieu. Par contre Ulysse tira sur les fils et les tuyaux autant qu’il put sans toutefois chercher à se libérer du système qui contrôlait ses perceptions.

— Vous avez des nouvelles de papa ? murmura-t-il comme s’il craignait de prononcer un arrêt de mort.

Bat Bat s’inclina encore, apparemment désolé de ne pas comprendre de quel papa il s’agissait et se doutant clairement qu’il ne pouvait qu’annoncer une mauvaise nouvelle.

— Si vous voulez parler de mon ami Arto… commença-t-il.

Ce qui eut pour effet d’augmenter les reliefs qui déformait douloureusement le visage d’Ulysse.

— Vous voulez dire Art ? dit Alice. Art God Art ?

Bat Bat sourit pour confirmer qu’il parlait bien de Art God Art et que celui-ci se portait bien. Par contre, il ne paraissait pas avoir des nouvelles de papa.

— Pourtant, dit Ulysse, il était sur la moto !

Bat Bat ne semblait pas avoir de nouvelles de la moto non plus. Et comme il n’était pas pressé, il prenait le temps de comprendre, scrutant les yeux qui le cernaient à la fois de la curiosité légitime de chacun et des reproches qu’on adresse généralement à celui qui ne répond pas clairement aux questions qu’on lui pose. Il était désolé, mais la morphologie de son visage n’en laissait rien paraître. Il pouvait constater à quel point le visage d’un européen d’origine est expressif quand on lui en donne l’occasion. Celui d’Ulysse était un film d’horreur.

— Arto et Tsetseg… dit Bat Bat et il joignit ses deux index, un geste appris d’Art qui l’utilisait fréquemment dans ses récits.

Pour lui, c’était une bonne nouvelle, mais ici, dans ce véhicule cellulaire et sanitaire à la fois, seul Ulysse savait de quoi il parlait. Il en paraissait complètement éberlué. Art s’était servi de la réalité pour raconter des histoires, un truc dont n’étaient pas capables la plupart des auteurs qu’il fallait considérer comme des génies sous peine de passer pour un imbécile. Mais les fils et les tuyaux commençaient à produire de la douleur. Il se recoucha, actionnant la pompinette à antalgiques. Il devenait frénétique. Même le cheval était vrai. Et il était là, ne demandant qu’à être flatté pour accentuer sa réalité.

— Ça va, dit Alice. Vous ne rêvez pas. Calmez-vous.

Bat Bat était en train de se reprocher son importunité dans sa langue lointaine. Alice le rassura. Il était le bienvenu. Elle se souvenait vaguement d’avoir vu ce nom dans le supplément de Gor Ur, mais ça n’avait aucun sens. Elle toucha la bouche du cheval pour s’assurer qu’elle n’était pas sous influence.

— Donnez-nous des nouvelles d’Omar, demanda-t-elle enfin.

Bat Bat n’avait que de bonnes nouvelles au sujet d’Omar Lobster. La dernière fois qu’il l’avait vu, il était dans une colère noire parce que quelqu’un lui avait piqué sa moto. Il était arrivé par le train. Seul et sans bagage.

— Je suis désolé, dit-il tristement en caressant le pied nu d’Ulysse qui replia tous ses orteils pour ne pas crier sa douleur.

Il savait donc où était Omar. Alice le regarda comme si elle venait de le condamner à mort. Elle le tenait par les épaules, le regardant au fond des yeux pour lui faire comprendre qu’il devait maintenant se taire parce que Kol était certainement à l’écoute. C’est grand, l’Asie. Comme Bat Bat s’était aussi exprimé dans sa langue, Kol savait qu’Omar était en Mongolie. Mais c’est grand, la Mongolie. Maintenant, Kol attendait qu’elle fasse dire à Bat Bat où se trouvait Omar en ce moment. Il n’y a pas beaucoup de gares de chemins de fer en Mongolie. Elle se mordit les lèvres. Elle avait un instant songé à sacrifier la vie de Bat Bat pour protéger celle d’Omar. Mais à quoi bon ? Il ne faudrait pas longtemps à Kol pour retrouver la gare. Il avait des dizaines d’agents sur le terrain. Alice s’était plongé dans un profond silence. Son esprit s’embrouillait. Personne pour l’aider à sauver Omar, excepté Bat Bat qui connaissait le chemin et les moyens de survivre dans le Grand Nord. Elle se mit à souhaiter que la tempête dure des jours, le temps nécessaire à brouiller les pistes si jamais Kol se mettait en tête de la pourchasser comme il aimait le faire quand l’occasion se présentait. Jamais elle n’arriverait à temps pour sauver Omar des griffes de la Compagnie qui avait clairement exigé sa peau. Et tant pis pour Ulysse qui ne servait plus à rien.

Il n’y avait plus de temps à perdre. Elle ouvrit le sas sous prétexte d’y enfermer le cheval qui ne pouvait pas crotter dans la cabine sans causer de malaises. Ulysse approuva. Puis elle invita Bat Bat à la rejoindre pour l’aider à préparer le sas pour que le cheval s’y sente le mieux possible. Les chauffeurs ne s’intéressaient plus à ce qui se passait dans leur dos. Seul Ulysse demeurait vigilant, à deux doigts d’exprimer sa méfiance. La porte du sas se referma. Les chauffeurs refermèrent aussi la porte de la cabine de conduite, sans doute pour se livrer au sommeil réparateur. Ulysse se retrouva seul. Il attendit longtemps avant d’appeler Alice.

Pas de réponse. Il tenta d’impliquer au lit un mouvement vers l’avant pour se rapprocher de la porte du sas. Mais les roues étaient bloquées. Et plus le temps passait, moins il se sentait confiant. Il ne croyait plus à ce qui venait de se passer. La porte du sas demeurait solidement fermée. Pas un bruit de sabot. Comment se déconnecter du système à un moment aussi complexe ? Il compta les fils et les tuyaux, les compta de nouveau, ne trouvant pas le même nombre et recommençant plusieurs fois avec la même imprécision. Les pièces métalliques qui pénétraient dans sa chair étaient fermement assujetties. Pas d’écrou, pas une vis, ni clip, ni goupille. C’était comme soudé à l’os. Et les fils électriques couraient sous sa peau sans solution d’interruption. Il allait hurler si personne n’intervenait. Il frappa durement le métal des protections latérales, provoquant un bruit d’enfer. Personne n’arriva, ni Alice qui n’ouvrait pas la porte du sas, ni les chauffeurs qui devaient dormir à poings fermés comme c’était leur droit.

Alice n’avait pas fermé le volet de la fenêtre d’observation. La neige en masquait totalement la probable transparence. Impossible de se soulever pour jeter un œil. Pourquoi ne pas dormir moi aussi ? se dit-il.

Il s’apaisa. C’était la nuit sans doute. Le véhicule était à peine chahuté par la tempête. L’insonorisation était parfaite. Le mieux était de se laisser gagner par un sommeil aussi légitime que celui des travailleurs. Mais sa pensée revenait au point de départ fixé par Bat Bat. Qu’était-il arrivé à papa ? Quel sort lui avait réservé Kol Panglas ? Alice ne semblait pas en savoir plus sur le sujet ? Mais elle avait eu une idée et alors elle avait attiré Bat Bat dans le sas sans oublier le cheval qui lui serait utile. Quelle importance cela pouvait-il avoir si Bat Bat ne savait rien au sujet de papa ? Le sort d’Omar Lobster n’avait aucune importance. La seule personne qui comptait maintenant n’était autre que Kol Panglas. Mais c’était un homme puissant. C’était lui qui posait les questions si vous aviez la chance de connaître les réponses. Or, Ulysse ne savait rien. Tout s’était arrêté le jour où Kol lui avait confié une enquête de routine sur un étranger récemment naturalisé qui s’appelait Roger Russel. Non, ça ne s’était pas passé comme ça exactement. Il y avait d’abord eu cet appel à quatre heures du matin après le concert de K. K. Kronprinz. Un pédé s’était fait tirer dessus. Frank Chercos qu’il s’appelait. Un type douillet comme une fille, avait dit Roger Russel. Et je suis tombé sur John Cicada. Un chouette type.

« C’est ça, Ulysse ! Continuez ! Vous êtes sur la bonne voie. Ne vous occupez pas de ce qui se passe à côté. Recommencez. Recommencez et cette fois ne vous arrêtez plus ! Ce disque dur est assez puissant pour contenir la totalité de vos connexions. Dernier cri ! »

SOLITUDE

Les chauffeurs n’étaient ni Morts ni Vivants. Ils étaient, comme disait la Compagnie. Et si vous n’étiez pas en contention automatique dans un lit prévu à cet effet, vous pouviez vous imaginer que la Compagnie entretenait à votre égard des sentiments d’affection susceptibles de vous garantir une existence honorable au sein de la communauté des travailleurs. Vous n’étiez peut-être rien d’autre, mais vous étiez quelque chose ou plus exactement quelqu’un. Or, Ulysse, malgré le chômage qui affectait gravement son statut social, avait une place à défendre en attendant de Mourir, si c’était son destin de cesser un jour d’appartenir à la Vie. Et ça, il n’en savait rien, comme c’était le cas de tout le monde, excepté de ceux qui exerçaient un pouvoir, aussi minime fût-il. Le problème, c’est qu’on l’avait solidement assujetti à un lit programmé à la fois pour entretenir ses fonctions vitales et pour l’empêcher de regarder par la fenêtre. Cette double intention, peut-être louable, ne l’empêchait pas d’être un Vivant, mais lui interdisait d’en penser quelque chose, ce qui le marginalisait. Il en souffrait. En fait, il ne savait absolument pas pourquoi Alice Qand s’était enfermée dans le sas avec Bat Bat et le cheval, ni même s’ils en étaient sortis pour rejoindre Omar Lobster en Mongolie alors que Kol Panglas était à la fois au courant de leurs projets et de l’endroit exact où se trouvait, où se cachait peut-être Omar Lobster. Pourquoi se cachait-il ? Papa devait le savoir, mais il n’était plus là pour en parler à son fifils. Était-il d’ailleurs encore de ce monde, lui qui était Vivant et ne pouvait pas mourir, à moins que le Supplément de Gor Ur ne fût qu’un ramassis de mensonges destinés à alimenter la patience des curieux. Ulysse n’était pas encore désespéré. Des tirefonds d’acier chauffés à blanc étaient vissés dans chacune de ses vertèbres. Il n’avait plus aucune chance de remettre les pieds sur terre. Quels étaient leurs projets ? C’était d’autant plus difficile à deviner que les chauffeurs ne donnaient plus signe de vie et que la porte de la cabine de conduite (fallait-il dire de pilotage ?) demeurait fermée de la façon la plus angoissante qui fût. La neige, en tombant sur la toiture, ne produisait aucun bruit. Même le vent n’avait pas de sens. Pourtant, les flocons valsaient dans le blanc cristallisé de la fenêtre, parallèlement à l’écran où des champions marquaient des buts pour la plus grande joie d’un public uniquement présent par sa clameur constante. Tel était l’environnement où Ulysse attendait qu’il se passe quelque chose. Et il ne se passait rien, sauf un but de temps en temps et le grondement de la joie et du plaisir qui retombait dans le silence des tactiques scrupuleusement effectuées sous le regard intransigeant de l’entraîneur debout devant la banquette où d’autres stratèges s’appliquaient à paraître sérieux et indispensables.

Il ne restait que l’attente, le match passant en boucle dans des montages destinés à le rendre interminable sans inspirer l’ennui. Mais Ulysse, ils auraient dû le savoir, n’appréciaient pas vraiment les compétitions sportives. Il n’allait jamais aux matches et zappait si l’écran de sa télé s’obstinait à l’éduquer dans ce sens. Il préférait la romance et ses personnages tragiques que le bonheur finit par emporter dans un autre monde aussi peu réel que possible. L’ennui le gagna. Mentalement, il ne pouvait se sentir mieux. Les dosages étaient parfaits. Mais intellectuellement, il n’y avait plus rien à gagner sur le néant et ça le rendait vaguement triste. Pas malheureux, mais triste, ou plus exactement tristounet. Le système qui gérait son existence de transporté sanitaire et cellulaire était irréprochablement parfait. Rien ne manquait, ni plaisir, ni aliment. Mais c’était long. Ils n’avaient rien prévu pour améliorer les conditions d’applications de la patience et de son contraire, conflit qui peut tourner à la tragédie si on se laisse embarquer par ce qu’il faut bien appeler la mort. Contrairement à trois de ses collègues, il avait renoncé au suicide. Papa lui avait expliqué comment l’attraction de NL finirait par provoquer un tel mélange de ses connexions cérébrales qu’il ne serait plus « là » pour assister à sa propre mort. C’était déjà ça de gagné sur l’angoisse, tandis que la préparation même du suicide ne peut constituer que le paroxysme du drame. Et puis, ils n’étaient rien, ces collègues. Enfin, ils étaient. Ni Morts ni Vivants. Quel sens accorder à leur geste ? Le genre : ça me plaît pas, je m’en vais ! Ce n’était pas du tout le style de papa, et par conséquent pas celui du fifils. Il serait détruit, mais ne mourrait jamais !

En attendant, la tempête ne se finissait pas aussi facilement que ces courtes réflexions et les chauffeurs en écrasaient de bien mûres. Et pas moyen de communiquer avec eux. Rien n’était prévu non plus pour changer de chaîne. Qui n’a pas vécu de pareils moments de répétition ? Et la perfection du traitement était telle que le corps ne ressentait aucun besoin de sommeil. On pouvait rêver éveillé et même augmenter la fréquence et l’intensité du rêve en agissant mentalement sur un potentiomètre optique. Ulysse ne s’en priva pas. Il eut même le sentiment d’abuser, mais l’écran demeurait muet sur ce sujet. Il prononça plusieurs fois le mot « solitude » sans provoquer aucune réaction extérieure. En fait, tout se passait « de plus en plus » à l’intérieur.

Il était à une certaine profondeur quand le camion s’ébranla, d’abord imperceptiblement, comme si la tempête avait trouvé une faille dans le système d’arrimage, puis de plus en plus nettement, signe que la tempête perdait de son intensité et même de son intérêt. La porte de la cabine de conduite s’ouvrit toute grande.

Les chauffeurs avaient disparu. Ou alors ils étaient sortis et il n’était pas prévu qu’ils reviennent à leur poste. Gus était au volant, les yeux dans le rétroviseur.

— Marre ! grogna-t-il. Je vais les faire sauter !

Il y avait des boucles de cheveux sur sa nuque, un détail qu’Ulysse n’avait pas noté tout à l’heure ou il y avait quelques heures ou quelques jours, il était déconnecté du temps. Une joue de Gus était gonflée et contenait des feuilles de coca. Dehors, la neige tombait toujours, mais à petite dose cette fois. On distinguait parfaitement la route. Le soleil brillait dans le fond comme une ampoule à travers un rideau. Mais était-ce le soleil ?

— Ils se sont encore foutus de ma gueule, dit Gus. Je vais leur faire payer ça. Tu veux que je te détruise avant ou après ?

Ulysse le voyait sur l’écran maintenant. Ils étaient donc au courant et suivaient l’action en cours sans en perdre une seule fraction de seconde. Sur le côté de l’écran, une colonne de chiffres défilait à vive allure.

— Avant ou après quoi ? demanda Ulysse.

Il ne tenait pas à s’engager dans une voie sans issue. D’autant que le Supplément ne disait pas si Gus était Vivant ou Mort. Il n’était pas nettement un personnage de Marvel non plus. Art avait-il hésité ou était-ce un calcul de sa part ? Gus ne répondit pas. Il avait ralenti pour scruter un endroit obscur de la route. La casquette d’un des chauffeurs était restée sur le tableau de bord. On aurait dit un signal de détresse. Ulysse ne se souvenait pas de leurs visages. Ils n’en avaient peut-être pas, comme cela arrive dans les romans littéraires. Art lui avait expliqué que dans ce cas, il ne les montrait que de dos, comme Gus en ce moment, sauf que Gus avait les yeux dans le rétroviseur. Art n’aurait jamais pensé à une pareille complication. « Tout ce que tu peux faire pour compliquer un roman graphique, c’est de mal le dessiner volontairement. »

— C’est Gus ? demanda Ulysse dans l’espoir que celui-ci tourne la tête et démontre du même coup qu’il avait une existence réelle.

— Qui veux-tu que ce soit ? répondit Gus sans se retourner.

Ulysse se mit alors à parler du système de contention associé à celui du traitement. Gus connaissait peut-être le moyen de le libérer sans rien changer au traitement qui était une belle réussite médicale.

— À mon avis, dit Gus, l’un ne va pas sans l’autre. Si je te dévisse, tu vas retourner en Enfer. Le Paradis, tel qu’ils l’ont reconstruit après le Déluge, est nécessairement conçu dans l’immobilité totale. Autrement dit, le principe de la religion capitaliste c’est l’enfer dans l’action et le paradis dans la connaissance passive.

Ulysse avait étudié dans sa jeunesse, mais pas à ce point. D’ailleurs, il n’était pas devenu journaliste. Sa courte et succincte expérience de l’écriture avait eu d’autres objets qui s’étaient perdus parce qu’il avait cessé de les collectionner comme des timbres. Gus avait-il un visage ?

— Je te dépose si tu veux, dit Gus, mais ne me demande pas de résoudre ton problème. À cause de toi, les Mexicains m’ont viré de mon appartement. Mes chers voisins n’attendaient que ça.

— Je pourrais peut-être postuler… ?

— Ils n’acceptent pas les chômeurs.

— Je suis pas inscrit.

— Alors t’es un cobaye.

Il voulait dire un « sujet d’expérience » ? C’était quoi cette existence de merde ? Une jeunesse brouillonne, une expérience de l’écriture tragi-comique, un naufrage professionnel dans la pire des professions, un stage qui se termine par le chômage et finalement, un petit tour dans le laboratoire ?

— C’est le destin de la plupart des êtres humains, dit Gus. Tu crois que tu vaux plus cher qu’une mouche à merde ?

— I am a human !

Parole de condamné à mort pour les instruits. Et Ulysse était de ceux-là. Gus commença un discours :

— C’est ce qui arrive en tout cas quand on est rendu fou par quelque chose qu’on peut pas attraper à la main, comme ces mouches. Il faut du fly-tox pour qu’elles arrêtent de nous emmerder. T’en as, toi ?

Il renifla. Il essuya même son nez sur son poignet. Il avait un nez et de la morve dedans. Un nez et deux yeux, pensa Ulysse. Ça fait de lui un humain. Vivant ou Mort ?

— Si je te dépose, continua Gus, ce sera sur la route. J’ai pas envie de me faire pincer tout de suite. Après, ils feront ce qu’ils voudront de mon existence de merde. Pourquoi pas finir comme toi, heureux et impatient ? Ils n’ont rien trouvé contre l’impatience. Ça dénature clairement leur conception du bonheur.

Il se retourna enfin, sans doute parce qu’il voulait ne rien perdre de ce qui se passait sur le visage d’Ulysse. Gus avait un visage lui aussi. Ulysse se reprocha de trouver ce détail rassurant. Il n’aurait pas aimé avoir affaire à n’importe qui. La plupart des hommes n’ont pas de visage, sauf pour leurs proches, et encore, ça ne dure pas plus d’une génération ou deux. Est-ce qu’on conserve aussi les visages des cobayes dans les bocaux de l’Université ?

— Tu restes au paradis ? demanda Gus.

Il devenait cruel. La solitude. Elle nous rend passifs ou cruels. Nous n’avons pas le choix. Le ciel s’éclaircissait. C’était bien le soleil. Ulysse reçut sa lumière comme un bienfait. Pas d’incompatibilité résiduelle, sinon l’écran aurait signalé une anomalie, petite alerte sonore qui aurait changé sensiblement le comportement de Gus qui, pour l’instant, n’était animé, à l’égard d’Ulysse, que de bons sentiments. Le reste du monde n’avait qu’à bien se tenir. Art en avait parlé dans un numéro de Gor Ur consacré aux rapports du chômage avec le terrorisme. À la fin, Gus était expédié dans l’Espace Itératif sous le commandement de Joe Cicada à la recherche de son papa injustement, selon sa conviction, assassiné par un ou des inconnus qui restaient à découvrir. Art avait l’art de projeter le réel dans le futur et l’infini, jamais l’un sans l’autre. Ulysse avait adoré se mélanger les pinceaux dans cette énigme autrement passionnante que les tombeaux de momies.

— Je sais pas si on peut revenir au Paradis après avoir fait même rien qu’un petit tour en Enfer.

— Ça te plairait bien, l’Enfer, pas vrai Ulysse ?

— Je dirais pas non si tu conduis, mec !

— J’ai le regret de t’apprendre que l’Enfer, c’est pour toujours.

Ulysse le savait déjà, sinon il y serait encore. Il y avait bien au fond de lui un sentiment de revanche à satisfaire pour compléter sa conception du bonheur, laquelle n’avait pas que des points communs avec celle que la Compagnie diffusait sur les ondes communes. Il était bien après tout sur ce brancard, bien traité comme il faut du point de vue chimique et pas trop mal du côté du repos puisqu’il n’avait pas besoin de se fatiguer pour continuer d’exister. S’il s’inscrivait au chômage, ce serait parfait comme combine existentielle. Avec des périodes d’activité utile à la communauté, ce serait plus que parfait. Ça s’ennuierait en dedans, mais rien de désocialisant à l’extérieur. Il avait la tête de l’emploi. Gus ferait péter une bombe à la place. Et après, une fraction de seconde de plaisir intense, quelques jours au plus à apprécier les dégâts en se branlant devant la télé, puis le plaisir d’être torturé et enfin de passer aux aveux devant une flopée de juges en tous genres ? C’était ça le bonheur promis par le Diable ?

— J’ai rien promis, dit Gus. Je recommence chaque fois qu’on me rend ma liberté.

— Et si on te libère plus ?

— Il me restera mon cerveau. Et tout ce que je pourrais en tirer. Pas des leçons. De la matière cosmique de premier choix.

— Mais c’est pas toi qui va tuer l’humanité ! C’est NL !

— Je sais, mec, et ça me désole, tu peux pas savoir à quel point.

Gus se frotta encore le nez. Il arrêtait pas de chialer, ce mec ! On aurait dit la madeleine de Proust.

— Tu veux pas le retrouver ton papa, même mort ? dit-il.

C’était justement à ça qu’Ulysse réfléchissait ! Il avait une main libre, mais pas la liberté de se sucer le pouce. Elle ne servait qu’à se la caresser.

— C’est déjà pas si mal, fit-il.

Gus secoua les petites boucles de sa nuque. Pourquoi ne se coiffait-il pas de la casquette oubliée par le chauffeur ?

— Il l’a pas oubliée, précisa Gus. C’est juste sa tête qu’il a oubliée.

Il ouvrit la boîte à gant. La tête avait été tranchée avec la plus fine lame qu’Ulysse pouvait imaginer. N’était-ce pas aussi un visage ? Et si c’était un visage, pourquoi son propriétaire n’était-il qu’un chauffeur ?

— Tu veux dire, fit Gus, que ce chauffeur avait un nom et que tu aimerais bien savoir lequel ? Je commence à te connaître, mec !

Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour déconnecter le système de contention. Un logiciel entamait alors la longue procédure d’interruption du traitement. Voilà comment ça se passait. Et qui appuyait sur le bouton ? Pas celui qui était contraint de soigner sa maladie par un arrêté prononcé au nom du Peuple. Il prenait la décision, certes, mais avait besoin d’un intermédiaire pour exécuter sa volonté de quitter le Paradis pour rejoindre l’Enfer. Il fallait donc que l’intermédiaire soit un habitant de l’Enfer. Jamais un simple employé de la Compagnie se serait avisé à collaborer à une libération sans condition. Si vous en aviez exprimé la demande, alors on vous envoyait un habitant de l’Enfer et vous entreteniez avec lui un long débat sur la pertinence de votre sollicitude. Vous aviez le temps d’hésiter. Mais combien de temps ? Et pourquoi Gus avait-il tué un des chauffeurs ? Les avait-il tués tous les deux ?

— Je veux réfléchir encore ! s’écria Ulysse.

Trop d’angoisse vous détruit. Or, le but est de mourir. Un challenge pas facile à envisager dans la sérénité.

 

Bien des jours après, Gus gara le camion sur la Place des Retrouvailles Populaires. Le voyage avait été long et périlleux. Ulysse n’avait guère eu le loisir d’admirer le paysage. Le système de climatisation était passé automatiquement du traitement de l’air polaire à celui de l’ambiance tropicale. Il était toujours fixé sur le lit par un système de plus en plus complexe de tirefonds. Sa maladie avait cependant empiré malgré la vigilance de Gus qui avait lu et relu le mode d’emploi chinois. Maintes fois, Ulysse regretta de ne pas avoir voyagé en clandestin sur un train d’iceberg comme cela avait été programmé lors de son stage. Il s’était aigri. Il avait perdu le peu de liberté de mouvement qu’on lui avait accordé avant que Gus ne prenne le camion d’assaut pour le détourner du chemin tracé par la procédure d’élimination des problèmes posés par les chômeurs potentiels. Petit à petit, le système interne s’était dégradé et il avait fallu improviser avec les données visibles. Gus n’était pas un technicien du voyage. Il savait où il allait, mais ignorait en principe les nœuds et leur contenu aléatoire. C’était déprimant. Et Ulysse, à l’arrivée, avait dépassé le stade de la dépression pour laisser toute la place à un éventail de phobies dont certaines lui étaient jusque-là inconnues. Même Gus ne s’y retrouvait pas. Il faisait ce qu’il pouvait pour ne pas se laisser piéger par le système qui lui envoyait des messages publicitaires vantant les mérites du bonheur à deux. Si Ulysse avait pris un train d’icebergs, le voyage lui aurait paru monotone et il se serait peut-être arrêté plus souvent. Mais Ulysse s’était montré désagréable et déprimant et Gus avait cédé à la tentation, n’allant toutefois pas jusqu’à l’orgasme, ce qui l’eût complètement déprimé et aujourd’hui, il ne serait pas enfin arrivé sur cette place qu’il allait transformer en décor de tragédie par la simple explosion d’une bombe.

Il n’en avait pas tout de suite parlé à Ulysse qui s’était d’abord imaginé que le train d’iceberg le déposerait quelque part au milieu de l’océan, sur une île paradisiaque si c’était possible pour compenser la réalité infernale de sa situation. Une chose compensant l’autre. Il avait pris des risques en s’approchant du quai. Il y avait du monde à cause de grèves, mais les jaunes paraissaient harassés par l’attente et l’attention des vigiles s’était relâchée. Gus pensait profiter de cette apathie sans doute provisoire pour approcher le camion le plus près possible du premier train et permettre ainsi à Ulysse de sauter sur un iceberg et de s’y planquer dans l’attente du départ. Mais quand il aperçut le quai pour la première fois, car il n’était jamais venu à Barrow, Ulysse hésitait encore à se libérer de ses entraves et n’arrêtait pas d’ergoter sur la manière de s’y prendre. Gus prenait un risque considérable. Pour lui, c’était l’exécution sommaire. Et faire sauter le camion à cet endroit n’aurait pas de conséquences médiatiques.

Il avait attendu deux heures. Ulysse n’était plus pressé. Il donnait l’impression de se complaire dans l’indécision, comme si c’était son nouveau moyen d’existence. Gus s’était alors énervé et il lui avait parlé crûment de son projet.

— Si tu continues de me faire chier, je fais sauter le camion ici et tu iras en Enfer que tu le décides ou pas !

— T’es dingue ! Et toi ?

C’était tout ce qu’il avait trouvé à répondre. Gus se sentait frustré. Et c’était ce qui arrivait chaque fois qu’il se mettait à la portée d’un prétendu ami pour le sauver du malheur.

— Tu vois ces deux boutons, mec ? L’un te libère définitivement et l’autre fait sauter le camion. D’une manière comme d’une autre, tu vas en Enfer.

— Je préfèrerais y aller Vivant, dit Ulysse qui aurait bien aimé à ce moment-là se gratter le menton. Art dit que je suis Vivant. Je peux donc pas être Mort. Il dit rien au sujet de l’Enfer.

— Il le dit pas MAINTENANT ! Mais il le dira ! C’est pas fini Gor Ur ! Même si je fais sauter le camion.

Mais Ulysse hésitait toujours. C’était pas une bonne idée de faire sauter le camion. Les dégâts seraient limités. Gus se tenait à l’écart pour ne pas se faire repérer par les caméras de vidéosurveillance spécialement conçues pour travailler en couleur en environnement polaire de niveau 2. On ferait un trou dans la neige et on serait plus en état de sauter de joie parce qu’on aurait mis à l’air un filon de pépites grosses comme des merdes d’angoissé. Il pouvait comprendre ça, Ulysse ! Il comprenait et le temps passait. À six heures, les grévistes iraient boire un coup et les jaunes rentreraient chez eux en se suçant le pouce. Et les patrouilles commenceraient à tourner en rond.

Au fond, Gus ne souhaitait pas faire un trou par terre avec rien dedans que sa stupidité de terroriste sans envergure. Il redémarra le moteur et fit demi-tour. Ulysse avait protesté. Comme il avait encore une main libre, il en avait profité pour frapper la paroi avec le poing fermé. Il ignorait que l’insonorisation du véhicule était parfaite. Bientôt, le camion disparaissait dans ce qui restait de la tempête de neige. Et le voyage avait duré des jours sans qu’Ulysse n’arrive à se décider.

Maintenant, le camion était garé sur la Place des Retrouvailles d’une grande ville tropicale. La situation n’était plus la même. Faire sauter le camion, avec Ulysse dedans ou pas, c’était provoquer une tragédie humaine de grande envergure. Il y aurait des centaines de morts et de blessés. Ulysse ne serait même pas retrouvé dans les miettes du camion. Et Gus serait sauvé, courant vers la sortie de la ville avec les autres fuyards. L’impact médiatique serait universel. Ulysse comprenait cela. Dans la version du stage, il finissait ses jours pénard sur une île tropicale avec de quoi bouffer gratos. Ici, il était réduit en confetti ou suivait Gus sur les chemins tracés de la ville ouverte. Tout le monde à la campagne !

— Faut que tu te décides, mon vieux, lui dit Gus, parce que j’ai déjà lancé le minuteur. Ça pètera à une heure précise que je veux même pas te préciser rien que pour te faire chier.

Ulysse était blanc comme un linge, presque mort. Il avait l’intention d’inspirer la pitié, mais ça marchait pas parce que Gus était gonflé à bloc. Le seul aspect de l’opération auquel il avait renoncé, c’était la fusillade de la foule paniquée. Non pas par peur d’être forcément repéré et arrêté, et donc lynché, mais parce qu’il avait oublié la mitrailleuse dans la moto de Kol qui l’avait confisquée en procédant à la perquisition de l’appartement de l’Edificio. Après tout, cent morts de plus ou de moins ne faisaient pas grande différence. Et il sauvait sa peau pour recommencer ailleurs.

— Je préfère me la couler douce sur une île tropicale, dit Ulysse.

Il avait rien compris ! Gus sortit du camion et ferma l’ouverture à double tour. Ulysse pouvait gueuler de tout son saoul, il n’ameuterait personne vu la qualité de l’insonorisation. Il s’éloigna d’un pas rapide.

 

Quand il entra dans les locaux du journal, personne ne leva la tête pour le saluer. Il y avait des mois qu’il n’avait pas proposé de papier. Il n’avait répondu à aucune convocation de la rédaction. Il avait laissé une note sur son bureau, stipulant qu’il était sur une piste et qu’il emmenait avec lui tout ce qu’il lui fallait pour résoudre cette affaire. Seulement, il omettait de préciser de quelle affaire il s’agissait. Le mystère total.

Maintenant, il montait l’escalier des bureaux de la rédaction et croisait des figures connues qui semblaient ne pas le reconnaître. Il s’était pourtant rasé avant d’abandonner Ulysse à son triste sort de victime collatérale du terrorisme. Au premier étage, rien n’avait changé, pas même la poussière. Il poussa la porte de son bureau. La table qui lui était affectée était occupée, ce qu’il trouva normal puisqu’il n’avait donné aucune nouvelle et qu’on pouvait penser qu’il était mort ou déserteur. Le type gribouillait sur une feuille posée bien à plat sur une planche à dessin reposant sur le coin de la table et sur sa cuisse. Il leva une tête pas habituée à voir du monde quand il ne souhaitait pas être dérangé. Il posait une question, mais Gus ne voulait que des réponses. Il n’avait pas l’intention de se livrer à un inconnu dans un endroit qui avait toujours été son seul lieu de travail. Le type, voyant qu’il avait tort d’insister alors qu’il connaissait pas, consentit à pousser un gloussement :

— Pour les réclamations, dit-il, voyez ça avec la Direction.

Il changea de position, pointant ses pieds en l’air, la tête à l’équerre dans les barreaux de la chaise voisine. Son dessin représentait la Place des Retrouvailles Populaires par temps de neige. Un message qu’il avait reçu par télépathie, il savait pas de qui, bava-t-il.

— U… U… Ul… Ul… ça faisait. Je peux pas vous en dire plus, monsieur… ?

— GMG ! Ça serait-y pas Hulk, votre messager lointain ?

— GMG ? On vous croyait mort ! J’appelle Stan !

— Dites-lui que je connais la signification du message de Hulk.

— J’y dirai !

À peine avait-il mis le nez dehors que l’explosion réduisit l’espace de la ville à la dimension d’un cornet à dés. Il dut accepter de se mettre à genou pour supporter la pression de l’air ambiant. Le bruit le pénétra par la bouche et fit sauter les tympans comme des capsules de bière. Il n’entendit donc pas Ulysse qui lui criait dans les oreilles :

— Vive l’Enfer, mon pote ! Je t’aime !

Ce sacré vantard avait enfin choisi son camp.

ART I

Le docteur Fabrice de Vermort cala son cigare dans le cendrier sans l’avoir allumé. L’allumette s’éteignit en même temps. Il la déposa minutieusement dans la cendre où elle cessa de fumer. Il demeura une bonne minute la tête penchée sur le bureau, l’autre main lissant les cheveux dans la nuque, tandis que Art Godard observait le manège des deux protagonistes de l’espèce de drame qu’ils avaient commencé à jouer quand il était entré dans l’établissement. Ils n’avaient pas eu le temps de lui transmettre le message qui leur tenait à cœur. Ils l’avaient supplié de rester jusqu’à la fin, ce qui, selon ce qu’ils affirmaient, ne lui prendrait pas dix minutes de son précieux temps. L’un d’eux s’était même approché, malgré l’interdiction crachée par un garde en tablier blanc, pour le remercier d’être l’auteur d’une œuvre aussi « vraie ». Le visage d’Art était encore marqué par son récent voyage au cœur de la Mongolie, mais l’anneau qui ornait maintenant son petit doigt témoignait de son bonheur et le comédien qui s’adressait à lui avait lu les journaux. L’autre se tenait à distance, immobilisé par l’attente, coupé au milieu d’une réplique qu’il s’efforçait de tenir en suspens en attendant que son partenaire en ait fini avec Art. Celui-ci éprouvait le désir vague de toucher son interlocuteur, mais le garde interposait une voix qui ne s’adressait pas à lui, retenant les lèvres du comédien reconnaissant qui brûlait de l’envie d’embrasser son bienfaiteur intellectuel.

— J’espère qu’il ne vous a pas dérangé, dit Vermort. Il n’est pas agressif. L’autre sait qu’il ne doit pas approcher nos visiteurs.

— J’ai eu tort de ne pas les écouter jusqu’au bout, dit Art.

La cendre fumait encore dans le cendrier. L’air la transportait jusqu’à ses narines. La fenêtre offrait une vue plongeante sur la scène improvisée. Les deux comparses avaient rassemblé les feuilles mortes pour former les limites d’un théâtre. Ils n’avaient pas de spectateurs pour l’instant, du moins pas dans le cercle prévu pour eux à la tangente de deux arbres roux. Ils semblaient répéter la même séquence, modifiant des détails infimes que Art s’efforçait de repérer et même de déchiffrer. La conversation de Vermort en devenait compliquée. Et il n’avait répondu à aucune question, se contentant de laisser entendre qu’il était d’accord pour se montrer discret sur certains sujets. Entre les coudes de Vermort, un Marvel rutilait comme un gâteau d’anniversaire. Il ne l’avait pas ouvert depuis que Art le lui avait donné avant d’entrer dans le bureau. Il l’avait d’abord roulé, puis soigneusement aplati sous ses paumes sur le sous-main de cuir. Art contempla un moment une statuette nue, puis il revint sur son regret sincère d’avoir interrompu les deux comédiens.

— Hightower a passé avec succès les derniers tests, dit Vermort d’une voix monotone. C’est sympathique de votre part de vous soucier de son avenir.

— Sans lui… commença Art.

Il n’avait pas envie de se confier, surtout à un médecin qui était un Mort et qui souhaitait sans doute qu’il lui explique pourquoi et surtout pourquoi il avait acheté le scénario de Gor Ur à Ulysse Hightower sans consulter les autorités médicales chargées de le ramener à la réalité. Il n’avait pas daigné répondre à ce vaste questionnaire mi-médical mi-policier que Vermort lui avait fait envoyer en même temps que la convocation. Convocation qui était paraphée par les services juridiques d’il ne savait plus quel secteur du Ministère de la Santé publique.

— Maintenant qu’il est quasiment libre, continua Vermort, il va vouloir se lancer dans une carrière de je ne sais pas quoi. Non, je ne sais vraiment pas à quoi ça correspond, ce… cette activité ludique que certains, peut-être vous même d’ailleurs, qualifient d’artistique.

Le regard de Vermort était celui d’un fonctionnaire qui a reçu des ordres et qui les trouve parfaitement justes.

— Vous n’avez pas répondu à nos questions, dit-il toujours de la même voix monocorde. Nous aurions gagné un temps précieux. Je veux dire que nous allons le perdre alors que je suis un homme très, très occupé, vous vous l’imaginez bien, je pense !

Art toussota en regardant la statuette. Il ne craignait rien pour lui, mais Ulysse pâtirait peut-être de ce que Vermort considérait déjà comme de l’insolence. Il n’avait même pas lu le questionnaire jusqu’au bout. Le clerc qui le lui avait remis avait exigé une confirmation écrite. Il s’était aussi refusé à cette mascarade et lui avait fermé la porte au nez. Il aurait des nouvelles de cette attitude. La Justice était plus lente que la Médecine, mais on pouvait compter sur elle.

— Ce n’est pas à moi de juger de la valeur de vos ouvrages, dit Vermort. Je m’en garderais bien, je ne suis pas un spécialiste. Et, de toute façon, ça n’entre pas dans mes compétences. Je ne fais que constater. D’une part, les transpositions Réel-Fiction qui affectent le cerveau d’Ulysse Hightower. Et d’autre part, votre attitude que vous m’excuserez de qualifier d’enfantine.

Art était trop occupé à observer les deux comédiens pour répondre à ces provocations qui, en d’autres circonstances, auraient provoqué une réaction à la hauteur de son indignation. Ce monde parallèle était fascinant. Pas à la manière d’une hallucination. Plutôt comme explication plausible de tout ce qui déstabilise un tant soit peu les données du réel quotidien. Il y avait une grande différence entre la Télévision et Marvel, ou plus précisément Gor Ur. La différence entre un Pouvoir qui s’exerce d’en haut et un talent propulsé hors de soi pour contredire le roman journalistique. Il n’était pas question d’en parler avec Vermort.

— Je répondrai peut-être à certaines de vos questions, dit-il enfin.

Vermort parut surpris d’entendre une voix sortir de cette bouche qui n’avait pour l’instant prononcé aucune parole de convenance.

— Vous répondrez à toutes nos questions, dit-il. Vous ne sortirez pas d’ici avant de…

Art sourit, ce qui dérouta le médecin pris en flagrant délit de domesticité. Cela arrive souvent avec ces fonctionnaires qui justifient leur hilotisme moral et intellectuel en prétextant « qu’il n’y pas d’autres solutions » alors que leur vocation n’est que le résultat de leur prétention au confort au détriment des autres moins chanceux ou moins capables de duplicité. Dans ce monde rongé par les héritiers et les domestiques, Art avait creusé son terrier non pas en participant au terrorisme, comme il en avait eu la tentation, mais en ne répondant pas aux questions posées par les administrations aux portes d’entrée du travail et du bien-être. De temps en temps, on lui demandait de s’expliquer. Il s’en sortait en général par des pirouettes. Il fallait bien qu’un jour il tombe sur un zélateur insensible aux magies du cirque. Vermort avait d’ailleurs revu et corrigé le questionnaire initial.

— Nous n’allons pas vous enfermer, dit-il en gazouillant entre les mots. mais vous resterez ici tant que vous n’aurez pas répondu à toutes mes questions et jusqu’à ce que je sois satisfait par la teneur de vos réponses.

Il craqua une allumette, effet théâtral que Art dénonça d’un geste de mépris qui empoisonna un peu plus ses rapports avec le médecin.

— Je précise, continua Vermort, qu’Ulysse Hightower ne sortira pas d’ici avant que vous vous soyez entièrement expliqué !

Art se déplia. Il était plutôt costaud. Pas armé, mais solidement construit, avec des paluches qui pouvaient contenir deux têtes de la taille de celle que Vermort prétendait lui opposer.

— Que voulez-vous que ça me foute ? dit-il.

Pas un signe de violence. Un vrai terroriste lui aussi, pensa Vermort.

— Vous pensez qu’on peut se foutre de ma gueule sans en payer le prix, Godard ?

— Je pense que j’en ai rien à foutre de votre existence de valet. Vous voyez cet anneau ?

Vermort fit oui de la tête. Il n’était visiblement pas prêt à comprendre. Art renonça. Et il tourna les talons sans demander la permission.

— Vous condamnez cet homme à l’Enfer ! gueula-t-il.

— Je condamne personne, fit Art sans se retourner. Le public sera informé de votre attitude. Vous me prenez pour un de vos larbins, Fab ?

Il sortit sans refermer la porte. Vermort trotta.

— Vous vous êtes moqué de mon ami Panglas, qui est un magistrat de la plus haute compétence !

— Compétence peut-être ! Mais pour ce qui est de l’intelligence, je suis plus d’accord. Alors je m’exprime. Si Ulysse doit pourrir ici, il a à son service une quantité non négligeable d’anus qu’il récompense toujours quand ils font bien leur boulot de passeurs. Vous n’y pouvez rien. On ne peut jamais totalement écraser les hommes. Ou alors, il faut tous les tuer. Ce qui est impossible. Raison pour laquelle je me demande pourquoi on continue de parler de totalitarisme. Je dirais que vous me faites chier avec votre incomplétisme, mais que je suis en mesure d’y trouver ma place.

— Le sort de cet homme vous indiffère ?

— Ouais.

Vermort s’arrêta sur le seuil. Le soleil envahissait son front. De l’autre côté de la rue, une jolie petite femme attendait sur un banc, secouant un enfant sur ses genoux. Ce sacré Art avait trouvé une bonne raison de se battre. Il ne défendrait pas Ulysse. Panglas avait eu tort de se l’imaginer. C’était un mauvais plan.

— Nous avons des procédures pour vous interdire d’utiliser ses scénarios. C’est un ancien flic. Il bénéficie d’une protection spéciale en cas de…

— En cas de guerre peut-être. Mais on est en paix. Même les Chinois nous font plus chier et les Russes se chient toujours autant dans la culotte…

— Vous oubliez les Arabes !

Encore une de ces conversations qui témoignent de l’hypocrisie du consommateur de biens. Pendant que les bourgeois capitalisent, nous on épargne. Sauf si on épargne pas. Art renonça. Il traversa la rue. Tsetseg rayonnait sous un mûrier. L’enfant jouait des doigts avec la pointe d’un sein. Art sentit son crayon vibrer sous l’effet de l’inspiration. Quand il se retourna, Vermort avait disparu. Il importait peu de savoir s’il était retourné dans son bureau ou s’il épiait derrière un feuillage conçu à cet effet. La porte de l’Hôpital se referma lourdement sur le théâtre qui avait attiré du monde et le type qui se faisait enguirlander était peut-être Vermort. Il reculait dans l’ombre, agité de mouvements qui ne pouvaient appartenir ni à un comédien ni à un spectateur. Un étranger aux commandes des petits détraquements du mental des hommes, c’était tout ce qu’ils avaient trouvé en haut lieu. Et Kol Panglas ne valait pas mieux.

Art entra dans un café, poussant devant lui sa petite famille. Ils prirent place sur une terrasse ombragée par une tonnelle. Des insectes voyageaient sans but. Art réfléchissait. Jamais il ne s’était conduit lâchement. Et jamais il n’avait abandonné un ami aux mains de l’ennemi. Il y avait de la haine au fond de lui, mais c’était juste un fond que personne ne pouvait soulever comme on le fait de l’eau d’un bassin. Son existence quotidienne n’était une menace pour personne. L’auteur des scénarios, c’était Ulysse, qui se faisait appeler Omer. Voilà ce qu’il répondrait si on l’obligeait à revenir sur la question. Et secrètement, il agirait en faveur de la libération d’Ulysse que la Commission des Vérifications Mentales avait déclaré « sans danger pour son prochain et pour lui-même ». Comme s’il avait pu changer en quelques années d’internement. Sans danger et pas coupable. Était-ce mieux que « dangereux et coupable » ? C’est ce qui était arrivé à Gus. Qui se serait imaginé que Gus était dangereux et coupable ? Et qui croyait qu’Ulysse, ancien fonctionnaire de police, était inoffensif et innocent ? Voilà ce qui empêchait Art de répondre à ce sacré questionnaire que Vermort voulait lui imposer comme la dernière chance à accorder à Ulysse. Ulysse écrivant des scénarios de BD ? On pouvait en douter. Mais c’était un ami. Il l’était devenu en créant les histoires et les personnages de Gor Ur, que ce fût lui l’auteur ou un autre de ses coreligionnaires. Mais autant il avait été facile de le rencontrer, même si Vermort imposait des restrictions au contenu des conversations, autant il s’était révélé impossible d’entrer en contact avec Gus qui pourrissait quelque part au fond d’une cellule coupée du monde. Les connexions avec Ulysse n’étaient que des anus. Rien à voir avec la technologie dont il truffait ses récits improbables. mais c’était des connexions. Par contre, Gus avait disparu après le procès et on ne l’avait jamais revu. De plus, l’administration ne répondait pas aux questions qu’on lui posait sur ce sujet. Même Ulysse n’y faisait aucune allusion dans ses scénarios. Pour lui, l’existence de Gus s’arrêtait avec la dernière seconde du procès, celle où le journaliste terroriste disparaissait semblait-il pour toujours.

Art, dont la gloire et les revenus dépendaient de la nouvelle série de Marvel, le Gorille Urinant, et donc de l’existence et de l’inspiration d’Ulysse Hightower, faisait bien de se poser toutes ces questions avant de répondre à celles que Vermort allait finalement lui imposer.

— Arto vouloir casser gueule toubib ? demanda Tsetseg.

Il lui caressa la joue. De temps en temps, il la prenait pour sa fille et se comportait avec elle comme si elle avait encore beaucoup de choses à apprendre avant de devenir complètement sa femme. Mais l’enfant qu’elle secouait comme un hochet témoignait qu’il lui accordait un certain degré de confiance. Il lui parlait rarement de ses problèmes. En général, elle attendait sur un banc ou à une table pendant qu’il négociait les détails qui allaient influer sur son comportement professionnel.

— Toi plus casser gueules, dit-elle. Toi malheureux ?

— C’est pas facile de casser la gueule à quelqu’un dans ce pays, mon amour. Soit on tue, soit on ferme sa gueule. Mais il faut un permis de tuer, sinon on va en prison et c’est pas exactement ce que j’ai projeté pour notre petite famille.

— Tsetseg beaucoup enfants. Bat Bat content avoir frères et sœurs.

— Et mêmes des chevaux, mais c’est trop demander.

— Lait Arto pas bon pour ça !

C’était une bonne jument, Tsetseg. Il aurait été dommage de la perdre à cause d’un caprice de l’administration qui voulait sauver Ulysse à tous prix. Art décrocha son téléphone.

— Vous me donnez combien de temps ? dit-il.

Il avait légèrement pâli en entendant la réponse de Vermort. Une demie seconde d’apnée, ce n’est pas de l’apnée. Il raccrocha. Tsetseg attendait, étreignant l’enfant comme si Art allait lui annoncer qu’il savait qu’il n’en était pas le père. Mais il s’agissait d’autre chose. Art alluma une des cigarettes offertes par la maison. Il fumait rarement. Il n’avait vraiment pas envie de s’attaquer à ses nerfs. Ils étaient déjà suffisamment éprouvés par les efforts créatifs et les conditions d’existence du créateur toujours remises en question par la production et ses exigences de bonheur économique. Tsetseg n’avait pas accès à ce genre de réflexion. Elle n’avait jamais possédé un homme à ce point. Art n’échappait pas à cette règle.

 

Il sortit du café à peine un quart d’heure après y être entré avec Tsetseg et l’enfant. Il était seul. Vermort était descendu de nouveau pour l’accueillir. Cette fois, les deux comédiens avaient été priés de ne pas troubler l’ordre tel que Vermort le concevait. L’allée était déserte. Même le jardinier avait été invité à aller exercer ses talents ailleurs. Ce n’était pas la verdure qui manquait ici. Tout était trop évident. Les visages qui apparaissaient aux fenêtres ne s’y attardaient pas. Un silence inquiétant troubla l’esprit de Godard dès que le haut portail se referma derrière lui. Vermort, debout sous le porche, lui faisait signe de venir le rejoindre. Sur une marche de l’escalier qui montait vers lui, une allumette finissait de brûler. Art ne se pressa pas. De toute façon, il n’avait pas eut le temps de réfléchir à fond à ce qu’il allait dire et faire. On n’était pas dans un asile de fous. Les prisonniers de cet établissement ne connaissaient pas l’enfermement. Ils pouvaient même sortir s’ils le souhaitaient. La seule contrainte était cette unique porte que Vermort ouvrait et refermait avec sa télécommande. Il n’avait pas agi autrement avec Art.

— Entrons, dit-il quand Art eut achevé de gravir les marches où voletaient des feuilles mortes.

Art retrouva la place qu’il occupait vingt minutes plus tôt, coincé entre un bureau qui sentait l’encaustique et une plante verte saturée de petits insectes noirs qui ne s’intéressaient pas à lui. Vermort alluma enfin son cigare. Il était détendu maintenant. Il ouvrit le dossier contenant les questions et se mit à tourner les pages comme quelqu’un qui révise sa leçon. Art en connaissait par cœur les questions et les recommandations des marges. Il pouvait résumer ses réponses en deux ou trois considérations qui suffiraient à son avis à changer le destin d’Ulysse.

— Je ne dis pas non, fit Vermort. Il veut reprendre du service.

— Dans la police !

Quel cri ! Vermort sourit. Il venait de gagner la première manche.

— Occupation qui l’éloignera des vôtres, dit-il.

Il savourait sa victoire. Sa peau suintait.

— Vous ne comptez tout de même pas que je participe à ce genre de conneries ! beugla Art.

Il avait des raisons de se retenir, mais la provocation dépassait les limites qu’il avait fixées à sa patience.

— Voulez-vous que nous examinions les détails du projet ? demanda Vermort qui brûlait les étapes.

Art était suffoqué, mais ne se l’avouait pas. Il avait tort de se laisser imposer le rythme des négociations. « Ça » ne pouvait pas tourner en sa faveur. « Ça » se terminerait mal, avec ou sans enfants, marié par amour ou pour autre chose. Il se trouva à cours d’humour.

— J’ai besoin de temps… commença-t-il.

Vermort agita la main qui tenait le cigare, décrivant d’obscures volutes que Art s’efforçait de ne pas déchiffrer malgré un vif désir de comprendre l’ampleur des contraintes que Vermort avait soigneusement préparées pour ne rien laisser à l’improvisation, technique à son avis impropre aux recherches qu’il avait pour mission de conduire à leur conclusion.

— Pourtant, insista Art, j’ai autre chose à faire en ce moment…

— Ce n’est pas votre enfant, dit Vermort. Je ne vous apprends rien.

— Quel rapport… ?

Il était inutile de chercher à creuser de ce côté de l’intimité. C’était déjà fait. Vermort devait posséder un dossier complet sur les activités sexuelles de Tsetseg avant sa rencontre avec Art.

— Vous ne savez même pas ce que c’est un enfant, Art. Ne me racontez pas d’histoires. J’en ai assez entendues avec votre ami Ulysse.

— Ce n’est pas mon ami !

Art perdait les pédales. Il se sentait aussi fragile qu’un château de verres de cristal bâti pour les besoins d’une soûlerie au champagne. Bien sûr qu’Ulysse était un ami ! Il n’était pas là pour dire le contraire.

— C’est pourtant ce que vous avez dit, fit Vermort.

La cendre voltigea avant de s’écraser dans le cendrier. Il souffla sur le bout de son petit doigt. Puis il emboucha le cigare de nouveau et tira une longue bouffée qui se répandit comme les imprécisions d’un miroir mal éclairé au fond d’un couloir.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, corrigea Art.

Il aurait mieux fait de se taire. Il se rengorgea. On aurait dit un oiseau en pavane maintenant. Tout bien réfléchi, les petits insectes qui volaient autour de lui le dérangeaient. Il secoua la main pour les chasser, ce qui ne changea rien à son inconfortable situation.

— Je sais que vous n’êtes pas un travailleur zélé, dit Vermort. Mais je compte sur votre sens de la perfection.

Art apprécia la reconnaissance. Ce n’était pas grand-chose peut-être, mais venant d’un fonctionnaire prêt à trahir sa patrie pour servir l’État, c’était un compliment à prendre en considération. Avec une médaille ministérielle au bout peut-être.

— Vous en prendrez livraison aujourd’hui même, dit Vermort.

Art sursauta. Le paraphe que Vermort venait de tracer sur le document officiel en disait long sur l’aspect péremptoire de la mission.

— Je suis avec ma femme et mon gosse…

— Ce n’est pas votre enfant, Art !

— Ouais mais c’est ma femme !

Vermort fit une petite grimace pour exprimer sa légère désapprobation. Art se demanda aussitôt si un mariage contacté en Mongolie avait une quelconque valeur juridique ici. Il ne posa pas la question. À part le dessin et quelques idées sur la société et les hommes, sa connaissance du monde était limitée par une expérience globale somme toute assez banale.

— Pour le questionnaire, dit Vermort qui avait de la suite dans les idées, prenez le temps. Vous remettrez ceci à l’entrée. Je serais étonné qu’Ulysse n’accepte pas de vous suivre. Mais nous ne pouvons pas le forcer. Il est ici de son plein gré.

— Vous avez des nouvelles de Gus ?

Vermort tendit le morceau de papier et retira le cigare de sa bouche pour préciser qu’il recevait le mercredi entre dix et onze heures. Prendre rendez-vous avec le secrétariat. Quand Tsetseg va me voir arriver avec Ulysse, elle…

— Ne vous inquiétez pas, Art, dit Vermort qui avait le don de lire dans la pensée des autres. Elle saura ce qu’il faut faire.

Ils l’avaient formatée elle aussi. Art commençait à ressentir les picotements de son intelligence sous son crâne. Il pouvait lui téléphoner pour la prévenir…

— … mais je vous conseille de sortir par la porte de derrière et de la laisser sans vous soucier de ce qui lui arrivera.

— Mon fils…

— C’est une fille, Art. Et ce n’est pas la vôtre.

Vermort le poussait sans violence. Il se retrouva dans le couloir feutré que les employés traversaient en silence. Toutes les portes étaient fermées. Il y avait son nom sur l’une d’elle, mais il n’accorda aucune importance à ce détail sans doute destiné à troubler un peu plus l’eau de sa soif de connaissances. Il prit l’ascenseur en compagnie d’une jolie secrétaire qui venait de faire l’amour et s’en vantait en termes sibyllins. Il l’abandonna au vingtième étage. Un autre couloir, plus étroit, se terminait par une fenêtre sur la ville. Attention au suicide, plaisanta-t-il en lui-même. Il chercha la chambre d’Ulysse. Entre Charybde et Scylla, continua-t-il de plaisanter sans toutefois user de sa voix. Ulysse avait entrouvert sa porte. Il entra et appela :

— Ulysse ? C’est Art. Je suis vraiment désolé…

Il s’interrompit. Pourquoi commençait-il par s’excuser pour ce qui était arrivé ? On avait décidé de ne plus en parler. Enfin… Vermort avait décidé qu’on en parlerait plus. Une contrainte à accepter sans discuter. Ulysse était en train de se pomponner dans la salle de bain. Ce vieux débris qui ne ferait pas rire une adolescente se faisait beau avant de sortir ! Art ne put s’empêcher de critiquer :

— Tu crois que c’est le moment, Ulysse ? J’ai une famille à nourrir, mec.

Dans l’interstice de la porte, il vit le visage d’Ulysse reflété dans le miroir de l’armoire de toilette. Il avait changé. C’était maintenant un homme miné de l’intérieur. Il avait un problème avec ses paupières, lui dit-il. Il n’arrivait plus à les fermer totalement. Ils lui avaient donné un gel, mais ça l’hallucinait. Alors il en mettait pas.

— Ça te gêne si j’en mets pas, Art ?

— Ça me gênerait si c’était mes yeux.

Ulysse sortit enfin de la salle de bain. Il avait même fermé ses manchettes avec des boutons de Tolède. Entre le pouce et l’index, il manipulait une pince à cravate du même type comme s’il se demandait à quoi ça servait ou qu’il savait pas s’en servir. Ça commençait bien ! Art l’accueillit dans ses bras et le souleva plusieurs fois, histoire de lui dire qu’il l’aimait toujours. On avait convenu de ne plus en parler, mais il n’était pas interdit d’y faire de discrètes allusions. De toute façon, Tsetseg n’y comprendrait rien. Art dit qu’il était marié.

— Et t’as l’impression d’être un homme ? dit Ulysse.

Il avait toutefois l’air beaucoup plus préoccupé par le bouclage de sa ceinture. Il ne se rappelait plus si c’était à droite ou à gauche qu’il fallait la boucler si on ne voulait pas passer pour une gonzesse. Art empoigna le froc à pleine main et souleva son ami. Il pesait pas lourd, mais c’était bon de le soulever comme dans le bon vieux temps.

— D’après ce que j’ai compris, dit Ulysse, il va falloir qu’on tourne le dos à notre vie privée, du moins pour le temps de l’enquête.

— Quelle enquête ? Vermort m’a pas dit…

— Qu’est-ce que tu crois que tu vas faire avec un flic, mec ? Lui dessiner des moutons ? T’es payé pour bosser, mec, pas pour dépenser le fric des autres.

Art ne s’était pas encore résolu à tout abandonner pour se livrer aux caprices de Vermort qui ne le laisserait pas prendre les chemins de traverse même pour aller embrasser sa femme.

— Roger Russel court toujours, dit Ulysse.

Sa voix venait de perdre son sens de l’humour. Sa haine avait empiré. Art se rendit compte à quel point il était perdu s’il s’accrochait au travail qui le nourrissait lui et sa petite famille. Les yeux d’Ulysse pétillaient. Il avait l’air tarte dans son costard à cent dollars pas plus. Et pour couronner le tout, il avait un chapeau. La seule concession au genre étaient les espadrilles qu’il préférait aux baskets.

— En principe, dit-il en lissant le bord du chapeau d’un doigt expert, un polar consiste à coincer un assassin sur la base de preuves scientifiquement irréprochables. Ou alors il a avoué, mais il s’est cavalé et on le poursuit. Y a pas d’autres scénarios, Art, et je m’y connais. Ça se passe entre la scène du crime et le laboratoire ou bien on se paye une bonne partie de course poursuite à travers le pays. Mais y a une troisième voie, mec : on torture le mec. Et il finit par avouer, ce qui n’a strictement aucune importance parce qu’on est pas venu pour ça ! C’est ce que je te propose, Art.

— Tu feras comment pour torturer ton héros, Ulysse ? Dans tes rêves ? Ça n’a plus court les histoires où la réalité croise le rêve pour que ça fasse des petits et que ça amuse un maximum de péquenots prêts à payer pour ça. De nos jours, c’est la réalité dans la réalité. Il n’est plus question de rêvasser ou d’halluciner. Ce qui attire le paroissien aujourd’hui, c’est le vrai au contact du vrai, la télé contre Gor Ur par exemple. Le mensonge journalistique auquel on ne croit jamais à moins d’être con (mais les cons n’achètent pas les livres qu’on écrit et qu’on dessine) contre les singeries des artistes que nous sommes toi et moi ! Faut que t’arrêtes de te monter le bourrichon en neige, merde ! On est des artistes !

— Ouais, mais je suis aussi un flic !

— Que tu dis !

— Même mes supérieurs ils le disent !

— Mais t’en a pas de supérieurs, mec !

— T’as des nouvelles de Gus ?

Les vieilles conversations d’antan qui revenaient. C’était pas interdit. Il fallait seulement ne pas franchir la limite imposée par Vermort qui devait être devant son écran à les reluquer comme s’il s’attendait à découvrir un nouvel aspect de leurs personnalités réciproques. Il était temps de se mettre en route. Une voiture les attendait, si Ulysse avait bien compris. Il n’aurait pas aimé prendre le bus.

— Surtout dans cet accoutrement, fit Art.

— J’ai grossi, dit Ulysse, alors on voit plus le pli.

— Ramène-toi, mec !

Pas question de prendre la porte des suicidés. Elle donnait sur une coursive refroidie par le vent, un vent incessant qui à cette époque emportait des feuilles mortes.

— J’ai envie d’embrasser le petit nez de ma compagne, dit Art.

— C’est pas ton enfant, mec. N’y pense plus.

Ils descendirent par l’escalier de service. Vingt paliers et vingt portes d’acier à ouvrir et refermer. Ulysse avait perdu la forme. Art ne s’était jamais imaginé ce que représentaient vingt étages à descendre, mesurant du coup l’effort à produire pour les monter. Ils arrivèrent en bas de l’immeuble après de multiples pauses qui souillèrent leurs costumes. La porte qu’il fallait prendre ne payait pas de mine, mais ce n’était pas son office d’impressionner l’usager. Ulysse n’arrêtait pas de commenter leur progression, compliquant la perception que Art concevait dans la souffrance de ses mollets. Vermort vint leur ouvrir. Ils sursautèrent avec la même énergie. Vermort tourna la clé.

— Ça marche ! fit Ulysse.

— Bien sûr que ça marche ! crissa Vermort. Filez ! On se revoit à Castelpu. Faites-vous pas remarquer en route !

La porte se referma sans bruit, à part celui de la clé qui tourna dans l’autres sens. La rue était grise et étrangement longue. Plusieurs voitures étaient garées du côté pair. Art examina les immatriculations, tenant le petit papier que lui avait remis Vermort. Ses lèvres bougeaient frénétiquement. Une peur contagieuse qu’Ulysse traduisait par un souffle saccadé digne d’un chien souffrant de la chaleur.

— Ça y est ! fit Art.

Une Chevrolet. Un modèle comme ils n’en avaient jamais vu. Ulysse pâlit.

— Putain ! fit Ulysse. Ça va pas recommencer !

— Problème d’espace-temps, grogna Art.

— Tu m’avais dit que pas de rêves et pas de conneries !

— C’était hier !

La clé ouvrit la portière. Art apprécia la précision. Il se mit au volant. Le moteur démarra au premier tour. Ulysse n’était pas tranquille.

— Et si elle avait sauté, mec ! reprocha-t-il.

Il fit le tour et s’installa. Art régla finement la position du siège et étendit ses bras. Ulysse lui pinça la joue :

— Tu penses même plus à ta gonzesse, mec !

C’était vrai. Art se sentait euphorique malgré les poussées d’angoisse qui provoquaient les étranges crispations de son visage. Il enclencha la première et plaça la bagnole au milieu de la rue.

— Va y avoir beaucoup d’arrêts pipi, dit-il en essayant de rire entre les mots. Je me sens comme une mouche qui a perdu son sens de l’humour à cause d’une merde qui sent la rose.


TÉLÉVISION (SUITE)

Le voyage en France

ROG VI

Après la fusillade de Walala, rien ne s’est passé comme j’ai voulu.

J’ai décidé de me mettre à l’abri pour quelque temps.

Vous connaissez mes activités. Ce n’est plus un secret pour personne.

Aliz ne m’était plus d’aucune utilité. Je l’ai abandonnée sur une plage. Le lendemain, elle s’exprimait dans les journaux. Elle mentait déjà, sans doute sous l’influence de sa mère. La police avait chargé un certain Ulysse Hightower de mener l’enquête. Je connaissais ce crétin pour l’avoir plusieurs fois mis en échec. Il avait tout essayé pour me faire tomber. Son imagination était au bout du rouleau en ce qui me concernait.

Avant d’ensevelir Aliz dans le sable d’une plage tranquille au Nord de Walala, j’ai profité un peu de son corps, sans violence, la prenant par le cul pour ne pas l’engrosser comme ça m’était arrivé plusieurs fois avec des disciples et quelquefois seulement avec des victimes expiatoires. Je n’avais aucun désir, je n’ai jamais eu aucun désir de me reproduire. L’idée même de regarder une créature de mon sang pour y trouver des ressemblances m’a toujours un peu écœuré. Je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur.

Elle était tellement infiltrée de kolok que je n’ai pas eu de mal à la défoncer un peu plus, mais cette fois avec ma queue, une dernière fois avant de la jeter dans le trou qu’elle m’avait vu creuser sans me poser de questions. Quelles questions lui seraient venues à l’esprit dans l’état de béatitude où elle était ? Je lui ai rempli le cul deux fois et je me suis senti épuisé. J’étais dans l’angoisse aussi, à cause de l’avance que j’avais gagnée à Walala en provoquant la fusillade et que j’étais en train de perdre parce que mon esprit avait besoin de s’amuser. Frank ne m’en voudrait pas. Je me fichais d’ailleurs de son opinion. Il n’avait pas pu s’empêcher de trahir l’ami que j’avais été pour lui. Je lui souhaitais une mort lente et douloureuse.

Je ne l’ai même pas rhabillée. À quoi bon ? Elle allait se décomposer au fond d’un trou creusé dans le sable avec deux cents kilos de pierre répartis sur son dos. Je l’avais soigneusement couchée sur le ventre, enfonçant la tête avec le pied, comme on écrase un mégot. Sans haine. Ensuite j’ai ramassé une bonne brouette de galets, sans la brouette. Ni fleur, ni couronne. Pas une trace. Des mouettes surveillaient. Elles pouvaient toujours courir pour déterrer le corps. Elles se casseraient le bec sur les galets, puis la marée effacerait le chantier et elles oublieraient ce qu’elles avaient vu et ce qu’elles étaient venues faire ici. Si quelqu’un m’avait demandé des explications, j’aurais creusé un deuxième trou.

Je suis revenu à la voiture avec la ferme intention de commettre des excès de vitesse que je ne conseillais à aucun flic de me reprocher. J’étais devenu dangereux, persuadé que cet état d’excitation ne durerait pas et que je finirais par trouver le repos. J’avais un cousin à Walala et il était shérif.

Je suis d’abord tombé sur Tim Burnett, un pédé qui est en affaire avec mon cousin Galvez. Ils avaient une boutique avec un comptoir où on pouvait boire un coup et même manger un morceau. La clientèle de passage était rare. Tim ne me reconnut pas sur le coup. Quand j’ai quitté l’Espagne à Palos, il était coq sur le bateau qui devait m’emporter en Amérique. Il était tout de suite tombé amoureux de moi. Vous vous doutez, monsieur, que ça ne pouvait pas coller avec mes ambitions sexuelles. On a donc commencé par se bagarrer et je me suis retrouvé dans le fond d’une cale qui sentait la soudure à l’arc. En fait, les caisses contenaient des barres de fonte. Depuis, je hais le Métal. Elles étaient plutôt mal arrimées et l’officier m’avait promis que je serais écrasé avant d’arriver à New York. Il pouvait même me dire à quel endroit précis de l’Océan. Il avait joué plusieurs fois à ce petit jeu et il avait toujours gagné depuis le troisième inclus. Deux échecs, je devais reconnaître qu’il savait calculer. J’étais beaucoup moins doué pour les maths. Bref, Tim et moi on n’avait pas eu de rapports amicaux. Et j’étais arrivé à New York sans une égratignure. Juste un peu de décomposition au niveau des articulations, mais ça se soignait très bien à l’alcool. Je souffrais tellement qu’ils ont abusé de l’alcool en me faisait la part belle d’une caisse entière d’un agricole de première qualité. Voilà comment je me suis cru guéri des voyages en bateau. Je ne savais pas que ça me reprendrait un jour. Tim avait encore des relations avec les milieux maritimes. Et il était toujours pédé. Il n’a pas été surpris de me voir.

— On parle de toi dans les journaux, dit-il avant même de serrer la main que je lui tendais pour lui signifier que je ne lui en voulais pas.

J’avais ma photo en première page. Aliz et Frank avait droit aussi aux égards de la Presse, mais en plus petit. Pour Frank, je m’en fichais. Je l’avais raté à cause de la piètre qualité des munitions, pas parce que j’étais un mauvais tireur. Par contre, Aliz était vivante. Celle que j’avais étranglée de mes propres mains était vivante !

— Tu vieillis, dit Tim. Elle a passé une mauvaise nuit, mais elle est sortie du trou en hurlant sa haine pour toi. Le type avait d’abord vu la terre bouger et comme il avait vu trop de films, il s’est imaginé qu’il était dedans. Dans le film, pas dans le trou. Tu piges ?

— ¡No me digas !

— Comme je te le dis, mec. Ce qu’il a vu sortir du trou l’a fait tomber dans les pommes. Il a repris conscience juste le temps de s’apercevoir que la fille s’en prenait à lui. C’était une fille à poil avec des cheveux rouges comme du feu, tout droit sortie de l’Enfer. Une peau blanche comme il en avait jamais touchée. Et il s’y connaissait en peau. Ce type n’est autre que Snopes, le fils de Pépère ! Tu connais. Elle lui fracassait le nez avec un galet pas plus gros qu’une pierre précieuse. Autant dire qu’il avait mal, mais pas à cause de son nez. Une trouille comme il en avait jamais eue. Et il est retombé dans les pommes. Ensuite, un flic l’a réveillé et lui a demandé de s’expliquer. Il lui a dit : « Ça s’rait bien le Diable si j’ai changé d’personnalité ! J’m’appelle point Russel. C’est Snopes que j’m’appelle ! Demandez à Galvez !

— Vous connaissez le shérif ? lui demande le flic qui avait quand même pensé à descendre de sa moto pour interroger le suspect.

— J’ai surtout connu sa mère ! »

Ça s’est passé comme ça, mec, continua Tim Burnett.

Il me servit un café bien chaud. J’avais du sable plein les cheveux, preuve que j’avais besoin d’une douche.

— Galvez est en train de baiser, dit-il. Ça lui prend jamais plus d’une heure.

Il soupira, tortillant sa moustache.

— J’fais des concessions, murmura-t-il.

Je comprenais, mais je n’étais pas venu pour ça. Une douche, un repas chaud et je me tirais. On pouvait commencer par parler des bateaux. Il y avait bien un pédé parmi tous ces capitaines, non ? Et Tim avait de l’influence sur ses décisions. Il confirma mon analyse.

— J’crois que je peux te proposer un voyage en France.

— En France ?

L’idée n’était pas mauvaise. L’idée de foutre le camp le plus loin possible. Mais en France, j’étais recherché pour meurtre. La justice avait même parlé d’un « meurtre particulièrement odieux ». Parole de Français. Je ne tenais pas tellement à me faire couper la tête.

— Ils coupent plus les têtes, dit Tim.

— Ça, t’en sais rien, mon pote. Ils font plus la révolution non plus, mais ça les empêche pas de se haïr les uns les autres. Tu lis pas les journaux ?

— En ce moment, j’ai pas d’autres relations, dit Tim sans cesser de réfléchir.

Le genre de type qui fume en dedans et que ça se voit pas dehors.

— Galvez aura peut-être une autre idée, continua-t-il sur le fil de sa pensée qui n’avait pas encore cassé. Des fois, en passant par l’Alaska…

— L’Alaska !

— Ya des Français là-haut.

Je ne savais pas, non. Je ne pouvais pas raisonnablement envisager de traverser l’Amérique jusqu’à New York. Je ne savais même pas s’ils m’avaient greffé une balise avant de m’autoriser à sortir de la prison que je n’avais pas vraiment mérité d’habiter. Hors des eaux territoriales, leur système ne marchait plus. Il fallait donc que j’embarque ici, au bord du Pacifique et que je file toutes voiles dehors vers un ailleurs que je connaissais, comme la Mongolie où j’avais moi aussi des relations sexuelles, mais dans le genre naturel comme le prouvait celles que j’avais eues avec Aliz.

— Elle s’en est sortie ? dis-je, incrédule.

C’était bien sa photo. On avait peigné ses cheveux rouges, mais avec le sable, et ça lui donnait un drôle d’air, comme si l’intention du photographe avait clairement été d’accentuer la haine contenue dans les yeux. Elle avait l’air de ne plus être sous influence. Une autre photo montrait les piqûres sur les fesses et les seins. Je n’y avais pas été de main morte. Et j’avais adoré ça.

— Tu peux plus rien y faire, conseilla Tim. La prochaine fois, achève le travail en lui coupant la gorge.

J’eus un frisson que Tim apprécia longuement.

— Ou alors enfonce-lui tes chaussettes dans la gorge et attend pas plus de deux minutes avec la sécurité.

— Mes chaussettes pleines d’ADN ! Tu déconnes, non ?

C’était pas un vrai flic, Tim. Ou alors il conseillait mal pour redorer son blason que l’existence s’était chargée de peinturlurer n’importe comment.

— Ah ! Et puis je m’en fous de mon ADN puisqu’ils savent qui je suis !

— Tu l’as dit !

Galvez arriva sur ces entrefaites. Il n’avait pas changé. On se ressemblait comme deux gouttes d’eau. Il était plus corpulent et ressemblait mieux à cet autre cousin qui avait fait une carrière de sportif dans l’espace, je ne savais plus dans quelle discipline.

— John Cicada, dit Galvez. Le vrai papa de ton ami Frank Chercos.

— Ah ! Ne complique pas les choses, merde !

Je devenais nerveux comme un père Noël qui supporte pas que des bambins lui pissent dessus alors qu’il est là pour les nourrir d’illusions dans un cadre strictement commercial.

— En plus, continua Galvez, il habite pas loin d’ici.

— Il y habite plus. Je l’ai flingué.

Galvez ouvrit toute grande sa bouche édentée, tenant le dentier avec le bout de la langue. J’eus un doute, un de plus.

— Il est pas mort ? demandai-je comme s’il était évident que j’étais en train d’accumuler les ennuis rien que pour mon futur procès ne manque pas d’intérêt.

— Il s’en est tiré, mec, dit Tim.

Galvez craqua une allumette, juste pour le style, parce qu’il fumait pas.

— T’as tué personne, cousin. T’as beaucoup tiré (blague mise à part) mais personne n’est mort.

— Ça sera moins grave si jamais tu dois t’expliquer devant douze têtes de nœud.

— Par contre, Ulysse il a tué tous tes copains.

Je laissai échapper un cri. Rage ou désespoir. Au choix (je dis ça, monsieur, pour que les scénaristes ne manquent pas d’idées).

— L’avantage, dit Tim, c’est qu’ils parleront pas.

— Toute la bande ?

J’en revenais pas. J’étais seul. J’aurais mieux fait d’épargner Aliz. Avec une bonne dose, elle était à mes pieds.

— Par contre, continua Galvez, Ulysse il a dû respirer quelque chose qui lui a pas fait du bien. Même la Presse n’a pas réussi à lui poser les questions d’usage. On a la parole d’Aliz. Et celle de Cicada.

— En effet, dis-je. Tout le stock de kolok a été détruit automatiquement après l’attaque. Il m’a suivi à bord de sa drôle de bagnole. Je m’étais arrêté pour le flinguer. Mais il a bifurqué directement dans les vagues. Vous allez pas me croire, les mecs, mais sa bagnole flottait ! Il a disparu dans la nuit. J’en ai profité pour me tirer discrètement. Aliz était encore en voyage. Elle adorait ça. Elle ne pourra plus s’en passer.

On a ri. Ça me rendait pas moins nerveux, parce que j’avais un voyage à préparer.

— « Stan Lee a rendu visite à Ulysse Hightower qui est hébergé par la belle Gisèle de Vermort. »

— Tu parles d’une nouvelle !

Sept ans j’avais voyagé avant de me fixer. À cette allure, je vieillissais vite. Et ça irait de plus en plus vite.

— Tim y connaît un capitaine qui verra pas d’inconvénient à te prendre à son bord, dit Galvez.

— Qu’est-ce que tu entends pas là ?

J’étais vraiment très nerveux.

— Tu pourras débarquer à Panama, proposa Tim.

— Tu crois qu’il aura eu le temps de me convaincre, ton capitaine ?

Que des allusions. Entre trois mecs dont l’un était particulièrement soucieux pour son avenir. Je n’avais tué personne, donc l’État ne m’enverrait pas au Diable si jamais il réussissait à me mettre la main dessus. Ce qui n’était pas demain la veille. Ceux qui n’ont jamais fui ne savent pas de quoi je parle. Indépendamment de la cause. Je fuyais parce que toute ma construction était fichue par terre à cause d’une erreur tactique. J’aurais jamais dû accepter d’habiter une grande ville. Mais ne serais-je pas tombé inévitablement sur Cicada si j’avais élu domicile à Walala ? J’y avais établi une base. Comme à Barrow en Alaska. Et quelque part au bord du lac sacré Khövsgöl. À choisir, ce serait le lac. Et le lit en plumes de Tsetseg.

Excusez-moi, monsieur, de changer de ton. J’ai commencé, reconnaissez-le, par la poésie que l’esprit inspire au récit quand il s’agit de raconter l’assassinat sans parler de la mort elle-même qui est un autre sujet. Mais j’étais en fuite et on me proposait un voyage en France. Autant dire en Somalie avec un drapeau américain tatoué sur le nez. Il était bien gentil, Tim, mais il connaissait pas la personne susceptible de me soustraire aux exigences de la justice avec les avantages du plaisir garanti par une femme dont je connaissais les talents. Tsetseg et moi on avait que des points communs. Sauf que moi je comprenais la situation et qu’elle pensait à autre chose en s’efforçant de faire durer mes érections le plus longtemps possible.

De plus, il n’était pas vraiment prudent que je me promène sur les quais de San Francisco, même à bord d’un véhicule de la police de Walala qui n’avait rien à y faire. Et si je me laissais conduire par Tim, on finirait par nous poser des questions et j’avais jamais eu le cran, même dans les situations limites, de me faire passer pour un pédé.

Il faut penser à tout quand on n’est plus le bienvenu dans ce monde d’aristocrates et de domestiques. Et justement mon cerveau était en panne, passablement éprouvé par l’amour extrême que j’avais fini par ressentir à l’égard d’Aliz au moment où je croyais l’avoir achevée. Tim comprenait ça. Il était plein d’amour lui aussi. Et tout aussi incapable de penser à des solutions moins discutables que celles qu’on passait en revue lui et moi pendant que Galvez réfléchissait en vrai professionnel de l’embrouille.

— Je vais aller le chercher, dit-il enfin. Il refusera pas de tirer un coup dans un endroit paradisiaque à dix mille dollars le mètre carré.

— Toi ! s’écria Tim outré par la proposition de Galvez.

— Non toi, dit Galvez.

L’indignation de Tim retomba. Il m’envoya un sourire, l’air de dire qu’il gagnait à tous les coups. De son côté, Galvez ne cachait pas sa satisfaction d’être une fois de plus celui qui trouve les solutions ni sa frustration de me trouver aussi minable après un meurtre manqué.

 

Deux heures plus tard, il était de retour avec un capitaine qui avait plutôt l’air d’un videur de boîte de nuit comme j’en avais connu à Oulan-Bator. J’ai tout de suite demandé à Galvez s’il était certain que Koublaï Bat avait une tête à voguer innocemment vers une contrée aussi éloignée de la sienne que la France. Koublaï Bat connaissait parfaitement Port-Vendre. Moi pas. Il m’en bouchait un coin. Et en plus il parlait le français sans accent, ce qui était loin d’être mon cas. On m’aurait plutôt pris pour Manolo Escobar à Marseille. En plus, il était pas cher. Je lui ai quand même posé la question de savoir s’il avait pas plutôt prévu de retourner à Ulangam.

— Après, dit-il. Je suis pas pressé de rentrer.

Ça le faisait rire, exactement comme s’il me prenait pour un con. J’ai rien dit. J’ai regardé ailleurs et surtout pas Tim Burnett qui était excité comme un asticot dans un morceau de viande pourrie. C’était l’effet qu’il me faisait. Ils me dégoûtaient tous.

— Comment on s’y prend ? demandai-je puisque c’était moi qui payais. J’aurais quand même préféré aller en Mongolie.

— Je n’aime pas les Russes, dit Koublaï Bat.

— Et les chinois ?

— Il vaut mieux faire le tour par la France.

C’était compliqué, et sans doute onéreux, mais je n’avais pas le choix. À moins d’attendre qu’un capitaine chinois ou russe me prenne à son bord. Et qu’il soit au moins aussi pédé que Tim Burnett. Koublaï bat ne s’occupait pas de l’embarquement. Il fallait que je me débrouille. Il ne savait pas comment, mais il pouvait me prêter une tenue traditionnelle.

— Moi en Mongol ? m’étonnai-je.

— Non, dit-il, en Catalan.

C’était une blague et ça le faisait rire. Il était rieur, ce mec. Ça ne plairait peut-être pas à Tim qui avait plutôt le sens du tragique quand il enculait quelqu’un. À mon avis, ça se terminerait mal entre eux. Koublaï avait l’air d’être un bagarreur. Mon cousin Galvez me fit signe qu’on en savait assez et qu’on pouvait se retirer. Ce qu’on a fait.

— J’ai un dossier épais comme ça sur toi, dit-il une fois qu’on était dehors.

Si je me souviens bien, c’était la nuit. Des vers luisants bordaient le chemin. Galvez voulait me montrer le dossier, histoire que je me rende compte dans quelle merde j’étais.

— T’aurais jamais dû tirer sur ces gens et surtout pas tenter d’assassiner une fille à peine sortie de l’adolescence et en plus bien foutue de sa personne. Au bout du compte, tu n’as tué personne et on t’en veut parce que tu nous fait chier.

— J’ai tué le sosie de Monti à Polopos…

— Tu as seulement failli, mec. Tu t’es jamais demandé pourquoi la justice espagnole avait classé le dossier ?

— J’ai tué Agnès !

Presque un cri ! De ma part, c’était rare. Je savais plus ou moins tout ça, mais je me faisais encore des illusions sur la colère et le plaisir. Je me fichais complètement de la nécessité qui pousse à tuer pour régler un problème de façon définitive.

— Elle est pas morte, continua Galvez. La police française a dit : « C’est la tentative de meurtre la plus odieuse qui ait jamais eu lieu ici. » Tu n’as tué personne, mec.

— Chacier n’est plus de ce monde…

— Rien. Personne, je te dis. Mais c’est perpette pour toi s’ils te mettent la main dessus. Je sais bien que tu te changeras pas en sage et qu’il ne t’arrivera jamais de répandre la bonne parole, mais il faut que ça s’arrête, cousin, et je trouve que ton idée d’aller en France est une mauvaise idée. Retourne en Mongolie, si tu veux écouter les conseils d’un lointain cousin qui te ressemble.

— Mais il y va pas en Mongolie, le Koublaï Bat ! J’y peux rien, moi, s’il s’est foutu dans la tête d’aller danser la sardane à Port-Vendre ! Je sais même pas qui c’est ce type ! Ni comment on encule un mec.

— Tu sais, cousin, les hommes et les femmes ont plein de points communs. Te poses que des questions sur ce qui les différencie. Ça en fera pas beaucoup et tu perdras pas de temps à essayer de devenir un autre homme. C’est un conseil. Et je suis pas un ermite.

Je pouvais pas aller à la nage sur les bords du lac Khövsgöl même en passant par le lac Baïkal. Dans un premier temps, je pouvais me mettre à l’abri. Si ce qu’on disait était vrai, que j’avais tué personne en Europe et que j’avais même pas essayé, j’y serais pas vraiment tranquille, mais je n’y risquais pas grand-chose. C’était sans compter, on le verra plus tard, monsieur, avec les conneries que Marvel a publiées à propos de mes soi disant crimes. La faute à Ulysse Hightower et à Art God Art, comme il se faisait appeler, celui qui n’était autre que l’époux d’Agnès Pitou, Godard pour l’État civil. Dire que j’avais fait de la prison pour des broutilles et que j’y avais perdu les beautés de la langue ! La perpétuité pour rien, alors que je m’étais fait un nom et que ce nom allait devenir celui d’un super vilain ! J’étais pas un adepte du Métal, loin s’en faut, mais de là à me donner comme super pouvoir celui de pisser sur le Métal en fusion pour empêcher le Prinz de conquérir le Monde, il y avait une distance que je n’étais pas prêt de franchir sans l’aide d’une bonne dose de super substance. Ma tête allait éclater. J’avais besoin de réfléchir et on me laissait plus respirer. Ma seule issue, c’était ce que cet enculé de Koublaï allait me permettre d’envisager comme conditions du voyage. Je craignais le pire.

Comme il n’était pas question, par cette belle nuit, d’aller faire le tour des bars de Walala, Galvez et moi on s’est assis sous sa tonnelle et on a regardé les moustiques voler en attendant de voir si Koublaï avait changé d’avis, des fois que Tim l’aurait pas enculé comme il avait envie.

— Des fois, c’est Tim qui se fait enculer, dit mon cousin. Faut pas croire tout ce qu’il raconte. Il est bon en rien de toute façon.

J’avais besoin de régler certains détails. J’y allais comment à San Francisco ? Sur le dos d’une chauve-souris ? À la nage poussé par un dauphin aux mœurs contre nature ? J’avais pas envie de plaisanter dès le premier acte de la tragédie si j’étais perdant d’avance. Pas envie non plus d’en finir tout seul ou même avec l’aide de quelqu’un d’assez compréhensif pour prendre le risque de finir sur la potence.

— Ils les piquent maintenant, dit Galvez. Ça fait moins mal. Mais ça doit faire mal quand même. Surtout au ciboulot. Tu me diras qu’une fois que c’est fait, le type n’est pas meilleur qu’un honnête homme et il se souvient de rien. Personne se souvient de rien. T’as des gosses ?

— J’ai pas de mémoire non plus, mais j’ai vu comment elle revenait quand ils m’ont enfermé. Je souhaite ça à personne, d’être le jouet de la mémoire. J’arrêtais pas de construire et de reconstruire et rien n’a tenu debout pour me donner au moins l’illusion que j’avais pas perdu mon temps. Tu parles !

— C’est peut-être pas le moment de philosopher, dit sagement mon cousin. C’est vrai, ça… comment tu vas y aller, à Frisco ?

— Y en a qui arrivent à voyager en pensée…

Chaque fois que vous riez, par ces nuits de rêve et de moustiques, vous en avalez un et ce n’est jamais un rêve. Jusqu’à ce que vous trouviez le sommeil, et alors ça n’a plus d’importance. Je ne dormirais pas, même avec une assistance substantielle. Pas cette nuit. Et un certain nombre d’autres. Par peur de me faire avoir et de ne pas en rêver pour me réveiller d’urgence.

— Je peux demander à Snopes, dit Galvez, mais il va me dire qu’il peut pas à cause du nez que la fille lui a mordu.

L’idée ne l’enchantait pas, mais Snopes possédait des bagnoles spéciales qui ne dépassaient jamais toutes seules la vitesse autorisée. Les flics qui l’arrêtaient ne contrôlaient que son alcoolémie. Au pire, je passerais la nuit dans le parking d’un poste de police, sous la banquette arrière par exemple. Et demain matin, Snopes aurait oublié que j’y étais et il reviendrait à Walala pour finir de se dessaouler. Le Perpignan appareillerait sans moi et Koublaï ne rembourserait que la moitié de la somme versée, parce qu’il aurait des frais.

— T’es dingue ou quoi ? dis-je. Si les flics l’arrêtent et l’obligent à passer la nuit chez eux, tu seras là demain matin pour lui rappeler qu’il est en mission. Et je serais dans le Perpignan quand Koublaï Bat sifflera le départ.

Voilà comment les flics vous compliquent la vie. Mais j’étais gagnant à tous les coups, en tout cas sur les deux qu’on avait prévus, parce que si les flics mettaient leur nez dans la bagnole, j’étais cuit et bon pour la perpétuité. Ils se fatigueraient même pas à me faire un procès. Galvez appela Snopes. C’est Pépère qui répondit. Snopes était cuit lui aussi, mais en général ça ne durait pas plus que la nuit, d’autant qu’il était pas avec une femme. Il valait mieux pas le réveiller, d’après Pépère.

— Si tu venais, toi, dit Galvez.

— Tu rigoles, fifils ! Je sais pas conduire. Et si Snopes s’aperçoit que j’ai fait joujou avec une petite anglaise, je vais au piquet sans femme et sans rien à becqueter.

— Et si c’est toi qui conduis ? fit Galvez. T’inquiète, Pépère, je débloque pas. Je cause à mon cousin. J’y dis que si c’est lui qui conduit, on se met à l’abri de Snopes qu’est pas toujours un mec marrant et lui il sera plus là pour dégommer. T’as la clé du garage ?

Pépère l’avait. On était même plus obligé d’attendre que Tim ait fini d’enculer Koublaï Bat ou le contraire.

— Ou les deux, fit Galvez. Va chercher la clé, mon Pépère, et ouvre le garage dans le plus grand silence. On arrive l’espingouin et moi.

— Ah ! Merde, fit Pépère dans le téléphone. On aura pas le temps de discuter. J’aurais aimé en savoir des choses, sur Chercos…

Galvez raccrocha.

— T’es sûr que c’est le Perpignan ? dis-je un peu inquiété par l’assurance de mon cousin qui avait des allures de shérif maintenant que c’était sur le point de barder si on y mettait pas du nôtre.

— J’ai dit ça comme ça, mec, avoua-t-il. On peut attendre Koublaï Bat si tu veux, mais tu sais comment ils sont les mecs si ça n’a pas marché comme ils voulaient.

— Non, je sais pas ! Allons voir Pépère.

Galvez a allumé sa lampe torche et on s’est engagé dans le chemin qui conduit à la maison des Snopes, que c’est pas vraiment une maison mais ils y habitent comme si c’en était une, précisa Galvez tout en marchant d’un pas soutenu du style qu’on a perdu l’habitude en ville et que les gens de la campagne se plaisent à nous rappeler quand ils en ont l’occasion. Je trottais derrière lui, avec un mal de chien aux chaussures parce que c’était celles que j’avais piquées à Aliz. Galvez m’avait même pas posée de questions à leur sujet.

— Pas un mot, dit-il. Snopes a l’oreille sensible. Je ferais taire Pépère. Il vaut mieux. C’est un bavard.

Il le fit taire d’un grand coup de poing sur la tête. Le vieux s’écroula comme une chambre à air crevée, avec un petit bruit qui ressemble à rien si on y réfléchit. On se passait de présentations.

— Il m’en voudra pas, dit Galvez. Il a l’habitude. C’est mon pépère.

J’avais pas de commentaires, aussi je la fermai et entrai dans le garage qui était grand ouvert. Une Spitfire MK1. De toute beauté. D’un blanc de jeune mariée. Avec des sièges en cuir rouges. Il se privait pas le Snopes.

— C’est pas à lui, tu parles ! dit mon cousin.

— Une bagnole volée ! Non mais t’es dingue ! Si les flics m’arrêtent…

— Ils arrêtent pas les Anglais.

Ils me regarderaient passer en admirant la qualité de la peinture et la conservation impeccable des chromes, mais ça ne leur rappellerait aucun souvenir et ils auraient peut-être envie que je leur dise un mot sur ce qui avait fait bander leurs papas, puisqu’on parlait la même langue. J’avais l’accent mexicain en plus. Et une tête de Chumash de Malibu. J’étais mal barré. Mais on choisit pas ses cousins. Ça serait trop facile. Et ça promettait d’être dur. Y avait aussi une moto, mais sans réservoir, j’irais pas loin, me fit remarquer mon cousin.

— On va la pousser jusqu’à la route, dit-il.

Il était à peine audible. Il se mit au volant pour manœuvrer dans le garage sans rien renverser. Je m’arc-boutais en attendant qu’il daigne desserrer le frein à main. Ensuite, ce fut plus facile et il ne quitta pas le volant pour pas me couper l’effort. Le premier tour de clé fit vrombir un moteur à ne pas mettre entre toutes les mains.

— La 1re n’est pas synchronisée, dit le cousin. Ah ! Michelotti !

Je me suis fait arrêter cinq cent mètres plus loin par une patrouille qui s’était égarée et qui roulait tous feux éteints. Galvez s’était éclipsé. La voix de Snopes avait retenti en même temps. Les flics s’étaient dressés sur leurs ergots.

— Bous sêtes l’astronaouté ? me dit celui qui avait l’air de toujours parler le premier.

Il portait des lunettes de soleil malgré le manque d’éclairage public et c’était peut-être pas son intention de dissimuler son regard latino. Je salivais sans perdre mon sourire.

— Zêtes un de ces foutus angliches qui foutent la merde parce que vous savez pas vous amuser sans vous faire remarquer ? me demanda l’autre.

— C’est Cicada, dit le premier. Tou lé réconnaisse pas ?

— Il peut bien aller se faire foutre si c’est un Anglais !

— C’en est pas oun, tronco ! C’est oun type de chez bous. Oun souper hérosse.

J’allais pas leur préciser que, malgré la ressemblance, j’allais devenir la nouvelle locomotive de Marvel sous le nom de Gor Ur, le Gorille Urinant, un nom que j’avais oublié de déposer et qu’ils m’avaient piqué comme ils l’avaient fait avec le captain Marvel sans que DC puisse y trouver à redire. Ah ! Elle est belle, l’Amérique, et j’avais décidé de ne plus y remettre les pieds pour voyager en France. Mais les flics ont tellement l’habitude d’expliquer qu’ils ne comprennent plus rien, alors j’ai fermé ma gueule, je suis remonté dans la Triumph et je n’ai pas oublié de les saluer avant de démarrer en trombe à cause de ces chaussures qui étaient faites sur mesure pour les petits pieds sucrés d’Aliz. J’étais à peine arrivé au début du premier virage que Snopes était déjà en train de leur expliquer que j’avais piqué sa bagnole sans sa permission. Ils allaient mettre un bout de temps à comprendre, mais ça, c’est le genre de choses que les flics comprennent assez vite pour vous pousser à dépasser la limite autorisée. J’étais à cent quand ils ont mis en route leur sirène.

 

On est entré en trombe à San Francisco. J’ai raté le premier virage et traversé un parc à enfants désert à cette heure. On roulait depuis une bonne demie heure et j’avais pas encore réfléchi à ce que j’allais faire pour embarquer sur le Perpignan sans me faire remarquer. Question discrétion, j’avais pas encore gagné. Je savais même pas si c’était faisable vu la vitesse et l’armada de flics qui se préparaient à me filer le train jusqu’à ce que je tombe en panne de carburant ou que je me fracasse dans une vitrine ou autre chose. C’était pas le moment de mettre la radio pour écouter les dernières nouvelles. J’y étais probablement et je m’attendais à être survolé par un hélicoptère. Gor Ur au volant d’une vieille MK1 sans la radio à bord et avec des sièges rapiécés, ça devait se voir nettement de là-haut, d’autant que j’avais libéré une érection priapique d’intensité maximum comme chaque fois que mon esprit s’embrouille à cause d’une question qui répond pas à mon attente. J’avais d’autres questions en tête, mais en morceaux que j’arrivais pas à rassembler pour élaborer un commencement de plan de sortie de crise. Ils ne m’avaient pas encore tiré dessus. Ils le feraient à la première occasion, ayant averti leurs collègues que j’étais un type dangereux même si j’avais tué personne jusqu’au bout. Dès le premier numéro de Gor Ur, on m’avait attribué des pouvoirs que j’avais pas dans la réalité alors que j’aurais aimé les avoir sans qu’on se foute constamment de ma gueule. Quand j’étais espagnol, je pratiquais une langue presque châtiée. Arrivé peut-être au bout de ma carrière américaine, je m’exprimais comme un docker et j’étais sur le point de croire à tout ce que Marvel racontait à mon sujet. En attendant, le sol instable de San Francisco atteignait les cent quarante à l’heure de vitesse relative. J’avais des fourmis dans les bras. J’ai fini dans les ballots de prêt à porter chinois. C’était mieux que les palettes de nickel en barre, mais le choc fut si rude que je perdis connaissance. Quand je revins à moi, le flic aux lunettes noires les avait enlevées pour me regarder de près ou pour que je le regarde sans espoir de me tromper. C’était Montalban ! Il avait perdu son accent mexicain, mais je traduis quand même parce que rien n’est plus pénible que d’essayer de déchiffrer les défauts de langue surtout quand c’est un flic qui les commet :

— Tu vas plus en France, me dit-il.

Sa tignasse avait blanchi sur les tempes, mais ses reflets de feu n’avaient rien perdu de leur éclat.

— Je demande pas mieux que de revenir au pays, expirai-je d’un trait.

Le volant avait broyé quelque chose qui pouvait être mes poumons. J’avais perdu une dent, mais je saignais pas.

— J’ai pas ce pouvoir, monsieur Galvez, grogna-t-il.

L’autre flic, celui qui n’aimait pas les Anglais, avait l’air de me reprocher que j’en sois pas un, sinon il m’aurait invité à sa table pour me bourrer. Il avait des poings d’acier à en juger par la couleur. J’en avais assez du métal.

— On te demande même pas de payer les dégâts, dit Monti sans rigoler.

Il avait toujours été ce genre de minable qui fait de l’humour sans le vouloir, à tel point qu’il en faisait jamais vraiment. Un triste comme j’en ai connu qu’un.

— Tu t’es vachement américanisé, mec ! ajouta-t-il comme s’il y avait un rapport entre les dégâts que je venais de causer à la propriété privée d’un Chinois et ma manière de m’exprimer qui n’avait plus rien de commun avec ce qu’un notable andalou connaît de la poésie arabo-andalouse.

L’autre ricanait comme s’il comprenait quelque chose qui n’avait rien à voir avec ce qu’on échangeait Monti et moi. Dans la conversation, toutefois, j’ai appris qu’il était le cousin de Galvez et qu’il s’appelait Galvez lui aussi. Monti ne retenait plus son rire de fillette qui peut plus s’arrêter de sucer sa sucette et qui se regarde en même temps dans un miroir parce que c’est l’heure de l’exercice narcissique imposé par maman. Y avait pas d’autre flics. J’étais couché sur un sac de chaussettes à clous et un vieux Chinois me regardait comme si j’avais perdu un œil. Il avait rien dans les mains. Je lui souris. Ça le dégoûtait profondément d’être obligé de regarder un type amoché. Mais il me surveillait parce que j’avais saigné sur sa propriété et que ça réduirait pas les frais de douanes.

— À choisir, dis-je, je préfère que ce soit les Amerloques qui s’occupent de moi. J’ai plus confiance dans la justice de mon pays. Les Français sont de sacrés enculés et les Chinois me foutent la pétoche à cause de leur monnaie sous évaluée.

— T’es vraiment nase, dit Galvez.

Il constatait. On avait quelques gouttes de sang en commun, mais ça ne nous rapprochait pas intellectuellement ni affectivement. Rien. Aucune sirène n’avait retenti. Je voyais la Spitfire avec Snopes qui regardait dans le moteur en se grattant le cul. J’avais dû couler une bielle. Il grognait en cognant les tuyaux avec une clé à molette. La bagnole des flics ronronnait, tous feux allumés dans notre direction. C’était pas discret. Ça attirerait du monde. C’était peut-être l’effet recherché. Aucune récompense n’était prévue pour ma capture. Le chinois sortit un carnet de sa poche et il se mit à griffonner dedans en comptant les ballots. Qui c’est qui remboursait ? Pas moi en tout cas. J’étais à sec. Je pouvais même pas leur proposer du fric pour me laisser embarquer sur le Perpignan. J’avais même plus envie d’aller en France. Toutes mes économies étaient restées à Walala et j’avais pas de compte en banque. Pas même un prête-nom. Je m’étais pas organisé pour ce genre de circonstance. Ce qui étonnait Monti. Il m’avait connu plus prévoyant. Jaloux au point d’avoir souhaité le tuer, mais prévoyant comme le rat que j’étais à ses yeux. On allait s’expliquer et c’était lui qui avait les mains libres. Il saignait pas non plus.

— Y a pas d’justice sans ces petits arrangements de la vérité, dit Galvez. Y a toujours quelqu’un pour fausser les récits. C’est le travail de la justice d’arrondir les angles jusqu’à ce que ça rentre dans le moule prévu à cet effet. Nous on est là pour aider la justice. Au travail, amigo !

 

Vous connaissez la suite. Enfin, si vous avez bien lu les Marvels qui ne manquaient pas de détails véridiques. J’avais jamais tant parlé de ma vie. On appelle ça des aveux. Ça vous sort de la tête dans le désordre et un flic zélé qui n’a pas le certificat d’études s’applique à mettre de l’ordre pour que ça ressemble à ce qu’ils appellent une théorie. Les fuites du bureau du procureur ont alimenté Marvel et j’étais en prison quand on m’a conseillé cette lecture hautement intellectuelle. Elle ne m’a pas nourri. J’avais pas vraiment envie de me soustraire aux contraintes du monde carcéral. Le temps devait passer selon des normes qui n’étaient pas de moi. J’allais vieillir sans profiter de la vie. Et un jour, je me retrouverais dehors pour un dernier voyage. Le voyage en France avait lamentablement foiré. Et c’était pas la version Marvel qui pouvait me donner toute l’illusion dont j’avais terriblement besoin pour ne pas sombrer dans la dépression et pourquoi pas le déclin mental. Je me suis inventé d’autres voyages sans le secours des scénarios imaginés par les autres. Ce flic par exemple, qui avait bien failli me flinguer, cet « Ulysse Hightower » qui menait en bateau un public de crétins congénitaux ne pouvait pas espérer être compris sans les dessins de Art God Art qui valait rien non plus si quelqu’un lui filait pas un coup de main pour donner un sens à ses personnages de papier. Dire qu’un petit notaire d’un village perdu d’Andalousie avait inspiré une mythologie à la portée des demeurés qui portent bien leur nom parce qu’on ne les voit jamais sortir de chez eux. Un intérieur que je ne conseille à aucune femme de lorgner comme si c’était le seul moyen pour elles de se sortir de la condition minable qui leur colle à la peau quand elles n’ont aucun talent. Un type comme Hightower peut toujours éviter l’enfermement, en prison ou dans des endroits moins bien organisés pour l’autodestruction, s’il trouve un jour de quoi alimenter la curiosité populaire qui est loin d’être une science. Vingt ans dans une souricière, bien nourri, avec tout ce qu’il faut pour entretenir le corps et l’esprit à condition d’accepter que le retour à la réalité féminisera toutes les solutions chaque fois qu’on en imaginera une pour éviter de crever dans la rue comme un rat.

ULYSSE IV

J’étais sorti depuis dix ans quand les journaux ont annoncé que Roger Russel allait lui aussi bénéficier d’une libération anticipée, ce qui le plaçait d’office sous ma surveillance. En plus de celle que lui imposait la Justice, parce que moi, il y avait longtemps que j’étais interdit de séjour dans ses locaux. Je m’en fichais. Art et moi on avait gagné assez de pognon pour penser à autre chose qu’aux autres. Gor Ur était devenu un des super héros les plus en vogue dans le cerveau des crétins qui croient en Dieu pourvu qu’il y ait quelque chose à lire et que ça soye pas trop compliqué à comprendre ni trop clair non plus parce qu’alors on y croit plus. La croyance, c’est comme les cierges d’église ou les pieds des Musulmans. C’est ce que c’est, bon. Mais ça s’explique pas non plus.

J’avais lu ça alors que j’étais en train de me préparer à rien comprendre à la soirée. J’étais donc pas assez beurré pour douter de ma parole. Tout ce que je disais était écrit. Il avait dû se comporter comme un enfant de cœur et ils avaient cru qu’il l’était devenu. C’était pas la première fois qu’il se servait des apparences pour profiter pleinement de la crédulité de ceux qui avaient le pouvoir de lui faire fermer sa grande gueule si c’était ce qu’ils avaient décidé. Dix ans de gagné sur la sentence, c’était pas rien. Et pas une tentative de suicide, pas de participation aux désordres qui animaient régulièrement la chronique pénitentiaire, pas même une maladie vénérienne, rien. Comme si la pire des crapules pouvait se métamorphoser en ange bienfaiteur de l’humanité. Je pense pas qu’ils aient été jusque-là dans leur rapport final. Je n’avais plus aucune relation dans le milieu carcéral. À part une technicienne de surface qui était née avec un anus pouvant contenir deux bras comme le mien. Rigolez pas ! J’ai essayé.

J’étais avec Monti qui a mal fini lui aussi, sauf qu’il a pas réussi à gagner assez d’argent pour s’acheter une maison dans son pays, là où il avait décidé de s’éteindre avec le moins de flammes possibles parce qu’il craignait les embrasements de l’esprit. Il avait mal vécu le phénomène Russel. C’était pourtant lui qui l’avait arrêté. Officiellement, il avait seulement participé. Il était en détachement spécial de je ne sais quel organisation policière de son lointain pays où on tue les taureaux avant de les manger. Une civilisation, quoi. Et il était fier de lui appartenir corps et âme, comme il disait. Vous connaissez l’histoire. Enfin, si vous avez lu nos Marvels à Art et moi qu’on est pas des manchots pour raconter des histoires que si c’était pas des Marvels personne n’y croirait.

— J’y crois pas ! qu’il dit.

Il lisait comme moi. Y avait même la photo de Russel en plus vieux. On aurait dit Galvez, le shérif, parce que l’inspecteur avait perdu ses cheveux et qu’il avait mis des poches sous les yeux, qu’on se demandait ce qu’elle contenait, parce que nous on en a pas et qu’on est pas autorisé à regarder dedans, même quand on a bu comme c’était le cas cette après-midi-là.

— Dix ans de gagnés ! m’écriai-je. Comme au Loto. Tu joues, tu gagnes pas. Et l’autre gagne ! C’est comme dans un rêve.

— Un cauchemar, tu veux dire, grogna Monti. Un type qui a voulu me tuer comme si j’étais une bête ! Et qui a failli en tuer un autre que je sais même pas pourquoi il me ressemble.

— Le Comte ?

On pouvait encore marcher. On a payé notre dû et on s’est tiré dans la mauvaise direction pour commencer, parce que la bonne nous laissait pas le temps de réfléchir. Les circonstances exigeaient de notre part une réflexion à la hauteur des sentiments, forts différents, qui nous animaient. Monti avait la haine. Moi, la curiosité, même si Russel avait failli me tuer moi aussi à Walala. Je pouvais pas oublier ça, mais ça ne me concernait plus. Avec le fric, j’étais devenu suffisamment mystérieux pour que même un type blindé comme Russel ait envie de me poser un tas de questions avant de tirer, ce qui me laissait du champ pour éviter le pire. Il n’y avait pas de danger pour qu’il cherche à me faire payer ce que je lui devais. En tout cas pas dans l’immédiat. Il allait tout de même pas se brûler les ailes à peine sorti de l’enfer. Il attendrait peut-être. La seule personne qu’il était en droit de craindre, c’était Monti qui n’avait toujours pas avalé la tentative de meurtre qui avait changé son existence en un enfer pas moins terrible pour l’équilibre de son esprit. J’avais peut-être perdu les pédales en mon temps, mais c’était fini. Et puis j’avais obtenu ce que je désirais par-dessus tout : l’arrestation de ce criminel et son exploitation par Marvel à mon profit. La réussite, quoi. Tandis que Monti y savait pas profiter de son bonheur. Il avait arrêté Russel, même si c’était Galvez qui avait reçu la médaille. Il aurait pu retourner dans son pays avec la satisfaction du devoir accompli. Ils lui auraient donné une médaille chez lui, peut-être pas aussi prestigieuse que celle que Galvez exhibait le dimanche à l’office, mais une médaille c’est quand même mieux que rien. C’est moins bien que le fric, je le reconnais. Il m’en voulait peut-être à moi aussi, mais il n’en parla jamais. Jamais une allusion. Rien.

— Il sort demain, fit-il. Je vais pas dormir de la nuit.

— Même en temps de cuite ?

Il était désespéré. La haine revenait. Ça commence toujours par l’angoisse. Et après on peut pas dormir et on se lève en astiquant son arme avec le drap. J’ai connu ça. Des années avec des fous que je savais même plus qui était fou et qui ne l’était pas. Art venait tous les dimanches. Il dessinait mieux que Raphaël et pourtant il s’intéressait qu’à moi. Sans cet amour, j’aurais pris mon psy pour un malade, le genre d’erreur qu’il faut pas commettre dès le début. Et j’avais bien failli.

— On va essayer de pas se cuiter, dit Monti. Il faut qu’on réfléchisse.

— Le problème, Monti, c’est que j’arrive pas à réfléchir ensemble.

— Alors on sera deux.

C’était pas une mauvaise idée, sauf pour la cuite. Mais je pouvais bien lui accorder une concession parce qu’on était à la limite, que c’est pareil quand on touche le fond. On est revenu sur nos pas.

— Surtout, tu fermes ta gueule, me dit Monti.

Je le soupçonnais d’avoir des contacts avec la Fraternité aryenne rien que pour faire du mal à Russel, que ça avait dû bien faire marrer Michael Thompson revenu à de meilleurs sentiments depuis. Bon, c’était pas mes oignons, mais ça faisait dessiner Art qui n’y comprenait rien non plus. Ici, je pourrais insérer des trucs piqués à Wikipedia, mais il paraît que dans votre pays, monsieur, c’est interdit à cause que vous avez le sens de la propriété plus fin que le nez de nos propres requins. Voyez ce que vous pouvez faire.

[Ici, insérez des trucs de Wikipedia : prison de Saint Quentin, Aryan Brotherhood, Johnny Cash, Hans Reiser, etc.]

Heureusement, j’avais amené de quoi prendre des notes et ma main pouvait tenir un stylo sans le faire baver. Monti y prenait jamais de notes parce qu’il avait tout dans la tête. C’était dommage que Art y soye pas là, mais Tsetseg héritait d’une dizaine de mètres au bord du lac Khövsgöl.

ART II

On croyait disposer de dix ans de plus pour jouir encore de la vie telle qu’on se l’était construite et voilà que la nouvelle nous tombait dessus au moment où on s’y attendait le moins. Tout allait bien grâce à Ulysse dont l’inspiration continuait d’alimenter ma propre imagination. On gagnait du fric plus qu’il en fallait à des anciens pauvres. J’avais épousé Tsetseg et je lui avais fait un enfant. C’était maintenant une jolie fifille de dix ans d’âge. Et intelligente. Les yeux à peine bridés et la peau mate. Elle écoutait déjà du Métal en rouspétant sans arrêt devant la télé parce que le Monde lui apparaissait aussi pourri qu’un vieux fruit qu’on a plus envie de mordre comme quand on était jeune et qu’on avait des dents. Elle en avait de sacrées dents, mais c’était pour se préparer à la bagarre, pas pour piquer le meilleur à ses amis comme j’avais fait. Je lui avais pas parlé de mon passé, de ma pauvreté et de tout ce que j’avais sacrifié pour arriver à dessiner comme Joe Simon et même mieux que lui. J’adore les filles quand elles n’en savent pas trop, sinon je les évite.

C’est Ulysse qui nous a écrit un pli urgent. Contrairement à ce qu’il croyait, et que je ne lui avais pas fait croire, on n’était pas en train de se bronzer au bord du lac Khövsgöl. On était tranquillement installé chez des amis à Oulan-Bator et on se la coulait douce parce que le temps était au beau fixe comme on avait prévu. Cecilia en profitait pour parfaire son russe avec nos voisins de paliers qui étaient des admirateurs inconditionnels de la culture US. Ça tombait bien parce que j’avais pas envie de me disputer. On avait amené du fric pour le dépenser en vrais plaisirs, pas en soins médicaux ni amendes pour violence en état de légitime défense. D’ailleurs, nos voisins, les Russes, n’avait pas autant de fric à faire valser par les fenêtres et ça les dérangeait pas de travailler à l’œil si notre fréquentation leur faisait toucher du doigt les avantages d’une bonne situation économique. Je les plaignais pas. Tsetseg envoyait du fric à tout le monde du côté de Khövsgöl, mais sans rien dire aux Russes qui s’en doutaient. Ça pouvait les rendre jaloux et je m’en méfiais. J’ai toujours eu des doutes sur les peuples qui ont nourri des monstres aussi belliqueux que Napoléon, Hitler, Staline et autres exterminateurs de la gentillesse naturelle des êtres humains au profit des intérêts paternalistes des États. Mais Cecilia parlait le Russe sans accent et je me disais que ses instructeurs ne pouvaient pas être aussi mauvais que leur race le laissait supposer.

— Il va venir, me dit Tsetseg en tremblant comme une feuille que c’est pas moi qui la secouait pour une fois.

— Les temps ont changé, dis-je.

Mais j’y croyais plus. Je me disais encore hier qu’il nous faudrait pas plus d’un mois pour se préparer à la libération de Rog et aux conséquences que c’était pas la peine de se cacher. Cecilia aurait vingt ans. Il n’aurait aucune prise sur elle, surtout que je l’aurais mariée à Bat Bat qui demandait que ça tellement elle le faisait bander alors qu’elle avait dix ans à peine. Rien n’allait se passer comme je l’avais imaginé au lieu de réfléchir à toutes les possibilités que la justice est capable de provoquer parce qu’elle ne nous demande pas notre avis de victime potentielle.

— Ils disent que c’est un autre homme, dit Tsetseg.

Elle ne pouvait pas croire à cette parole sans doute prononcée par une juriste en jupette qui s’est pas fait encore violée par un criminel en liberté surveillée.

— Qu’est-ce que c’est « un autre homme » ? dis-je pour commencer à alimenter une conversation à laquelle Rog mettrait sans doute fin en m’empêchant de parler.

— Tu as raison, dit Tsetseg. Personne ne change.

— Ce sont les circonstances qui changent. Pas les gens. Demande à Ulysse. On est entrain d’écrire le prochain Gor Ur et on ne le finira pas. Voilà ce qui va se passer !

— Tu me fais peur !

— C’est pas moi qui te fais peur, connasse ! C’est lui !

J’étais nerveux. Même que j’arrivais plus à parler correctement à ma femme. En plus, Koublaï Zaya me regardait d’un drôle d’air. Je portais plus ses pantalons. Il me reprochait autre chose. Je ne savais pas quoi clairement. J’éteignis la lampe qui éclairait son image. Elle cessa de bouger. C’était comme ça qu’il m’arrivait de supprimer Koublaï Zaya de ma vie. Tsetseg me le reprochait plus parce qu’un système de minuterie automatique rallumait la petite lampe halogène au bout de deux minutes d’extinction, le temps qu’il me fallait pour penser avec mon propre cerveau. Koublaï Zaya pouvait ensuite revenir empoisonner l’atmosphère. Je m’en tapais, mais elle hésitait encore entre les pantalons du vieux Mongol et les dessins que je lui offrais pour ses anniversaires.

— Il a peut-être changé, insista-t-elle.

— Ulysse n’y croit pas. Et moi je crois Ulysse.

— Que va devenir Cecilia ?

Elle s’effondra, comme si c’était le moment. J’ai toujours eu le sentiment que rien n’est parfait, mais à ce point, ça me rendait haineux. Rog ne tarderait pas se pointer et tout se finirait en Mongolie dans autre chose qu’une catastrophe naturelle ou l’explosion d’une bombe atomique. Une scène de crime tout ce qu’il y a de plus banal, avec du sang sur les murs et des yeux figés dans l’horreur de la dernière seconde qui la plus courte de l’existence. Il ne tuerait pas Cecilia. On partirait Tsetseg et moi dans l’autre monde sans connaître la suite. Je ne pouvais pas accepter ça sans broncher. La communication avec San Francisco était coupée. Ça tombait bien !

— Ça n’en finira jamais ! pleurnicha Tsetseg.

Le problème, c’est que ça allait finir, et mal. J’avais pas envie de finir mon existence dans une yourte pour être finalement trahi par un lutteur au service de Rog. Et la perspective d’une scène du crime n’enchanterait pas les amis qui nous hébergeaient. Rog n’était pas mort en prison, c’était la mauvaise nouvelle. On n’accorde pas un pardon anticipé aux morts. Pas même une tombe décente. À quoi ça sert d’avoir du fric si on peut pas le dépenser comme on veut et où on veut ? Ulysse était d’accord avec moi là-dessus. Et dans les mêmes termes, preuve que j’avais raison et qu’elle avait qu’à la fermer au lieu de chialer comme la madeleine de l’autre con que j’ai même oublié son nom tellement je suis plus dans mon assiette normale. Moi, un intellectuel de la troisième génération ! Ah ! Elle est belle, l’Amérique !

— Si Ulysse fait pas quelque chose, on est foutu, dis-je sans m’adresser à personne en particulier et surtout pas à elle qui me casse les pieds y compris avec sa fille de merde qui n’est même pas la mienne.

Je peux le dire maintenant que vous le savez. Rog ne pouvait pas jouir de la liberté sans la fille que Tsetseg lui avait donné en mon nom, si je puis dire. C’est toujours ce qui arrive quand on veut simplifier et que c’est pas la peine. Et j’étais celui-là !

— Ulysse DOIT faire quelque chose, grommelai-je. Monti est assez fou pour s’en charger.

Mais le téléphone était coupé exactement à l’endroit où j’en avais besoin. Monti n’aimait pas le fric. Il s’en foutait même. Quitte à dormir dehors et à bouffer dans les poubelles. Mais il avait la haine. Il ne lui manquait plus que l’arme du crime. Ulysse pouvait en trouver une, à n’importe quel prix. Tant que Rog aurait sa tête sur les épaules, on pourrait pas empêcher son cerveau de fonctionner pour faire chier le monde jusqu’en Mongolie.

Notre hôte me conseilla d’aller à Chinggis Khaan pour téléphoner. Ils avaient un téléphone capable de téléphoner en Amérique. J’en trouverais pas ailleurs. Je suis sorti. Rog était en train de demander son chemin à la gardienne d’une yourte. J’en croyais pas mes yeux. Il devait y avoir deux Rog, un à Saint Quentin et l’autre ici à Oulan-Bator. Ulysse avait bien précisé que Rog n’était pas encore libre. J’ai sauté une clôture en fil de fer et me suis retrouvé les pieds dans une flaque qui sentait le chat crevé. Je me suis baissé à temps, posant mon cul dans la gadoue qui n’était pas toute fraîche. J’accumulais. Faut pas s’étonner si dans ces conditions je tire à côté. Mais j’avais rien pour tirer que mon imagination. Et tirer sur quoi ? Je regardais dans un buisson. Je l’ai entendu passer sur le trottoir. On l’avait bien renseigné. Et j’étais pas chez moi pour protéger ma famille et les biens qu’on emporte avec soi quand on a les moyens de se payer des vacances sans se soucier des dépenses. Je bondis.

— Rog ! Si c’est pas une surprise ! Tu reconnais pas ton féal Arto ? Ah ! Si je m’attendais… !

— J’suis pas Rog, dit-il. Je suis John. En vieillissant, la ressemblance s’est accentuée. Ce conard de Monti a failli me buter alors qu’il savait que Rog était en taule. « Il aurait très bien pu s’échapper, » qu’il m’a dit sans s’excuser de m’avoir troué le pantalon. J’suis pas sûr de vous connaître, mais je peux pas dire que je suis bien content de ce que vous avez fait de ma tronche dans votre merde de BD à la con.

Un discours alors que je faisais que souhaiter la bienvenue. Le coup du sosie, Rog me l’avait déjà fait et j’avais marché à tous les coups sans conséquences pour ma sécurité. Il espérait tout de même pas recoucher avec la mère de sa fille !

— C’est Tsetseg qui va être contente ! dis-je en lui flattant l’épaule.

C’était bien l’épaule de Rog, dure et menaçante chaque fois qu’on se posait dessus pour faire l’oiseau qui est prêt à donner le meilleur de lui-même pour pas finir en brochette.

— Et je te parle pas de Cecilia !

Je parlais surtout pas du fric. Il était étonné de voir des yourtes à proximité de l’aéroport. Une Moskvitch nous péta au nez, avec un gosse hilare à la fenêtre en train de secouer des castagnettes avec le taureau mais sans les cornes parce qu’il les avait bouffées. Il manquait plus qu’un Tulitza pour nous apprendre à pas mettre les pieds sur une chaussée quand le feu est au rouge. J’étais agité. Et je le suivais en écoutant ses commentaires. Quel besoin éprouvait-il de se faire passer pour quelqu’un d’autre avant de me faire crever de sa main ? Je trouvais pas ça très raffiné de la part d’un mec qui vient de passer dix ans en taule et que son statut de libéré sur parole il lui interdit de quitter la Californie. Il se dirigeait exactement vers l’immeuble où on était que des invités, ma petite famille et moi.

— Vous savez que Russel va être libéré, me dit-il. Je ne comprends pas cette décision qui met nos jours en danger. Il faut être con pour espérer le contraire. Il ne viendra pas jusqu’ici.

Il s’arrêta pour se retourner, ce qui m’arrêta aussi, ça faisait quatre avec mes poumons, cinq avec le cœur. Du monde, quoi.

— Il lui ont imposé le bracelet, dit-il. Un nouveau modèle qu’il vissent à l’intérieur du cerveau de telle manière que s’il essaie de se l’enlever, il se bousille le cerveau et devient complètement dingue.

Ce qui était dingue, c’était de ne rien trouver à répondre à cette information de dingue. Mon cerveau s’était arrêté aussi.

— Il y a des problèmes post-opératoires, continua-t-il. Il ne pourra pas sortir avant une bonne semaine s’il n’y a pas de complications. Ulysse va essayer de trouver le moyen de compliquer. Il sait pas encore comment, mais il me dit de vous dire que vous pouvez continuer de lui faire confiance.

— Moi j’écris et toi tu bandes !

C’était notre devise secrète à Ulysse et à moi. Je trahissais personne en la proposant au cerveau vachement compliqué de Rog qui me prenait pour un demeuré. Quand on est entré dans l’appartement, Tsetseg sortait de la douche où elle s’était rafraîchi les idées que toute cette histoire avait chauffées à blanc.

— John ! s’écria-t-elle. Si je m’attendais !

Elle lui sauta au cou. Je savais pas tout, je dois le reconnaître. Ces femmes qu’on va chercher dans le désert ont une existence riche en surprises de taille. Tsetseg n’échappait pas à la règle. Rog n’était pas Rog. Les conneries d’Ulysse que j’avais jamais cherché à discuter parce que je suis que le dessinateur prenaient quelquefois le cours de mon existence et j’avais pour principe de les laisser aller au fil de mon eau sans me poser des questions qui m’en auraient posé d’autres comme ça arrive chaque fois que les choses se compliquent. J’étais où quand ça c’était passé ? Je demanderais à Ulysse qui finira par lasser le lecteur.

— Art m’a pris pour lui, dit John sans cesser de peloter ma femme. En vieillissant, nous…

Ils se sont affalés dans le canapé pour échanger des souvenirs qui ne me concernaient pas. C’était comme si je regardais la télé, mais sans l’interactivité. Ou bien c’était la pile de la télécommande qui était nase. Comme moi.

JO.MANNA III

Un monde parfaitement organisé pour la solitude.

Le Prinz, que Marvel avait tué à cause d’une mésentente sur un point du contrat, ne se réjouissait pas de cette mort, d’autant que le scénariste n’avait rien trouvé de mieux qu’un assassinat à la campagne avec un découpage du corps dont on ne savait plus rien une fois qu’il avait été transporté loin de la scène du crime. Mais K. n’avait pas le choix. Ou bien il acceptait de continuer avec Marvel, et il occupait un nombre de strips appréciables, ou bien il était jeté violemment sans possibilité de revenir s’il changeait d’opinion sur la moralité de l’entreprise.

Il en avait rajouté en composant une chanson qui ridiculisait le Gorille Urinant dont il décrivait avec un humour coriace les accroupissements dans le Métal. Un refrain que tout le monde avait siffloté au moins une fois dans sa vie.

Mais Roger Russel n’était pas mécontent de ce qui arrivait à ceux qu’il appelait les larbins de Marvel : Ulysse Hightower, qui avait été flic, mais qui n’avait pas réussi à mettre la main sur Russel, et Art God Art (je crois qu’il se nommait en réalité Pierrot Godard) qui prétendait dessiner mieux que tous les crayonneurs de Marvel réunis.

J’avais obtenu une autorisation pour rencontrer Roger Russel à Saint Quentin. Il avait écopé de vingt ans et des poussières pour l’ensemble de ses crimes, ce qui n’était pas grand-chose. Cette clémence étonnante n’avait donné lieu à aucune explication dans la Presse et Marvel ne répondait pas aux questions si c’était ce qu’on voulait savoir.

Il n’y avait pas de contrats entre Marvel et Russel. Celui-ci ne s’était même jamais plaint de l’utilisation que Marvel faisait de ses théories sur le devenir de l’humanité, ou plus exactement de cette tranche de l’humanité qui possède la meilleure part des richesses universelles et pratique un sens de l’existence qui la conduit tout droit en Enfer.

Au départ, Roger Russel n’était qu’un petit notable exerçant une profession idiote dans un trou perdu du Sud de l’Europe. Il s’était enfui suite à des actes de violence qui avait bien failli coûter la vie à plusieurs personnes de sa connaissance. On n’a jamais très bien su de quoi il s’agissait. C’est loin l’Europe et le voyage n’est pas donné, d’autant que personne n’avait vraiment envie de savoir la vérité sur ce personnage pas si hors du commun que ça.

Il avait quand même réussi à faire parler de lui après avoir bourlingué, selon ses dires, autour d’un monde qui ne lui avait pas laissé que des bons souvenirs. On peut se reporter aux minutes du procès pour en savoir plus, bien que de nombreuses zones d’ombres inspirent le doute sur des activités qui l’auraient, paraît-il, conduit à goûter aux charmes indélébiles d’une prison asiatique. Il a tellement raconté sa vie pendant ce procès qu’on ne peut raisonnablement plus faire la part du vrai et du faux dans ce qui ressemble plutôt à un roman.

En gros, il y avait trois périodes dans sa vie : son existence de notable qui s’achève dans la violence, un voyage marqué par l’incarcération en pays exotique et quelques années passées en Amérique, où il adopte le nom de Roger Russel en remplacement de celui, si les renseignements sont bons, d’Ovidio Galvez. C’est pendant cette dernière période qu’il construit une théorie, laquelle séduit un nombre croissant d’adeptes, sans qu’on sache exactement si la secte dite des russéliens, qui deviendra celle des Urinants chez Marvel, fait partie du tissu envahissant de la théorie générale du Blanc considérée comme la seule source de civilisation.

Sa prise de bec avec K. K. Kronprinz, qui est un gros Noir plein de talents, est symptomatique des dessous de l’affaire. Mais ce n’est pas pour ces raisons détestables que Russel a été jugé par la justice d’État.

Le principal témoin du procès fut cette jeune Aliz de Vermort qu’il avait tenté d’assassiner, ou plutôt qu’il avait cru avoir assassinée et qui s’en était sortie par miracle. Le récit de ce combat contre l’obscurité d’un enfouissement a bouleversé le public, y compris la totalité du jury dont certains membres n’avaient pas pu cacher leurs larmes. Sur un écran XXXL du tribunal, une photo du trou qu’elle avait formé en se déterrant elle-même était projetée en permanence, figurant la cruauté du prévenu.

Russel n’avait pas témoigné. Les photos du procès montrent un homme rempli de haine à l’égard de ses semblables. Son pays d’origine avait fait de lui un notable bien installé alors qu’il n’était que fils de peones. Il avait conclu ce privilège par un acte abominable de jalousie. En France, où on le soignait, il avait commis des actes atrocement bestiaux sur la jeune personne qui croyait être aimée de lui. On ne put rien connaître des crimes qui avaient justifié son emprisonnement quelque part, selon lui, en Asie, en Mongolie peut-être comme le laissaient supposer certains indices. Et finalement, à peine devenu américain à part entière, il s’était montré indigne, de la plus sinistre façon, de la confiance que lui avaient accordée les autorités de notre pays. Vingt ans de réclusion, ce n’était pas cher payé, mais cette crapule n’avait tué personne, avait précisé son avocat. Il fallait bien le reconnaître.

Ulysse Hightower avait souffert dans sa chair et dans son esprit comme tout le monde le sait maintenant. Il avait transformé la sinistre crapule en super vilain dans une nouvelle proposition Marvel qui ne lui opposait aucun super héros. À la place, d’autres super vilains le combattaient, forgeant le Métal des nouvelles générations d’Américains et donc d’un nombre considérable d’autre natifs à travers le monde. Le Prinz avait accepté de jouer ce rôle éminent, lui qui n’avait jamais entendu parler de Russel, mais qui avait une certaine idée du niveau de moralisation qu’il convient de conserver quand on gagne beaucoup d’argent, ce qui était son cas. Maintenant qu’il était exclu de Gor Ur, les lecteurs, si on peut appeler ça des lecteurs, de cette chronique épouvantable se demandaient comment ça allait se terminer, car, dans leur esprit aussi étroit que leur prêt à porter de séniles avant l’âge requis, il ne pouvait être que difficilement question de continuer sans le Prinz qui constituait, malgré d’autres exactions, la figure nécessaire du super héros.

Art, que je connais bien, avait donné à cette aventure, peut-être éphémère, toutes les caractéristiques d’un dessin plus proche de l’écriture, qui veut signifier, que de l’art graphique voué en général au seul plaisir des yeux et de ce qui en motive le regard éclairé. Le format avait d’ailleurs été augmenté pour laisser la place à ses effusions autant plastiques que philosophiques. Tout cela allait tomber à l’eau quand j’ai obtenu l’autorisation de rencontrer Roger Russel.

Je vous raconte ça maintenant que Russel est libre. Surveillé, mais libre. Et que son voyage en France est compromis par le bracelet qu’il porte à la cheville et non pas vissé à l’intérieur de son crâne comme l’a imaginé une certaine Presse dont je ne suis pas le contempteur, certes, mais pour laquelle je n’éprouve pas de sympathie, du moins en privé.

Il faut que je vous parle, monsieur, de ce « voyage en France ». Russel nous casse les pieds avec ce voyage depuis qu’il est incarcéré. Ce sont les seuls mots qu’il a consenti à prononcer à la fin de son procès, alors que la sentence venait de tomber : « Après, avait-il scandé comme si cette intervention était soigneusement préparée, j’entreprendrai ce Voyage en France dont le Monde et l’Amérique m’ont privé parce que je voulais aller au bout de la nuit. »

Puis, plus rien. Rien d’autre que quelques paroles sibyllines vendues aux médias sans autres explications que ce qu’elles contiennent d’obscur et de subjectivité. La liberté ne lui avait pas été rendue sans l’avertissement de ne jamais tenter d’entreprendre ce voyage tant que sa peine ne serait pas totalement exécutée. S’il voulait aller en France, pour des raisons qui ne regardaient que lui, ce ne serait pas possible avant dix ans. Ce qui laissait le temps à l’État de parfaire les angles de son jugement.

Mais la question était encore en suspens quand j’ai pu le rencontrer. Contre toute attente, la rencontre n’eut pas lieu à Saint Quentin. On me fit monter dans un de ces véhicules noirs auxquels il ne manque que des Ray Ban pour avoir l’air de MIB. J’étais seul sur une banquette étrangement confortable et je pouvais étendre mes jambes sur ce qui semblait être un bar. Un écran neigeait. Pas de son non plus. Le véhicule glissait dans le feutre des rues de San Francisco spécialement conçues pour lui, m’imaginais-je. Pourtant, un coup de frein m’arracha à mes pensées. Je précise que je n’avais rien bu de ce que semblait contenir ce qui avait l’air d’un bar et qu’aucune odeur suspecte ne m’avait plongé dans un combat contre les forces de l’imagination. La portière coulissa. Russel, en costume de prisonnier, s’installa tout contre moi et ouvrit le dessus du bar. C’était un bar. Il m’offrit de l’accompagner. Tout ce qu’il m’offrirait désormais lui appartenait. Il n’avait pas l’habitude de se servir dans les caisses de la nation. On avait une heure devant nous. Qu’est-ce que je voulais savoir ?

— Pas grand-chose, balbutiai-je. Nos lecteurs aimeraient en savoir un peu plus sur ce « Voyage en France »…

Il but une gorgée en même temps que moi et se mit à regarder fixement le plafond capitonné comme si une mouche s’était permis de chier dessus.

— J’irai en France dès que je pourrais, finit-il par dire. Pour le moment, ce n’est pas possible.

Il m’offrit un cigare. L’anneau indiquait que c’était un Kolipanglazo. Une rareté, surtout en prison. Il craqua une allumette et éclaira mon visage jusqu’à ce que la flamme menace de lui brûler les doigts. J’aspirai une première bouffée sans apprécier vraiment, Un gâchis, je sais, mais je n’étais pas à l’aise en compagnie d’un type qui n’avait jamais tué personne et qu’on avait enfermé parce qu’il avait essayé plusieurs fois de tuer. Je n’avais aucune envie d’être le premier sur la liste. Une deuxième bouffée fut mieux appréciée par mon cerveau qui retrouvait le fil d’une conversation pas facile à suivre en tant que partenaire.

— Je sortirai avant, dit-il. Bien avant.

— Mais pouvez-vous me donner une idée de ce que vous entendez par « Voyage en France » ?

— Vous feriez mieux de consulter une agence de voyage.

Il ne plaisantait pas. Était-il en train de goûter au maximum l’heure de semi liberté que je lui offrais en quelque sorte ?

— Qu’est-ce que la France peut bien signifier pour vous ? demandai-je comme si je n’avais pas bien compris que je n’étais pas là pour poser des questions, mais pour la fermer en attendant que l’heure s’écoule.

— Rien, dit-il. Je ne suis pas un afrancesado, mais j’ai lu Moratín. Pas vous ? Vous êtes de ceux qui se cultivent en lisant Marvel parce que c’est beau à regarder ?

— Je reconnais avec vous que ce « Gor Ur » n’est pas franchement une réussite sur le plan de la seule vérité…

— Ce serait quoi, la franchise, d’après vous ?

Il me souffla sa fumée au visage. Il avait dû sucer un bonbon à la menthe avant de se livrer au rituel du cigare de qualité supérieure.

— J’ai aimé une femme, moi, monsieur. Et je l’aime encore. Il ne s’est rien passé d’autre. Et je n’ai pas d’autre ambition.

Il y avait une larme au bord d’un œil. J’avoue qu’il m’émouvait.

— Vous feriez mieux de raconter cette histoire, continua-t-il. Laissez tomber les mythologies du capitalisme ambiant. Et intéressez-vous au seul sujet qui mérite d’être discuté. Cette femme, monsieur, n’habite plus où je l’ai rencontrée sans jamais la posséder parce qu’elle appartenait à un autre. Elle a… émigré, monsieur. En France. Voilà tout ce que signifie ce « Voyage en France » qui vous turlupine dans un autre sens qui n’a rien à voir avec la franchise et la vérité.

— Je ne peux pas…

J’allais dire que je ne pouvais pas écrire un truc pareil dans un canard qui attend des réponses convulsives et non pas des aveux d’impuissance. Russel n’avait pas vécu une existence exemplaire du point de vue de l’aventure juste pour aller conter fleurette à une boniche qui l’avait oublié parce qu’elle avait d’autres rêves que l’amour !

— Vous ne voulez pas savoir comment elle s’appelle ? dit-il.

Non. Je ne voulais pas savoir. J’étais venu pour rien. Et j’étais une fois de plus coincé entre les délires légitimes d’un peuple assoiffé d’aventures et la réalité d’un pauvre type dont les circonstances avaient fait une espèce de héros. Ça m’était déjà arrivé. En fait, comme journaliste, je n’avais jamais vécu autre chose. Et je n’ai pas beaucoup changé depuis.

FRANK III

Permettez-moi, monsieur, de m’exprimer à la place de mon fils. Il n’est pas actuellement en état de témoigner de quoi que ce soit, surtout en ce qui concerne l’Affaire Roger Russel dont il est une des victimes, est-il nécessaire de vous le rappeler ?

J’ai appris la nouvelle de la libération de Roger Russel en même temps que vous, si j’en crois ce vieux Kol Panglas qui l’a diffusé le premier auprès des membres du premier cercle. J’en suis terriblement affligé, vous vous en doutez. Je ne crains pas une vengeance. J’ai atteint un âge où la peur de mourir n’est rien à côté de celle de n’avoir jamais été aimé comme on a aimé soi-même. Je passe beaucoup de temps à méditer, sachant que je n’en ai plus pour longtemps à profiter encore des bienfaits dont l’existence m’a comblé plus que la plupart des hommes.

Depuis que ma chère compagne consacre son propre temps à visiter d’innombrables amis résidents le plus loin possible de moi, je n’ai plus que Frankie pour me tenir compagnie et m’atteler encore au char de l’existence pour galoper avec lui. C’est un aussi bon cheval que moi, mais il ne tient pas la distance et m’abandonne le plus souvent en cours de route, tant et si bien que je finis seul la course si je trouve la force d’aller jusqu’au bout, ce qui m’arrive de moins en moins.

Dans la vie réelle, qui est la seule qu’un homme sain d’esprit devrait envisager comme unique bien en ce monde, il continue de gérer tant bien que mal cette librairie dont Rog avait fait son repère sans informer son associé qu’il se livrait secrètement à des activités criminelles. Les livres se vendent mal, quand ils se vendent, même ces stupides Marvel qui donnent de notre nation une bien piètre image à cause d’une parodie mythologique qui n’a même pas l’intérêt d’avoir un sens. Mais Frankie ne se satisfait pas de ce quotidien qu’il estime moins qu’ordinaire, c’est-à-dire, dans son esprit, dénué d’intérêt. Il se drogue, ce n’est plus un secret pour personne.

J’ai connu beaucoup d’âmes plongées dans les affres de l’addiction et de l’irréalité, lesquelles sont loin d’égaler notre passion de l’habitude et de l’imagination. Mais jamais aucune de ces créatures vouées à l’échec constant ne m’a autant appris que celle que Frankie cultive jalousement dans son propre sein. Il n’est pas double comme le laissent imaginer les miroirs. Il est un être contenant un autre être, avec l’apparence de l’être extérieur et le comportement de celui qui l’habite. Ni vous ni moi n’avons trouvé de remède à ce que nous avons considéré comme une maladie cérébrale.

J’en suis venu à penser que cet être intérieur n’était autre que Roger Russel et vous m’avez donné raison sans que cela ne change rien à cette triste constatation. En bref, Roger Russel s’apprête à sortir de Frankie et Frankie lui ouvre grand la porte, non pas qu’il souhaite se libérer d’un mal qui relève à la fois de la morale et de l’hygiène, mais son état de délabrement intellectuel est tel qu’il ne voit pas ce qu’il attend quand il se retrouvera seul et vide.

J’ai donc décidé, sans vous demander votre avis, ce qui me coûtera peut-être une réprimande du Comité, d’en parler à Roger lui-même pour lui demander de ne pas sortir de l’esprit de Frank, et de son corps, sans y laisser au moins une trace de ce monde qui a pris tant d’importance autant pour moi que pour mon fils.

Amanda est en vacances à Tampico depuis trois jours déjà. Frank est venu dîner hier. Nous avons mangé sur le pouce dans des boîtes de carton. Et avec des baguettes. Je n’ai pas voulu le contrarier. Vous savez comme il est vite parti sur ses grands chevaux. Nous avons passé la soirée à nous regarder en chiens de faïence. Il a reniflé des substances sans me consulter. J’en ai profité pour abuser un peu de votre gin. J’ai même apprécié les pâtisseries que vous m’avez fait envoyer par cette charmante Aliz qui n’a cependant pas accepté de rester pour revoir Frank et lui apporter, en tout bien tout honneur, les compensations visuelles dont il éprouve un incessant besoin. Elle est repartie dans son auto, laissant son odeur de crotte de bique et j’ai fermé les fenêtres pour que Frank sache pertinemment qu’elle était venue pour ne pas le voir.

Frank s’est fait faire un nouveau tatouage. Perceur a énormément de talent, je dois l’avouer. Il est au courant de la libération de Roger. Je lui en ai parlé. Je vous dis cela au cas où vous vous étonneriez qu’il ne vous en parle pas. Vous le connaissez. C’est compliqué, monsieur, ces êtres à la dérive sont compliqués et je ne cherche plus à les comprendre parce que je ne peux plus me désespérer sans perdre mon temps.

Nous avons, Frank et moi, abordé la question en fin de soirée, alors que je commençais à tomber de sommeil. C’est Frank qui en a parlé le premier, sinon nous nous serions couchés avant et j’aurais hurlé toute la nuit pour échapper aux griffes des personnages qu’il sait introduire dans mon propre mental. Ces punitions ne sont plus de mon âge. Je l’ai longuement écouté me décrire cette opération insensée qui consistait à laisser Roger sortir de lui-même sans chercher à savoir ce qui se passerait ensuite. Il avait tout prévu, sauf sa chute une fois « libéré », disait-il, « de ce poids. » Je lui ai demandé si cela devait avoir lieu ce soir. Il pouvait deviner à mon regard que je n’étais pas prêt. Il fallait que je commence par accepter les faits, ces horribles faits que je ne peux évoquer sans en pleurer d’amères larmes. Je consentis à me taire. Ensuite, il fallait que je m’interdise toute intervention, car alors il n’était pas exclu qu’il se passe quelque chose que je ne serais pas de force à empêcher. C’était une claire menace. Je me tus. C’est cela la folie, monsieur. Elle affecte un proche qui vous est cher et vous êtes assez fou vous-même pour participer à quelque chose qui n’a pas de corps visible, mais que vous savez exister dans la même réalité que celle qui fait de vous un être sain d’esprit.

Il s’est alors abandonné à des convulsions dont l’ampleur témoignaient assez des souffrances physiques qu’il endurait. Tout ce que je voyais, c’était ce corps torturé de l’intérieur par un personnage de pure fiction. Mais j’avais promis de me taire et de ne rien tenter pour mettre fin à cette folie qui n’en était pas une aux yeux de Frank. S’il acceptait de souffrir autant, c’est que cette chose existait et je n’étais pas forgé, monsieur, pour prétendre le contraire. Pendant une bonne heure, Frank souffrit comme jamais je n’avais vu souffrir un homme. Et j’ai gardé les yeux ouverts, immobile et crispé, dans le fauteuil qu’il m’avait attribué en fonction de la lumière du plafonnier qui descendait sur nous comme une araignée suspendue au fil qu’elle est en train de tisser. Je ne me croyais plus capable de résister à une pareille vésanie. Le verre que j’étreignais ne contenait plus rien. La bouteille rutilait hors de ma portée. Je me sentis étrangement seul. Et je l’étais peut-être.

 

On a sonné. Comme j’avais renvoyé les domestiques, je suis allé ouvrir moi-même. C’était Roger. Sa présence me rassurait, car j’avais cru devenir fou. Il me serra longuement dans ses bras. Dix ans sans se voir. Et pas un mot pendant tout ce temps. Nous en avions convenu à son procès. Il leva la jambe et me montra le bracelet. L’histoire qui courait sur un implant cérébral était fausse. Tant mieux. On m’avait pourtant parlé de l’avance technologique des Russes dans ce domaine. Un de mes investisseurs chinois m’avait fait parvenir un rapport détaillé que mes services avaient pris au sérieux. Mais ce n’était pas le sujet que Russel était venu discuter avec moi. Il entra dans le salon où Frank se contorsionnait dans les cousins près de la cheminée. Je relançai le feu. Le bois se mit à pétiller. Roger était ému. Il approcha une main tremblante de la joue de Frank, mais ne la toucha pas. Rien ne passait entre eux. Frank était ailleurs et nous étions, Roger et moi, bien ancrés dans le monde réel, comme deux caravelles à l’approche de terres inconnues dont il nous tardait de connaître les habitants.

— Parlons bas, dis-je. Il nous entend peut-être et Dieu sait de quelle manière il pourrait interpréter nos propos, aussi innocents soient-ils.

— D’autant que j’ai perdu le maniement de la langue, fit Roger. Dix ans de tôle, ça vous change un homme en mec pas triste. J’ai beaucoup de choses à réapprendre.

Il accepta un verre. Il avait changé. Je l’ai trouvé, comment dire ? Lent. Circonspect. Impatient toutefois. La peau était électrisée par je ne savais quelles pensées secrètes qu’il ne m’était pas donné de recevoir. Je retombais dans l’immobilité que Frank m’avait imposée, invitant Roger à en faire autant. Mais il demeura inaccessible, comme si rien ne pouvait maintenant l’atteindre et qu’il comprenait parfaitement ce qui se passait.

— J’ai besoin de toi, fit-il.

Je craignis le pire. Frank était mis en marge. Roger n’était pas venu pour le sauver de la dépression. Il avait un projet.

— Je vais en France, dit-il.

— Mais tu ne peux pas quitter le secteur ! Ils t’arrêteront avant que tu aies mis le pied à l’aéroport.

Ça, il le savait. Je parlais pour ne rien dire.

— Pourquoi la France ? demandai-je enfin.

— Pilar.

Un nom. Il ne l’avait pas oubliée. Rien ne comptait si elle existait encore dans son esprit. Seulement il ne s’agissait pas d’un personnage extrait d’un des délires de Frank. Que m’était-il permis de savoir ? Il se leva, passa entre Frank et la table basse, cueillant au passage un gâteau sec qu’il se mit à croquer du bout des dents, s’approchant du feu, la main s’apprêtant à saisir le tison. Je ne respirais plus. Il piqua le feu longuement, provoquant des gerbes rouge sang qui s’élevaient en tournoyant.

— En quoi puis-je t’aider, Roger ?

— Parles-en à Koublaï Bat.

— C’est possible en effet. Mais ils te localiseront facilement tant que tu n’auras pas quitté les eaux territoriales.

— DOC et Perceur m’amputeront du pied. Je crois pas que Pilar se vexera pas si je boîte. J’ai encore ça à lui donner !

Il exhiba son membre pour prouver qu’il ne plaisantait pas.

— Je les ai vu faire en Iran, dit-il. C’est simple comme un bonjour. Je m’en remettrai. Et personne ne m’accusera d’être un voleur. Pas en France.

Frank me parut moins fou. Je demeurai un moment sans rien dire. DOC avait perdu la main depuis qu’il souffrait d’Alzheimer et Perceur n’y connaissait rien.

— Ils savent que tu es ici, Rog !

— Je pointe dans une heure. Règle ça avec DOC et Perceur. Je me casse.

Il est parti ! Rien sur Frank. Pas même sur moi. Pour Amanda, je comprends, mais mon fils et moi on avait des choses à partager avec lui. Et puis je ne pouvais pas laisser tomber Frank en plein délire.

 

— Laisse-moi raconter la suite, papa. J’ai tout entendu ce que vous avez dit toi et Roger. Crois-moi, pépère, que ça m’a fait souffrir que tu peux pas t’imaginer ce que c’est d’avoir mal à plusieurs endroits en même temps. Je t’ai vu tourner de l’œil parce que ça allait mal pour toi. Tu t’es affalé dans le canapé, le verre à la main, encore assez conscient pour pas le renverser sur ton joli tapis qui vient de Chine comme toutes les merdes que tu veux faire passer pour de l’art contemporain. C’était mon tour de te secouer.

— Tu… tu es là, mon fils ?

T’avais rien d’autre à dire et ça te rendait idiot au point que j’ai cru que je pouvais y aller seul.

— Mais où tu veux aller, mon fils.

— Où tu veux que j’aille si c’est pas chez DOC pour le ramener ici ?

— Mais on peut pas envisager une seule seconde de pratiquer la chirurgie ici !

— C’est une question de seconde, patapouf ! Ça les étonnera pas qu’il vienne si souvent chez un ami de toute la vie. Ils sauront pas que DOC est ici parce qu’il a pas de bracelet, DOC.

— Perceur en a un…

— Il en a un intermittent. Ce qui exige un timing impeccable. Je m’en charge.

— Je sais pas si Rog sera d’accord…

— Il a pas l’choix !

Alors papa et moi on est allé chez DOC. Il était pas question de lui expliquer. Avec ce qui arrive à son cerveau, il aurait pas bien compris et on aurait perdu un temps précieux à rien lui expliquer parce qu’il a pas les moyens de comprendre des trucs aussi compliqués.

— Toi couper pied Roger, dis-je en langage codé des fois qu’on serait écouté par des minables qui nous prendraient pour des cons.

— Facile, fit DOC. Mais moi sommeil. Toi venir demain.

— Non ! Pas demain. Tout de suite.

— Tu vas le braquer, dit papa.

Et il a pris le relais avec le doigté qu’on lui connaît à Wall Street. Pendant ce temps, j’ai appelé Perceur.

— Comment veux-tu que je sache pourquoi il veut que tu sois là ? […] Je sais bien que c’est pas ta spécialité de couper les os. Mais tu pourras lui tatouer quelque chose pendant que DOC y lui coupera le pied. […] Qu’est-ce que tu veux qu’il lui coupe d’autre ? Tu l’as où, ton bracelet ? Sur un doigt ? […] Ramène-toi directement chez papa sans faire de potin avec ta poubelle. Et n’insiste pas si on est pas arrivé papa et moi. On a donné la nuit aux domestiques… […] Ouais. D’accord. Ça serait pas mal comme parole. On a donné la nuit aux domestiques… faudra trouver une suite à la hauteur… J’en parlerais au Prinz…

DOC nous coupa dans notre élan créateur :

— Quand vous aurez fini de déconner, les mecs… ! Je suis prêt. Papa il a su trouver les mots pour me convaincre que c’est pas le moment de dormir car il fait jour. Ce que vous voyez dehors, c’est la rue en plein soleil. Continuez de m’en parler, papa, parce que l’effet n’est pas définitif ni assez long pour que je continue de vous croire.

Perceur était assis sous le porche quand on est revenu.

— Dis donc, dit-il, sans Roger on va avoir du mal à lui couper le pied.

— Il a dit qu’on l’appelle pas, grogna papa.

— Sûr que demain il fera jour, fit DOC. Vous finirez par avoir raison, papa, et j’aurais plus sommeil.

On a attendu dans le salon. J’avais laissé des traces, mais Perceur les a effacées en s’asseyant dessus. Papa se rongeait un ongle en tourneboulant de gros yeux où le feu de la cheminée s’éteignait. DOC s’était endormi et parlait d’un monde nouveau où il avait pas sa place. Il enfonçait les cousins de ses poings. Et Roger n’arrivait pas.

— Il a oublié, décréta Perceur.

Et il s’endormit lui aussi. Papa et moi on était de nouveau réuni. On avait tellement de choses à se dire. Et rien à faire en attendant. Il s’est endormi au moment j’atteignais le paroxysme. J’en suis resté baba. Et j’avais pas sommeil, comme si j’étais endormi et que mon esprit croyait à ce qu’il voyait, entendait, etc. Quel silence dehors !

Au lever du jour, une bagnole s’est arrêtée devant la porte. C’était pas Roger. Je connaissais ce type. Sa tête était gravée dans la mienne. Mais impossible de lui donner un nom. Il avait arrêté sa bagnole sur le trottoir et regardait par ici à travers la vitre. Il était en observation. Peut-être qu’il allait frapper à la porte. J’avais une sacrée envie de sortir pour l’inviter à entrer. Mais je voyais pas qui ça pouvait être. Perceur ouvrit un œil pour dire :

— C’est ce conard de Jo.Manna. Il a flairé quelque chose. Moi je dis que Roger il est pas venu à cause de ça.

KOUBLAÏ BAT

Voilà vingt ans que je fais le même voyage sur le même bateau avec le même type de cargaison, de l’acier en barre américain destiné à je ne sais quelle industrie européenne. J’ai jamais mis mon nez là-dedans. J’ai vu le quai, toujours le même, évoluer dans le bon sens et nos équipements s’améliorent d’année et année. Je n’ai pas vraiment vieilli, mais il est temps que je songe à la retraite, quelque part dans la campagne occitane où j’ai déjà appris à vivre d’amour et d’eau fraîche, et loin de mes origines. Les Russes m’ont d’abord offert un œil de verre. À l’époque, je rendais service. Puis ils m’ont installé un exosquelette sur une jambe amochée par une mauvaise manœuvre au cours d’un exercice de nature militaire quelque part dans un pays où je n’ai pas laissé que de bons souvenirs. Quant aux Américains, ils m’ont greffé ce système, le vissant sur une côte en me faisait croire que c’était un défibrillateur dont j’ai effectivement besoin. Je suis un aventurier limité à une seule route. Je ne pose pas de questions. La femme que je me suis choisie m’attend patiemment dans la maison que je continue de construire pour elle. Pour revenir au système dont je vous parlais, monsieur, je suis pas bien sûr qu’ils écoutent, parce qu’ils ne m’ont jamais donné des nouvelles. Il faut dire que je fréquente personne, à part le personnel de bord qui change si souvent que je n’y ai aucun ami. À bord, personne me connaît aussi bien que vous. Je demande rien d’autre qu’on me foute la paix quand ce sera fini. Et surtout, que ça se finisse pas avant que j’ai pu profité des biens que j’ai acquis parce que j’ai eu beaucoup de patience. La patience, c’est mieux que l’action. Mais quand elle est enfin accomplie et qu’on peut s’en passer, il est souvent si tard qu’on doit se préparer à autre chose de moins gratifiant que le désir. La vie est aussi mal faite par la patience que par l’action, je le sais bien maintenant que j’arrive au bout du rouleau. Mais l’action c’est comme jeter les dés après avoir misé. J’ai jamais été ce genre d’homme.

J’étais à San Francisco quand Russel s’est ramené. On se préparait à appareiller. Avec toujours le même voyage en perspective. Il m’a fait un signe depuis le quai où il était apparu comme une pièce de monnaie dans le nez d’un enfant. Je venais juste de me frotter les yeux. Il était vêtu d’un suroît et portait un béret de toile noire. Il s’appuyait sur une canne, la main sur le pommeau et le pommeau sur la hanche, d’un air qui me parut d’abord nonchalant. Il voulait monter à bord. J’ai sifflé pour attirer l’attention du marin qui surveille la passerelle. Et je suis descendu sur le pont, pas optimiste, parce que Russel m’avait jamais attiré que des ennuis. Et il allait recommencer.

Il avait pris un coup de vieux lui aussi. Il souriait comme quelqu’un qui sait pertinemment qu’il est pas le bienvenue mais qu’il aura droit à un verre s’il insiste pas plus que le veut la tradition de l’hospitalité. J’étais en haut de la passerelle et il était toujours pas monté. Je secouais mes mains comme je fais quand c’est inutile de gueuler pour se faire entendre. J’ai pas un code particulier, mais je me fais toujours comprendre. Le marin, qui était au pied de la passerelle, s’occupait déjà d’autre chose. Il me tournait le dos comme si je n’existais plus sans mon sifflet à ultrason. Je hais les chiens, mais y a rien d’autre pour travailler, alors j’abois avec eux quand je peux pas faire autrement. Ça le faisait marrer à Russel. Il pigeait tout au premier coup, ce mec. Je vous parle d’une époque où il était pas encore ce qu’il est devenu. Je descendis sur le quai, pas content parce que je devrais remonter et que c’était pas bon pour ma jambe. Il devait avoir une jambe amochée lui aussi. Sinon, il l’aurait expliquée comment sa canne épée ? Je fis signe au marin de s’éloigner. Il faut dire que chaque fois qu’il ouvrait la gueule, Russel, c’était pour dire quelque chose qui n’avait pas besoin de témoin pour avoir de la valeur.

— Tu t’es fait tirer dessus ? lui demandai-je avant même de lui embrasser le bout du nez.

Il souleva la jambe de pantalon. À la place de la chaussette, il avait un pilon russe de première génération, du matériel bon marché qui remplaçait pas un pied même si c’était ce qu’on promettait dans la notice. Il était tombé dans la misère.

— Je sors de taule, dit-il. Tu devrais comprendre ça.

D’abord, j’étais pas au courant pour la taule. Je croyais qu’on avait enfermé un sosie à sa place. Et puis quand vous sortez de taule, ils vous rendent tout ce qu’ils vous ont confisqué à l’entrée, sauf le matériel de deuxième génération et au-dessus qui a son prix sur le marché noir.

— Me dis pas que t’as besoin de fric, continuai-je pour ne pas lui laisser la place des fois qu’il ait des arguments convaincants. J’en ai pas.

Il me lança un regard trouble comme on fait quand on a des trucs mauvais dans la tête et qu’on veut pas qu’il y ait d’équivoque sur le sujet.

— Du fric, dit-il, j’en ai. Je pars en France.

— Ils ont pas limité ta liberté ? C’est ce qu’il font, d’habitude…

— Ils ont pas la main avec les types dans mon genre. On peut monter ?

Je fis une révérence, histoire de détendre l’atmosphère. Ça commençait à ressembler à un élastique dans des mains pas expertes. Il monta devant moi. Le marin tourna à peine la tête. Il devait y avoir des filles de l’autre côté du quai. Elles traînaient du côté des entrepôts chinois les jours d’arrivage. Et c’était un jour pleins de chinois, tellement peuplé que j’avais retardé l’appareillage pour éviter une collision.

— T’avances pas, constata Russel.

Des mots durs pour commencer. Il avait vraiment pas besoin de fric. On entra dans ma cabine qu’est pas un modèle du genre question odeur. Entre le hareng fumé et le ratafia, l’odeur de mes pieds. Il s’assit néanmoins, acceptant un verre dans lequel il trempa des lèvres prudentes.

— Comme je te disais, j’ai pas besoin de fric. Je veux juste aller en France.

— Je suppose que t’as des raisons de pas prendre l’avion…

Il me montra le bout de sa jambe tronquée.

— J’ai fait ce qu’il fallait.

— T’es dingue !

Un truc que j’aurais pas supporté qu’on me fasse même avec mon consentement. Mais c’était radical. Il était en cours de cicatrisation. Le bruit que j’entendais était produit par la prothèse qui était programmée pour injecter automatiquement des produits anti-inflammatoires.

— Tu me prêteras des pièces, fit-il en tapotant ma prothèse avec sa canne. Je te paierai.

— J’ai besoin de ma patte, moi !

— J’ai pas le temps d’aller à Nakhodka.

— Pas la peine d’aller si loin pour se faire enculer par des Russes ! On en trouve à Anchorage. Je peux te donner une adresse.

— Ils ont que de la deuxième génération à Anchorage. Je peux me payer la troisième.

— Ah ! La vache !

Il avait vraiment les moyens. En attendant, sa prothèse avait besoin de quelques pièces de rechange. Il savait que la mienne conviendrait parfaitement à un échange. J’en souffrirais pas tant que ça si j’y mettais du mien. En France, ils avaient rien dans le genre. Pourquoi voulait-il aller en France ? À part la campagne, y avait pas grand-chose d’intéressant en France. Sauf que lui, il avait du pognon et que ça devait servir à autre chose que d’aller s’emmerder avec les bouses et une femme qui n’était plus aussi neuve que quand je l’avais troquée contre un lot de circuits intégrés en usage chez les terroristes de l’Islam.

— Tu me demandes pas ce que je vais foutre en France, Koublaï ?

— Pas pour améliorer les performances de ton pied virtuel en tout cas.

— Je suis comme toi, Koublaï.

— On a un point comment toi et moi ? Tu m’étonnes.

— Je suis amoureux.

C’est toujours ce qu’on dit quand on sort de prison. Et c’est pas pour la bonne raison. Et puis j’étais pas amoureux, moi. Je m’étais raisonné. C’est pas la même chose.

— Ils font des prothèses pour ça aussi, proposai-je.

J’avais des connaissances dans ce domaine particulier de la technologie de remplacement. Je prenais pas cher, mais c’était gratuit pour les amis. Il me remercia, mais je l’avais mal compris selon lui.

— Dix ans à tirer qu’il me reste, mec, dit-il sur un ton qui me fit froid dans le dos. J’ai pas l’intention de moisir avec des pourris dans ton genre. J’ai toujours été amoureux. Il ne serait rien arrivé si je m’étais contenté comme toi d’organiser ma vie autour d’une apparence de bonheur conjugal.

Je doutais pas de tomber sur le cul si elle apparaissait sans ma permission de monter à bord, mais c’était peu probable, alors j’ai commencé à démonter les pièces dont il avait besoin pour améliorer sa locomotion. Ensuite, ce serait moi le boiteux et ça ferait de mal à personne. Il aurait un bel aspect quand il la reverrait. Ça compte, l’aspect, quand on a envie d’aller au bout de plaisir. Sinon, on se pinte la gueule pour pas avoir des souvenirs à raconter à personne. Je connais ça.

— Je te donnerai tout le fric que tu voudras, dit-il.

La récompense pour capture mort ou vif devait être de nature à s’excuser soi-même d’avoir trahi un ami. C’était pas un ami. Ça tombait bien.

— On appareille dans une heure, dis-je, reprenant le contrôle de mes neurones.

J’avais pas grand-chose à faire : la fermer, boiter et compter du fric, que c’est une occupation assez rare pour être considérée comme le meilleur de l’existence. J’avais justement besoin d’un peu de joie. J’étais pas triste, c’est pas ce que je veux dire, mais moins il reste de temps et plus on se sent frustré. La frustration, ça rend morose et on a pas toujours le temps de se caresser pour croire au bonheur. Fermer sa gueule est un truc que tout le monde peut faire si c’est pas sous la torture. J’ai des fragilités de ce côté-là, je dois l’avouer. Boiter, c’est rien si on a pas besoin de ses jambes pour sauter. J’étais bien en état de compter du fric. J’acceptai.

— Mais avant de partir, dit-il (selon la règle qui dit que rien n’est parfait), tu vas me filer un coup de main.

— T’as l’intention de buter quelqu’un ? J’ai jamais pu m’en prendre à quelqu’un que je connais. Et puis, mec, on a moins d’une heure devant nous.

— On rejoindra le navire en hors-bord. J’ai tout préparé.

Le tournevis m’échappa, s’enfonçant dans le fouillis de fils sous-jacents. Je m’étais préparé à autre chose. Et j’avais pas de second. On quittait pas San Francisco en commande automatique. L’expérience d’un vieux capitaine était exigée par les autorités.

— J’ai un type de confiance sous la main, dis-je. Il te sera plus utile que moi. Il a de bonnes pattes, lui. Et il sait tirer. Je l’ai vu à l’œuvre, mec. En plus, il a pas de pitié. Il fera tout ce que tu voudras.

Il fallait que je me sorte de ce pétrin. Il crut tout de suite à un piège. Il prit pas le temps de monter les pièces de rechange. Il les fourra dans une valise qui contenait déjà u flingue d’un genre nouveau, pour moi en tout cas, et je m’y connais. On descendit par l’ascenseur. Il était prêt à me neutraliser si j’étais maladroit. Quand la porte s’ouvrit, il faisait noir. Il me colla au cul. Je savais que sa lame aurait vite fait de me couper l’alimentation. Et j’étais sans défense. Même ma prothèse servait à rien. J’avais pas les moyens de la troisième génération, moi, et ça allait peut-être me coûter encore plus cher.

— Tu permets que j’allume ? bredouillai-je.

— Si ça prend pas feu.

L’interrupteur était pas bien grand, mais il me parut monstrueux. Je posais les doigts sur son bouton, exactement comme si j’étais en train de réfléchir à autre chose que d’appuyer dessus pour que la lumière tranquillise Russel une bonne fois pour toute. Il avait pas aimé la lumière de l’ascenseur.

— Tu te grouilles ? fit-il.

Lumière. Les clandestins étaient alignés contre l’acier de la coque. Une seule lampe les éclairait. Il y en avait douze. J’en prenais jamais plus à cause de la bouffe. J’étais en train de m’expliquer sur ce sujet complexe quand Russel m’a demandé de la fermer et de lui désigner celui qui était assez net pour lui donner le coup de main dont il avait besoin. Ils avaient une heure, à peine plus si le hors-bord pouvait prendre la mer au-delà des limites raisonnables. C’était pas mon affaire. Ils pouvaient crever tous les deux, J’en avais rien à foutre. Et ça se sentait. Muescas (c’était son nom) trouvait étrange qu’on lui demande de retourner à terre.

— Je veux d’abord savoir de quoi il s’agit, dit-il comme si sa parole avait encore un sens. Je ne suis pas un honnête homme, mais ce n’est pas une raison pour m’utiliser.

— Tu parles bien, dit Russel. Je peux te faire confiance ?

Il avait trouvé le mot juste : confiance. Ça lui plaisait, à Muescas. Il se détendit. Il accepta même de serrer la main de Russel.

— Je vais en France, dit Russel.

— On y va tous, dit Muescas.

Il suivit Russel.

— C’est quand qu’on bouffe, dit un des clandestins.

— Quand t’auras faim.

J’atteignis l’ascenseur au moment où la porte se refermait. Il avait l’air content, Russel. Il m’avait pas encore payé. J’avais aucune idée de ce qu’il prétendait faire à terre avant d’embarquer en route vers ce qui paraissait être connu de lui seul. Je croyais pas à une femme. Russel aime pas les femmes à ce point, mais je devais reconnaître qu’il avait commencé par reluquer, je dis pas aimer parce que j’en sais rien, la femme d’un autre. Ça me regardait pas. On appareillerait à l’heure. Je pouvais pas demander aux autorités portuaires de reculer l’heure sans leur fournir une explication valable. Tout ça me regardait pas, mais je souffrais de pas savoir. Russel et moi on s’est connu de l’autre côté du Pacifique, je vous dirai pas où parce qu’on est enregistré. J’ai jamais vraiment apprécié son amitié, si c’est de l’amitié d’emmerder le monde ensemble sans se soucier des conséquences qui finissent toujours par s’imposer. Ce mec s’était amputé pour échapper au destin auquel certains pensaient pouvoir le condamner. Il était pas ordinaire. Mais il avait jamais tué. Il ne s’en était jamais pris qu’à lui-même.

Quand on a été de retour dans ma cabine, il a demandé à Muescas s’il avait déjà tué quelqu’un et Muescas il savait pas quoi répondre à cette question qu’il sentait bien que c’était un piège et qu’il était sur le point de tomber dedans.

— Si tout se passe bien, dit Russel, on tuera personne. Et on fera pas de mal à la petite fille. Je dis ça parce que c’est pas le but.

— Je suis pas un pervers ! s’écria Muescas.

— Moi non plus, fit Russel en me regardant comme si j’en étais un.

Ils ont quitté le bateau sans sauter à l’eau. Ils ont descendu tranquillement la passerelle et se sont éloignés comme des citoyens légitimes. J’ai attendu qu’ils disparaissent pour vous appeler, monsieur. J’avais vraiment pas envie de mettre les pieds dans une histoire à la noix. Et j’étais pas gagnant : il m’avait piqué des pièces qui valaient un fortune et j’avais rien encaissé du fric qu’il m’avait promis. C’est pour ça que je m’infligeais des souffrances en vous expliquant la situation, monsieur. Et pas du tout pour vous impliquer à distance dans mes pratiques organiques que je vous accorde qu’elles sont pas des plus séduisantes pour un esprit comme le vôtre habitué aux délicatesses que le cul inspirent aux gens normaux.

 

On était à plus de dix milles de la côte quand la vigie m’a fait savoir que le hors-bord, si c’était eux et pas autre chose, était en vue. La nuit tombait. J’aime pas la nuit. J’aime pas qu’on me coupe la lumière. Je venais de faire sauter la cervelle d’un des clandestins qui m’avait énervé au sujet de la bouffe. Y en avait sur les murs et un os en plein milieu du hublot que c’est la seule ouverture sur le monde qui me fait rêver depuis que j’ai quitté le port de l’enfance. J’ai sonné mon larbin et je lui ai demandé d’apporter un seau avec de l’eau dedans, pas vide parce que c’est moins lourd à porter. Encore un crétin pour qui j’éprouvais de la compassion. Mais je priais pas pour lui. Je suis le seul héros de mes prières. On était en train de chiffonner le hublot quand la vigie est entrée pour me dire que le hors bord était en vue. J’étais pas sûr que c’était le bon. Et si c’était le bon, rien me disait que Russel revenait pour faire la paix. J’étais sur mes gardes. C’est comme ça que je survis. Avec une main j’appuie sur la tête de mon larbin pour lui faire boire la tasse, histoire de le renseigner sur mon sens de la justice, et avec l’autre je me paye du bon temps comme ça vient, au gré de l’inspiration ou des circonstances, que des fois je sais même plus ce que je fais tellement ça me plaît. J’ai un côté enfant qui m’est resté des fois que je tomberais sur mon vieux pour lui demander de s’expliquer. Un quart d’heure plus tard, Russel était monté à bord et le hors-bord dérivait dans la nuit. C’était dommage de gaspiller du bon matériel. Muescas avait l’air tranquille de celui qui a accompli une mission et qui a déjà reçu sa récompense, sinon l’attente l’aurait rendu aussi grognon que moi. Et qu’est-ce que je vois dans le suroît que Russel portait encore sur lui si c’est pas une jolie gamine qui me souriait comme si on lui avait promis qu’on lui ferait pas du mal et qu’elle y croyait parce que les bonbons c’est bon. J’y dis à Rog :

— J’espère qu’elle vaut du fric, mec. L’US Navy a de gros moyens.

Il rit, tirant la fillette qui retombe sur ses petits pieds de nacre, qu’elles les avaient nus et que ça me rendait nerveux. Elle s’approcha pour frotter mon nez avec le sien.

— Ma fille, dit Russel.

— Elle est au courant ta gonzesse que c’est celle que tu fais le voyage en France ?

La fillette aussi riait. Elle avait de belles dents qui promettaient de servir à autre chose qu’à mordre dans les fruits.

— Muescas habitera la même cabine que Cecilia, dit Russel.

— Non mais c’est que tu te crois chez toi, mec! J’ai pas d’autre cabine que la mienne. Si vous voulez coucher quelque part, faudra descendre avec les autres. Je vous ai assez vus ! Allez ouste !

J’avais un hublot à nettoyer, moi, pour pas faire de cauchemar que j’ai le sommeil fragile quand je dors pas. Le larbin mouilla les pieds de Cecilia pour rigoler. Ça faisait des petites bulles sur les doigts de pieds que c’était tellement chou qu’on avait envie de les crever avec les dents que les miennes sont aussi fausses que les bijoux de ma famille.

— Tu vas pas obliger une petite fille à coucher au milieu d’un tas de minables qui sentent mauvais et qu’on pas de politesse, fit Muescas en imitant ma jambe avec la sienne.

Il avait déjà pris l’habitude de faire marrer la gosse, une longueur d’avance que je lui ferais bouffer avant longtemps.

— Non mais il me tutoie le déserteur ! Tu vas pas laisser faire, Rog ! Elle peut coucher ici si elle veut. Je ferais comme que si elle existait pas.

On pouvait pas me croire sur parole. Le larbin pensa à un placard à balais de sa connaissance, mais ça faisait trop de connaissance au goût de Russel qui me demanda la clé comme si j’étais le second et qu’il prenait le commandement. Si j’ai cédé, monsieur, c’est bien parce que vous vouliez tout savoir et rien payer. Mais j’irais pas coucher avec des clandestins que c’était tous des intellectuels qui avaient maille à partir avec l’État, le fédéral qu’il vaut mieux pas l’avoir sur le dos quand on l’a fragile et c’était mon cas. En plus, j’avais pas vu la couleur du fric. Je savais même pas à quoi il ressemblait. Je suis sorti de la cabine avec le larbin qui me demanda ce qu’on faisait du corps. J’y ai dit qu’il fallait pas en parler au clandestin qui avait trop d’esprit pour comprendre ce que des types comme nous peuvent endurer quand le moment de choisir est venu alors qu’on l’attendait plus. Mais j’avais prévenu : Muescas y dormait en bas ou je devenais moins coopératif. Russel m’avait dit de pas m’inquiéter, que je finirais par comprendre et que c’était à ce moment-là que le fric me tomberait dessus. Je suis allé au poste de pilotage et j’y suis resté toute la nuit. Il a fallu une grosse vague pour que Russel y s’inquiète et s’amène pour me demander conseil :

— J’ai pas le fric sur moi, dit-il.

— Je m’en doutais. Faut d’abord que tu le piques à quelqu’un. Je te préviens tout de suite que j’en ai pas jusqu’à temps que tu m’en donnes.

— T’en feras rien en pleine mer.

Il aimait bien mon nouveau tableau de bord, avec les loupiottes et les écrans qui s’allument eux aussi quand on claque des mains. Y a plus de voyage sans un minimum de technologie, mais c’est toujours l’aventure, même si c’est compliqué et surtout pas donné de parler dans un satellite que je sais même pas ce que c’est. Et que c’est pas facile de passer du Naadam à la course transatlantique sans formation intermédiaire.

— Ma fille ne grandira plus en Amérique, dit-il.

Ça me faisait une belle jambe. J’avais jamais grandi et pourtant on pouvait pas dire que j’étais pas un adulte accompli.

— Tu l’as laissée seule avec Muescas ? Un mec qui baise plus depuis des mois parce qu’il est recherché et que c’est une bonne raison de rester chez soi. La première érection, ça les fait rire ou ça les traumatise, mec. T’aurais pu attendre que ta poule t’en parle. Elle t’en a pas parlé, ta mère ?

Il avait pas l’air de se faire du souci. Moi non plus je m’en faisais pas, parce que les intellos y sont pas très fifilles, mais y en a des bigleux en qui on peut pas avoir une confiance aveugle. Je disais ça comme ça, histoire de pas s’endormir au volant, que même en pleine mer y a des routes très fréquentées, notamment par l’US Navy que je les aime pas autant que les petites filles.

— Je sais que t’es un gros salaud, dit Russel.

— Muescas il est opéré ou quoi ?

Qu’est-ce qu’il allait foutre en France, un pays où les flics y sont peut-être pas plus intelligents qu’ailleurs, mais où ils grouillent même chez l’habitant ? Je m’en foutais, moi, parce qu’on en trouve rarement dans son propre lit. Mais Russel était un fugitif. Et un fugitif dangereux puisqu’il s’était coupé un pied pour échapper à la vigilance du système. Y aurait pas de sommation.

— C’est qui, ces mecs ? demanda-t-il.

— Si tu veux parler des clandestins, c’est des moins que rien qui croit avoir raison pour être quelque chose que de toute façon c’est rien parce qu’on comprend rien à ce qu’ils racontent pour se justifier. Je leur cloue le bec, moi !

— On a vu de quelle façon.

— T’as rien vu pisque t’étais pas là !

Il avait des yeux partout. Les vôtres, monsieur, peut-être. Moi, j’ai hésité longtemps entre les Russes et les Américains et finalement c’est vous qui me faites dire même ce que j’ai pas dit.

— Maintenant que tu t’es fait plaisir, dit Russel, tu les touches plus. Je vais même te dire mieux : tu t’en approches plus.

— Non mais c’est qui le seul maître à bord ?

Encore une question que ça sert à rien de la poser. Les clandestins étaient toujours la douzaine, treize avec la petite Cecilia, c’est-à-dire un de plus que l’équipage que ça fait treize si on me compte, mais comme je pouvais compter sur personne, j’étais seul. Je l’ai toujours été. Même la Navy m’aimait pas. On les rencontrait trop souvent et c’était des types bien renseignés. Ils avaient la photo de Russel ou alors tout ça c’était que des histoires, mais des histoires sans le film.

— Qui c’est qui pilote quand tu roupilles ? dit Russel qui était en train de réfléchir à un tas de choses que j’avais pas idée.

— Je ralentis et je passe en automatique. Sinon je mets la pression et c’est l’automatique qui décide du cap.

— C’est pas compliqué comme boulot.

— T’as connu pire.

Qu’est-ce qu’il était en train de calculer qui allait me coûter la peau des fesses ? Le lendemain, il est descendu avec les clandestins et Muescas m’a fait savoir par le larbin que j’avais aucune raison de chercher à savoir pourquoi. Cecilia jouait à se regarder dans un miroir. Facile comme jeu, du moment qu’on est beau. Moi, je suis moche et j’ai pas la race qu’il faut dans ce monde de merde qui se fie pas aux apparences parce qu’il est devenu adulte et qu’il commence à vieillir, une sensation que les Romains ont pas connue. Même un type comme moi sait ce que ça veut dire, alors j’imagine les intellos.

— J’ai jamais eu de mutinerie, dis-je.

— Il n’est pas question de cela, dit Muescas.

Il parlait à voix basse pour pas troubler l’esprit de l’enfant qui avait l’air de communiquer avec l’au-delà. Pour une fois que j’y étais pour rien.

— Ce sont des hommes de valeur, dit Muescas. Ce qui suppose des conversations beaucoup plus longues que celles que tu entretiens avec tes propres hommes.

— Pourquoi que t’y vas pas discuter avec eux toi aussi ?

— Pourquoi es-tu né avec cette perversion alors que je suis un homme normal ?

Le genre de type que tu leur parles simplement et qu’ils te répondent que t’es un con. J’avais promis de plus tuer personne. Rog m’avait prévenu. C’était qu’un voyage en France, rien de plus. Moi aussi je voyageais, même qu’un jour ce serait le dernier voyage et que ce serait en France que j’irais. Une femme m’attendait. Tandis que celle de Rog elle savait même pas qu’elle attendait. Elle avait autre chose à faire et Rog y s’obstinait à croire qu’elle était faite pour lui. Je dis :

— Je connais Rog depuis tellement d’années que j’ai même pas besoin d’être intelligent pour le comprendre.

Muescas sourit. Je lui en bouchais un coin. Qu’est-ce qu’ils connaissent de l’existence tous ces cons qui se déplacent jamais même quand ça pète à l’autre bout du monde ? Je croisais tout le monde sur ma route. Et je me renseignais. Ce qui faisait de moi un homme sensé.

Rog est revenu sur ces entrefaites. J’avais justement plus rien à dire. Il caressa les cheveux de l’enfant qui se rendait même pas compte qu’il la prenait pour un petit chienchien.

— Ce sont des types intéressants, dit-il comme si j’étais plus là.

— Ils connaissent vos idées, dit Muescas. Vous pouvez avoir confiance en eux. Pouvez-vous demander à cet animal d’améliorer la nourriture. Nous avons tous la diarrhée.

— Et alors ? je dis. L’océan est assez grand.

— Ça va ! fit Russel.

Des fois que je perdrais le contrôle de mes nerfs que j’ai fragiles comme la foi en période d’abondance.

— T’es surtout un gros con, fit Cecilia.

On en restait là pour la journée, laquelle avait été tranquille en dehors des soucis que je me faisais pour mon avenir. J’ai jamais voyagé sans m’en faire. Mais j’ai toujours été le seul homme armé à bord. Je suis allé sur le roof pour prendre l’air. Mon père il avait jamais connu un aussi bon joueur de limbe que moi. J’avais le don de la syllabe. Un art que Rog pouvait pas comprendre. Un seul mot pouvait m’occuper l’esprit toute la journée. Aujourd’hui, c’était : quand.

 

Je pouvais compter sur personne. Dans la nuit, je me suis éclipsé et j’ai réfléchi. Il fallait que je réfléchisse avant de disparaître. Et je pouvais pas disparaître ailleurs que dans le bateau. Je le connaissais mieux que personne. En fait, personne à bord ne pouvait le connaître mieux que moi. Je le pratiquais depuis vingt ans. Le plus ancien des marins inscrits au rôle n’avait pas plus d’un an d’expérience à bord. Quant aux clandestins, ils ignoraient tout de la marine et a fortiori des bateaux. Seul Rog pouvait me surprendre. Je le connaissais encore mieux que le bateau. Mais à quoi ça sert de connaître quelqu’un s’il est armé et que vous l’êtes pas ? Je pouvais même pas m’approcher de sa fille sans déclencher le système anti-rapt qu’il avait installé dans le cerveau de Muescas qui se prenait au sérieux alors que lui non plus n’était pas armé. Personne ne me trouverait. Ils n’étaient pas assez nombreux pour me débucher. Le problème n’était pas là. J’avais beau être le meilleur, j’étais pas assez malin pour résoudre la question de la bouffe. Je finirais par avoir faim et soif. Je deviendrais aussi dangereux qu’un couguar. Mais sans ma science de la navigation, qu’est-ce qu’ils pouvaient espérer de ce vieux rafiot qui craignait le gros temps ? Je refis surface en pleine nuit. Rog était en train d’observer les écrans avec des yeux qui en disait long sur son ignorance.

— Tu ferais mieux de réfléchir sans quitter ton poste, Koublaï.

— Je réfléchissais pas, mec ! Même ta fille elle m’en croit pas capable.. T’as rien à craindre.

Je lui envoyais un sourire que j’ai hérité de l’enfance, du temps où je savais pas encore que je deviendrais un pauvre type. Il y a de l’espoir dans ce sourire, même les femmes me l’ont dit. J’étais en train de chier dans mon froc, mais ça m’empêchait pas de penser à autre chose. Je dis :

— Qu’est-ce que j’y dis à Tsetseg la prochaine fois que je la verrai ? Elle va me poser des questions. Je sais pas trop mentir, Rog.

— Dis que Art y doit cesser de raconter des conneries à mon sujet. Je vais finir par lui demander des comptes. J’en ai marre de passer pour un con auprès de milliers d’autres cons qui avalent ces couleuvres comme si c’était du pain béni.

Il avait pas l’air de plaisanter, Rog. Sa main étreignait mon poignet, comme font les morts avant de partir. Mais il était pas mort. Il était Vivant et des milliers de lecteurs le savaient. J’avais le Supplément de Gor Ur à portée de la main, des fois que j’en aurais besoin si je me sortais vivant de cette histoire qui n’était pas la mienne. Ça disait :

 

MORTS

Agnès Pitou (Godard)

Bernie Beurnieux

Fabrice de Vermort

Frank Chercos

John Cicada

K. K. Kronprinz

Sally Sabat

Zizi

 

 

VIVANTS

Alice Qand

Aliz de Vermort

Anaïs K.

Chacier

Galvez I et II

Gisèle de Vermort

Jo.Manna

Kol Panglas

Monsieur

Pablo Montalban "Monti"

Pasopini

Pépère Snopes

Pilar

Roger Russel

Sartoris Hightower

Snopes

Tim Burnett

Ulysse Hightower

 

 

MARVEL I

Gus Mama Gus

 

 

MARVEL II

Art God Art (Godard)

Bat Bat

Cecilia Russel

DOC

Joe Cicada

Koublaï Bat

Koublaï Zaya

Muescas

Omar Lobster

Tsetseg

Franchement, ça me faisait quelque chose que je pourrais pas en parler de figurer dans cette liste avec mon nom écrit en lettres d’or comme si que j’étais quelqu’un. Bon, je suis pas personne, faut le reconnaître. Je suis seul maître à bord, après vous, monsieur.

KOL IV

Qu’est-ce qu’il prétendait ? Aller en France pour retrouver la femme de sa vie. Elle travaillait chez les Vermort comme boniche. Elle avait quitté son village d’Andalousie. Gisèle de Vermort avait eu pitié d’elle. Je dis boniche, mais c’est dame de compagnie qu’il faut dire chez ces aristos que la Révolution n’a pas totalement exterminés. Ce que j’en sais, c’est écrit dans un rapport des services de renseignement de la police française. On n’est pas obligé de croire sur parole ces anciens collaborateurs de l’occupant allemand, nazi qu’ils disent depuis que leur général d’opérette a mis dans le même sac les véritables combattants et les sacrifiés de l’administration qui ont sauvé d’après eux au moins 50 % des indésirables. Tous ces parodistes ont sauvé leur cul sans se battre une seule fois. Ça me dégoûte. Mon papa avait foutu une balle dans le cul d’un magistrat qui avait une sale gueule et qui était peut-être un véritable allié, mais peut-être que non. Il appliquait la même règle que ces foutus collaborateurs qui, à l’instar des serviteurs du régime nazi, nazi et autres confondus, ont invoqué l’obéissance et la raison d’État. Mon papa a descendu quelques Français en se disant qu’il avait lui aussi 50 % de chance de se tromper, ce qui n’est pas grand-chose en tant de guerre.

Bref, quand j’ai appris que les Vermort hébergeait la femme de Monti et que Monti ne savait même pas où elle était passée, je me suis souvenu des magistrats français qui ont fait fusiller des résistants sous le coup de la raison d’État et qui, pour la même raison, ont exigé et obtenu la peine de mort pour les collaborateurs qui n’avaient pas la chance d’être des fonctionnaires. Je m’en suis souvenu et j’ai fermé ma gueule.

Monti avait téléphoné à ses beaux-parents. Ils s’étaient contentés de lui dire qu’elle était partie ils savaient pas où. Ça l’avait complètement détruit, le Monti. Mais il voulait pas en parler. Il s’asseyait derrière le bureau que je lui avais attribué et il regardait l’écran et si vous vous approchiez (pour cela il fallait passer entre lui et la fenêtre et accepter de se brûler les fesses sur le radiateur) vous constatiez qu’il n’y avait rien sur l’écran à part le reflet bleu de son visage démoli à la fois par la haine et par le chagrin. Du coup, j’ai balancé à la poubelle sa demande de port d’arme, mais sans lui dire.

Le rapport disait qu’elle habitait la demeure des Vermort qui est un château construit au dix-huitième siècle avec les pierres d’un autre château qui était resté longtemps en ruine après avoir été détruit par une horde de Bretons en armes. D’autres disaient que c’étaient les Espagnols au cours d’un pillage. Ou que saint Dominique, qui est le patron des collabos, l’avait fait démolir pour détruire des preuves qui ne l’avantageait pas et ça n’avait rien à voir avec sa gueule de crapule.

Les mauvaises langues racontaient qu’elle si elle tenait le balai de la maison, ce n’était pas pour ramasser la poussière. Gisèle de Vermort et son époux Fabrice, nième du nom, pratiquaient avec d’autres les exercices de la souffrance et du plaisir associés comme entraînement à des pratiques beaucoup plus discutables. Ils étaient très surveillés. Je vous raconte, monsieur, comme on m’a dit, je veux parler de ce rapport écrit par un policier qui ne pouvait pas être une lumière, je vous l’accorde, mais qui s’était renseigné.

Pilar occupait donc une place privilégiée dans la maison, même si les renseignements recueillis par les services sociaux établissaient officiellement qu’elle n’avait pas d’autres talents que celui de manier le balai et la pelle comme n’importe quelle domestique sans histoire. Mais le rapport des renseignements spéciaux avait une tout autre vision et s’intéressait de près, sans toutefois atteindre une totale clarté, aux agissements du couple Vermort et aux activités non moins douteuses du musée abrité dans le château, un « musée de la torture » assez rentable pour n’avoir nul besoin de financements publics. Dans un pays où rien de se fait sans la participation active des fonctionnaires, c’est plus que douteux : c’était louche. Seule la rumeur publique est invitée à s’exprimer sur les doutes que tout un chacun peut éprouver au contact de la vie réelle, mais dès que ça devient louche, on fait appel à des spécialistes, en l’occurrence des flics. C’est comme ça que mon ami Mornay *, petit-fils de crapule, mais bon flic, s’est retrouvé aux abords du château des Vermort avec pour mission de détecter les signes susceptibles d’engager son administration à enquêter de manière plus décisive.

Déguisé en homme ordinaire, il est arrivé à Castelpu en autocar. Il avait assez d’argent en poche pour séjourner une bonne semaine à l’hôtel et manger à sa faim sans se priver de toucher aux boissons qu’on ne manquerait pas de lui proposer parce qu’il avait le visage marqué par les inconvénients d’une cirrhose patente doublée d’une polynévrite discrète. De plus, sa langue s’emballait facilement en cas de conversation sur la fermentation et la distillation, conversation dont il était toujours l’instigateur, surtout quand un comptoir se reflétait d’une manière trop illusoire dans les miroirs disposés sciemment pour agrandir les pièces où il s’invitait.

Dès le premier jour, il manqua le rendez-vous que lui avait fixé Chacier, l’omnis homo du château de Vermort, lequel était un contact dont la famille avait beaucoup contacté du temps de la guerre pour signaler à la gendarmerie les bizarreries comportementales de certains citoyens, services qui leur valurent plus tard le mérite national inventé en toute cohérence par le petit général de papier. Bref, Chacier avait attendu plus d’une heure sur le lieu de rendez-vous convenu et Mornay, fidèle à son sang, n’était pas venu. Chacier, qui revenait d’Amérique où on avait mal soigné une blessure par arme à feu provoquée par qui vous savez, était retourné au château sur sa moto qui est un tricycle que son père utilisait pour transporter une cardeuse car il était le matelassier du village. À la place de la cardeuse, il y avait maintenant un râtelier où, en fin de semaine, les notables venaient ranger leurs fusils que Chacier transportait avec les munitions sur les lieux de la battue. Chacier était le chasseur du château.

À peine rentré dans la cour, il vit que Pilar était en train de fumer une de ces Celtas qui empestaient régulièrement les lieux. Il stoppa près de l’escalier de la porte principale et gravit rapidement les marches pour tomber littéralement sur la bonne et lui passer un savon pour lui apprendre à fumer du tabac étranger. Mais il n’était pas un homme de taille à impressionner une Espagnole qui avait le mal du pays et relisait une fois par semaine un Pascal Duarte qui avait perdu sa couverture et par conséquent l’illustration de son personnage principal. Elle le repoussa en le traitant de femmelette et il redescendit quelques marches pour reprendre son souffle, ce qui donna aux témoins de la scène l’impression qu’il avait soupiré comme le roi enfant de Grenade. On comprend que ces témoins étaient eux aussi d’origine andalouse.

Chacier eut la tentation de remonter les marches qu’il venait de descendre, mais il se ravisa et descendit celles qui restaient pour atteindre le gravier rond et jaune de l’allée. Il n’y avait pas de fusils dans le tricycle. Il serra les poings, s’interdisant d’exprimer son impuissance, car il ne participait pas aux activités des coulisses bien connues du musée, alors que Pilar en était la vedette. Il avait souvent été sur le point de commettre l’irréparable, mais n’avait jamais franchi cette limite que son propre grand-père avait dépassée à la faveur de l’Occupation qui autorisait certains débordements. À ce moment, la porte s’ouvrit. Elle était commandée par un système électrique car c’était une très lourde porte et personne ne pouvait prétendre l’ouvrir sans l’aide d’une deuxième, voire d’une troisième personne. Gisèle de Vermort apparu. Elle avait entendu la moto.

— Chacha, dit-elle, je ne vous attendais plus.

Chacier s’avança comme s’il avait oublié qu’il était attendu par sa patronne. Il avait précipitamment retiré les mains de ses poches, les y ayant fourrées tout aussi vitement pour ne pas en montrer le témoignage à Pilar qui l’avait provoqué pour se donner une excuse de l’humilier. Chacier n’était rien sans son fusil et elle le savait. Elle alluma une autre Celta et exagéra la bouffée, ce qui irrita Chacier et alerta Gisèle qui caressa les longs cheveux noirs de Pilar et regarda Chacier comme si elle ne l’attendait plus. Elles le rendaient fou. Il banda dans son petit pantalon de cuir qui était conçu pour ne rien cacher de ses activités internes. Les yeux de Gisèle larmoyaient. Pilar envoyait des volutes épaisses et tourbillonnantes qui atteignaient le plafond baroque du porche pour se déchirer dans une scène de genre aux symboles sibyllins.

— Madame a besoin de moi, fit-il malgré ce qu’elle lui inspirait.

— Vous vous rappelez de ce Mornay dont le grand-père a rendu de grands services à la famille de mon époux…

— J’avais rendez-vous avec lui, mais je ne l’ai pas trouvé.

— Dites plutôt que vous ne l’avez pas cherché.

Gisèle virevolta et entraîna Pilar à l’intérieur. La porte grinça et se referma lourdement. Chacier remonta sur sa moto, démarra le moteur et retourna au village avec la ferme intention de trouver Mornay et de le ramener au château comme le souhaitait Madame. De gré ou de force, sachant que dans ce cas, il commettrait un acte de violence sur un fonctionnaire de police en mission secrète.

Il interrogea un quidam qui avait vu un étranger et l’avait même entendu parler des vendanges de l’année précédente, témoignage précieux dans un pays où on ne cultivait pas ce qu’on buvait. Chacier entra dans l’hôtel. Mornay était assis au comptoir et se regardait dans le miroir. La conversation s’était terminée par la disparition subite des acteurs qu’il avait sollicités et il se demandait si le type qui le regardait n’était pas un simple effet d’optique relatif à un miroir dont il ne percevait pas les bords. En plus, la peau le démangeait et il avait une terrible envie de se gratter. Chacier l’écouta sans l’interrompre. Il songea à le cogner, ce qui faciliterait le transport. Mornay ne figurait pas dans la liste du Supplément. Cela devait avoir un sens, Chacier n’était pas le genre d’homme à se poser des questions qui ne se posaient pas d’elles-mêmes. Il était lui-même un Vivant. Il devait ce qu’il considérait comme un avantage à sa prudence en matière d’action. Mornay n’existait pas. Il se pinça le nez pour ne pas respirer son haleine. Certains ivrognes donnent l’impression de s’être mal rasé et d’avoir abusé d’un après-rasage parfumé à l’anis, d’autres relèvent de la poubelle à fond de verres après les festivités de la communion solennelle. Mornay était une poubelle. Chacier le déplaça sans l’ôter du tabouret, tordant toutefois les poignets parce que les mains du policier s’étaient agrippées au comptoir.

— Qu’est-ce que vous faites ? dit le policier.

Chacier ânonna. Mornay poussa un cri, occasion que Chacier mit à profit pour l’empêcher de crier, ce qui provoqua une volée de coups de pied en l’air que Chacier évita de justesse. Puis Mornay comprit qu’il était dans la situation du supplicié qui n’a aucune chance d’échapper aux effets de la corde ou du couperet. Il se détendit et perdit connaissance. Son grand-père, qui passait encore pour un héros de la Résistance dite passive, lui avait appris à se comporter sagement dans les situations délicates qui mettent en danger la situation personnelle et particulièrement la vie elle-même. Cette crapule magistrale, piètre juriste mais excellent domestique, exerçait sur lui une influence grandissante. Chacier était loin de se douter qu’il avait affaire à un citoyen de l’ombre. Et Mornay se plaisait dans l’ombre, surtout quand il était aux aguets et qu’on le croyait presque mort. Chacier le chargea sans le tricycle et retourna au château avec le sentiment du devoir accompli.

À peine réveillé (mais il feignait de dormir) par des vapeurs d’ammoniaque qui agissaient sur lui comme la madeleine de Proust sur Marcel, Mornay se trouva en présence du Comte, installé sans contrainte dans un fauteuil agréable au toucher de ses fesses nues. Le Comte, debout près de la cheminée, attisait le feu avec une branche dont le bout était embrasé.

— Vous allez mieux ? demanda-t-il.

Mornay se souleva un peu. Il avait perdu un peu de matière fécale. Il s’excusa.

— Nous avons ôté le pantalon, dit le Comte. Chacier l’a fait. Il est au nettoyage. Cela demandera un peu de temps.

— Mais vous n’avez pas le droit… !

Le Comte éleva la branche et secoua la braise incandescente pour finalement allumer son cigare.

— C’est vous, pauvre con, qui n’avez pas le droit de chier dans mes fauteuils Louis XVI.

Mornay jeta un regard aussi circulaire que le lui permettait son cou douloureux.

— Qu’est-il arrivé ? fit-il. Je ne comprends pas…

— Vous chiez partout où vous vous posez, dit le Comte. Ça ne plaît pas à tout le monde. Arrêtez de chier, s’il vous plaît. Vous voulez qu’on prévienne quelqu’un ?

Mornay secoua frénétiquement sa grosse tête pour signifier qu’il avait l’intention de se débrouiller seul sans l’aide de la police. Pilar entra avec le pantalon. Il était soigneusement plié sur son avant-bras. Elle s’approcha comme si l’odeur de la merde n’avait pas d’importance. Mornay se demandait s’il était bien raisonnable de remettre le pantalon alors qu’il avait encore chié. Il regrettait pour Louis XVI qui était, à sa connaissance, un excellent designer.

— Bous né poubez pas bous balader le coul à l’air, dit Pilar.

— Ramenez-le à l’hôtel, dit le Comte.

Chacier proposa un sac d’engrais, mais ce n’était pas bon sur la peau, surtout pour la peau des couilles qui pouvaient encore servir, d’après lui. Pilar éclata de son rire généreux, secouant une poitrine non moins opulente. Mornay regarda les cheveux noirs voler autour d’elle.

— Lève-toi, conard ! fit Chacier.

Mornay obéit. C’est un principe mornayen : obéir pour sauver 50% de ce qui est condamné à disparaître parce que ce n’est pas fonctionnarisé. Pilar le poussa vers ce qui semblait être la sortie. Au passage, une femme lui sourit, toutes dents dehors. C’était Anaïs, une Vivante selon la classification gorurienne qui avait aussi son intérêt en matière de justice, grand-papa ne dirait pas le contraire.

— Vous devriez appeler les gendarmes, dit Anaïs qui s’adressait au Comte.

Mornay frissonna. La merde s’était liquéfiée entre ses fesses et dégoulinait le long de ses jambes.

— Il va en foutre partout, ce porc ! s’écria Chacier et il le poussa durement.

Mornay surgit au-dessus des fossés. Il était sur un pont métallique à la mince chaussée de bois presque mort. Il atteignit une zone de boue grise qui le contraignit à ralentir son allure pour ne pas perdre l’équilibre. Pilar l’avait devancée et l’attendait sur le chemin, le pantalon toujours suspendu à son avant-bras. Elle lui souriait, tenant dans l’autre main une cigarette qui fumait abondamment. Il avança sur la pointe des pieds, creusant la boue en y plantant ses orteils comme s’ils étaient armés de griffes. Elle l’encourageait à la rejoindre sans tarder. Quand il atteignit enfin le chemin, elle marchait déjà, le devançant d’une bonne cinquantaine de mètres. Il trotta sans conviction, sentant qu’il était encore en train de chier. Il ne pouvait pas rentrer à l’hôtel dans cet état. Pourtant, Pilar avançait plus vite que lui, bien décidée à entrer dans l’hôtel pour annoncer la nouvelle et provoquer des commentaires dont il aurait du mal à contester la pertinence.

Elle entra dans le village en secouant le pantalon comme un étendard. Déjà, des gosses couraient autour d’elle. Il se réfugia dans un troène, chiant encore sans pouvoir arrêter Pilar qui longeait les fortifications en ameutant d’autres foules. Il se mit à geindre, promettant à voix haute que tout le monde serait puni. Il finit par s’effondrer dans le feuillage, souhaitant perdre connaissance, mais n’y parvenant pas.

On vint le chercher.

— Pauvre homme, dit quelqu’un. On sait même pas qui c’est. Vous savez pourquoi elle lui a nettoyé le pantalon ? C’est bizarre, non ?

L’odeur de la cigarette de Pilar le ramena à la surface. Elle riait avec les autres.

— Et où on le met, disait quelqu’un. Il arrête pas de chier.

— Appelez la gendarmerie.

Comme Pilar s’était approchée, il lui saisit le bras et lui dit :

— Ovidio…

Elle pâlit.

— Quoi, Ovidio ? fit-elle.

Maintenant l’odeur de la merde ne la gênait pas. Elle regardait Mornay comme s’il était devenu sa seule source d’inspiration. Il se mit à rire parce qu’il avait le sentiment d’avoir gagné.

— Il y avait quelque chose dans le vin, balbutia-t-il. Il faut poser les scellés.

Elle empoigna son menton et le secoua sans ménagement :

— Ovidio quoi ? grogna-t-elle.

Il se laissa aller, certain qu’il venait de gagner. Ce n’était pas le but de sa mission, mais c’était sacrément jouissif de voir Pilar se transformer en petite fille qui supplie pour ne pas être trahie. Elle était mal tombée. La trahison, chez les Mornay, c’était de famille. Il était le digne héritier de son grand-père mi-patriote mi-collaborateur. Mais son nom n’est pas inscrit dans le Supplément, de sorte que…

JO.MANNA IV

* À confondre avec Mornet (André), magistrat français qui servit « pour la France » les intérêts de Vichy et du IIIème Reich pendant l’Occupation et fut nommé procureur du procès Pétain dont il réclama la tête. Son pendant « libre », de Gaulle, joua à peu près le même jeu, mais comme en reflet. Ces deux hommes se sortirent vivants et sans aucune blessure physique ni affective de cette tragédie nationale tandis que des milliers de résistants et autres défenseurs de l’honneur périrent atrocement ou ne survécurent que dans la douleur du souvenir et des traces inscrites dans leur chair.

Les tribunaux civiques de l’Épuration étaient chargés d’épargner aux fonctionnaires, y compris les magistrats, l’humiliation d’un procès révélant leur trahison « nécessaire » au service de l’État confondu, comme le veut la tradition française, avec la Nation.

Le couple Mornet—de-Gaulle résume assez bien la position des domestiques de la bourgeoisie française mâtinée d’aristocratie. Cette domesticité sut « préserver » l’État français autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire national. Cette « tradition » de la trahison au service de la raison d’État est caractéristique de la culture française. Elle est cependant contre-révolutionnaire. On lui doit l’échec de la Révolution française et l’écrasement sans quartier des révolutions qui suivirent.

La première République dura peu d’années. Les idées qui l’ont portée n’ont plus aucune influence sur les sensibilités politiques ni même sur la pensée du peu de Français encore en état de réfléchir sciemment aujourd’hui. Par exemple, le système judiciaire français est construit sur le modèle ancien des monarchies. Le système américain est français et s’inspire des travaux universellement reconnus d’esprits tels que Pierre Bayle et Charles Montesquieu.

L’Histoire qui suit met en scène un général Deubole et un juge Andy Mornay tout droit sortis des cartoons à la française que personne n’a encore projetés sur les écrans de la… télévision. Ces super héros seront chargés de chasser hors du sol national le Gorille Urinant, émigrant américain dont la France n’a que faire dans le cadre de ses programmes d’intégration assez proches dans la forme des principes des « grandes religions » à vocation étatiques que le Droit exclut d’office de la liste des sectes, lesquelles sont automatiquement considérées comme criminelles. Ces complications typiquement françaises ne peuvent que favoriser le développement d’un roman à teneur littéraire.

C’est, vous vous en doutez, une production américaine. So that…


ENCULER MARINE

ARTO PARLE

I

Il était une fois un lieutenant de police qui s’appelait Arto Lafigougnasse. 43 balais et un manche. Et pas d’cul ! Non, c’est vous qui n’avez pas d’cul. Arto Lafigougnasse c’est moi, que je raconte cette histoire. Et sur qui ça tombe, sur moi ! Un mec empalé. J’vous explique : avec un truc dans l’cul. Que ça lui faisait mal. Mais il disait rien parce qu’il était mort. Moi je le regardais en professionnel et j’essayais de pas souffrir à sa place. Et j’écoutais le témoignage de celui qui nous avait appelés :

— Ah ben merde ! J’vois un nouveau panneau. Vous savez… dans l’genre qui fait peur et qu’on s’en fout… mais c’qui m’a intrigué, comme ça, tandis que j’arrivais, c’est qu’il avait pas d’lumières pour clignoter. Ah que j’me dis ! Ils font plus les choses comme avant…

— Zêtes du Front National… ?

— Comment zavez d’viné ?

— Continuez…

— Les ceusses du FN on a l’droit d’s’exprimer comme les autres, non ?

— Surtout quand on vous demande pas de vous exprimer, mais de témoigner…

— Oh la la ! Je témoigne ! Je témoigne ! Et que même j’en dis pas assez !

— Zavez cru que c’était un nouveau genre de signalisation…

— De celles qui font peur… Que je me dis : Qu’est-ce qui veut dire çui-là ? Ah ils t’en font des compliqués maintenant, que si t’as pas été à l’école assez longtemps pour t’en rendre compte, tu zy entraves queue dalle… Et donc j’arrive…

— Sur les lieux du crime…

— Que oui ! Que je sais pas s’il y en avait plusieurs, vu que pour moi, où c’était ça f’sait un et pas plus… Mais j’suis pas flic, moi…

— Ça s’voit…

— Ça s’voit aussi que vous l’êtes ! Ah mais dites donc ! Que ça vous va comme un gant !

Ce type me tapait sur les nerfs, mais c’était pas sur lui qu’il fallait taper. Et puis il était trop tôt pour taper.

— Et alors qu’est-ce que vous avez vu ? je demande.

— C’que vous voyez !

— Mais vous zavez pas regardé ailleurs, des fois queue… ?

— J’savais pas qu’il fallait ! Ah si vous l’aviez vu comme je l’ai vu ! J’m’arrête parce que le feu est au rouge… Un peu comme vous mais prêt à passer au vert…

— Encore une blague de ce genre et j’vous coffre… vous vous arrêtez et… ?

— …j’allume une clope. Comme la vitre est ouverte, je vois mieux.

— Yen a des comme ça… qu’il leur faut ouvrir la fenêtre pour mieux se rendre compte…

— Vous allez me parler de votre père… ?

Ce mec m’excite ! Je pose ma main sur son épaule, que c’est pas une main comme les autres. Ya toujours quelque chose dedans. Il ravale sa salive ou son vomi.

— Bref, qu’il continue, j’ai bien vu que le type vivait encore… Après un truc pareil ! On s’étonne…

— Et qu’est-ce que vous faites alors ?

— Qu’est que j’y fais, hé connard ! J’y parle ! J’y parle et y répond pas !

— Vous espériez une réponse… ?

— J’espérais rien ! Y avait du sang tout le long du poteau et ça f’sait tache sur le trottoir et même une petite rigole que moi, ça m’a pas fait rigoler.

— C’est vot’ papa qui vous a appris à faire de mauvais jeux d’mots ?

J’aime pas menacer le client sur le plan intellectuel. D’habitude, j’utilise pas les grands moyens. Je m’en tiens au concret. Moi, les abstractions, je m’en passe. Ça fait marrer Sally Sabat, la jugesse d’instruction. Et ça amuse pas du tout Kol Panglas, que c’est notre chef à tous. Tiens, la voilà qui s’ramène. Le témoin des circonstances peut pas s’empêcher de siffler.

— Un coup, c’est du bon, qu’il dit en sourdine parce qu’il se doute que c’est pas une femme comme les autres, deux coups c’est du boudin…

— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Sally en arrivant.

Elle sent le pet parfumé au nº 5. C’est toujours comme ça quand elle se lève de mauvaise humeur. En pleine nuit qu’il a fallu la réveiller. Et elle dormait pas avec un mec. D’ailleurs on sait pas avec qui elle dort. Personne n’a envie de le savoir.

— Vous disiez ? dit-elle au seul témoin visuel de l’affaire qu’elle va faire capoter parce qu’elle est con comme un balai.

Le mec se triture l’entrejambe en pensant que c’est pas ici sa place et qu’il aurait mieux fait d’en rester à sa première impression.

— Et c’était quoi votre première impression ? demande-t-elle.

— Il a cru voir un nouveau style de signalisation, du genre qui fait peur aux entrailles, précisai-je.

— Ah mais j’ai pas d’entrailles moi ! gueule-t-il aussitôt.

— Mais si, t’en as !

— On peut pas vivre sans entrailles, explique Sally.

— Que je peux ! Que je peux ! J’suis pas vierge, moi ! J’ai de l’expérience !

— Mais pas assez pour se priver de faire l’intéressant parce que vous êtes tombé sur un truc exceptionnel qui attire les mouches comme si c’étaient des journalistes !

Ouhla ! La Sally, quand elle s’exprime, c’est dans le genre presse-citron. Et un citron, on en a tous un, n’est-ce pas ? Le type sait ça aussi. Il se dégonfle et montre ses mains.

— J’ai rien touché ! J’suis pas un pervers…

— Même que c’est pas toi qui a fait le coup, on sait !

— Et en plus j’ai rien vu d’autre…

— C’est toujours ça de moins à se mettre où que j’pense… susurre la Sally.

Elle réfléchit. Ça fait un bruit de slip qu’on remonte en toute discrétion.

— J’vous reconnais ? demande-t-elle.

Le type a envie de boire parce qu’il a soif que ça s’arrête. Il dit, si on peut appeler ça dire :

— Que je sache pas, non…

Par terre, ya du sang en pagaille. Même qu’il est coagulé. Ya des petites feuilles d’automne dedans, comme dans la confiture. C’qui est sûr, c’est que ce minable n’a rien vu d’autre : un inconnu grimaçant empalé pas tout seul sur le poteau d’un panneau de signalisation routière et même urbaine, que j’en suis à me demander pourquoi l’assassin l’a emporté dans sa précipitation.

— Ça, vous n’en savez rien, dit Sally.

— Moi non plus, dit le témoin.

— On va quand même fouiller vot’ bagnole, que je dis.

Il s’en fout. Il met jamais rien dans sa bagnole, alors. Il dit ça avec ce petit air de mépris spécial flic qui provoque chez moi une envie d’en finir une bonne fois pour toutes que je retiens pour pas que ça me fasse des ennuis, comme dit Sally avant qu’on se mette vraiment au boulot. Là, visiblement, on a pas encore commencé.

— J’peux y aller ? demande de témoin.

— Faut d’abord écrire, dis-je. On parle et après on écrit, pas vrai madame la Juge… ?

— Même que des fois on cogne un peu ! plaisante-t-elle.

Elle fait pas toujours rire autant qu’elle veut, la Sally. Faut dire qu’elle est moche. Les mecs qui se transforment en gonzesse, c’est pas ça. Il reste quelque chose du mec chez cette nouvelle femme et moi, ça m’fait chier. Oh je chie pas tous les jours ! Avec Sally, on se voit peu. Mais un mec empalé jusqu’au cou et un panneau de signalisation manquant, c’est une bonne raison de se revoir et d’évoquer le passé. On se connaît depuis l’enfance…

— Alors écoute-moi, coco, que je dis au témoin… Tu vas suivre gentiment ce type qui a une gueule de con et un uniforme qui lui va comme un sac…

— D’accord…

— Il va te poser des questions que c’est les mêmes que je t’ai déjà posées, mais en plus calme, tu vois ?

— Je vois…

— Mais lui il est con. Il pose pas les questions.

— Il répond…

— T’as tout compris ! File !

Et le brigadier Laminouche l’emporte dans son camion. Qu’est qu’il va prendre ! Ça fait marrer Sally qui est d’ailleurs venue pour ça. Sinon elle vient pas.

— Dites donc, Arto, chaque fois qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel, c’est sur vous que ça tombe…

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là… euh… Madame…

— Que c’est bizarre…

— Moi j’ai dit bizarre ?

Ah c’que j’aime la faire marrer ! Ça fait ressortir sa barbe. Comme ça, de nuit, avec un éclairage artificiel mêlé de lune, c’est d’un érotisme, ah ! Mais on a jamais couché. On a mangé, ça oui. Mais sur le plan conversationnel, pas plus. J’sais bien que les conversations, c’est juste pour se préparer à passer à l’acte, mais j’ai jamais agit avec elle. Juré ! Non mais ! Un mec-femme ! Et puis quoi encore !

— Vous me tenez au courant, Arto ?

Elle est déjà entrée dans sa petite voiture. Un coup d’œil sur les guiboles que c’est des guiboles de femme, je reconnais. J’en ai vu d’autres.

— Qui c’est ce mec ? dit-elle en refermant la portière.

En fait, je sais pas encore. Elle est partie. Pourquoi qu’elle est venue ? Allez savoir avec ce genre nouveau de l’espèce humaine…

— Qui c’est ce mec ? je demande au brigadier Laminouche qui revient de son camion.

— Un connard qui met jamais rien dans sa bagnole…

— Non ! Je parlais de l’empalé…

— Un arabe…

Il met jamais de majuscule aux arabes, le brigadier. Il se demande même pourquoi on enquête. « Un de moins… » Il finit pas sa critique sociale. Faut dire qu’il en a pas les moyens. Il commence à critiquer et ça s’arrête en plein milieu, que c’est peut-être même pas le milieu ! Ensuite, il agit. C’est un homme d’action. Lui et moi on est adhérent au Front National. Enfin, lui. Parce que moi. Ils ont créé un statut spécial pour moi : adhérent de cœur. Je vous explique ça en suivant, allez !

II

Faut que je vous raconte ça ! M’en voulez pas si j’interrompe. Mais j’peux pas continuer comme ça sur ma lancée sans introduire des précisions personnelles que sans elles vous finiriez par ne plus rien comprendre à ce qui m’a poussé à écrire un polar plutôt qu’une autre connerie lisible par le plus grand nombre. Que nous autres, les flics, on est pas plus con que les autres. Mais jusqu’à quel point on est con, ça, c’est la question à un bâton. Et question bâton, on est des roues, personnes peut dire le contraire.

Donc j’avais un papa que plus con queue flic tu pouvais pas trouver même si t’étais un gosse qu’aurait pas demandé mieux que de changer de milieu familial. Moi je demandais rien. Je jouais avec des noyaux d’abricots que j’usais sur le trottoir pour faire des sifflets que mon papa il en avait un pour faire la circulation. Même ma maman était pas une intellectuelle, alors. Et j’me souviens pas que mon frère ait une seule fois prononcé une solution à ses problèmes qu’il en avait beaucoup à se reprocher. De ma sœur je dirais qu’elle avait l’aspect de l’amour mais sans le charme des héroïnes des vieux films que j’aime encore au point de m’y abonner quand j’ai plus rien à boire. Voyez un peu l’ambiance… Pépé était communiste. Il travaillait dans la construction. Il a pas travaillé longtemps d’ailleurs. À cause du dos et aussi de la peau, qu’il en avait pas beaucoup. À vif qu’il était au moment de mourir. « Mon fils, avait-il dit à mon père qui l’était d’ailleurs pas (mais on se fait à tout, n’est-ce pas ?) tu travailleras dans un bureau ! » Mon père il avait compris « tu travailleras dans un bureau ou tu travailleras pas » et il avait fait flic pour pas qu’on le prenne pour un faignant. Mais Pépé était mort avant, sinon ça l’aurait tué. C’est Mémé qui m’a confié ce secret de famille. « Ton père c’est pas ton père, mais ta mère, c’est ta mère… » J’ai tout compris en une fois. Pas eu besoin de répéter, la Mémé. Elle en serait morte aussi, je suppose. Je suppose d’ailleurs beaucoup depuis que je suis flic moi aussi. J’en suis arrivé à prendre les hypothèses pour des solutions. Il faut aller vite dans ce monde pressé ! Surtout quand on a pas envie de travailler.

Donc, en toute logique, que j’en manque pas comme vous l’avez pu constater depuis le début de ce polar véridique, j’adhère au Front National. Mon pote Pedro Phile me dit que je suis pas plus con qu’un autre, mais lui, il adhère pas, parce qu’il est socialiste et qu’il préfère attendre d’avoir d’aussi bonnes raisons que moi de donner ma voix à Jean-Marie Le Pen qui a fait la guerre d’Algérie uniquement pour le plaisir de donner raison à ses idées. Moi, j’admire le personnage. Je suis pas aussi expéditif que le brigadier Laminouche, mais j’ai bien travaillé le sujet en dehors de mes obligations scolaires que j’ai poussées aussi loin que j’ai pu en fonction des idées que j’ai héritées de mon père par la ligne indirecte des relations extraconjugales. J’ai même acheté une casquette authentiquement reproduite d’après le modèle nazi. Et j’ai un CD de chants que je comprends pas la langue mais que le sens m’échappe pas. La musique m’y aide beaucoup. Je mets la casquette en dehors des heures de travail et dans ma sphère privée. Les années passent. Pedro Phile, mon pote socialiste, attend.

Et puis, je sais pas ce qui m’a pris. Au commissariat, on désinfecte rien. On s’assoit sur les chaises qui ont servi à autre chose. On respire de toute façon le même air. Et on s’empoissonne de l’air du temps. J’étais donc un adhérent paisible du Front National quand le papa a été remplacé par sa fille. Un peu ce qui m’arrivait à moi, mais en plus grand ! Je m’avance, un jour de fête qu’on était plusieurs à se demander si Jeanne d’Arc avait existé ou si c’était une invention de la République, quand Marine, qu’elle s’appelait déjà, peut-être parce que c’est son vrai nom, s’amène sur la pelouse avec son papa. Alors là, je m’arrête de parler pour rien dire et, la bouche grande ouverte comme si j’allais écouter avec la langue, je t’entreprends une érection que même le mot t’en donne pas une idée exactement proportionnelle à la quantité de jute qui s’est ensuite rafraîchie avec le mauvais temps qui menaçait. Jamais j’avais vu d’aussi près une femme qui ressemblait à une femme et qui en était une ! Pas comme Sally que j’arrive pas à bander sincèrement. Et même que le papa, Jean-Marie, il me regarde et me sourit.

— Tu te fais des idées, me dit Pedro Phile. Il regarde tout le monde avec cet air-là. C’est technique. Et tu y crois dur comme fer.

Ça, pour du fer, c’était du fer. Du pur métal en fusion. Et je fusionnais avec la femme de ma vie ! Ce qui ne m’était jamais arrivé. Une goutte de pluie m’acheva après avoir fait le tour d’un de mes boutons de braguette. Que moi, tout classique que je suis, Racine et tout et tout, je me ferme pas avec des zips et des scratchs. Je me boutonne !

— Tiens toi ! me fait Pedro Phile qui craint qu’on reconnaisse en lui un socialiste encore pas assez mûr pour changer de camp.

Mais je m’approche. Elle est là, à portée de mes doigts ! Je la sens comme si je la touchais. Du coup, un type plutôt baraqué me fait signe que j’ai pas raison et qu’il a pas tort non plus. Elle s’éloigne.

— On peut pas toucher, me fait le colosse en souriant avec les dents.

— Je voulais pas toucher ! Je touche jamais !

Mais j’étais si près ! J’aurais touché. Il avait raison le cerbère ! C’était pas le moment de me laisser faire. Pedro Phile m’a pris sous son aile :

— T’es dingue, qu’il me dit dans l’oreille. Si tu fais une connerie, c’est moi qu’ils interrogeront. Je suis juif, moi, pas toi !

Ce qui est vrai. J’aime pas les Juifs. Mais j’aime Pedro Phile. Je sais pas comment j’ai fait pour l’aimer. Un paradoxe intime. Par contre, la Marine, je sais pourquoi je l’aime. Alors, dès le soir même, j’écris à Jean-Marie pour lui demander la permission d’enculer Marine. Pedro Phile s’inquiète. C’est lui qui colle l’enveloppe avec la langue. Mais c’est pas lui qui la postera. Je le connais. C’est un juif. Il te colle l’enveloppe, mais il la poste pas. Et ils en font quoi, les Juifs, de toutes ces enveloppes ?

— D’ailleurs, que je dis à Pedro en lui arrachant l’enveloppe une fois qu’il l’a bien collée, même William Burroughs y dit que c’est pas de la drogue. Alors je vois pas pourquoi ce serait de la drogue uniquement pour moi.

— C’est pas de la drogue, dit Pedro en reluquant les pastilles, mais ça laisse des traces.

— C’est en tous cas pas ça qui m’inspire l’amour !

— Si c’est de l’amour, fait Pedro en rinçant mon slip dans l’évier.

Ah il frotte ! Il en veut à ces traces ! Elles témoignent de ma passion nouvelle ! Ma dernière trouvaille sociale ! Et merde ! C’est pas pendant qu’on fait l’amour qu’on fait rien d’autre et qu’on peut même passer pour un faignant notoire ? Même Papa il le disait ! Sinon j’aurais pas été son fils putatif ! Et elle en avait, des tifs, ma mère, sur son oreiller !

— Et donc, dit Pedro qui veut paraître logique et me l’inculquer en même temps, tu vas vraiment poster cette lettre ?

— Toi tu fais que la coller et moi je la poste. C’est ça, l’amour !

— Hé ! Je le savais pas.

On peut pas tout savoir. Mais j’en veux pas aux Juifs. Ils ont déjà payé. Pour des siècles qu’ils ont payé ! Que nous, qu’on est pas Juifs, on doit encore beaucoup…

— Je t’accompagne, dit Pedro.

Et on sort. Il veut voir si je poste vraiment cette « connerie incroyable », qu’il dit. Et hop, dans la potiote !

— Et j’ai pas la clé ! ironisai-je.

— Ah putain ! Je te crois ! Je te crois !

Il est heureux, le Pedro, comme si je l’avais chatouillé. Mais c’est vrai que les juifs sont cérébraux. Pas comme nous.

III

Là, je m’interrompe parce qu’on arrive au poulailler. Ah mais j’en ai des choses à raconter sur le Front National, que vous pouvez pas vous imaginer ! Mais là, on arrive et j’vais pas pouvoir. D’autant que l’brigadier Laminouche me donne des coups d’volant pour que je la ferme, des fois qu’la hiérarchie me comprenne pas, ce qui arrive des fois et même encore. La petite bagnole de Sally Sabat est garée entre un panier à salades et un radar camouflé en voiture de voyageur de commerce avec le costard pendu derrière la vitre arrière et une grosse valoche aux boucles dorées qui me font penser à Marine comme je pense à personne, avec effet de turgescence et promesse de ramadan. Que le Ramadan c’est quand tu peux pas bouffer comme tu veux à cause qu’ils te l’ont pas dit à temps. Mes voisins font la fête pendant que j’essaie de dormir pour pas paraître aussi faignant que j’en ai l’air. Sally Sabat est penchée à la fenêtre de Kol Panglas, notre chef à tous.

— On monte ? demande Laminouche.

— Moi je monte ! Toi tu descends !

— Ya pas d’mal à demander…

Je monte. Faut que je rapporte ce que je sais même si je sais rien. Faut bien commencer par quelque chose de consistant, sinon Kol Panglas vous envoie sa fumée de cigare dans la tronche et on se sent plus aussi bien qu’avant. Et puis Sally plaisante pas avec la procédure. Et que c’est pas comme ça qu’on fait quand on connaît les usages… Et que si c’était moi ça se passerait pas comme ça… Et Kol Panglas lui donne raison. Ils couchent. C’est comme ça qu’on avance. Moi je recule. Vous comprendrez mieux quand j’aurais le temps de vous raconter la suite de mon histoire avec Marine. Ah l’enculée ! Elle m’a bien eu !

— À quoi vous êtes encore en train de penser ? m’interrompt Kol Panglas alors que j’ai pas encore mis les pieds dans son bureau.

— A pense à rin ! cite Sally qui lit des bouquins.

— En tous cas, dis-je en me servant, c’est pas en pensant que j’vais résoudre cette affaire.

— Voilà une bonne parole, dit Kol Panglas. Ne pensez pas. Et surtout, n’en pensez rien.

Exactement ce qu’on nous enseignait au Front National.

— Donc, poursuit Kol Panglas en rallumant un cigare têtu, il faut trouver Dracula.

Il rit. Remarquez bien que je ris pas. Sally me fait de la jambe. Elle porte pas de bas. De haut non plus. Elle tâte son sac à main, prête à tirer sur celui qui demandera pas la permission. Son rêve, c’est de buter un prévenu en pleine audience. Pour ça, il faudrait justifier l’emploi d’une arme à feu. Elle a étudié la question, nous a-t-elle enseigné un jour, et elle n’est pas loin d’avoir trouvé la réponse. Ah c’est pas empalé qu’il finirait l’Arabe, mais avec un simple trou de 9 mm dans le front juste au-dessus des deux yeux. Elle donne des leçons de Droit aux flics qui en manquent. J’ai dû passer quelque temps sous sa baguette. Sans savoir si c’était une baguette ou un trou comme les autres à qui elle ressemble.

— Nous avons son identité, dit-elle. Laminouche a trouvé ses papiers sur le témoin.

— Il avait rien dans la voiture, dis-je. Il ne mentait pas.

— Mais on la fait pas à Laminouche qui veut son grade de brigadier chef et qui l’aura pas, décrète Kol Panglas.

Pauvre Laminouche. Non seulement il est con, mais en plus il le sait pas. Alors il fouille. Il fouille les bagnoles, les appartements, les poches, les slips, et même plus si ça fait de l’ombre à son cerveau qui ne connaît pas que la lumière.

— Le témoin, sans doute faux, s’appelle Henri de La Braguette… commence Kol Panglas.

— … de La Barguette, corrige Sally.

— Un aristo égaré dans le monde de la nuit, continue Kol Panglas qui n’aime pas qu’on le contredise.

— J’vous ai pas contredit ! fait Sally.

— Vous me contredisez chaque fois que je dis une connerie, alors…

— Bref, fait Sally en me souriant comme si on avait déjà fait ça ensemble, Henri de la…

— Barguette…

— …n’a pas dit toute la vérité…

— …ya toujours une part de vérité dans les mensonges des crapules… fait Kol Panglas qui se corrige tout seul quand on menace de le faire à sa place.

— Ouais, dis-je en me servant un deuxième, mais c’est pas facile de faire la part des choses.

On en est à philosopher sur le métier quand Laminouche fait irruption avec un mec au bout du bras. Il tient Henri de La Barguette par le cou.

— Il est tombé dans les pommes, qu’il dit d’un air désolé avant même de s’excuser d’avoir commis une faute professionnelle.

— Vous l’avez frappé ? demande Sally qui aime pas les complications provoquées par les flics débutants qui n’arrêtent pas de débuter tellement ils sont cons et tellement cons qu’à la retraite ils se sont même pas améliorés comme on est en droit de l’attendre d’eux et du système qui les emploie.

Ah il est patapouf ce Laminouche. Il frappe et il s’en rend même pas compte. Comme en ce moment, il bat sa coulpe. Ça fait un bruit de buffet.

— Il peut encore parler ? demande Kol Panglas.

— Pas vraiment… murmure la grosse voix de Laminouche.

— Et vous, Arto, vous l’avez frappé ?

— J’y étais pas ! C’est Laminouche…

— Oh ça va les pétainistes ! gueule Sally. Frappez tant que vous voulez, mais après !

— Mais après quoi, connasse ! Une fois qu’on a plus besoin de les frapper ? Ah elle est logique la justice de mon temps ! Dire que je suis son fournisseur ! Où va l’commerce !

— Bon, bon ! dit Kol Panglas. On va pas se disputer à cause d’une saleté d’aristocrate qu’est même pas foutu d’en avoir l’air.

— Pour ce qui est de l’air, se désole Laminouche, il en a plus tellement il m’a énervé. Non mais ! Rien dans la bagnole ! Et qu’est-ce que je trouve dans son…

— Vous voulez dire « sa » poche… glousse Sally qui aime bien rigoler avec les brutes.

— Dans son slip, corrige Kol Panglas avant d’être pris en défaut.

— Vous avez fouillé dans son slip ?

— Des papiers, c’est où que vous les planqueriez, vous, si vous vouliez pas les montrer à Totoche ?

Seulement voilà, la Sally, elle porte pas le slip. Enfin, pas à cet endroit-là. Elle me jette un regard complice, comme si j’y étais pour quelque chose.

— Bon ! dit Kol Panglas. On s’en fout où qu’il était le papier…

— Il était… et c’est tout, fis-je comme si j’étais encore en classe de philosophie où je me suis mis sur la voie tracée par Papa.

— C’est vrai quoi ! fait Laminouche.

Il exhibe le passeport, un truc dégueulasse qu’a pas fait que traîner au fond d’un slip. Si ça sentait que la merde, on dirait pas non sans hésiter.

— À quoi ça sent ? demande Sally.

— Au cumin, répond Kol Panglas.

— C’est de la merde de quoi, le cumin ? fait Laminouche.

Il doit penser à quelque chose qui tient du cochon et de la mouche, comme dans un film américain doublé dans un pays de l’Est. Sally ose ouvrir le passeport.

— C’est un Arabe, dit-elle.

— Ça, on sait déjà, rumine Laminouche. Mais encore, ajoute-t-il avec un air supérieur qui le fait ressembler l’espace d’une seconde à ce qu’il n’est exactement pas.

— Hassan Iben Sabbah, dit Kol Panglas qui sait déjà tout mais aime bien nous le faire découvrir avant qu’on devienne complètement con.

— Comme dans les romans de Dutch Schulz ! m’étonnai-je.

— Autant dire que c’est pas son vrai nom, dit Kol Panglas en me flattant le dos de la main que j’ai particulièrement sensible aux suggestions obscures.

— Va nous falloir trouver le vrai nom d’un type qui a de faux papiers ! hurle de douleur Laminouche qui n’a aucune expérience dans ce domaine.

— Vous zêtes pas si cons que ça… ricane Sally.

Con, on l’est pas. On peut pas dire ça. Bon, on a pas fait de longues études. Elles étaient même courtes, preuve qu’on apprend vite. Mais me dis pas qu’il en faut, des trucs gris, pour apprendre par cœur des lois qui sont même pas faites pour tout le monde. Enfin… pas tout le monde en même temps. Oh !

— Bref, dit Kol Panglas. On commence mal ce qui avait pourtant bien commencé (dixit Poniatowski). Le mort a de faux papiers. Le témoin est peut-être mort…

— Il l’est, avoue humblement Laminouche.

— Et on a aucune idée de qui est l’assassin.

— Comme dans un vrai polar, dit Sally avec un air sérieux qui me pousse à en écrire un.

Kol Panglas se soulève alors et brandit son cigare dans ma direction.

— On est dans un polar, oui ou non, Arto ?

Qu’est-ce que je peux répondre à ça ? Si je dis oui, tout le monde se fout de ma gueule. Et si j’y dis non, je m’empêche d’écrire. Vous feriez quoi, vous ?

IV

Laminouche et moi on sort de chez nous avec le vent en poupe.

— Moi je pète et toi tu souffles ! s’esclaffe-t-il.

Ah il est pas fin le Laminouche ! Surtout quand il pète. Moi, j’ai beau souffler, ça s’éteint pas. Je suis du genre à patienter devant le gâteau en attendant que les bougies me rappellent autre chose que ce que je suis venu chercher.

— On prend le camion ? suggère Laminouche.

Il aime son camion, Laminouche. S’il continue, il en aura bientôt deux. Et tout un tas s’il aime sans compter. C’est le métier qui nous tue. Avant de devenir flic, j’´étais vachement intelligent. Laminouche aussi était intelligent, pas vachement, parce que lui c’est plus grave que moi. Mais on se laisse avoir par le travail. On devient mort. Je dirais pas con. Je nuance, mais pas pour échapper à l’amère réalité qui est celle de ceux qui auraient voulu faire autre chose de leur existence. N’allez pas conclure, ô lecteurs qui ne me connaissez pas encore assez pour me juger (attendez la suite), qu’on aime pas notre métier. On aime les problèmes autant que les solutions, surtout si on a de la marge pour tricher un peu. Moi, j’ai pas de camion. On m’a confié le sort d’une bagnole à peine plus grande que celle de Sally Sabat qui me demande de temps en temps comment je fais pour obtenir toujours plus que ce qu’elle demande à personne. Vous connaissez pas la Crevault ? Voilà le modèle pour flic du bas de l’échelle. Ça démarre à l’électricité, c’est déjà ça. Et on a pas besoin de pousser, sauf dans les côtes.

— Tu as même deux portières, plaisante Laminouche.

Vu qu’on peut pas ouvrir le coffre et que je mets jamais le nez dans le capot où paraît qu’ils ont mis un moteur pour que j’ai pas l’air trop con, quand même !

— On commence par quoi ? demande Laminouche.

— On va demander à Pedro, proposai-je.

Il est au pieu quand on entre chez lui.

— Tu frappes pas avant d’entrer ? me demande Laminouche qui a un chouya d’éducation en plus que moi vu qu’il est né avant moi.

— Je frappe sur quoi à ton avis !

Pas sur la porte. Il y en a pas. Et si on gratte le montant, les punaises vous font savoir que vous les dérangez. Et puis il y a ce chat curieux comme une taupe qui fouille dans vos chaussettes jusqu’à vous faire mal.

— Il est mignon comme tout ! roucoule Laminouche qui le caresse comme si c’était sa propre queue.

Comme on est entré, on se sent moins intrusif. Pedro est couché sur le ventre dans ce qui lui sert de paillasse. Une main s’accroche à la table de chevet qui porte les traces douloureuses d’une bouteille vide. Il y a une fille entre ses jambes, tellement petite que je me demande si elle serait pas tellement mineure que ça en deviendrait un crime. Mais comme dit Laminouche qui a lu avant d’étudier sérieusement : On n’aurait pas d’amis si on n’avait que des ennemis. Pedro est un ami à moi et Laminouche respecte au moins ça.

— Où tu vas toi ? demande-t-il à la petite qui s’en va en catimini.

Il la condamne au silence. Si jamais elle pleure, Pedro nous vire comme si on était pas des amis, à coups de bouteille dans le dos.

— Tu parles pas ? demande Laminouche qui a pleinement conscience d’avoir affaire à une gosse de son âge.

— Pedro dit qu’il faut parler seulement quand on a quelque chose à dire… toussote la fillette.

— Et qu’est-ce que tu viens de dire si tu le voulais pas ? remarque Laminouche astucieusement, ce qui est rare.

— Eh bé tu me fais parler et je dis n’importe quoi ! caquète l’enfant.

— Putain ! s’exclame Laminouche en se tournant vers moi comme si j’avais compris ce que la fillette avait dit obscurément, ils te font des gosses, maintenant, que si tu cherches à les comprendre c’est eux qui te trouvent !

Et elle l’a bien trouvé, son laminouche à elle.

— Allez file ! que je lui dis. Tu reviendras plus tard.

— J’ai pris l’argent sur la commode, dit-elle en fuyant comme l’animal qui se sert de sa queue pour tourner le dos au monde hostile, pas un sou de plus !

Laminouche est encore en train d’y penser quand je réussi à tirer un son du corps endormi de l’ami Pedro Phile qui dort comme quelqu’un qui a eu sa sucette avant de se mettre à rêver.

— Eh putain c’est toi ! dit-il en s’asseyant au bord du lit. Vous voulez boire quelque chose, continue-t-il parce que Laminouche a roté.

Il se frotte le cerveau à travers les os de son crâne. Ça lui fait du bien d’avoir un accès direct à ses facultés. Pas comme Laminouche qui utilise une perceuse sans fil et esquinte les mèches les unes après les autres. Moi, je suis entre les deux, pas totalement mou, mais pas dur au point d’en avoir l’air.

— Tu connais Hassan Iben Sabbah ? je demande à tout hasard et parce qu’on est venu pour ça.

Pedro suçote le morceau de son cerveau où se trouve la réponse.

— Pas vraiment, dit-il. J’ai entendu parler de lui.

— Vous avez lu Dutch Schulz ? s’écrie Laminouche.

Pedro revient lentement à la dure réalité quotidienne.

— Je lis jamais ! grogne-t-il. Ya que les cons qui lisent ! C’est pas en lisant qu’on rencontre les gens, merde !

Attention, Laminouche ! Pedro y lit jamais, mais c’est tout comme.

— Alors tu connais ce connard ? fait Laminouche

— C’est pas un connard ! Je connais pas de connard ! Qui c’est ce connard ?

— Tu le connais pas, dis-je pour conclure.

C’est le problème avec Pedro. Si on respecte pas ses règles, on est foutu question balance. Laminouche est vraiment un con, ce que je savais déjà, mais pas à ce point !

— Elle est où Clarisse ? fait Pedro comme s’il avait perdu quelque chose et qu’il était sur le point de le retrouver sans ameuter les autorités judiciaires.

— Elle s’est taillée, dit Laminouche. Avec le fric, précise-t-il comme s’il attendait que ce fric finisse par foutre le bordel qu’il est venu chercher sans son camion.

Pedro se lève enfin, signe qu’on est les bienvenus, et il se sert. Il sert personne d’autre, signe que ça va pas durer comme j’aimerais. C’est ce con de Laminouche qui l’énerve à Pedro. Et encore, il est venu sans son camion.

— Il est comment ton camion, grince Pedro.

— Il me ressemble, couine Laminouche qui veut faire de l’humour à ses dépens, des fois que ça émotionne ce vieux Pedro qui n’a jamais aimé personne et qui s’attend à continuer. On est de la même couleur, s’esclaffe Laminouche.

Pedro le toise avec mépris.

— J’aime pas les noirs, grogne-t-il sans la majuscule qui aurait un peu atténué la portée de son propos.

Laminouche, que j’ai oublié de préciser qu’il est natif des Colonies, a l’habitude qu’on le fasse chier dès qu’il tente de changer de couleur. Je lui fais signe qu’il est en train de casser la baraque que je suis venu construire avec mon ami Pedro Phile qui peut continuer de violer amoureusement les gens plus petits que lui sans que ça inspire la justice dont je suis, moi vivant, le passage obligé.

— Va chercher ton camion, Lami, dis-je sans déconner.

— D’ac, Arto. Je vais jouer tout seul.

— Et touche pas à mes gosses, conseille Pedro.

Une fois seuls, on boit en silence. Si Pedro a quelque chose à me dire au sujet d’Hassan Iben Sabbah, il prendra pas de précaution et m’en parlera comme s’il venait de violer une fillette de trois ans. J’aime pas forcer les amis, surtout ceux qui souffrent de pas être comme les autres. Puis il me regarde comme s’il m’avait jamais vu.

— Arto, qu’il me dit comme si j’allais tomber sous le feu d’un peloton constitué exprès pour moi, tu vas foutre tes pieds merdeux dans une merde encore plus merdique que celle que t’as léguée ton père. Tu sauras pas jouer à ce jeu, mec !

— C’est pas vraiment jouer que je suis venu faire ici, ami Pedro. Cet Hassan Iben Sabbah n’est pas Hassan Iben Sabbah, lequel je connais pas parce que c’est pas mon époque et que c’est pas non plus mes affaires. Tu t’y connais en faux papiers. Tu pourras me renseigner. J’ai besoin que de la signature. Ensuite j’y vais sans toi, promis.

Ah ce que c’est que de parler à un véritable ami de ces choses que c’est sûr qu’on finit par se détester ! Je sors le passeport de l’empalé et je l’ouvre sur la photo.

— J’vais y travailler, fait Pedro. Mais demande d’abord à ton collègue de pas toucher à mes petits camions.

V

— Bon alors, il est mort ou il pas mort ? demande Laminouche en entrant dans le sein des saints qu’est le bureau de Kol Panglas.

Kol secoue son cigare et la cendre chute bruyamment dans le cendrier de sa main.

— Faudrait savoir ! s’exclame Laminouche. On m’accuse de meurtre alors que j’ai pas fait mon travail !

Il veut dire qu’il l’a pas encore fait et que si quelqu’un est mort alors que c’est pas fini, il y est pour rien.

— Pour rien… fait Kol qui a l’air fatigué du fonctionnaire en crise de renouvellement de l’air raréfié à cause d’une puanteur involontaire.

— Si j’avais su que ça se passait comme ça, s’écroule Laminouche.

Il est désespéré. On l’accuse alors qu’il a rien contre les autres, ceux qu’il considère comme les vrais coupables. Je cligne de l’œil en direction de Kol qui n’interprète jamais mal mes codes secrets. On se comprend comme si on s’était fait l’un l’autre, moi pétrissant sa vieille terre qui a l’odeur du poisson de rivière et lui cisaillant mon métal pas encore refroidi à force d’être battu par la volonté inébranlable mais bien branlée de mon vieux con de papa. On peut pas s’aimer mieux, sauf dans le cas de relation homosexuelle, mais ça, je lui ai posé la question, c’est pas dans ses cordes. C’est dommage, parce que je préfère tout de même changer de position que de sexe comme l’a fait Sally.

— D’ailleurs, continue Laminouche, s’il est pas mort, j’ai d’l’espoir.

On peut pas lui donner tort.

— Faut savoir frapper, dit Kol.

Il a un air grave pour le dire. C’est l’heure qui est grave. La Presse est aux portes de notre atelier. Et on a pas les outils pour ressusciter les morts. Ce qui sera grave quand il sera mort, le témoin, Henri de La Barguette. Son papa est là, assis comme un étron sur un fauteuil duraille en plein milieu de là où on est le plus facile à voir, c’est-à-dire derrière la vitre à l’épreuve des balles qui sépare la réception du mitard. Il est côté mitard, mais avec des pincettes. On le traite bien des fois qu’il le prenne mal. Il est venu pour apprendre la mort de son fils et on lui apprend rien. On attend comme lui.

— Si vous aviez pas frappé aussi fort, dit Kol Panglas que personne réussira à sortir de ses noires pensées, on aurait pu conclure au suicide…

— …ou à la tentative de suicide, corrige Laminouche.

Il a l’air satisfait quand il dit ça. Chez Pedro, il s’est bien tenu. Il a bien compris qu’il fallait pas toucher aux jouets de Pedro. Il a même pas laissé de traces. Rien pour l’accuser en cas de complot. Ça, il sait faire. Mais dès qu’il s’agit d’y aller en finesse, je dis pas en douceur, il en fait trop et ça fait des victimes innocentes même si elles sont coupables. Il a déjà deux morts sur la conscience : un sans faire exprès, il était bleu à l’époque et savait pas qu’une claque peut devenir l’instrument d’une tragédie, et l’autre en le faisant exprès mais en espérant qu’on y verrait que du feu, ce qui avait fortement déplu à Kol qui en a besoin pour allumer ses cigares. Un troisième mort, ça équivalait aux cinq doigts de la main du point de vue de la perfection, mais entre les doigts et les morts, ya une différence qu’un flic doit comprendre avant de devenir complètement aveugle sous le coup de la colère ou de l’incompréhension, deux états voisins quand on est susceptible de recevoir les insignes de la Légion d’Honneur.

— Et vous en êtes où, vous ? me demande Kol.

Pris de court, car je pensais à autre chose comme vous en êtes le témoin, je me mets à bafouiller parce qu’on me demande de payer l’addition alors que j’étais venu en parasite. Et quand je bafouille, je bafouille. Kol tend une oreille turgescente qui me fait penser que j’ai un rendez-vous grâce à Pedro qui a trouvé une piste que j’ai plus qu’à me mettre dessus pour au moins passer le temps intelligemment.

— Faut m’excuser, patron, dis-je plus clairement, mais je suis sur le point de résoudre cette affaire.

Ce qui, disons-le, ne change rien à mes rapports avec Kol qui ne voit pas d’inconvénient à ne rien résoudre pourvu que les prisons ne désemplissent pas. Il me fait signe de me casser sans plus de commentaires. Dans l’escalier qui descend, Laminouche me rattrape.

— T’en as rien à cirer de mes emmerdes, mec ! couine-t-il comme si son sifflet n’avait plus de sens. Non mais l’amitié ! Tu me laisses tomber comme si j’avais jamais existé ! C’est que j’en suis là, moi, à me demander si je suis pas un objet du destin alors que toi tu s’rais pas autre chose que l’objet d’un amour sans partage ! Ah l’amour c’est autre chose que le destin ! Et c’est sur moi que ça tombe pas !

Je l’arrête. Il m’inspire pas vraiment la pitié, mais j’ai envie de vomir, sur sa chemise si c’est possible.

— Où je vais tu peux pas aller parce que c’est dans les draps d’une dame que tu connais même pas ! lui assénai-je sans la pitié dont je viens de parler.

Il recule, montant les deux ou trois marches de sa déception.

— Pardi ! Monsieur associe le plaisir au devoir. Qu’est-ce que je disais ? À moi les trucs dégueulasse du destin et à monsieur Lafigougnasse les plaisirs de la table et les manières vachement distinguées du trottoir et des dessous de table ! Moi dessus et toi dessous ! Une conception de l’amour que je partage pas, moi ! On fait ça dessus ou dessous, mais ensemble ! C’est ça l’amitié !

— Ah là tu deviens obscur et difficile à aimer sans conditions, Lami !

J’ai dû le dire trop fort. Kol ouvre sa porte et m’engueule :

— Non mais des fois ! Un peu de discrétion, monsieur Arto, sur les méthodes policières. Sinon on va plus savoir qui est mort et qui ne l’est pas encore. Laminouche, au parloir !

Il a fait ni une ni deux, mon ami Lami. Et me voilà devant la porte d’Alice Qand. C’est Pedro qui me l’a balancée. Je respire un bon coup, parce que c’est une femme, et que je suis pas sûr de pas me tromper. Je frappe, avec douceur parce que j’ai pas envie de tuer la porte avant même qu’elle soit ouverte rien que pour moi. Un nez apparaît, pointu comme un chapeau, avec un mouchoir tortillé autour d’un doigt.

— J’ai besoin de rien, fait la voix.

— Moi non plus, dis-je avec humour. J’ai la permission.

Je sors ma carte.

— Oh ! entends-je.

Et la porte s’ouvre sur un couloir que j’ai jamais vu sinon je serais déjà venu.

— J’adore les policiers, dit-elle.

Je l’ai pas bien vue. Elle s’éclipse comme le mauvais temps après une bénédiction. J’entends le froufrou de ses linges. Elle en avait peut-être pas, de linges. J’entends encore sa voix :

— Je prends mon chéquier et je suis à vous !

Le genre de chose que je sais pas quoi répondre. Pourtant, j’en ai, du bagou, question femme. Surtout avec un chéquier à la clé. Il a raison, Laminouche. À lui le destin et à moi l’amour, si toutefois je prends pas l’habitude de parler trop vite. La voilà.

— Je vous dois combien, monsieur le policier ?

Ça sent la chair à plein nez. Elle va se pencher pour signer. Elle attend ce moment pour me foutre dans je sais trop quelle merde. Laminouche, c’est les morts. Moi, c’est les allumeuses. Je me méfie pas assez. Et surtout de Pedro qui a le sens des affaires.

— Je suis gratos, que je réussis à dire sans trop me ridiculiser.

Ce serait dommage. L’objet vaut le déplacement. Rien à rembourser. Je suis même prêt à payer. Elle a raison, la garce.

— Vous n’êtes pas celui d’en bas ? dit-elle en actionnant un interrupteur dont la lumière m’aveugle presque.

Elle approche son visage qui sent l’habitude et l’expérience.

— Je vous ai confondu avec cet idiot qui met du piment dans notre vie tellement monotone que j’étais sur le point d’éprouver du plaisir rien qu’à l’idée de me moquer de vous !

Elle rit.

— De lui, veux-je dire. Car vous c’est vous et lui c’est lui. Vous n’avez rien à voir avec l’interdiction de stationner… ?

— Non, Madame. Rien.

Ses yeux m’interrogent, à la fois en douceur et sans égard pour ce que j’éprouve déjà pour ses avantages sociaux.

— Alors… ? dit-elle.

Elle fait comme ça avec l’index, parce que je tiens toujours ma carte à la main.

— C’est Pedro qui m’envoie, dis-je enfin comme si je me libérais d’un poids incompatible avec les ressources de ma conscience.

— Ce fils de pute ! fait-elle. Moi qui croyais… qui pensais… Venez. C’est par là.

VI

— Maintenant qu’on est des intimes, me dit-elle, tu peux me raconter. Tu l’as enculée, Marine, oui ou non ?

Où j’en étais ? À poil dans un lit en compagnie d’une gonzesse qui travaillait de temps en temps pour Kol Panglas en qualité de psychologue spécialisée dans le profiling. Je faisais pas le lien entre Pedro Phile et Kol Panglas. Et elle était ce lien. Elle avait vu aucun inconvénient à me montrer ce qu’elle savait d’Hassan Iben Sabbah. Un type qui trafiquait dans les devises. J’avais une idée exacte de ce que c’était des devises, mais je savais bien que c’est comme ça qu’on appelle le pognon quand il change de main avec une part de bénéfices et des avantages que personne n’a besoin de savoir en quoi ils consistent, surtout si on est étranger à l’affaire. Moi, j’suis plus simple que ça : j’achète et je vends rien et j’ai pas l’impression de vendre quelque chose en glandant dans la police nationale. Je suis con, mais pas à ce point. Et puis je hais les commerçants. Ah s’ils augmentaient pas les prix pour me forcer à travailler plus, je dis pas. Mais cette race de crapules particulières aime particulièrement le travail des autres, surtout de ceux qui n’en foutent pas une ramée comme je suis l’exemple même.

Quand je reviens d’où je venais, Kol Panglas me dit qu’on a bien nettoyé le mort et qu’il serait temps qu’on se fasse une idée de ce à quoi il ressemble et pourquoi il ressemble pas à un autre. De quel mort il parle ?

— Non, rit-il en me tapant l’épaule. L’autre n’est pas encore mort, le de La Barguette. Son papa est tout joyeux et il est allé acheter des fleurs.

— Ouais mais alors, laissez-moi penser tout haut, Capitaine… Quel rapport entre La Barguette et Hassan, enfin… celui qui se fait passer pour Hassan ?

— Faudrait savoir, mon vieux ! Vous êtes dans la police ou c’est le biberon que je dois vous donner pour en être moi-même ?

On plaisante pas avec Kol. Il est menaçant avec son cigare. Ça pue. Il pue. Moi je sors de ses conversations avec l’envie de me débarbouiller à l’eau froide et sans savon pour sentir la douleur que ça fait de se nettoyer alors qu’on a envie d’être sale.

— Vous avez vu Alice ?

— On s’est vu, ouais…

— C’est un bon coup !

Même plusieurs… Kol paraît rêveur maintenant. Son cigare hurle à la mort avant de rendre l’âme, bouffée de puanteur qui m’arrache un cri.

— Qu’est-ce qu’elle vous a appris ?

— Qu’Hassan n’est pas Hassan et qu’il traficotait dans les remises…

— Devises… Vous voulez dire devises…

On arrive à la morgue en même temps qu’une ambulance qui crache un vivant tout effrayé de l’être encore. On prend à gauche et on s’enfonce dans un couloir avec des traces de pneus et de pas. Il pleut dehors. Ici, on attend. Kol frappe à une porte et n’attends pas pour l’ouvrir.

— On a juste nettoyé, dit un type en blouse blanche avec des trucs écrits dessus en lettres de sang.

Hassan est allongé sur le dos, nu comme un ver. On devine pas, à le voir comme ça, qu’il a souffert avant de crever comme un chien au bout d’un poteau de signalisation routière.

— Souffert, souffert… dit le toubib, pas forcément. Yen a qui prennent plaisir à souffrir. Peut-on dire de quelqu’un qui jouit qu’il souffre ? Non, n’est-ce pas ?

Il rit de sa plaisanterie.

— Il avait du pognon sur lui ? demande Kol alors que j’y avais même pas pensé.

— Il en avait mais c’était de la monnaie arabe, dit le toubib en grimaçant. Ça vaut rien ici, sinon on l’aurait pas trouvé !

Il rit encore. On voit à sa manière de remonter ses lunettes qu’il est pas bien depuis longtemps. Puis il prend un air sérieux et nous tourne le dos pour faire son rapport :

— Ce type est mort suite à un empalement qui ressemble pas à un suicide. C’est tout ce que je peux vous dire, Kol.

— Il ressemble pas à un arabe, fait Kol en se bouchant le nez.

— Les morts, ça ressemble à rien, dit le toubib, sauf si on les a connus vivants.

Et il se casse par une porte que j’avais pas vue en entrant. Kol fait plusieurs fois le tour du cadavre :

— C’est pas un arabe ce mec, rumine-t-il. Je les connais les arabes, moi !

— Puisque c’est des faux papiers, dis-je comme si j’avais une idée précise de ce que j’allais dire après…

— Faut espérer que La Barguette ne crève pas avant d’avoir vidé son sac ! gueule Kol.

— Pauvre Laminouche ! dis-je alors sans espoir de me faire entendre.

Le patron trottine devant moi. Il a une idée derrière la tête.

— Elle vous a raconté des craques, répète-t-il comme si j’avais pas dépassé le cours préparatoire réservé aux débiles précoces.

Et nous voilà de retour chez Alice Qand qui n’est pas là. Kol a enfoncé la porte avec mon épaule. Le même couloir qui sent la menthe me ramène dans la chambre où j’ai connu plusieurs fois le plaisir réservé aux hommes et donc la femme est la spectatrice privilégiée. Kol soulève les draps et compte les taches. Il fait même tomber sa cendre plusieurs fois. Il est furieux.

— On la reverra plus ! tonne-t-il.

On fonce chez Pedro qui nous attend pas, ou alors ya eu des fuites que je sais pas comment il a pu y en avoir tellement Kol me condamnait au silence. Il conduit comme un branque. Et pas question de se servir des doubles commandes. C’est la bagnole de sa fille qui est monitrice d’auto-école. Elle sait pas à qui elle confie son outil de travail. Mais Kol est en train de constater que j’ai pas fait mon travail à tel point qu’on peut légitimement considérer que je l’ai pas fait du tout. On arrive chez Pedro. Le rideau a disparu !

— Il est où le Pedro ? demande Kol de sa voix de stentor.

Une fillette tremble.

— Si tu sais pas où il est, continue Kol, tu sais au moins où il l’habitude d’aller !

S’il continue de s’en prendre à l’enfance, on avancera pas. Je m’interpose.

— Le vieux monsieur est pas comme les autres, que j’explique à la fillette. Mais il te donnera des bonbons si tu lui dis où il est, le Pedro. Tu comprends ? Pedro égale bonbons. Et bonbons n’est pas égal à vieux monsieur.

— Laissez-moi lui parler, Arto ! Vous savez pas parler aux filles !

— Mais elle sait pas que vous lui parlez !

— Qu’est-ce qu’elle sait alors ?

On se calme. On rallume le cigare et on tire. Moi je fume pas, sauf quand je réfléchis, mais ça m’arrive pas souvent. Et c’est pas souvent que je parle aux petites filles. Alors je m’agenouille comme à la messe et je lui secoue les épaules.

— Lui (je montre Kol) c’est pas un vieux monsieur et moi (je me frappe la poitrine) je suis pas un cochon comme Pedro. Mais si je te dis ce qu’on est, de muette que tu es tu vas devenir sourde et on s’entendra plus !

— Mais vous compliquez les choses, Arto ! Inutilement ! Inutilement !

Kol vient de se frapper le front. Ça fait pok !

— Et en plus ça fait mal ! dis-je.

Ce qui amuse la petite fille. Elle montre toutes ses dents et même sa langue.

— Si vous la faites rire, elle parlera, dit une voix rocailleuse.

— Vous êtes qui, vous ? grogne Kol qui se refrappe le front. Pok !

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, sales flics, dit la voix.

— On veut savoir qui tu es, connasse ?

La femme qui sort de l’ombre me fait peur, comme dit le poème. Elle agite une tignasse qui a servi de balai aux escaliers de la Tour Eiffel. Elle mâchouille un mégot à côté de quoi le cigare de Kol a des airs de Chanel. Un sac lui sert de robe, noué à taille par du fil de fer.

— C’est pas du fil de fer, dit Kol qui s’y connaît en fil de fer.

— Mêle-toi de tes choses, fait la femme qui arrive sur nous comme si elle voulait nous frapper avec ce qu’elle tient dans sa main.

Mais je m’aperçois que c’est un nouveau-né. S’il était mieux nourri, il aurait pas l’air d’un bâton.

— La bonne blague, dit la femme. Vous voulez tout savoir et rien payer.

— Elle rapporte pas assez, la petite ? fait Kol qui a vraiment l’air d’un vieux cochon quand il fait le coq.

— Va te faite foutre, grosse merde !

La fillette a enfin parlé. Sa mère lui caresse les cheveux.

— Ils sont pleins d’pognons et ils le dépensent pas, explique-t-elle à la fillette.

Du pognon, j’en ai pas. Et ça m’empêche pas de le dépenser, blague mise à part. Kol est devenu tout sucre et il se coule dans le moule de la vieille qui n’est peut-être pas aussi vieille qu’elle en a l’air.

— Si c’est du pognon que vous voulez, roucoule-t-il, j’en ai assez pour vous faire parler jusqu’à l’heure de votre mort…

— Oh ! Pas de menace mon coco ! Encore une et j’appelle mon homme. Tu veux discuter avec un homme ou une faible femme ?

Elle a bien visé, la traîtresse. Kol aime pas les hommes. Il aime pas non plus les femmes mais à choisir, il les préfère. Il se radoucit. Moi, je mouille la culotte. J’ai plus de slip à me mettre dans ce genre de situation que ça arrive pas tous les jours au flic ordinaire.

— D’accord, dit Kol. Voilà du fric, C’est tout ce que j’ai sur moi. Vous avez du fric, Arto ?

— Des pièces…

— Aboulez, sales flics !

On aboule sans autres commentaires. Elle compte d’une main, recevant de l’autre. La fillette a l’air heureux de nous avoir menés par le bout du nez.

— Bon, fait Kol, on vous écoute.

— Il est pas là, le Pedro…

— Ça, on sait déjà, dit Kol qui recommence à fumer. Il a emporté le rideau. Un mec qui emporte tout ce qu’il possède ne revient pas.

— Tu l’as dit.

— Et vous savez où il est allé.

— Là !

Pas loin, en fait. Il est couché sur le dos.

— Pour les mains en croix, dit la femme, c’est moi. Sinon j’ai touché à rien.

Pedro s’est pris une bastos en plein dans la gueule. Les dents ont volé en éclat. On dirait un accidenté du tableau de bord sans ceinture et manque de bol. Il saigne plus.

— Mais c’est qui qu’a fait ça ? s’écrie Kol.

— Pas moi, dit la femme.

Elle gonfle un biceps étique.

— C’est le travail d’un homme, dit-elle en experte que j’ai pas envie de discuter de son expertise maintenant que mon meilleur ami est mort et bien mort.

— Le vôtre ? demande Kol à tout hasard.

Il a tort de se comporter comme ça avec les femmes. C’est pas une bastos qu’il va se prendre, mais la douleur est la même.

— Vous voulez entrer ? propose la femme.

— Ça va, fait Kol. J’aurais dû commencer par là.

Et il entre dans un rideau qui s’époussète sur lui. La femme me tapote l’épaule et me dit de pas m’en faire. D’après elle, Pedro n’avait pas d’amis. J’entre. Un type est assis près d’un feu qui crépite à même le sol. Il me salue. Je le salue. Il nous montre les caisses où Kol est le premier à poser son cul sans autres questions. Je m’assois et je ferme ma gueule.

— Vous l’avez vu, l’assassin ? demande enfin Kol.

Le mec fait oui avec sa tête d’épouvantail à moineau.

— Vous sauriez le reconnaître ?

Le mec secoue encore sa broussaille.

— Ça vous fait rien de parler à police ? dit Kol qui s’attend à la réponse.

Il allume son cigare pour la nième fois. La femme a disparu. Plus de petite fille. On est entre hommes. D’ailleurs, en parlant d’hommes, on est vraiment plusieurs. À peu près deux contre six ou sept. Des mecs pas baraqués, mais précis comme des lames.

— Ça en fait, des témoins ! dit Kol en plaisantant jaune.

— Huit, dit notre hôte. Plus avec les femmes et les enfants.

— Arto !

— Ouais patron !

— Demandez un taxi. On rentre à la maison en bonne compagnie.

VII

— Valls est un sacré con d’enculé d’sa mère !

C’est pas le genre de choses que je dirais d’un ministre dans l’exercice de ses fonctions, mais c’est comme ça qu’on a été accueilli Kol et moi au commissariat que si je vous donne le nom vous me croirez pas tellement c’est vrai.

— Ah elle est belle, la France !

— Les Français c’est tous des enculés de leur mère !

Et j’en passe. Y avait de la colère dans l’air et on y était pour rien. Quand on a amené nos Roms, en taxi s’il vous plaît, qu’il en avait assez pour un 14 juillet, le commissariat en était déjà plein.

— Ouais, mais c’est pas les mêmes, dit Kol pour flatter l’orgueil de ceux qui avaient accepté de témoigner.

On les a fait passer par la grande porte et les autres, ceux qui étaient venus parce qu’on les expulsait sans tambour ni trompette, ont respecté ce silence tant que la porte ne s’est pas refermée pour leur clouer le bec.

— Enfoirés ! dit Kol comme s’il parlait d’autre chose.

Je lui donne un petit coup avec l’épaule dont il se sert pour enfoncer les portes quand elles sont pas ouvertes. Ça le calme. Il a une mission à accomplir. Il s’exprimera ailleurs quand ce sera fini, avec un bulletin de vote si Valls se présente comme président de la République, ce con de Valls qui a des allures de balayeur en stage et un cerveau fait pour se sortir de cette situation prégnante. Limité, mais comme un fusil à la chasse. On le fera parler plus tard. Kol comprend ça. Il a pas l’intention d’offrir ses cigares à n’importe qui. Mais Cagnasse, ma cousine, a apporté des friandises pour les gosses et des rafraîchissements tièdes pour ceux qui ont encore chaud. Les hommes font non avec la main et les femmes reniflent avant de goûter. Kol a pris place derrière un bureau qu’on a descendu du premier. C’est toujours celui-là qu’on descend. Je me demande bien à qui il est quand on le descend pas.

— Mes amis, commence Kol par un mensonge, je vous remercie d’être là pour témoigner de l’horrible assassinat dont vient d’être victime un innocent qui ne méritait pas ça.

Personne n’est d’accord avec lui, mais on ne dit rien pour l’interrompre.

— Il semble, continue-t-il, je dis bien : il semble, que vous connaissez l’assassin…

— On le reconnaîtra, dit un homme qui n’a pas ôté son chapeau, mais on l’avait jamais vu avant…

— Peut-être une fois… dit un autre.

— Je l’ai vu chez Pedro plusieurs fois !

— Et c’était pas moi, m’écriai-je comme si ça pouvait être quelqu’un d’autre.

Kol me fusille du regard.

— Je sais que c’est pas facile d’accuser un homme, poursuit-il.

— C’est facile, dit l’homme au chapeau.

Kol ravale sa salive goudronnée sans se lisser les cheveux. Le lissage des cheveux, c’est quand il n’en peut plus. Pour l’instant, il peut.

— Facile ou pas facile, dit-il en insistant sur la virgule, on n’accuse pas un homme sans ressentir en soi une impression…

— …de déjà vu !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Vous feriez mieux d’en venir aux faits, conseille l’homme au chapeau rabattu sur son œil canaille.

— Les faits… puisque vous en parlez… quels sont-ils ? Un homme…

— Pedro Phile…

— Pedro Phile…

— …est mort…

— …assassiné…

— …par un autre homme…

— …qui lui n’est pas mort ! gueule Kol qui en a marre qu’on se foute de la sienne.

On rit de bon cœur dans l’assistance. Je cherche pas à m’interposer comme je fais d’habitude quand il y a moins de monde et le plus souvent un seul. Je me tiens à l’écart. Kol est seul. Il m’en voudra.

— Mes amis…

— Qu’on en finisse, merde !

Des Roms qui s’expriment comme des français, c’est bon pour leur intégration, ça. Je rigole, mais Kol est sérieux, lui. Je fais des signes que personne ne comprend. Moi, quand ça se complique, je deviens obscur… par méthode.

— Qui est l’assassin ? demande Kol à l’assistance.

Les têtes se grattent.

— On l’a vu, dit l’homme au chapeau, mais on ne l’a plus revu. Il faudrait qu’on le revoie pour le reconnaître.

— Tu reconnaîtras ce que tu as connu, dit le Seigneur !

Ils sont venus pour se marrer, je pense. Et ils sont trop pour que Kol les accuse de faux témoignage. Il se mord un peu le pouce pour s’accrocher à une réalité qui lui échappe. Et je peux pas l’aider sans risquer moi-même de me tromper et de tromper ceux qui n’ont aucune envie de se tromper à cause de moi. Je dis.

— Soyons clairs, dit Kol, ce qui amuse un peu, mais sans provoquer d’autres réactions que de minces sourires. Vous savez, et je sais. Mais ce que vous ne savez pas, je le sais. Et ce que vous savez…

Il est fatigué, le patron. On l’emmène dans l’antichambre. Il a besoin de changer de métier, au moins le temps de se souvenir qu’il en a un. Je prends la parole :

— Vous savez ce que c’est un portrait-robot ?

— On le sait ! On le sait ! piaillent les petits enfants.

— Et ça vous dirait si on s’en faisait un ?

— Ça nous dirait ! Ça nous dirait !

— Et les mamans, ça leur plairait aussi ?

— Si tu donnes à bouffer à nos enfants ! Si tu donnes à bouffer à nos enfants !

— Et les messieurs ?

— Ya combien de cigares dans cette boîte ?

J’ai tout arrangé. On va y passer la nuit. On a deux cadavres sur les bras. Et un moribond qui est plus mor qu’ibond, si je puis me permettre cette plaisanterie qui amuse toujours mes collègues de bureau, mais ne réveillera pas un mort ni ne ramènera La Barguette à un niveau de conscience tel que la suite de ce polar ne serait plus ce qu’elle sera.

On installe les tables, les chaises, on amène de quoi bouffer, boire, fumer, jouer avec des écrans tactiles, le grand jeu quoi ! Et pendant ce temps, on fait respirer des sels à ce vieux Kol qui a appelé Sally à son chevet des fois queue. Cagnasse, ma cousine, passe les diapos et on joue à reconnaître des yeux, des sourcils, des bouts de nez, des lèvres, des cheveux, des boutons… On est en plein travail de récréation quand Cagnasse s’effondre sans bruit sur le cul et se met à râler comme si elle avait avalé un pop-corn de travers.

— Sé ! Sé ! Sé !

On dirait une chanson de Nougaro. Mais elle rigole pas. Elle est train de crever d’un truc qui passe pas et qui a un mauvais goût.

— Donc, c’est pas un pop-corn ! s’exclame Kol qui revient à lui parce que la Sally, toute jugesse qu’elle est, elle en connaît des trucs pour vous faire revenir si vous êtes parti !

Une des Roms s’y connaît aussi, mais dans un domaine plus scientifique. Elle prend la main de Cagnasse et la secoue pour me donner des baffes. Parce que moi aussi je me sens pas bien.

— Et vous savez pas pourquoi ? me fait Kol qui est bien revenu.

— Si vous le saviez, là, maintenant, vous ne sauriez rien d’autre !

— Il est obscur, dit Sally.

Des fois, je préfère ne pas être compris plutôt que d’avouer que j’ai moi-même tout compris sans qu’on m’aide.

— Ils sont de la même famille, explique Sally à la Rom.

Je sais pas ce qu’il faut comprendre, parce que Cagnasse et moi, on se ressemble pas. On a même l’air de pas être de la même famille, ce qui perturbe quand on vous explique preuves à l’appui qu’on en est. Et la Rom me regarde comme si j’allais mourir. Un regard que j’aurais préféré que ce soit un coup de couteau.

— Non ! Je le dirai pas ! criai-je en me redressant sous l’effet des ressorts de la mort.

— Dis-le toi ! Dis-le toi ! agonise Cagnasse en me mordant le mollet que j’ai déjà fragile sans qu’on le morde.

Kol est revenu encore. Il respire avec une régularité d’horloge. Sally a même plus besoin de l’encourager. Il me regarde comme si j’existais encore :

— J’ai envie de le dire moi aussi, ânonne-t-il.

— Mais dire quoi ? fait Sally en se mordant les lèvres.

— Là ! Le portrait-robot ! Là !

Sally éteint le projecteur :

— Mon Dieu ! fait-elle. C’est Laminouche !

VIII

Un bréfing s’imposait. Ah les tronches qu’on tirait ! Kol était pas le plus laid. À part Cagnasse, ma cousine de la campagne, qui est moche naturellement et sans efforts, j’étais pas loin de ressembler à Sally qui sentait la merde à plein nez, un truc qu’elle faisait quand elle était gosse et qu’elle avait pas d’papa. On n’a pas couché, mais on se confie des choses des fois, entre le café et les discussions plus professionnelles, que même des fois la bibliothécaire du Centre de Documentation Criminelle Ajoutée elle vient s’ajouter comme les taxes pour améliorer notre français qui, dit-elle, laisse à désirer si on se met à penser. Elle est mignonne Crabougnasse, mais c’est pas ma cousine. On se connaît à peine. Si c’était pas pour améliorer notre pratique de la langue française qu’elle a l’air de connaître depuis plus longtemps que nous malgré son jeune âge, on se serait même pas regardé ou en tous cas elle m’aurait pas regardé comme je la regarde maintenant. Elle est penchée sur le portrait-robot avec un doigt dans la joue comme ça arrive aux gens qui pensent pendant que vous êtes. On l’écoutait rien dire. Même Kol il se tenait coi. C’est Sally qui a rompu le silence, mais sans péter comme elle fait au tribunal pour fermer leur gueule à ceux qui croient en avoir plus qu’elle :

— Et si c’était un sosie ? lance-t-elle à tout hasard.

— Dans ce cas, rumine Kol, je me bouffe un doigt et je le propose comme relique de la connerie universelle.

— Moi je vous dis que c’est pas lui ! s’écrie Cagnasse.

— Le dire c’est rien, dis-je moi-même que je ferais mieux de la fermer quand ça devient difficile. N’oubliez pas que Pedro Phile était mon ami.

— Vous pouvez vous retirer de l’affaire, me dit Kol. Je vous en voudrais pas. Vous me connaissez.

— Moi je sens qu’il va faire une connerie, bafouille Sally plutôt impressionnée par mon calme inhabituel en pareilles circonstances. Tu sais où ça mène la vengeance ?

— On a jamais vu le Front National venger les morts du Parti Socialiste, dit Crabougnasse sans quitter des yeux le portrait peut-être robot de l’ami Laminouche.

— Robot, ça veut pas dire ressemblant, constate Kol.

Il craque une allumette dans le noir. Son visage s’éclaire. Ça fait comme dans un film où le professionnel que je suis sent bien qu’on est pas dans la réalité et qu’il faut jouer le jeu si on veut regarder jusqu’au bout. C’est souvent que ça m’arrive. Mon toubib me dit que j’ai des déconnexions. Même que ça doit pas être nouveau. Je suis peut-être même né avec.

— Avec ou sans, me dit Sally, va falloir que tu nous fasses confiance.

Elle arrache le portrait-robot des mains grassouillettes de Crabougnasse qui grogne comme un chien qui pensait avoir acquis la propriété de l’os jeté à la poubelle par un mangeur de viande consciencieux et verni jusqu’à la raie des fesses.

— On dit rien à la Presse, propose Kol en lâchant une volute métaphorique dans le ciel du bureau qui a pris des airs de bunker.

— Et eux, dis-je, ils vont pas le dire, à la Presse ?

— Tuez-les tous ! grogne Kol.

Et il sort. Crabougnasse s’est mise à trembler.

— Il parle pas sérieusement… ? ânonne-t-elle.

Sally lui fait une risette et elle l’emporte pour me laisser seul avec ma conscience. Cagnasse n’est pas sortie. C’est elle ma conscience. Elle le sait. Elle me tâte le coude des fois que ça se passe là, comme quand on était tellement petit qu’on se confiait des choses qu’aujourd’hui ça nous ferait rougir. Il faudra que je couche avec elle un jour. Deux petites intelligences ça peut en faire une moyenne si on s’y prend bien. Ça s’est vu, même dans la police où on se marie en couple, comme dans l’enseignement. Et quand ces couples voyagent au bout du monde, ça donne une bonne image du citoyen français normal, ni plus ni moins. Faudrait pas que les étrangers, qui sont plus nombreux que nous, s’imaginent qu’on n’est pas capable de réfléchir quand on est con. Ah je suis un passionné de la vie conjugale au service de la nation. Ça nous fait des vacances qu’on en profite bien et ça nous évite de nous mélanger entre cons et ceux qui se croient moins cons ou carrément intelligents. On imagine pas une policière épouser un ingénieur. Elle a aucune chance de devenir ingénieur et lui, il peut devenir con. Or, on a besoin de lui autant que d’elle. Alors on les marie pas. Nous autres républicains de droite nous avons des règles pour remplacer celles qui ont mené les monarchies à l’échafaud ou à l’exil. On est con, d’accord, mais jusqu’à un certain point.

Et donc j’en étais à me morfondre en présence de Cagnasse qui pleurnichait parce qu’elle aime pas que je sois malheureux. C’est normal entre cousin. Non seulement ça se fait, mais c’est conseillé. On peut pas se marier entre cousins, sinon ce serait déjà fait. Ce qui ne nous empêchera pas de coucher ensemble. Je veux dire : théoriquement, parce qu’on couche pas. Je suis d’ailleurs peut-être le seul à entrevoir cette possibilité. Mais j’ai de l’éducation. Et je me tourne quand j’en ai envie. Elle tellement innocente qu’elle se rend pas compte. Je suis peut-être un cochon.

— Il te retire l’affaire, pleurniche-t-elle.

— Il a pas dit ça, dis-je en parlant de Kol.

— Moi c’est ce que j’ai compris… On y va ?

Elle a retrouvé le sourire.

— C’est l’heure ! glousse-t-elle.

On va où ? Elle me prend la main devant tout le monde. Ça fait intriguer ceux qui savent pas qu’on est cousin. Je me laisse faire comme un gamin qui vient de faire une connerie et qui va se faire fesser par une cousine plus âgée que lui et même en état de concevoir. Je sais pas ce que ça donnerait avec Cagnasse. Quand elle en aurait marre de me fesser, elle s’occuperait des gosses et j’en profiterais pour coucher avec la voisine de palier. Voilà où j’en suis question fantasmes sexuels. En fait, on va à la pâtisserie.

Pendant qu’on se goinfre, je vois le Rom qui m’observe derrière la vitrine. Il porte toujours son chapeau de cuir noir. Nos regards se sont croisés plusieurs fois. Moi, imperturbable, je mâchais des crèmes et des fondants, sentant la chaleur des genoux de Cagnasse qui s’excusait en les frottant plus haut. Pas facile de penser métier dans ces conditions. Pendant qu’elle prenait du poids, j’arrêtais pas d’essayer de penser. Pourquoi me surveillait-il ? Rétrospectivement, je revoyais son visage quand Cagnasse avait superposé les sourcils sur des yeux qui lui avaient déjà rappelé quelque chose. Ce type en savait plus que moi. Il était aussi plus dangereux que moi. Aussi, je commençais à me demander si je ferais pas mieux d’en parler à Kol qui n’était pas très costaud non plus, mais qui pouvait se faire aider. Moi, j’avais même pas d’autorité sur Cagnasse. Si je couchais avec elle, ce serait pas de cette façon.

— Vous l’avez reconnu ? dit-elle soudain sans cesser de mâcher sa pâte à chou.

— Il s’appelle Juan Metelatu. Il a à peu près mon âge. On peut pas savoir exactement avec ces bons à rien…

— On s’en fout de ton âge !

Elle est bizarre, Cagnasse. Quand elle s’adresse à son cousin lieutenant, elle le voussoie. Mais quand elle a quelque chose à dire, elle lui dit tu. Il faudra qu’elle m’explique un jour.

— On peut parler de nous aussi, grogne-t-elle. La journée est terminée depuis une bonne demi-heure !

— Il m’intéresse pas, ce mec, dis-je pour avoir l’air de dominer le sujet d’une conversation dont je n’étais plus le maître à bord.

— Tu devrais, fait-elle. Sortons discrètement.

La discrétion, chez elle, ça commence qu’elle enlève ses godasses et se met à marcher sur la pointe des pieds. Moi, j’ai pas quitté la table. Elle m’a dit : « Bouge pas ! » Et maintenant elle tape sur l’épaule de Juan Metelatu qui se retourne comme s’il était conscient qu’un couteau ne lui aurait pas permis de le faire. Ils parlent. Et Juan disparaît d’un coup, peut-être parce que j’ai trop bu. Je vois plus que le visage rond et blanc de Cagnasse qui a peut-être un couteau dans le bide à l’heure que je raconte. J’enlève pas mes chaussures et je sors. Elle saigne pas. Elle est terrifiée.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? je lui demande sans cacher mon angoisse salivaire.

Elle arrive pas à parler. Elle sort la langue comme si j’étais en train de lui serrer le cou. Elle est comme tout le monde : elle veut pas mourir et ne fait rien pour que ça n’arrive pas. Je soutiens sa nuque. Si c’est de la comédie, elle joue bien. On pourrait passer à l’acte ici même, entre la vitrine et la rigole. Elle m’empêche de penser à autre chose.

— Ne le suis pas ! finit-elle par saliver. Il est dangereux.

— Moi aussi je suis dangereux !

C’est pas tout à fait vrai. D’ailleurs, je porte plus l’arme depuis que je suis dangereux envers moi-même. Ça me rend inoffensif comme un moineau, sauf que quand je chie, c’est pas ailleurs que ça tombe, mais au fond de mon slip.

— Rentrons ! dit-elle.

Je sais pas où on va rentrer, mais on va pas rester là à divertir la maisonnée.

— Paye, me dit-elle, et foutons le camp. J’ai besoin d’un remontant.

Un vrai programme. Je paye et on se casse. À pied parce qu’on est venu comme ça.

— Tu as toujours ta Crevault ? demande-t-elle.

— Elle me possède bien un peu aussi…

Elle rit, preuve que je peux être intelligent quand je veux pas. La Crevault est garée dans le parking réservé aux flics, sous les platanes. Ça nous met des araignées sur le toit. On en emporte un peu chez soi. Ça n’occupe pas, mais on peut pas s’empêcher de les regarder circuler sur l’oreiller qu’on partage avec elle. Putain ! Si c’est pas de la poésie, ça !

— Mais j’ai pas dit le contraire, minaude-t-elle en prenant place dans la Crevault.

Les deux portières claquent presque en même temps, ce qui nous met d’accord sur le principe. Elle remonte sa jupe sur ses cuisses. Moi, c’est la clé de contact que je trouve froide. Au quart de tour. Et il se met à pleuvoir.

— Il va mouiller son beau chapeau, dit-elle.

Elle a qu’une idée en tête, mais je sais pas bien laquelle. Et je vais pas tarder à le savoir, parce que les femmes, si c’en est une, ça s’accroche jusqu’à ce que le fil soit bien tendu, prêt à péter si on tire encore dessus. Je vais pas faire de la philosophie maintenant qu’on en est à évoquer ce chapeau de cuir noir que la pluie va mouiller, comme elle dit. Mais qu’est-ce qu’elle entend par là ?

— Il t’a dit quelque chose ? dis-je pour demander.

Elle boutonne quelque chose sur sa poitrine. Elle a des doigts d’ivoire.

— Il m’a rien dit, fait-elle. S’il m’avait dit quelque chose, j’aurais pas eu la trouille.

— Rien fait non plus ?

— Rien.

Le silence. La distance. Elle allait me parler de ses yeux. Les yeux de Juan Metelatu. Ceux-là même qui avaient reconnu Laminouche avant même que le portrait-robot parle pour lui.

— On le trouve plus, le Laminouche, dit-elle.

— Qui le cherche ?

— Alice Qand s’est barrée elle aussi.

— Tu en sais des choses, cousine !

J’ai ajouté cousine après la virgule parce que je devenais prudent, ce que je n’étais pas tout à l’heure en m’empiffrant. Elle, on lui dit tout. Moi, on me laisse deviner.

On avait deux cadavres sur les bras : celui d’Hassan Iben Sabbah, qui était celui d’un autre, et celui de mon ami socialiste Pedro Phile. Les deux victimes n’avaient visiblement pas été assassinées par le même coupable. Hassan était mort comme le Christ avec un truc pointu dans le cul. Pedro avait été complètement défiguré par du plomb. Et c’est Pedro qui m’avait mis sur la piste d’Alice Qand que Kol connaissait déjà puisqu’il l’employait à titre de profileuse. Or, les témoins de la mort violente de Pedro ont désigné mon collègue et frère d’arme le brigadier Laminouche. Devait-on en conclure que Laminouche et Alice Qand s’étaient barrés ensemble pour échapper aux mêmes chefs d’accusation ? De plus, Juan Metelatu connaissait Laminouche avant que celui-ci ne descende définitivement mon ami Pedro Phile que je connaissais moi aussi, ce qui ne m’implique pas comme acteur de cette affaire criminelle.

J’y pensais en conduisant. Où j’allais ? Et pourquoi j’y allais pas seul ?

IX

— T’es monté comme un dromadaire !

J’étais jamais monté sur un dromadaire mais comme Cagnasse avait le sens de la répartie aussi aiguisé que ma finesse d’analyse quand je suis descendu de là où je suis pas monté tout seul, j’ai pris ça pour un compliment. On s’était pas vraiment aimé. Entre cousins, vaut mieux pas, des fois qu’on se mette dans l’idée que le mariage est une bonne solution pour continuer d’exister ensemble sans faire l’objet constant des commentaires interprofessionnels. Elle portait bien l’uniforme, surtout si elle l’enlevait. Et aussi sec je me mis à boire pour oublier parce que j’étais pleinement conscient que je venais de faire une connerie. Un, j’avais laissé filer Juan Metelatu et j’avais aucune idée de l’endroit où je pourrais le retrouver pour lui demander de m’expliquer ce que je comprenais pas. Deux, j’étais plus à l’écoute et Kol devait rugir en ce moment dans les oreilles de la standardiste parce qu’il avait besoin de faire payer à quelqu’un ce que je lui devais tant que je serais son sous-fifre. Trois, Sally m’avait posé aucune question et elle m’avait donc encore pris pour le con que je suis en effet quand je me mets à baiser avec une cousine de mon sang. Pendant que je dégustais tout seul devant le miroir où je me rasais pas, Cagnasse se préparait à une autre paire de manches.

— T’aurais pas assez bu, toi ? demandait-elle à travers la porte.

Je buvais plus depuis qu’elle m’avait traité de bédouin et que j’avais l’odeur du sable du désert et que si je l’avais pas on pouvait toujours mettre quelque chose dans le thé pour le rendre plus compétitif.

— Quand t’auras fini…

J’avais pas fini. Je réfléchissais. Ah si Pedro avait pas été trucidé, du souci je me serais pas fait. J’avais rien à voir avec Hassan Iben Sabbah et je connaissais à peine Laminouche qui me connaissait pas non plus à part des broutilles que si je vous les raconte vous non plus vous les croyez pas. Quant à Juan Metelatu, c’était pour moi un parfait inconnu.

— Tu le connais pas toi non plus ? demandai-je à tout hasard à travers la porte où elle frottait son oreille et pas que pour la gratter.

— Qui que j’connais pas hé mon moudjahidine ?

Mon mou… ! Mon mou… ! Je l’avais dur dans l’heure qui a suivi, alors.

— J’te parle de Juan, le Metelatu. Tu le connais ?

— Que non !

— T’avais l’air mon poussin.

— Ni dada ni d’rêve !

— Il a rien dit ?

— Pas un verbe, rien.

— Mais à quel sujet ?

— Qu’est-ce que j’en sais ?

— C’est ses yeux alors ?

— Tu fais chier, Arto ! Sors de là où j’enfonce la porte !

— Je voudrais bien voir ça.

Je me torche calmement comme après que j’ai posé des questions pertinentes dans des conditions plus propices aux aveux instantanés à défaut d’être spontanés. Mais là, j’ai pas vraiment su y faire. Elle m’intrigue ma cousine. Avant Juan Metelatu, elle me regardait à peine et encore, quand elle me regardait, c’était pas vraiment pour me voir ou alors tel que je suis quand je suis pas moi. Après Juan Metelatu, elle me fait descendre du dromadaire, moi qui descends du singe comme tout le monde et comme elle qu’elle le veuille ou non. Mais entre les deux, entre l’avant et l’après, moi qui ai tout vu de loin à travers une vitrine avec des trucs sucrés dans la gueule et une envie de pisser qui en dit long sur ma situation pancréatique, j’suis incapable d’en dire plus de trois mots et encore, ce serait des mots inventés pour la circonstance, ce que tout le monde n’est pas obligé de comprendre. Ah le doute ! Le doute ! Tu parles d’une méthode ! Et plus je doute et moins je pense ! Forcément, à force de douter, ya plus rien à penser. Une fois torché et bien torché, je me dis que je referais bien un p’tit tour sur le dromadaire. Je sors à poil et en condition du cabinet de toilette où elle s’engouffre comme si elle était poussée par le vent toutes voiles dehors. Ah la tempête ! Ça va chier !

Mais au lieu d’ça, c’est Juan Metelatu qui me cravate et il fait tomber parterre un bout de mon oreille juste à l’endroit que je me sers quand elles me mordent. Ah le salaud ! Et en plus il est pas seul. Deux mecs baraqués. Des armoires sans la glace et avec tout dedans. Le trousseau d’la grand-mère et la collection de poésies érotiques du grand-père. Vu comme ça, ça devient vachement personnel et j’ai envie de continuer. Mais Juan Metelatu n’est pas de cet avis. Il me tient par la queue et n’a pas l’intention de la lâcher si j’y dis pas ce que je sais.

Ah si ya un mec sur cette terre qui dit jamais ce qu’il sait pas, c’est mézigue ! Mais le Juan il comprend pas le français. Enfin, pas ce français-là, pas le français des pauvres types qui zont rien à dire parce qu’ils savent pas ce qu’ils savent.

— Coupe-la-lui ! fait un des types costauds.

Pour la moustache, je dis pas non. La cousine a tellement bavé dessus que j’avais pris la décision avant eux. Mais pour la queue, j’en ai besoin pour mon équilibre, surtout quand je cours après.

— Zallez pas faire ça les mecs !

— Que oui !

Et ils le font ! Ah ça fait pas mal. C’est un peu comme si on vous coupait la tête. Elle se vide. Et quand il y a plus rien dedans, vous passez l’arme à gauche et vous n’avez plus aucune raison de vous lamenter puisque les morts ne se reproduisent pas. Alors vous me direz : c’est comment qu’un flic tourne de l’œil ? J’ai jamais rien écrit là-dessus. Il faudra demander à Crabougnasse…

— Qui c’est Crabougnasse ? me demande un des costauds je sais plus lequel, ils sont de la même couleur.

— C’est la bibliothécaire… murmure la voix de ma cousine qui s’est enfermée dans les chiottes en attendant que nos assassins y foutent le feu.

Elle va crever dans un four. Pour moi, c’est l’abattoir où qu’on saigne !

— Tu la connais ? demande l’autre costaud à Juan qui secoue la tête pour dire qu’il s’en fout.

On va changer de sujet. Mais c’est pas assez de temps pour me vider. Ah il a bon dos le dromadaire dans les situations difficiles !

— Serre-lui le quiqui, dit Juan.

Et une poigne terrible m’empêche de saigner.

— On est pas venu pour te la couper, mec…

— Ouais, mais vous l’avez coupée !

— Ça se recolle mec.

— En fait ça se coud très bien.

— Sous anesthésie… je sais pas exactement ce que c’est l’anesthésie…

— Du moment que on l’écrit sans faute, ils te demandent rien d’autre que de compter… 1… 2… 3… Plouf ! Dans les rêves.

— Zêtes complètement barjots, les mecs ! Si c’est pour la couper, vous vouliez en faire quoi ?

— Ça non plus, mec. On est des mecs qu’on peut pas nous reprocher d’en être.

— Ça devient obscur !

— Et ça l’est !

— Qu’est-ce que vous voulez, merde !

Ils savent pas ce qu’ils veulent ou quoi ?

— Mettez-la au frigo et je vous dirais tout ce que je sais pas !

— On la mettra après. Parle !

À mon avis, j’ai dû parler beaucoup et ça leur a pas plu comme je l’espérais, si j’étais en état d’espérer quelque chose d’aussi difficile à imaginer qu’une bonne vieille bite qu’avait jamais été recousue et que voilà de nouveau en proie aux caprices d’une couturière à la mode depuis qu’on maltraite plus les étrangers qu’ont pas l’intention de se retirer au terme de leur visa. Quand je reprends connaissance, un bien grand mot pour dire que j’en savais pas plus et qu’il fallait m’expliquer, y avait du monde autour de moi et j’étais plongé jusqu’aux narines dans des draps qui sentaient aussi mauvais que moi. Je vois d’abord une tronche qui me dit rien mais qu’est pas triste de me savoir dans cet état. Une autre gueule inconnue me dit des choses dans une langue étrangère à ce que je vais devenir. Puis j’aperçois ma cousine, tête nue à cause que ses cheveux n’y sont plus. Elle aurait pu se voiler, merde ! C’est ce que font les femmes qui ont perdu leur temps avec un mec qu’était pas destiné à se reproduire indéfiniment jusqu’à ce mort s’en suive.

— Ça va les carabins, dit la voix de Kol. Laissez-nous un moment. On va pas le charcuter.

Rires. Ici, personne n’est étranger à mes récents problèmes de maturité.

— Comment va notre eunuque ? dit Sally qui me secoue la main comme si elle secouait autre chose.

Ah la nostalgie ! Elle me bave dessus comme si j’étais fait pour ça. J’ai envie de pleurer. Ah ma cousine ! Mon dromadaire ! Et même mon singe dont je descends plus parce que j’ai plus les moyens de lui monter dessus !

— Qu’est-ce qui font pas ces chirurgiens !

— Je l’aurais pas vu, je l’aurais pas cru.

— Vous m’en direz tant !

— Même que t’arrives à repisser sans crier, mec.

— Que demande le peuple ?

On me forçait à sourire. À rire non, parce ça pouvait se découdre. Il avait été clair et intransigeant le toubib : « Le faites pas trop chier, hein ? » Il avait conscient de la fragilité des coutures. Hé pardi ! C’est lui qui m’avait cousu.

— Un mec que t’oubliera pas, me dit Kol.

Celui que je vais pas oublier, c’est cet enculé de Juan Metelatu ! Ah la salope ! Me faire ça à moi ! Et il l’avait mise dans le frigo comme promis. Tu parles d’un homme de parole ! Et Cagnasse qui savait pas quoi faire !

— Mais téléphone ! que j’avais gueulé pour lui expliquer la bonne manière de faire après une amputation accidentelle ou même artistique.

— C’est quoi l’numéro ?

Qu’est-ce que j’en savais ? J’allais en faire, moi, un drôle de numéro, avec ou sans coutures. Et j’avais alors perdu connaissance, ce qui m’est chose facile vu que je suis assez con pour m’être fait couper le quiqui mais pas au-dessous du menton comme ça se fait quand on est condamné à mourir. Juan n’avait pas voulu me tuer. Et il y avait parfaitement réussi !

— Tu mangeras bien quelque chose ? me demande Sally maintenant que j’ai plus de dents.

— Les dents aussi ? fait Kol.

Je vais pas rire tous les jours avec une famille pareille ! On m’enfonce un fourré à la praline sous la langue. Et je suce. C’est peut-être tout ce que je sais faire maintenant. Sucer !

— Plus de trace ni de Laminouche, ni d’Alice Qand et encore moins de Juan Metelatu, fait Kol en se frappant le front.

Comment ça « encore moins » ? Qu’est-ce qu’il veut dire par là le Kol ? C’est qui ce Juan Metelatu ?

— J’en sais rien, dit Kol. On a rien sur lui. Peut-être qu’on devrait pas commencer par lui…

— Parce que vous zavez pas commencé !

— Pas sans toi, mon nonosse ! Pas sans toi !

Une allusion à Henri IV qui, jusqu’à quarante ans, ce qui était vieux pour son âge, a cru que c’était un os.

X

Mes amis me veulent du mal ! Où croyez-vous qu’ils amènent leur ami fraîchement recousu là où ça fait mal ? En vacances, oui. Mais pas seulement. Dans un camp de nudistes ! Ah les vaches ! Mort à eux ! J’suis tout neuf côté coutures. Ça saigne plus mais c’est rouge. Et même bleu aux entournures. Quand je crois bander à droite, ça part du côté gauche ! Vous m’direz : pour ce que ça sert, hein, à droite ou à gauche… C’est ma cousine, à qui j’en parle, et qui m’a connu à l’époque où je fréquentais les dromadaires, qui m’en parle dans la voiture. Faut dire que Kol a eu une idée lumineuse : « Et si on prenait la Crevault ? » Le camion de Laminouche est entre les mains des experts. Comme si Laminouche était assez con pour laisser traîner un autre ADN que le sien dans un véhicule où il traite les gens avec plein de précautions oratoires et autres. Certes, c’est l’État qui paye l’essence. À force de centraliser, il a fini par tout payer, même les pots cassés. Et nous, que c’est les fonctionnaires, on centralise encore un peu autour de soi et le tour est joué. On s’est arrêté à Cadaqués pour dormir après avoir bien mangé et bien bu. Kol se fait remettre les additions comme s’il savait pas compter. Mais il sait. Il partira pas à la retraite sans avoir profité au maximum du système. Et il en fait profiter les amis. Que j’en suis.

Au bout d’une semaine d’une virée où les jours se suivent et se ressemblent, alors que pas une fois j’ai eu à montrer ce qu’on m’avait fait deux fois, une fois en me la coupant et la deuxième en me cousant à cet endroit (à peu près), on arrive sur une plage plein de monde, du monde à couper au couteau, que j’en avais eu un à ce moment-là, je me serais vengé. Ça pendait de partout ! Des queues, des poils, des plis et des replis, des fesses et des fessiers, et des langues bien pendues. Et pourquoi qu’elles étaient pendues, les langues ? Parce que j’avais refusé de montrer mes bagages.

Ah elle m’avait prévenu la cousine : 

— Si tu t’fous pas à poil…

— Entièrement ?

— C’est eux qui t’y foutront. Ah mes deux ! (Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ?) Ya pas plus fachos que ces déshabillés !

— Je vous donne raison, Cagnasse, dit Kol. D’ailleurs est-on nu si on ne l’a pas été avant ?

Encore une obscurité policière que personne ne résoudra, pas même Sally qui n’a vu que des avantages dans la nudité. Elle a pas demandé son reste. Hop ! À la baille ! Et moi j’avais trouvé un tabouret avec un coussin dessus pour faire discret. Je hais les anglais. Il y en a toujours un pour vous demander poliment : « Vousse ne vousse assi pas ? Alo je vousse pren le coussin, merci. » Connasse ! Et laide avec ça ! Avec des miches qu’on a pas envie de s’asseoir dessus à l’heure de l’apéro. Et des roberts que le saint qui les porte en a marre de ce boulot à la con. Du coup, je me retrouve la queue en l’air à cent mètres de la flotte où je suis sûr de pas avoir pied, surtout le marin dont j’ai un besoin urgent. Je cours entre les parasols.

— Tu vas te faire mal ! hurle ma cousine. Le docteur a dit qu’il fallait pas exagérer.

Mais j’exagère pas ! J’entre dans une vague pas plus haute qu’un enfant et voilà-t-y pas que c’en est un ! De quel sexe ? J’en sais rien. Je lui marche dessus comme on fait avec les témoins. C’est peut-être un anglais. Un de moins.

— Elle est bonne, me dit Sally qui s’appuie sur sa ligne de flottaison.

— J’ai pas goûté, dis-je acidement.

— Le sel ne te fait rien ?

— On verra quand je serai cuit.

Pas agréable, quoi. Le toubib a dit : « N’exagérez pas, hein ? On sait ce que c’est les vacances… » Et on est parti sans se demander quel serait l’effet du sel contenu dans l’eau de mer sur les parcelles de chair à vif qui subsistent entre les points. Je peux le dire maintenant : ça fait mal, très mal !

Mais j’ai pas gueulé. J’ai serré les dents pendant que Sally prévenait les autres et on m’a sorti raide vivant de cette flotte espagnole polluée par les anglais. On a recouvert cet endroit avec l’emplâtre prévu en cas de malheur, comme le détachement (je sais pas si le terme est exact) imprévu et par conséquent pas facile à gérer.

— Pourvu qu’elle tombe pas ! s’est écriée Cagnasse.

— On serait joli ! fait Sally comme si elle prononçait une condamnation à des plombes interminables et surtout minables.

Un maître-nudiste nous a interpelés :

— Qu’est-ce qu’il a ?

Encore un anglais avec l’accent espagnol. Ça me ronge, moi, cette Europe qui s’infiltre partout même quand c’est étanche comme mon cerveau.

— Il a été opéré, explique ma cousine.

— C’est pas dangereux pour les autres ? s’enquiert le maître-nudiste.

Le vent secoue sa queue. Ou autre chose.

— C’est pas une érection, continue la cousine, mais je saurais pas vous expliquer…

— Surtout qu’on parle pas la même langue, ajoute malicieusement Sally qui n’a rien contre les anglais, surtout contre cet anglais-là en particulier.

— Le mieux est qu’il le cache, dit l’anglais. Moi je trouve ça dégoutant !

Elle a pas de pot, Sally. Quand un anglais lui plaît, il est pas normal. Mais à moi, on a rien demandé. Je veux bien la cacher ou comme on dit en terme policier, la soustraire au regard. Ça s’est déjà vu. Et ailleurs qu’en Espagne. Et même sans les anglais… Sally me fait signe de me taire. Le maître-nudiste n’est pas de notre monde, mais il sait baiser…

— Faites comme vous voulez, dit-il en s’en allant, mais si quelqu’un se plaint…

On le salue à la française, ce qui équivaut à l’anglaise quand on se soustrait.

— Tu resteras sur la terrasse, me dit ma cousine. Tu nous verras bien avec ça.

Elle me colle une paire de jumelles dans les mains.

— Si tu vois pas assez, dit-elle sans rire, tu appuies sur le bouton et ça s’allume.

J’ai tout compris. Tu parles ! On fait que ça dans la police. Papa y m’avait pas dit ça. Mais peut-être qu’il était vraiment con. Moi, je m’y fais pas à cette solitude. Ah vous savez pas ce que c’est que d’être fils de flic !

Donc je me poste sur la terrasse qui est en effet un sacré observatoire de la connerie humaine. Faut-il pas être con pour se balader à poil soi-même ? Que les autres le fassent, surtout les femmes, les bien foutues, pas les autres, ça peut se comprendre. Mais se foutre à poil soi-même et tout montrer ? Ça sert à quoi ? Non. Je vois pas.

La paralytique qui fait comme moi sur la terrasse voisine porte un slip qui lui monte sous le menton. En plus, elle a perdu ses guiboles elle sait plus où.

— Et qu’est-ce qui vous est arrivé à vous ? me demande-t-elle.

Avec mes deux bras et les deux jambes, elle est déjà en train de penser que je dois avoir une drôle d’explication au phénomène que je suis à ses yeux experts en mélancolie. Elle a deux bras elle aussi, mais elle sait pas s’en servir. Ou elle peut pas. Moi je sais me servir de ma queue, mais pour l’instant, c’est pas prudent.

— Vous avez une queue ! s’étonne-t-elle.

Oups ! J’ai pas vérifié l’âge. Sa maman, qui apparaît dans l’ombre du parasol (elle y était peut-être déjà) me trouve bien sympathique et elle le dit avec des mots qu’à force d’y réfléchir je me demande si j’ai bien compris ou mal entendu. Du coup, je trouve l’air un peu frais et je me couvre d’une sortie de bain encore humide de la peau de Sally ou de ma cousine. On les a amenées toutes les deux. Kol et moi. Deux mecs, deux femmes. On aurait amené Crabougnasse, que c’est peut-être ma cousine mais j’en suis pas aussi convaincu que vous, j’aurais pas dit non à l’amour à trois. Choses qui me passent par la tête pendant que la paralytique m’explique les règles du jeu de go. Ça se joue avec des cailloux, sauf qu’on les lance pas comme dans mes souvenirs. Il y en a même des noirs, comme Laminouche. Et comme les copains de Juan Metelatu. J’aime pas ces ambiances colorées. Je les aime plus. Je me souviens même pas de les avoir aimées. Je peux tout de même pas en parler avec ma petite voisine.

— Vous avez des belles jumelles, dit la maman.

— Une paire, comme tout le monde. Enfin, tout le monde peut en avoir.

Je sais pas bien discuter de n’importe quoi avec les gens.

— Y a de la lumière dedans, précisai-je.

Je vois que je suis pas compris.

— Enfin… si on veut.

J’appuie sur le bouton et ça s’allume. Preuve que je raconte pas que des conneries. C’est à quel âge qu’on commence à comprendre les allusions à caractères sexuels ? La maman me trouve moins sympathique. Mais elle m’offre un verre de sa boisson alcoolisée. Elle prépare le terrain d’un assassinat. Je m’y connais.

XI

Quelle n’est pas ma surprise quand je vois un fauteuil roulant dans le living ! Et personne dedans. Ils sont tous sur la terrasse. Le temps d’aller chier et la maison se remplit d’inconnus. C’est qu’elle en connaît, des inconnus, la cousine. C’est elle qui les a amenés. La paralytique me fait un petit signe de connivence. J’y réponds par un sourire édenté. J’ai oublié de préciser que le Juan m’a fait couper la queue avec mes propres dents. Donc, vous en déduisez logiquement qu’il me les a arrachées avant de se mettre au boulot. J’ai une bonne colonne vertébrale, mais pas dans ce sens. Et le dentier que j’ai tout neuf et même pas étrenné, je l’ai oublié à l’hosto. Je me demande qui s’en sert…

— On a des invités, me dit ma cousine en me caressant derrière puisque le toubib a dit.

— Ah bon. Je croyais que c’était nous les invités. Ils sont habillés…

— Il fait frais ce soir.

C’est comme ça les vacances hors saison. De l’imprévisible, même dans un camp de nudistes où est censé résister aux aléas climatiques avec le stoïcisme à la mode en ces temps de disette intellectuelle. Là, je pousse un peu pour un flic. J’en conviens. Mais depuis que je suis plus flic, je me suis peut-être amélioré à vos dépens. Tenez-en compte.

— Tu connais Carina, dit Cagnasse en me présentant ma petite voisine.

— Avec un K, madame, précise cet angelot sans jambes que moi j’ai toujours su, de famille et même plus loin, que les anges, surtout les petits ont toujours des jambes en dessous de la ceinture.

Elle est assise sur un rotin qui, en principe, est à moi, au moins le temps de ces vacances imprévues, que si je les avais prévues, je me la serais pas fait couper. Mais Sally m’emprunte tout ce qu’elle donne aux autres. En plus, mes deux coussins préférés dépassent de chaque côté. Ça commence mal, cette soirée. En principe, c’est à la fin que je perds, parce que je suis le con de flic. Je vais peut-être surprendre tout le monde quand ce sera fini.

— Ça ne se finira pas ce soir, mon ami, me dit la maman.

Elle fume une cigarette au bout d’un long manche, comme le héron de la fable que je l’ai appris à l’école, le héron, pas la fable. Le décolleté s’arrête sur une pierre précieuse qui n’a peut-être pas de prix tellement je m’en fous.

— Nous sommes là toute la semaine, dit la maman. Et vous ? Vous êtes arrivés après nous, n’est-ce pas ?

— On n’est pas encore arrivé, dis-je, mais si vous insistez…

Le rire ! À gorge déployée. Avec les seins qui applaudissent parce que le rideau est tombé. Elle me montre même le dessus de son crâne. Elle est un peu chauve. À son âge, té ! Mais elle s’est bien lavé les cheveux, que si j’avais su, que j’allais coucher avec elle ce soir, j’en aurais mis partout du shampoing.

— Pas question ! me souffle ma cousine. Sally ?

Sally se rapplique en sautillant. Une vraie gamine celle-là quand elle ne condamne pas des condamnés.

— Arto fait le con, prévient ma cousine.

— Avec qui ? demande Sally que la jalousie de ma cousine amuse comme si elle en était l’origine.

— Non, elle… dit la cousine en montrant du doigt.

— Celle-là ! s’étonne Sally. Et bé Arto ! Tu commences par le bas de l’échelle. C’est bien d’être prudent. Après ce que tu as subi, je te comprends, moi !

Elles se moquent. Elles s’enfuient comme si je les menaçais. Karina me retient par le bras. Elle mord la manche de ma chemise. Je sens la chaleur de sa salive. Elle a de beaux yeux tristes au fond. Mais elle me regarde comme si j’allais mourir. Ce qui m’amuse à moitié. L’autre moitié n’ose pas poser la question. Mais j’ai de l’intuition, sinon il y a longtemps que Kol m’aurait foutu à la porte.

— J’ai un ami dont le nom commence aussi par K…

Elle ne dit rien, continue de s’accrocher par les dents à la chemise aux manches longues à cause de l’air qui a fraîchi ce soir.

— C’est la saison, me dit-on sans que j’ai rien demandé. Il faisait tellement beau cette après-midi ! Vous ne trouvez pas, monsieur… ?

— Arto. Appelez-moi Arto.

— Comme Antonin.

— Oui, mais en moins compliqué.

— Et cette jeune fille, que lui arrive-t-il ?

— Elle est morte, madame, et je sais pas comment le dire…

XII

— Le mystère s’épaissit, dit Kol maussade.

Il soutenait la tête morte de Karina qui me regardait d’un air désespéré. Sa bouche avalait un pan de ma chemise. Kol m’avait demandé de pas bouger. La police locale apprécierait. Elle était au courant de ce qui nous amenait ici. Je me disais aussi ! Des vacances de fonctionnaires ! Tu parles ! Par le bout du nez il nous avait menés le Kol. Et avec des pincettes. Encore un peu et je tombais amoureux juste pour voir si j’étais encore capable de l’être. Il devait savoir pour Karina et il expliquait rien. Elle était où sa vieille ?

— Elle nous a échappé, avoue Kol qui veut plus regarder ce que je regarde.

— Vous voulez dire qu’on l’a encore dans le cul !

— Si vous voulez…

— Mais alors cette gamine…

— Elle allait vous parler. On était sur le point de savoir le fin mot de cette histoire…

— Tu parles d’une finesse ! Et encore, j’ai de l’esprit !

Les dents de Karina n’ont pas mordu que ma chemise. Le toubib (encore un !) qui découpe le tissu me le fait savoir : elle a aussi mordu ma chair.

— Ça fait pas mal, je dis.

— C’est normal, dit le toubib comme si je lui avais demandé de tousser.

— C’est normal que quoi ? je demande à Kol.

Il hausse les épaules. Comme s’il savait pas ! Il sait tout du moment que c’est normal. J’en sais quelque chose !

— On lui injecté une sacrée dose, Arto…

— Et alors…

— Ya des chances, que ce serait un véritable malheur, pour qu’elle vous ait contaminé…

— Vous voulez dire… ?

Kol pince ses grosses lèvres enfumées. Il dit oui avec la tête. Le poison est passé dans mes veines. Pourquoi qu’elle m’a mordu Karina ?

— Vous avez rien senti, répète le toubib.

Je l’avais dit avant lui. J’ai pas attendu après lui pour me renseigner sur ce que je sais déjà. De temps en temps, il me regarde et me tâte le pouls comme si de rien n’était. Moi aussi je regarde ailleurs, si cet ailleurs c’est moi.

— La balle, explique le docteur, est toute petite, petite, petite. On la sent à peine. C’est fulgurant. L’assassin ne pouvait pas prévoir qu’elle vous mordrait.

— Vous n’étiez pas visé, dit Kol.

Ça me réconforte de le savoir. Les ricochets maintenant ! Et là, c’est sûr que je vais crever ! Alors ça m’angoisse, vous comprenez !

— Pour les dents, je meurs avec ou sans ?

— On va couper un peu, avertit le toubib.

Kol me propose un cigare tout neuf, que d’habitude j’ai droit au mégot et encore, si j’ai été bien gentil. Or, là, je suis pas gentil du tout. Je veux pas partir tout seul ! Qui m’accompagne ?

— Arto… gémit Sally.

— Ah la la ! fait ma cousine.

Coup de bol, le toubib a oublié le scalpel. Il fouille une bonne minute dans sa sacoche avant de s’avouer vaincu :

— Me cago…

Le blues ! J’ai le cœur qui bat la chamade et je sais même ce que c’est la chamade. Je l’saurais que ça changerait rien. Quand on y va, on y va ! Le dernier problème n’a pas de solution. Je sais même pas ce que ça fait de mourir empoisonné. Elle a pas fait long feu, la Karina. Même pas le temps de dire ouf. Moi ça fait un quart d’heure que je le dis, ouf ! ouf ! ouf ! ouf ! Et je suis toujours debout, exactement comme si j’allais pas mourir. Et les yeux du docteur qui me disent le contraire. On amène un scalpel qui a déjà servi. Je rouspète. Le docteur est désolé. Mais il coupe bien ! Peu importe si ça fait mal. Et même que j’ai envie d’avoir mal avant de crever. Ça m’aidera à aller plus vite que la mort, des fois que j’en sache plus qu’elle au bout du compte.

— Si vous bougez… dit le docteur.

Et j’ai pas l’impression de bouger ! C’est dire !

— Et si vous coupez le bras, que je propose. Ça se fait dans les films. On coupe le bras avec les moyens du bord. Et le mec, en bon manchot, épouse une manchote et lui fait plein d’enfants manchots. Qui c’est cette vieille qui tue d’une pierre deux coups ?

— Alfreda Telometo, la compagne de Juan Metelatu, dit Kol comme si ça n’avait plus aucune importance.

Mais ça en a pour moi. On sait jamais. Je pourrais commencer à comprendre avant de crever.

— Il va crever sans comprendre, confie un invité à un autre.

Et l’autre comprend ce que peut comprendre un type qui est encore à l’abri pour quelques années de plaisirs partagés.

— J’croyais que c’était une Anglaise, dis-je parce que la conversation était arrivée à son terme, un peu comme le loyer, sauf que là, j’étais quitte de ma dette.

— Elle en a l’allure, dit Kol.

— Surtout à poil, dit le toubib.

Encore un spécialiste de la fesse et du sein d’origine douteuse.

— Vous pouvez vous asseoir maintenant, dit-il d’une voix sirupeuse. Ne regardez pas. Il faut que je panse.

Moi aussi je vais penser à autre chose. C’est dur de crever en plein mitard d’une enquête, surtout que le polar va se continuer sans moi. Ça se fait : le mec qui a commencé l’histoire cède sa place à un autre qui l’achève à sa manière. Et ça devient compliqué comme dans la réalité. Avec des significations cachées qu’on ne cache plus tellement on en a marre de faire des mystères pour le mystère. Je m’assois. Je sais encore faire ça. On emporte le corps sans vie (à moins que je me trompe) de Karina qui n’aura pas connu l’amour et comment ça fait mal quand ça s’arrête. Le docteur panse. Il fait un nœud et se déclare satisfait. Il a fait son boulot. Et maintenant ?

— On peut vous amener à l’hôpital, propose-t-il.

Il est là devant moi à balancer sa sacoche au bout du bras qui vient de me cisailler le mien. Rien ne l’amuse. Il est comme moi, construit pour la tragédie.

— C’est le mieux, dit Kol.

Il se lève et accompagne le docteur vers la sortie. Moi aussi je vais sortir par là, mais ce sera la dernière fois.

— Ya vraiment pas de solution ? dis-je en moi-même.

Mais tout le monde m’entend. On sent bien qu’il n’y en a pas. L’air devient lourd et moite. J’ai l’impression qu’on se mouche dans le même mouchoir.

— J’ai appelé un taxi, dit Kol en revenant.

— Ah ouais, dit ma cousine, c’est mieux qu’une ambulance.

Personne n’a prononcé le mot corbillard. Ce sera pour après. Mais quand ? Demain ? Cette nuit même ? Ça me fait une drôle (si je puis dire) d’impression d’aller en voiture à l’endroit où je vais laisser mes plumes. C’est pas comme à la guerre où qu’on est mort alors qu’on était vivant. Là, je suis mort parce que je vais mourir. Ça fait rire personne et je me tais. On attend le taxi, si on en trouve un qui veuille bien transporter un mort vivant encore. Kol montre des signes d’impatience. Il fait craquer son cigare éteint entre le pouce et l’index. Il boirait bien un coup.

— On le boira à l’hôpital, dit-il en se levant.

— Si on y arrive, prédis-je.

XIII

Il faut en passer par là… Ou bien tu écris douze chapitres et tu laisses aux autres le soin de raconter la suite, ou bien tu fais le grand saut, ce qui est pas facile un jour comme celui-là. Si j’ai bien compris, il était pas prévu que je crève. Et Karina est morte uniquement parce qu’elle savait ce qu’on savait pas nous-mêmes. Mais alors, que savait Kol qu’on savait pas si on c’est moi ? Dans le taxi, on s’évite du regard. Une vitre baissée laisse entrer les odeurs de la nuit. Il y a même des avions dans le ciel où j’irais plus jamais. Et les silhouettes des aloès sont autant de tombes muettes sur le devenir des morts qui ont eu le temps de la vivre, cette sacrée vie ! Cagnasse me tient la main. Sally regarde dehors. Kol souffle dans son cigare je ne sais pas pourquoi et la braise nous illumine. Peut-être pour ça. Devant, le chauffeur parle à sa radio.

— Il est pas au courant, explique Kol, sinon il aurait pas hésité à refuser de transporter un mort.

— Mais que je suis pas mort ! ¡Qué no estoy muerto !

— ¡Vivo ! ¡Vivo ! s’enthousiaste le chauffeur qui a l’air encore plus con que moi quand il fait semblant d’être heureux.

Qu’est-ce qu’on fout ici ? Qu’est-ce que je n’y foutrais plus ? Autant de questions que je pose à Kol dans la foulée. Il a pas le temps de m’expliquer. Et il me demande de prendre le temps de mourir ! J’aurais des draps blancs qui ont servi à d’autres morts peut-être plus injustes que la mienne. Je sais bien qu’on fait pas exprès de mourir. Mais des fois on meurt exprès sans le vouloir, hein, Kol ? On arrive. Pas de lumière sur le parvis. Ya pas urgence, dit le chauffeur dans le micro. Du coup, la barrière met un temps fou à se lever.

— Oh la vache ! fait Sally.

Elle parle pas d’une vache comme on peut en rencontrer fréquemment sur les pelouses des hôpitaux où on prend le temps de se séparer des siens. J’ai compris au moins ça. Kol paye avec le budget prévu pour les disparitions définitives. C’est là que je vais disparaître. J’ai un peu chaud, mais je sue pas. Il paraît qu’on sue si on a pas chaud. Ils vont monter le chauffage pour je mouille pas les draps. Ça me sèchera les larmes. Je sais même pas si je vais souffrir. Il paraît que non. On me mène à l’abattoir et je sais même plus en parler, moi qui ai mangé beaucoup de viande. Sally rigole un peu parce que je suis de bonne humeur et que ça se voit pas, mais Cagnasse pleure à ma place et je la remercie en silence. C’est ma vraie famille, Cagnasse. Je lui dirai le dernier mot. Ça lui fera plaisir, allez !

On descend de la voiture. Je veux être le premier à entrer. Une jolie infirmière tient la porte et me fait signe de mourir… euh… de passer. Elle sent bon je sais par trop quel fruit mais je sais qu’ils mettent des fruits dans les parfums, comme dans le vin d’ailleurs. On prend l’ascenseur pour s’économiser de la salive et la porte s’ouvre sur un couloir interminable qu’il faut pas prendre parce que de ce côté on a de l’espoir. Pour moi, c’est à gauche. Il y a moins de lumière. L’ambiance est recueillie. « Vous venez mourir ? C’est le bon endroit. Suivez la flèche. »

— Il faut signer, dit Kol. Je signe pour tout le monde ?

Personne n’y voit d’inconvénient. J’aurais aimé signer une dernière fois, mais bon, faut pas trop demander quand on est sûr de plus être à l’heure. Une infirmière ouvre le registre et me sourit. « Vous en avez de la chance de mourir ! » ne dit-elle pas. Mais j’entends tout ce qui se dit à l’intérieur de ces corps muets et silencieux par-dessus le marché.

— Vous voulez qu’on vous pousse ? me propose un gentil monsieur en pyjama vert.

— Je dis pas non…

Les jambes… Le condamné ne les sent plus. Il marche à l’envers. « Vous pouvez pas marcher à ma place ? Ça se fait des fois… » Je m’installe dans la chaise qui couine, les doigts jouant de la guitare sur les rayons d’acier. Dans les virages, les pneus crissent. Je crois qu’on dit comme ça quand on sait écrire. Je vais encore essayer de savoir. 333. Ma chambre. Je vais mourir à l’aise. Ya la télé, des fois que je veuille pas partir sans elle. Une fenêtre laisse passer les bruits feutrés d’une circulation discrète. Un feu clignote au rouge. Il va clignoter toute la nuit, me dit mon transporteur en pliant la chaise parce que je suis déjà dans le lit. On sait pas pourquoi il clignote. À la vérité, on a jamais demandé. Ce serait une bonne question. Et ce serait moins chiant de s’en aller sans clignotement. Il comprend. Il referme la porte et nous enferme.

— Pour le cercueil, commence Kol, j’ai pensé…

J’y avais pas pensé, moi. C’est vrai que c’est là-dedans qu’on devient seul.

— Alors ils me mettent rien dans les veines ? demandai-je à tout hasard.

Apparemment, ils ont rien prévu pour me calmer l’angoisse. Les coussins, c’est bien, mais c’est pas ce que j’espérais du système médical en vigueur dans ce pays. C’est des beaux coussins, hé ! Avec quelque chose dedans. Pas comme à Troulouse qu’ils sont vides dedans et pleins à l’extérieur. Là où on m’a recousu. Avec du fil exprès. Et à quoi ça a servi qu’on me recouse ?

— Faut payer pour la télé, dit Kol.

— Je boirais bien un petit café… Un ttotte si c’est possible.

— Tout est possible ! lance Kol en sortant.

Avec deux femmes sur et non pas dans le lit, j’ai l’air d’un con. Mais ma mère n’est pas là pour me le reprocher.

— Ça fait combien de morts, à part moi ?

Sally compte sur ses doigts, mais c’est Cagnasse qui dit :

— Hassan Iben Sabbah, Pedro Phile et Karina.

— Ça fait quatre, conclut Sally.

Mais si je compte bien, et je suis encore assez vivant pour le faire s’il y a pas de retenues, moi j’en compte cinq.

— Ah ouais… ?

Elles m’ont regardé comme si je donnais les premiers signes d’avertissement. Mais oui, mes belles. Cinq morts. Vous avez mal compté. Je dois avoir un sixième sens.

XIV

Quand il remonte les escaliers quatre à quatre, le Kol, ça s’entend à des kilomètres. Sally a à peine eu le temps de raccrocher son portable. Il était déjà là, avec les cafés dans les mains et une tache noire sur sa cravate jaune. Il me regarde comme si j’étais mort.

— Pas lui ! fait Sally ! Vous me laissez jamais le temps ! Lui !

Moi, quand je suis entré dans cette chambre, je trouvais que ça sentait mauvais. Je l’ai pas dit parce que parler de mauvaises odeurs dans la chambre d’un mort, ça fait pas bien. Et c’était déjà une chambre d’un mort avant que j’y mette les pieds. Le type qui dépassait n’était pas entré tout seul dans le placard. Il en avait pas l’air en tous cas. Il en avait mis partout et maintenant ça coulait sur le sol. C’était même encore chaud.

— Vous le connaissez ? demande Kol aux filles qui s’y connaissent en connaissances.

— Elles non, dis-je d’une voix qui n’est déjà plus la mienne. Mais moi oui…

Kol ne cache pas son étonnement. Il y a des choses que je sais et qu’il ne sait pas… On va pas se disputer maintenant sur ce sujet épineux comme une couronne. Le moment serait mal choisi.

— Allez-vous parler, enfin ! grogne Kol qui retrouve en moi le mec que j’ai toujours été.

Sally s’interpose :

— Il est mourant, Koly…

— Il en a plus l’air. Excusez-moi, Arto. Je suis sous pression. Qui c’est… d’après vous ?

Il se méfie encore de mes compétences. Au seuil de la mort, j’ai encore quelque chose à dire. Pourra-t-il en dire autant quand l’heure sera venue pour lui ? Il attend, étreignant les verres de café qui giclent par intermittences.

— C’est… ou plutôt c’était…

— Arto ! Laissez tomber la correction grammaticale !

— Un des mecs qui m’ont coupé ce que vous savez et peut-être même celui qui m’a arraché les dents.

J’avais oublié que j’allais mourir sans dents.

— Le mystère s’éclaire-t-il ? dit Kol d’une voix grave. Vous êtes sûr ? Vous confondez pas avec un autre ?

— Mais avec quel autre ? fait Sally en ouvrant toute grande la porte du placard.

Cri des gonzesses. Je passe sur cette écriture. On a tous entendu ça au cinéma. Les deux loubards qui m’ont scié la queue sont dans le placard. Pourquoi ? Comment ? Et quand ?

Le service de sécurité arrive avant même que j’ai eu le temps de fournir des éléments de réponse. Et au lieu de s’intéresser aux cadavres qui puent et qui saignent, ce qui est dégueulasse, c’est moi qu’ils emportent sans ménagement et sans roues cette fois parce que, m’explique l’un d’eux, yen a que deux pour tout le service et que la chaise qui s’en sert actuellement est occupée par un autre candidat à la villégiature suprême. On change de camp, quoi. Je suis solidement fixé dans des bras qui ne me lâcheront pas avant que j’ai atteint ma destination.

Ça court dans tous les sens. J’explique que c’est pas moi puisque je suis entré après. On se fait signe que j’en ai plus pour longtemps.

— Mettez-le là, dit quelqu’un dont je reconnais la voix.

C’est le toubib qui m’a découpé le bras pour me libérer de la morsure de Karina. Comme il a l’air de se demander pourquoi je suis pas encore mort, je me mets à avoir de l’espoir. Et c’est exactement ce qu’il devine, en expert du regard qui implore les mains jointes. Il attend qu’on m’enchaîne à un lit sans matelas pour me remettre dans le droit chemin de la vérité à laquelle il n’est plus question de se soustraire. On me fait même une piqûre. L’antidote peut-être… mais le docteur secoue la tête. Est-ce la bonne piqûre ? Celle qu’on me destine pour je ne sais toujours pas quelle raison qui a fait de moi un flic et non pas un bibliothécaire comme Crabougnasse qui n’est pas, j’y insiste, ma cousine.

Ah on veut me faire rêver ! Qu’à cela ne tienne ! J’en ai en veux-tu en voilà des rêves et des réalités ! Tellement que je sais plus quoi en faire. Alors si vous avez pensé à un usage extraordinaire, vous gênez pas, les amis ! Piquez cette veine qui n’en a pas ! Repiquez si c’est pas assez profond ! Et arrêtez de me pomper l’air avec vos cadavres qui sentent la choucroute et le fromage des pieds. Je suis pas fait pour mourir idiot. Avec vous je gagne le gros lot ! Je finis où commence le mystère. Et vous commencez quand je suis plus là !

Je vais pas, ici, dans un polar de merde, reproduire à la lettre près tout ce que j’ai pu leur dire parce qu’ils m’écoutaient pas. À un moment, après s’être bien énervé, on se clame. Ça change pas grand chose. On est toujours enchaîné. La tête vous tourne. L’absence de matelas se fait sentir. La fenêtre est fermée pour étouffer les cris. Parce que vous allez crier. Mais pas de colère cette fois. Ce sera plus votre venin que vous cracherez sur leurs faces idoines. Mais votre chair s’exprimera enfin sans l’intervention périmée de ce qui reste de votre cerveau.

Kol est entré sur la pointe des pieds, comme si je dormais et qu’il fallait pas me réveiller.

— Vous avez bien regardé ? demande-t-il au docteur.

— J’ai incisé jusqu’à l’épaule, monsieur…

— Il faut retrouver cette dent, bordel de merde !

Il me sourit. Je sens rien. Jusqu’à l’épaule, vous dites ? La mienne ? Ah elle en a fait des progrès l’anesthésie de je me rappelle plus quel général ! Vous m’expliquerez plus tard, c’est ça ?

— Recommencez, dit Kol.

— ¿Más ?

— ¡Mucho más !

Je sais pas qui est Mouchomasse, mais il est pas de ma famille. On a pas de Mouchomasse dans la famille. Des Cagnasse et des Lafigougnasse, mais pas de Mouchamasse ni de Crabougnasse ! Je veux, j’exige qu’on m’explique ce que je fous ici si je suis pas venu de moi-même (j’y insiste) pour mourir parmi les miens de ma famille et de ma profession.

— La porte est bien fermée ? demande le docteur.

— Vérifiez la fenêtre, conseille Kol.

Moi, j’ai compris instantanément que l’anesthésique qui me faisait faire des phrases que j’avais fait dans ce genre, yen avait plus ! Et que sans anesthésique, ce genre de charcuterie ne se fait pas sans douleur. Alors j’implore la pitié !

— ¡Piedad ! ¡Piedad ! ¡Piedad !

Mais rien n’y fait. Le docteur se suce une dent avec la très nette intention de s’appliquer même si ça me fait pas du bien. J’entends le feu purificateur lécher la lame qui se met à étinceler. La dent ! La dent de Karina ! En moi ! Là !

Et je refais un tour. Maintenant, entre un cri perçant et un râle profond, je comprends que je vais pas mourir, qu’on s’est foutu de moi. Et si on me laisse du temps entre le cri et le râle, je vais même en savoir plus. Kol m’observe à travers ses grosses lunettes de soudeur à l’arc. Et le docteur secoue la tête. Il trouve pas la dent ! De là à penser que je l’ai avalée, ya pas beaucoup de chemin à faire et il le fait. Il attendra pas que j’aille au pot, le salaud ! Il va m’ouvrir le ventre avec ce truc pourri qui n’est peut-être même pas un scalpel ! Je veux pas voir ça ! Et pourtant je me vois dans le miroir du placard, le frère jumeau de celui où les deux larbins de Juan Metelatu ont fini de faire chier le monde qui n’a pas envie ni besoin qu’on lui coupe la queue. ¡Ay ! ¡Ay ! ¡Ay ! ¡Ay ! Qu’est-ce que je vais pas dire ? Et en le disant pas, qu’est-ce que je vais prendre !

— Rien ! gueule Kol. Rien ! Nada !

Puis un grand calme. La vraie solitude, celle qu’on ressent quand on a eu très mal et que ça fait encore plus mal. J’avais envie de dormir, mais je me parlais. Je m’encourageais. Je me disais que c’était un cauchemar. Certes, un vrai cauchemar, pas un faux qui laisse pas de traces. C’est à l’aube qu’on m’empale ? Eh ! Je vous demande de me dire à quelle heure ça va arriver ! J’avoue que je suis impatient d’en finir ! Pas vous ?

XV

Maintenant c’est moi qui pue. Et en plus je fais du bruit. Une douleur lointaine me retient de regarder où j’en suis. Je fais partie d’un lit en acier qui me le fait savoir, que sa fusion n’est pas terminée et qu’il en a encore pour un bout de temps. La fenêtre bat doucement, laissant filtrer les bruits de la ville. Ça sent la campagne des jardins publics et les eaux de Cologne des travailleurs matinaux. Le jour va se lever. Et s’il se lève pas, c’est que je suis en train de rêver. J’ai un peu froid mais dessous, ça chauffe, ça brûle terriblement. Et pas un miroir pour me voir tel que je suis. Je suis obligé de m’imaginer. Je me suis foutu dans un drôle de pétrin. Depuis que je suis plus un enfant, j’arrête pas de provoquer le monde pour qu’il me foute dans des situations que j’ai besoin des autres pour m’en sortir. Plus de dents ! Le bras en charpie ! La queue sciée et recollée ! J’ai même un truc, que je suis incapable de deviner ce que c’est, qui va et vient dans mon col de l’anus que c’est entre les cols des fémurs, si j’ai bien compris ma leçon d’anatomie à usage policier et même judiciaire. Ah je vois ! Ils m’ont pas crevé les yeux ! Mais ma tête est coincée dans un étau dont les mâchoires sont vissées dans l’os du crâne, le plus grand os qu’on a, en surface, et le plus compliqué, tellement que j’ai toujours pas compris comment c’est qu’on a tous le même os autour du cerveau, alors qu’il serait logique que les plus cons se différencient des moins cons par au moins une petite anomalie qui donnerait son nom à la connerie humaine. J’ai même mal aux doigts de pieds ! Je dois avoir des trucs plantés dedans. Des trucs qui font mal exprès. Entre la chair et l’ongle, comme ça se fait couramment chez nos amis chinois qui s’instruisent aussi dans la souffrance des autres surtout si c’est eux qui la provoquent. Pas un bruit derrière la porte…

Et puis un bruit ! Le silence appelle le bruit, dit le poète. Je sais pas comment il l’appelle, mais ça peut plus être silence. Ça chuinte discrètement, comme un pet volontaire et indispensable. Ça sent la piqûre ou pire ! C’est que je suis vachement malade ! Et c’est la Sécu qui paye ! Enfin j’espère ! Grand blessé de la Fonction que je suis. Avec des preuves que j’ai été blessé en service.

Une voix :

— Tu vas bien Arto ? Surtout ferme ta gueule. Je suis pas belle à voir…

Je réponds rien parce que mon cerveau cherche à donner un nom à cette nouvelle mocheté qui va me gâcher la vie par excès d’esthétique.

— Arto ? Tu dors ou t’es mort ?

— Ni l’un ni l’autre, couinai-je.

— Ah c’que t’es con !

La tête de Cagnasse s’annonce par une tignasse bouclée au sang et au pus. Ah c’qu’elle a dû souffrir ! Elle a un œil qui pend et ça lui fait pas mal ! Ils lui ont arraché les dents. Mais qu’est-ce qu’ils ont après les dents ?

— Ça en fait des dents dis donc ! que je plaisante en la voyant tout entière.

C’est pas souffert qu’elle a ! De laide qu’elle était elle est devenue un exemple de ce qui arrive au citoyen quand il collabore pas avec les autorités. Elle s’est approximativement vêtue d’une sortie de bain qui a servi de paillasson à ses tortionnaires.

— Ça te fait encore mal ? que je lui demande.

— Que oui !

Et elle secoue la main pour avoir moins mal.

— C’est quoi ces trucs noirs ? je demande.

— T’occupe ! Ferme ta gueule et laisse-moi réfléchir…

— À quoi que tu vas réfléchir ? dis-je avec une pointe d’inquiétude angoissée dans le point d’interrogation.

— À comment on te sort de là hé conard !

— On ?

Ah cette manie de mettre des on où le nous aurait plus de sens !

— Tu regardes pas ? fait quelqu’un dans le couloir.

C’est la voix de Sally, avec du sang dedans. Et des morceaux de dents.

— Le processus de métallisation a commencé, déclare Cagnasse en se redressant.

Sally apparaît à ce moment-là. J’ai promis de pas regarder mais je vois. Elle se tient les tripes à deux mains, qu’il lui en faudrait une autre pour qu’on s’y retrouve vraiment pas. J’en ai vu, des foies, mais jamais en vrai ! Ah je dégueule !

— Mais qu’il est con ce mec quand il s’y met !

C’est que je m’y mets pas ! Les trucs dégueulasses, ça me fait gerber et je me le reproche jamais ! Pour une fois que je voyage avec deux gonzesses, elles se sont faites tabasser avant que je consomme. Et je suis pas beau à voir non plus. Ah le film !

— Faudrait une scie à métaux, dit Cagnasse, et justement, j’en ai pas.

— T’es sûr que c’est du métal.

— Fixé à la pisse de chat, oui !

De quoi elle parle ? Je suis au courant de tout à condition que ça passe à la télé. Elles sont en train de réfléchir quand un hélicoptère se poste juste en face de la fenêtre et l’éclaire d’un puissant jet de métal en fusion. En même temps, elles se mettent à sautiller sur place comme si le plancher était entré en fusion. Je vois de la fusion partout. Même la porte se déglingue. On court dans le couloir. Des portes claques et volent en éclat. Étincelles vertes de l’acier frotté avec amour. Mon papa il aimait ça quand il était gosse. Et son papa qui revenait du boulot avec ses couilles en bandoulières lui répétait toujours sur la même rengaine : « Tu travailleras dans un bureau, mon fils ! » C’est comme ça qu’on devient fonctionnaire après avoir été fils d’ouvrier dans ce pays de merde ! Où ça m’a mené ?

— Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Le son maintenant ! L’hélico se rapproche. Des projecteurs explorent mon intérieur. Les filles deviennent transparentes. Une giclée de sang écrit des lettres d’or dans le ciel. Et juste au moment où je commençais à réfléchir après un autre long moment passé à me préparer à le faire sans avoir l’air trop con, un rif m’étrangle le cerveau qui se liquéfie aussitôt et se met à bouillir comme dans une casserole.

— Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Ah le fanatisme ! On voit bien qu’elles aiment ça. Elles s’arrachent ce qui leur reste de cheveux et me les donnent à bouffer pour que je ferme ma grande gueule. J’étouffe dans la confusion. C’est pas comme ça que je veux mourir en musique. Et Kol surgit comme s’il revenait des enfers après avoir donné tout ce qu’il possédait avant d’être pauvre comme les autres. On lui a coupé le nez et les lèvres. Il fait « bleuh bleuh sleuh » pour se faire comprendre. Et je comprends que le type qui arrive dans l’hélico, c’est K. K. Kronprinz, le meilleur du métal et encore, j’ai pas tout dit !

XVI

On nous a installés dans un vaste living avec tout ce qu’il faut pour se sentir bien. Cagnasse n’arrête pas de répéter qu’on s’en sort bien. Et Sally en rajoute en gloussant que ça aurait pu être pire. Ya que Kol qui la ferme. Il a rien dit depuis qu’il est entré dans la chambre de torture ou alors des trucs pas clairs à cause qu’on lui a arraché la langue pour le faire parler. On en apprend tous les jours. Maintenant, je sais que la langue, ça sert à parler. Croyez pas ceux qui vous disent que le métier de flic est abrutissant. C’est le contraire. Au début vous êtes un abruti, sinon vous n’entrez pas dans la confrérie. Mais après, quand vous en sortez pour cultiver des légumes bio et pêcher avec permis de chasse, vous en savez tellement sur la connerie humaine que vous avez de sacrément bonnes raisons de penser que vous êtes finalement moins con que les autres. Les cons, c’est les autres, dit Jean-Paul Sartre que j’ai pas lu mais d’autres l’ont fait à ma place.

— Le plus long, dit Cagnasse, c’est la cicatrisation.

Elle se lèche tout ce qui coule. Comme les chiens qui croient dur comme fer que la salive a un pouvoir cicatrisant même quand ça a commencé à pourrir. Sally est plus circonspecte. Elle s’assoit pas à cause des hémorroïdes. Elle en a partout. Devant, derrière. Elle en a même sur la langue. Ça lui fait pousser des cris.

— On aurait peut-être mieux fait d’aller à l’hôpital, regrette-t-elle constamment.

— On en vient de l’hôpital ! rugit Cagnasse qui en a marre de se sucer.

Et Kol nous regarde en hochant ce qui lui sert de tête depuis qu’ils s’en sont servi pour forger une épée médiévale qu’ils avaient le modèle sur la page arrachée d’un magazine conçu pour les humains de notre espèce.

— Moi j’y vais plus dans les hostos espagnols ! grogne Cagnasse entre deux coups de langues sur sa propre chair.

— On t’as dit que c’était pas un hosto ! rouspète Sally. C’était le Centre d’Essai des Métaux à Usage Culturel, le CEMUC.

— Que c’est le Prinz qui finance et qu’on a même droit d’y habiter si on est dans son camp, ajoutai-je pour montrer à quel point je m’étais instruit depuis que je souffrais atrocement.

— Mais je suis pas dans son camp ! hurle Cagnasse. Tu l’es, toi, Arto ?

Elle me demande ça alors que j’en ai aucune idée. On m’a même pas demandé de choisir, alors. Quant à ce qu’en pense Kol, difficile de le savoir parce que sans langue, il en parle une autre et celle-là, je la comprends pas. C’est peut-être du chinois.

— Me dis pas que tu es du côté de… de… fait Sally en ne regardant plus Cagnasse tellement elle a peur d’être contaminée par les idées subversives de ma cousine.

— J’ai rien dit ! grogne Cagnasse.

De quoi on parle, je sais pas. D’habitude, c’est Kol qui m’explique. Il m’explique ce qui est nécessaire que je comprenne bien pour pas faire trop de conneries que des fois, les conneries, ça peut provoquer des catastrophes. Mais j’ai rien à me reprocher sur la conscience. J’en aurais sans doute si on trouve pas le moyen de le faire parler. Il aura droit, si j’ai bien compris, à une langue d’acier. Et du trempé !

— Quand vous aurez fini de déconner, dit Cagnasse plus sérieusement, on pourra peut-être se concerter pour réfléchir à notre avenir, hein ?

Ça nous plonge dans un silence de mort, cet avertissement qu’on est pas venu pour déconner, mais pour résoudre une affaire criminelle de la plus haute importance puisque c’est à Kol que le ministre de l’Intérieur a pensé en premier. Dans ce vaste salon pensé pour le plaisir d’exister pendant que les autres en crèvent, on entend plus que l’écoulement du sang sur le tapis et le travail des insectes nécrophages qui se multiplient comme la Loi suprême les autorisent à le faire sans nous consulter, nous qui pourrissons vivants dans cet enfer métallique.

— J’ai peur ! dit Sally.

Elle qui fait peur à tout le monde pénitentiaire ! Moi, l’angoisse, ça me prend quand je me sens abandonné. Et là, les amis, je me sentais plutôt le contraire.

— Le contraire ! Le contraire ! râle Cagnasse. Mais il a rien compris ce mec !

Peut-être pas tout… Quand elle me parle comme ça, avec ce mépris qui s’agite dans mes plaies naturelles, elle me réduit à cette peur que l’enfant que j’ai été a caché sous son oreiller pour protéger l’avenir de l’adulte qu’il pouvait devenir si les circonstances ne le poussaient pas au suicide. Elle approche son visage tuméfié du mien que j’ai aucune idée s’il me ressemble encore.

— Il avait quoi dans le cul le Hassan Iben Sabbah ? dit-elle sans rire.

— Un poteau de signalisation… J’en suis témoin !

— Ah quel témoin tu fais, patate ! C’est en quoi un poteau de signalisation ?

— En tube…

— Ah mais qu’il est con ! Il me fait le coup du rouge !

— J’en boirais bien un… vu les circonstances…

— Pas du qui tache hé minable ! Du rouge, là, comme le sang ! C’est quoi rouge, demande le poète ?

— La poésie maintenant ! fait Sally.

— Sleuh ! dit Kol.

— C’est une couleur… non ?

— Et c’est quoi une couleur ?

— Une vibration de la lumière, ironise Sally qui connaît mes limites.

— Et c’est quoi une vibration de la lumière ?

— Oh vous faites chier ! s’écrie Sally.

Elle me secoue les tripes que je dois avoir à l’air comme elle.

— Ce qu’elle veut dire, conard, c’est que le tube, il en acier. Voilà ce qu’elle veut dire !

— Ah putain elle le dit compliqué ! Et elle aurait pu le dire plus tôt ! Parce que je comprends toujours rien, moi, que je suis pas plus con qu’elle !

— C’est de l’acier qu’on lui a foutu dans le cul (dit Kol que je traduis ici en langage parlé). Donc…

— Donc… réfléchis-je en pensant que je ferais mieux de penser à autre chose…

— Donc on est sur la bonne piste ! hurle Cagnasse.

— La piste du Métal ! complète Sally pour je comprenne tout de droite à gauche comme quand je lis.

— Tu lis de droite à gauche, toi ?

— Quand tu me regardes lire, oui !

— Alors c’est pas souvent ! Ce con se fout de nous ! On est bête !

— Ça fait du bien de rire, dit Kol que je traduis parce que ça fait « sleuh » et que « sleuh » c’est pas de la langue qui lui manque.

— Alors, conclus-je, ce que j’ai dans le cul, c’est un poteau de signalisation !

— Il a tout compris le petit Arto à sa maman !

— Et pourtant je suis pas Hassan Iben Sabbah !

— C’est ce qu’on se demande !

Les voilà bien, les gonzesses. Elles te mettent sur le chemin de la vérité, que du coup tu te sens bien et prêt à recommencer. Et soudain, elles te balancent dans l’ornière avec un truc que tu savais pas avant des les connaître à fond.

— Il est à la morgue Hassan… hésitai-je à comprendre.

— Et ici, on est où ? fait le bout de langue de Kol que je comprends de mieux en mieux sans avoir besoin de le traduire.

Le froid s’installe dans mon dos. Un froid dur et droit comme la barre que j’ai dans le cul. Tout est possible dans ce monde de merde. Le sens s’est perdu pour qu’on le retrouve pas. J’en ai marre d’être pris pour un con. Mais j’ai beau le dire, c’est comme si je parlais chinois. Et me voilà embarqué dans une histoire que j’ai pas inventée. Elle commence où je finis. C’était moi la victime sans laquelle il n’y a pas de polar qui tienne. Je suis à la morgue avec mon poteau dans le cul et on me l’a pas enlevé parce que c’est un élément scientifique de l’enquête. On m’a rien dit ! On m’a pas prévenu. Et je sais même pas qui est Hassan Iben Sabbah. Surtout si c’est moi !

XVII

Ah je reviens de loin. Je suis pas mort. Mais je m’appelle pas Hassan Iben Sabbah puisque c’est des faux papiers qu’on a trouvés dans ses poches.

— Et c’est qui qui les a trouvés ? fait une voix féminine que je veux pas identifier parce que ces deux gonzesses commencent vraiment à me faire chier.

— Laminouche !

C’est comme ça l’enquête criminelle menée par les forces autorisées. Au moment même où tu crois savoir l’essentiel, un élément fait surface, et tout le plan de fin est à revoir. Si les faux papiers d’Hassan Iben Sabbah sont vrais, je suis Hassan Iben Sabbah. Et pourtant je me sens pas arabe. Pas le moins du monde. Je suis même adhérent au Front National. C’est pas une preuve, ça, que je suis pas arabe ? Tu en connais beaucoup, toi, des français de souche certaine, qui se font appeler Hassan et des poussières ?

— Sleuh… fait le trou rouge que Kol s’est pas fait tout seul à la place de sa bouche.

Et cette fois, je comprends pas ce qu’il veut dire. C’est la première fois depuis le début de cette enquête que je comprends pas ce que je pourrais facilement comprendre si on me cachait pas quelque chose. Je les toise. Les deux gonzesses en sang et Kol qui fait des bulles avec son orifice nasal. On est bien ici. La température est idéale. Ya la télé. De quoi boire, amer ou sucré, mais avec de l’alcool dedans. Le cuir sent bon les frottements. Les coussins sont moelleux. On entend un rif continu sur trois notes. Ça prend pas de place. Qu’est-ce qu’on attend ?

— On se demande, dit Sally.

— On est tellement bien ici qu’on a pas envie de sortir, ajoute Cagnasse.

— Sleuh !

— Ça te fait rien d’être un arabe ?

— Mais je suis pas un arabe ! Mon sang le prouvera si c’est nécessaire ! Les Lafigougnasse n’ont jamais été arabes !

— C’est pas le sang qui prouve ce que tu es, patate, c’est tes papiers. On est dans un pays civilisé.

— J’ai ma carte du Front !

— Ah parlons-en de ta carte ! Tu sais pas, Sally ?

— Non… Je sais pas…

— Raconte, Hassan…

— Ne m’appelle pas comme ça que c’est pas le non que je veux donner à nos enfants !

Elles rigolent comme si j’avais l’air d’un clou avec les traces de ma souffrance purement physique à la surface de ce que je ne suis pas. Elles sont pas belles. Et on les a pas arrangées non plus. Les insectes font des bruits étranges. Et ils mastiquent ! Ils mastiquent !

 

Bon… Je raconte à leur place, parce que si je les laisse faire, non seulement on comprendra rien, mais en plus ça n’aura pas de sens. À l’époque, que c’est pas si loin que ça, et que ça doit remonter à mes débuts dans la police judiciaire, j’avais adhéré au Front National parce que je m’étais mis dans la tête que si je pouvais pas enculer Marine en vrai, je pouvais toujours me l’imaginer et même en parler à personne pour pas que ça s’ébruite. J’aurais été terriblement déçu si elle m’avait dit non, ce qu’elle aurait dit si je le lui avais demandé. J’avais donné une certaine réalité à mes fantasmes, avouerai-je. L’achat d’une poupée gonflable m’avait demandé de gros efforts de dissimulation. J’avais plus qu’à fantasmer et à enculer la poupée. Ça, tout le monde peut le faire et je dis rien du nombre de mecs qui enculent Marine tous les jours sans qu’elle ait à s’en plaindre. Et de Sodome en Gomorrhe, comme disent les marins, je faisais le tour du monde en moins de temps qu’il n’en faut pour y penser sérieusement. Mais, comme il arrive toujours dans ce genre d’attente, car, mes amis, j’attendais et je le savais bien un peu, je me suis mis à rêver au-dessus de mes moyens. La poupée, je l’ai payée sans faire de dettes. Mais Marine, si je voulais l’enculer en vrai, avec sa permission ou sans, c’était une autre paire de manches. Or, de manches, j’en ai qu’un. Explique-moi comment tu fais pour enculer sans son accord une gonzesse qui fait pas de politique sans protection. Donc, me dis-je, si je veux l’enculer, ce sera avec son accord. Il faudrait qu’elle m’aime. Mais m’aimera-t-elle si elle en aime déjà un autre qui l’encule sans risquer de passer pour importun ? Elle a déjà ce qu’il faut. Et comme je lui apporte rien de plus, elle me dira gentiment non, sans compter que ses gardes du corps s’en prendront au mien. Alors j’ai cette idée lumineuse d’écrire au papa pour lui demander la permission d’enculer sa fille, ce qu’il a peut-être déjà fait lui-même. Il saura donc de quoi je parle. Et s’il le sait pas, de quoi je parle, comme c’est probablement le cas, il saura me conseiller à la hauteur de son rêve. Qu’est-ce que je risque ? S’il est pas d’accord, il se contentera d’en rire et en parlera même à Marine qui en rira aussi. De toute façon, quand il doit y avoir un con, c’est moi qui décroche le rôle. Alors, j’écris. Je m’applique. Que dans la police nationale, on sait pas trop écrire. On écrit comme on parle et comme on parle pas toujours comme il faut, ce qu’on écrit ne passera pas à l’Histoire, ou alors comme exemple de ce qu’il faut faire si on veut bouffer sans se soucier du chômage et des autres maladies du capitalisme. Un truc comme ça :

« Monsieur Jean-Marie Le Pen, j’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir m’autoriser à enculer votre fille Marine qui ne peut pas refuser cet honneur à un membre fidèle du Front National. Votre dévoué etc. »

J’avais fait court. Direct. Pas de fioritures. Membre. Pas d’explications qui m’auraient fait passer pour un parano. Surtout qu’à l’époque, je savais pas que j’étais arabe. Maintenant que je le sais, je crois que j’aurais pas écrit cette lettre et que j’aurais continué de filer le doux amour avec ma poupée gonflée à bloc pour ressembler à Marine. Et donc j’attends. Pas de réponse. Je me dis que le papa Le Pen m’a pas pris au sérieux. Ou alors, c’est lui qui encule. Je suis, comment je dirais ? dans un choix cornélien, mais sans le côté tragique. Je suis loin de me douter que j’ai écrit la première réplique d’une tragédie. Pardi ! Un flic écrivant des tragédies ! Des conneries, je veux bien. Mais de la tragédie ? Que c’est le genre préféré des français qui poussent les études. Moi, je les ai pas poussées et elles m’ont conduit où j’en suis aujourd’hui. Ni lard ni cochon, si vous voyez ce que je veux dire.

Et un soir, un de ces soirs comme il en existe des tas depuis qu’il fait jour et nuit à des heures différentes, la porte de mon petit appartement explose en mille morceaux ! J’étais devant la télé en train de demander conseil à une série policière américaine. Y avait plus de place pour autre chose dans mon esprit. Et je dis « Entrez ! » sans me rendre compte que j’entrais dans le malheur en disant une connerie que j’aurais mieux fait de pas la dire. Parce que le mec qui était entré en frappant a cru que je me foutais de sa gueule. Et comme il était pas seul, ils étaient plusieurs à me reprocher de faire de l’humour à leur dépens alors qu’ils étaient pas là pour rigoler ni me faire marrer non plus. J’en prends plein la gueule ! Et pas une explication. Rien pour m’expliquer qu’on me frappait pas parce que j’avais été ironique, voire sarcastique, mais que malgré le fait que cette ironie avait été mal perçue, sans doute par des gens peu habitués à comprendre qu’on a pas envie de se foutre de leur gueule à peine qu’on les voit, ils étaient pas venus pour ça. Il m’a fallu attendre, tenez-vous bien, près d’une heure avant qu’on m’invite à prendre un siège pour écouter sans commentaires ce qui m’était reproché.

— Je sais pas ce que tu lui as fait au Dabe, me dit le plus grand qui était aussi celui qui m’avait le mieux soigné, mais il veut plus que tu lui écrives des conneries. Tu comprends, mec ? Maintenant tu me donnes ta carte, toujours en fermant ta gueule, et tu te rassois pendant qu’on fait le ménage.

Ils ont tout nettoyé ! Ma casquette SS. Mes CD SS. Même mes vinyles. Des bouquins qui racontaient pas que des conneries. Mes beaux draps. Ils me laissaient plus rien pour me souvenir. Quant à ma poupée, ils se sont contentés d’arracher la photo de Marine que je lui avais collée dessus. Ils m’ont même laissé la pompe. Jean-Marie avait donné des consignes strictes. Les traces, oui. Mais le reste. Non.

— Mais alors, dis-je en pleurnichant comme un gosse qui savait pas que c’était Noël et qui sait toujours pas écrire, je suis plus adhérent ? Sans ma carte…

— Je vais te dire ce qu’on m’a dit de te dire, conard : maintenant, tu n’es plus adhérent avec une carte. Mais tu restes un « adhérent de cœur ». Et tu vas le rester jusqu’à la fin de tes jours, sinon…

— …plus de poupée !

XVIII

Yavait du sang sur les murs. Et pas que du sang ! Forcément, à force de rigoler comme des gosses à la foire, on en avait mis partout. Alors, quand K. K. Kronprinz est entré (on était chez lui après tout) on a arrêté de faire les cons et on a baissé la tête pour ceux qui pouvaient et les yeux si on pouvait pas faire autre chose. On pouffait ah ça oui ! « Adhérent de cœur » ! Y a qu’à moi qu’arrive ce genre de choses ! Je pouvais en faire ce que je voulais maintenant, de ma poupée gonflée, d’autant que d’autres femmes étaient entrées, et sorties, de ma vie.

— Je vois que la bonne humeur prend le dessus ! chantonne le Prinz. Ça me fait bien plaisir.

Du plaisir, il devait pas s’en priver. Ses deux cents kilos de barbaque témoignaient d’un sens du plaisir à toute épreuve. En plus, il se coltinait sur les épaules et autour de la taille des paquets de métal en fusion précieuse qu’une seule goutte de ce liquide suffit à rendre heureux un pauvre comme moi pour trois générations au moins. Ah c’est Papa qu’aurait été heureux de rencontrer un mec qui gagne sa vie et celles des autres rien qu’un chantant ! Le genre de réussite qui rend la fonction publique aussi attrayante qu’un chiotte à la turque confié à des diarrhéiques. J’avais pas encore la diarrhée mais avec mes tripes à l’air et un estomac en cours de réfection, je pouvais servir à l’aise d’exemple comparatif. Ce type allait pieds nus pour laisser aux autres le soin de récupérer sa trace et d’en faire le mec plus l’ultra de la médiatisation du plaisir partagé en CD d’un côté et résidence de luxe de l’autre, avec ce que ça suppose de bain que les pieds sont peut-être les premiers à apprécier, mais les derniers. Il sentait l’ice-cream de son pays d’adoption historique et la tartine de pain beurrée aux cacahuètes de sa terre d’origine. Il avait le rythme dans la peau comme un zèbre a deux couleurs. Sa bouche lui allait à ravir. Ah yen avait des ravissements là-dedans ! Et des dents ! Des dents dans tous les métaux que l’imagination et la science des orfèvres peuvent donner à rêver à des pauvres types comme moi qui ont jamais eu l’occasion de caresser de vrais bijoux et la femme qui va avec que des fois elles sont plusieurs parce que le rêve est une disposition naturelle de la condition humaine. J’ai eu l’occasion de voir, mais d’y toucher, des bijoux volés. Ah c’que c’est beau ! J’étais tellement heureux que j’ai eu envie d’embrasser le voleur. Et j’aurais dû parce que c’était une sacrément belle gonzesse. C’est qui me trouble l’esprit : la différence que la Justice trouve, sans avoir cherché, entre le vol et le cadeau. Le Prinz faisait des cadeaux somptueux à ses fans… ou à ses femmes… je sais plus. Mais nous, parce qu’on était des flics et qu’il aimait pas ça, il nous avait envoyé dans un des hôpitaux où on entre vivant et en parfaite santé et dont on ressort avec une idée précise de l’influence du Métal sur la vie de tous les jours. Il racla soigneusement de la matière intestine sur l’accoudoir de son fauteuil préféré et me demanda de lécher sans le regarder.

— Il est obéissant le toutou, fit-il en observant les trucs qui entraient et sortaient de la cavité nasale de Kol.

Le Prinz ne tuait jamais personne. Les morts qu’il avait sur la conscience s’étaient tués d’eux-mêmes, sans intervention divine. Il lui arrivait même de payer les frais d’obsèques si la veuve avait de beaux petits pieds. Les Chinoises avaient un avantage certains sur le reste de l’humanité réduite à sa portion femelle. D’ailleurs, il en avait une sous le manteau. Elle apparaissait de temps en temps pour nous sourire. Elle avait beaucoup souffert de brûlures, mais ça se voyait presque pas. Le Prinz jouait du bout du doigt avec ses seins. J’avais fini de lécher et franchement, j’avais plu faim.

— Vous aimez la musique ? demanda le Prinz.

Il avait l’intention de nous casser les oreilles avec sa musique à la con. J’avais vu les haut-parleurs en entrant, si on pouvait appeler entrer le fait d’être arrivé là après avoir été propulsé par une force adverse et déjà conquérante.

— Appuie sur le bouton, toi, l’adhérent de cœur !

Des boutons, yen avait partout, surtout sur la gueule de Cagnasse qui se les grattait malgré l’interdiction de bouger à cause des mouches que le moindre mouvement importunait au bout qu’elles devenaient agressives et de plus en plus précises dans la tâche que leur avait confiée le Prinz. Si j’appuyais, le Prinz, qui se tenait au-dessus de moi sur des échasses, en prendrait plein la gueule. Mais c’était peut-être ce qu’il désirait le plus au monde en ce moment de domination de l’autre et particulièrement de mon destin tout tracé maintenant que j’avais aucune chance de m’en tirer. J’appuie. Ça gicle. Et je me prends une baffe.

— Elle est méchante, la petite ! fait le Prinz.

La Chinoise lèche. K. K. K. adore qu’on lèche.

— Tas de pourris flics de merde français ! Qu’est-ce que vous êtes venus foutre ici ? Et sans ma permission ?

— Slih !

Kol, qui sait exactement pourquoi on est ici, pourra pas le renseigner. Comme je suis ce que je ne suis pas, je pourrais pas non plus. Et ça m’étonnerais que Cagnasse en sache plus que moi. Nos regards se tourne vers Sally qui peut plus rougir mais qui se met à tousser des glaires tellement épaisses qu’on dirait de la pâtisserie de grande surface. Le Prinz se fait encore un peut sucer la queue par la petite Chinoise et il s’assoit sur le canapé que Sally en a foutu partout.

— Qu’est-ce que tu sais, ma mignonne ? lui demande-t-il gentiment. Me dis pas que tu sais rien parce que moi je sais que tu sais tout.

Sally secoue la tronche comme elle fait au tribunal quand un avocat la mouche. Sauf qu’au tribunal elle perd pas ses eaux.

— Tout… non ! dit-elle avec son meilleur accent toulousain.

Le Prinz éclate d’un gros rire qui me fait pleurer aussi sec. Je sais trop bien comment ça se termine ce genre d’amusement. Papa était flic, alors…

— Qu’est-ce que vous cherchez ? redemande le Prinz.

— Slih !

Je traduis : « Pensez à votre Légion d’honneur, Sally, mon amour ! » Pour le « mon amour » je suis pas sûr. Tenons-nous-en à la Légion d’honneur. C’est déjà pas si mal. Va-t-elle s’accrocher à sa gloire posthume ? Le Prinz ne plaisante pas. Il a amené, en plus de la Chinoise, tout un tas de petits instruments qui font mal avant même qu’il s’en serve. Il touche le genou de la magistrate avec la pointe d’une aiguille filetée avec les ongles d’une bête féroce enlevée à son cirque. Elle souffre déjà, comme je disais.

— Slih !

Si elle a pas compris, c’est qu’elle tient plus à sa peau qu’à sa gloire. Kol s’est presque levé pour lancer un nouveau « slih ! » qui fait « sleuh » dans une enceinte prévue à cet effet. Moi, je suis mort. Je me souviens qu’Hassan Iben Sabbah était mort quand on l’a déposé à la morgue. La mort me fera rien à moi.

— Ta gueule, Arto ! siffle Cagnasse dans une oreille que j’ai conservée à la force du poignet. Toi, tu sais rien. Moi non plus. Elle va en chier, la pauvre, si tu fais le con. Autant qu’elle crève tout de suite. J’ai pas envie de voir souffrir une amie.

— Parce que je souffre pas, moi !

— Toi, c’est pas pareil. On est cousin. Ça fait pas le même effet.

On devrait pas coucher avec les cousines qui nous font de l’effet. Le Prinz m’arrache quelque chose en me demandant si c’est à moi. Comme je sais pas et que j’ai pas envie de me tromper, je lui adresse un sourire aimable en prenant soin de rien y mettre d’ambigu.

— Ça vous fait pas mal ? me demande-t-il, un peu étonné tout de même que ça me fasse même pas marrer.

Dans son esprit métallique, ou tu te marres ou tu gueules ta souffrance. Ya rien d’autre à attendre de l’existence. Il remet la chose en place en tirant la langue comme un écolier. Dommage, j’ai pas d’aiguise-crayon sur moi.

— Je suis Hassan Iben Sabbah, dis-je pour meubler la conversation qui est tombée au point mort comme un cheveu dans la soupe.

— Ça m’étonnerait, dit-il en souriant. Hassan est un pote à moi et il fait de la musique. Tu fais de la musique, toi ?

— Uniquement quand il pète ! s’exclame Cagnasse qui retrouve elle aussi son accent toulousain.

Le Prinz rit de bon cœur. Ça se sent, le bon cœur, chez les gens qui en rie. Et là, en ce moment, le Prinz a l’air d’un brave type qui me fera pas de mal tant que je le trouve sympathique et complètement étranger au mal qui gouverne le Monde.

— Il est barjot ce mec ou quoi ? demande-t-il à Cagnasse ravie qu’on lui pose cette question, d’autant qu’elle le Prinz lui a parlé comme à une amie.

— On lui a fait une blague, explique-t-elle. On souffrait tellement ! Et comme lui il avait plus mal, on s’est un peu amusé de sa naïveté. Il faut dire qu’il est pas doué, Arto !

— Tu t’appelles Arto, comme mon maître ? demande le Prinz qui fait intellectuel chaque fois qu’il pose cette question à une victime potentielle.

— Pas celui qui fait de la musique, dis-je en me préparant à une longue explication…

— Il fait pas de la musique Arto, grogne le Prinz. C’est un poète. Tu me prends pour un con ?

— On parle du même ! Mais on s’écrit pas pareil.

— Arto écrit d’ailleurs beaucoup moins bien ! s’esclaffe Cagnasse.

Sally rigole pas elle. Kol non plus. Ils échangent des messages dans la langue des gestes. C’est pas discret, mais ils ont l’air de se gratter. Le Prinz se lève enfin, ce qui me soulage d’un poumon que j’avais inutile alors que j’en ai besoin.

— Hassan ? dit-il.

Je réagis pas parce que je m’appelle Arto. Sally me fait un signe incompréhensible.

— Arto ? dit le Prinz.

Je sais plus. Qu’est-ce que j’y dis ? Sally fait « pffff » avec ce qui lui reste de bouche et Kol se met à respirer avec la sienne, ce qui charge l’atmosphère de nuances digestives autrement dégueulasses que les pets que Cagnasse adore m’arracher dans le lit. Et sur ce, d’un air dégouté, le Prinz sort. Le mec qui referme la porte me fait un clin d’œil.

— Tu le connais ? me demande Cagnasse.

Comme je le connais pas et que j’aimerais bien savoir ce qu’il entend par ce clin d’œil, je gargouille. Sally a retiré quelque chose de la cavité buccale de Kol que ce simple geste familier soulage agréablement.

— C’est fou ce que les choses prennent de sens quand le reste se complique, constate Cagnasse qui est moins lucide quand elle couche. Ce clin d’œil ne veut rien dire, té !

C’est elle qui décide. Comme au lit. Mais avec plus de pertinence.

— Alors comme ça, dis-je comme si j’avais réfléchi tout haut pendant qu’elle donnait les preuves de son intelligence, je m’appelle pas Hassan Iben Sabbah ?

— Tu as tout compris !

— Et pourtant, j’ai un poteau dans le cul…

— Mais tu n’en est pas mort. Hassan Iben Sabbah est mort.

— Mais peut-être que je suis pas encore mort et que ça va pas tarder.

— Ce que tu as dans le cul n’a jamais tué personne, crois-moi.

— C’est pas un poteau ?

— Si c’en était un, tu serais mort !

Je suis pas rassuré d’être vivant, mais du moment que je suis pas Hassan Iben Sabbah, je me dis que je suis pas un arabe, si de le dire ça peut changer quelque chose à l’angoisse d’être encore vivant alors que je devrais être mort tellement je souffre.

XIX

On était en train de bouffer quand le Prinz est entré. Au passage, je signale que le mec qui m’avait cligné de l’œil recommence, ce qui ne m’éclaire pas sur ses intentions.

— Vous aimez la musique ? dit le Prinz.

Moi, pas tellement, surtout si c’est du bruit, mais le syndrome de Stockholm plus la cicatrisation, ça me rend docile comme un chien qui a perdu deux pattes au lieu d’une seule comme c’était son destin. Alors je rigole comme un gamin et le Prinz m’envoie un des ses T-shirts avec dessus un hélicoptère en train de fusionner avec la masse hystérique des admirateurs de la fonte et de l’usinage. Je me le mets et quand ma tête réapparaît, Cagnasse me montre le sien qui est exactement le même mais avec un sens différent. Sally a du mal à entrer dans le sien à cause de l’étroitesse du col car la douleur lui fait gonfler les seins. Et Kol a cru que c’était une serviette et il est en train de s’essuyer la cavité buccale.

— Je vous amène en hélico, propose le Prinz, et comme il n’est pas question de le contredire, on se prépare à vomir.

— Vous êtes chouette, les mecs ! s’écrie-t-il. Vous permettez que je vous appelle mecs les filles ?

Elles zozotent un oui et se mettent à trépigner comme à quinze ans.

— Je viens avec le lit ?

Ça, c’est moi. Le lit et moi on est inséparable.

— Ils acceptent les lits au Concert ? Je sais pas si je vais rentrer dans l’hélico…

— Faut toujours que tu poses un problème, ouais ! grogne Cagnasse.

— Va falloir scier, dit Sally, et on a pas le temps.

— Est-ce que Bender Rodriguez est dans le coin ? je demande ça parce que…

— On sait pourquoi tu le demandes ! Non ! Il est pas là !

Pendant qu’on discute, le Prinz réfléchit. Il avait pas pensé au lit, et pourtant, c’est bien sa faute si j’y suis cloué. Pas question de me scier encore ! Le métal, ça se recoud pas comme ça juste parce qu’on le veut. Et la soudure…

— Il rentre, dit le Prinz qui vient de passer tout le temps qu’on vient de perdre à mesurer le pour et le contre.

On m’emporte. Les filles sur le bord du lit et Kol qui trottine devant parce qu’il veut arriver le premier. Je sais pas qui c’est qui pousse, mais on avance. On arrive sur le tarmac en pleine nuit. Et il pleut. L’hélico fait tourner ses pales au ralenti. Le compresseur est un prélude. Le Prinz n’est pas arrivé. Il arrive toujours le dernier, comme ça il pousse tout le monde au fond de la carlingue et il est le seul à profiter pleinement du paysage. C’est aussi une question de répartition des charges relative au centre de gravité, m’explique le pilote qui n’a rien à voir avec le mec qui a pris l’habitude de me cligner de l’œil au moment où je ne m’y attends plus. Pourtant, il lui ressemble à peu près autant que je ressemble pas à mon frère. On verra bien où ça nous mène…

— Non ! me dit Cagnasse. Toi tu t’attaches pas. Tu es déjà attaché !

— Mais le lit, qui est moi autant que je suis lui, il est pas attaché !

— C’est écrit qu’il faut attacher les personnes ! Et même qu’elles s’attachent toutes seules. Mais toi, tu es spécial. Tu es toujours spécial !

— Je persiste à penser que c’est le lit qu’il faut attacher pour la simple et bonne raison qu’il y a quelqu’un dedans et que ce quelqu’un lui est particulièrement attaché ! Imagine un retournement de situation !

— Sans roulettes ! Tu me fais rire, té !

Elle est pas commode ce soir la Cagnasse ! par contre, la Sally est ténébreuse. Elle et Kol arrêtent pas de s’envoyer des messages. Ils fomentent quelque chose, c’est sûr. Et comme d’habitude, je suis pas tenu au courant. Et le moment venu, je saurais pas quoi faire et je ferais n’importe quoi ou carrément rien ! Une charmante hôtesse aux yeux bridés distribue des poissons. Moi, je trouve ça étrange, mais avec les chinois, il faut s’attendre à des différences culturelles assez opaques pour qu’on voit vraiment rien au travers. Mais il y a rien d’autres à manger et j’accepte volontiers de boire un breuvage apparemment compatible avec la consommation de poisson à bord d’un hélicoptère. J’ai avalé la première gorgée quand une clameur annonce enfin l’arrivée du Prinz. Comme il a pas l’habitude de pas en faire assez, ça prend du temps et les oreilles se préparent à pire. Des dizaines de véhicules arrivent en trombe, précédés de fusées qui répandent des couleurs métalliques à l’endroit même où, dans d’autres civilisations, on préfère les pétales de roses ou le pollen des primevères. Chacun ses goûts. Comme on peut pas dire qu’on est libre de penser ce qu’on veut, je m’efforce de rien laisser paraître des divagations de mon esprit. Je dois avoir l’air parfaitement collaborateur, parce que le Prinz me félicite d’être là alors que je pourrais être en train de ronfler comme le porc que je suis que je suis plus personne. Le compliment me fait rougir jusqu’au sang ce qui, dans ma situation, n’étonne personne.

Le Prinz est venu lui aussi avec son lit, ou plus exactement avec un de ses lits, car la légende veut qu’il en possède d’innombrables, histoire de le mettre très au-dessus de ceux qui, comme moi, ont du mal à rembourser les traites nécessaires pour trouver le sommeil utile aux tâches quotidiennes. Et en effet, on attache son lit, ce qui me donne raison et fait grimacer la Cagnasse comme preuve d’amour. Le moteur, qui jusque-là tournait au ralenti, se lance dans un rugissement à faire dresser les cheveux si on à la chance d’en avoir encore malgré le réchauffement climatique, et l’appareil s’élève d’un coup dans les airs. Après un premier vomissement d’étude, le deuxième inonde les draps pour ceux qui en ont et divers objets creux pour ceux qui n’ont pas amené, de gré ou de force, leur lit. De son siège élastique, le pilote n’arrête pas de cligner de l’œil dans le rétroviseur. N’oublions pas ce détail qui aura son importance, comme nous n’avons pas oublié que le comte Henri de la Barguette est toujours de ce monde.

XX

J’étais tranquillement en train de vomir quand l’hélico a fait une embardée qui m’a envoyé valdinguer dans le bide de K. K. Kronprinz. Pendant qu’il poussait le cri que mes fers lui arrachaient, une clameur s’est élevée dans la carlingue, nous emprisonnant tous autant qu’on était dans sa vorace stupeur. Je n’arrivais pas distinguer les paroles du cri, d’autant que le Prinz me gueulait dans les oreilles et me donnait des coups de pieds dans les roulettes. Cagnasse, au paroxysme de la terreur inspirée par ce qu’il fallait bien maintenant considérer comme une chute vers le centre de la Terre, me demanda pardon. De quoi ? Je savais pas. Tout ce que je voulais savoir, c’était pourquoi le cri que poussaient tous ces gens était à l’unisson d’un autre cri qui semblait venir de l’extérieur de l’hélicoptère. J’ai serré les menottes de Cagnasse dans les miennes sans cesser de les baiser follement comme si j’allais mourir alors que je doutais que c’était ce qui était en train d’arriver. L’hélicoptère remontait de temps en temps, pris de tangage au sommet de ces pirouettes qui projetait le Prinz dans tous les sens. Je pensais qu’à cet écrasement, moi dessous et lui vivant. Ma tête cognait son métal froid et dur. Même mon sang s’était figé et me communiquait mon propre refroidissement. Et puis soudain, au moment où je m’attendais à être éjecté de la carlingue parce que le Prinz avait trouvé un autre point d’arrimage, j’ai reçu en pleine gueule une fusion qui m’a cicatrisé d’un coup des pieds à la tête. Ah c’était chaud et ça brûlait pas. Et ça sentait la pisse. Cagnasse me secouait les prunes en me disant quelque chose qui devait avoir son importance parce qu’elle s’égosillait sans pitié pour l’avenir de ses cordes vocales.

— Qu’est-ce que tu dis ? gueulais-je à mon tour parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de s’exprimer pour se faire entendre.

— Gor Ur ! Gor Ur !

Moi j’entendais « Go Homme ! » et je me demandais de quel homme elle parlait puisque j’en étais plus un. « Là ! Là ! » qu’elle faisait en mettant ses doigts dans mon nez. Et comme je me laissais faire pour pas la contrarier une minute avant de crever en même temps qu’elle, j’ai vu arriver ce qu’elle me montrait désespérément : un jet qu’était pas de l’eau sinon j’aurais ouvert la bouche parce que j’avais soif ! Et de l’autre côté de la nuit, qu’on était pas arrivé au bout, je vois un autre hélicoptère avec plein de mecs qui s’excitaient à la portière, pas attachés et tenant une lance de pompier qui crachait son urine dans notre direction. Ça tapait sur nos visages et on savait maintenant ce que c’était : des Goruriens !

— Ah ben merde ! me dit Sally. J’en avais jamais vu. Qu’est-ce qu’il nous veulent ?

— Pas que du bien !

Est-ce qu’on avait de quoi répondre à cette attaque intolérable ? Je vous dis tout de suite que non. Rien que des guitares et des canettes. Et pas la force d’atteindre l’ennemi. Ah je tentais de m’arracher à mon lit de fortune, mais que nenni ! J’étais foiré là-dedans comme un bleu de la veille ! Sous moi, le Prinz hurlait un blues désespéré. Il était trempé comme en mars. Et ça puait tellement que je suis mis à sentir bon alors que plus pourri que moi c’était pas possible. Puis ça s’est arrêté. On a retrouvé notre respiration. L’ambiance était infecte. Entre les vomissements Heineken et la pisse qui dégoulinait des parapluies, y avait plus de place pour l’intelligence. J’avais jamais autant crié de ma vie. De haine et de dégoût. Mais ils avaient fini de nous asperger. Ils volaient toujours à notre hauteur et ils nous faisaient des signes qui n’avaient pas de sens pour l’instant. On faisaient des signes nous aussi et ça les faisaient marrer parce qu’ils s’en foutaient vu qu’on avait pas de munitions à la hauteur de l’attaque qu’on venait de subir.

— Qu’est-ce qu’ils font ? dit Sally qui avait fourré son poing dans la cavité nasale de Kol et un coude dans l’autre trou pour l’empêcher d’avoir peur.

Ils avaient amené d’autres types au bord de la portière, des types différents qui avaient pas l’air d’aimer ça. Ils avaient même des gueules de condamnés à mort. C’était peut-être leur pipi qu’on avait pris dans la gueule. Et ils en ont poussé un dans le vide. Il devait hurler en tombant parce que des oiseaux les ont évités sans commentaires.

— Ils ont pris des Frontistes ! cria quelqu’un dans mon dos.

Je me suis pas retourné. C’était pas la peine de demander un supplément d’explication. Les types qui attendaient d’être balancés dans le vide étaient des compagnons de route, même si j’adhérais plus qu’avec le cœur que j’avais gros comme ça de rien pouvoir faire pour les sortir de cette merde atroce.

— Si c’est que des frontistes, dit le Prinz, on s’en fout. Qu’ils aillent chier les frontistes ! On se mêle pas de ça les mecs ! Lancez une canette en guise se soumission et on se barre !

Et ils avaient à peine ouvert la canette pour la faire gerber dans le ciel en signe de paix que tous les types qui attendaient au bord de la plateforme se sont mis à crier qu’ils voulaient pas sauter si on les poussait pas. Ah que ça me faisait mal. Et Marine qu’était pas là pour m’encourager. J’avais de la haine dans les yeux. Je voyais ça dans les yeux de Cagnasse qui se taisait parce qu’elle sait que quand je deviens fou, rien m’arrête et surtout pas les raisonnements foireux des joueurs de guitare et des consommateurs de musique en boîte de conserve façon vinyle des fauteuils à maman. Je pouvais rien faire ! Mes frères d’armes ! Mon cœur d’adhérent ! Ma poupée Marine ! Mes soldats de plomb ! Mein Kampf !

— Calme-toi, Toto, me câline Cagnasse. Tu peux rien faire.

Ça, je le savais déjà. Tout le monde le sait que je peux rien faire ! Et pendant que je peux rien faire, un à un qu’ils te les poussent dans le vide sans qu’on entende un seul cri de haine. Et pourtant ils les ont bien crié ces cris de haine, hein ma cousine !

— On va peut-être pas tout regarder, dit le Prinz qui avait retrouvé son calme et son médiator.

Il en restait encore deux au bord du vide et il semblait se concerter. Derrière, les Goruriens se marraient en se tenant le bide des fois qu’on aurait pas compris qu’ils étaient les plus forts à ce jeu de mort. Pas un combat ! Rien pour l’honneur ! Le vide et en bas, le fracas de la chair et des os ! Ah je voulais me jeter moi aussi ! J’avais plus de raison de vivre !

— Mais t’as plus la carte, mon chou !

Ah putain c’est pas une question de l’avoir ou pas, cette carte de merde que je pourrais jamais l’enculer cette conasse de Marine ! Enculés ! Enculés ! Enculés !

— Hé bé ! fait le Prinz. Il est mauvais le Toto ! Je savais pas qu’il était frontiste. Nous on a rien contre les frontistes. Mais ces Goruriens, avec leurs conneries !

Je savais pas quel type de conneries ils prêchaient les Goruriens. Et je m’en foutais. Je venais de souffrir et j’étais là en train de chier du métal en fusion en attendant que les deux types se mettent d’accord sur qui allait sauter en dernier. Et ce qui devait arriver arriva. Les Goruriens, ça n’a pas de patience. Même pour rigoler. Ils se marrent à vos dépens tant que ça les fait marrer. C’est pas comme nous qu’on se marre tant qu’il y a de quoi se marrer. Alors il pousse un des deux types à l’aide d’un coup de pied au cul, dernière humiliation, et l’autre au lieu de sauter héroïquement pour rien, le voilà-t-y pas qu’il se jette à genoux aux pieds de ses bourreaux pour leur demander pardon d’être frontiste et la permission de ne plus l’être et même de devenir gorurien. Et ça marche ! Voilà comment ils nous convertissent à leur connerie de religion de merde ! Dix de perdus, un de trouvé ! Un véritable massacre ! Et la Justice qui fait rien !

— On peut rien faire, susurre Sally qui en est à verser la troisième canette dans les trous de Kol.

— Rien faire ! Eh merde ! Vous truquez toutes les élections pour nous empêcher d’avoir des députés à l’Assemblée et tout ça pour rien faire quand c’est notre sang qui est versé au nom du Peuple !

— Dites pas n’importe quoi, Arto ! On n’est pas du côté de Gor Ur. Vous n’allez tout de même pas croire à cette rumeur…

— J’crois plus à rien. J’ai même plus envie de faire de la musique pour casser les oreilles aux tas de cons qui payent pour se flinguer le cerveau. Je veux redevenir flic !

— Pour ça, dit le Prinz, il faudra être sage. Très sage. Avec le Métal. Et avec le Prinz.

— Slih !

XXI

À l’entrée du Concert, on vendait des tas de parapluies. Je savais maintenant pourquoi. Même le chapiteau avait des airs de parapluie. Cagnasse s’était payé une pomme d’amour avec ses sous et Sally fouillait dans les poches de Kol qui n’avait emporté que des cigares. La précipitation. On avait tous été un peu trop vite depuis la découverte du cadavre d’Hassan Iben Sabbah. Mais c’est pas moi qui conduisais. Et c’était plus Kol. J’étais le seul à me déplacer sur des roulettes, ce qui n’était pas un mince avantage. Les filles me montaient dessus. Le monde à l’envers. J’avais l’esprit aux abois. Au lieu de résoudre une affaire, on l’avait compliquée. C’était entièrement de notre faute, je vous l’accorde. Mais on avait aidé. Et pourquoi ? Pour servir de cobayes au Métal, qu’on savait même ce que c’était ces conneries sans doute aussi merdiques que l’Urine de Gor Ur et de ses adeptes. Comme si y avait pas assez de religion sur la terre ! Et des bonnes. Des religions affutées au fil de l’Histoire. Avec assez de tragédies et d’injustice pour servir de matière à discussion. Mais on discute de moins en moins. Plus le temps passe et plus on se jalouse. Et la jalousie ça fait des hypocrites. Au final, on se fait jeter d’un hélicoptère chaque fois qu’on a raison.

On était loin de pouvoir poser les bonnes questions à Laminouche et à ses complices, le Juan Metelatu et la Alfreda Telometo. Sans compter qu’Henri de la Barguette avait peut-être retrouvé le sourire qui sied aux vivants jusqu’à l’heure de leur mort. J’eus une pensée pour ce pauvre bougre de Pedro Phile qui était un ami même si on était pas d’accord sur tout.

— Ça se voit quand on pense à un ami, me dit le Prinz en se maquillant jusqu’au bord des yeux.

— Ah ouais…

— Moi je vois ça au regard. C’est pas le même. Ça va chercher loin. Il s’appelait comment ton ami ?

— Comment vous savez qu’il s’appelle pas encore ?

— Le regard, mec. T’as l’air de pas avoir trouvé la réponse.

— Il s’appelait Pedro Phile.

— Eh mec !

Pourquoi qu’il se marre le Prinz ? Ses narines suintent sur ses grosses lèvres et ça coulent sur le menton et dans le cou. Camé !

— C’est la deuxième fois que tu me fais le coup, mec…

— Le coup de quoi ? Je comprends pas.

— Avant c’était avec Arto, qu’est un pote musicien que si accepte sa conception de la musique tu deviens aussi naze que lui.

— Et ça vous fait marrer ? Joli l’amitié.

— J’en connais un de Pedro Phile…

— Un musicien ?

— Non. Il est pas musicien. A mon avis, il est rien.

— Ça ressemble un peu à mon copain, t’as raison. Le nom et le rien. Mais le Pedro que j’ai connu n’est plus de ce monde. Il est même pourri à l’heure qu’il est.

— Alors c’est pas le même, malgré la légère ressemblance.

— Ouais, mec !

Un peu de rouge sur les joues et le gros mec qui attire les foules est prêt pour un tour et même autant qu’on voudra si ça lui rapporte de quoi financer ses besoins de titan du plaisir.

— Tu veux pas en savoir plus, mec ? Moi, si j’étais à ta place, je voudrais. Je peux te dire où aller. T’as la permission.

— Tu badines, mec !

Rien à foutre de son Pedro, mais la perspective d’une balade en ville me redonne du baume au cœur.

— J’peux emmener l’amour de ma vie ?

— Ta cousine ?

— Ouais, mec !

— C’est une merde au lit.

— Mais je l’aime, mec !

Le Prinz est touché par la propreté irréprochable de mes sentiments. Il me fait signe que je peux. Ya même un peu de fric sur la table si ses hommes de main m’ont dévalisé pour nourrir leur famille.

— Il en faut du pèze, mec, dit-il comme si c’était sa chanson préférée. Ne frappe pas à la porte de ce paumé. Regarde juste la boîte aux lettres et revient vite dans la civilisation. Là-bas, c’est ni Métal ni Urine. C’est rien. J’y vais jamais.

Il me fait une bise sur le front et j’empoche le fric sans demander mon reste. Cagnasse s’est faite belle pour pas paraître trop moche au Concert.

— On y va pas au Concert, que je dis.

— On va où ? Et comment ? Le Prinz va pas être d’accord.

Je lui montre la poignée de briffetons.

— T’est dingue ! Il va te tuer !

— Il me tuera pas parce que c’est lui qui me les donne. Et tu sais pourquoi ?

Le genre de question qui la rend pâle, la cousine.

— Pour te rendre heureuse, hé pétasse !

L’enquête continue…

XXII

La curiosité est un vilain défaut, mais le devoir m’appelle. S’il y a deux Pedro Phile sur terre et qu’il en reste encore un, faut me tenir au courant et m’éviter les cogitations indiscrètes. Comme le Prinz m’a signé une permission de sortie, et qu’il a pourvu à mes petites dépenses professionnelles avec une proportion raisonnable de détournement à usage personnel, avec Cagnasse on sort par la grande porte et à bord de la Crevault qui a survécu à un accident dont j’ai pas le moindre souvenir assisté. Je cale mes roulettes de grand infirme sous le siège du mort et c’est ma cousine qui prend le volant. Quand je dis qu’elle le prend, c’est qu’elle s’en empare comme si quelqu’un pouvait lui piquer sa place. Ah ces fonctionnaires ! Et dire que j’en suis un !

— Je démarre toujours en seconde, dit-elle sérieusement. Ça te gêne pas, hein ?

— Ça vaut mieux que de démarrer en marche arrière, femme !

Faut dire, pour être complet, que la Crevault est garée le cul au bord du cratère où les métalliques viennent vomir quand ils ont plus soif. L’odeur est pestilentielle et le gargouillement composite ajouté aux éructions spontanées donne à l’ensemble des allures de vinyle qui a servi de sous-plat aux cafetières de l’angoisse et du je-m’en-foutisme. Mais on a assez d’essence pour arriver à la prochaine station. Cagnasse et moi on a l’impression de se couler dans un road-movie d’un genre nouveau, avec de la musique au début et à la fin, entre la fanfare de bienvenue et l’adagio des regrets, et le silence le plus vide de sens au milieu comme si on savait vraiment pas où on allait à force d’y aller. Elle passe la seconde et embraye, ce que la Crevault n’apprécie toujours pas, mais comme ça descend légèrement, et que la Cagnasse ne prend le volant que si ça descend au début et que ça monte pas trop à la fin, méthode qu’elle applique d’ailleurs avec la même science du bon débarras en amour et en cuisine, on avance au milieu de la foule qui s’écarte gentiment avec des petits sourire complice que j’ai aucune idée de quoi on est les barons. La tôle vibre dans les saturations sous-jacentes que crachent les murs de haut-parleurs. Il manquerait plus que les flashes et les lasers nous décollent la peinture. Déjà que les ressorts des sièges peuvent servir à s’asseoir. J’ai le cœur qui bat la mesure et les rétines ondulent comme si j’avais pris quelque chose, ce qui n’est pas le cas, mais à force de respirer ce que les autres expirent, on devient accro, principe premier de la vie en société. Il nous faut une heure pour sortir de là, surtout que la Cagnasse s’est endormi au volant pendant que je pensais à autre chose. Heureusement, ces adeptes du plaisir partagé ne vomissent pas n’importe où. On a glissé sur rien. Et rien nous est rentré dedans. On sort sous les lampions, comme si on quittait un bon vieux village d’antan un soir de 14 juillet.

— C’est la route, ça ? fait Cagnasse qui accélère sans le vouloir, motivée par son envie de plus remettre les pieds dans cet endroit hostile.

Elle a le don de me faire poser des questions que je connais pas la réponse.

— C’est la campagne, bredouillai-je.

Rien pour éclairer ce qui ressemblait à une route et qui n’en était peut-être pas une.

— Avec toi, me dit-elle (mais y avait personne d’autre à qui parler) c’est toujours l’aventure.

Ça pourrait être pris pour un compliment, mais dans la bouche d’une fonctionnaire, c’est un reproche. J’aime pas frapper les femmes, mais des fois, je peux pas m’empêcher d’être juste.

— T’es sûr que c’est par là ?

Je sais même pas où on va ! Le Prinz nous a donné la clé des champs mais il a pas dit si c’était pour les cultiver ou pour les regarder pousser.

— En pleine nuit ! Que t’es bête !

Elle a pas fini de le dire qu’une loupiotte se met à clignoter à pas plus loin de cent mètres. Avec un mec qui l’agite comme un mouchoir. Je me dis qu’il va nous emmerder et que je vais devoir le neutraliser, mais c’est un flic. Cagnasse ralentit en levant le pied, parce qu’elle est toujours en seconde. Je baisse la vitre. Le flic se met à trottiner pour me regarder. Cagnasse trouve pas le frein. Va falloir faire avec. Pas le temps d’expliquer tout ça au flic qui pourrait le prendre mal. Le lui colle ma carte sur le nez. Il voit le bleu-blanc-rouge et me demande si je suis douanier. Une conversation de dingues. J’engueule cagnasse :

— Mais freine, bordel de merde ! Ce mec va plus pouvoir respirer en présence de sa femme s’il comprend pas tout de suite !

Elle freine, rien que pour me contredire. Le flic vert freine trop tard et se retrouve dans les phares. Il est déjà en train de consulter notre plaque de matricule. Il revient.

— C’est bloqué, qu’il dit dans un mauvais espagnol que je comprends pas.

— Mais non on est pas bloqué, mec. Elle a freiné, c’est tout. Si tu te pousses, on repart sans t’écraser, comme ça tu pourras respirer avec ta femme.

— C’est les frontistes, dit-il en ouvrant de grands yeux effrayés.

— Quoi les frontistes ?

— Gor Our !

C’est comme ça qu’ils appellent Gor Ur en Espagne. Et je sais de quoi il parle, le roussin. Les frontistes sont tombés quelque part. Et ben c’est ici. Ici ou ailleurs…

— Ça doit pas être beau à voir ! grimace Cagnasse en actionnant les essuie-glaces.

— Que des français ! continue le flic vert.

Alors mon sang ne fait qu’un tour. C’est des compatriotes du Front National français que les Goruriens ont balancés dans le vide en notre présence impuissante et quelquefois indifférente.

— Y avait des femmes ? que je demande avec angoisse.

— Beaucoup de femmes ! Et des enfants aussi !

— Non mais attend, mec. Des femmes, on en a. Comme tout le monde. Des tas. Mais on embauche des gosses au FN !

— Ils sont tombés dessus ! Des enfants espagnols ! Platch !

Il fait un grand bruit avec ses mains, comme seuls savent le faire les espagnols.

— Et Marine, que je dis, elle y était ?

— Beaucoup Marine ! Beaucoup Marine !

— Grimpe, conard ! On te ramène !

Et nous voilà reparti, prêts à assister à un spectacle d’écrabouillage comme on en a jamais vu. Le flic s’est assis sur mes genoux. A peine gêné par la ferraille qui me structure. On arrive sur le terrain d’atterrissage. Des feux de campagnes disposés n’importe où, au hasard des découvertes macabres. On croise un tombereau rempli de petites têtes innocentes. Derrière un barbelé, un taureau noir et feu rumine tranquillement comme si on l’avait pas dérangé ou qu’il voyait pas ça tous les jours.

— Ils les ont mis où les Marine, mec ?

Le flic me montre l’endroit. Ah l’horreur. Les frontistes sacrifiés à l’idéologie gorurienne n’ont pas écrasé que des gosses espagnols qui jouaient aux toreros dans la nuit noire. Un peloton de marines américains passait par là, en route vers le désert. Le mélange frontistes-marines est pas beau à voir. Il est déjà plein de vers et d’insectes. Ça va vite à la campagne.

— Et les femmes ?

Il y en a aussi. Elles prenaient le frais en attendant se secouer la queue de leur compagnon de route sous les draps où elles en ont vu d’autres. Des petits verres sentent l’anis. Un chien est venu juste pour bouffer les restes. Marine n’est pas là. Ouf !

— J’ai pas amené ma poupée, dis-je en plaisantant au flic.

Il désigne Cagnasse avec ses gros yeux.

— C’est pas ma poupée, mec. Tu la veux ?

Cagnasse me pince. Elle aime que les flics, mais pas tous. Faut pas exagérer ses obsessions sentimentales. Surtout pas devant tout le monde. Et devant un espagnol en particulier. Il me sourit comme si je comprenais cette langue obscure du contact par-dessus la jambe.

— Vous avez trouvé ce que vous cherchez ? me demande-t-il.

XXIII

Ça fait pas que du bien d’assister au spectacle de la déconfiture humaine, sans mauvais jeu de mots. J’étais retourné, si je puis me permettre cette ambiguïté. Cagnasse vomissait par intermittence. J’étais pas mécontent de plus avoir de flic vert sur les genoux, que ça m’avait pas arrangé les infections qui coulent dessus sans intermittences tellement je suis habitué à tout faire sans arrêt. La même route de campagne nous menait quelque part. de temps en temps, un véhicule de la police ou une ambulance-corbillard nous dépassait en klaxonnant pour aller plus vite. C’est comme ça qu’on vit maintenant. En klaxonnant pour aller plus vite. Et un jour on se prend un platane qui a pourtant toujours été là et qui s’est jamais caché d’y prendre plus de plaisir que celui qui l’a planté pour que la France ne perde pas son charme désuet de gambette à l’affut des nouveautés venues d’ailleurs. Ah si j’étais pas triste ce soir-là, avec Cagnasse au volant et la nuit pour voyage, c’est que j’étais pas aussi mûr que je croyais. On devrait pas tomber amoureux dans ces conditions. Je finirais par intoxiquer ma joyeuse cousine qui avait choisi la fonction publique alors que moi, j’avais pas fait exprès d’être con à ce point. Qu’est-ce que vous voulez ? La nuit, en bagnole, je pense. Je crois que c’est Descartes, que j’ai jamais rencontré parce que c’était et c’est toujours la porte à côté, qui l’a dit et même écrit. Je suis en bagnole, donc je pense. C’est exactement ce que je faisais ce soir-là, avec ma cousine au volant, avec ses vomis intermittents et le bonheur d’avoir eu encore peur pour Marine, même si ça avait coûté la vie à un tas d’innocents et sympathique GIs. Où va la vie quand on se l’invente ?

— Quand t’auras fini de vomir, tu tourneras à droite, cousine…

— C’est pas demain la veille !

— Alors tourne à droite en vomissant.

On a quitté la campagne pour entrer dans la ville. Cagnasse retrouve ses bonnes habitudes. Elle grille les feux rouges. Elle oublie qu’ici on est plus vraiment des flics. Ça serait con qu’on nous confisque la Crevault qui n’a pas besoin de ça. Je sais pas si on vous a déjà confisqué votre Crevault, mais c’est pas un truc à faire à un produit national aussi brut que cette bagnole qui nourrit des familles entières. Faut être sage au volant quand on conduit une Crevault à l’étranger. Surtout en Espagne, qu’il en ont des tas de Crevault, et qu’ils nous en veulent de pas les avoir foutu à la poubelle avant de provoquer des accidents à l’étranger sachant que chez nous c’est monnaie courante. Ah si j’avais des pieds à la place de ces maudites roulettes ! Je t’en donnerais, des leçons de morale à ces étrangers venus d’ailleurs rien pour m’empêcher d’enculer Marine !

— Peut-être que tu devrais arrêter de délirer, me dit Cagnasse. T’as un plan ?

Le Prinz m’avait juste dit qu’il y avait une boîte aux lettres…

— Mais ils en ont partout des boîtes aux lettres dans ce pays de merde !

— Ouais. Mais y en a qu’une qui porte le nom de Pedro Phile, vu que l’autre Pedro Phile est mort et enterré.

— C’est ce qu’on va voir !

Le jour se lève. Les rues sont mouillées. Les feux s’y reflètent. Là, je fais le style James Ellroy. Elle aime ça, Cagnasse, le style. Ça tombe bien, j’en ai pas.

— Arrête de déconner et regarde dehors ! Sinon on saura plus où on est !

Elle a raison la Cagnasse. Il faut regarder dehors. Avec le style de James Ellroy. Que si tu comprends pas c’est que t’as fait des études. Pourquoi je le comprends pas ?

— On arrive chez les ploucs, fiat Cagnasse.

Des façades blanc qui pisse dans le bleu. Pas de volets. Des barreaux. Trois. Quatre. Avec le reflet de la rue. Transparence d’un visage qui se demande ce qu’on fout là à faire chier le monde parce que le feu passe pas au vert.

— Mais grille, merde ! Tu les a tous grillés ! Tu veux pas le griller, çui-la ?

— Ya un flic. Il nous regarde.

Style Ellroy. Des phrases courtes. De l’info. Qui c’est ce flic ? Il le dit pas. Il dit pas non plus si on va avoir des ennuis parce qu’on a grillé le feu qui était déjà rouge avant qu’on le grille. On a fait que confirmer une évidence, mec. Il comprend pas.

— Je sais, dit-il en me regardant droit dans les yeux comme si j’allais m’échapper par là, qu’en France tout est à l’envers en ce moment. Mais les feux ! On change pas les feux comme on change de chemise ! Même en temps de paix !

Oups ! Un fils d’émigré qui est revenu au pays. Cagnasse arrête de vomir et lui sourit. Comme elle a bouffé des merguez, et qu’elle les a pas encore digérées, elle met de l’ambiance. Ce qui est sûr, c’est que ce flic n’entrera pas dans la Crevault. Il nous en fera sortir si on continue de se foutre de sa gueule. Avec ou sans les merguez de Cagnasse qui les rendra toutes si ça lui fait du bien.

— On s’est perdu… dit-elle, charmante comme tout.

— Et ça vous fait rire, dit le flic.

— Pas vraiment, dis-je. On va même finir par en pleurer.

— Moi je pleure jamais, croit bon de dire Cagnasse.

— Et si je réussis à vous faire pleurer, dit le flic qui commence à devenir sadique parce qu’il en a marre qu’on le prenne pour un masochiste, qu’est-ce que vous donnez ?

— Un baiser… ? hasarde Cagnasse qui n’a pas conscience de ce que la merguez rendue n’a pas le même charme que la merguez qu’on vient d’acheter.

— Moi je donne rien, dis-je pour réparer l’erreur tactique de Cagnasse. Il faut me prendre !

Et je ris. Comment voulez-vous ? Moi, ça me fait rire tout seul d’être perdu à ne plus savoir qu’en faire dans un pays hostile à mon idéologie nationale.

— Bon, mec, que je dis sérieusement avec la gueule qui va avec. Ou t’arrête de nous faire chier ou je t’en colle une au fond des tripes et peut-être même de la cervelle !

Le type sort son portable. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Je le lui pique et Cagnasse appuie sur le champignon pour que la bagnole avance. Qu’est-ce qu’on a ri au commissariat ! Ils appellent ça comme nous, les espagnols. Un commissariat. Mais ça s’écrit pas la même chose parce que ça se prononce pas pareil. Eh… les effets secondaires et à retardement des médicaments à tendance hallucinogène. On en avait plein les poches. Et ils avaient ouvert un coffre que j’avais jamais pu ! Et c’est pas d’hier que je roule avec ! Vingt ans de carrière, mecs ! Et toujours la même caisse !

XXIV

Ils ont de chouettes commissariats en Espagne. De la chaux sur les murs et même parterre. Un lavabo pour pisser. Les grosses commissions, m’avait expliqué le gardien, il faut demander la permission, parce que ça se fait pas là. Je me suis retenu parce que Kol était en route pour nous sortir de là. En passant devant ma grille, Cagnasse m’avait une blague du genre « Je viens de me faire violer en toute légalité ». Elle était menottée dans le dos. Ils avaient dû se rendre compte qu’elle a la main leste si on lui pose pas les bonnes questions. Je l’entendais crier. Ils l’avaient enfermée dans un placard pour que les hommes se fassent pas trop d’idées à son sujet. On était trois hommes. Un Gitan qui se curait les ongles avec un cure-pipe en or véritable. Et un petit homme qui mangeait plus depuis des semaines parce qu’il buvait trop. Il me confiait toute son existence, épisode après épisode, dans un enchaînement strict, pendant que le Gitan faisait non avec la tête. De temps en temps, le gardien ouvrait la porte au bout du couloir pour demander si quelqu’un avait envie de chier. Le Gitan y est allé une fois, mais il est revenu, l’air déçu. Et il m’a rien expliqué. Moi, j’ai serré les fesses. Kol était en route. Et Sally ne serait pas loin.

C’est d’ailleurs elle qui m’a reconnu. Il fallait d’abord m’identifier. J’ai approché ma tronche dégrisée des barreaux qui y avaient laissé leur trace délébile. Elle n’a hésité que pour amuser le gros commissaire. Cagnasse était déjà dans le bureau, tuméfiée. Et Kol signait des papiers. Un petit flic bleu tapait sur le clavier d’un PC. Il me sourit. Je l’avais sans doute diverti avant de trouver le sommeil. Ou c’est lui qui m’avait endormi. J’avais mal au crâne. Je m’étais pas tapé tout seul. Sally se penchait sur les papiers que Kol signait nerveusement. Visiblement, il avait pas envie de les signer, mais Sally avait rien trouvé à redire. C’est elle qui a remis les papiers au gros commissaire.

— Allez faire les cons ailleurs, dit-il alors que j’allais lui demander une aspirine.

On y est allé.

— Vous avez eu une permission de sortie ? demandai-je à Kol et à Sally.

Ils ont pas répondu. Cagnasse se faisait du souci pour son avancement. Ça se voyait. La tronche du fonctionnaire qui a perdu un barreau sur l’échelle et qui mesure l’effort à recommencer pour le retrouver. Elle fumait dans la vitre, à cause que Kol supporte pas l’odeur des cigarettes. Moi, j’étais pénard. J’avais retrouvé ma bonne vieille lucidité et je savais que j’étais sur la bonne piste. J’avais même pas besoin d’aspirine. Un peu d’air frais m’avait suffi. Et cette lumière andalouse qui éclaire même l’ombre. Les oranges dans le vert sombre. L’écoulement clair de l’eau sur la brique entre les racines qui ont l’air de cheveux abandonnés par un peigne oublié.

— Vous voulez une aspirine, Arto ? me demande Sally.

— Deux, s’il vous plaît…

La Crevault ronronne et avale de la route. J’ai l’impression de fuir en quatrième vitesse, mais Kol a l’air calme et il freine bien au moteur dans les virages, dosant les gaz au bon moment. Ça aurait dû me tranquilliser. Mais ça m’angoissait. Même mes paroles adoucissantes m’angoissaient. Qu’est-ce qu’on avait pris !

— Je vous propose un peu d’eau… hésita Sally.

Je bois de l’eau. Il paraît qu’il faut en boire avec l’aspirine. Sinon ça fait des trous dans l’estomac. Des trous, j’en ai partout. Et pas un seul de balle. Je me suis jamais battu. J’ai tiré une fois sur un mec, mais c’était pas le bon.

— Alors, dit enfin Kol qui a dû beaucoup réfléchir avant de parler, ce Pedro Phile, c’est le bon ?

Encore une parole obscure destinée à me faire plier les genoux devant la réalité.

— On a pas le plan, couine Cagnasse.

Silence. Ou elle te lui a cloué le bec. Ou il sait ce qu’il faut dire et il nous fait poireauter pour que ça ait du goût quand il le dira alors qu’on a aucune idée de ce qu’il va dire. Mais Sally secoue le plan. Brave Prinz !

— J’ai envoyé un fax au bureau, dit Kol.

Il commence toujours comme ça, alors on est pas encore surpris.

— Le Pedro Phile qu’on a buté chez les Roms n’est pas Pedro Phile.

Cagnasse me secoue la barbichette :

— T’est pas content, Arto ? Ton ami est toujours vivant !

— Alors c’est pas mon ami, dis-je comme si je coupais quelque chose.

Sally opine. D’après elle, j’ai tout compris. D’après moi, je suis en plein effort. Et Cagnasse, qui s’excite, pense que ça va venir. Seul Kol a des doutes.

— Vous voulez pas savoir qui a claqué à la place de Pedro Phile ? dit-il après un moment de silence chargé d’autres silences.

Un nouveau personnage et c’est le bordel dans une affaire qui ne s’est pas vraiment éclaircie au fil du temps qui passe, qui passe…

— Non, patron. Je sais pas. J’étais pas là.

Ça fait rire Cagnasse qui croit que j’ai encore la force de faire de l’humour et de pas payer pour ça. Mais c’est pas ce que j’ai voulu dire. Je la regarde comme on bande les yeux d’un condamné. Elle sait toujours quand je suis mauvais et elle se tait.

— Arto veut dire qu’il n’était pas là quand DOC nous a annoncé la nouvelle, dit Sally qui elle a tout compris de mon angoisse et de ses effets désastreux sur la part réflexive de mes fonctions cérébrales.

— Il était où ? dit Cagnasse qui sait jamais quand elle est plus con que moi.

— On a comparé l’ADN du cadavre supposé de Pedro Phile avec celui extrait du vagin d’une des petites Roms…

— Et c’était pas le même ! continue Cagnasse.

Quand elle est lancée, elle est pas partie. Et quand elle revient, elle sait plus où elle est. Elle est pas fonctionnaire pour rien !

— Donc, conclu-je. C’était pas Pedro Phile.

— Et qui c’était alors ? couine Cagnasse comme si ça devait être lui.

Non ! Pas un autre personnage ! J’ai fait des études, mais pas jusque-là !

— Tout ce qu’on peut dire, déclare Kol, c’est qu’il est du même sang qu’Henri de la Barguette.

— ¡No me digas !

Le visage de Cagnasse s’éclaire comme si on venait de le sortir de l’ombre et que le soleil vient tout juste de se coucher.

— Et si c’était lui !

— Mais qui ?

J’ai explosé. Ça fait un tout petit crachat sur la vitre, mais en dedans, j’ai senti toute l’énergie du désespoir s’enflammer comme si Cagnasse était l’allumeuse. Sally me tient le poing.

— Arto ! C’est la deuxième fois que je vous surprends à vouloir frapper une femme ! Je vous demande de ne pas recommencer ! En tous cas pas devant moi !

Pour la première fois, il va vous falloir relire tout depuis le début, parce que je me souviens pas d’en avoir parlé aussi franchement que Sally vient de le dire.

— S’il se calme pas, je rentre ! annonce Cagnasse.

— Et si tu rentres, je me calme !

XXV

À l’hôtel, Kol m’a fait une injection. Ça m’a tout de suite calmé. Et ça valait mieux que de se séparer de Cagnasse qui m’aurait manquée au lit. C’est elle qui s’occupait de la fenêtre. La lumière tamisée des stores changeait le teint de sa peau. Des fois, elle des airs de magazines et je me laisse aller à imaginer qu’on a fait ensemble tous ces voyages à l’autre du bout du monde qui, entre parenthèses, est la porte à côté. Que Pedro Phile soit pas mort ne changeait rien à ma perception des choses de la vie. J’en ai bien profité sans lui. Et j’avais l’intention de continuer. Mais ce serait plus comme avant. C’est lui qui m’avait jeté dans les bras d’Alice Qand. Et je rendais compte que si j’en étais sorti sans traces, c’est que j’avais eu de la chance. Il savait quoi, Pedro, au juste ? Kol arrêtait pas de poser la question à Sally. Elle se lissait une mèche de cheveux avec son stylo. Elle écrivait rien, mais elle avait tout le temps un stylo dans la main. Je suis allé seul chez Pedro, l’autre, ou le même, je pouvais pas savoir. Et cette fois, j’avais le plan.

En arrivant dans ce quartier crasseux qui jouxtait des activités industrielles pour le moins dégueulasses, j’ai cru revenir chez moi. J’ai garé la Crevault en plein milieu d’une place ensoleillée jusqu’à la cécité. Pas un arbre. Que des fenêtres noires sans reflets. Et des papiers d’emballage divers qui voletaient dans les courants d’air au ras du sol. Personne ne bougeait, à part moi qui tentais de repérer les lieux en cas de fuite. J’avais laissé la clé sur le contact.

Je me suis engagé dans la rue que m’indiquait le plan. Original : Pablo Picasso. Deux alignements de façades blanchies à la chaux. Des écailles blanches sur le trottoir, comme si ces deux animaux étaient en train de muer. J’ai traversé pour me retrouver côté pair. Le 16. Une porte verte récemment peinte, avec une grosse poignée de cuivre bien astiqué. Ça sentait pas le neuf, mais la femme qui sert à ça, à tenir les choses à distance. Je pousse la porte.

À l’intérieur, le patio classique avec ses arrangements de verdure et d’eaux. Ça coulait entre les dalles où poussaient de petites fleurs rouges. Un chat me croisa, comme si j’existais pas ou que j’étais déjà venu et qu’il avait décidé que je servais à rien. Pedro était assis dans l’ombre devant une bouteille et deux verres. Il avait gardé son chapeau. Il souriait de profil.

— Viens là, pédé, dit-il.

C’est lui. Je dis rien du genre « je te croyais mort ! » C’est pas ça qu’il a envie d’entendre. Je m’approche et je prends même pas le temps de lui serrer la main. D’ailleurs, il a les deux mains occupées, l’une à agiter un verre où scintillent les diamants d’une boisson prometteuse, l’autre à écraser le corps d’un cigare dont je reconnais la marque : des Kolipanglazos, ceux que fume Kol Panglas. Il me fait signe de m’en prendre un.

— Non.

Ni merci ni rien d’autre. Je m’assois.

— Elle est où Alice Qand ? je demande aussi sec.

Il rit, une seconde de ce rire qui n’annonce jamais rien de bon.

— Où est-il ? C’est « il » qu’il faut dire, amigo !

Voilà comment il répond à vos questions Pedro. D’après lui, on a pas besoin d’en savoir plus. J’accepte le machaquito. Ça donne chaud. Mais à l’intérieur. À l’extérieur, sur la peau qu’on se voit l’un l’autre, ça frémit et on sait bien ce que c’est.

— Tu t’es bien foutu de ma gueule, dis-je après une gorgée qui me monte au nez.

— Personne se fout de ta gueule, Arto.

— Tu vas m’expliquer ?

— Compte là-dessus !

Il exhausse son majeur. Il m’aime pas à ce point.

— Tu comprends jamais rien, fait-il comme si j’étais venu juste pour exaspérer sa fatigue de mec blasé jusqu’à la violence.

— Moi, tout ce que j’ai fait, c’est récupérer un cadavre emmanché sur un poteau de signalisation…

— Je dis pas le contraire.

— Qui dit emmanché dit emmancheur, hé mec !

— Sans mobile, t’es dans le vague, mec.

— Je veux savoir !

Il se lève et commence à faire le tour du patio sans me perdre de vue. Le chat le suit. Au passage, il cueille des fleurs. Pas le chat, Pedro.

— Comment que tu connais le Prinz ? dis-je.

— Tu le connais comment, toi ?

Il s’est arrêté pour observer le marbre d’une colonne. C’est dingue, ce luxe dans ce quartier où les gens doivent même pas se laver. Il sort quelque chose de sa poche. Je vois pas ce que c’est.

— T’as bouffé ? demande-t-il.

Je pense à une carte de crédit. J’en ai pas. J’ai même pas assez de liquide pour m’acheter une glace.

— J’ai pas faim. Je bouffe plus trop depuis que j’ai cessé de grandir. J’ai plein d’autre chose à faire.

Le genre de choses que je dis quand on me cherche. Il me connaît. Il insistera pas.

— Tu la reveux ? dit-il.

— Je la reveux quoi, mec ?

— Ça !

La carte du FN. Et la mienne en plus ! Pas une rayure. Plus jeune sur la photo, mais c’est moi. Le même âge. Marine !

— D’où que tu la sors, merde !

— Devine !

XXVI

Il a pas voulu qu’on prenne la Crevault. Il est vrai qu’il possède une Mercédès. Là où on allait, une Crevault, ça fait prolo et ils aiment pas les prolos. Il a trouvé que mes godasses manquent de classe.

— Où tu trouves toute cette poussière, mec ?

On traverse un désert. Sans dromadaires. Il fait le plein dans un virage et on repart sans boire le coup dont j’ai besoin. Ma carte est dans ma poche. Ça faisait longtemps que c’était pas arrivé. Marine m’a pardonné.

— En fait, me dit-il sans lâcher le volant, t’as tout vu. Quand ils les ont balancés de l’hélico et comment qu’ils étaient parterre.

— J’ai tout vu, mec. Et j’en fais des rêves que je sais pas comment ça s’appelle quand ils te foutent la trouille…

— Des cauchemars.

— J’suis content que Marine elle m’en veut pas.

C’est pas très construit comme conversation, je sais, mais je suis encore sous le choc. Sous les chocs que je devrais dire, mais j’ose pas les compter. Ça ferait beaucoup pour un seul homme. Quand je pense qu’ils ont conservé ma carte comme qu’ils font dans les musées pour des trucs tellement vieux que ça vaut pas autant la peine.

— Ces salauds de Goruriens ! grogne-t-il comme s’il s’en foutait qu’on construise pas une conversation.

— Et comment !

On construira rien sur cette route poussiéreuse. On monte, mais je sais pas jusqu’où. On passe au ralenti sous une trémie qui nous empoussière pour nous donner soif. Mais Pedro il a pas soif. Il est pressé. Ça se lit sur son visage. C’est qui a pas le temps de construire une conversation. J’arrive pas à réfléchir. Le machaquito, c’est fait pour ça.

— Ils en ont tué combien ? je demande à tout hasard.

— Dix-sept, mec !

— Des français ?

— Pur sucre !

— Et où qu’ils les ont cueillis ?

— À Toulon. Ils les ont emmenés en bateau. Et débarqués à Almeria.

— Mais pourquoi les avoir crevés ici, en Espagne ?

— Marine est en vacances.

— ¡No me digas !

Ça fait du bien de savoir que Marine prend des vacances pour se faire enculer par qui elle veut. Et pas par moi. C’est la vie. Mais enfin, me v’là de retour ! Où ? Je sais pas bien. Je sais même pas où il m’emmène le Pedro. Voir des petites filles peut-être. Je jouerai à la marelle pendant qu’il s’occupera à sa manière.

— Dix-sept ! gueule-t-il en frappant le volant du plat de la main comme si je venais de dire le contraire. Douze mecs et cinq filles, mec !

— On m’a dit que Marine elle y était pas…

— Cinq filles que c’est les miennes, merde !

Je commence à comprendre. De loin, et dans les airs qui vomissaient, j’ai pas distingué.

— Sont dingues ces Goruriens qui tuent des enfants qui zont rien fait !

Pedro claque sa langue comme quand il a soif et qu’il a déjà bu.

— Comment que je vais expliquer ça à Marine, moi ? se plaint-il doucement.

Là, Pedro il me dit plein de choses à la fois. Y avait douze mecs dans l’hélico. Ça, je comprends comme si j’y étais. Mais ce que je comprends plus, c’est pourquoi ils avaient amené des filles. Je suis tellement troublé par cette incohérence que je suis sur le point de déclarer solennellement que douze, ça fait quand même cinq de moins. Et que parmi ces cinq, j’aurais pu y être si j’avais eu ma carte. Mais je dis rien parce que Pedro est en train de penser. C’est pas le moment de mettre la radio. On passe devant un cimetière aux grilles entrouvertes. Ya du monde endimanché sous les arbres. Il ralentit pour saluer. C’est un Gitan, Pedro. Il peut aussi bien donner la mort que la reprendre. Une vieille me fait signe que je dois ôter mon chapeau. Il s’envole si haut que tout le monde applaudit.

Une heure plus tard on aperçoit les murs blancs d’une finca. Deux cavaliers arrivent au galop. C’est que la route ne va pas plus loin. Pedro fait pas les présentations. Des peones sans doute. Je me retrouve en croupe accroché à un mec que ça fait rigoler. J’ai jamais fait du cheval autrement. Et ça m’a jamais amusé.

On arrive sous une porte avec des traces de vent sur son linteau. Elle s’ouvre et le type que j’ai devant moi me dit que si je veux descendre maintenant il sera plus tôt chez lui. L’autre cavalier a déjà emporté Pedro. Je fais quoi ?

— C’est loin à pied ? bredouillai-je. Je sais même pas où c’est !

— Vous, pas loin. Moi, très loin ! Là-bas !

Il me montre les montagnes avec son chapeau. J’ai jamais rien vu d’aussi pelé, sauf dans les films où je suis jamais entré parce que je préférais les seins de ma copine. Mais on est pas au cinéma et j’ai pas envie de courir après.

— D’accord ? me dit-il.

Il se marre. C’est comme ça qu’il pense me convaincre. Oh il se fout pas de moi. Il veut paraître sympathique et un chouya nécessiteux. Et plus pressé que moi. Avec une meilleure raison.

— Ben je sais pas moi ! que je dis à personne en particulier.

J’aurais mieux fait de fermer ma gueule. Le type a sauté sur son canasson et a disparu dans la poussière que j’ai toussé pendant des heures alors qu’on m’attendait et que j’étais pas là.

— Sans chapeau, me dit une voix, vous allez attraper mal.

Une voix intérieure, je me rassure. Dans ce genre de situation, je choisis toujours d’être seul. Les autres ont vite fait d’être en trop. La porte se referme après que je sois entré. Je suis entré dehors d’ailleurs, en plein ciel. Il tombe du feu. Je vois quelque chose, là-bas au diable, qui ressemble à une maison. Je serais mort avant d’y arriver. Et vous ?

Les promenades de santé ont leur charme quand on est en bonne santé. Je venais de subir pas mal d’avanies, comme j’ai déjà raconté, et j’étais pas conscient de tout ce qui m’était arrivé. Je me suis mis à avancer comme dans un film. Seulement moi, on me suivait pas avec des ventilateurs et des boissons rafraîchissantes comme Gary Cooper dans I’ve Lost My Horse. Ah ce que j’étais seul. Et déprimé. Comme quand j’attends un train et qu’il y a plein de monde que je connais pas. Si j’arrivais, on me reconnaîtrait à ma déshydratation.

Mais les films ont aussi des côtés humains. Je veux dire qu’il y a pas que les hommes qu’on achève. À peine qu’il était arrivé à la finca, Pedro avait demandé où j’étais alors que je devais être ! Son cavalier était sans doute au courant des intentions de son compagnon. Une question d’intimité à laquelle je pouvais pas prétendre. Et le con qui avançait à quatre pattes dans ce désert de merde, c’était moi. Je suis arrivé dans un état qu’il a fallu deux douches pour me remettre dans le droit chemin. Si on m’avait que j’allais traverser un désert, j’aurais emporté de l’eau, et non pas cette aguardiente qui m’avait certes donné le courage de continuer, mais sans le plan pour y arriver.

XXVII

Et qui que je vois au bord de la piscine si c’est pas Marine en personne ! Moulée grandeur nature dans un une pièce pas déchiré pour me laisser en rêver sans rien devoir à personne et surtout pas à elle. Heureusement, j’étais propre sur moi. Dépoussiéré. Désintoxiqué. Avec un chapeau d’emprunt qui m’allait comme un gant. Et des démangeaisons qui promettaient de se faire gratter sans résistance. Pedro parlait avec elle. Quand il m’a vu, il m’a fait signe de les rejoindre et elle s’est retournée. J’ai attendu l’espace d’une demie seconde. C’est toujours le temps qu’il faut au mari pour intervenir si sa femme vient de se retourner pour regarder un homme. Et de mari, j’en vois pas. Serait-elle venue seule ?

— Marine, je vous présente un vieil ami, frontiste de longue date : Arto Lafigougnasse, qui est venu spécialement de France pour participer à l’opération Chouya. Arto, je te présente pas Marine parce que tu la connais déjà…

— En rêve seulement… croassai-je…

Elle prend ça pour un compliment et me tend une main que je secoue longuement pour mesurer la distance qui nous sépare encore. Je sais pas si je dois lui dire que je suis venu avec Kol. Je sais même pas dans quel camp il est, Kol.

— Excusez-moi si je suis triste, me dit-elle. Vous savez que nous avons perdu douze hommes.

Elle parle pas des cinq petites filles. Pedro n’a pas cillé. Je suppose que je dois moi aussi m’en tenir aux hommes. C’est aux politiciens de compliquer la politique. Nous autres, fonctionnaires, on simplifie.

— Certes, Madame, que je dis sans déconner, je comprends votre tristesse parce que c’est aussi la nôtre.

Elle apprécie et me frôle le dos de la main avec ses doigts chargés de bagues.

— N’en parlons plus ! fait Pedro qui redoute que je mette à parler pour en dire trop.

Il se raidit comme le doigt d’un enfant qui sait.

— Je veux dire, corrige-t-il parce que Marine n’est pas d’accord, que maintenant, il faut agir. N’est-ce pas, Arto ?

Je sais pas qui c’est, ces Goruriens. J’aurais peut-être dû me renseigner avant de me laisser entraîner dans cette histoire compliquée. Mais enfin, c’est grâce à elle qu’on m’a rendu ma carte. On me l’a tellement bien rendue que Marine ne semble pas se souvenir de pourquoi on me l’avait enlevée… Si elle le fait exprès, elle le fait bien.

— Vous ne buvez pas ? me demande-t-elle.

Elle me tend son verre et, comme j’ai pas trop de l’éducation, je le prends. Elle s’y accroche et pince les lèvres. Si je dois l’enculer ces jours-ci, ce sera le dernier ou jamais.

— Prends-en un sur le comptoir, là, fait Pedro qui se dandine pour pas tomber à la flotte.

Je lâche le verre dans un esprit d’éducation qu’il faut bien me reconnaître après que j’en ai manqué, preuve que je peux apprendre, contrairement à ce que disait mon père, et que j’aurais pu faire autre chose que flic. Marine sourit de nouveau et s’éloigne un peu. Pedro revient en sautillant. Il fait des signes à Marine. Et du coup, elle revient, plus chaleureuse que jamais. J’en bafouille pendant une bonne minute. Et ensuite, elle me comprend.

— Douze mecs, dis-je, et pas des salopards !

Ça fait rire que moi parce qu’ils ont pas vu le film. Ça arrive dans les conversations. Faut accepter d’avance ce genre d’échec.

— Nous pourrions peut-être nous asseoir, propose Marine.

Avec le pétard qu’elle a, elle fatigue vite à se tenir debout. Et puis on est mieux assis pour discuter des choses de la vie qui se remplit d’ailleurs d’autre chose. Mais que peut-on y faire, surtout quand on s’appelle Arto ?

— Je ne fais rien sans Pedro, dit-elle.

Et en suivant, elle avale une gorgée de la citronnade que dedans ils ont rien mis. Pour garder l’esprit clair, on peut pas mieux faire. Mais on a envie de faire mal !

— Moi non plus, dis-je pour dire.

Elle lève son verre à la hauteur des yeux de Pedro qui tremble.

— Ah bon ? dit-elle. Je ne savais pas.

— Moi non plus, dit Pedro.

Il aime pas ces situations, le Pedro, où finalement c’est lui qui a le dernier mot ou ça se passe pas comme il veut. Il sait bien que je fais pas exprès. Mais il m’en voudra si ça va trop loin où il a plus pied. Il aime bien avoir pied, Pedro.

— Alors comme ça, dis-je pour changer le sujet, c’est bien douze et non pas dix-sept ?

— Pourquoi dix-sept ?

Là, on sent que c’est Marine qui pose la question, et non pas Pedro comme je le souhaitais.

— Douze ! Dix-sept ! Quelle importance ! s’exclame-t-il.

— Ça fait cinq de moins, dis-je. Avec cinq hommes bien entraînés, on en fait du boulot !

— Je suis d’accord avec vous.

Dit marine. Je vais me faire aimer. Je sais pas faire ça avec Cagnasse. Le contraire lui va mieux. Marine me tend son paquet de cigarettes.

— Vous fumez ! m’étonnai-je. Je pensais que…

— Elle fume pas, intervient Pedro, c’est bien connu ! Mais elle en a toujours sur elle. Avec tous ces hommes.

Elle rit. Sous elle, le coussin s’écrase, prometteur et véridique. J’ai jamais fait ça avec une femme, mais je m’y connais.

— Et Papa ? dis-je en allumant la clope.

— Oh Papa…

Elle fait l’oiseau avec la main. Il s’envole vers le ciel blanc d’Andalousie.

— Il était pas parmi les douze ? dis-je en me levant à demi.

Je me rassois. Elle a fait non de la tête comme si je venais de toucher un point sensible du cocon familial. Et puis je vois mal Jean-Marie jouer avec des petites filles autrement qu’au corbillon ou à cache-tampon.

— Il y avait personne de connu, précise Pedro. À part ce de la Barguette… Mais qui connaît de la Barguette, hein ?

Tiens ? On avance. Ça fait trois la Barguette. Des aristos. Des droitistes sans pitié. Il aime ça le vieux Jean-Marie. Et il sait les manipuler.

— Le père ou le fils ? demandai-je.

— Je vois que tu sais de quoi je parle, fait Pedro.

Marine me sourit. Je suis venu pour être interrogé. Je le sais depuis le début, même si j’ai un peu perdu la tête dans le désert.

— Le père, dit-elle. Vous connaissez ?

— Putain si je connais !

Ce qui veut pas dire que je le connais. On dit comme ça dans le Midi. Putain si je le connais ! Et on le connaît pas. Je sais plus comment ils appellent ça en rhétorique. J’ai pas été jusque-là à l’école parce que j’étais destiné à la police et que dans la police, on se sert pas de la rhétorique qui vaut rien à côté de la délation et des cris de torture. C’est bien connu.

— J’ai bien compris que vous plaisantiez ! fait Marine qui blague pas depuis qu’on se connaît en dehors de toute velléité anale.

Pedro fait celui que ça amuse. Il boit beaucoup de citronnade, sachant très bien qu’il y a rien dedans.

— Une petite tête ? fait marine en se levant d’un bond que j’imaginais pas qu’avec un cul pareil on puisse sauter si haut.

— J’ai pas de maillot !

Alors, comme dans le film d’Aldrich, un mec que je connais pas mais qui semble me connaître s’approche de moi. Il est en costard et il a pas chaud, preuve que dans les films, on peut vous avaler n’importe quoi. Il mâche un chewing-gum. Ça m’énerve déjà.

— J’en ai un, de maillot, qu’il me dit. On a la même taille, non ?

— La taille, je sais pas. Mais ce qu’il y dedans, je pourrais vous surprendre.

— C’est pas nous surprendre qu’on te demande, continue-t-il sur un ton qui me donne des frissons. Mais te mettre en maillot comme la dame te demande gentiment.

Elle a pas l’air aussi gentil que tout à l’heure. Et j’ai pas l’air aussi méchant. Ça se déséquilibre du mauvais côté. Un mauvais film.

— C’est par-là, me dit le mec.

Je le devance. Ça durera pas. À un moment donné, il sera devant pour me tirer. Je sais comment ça se passe dans les films. Mais dans le film d’Aldrich, Mike met pas le maillot. Il a pas besoin. Et il repart sans se baigner. Je vais faire la même chose, mais en vrai.

On entre dans le vestiaire des hommes. Il m’a montré l’affichette avec une silhouette stylisée. C’est moi qui ouvre. Et comme je suis dedans, contrairement au film d’Aldrich où par une astuce de la mise en scène vous êtes dehors, je vois tout. Et comme c’est pas un film, le type me cogne. C’est pas aujourd’hui que je mettrai un maillot.

XXVIII

Quand je reviens à moi, il me faut pas trente secondes pour me rendre compte que je suis au fond de la piscine. Le type qui m’a cogné flotte entre deux eaux. Avec un filet de sang qui lui sort de la tête. Il a les yeux ouverts et me regarde. Ses mains semblent s’efforcer de le maintenir dans la même position. Les miennes tiennent ensemble une pierre qui doit peser plus lourd que moi. Je peux pas m’en débarrasser. Je suis ficelé comme si j’étais pas tombé à l’eau tout seul. Mais juste là, une nageuse brandit un couteau. Je sais que je vais aimer cette mort. Elle doit faire vite, parce que j’ai besoin de respirer. J’ai les naseaux bouffés par le chlore. Et elle me fait « chut » avec un doigt et le masque s’applique exactement à ma bouche. Une bouffé d’air m’envahit. Je suis sauvé.

Sur le carreau, j’ai froid. Je sais pourtant qu’il n’a jamais fait aussi chaud. Ils l’ont dit ce matin à la télé. « Ne sortez pas cette après-midi ! Restez chez vous ! » Mais j’ai pas écouté. Le travail. Le devoir. La connerie aussi.

On me soulève avec d’infinies précautions, que j’ai pas l’habitude qu’on prenne soin de moi. Je suis un solitaire. Et j’ai failli mourir seul au fond de cette piscine. Salaud de Pedro ! Dans l’ambulance, des mains me caressent les joues, avec le dos, comme j’aime. Ce sont celles de Sally qui me parle et que j’entends pas. Où est Cagnasse ? Au fond de la piscine ? Et pourquoi elle serait au fond de la piscine ? Quelle idée stupide !

Quand je reviens à moi, je suis à poil dans un lit bien bordé. Les stores sont baissés. Il y a de la lumière sous une porte. J’entends des voix. La porte s’entrouvre, puis se referme. Je me soulève un peu pour voir. Si j’en juge par le mobilier, je suis pas l’hôpital. Je suis chez quelqu’un que je connais pas. Mais Sally le connaît. Ou alors j’ai rien compris.

Je me fais encore un rêve ou deux, du genre érotico-policier, et je décide de plus me rendormir. J’entends le tic-tac d’un réveil ou d’une horloge, ce qui est rare à notre époque, mais j’ai connu ça dans ma jeunesse, du temps où mon papa faisait les trois huit. Mais pas moyen de situer cette heure qui me ferait du bien bien que je sache pas quel jour on est. Ou quelle nuit.

Je suis en train de cogiter quand une main soulève mon poignet. Je regarde, mais l’ombre m’interdit toute reconnaissance.

— Comment vous vous sentez, monsieur Lafigougnasse ?

Si on m’appelle par mon nom, c’est qu’on me connaît pas. Ça m’inquiète. J’ai chaud.

— Vous voulez dormir encore ?

— Non !

Le poignet se pose sans que je puisse le soulever moi-même. Je crains le pire. J’ai eu un cousin comme ça qui est devenu paralytique après une noyade. Si c’est de famille, je suis bon pour qu’on me torche le cul jusqu’à la fin de mes jours.

— Il veut bouffer ? demande une voix que je connais ou reconnais pas.

— Vous voulez quelque chose, monsieur Lafigougnasse ? Je veux dire : pour manger ?

Je fais ce que je peux avec la tête pour dire oui. Il semble que ce soit plus facile de dire non. Premier signe de la paralysie. Mon cousin m’en avait parlé. Mais je me souviens pas si c’était oui ou non qu’il pouvait pas dire.

— Il veut bouffer, oui ou non ? dit la voix qui manifeste un certain degré de mécontentement.

— Apportez-lui quelque chose. On verra.

On verra quoi. Ce que je peux plus faire ? Moi qui ait toujours aimé le faire sans qu’on me torche le cul ! J’ai envie de crier.

— Vous voulez vous lever ?

Tiens. Quelqu’un qui se fout de moi. Ça peut me faire du bien, d’en rigoler avec lui. Si j’essayais ?

Le lit se plie doucement. Je suis assis. Le type qui me chaperonne, et que je vois toujours pas qui c’est, soulève les draps et les balance au pied du lit. Supposons qu’il les balance au pied du lit. Comme j’ai froid à la queue, je me dis que je peux marcher si on me le demande. Il m’aide.

— Vous êtes faible encore ! On a bien cru vous perdre ! Et l’avion qui a bien failli ne pas atterrir !

Il s’en est passé des choses sans moi ! On me racontera. J’ai le temps jusqu’à la retraite.

— Voilà la bouffe ! dit la voix qui avait rouspété parce que je savais pas si je voulais bouffer ou me faire bouffer.

Ça sent la daube aux champignons. L’oignon et le vin blanc. On peut pas me tromper là-dessus. Je suis chez moi !

— Uhluluhoubeuratabu ?

— Ne parlez qu’en cas de nécessité, monsieur Lafigougnasse.

— Ehzeubrouhalla !

— Mangez ! C’est bon pour le moral.

Le moral maintenant. On me donne du courage par des allusions bien senties, et voilà que ça devient perfide.

— Il savait déjà pas parler avant. Alors maintenant…

Une bouchée m’envahit la bouche. C’est pas que ce soit pas bon, mais doucement, merde ! Je suis pas un moulin !

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Chouchalahourata… ou quelque chose comme ça.

— Hé bé…

— Vous voulez pas qu’on vous mette de la lumière ?

J’ai envie.

— Et puis si vous avez envie de pisser, vous gênez pas. Vous êtes connecté !

Ça les fait marrer. J’en bave. Le store se soulève. Ah que c’est beau la lumière. J’en ai vu une, du fond de la piscine, qui m’avait paru encore plus belle. Et je m’étais promis, une minute avant la mort, de plus me plaindre si Cagnasse laissait allumé alors que j’avais sommeil.

— Vous avez bon appétit ! C’est bon signe.

— Il va pas mourir tout de suite !

C’est le rire des autres que je préfère, té ! Ça me réchauffe le cœur de savoir qu’ils ont encore des raisons de rire. Mais j’ai beau tenter de rire moi aussi, je vomis à la place. Et je me fais engueuler.

— Putain ! On rigole pas la bouche pleine, monsieur Lafigougnasse !

— Moi oui ! dis-je en sachant très bien que j’avais rien dit.

J’ai bien mangé. Je bois un coup dans un tuyau. Est-ce que je peux marcher maintenant ?

— Il veut marcher.

— Ne le lâche surtout pas ! Que c’est pas le moment de casser le témoin ! Les Amerloques nous en voudraient à mort !

Ah oui ? Et je suis témoin de quoi ? Vous savez pas où elle est ma carte du Front ? J’ai envie de me voir en photo quand j’étais jeune et con. Maintenant que je suis vieux et intelligent, je veux savoir si je me suis trompé tout seul ou si c’est Marine qui est venue me parler dans mon sommeil pour me foutre dans la merde.

— Un pas après l’autre, monsieur Lafigougnasse ! Pas deux à la fois !

— Il sait plus comment on marche. Il paraît qu’ils vont l’emmener au tribunal dans une voiture spéciale.

— Ils ont ça en Amérique ?

— Ils ont que ça !

C’est dommage que je puisse pas poser des questions, sinon je saurais déjà tout !

— Quand vous aurez bien marché, monsieur Lafigougnasse, vous aurez fait un grand pas dans la guérison.

Ah l’humour toulousain ! Il me manquait.

— Vous pouvez fumer si vous voulez. Nous, ça nous dérange pas. On est fait pour ça.

Il y en a que ça fait pas rigoler ! Les cons ! Ils habitent trop près de Paris.

— Il le fait bien ! Vous en voulez une autre ?

De quoi ?

— Attendez. Je vais en chercher une.

Condamné à l’attente. Mais je tiens debout. Comme la théorie que j’ai manquée en tombant dans la piscine. Il me faisait presque pitié mon assassin, avec le sang qui lui sortait de la tête comme une guirlande de Noël.

— Ouvrez la bouche !

Je l’ouvre. Je sens rien.

— Attendez que je quitte le papier !

Il y a des personnes que je connais ici ? J’avais cru voir Sally. Ça m’avait donné de l’espoir. Il est en train de me quitter pendant que mes deux sbires se marrent comme des hyènes. J’étais pas bien en Espagne. L’avion a atterri dans quelles conditions ? Dites-moi que je suis Arto Lafigougnasse. Pas Roro. Roro c’est pas moi. Et si je suis Roro, tuez-moi !

— Il pas si bien que ça, je te le dis.

— Il faut qu’il le soit au tribunal.

— Avec tous les moyens qu’ils ont mis !

— Tu verrais la bagnole. Rien à voir avec une Crevault, je te le dis, moi !

— Mais qu’est-ce que tu as vu ? Tu te fous de moi.

— Eh non ! Ils sont venus hier avec la voiture.

— Hier ? Et pourquoi ?

— Pour la planquer, qu’on la voie pas ! On va répéter tout à l’heure.

— J’y serais ! On m’a rien dit, oh ! C’est qu’ils ont la gâchette facile les Amerloques !

— Légende ! Légende !

— J’ai vu trop de films. Tu as raison.

— Si tu les avez vus, tu serais pas là. Comme moi. Ou alors on a pas bien regardé.

— Pourtant, c’est Eddie Constantine qui m’a donné le virus.

— Tu lui as piqué son chapeau et il est parti avec les filles.

Des heures de conversation sur un sujet que je connaissais pas. Quelqu’un de mieux informé finirait par me tenir au courant. Ça prendrait sans doute du temps. J’ai fini par m’endormir. Le matelas était moelleux. Il faisait bon dans la lumière.

— Non ! N’éteignez pas ! J’aime cette lumière !

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Je sais pas. Recommence…

— Non ! N’éteignez pas ! J’aime cette lumière !

XXIX

Deux types sont entrés dans la chambre. Un grand pas loin de la retraite, qui portait un chapeau et s’appuyait sur une canne, le manteau jeté sur une épaule et l’autre main dans la poche cherchant nerveusement à en sortir. L’autre, plus petit, tête nue et habillé à la va-vite, portant le poids de la jeunesse comme s’il allait pas la supporter longtemps. Les deux types qui s’occupaient de moi, Pierrot et Jeannot, PJ pour les intimes, venaient tout juste de quitter leurs blouses blanches après avoir refusé une fois de plus de répondre à mes questions. J’étais lamentablement assis dans mes coussins, menaçant de me déconnecter si on m’en disait pas plus.

— Hé bé justement, dit Pierrot, voilà le monsieur américain qui est autorisé à vous renseigner sur votre situation.

— Comme c’est classé, ajouta Jeannot, on vous laisse.

Ils sont pas sortis par la même porte qui s’était ouverte pour laisser passer les deux amerloques. Ils se sont approchés en silence, mais pas animés de mauvaises intentions comme je pouvais le craindre à cause que je m’étais foutu de la gueule des marines écrasés par la chute libre de mes douze compagnons. Ils allaient peut-être me demander plus ou moins aimablement si je savais quelque chose des fillettes qu’on arrivait pas à différencier des autres fillettes, celles qui allaient à l’école quand ça s’est passé. Le grand type ôta cérémonieusement son chapeau et le balança sur le lit.

— Je suis Ulysses Hightower, dit-il (je traduis). Et voici mon compagnon Frank Chercos.

— On sait qui vous êtes, dit Frank Chercos.

J’avais plus qu’à la fermer en attendant qu’on me demande de l’ouvrir.

— On peut fumer ? dit Hightower.

Comme il s’adressait à Chercos, j’ai pris le temps d’observer son profil. Ça en dit long, un profil, sur l’état de santé mentale d’un type qui a vendu sa peau à l’État. Il avait un nez à eux pentes, avec des poils au bout, de la même rousseur que les reflets de ses joues mal rasées. Ça me disait que je devais me méfier de ce type qui négligeait son apparence. Sa crasse avait plus de vingt ans d’expérience. Il se lavait pas tous les jours comme moi, que je suis clair comme de l’eau quand je m’y mets. Sous cette crasse des jours, il avait de quoi vous faire regretter d’avoir affaire à lui. Il alluma une clope sortie telle quelle de sa poche. Un radin.

— Je vois que vous allez mieux, dit-il.

Il m’avait donc vu aller mal. La question que j’arrêtais pas de poser à mes anges gardiens et qui maintenant se contentait de me brûler les lèvres, c’était comment j’avais fait pour traverser l’océan.

— L’avion a bien failli de casser la gueule, hein Frank ?

— Shit ! J’étais dedans !

Ya rien qui m’énerve plus que ces mecs qui te raconte une histoire par petits morceaux qui se recollent pas exactement. À part les gonzesses qui exigent des cadeaux, bien sûr.

— Arto…

Ça recommençait par mon nom, signe que j’avais quelque chose à donner et pas grand-chose à recevoir. Comme d’hab.

— Ça vous dérange pas que je vous appelle Arto ?

— Je suppose que je peut vous appeler Ulice…

— Moi c’est Frank.

Ils sont sympas, ces cowboys. Mais il m’avait toujours pas demandé si j’avais envie de fumer malgré l’interdiction formelle de P et de J. Il m’envoyait sa fumé dans les yeux pour me brouiller avec les ondes.

— On vous a rien expliqué, Arto…

— Ça je sais !

— On vous explique rien quand c’est pas le moment, dit Frank.

Il a l’air con celui-là. Ils en ont des tas de comme ça dans les films, mais je savais pas qu’il y en avait aussi dans la réalité.

— Je suppose que vous êtes venus pour donner un sens à ce que je comprends pas…

Il sourit. Les poils de ses joues lancent des petites lumières que c’est peut-être les médicaments qui me donnent cette impression que je vais pas tout savoir. Le Frank cherche une chaise des yeux. Il la trouve pas. Pour PJ, les chaises, ça sert à se pendre.

— Est-ce que vous avez la mémoire des visages ? me demande Hightower.

— De face ou de profil ?

— C’est la première question que va vous poser le juge.

— Le juge ?

Frank rigole et se dandine sur des pieds que je vois pas mais que j’estime petits vu qu’il tient pas bien debout.

— Le juge veut vous voir avant le procès, dit Hightower. Un toubib sera là pour vérifier que vous avez pas totalement perdu la tête. Vous me comprenez ?

— Un toubib de la tête, dit Frank.

Je suis barjot maintenant ! Après avoir failli périr dans un naufrage d’avion ! Je suis sûr que Sally est derrière la porte. Je sens le parfum de ses cuisses.

— Il vont m’ouvrir ? je demande sérieusement.

— On ouvre pas en Amérique.

— C’est pas comme en France, hein, boss ?

Ça les fait rire. Sally va penser que j’ai pas changé, que je suis toujours ce clown qui a fait le bonheur de ses moments perdus.

— Vous répondez oui, continue Hightower.

— Oui ?

— À la question, man ! fait Frank.

— Vous vous rappelez de la question ?

— Celle que j’ai pas répondu ?

— Mec ! s’écrie Frank.

Il virevolte sur ses petits pieds, les mains dans les poches et le nez en l’air. Il a vite fait de me tourner le dos.

— C’est pas gagné ! marmonne-t-il.

Je commence à avoir chaud. C’est pas bon signe pour l’interlocuteur. En France, je comprends pas tout. Alors en Amérique…

— Le juge…

— Ouais, le juge…

— Il vous dit comme ça « Mec ! T’as la mémoire des mecs que t’as vu ou tu l’as pas ? » Et que vous répondez ?

— J’y réponds que si le mec en question m’a fait chier il peut être certain que je vais pas l’oublier !

— Non !

Cette fois c’est Hightower qui fait un tour. Mais à la différence de son collègue, il me tourne pas le dos. Il dit :

— Oui ! Vous dites oui !

— On recommence, mec ! dit Frank en revenant me voir. Le juge te pose une question. Toi, tu t’en poses pas. Tu attends qu’il la pose jusqu’au bout et tu réponds… ?

— C’est quoi la question ?

Ils vont croire que je le fais exprès ou que je parle pas bien leur langue. J’avoue que quand on me complique, je devine pas la fin de l’histoire avant d’avoir l’air de pas comprendre qu’elle est finie.

— Voilà ! dit Frank en tapant dans ses mains. Vous comprenez rien et alors vous répondez oui.

— Parce que si vous répondez non, le juge pose pas la question suivante.

— Et si vous répondez rien, le toubib signe le rapport préparé d’avance.

— Et si je réponds que je sais pas ! Parce ce que je sais pas, moi ! Ah ! Merde ! Vous entravez que dalle à la majesté des souffrances humaines !

J’ai caché mon visage meurtri dans un oreiller. On me tapote l’épaule.

— Arto…

Sally !

— Faut que t’apprenne à dire oui. Tu comprends ?

Elle qui l’a jamais dit !

— C’est quoi la deuxième question ?

Elle me regarde comme si elle m’avait jamais vu et ça me fout la trouille. Peut-être que c’est pas moi !

— La deuxième question, c’est sans doute pour vous demander si vous voulez vous prêter à une expérience qui, je le précise, n’est pas scientifique…

— Et donc elle fait pas mal ! (voix de Frank)

— Tu veux plus avoir mal, hein, Arto ?

Elle me plaît, Sally, quand elle me parle comme ça.

— C’est ça qu’il va me demander le juge, que je veux plus avoir mal ?

Frank frappe du pied. Tant pis pour les voisins du dessous.

— Non ! beugle-t-il. Cette question-là, c’est le toubib qui la pose !

— Et si le toubib se met à poser des questions, on est foutus !

Chez nous, les juges te foutent en taule et c’est toi qui poses les questions. Ah l’Amérique c’est le monde à l’envers !

XXX

On a pris l’escalier. J’avais un truc dans le cul au cas où il me prendrait l’envie de chier. Je pouvais pédaler, mais pas en arrière. Et puis j’étais bloqué sur le premier braqué. On a descendu dans cet équipage au moins quarante étages. Tout le monde soufflait. Ça en faisait des microbes ! Puis une porte d’acier s’est ouverte et j’ai vu un tas de bagnoles noires avec des pare-chocs chromés au Coca Cola. Frank faisait des signes avec son revolver et des types obéissaient sans dire un mot, preuve que c’était pas des flics de chez nous. Un fourgon nous avala. Il faisait noir là-dedans. Je pouvais voir Hightower qui me surveillait du coin de l’œil. Il était pas armé. En tous cas il avait rien dans les mains. Il écoutait de la musique dans une oreille et l’autre il la tendait dans tous les sens. Le moteur tournait déjà. Les portières ont claqué comme si j’entrais dans une prison. J’avais des menottes, mais c’était les miennes. Toutes pleines de sueur qu’elles étaient. Je me frottais le visage avec des fils qui conduisaient je savais pas où mais j’y allais. Un écran trahissait mes paramètres, mais je devais être le seul à pas savoir les interpréter. On a roulé comme ça pendant une heure. Ça semblait aller vite. J’avais mal au cœur. J’ai jamais pu me déplacer contre mon gré sans dégueuler sur les genoux de mon voisin. Ah je vomissais et Hightower se faisait des idées noires. Tout ce fric et ces efforts pour rien ! La lumière m’a aveuglé pendant les deux ou trois minutes qui ont été nécessaires pour me transporter dans ce que je supposais être le bureau du juge. Le toubib était déjà là. Il avait oublié sa blouse, amis il se tenait fermement à la poignée de sa sacoche.

— Asseyez-vous, qu’il me dit. Je vais vous examiner.

Comme dans la police on examine jamais, il me prend déjà pour un dingue.

— Dites oui…

Je le dis. Il fait un signe à Hightower qui me sourit. Le juge entre. C’est une gonzesse. Et en plus elle est pas de ma race ! À qui qui va dire oui le gentil Arto ? Elle s’assoit dans un grand bruit de fesses et de nibards et elle me regarde comme si elle m’avait déjà posé la question. Mais quand elle la pose, elle me regarde plus. Elle s’adresse à Hightower :

— Il est en état de témoigner ? dit-elle comme si j’existais pas.

— Le toubib dit que oui, pas vrai, Doc ?

Le toubib redit oui. Il referme sa sacoche. Qu’est-ce qu’elle contenait, bon Dieu ? À quoi j’ai échappé parce qu’on m’a pas demandé d’ouvrir la bouche ?

— Emmenez-le ! dit la juge.

Elle se casse comme elle est venue. Elle sait que j’ai retrouvé ma carte du FN. Voilà ce qu’elle sait, cette élue par les siens contre l’avis des autres ! On me pousse. Dans quelle direction, je sais pas. J’entends mes roues qui couinent. Moi aussi je couine, mais personne m’entend. J’en ai pris pour combien ?

— On arrive, dit Frank qui colle à mes semelles avec ses petits pieds que je vois maintenant.

Il est chaussé de mocassins. Il est souple comme une gonzesse qui a perdu du poids. Il a l’air satisfait. À mon avis, la juge l’a eu dans le cul. Il a su s’y prendre. Je lis ça dans les yeux de Hightower. On est arrivé.

— Vous voyez ces écrans ? me dit Hightower.

— Qui c’est, ces mecs ?

— Vous en reconnaissez pas un ?

— Pas un ! que je réplique aussi sec.

Ah les Amerloques vous allez arrêter de me prendre pour un con ! Je suis en bonne santé de la tête et j’ai pas dit non à votre justice de merde ! Mais je suis pas du genre à trahir un copain que je me demande comment il a fait pour tomber dans vos griffes de milliardaires. Pedro m’a même pas regardé. Je me demande si on peut regarder quand on est filmé. Surtout en temps réel. Ah s’il me voyait prisonnier connecté à un monde que je suis l’étranger par définition !

— Vous êtes sûr ! grogne Frank.

Il se frotte les pieds l’un contre l’autre. Il porte des mocassins à cause des mycoses. C’est plus facile de se gratter les orteils avec des mocassins qu’avec des godillots à la française. C’est pieds nus que je te le ferais avancer sur l’échelle sociale, ce pignouf qui m’en veux parce qu’il sait que je trahirais jamais un frère d’arme. Pedro bronche pas. Il est même moins nerveux que les autres, des flics sans doute, que je vois sur les autres écrans.

— Peut-être çui-là… hasardai-je en désignant celui qui ressemble le plus au portrait type du flic de série.

— Non ! Pas çui-là ! gueule Frank comme s’il avait vraiment mal.

— Et çui-là, là ! dit Hightower qui perce l’écran avec son doigt plutôt que mon œil qui n’a pas cillé.

— Çui-là il ressemble trop à un flic.

Traiter Pedro Phile de flic ! Jusqu’où je vais quand je vais pas ! Il s’est fait un grand calme autour de moi. Ils se détendent. C’est la juge qui va pas être contente. Et qui encore ? Hightower finit par s’en prendre à la cravate. J’ai oublié de préciser que je me suis pas présenté à poil devant la juge. J’ai les pieds au-dessus des tapis feutrés de cet endroit qui inspire le calme et la sérénité.

— T’es sûr que tu veux pas encore réfléchir ? me demande-t-il en me vissant son regard en plein front, juste à l’endroit où la mort est instantanée, argument qui pèse toujours en faveur de l’accusé.

— C’est tout réfléchi, que je dis.

— De toute façon, ricane Frank, ils t’ont déjà viré.

Je fouille précipitamment dans mes poches. Je trouve pas ma carte de flic. Pas même la carte de crédit du service. Ils m’ont viré ! Ah les salauds ! Ils m’ont viré avant même de m’utiliser ! Ah si j’avais été sincère ! Mais vingt ans dans les ogresses, ça fait réfléchir avant de penser. Ils auront pas Pedro ! Moi, ils m’ont eu.

— Voilà ton billet d’avion, mec, me dit Hightower qui est si proche de la retraite qu’il a plus rien à prouver à ceux qui savent pas ce que c’est que d’être blasé.

— J’espère qu’il va se casser la gueule ! fait Frank

— Je l’espère aussi, dit Hightower.

Je me retourne, pas seulement pour leur montrer mon cul, mais parce que la porte de sortie me tend les bras. Tout ce cinoche, mec ! Le rideau était baissé et je le savais pas.

— Hé ! dit Hightower. T’oublie quelque chose.

Je reviens sur mes pas, deux trois, pas plus. J’ai pas été loin. J’ai ralenti. Est-ce que j’ai vraiment envie de partir ? Il agite une carte entre l’index et le majeur. Je la prends. Ma carte du FN.

— C’est tout ce qui te reste, mec, me dit-il.

Il est devenu chaleureux. Il a vu tous les films de Griffith. Ça lui a plu autant qu’à moi. On pourrait même en parler devant un pot. Dans un de ces bars que les américains savent rendre si poétiques quand ils s’en servent pas de décor comme nous on fait de nos buttes et de nos châteaux. Faut pas mettre de flotte entre les civilisations, sinon on se prend mutuellement pour des cons. Ou alors pas plus large que le Rhin, et alors on se hait. J’arrive pas à les haïr les amerloques.

XXXI

À la sortie, un type en noir m’arrache mes fils en rouspétant :

— T’as plus besoin d’ça, mec !

Les amerloques et la technologie ! Je peux garder le costume. C’est la maison qui paye. Je sais pas quelle maison. Je m’en fous. J’ai pas tout perdu. J’ai un billet d’avion, même si j’ai pas la garantie qu’il me ramènera chez moi. Et c’est chez moi que je retrouverai Marine. J’y expliquerai quoi ? Pas des tas d’explications entre nous. Quoique si elle pouvait m’expliquer comment je me suis retrouvé au fond d’une piscine qui communiquait avec l’Amérique… Je suis arrivé en bas d’un escalier qui n’en finit pas, autrement dit au bord du trottoir, quand une bagnole qui a l’air d’un autobus m’ouvre une portière en plein mes miches. Je gueule !

— Ça va, mec, me dit une voix familière. Ferme-la et monte !

J’aurais dû m’en douter. Pedro sort jamais du pétrin sans une belle bagnole. Il en prend des grandes avec plein de portière et des vitres fumées, vu ses activités avec des poussins qui ont besoin de place pour jouer. Je jette un œil dans cet intérieur molletonné. Pedro est seul, enfoncé dans le cuir qui n’a pas encore servi.

— Allez ! dit-il. Fait pas le difficile.

Je monte. La portière se referme toute seule. Une autre claque. J’ai pas le temps d’exprimer mon admiration doublée d’un étonnement qui a besoin d’une réponse urgente. Pedro a mis son plus beau costume. C’est ça l’Amérique. Ya pas une heure il était en salopette avec un écriteau sous le menton et le voilà qui se fait traîner dans un carrosse que si j’en avais un, je le vendrais pour m’acheter des trucs qui servent a quelque chose. Il rigole tout en me disant des choses que comme j’ai raté la première je comprends plus le reste.

— Tu trouves pas qu’y a une odeur ? me demande-t-il sans rire.

Je renifle. À vue de nez, ça sent le luxe. Peut-être le fromage, mais c’est pas mes godasses. Même le slip a servi avant qu’on me le donne pour que je sois poli devant la juge.

— Et t’as été poli ? rit Pedro. Ça m’étonne, mec.

J’ai froid, comme quand j’ai pas peur mais que ça va arriver.

— Pourquoi que t’as voulu me buter, mec ? dis-je enfin parce que je l’ai en travers de la gorge depuis que j’avais repris conscience de ce que j’étais vraiment.

— Pas moi, dit Pedro.

— Qui alors ? Marine ?

Pedro dit pas non.

— Elle apprécie pas tellement que tu te foutes de la gueule de son père, mec.

Ça alors ! Moi qui ai chaussé des gants pour lui demander une permission qu’il pouvait me refuser sans me jeter dehors comme il l’a fait ! Marine a voulu me tuer. Il s’en est fallu d’un cheveu. En parlant de ses tifs à elle, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Elle est présidente de la République, mec.

J’en tombe ! Et j’ai plus de bras pour me retenir. Heureusement qu’il y a pas de piscine dans cette caisse à la noix ! Pedro éclate de rire.

— Je blague, mec ! T’es pas en état d’apprécier, je sais. Après tout ce que t’as subi. J’ai eu droit au même traitement, mais moi j’étais en bonne santé.

— Tu l’aurais perdue, ta santé, si je t’avais désigné !

— C’est vrai, mec. C’est vrai.

Il ricane.

— Mais tu serais plus là pour le dire.

Ça sent plus que les pieds. C’est pas l’odeur d’un estomac. Et ça sent de plus en plus. Le Pedro sait que je suis en train de me poser une bonne question. Il a pas envie d’abuser de ma patience. Il ajuste gardé la tête. Le reste, il l’a laissé sur place.

— Tu sais, mec, ce qu’ils appellent la scène du crime.

La tête de Sally est dans le seau à glace. Et la glace est toute fondue.

— C’est chaud une tête, dit Pedro en connaisseur.

Il referme le seau et le tapote gentiment.

— Et Kol ? je demande.

— Il est en cure.

— Il a du pot. Et Cagnasse ?

— Connais pas ?

— On va où ?

— Comment que c’est que tu veux l’enculer, Marine ?

Ça répond pas à ma question, mais c’en est une bonne.

— Tu les encules comment toi ? que je m’étonne.

— Ça dépend avec quoi, mec…

— Je vois…

Je vois rien.

— Me dis pas que je suis sur le chemin d’enculer Marine ? Je fais comment pour enculer la présidente de la République ?

— Elle est pas présidente de la République, mec ! Tu vas pas recommencer !

— Mais tu m’as parlé de l’enculer, non !

— Oui mais je t’ai dit que une blague !

— Alors pourquoi que tu veux que je l’encule ?

Voilà une bonne question. Moi j’ai jamais su pourquoi je voulais et je veux encore enculer Marine. Et ce cinglé de la machette il sait, lui ! Non mais des fois !

— Ya enculer et enculer, dit-il.

— Ouais, je sais. Ça dépend qui on encule.

— C’est pas ça que je veux dire !

— Mais qu’est-ce que tu veux dire, mec ? Qu’est-ce que vous voulez tous dire ? Faudrait peut-être vous entendre pour je sois pas le seul à pas comprendre !

— T’es naze, mec. Complètement naze. T’y arriveras pas.

Et comment que j’y arriverai ! J’y ai pas pensé pour que ça arrive, certes. Mais si ça arrive, j’aurais l’avantage d’y avoir pensé avant.

« Nous sommes devant la porte, monsieur… »

La voix du chauffeur, sans doute. Ça me la coupe un peu, je l’avoue. Des fois qu’il aurait écouté ce que j’avais à dire.

— Prévenez monsieur Russel, Muescas. Lafigougnasse est avec moi.

« Bien monsieur. »

XXXII

J’ai pas été dépaysé en sortant de ce carrosse. À peine la porte ouverte par un automatisme que je m’étais déjà habitué, je vois la porte d’un château en haut d’un escalier couvert de mecs qui demandent qu’à servir. Pedro, qui est sorti de l’autre côté, me tire maintenant pour que je me déplie sans bruits incongrus. J’ai pas le costard de circonstance. Les flics savaient pas que j’allais rendre visite à un monarque de je savais pas quoi mais je supposais que ça pesait lourd dans la balance où on me demanderait forcément de grimper pour voir combien je pèse. Et ce serait pas juste pour s’amuser. Y avait quelque chose de sérieux là-dedans. Du dur contre quoi je pouvais me péter le crâne si je répondais à côté. Pedro avait pas oublié le seau à glace. J’en avais les tripes nouées jusqu’à plus envie. Il me brossait maintenant.

— Pas terrible, comme tissu, dit-il.

— J’ai vomi dedans.

— Ils vomissent tous dedans. T’es pas le premier, mec.

J’étais pas fier. À la guerre, en principe tu meurs dans un costard qui a déjà servi à autre chose, mais certainement pas à mourir. Personne n’était encore mort dans ce costard. Et ça sentait la poudre et l’escampette qui va avec. Mais je me laissai pousser par la domesticité. Des mecs tout ce qu’il y a de plus aimables avec la clientèle condamnée à pas repasser la porte dans les mêmes conditions de courtoisie éclairée.

— Bois un coup avant, me conseille Pedro.

— Avant quoi !

Mais le domestique m’avait déjà fourré un verre dans la main et je sais pas pourquoi mais quand j’ai un verre dans la main, je le bois. Je buvais vite ce jour-là, comme si j’étais pressé d’en finir et qu’on en parle plus. Je tremblais comme une feuille qui sait pas ce qu’on lui a écrit dessus. Pedro remarqua que j’étais pas l’aise.

— Tu t’habitueras, dit-il sans rien préciser de plus.

J’étais déjà habitué à mourir, mais si je pouvais gagner un peu de temps en m’habituant à autre chose… Qu’est-ce qu’on attendait ?

Un domestique descendit un autre escalier. Dans les palais du fric et du pouvoir, on monte et on descend avec une telle facilité qu’on trouve étrange tout individu qui fait plus ni l’un ni l’autre. Pedro devait savoir ça, parce qu’il arrêtait pas de monter et de descendre. C’est comme ça qu’il s’est rencontré avec le domestique qui descendait : il montait.

— Monsieur va vous recevoir, dit le larbin d’une voix travaillée à la brosse à reluire. Est-ce que monsieur désire autre chose ?

Comme il avait l’air de s’adresser à moi, je dis :

— J’en sais rien, mec, ce qu’il veut ! J’ai rien demandé moi-même, hein, Pedro ?

Et Pedro congédie d’un claquement de doigt. Il sait jamais si je déconne ou si je le fais exprès. Les verres circulent. Je vois pas les bouteilles, mais je els imagine.

— C’est bon ce qu’ils boivent ces mecs, hein Pedro ?

Du moment que c’est bon pour moi… On monte. J’aurais préféré descendre mais y a des moments dans l’existence où on choisit pas comme on veut. Pedro me pousse. Le larbin me précède. Il a des pompons sur les épaules, dorés à l’or fin que son maître a fait suer à on ne sait quel peuple lointain et plus colonisé. Une porte. Je passe. Au fond, un bureau qui pourrait servir à plusieurs et dans le fauteuil, un mec qui se lève. Je le connais pas.

— Monsieur Arto Lafigougnasse, dit-il en s’approchant, main tendue dans laquelle ya rien à boire.

Je m’assois parce que c’est ce qu’il veut. Il parlera plus si je m’assois pas.

— Arto, dit Pedro que je vois plus nettement, je te présente monsieur Roger Russel. Tu as déjà entendu parler de monsieur Roger Russel, Arto ?

— Tous les flics du monde en ont entendu parler, mec !

J’en avais pas souvent entendu parler en bien, mais j’avais l’intention de pas perdre le fil de la conversation que j’étais invité à suivre malgré moi.

— Rog Ru pour les intimes, dit Russel. Vous pouvez m’appeler Rog. Je vous appellerai Arto.

— Appelez-moi Art. Ça fait amerloque. J’en ai marre d’être français.

J’ai dit ça pour détendre une conversation tendue, surtout de mon côté. Mais j’ai obtenu l’effet inverse. Rog avait pas envie de rigoler avec moi. J’étais pas venu pour ça et il m’avait pas fait venir pour autre chose. Mais autre chose que quoi ?

— T’embrouille pas, mec, me dit chaleureusement Pedro qui a même inventé des techniques d’interrogatoire que si j’en connaissais autant que lui je serais pas là à me morfondre les boules sur du buisson ardent.

— J’embrouille personne, monsieur Rog…

— Rog…

— Rog… J’aimerais quand même savoir pourquoi je me suis retrouvé au fond de la piscine de Marine…

— C’était ma piscine.

C’est pas une information, si une information c’est quand on avance. Dans la piscine…

— Ce que veut dire Rog, Arto, c’est qu’on a besoin de toi.

— Pour enculer Marine !

Je suis pas venu non plus pour les faire marrer, mais ils prennent le temps de m’apprécier. Roger Russel a l’air heureux du type qui sait que c’est gagné d’avance. Pedro, celui du type qui est payé quoiqu’il arrive. Moi, j’ai rien dans les poches, à part ma carte du FN, qui doit pas valoir grand-chose à l’heure où j’essaie de sauver ce qui me reste de peau dans ce palais qui sera pas le lieu d’exécution, vu le prix qu’il a coûté. Les mecs comme moi, on les amène au bois et c’est dans les feuilles qu’ils respirent le dernier air de valse. Pourtant, c’est dans une piscine…

— Ok, Arto. On parle plus de la piscine. J’ai un service à vous demander.

Il devient sirupeux, le Rog, comme il veut que je l’appelle.

— Je peux rien vous refuser, je suppose ?

— Non, en effet.

Pedro s’interpose, joyeux comme quand on était les rois de la connerie de mauvais goût. Ah c’était il y a une éternité !

— On part en mission, mec.

— Avec ou sans pognon ?

XXXIII

J’avais jamais vu de Goruriens de près. J’avais vu de quoi ils étaient capables, y compris de se foutre complètement de faire des victimes collatérales. Quand on est arrivé, j’ai tout de suite reconnu l’hélico. Ils étaient en train de le bichonner, comme s’ils s’étaient servis des pales pour massacrer des frontistes et autres adeptes plus ou moins direct du Métal qui est le fondement, sans jeu de mot, de notre société. Pedro avait pris soin de cramer ma carte du FN, ce qui m’avait fait mal au cœur, mais je pouvais plus reculer. Ça me faisait un mal de chien chaque fois que j’y pensais. Je pensais aussi à Cagnasse, que j’avais besoin d’elle pour me calmer. Et j’ignorais ce qu’ils avaient fait de la tête de Sally. En France, on avait retrouvé que son corps et ça faisait jaser la Presse. Tu parles ! Un magistrat décapité ! On avait jamais vu ça. Même après la guerre que pourtant on aurait pu si on avait été juste avec tout le monde, et pas seulement avec les amoureuses.

— Tu connais l’hélico, me dit Pedro machinalement.

Il me disait ce que je connaissais et ce que je connaissais pas. Ça tu connais. Ça non. Je te présente Untel. Ça ça marche comme ça. J’écoutais et je suivais. Je savais même pas si j’étais vraiment déconnecté. Je me sentais entouré de mauvaises ondes. Je m’attendais à des reproches. Des entités prenaient note de mes pensées secrètes pendant que je tentais de les dissimuler. Mais Pedro est pas né de la dernière pluie. Il me surveillait. Il savait déjà un tas de choses sur moi avant de me connaître et il en avait appris des tas ensuite. Et maintenant il complétait le tableau pour que je serve enfin à quelque chose. Il avait attendu toutes ces années pour se servir de moi. Et je pouvais rien faire contre ça. J’étais cuit. On est entré dans un hangar où des voix résonnaient au rythme des outils. Mais c’était pas du Métal qu’on forgeait. Ici, on appliquait au cerveau humain des méthodes plus radicales que la presse ou la fonte. Je voyais un tas de types qui s’appliquaient à faire souffrir les autres pour leur arracher des secrets d’entreprise. Ya pas d’autres secrets à monnayer dans ce monde. Les uns entreprennent et les autres leur piquent leurs secrets de fabrication et d’écoulement de la marchandise. Ça gueulait et j’étais indifférent parce que je savais que je gueulerais moi aussi, alors que je savais rien de rien.

Pedro me présenta un type que j’avais déjà vu mais je savais pas où. Et pas moyen de me souvenir. Il me serra la main comme s’il avait l’intention de s’en servir à autre chose et tous les trois on est rentré dans une pièce bas de plafond avec un tas de connexions qui descendaient du plafond.

— Installez-vous, me dit le type.

Je me disais aussi ! Y avait longtemps qu’on m’avait pas demandé de prendre place. Et pas à la place du pilote. Rien dans les mains. Et quelque chose dans le cul pour pas salir les gens. Je me couche et le type me dit que c’est pas sur le dos mais sur le ventre. J’ai pas besoin de me déshabiller. On touchera à rien d’intime. Ça me rassure. La prochaine fois qu’on m’envoie dans l’espace, j’amène mes couches-culottes.

— Je vérifie juste s’ils vont ont pas greffé un de leur sacrés trucs, me dit le type.

— Yeah ! fait Pedro.

Je suis dans un étau. Le type a l’air satisfait. On aura pas besoin de m’ouvrir. C’est toujours ça de gagné sur le temps qui presse, qui presse ! dit Pedro en sautillant parce qu’il a froid aux pieds.

J’avais même pas remarqué la neige. Elle tombait à gros flocon derrière les hautes fenêtres qui nous encerclaient comme si y avait rien à voir dehors mais qu’on était devenu intéressant. Je me suis mis à grelotter. Un costard d’occase. Avec rien de suspect dans les coutures.

— Il est propre, dit le type.

— OK, fait Pedro.

Je vais faire le reste du chemin, que je sais pas où on va, dans un chariot qui est juste à ma taille. Pedro trottine en soufflant son haleine vers moi. Il me lâche pas des yeux. Il a une grosse responsabilité. Comme je suis sur des rails, un peu groggy par ce qu’on m’a injecté à mon insu, je vibre. J’ai même envie de parler. Mais pour ça, faudrait changer de sujet.

— T’es clean, mec, dit Pedro. Ça nous fait gagner du temps. On va pouvoir s’en jeter un avant de prendre l’avion. C’est un avion avec des parachutes, des fois queue…

Il fait bien de le préciser. Depuis que je sais que j’ai failli laisser la vie dans un crash, je suis moins accroc aux voyages en groupe. Je vomirais moins si on me donnait l’assurance que je vais arriver à bon port sans y laisser des plumes. Roger Russel nous attend sur le tarmac. Il a l’air tranquille du type qui sait où il va et qui a les moyens d’y aller sans vomir.

— Il est comment ? demande-t-il à Pedro sans me consulter.

— Coucy couça…

— Payez-lui un verre. On a le temps.

Changement de décor. On étouffe dans un bistrot qui foisonne de types décidés à bien se rincer le gosier avant de se remettre au travail. Ils portent l’uniforme des Goruriens. Donc, ce sont des Goruriens.

— Tu bois quoi ? dit Pedro.

— Deux ! Pour commencer…

J’ai bon espoir. Mais pas la force de me renseigner sur ce qu’on attend de moi. Dans l’état où je suis, je devrais pas servir à grand-chose, mais on a décidé autrement en haut lieu. Deux verres arrangeront pas ma situation. Plus peut-être.

— Pourquoi il neige ? je demande.

Le barman sourit sans cesser d’essuyer des verres.

— Me dis pas qu’ils posent tous la même question !

— Tous, dit le barman.

— Sans exception ?

— Vous auriez pu être une exception, mais maintenant c’est trop tard.

Faut que je réponde quelque chose à ça. Ça me nettoiera l’esprit. J’ai l’impression.

— Il neige pas d’habitude ?

— Il neige tout le temps. C’est de la neige artificielle, m’sieur.

— Ah ouais… ?

J’y crois pas. Et l’été, il neige ?

— On est dans un studio, m’sieur. C’est pour la série Glaces polaires. Vous allez jouer dedans ? Moi j’ai eu un petit rôle. Barman. Ça me connaît.

Et qu’est-ce que je suis venu foutre dans un studio de cinéma ?

— C’est pour la télé, m’sieur. Le cinéma, c’est pour les vieux.

— Et je suis quoi, moi ? Un nouveau-né ?

— Fous-lui la paix, Arto !

— Non mais des fois !

Le barman a baissé la tête pour se concentrer sur sa vaisselle. Si c’est ça le rôle qu’on lui a confié, je peux en faire autant. Et qu’est-ce qu’on me demande de jouer à moi ? Le snipper ?

— Personne te demande de jouer, Arto. C’est pas un jeu. Tu vas tout faire foirer si t’es pas sérieux. Je déconne, moi ? Alors…

— Si c’est pas de la vraie neige…

— C’est de la fausse en été, mec ! On est en hiver !

Tout s’explique.

— Et ce sera un vrai crash ou un faux avec des maquettes numériques ?

Le barman peut pas s’empêcher de ricaner. Ah si c’était une gonzesse !

— Y aura pas de problème, dit Pedro. Sauf si tu en fais. T’en feras pas, dis ?

Au point où j’en suis. Viré de la police nationale sur décision de la hiérarchie. Je me suis viré tout seul du FN où j’ai des tas d’amis qui me souhaitent de bien enculer Marine. Je suis complètement paf quand Roger Russel nous fait signe à travers la vitrine qu’il a frottée avec sa main gantée.

— Adieu petit !

— À la prochaine m’sieur !

Il a de l’espoir. Juste ce qui me manque. Dehors, il fait un froid sibérien. On est peut-être en Sibérie d’ailleurs. Les gens qu’on croise parlent une langue étrangère. Mais j’ai pas vu leurs yeux cachés derrière de grosses lunettes. Le jet est allumé. Ça sent l’essence à plein né. Mauvais signe. Une allumette et on est fumé. Roger Russel nous invite courtoisement à gravir l’escalier de l’échafaud. Pedro me pousse. C’est une manie. Je vais pas assez vite.

— Ah ça mon bichon ! Si je pensais te revoir un jour !

La Cagnasse ! Elle est en minijupe jusque sous les seins. Et au-dessus elle a perdu la notion de vêtement. Ça me fait un coup au cœur de la voir comme ça. Elle qui a jamais été une pute. Je suis moins enthousiaste qu’elle et elle me trouve tout de suite froid.

— De qui que tu te méfie, Toto ? On est pas bien ici.

— On verra ça tout à l’heure dans les chiottes. Faut que je m’entraîne pour Marine.

XXXIV

On s’est entraîné plusieurs fois avec Cagnasse sans que ça dérange personne. Je prends ma mission très au sérieux. Cagnasse habillée en pute de port de pêche et moi en costard de FBI des années 50. Sur les sièges, bien sagement assis et silencieux comme des tombes, les Goruriens attendant leur heure. Cagnasse et moi on est les seuls à se distinguer par l’apparence, si je mets de côté, et ils y sont Pedro qui astique sans arrêt son trois-pièces et Roger Russel qui s’est fringué en tennisman distingué. Eux, au moins, ils ressemblent à quelque chose.

— T’as su pour Sally ? me demande Cagnasse.

Je lui dis pas ce que j’ai vu. À quoi bon ?

— J’ai lu les journaux…

— Qui tu crois qu’a fait le coup ?

Elle me croit encore dans la police nationale. Je veux pas la détromper. Elle me parlerait plus. Et il faut que je sache.

— Je crois qu’ils vont te balancer par-dessus bord, cousine.

— Pourquoi qu’ils m’auraient habillée comme ça ?

— Va savoir !

Ils me demanderont peut-être de le faire. Un rite initiatique. C’est comme ça dans les sectes. J’y prendrai plaisir ou je sauterai avec elle.

— Tu me fous la trouille rien que pour que je serre les fesses, salaud !

Peut-être. Qu’est-ce que je foutrai d’autre dans ce maudit zinc qui sent l’essence à l’extérieur et les cheveux de Cagnasse dedans ? Mais tomber d’un jet en marche c’est pas comme tomber d’un hélico en vol stationnaire. Une hôtesse en uniforme gorurien s’approche. C’est l’heure ?

— Monsieur offrira bien quelque chose à Madame ?

— Qu’est-ce que tu veux que je t’offre, Cagnasse ?

— Demande d’abord s’il faut payer !

Pendant que Cagnasse grignote des cacahuètes, je suce les saveurs boisées d’un alcool du pays. Ça m’inspire des réflexions. Je veux m’en sortir. Peu importe si j’encule Marine ou si je me fais enculer par elle, comme c’est plus probable. Il faut que je me sorte de cette merde qui me colle au cul depuis trop longtemps déjà. Tant pis pour Cagnasse si elle disparaît en mer. Et tant pis pour moi si je finis au fond d’une piscine sous le regard glacial de Marine qui me détestera même pas tellement elle me méprise. Mais pour l’instant, ya pas grand-chose à faire, sinon se tourner les pouces et desserrer les fesses de Cagnasse qui les a de plus en plus serrées, ce qui est un bon entraînement. Elle va me manquer.

Soudain, on pique du nez. L’hôtesse s’empare du micro pour nous conseiller d’attacher nos ceintures.

— Tu crois qu’on se crashe ? me demande Cagnasse. Ça y ressemble pas.

Pendant que Cagnasse doute qu’on est en train de vivre nos derniers instants de vie commune, l’hôtesse se confond en excuses auprès de Roger Russel. On arrive plus tôt que prévu, preuve que le vol n’est pas tout à fait réglementaire. Elle était aux chiottes en train de bouquiner. Elle pouvait pas savoir qu’on allait plus vite que l’horaire. Elle recommencera pas. Elle est dans un tel état de confusion que Russel pourrait en profiter pour l’enculer. Elle doit avoir les fesses si serrées que même Marine pose pas plus de problèmes à l’équilibre sexuel de ses partenaires. Trois minutes plus tard, le jet s’est immobilisé. Pedro me fait signe de pas bouger. Les Goruriens d’abord. En rangs aussi serrés que les fesses de Cagnasse qui a cru mourir en morceaux. Elle est toute excitée. Qu’est-ce qui va nous arriver ?

XXXV

Moi j’ai l’impression qu’on se dirige vers une fin à la Chacal, quand de Gaulle se baisse pour embrasser un gosse et que la balle se perd dans les pavés de la cour de l’Élysée. Trois cents pages de halètement pour sauver la vie de ce personnage fin d’empire qu’on aurait pu crever dans une fiction faute de l’avoir fait dans la réalité. On est revenu à la civilisation. L’Amérique, c’est bien, avec ses studios de cinéma et ses neiges d’été, mais ça vaut pas la scarlatine. Cagnasse est heureuse elle aussi, mais on a rien trouvé, malgré nos deux cerveaux en phase, pour échapper à nos geôliers. On est resté connecté un bon moment avant que Pedro nous fasse signe de sortir. Roger Russel n’était plus là.

— Un faux mouvement et tu n’existes plus, dit Pedro.

C’est bon aussi pour Cagnasse. Elle se les gèle sans commentaires. Elle a trop peur d’énerver. On a vraiment l’air de deux figurants qu’on va planter dans le décor pendant que les autres prennent plaisir à jouer faux. J’ai le costard un peu large mais il paraît que c’était la mode à l’époque. À la même époque, les lessives faisaient rétrécir les vêtements, ce qui expliquerait le personnage de Cagnasse. Mais elle plaisante pas. Elle veut vivre. Et elle compte pas sur moi pour se tirer avant la fin. Quant on a jamais joué la comédie, qu’on s’en est toujours tenu à être soi-même, c’est dur de mourir dans un déguisement qui vous colle pas à la peau. Ah l’idée de ma gueule crevée, sans doute la bouche ouverte parce que j’aurais quelque chose à dire avant de partir tout seul, là, dans ce costard de conard qui s’est pas bien regardé avant de mettre les pieds dehors, ça m’épouvante comme si je venais d’écrire un traité philosophique à usage universel.

On a pris la tangente et on est sorti discrètement par la petite porte. Une bagnole nous attendait, avec deux types qui cachaient pas leur appartenance à la secte des Goruriens. Ils étaient armés et semblaient ne pas aimer les remarques désobligeantes. On est monté à l’arrière. Kol était assis sur des clous. Il suait sang et eau.

— Vous êtes bien sages et on vous fait de mal, dit Pedro.

Mais il monte pas dans la voiture. On voit bien que Kol veut parler. Il a rien dans la bouche. Ses mains sont menottées au plafond au-dessus de sa tête. Je l’ai jamais vu souffrir autant. On sent les clous à sa place tellement il joue bien. Cagnasse craque. Elle se met à pleurer en me maudissant, comme si j’y étais pour quelque chose. La voiture démarre. Au passage dans la ville, une affiche montre Marine souriante et déjà présidente.

XXXVI

Je commence à comprendre. Si je fais pas ce qu’on me dit, ils s’en prennent à Cagnasse et Kol peut témoigner de mon implication dans le complot. On retrouvera le corps de l’une dans un fossé en habit de pute à bon marché, avec sans doute ce qu’il faut dans le sang pour que tout le monde y croie, et il restera plus à Kol qu’à tout me mettre sur le dos pour sauver sa pauvre vie qui arrive à son terme de toute façon. Je suis seul pour y penser, le cul sur une chaise en métal des fois que j’oublierai que c’est Gor Ur qui pisse dessus quand il en a envie.

— T’as réfléchi ? demande Pedro.

— J’ai pas trop le choix, mec…

— Tu l’as dit !

Une heure plus tard, je passe l’entrée du meeting avec ma carte que Pedro a fait semblant de détruire pour m’enlever mes moyens. Des moyens, j’en ai plus, à part cette carte qui m’ouvre les portes de cette enceinte surveillée par des gorilles en armes et des chiens qui leur obéissent au doigt et à l’œil. Je souris à tout le monde pour pas me faire remarquer. Je reconnais des Goruriens, même parmi les serveurs du buffet. Je m’achète un livret de Wagner imprimé sur du papier chiotte et une tête de mort qui fera la différence si jamais je réintègre vraiment ces troupes facilement manœuvrables. Je joue même un petit air de marche sur un pipeau taillé dans un fémur en provenance directe de Bayreuth. Un poète en herbe m’offre Les beaux draps dans sa version commentée. Je suis chez moi, mais je voudrais pas y être. Et c’est pas Cagnasse que je sauve. Je m’en fous de Cagnasse. Pedro m’a promis la place de Kol. Et je l’aurais.

— Vous savez combien j’en ai fait parler ? me demande un vieux con médaillé.

Je veux pas savoir. Ou je sais déjà. Je connais du monde ici. Il y en a même qui me croyaient mort. Et d’autres qui se demandent pourquoi je reviens. Deux types me suivent discrètement. Pedro s’en chargera si je lui fais signe. Il est avec Cagnasse, tous deux déguisés en mère et fille, la veuve et l’orpheline. La musique fait une fausse entrée, puis le saphir trouve le sillon et c’est parti pour une marche valsée que même moi j’ai envie de prendre une fille par la taille avec un couteau dans les dents. Une affiche de trois mètres de haut montre une Marine sûre d’entrer dans le costume présidentiel. On voit bien, à son nez, qu’elle est liée aux la Barguette. Tout ça ne serait pas arrivé sans moi.

Une estrade a été dressée et les haut-parleurs ronronnent dans l’attente du discours. Je dois la jouer serré. Enculer Marine peut me coûter la vie. Je tiens pas tellement à être déchiré par une foule vengeresse. Ils n’auront pas ma peau si je la tue après. C’est Kol qui saura le premier que je l’ai enculée avant de la tuer. Et la nouvelle se répandra pas. Je vois d’ici Kol détourner les preuves de la sodomie à son profit. Ça fait si longtemps qu’il se livre à ce petit jeu. La bombe me cogne la cuisse. Si je saute pas avec, comme c’est prévu, j’aurais le temps d’enculer Marine.

Quel plan à la con ! Je me suis fait une place juste sous le pupitre qui domine l’estrade. On me regarde bouffer sans vergogne un saucisson-beurre mouillé de Cabernet-Sauvignon. De l’autre côté, Pedro a le pouvoir de me faire sauter quand il veut. Il tient Cagnasse en respect. Elle me verra sauter si tout se passe comme prévu. Marine s’avance vers le micro. La foule trépigne. Et aux premiers mots, baoum ! Arto disparaît en chaleur et lumière emporte avec lui les morceaux d’une Marine victime de sa popularité. Seulement Arto veut enculer Marine. Il en a rien à foutre de Cagnasse et de l’avenir professionnel de Kol Panglas ! Et il se demande comment il va faire. Il se pose des tas de questions sur comment il peut arriver à enculer Marine avant de l’exploser. Pedro sait que j’ai l’avantage du mouvement. C’est moi qui décide de l’endroit où ça explose. Et il peut pas faire exploser la bombe n’importe où. Je m’en fous de Cagnasse, je te dis !

Ma montre indique que je dispose de dix minutes pour finir mon casse-dalle ou me livrer à de plus judicieuses opérations. J’ai une bombe entre les jambes, certes, mais elle sautera où je veux. Pas quand je veux, c’est vrai. Il faudra que je me tienne le plus longtemps possible de marine pour que Pedro ne déclenche pas la mise à feu. Ça le rendra noir de jalousie. Je le ferais marner autant que je veux. Ça, je peux le faire. Et après ? À quel moment j’encule Marine ? Facile : avant qu’elle monte sur l’estrade. J’ai moins de dix minutes. Je prendrais le TGV, tant pis.

Je vois la gueule grimaçante de Pedro quand je quitte ma position pour contourner l’estrade et disparaître de sa vue. Moi, à sa place, j’aurais mis à feu et baoum ! plus d’Arto pour apporter un peu de joie simple à la vie quotidienne des français qui périclitent depuis que l’Empire s’est effondré à cause de ces Boches qui avaient pourtant moins de chars d’assaut que nous ! Mais il appuie pas sur le bouton du portable. J’ai les couilles qui reposent tranquillement sur le C4 pendant que plus haut je suis pris d’une panique qui se voit pas à l’œil nu. C’est ça ma force. Et Marine va pas tarder à goûter à mes préférences en matière de jeu de l’amour et du hasard.

Le problème, c’est d’entrer dans le barnum officiel. Il y a un chien tous les cinquante centimètres. Ils se bousculent en grognant. Et tous les mètres un cerbère s’emploie à ne rien rater de ce qui se passe du champ de vision qui lui est attribué. Si Pedro actionne la bombe maintenant, il tuera que de chiens et j’irais au Paradis avec eux. Une bonne compagnie pour un type qui s’est pris pour un chien avant de se rendre compte qu’il savait pas aboyer, ya pas un quart d’heure de ça. D’ailleurs un cerbère me fait signe que j’ai fait un pas de trop, ce que j’aurais pas dû faire s’l avait été plus attentif. Il est rouge de confusion, prêt à me faire payer son erreur. Il y a eu une petite altercation. Un rien. Deux mots échangés presque courtoisement. Mais ça a suffit pour que Marine mette le nez à la fenêtre. Je suis fait !

Elle se lèche longuement les lèvres en me regardant, et du coup le cerbère sait plus ce qu’il doit faire. Il regarde le profil olympien de la candidate bleu roi et attend qu’il se passe quelque chose d’assez simple pour qu’il le comprenne. Marine m’a reconnu. Si Pedro, qui peut pas me voir, met à feu maintenant, Marine est déchirée en petits morceaux impossibles à répertorier. Mais il sait pas, le Pedro, ce que je suis en train de fabriquer. De pisser. De l’emmerder exprès parce que je veux pas crever sans me foutre de sa gueule une dernière fois. Ou de vomir comme j’en ai l’habitude quand le prends de la vitesse malgré moi.

— Ça serait-y pas notre Arto national ? dit enfin Marine.

Le cerbère me sourit comme s’il pouvait enfin desserrer les fesses.

— Vous vous en êtes tiré, vieux briscard, dit Marine avec un sourire qui en dit long sur la déception qui je lui ai causée.

— Faut que je vous explique, Marine. J’ai pas trop le temps.

Elle a un petit geste d’agacement, mais elle se ravise.

— Moi non plus j’ai pas le temps, merde ! Qu’est-ce que vous voulez ? Faut vous enlever de la tète, mon bonhomme. J’ai pas que ça à faire.

— Je m’en doute bien. Juste une minute. Même pas. Trente seconde.

— Enjambe, mon chou.

Je sais pas ce qu’il a pensé de moi, le cerbère, mais il l’a pensé. Il m’a presque félicité. Elle les choisit pas jaloux et sportifs d’esprit. Je suis ni l’un ni l’autre. J’enjambe. Elle referme le scratch de la fenêtre et me balance une beigne.

— Putain je saigne, Marine !

— Ça faisait longtemps que j’avais envie de ça ! Mon papa est complètement déréglé à cause de toi. Tiens, une autre !

Elle prend le temps de me bugner, la salope ! Encore trois minutes et elle commence un discours sur un ton plus conciliant. Et Pedro qui se doute pas que c’est maintenant qu’il faut mettre à feu. Elle est furieuse, la Marine. Et elle laisse entrer personne. Parce qu’on s’est demandé qui elle pouvait bien claquer à part ses fesses et on est venu aux nouvelles. Elle les a envoyés chier et leur a précisé en langage cru qu’elle aurait un quart d’heure de retard à cause de moi. Et elle leur a claqué la porte au nez, une porte en toile cirée qu’elle a soigneusement rescratchée avant de se consacrer à moi pendant le quart d’heure qui allait suivre, déclara-t-elle. J’ai baissé mon froc immédiatement.

Le spectacle de ma queue morte de peur sur un objet qui pouvait pas être autre chose qu’une bombe l’a laissée muette de consternation. Elle a ouvert une bouche qui salivait des glaires et j’ai entendu :

— T’es venu pour me tuer ? Pas pour m’enculer ?

J’avais pas le temps de lui expliquer. Et je savais même pas si je voulais la sauver et mourir sans l’avoir enculée au moins une fois.

— Fais pas ça, mec ! qu’elle glougloute.

Je fais des gestes pour lui dire que c’est pas moi qui fait. Et au lieu de prendre la fuite comme je lui en laisse la possibilité, elle se jette à genoux et s’arrache les vêtements dans une crise de folie qui me rend encore plus fou. Et qu’est-ce que je vois ? Le soutien-gorge est rempli de seins ! Je me frotte les yeux d’impatience. Et elle m’offre sa poitrine velue ! Des tatouages offusquent mon regard artistique ! Je me jette à genoux moi aussi et comme on est face à face, elle me supplie de pas appuyer sur le bouton avant qu’elle ait tout dit ! Elle veut pas mourir dans le mensonge. Il faut que je sache ! Mais que je sache quoi, bon Dieu !

 

*

 

Me demandez pas pourquoi Pedro n’a pas mis à feu. Cagnasse m’a dit qu’il a reçu un ordre dans son oreillette et il l’a laissée tomber sans rien lui expliquer. Du coup, un tas de mecs lui ont demandé ses tarifs. Comme elle les avait pas sur elle, elle les a envoyés chier. Non sans leur demander s’ils avaient pas aperçu un type du FBI, mais du FBI des années 50, avec un falze genre jupe-culotte et une veste sur les genoux. Il avait pas de chapeau sur la tête. Ils avaient vu ça. Ils lui indiquèrent la fenêtre de Marine. Le cerbère, qui la trouvait jolie, lui dit gentiment qu’elle devait pas rester là à faire le tapin, mais qu’il voyait pas d’inconvénient à le faire plus tard avec elle si elle était libre. Elle l’a flingué d’un seul coup en pleine poire. Ensuite elle a arraché la fenêtre avec un grand cri. Y avait déjà du monde à l’intérieur. Le vieux Le Pen avait eu un malaise. « Est-ce que ma Marine a enculé ce mec ? » Ce fut sa dernière question. Et elle resta sans réponse. Pourquoi ? Parce que Marine et moi on s’était calté avant que tout le monde arrive. J’avais emporté le soutien-gorge avec ses deux seins. Je courais comme un dératé malgré la bombe qui harcelait mon entrejambe. Et Marine voulait m’échapper tant qu’elle avait pas la garantie que je risquais plus d’exploser avec elle. Le décollement de la bombe n’a pas été une mince affaire, je vous le dis. Elle m’a assisté de loin. Quand j’ai arrêté de hurler à la mort, elle a pas hésité à me pouponner pour que je sente plus rien.

— On aurait peut-être dû commencer par là. Non ? dit-elle en remettant ses seins.

— Ouais. Je comprends mieux pour je voulais t’enculer. T’es un sacré mec !

— C’est que dit Papa.

— Je voudrais pas te faire du mal, mais ton dabe n’est plus de ce monde si j’ai bien compris ce que nous criaient les gens qui nous poursuivaient…

— C’est ça qu’ils criaient ?

— T’avais tellement la pétoche que je te saute dessus, hé mec !

— Tu l’as dit !

Elle s’est refait une beauté dans le miroir d’un ruisseau. Elle avait que les cheveux de féminin. Tout le reste appartenait à un mâle que si je l’avais pas été moi-même, j’aurais réfléchi avant. On est revenu au meeting. Y avait un monde fou. Et pas que des sympathisants. L’ambulance avait déjà emporté le corps sans vie du papa.

— C’est pas comme ça qu’il voulait crever… dit Marine en essuyant une larme.

— C’est pas comme ça que je voulais t’aimer…

Cagnasse m’attendait devant la baraque à churros. Elle avait pris des photos des fois que ça pouvait servir. Je pouvais pas lui expliquer.

— Et la bombe ? T’as pas sauté ?

Je lui mis la main dans mon froc. J’étais déplumé mais ça pouvait encore voler haut.

GITON HARTZENBUSCH

1

Mon pote s’appelait Pédar. Je dis s’appelait, vous comprenez pourquoi. Lui et moi on buvait. Lui du pinard et moi de l’eau. « Quèque vous dites comme conneries ! On est pas des potes si on boit pas la même chose !

— Que je le dis moi aussi ! Mais on buvait pareil !

— Alors on s’en fout ! Pourquoi donc qu’il s’appelait ?

— Que je vous raconte… »

Ya pas deux jours, j’arrive rue Saint-Sulpice-La-Tapette. Pas celle qui sert à se mettre dans le cul, celle qui sert à écraser les mouches. Le genre de type qui se rend utile au sein de l’Église. Même qu’il a écrit des pensées avant de souffrir le martyre. Après, il s’est tu pour les incrédules, mais les cons l’entendent toujours tellement il est utile. Bref, j’y arrive. Et qu’est-ce que je vois ? Des flics. Des gendarmes avec des airs tellement intelligents que j’ai eu honte de mon cerveau. Je m’approche, les mains en l’air pour pas effrayer, et un pandore m’arrête d’une main péremptoire :

« Si vous n’obtempérez pas, on vous coffre !

— Ah ! Monsieur le Gendarme, j’obtempère. Seulement voilà, je comprends pas…

— Et qu’est-ce que vous comprenez pas, que je vous explique ?

— Ce que vous foutez devant la porte de mon ami Pédar qui habite au troisième…

— Il habite plus !

— Mais merde ! C’est l’hiver ! On déloge plus les mauvais payeurs à cette époque ! Ah ! Vous expliquez pas bien ! »

Le genre de chose qui rend le gendarme tout guimauve, parce qu’il se sent con. Il sent qu’il a encore raté sa vocation de pédagogue. Il me regarde comme si j’en savais plus que lui :

« C’est pas facile à expliquer… bafouille-t-il. Surtout à un ami…

— Mais je suis pas votre ami !

— J’ai pas dit ça ! Gueulez pas ! Venez par ici, que je continue à vous expliquer, des fois que ce soye vous qui êtes plus con que moi. »

S’il y a une règle qu’il faut absolument respecter en ces temps de crise, c’est de jamais s’isoler avec un gendarme, même pour l’enculer. Je m’accroche à la peinture cloquée d’un réverbère pendant qu’il me tire par le colbac.

« Zêtes con ou quoi ? » qu’il me demande.

S’il y a une question à laquelle je réponds jamais, c’est bien celle-là. On sait jamais…

« J’irai pas ! que je gueule.

— Vous voulez pas en savoir plus ?

— Et vous, qu’est-ce que vous savez ? »

S’il y a une question à pas poser à un flic, c’est bien celle de savoir ce qu’il sait pas et qu’on sait. Il cligne de l’œil, l’air de m’en vouloir.

« Zêtes pas un ami, tiens ! qu’il me dit, larmoyant.

— Vous l’avez dit ! Aussi, je me casse !

— Vous voulez pas voir votre copain avant qu’on l’emmène se faire déchiqueter par le légiste ?

— J’ai pas de copain ! D’ailleurs je bois seul. Et que de l’eau. »

Il renonce, m’époussète et me rend ma casquette de golf après lui avoir fichu un bon coup sur la visière. Je me recoiffe et je me tire pour sortir de cette maudite rue où j’ai bien failli me faire enculer par les mouches.

À deux pas de là, je crèche. Deux étages maximum et me voilà chez moi, avec mon robinet et mon évier où je fais vieillir mon eau des fois qu’elle soit meilleure sans Javel. Pédar est crevé ! Et comment ? J’ai même pas posé la question ! J’aurais pu savoir. Ils vont se douter. Et me faire chier jusqu’à savoir ce que je sais pas. Putain de Pédar. Même mort il me fait chier. Mais j’aurais plus à supporter son haleine de raisin écrasé et faisandé. Ah ! J’y tiens plus. Je me barricade. Et j’ai pas fini de me barricader que ma voisine gueule à la fenêtre : « Au sec ! (elle raccourcit toujours pour pas perdre un temps qui lui est précieux vu qu’elle a passé les quatre-vingt dix) On a un forcené dans l’immeuble ! »

Forcené. Le mot à pas prononcer devant un flic. Il en devient tout de suite avide d’héroïsme. Je mets le nez à la fenêtre juste le temps d’entendre ce qui se dit à mon sujet :

« Un forcené ? Où ça ? À quel étage ? Il est armé ?

— C’est celui qui boit que de l’eau !

— Encore lui ! »

Ça va chier. Et je vais me retrouver au fond du trou si j’explique pas. Je finis de clouer la porte à grands coups, ce qui donne une idée de la force dont je suis capable si on me fait trop chier.

« Il boit que de l’eau ? Vous êtes sûre ?

— Sûre et certaine, monsieur le Gendarme ! Même qu’il enlève la Javel. Comment ? Je sais pas. Mais il l’enlève ! C’est un pur !

— Les plus mauvais ! »

Et à peine j’ai fini de clouer la porte qu’elle se troue ! On me la fait à la chignole ! J’ai failli me prendre le foret dans la gueule. Je rouscaille sans mesurer la gravité de mon propos quand je reconnais la voix :

« T’inquiètes, Giton ! C’est moi, ta puce !

— Rondelle ? Qu’est-ce que tu fous là ?

— J’y fais un trou à ta porte.

— Mais t’es complètement dingue ! Tu m’espionnes !

— Que non ! Je fais le trou pour te sucer. Ah ! T’as toujours été dur à la détente !

— Avec du 10 ! Tu déconnes ! Tu veux m’humilier !

— Tire toi, conard ! J’ai aussi amené la scie sauteuse. Pas con, la Rondelle ! »

Et comme un pro, elle fait sauter un trou que j’ai largement la place d’y mettre ce qu’elle veut.

« Mais pour quoi en faire ? que je dis, malheureux. Ils vont m’assassiner comme Merah, tu verras…

— Ah ! Tu Merah ! Tu Merah ! » chantonne-t-elle en passant un coup de toile émeri sur les bord du trou.

Les autres, je sais pas, mais moi, ça me fait bander.

« Vas-y, mon chou ! Mets-y ! »

Et j’y mets. Ah ! L’erreur ! Au lieu de l’emboucher, elle s’en empare avec les mains. Une douleur atroce.

« Vous entendez comme il crie ? explique la voisine à sa fenêtre.

— Il doit pas boire que de l’eau…

— Un pur, je vous dis !

— Les plus mauvais ! »

J’arrête de crier pour entendre les explications de Rondelle.

« J’y fais un nœud si t’ouvres pas !

— Ah ! tu parles d’une explication !

— J’ai pas envie d’expliquer ! J’agis pour ton bien.

— Mon bien c’est de plus vous supporter, merde ! »

Mais je connais comme elle est têtue, Rondelle. Quand elle tient quelque chose, elle le lâche plus. J’ai beau jurer que je finirais par me la couper, elle me croit pas, sachant bien que j’ai jamais fait ce genre de chose à mon corps qui n’a rien perdu de sa jeunesse.

« La prochaine fois, tu réfléchiras avant d’y mettre ! »

Des leçons maintenant ! Manquait plus que la gendarmerie. Ils allaient me tenir eux aussi et je finirais par me la couper pour de bon. J’étais foutu, question revendication. Et j’avais complètement oublié Pédar. Pourquoi qu’il était tellement mort que ça intéressait la Justice ? Je pose la question à Rondelle :

« Je l’ai tué, » qu’elle me dit alors que ma meilleure part est à sa merci.

C’est peut-être le jour où elle se venge de tous les mecs qui lui ont fait du mal. Ils l’arrêteront avant qu’elle en finisse, mais je serais plus là pour en témoigner.

« Tu l’as tué ? demandai-je comme si je le savais pas.

— C’est pas la première fois !

— Tu l’as déjà tué !

— C’que t’es con quand tu m’fais rire ! »

Merde alors ! J’ai lu des trucs effrayants sur cette manière d’en finir avec son prochain. L’avait-elle obligé à se la couper ? Je demande :

« Non ! dit-elle. J’improvise avec ce que j’ai sous la main.

— Ya des morts plus douces…

— Faut être sûr que ce soit la mort… »

Du coup, j’ai plus tellement envie de résister à la force publique. Je vais faire comme ma voisine, gueuler ! Attirer l’attention des autorités sur mon cas particulier. Ma voisine s’y prend mal, mais mal !

« Un pur, je vous dis ! Même qu’il sent rien !

— Bon. Ben, j’vous laisse, madame Crotal… C’est l’heure de se mettre à table. Je reviendrai pour le dessert. »

Ah ! Elle s’y prend mal. Elle met en fuite au lieu de convaincre. Un vrai poète, ma voisine ! Seulement voilà : j’ai beau gueuler, ça regarde pas la maréchaussée. Et vous savez pourquoi ? Parce que j’ai l’air de hurler de plaisir ! Le piège tendu par Rondelle est parfait. Ils ont amené le cadavre de Pédar sans mettre en route leurs sirènes, preuve qu’il est mort et qu’on boira plus à la santé de Rondelle en se foutant de sa gueule. Et en ce qui me concerne, pas une lueur d’espoir. Elle me tient bien, la salope !

« Tu finiras par te la couper, tu verras ! » qu’elle prédit.

Et comment je la finis mon histoire ? Parce que les histoires, ça se finit, sinon on les publie pas. Et bien voilà comment elle finit. Madame Crotal descendait pour voir où ça en était et si ça sentait toujours autant la Javel. Elle voit Rondelle à genoux sur mon paillasson.

« Qu’est-ce que vous faites donc, madame Rondelle ?

— Je tire la sonnette d’alarme ! »

Tu parles d’une conclusion ! Et j’ai toujours pas compris. Alors imaginez !

2

« Allo ? Allo !... C’est la police ? Je demande la police ! Urgent case !

— Ici, c’est la gendarmerie de Slut-les-Bains, pas la police. Mais on fait police aussi. Qu’est-ce que vous voulez si c’est pas trop vous demander ?

— Je suis dans la merde, mec ! On m’a enlevé ! Kidnappé ! Je suis plus chez moi !

— Allo ? Allo ? Est-ce que c’est Giton Hartzenbusch au bout du fil ?

— Comment vous avez deviné ? Vous êtes fortiche !

— Est-ce que c’est madame Rondelle qui vous a enlevé ?

— Ah ! si c’est pas de l’Art, j’en suis un !

— Et comment se porte monsieur Rondeau ?

— Il y est pour rien, merde ! Arrêtez d’accuser ce pauvre type !

— Mais j’accuse personne, monsieur Hartzenbusch ! Je constate. Il va bien falloir un jour que vous fassiez en sorte que je ne constate plus, si vous voyez ce que je veux dire…

— Mais cette fois c’est pour de vrai ! C’est pas un roman ! Je suis pas en train d’écrire. Je vous téléphone depuis la Cadillac 69 qui a fait rêver Chinaski.

— Et c’est qui qu’est au volant ? Madame Crotal ?

— Comment que vous avez deviné la chose, Chef ! Ah ! j’en reviens pas ! Du pur style ! Sans histoire ! Pas d’intrigue ! Pas de sociologie ! Rien que du style ! Et quel style !

— Bon là je vais raccrocher parce que j’ai du monde avec du sang sur les vêtements et les mains. Vous permettez que je raccroche, monsieur Hartzenbusch ?

— Je saigne pas mais je suis enlevé ! Et je vais peut-être mourir sans saigner ! Vous connaissez madame Rondelle !

— Monsieur Rondeau m’en a parlé. Je vous souhaite bon voyage, monsieur Hartzenbusch. »

Ah ! le salaud ! Il a raccroché. Rondelle m’a arraché le téléphone des mains et un bout d’oreille avec, disant :

« Voilà ! Tu es content ? Tu as prévenu tout le monde ? Et maintenant qui qu’est pas au courant ? T’as encore des idées ?

— Il en a plus, madame Rondelle. J’ai vérifié.

— Et comment que vous auriez vérifié ? Je couche pas avec vous, que je sache ! »

Je répondais comme ça à madame Crotal qui conduisait, frottant ses genoux l’un contre l’autre tellement ça l’excitait d’appuyer sur le champignon. Une Cadillac héritée de son défunt mari qu’était pompiste municipal.

« Pourquoi que t’es toujours en train de t’en prendre à madame Crotal ? dit Rondelle. C’est pas elle qui t’enlève. C’est-y moi oui ou non ? »

Elle était pas de bonne humeur, Rondelle. À poil avec moi sur la banquette arrière, reniflant le cuir et les coutures en fil d’or. J’avais même pas demandé où on allait. Je me souvenais à peine que c’était elle qui fuyait pour échapper à la Justice. Dans sa tête, j’étais pas enlevé, j’étais complice. Mais que faisait Crotal dans cette fiction ? Heureusement, elle avait rien enlevé et la fumée de son Koliplanglazo sortait par la vitre en grosses bouffées grises qui lui donnaient des airs de savoir de quoi elle parlait si elle se taisait. J’avais les mains liées dans le dos avec les manches de ma propre chemise. Et les pieds dans une seule chaussette nouée en haut pour m’empêcher d’en sortir. Mais je pouvais parler. J’avais même téléphoné à la police. Et pourquoi ? Pour rien !

« Tu t’occupes que de toi, me reprocha Rondelle.

— Je voulais savoir moi aussi, murmurai-je, mais c’est plus fort que moi, il faut que je m’occupe d’abord de moi. Les autres, c’est après que j’y pense.

— Vous avez voulu sauver votre peau, ouais ! »

Dit Crotal en crachant dans la fumée. J’avais voulu, mais il suffit pas de vouloir dans ce monde pas fait pour la volonté et construit rien que pour le pouvoir et ceux qui en ont.

« Tu téléphoneras plus, déclare Rondelle et elle me casse le iphone sur le crâne.

— Bien fait ! exulte Crotal.

— Mais on n’a plus de téléphone, regrette Rondelle.

— Pour quoi faire ?

— Pour téléphoner ! »

Que s’est-il passé, merde ! Elle me tenait par le manche que j’avais fichu dans le trou de la porte. Ça, je m’en souviens. Même que Crotal est descendue pour voir. Elle voulait toucher des fois que ce soit pas assez dur.

« Et vous allez vous la mettre comment, madame Rondelle ?

— Je la mets pas, merde !

— Je disais ça comme ça. Holala ! Si monsieur Rondeau arrivait ! Vous imaginez ? Il demanderait ce que vous fabriquez sur ce paillasson qui n’est pas le vôtre.

— Fermez-la, Crotal ! Je réfléchis. »

Et pendant que Rondelle réfléchissait, je suis tombé dans les pommes. J’ai juste entendu les huit cylindres de la Cadillac pétarader pendant que Crotal réglait la carburation au tournevis. Quand ça s’est mis à tourner rond, elle se l’est foutu dans le cul et elle a pris le volant dans ces conditions trop humaines pour relever de la fiction. Rondelle m’a fermé la portière sur le nez et j’ai reperdu ce que je venais à peine de retrouver. Mais j’avais eu le temps de m’apercevoir que je bandais plus et qu’elle m’avait lâché. Ensuite (au bout de combien de temps, peut-être de jours, car j’avais perdu des kilos) elle m’a secoué pour que je téléphone aux flics. Je connaissais le numéro. Direct avec le Chef qui a l’habitude.

« Mais il va pas me croire ! que je dis à Rondelle.

— Il te croira si tu lui parles de moi. Compose ! »

La suite, vous la connaissez. On roulait. En Cadillac dans la campagne française et les flics aux trousses. J’étais vert de peur. D’autant que j’avais tué personne. J’avais même perdu un pote, alors. J’en chagrinais pas vraiment, mais ça commençait à me manquer, nos conversations, nos histoires et tout ce qu’on savait pas. On se partageait la Rondelle sans critiquer Rondeau qui était lui aussi pompiste municipal. Maintenant, il y avait de la haine dans ses yeux. Et c’était pour moi, toutes ces gouttes qui faisaient déborder le vase. Mais je me retenais. La pose pipi était sans cesse remise à la prochaine aire de repos par Crotal qui voyait des flics partout alors que les flics ne voyaient pas la Cadillac. C’était peut-être pas une Cadillac. Ou ça l’était et les flics n’étaient pas des flics. Allez savoir avec ces nouveaux romans !

Bref, le téléphone était coupé et j’étais entier en attendant de l’être moi aussi. Et tout ça sur le confort moelleux d’une banquette qui contenait Rondelle tout allongée à poil avec son flingue dans une main et ma queue dans l’autre, petiote et silencieuse. Je vous raconte, maintenant qu’on a le temps, mais ça s’est passé. Et soudain, alors que je rêvais à autre chose, Rondelle dit :

« Comment que tu veux crever, Giton ? »

Crotal éclate de rire :

« Il veut pas, mais il peut ! »

Elle en perd le volant et la bagnole s’engouffre dans un chemin boisé semé de papiers-culs et de feuilles mortes. On entre dans la nuit. Plus de ciel ! Et une humidité de cocotte-minute.

« Pas d’une balle dans la nuque ! couinai-je en tremblant.

— Je te dis pas crever pour crever ! hurle Rondelle. Mais comment que tu vois ça ! »

Des obscurités maintenant. Comme si le moment était choisi pour échanger des idées ! Et la Cadillac pile devant un arbre qui pousse au milieu du chemin, noir et gigantesque. Je commence à avoir des visions. On a pas le choix devant la mort : on prend un dernier plaisir ou on se fait une peur. Au hasard. Et c’est Rondelle qui tenait le cornet. Elle le secoua sans ménagement.

« T’arrives plus à bander ou quoi ? glousse-t-elle.

— Faudrait le pendre pour ça, » propose Crotal.

Ah ! la vieille bique ! Elle veut en profiter ! Elle aussi ne pense qu’à elle. Ya que Rondelle qui pense aux autres. Et elle les réduit à des petits tas de chair nerveuse et désossée. Je me demande comment elle l’a achevé, Pédar, et comment qu’elle l’a commencé. Et je fictionne pendant qu’elle me branle.

« Ça a toujours été comme ça, explique Crotal en coupant le moteur. Ça va pas plus loin. Et où ça va si on continue, j’en sais rien. On a jamais été plus loin. Et je vous parle d’un temps que vous pouviez pas y être. Alors vous pensez, maintenant…

— On descend ! » fait Rondelle, ce qui me crispe.

J’en ai le gland comme un croupion. Elle me tire par le col, sollicitant l’aide de Crotal qui prend le temps de se souvenir en tapotant les flancs de l’arbre. Je finis dans une flaque de boue avec des cailloux au fond, juste de quoi me briser les os et mes rêves. Mais Rondelle me sort de là et me traîne sur le chemin en ânonnant.

« Je vais chercher la brouette, dit Crotal.

— Grouillez-vous ! » fait Rondelle.

Au moins, elles savent où on est et pourquoi on y est. Et me voilà dans une brouette, les pattes en l’air et la tête rebondissant dans la rouille et les déchets potagers. Ça bringuebale pendant un bon quart d’heure. On va lentement car Rondelle efface les traces derrière nous, avec un balai que Crotal a ramené de je sais pas où. Mystère de la fiction en construction. Elle ouvre le chemin. Donc, conclus-je dans ma brouette, quelqu’un d’autre la pousse. J’ose pas regarder. Ça peut pas être monsieur Rondeau, qui doit se morfondre en ce moment en regrettant en famille d’avoir épousé une meurtrière. On l’avait pourtant prévenu. Rondelle avait fait la peau à un violeur dans sa jeunesse et c’était pas elle qu’il avait violée. Mais ce serait compliquer que de raconter ça maintenant. Je regrette même d’avoir commencé à en parler, des fois que l’eau vous serait venue à la bouche. Entre temps. Le temps d’arriver.

3

« Paraît que t’as une grosse queue… ? 

— Faut voir… du 22, pas plus.

— Mince de queue ! J’atteins le 15 avec du mal si on me fait du bien !

— Faut voir…

— J’te montre ! »

Le type qui me montre sa queue est une espèce de gorille qui se coiffe jamais et oublie de se laver les pieds avant d’enlever ses godasses. Le slip est déjà couleur merde, des fois qu’il n’en mette que là, mais comme il est maladroit, il met jamais ses mains dans les poches.

« Je vois ce que tu veux dire, fais-je comme si je lui apprenais à bien se tenir, mais sans lumière, je ne vois pas ce que tu montres…

— Ah ! Excuse, mec ! J’oublie tout le temps que vous êtes tous héméralopes ! Ousqu’elle est cette bon dieu de loupiote ! »

Au lieu d’allumer, il écrase. Et ça s’allume pas. Bref, heureusement, il a des allumettes, et pas seulement pour se cramer les doigts. Je vois une queue et personne pour la lever.

« J’y touche jamais, me dit ce mec.

— Même pas pour pisser ? (Et je pense : ni pour la laver ? — parce qu’elle en a besoin)

— Je pisse aussi, mais pas comme tout le monde, continue-t-il de m’expliquer. Je bande d’abord un bon coup avant.

— Sans excitation extérieure ? (Je pense : puisqu’il y en a pas d’intérieure…)

— Je vois des femmes… »

Le genre de conversation qu’on peut avoir avec les cons. D’habitude, j’insiste pas. Et je plains, mais pas trop, parce qu’après tout, c’est pas ma faute si je suis moins con. Mais là, je suis enlevé. Otage. Et je sais pas comment ça va se terminer pour moi. J’avais bien aimé le voyage en brouette. Après la Cadillac, ya plus rien. Et dans l’état où j’étais privé de liberté, j’aimais mieux une brouette que d’être traîné par la peau par une brute sortie de sa caverne pour rendre service à Rondelle. Il me regardait comme s’il me voyait alors qu’il faisait nuit. J’y crois pas, moi, aux gens qui disent qu’ils y voient la nuit. Ils imaginent, oui. Et Dieu sait ce qu’il imaginait en me regardant. En tous cas, je bandais pas comme avec Rondelle quand elle est de bonne humeur. On l’entendait bugner la sale gueule de Crotal qui disait qu’elle avait pas mal.

« On peut parler encore, si vous voulez, me propose mon geôlier. Je peux vous voir comme en plein jour.

— Parce que vous voyez aussi le jour !

— Faut bien ! Je vois tout le temps. Si vous saviez… »

Je savais pas et ça me foutait la trouille d’en savoir trop. J’étais assis sur quelque chose de mou qui respirait en toussant de temps en temps. Personne m’avait obligé à m’asseoir là-dessus. Quand on est entré, la grosse brute poilue niquetalope m’a dit que je pouvais m’asseoir où je voulais du moment que j’étais assis et que j’exigeais rien d’autre. Il s’était lancé dans une longue description de ses pouvoirs, ceux qu’on lui attribuait en fonction de ce qu’il savait faire depuis qu’on lui demandait de se contenter de faire ce qu’on lui disait de faire aux autres. Il s’était perdu dans cette explication et il avait recommencé et je ne sais plus comment on en était arrivé à parler de ma queue. J’aurais voulu savoir sur quoi j’étais assis, mais la brute avait une autre idée dans la tête et j’attendais l’occasion de l’intéresser à mes propres désirs. Et dessous, l’autre toussait de temps en temps, pas plus explicatif.

« On m’appelle Bruto (Je pense : je m’en doutais !) mais c’est pas mon nom. J’ai envie de leur péter la gueule quand ils m’appellent comme ça !

— Je comprends…

— Vous comprenez rien !

— C’est ce que je voulais dire ! Je comprends qu’on peut pas comprendre si on comprend pas.

— Exactement ça ! »

Ah ! j’étais content d’avoir raison ! Et de lui donner raison. Mais pour revenir à ma queue, je sais pas comment on en était arrivé là, dans le noir, alors que lui voyait et que j’en étais réduit à me poser des questions qu’il valait mieux pas poser comme ça de but en blanc.

« 22, c’est un beau cadeau de la nature ! exulta-t-il.

— Mon papa en avait une de 15 aussi… Je tiens ça de ma maman…

— Moi aussi je la tiens de ma maman ! »

Le mur laissa tomber toute sa poussière. Des deux côtés. Il arrêta de le cogner quand l’autre se mit à tousser sans donner l’impression qu’il allait s’arrêter pour respirer. Bruto gueula :

« J’en ai pété pour moins que ça ! »

J’allais dire que ça me gênait pas, mais le mur recommença à vibrer et le plancher s’y est mis aussi. Ça galopait, les cafards ! Mais je sentais plus rien. Pourtant le type qui était dessous me grattait le cul en pensant se gratter le sien, ce qui ne laissait pas de l’étonner.

« Je m’appelle Mapel, dit-il péniblement entre deux grattements.

— C’est son vrai nom ! » gueula Bruto.

Il redevenait joyeux, comme quand on parlait de ma queue.

« Moi c’est 14…

— J’en ai connu un que c’était 12, alors…

— 12 ! Autant dire rien ! »

C’était l’opinion de Bruto. On en discuta pas.

« C’est pas mon cul que je gratte, dit Mapel. Ça doit être celui de Tiontion.

— Non, c’est pas le mien ! »

C’était le moment de rigoler. On était plusieurs.

« Et au cas où vous l’auriez oublié, dit Bruto triomphalement, j’ai des aloufs ! »

Il en craqua une. Il avait une tête sympathique. C’était toujours ça de gagné. Il mit le feu à une mèche et la pièce s’éclaira. À part Bruto, Mapel, Tiontion et moi, y avait aussi Kachka et Hiromdel.

« Vous êtes tous là, dit Bruto. Des fois il en manque un et ça m’énerve. Je sais jamais ce que je fais quand je m’énerve et après il faut que j’enterre. J’aime pas creuser. C’est comme la tête, la terre. Des fois, ya des cailloux dedans et ça m’énerve et je sais plus ce que je fais ! »

Là, je me dis que j’étais devenu fou et qu’on m’avait enfermé après que j’eusse raté le principal, les faits qui expliquent. Je voyais pas la brouette. Y avait bien une moto et des sacs pendus aux murs. Et plein de fils de fer sur le plancher, entortillés dans la poussière. Bruto agita la lampe-tempête. Il riait :

« Je fais la lumière des films ! Et vous crevez de trouille. Ah ! merde alors ! 22, ça fait un morceau ! Je voudrais bien voir ça.

— Je sais pas si Rondelle sera d’accord… »

J’avais bien dit. Bruto ferma sa grosse gueule de canasson. Dedans, la langue s’agitait, mais pas question de l’ouvrir alors que je venais de la menacer avec une efficacité qui étonna les autres.

« Vous vous asseyez toujours n’importe où quand vous vous asseyez ? me demanda Mapel.

— Tu lui as gratté le cul !

— Mais c’est le mien que je voulais gratter !

— N’empêche que tu l’as pas gratté et que c’est lui qui en a profité !

— Vous en avez profité, monsieur… monsieur ?

— Giton… Giton Hartzenbusch…Je sais pas ce qui m’arrive…

— Mais on vous croit, monsieur ! On vous croit ! »

Ça tombait bien, parce que moi, je me croyais difficilement. On m’a déjà enfermé, mais pas avec les fous. Pédar devenait méchant quand il avait trop bu et souvent ça se terminait au trou, et moi avec même si je buvais que de l’eau. On a passé pas mal de nuits avec des types dans le genre de Pédar. Dommage qu’il soit mort au début de cette histoire, sinon je vous l’aurais présenté. Je veux pas compliquer. C’est déjà assez compliqué comme ça, cette histoire. J’espère que vous avez suivi, même s’il manque un bout. Pédar, on s’en fout. On peut continuer sans lui. D’ailleurs, il est plus là pour compliquer. Ce qu’il m’a compliqué, des fois ! Si je vous racontais… Mais c’était avant que ça commence. Ce serait vraiment trop compliqué.

Comme il y avait qu’une porte dans cette turne, Bruto se faisait un devoir de la garder et d’empêcher le cerveau de penser à autre chose. Le problème, c’est qu’ils étaient tous libres dans les limites imposées par la porte à laquelle il n’était pas raisonnable de songer. Par contre, j’étais toujours en camisole ! Vous vous souvenez... les bras dans les manches de ma chemise nouées dans le dos et les deux pieds dans une chaussette que j’eusse été un as du prestige si j’avais réussi à en sortir sans m’esquinter la meilleure part de mes neurones. Mieux valait en faire l’économie pour l’instant. Les sacrifices pouvaient attendre.

« Et ça vous a fait quoi que je vous gratte le cul, monsieur ?

— Ça lui a gratté exactement comme s’il l’avait fait lui-même. Je connais ça.

— Tu connais rien du tout ! Monsieur sait de quoi il parle, lui ! Si jamais il consentait à s’en exprimer…

— C’est des choses qu’on garde pour soi et pour la femme qu’on aime.

— Ne parlons pas de ces femmes ou je fais un malheur ! »

L’atmosphère se tendait, ce qui amusait Bruto. Au fait, comment il eût aimé qu’on l’appelât. J’avais tellement envie de lui poser la question que je me mordais la langue, ce qui n’échappa point à mes observateurs.

« Ce n’est pas en vous mordant la langue que vous l’empêcherez de dire ce qu’elle a à dire.

— On est tous passé par là, à un moment ou à un autre, pas vrai, les amis ?

— 22 ! Je voudrais bien voir ça ! »

4

« Tu verras rien, minus ! »

Bruto se réfugia sur la selle de la moto. La créature qui le réduisait ainsi à l’état de larve soumise avait la tête en sang, tellement qu’elle éclaboussait. Elle prenait plaisir à en mettre partout et particulièrement sur nos gueules terrifiées dont les lèvres en disaient long. Elle brandissait une cravache cinglante qui coupait net les brindilles collées sur les murs. La lumière vacilla dans la lampe et secoua nos ombres parmi les autres ombres. On voit le style ! De 22 j’étais passé à 2, et encore, en tirant dessus comme faisait Bruto à la sienne qui était négative, toute rentrée dans un pli de chair et de poils qui donnait pas envie d’en savoir plus sur ses rêves de jungle.

« Allez, voisin, ramenez-vous, qu’on parle ! »

C’était Crotal, le monstre ensanglanté ! Rondelle l’avait arrangée pour qu’elle fasse peur. Et pas avec du ketchup. Du vrai sang d’origine, avec les plaies qui palpitent et les os qui montrent leur jaune. Elle fit claquer sa cravache sur un dos. On a crié tous les deux. On a peut-être tous crié.

« Perdons pas de temps, voisin ! Rondelle a une de ces envies ! »

J’entendis « Veinard ! » sous moi, mais j’étais assis sur rien. Je me levai et entrepris de sautiller pour montrer que je savais obéir si on y mettait les formes. On eut pitié de ma maladresse. Il y eut des commentaires. Et Crotal s’énerva, éclaboussant ses paroles et giclant la cravache sur les mouches qui fuyaient loin de la lampe pour continuer leur cinéma dans les coins obscurs où je n’avais pas été voir.

« Il pourra pas… risque quelqu’un.

— Quand on veut, on peut ! » décréta Crotal.

Ce qu’on dit au chômeur à propos d’emploi. Au premier saut, je m’étalai. Le nez dans la mouise du plancher fait pour les vaches.

« Défais la chaussette ! » gueula Rondelle qu’on voyait pas mais qui n’était pas loin, peut-être derrière un trou pour rien rater de ce qu’elle m’infligeait.

Crotal défit la chaussette. Comme j’avais les mains dans le dos, je pouvais pas me masser les pieds pour leur redonner leur couleur naturelle. Bruto voulait pas. Personne voulait.

« Masse-lui les pieds ! »

Crotal cracha dans le vide et envoya valser sa cravache pour me masser les pieds avec ses propres mains. Des doigts fins comme des os, avec des griffes et des traces d’autres sévices.

« C’est bien pour vous plaire, voisine ! lança-t-elle.

— Essaie de lui plaire et je te troue avec un bic ! »

Bruto me lança un regard désespéré. Sa bouche s’ouvrit pour dire :

« Vous savez pas quand il est prévu que je conduise la Cadillac ?

— Pour aller où ? dit Crotal qui massait consciencieusement.

— Où vous voulez, mesdames ! Je peux conduire au bout du monde !

— Et les océans, t’en fais quoi ? Et les montagnes ? Ma Cadillac n’aime pas l’altitude. Ça fait cafouiller son carbu à huit pipes.

— Huit pipes ! s’écria Bruto.

— Et du 22, » conclut Crotal sur ce sujet.

Maintenant que j’avais du sang dans les pieds, ce qui m’avait vachement manqué, je pouvais y aller, mais sans les mains. Je rouspétai.

« Pas avec les mains ! dit Rondelle dans l’ombre.

— Tu sais bien que sans les mains je suis manchot ! Tu l’as toujours su. Depuis que tu me connais. Tu n’as pas pu oublier. Pas déjà… »

Au lieu de répondre un truc sympa, elle rit. J’en eus froid dans le dos et chaud au cul. Crotal me pousse. On traverse un endroit qui craque dans la poussière et les odeurs d’antan. Au fond, une lumière sous une porte. On la voit même dans le trou de la serrure. Un chat est assis sur le paillasson, mort ou vivant.

« C’est toi qui ouvre, me dit Crotal.

— On se tutoie maintenant ?

— JE tue toi ! Toi tu voues ! »

Encore un de ces putains jeux de mots qui me font pas rire. Un par jour si je critique. Et deux le dimanche si je vais à la messe. J’ouvre. La poignée est dure, avec du jeu et des bruits de mécanique qu’on n’a pas huilée depuis longtemps.

« T’as pas le coup ! » fait Crotal et elle ouvre.

Je vois pas Rondelle, mais un type que je connais pas. Je dis bonjour, il me dit bonsoir, ou de m’asseoir, je sais pas. Je m’assois. Il pousse un verre et je dis que je bois que de l’eau.

« C’est de l’eau, dit-il. On m’a prévenu. — L’auteur des Amants de Castelpu ne boit pas. Si jamais vous le rencontrez, ce qui vous arrivera un jour, offrez lui un verre d’eau et précisez que vous avez enlevé la Javel. — Alors, voilà, je précise. »

C’est un type normal, je veux dire ni petit ni grand. Il a des cheveux sur la tête et du poil aux mains. Il croise deux jambes au lieu d’une et sa cravate fait un nœud parfait sous son menton. Il a posé son béret sur la table et sa main dessus, comme s’il y avait quelque chose dessous. Rondelle fait un bruit de casserole et elle apparaît, la cuillère à la main.

« Je te présente monsieur Rondeau, dit-elle en touillant.

— Ah ! mais pardon ! Je connais monsieur Rondeau ! Et je peux affirmer sans risquer de me tromper que celui-ci s’appelle peut-être Rondeau mais c’est pas celui que je connais !

— Explique-lui, Rondeau, » fait Rondelle avec son petit air désespéré d’après les coups manqués.

Rondeau, qui n’est pas Rondeau — mais on va l’appeler comme ça pour simplifier — me regarde en souriant comme s’il était étonné que je ne le reconnaisse pas.

« Elle est bonne ? me demande-t-il.

— Vous avez bien enlevé la Javel, dis-je. J’avais tout expliqué à Rondelle avant que ça commence.

— Et vous aviez bien fait, monsieur Hartzenbusch. Du coup, on se sent plus à l’aise. Vous vous sentez à l’aise, monsieur Hartzenbusch ?

— J’ai appris à tenir un pinceau avec les pieds au cours d’un stage de formation professionnelle organisé par les pompiers. Mais c’est la première fois que je tiens un verre de cette façon.

— Comme quoi, dit Crotal triomphante, du pinceau au pied, il n’y a qu’un pas ! »

S’il s’agissait de détendre l’atmosphère, c’était réussi. Mais comme ça la compliquait aussi, j’avalai de travers et je me mis à tousser jusqu'à en perdre mon dentier qui plongea dans le verre.

« Je vais vous aider, me proposa Rondeau.

— Ze peux le saire tout feul ! rouspétai-je en tirant la langue dans le verre aussi profondément que sa nature me le permettait.

— Vous allez vous blesser ! hurla Rondeau.

— Ah ! Vous ! Taisez-vous ! Y avait pas de Rondeau dans cette histoire, sauf avant que ça m’arrive, ce qu’on a convenu de tenir au frais en attendant de compliquer. Imaginez ma tête si Pédar revenait dans la peau d’un autre que je connais pas !

— Ça peut se faire… » ricana Crotal.

Rondeau me remit le dentier dans la bouche et la bouche sous le nez. Faut dire que quand je me désarticule, je change du tout au tout. Même Rondelle me reconnaît plus dans ces moments tragiques. Et je me soigne pas. Tant pis pour la société qui veut pas que je sois ce que je suis.

« On va pas s’énerver tout de suite, dit Rondelle. Goûtez-moi ce ragoût. J’y ai mis tout ce que j’avais sous la main. »

Avec les pieds, je pouvais pas vérifier si j’étais à 22 ou si j’avais raccourci. Une angoisse noire me fit changer de couleur. De vert, je virai au gris.

« J’ai jamais mangé avec les pieds, prétextai-je.

— Mais vous pouvez essayer, dit monsieur Rondeau.

— J’essaierai si personne rigole, pouffai-je.

— On rigolera si on peut pas faire autrement, dit Crotal avec un air professoral.

— C’est vrai, quoi ! » fit Rondelle.

Et elle posa la gamelle sur la table sans oublier la louche qui fit un trou dans la sauce et du bruit dans la viande. Elle avait oublié les assiettes. Et les cuillères. Et les fourchettes. Et le couteau que si j’en avais eu un j’aurais assassiné tout le monde !

Bruto montra le bout de son nez :

« On peut en avoir nous aussi ? Enfin… s’il y en a pour tout le monde, rectifia-t-il.

— On dit plutôt : S’il en reste, nota Crotal.

— On n’a pas d’assiettes, dit Rondeau.

— Pas de cuillères. Pas de fourchettes…

— Et pas de couteaux… grognai-je avec un regard en coin qui en disait long sur mes intentions.

— On pourrait peut-être d’abord baiser… » proposa Rondelle.

Tout le monde se mit à réfléchir, sauf moi, parce que j’avais déjà réfléchi, et Bruto qui réfléchissait jamais avant d’agir. Il pivota sur ses talons et disparut. On l’entendit courir dans le couloir de la mort. Pom ! Pom ! Pom ! Pom ! Pom ! Pom ! soulevant la poussière ancestrale de cet endroit terrifiant au premier abord.

« Il tuera quelqu’un, dit Rondeau.

— J’ai faim, dit Crotal et je veux pas manger avec les doigts comme… comme… »

Moi. Je mangeais avec les doigts de mes pieds. Rondeau m’admira. Il dit :

« Nous sommes fous ! »

 

Et je me réveillai dans un autre endroit tout aussi angoissant. Propre, distingué même, mais angoissant au point de me nouer la gorge. Avais-je déjà fait quelque chose de mes pieds ? Non, jamais.

5

En fait, j’étais chez moi. Et le facteur m’avait remis en mains propres une invitation à la communion solennelle de Balerinette, qui est la petite-fille de madame Crotal, mais je sais plus de quel côté. Bref, je remontai chez moi quand la porte des Rondeaux s’est ouverte. Un pied s’est posé sur le paillasson, l’autre restait à l’intérieur, et ça parlait. Rondeau et Rondelle se disputent tout le temps et ça me met les nerfs en pelote que si j’avais des aiguilles j’en ferais un tricot avec un Prix littéraire au bout, mais j’ai pas de talent et les aiguilles, je me les plante au lieu de m’en servir. J’avais une trouille !

« Qu’est-ce que vous faites là, monsieur Hartzenbusch ? Vous attendez quelque chose ?

— J’attends qu’il sorte pour entrer…

— Mais ce n’est pas chez vous, là ! »

Ah ! Crotal et ses leçons ! Elle a été institutrice de l’enfance désespérée avant de se caser dans l’épicerie fine. Mais heureusement, j’ai jamais été son élève. Alors elle en profite.

« Si c’était chez vous, je comprendrais, continue-t-elle.

— On peut aller chez les autres sans être chez soi une fois qu’on y est, non ? rétorquai-je.

— Vous n’avez pas d’excuses ! N’en cherchez pas dans mes problèmes ! »

Elle continue de descendre et moi j’attends que le deuxième pied de Rondeau se pose à côté de l’autre sur le paillasson. Mais ça dure. Ça n’en finit pas. Alors j’allume une clope et j’attends qu’elle se fume toute seule parce que je fume pas. Et ça gueule ! De quoi ça parle ? Toujours des mêmes reproches qui me sont faits. Et on m’ignore, comme si j’existais pas. Et voilà que la porte claque ! Le paillasson vole un instant et se repose.

« Et puis qui me dit que vous enlevez vraiment la Javel ? J’y ai jamais goûté, moi, à votre eau ! »

C’est Crotal qui revient me harceler.

« Si vous saviez ce que j’ai rêvé de vous… dis-je pour la faire attendre.

— Mais c’est pas moi qui attends ! C’est vous ! Et vous attendez de n’être pas chez vous ! Ce ne sont pas des choses qui se font dans ce pays !

— Et pourtant, je les fais !

— Preuve que vous n’êtes chez vous nulle part ! »

Elle a toujours le dernier mot, cette vieille… cette… Je me tais parce que je sais quoi dire. Et je sais ce que ça coûte. Elle me regarde comme si je fumais la cigarette.

« La cendre sur le tapis, dit-elle.

— Quoi la cendre sur le tapis ?

— Si jamais… !

— Dites-le-lui vous-même ! »

Et je lui balance le mégot tout enflammé sur la gueule. La porte s’ouvre encore et le même pied se pose sur le paillasson. Crotal et moi on se regarde comme si ça ne s’était pas passé hier. Elle tire une tafe sur le mégot et le jette par la fenêtre. On fait comme s’il y avait une fenêtre à cet endroit et le mégot rebondit sur le mur et descend l’escalier à la poursuite de sa fumée perdue. L’autre pied met du temps, plus de temps qu’hier.

« Qu’est-ce qui a changé depuis hier, monsieur Hartzenbusch ? me demande Crotal en me servant un grand verre.

— Vous êtes sûre que c’est de l’eau ?

— Vous trouvez que c’est une réponse, ça ? »

Et comme hier, je me fatigue et c’est là que j’ai pris la décision de me barricader sans tenir compte de l’opinion que j’inspirerais aux autres.

« Il est armé ?

— Ça lui arrive…

— C’est que je suis pas de service…

— Je croyais que les flics travaillent tout le temps…

— Moi je l’ai jamais dit !

— On se demande où vous habitez !

— Mais ici, madame Crotal ! »

Et il entre. Pas chez moi, parce que je suis barricadé. Il entre chez lui et on ne sait pas ce qu’il y fait. Il a perdu sa femme et ne l’a jamais retrouvée. Que serait-il devenu s’il l’avait retrouvé ? Seulement lui, quand il rentre chez lui, on dit qu’il est chez lui et que ça ne regarde personne. Tandis que moi, on se demande ce que j’y fais qui pourrait regarder tout le monde. C’était le lendemain de ce qui est raconté plus haut. On était revenu sans succès. Chacun chez soi et Dieu pour tous. J’oubliais de dire que le flic s’appelait Arto Lafigougnasse. Aucun lien de parenté avec personne ici. Un type entièrement seul. Avec des relations uniquement dans la Police. Il soupçonnait même madame Crotal qui le lui rendait. Mais ce jour-là, il s’arrête pour bavarder avec elle parce que le pied sur le paillasson lui paraît bien seul pour un pied. Il meuble la conversation avec n’importe quoi, histoire de pas lâcher le pied qui écrase le paillasson et même le tape. Mais de deuxième pied, rien. On entend la voix de Rondelle qui se plaint qu’elle a pas assez d’argent pour se payer le superflu. Madame Crotal commente la chose et Arto approuve tout ce qu’elle dit pour n’avoir rien à dire, car il surveille l’ombre qui commence avec l’ouverture entrecroisée de la porte.

« Vous savez que monsieur Hartzenbusch s’est barricadé ? dit-elle pour changer de sujet.

— J’ai appris ça hier, oui. Mais il boit que de l’eau, alors…

— Il dit qu’il enlève la Javel. Mais comment ? Ça, il ne le dit pas !

— Il a perdu un ami, dit Arto en essuyant une larme. Ça doit pas être facile pour lui.

— Il vit de ses rentes et boit de l’eau sans Javel ! On m’en a raconté de meilleures et je ne les ai pas écoutées…

— Si vous la fermiez pendant que je réfléchis…

— Monsieur Lafigougnasse ! Pensez-vous à ce que vous dites ? À ce que vous me dites… ?

— Je parlais à… »

Et le deuxième pied profite de ces confusions conversationnelles pour apparaître et s’apprêter à se poser lui aussi sur le paillasson.

« Ah ! Si monsieur Hartzenbusch voyait ça ! s’écrie Crotal en étreignant l’épaule droite d’Arto qui s’énerve :

— Je vous ai déjà dit, madame Crotal, de pas me pincer à cet endroit ! »

Elle le lâche et se recule. Hier, elle est remontée dans son appartement sans s’expliquer, mais aujourd’hui, c’est elle qui exige des explications :

« Qu’est-ce que vous avez à cette épaule, monsieur Lafigougnasse ? Une blessure de service ? On vous a donné une médaille ?

— J’aime pas le chocolat ! »

Vous auriez vu la tête de madame Crotal quand il lui a dit ça ! Moi, j’y étais pas, mais on m’a raconté. Vous parlez ! Tout se sait !

Et pendant ce temps, j’étais derrière ma porte à me demander comment j’avais fait pour me retrouver dans une pareille situation, hier. Le trou était rebouché par Dieu sait qui. On sait jamais qui rebouche les trous ici ! Et quand c’est pas un trou, c’est autre chose. J’en ai profité pour enlever la Javel d’un tonneau que je réserve aux grands moments de ma vie. C’est alors que, tout mouillé, j’ai repensé au facteur et que je me suis souvenu que j’étais invité à la communion de Balerinette, douze ans et déjà un corps de femme qu’elle a l’intention de mettre à profit avant que ça devienne autre chose. Elle m’a fait des confidences, alors forcément elle m’a invité, comme ça :

« Oh ! Non ! Vous buvez que de l’eau. Promettez-moi de boire du vin. Rien qu’un petit verre. Et vous savez quoi ? Je regretterai pas de vous avoir invité. »

Je regrettais déjà d’avoir promis ce que je ne pouvais tenir sans me mentir à moi-même. Danser, même tout nu, je le ferais. Mais boire du vin ! Et en perdre le Nord comme la dernière fois ? Ah ! Non merci ! Je préfère mentir. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai menti à Balerinette qui s’est pas douté que je lui faisais déjà mal. Alors que jusque-là, je ne lui avais fait que du bien. Tous les jours, on jouait à la balle contre le mur des poubelles. Et je la laissais gagner, pour ne pas perdre, tiens !

« Giton ! Tu fais chier ! Ouvre ! »

Ah ! c’est pas facile de raconter ! J’allais vous raconter un truc qu’on a fait Balerinette et moi et maintenant c’est Rondelle qui me parle à travers la porte rebouchée par on ne sait qui, mais je le saurais tôt ou tard. On finit toujours par savoir ce genre de chose. On pourrait même profiter de cette interruption pour se confier des choses, mais Rondelle insiste et menace de trouer la porte autant de fois que je laisserais ses questions sans réponse. Je la fais répéter, ce qui l’énerve encore plus.

« Je veux entrer ! »

Moi aussi je voulais entrer tout à l’heure, mais madame Crotal m’en a empêché sous le prétexte qu’on entre pas chez les autres comme ça parce qu’on en a envie. Elle m’a fait la leçon sur l’intimité des autres, oubliant que j’en ai une moi aussi. Bref, je ne suis pas entré où je voulais et maintenant je suis chez moi. On ne fait pas mieux comme intimité.

« Il t’a laissée sortir et maintenant tu veux entrer chez moi ? dis-je pour rigoler (parce que je suis pas si bête que j’en ai l’air quand j’en parle).

— Il ne m’a pas laissée sortir ! Je suis sortie sans qu’il me laisse. Et finalement c’est lui qui est sorti !

— Voilà qui est plus clair. »

J’ouvre. Elle entre.

« Ça sent la Javel, dit-elle en se pinçant le nez. T’es complètement dingue, Giton !

— Pas plus dingue que la plupart de ceux qui ne boivent pas que de l’eau.

— Et où tu la mets la Javel si tu la bois pas… ? »

Ce qu’elle m’excite quand elle en parle ! Je lui saisis le clitoris entre le pouce et l’index. Elle lève les jambes en V et arrache son soutif. Aussitôt je tète.

« T’es sûre qu’il est sorti… ?

— C’est madame Crotal qui me l’a dit.

— Ah ! tu peux pas vérifier par toi-même ce genre de chose !

— J’ai pas la bonne fenêtre ! Moi c’est les poubelles ! Tu crois que je t’ai pas vu faire du gringue à la petite Balerinette ?

— Tiens, justement, elle se marie.

— À douze ans ? Tu déconnes ! Pas avec toi j’espère !

— Avec Dieu, pardi ! Et avec son fils. Et le Saint-Esprit !

— Tu pouvais pas le dire plus tôt ! Je cours lui acheter un cadeau ! Donne-moi du fric ! »

Je lui donne. Elle descend. Et j’allais refermer ma porte quand un pied m’en a empêché. C’était pas le pied de Rondeau. Vous pensez si je le connais le pied de Rondeau ! Des lunes que je le pratique le panard de mes jouissances intimes, comme dit Crotal. Ce pied-là, je l’ai jamais vu. Le pied d’un inconnu ! Ça m’angoisse aussi sec. J’en avale plus. Et je me mets à baver, tout gluant et chaud comme du vomi quand y a plus rien à vomir.

« Ouvrez quoi ! Je vais pas vous bouffer ! »

6

C’était le pied d’Arto ! 44/45. Style Épuration. Quand y en a plus y en a encore. Sa main ne force pas, mais elle s’impose. Des ongles en os dur. Jaunes et rayés de gris. Il les ronge pas, mais les trempe dans quelque chose qui sent la femme en quête de reconnaissance. Je bafouille un « J’ai besoin de rien » mais il insiste :

« C’est moi qu’ai besoin ! roucoule-t-il. Et vous l’avez !

— Qu’est-ce que j’ai, à part le manque de bol et de pognon ?

— Je veux pas en rajouter, rassurez-vous. Je suis juste un bon voisin.

— On peut pas être juste et bon ! Vous avez pas vécu ?

— Je sais que tout le monde sait ça ! Même que je le sais moi aussi. Mais j’en fais pas un plat. Ouvrez ou j’enfonce ! »

Les menaces maintenant. Je vais tout de même pas lui dire que j’aime pas les flics. Ça me fait vomir qu’on soit flic et pas les autres.

« Je voudrais juste vous parler de votre copain Pédar…

— Celui qu’est mort ?

— Vous en avez combien de copains Pédar ?

— Ça vous regarde pas !

— Ouais, mais çui-là, il est mort. Je compte pas ceux qui vivent encore… en attendant de crever… mais qui les tue ? Vous le savez, monsieur Hartzenbusch ?

— Je sais des trucs que si vous les saviez vous viendriez pas me faire chier !

— Poussez-vous ! J’enfonce ! »

Heureusement qu’elle était ouverte ! Il est entré comme quelqu’un qui va ressortir par la fenêtre. Il se prend un pied dans le tapis et en profite pour s’asseoir. Il a déjà une clope au bec et un verre dans la main. Ou je vais vite ou il a l’habitude.

« Vous savez comment qu’il est mort votre copain Pédar ?

— Je l’ai su, mais je me souviens plus.

— Une balle de 9mm là, deux centimètres au-dessus de l’œil droit. Elle est ressortie par l’oreille gauche. Donc…

— Donc il est mort.

— Donc on l’a flingué de haut en bas ! Vous mesurez combien, monsieur Hartzenbusch ?

— Je mesure tout ce qui me fait chier, mais j’en tire pas la conclusion que la mort résout mes problèmes.

— Je vous parle pas de suicide, mais de meurtre, peut-être même d’assassinat.

— Vous badinez, non ? Pédar n’avait pas d’ennemi, à part lui-même.

— Vous en avez, vous, des ennemis ?

— Je me bats plus qu’avec les mouches, et encore… ya longtemps que je préfère leur ouvrir la fenêtre. Je fais comme ça, avec le torchon, et elles se barrent avant de m’énerver pour de bon. »

Je lui montre. Il me regarde d’un air bizarre, comme si je lui racontais des craques. Je referme la fenêtre et tire le rideau. Y avait déjà du monde sur le trottoir. J’ai pas vu qui, mais je sais. J’allume une clope, histoire de penser à autre chose.

« Ého ! Monsieur Hartzenbusch ! Je suis là ! »

Putain ! Je l’avais oublié. J’écrase ma clope dans son cendrier.

« Si ça vous dérange pas, monsieur… monsieur ?

— Lafigougnasse… Arto Lafigougniasse.

— Monsieur Arto Lafigougniasse… je vous laisse, vous remerciant de m’avoir reçu dans votre intimité relative…

— Mais vous êtes chez vous, monsieur Hartzenbusch !

— Et je vous en remercie d’autant que je m’y sens comme chez moi, monsieur Arto Lafigougnasse.

— Vous êtes complètement dingue ! »

Il a dit ça d’un air si dégoûté que j’ai cru qu’il parlait de Pédar. J’ai acquiescé et je suis sorti. Madame Crotal balayait devant sa porte sur le palier du dessus. La poussière volait dans l’escalier. Elle souriait pour ne pas dire ce qu’elle pensait. Arto m’a tapé sur l’épaule :

« Allons boire un coup chez Popol, » dit-il en secouant la main dans sa poche.

Il avait de la monnaie, et plus si jamais j’avais très soif.

« Je ne bois que de…

— Je sais ! Je sais ! »

On est sorti. Les oiseaux s’étaient envolés. Balerinette jouait à la marelle.

« Mais où t’as mis le caillou que je t’ai donné ? lui demandai-je un peu vivement parce qu’il faut que je vous explique : j’y avais donné un caillou de la collection…

— Vous avez une collection de cailloux ?

— Rien de précieux. Des beaux cailloux. Enfin… qui me plaisent. Je les ramasse où ils se trouvent.

— Sinon vous les ramassez pas…

— Voilà. Et je les classe par ordre de préférence. Un jour, Balerinette monte chez moi pour sucer un bonbon…

— Vous déconnez !

— Je les collectionne pas ! Si vous vous étiez pas jeté sur la bouteille, je vous aurais offert de plonger votre main dans mes bonbons !

— Heureusement que j’avais pas besoin d’un bon coup ! Continuez…

— Alors, pendant qu’elle suce… à douze ans, ça suce beaucoup et très vite parce que ça aime les bonbons et comme je lui refuse rien… bref, je lui demande si elle veut voir mes cailloux. Elle s’étonne que j’aie des cailloux, parce que si elle avait su, elle m’en aurait demandé un avant…

— Avant quoi ?

— Avant d’en parler à Pédar.

— Pédar collectionnait les cailloux lui aussi ?

— Non ! Il collectionnait rien. Il jetait tout. Et elle lui demande s’il va aussi jeter un caillou qu’il avait dans la main. Il se calme…

— Il était en colère ? Après quoi ?

— Pédar en voulait à tout le monde.

— Bon à savoir… Et sur qui ou sur quoi il allait jeter ce caillou ?

— On s’en fout !

— Je m’en fous pas, moi !

— Vous voulez pas savoir comment il a donné ce caillou à Balerinette ?

— Ne me dites pas qu’il l’a fait payer…

— Dans le mille !

— Et elle a payé ?

— Plutôt deux fois qu’une !

— ¡No me digas !

— Ensuite elle a tracé la marelle que vous voyez ici. »

Je lui montrai la marelle avec Balerinette dessus, les jambes écartées et le caillou au bout du pied droit. Arto s’approcha d’elle. Elle était pétrifiée.

« Combien que tu l’as payé, ce caillou ? lui demande-t-il.

— Je l’ai pas payé, monsieur ! C’est lui qui me l’a donné.

— Rien n’est à l’œil en ce bas monde ! gueule Arto. Qu’est-ce qu’elle vous a donné en échange ?

— Un baiser… ? murmure la fillette. Sur la joue… précise-t-elle.

— Un seul ? »

Arto prend un air terrible. Il veut savoir. La fillette tremble des pieds à la tête. Elle va pisser au lieu d’avouer. Je la connais. Arto se baisse et prend le caillou.

« Qu’est-ce que tu lui trouves à ce caillou ?

— Giton dit qu’il est beau…

— Giton ? Tu l’appelles Giton ? C’est comme ça que tu appelles les messieurs ?

— Je l’appelle aussi monsieur quand j’ai fait une bêtise… »

Arto forme un sourire satisfait sur sa trogne de collabo. Il lance le caillou qui tombe en Enfer. Balerinette éclate de rire. Devant sa porte, Popol essuie un verre avec son grand torchon blanc à rayures rouges.

« Monsieur l’inspecteur acceptera un petit verre pour fêter cet évènement… »

Il rigole un bon coup et pousse la porte derrière lui avec le talon. On entre. Arto pousse Balerinette et l’assoie lui-même sur une chaise qu’il confisque à des joueurs de cartes.

« Alors une grenadine avec des bulles, dit-elle.

— Je t’ai rien demandé ! grogne Arto.

— On est pas là pour boire un coup ? dit-elle, espiègle.

— Ya longtemps qu’on donne plus de coups dans la Police, dis-je en pouffant.

— Mais on se souvient toujours comment qu’on faisait, » dit Arto en claquant les doigts pour faire venir Popol et son torchon.

C’est ici qu’on venait glander avec Pédar. On jouait pas, ni aux dés, ni aux cartes. Il picolait et je vidais mon verre d’eau pour faire quelque chose. Ça m’aurait embêté de rester comme ça à rien faire que de le regarder s’enfoncer dans cet endroit de la misère humaine où il n’y a plus de rêves qui comptent. Rien que la sensation de plus être ici. Pour Pédar, c’était suffisant, comme sensation. Et il regardait mon eau sans rien dire de ce qu’il en pensait. Il voyait peut-être autre chose que de l’eau. Il me voyait peut-être plus. Ce qui s’appelle glander pour de bon. Balerinette avait pris sa place et ça me faisait mal. Arto voulait tout savoir au sujet du caillou. Pas le mien, celui de Pédar. Il comprenait plus rien. Pourtant, c’était clair.

« Il s’est mis en colère comment ? demande-t-il.

— J’en sais rien moi ! fait Balerinette en frappant sur la table.

— Et ça t’a mis en colère, toi ? »

Balerinette refrappa la table. Arto sursauta pour la deuxième fois. Il cligna de l’œil dans ma direction. Il avait l’air satisfait du flic qui en sait déjà trop. Il commanda un café serré avec des cerneaux. Pendant qu’il croquait, je touchai le genou de Balerinette avec le mien. Elle acheva sa grenadine d’un trait et se leva, secouant ses boucles :

« Si vous avez plus besoin de moi, j’y vais ! »

Elle attendait une réponse. Arto mâchait lentement et avalait encore plus consciencieusement. Il prit une gorgée de café et se rinça longuement les dents. Son œil droit larmoyait. Il fit un signe avec la tête et elle le comprit. Quelques secondes plus tard, on entendit le caillou glisser sur le trottoir d’en face. Mon caillou. Deux cailloux. Pédar et moi. Pédar qui était mort assassiné de haut en bas.

7

« Vous boirez votre eau plus tard ! Suivez-moi ! »

C’est plutôt comme ça qu’on est sorti de chez Popol. Rue Saint-Sulpice-la-Tapette, on monte au premier, puis au deuxième et comme je suis en train de monter au troisième, je m’aperçois qu’Arto est resté au deuxième. Je me dis : C’est encore cette vieille conasse de Latorc qui lui demande de descendre sa poubelle dégueulasse sans couvercle et sans poignées. Je redescends. Pas de madame Latorc. Arto est tout seul en train de forcer une porte. Il arrache un ruban tricolore et triture le trou de la serrure avec une clé qui peut pas être la bonne car Pédar n’habitait pas au deuxième, mais au troisième. Si on est venu pour jeter un œil sur sa taule dégueulasse sans couvercle et sans papier, c’est au troisième qu’il faut monter. J’ai fait le voyage des milliers de fois avec une bouteille à la main. Pour Pédar, parce que moi je buvais pas chez lui. Il avait un robinet, mais pas l’eau. Pas l’électricité non plus. Et le gaz dans une bouteille vide. Que voulez-vous… on trouve toujours plus malheureux que soi. Surtout dans ces immeubles dégueulasses dont le couvercle se referme à la tombée de la nuit comme au milieu d’un cimetière. J’ai pas demandé à être angoissé, moi. Je suis né avec. J’avais onze doigts sans compter ceux des pieds. Et un pied pour compter juste.

« Vous me raconterez ça plus tard ! fait Arto qui n’arrive pas à tourner la clé.

— Forcément ! C’est la bonne clé, mais pas le bon trou ! Pédar y créchait au-dessus. Il avait pas de paillasson. Vous voyez pas le paillasson ?

— Qu’est-ce que vous racontez, monsieur Hartzenbusch ? J’y comprends rien. Vous feriez mieux de la fermer.

— C’est la porte qui est fermée. Et à double tour. Mademoiselle Pinuche la ferme toujours à double tour parce que Pédar…

— Qu’est-ce que vous savez de cette relation, monsieur Hartzenbusch ? »

Arto se redresse et me met la clé sous le nez.

« Je me doutais que vous saviez quelque chose ! grogne-t-il.

— Je sais ce que tout le monde sait, monsieur Arto ! Rien de plus !

— Vous en savez forcément plus puisque Pédar était votre ami ! »

La porte s’ouvre. La clé a fonctionné ! Je dis, au cas où on m’interroge avant que je dise :

« C’est la première fois que j’entre dans cet appartement. Mademoiselle Pinuche va pas être contente. Vous avez oublié de frotter vos sales pieds sur le paillasson que madame Latorc secoue tous les matins après que mademoiselle Pinuche est sortie pour travailler dans son usine.

— Vous êtes complètement con, monsieur Hartzenbusch… »

Arto referme la porte. Il y a des tapis parterre. Et pas un grain de poussière sur les meubles qui sentent la térébenthine. La fenêtre est fermée, mais les volets sont ouverts. On voit les géraniums et le petit arrosoir avec Donald en salopette. J’étais en train de m’extasier sur ce bonheur grandissant quand j’ai vu la tache de sang ! J’ai fait un bon comme un chat qui croise un chien. Et j’ai renversé un pot de fleurs.

« Je bois pas de cette eau ! dis-je bêtement.

— C’est ce que vous dites, fait Arto. Il est tombé là et ensuite, pas tout à fait mort, il s’est traîné jusqu’ici. Avec le couteau dans le bide.

— Je peux pas vous dire… Mademoiselle Pinuche, je la connaissais à peine.

— Pourquoi Pédar et pas vous ? Qu’est-ce qui l’a fait pencher pour votre copain ?

— Elle ne s’est pas penchée sur moi ! Si elle s’était penchée…

— Elle était blonde ou brune ?

— Rouquine ! Enfin… moi, j’ai toujours aimé les rouquines. Alors des fois, je me trompe. Je prends les vessies pour des lanternes et…

— Vous reconnaîtriez le couteau ? »

Il me regarde avec ses petits yeux rouges qui clignotent et sa bouche se tord pour se livrer à ses dents qui la picotent et en arrachent de petits lambeaux de peau blanche. Je me baisse pour ramasser les fleurs, mais comme le pot est définitivement cassé, je sais pas où les mettre.

« Vous ne répondez pas à ma question… dit Arto sortant la langue pour explorer ses grosses lèvres trouées.

— Vous vous mangez aussi l’intérieur des joues ? »

J’allais relever une chaise, mais Arto m’en empêcha, disant qu’elle était tombée pendant le drame et qu’il fallait pas y toucher. Pour les fleurs, ça n’avait pas d’importance. Je pouvais me les mettre où je voulais, ça ne le regardait pas. Je pouvais aussi toucher aux rideaux, et même les tirer pour jouer avec la lumière sur la tache de sang.

« Vous voyez cette trace, là ? me demanda-t-il.

— C’est pas du sang.

— Non, en effet. C’est de la merde.

— De la merde ? Ici ? Chez mademoiselle Pinuche ? Vous n’y pensez pas !

— Et à quoi vous pensez, vous, monsieur Hartzenbusch ? »

J’imaginais mademoiselle Pinuche, qui se prénommait Sophie, assise pour chier, mais certainement pas sur le tapis. Je la connaissais bien.

« Je la connaissais suffisamment pour affirmer aujourd’hui que jamais elle n’aurait fait ça sur le tapis, monsieur Arto ou qui que vous soyez !

— Qu’est-ce que vous entendez par suffisamment… ?

— J’entends, monsieur Arto, que si je l’avais mieux connue, je serais peut-être moins affirmatif, je vous le concède. Mais…

— Mais…

— Pédar ne me faisait pas ce genre de confidence !

— Rien sur Sophie Pinuche ?

— Absolument rien !

— Et sur les femmes en général ?

— Il se vantait beaucoup, mais je n’étais pas dupe.

— Vous ne pouviez tout de même pas vérifier toutes ses allégations…

— Je vérifiais, monsieur ! Je vérifie tout, vous savez !

— Donc vous savez beaucoup de choses…

— Mais pas tout, monsieur !

— Pas ce que je voudrais savoir…

— Faites votre métier. C’est pas moi qui vous en empêcherai !

— Que vous dites… »

Il me lance un regard complice, presque narquois.

« Où se trouve la boisson ? demande-t-il.

— Il y a un robinet dans la cuisine et un dans la salle de bain. Tous les appartements ici se ressemblent. On ne peut pas se tromper. Ou plutôt si : on se tromperait facilement si on se trompait de porte !

— Sinon… ?

— Sinon les boissons alcoolisées sont dans ce placard en bois exotique. »

Et elles s’y trouvaient en effet ! Comment expliquer ce coup de pot ?

« J’aurais voulu le faire, je n’y aurais pas réussi !

— Mais vous avez réussi, monsieur Hartzenbusch… »

Il s’en jeta un puis grimaça. Un deuxième parut avoir meilleur effet sur son esprit au travail. Il sortit sa langue et s’en frotta le bout du nez.

« Vous avez un beau nez, dit-il. C’est pas comme moi…

— Oh !... je m’en flatte pas tous les jours, mais… si vous insistez…

— Vous êtes vraiment con, monsieur Hartzenbusch… Ou alors vous êtes un gros malin. Le plus gros malin que j’ai jamais péché.

— Mais vous ne m’avez pas péché, monsieur Arto.

— Non, c’est vrai. J’appâte… Je commence toujours comme ça.

— Je m’y connais ! Si vous restez ici quelque temps, nous pourrions allez pêcher. Pédar et moi… ah ! J’en pleurerais si vous n’étiez pas là !

— Vous gênez pas.

— Mademoiselle Pinuche sera pas contente pour le vase…

— Je lui expliquerai.

— Vous pensez qu’elle comprendra ? Je la connais si peu…

— Vous allez la connaître mieux maintenant.

— Vous pensez ? Mais comment le pourrais-je ? Maintenant que Pédar n’est plus là pour…

— Pour… ?

— Pour me présenter à elle.

— Je vais vous la présenter, moi. Vous savez ce que c’est une confrontation ? »

8

« Je comprends pas ! D’habitude on frappe personne ! Gendars a perdu la tête ! Ou on la lui a fait perdre. Vous savez, la responsabilité… c’est pas facile à déterminer. Enfin… vous avez pas trop mal… ? »

C’était le chef Gronaire qui me parlait comme ça. Très serviable même. Il avait amené un torchon de sa propre cuisine et un verre d’eau pour le mouiller. Mais pas de gendarmette pour tapoter les ouvertures que Gendars avait pratiqué sur mon crâne avec le dossier. Le dossier de la chaise, parce que pour l’instant, le dossier Pédar était mince de quelques feuilles qu’Arto avait rapidement zyeutées avant de me souhaiter un bon anniversaire. Gronaire s’était alors cru obligé d’en faire autant, mais c’était pas mon anniversaire. Arto avait encore voulu faire le mystérieux.

« C’est sans doute parce qu’il se sent responsable de vous avoir amené ici, m’expliqua Gronaire. Sans ça, Gendars se serait tenu tranquille.

— Vous l’avez enfermé, au moins ?

— Pensez-vous ! C’est un pistonné.

— Et un pédé, » dit la gendarmette.

Elle aimait pas les pédés. Pédar et moi on a jamais eu de rapports, sauf avec Rondelle et lui avec Sophie Pinuche que j’ai jamais touchée. Je crois qu’une fois elle m’a donné la main, mais elle me la reprise tellement vite que j’ai pas eu le temps de voir ce que ça fait en réalité. J’ai eu beau en rêver toute la nuit, rien à faire ! J’ai pas arrêté de boire, mais que de l’eau. Je n’ai rien contre l’eau du robinet. Il suffit d’enlever la Javel.

« Et vous faites comment pour l’enlever ? me demande Gronaire.

— C’est la Crotal qui aimerait bien le savoir ! Mais je dirai jamais rien à personne.

— Même si on vous torture ? dit la gendarmette qui sent la violette.

— Il y a des choses que même la torture peut pas vous faire dire ! »

Je sais pas si elle m’admirait, mais elle avait des yeux que j’avais envie de lécher comme les bonbons que j’offrais de temps en temps à Balerinette.

« En plus des cailloux ?

— Oh !... Un caillou. Le plus beau d’ailleurs.

— Et le caillou de Pédar, elle l’a mis où ?

— Dans son cul ! »

Gronaire se gratta le nez. Il avait l’habitude. La gendarmette tortilla le torchon pour me nettoyer les oreilles. En me penchant, j’avais facilité la coulée du sang qui venait de dessus la tête, comme disait le rapport.

« Vous avez des gros tympans ?

— Je sais pas. J’ai jamais regardé…

— Vous voulez que je regarde ? »

Elle me montrait un instrument qui s’allumait au bout. Elle mit son œil dans le plus gros bout et approcha le petit de mon oreille.

« Vous inquiétez pas ! Elle a déjà fait ça ! dit Gronaire d’une voix sucrée.

— Il est si méchant, le Gendars ! m’inquiétai-je.

— On peut pas dire qu’il soit méchant… mais des fois, il s’emporte…

— Et mademoiselle sort son instrument à examiner les tympans… »

Elle dut le toucher, car j’eus très mal et je poussai un petit cri qui m’étonna tellement il était petit.

« Vous criez pas bien fort… fit-elle. Mais ça me fait frissonner. »

Elle sentait la lessive en dessous de la ceinture, mais ses cheveux, courts et raides, sentaient la violette ou alors je savais pas ce que c’était de sentir la violette, mais je savais.

« Il aimait ça lui aussi.

— Qui ?

— Pédar té !

— Il aimait les filles ?

— Non ! La violette !

— C’est pas de la violette, fit la gendarmette en rougissant.

— Comment vous vous appelez ? »

Elle rougit. Elle aimait bien qu’on l’appelle, mais pas en service, dit-elle en éteignant la lumière de son instrument.

« Vous avez un bouchon, continua-t-elle.

— J’y vais deux fois par jour !

— Un bouchon de cire !

— Mais je suis pas mort !

— Pas encore… »

Dit Gronaire d’une voix sépulcrale.

« Personne n’est mort ici, fit la gendarmette. Je m’appelle Carmen Maine…

— Carmenmen !

— Non ! Carmen Maine !

— Maine Carmen, dit Gronaire.

— Où ? »

J’étais vissé sur la chaise. Assis, mais vissé.

« Appelez-moi Carmen, dit-elle.

— C’est facile ! riai-je. Carmen ! Carmen ! Carmen ! Carmen ! »

Gronaire mit en route un autre appareil. Mais celui-ci ne s’allumait pas. Il était même fait pour éteindre, expliqua-t-il. Il m’en mit un coup sur la tronche et le torchon vola comme un oiseau. Mais la fenêtre était fermée et j’entendis le bec cogner la vitre. Quand je revins à moi, je buvais de l’eau dans un grand verre. Tellement grand que j’étais plongé dedans. Caspus était là, ce qui ne laissa pas de m’étonner. Il dosait des gouttes dans un autre verre, plus petit et sans personne dedans. Tout avait disparut de ce que j’avais vu jusque-là. Gronaire, Carmen, Gendars, Arto… Il n’y avait que Caspus et son stéthoscope autour du cou. Et le compte-gouttes qu’il pinçait en comptant à haute et intelligible voix. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 19, euh ! je recommence… 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 20, euh ! merde ! 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17… 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17… attends… 17, 18 ! 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28, ah ! Madame Crotal !

Et la voilà qui entre, pas peignée parce qu’elle sort du lit. Elle se frotte les yeux et dit :

« Il est encore là celui-là ! »

Elle boit le contenu du verre qui n’était pas pour moi, disant :

« Vous ne lui ferez pas boire autre chose que de l’eau ! C’est pas comme moi, té !

— Vous aimez picoler, madame Crotal ? »

La voix d’Arto. Il est en pyjama. Il fume une cigarette. Madame Crotal rougit, peut-être sous l’effet du médicament que Caspus range dans sa trousse en compatnt : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17… eh ! merde !

« Je bois pas que de l’eau, dit madame Crotal. Les gens honnêtes ne boivent pas que de l’eau…

— Alors il est malhonnête, monsieur Hartzenbusch… ?

— Je ne dis pas ça ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas l’intention de dire ! Où vous allez, docteur ? Vous couchez pas ici, ce soir ? J’ai bu cette merde pour quoi, alors ? » (On sent bien à quel point elle sépare le pour du quoi)

Elle voudrait s’énerver, mais le médicament la rend toute molle et elle s’assoit sur mes genoux. Les genoux de mes jambes allongées, car je suis couché… dans le lit de Rondelle ! Sans Rondelle. Monsieur Rondeau dit :

« La prochaine fois, évanouissez-vous ailleurs que chez moi. »

Ce qui explique ma situation. Ça me rassure presque. Je dis presque parce que j’ai un trou. Mais le docteur Caspus dit que c’est pas grave du moment qu’il est là pour le boucher avec autre chose.

« Vulgaire affaire de cul, » dit-il à Arto en sortant.

La porte ne se referme pas. Je vois un uniforme, et dans l’uniforme, ce connard de Gendars qui rigole en me regardant par-dessus son épaule. J’entends la voix de Rondelle :

« Il peut rester cette nuit. Pas de problème.

— C’est pas moi qui coucherai avec lui, ricane Gendars sans cesser de me regarder avec son air de pneu qui se dégonfle.

— Ce que vous pouvez être marrant, monsieur l’agent ! »

On entend Arto qui rouspète après sa porte et madame Crotal qui essaie sa propre clé pour lui montrer qu’il se trompe d’appartement.

« Je bois trop, dit-il, désespéré.

— Gaston buvait trop lui aussi, et ça l’a tué. »

9

« De qui vous moquez-vous, monsieur Hartzenbusch ? »

Le couteau était dans un sac plastique, tout sec et rouge. Ça sentait rien, mais c’était pas beau à voir. Il avait séjourné plusieurs jours dans le corps de Pédar et le jour suivant le médecin légiste a serré ses grosses fesses de fonctionnaire et il l’a retiré et aussitôt mis dans ce sac plastique qu’on me met maintenant sous les yeux pour que je reconnaisse le couteau. Arto m’avait prévenu :

« S’il est à vous, ce qui sera facile à prouver, vous aurez de gros ennuis ! »

Et il était à moi. J’en étais pas aussi fier que le disait Piépu, la juge. Elle avait la moitié du visage paralysée et l’autre secouée par des tics qui répétaient sans se lasser la même série au sens caché derrière ses yeux jaunes et gonflés.

« Non ! Monsieur Hartzenbusch ! Je vous le donne pas ! Vous le regardez attentivement et vous me dites si vous le reconnaissez et, si c’est le cas, où vous l’avez vu la dernière fois. »

Ça sent le piège, mais je peux pas m’empêcher de dire que je l’ai vu une dernière fois.

« Et où l’avez-vous vu une dernière fois, monsieur Hartzenbusch ? »

La greffière, c’est madame Chompas, une voisine du premier. Elle me regarde avec des yeux de poisson. Elle a aussi une bouche de poisson. Depuis que je la connais, car je l’avais jamais vue avant, elle veut nager dans mon eau. Elle a bien failli m’avoir.

« Je vous remercie, monsieur Hartzenbusch, d’enlever la Javel de l’eau que vous buvez. Et vous la mettez où, cette Javel ? »

Et chaque fois qu’elle me regarde, tandis que Piépu me montre le couteau dans son sac plastique, il me semble qu’elle me pose la question.

« Je vous le dirai pas ! » criai-je soudain.

Piépu se redresse du coup. Ses yeux se gonflent encore. Elle griffe son bureau et grince des dents.

« Il faudra pourtant me le dire, monsieur Hartzenbusch. Sinon, vous restez en prison jusqu’à ce que vous en ayez marre !

— Et si j’en ai tellement marre que je me suicide ?

— Je m’en tape. »

Elle rit en s’accrochant à son bureau pour pas tomber, se frappant la poitrine en gloussant : « Mea culpa ! Mea culpa ! Mea culpa ! » Ce qui fait rire Chompas et agiter ses nageoires sous sa chaise.

« Je parlais du poisson, fis-je, tranquillisé par cette démonstration de folie collective au service de la Justice.

— Le poisson ? roucoula Chompas.

— Expliquez-vous, dit Piépu.

— Je peux pas m’expliquer en présence de madame Chompas…

— Et pourquoi donc ? fait cette dernière.

— Parce qu’il est question d’un poisson et non pas d’un couteau ! »

Sur ce, elle éclate d’un rire tellement ignoble que Gronaire, qui était à la porte, l’ouvre à demi et y glisse sa tête décoiffée :

« Je vous l’avais dit, mesdames : c’est un comique, ce monsieur Hartzenbusch ! »

Et il se met à rire lui aussi. Il ne manquait plus que Gendars, mais je pense à Carmen qui n’est pas là pour souffler dans mon cou. Puis Piépu fait le signe qu’on a assez rigolé. Chompas pose ses mains sur le clavier. Gronaire referme la porte en ricanant. Clic ! fait le pêne.

« Alors, ce couteau ? dit Piépu en me le remettant sous le nez.

— Vous avez la Légion d’honneur ?

— Ce n’est pas la bonne réponse, ça !

— Moi, je l’aurais jamais. Ils en donnent des tas aux colonialistes, mais les honnêtes gens qui ne font rien pour leur pays, on les oublie.

— Il ne manquerait plus qu’on récompense l’inutilité !

— J’ai dit honnêtes, pas inutiles !

— Et moi je dis que c’est votre couteau et que la dernière fois que vous l’avez vu, c’est dans le ventre de votre ami Pédar ! »

Vous auriez vu la haine ! Elle en bavait. Elle transpirait sous son épais maquillage. Ça finirait par couler. Et on me le reprocherait.

« D’ailleurs madame Rondelle l’a reconnu, reprit-elle en retenant son souffle.

— S’il est à elle, ça la regarde…

— Vous la haïssez donc à ce point ?

— Mais je l’aime !

— Et monsieur Rondeau, il l’aime lui ?

— Il aimait Pédar, mais Pédar aimait Rondelle ! Ça me compliquait tellement la vie que je me suis mis à pleurer pour un oui pour un non. Heureusement que j’avais Balerinette ! Té ! Justement, je suis invité à sa communion. J’amènerai mon eau, mais pour le foie gras, je fais confiance à mes hôtes.

— Ramenez-le en cellule ! »

Ils m’ont remis sous perfusion, car je refuse de boire une eau avec de la Javel dedans. Vous pensez bien qu’ils sont pas assez fous pour vous injecter de la Javel dans les veines. Alors j’étais allongé et je regardais le vasistas et le ciel dedans. J’imaginais des oiseaux. Je m’en foutais de la guillotine. Si j’avais tué Pédar, je dis pas. Mais j’étais innocent. Le couteau m’appartenait. Et la dernière fois que je l’avais vu, c’était bien dans le bide de ce con de Pédar qui pouvait pas s’en aller sans me faire une dernière crasse.

10

Je sais pas si vous avez déjà été en prison. On vous coffre, à proprement parler. C’est fermé de l’extérieur. Vous n’avez plus de pouvoir. On vous demande rien non plus, sinon de la fermer si on sollicite votre avis. Il n’y a rien à faire, sinon penser. J’étais seul. Personne pour me faire chier et provoquer des critiques de ma part. Des bruits de pas. Des conversations rapides, fuyantes. Un pigeon chiait sur les vitres, exactement quand l’envie lui prenait. Mais ce matin-là, je m’étais rasé, peigné, et j’avais refait le pli de mon pantalon avec ma salive. Un coup aussi sur mes godasses qui avait durci entretemps. Je les assouplissais en sautillant, une cigarette au bec, pas encore allumée. Je gratterais une allumette dehors. Je voulais entendre le craquement, voir la lumière se perdre dans la lumière. Et tirer une tafe avec l’envie d’en tirer une autre. Ils m’ont pas gardé longtemps. Je n’étais que le coupable désigné. Et désigné par qui ? Par le lieutenant Arto Lafigougnasse. Il entra.

« Vous sortez plus, » me dit-il.

J’eus un vertige. Mes genoux plièrent. Je laissai tomber mon baluchon. La clope pendait à ma lèvre.

« Ah greu leu leu fiii rraaaah ! »

C’était tout ce que j’avais à dire. D’ailleurs j’avais pas dit autre chose pendant cette préventive. Et ça continuait. J’avais rien d’autre à dire et je m’en lassais pas. Arto gratta une allumette et m’aveugla.

« Je badine ! » fit-il en me refermant la bouche d’un coup de pouce sous le menton.

Je tirai.

« Je vous ramène, dit-il. Vous savez encore des choses mais les piqûres de Caspus n’ont plus aucun effet sur ce que votre inconscient ne veut pas nous dire.

— Ah greu leu leu fiii rraaaah ! »

Un gardien me tapa sur l’épaule comme si j’allais me faire raccourcir. Je le suivis. Arto trottinait derrière, soufflant comme une locomotive, avec la fumée et les effets de vapeur au ras du sol. On est tout de suite entré dans un bar et il m’a offert un café.

« C’est de l’eau, dit-il, mais avec du café dedans. Vous allez aimer. »

Une gonzesse amena ses gros bras poilus. Elle répétait plus haut tout ce qu’Arto lui disait. Elle me jeta un regard chargé de questions que je me posais moi aussi. Il ne manquait à ses genoux que les yeux et la bouche pleine de dents. Elle suait entre les fesses. Je la voyais s’éloigner, profitant de l’occasion pour pousser des ordures du bout du pied sous les tables. Derrière le comptoir, elle me surveillait dans le miroir, tordant des verres après les avoir plongés dans une eau sale. Elle avait aussi des cheveux sur la tête et des boucles dorées aux oreilles. Un léger foulard de soie rose entourait son cou. Je la connaissais pas.

« Je me les fais toutes, me dit Arto. Je veux tout savoir. Je me ferais aussi les mecs si c’était dans mes idées.

— C’est pas dans mes idées non plus.

— On est d’accord là-dessus. Vous buvez pas votre caoua ?

— Il y a du café dedans. Je bois que de l’eau.

— Alice ! Un verre d’eau pour monsieur… sans Javel ! »

Alice apporta un grand verre transparent avec un Mickey joueur de base-ball.

« Vous avez rien contre Walt Disney ? me demanda-t-elle.

— Je préfère Marvel, mais il paraît que Mabelle les a tous cassés. Des années qu’elle travaillait ici. Elle est morte ou quoi ?

— Elle a pas traversé au bon moment…

— Des années foutues en l’air ! »

Arto ricana. Il flatta le gros derrière d’Alice et l’appela Josette. Ensuite on a plus parlé de rien et on a regardé les bagnoles qui se bousculaient dans la rue à l’endroit même où Mabelle avait perdu son temps. J’avais même pas envie d’en parler. Le monde est trop humain pour être vivable et s’il était animal, on serait bouffé depuis longtemps. J’écartais le rideau d’un doigt tremblant. Je comprends pas pourquoi on continue de s’emmerder à trouver des solutions pour les uns et des problèmes pour les autres. Arto pensait lui aussi, reniflant son petit blanc comme si c’était un produit de château. À notre niveau, il faut se contenter de la merde. On s’y fait. Je me ferais à tout si les gens ne disparaissaient pas aussi facilement. Je les comptais plus. Mais j’avais pas tourné le dos au passé.

« Vous êtes en colère, hein ? me demanda Arto.

— Pas plus que ça…

— Que ça quoi ?

— C’est ce qu’on dit quand on sait pas trop ce qu’il faut faire et penser… Alors je le dis.

— Ce qui répond pas à ma question…

— Arrêtez de me poser des questions !

— Je veux savoir !

— Personne saura !

— Donc vous savez… »

Il me lâcherait plus. On allait vivre ensemble de longues années. Se voir tous les jours. Et peut-être même se disputer. Était-il armé ? Un jour, je lui dirais : « Vous voulez savoir qui a tué Pédar ? » Et je lui dirais. Alors ce serait fini et chacun retournerait à sa place. Comme si rien ne s’était passé. Mais il fallait d’abord qu’on me jure que ça ne recommencerait pas. Et ça, personne pouvait le faire. Alice revint pour demander si l’eau était bonne. Elle aussi connaissait le truc de la Javel. On est plein à le savoir. Et on garde jalousement notre secret. Elle avait deux plis sur le cou et les cheveux s’y coinçaient quand elle riait. Je la faisais rire. Elle avait aussi Donald et Dingo, mais pas Onkr. Elle en ferait venir, des Onkr, si jamais ils en avaient. Ils ont pas tout. Vous savez pourquoi ? Ça vient d’Amérique et Kafka n’en est pas encore revenu. Arto dit qu’il regrettait pas d’être un mec normal, sans haut ni bas. Et Alice essuya une larme, une larme sincère à ce qu’elle disait. Le feu passa au vert et le bruit recommença. On s’entendait plus.

« On se voit demain, dit Arto. Je passerai vous prendre à huit heures pétantes. N’oubliez pas votre gourde d’eau déjavellisée.

— Vous pouvez être certain que j’oublierai pas ! »

Il sortit et disparut dans la foule.

« Alors comme ça, me dit Alice, vous êtes libre.

— Comme le vent, je sais pas, mais je peux aller où je veux dans les limites qui me sont imposées par décision de justice.

— Ben ça alors ! Ça existe ce genre de truc…

— Et comment ! J’ai signé pour sortir. Ils vous laissent pas sortir comme ça parce que vous en avez envie.

— Je vous crois ! On déjeune ?

— Je préfèrerais baiser, mais je suppose que vous pouvez pas…

— C’est pas que je peux pas, mais en ce moment…

— Le travail… le stress… la famille… ?

— Non. »

C’était clair. Non c’est non. Je payai et sortis. Il pleuvait. Et pas de parapluie. Je m’abritai sous un porche, les pieds dans une flaque. La porte s’ouvrit derrière moi. C’était madame Crotal.

« Vous rentrez pas, monsieur Hartzenbusch ? Vous allez attraper froid aux pieds. C’est par là que ça commence toujours. »

Elle éternua. J’étais content de la revoir. Si je la revoyais, je pouvais aussi bien revoir Rondelle, et même mademoiselle Pinuche qui devait avoir gardé un souvenir de notre confrontation. Après tout, c’était à cause d’elle qu’on m’avait préventivement arrêté par erreur. Je demandai de ses nouvelles à madame Crotal parce que j’avais peur de pas arriver à maîtriser mes nerfs. J’avais bu tellement d’eau javellisée en prison !

« Elle pleure toute la journée depuis qu’elle sait que vous êtes innocent, dit madame Crotal.

— Hé bé ! Je lui voulais pas tant de mal…

— Mais le mal que vous faites est loin d’avoir porté tous ses effets. Rentrez et chauffez-vous chez moi en attendant que j’allume votre cheminée, ce qui me prendra une demie heure, pas plus. Vous pouvez boire l’eau du cruchon qui est sur la table. Elle est déjavellisée.

— Et qui c’est qui l’a déjavellisée ? m’écriai-je.

— La nouvelle locataire…

— Alice… ?

— Hé té »

11

On a baisé toute la nuit. Je vous dis pas l’odeur. Le feu s’était éteint, mais dans la cheminée seulement. Je venais à peine de m’endormir quand elle m’a secoué pour qu’on recommence.

« C’était pas bien ou quoi ? grognai-je en me frottant les yeux sur son épaule.

— Et oui que c’était bien ! J’en veux encore. Quand ce sera plus bien, je te le dirai. »

Et on a recommencé. Á la fin, ma queue devait faire à peu près la moitié de la sienne. Euh ! Vous trompez pas de personnages ! Je dis queue, mais c’est d’Alice que je parle. Elle avait aussi perdu la moitié de ses cheveux. Comme ça venait plus, je suis allé chier.

« Laisse la porte ouverte ! cria-t-elle.

— C’est pas par ce trou que je vais disparaître, ma chérie…

— Je m’en fous du trou. C’est l’odeur. Ah ! Cette odeur qui me rappelle mon enfance ! »

On a pas arrêté de parler de son enfance de toute la nuit. Et qu’elle préférait Disney à Marvel. Et qu’elle me ferait changer d’idée. Elle avait changé les idées de tous les mecs qu’elle avait connus avant moi et il en restait beaucoup à convaincre. Elle y consacrait le meilleur de son temps. Dis merci à Alice. Ploc ! Enfin !

« Te torche pas avant que je le dise ! »

Un rayon de soleil traversait le rideau. J’entrouvris. Tout ce que je faisais, même les choses les plus innocentes « lui donnait des idées qui finiraient par la rendre malade de moi. » Et alors je lui appartiendrais. C’était sans compter Rondelle, qui avait aussi son idée sur ce sujet délicat. Et je dis rien de madame Crotal qui se comportait comme une mère avec moi depuis que j’étais sorti de taule. Elle en profitait pour me parler de mon hygiène, toujours plus près, à tel point que je savais tout de son haleine. J’ouvris. La clameur de la rue monta jusqu’à nous, fraîche et mystérieuse comme un doigt dans le cul alors qu’on a les mains occupées ailleurs. Par contre, mon bégonia penchait. Je l’arrosai.

« Qu’est-ce que tu fais ? Je suis en retard. J’irai sans culotte. Pour une fois… »

Pour une fois mon œil ! Ça faisait au moins deux fois. Arto m’avait félicité pour ma nouvelle odeur. Il était huit heures. Et il montait. J’entendis Alice rire comme si on la chatouillait et qu’elle voulait pas parce que c’était pas l’endroit ni le moment. La porte d’entrée claqua et la mienne vibra. Arto faisait vibrer tout ce qu’il touchait. J’ouvris. Il se boucha les yeux à cause du soleil qui envahissait mes meubles. Je m’empressai de fermer la porte de la chambre, mais il eut le temps d’en respirer les odeurs. Son visage changea de couleur et il s’assit, le temps d’en fumer une devant un bon café. Pour le café, il fallait compter sur Rondelle. Elle était en train de perdre du temps avec Rondeau. Je connaissais leurs habitudes. Arto me félicita.

« Vous êtes entouré de femmes, » dit-il.

Le ton était admiratif. Je me plaignais pas.

« Le seul homme de votre vie, en somme, c’était Pédar…

— Sans Pédar, pas de Rondelle, et sans Rondelle…

— Pas de café ! » dit-elle en entrant.

Arto se déplia et se replia après s’être courbé. Elle portait une cafetière et deux tasses.

« Je vous ai vu arriver, dit-elle. Je me doutais bien que c’était pas pour moi. Mais enfin, je suis là. Car sans Rondelle…

— Pas de café !

— Cet idiot ne boit que de l’eau. Et madame Crotal qui veut savoir comment il fait pour lui enlever la Javel.

— Alice le sait, alors… Ça doit pas être si difficile que ça de le savoir, si Alice sait…

— Alice sait ?

— Et comment que vous le savez qu’elle sait ?

— J’en sais des choses sur Alice ! »

Arto répandit son sourire dans son café, touillant sans cesser de boire. Rondelle l’observait, mais sans boire, ce qui me fit penser qu’elle avait mis quelque chose dans le café. Comme j’en buvais pas, j’attendis. Et en effet, Arto se coucha parterre, mollement, sans commentaires. Rondelle lui cogna la tête avec le talon, plusieurs fois pour ne pas se tromper.

« Un jour, dit-elle, je le tuerai !

— Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Certainement pas attendre qu’il se réveille.

— Il est pas mort ?

— Idiot ! »

Que savait-elle que je savais pas et qu’Arto savait lui aussi ? Qu’en penserait-il en se réveillant ? Elle emporta cafetière et tasses et revint dix minutes plus tard. J’étais paralysé par la peur. Arto ronflait gaiment, souriant même, la tête confortablement appuyée sur ses bras croisés. Elle faisait bien les choses, Rondelle, quand elle les défaisait. Mais que faisait-on, maintenant ?

« Tu devrais le savoir ! »

Je savais pas. Elle fouilla les poches d’Arto et trouva ce qu’elle cherchait sans me dire ce que c’était. Elle le mâcha et l’avala.

« Tu veux un peu d’eau pour faire passer ?

— Je veux pas de ton eau sans Javel !

— J’en ai aussi avec Javel. Du robinet. »

Mais elle avait assez de salive pour que ça passe et elle commença à digérer, ne disant plus rien qui eût un sens pour moi. Aussi m’est-il difficile de le transcrire ici. Elle s’était assise près de la fenêtre, comme pour tricoter ou pour feuilleter un magazine. J’entrai dans la chambre et je fis le lit. La culotte d’Alice n’était plus présentable. Je la jetai par la fenêtre. Je jetai aussi les mégots, les canettes, les capotes et tout ce qui me rappelait Alice. Au bout d’une heure, je me sentis libéré et je revins dans le salon. Rondelle ne tricotait plus. Elle tamponnait le front d’Arto avec un torchon. Il était assis, la tête renversée, tenant des propos incohérents auxquels elle répondait par des conseils doucement étudiés. Je filai à l’anglaise. Madame Crotal m’attendait dans sa Cadillac.

« Montez ! dit-elle en ouvrant la portière.

— Je veux pas y retourner !

— Il le faut ! Je vous expliquerai… »

12

Tu parles d’une explication !

Ah ! elle est belle, la France !

Ils m’ont même confisqué ma collection de Darien. Nu que j’étais devant les faits. Avec la Marseillaise dans les veines et les mains pleines de bonnes intentions républicaines.

J’avançais avec l’impression de reculer, comme en témoignaient les fenêtres. Y avait même des barreaux aux murs. Et les portraits de ceux qui avaient réussi à se faire un nom dans l’Histoire. Ah ! j’étais pas de ceux-là, mais si j’y mettais du mien, j’aurais au moins l’honneur d’avoir été utile. Le respect a un prix et je m’étais surpris à leur jurer sur la tête de ma mère que j’étais prêt à payer avec mon sang. Ils avaient mis dedans les produits de l’expérience et de ce qu’ils considéraient comme le bon sens à la portée de tous à condition de pas poser les mauvaises questions. J’en étais donc à me mordre la langue pour pas m’en servir de paillasson à leur usage.

Arto me suivait, mais je savais pas si c’était pour me suivre ou pour m’accompagner. Comme je devenais prudent, j’y demandais rien, des fois que mon goût pour les réponses leur inspire d’autres questions moins innocentes.

Bref, on arrive où ils voulaient que j’allasse, ce qui me changeait passablement, d’autant que j’avais envie d’être ailleurs. Une porte s’ouvre avec un grand bruit et se referme avec le même, un type que j’avais jamais vu et qui promettait de gueuler plus fort que ma douleur. Il me ressemblait pas, mais c’était un être humain, même qu’il était plus français que moi et que si je fermais pas ma gueule il allait me montrer comment c’était possible. Dans le genre bac+ avec des réticences de l’académie qui n’a pas son mot à dire. Comme il avait une moustache là où on l’a jamais si on veut passer pour un humaniste, j’ai pas rigolé autant que je voulais, si jamais c’était ce qui me faisait le plus envie dans ce moment tragique. Il tirait de grosses bouffées toxiques d’un cigare long comme un manche de balai. J’ai appris à ce moment-là qu’il aimait les chapeaux haut de forme mais qu’il en mettait pas à cause que c’était plus la mode. J’ai cru qu’il me demandait mon avis, mais j’en ai vite changé quand il s’est remis à gueuler dans un français tellement parfait que j’y ai rien compris. Arto me montra la petite chaise où je devais me poser, sans doute pour écouter et comprendre. J’avais pas trop l’habitude de la procédure, alors je me suis assis et j’ai remué les oreilles comme un âne qui craint de pas tout comprendre à la première passe. Erreur humaine, car ce type n’avait pas l’intention de se répéter :

« Si vous avez l’intention de me faire chier comme Nicholson dans ce que je consens à appeler un nid malgré les critiques, je vous arrache les couilles avec un cocktail de mon invention. Pas de sang ! Pas de cri ! Vous vous réveillez avec la sensation de plus avoir envie de m’emmerder. Et c’est tout ce que je demande ! »

Ceci dit sans éructer, d’une voix ferme qui mettait en lumière une idéologie que j’étais venu, sans mon consentement, étudier pour en faire un usage digne de l’humain que j’étais encore. Pendant ce discours, Arto tapotait le dossier de ma chaise pour insister sur la ponctuation, ces signes qu’on ne voit pas si on perd le fil, au risque de le retrouver sur la langue qu’on est venu apprendre.

« Vous êtes fou, me dit ce type. Loin de moi l’idée de réussir à vous soigner ! Mais je pense qu’on peut parfaitement vivre avec sa propre folie, à condition de faire semblant d’être comme les autres. Je vous donne une semaine pour y arriver, sinon je vous inscris d’office au Front National ! »

Dit comme ça, j’en ramenais pas large…

« Et estimez-vous heureux que je fasse pas de vous un terroriste ! »

Cette fois, je montrais clairement ma peur de pas y arriver. J’en pissais à grosses gouttes.

« Qu’est-ce qu’il a bouffé à midi ? demanda-t-il à Arto.

— De la paella, dit Arto pour expliquer la couleur.

— Il en a, de la chance, le petit Giton Hartzenbusch ! Hier, y avait des betteraves. Et tu sais quoi ? J’aime pas la couleur ! »

C’était clair. On m’a foutu au lit avec une perfu et un drain là où je pense, ce qui m’empêcha d’avoir des idées. J’en aurais eu bien besoin, des idées. Et ben j’en avais pas et ça me manquait pas le moins du monde !

13

J’allais me coucher après ce chapitre quand je me suis senti frustré. Ah ! mais de quoi ? J’étais victime d’aller trop vite. La besogne n’était pas clairement définie. Qu’est-ce que je foutais là ? Ou plutôt : à cause de qui ? J’ai trouvé la force de me mettre sur mon derrière exactement comme s’il était devant. Et face à la caméra.

« Vous grimacez de douleur ou c’est-y juste pour m’emmerder ? » dit une voix qui sortait des murs.

Je savais pas quoi répondre. Papa m’avait rien expliqué. Il m’avait juste dit que quand on choisit pas l’endroit, on se renseigne d’abord. Je poussais un cri au lieu de dire que j’avais mal mais je savais pas où.

« Encore un qui complique ! » dit la même voix et j’entendis le rire de plusieurs autres tandis que les pas se rapprochaient dans le couloir.

La porte s’ouvrit. J’avais pas mal dehors, mais en dedans, ça commençait à puer. Le type qui entrait n’avait pas l’air commode. Il était né avec une sale tronche et il avait tout fait pour la conserver ou rien fait pour s’en débarrasser. Comment savoir ?

« Si c’est pour poser des questions que tu me déranges en pleine partie, grogna-t-il, je te piquouze à mort sans promesse de retour à la réalité. »

Il me dénoua. Il poussa le souci de perfection jusqu’à me border. Là encore, tout se passait trop vite. Je prenais pas le temps de comprendre ce qui m’arrivait. Mais on fait comment si on a pas appris à se comporter en société ? Il réfléchit, un doigt sur les lèvres, impatient.

« Qu’est-ce que j’ai sur la tête ? me demanda-t-il.

— Une casquette…

— Voilà ! Mais c’est pas la bonne.

— Comment que je reconnais si c’est la bonne ou la mauvaise ?

— Y a pas de mauvaises ! Elles sont toutes bonnes, mais elles servent pas à la même chose. Ce que tu dois reconnaître, mec, c’est la chose.

— La chose… ?

— T’arrives tout juste et tu veux tout savoir. Ferme-là et dors ! »

Blong ! La porte fait le noir. Pas un interstice, rien. Avant, j’avais une montre phosphorescente, mais j’en ai eu marre du temps et je l’ai balancée dans l’Ariège. Je suis donc arrivé ici sans montre et sans boussole. Mais j’ai jamais eu de boussole. J’avançais, ça oui, mais à l’inspiration et au gré du vent dans les branches de mes arbres. J’étais jeune, quoi ! Maintenant, je me plains de douleurs articulaires et j’ai la vessie de traviole. Et sur ma tête, allez donc savoir quelle casquette que j’ai pas choisi de porter. Et j’étais là, dans le noir, à me demander pourquoi j’allais si vite alors que j’avais intérêt à tout refaire à reculons. C’était quoi, le film de ma vie ? Il fallait regarder où pour le voir ? La bête qui me retenait dans les draps me parlait pas d’amour. Elle parlait pas. Elle était là où je la sentais le mieux. Dans ces conditions, impossible de lui mettre la main dessus. J’étais devenu hypersensible. J’entendais même les gouttes entrer dans mes veines. Et leurs voix chaque fois qu’un de ces cons faisait belote. Blong !

La porte s’ouvre.

« Z’avez pas sommeil ? Vous voulez quelque chose ?

— Avant, on avait la télé…

— Maintenant on l’a plus. Faut pas confondre avant et maintenant. On parle pas des mêmes choses.

— Qu’est-ce que vous proposez ?

— Le sommeil.

— Avec ou sans rêve ?

— Blong ! »

On a beau parler la même langue, on se comprend pas. Je voulais pas aggraver, au contraire ! On est mieux peinard que dans les fraises à pas savoir avec quoi se torcher. La leçon de Papa : Tu la fermes sauf pour dire que t’es d’accord. J’allais trop vite. À peine arrivé, je me retrouve dans le noir avec des choses à dire et personne pour écouter. Et n’allez pas imaginer que j’étais ficelé à mon lit. Que nenni ! J’étais libre. Mais j’allais où si j’allais ? Pas de murs, pas de plafond, rien parterre, que du noir ! Pas une trace de lumière pour éclairer ma lanterne. J’allais vite, mais sans bouger. Ah ! ça, je sais faire ! Et j’ai jamais fait autre chose. Pas le temps de m’angoisser. Je suis capable de passer de l’existence au suicide sans intermédiaire dilatoire. Blong !

« Vous pouvez pas crier comme ça sans déranger, merde !

— Mais je crie pas, monsieur ! J’y ai même pas pensé !

— C’est pas penser qu’on vous demande, mais de commencer par plus faire chier vos semblables.

— J’ai des semblables ?

— Même que c’est vos frères !

— Et c’est comme ça qu’on trouve le sommeil ? »

Blong ! J’allais passer une nuit blanche dans le noir. Ou une noire dans la blanche, je sais plus. J’avais beau fermer les yeux, je voyais rien ! Je veux dire qu’en les fermant, je pouvais pas revoir ce que je savais déjà. Ça aurait pu m’aider. Et puis le temps aurait passé sans que je me presse. La citoyenneté, c’est pas donné. Faut confirmer. J’étais là pour ça. Après tout, la nuit s’achève au matin. Certes… mais elle était où, ma fenêtre. J’osais même pas m’aventurer dans la poisse. J’étais presque bien dans mon lit. La bête pouvait m’enculer si ça lui faisait plaisir. Je bandais déjà rien qu’à l’idée de siroter un café bien fumant en refusant les croissants au beurre de la République, histoire de ralentir le temps et de jouir de mes droits. Blong !

« Avec ou sans sucre ? »

Blong ! Comment il a deviné ? J’ai rien dit, pas mouchardé, rien révélé de mon attente. Je l’entends qui revient dans le couloir, touillant à tout rompre. La porte s’ouvrira sur la fin de la nuit et je donnerais alors un premier signe de soumission.

14

Ce qui me manque le plus, c’est le passé. Je dormais bien et j’allais au boulot pour réparer mon sommeil. J’avais un pote qui s’appelait Pédar et une maitresse que j’appelais Rondelle parce qu’elle avait épousé Rondeau. Les jours se suivaient sans en donner l’impression. Je produisais, surtout des effets, parce que les causes me donnent la migraine. On apprend tous à se tenir sous les parapluies de la République. Vous comprenez déjà que j’ai pas eu une naissance aristocratique ni bourgeoise. J’étais fait pour avancer, sinon j’avais même pas les moyens de reculer. Ah ! dans ces conditions la jeunesse se dispense d’en savoir trop sur les mécanismes de la naissance. J’ai seulement pris le temps de me peaufiner quelques menus plaisirs que les autres pensent que c’est des défauts et que j’ai tort de pas aller à l’église, celle avec le jésus en croix qui fait pleurer la madeleine de Proust. Tu parles d’études ! On devient vite ajusteur et finalement on ajuste rien, on se case entre les chefs et les chiens, en faisant attention de pas se faire bouffer par les uns et mordre par les autres. C’est comme ça que mes semblables sont devenus des étrangers. Mais, que voulez-vous, c’était le bon temps. Il a fallu qu’Arto viennent me pourrir la vie avec ses prétentions à une justice égalitaire et liberticide. Mais peut-être que Pédar était un frère pour moi. On était tellement copain qu’on pouvait passer pour des pèdes. Heureusement, Rondelle trompait son Rondeau. Mais je passais pas non plus pour une bête d’amour. Je rentrais pas assez crevé du boulot. J’étais même tellement en forme après une journée à glander sous prétexte de valeurs républicaines que je préférais toujours Pédar à Rondelle et elle le faisait savoir aussi. Ce qui va vite dans ces villages de France où la République sent des pieds faute de renouveler son stock de chaussettes. Mais là, couché dans un lit tout nouveau pour moi, et pas informé de ce qui allait m’arriver et pourquoi, j’avais la nostalgie et je fermais les yeux pour me revoir tel que j’étais devenu parce que j’avais pas pu devenir autre chose. C’est douillet le passé quand le présent tient ses promesses. La nuit allait bientôt se coucher et je savais pas dans quelles conditions on me forcerait à me lever. Pour aller où ? Quoi faire ? Avec qui ? J’en avais l’anus noué comme une gorge qui se déploie pour exprimer l’angoisse du moment. Ça me faisait presque mal, partout où je me touchais, avec des paroxysmes entre les jambes et des nadirs dessous la peau. C’était d’ailleurs peut-être pas la fin de la nuit. Le couloir venait de s’éclairer, comme en témoignait le dessous de la porte tout hérissé des poils drus d’un paillasson où s’agitaient des insectes et leurs enfants en bas âge. Arto m’avait rien dit sur le processus et j’étais pas sûr de vouloir en savoir plus que ce que je savais pas. Je crois que c’est un chat qui se fait les griffes sur le paillasson. Je saurais pas vous dire pourquoi ce serait un chat et pas autre chose. Alors je ferme les yeux et je retourne dans mon passé. Je sais que c’est la première chose qu’ils vont supprimer. Peut-être même qu’ils supprimeront rien, ils feront en sorte que je n’y trouve plus de sens. Je sais pas par quelle méthode. Il faut bien qu’ils vous prennent ce qui vous reste si leur intention est de vous garder en vie aussi longtemps que votre corps en veut, de cette vie qui vous sert d’existence quand tout est mort en vous. Dire que j’en foutais pas une ramée pour ne pas couler avec les fous et les malheureux. Je disais même bonjour à mes collègues et merci à mes chefs. Je revoyais ça avec joie. Personne m’avait expliqué qu’un jour j’y repenserais pour goûter à la joie d’être encore vivant malgré ceux qui prétendent le contraire. On m’avait même expliqué comment boire le café du matin pour être bien noté. Il suffisait de savoir aspirer avec le cul. Une contraction savante que c’est pas donné à tout le monde. Et juste après on se mettait un doigt dans le cul pour conserver jalousement notre statut de fonctionnaire. J’en avais la langue déroutée. Du coup je parlais javanais avec une aisance qui laissait l’amateur de verlan pétrifié de douleur. Ils vont me supprimer tout ça, ces plaisirs, ces aventures, ces avancées dans le domaine de l’honneur et du respect, mamelles de la République. J’avais même plus de télé pour confirmer mes premières impressions. Et j’avais peut-être intérêt à la fermer si je voulais l’ouvrir pour accepter de me taire. Sans le passé, je deviendrais quoi ? Qu’est-ce que l’avenir me réservait en l’absence de mes réussites sociales ? Je voyais le paillasson et le chat dessus en train de se livrer à des exercices de prestidigitation. C’est peut-être lui qui ouvrirait la porte. J’ai toujours eu très peur d’avoir affaire à un chat. Avant, je les aimais pour leurs caresses moustachues, me tenant à distance de leurs griffes toujours prêtes à percer le jour qui m’éclairait. Maintenant, je m’en fous. Je vais pas crever. On va me donner un autre souffle. Comme on dit quand on a plus rien à dire : Je vais changer de vie. Et vous allez voir comment !

15

Vous connaissez le bon vieux diction berrichon : Une porte est faite pour rester ouverte ou fermée. Voilà comment on travaille dans l’immobilisme, pour ne pas prononcer le mot de paralysie. Ouvrir ou fermer, c’est tout ce qu’on peut faire d’une porte. Et encore, quand elle pue pas de la gueule. Toutes les feignasses qui font tourner la machine sociale savent ça, du bouseux distributeur de courrier au magistrat qui arrose sa graine de collabo avec la flotte qui tombe du ciel. La mienne de porte, pour l’instant, était fermée et j’avais pas les moyens de l’ouvrir. J’ai même perçu une lueur dans ce qui était peut-être son trou de serrure. Et je m’y accrochais comme le naufragé de ses propres circonstances. En plus, j’avais pas sommeil. J’avais assez rêvé tout seul. J’allais cauchemarder avec les autres maintenant. Dans le cadre d’une expérience sociale qui chamboulerait jusqu’à ma dernière croyance, que j’en ai des tas de croyances, et pas toutes vont dans le sens que j’ai pris en cessant de rêver. Ça sentait le café, celui qu’on sucre, avec des tartines plein la gueule. Et qui c’est qui s’ouvre alors que je l’attendais plus, si c’est pas la porte que je voyais plus tellement j’en avais envie. Le type avec sa moustache là où c’est pas l’endroit d’une moustache apparaît en tenue de combat, le fusil à l’épaule et le randjo boueux. Aussi sec, je me confonds en excuse, que c’est pas moi qui m’est enfermé dans le noir et que même j’aurais aimé être matinal et prêt à tout pour ressembler à mes frères.

« Vous bilez pas, Hartz, me dit ce type qui mâchouillait un cigare d’un mètre de long. C’est toujours comme ça le premier jour.

— Ça me tarde d’être au deuxième !

— Ya pas d’ deuxième, Hartz ! Un jour, c’est un de trop. Je vous conseille pas d’essayer de sortir de la nuit. Faites ce qu’on vous dit et ne tournez jamais le dos à ce que vous avez été. »

Mince de conseil ! J’étais pas vraiment en état d’en comprendre les finesses et ça me faisait même pas chaud au cœur, comme quand je serrais les genoux pour pas me pisser dessus, du temps où je servais à quelque chose.

« Vous savez vous servir d’un flingue ?

— Je saurais si on m’en donne un !

— Et sur qui vous tirerez ?

— Sur ce que vous voulez !

— Vous êtes un brave type, Hartz. Je crois qu’on va bien s’entendre tous les deux. Où avez-vous mal ?

J’avais mal nulle part, mais le type cherchait déjà sous ma chemise, sa main glissant sur le gras de mes épouvantes.

« On va vous soigner ça, dit-il. On est équipé pour ces sortes de parasitages du système immunitaire. En plus, c’est sans douleur. Je dirais même qu’on y trouve un certain plaisir. Avec un peu d’imagination… »

Il me caressait la queue comme si j’en avais pas. Je sentais son souffle lourd de conséquences. Je pouvais tout de même pas lui poser des questions ! Comme la porte était ouverte, Arto entra, tirant sur sa clope de grosses bouffées traversées par les mouches. Y avait plein de mouches dans cet endroit. Et ça sentait rien à part moi et le type qui m’explorait en parlant de la science qu’il avait acquise avec l’expérience plutôt que suite à de solides études. Il ricanait en me suçant le nez, qu’il trouvait à son goût.

« Pour le café, dit Arto, il faut descendre. Il a gelé cette nuit. Je vous conseille les crampons. Vous voulez des crampons, monsieur Hartzenbusch ? »

J’en voulais pas ! J’en avais assez comme ça.

« Il faudra tout de même vous couvrir, continua-t-il. Le feu de l’ennemi est nourri. Parlez-en à vos mouches ! »

Plus l’ambiance me paraissait étrange, et plus je la fermais.

« Je vous ouvre le robinet, Hartz. Contractez le périnée comme on vous a appris hier.

— Il y a donc un hier ! » m’écriai-je sans retenue.

Leurs quatre yeux me scrutaient maintenant. Ils s’étaient immobilisés, l’un suçant le bout de son long cigare, l’autre jetant de la fumée sur les mouches qui virevoltaient comme les fruits pendus à un arbre. Je dis :

« Sans lendemain, je me demandais si hier avait encore un sens… Mais notez bien que je pose la question à personne… »

Le type à la moustache inhumaine se remit au travail, si c’était le sien que d’en savoir plus sur ce que j’étais en mesure de donner à la Patrie. Arto se montra plus circonspect et chassa les mouches d’un revers de la main :

« Vous êtes au centre d’une énigme policière, monsieur Hartzenbusch. Mais c’est fini, maintenant…

— Ya plus d’énigme ?

— Ce qui compte, c’est ce que nous allons en faire…

— On m’a pas demandé mon avis ! »

J’avais presque crié. Arto se détendit, écrasant le mégot sous son talon. Il portait des chaussures de ville, avec des lacets bien noués et des traces de cirages sur les chaussettes. Le type sortit de ma chemise, ânonnant.

« On se le prend, ce café ? dit-il en souriant.

— Ya pas comme le café pour me ravigoter ! » s’exclama Arto.

Ils me sortirent de la pièce où j’avais déjà mes habitudes et me poussèrent en riant dans le couloir. Comme je portais qu’une chemise transparente, j’imaginai aussitôt le froid dont je souffrirais si je n’en parlais pas avant d’en subir la morsure. Mais j’étais exclu de la conversation à laquelle s’était jointe une femme qui ressemblait à Rondelle et qui n’était pas Rondelle. Ils s’étaient tous les trois emmitouflés dans des parkas, ne laissant que les yeux à l’air libre et le bout des doigts des deux mains qui manipulaient des instruments inconnus pour moi. Au bout du couloir, un type en treillis tenait la porte ouverte, la tignasse agitée par un mur d’air chaud qui colorait ses joues. J’aurais pu poser la question, celle qui me semblait opportune, mais ce que j’avais dans les veines travaillait mon cerveau dans le sens d’une soumission confiante qui me fit accélérer le pas. Je les entendais trottiner derrière moi. Ils avaient les pieds bien au chaud, tandis que les miens auraient souhaité être ailleurs. Ce n’était pas la première fois qu’une partie de mon corps donnait des signes de rébellion dans des circonstances tangentes. J’ai souvent vécu cette tentative de scission. Mes yeux ont voulu s’exorbiter devant les feux des hauts fourneaux dont Papa extrayait l’infernale substance, laquelle nous faisait vivre. Mes bras tombaient souvent avant que je ne les en empêche, heureusement car je n’en avais que deux. Quant à perdre la tête, cela m’est arrivé si souvent que je serais impuissant à en relater toutes les circonstances. Mais le pire, c’était la langue, chaque fois qu’on me la coupait pour exhiber mes belles dents blanches qui étaient la fierté de mes géniteurs. Aussi, aujourd’hui, j’entrai en conversation avec mes pieds, au risque de passer pour un original. Le gardien passa sa main dans les cheveux pour les aplatir, mais le souffle chaud les redressa et il me conseilla de maintenir ma chemise car il n’avait pas envie d’aller la chercher dans la tuyauterie, ce qui lui arrivait chaque fois qu’on ne tenait pas compte de ses avertissements relatifs aux chemises, lesquelles se portaient sans liens, alors qu’il eût été plus simple de les nouer entre les jambes pour empêcher le souffle de les emporter vers le haut où elle traversaient la grille aux barreaux trop espacés pour les retenir, car alors il n’aurait eu qu’à monter sur une échelle pour les arracher à l’aspiration. C’était compliqué, cette histoire de grille et de nœud entre les jambes, mais il n’y aurait pas de lendemain et il était inutile de compliquer encore plus en exigeant des explications claires et sans contradiction. Évidemment, lorsque je franchis le souffle d’air chaud, ma chemise fut emportée et le garde contraint de s’aventurer dans la tuyauterie qui l’aspirerait finalement. J’étais nu. On me poussa dehors et ce fut alors que commença le jour, car si le passé n’existait plus, la nuit m’en séparait encore.

16

« Je peux vous poser une question, monsieur Arto ?

— J’y répondrai si je connais la réponse…

— Est-ce que vous me suivez ou est-ce que vous m’accompagnez ?

— Je vous suis. Et pourtant je vous accompagne.

— C’est possible, ça ?

— Ici, on rend possible tout ce qui peut l’être sans toucher aux principes de la conversation. Mais c’est quelque chose que vous pouvez pas comprendre parce que…

— Parce qu’on vous a dit de la fermer sur ce sujet délicat ?

— C’est parce qu’il est délicat que je la ferme. Pas parce qu’on me l’a demandé ! »

Arto et moi on attendait dans le salon prévu à cet effet. Pourquoi qu’il était prévu, j’en savais pas plus que vous au moment où vous y êtes parce que ça vous intéresse de savoir ce que j’y faisais en compagnie d’Arto qui m’accompagnait à ce qu’il disait. À vous de le croire. Moi, j’en pensais rien. Le type au cigare, qui s’appelait Kol Panglas, et la gonzesse qui s’était jointe pour me déshabiller, avaient disparu dans une porte qui ne s’ouvrait plus depuis qu’ils l’avaient laissé se refermer. Je vous dis pas le grincement, qu’on aurait dit deux dents qui se frottent rien que pour vous mettre à cran. Arto avait allumé sa pipe façon Maigret et contemplait le plafond où étaient suspendus maints lustres de basalte et de lave. J’en avais chaud, et pourtant je portais rien pour. J’avais même la permission de pisser dans les cendriers à condition de pas souiller le dallage aux interstices en fusion. Comme on était sans fenêtre, j’examinais de près les deux portes, celle par où on était entré et celle qu’on allait prendre si j’avais tout compris. Arto n’avait pas envie de causer. Il fumait comme une locomotive de l’ancien temps, celui que j’ai pas vécu pour en parler. C’est fou ce que les gens parlent de ce qu’ils n’ont pas connu !

« Je suis d’accord avec vous sur ce point-là, me dit Arto.

— Le pire, c’est quand ils se mettent à écrire, renchéris-je.

— Vous écrivez, monsieur Hartzenbusch ?

— Pas assez, monsieur Arto ! Pas assez ! »

J’ai le don d’interrompre la conversation par des paradoxes dont l’interlocuteur ne comprend pas la profondeur. Arto m’envoya une bouffée parfumée de son haleine. Il souriait comme s’il avait compris, mais je savais qu’il répondrait pas à cette question, ce qui expliquait mon attente.

« Des fois, finit-il par dire, j’ai envie d’évoluer pour mieux comprendre, mais je suis rouillé depuis l’enfance, si vous voyez ce que je veux dire…

— Ya pas comme la rouille pour achever un homme conçu dans le Métal !

— Je vous le fais pas dire, monsieur Hartzenbusch. À quel âge vous avez arrêté de faire pipi au lit ?

— Tellement jeune que je m’en souviens pas.

— Votre mère s’en souvient, elle…

— Elle s’en souvient plus ! »

Arto réfléchit.

« On peut pas compter sur le père pour ce genre de choses, » dit-il en me flattant le genou.

Vous allez pas me croire, mais ça m’a fait bander. Je savais plus où me mettre, des fois qu’il crût avoir trouvé la réponse à ma question. On est resté comme ça des heures à pas se parler et puis Arto en a eu marre :

« C’est fou ce qu’il peut pleuvoir ces temps-ci !

— Ya bien longtemps que j’ai pas vu ce qui se fait dehors, sans moi et malgré moi !

— Deux jours ! C’est rien à côté de ce qui vous attend… »

Il avait lâché ça comme un cri qui fait plus mal que sa douleur. Je débandais. Maintenant c’était le cul qui me sollicitait. Je me levais pour remplir un cendrier, mais j’avais plus rien dans la vessie. On me donnait plus rien à boire et il y avait une raison.

« Laquelle ? demandai-je en serrant les fesses.

— Ça prend du temps d’enlever la Javel. Qu’est-ce que vous en faites quand vous l’avez enlevée ?

— J’y donne à madame Crotal.

— Elle aime la Javel, madame Crotal ?

— Plus que vous croyez ! »

Il secoua la tête en me plaignant. Je me remis à cheval sur ma chaise, face au mur qui était blanc, presque réfléchissant.

« Vous en avez vécu, de ces drôles de trucs ! fit Arto.

— Ah ! Vous pouvez pas savoir comme j’en suis fatigué ! Tout ça serait pas arrivé si j’avais eu la foi !

— Je les ai bien, moi, les fois !

— Foies… C’est pas la même chose. Faudrait que je m’explique, mais j’ai plus la volonté non plus. Qu’est-ce qu’un homme qui n’y croit plus et ne veut même pas faire semblant d’y croire ?

— Un minus habens. »

On était d’accord. On échangea un regard complice et je me remis à bander. J’ai toujours bandé en classe de philo. 55 minutes d’érection dans l’heure. Si c’est pas de la pédagogie, ça !

« Ça va bientôt être votre tour, » dit Arto.

Il éteignit sa cendre et rajusta sa cravate. On entendait des pas derrière la porte qui devait donner sur un couloir.

« Moi aussi, ça me fait bander, avoua Arto. Mais c’est peut-être parce que Sally Sabat m’inspire des trucs que j’en ai rêvé toute mon enfance…

— Vous voulez dire que cette gonzesse, c’est Sally Sabat ?

— Elle-même ! »

Merde ! J’avais connu Sally Sabat avant même qu’elle existe. Tu parles d’une circonstance ! Ma queue rallongeait le mètre étalon d’un autre bon mètre. Je frôlais les lustres brûlants qui menaçaient d’entrer en éruption. Vous voulez que je vous dise, les amis ? J’étais sur le point d’en savoir plus sur le plaisir et ses conséquences sur la suite à donner une fois que non seulement on peut plus s’en passer, mais qu’on a bien l’intention de faire mieux chaque fois que le hasard nous en donne l’occasion. La porte s’ouvrit. C’était Sally Sabat.

« Monsieur Hartzenbusch ?

— C’est lui-même, dit Arto.

— C’est à monsieur Hartzenbusch que je m’adresse ! On n’a plus besoin de vous, monsieur Arto…

— Je m’excuse de prétendre le contraire ! s’enflamma Arto. Demandez à Kol qui confirmera mon impression…

— Monsieur Panglas vous fait dire que vous pouvez retourner en haut ! »

En haut ? J’avais pas dit un mot pendant cette rude explication de texte, mais maintenant, je pouvais poser la question. On était en bas ?

« Ne vous inquiétez pas, monsieur Hartzenbusch, vous ne descendrez pas plus bas. »

C’était donc possible ? Et c’était une menace. Elle avait de sacrés muscles pour une gonzesse. Elle brisa mon érection en plusieurs endroits pour que ça rentre dans le bocal. Arto, qui assistait impuissant à ma mise en conformité avec l’ensemble des dogmes religieux, trépignait en jurant que Kol Panglas lui avait donné l’ordre de jamais me lâcher sous aucun prétexte. La fille, qui portait un badge au nom d’Alice Qand, « psychomaid », lui rit au nez pendant la bonne minute qu’elle mit à enfermer ma queue dans le bocal. Je toussais comme un tubard. Arto agitait son portable. Mais y avait-il quelqu’un au bout du fil ?

« Vous allez mieux, monsieur Hartzenbusch ?

— C’est quoi ces petites bêtes dans le bocal ?

— C’est pas des bêtes. C’est votre imagination.

— Mon imagination est en train de me bouffer la queue !?

— Ça mettra le temps, monsieur Hartzenbusch, mais on y arrivera.

— Arriver à quoi ? Je veux pas partir ! Je veux rester avec Arto. On était bien là, sous les lustres. Je les aimais bien, moi, ces deux portes ! »

Mais j’avais beau gueuler, je pouvais pas lutter contre les muscles de cette gonzesse qui me promettait une fin digne de l’être humain que je demeurais encore aux yeux de la Loi. De dépit, Arto balança son portable sur un lustre qui le réduisit à sa fusion en une fraction de seconde.

17

Zavez déjà vu un mec terrifié ? Pas un gosse sous les bombardements de l’OTAN. Un mec en âge de l’être, sans bombes ni OTAN. J’étais ficelé dans un fauteuil confortable, les pattes comme à l’accouchement et Alice Qand tirait sur ma queue pour lui « donner le jour ».

« Poussez ! qu’elle disait. Poussez, petit paresseux ! »

Mais je poussais pas, c’est elle qui tirait ! Les petites bêtes étaient sorties du bocal et s’étaient installées sur les étagères pour assister au spectacle. Il paraît que c’est tout qu’on sait faire maintenant, alors j’applaudissais moi aussi, malgré l’angoisse. Dans le bocal, ma queue et mon imagination avait été remplacées par les produits de fusion du portable d’Arto. Lequel expliquait à Kol Panglas comment Alice Qand avait abusé de sa patience. Mais Kol Panglas s’intéressait plutôt à mon enfant.

« Qui c’est le père ? demandait-il à intervalles réguliers. On finira par le savoir. On a les moyens de tout savoir, même si vous voulez pas qu’on sache.

— Je veux bien le croire, dit Alice Qand, mais encore faudrait-il qu’il accouche ! »

Elle tirait de toutes ses forces, mais je résistais. J’avais jamais accouché, pour la bonne raison que sur cette terre, c’est pas les mecs qui accouchent, et c’est la meilleure chose que le bon Dieu ait conçue pour que tout soit clair comme l’eau de sa roche.

« Vous croyez en Dieu maintenant ?

— Non ! C’est lui qui croit en moi ! Et j’ai pas les moyens de le détromper ! »

Pendant que je souffrais les douleurs de l’enfantement, je me demandais à quoi Diable il allait ressembler, ce gosse né de mes propres entrailles. Et qui était la mère, si toutefois j’en étais le père. Il en ferait quoi de sa gueule de saucisse dans ce monde qui supporte pas les différences infimes de race et d’opinion ? Alors imaginez la colère du Monde devant une saucisse qui parle la langue des hommes, sans doute sans aucune différence. Ah ! j’en avais, de l’angoisse ! Assez pour résister. À tel point qu’Alice Qand, sans toutefois laisser tomber, s’écria :

« Il va mourir étouffé si on fait pas quelque chose ! »

Mon enfant ! Mort dans l’œuf. Sans avoir pu respirer le bon air de la Terre. Et avoir croisé le regard émerveillé de son papa. Voilà ce que je lui faisais subir, à mon produit de l’imagination. C’était plus que je pouvais supporter. Je poussai un bon coup.

« Ça marche à tous les coups ! » s’écria Alice Qand, triomphante.

Elle gifla vigoureusement le gland encore pâlichon, lui redonnant ainsi la vie qu’il avait perdu dans un instant d’insupportable émotion.

« Votre enfant, monsieur Hartzenbusch. Faites-en bon usage. »

Je caressai cette chose que j’avais portée toute ma vie sans accepter l’idée de m’en séparer un jour pour la doter d’une existence à part entière. J’étais court à côté de ses trois bons mètres étalons, peut-être plus dans l’avenir, car ce qui voit le jour ne connaît pas la nuit avant de s’en être nourri.

« Vous êtes guéri, monsieur Hartzenbusch. Vous pouvez rentrer chez vous. Nous avons tout prévu…

— Un berceau de trois mètres jamais n’entrera dans mon modeste logis !

— Voyons, monsieur Hartzenbusch ! Les boas de plus de dix mètres ne vivent-ils pas en appartement ?

— Dix mètres !

— Ce sera sa taille adulte.

— Et pour les souris ? La chatte de madame Crotal les bouffe avant même qu’elles atteignent l’âge de raison.

— Nous fournissons les souris en cage et proposons des pièges à chatte d’une efficacité incontestable.

— Pauvre madame Crotal ! Elle aime tellement sa chatte ! Elle en deviendra folle. J’aurais du mal à vivre avec une folle.

— Mais vous ne vivrez pas avec elle, monsieur Hartzenbusch. Elle a plus de 90 ans.

— Et moi, j’ai quel âge ? »

On eut beau m’expliquer que j’avais l’âge d’élever un enfant au lieu de m’embêter à faire de la place à un boa qui en prend beaucoup si on lui passe des caprices impossibles à ne pas satisfaire, j’étais pas convaincu d’être un bon père.

« Monsieur Hartzenbusch ! Veuillez comprendre que votre enfant ne peut pas se contenter de caresses. Il faut lui parler, commenter les séries télévisées, améliorer la recette du hamburger ariégeois et toutes ces choses qui font que la vie ne devient pas un enfer pour les autres. Si vous continuez à vous comporter de cette façon inacceptable, on vous menotte ! »

L’idée des menottes ne me déplaisait. Je pouvais apprendre à mon enfant à se caresser tout seul, mais j’étais surveillé de près et Arto ne faisait rien pour m’aider. La fenêtre qu’il avait amenée pour me faire plaisir était une fausse. Elle s’ouvrait, ah ça oui ! mais elle sentait rien. J’eus beau lui expliquer que même les animaux empaillés sentent quelque chose, il persista à l’ouvrir et à la refermer pour me donner l’illusion que c’était une vraie fenêtre qui sentait bon ou mauvais selon qu’on l’ouvrait ou la fermait. J’en avais la nausée.

Mais l’enfant se portait bien. Il adorait quand Alice Qand ou Sally Sabat l’emmaillotaient après l’avoir trempé dans leurs sécrétions. Il en bavait. C’est toujours ce qu’on fait au début, on en bave. Et moi qui en bavais encore ! Après tant d’années passées à chercher la solution à mes problèmes. Mais je bavais pas pareil maintenant. Je bavais pour baver. Depuis quand ? J’en sais rien. J’ai raté cette occasion d’en savoir plus sur moi-même.

18

« Maintenant, il va falloir trouver du travail, monsieur Hartzenbusch. »

Forcément. Avec un gosse sur les bras. Et ça bouffe autant qu’un boa. Et en plus, ça fait des études. Qu’en France, c’est pas donné, les études. Surtout si on crèche à la campagne. Ou au milieu de la campagne. Que c’est le cas de Mazères. Avant, les chasseurs, c’était tous des bouseux, métayers et notaires. Maintenant qu’on a des enseignants, c’est le mercredi qu’on risque de se rendre du plomb dans la couenne en allant aux champignons. La France change.

Pour revenir à ma progéniture, fallait avouer, et je m’en privais pas, que j’avais pas vraiment les moyens de la nourrir, ni même de lui faire avaler les valeurs républicaines qui sont à la mode par les temps qui courent. Je suis donc retourné chez moi pour me mettre à l’ouvrage du bien commun. C’est madame Crotal qu’était contente. Pour la Javel. Elle commençait à en manquer. Ça se notait au parquet des étages et aux carreaux des fenêtres que les oiseaux s’étaient remis à picorer. Pour la chatte, que j’y dis, elle avait pas de souci à se faire, vu que mon boa était resté au Centre de Rééducation par les Partis.

« Je m’en vais donc chercher de quoi m’occuper pendant que je fais rien, expliquai-je à cette imprévisible voisine.

— Qu’est-ce que j’y gagne, moi ? dit-elle sans tendresse.

— On peut vivre sans souris. Et même sans chatte.

— Vous seriez bien malheureux si on vous la coupait !

— Mais on me l’a coupée, madame Crotal ! On me l’a coupée. »

J’y montrai. La coupure se voyait encore. Elle me proposa un baume. Elle en ferait usage le jour le boa boufferait sa chatte et les souris qui vont avec. On but pendant une heure l’eau déjavellisée que j’avais en bouteille pour les jours de disette. Elle est sortie quand Arto est entré.

« Il vous manque pas trop, votre membre de la famille qui vous reste ?

— Si c’est juste le temps de trouver du boulot, je m’y ferai. C’est pas que je sache tout faire, mais enfin merde ! La société va pas m’abandonner alors que j’y fais un enfant de ma propre chère.

— Ya les allocs…

— Ça suffira pas ! J’ai donné naissance à une bouche plus grande que le ventre. Je me connais.

— Comment que vous l’allez l’appeler ?

— Que je l’ai déjà appelé !

— Et comment donc qu’il se nomme ?

— Par son nom ! Et c’est déjà bien que je m’en souviens. »

Arto me regarda comme un chien de faïence. Il avait l’œil globuleux depuis qu’il comprenait plus à quoi il avait servi dans cette histoire. Il avait même parlé de science-fiction à un moment, mais comme il tenait pas tellement à faire des enfants à la société, vu qu’il s’en servait encore à ses moments perdus, il en avait plus parlé, même en sous-entendus. Et attention que les autorités entendent même ce que vous savez pas écouter.

« Vous pensez reprendre le cours de votre existence où vous l’avez laissé ? dit-il comme si sa question était une réponse.

— J’ai tellement changé que même madame Crotal a eu du mal à me reconnaître. Mais je vais leur rafraîchir la mémoire. Vous pouvez compter sur moi !

— Mais je compterai rien du tout ! J’ai fait mon boulot. Sur ce, je vous salue bien et vous souhaite d’avoir encore des enfants. Sans la queue, ce sera difficile, mais vous pouvez encore chier, non ?

— Si je peux ! Je vais me priver, té ! Elle est pas encore née, la Loi qui m’en empêchera !

— Ben, je vous souhaite bien du bonheur. »

Il est parti en oubliant sa pipe. Je me la suis fourrée dans le cul, des fois qu’elle servait à ça.

19

Première convocation, premier rendez-vous. Je vais bosser dans l’alimentaire. Tout ce que j’aurais à faire, c’est de descendre les aliments quand ils arrivent et de les remonter quand l’heure est venue pour eux de repartir. Ils appellent ça le commerce. Entre temps, l’aliment a augmenté de prix. Et c’est sur ce prix que je dois compter pour bouffer et payer mon loyer et les charges afférentes. Que je fume la pipe avec mon trou du cul n’est pas un problème, mais je dois pas jeter la cendre dans l’escalier. La patronne qui m’explique ce topo croit pas vraiment en moi. Elle me l’a dit d’emblée. Elle a connu Pédar et Pédar lui a parlé de moi. La Javel, ma queue, tout. Même la marelle de Balerinette. Mais si j’y donne le caillou, elle ferme les yeux et elle m’embauche. Des conditions. Chaque fois qu’on se met en relation avec quelqu’un, il met des conditions. Et mes conditions à moi ? Même que j’avais envie de les jeter dans l’escalier, les cendres. Et que je le ferais tôt ou tard. J’ai le vice dans la peau.

« Je vois bien que vous êtes un petit vicelard, monsieur Hartzenbusch, me dit la patronne en question. C’est même dans votre dossier. J’ai rien contre le vice, mais pas de cendres dans l’escalier. C’est à prendre ou à laisser. C’est quand que vous le récupérez, votre môme ?

— Quand j’aurais passé tous les exams.

— C’est pas demain la veille ! »

Elle me fout à la porte, non sans m’avoir caressé le cul parce qu’elle veut être payée pour avoir perdu son temps avec moi. Je revois Alice Qand, ma psycomaid :

« Qu’est-ce que j’apprends ? Vous vous êtes comporté comme un porc avec Big Popo. La meilleure des employeuses de minables qui nous reste après l’épidémie de merde qui a frappé l’économie du chômage ! Je ne vous félicite pas, monsieur Hartzenbusch ! Et je ne vous donne pas des nouvelles de votre petit bout qu’on a remis en éprouvette suite à une dépression nerveuse.

— Ah ! Je suis bien malheureux de l’apprendre ! Comment s’en sort-il ?

— Il n’en sortira pas si vous ne trouvez pas de boulot !

— Vous appelez ça de la psychologie !

— Oui, monsieur ! En attendant que vous appeliez au secours !

— Au secours ! »

Ça la fait marrer que je me marre. Elle sait où ça mène de faire le mariole alors qu’on a un enfant à charge. Même qu’elle est passée par là, alors :

« Avant, j’étais un homme, m’explique-t-elle. On me l’a coupée, pour des raisons qui ne vous regardent pas. Seulement voilà, j’ai pas eu votre chance…

— Vous appelez ça de la chance…

— Il est mort né, le mien ! Ah ! Fumier ! »

Et elle me frappe. Ça lui fait du bien de frapper ses patients. Elle en frappe tous les jours. À force, ils se fatiguent et se plaignent auprès de l’Administration qui est représentée par Kol Panglas. On peut pas être mieux représenté. Ou plus mal. C’est selon.

« Le vôtre peut encore crever, me dit-elle d’un œil torve.

— Je serais jamais autre chose qu’un homme !

— Je disais ça moi aussi. Et voyez à quoi je ressemble ! »

Elle fait valser son tablier blanc pour me montrer. Je peux plus bander que dans la tête, mais mon cerveau se comporte comme un tas de neurones inutiles en la circonstance. Je me demande d’ailleurs si je serais pas mieux dans un pareil corps de déesse. Je pourrais le vendre sans rien donner. Et à moi la belle vie !

« N’y songez pas, malheureux ! Il faut faire des études pour ça. N’oubliez pas que vous êtes con comme un balai. Je vous dis pas la femme qu’ils feraient de vous ! Bonne à tout faire sauf ce qu’elle veut. Trouvez-vous un boulot avant que ça tourne au vinaigre. J’ai parlé à Big Popo qui veut bien reconsidérer la question. Votre question…

— Je me souviens plus bien de sa nature…

— Elle s’en souvient, elle, vous en faites pas. Vous voulez bien la revoir et ne pas jeter votre cendre dans l’escalier ?

— Pourquoi que je peux pas la jeter dans l’escalier ? Ça c’est une question ! Et qui qui va répondre si c’est pas Big Popo en personne ? »

C’est en tous cas ce que je me suis mis dans la tête en retournant au magasin de victuailles. Big Popo m’attendait, assise derrière son tiroir-caisse. Elle m’a gratté le cul d’un ongle expert puis, après l’avoir longuement récuré avec ses dents, elle m’a redemandé si je jetterais la cendre dans l’escalier.

« Pourquoi que je peux pas la jeter dans l’escalier ? Vous pouvez quand même répondre à cette question !

— J’y réponds pas, aux questions des employés, si ça concerne pas le boulot !

— Et pourquoi c’est interdit de jeter la cendre dans l’escalier si c’est pas une question de boulot ?

— Foutez-moi le camp d’ici, monsieur Hartzenbusch ! Avant que je me mette en boule !

— Je voudrais bien voir que vous puissiez vous mettre en boule alors que je peux pas jeter ma cendre dans l’escalier ! Vous avez de la chance que je sois pas syndiqué ! »

Sur ces mots, Big Popo se calme d’un coup :

« Zêtes pas syndiqué ?

— Que nenni ! Et jamais le serais ! D’ailleurs on veut pas de moi au syndicat à cause que…

— À cause que quoi ?

— À cause que je suis pas syndicable…

— Et pourquoi que vous zêtes point syndicable ?

— Parce que je suis pas comme tout le monde !

— Et qu’est-ce que vous avez pas comme tout le monde ?

— Le cœur, madame Popo ! Le cœur ! »

Elle me regarde avec des yeux de merlans en boîte.

« Zavez pas de cœur… ?

— Que j’en ai un, madame Popo ! Seulement voilà…

— Que voilà-t-il donc ?

— Il est pris, madame Popo ! Il est pris ! »

Que n’avais-je pas dit ! La voilà qui se met en boule comme jamais j’ai vu quelqu’un se boulifier rien que pour me mettre à la porte sans me botter le cul. Je me suis retrouvé sur le trottoir à ramasser les papiers avec un bâton muni à son extrémité d’un clou assez pointu pour que je m’enfonce encore. Et je me suis enfoncé. Toujours plus bas.

20

On me jette des papiers par pitié. Même les arbres s’y mettent. Et je ramasse toutes ces feuilles. Je suis payé à la feuille. Le dimanche, je vais à la campagne. À pied, pour travailler ma respiration, que j’ai suffocante à cause de la fumée des autres. Ils peuvent pas en même temps avoir pitié de moi et s’occuper de ma respiration. Je leur en veux pas. On se salue poliment, tous les jours que Dieu fait pour pas s’embrouiller dans le temps qu’il a inventé pour exister. Chez Popol, on m’offre le café sans Javel, mais je le bois debout dans la rigole, histoire d’être seul. Et j’ai beau me crever à la tâche, je suis toujours sans enfant. Quant aux permissions de visite, j’ai pas non plus les points, à cause que j’en perds en voulant les gagner. Je suis trop honnête, quoi. Je rembourse même les trop perçus. C’est dire. Le percepteur m’encourage pas à tricher malgré moi, mais il insiste pour que je recompte et que je fasse que ça quand j’ai plus rien à faire. J’apprécie sa compassion, mais je suis pas handicapé. De l’avoir coupée, ça fait pas de moi un impotent. Mais on fait pas des gosses avec la jambe ou à l’œil qu’on a perdu. Une feuille est une feuille. Et une feuille en trop n’est pas une feuille :

« Je suis d’accord avec vous, monsieur Hartzenbusch, me dit ce brave homme. Mais une feuille de plus ou de moins, vous savez…

— Ah ! pardon ! Vous ne diriez pas ça si la feuille valait plus cher sur le marché. J’en ai soupé, moi, de la société !

— Voyons, monsieur Hartzenbusch, calmez-vous. Si les feuilles étaient plus nombreuses, elles ne vaudraient pas autant qu’on vous les paie aujourd’hui.

— Dites tout de suite que je me fais voler ! »

Je passe devant chez Big Popo. Elle se moque et je ricane.

« Alors, monsieur Hartzenbusch… on ne jette pas sa cendre sur les feuilles… ?

— Ce sont elles que je fume, madame Popo ! »

Ça me fait du bien d’avoir le dernier mot. Et elle s’en fout, parce qu’il n’y a pas de cendre dans l’escalier. Ce qui ne répond pas à ma question. Et me rend presque fou. Je dis « presque » pour ne pas le devenir. Alice non plus ne répond pas :

« Quand reverrai-je mon enfant ?

— Quand il sortira de l’éprouvette, monsieur Hartzenbusch…

— Mais si personne ne l’aide ! Comment en sortira-t-il s’il ne sait pas que je l’aime ?

— Serait-il dans l’éprouvette s’il ne s’agissait pas de l’éprouver ?

— Mais qu’est-ce que vous voulez prouver, madame Qand ?

— Moi ? Rien. Et vous ? »

Qu’est-ce que je veux prouver ? Que je n’ai pas assassiné Pédar ? Que Rondelle existe et que je n’ai pas rêvé monsieur Rondeau ? Qu’Arto est un parasite du système de croissance morale ? Que Balerinette m’aime plus que son papa ? Qui suis-je pour me poser de pareilles questions ?

Il n’y a rien de pire que la solitude quand on veut vraiment être seul. On ne sait plus où on habite. Il m’arrive même d’oublier d’enlever la Javel et ça me rend triste au point que j’envisage le suicide. Mais qui me suicidera si je ne connais personne assez bien pour lui demander de se damner aux yeux des autres ? Si j’avais su que c’était si compliqué de faire un enfant, j’aurais fait autre chose. J’ai toujours su que si je ne faisais pas un enfant, je ramasserais les feuilles des autres et des arbres sans y trouver du plaisir. Mais on m’a enlevé l’enfant de mes mains et je ramasse les feuilles en question ! Si je n’ai pas tourné en rond, je l’ai fait en triangle, le plus court chemin après le carré. Pas étonnant que je sois si crevé le soir en rentrant du boulot. Je bois la soupe que madame Crotal m’a préparée et ensuite on va faire un tour en Cadillac. Je peux tout de même pas faire l’amour à une vioque de près de cent balais !

21

Voilà. Vous savez tout sur ma situation, monsieur. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir été un peu long, mais j’avais tellement de choses à dire avant de m’engager définitivement… vous m’avez dit que c’était définitif… on ne recule plus une fois qu’on s’est engagé dans cette voie… vous avez constaté vous-même que je ne vous ai rien caché de mes petits problèmes personnels… enfin… de l’essentiel… la vie est tellement compliquée quand on se met à l’écrire… j’espère que j’ai fait le tour, faute d’avoir tout dit… à quoi bon tout dire si l’essentiel suffit à tout faire comprendre… oui, oui… je me soigne toujours… ah ! je veux ! Le traitement me réussit. Je serais bien sot si je m’en passais sous prétexte de retrouver un semblant de cohérence… qui servirait à quoi, monsieur ? Vous en savez maintenant autant que moi. J’ai apporté trois photos et la liste complète de mes dimensions extérieures. Aussi un fragment de tissu musculaire et un faisceau de fibres nerveuses avec quelques plaques myoneurales. Non, non !... je ne regrette rien. Et il ne m’arrivera pas de regretter. Ah ! Quand je me lance, je ne reviens pas. Je ne suis jamais revenu. Vous pensez ! J’ai tant d’espoir. Et je me sens tellement fort depuis que je sais… Puis-je vous embrasser, monsieur ? Les mains, seulement les mains. Les pieds si vous voulez. Rien qu’un baiser en signe se soumission à ce que je crois. Merci ! Merci ! Merci toujours !

Voilà ce que j’entendais. Remarquez bien que c’était peut-être un enregistrement. Et j’attendais mon tour. Comme nous attendions dans des pièces différentes, on ne savait rien les uns des autres. Je suis venu assez souvent pour savoir que c’est mieux ainsi. Et toujours pour des prunes. Il y avait des affiches sur les murs, vantant les mérites du Métal. Moi, j’étais intéressé par les prothèses. C’était dans mes prix. Je serais pas toujours un ramasseur de feuilles. On évolue dans la vie. Surtout si on commence en bas, au plus bas. Quoi de plus bas que les feuilles qui tombent des arbres et des mains ? C’est le vent qui sert d’espoir. Je l’aime dans les rues, brisé par les façades. Celui-là est à ma mesure. Je suis l’ange exterminateur des portes cochères. Le gourou purificateur des fenêtres sur rue. L’équarrisseur des vitrines. Je connais mon boulot comme si je l’avais inventé. Qu’est-ce que je fais de tout ce qui n’est pas feuilles ? Les canettes ? Les poches ? Les éponges ? Les paquets ? Les traces ? Mais rien, monsieur ! Je ne fais que mon métier !

Voilà ce que j’entendais, ce que je pouvais essayer de comprendre comme si c’était moi qui parlais. Seulement voilà, je me taisais. J’ai appris dès le premier jour que j’avais plutôt intérêt à la fermer si je voulais avancer, ou au moins ne pas commencer par reculer. Ils vous font reculer comme ils veulent. Et vous ne voulez rien. Vous attendez, muet ou trop bavard. Vous espérez. Au mur, des affiches publicitaires conseillaient le crédit sans apport personnel. Je me voyais déjà en chef de famille. Une table au milieu de la maison. Et suffisamment de chaise pour expliquer mon ambition. Tout cela peut être programmé. Regardez le bas de l’affiche. Avec un taux pareil, vous ne rembourserez jamais la totalité. C’est pas une bonne affaire, ça ? Et en plus vous en profitez. Même si vous avez envie d’être seul. C’est pas que je veuille pas partager, mais j’ai pris l’habitude de moi-même. J’ai tellement peur d’avoir à tout recommencer, d’autant qu’à deux, ça peut être plus long. Et j’ai plus le temps. J’ai même pas assez de pognon pour dire non. Je me suis peut-être trompé de jour. Je me trompe quelquefois, de jour, ou d’autre chose. Ce sont les petits pièges qu’ils vous tendent pour voir ce que vous valez. Je saurais combien je vaux quand j’aurais acquis ma prothèse radicale.

Voilà ce que j’entendais. J’avais beau me boucher les oreilles, les voix qui traversaient les murs étaient encore assez claires pour traverser mes doigts sur mes oreilles. C’est pas que je veuille expliquer pourquoi et comment j’entends alors que je fais mon possible pour ne pas entendre. Je vous jure que je veux pas expliquer. Loin de moi cette idée de vouloir expliquer parce que c’est à moi que ça arrive. Je serais bien bête de croire que c’est expliquant que j’empêcherais que ça recommence la prochaine fois que je viens ici pour attendre qu’on veuille bien me recevoir. C’est d’ailleurs écrit dans la convocation. Et vous ne serez pas convoqué si vous n’avez rien compris et surtout, si vous n’avez pas donné des signes clairs de compréhension. Moi, c’est ce que j’ai compris, mais comme je ne rencontre jamais personne, je sais pas ce que pensent les autres derrière ces murs qui sont aussi les miens.

Je suis venu pour la carte. J’ai apporté les photos et les échantillons. Je suis prêt à répondre à vos questions. Je me suis un peu renseigné sur le genre de questions que vous posez. Oui, oui, je me suis fait opérer. J’ai tout fait comme il faut. Vous pensez si j’ai lu la brochure. Où je l’ai récupéré ? Mais au meeting, monsieur. J’y étais, oui ! Même que j’ai dépensé tout mon fric pour être sûr de pas être venu pour rien. Le drapeau aussi. Deux mètres carrés qui me servent d’écran quand je projette. Pas une image sans ce fond. Non, je couche pas dedans parce que je fais encore au lit. Je sais pas si ma mère est morte sans pouvoir se quitter cette idée de la tête. Quelle idée, monsieur ? Mais de savoir que je me comporte encore comme un enfant dès que je suis seul. Oui, monsieur… dans mon lit, par exemple. N’ayez crainte, je dirai tout. Enfin… tout ce que je sais. Vous savez le reste. Je veux savoir aussi. Qu’est-ce que je ferais pas pour savoir ! Je me suis privé toute la semaine avec cette idée que cette fois vous me recevrez… Voilà pourquoi j’attends. Qui n’attend pas ? J’entends tellement de cris de joie. J’en pousserai un moi aussi, promis !

Voilà ce que j’entendais. Alice Qand est apparue au bout d’un temps qu’il m’était impossible de mesurer. Je savais que c’était pour m’annoncer une mauvaise nouvelle.

« Revenez la semaine prochaine, monsieur Hartzenbusch. On a une panne d’ordinateur. Votre nom a disparu de l’écran. Mais vous inquiétez pas. Ce sera vite réparé. Je vous souhaite de ramasser toutes les feuilles sans en oublier une. »

Elle me lèche le nez et me pousse dehors. Arto m’attend sous l’abribus. Il pleut. Il a mouillé sa pipe. C’est la pluie qui l’a mouillée. Il souffle dessus.

« Je suis venu pour rien, me dit-il. J’en ai marre de ce boulot. Ya plus de mystères. Plus de cadavre sans assassin. Je sais pas comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Et quand j’arrive, c’est trop tard.

— Pourtant, j’ai pas tué Pédar…

— Que vous dites, monsieur Hartzenbusch ! Que vous dites ! »

22

Moi, j’avais rien dit. J’aime bien la vie parce que c’est tout ce que je possède. Travailler me fait chier. Acheter m’amuse pas. Aimer me prend du temps. C’est comme ça que je suis construit. Je peux aussi raconter n’importe quoi du moment que ça m’amuse. Mais des fois, ça me porte tort. Je vois plus vraiment ce que je devrais voir. Mais au lieu de fermer les yeux, je détaille. Pas tout, parce qu’il m’arrive aussi de dormir. Et quand je dors, je joue à autre chose. Je rencontre mes ennemis. Un jour, je me ferai tuer de cette façon. Bref, j’étais pas un malheureux du genre à me suicider à petit feu sur le grill de la fantaisie. J’avais choisi d’imaginer, pas de faire appel à l’improbable. Mais ça, vous le savez déjà, pas vrai, mes bons amis ? Ah ! c’est dur d’attendre de se faire soigner. Et j’attendais. Même que j’étais tout seul et que je pouvais fumer. J’ai toujours aimé ces cendriers qu’on appuie dessus. Je jouais sans la cendre et ça a fini par énerver quelqu’un derrière la vitre opaque. On me tutoyait…

« Quand t’auras fini avec cette merde que je sais pas pourquoi on s’est pas contenté d’une demie noix de coco ! Et que je te prenne pas à tourner des pages ! Contente-toi de respirer dans le tuyau ! »

De tuyau, j’en avais un dans le cul. Mais rien à portée de la bouche qui eût l’air d’un tuyau. Pourtant, j’entendais l’air qui circulait dedans. Y avait même une bille comme dans une cafetière et ça me mettait les nerfs en pelote.

« Qu’est-ce que vous voyez maintenant ? »

Toujours rien de bizarre. Du déjà vu dans tous ces endroits où on m’a fait attendre pour un bout de papier ou une gélule. J’ai jamais attendu personne. J’aurais dû me douter que ça finirait par me manquer.

« Vous devriez voir quelque chose, merde ! »

J’étais pas venu pour les énerver. Et c’était moi qui perdais le contrôle.

« Vous verrez rien si vous zy mettez pas du vôtre ! »

J’y mettais ! Toute la sauce ! Même que j’étais sincère. Mais ce putain de cendrier me forçait à appuyer dessus comme dans un jeu télé. J’ai même vu qu’y avait de la flotte dedans. Avec des cendres noires qui s’agitaient à la surface. Je pouvais aussi mettre le doigt quand ça s’ouvrait. Il était où ce tuyau ?

« Ouvrez la bouche. On va vous le mettre dedans. Soyez pas méfiant. On vous veut que du bien. Ah ! vous avez morflé ! Mais il est pas dit qu’on connaît pas notre boulot ! »

Au fond, ils étaient plutôt sympas. J’ouvris grand la bouche.

« Dites ah ! »

Le tuyau est entré. Sans douleur. Ah ! ce que je l’avais crainte, cette douleur annoncée ! Mais non, je souffrais pas. Un autre souffrait pour moi et il gueulait dans le tuyau. C’est ça qui m’aide à respirer tous les jours.

« On se penche… On écoute bien ce qu’on vous dit… Une fois à gauche… C’est ça ! Et maintenant un chouya à droite… Vous sentez la différence ? »

Je savais pas ce qui leur ferait plaisir. Mais je sentais rien. Et ce type dans le tuyau gueulait que si ça s’arrêtait pas, il changerait de fournisseur. Je savais vraiment pas ce que je lui devais. Et c’était pas à moi qu’il s’adressait. Pas une fois il a cité mon nom. Je commençais à me sentir de trop. Mais l’autre tuyau me faisait du bien. J’entendais son bruit de chignole. C’était qui qui appuyait sur le bouton ?

« Maintenant, laissez-vous aller et dites ce qui vous passe par la tête…

— J’ai pas tué Pédar ! Hier soir j’ai regardé Tarzan à la télé. Dès le départ, dix hippopotames de flingués et cinq crocodiles. Par le papa de Jane. Ensuite Tarzan bousille une panthère, un lion dans la force de l’âge et trois boys qu’il noie ou qu’il étrangle. Merde, les mecs ! Reconnaissez que mon histoire ne tue personne. Pédar, il était mort AVANT que je commence à vous raconter ce qui s’est passé ensuite. Je vous ai épargné cette scène insupportable. Mais j’ai peut-être tort de penser que vous ne l’auriez pas supportée…

— Vous pouvez la décrire maintenant si vous voulez. Nous, on est là pour écouter. On vous jugera plus tard…

— Mais ya rien à juger ! Je vous dis que j’ai pas tué Pédar ! Comment que je la décrirai, votre scène insupportable, pisque que j’y étais pas ! Que Pédar soit mort, messieurs, mais on me l’a dit ! J’aurais rien su sinon. Et qui c’est qui dit qu’il a été assassiné ?

— Arto…

— Ouais ! Arto ! Zavez lu comment qu’il raconte tout ce qui lui est arrivé avant d’enculer Marine et d’envoyer papa Jean-Marie ad patres ? Zavez sauté des pages ou quoi ?

— Non mais est-ce qu’on a des gueules à faire ce genre d’économie ? On vous a pas demandé de venir ici rien que nous insulter. D’ailleurs on vous a rien demandé du tout. Vous êtes là par votre propre volonté.

— Je peux me barrer… ?

— Pas avec le tuyau !

— Lequel ?

— Yen a qu’un ! »

Si j’avais su… Alors je me mets à tirer sur le tuyau pour l’extraire. Et c’est-y pas ma langue que je suis sur le point d’arracher ! J’en souffre tellement que j’en perds le Nord. Je sais plus comment je suis entré. Je me souviens des deux portes. Celle que sans elle je serais pas entré. Et celle que je m’en serais peut-être sorti si les questions étaient pas faites pour m’embrouiller.

« Ça fait trois, me dit la voix derrière la vitre opaque.

— Dans votre langue peut-être, que j’y rétorque aussi sec, mais dans la mienne, yen a plus !

— Vas-tu cesser de trafiquer ce maudit cendrier ! Tu vas finir par le détraquer. Et qui qui sera le payeur si c’est pas mézigue ! J’en ai marre de ces cinglés qui foutent rien de la journée et qui viennent ici rien que pour me donner des leçons. Et des leçons de quoi, je vous le demande ! »

Donc, je passe par la vitre opaque qui s’ouvre à temps sinon je l’aurais pétée, mais je suis pas si pressé que ça de m’en sortir. Je vois un type en salopette grise qui me fait des signes incompréhensibles. Il agite ses mains comme s’il parlait à un sourd.

« Revenez pour la troisième leçon, qu’il me dit gentiment. Faut pas la rater. Ceux qui la ratent le regrettent toute leur vie.

— C’était quoi la première ?

— C’est justement ce qu’on vous explique à la troisième ! »

23

Ils vous mettent des trucs dans la tête et ça fait des petits. Des fois je mets les doigts dans la prise. Je m’allume pas à tous les coups. Ça me fait chier, au fond, de n’être qu’un fragment de l’aventure, mais un fragment tellement petit que si j’avais le cran de le regarder, je le verrais pas. Tu parles d’un réseau !

Je savais même plus si Pédar était mort ou si je l’avais tué. En plus, Arto était tout le temps fourré chez moi. J’avais beau lui expliquer que j’étais dans le produit de l’imagination, il voulait voir. Et même toucher. Ça en faisait, de la fumée ! Et madame Crotal qui voulait essayer elle aussi. J’ai fini par péter les plombs et j’ai fait apparaître Rondelle en trois dimensions. Pour la quatrième, je comptais sur l’imagination. On s’est mis à parler jusque tard dans la nuit. Je voyais le rectangle de lumière jaune que ma fenêtre projetait sur le trottoir d’en face. Ça attirait les chats du voisinage.

J’ai toujours eu des problèmes avec les chats. Faut dire que j’ai commencé par les haïr, comme ça, sans raison. Ou alors j’avais vécu quelque chose dans ma première enfance, celle qui laisse que des traces invisibles. Mon premier chat n’avait pas de queue. Il l’avait perdue. Comme il avait les oreilles bouffées et une croute dégueulasse sur le dos, ça l’améliorait pas. Je sais pas pourquoi il m’aimait pas. Il était plus vieux que moi et on avait peut-être vécu des choses dont il était le seul à se souvenir. Vous voyez en quoi consistait l’inégalité de traitement. Je pouvais pas lui écraser la queue et j’avais vraiment pas envie d’achever ce qui lui restait d’oreilles. Et comme c’était pas un animal docile, j’ai pas non plus envisagé de l’enculer. Je réfléchissais. On prend le temps quand il s’agit d’éliminer de sa propre existence un élément qui la fait foirer chaque jour que Dieu fait, si c’est lui que j’ai reconnu dans la figure du père.

J’ai jamais compris pourquoi qu’on s’applique à bien charger la mémoire de la victime en souffrances calculées pour ne jamais s’effacer. Ça sert pas à grand-chose quand la victime est destinée à mourir. Pour oublier, elle oublie forcément, ou alors j’ai rien compris à la science. Même moi je finis par oublier. J’ai toujours eu tort d’ajouter de l’oubli à mes actes définitifs. J’aurais pu lui fracasser le crâne, que c’est facile avec les chats parce qu’ils l’ont fragile comme du verre. Au lieu de ça, je l’ai coincé dans un piège et j’ai mis une bonne semaine à le tourmenter avant de lui porter le coup fatal. Vous me direz, une semaine, j’ai pas pu oublier ça comme on se perd en conjectures sur des questions moins traumatisantes. Je vous répondrais que vous vous trompez sur ma personne. Ça vous va comme explications ?

Je racontais ça à mes amis ce soir-là. J’y pensais à cause des chats dans le rectangle de lumière que formait ma fenêtre sur le trottoir d’en face, avec ces chats qui s’y prenaient comme dans un piège et qui n’en sortaient qu’au prix de grands efforts qui les faisaient hurler. C’était comme des cris humains et ça nous faisait marrer. Il faut dire qu’on était bien parti. Arto avait entrepris d’enculer madame Crotal pour lui montrer comment il s’y était pris avec Marine. Et moi je faisais Jean-Marie crevant plein de bave sur le tapis où Pédar avait connu sa dernière minute d’angoisse sur cette terre. En même temps, je racontais, ou plutôt j’essayais de le faire, comment j’en avais fini avec mon premier chat. Personne m’écoutait, sauf peut-être ce chat s’il vivait encore dans un autre monde qui aurait eu quelque chose de commun avec celui où nous vivions le plus mal possible.

Peu importait ce que j’avais fait à ce chat et s’il s’en souvenait ou pas et si le monde n’est pas aussi simple qu’on croit. Et c’était pas d’imiter Jean-Marie qui me rendait amer. Ni même ma possible implication dans le meurtre de Pédar qui, je le répète, avait été mon ami, mon seul ami si je savais compter. Ah ! je sais pas comment vous communiquer mon angoisse à ce moment qui me revient comme si je ne devais jamais l’oublier.

Heureusement, j’ai éjaculé avant. Rondelle s’est dissoute dans un cri de joie. Comme Arto avait fini de l’enculer, madame Crotal en a profité d’être là pour récupérer la Javel que j’avais mis de côté. Et elle est partie sans laisser de trace.

« À son âge ! dit Arto.

— Faut que je sorte ! »

Et je suis sorti. Me demandez pas ce qui est arrivé à Arto pendant que j’étais dehors. Quand je suis revenu, il était plus là. Et je n’avais qu’une envie : oublier ce que j’étais allé faire dehors.

24

Pédar et moi on s’est connu sous les drapeaux. On passait par là. Je crois qu’y avait le préfet. Des médailles en veux-tu en voilà et des mecs pas rapiécés qui avaient survécu à des guerres que même en étudiant j’ai pas compris si elles étaient justes ou en dépit du bon sens. Même la statue portait un drapeau au bout de son fusil. Et la guirlande bleu blanc rouge voulait pas s’allumer. Alors Pédar et moi on s’est marré, mais sans savoir qu’on était sous les drapeaux. Ils flottaient dans le ciel gris de novembre. 

« On leur apprend plus rien à l’école ! » avait grogné un moustachu qui me rappelait que quand j’étais gosse j’adorais les marionnettes.

Comme le sang ne coulait pas, on a continué de se marrer Pédar et moi. Le maire a fini par s’amener en secouant une médaille :

« Et le respect, bande d’écervelés ? » gueulait-il en expirant des signes avant-coureurs de la joie républicaine au service de ses serviteurs.

Première nouvelle que Pédar et moi on était une bande alors qu’à deux on était pas suffisant pour espérer une victoire définitive sur ce tas de roubignoles domestiquées par le traitement mensuel. Alors on s’est encore plus marré et on a fini d’énerver tout le monde sur la place. On nous commentait et ils étaient tous d’accord pour dire la même chose, que ça a fini par nous énerver nous aussi. Pédar était allumé :

« Tant qu’y a pas de musique, lança-t-il à la foule bigarrée, y pas de raison de chanter ! »

L’argument était juste, aussi une bonne moitié de ces communiants lui a donné raison ! J’en revenais pas. Pédar en conçut un orgueil tellement fier qu’on s’est demandé s’il était pas venu chercher une médaille. Le maire, qui en tenait une entre le pouce et l’index, paralysé par la proposition, se mit à baver du rouge aux commissures, comme s’il venait de recevoir une balle en plein cœur. Et le récipiendaire, qui attendait sagement entre une crevure et le préfet, s’est mis à expliquer qu’il avait même casqué pour l’écrin, ce qui agita la tête du préfet. La crevure se mit à suer. Il allait entrer en action, ça se voyait comme quand le curé trempe son goupillon dans le calice de l’Église. Et que j’avais raison ! Il poussa d’abord ce qui ressemblait à un cri. Les troufions et autres crevures qui se trouvaient là n’y comprenaient plus rien. On leur demandait d’avancer ou de reculer ? Un pas sur le côté peut-être… Un demi-tour… ? Ils avaient pâli comme si on leur interdisait de s’approcher du buffet. Puis, la voix de la crevure trouva le la et on commença à distinguer les notes familières de l’hymne national. Il arrêtait pas de répéter qu’on était des enfants et qu’on avait bien fait de venir parce que c’était le bon jour. Du coup, Pédar a pété. Le maire se dressa sur ses orteils :

« Cette bande de bons à rien insulte le drapeau ! » s’écria-t-il en réclamant un verre d’eau avec du vin à la place de l’eau.

Il y tenait à sa bande. Le récipiendaire, qui tenait parce qu’on le soutenait de chaque côté, voulait qu’on fouille dans sa poche pour vérifier la facture. La crevure chantait à tue-tête pour le couvrir, comme à Kolwezi. Comme les pompiers refusaient d’intervenir, les gendarmes sont arrivés en traînant la patte. Immédiatement, le maire s’est porté devant le chef. Il était agité, comme s’il voulait se supprimer toutes les bulles à cause de sa mauvaise digestion. La médaille a fini par s’envoler. On aurait dit une libellule. Le récipiendaire perdit conscience aussitôt. On l’évacua discrètement des fois qu’il soit déjà mort.

« Voyons, monsieur Hartzenbusch, me dit le chef Gronaire que nous connaissons déjà par le miracle des possibilités chronologique du récit, me dites pas que vous savez pas comment on se comporte un 11 novembre ?

— C’est pas moi ! C’est Pédar !

— Mais qu’est-ce que vous feriez sans Pédar, monsieur Hartzenbusch ?

— Je serais bien tranquille à la maison à regarder des séries américaines… »

Gronaire se tourna vers le maire :

« Vous voyez, monsieur le maire, que ces petits cons sont animés de bonnes intentions. Dites-lui, monsieur Hartzenbusch, que vous êtes venu saluer le drapeau.

— Ah ! si c’était la bannière étoilée, je dis pas. Mais ce drapeau qu’on met à toutes les sauces depuis plus de deux siècles, n’y pensez pas !

— C’est votre dernier mot, monsieur Hartzenbusch ? »

Comme c’était le dernier, on m’a embarqué. Pendant que l’estafette prenait le chemin inverse, j’ai vu Pédar qui chantait avec les autres. L’œil du maire le surveillait, mince et furieux.

 

*

« J’ai même du papier tricolore pour me torcher le cul !

— Vous l’avez à la maison ou dans un endroit secret ?

— J’ai rien à cacher !

— Méfiez-vous, monsieur Hartzenbusch… On va vérifier.

— Il est comment, le papier cul, en prison ?

— Et les bandes, elles sont en long ou en large ?

— J’ai les deux modèles.

— Sans l’adresse IP de votre fournisseur, on vous lâchera pas, monsieur Hartzenbusch ! On vérifiera votre carte bancaire. Ça laisse des traces, de payer sur Internet.

— C’était pas ma carte. J’ai pas de carte.

— Vous l’avez volée ?

— J’ai jamais rien volé !

— Comme celle-là ! »

On me battait maintenant. Et comme je l’avais pas volé, on m’a jeté à la rue en me promettant de revenir à la première occasion. Sur la place, y avait plus personne. Un électricien de la municipalité faisait des étincelles sous la guirlande tricolore, mais les ampoules clignotaient maintenant, comme si quelque chose avait mal tourné.

« Zavez pas vu Pédar ? que je lui demande.

— Il est au cocktail dînatoire, si vous voulez le savoir.

— On lui a donné une médaille ?

— Non, mais il va tout faire pour en avoir une. Il s’est engagé. »

Ah ! ce que j’étais seul ! Je suis rentré chez moi comme si j’habitais dehors. Et c’est là que, allez donc savoir pourquoi, je me suis mis dans la tête que je buvrais plus d’eau javellisée. Il me restait plus qu’à trouver le moyen d’enlever la Javel de celle qui coulait du robinet. Et ben vous savez quoi ? J’ai trouvé. Et je vous emmerde !

25

Comme Pédar était devenu fonctionnaire, il s’est mis à boire. Et comme c’est une maladie, il est devenu encore plus malheureux. Seulement, comme il disait, il avait un boulot et j’en avais pas. Il comprenait pas que je m’angoisse pas. On se voyait chez Popol, lui devant un verre de pinard toujours plein et moi buvant mon eau sans Javel. Comme Popol aimait pas trop qu’on occupe une de ses chaises sans payer ce qu’elle était censée lui rapporter, je grignotais des cacahuètes sans sel que je payais plus cher que si je les avais aussi amenées.

« Mais où tu trouves tout ce pognon ? me demandait quelquefois Pédar.

— J’y trouve pas ! Et c’est pas faute de le chercher.

— Non mais je rêve pas ! C’est bien du pognon, ça ! Même que Popol dit que c’est du vrai.

— Et il a raison. Mais je le trouve pas.

— Ah ! je comprends pas ! »

Il valait mieux pas qu’il comprenne, l’ami Pédar. Faut se méfier des fonctionnaires. Ils peuvent vous balancer rien que pour le plaisir d’avancer. Pédar y donnait l’impression de faire du sur place, mais peut-être bien qu’un jour il en aurait plus envie et il consacrerait son temps de travail, qui est énorme tellement il glande, à trouver un moyen d’avancer sans se la fouler à la place des autres, de moi par exemple. Mais pour l’heure, il était le plus souvent sous l’influence de l’alcool, qu’il enlevait pas. Il aurait plutôt eu tendance à enlever tout de ce qui n’en était pas. Je sais pas quand il prenait le temps de manger tellement il était occupé.

« Tu finiras dans la rue, prédisait-il.

— Ah ! mais ça m’irait ! Sauf l’hiver. Si tu comptes bien, j’ai du souci à me faire que la moitié de l’année, quand il gèle en profondeur.

— Et bouffer ? T’es pas cannibale, que je sache !

— Que je le suis ! mais j’ai pas encore mis en pratique. Ça viendra.

— Tu devrais mettre de l’alcool dans ton eau… »

J’allais aussi le voir aux ateliers municipaux. Il y occupait un petit bureau étroit comme une chaise. C’est là qu’il attendait. Quand un véhicule de la ville venait faire le plein, il jetait un œil pour savoir qui c’était et il faisait rien d’autre, parce que tout était automatisé. On aurait dit qu’on avait oublié de supprimer son poste. Ou alors qu’il savait rien faire d’autre. Un peu comme si j’avais bossé à sa place, sauf que moi je fricotais pas avec le maire. Pédar savait même pas souffler dans un cor. J’ai tout observé dans son bureau. Et j’ai rien trouvé pour expliquer comment qu’il faisait pour être son propre chef sans avoir personne à commander ni personne à qui obéir. Le type même du rebelle tel que je le concevais alors. Il faut dire que question rébellion, j’en connaissais que les mots, n’ayant jamais pratiqué aussi loin que mon ami. Mais comme j’étais pas jaloux, je mettais pas toutes mes forces, que j’en ai pas des masses, à comprendre ce qu’il espérait de la vie. Moi, j’espérais vivre vieux. À part ça, rien. Le temps passe à la même vitesse pour tout le monde, preuve qu’on en a pas la même idée selon qu’on se marre ou qu’on angoisse. Et ne me demandez pas de vous expliquer comment que j’enlevais la Javel de mon eau.

Je vous raconte tout ça pour vous dire que j’ai pas tué Pédar et que vous savez pas ce qui l’a tué. On était les deux coupables désignés, moi et l’alcool. Moi en jaloux qui a trouvé où Pédar planquait son pognon. Et l’alcool frelaté de Popol, comme si Popol avait qu’une idée en tête : tuer les poules aux œufs d’or qui le font vivre. Vous feriez mieux de chercher ailleurs si vous voulez trouver. Je peux bien sûr vous filer un coup de main, au fil de l’écriture. Je sais pas ce qui me prend depuis quelques temps, mais j’ai qu’une envie : écrire. C’est peut-être d’avoir entendu Arto à la télé. Encore un qui s’est bien démerdé. Je sais pas si vous regardez son émission, mais ils en ont passé la version intégrale en première partie de ce bouquin. 36 saisons ! Rien que ça. LE bouquet à la mode. Et que je t’encule Marine ! Et que je te fais crever de chagrin le vieux Jean-Marie qui n’a plus que ça à faire. Pédar, lui, il a rien dit. Il est parti avec son secret. C’est le destin de l’homme ordinaire. Mais n’allez pas croire que je veux m’élever au-dessus de ma condition en écrivant ce que vous lisez peut-être. C’est que j’en sais des choses ! Et je vais vous les dire. Rien qu’en écrivant. C’est-y pas beau, la littérature ?

26

D’ailleurs je sais pas pourquoi c’est toujours à un dingue qu’on confie le soin de tout révéler d’un complot. Vous avez remarqué, tas de crétins sociables, que c’est à Arto Lafigougnasse qu’on a confié le côté hard-boiled de l’affaire et qu’il revient à un perturbé de la cocotte de démêler les fils d’un complot dont vous zavez pas encore idée tellement c’est dur pour moi d’accepter la loi Gayssot. Croyez-moi ou pas, mais j’ai pas tué Pédar. D’ailleurs je sais même pas où il a planqué son pognon. Parce qu’il l’a planqué, ça j’en suis sûr et j’irais jusqu’à me mordre les fesses si on me prouvait qu’il avait tout dépensé son pognon à rien foutre de la journée et à se faire payer du pinard chez Popol parce que j’enlève la Javel de mon eau. Du pognon, c’est tant par mois multiplié par le nombre de mois qu’il a rien glandé dans l’administration, le Pédar, à me faire la leçon parce que j’arrive à trouver du boulot sans le chercher, que du coup j’en fous pas moi non plus une ramée pour applaudir la Nation. Même que les méchants, c’est plus les Boches, mais les Yankees, idiots de la famille comme dit la chanson. Bref, on avait tellement peu de choses à faire qu’on a tout fait pour que ça continue. Et comme de juste, il a fallu se mettre au boulot pour qu’il nous arrive rien de fatigant. Pédar y tient à ses revenus étatiques et moi à mes allocs que je fais rien pour les toucher sinon je les touche plus. On a fini par s’emmerder, tu parles !

« Mince de boulot, me dit un jour Pédar. Paraît que je sers à rien et que je vaux pas plus cher que toi qu’on peut même pas te critiquer tellement tu sais rien faire.

— Me dis pas que je vais perdre le meilleur de mon copain !

— Que oui ! Que tu vas le perdre ! Et que c’est pas ma faute. Jamais j’ai dit non. Et tu vois ce qui m’arrive…

— Pour le voir, mec, faut que tu me le dises… forcément, toi t’écris pas, alors tu connais pas la force des mots. Explique donc !

— La pompe !

— Quoi la pompe ?

— Elle est plus automatique ! Maintenant il faut quelqu’un pour regarder le compteur.

— Ça va t’en faire des choses à regarder !

— Si c’était que ça ! Mais en plus, va falloir que je marque.

— Tu vas écrire ?

— Que je suis condamné par ordonnance syndicale ! Ah ! j’en ai déjà ma claque ! »

Effondré, le Pédar ! On était chez Popol à se rincer la gueule et pas les yeux, quoique que Balerinette a grandi et maintenant elle des jambes qui donnent envie d’en savoir plus comment elle s’en sert quand elle s’en sert pas pour marcher. J’étais tellement effondré moi-même que j’ai failli vider le verre de Pédar. Par inadvertance, comme on dit. Foutus syndicats ! On serait bien tranquille s’ils avaient jamais existé, tiens !

« Le hic, que me dit Pédar en pleurnichant, c’est que je sais plus écrire ! Non mais t’imagines ? Un fonctionnaire réduit au niveau de l’émigré ! Qu’en plus c’est ma langue…

— On t’exige d’écrire avec la langue !

— Et des chiffres en plus, que c’est des arabes… »

J’en étais plaqué au sol à lécher la poussière pour nourrir mon imagination. Et des envies de révolte qui voulaient plus conjuguer mes verbes. Popol faisait un sérieux effort pour comprendre ce que je disais à Pédar qui lui s’en doutait un peu.

« C’est des années de vie qu’on me supprime chaque fois qu’on me demande de travailler RÉELLEMENT ! geignait Pédar sur le tapis vert de nos belotes.

— Je suis pas fort en calcul, grognais-je pour imiter Marianne quand elle rate le train, mais si t’es pas mort demain, c’est que t’auras un pot de cocu.

— Mais pisque Rondelle existe pas ! Et même si elle existait, toi tu comptes pas. T’es un pote ! »

Popol se grattait le nez qu’il a à la place du cerveau quand il s’agit plus de soutirer du fric à autrui.

« Les mecs, j’avoue que je suis perdu, dit-il pour pas se décourager. C’est-y pas plutôt Rondeau le cornard ?

— Ah ! merde ! » fit Pédar. J’oubliais Rondeau.

Et on s’est mis à réfléchir avec le cerveau. On a beau en avoir deux hémisphères, on en a qu’un. Alors à deux, on est presque sûr de pas le tromper. Rondeau y faisait le même boulot que Pédar. Même que des fois je les confondais et yen avait un qui comprenait pas de quoi je parlais, signe que c’était pas Pédar et que j’avais tout à refaire. J’aurais pu me fier à l’odeur du fuel qui est quand même distincte de celle de l’essence. « Pédar, c’est l’essence, Rondeau, c’est le fuel, » me répétai-je en chemin. Qu’est-ce que j’allais foutre aux ateliers municipaux ?

« Mais te voir ! répondais-je à Pédar qui était peut-être Rondeau.

— Des fois, on dirait que tu bosses ici tellement t’es venu pour rien foutre. »

Vous rigolez parce que vous vous dites que tout ça rime à rien. Et ben détrompez-vous, les mecs. Ça servait. Imaginez un instant que, parlant à Rondeau, croyant m’adresser à Pédar, j’eusse commencé par autre chose que ces considérations de prudence. Qu’est-ce qu’il aurait fini par apprendre, le Rondeau ? Des choses que Pédar et moi on faisait bien attention à pas en parler à n’importe qui. Faut se méfier surtout des syndicalistes. Mais au moment de renifler le pistolet de mon interlocuteur, voilà-t-y pas que je sais plus si c’est de l’essence ou du fuel. J’ai pas de bagnole, alors forcément… Des fois une heure il me fallait pour me rendre compte que je parlais pas à Pédar, mais à Rondeau. Même que des fois c’était Pédar et j’en étais venu à conclure que c’était Rondeau. Ah ! je vous dis, les complots, ça rend nerveux. Viendrait le jour où, ayant perdu les pédales, je me mettrais à boire l’eau du robinet. Un stress de plus pour m’angoisser. Pédar y m’encourageait à pas y penser parce que ça arriverait forcément et que même pire on finirait par se trahir. Quand on connaît le prix à payer pour apologie de ce qui n’est pas permis ! J’en avais des suées nocturnes et des draps pleins de trous. On peut pas vivre longtemps dans l’angoisse. Quand je pense que des gens se font de la bile parce que l’univers n’est pas croyable et que ce qu’on en pense relève sans doute de la foutaise… Tous ces grands mythes valaient pas un pet à côté des raisons de mon angoisse personnelle. Il est vrai que j’ai pas le temps de lire. J’écris tellement ! Ah ! si je lisais, confortablement installé devant la télé, j’en saurais des choses pour m’angoisser noblement. Mais j’écris, alors ça me vient par le bas et ça vaut pas grand-chose au moment de marchander le prix de l’effort avec le système éditorial en vigueur. Même le drapeau me file des anxiétés. Je suis comme le zouave de Darien qui revient de la bataille et que la populace encourage à retourner su feu :

« Vous bon Français ! Vous allez vous battre pour nous !

— Moi pas Français ! Moi Boche ! Moi me rendre ! »

On y arrivera jamais. C’est écrit. C’est Pédar qui m’a tout expliqué. Ça peut pas être Rondeau. Rondelle me l’aurait dit. Dire qu’il y en a qui s’angoisse pour de grandes idées et que j’en suis déjà à m’en faire pour des choses qui n’intéressent que moi !

27

« Vous pouvez pas commencer par la fin ! m’avait dit la juge.

— C’est donc qu’après la fin, ya encore quelque chose ? »

Je l’avais interloquée. Elle avait une crotte sur le nez. Et ben c’était pas une crotte. Alors j’ai pris cet exemple pour expliquer mes vaticinations narratives. Si ça avait été permis, elle m’aurait cloué sur sa croix pour qu’on fasse des enfants à la patrie. C’était sa conception de l’honneur. Mais n’anticipons pas. Là, on est avant que commence ce roman ; Pédar est encore en vie. Et tant qu’il est en vie, on peut pas m’accuser de l’avoir tué.

La vie s’écoulait lentement et sûrement. Comme on avait pas de projets, on allait chez Popol. Et un jour, un mec qu’on avait jamais vu est entré et il nous a salué.

« S’il te demande pourquoi t’enlève la Javel de ton eau, me dit Pédar en sourdine, t’y dis qu’il se trompe de bonhomme et qu’il aille chercher ailleurs voir si j’y suis.

— Et quèque tu lui diras, où c’est que t’es ?

— Mais j’y suis pas, mec. C’est un leurre.

— Faudra que tu m’expliques après.

— Après quoi ?

— Après qu’il m’ait posé la question.

— Il finira par te la poser. Fais-moi confiance. »

Roger qu’il s’appelait, ce mec. Il était proprement fringué, très détaillé, et il fumait des américaines à bout liège. Il s’est d’abord installé au comptoir, pensant peut-être que les tables avaient leurs habitués. On sait jamais avec les habitués, ça peut se ramener à tout instant et Dieu sait ce qui peut se passer ensuite. Il a commandé un vissequi et il s’est mis à le téter comme s’il retournait en enfance. J’étais mort de sourire, le temps pour Pédar de vider une carafe. Comme il avait vidé trop vite, il a eu un rot et il a bavé sur mon épaule. Roger a souri puis il a sucé le glaçon qui est retombé plusieurs fois au fond de son verre. On sentait qu’il allait nous parler, mais de là à se dire qu’il allait nous demander quelque chose, et pas comme un service, il y avait loin.

« Vous faites rien ces temps-ci ? dit-il.

— Ça dépend de l’heure qu’il est, dit Pédar vomissant. Là, je vomis, comme dans les bons romans.

— Et après ? dit Roger.

— Après, je vomis plus et je me demande ce que je vais faire d’encore plus dégueulasse.

— Vous voulez dégoûter les filles ?

— J’ai pas besoin de vomir pour les dégoûter.

— Elles nous préfèrent toujours au naturel, vous avez raison. »

Ce mec énervait Pédar. J’ai eu envie de mettre les voiles, mais j’étais devenu curieux depuis que ce mec exerçait sur moi son charme de professeur. J’allais peut-être assister à un duel entre deux fonctionnaires. C’était peut-être ça qui me retenait après tout. Mais l’angoisse des profondeurs me conseillait d’intervenir intelligemment avant que ça vire au noir sombre.

« Vous nous proposez du boulot ? demandai-je en me poudrant le nez.

— On peut appeler ça du boulot, oui.

— Et pourquoi ça s’appelle du boulot si c’en est pas vraiment ? demanda Pédar qui avait une folle envie de s’en prendre une.

— Parce que c’est payé, dit Roger.

— Admettons que ce soit payé et pas légal ? continua Pédar qui tenait vraiment à se faire couper la parole de la façon la moins pertinente.

— C’est ni légal ni illégal, dit Roger, imperturbable, mais avec un air que si ç’avait été moi à la place de Pédar, j’aurais rien demandé de plus et me serais joyeusement contenté du peu d’informations en ma possession avant de plonger dans l’inconnu.

— C’est pas possible, ce genre de choses, dit Pédar. Les choses sont légales ou illégales.

— C’est à chacun d’en juger… »

C’est moi qui parlais ainsi. On reconnaît ma prudence raciale. Ce type semblait apprécier ma vision des choses, qu’elles fussent légales ou illégales. Il se tourna vers moi. J’avais pas l’air d’appartenir à sa coterie, mais comme je me nourrissais de ses impôts, je pouvais pas lui reprocher de m’en vouloir si jamais c’était son intention d’en discuter. Finalement, c’était peut-être pas Pédar qui allait terminer la soirée aux urgences.

« Vous savez, moi, à part l’angoisse, j’ai pas beaucoup de sujet de conversations… balbutiai-je pour ne pas le dire trop nettement, des fois que ça soit mal compris, comme cela m’arrive quelquefois, même souvent.

— Qu’est-ce qui vous angoisse le plus ? dit Roger. La possibilité que Dieu n’existe pas ou comment vous allez faire pour payer votre loyer demain ?

— Comment que vous savez que je dois le payer demain ? T’entends, Pédar ? Il sait que c’est demain que j’angoisse le plus !

— J’ai entendu. Et ça me dégoûte d’avance. »

Je tremblais comme si j’avais la fièvre et que je voulais qu’on le sache. Roger planta ses deux gros yeux noirs dans les miens.

« Je suis votre propriétaire, dit-il. On se revoit demain. »

Et il est sorti !

« Mince de proprio ! » fit Pédar.

C’était lui qui l’avait échappé belle, forcément.

28

Ah ! il a une de ces mentalités, le Pédar, je vous dis pas. Il fout rien de la journée, mais ça l’empêche pas de penser à lui. Il fait rien si c’est pas pour lui. Heureusement qu’il est pas marié. Il serait déjà divorcé. La seule chose qu’il fait vraiment bien, c’est de vomir. Et ben c’est pas pour lui. C’est un don. Vous pensez si les autres se passeraient de recevoir ce genre de cadeau alors qu’ils sont en train de rêver comment qu’ils vont améliorer leur intérieur. Enfin, tout ça pour dire que je suis le seul ami de Pédar. Ce qui devrait m’exclure de la liste des suspects de son assassinat. Tu parles ! Premier que je suis. Et avec des circonstances aggravantes. La juge a dit que je suis siphonné, allusion à ma petite manie d’enlever la Javel si on veut que je boive de l’eau. Bref, Pédar y parlait que de lui. Impossible d’avoir une conversation avec lui sans lui. Ça devient vite lassant. Des fois, je l’écoutais plus tellement ça me donnait envie de parler de moi. Mais de moi, nenni ! Comme si que j’existais pas. Et comme j’avais personne à qui parler, soit je parlais seul, seul j’allais voir le curé. Rondelle ? J’y parlais, mais des autres. Elle adorait les autres. Il paraît qu’y en a beaucoup plus que j’imagine, même sans compter les Chinetoques qu’au moins eux on les reconnaît parce qu’ils ressemblent aux Japonais. Non, Rondelle parlait pas de s’universaliser à ce point. Et l’autre, celui qui le faisait rêver le plus, comme c’était pas non plus Rondeau, c’était forcément Pédar. « Parle-moi de Pédar, » qu’elle roucoulait sur l’oreiller où j’avais posé mes burnes. J’y parlais. Et pas pour rien dire. Qu’est-ce qu’elle voulait en faire, de Pédar ? Il palpait le même salaire que Rondeau pour rendre le même service à la société, même que si la différence de carburant avait pas été évidente, j’aurais pu croire que Pédar et Rondeau c’est le même. Seulement voilà : elle s’appelait Rondelle, et point Pédale comme je l’appelais dans mes cauchemars à usage thérapeutique.

Tout ça pour dire que je suis un type parfaitement normal si c’était pas aussi compliqué de vivre avec les autres, même s’il y en a pas beaucoup comme dans les mélodrames que je finis toujours par plus rien comprendre à la chronologie ni à la généalogie. J’aime pas la pluie qui me rend triste. Et les poisons de la vie ne me tuent pas.

Faut pas oublier qu’entre les riches et les pauvres, ya les domestiques. Et que je suis ni riche, ni pauvre, ni larbin. J’ai de commun avec le riche que je fais ce que je veux quand je veux. Avec le pauvre, je partage le pain. Et si j’étais domestique, je serais la dernière roue de la charrette. Pédar y disait que je serais même doué pour ça, comme d’autres ont un sixième sens. Je me consolais en pensant que j’étais peut-être la roue de secours, mais Pédar rétorquait que j’étais pas fait pour comprendre le principe de la charrette et que c’était pour ça que je m’étais fixé comme but d’enlever la Javel de l’eau du robinet. Voilà comment qu’il parlait de moi quand il en parlait.

Sinon il parlait de lui et si on parlait de Rondelle, que les deux on était compétent en la matière, il parlait uniquement de SA Rondelle qui, je l’avais bien compris, ne pouvait pas être celle que je croyais enlever de temps en temps à Rondeau. Et demain, j’avais mon loyer à payer et pas un rond pour m’acquitter de cette obligation sociale. J’avais de la Javel de quoi payer le loyer de l’Humanité, mais pour ce qui concernait mon modeste logis, rien d’équivalent. Le proprio était-il sur le point d’exiger ? J’allais le savoir demain.

« Je t’aiderais bien, me dit Pédar tandis que je le raccompagnais chez lui, mais ce mois-ci, j’emmène Rondelle à la plage. Tu connais le prix des crustacés…

— Si je connais ! Ya rien qu’on connaît mieux que ce qu’on peut pas se payer !

— Et tu lui payes quoi, à Rondelle ?

— Je paye en nature ! Elle dit que j’ai la plus grosse bite que jamais elle a vue.

— Et elle en a vu, tu peux me croire, » dit Pédar.

Et le voilà reparti à parler de lui. Pendant qu’il parlait, je réfléchissais à ce qu’il avait proposé, Roger. Un travail en échange du loyer. N’importe quel travail pourvu que j’ai pas à mendier ou à me faire enculer par un fonctionnaire. Évidemment, si c’était un travail, y aurait quelque chose à faire, ce qui me crevait déjà. D’ailleurs j’avais la mine tellement harassée que Pédar a cru qu’il m’ennuyait et il s’est arrêté de parler de lui.

« Si tu veux, qu’il dit, on peut parler d’autre chose…

— Comme quoi…

— J’en sais rien, moi ! C’est toi qui vois ! »

Et faute de sujet à soumettre à son besoin de conversation, on est revenu sur le terrain de ses préoccupations.

« Même qu’un jour je lui ai fait goûter l’oursin, dit-il à un moment donné que je sais plus lequel tellement je payais cher pour pas l’avoir pour moi tout seul.

— C’est cher, l’oursin ? dis-je pour me renseigner, des fois queue…

— Ça dépend de l’oursin… »

Il me parla de cet oursin. Il lui ressemblait tellement que je me suis mis à le tutoyer. Qu’est-ce qu’il piquait ! J’avais l’impression de sucer le clitoris de Rondelle. Que voulez-vous, moi, l’amour, ça me rend dingue dès que je peux plus le faire avec quelqu’un. On avait même éteint la lumière. Et on s’est mis à voir dehors. On pouvait même voir la vitrine de chez Popol. La binette de Rondelle écartait les rideaux, signe que Rondeau était pas loin. Ah ! ça tombait pas bien. J’avais une de ces envies ! Et il fallait que ça me passe. J’ai sorti ma grosse queue et je l’ai fourré. Me demandez pas où. J’ai assez d’emmerdes comme ça. Et puis, j’aime pas parler de moi. Surtout avec les autres. Avec Pédar, au moins, c’est impossible.

29

Jour de loyer. Je me lève à cinq heures, la queue raide comme une baguette qui sort du four, et je me dirige vers la fenêtre. L’ambulance m’attend depuis une demi-heure, me fait comprendre le chauffeur avec des signes. Je vais quand même attendre de débander. Jamais je rentrerai dans la camisole dans cet état. Et quand je suis dans cet état, c’est la camisole qui est recommandée. Les gugusses qui m’attendant sur le palier savent à quoi s’en tenir. J’ai beau leur expliquer que c’est Rondelle qui a fait le trou dans la porte en me demandant de le faire à sa place, ils disent qu’ils s’en foutent, que c’est pas dans leurs compétences et que j’ai intérêt à me secouer sinon ils enfoncent la porte comme la dernière fois. Mais l’angoisse me ralentit. Et je sens rien. Comme si je caressais un autre. Heureusement, le miroir réfléchit à ma place et je finis par me convaincre.

« Dites donc, monsieur Hartzenbusch, vous avez mis votre plus beau costume ! Vous en jetez ! Dommage qu’on soit forcé de vous l’enlever.

— Mais j’ai ma dignité, messieurs ! Si on me voyait autrement, j’en deviendrais fou !

— Allez ! À poil, monsieur Hartzenbusch ! On a déjà perdu beaucoup de temps. »

Ils appellent ça comme ça. Je me défringue en vitesse, coinçant ma queue entre mes cuisses, ce qui me fait boiter.

« Monsieur Hartzenbusch ! On a aussi un remède contre cette maladie.

— Mais c’est pas une maladie ! Tout le monde bande !

— C’est vrai, monsieur Hartzenbusch. Mais il y a bander et bander. Vous devriez le savoir, depuis le temps !

— Ne vous méprenez pas, messieurs… D’ordinaire, je sais cela. Mais les jours de loyer, la mémoire me fait des farces. Vous voyez le genre. »

J’affectai un rire de circonstances, ce qui me donnait l’air de pas comprendre non plus ce que je disais. Ils me font plus de piqûres. Ça sert à rien qu’à me faire bander encore plus. Et si ça arrive, un des deux doit rentrer à pied tellement je prends de la place.

« C’est pas pour ça que je rentre à pied, m’avait expliqué ce gonze.

— Ah ! je suis curieux de savoir pourquoi !

— C’est pour le plaisir. Jamais vous aurez une queue assez bien bandée pour m’empêcher de prendre ma place dans l’ambulance.

— Je croyais… »

Ils font pas grand-chose pour vous encourager à payer le loyer et quand je sors de l’ambulance, je bande plus.

« Bien, monsieur Hartzenbusch ! Vous êtes en progrès. Laissez-moi voir de plus près, des fois que vous tenteriez d’abuser de notre vigilance. »

Mais je bande plus. C’est pas un truc pour pas payer le loyer. On entre dans les bureaux où un tas de secrétaires tapent ce qu’on peut savoir de moi avec les nouveaux progrès de la science. Je m’assois où on me demande de m’asseoir. Ce qui me rentre dans le cul n’a pas de nom. J’ai vu pire en Indochine. La porte s’ouvre. Sally Sabat apparaît parfaitement nue dans un tablier blanc et transparent, comme je les aime. Ça, elle le sait. Elle va pas se priver d’en profiter elle aussi.

« Comment va monsieur Pédar ? me demande-t-elle.

— Ça fait longtemps que je le vois plus…

— Je n’aime pas trop quand vous ne voyez plus ce qu’on vous pousse à voir…

— Je m’applique, merde !

— Qu’est-ce que vous avez fait de la Javel cette fois ?

— Madame Crotal en voulait plus sous prétexte qu’on fait mieux maintenant !

— Elle a mis du temps à s’en apercevoir. Et alors, cette Javel… ?

— J’ai créée une entreprise de pompes funèbres.

— Bien, monsieur Hartzenbusch ! Et vous travaillez beaucoup ?

— Les gens ne meurent plus comme avant.

— Il fallait y penser avant…

— C’est maintenant que j’y pense…

— Enfin… je vous souhaite une bonne réussite dans cette entreprise, malgré la forte concurrence dont vous semblez ne pas avoir tenu compte.

— Je me croyais seul sur ce terrain fragile de la condition humaine.

— Seul ? Alors que tout le monde meurt un jour ou l’autre.

— Me faites pas plus con que je suis ! Je veux dire seul dans ma rue.

— Mais vous ne payez pas votre loyer, monsieur Hartzenbusch !

— C’est quand même ma rue ! Je vais tout ce même pas aller vivre chez Pédar. Il a qu’une chambre et il est pédé.

— Oh ! monsieur Hartzenbusch ! Monsieur Pédar aime les femmes…

— Ouais, mais quand il les aime plus, il aime les hommes.

— Il paye son loyer, que voulez-vous. On fait ce qu’on veut quand on paye son loyer. Vous ne voudriez pas vous aussi faire ce que vous voulez sans être obligé de monter dans l’ambulance une fois par mois si tout va bien et plus souvent si vous avez des crises entretemps ?

— J’en rêve ! Je me demande si c’est pas mon seul rêve…

— Nous vous en ferons d’autres.

— À coup de révolver ? Pas question !

— Qui vous parle de violence, monsieur Hartzenbusch ? Nous n’utilisons que des méthodes franchement humaines.

— Franchement humaines ? Mais en quoi consiste cette franchise soudaine ?

— Monsieur Hartzenbusch, je vais vous punir pour cette vilaine parole ! »

Et elle se fout à poil et me secoue le giron que j’ai tout rabougri à force de parler. Vous me direz que je pourrais me taire dans ces circonstances. Mais si je me tais, monsieur, on sait me faire parler. Ils savent bien ce qui me fait parler depuis toujours. Il y a tellement de temps que je parle ! Ils ont eu le temps de tout comprendre, y compris pourquoi je paye pas mon loyer au lieu de tout simplement le payer. Comme tout le monde.

30

« Vous êtes complètement dingue, monsieur Hartzenbusch ! »

Le type qui me parlait comme ça s’appelait Roger Russel, même qu’on l’appelait Rog Ru pour faire simple. Un peu comme si on m’appelait Gi Hartz, vous voyez ? C’est des trucs qu’on fait quand y a plus grand-chose à faire. Mais le type avait dit « monsieur Hartzenbusch » et moi je l’avais appelé « monsieur Russel », même que je savais orthographier son nom, pour une raison qui m’échappe aujourd’hui. Il m’attendait chez Popol. Je précise, des fois que vous suivriez pas trop, que Pédar était encore vivant à cette époque-là et pour la bonne raison que l’avais pas tué.

« On s’est raté de peu ce matin, me dit-il en me secouant la main.

— Mais j’ai vu quelqu’un et…

— Je sais, je sais. Asseyez-vous, monsieur Hartzenbusch. Vous prendrez bien quelque chose ? »

Popol s’agitait dans mon dos. Il sait que je suis capable de perdre les pédales si on me bassine à propos de la Javel et ceci et cela. Bref, il osait rien dire. Rog Ru lui a quand même fermé son clapet de sale petite merde de commerçant qui profite des faiblesses de l’humanité pour s’y faire une place confortable.

« Un verre d’eau déjavellisée pour monsieur Hartzenbusch, Popol ! »

Faut voir comment il te lui a parlé à Popol, que ce dernier en ramenait pas large. Il suait à grosses gouttes. Il s’est déplacé comme un crabe jusqu’au comptoir et il est passé derrière. Je sais plus ce qu’il avait commandé, Rog. Ça n’a peut-être aucune importance, mais si je m’en souviens, je vous le dirais, car il n’y a rien de plus important que ce qu’on oublie en sachant pourquoi on l’oublie. Je vous parlerai de tout ça aussi un de ces jours. Faut que tout soit dit, bordel de merde ! Sinon de je m’appelle plus Giton Hartzenbusch. Ou Gi Hartz, comme vous voulez.

« Pour le loyer, me dit Rog, vous inquiétez pas. Monsieur Pédar a payé pour vous.

— Il est mort ?

— Pas encore ! »

Une de mes couilles est remontée sans que je puisse l’en empêcher. De quoi on allait parler, Roger et moi ? En l’absence de Pédar, ça me faisait drôle. Je sais plus si Art était là. Il était pas là si Pédar était encore en vie. Je fis un effort titanesque pour le voir, mais il fallait que je me fasse une raison : Roger l’avait pas amené. Il devait l’avoir, cette raison, et j’arrêtais pas d’imaginer.

« Pour le mois prochain… commençai-je.

— Me dites pas que vous voulez déménager, monsieur Hartzenbusch !

— Oh ! non, monsieur Russel. Je suis si bien chez moi… euh… je veux dire chez vous. Ouais, c’est exactement ce que je veux dire : chez vous !

— Seulement voilà, monsieur Pédar ne pourra pas toujours payer votre loyer…

— C’est pas que je veux pas travailler, monsieur Russel, et c’est pas non plus que je sache rien faire…

— J’aime les types dans votre genre, monsieur Hartzenbusch. Avec vous, on avance.

— On avance ?

— Je veux dire qu’on reste pas sur place.

— Ah… »

Il me regardait avec des yeux qui cherchaient manifestement à en savoir plus. Sur moi. Sur ce que j’étais. Sur ce que je possédais. Et surtout sur ce que je représentais aux yeux des autres. Tout un programme. Le maire est entré à ce moment-là. On entendait sa quincaillerie honorifique. Il était passablement beurré des deux côtés. Autant dire qu’on pouvait pas se méprendre sur son compte, des fois qu’on aurait eu envie de voter pour lui en dehors des campagnes électorales. Il se tourna vers Roger qui lui fit signe de passer son chemin. C’était pas mes affaires, alors j’ai fait comme si j’avais autre chose à glander. Popol avait fini d’essorer l’eau du robinet. Ça l’avait mis dans un état proche de la syncope. Il était tout blanc quand il est revenu à notre table. Roger a examiné l’eau en transparence.

« Putain ! dit-il. Comment vous faites ? J’ai jamais vu une eau aussi limpide. »

Popol s’égosilla pour donner à admirer sa connaissance du rire, mais c’était moi que Roger regardait à travers le verre.

« N’allez pas croire, gloussa Popol, que monsieur Hartzenbusch m’a confié son secret. Ah ! ça non ! Je me contente d’appliquer. D’ailleurs, même si voulais comprendre, j’y arriverais pas.

— Ce qu’on homme a conçu, un autre homme peut le déconstruire, fit Roger en avalant une rasade de son pastis.

— Ohlala ! Détrompez-vous, monsieur Russel ! clapota Popol tout émoustillé qu’on le surestime. Ce que monsieur Hartzenbusch conçoit n’est absolument pas déconstructible ! Et je vous parle que j’en ai l’expérience.

— Vous avez essayé de déconstruire ma machine ! grognai-je alors.

— Oh ! pas la machine, monsieur Hartzenbusch ! Pas la machine !

— Quoi alors ?

— Il y a une machine ? » demanda Roger.

Popole s’avança. J’ai ajouté une à Popol pour que ça fasse Popole, qui est sa compagne, une grosse dinde qui rentrerait pas dans le four si on la voulait pour Noël, ce que je conseille à personne si la fin de l’année approche. Elle souriait de toutes ses dents, qu’elle en a pas beaucoup mais qu’elle sait s’en servir pour grappiller quand Popol lui fait des cachotteries. Heureusement, elle s’est pas assise sur une chaise comme l’autre fois et on a pas eu droit à ce bruit épouvantable de fesses qui se décollent comme si elles avaient attendu ça depuis le matin. Elle est restée debout à torchonner un verre hurlant.

« Vous parlez d’une machine, monsieur Russel ! péta-t-elle comme si j’allais y prendre plaisir. Et c’est que ça consomme des piles ! Et des grosses. Tellement grosses que j’arrive pas à me les mettre dans le cul.

— Et où vous les mettez ? demande Roger qui se demande où on les met si ça rentre pas dans le cul.

— Dans la machine, monsieur Russel ! Comment que vous voulez qu’elle fonctionne si c’est dans le cul qu’on se les met, les piles ?

— J’ai connu le cas, éructa Popol. J’ai connu le cas.

— C’était pas des piles ! Tu te mets des trucs dans le cul que tu sais même pas ce que c’est.

— Ça m’empêche pas d’avoir connu le cas, hein, monsieur le maire ? »

Le maire n’était plus en état de répondre à ses administrés. Il se grattait les couilles pour avoir l’impression d’en avoir. Roger étala le fric des consos, lequel Popole ramassa en gloussant.

« J’ai même connu un mec, continua Popol, qui s’en mettait tellement dans le cul que tout se mettait à fonctionner si c’était ce qu’il voulait.

— Laissez-moi en dehors de tout ça ! » gueula le maire.

Il sortit. Je sais pas s’il était venu pour quelque chose, mais il était reparti avec. Popol et sa Popole reculèrent sur un signe de Roger. J’admirai l’autorité. Ah ! ce que j’aurais aimé en faire autant avec mes rêves, que c’est tous des cauchemars, mais que quand c’en est pas, j’aimerais bien ne pas dormi cette heure de trop.

« Un travail ! Un travail ! que je dis en m’emballant plus que de raison. Faudrait voir. Si jamais c’est du noir…

— Que nenni ! fait Roger. Je facture. Et rubis sur l’ongle.

— Et quèque j’aurais à faire sans trop me fatiguer ?

— Coller des affiches.

— Des affiches ! Ah ! non, monsieur Russel. Je fais pas de politique. Je suis un observateur, moi. Je m’engage pas dans les rangs. Je suis né libre et je veux le rester. Je suis pas du genre à dire oui ou non.

— Et qui vous a dit que je faisais de la politique, monsieur Hartzenbusch ? Je suis riche, d’accord, mais je dépense pas !

— Vous allez pas me payer ?

— Payer et dépenser, monsieur Hartzenbusch, ce n’est pas la même chose. Vous payez le loyer, mais est-ce que vous le dépensez ?

— Ben… plutôt, oui !

— Mais si vous le dépensiez, monsieur Hartzenbusch, pensez-vous que je vous demanderais de le payer ? »

Je sais pas si vous savez ce que c’est d’avoir la tête comme une pomme sur le point de mûrir enfin. J’angoisse chaque fois que je me sens fruit. Non pas parce que je vais tomber à un moment donné, mais parce que je sais rien de l’arbre qui me porte. Je le saurais si je savais quel fruit j’étais !

31

Et qui qui conduisait la Cadillac ? Si c’est pas madame Crotal. Mais une vioque de quasi 100 berges. Jeune qu’elle était, avec des attributs que je rêvais de mettre à nu. Pourtant, comme j’ai dit, je conduisais pas. Et cette fois, j’étais pas dans une camisole. Même que j’avais droit de chercher l’étiquette pour voir comment qu’on la lavait, vu que c’était du métal précieux.

« Précieux, peut-être, me dit madame Crotal, mais cristallisé comme un morceau de sucre qu’on a pas encore trempé dans le café !

— Et comment qu’y fait, Rog Ru, pour cristalliser les paquets de nerfs qui ont trop goûté au Métal ?

— Ça, j’en sais rien ! J’y discute pas les méthodes. J’applique, moi, monsieur Hartzenbusch ! Et surtout, je la ferme pour pas vomir en route quand je suis à la place du mort. »

Et j’y étais ! Tellement gonflé à bloc que la ceinture de sécurité m’allait plus. On allait tout de même pas m’en ajuster une pour moi tout seul. Des mecs perdus pour les espoirs collectifs, il en était passé des tonnes sur ce siège. Et pas tous aussi ressemblant que moi qui ressemblait à rien tant que je m’étais pas regardé dans le bon miroir.

« Des miroirs à faire pâlir les fesses outrecuidantes des plus atteints par l’ambiance métallique de notre époque, ajoute madame Crotal. Du Versailles en moins prétentieux, mais avec une touche de boursicotage que si t’es jamais venu tu connais rien.

— J’ai jamais venu, madame Crotal !

— Ça se voit sur ta tronche. T’es dans l’admiration rien de préjuger. Mais attends donc d’y être. Tu te sentiras tout nu comme si tout recommençait. »

C’était des paroles vachement obscures. On en fait plus des comme ça. Personne comprend, pas même l’Université qui se féminise pour se la faire mettre en douceur, mais c’est que du rêve. Ya pas de douceur dans ce monde, à moins de se tromper d’adresse, ce qu’on finit par regretter de l’avoir fait exprès. On roulait vers la vérité, pas vers le bonheur.

« Bien sûr, dit madame Crotal qui avait les mains sur le volant pour pas être tentée d’en faire autre chose de moins orthodoxe, j’en ai un peu marre de vouloir que ça change et que rien ne change. Ça me fait chier des fois. Que j’en pleure à plus pouvoir saliver ni pisser. Si c’est pas de l’angoisse, ça, je suis pas dans une Cadillac modèle 67. Et où que je serais alors ? Assise devant une fenêtre grillagée à regarder ceux qui peuvent sortir pour se dérouiller les jambes ? Que oui ! Et je remercie Gor Ur de m’avoir appris à conduire sur les routes de France. Vous voulez qu’on s’arrête pour bouffer des tripous ?

— Vous savez, madame Crotal, moi, les abats, ça m’abat…

— Vous en boufferez quand même ! »

Et on a bouffé des tripous en buvant un Fronton que si j’avais su que c’en était je l’aurais pas confondu avec la piquette de mon enfance dans les rêves de ma mère.

« Ça vous plairait comment d’en bouffer encore ? me demande madame Crotal.

— On est pas au fromage ?

— Que non ! Ya pas de fromage ! Faut se préparer à ce qui va nous arriver …

— Et que va-t-il nous arriver, madame Crotal ?

— Si je te le disais, tu croirais bouffer du fromage…

— Alors que c’est des tripous… ?

— Exactement, mon cher Watson ! Tu vois où ça nous même, d’en parler…

— Ah ! Promis juré que j’en causerais pus !

— Que c’est dans ton intérêt, bleusaille ! »

Ensuite, elle a recommencé à me voussoyer, signe qu’on avait touché le fond, mais qu’on pouvait encore se permettre d’hésiter. Je sais pas ce qu’ils ont mis à la place du moteur, les Ricains, mais ça avançait. On était même à deux doigts de savoir pourquoi. Pourquoi quoi ? Pourquoi qu’on y était presque ! Et je me demandais si j’y avais déjà été. Que des fois, ça arrive. On est déjà passé par là, mais pour une raison qui va devenir le nœud de l’angoisse, on s’est pas arrêté. Et quand est-ce qu’on allait s’arrêter ? Madame Crotal conduisait en souplesse, évitant les nids de poule qui sont nombreux à la campagne. Ah ! ouais… je vous l’ai pas dit… On avait quitté la ville. Et le maire nous avait fait un bras d’honneur. Il aimait beaucoup l’honneur, le maire de Mazères, et il s’en servait. J’avais écumé et madame Crotal m’avait filé son mouchoir. Y avait des initiales dans un angle : GU. Elle avait épousé monsieur GU à une époque que c’était avant Crotal. Ou alors Crotal c’était son nom de jeune fille. Y avait jamais eu de monsieur Crotal et ça me laissait une chance. Je vous ai pas dit l’âge que j’ai ?

« Quand on sera arrivé, qu’elle me dit, vous me laisserez parler.

— Je peux plus m’empêcher de parler depuis que je sais comment on fait !

— Et ben vous ferez pas !

— Et qu’est-ce que je ferai pas ?

— Parler avant que j’ai parlé.

— Mais à qui, madame Crotal ? À qui ? »

Elle reniflait l’angoisse comme si ça sentait aussi pour les autres. Elle souriait sans me répondre, découvrant le métal de ses ratiches. Pas du précieux qui vaut de se risquer à commettre un meurtre, mais c’était du métal, ou alors c’était bien imité.

32

Voilà comment c’est, la vie, sous l’influence du cinéma et des actualités télévisées. T’est sorti pour aller pisser un coup furax dans une vespasienne et tu te retrouves à couler du bronze au pied d’un haut fourneau.

Ah ! la traîtresse ! Et dire que Roger lui faisait confiance, même qu’il l’avait embrassée sur l’anus avant qu’on parte à bord de la Cadillac. Mais j’aurais dû y penser avant : la Cadillac, elle était pas en tissu humain que si ç’avait été le cas j’aurais rené de mes cendres. Du métal, oui ! Même le cuir était en métal. Que ça faisait des étincelles avec mes couilles. Elle en jouissait, la vioque ! Et faut voir comment ! Ah ! on me le refera plus, le coup des tripous ! J’avais pas insisté pour le frometon, et j’avais eu tort !

« Je savais pas que ça s’achetait, qu’elle me dit en le pelant. De mon temps, on aurait pas eu les sous.

— Mais maintenant vous les avez !

— La retraite sans les oignons ! J’ai jamais rêvé plus.

— À votre âge, on s’étonne plus.

— Mais je peux encore étonner. Mets tes pompes sur le tableau de bord, avec les pieds dedans sinon je supporte pas l’odeur. Ce que tu peux tromper l’acuité visuelle, mon Giton ! Si c’était pas les dents, on croirait que c’est du métal. C’est encore chaud, dis donc !

— Ça fait regretter la fusion, hein ? »

On était entré dans la vraie nature des conversations amoureuses. J’avais jamais fait ça avec une vioque, mais j’en avais rêvé. Ça, je peux pas dire le contraire. C’est la vie. En vieillissant, soit tu les rajeunis, ce qui te conduis en taule, soit tu en rajoutes et on te prend pour un pervers. J’avais choisi la liberté.

« Tu me dis quand t’est prêt… glousse-t-elle à un moment que j’ai du mal à me souvenir si c’était avant ou après.

— Prêt à quoi, mon amour ?

— À refroidir complètement, mon chou !

— Mais je veux pas refroidir !

— Je pisse froid quand je pisse ! Et puis, c’était déjà plus tellement chaud…

— Forcément puisque c’est plus dur ! »

Ah ! la science et les gonzesses ! Elles en font rien que pour gagner du pognon. Heureusement qu’on est aidé par l’État quand on sait plus y faire. Mais moi, je savais. Et je bandais comme un arc. Tellement que ça dépassait. Elle avait jamais vu ça. Elle s’extasiait. Avec des cris tellement significatifs qu’il s’est mis à faire nuit. Comme ça, d’un coup. J’ai cru que j’avais été précoce. Mais pas du tout ! Ça avait trop duré et elle était sur le point de claquer. Claquer alors que je savais rien de ce que je voulais savoir. Elle agonisait maintenant !

« Monsieur Hartzenbusch !

— Je suis là. Et pas en esprit. J’ai la queue coincée dans votre trou !

— Ah ! si je savais quel trou ! »

Mais est-ce que je savais moi-même ! Il m’arrivait ce que j’avais toujours redouté depuis que je sais comment on fait : je m’étais refroidi en pleine érection. À cause de sa pisse froide ! J’en tremblais. Ah ! ce que j’avais froid, les amis !

« Je suis désolée, dit-elle sérieusement. C’est comme ça que j’ai tué monsieur GU.

— Mais je veux pas crever ! Et surtout pas comme monsieur GU ! J’ai toute ma jeunesse devant moi. Ce qui vous donne une idée de mon âge.

— Faudrait la chauffer de nouveau. Mais ça, je peux plus. Je me sens de plus en plus froide.

— Et on fait comment pour vous chauffer maintenant que vous avez refroidi avec ma queue dans un de vos trous ?

— Si je savais… »

Elle savait pas ! J’étais coincé dans son trou, sans même savoir lequel, et elle savait pas comment me la réchauffer pour que je revienne à la fusion qui est mon état normal de tous les jours ! Est-ce que j’étais à ce point différent des autres hommes ? Je commençais à avoir froid à l’estomac. Et bientôt, ça me monterait à la tête. Alors là, je vous dis pas !

« J’ai jamais été aussi loin… dit-elle comme si j’avais été au courant de ses collaborations avec l’ennemi depuis que j’avais l’âge de comprendre jusqu’où peut aller l’être humain quand il se met dans la tête de sauver sa peau au détriment de ceux qui n’en ont jamais eu.

— Je veux pas finir comme ça, merde !

(Je gueulais comme un nouveau-né qui sait pas comment ça commence.)

— Mais vous allez pas finir, monsieur Hartzenbusch ! Je vais vous garder dans ma culotte. Ils y verront que du feu.

— Du feu ! Mais c’est justement ce qu’il me faut pour refusionner dans le bonheur de pas tomber dans le priapisme !

— Alors de quoi vous plaignez-vous ? Tenez, justement, on arrive. »

Je sais pas vous, mais moi, j’avais plus tellement envie d’arriver. Surtout dans une culotte de vieille bique qui se lave pas tous les jours. Et puis, qui qui allait m’apercevoir si elle disait rien ? Alors elle s’est mis à dire : et que si quelqu’un voulait regarder dans sa culotte, elle y verrait pas le moindre inconvénient ; et que si on voulait amener du monde, elle irait jamais aussi loin qu’avec ceux-là. Et un tas de propositions tellement bien argumentées que je me suis vu empoigné par autant de mains que je pouvais imaginer sans aller à Lourdes.

33

C’est comme ça que je suis entré en fusion. On m’a frotté à l’onguent. Et j’ai un peu perdu la tête. Je bandais toujours, mais en fusion. Du coup, la vioque s’est réchauffée et j’ai pu sortir du trou. Pas sans peine. Allez pas imaginer que ce fut facile. J’ai aussi bandé tous mes muscles. Et au bout d’une bonne heure d’efforts et de cris idoines, je me suis retrouvé à la place du mort, là où j’étais avant que ça se complique. La vioque conduisait toujours.

« Vous avez rêvé tout haut, monsieur Hartzenbusch. J’en sais, des choses, sur ce que vous êtes vraiment. Ah ! ça me donne envie d’en parler aux autres ! »

Les autres ? Quels autres ? Y avait encore des autres à part elle et moi ? Mais qu’est-ce que c’est que ce monde où j’ai ma place ? S’il s’agissait de passer le temps à contempler les prodiges de la nature, je dis pas, mais c’est pas de ça que je vais crever !

« Vous plaignez pas trop, monsieur Hartzenbusch. Je la sens d’ici, votre fusion…

— C’est le slip, madame Crotal. Ils mettent tellement de plastique dedans que ça n’a plus la bonne odeur d’antan.

— Du moment que ça fusionne… »

Elle avait pas l’air de s’inquiéter. J’en conclus qu’on était sur la route. La nuit nous coupait du monde. Et j’avais plus envie de bander pour risquer un refroidissement définitif. J’essayais de penser à autre chose. Et j’y arrivais. Alors forcément, je fusionnais dans mon slip. Si quelqu’un y avait mis la main, il aurait été en droit de se demander si j’étais un homme. Mais je savais qu’il fallait pas aller trop loin dans ce sens. J’en ai connu qui se sont plus jamais refroidi. Ça leur tapait sur le système à force. Tous les suicides sont pas philosophiques. Bref, je me faisais un peu de mouron sur la suite de ce qui allait m’arriver. Et je me demandais si madame Crotal jouerait encore un rôle dans ma prochaine érection froide. Le truc qui fait vraiment plaisir, c’est de pas trop refroidir, mais ça, elle sait pas faire. Je venais de m’en apercevoir. Même les rêves ont un sens.

« On y arrivera jamais ! m’écriai-je comme si je sortais de ce rêve.

— On y arrive toujours, monsieur Hartzenbusch ! Une fois, j’ai conduit pendant cinq ans.

— Ça promet ! »

J’ai baissé la vitre. Automatiquement, bien sûr. Elle se foutait de ma gueule parce que je savais pas grand-chose des Cadillac. J’en savais pas plus sur monsieur Crotal, mais est-ce que j’étais l’enfant de ma mère ?

On a traversé un village désert. Dommage, on voulait s’arrêter, d’un commun accord, pour se repoudrer le nez et toutes ces choses qui dépassent pour trahir notre âge. Madame Crotal a levé le pied, en vain. On passait au ralenti devant des murs gris aux fenêtres fermées comme ma gueule qui s’en inspirait.

« On pourrait peut-être frapper à une porte ? suggéra-t-elle.

— Une porte ? Vous en avez vu, vous, des portes ? »

Elle les voyait aussi bien que moi, mais elle m’encouragea à continuer de me raconter des histoires au lieu de m’en tenir à l’insipidité des faits meublant les dehors de mon existence. Une station-service s’éteignit alors qu’on sortait de ce séjour bouseux. Je suis sorti de la bagnole comme un mort de son cercueil. En vain. Personne ne répondit à mes appels. Je revins à mon siège du mort, répandant mes gouttes de métal sur le cuir. Madame Crotal m’envoya son souffle glacial en pleine poire et un jet de pisse glacial sur le nombril, mais je n’en conçus aucun espoir de me tirer de là sans blessure profonde à l’endroit du cœur.

« Vous bilez pas, monsieur Hartzenbusch ! C’est une Cadillac ! On va loin avec ce genre de véhicule… »

C’était pas loin que je voulais aller ! J’avais juste envie de travailler un peu pour arrondir mes dépenses. J’en avais marre de demander. J’étais en droit d’espérer qu’on me demande. Pas trop, parce que je sais pas donner autant. Je sais même pas si je vais vieillir. Pour l’instant, mon cerveau n’est pas concerné. Tant que la queue fait son office, on peut se passer de penser. Mais le jour où ça arrivera, qu’il me faudra penser au lieu d’aimer, j’en ferais quoi de mon talent ? J’aime mieux pas me poser la question maintenant. Ce qui vous donne une idée de mon âge.

« Si on arrive pas demain, me dit madame Crotale dans un virage serré, je vous montre comment je paluche.

— Vous avez la main froide aussi ?

— Même qu’il m’arrive d’écrire des poèmes.

— Faudra en faire un recueil…

— Les bibliothèques sont les pissotières de l’existence. Mais je crois qu’un mec en repos peut aussi y trouver son compte.

— Vous me palucherez dans une bibliothèque ?

— Même que je l’ai déjà fait…

— Avec monsieur Crotal ?

— Je vous parlerai de monsieur GU un de ces jours. On a beaucoup lu lui et moi. Et ça ne nous a pas fait que du bien.

— Pourquoi en parler alors ?

— L’existence est une vraie merde, monsieur Hartzenbusch. Vous y avez pensé, vous, à la merde ? À part le métal et le pipi, monsieur Hartzenbusch, ya aussi la merde. Et monsieur GU s’y connaissait en merde. Ça vient de Chine, comme lui. »

J’en avais les yeux bridés.

34

Et donc on est allé voir monsieur GU. La merde, ça me changerait un peu. Voilà ce que me conseillait madame Crotal. Et j’étais pas contre. Le Métal, la Fusion, l’Érection ! J’en avais marre des circonvolutions. Un bon petit paquet de merde me ferait le plus grand bien. Du mou et du bien odorant. Avec du papier ou avec les doigts, je m’en foutais. Et ben vous savez quoi ? J’allais être servi.

Madame Crotal en prend un en épingle, de virage. La suspension en chiale de jalousie. Je vois un arbre mettre fin à mes espérances de bonheur à tout prix, mais le feuillage m’effleure à peine et je me mets à chanter la Marseillaise en la mineur avec des bris de verre qui me refont la gueule pour que j’arrête de m’en plaindre. Et j’ai pas fini d’y penser que je me retrouve sur une branche en compagnie d’un oiseau qui me picore la glotte en pétant sur une feuille d’automne qui se détache aussitôt. Mais au lieu de se poser tranquillement par terre pour joncher son automne d’une nouvelle tache de rousseur, la voilà-t-il pas qui s’élève dans les airs en emportant la partition ! Aussi sec je me mets à jouer du biniou en levant la patte aussi haut que je pouvais compte tenu que j’étais déjà assez haut perché. Bref, j’ai pas fini la première mesure qu’un vieux Chinois tout rabougri me tend une feuille de papier en me disant que j’en aurais bien assez vu que je manque d’inspiration. Et en effet, la crotte qui me sort de l’intérieur est à peine plus grosse que la tête d’épingle qui me retient au décor. Je hurle mais ça n’impressionne personne. On dirait que je suis déjà venu. J’ai cette impression, mais le Chinois me dit qu’il avait jamais vu un mec chier aussi petit. C’est le genre de situation dont j’ai toujours envie de m’excuser.

« Vous en faites pas, qu’il me dit, j’ai vu plus petit encore.

— C’est pas le genre de mec que ça rassure, dit madame Crotal qui veut prendre ma place, même que ça urge et que ça finit par m’en mettre plein les dents.

— D’habitude on fait ça après, dit le Chinois, et je vais demander après quoi quand cette grosse salope de Crotal dit :

— Il fait des trous dans son slip à cause des fusions. Je lui ai conseillé de la tremper dans mon froid, mais c’est pire quand il est dans cet état…

— L’état quoi ? demande le Chinois.

— Ah ! j’y comprends rien ! m’écriai-je. J’ai salement l’impression d’être déjà venu ici, mais je me rappelle plus quand ni pourquoi !

— Pourquoi, c’est pas difficile à deviner, dit le Chinois qui devient pédagogue, gogue surtout parce que le côté péda lui revient pas. Et il continue : mais quand ? ça c’est la question que tout le monde se pose au moment d’entrer.

— Vous me voyez fier et presque con de me sentir comme tout le monde !

— Sentez ! Vous gênez pas. Ça coûte rien à côté que quand il faut payer ! »

Et il se met à fouiller dans mes poches, que j’en ai pas beaucoup, enfin… pas pour tout le monde. Alors vous parlez des gourmands !

« Je vous présente monsieur GU ! dit madame Crotal. Monsieur GU, voilà monsieur Hartzenbusch. Vous allez vous entendre comme cul et chemise. »

On entre. On s’assoit à même le sol et on fume un truc qui nous enfume aussitôt. J’ai une telle trouille que je me mets à m’expliquer. C’est pas qu’on a envie de m’écouter, mais on reste poli tant que je me contente d’avoir la trouille sans chercher à la filer aux autres par les trous. D’ailleurs, de trou, j’en vois qu’un. Et il est rempli de merde. J’aime pas trop la merde des autres, alors je me calme et monsieur GU approche son doigt d’une de mes narines. Je m’aperçois avec effroi que de narines, j’en ai qu’une ! Et qu’en plus je sais pas m’en servir. J’ai tellement honte que mon cordon ombilical me repousse ! Et madame Crotal veut le couper. Avec les dents !

« Je vous assure que ça fait pas mal, monsieur Hartzenbusch !

— Elle le fait souvent, ajoute monsieur GU.

— J’en doute pas, que je dis, mais je suis encore vivant ! »

Ça les calme, cette réflexion inattendue dans le cadre d’un chiotte. Ça me calme moi aussi. On s’assoit encore et ça fume. Je sais pas qui fume le plus, mais ça fume. On finit par tousser. Et ça fait marrer madame Crotal qui se retient de pisser. Alors soudain je pense à la place que j’aurais pu avoir et que j’ai sans doute perdue.

« Vous zen navez pas une place ici ? me dit monsieur GU.

— Est-ce que je serai payé proportionnellement à l’effort ? Monsieur Russel m’avait promis un bon salaire.

— Et qu’est-ce qu’il fallait faire pour être payé par monsieur Russel ?

— Pisser dans un trou sans le rater !

— Sans papier ! Heureusement que je suis là ! »

Monsieur GU a l’air satisfait. Il me donne une feuille supplémentaire, pour les coins. Il me montre comment on fait pour avoir les coins propres et pas s’en mettre sur la bourse.

« Les femmes adore peloter ce genre de chose, me dit-il.

— C’est que… je suis pas venu pour ça…

— Et pourquoi que vous êtes venu, monsieur Hartzenbusch ?

— Mais pour être payé, monsieur GU !

— Être payé pour payer ! Vous trouvez pas ça anormal ?

— C’est pourtant ce que je fais le mieux !

— Où va le talent de nos jours ! »

Il sort. Madame Crotal se lève aussi, mais au lieu de s’en aller et de me laisser seul avec moi-même, ce qui ne lui demandera pas beaucoup d’effort, elle se penche sur moi pour mordre mon cordon ombilical.

« Il est pas en fer au moins ? dit-elle, l’air un peu dégoûté.

— Il est pas en fusion non plus, madame Crotal. C’est de la chair. Même que je crois que c’est la chair de ma mère et que c’est pour ça que ça me repousse.

— Ah ! dites donc ! Ce que vous en savez des choses sur la femme ! Mais vous n’en auriez rien dit si j’avais pas menacé de vous le couper avec les dents… Poussez-vous un peu que je m’y mette ! »

Et on se met à chier tous les deux dans le même trou. Il paraît que ça rapproche les êtres, le bien commun. Mais ça l’empêchait pas de reluquer ma queue qui refroidissait tellement ça m’excitait d’en savoir un peu plus chaque jour que Dieu fait.

35

Après avoir bien chié, on entre chez monsieur GU. Alors là, rien que du végétal. Et de la chair ! Et ça se reproduisait. Je bandais tellement que madame Crotal m’a refroidi avec un bon litre de pisse qu’elle avait retenue pour pas mélanger avec la merde. Encore tout tiède, j’ai enculé un être en jupette qui m’a remercié en m’offrant deux ans de cotisation au Parti socialiste. Si j’avais su qui j’étais, je serais devenu impuissant rien que pour satisfaire ma propre idéologie. Mais je réfléchissais plus. L’appel du sperme sonnait plus fort que les trompettes de Jéricho. Je savais plus lire !

Bon, je raconte.

On était pas mal chez monsieur GU. Ça changeait de chez moi. En plus, il avait une eau parfaitement déjavellisée. Et sortie du robinet. Il faisait ça beaucoup mieux que moi et me promettait de me faire profiter de ce savoir si essentiel quand on veut pas finir avec le commun des mortels dans la connaissance discutable de soi-même et des autres. J’ai tellement bu que j’ai vomi. Là, sur le tapis persan, avec son chat dessus, lequel s’appelait Cha, sans t !

« Vous reprendrez bien encore un verre ? lançait monsieur GU quand le mien était vide.

— C’est que je viens de vomir, monsieur GU… Et sur le chat qui était sur le tapis… Ça m’arrive jamais…

— Je vous crois, monsieur Hartzenbusch ! Mais que ça ne vous empêche pas de boire ! Tendez votre verre comme on tend la main à un ami ! »

Je tendais. J’ai tendu je sais pas combien de fois. Tellement que je me suis mis à manquer de Javel. Ça me faisait des vertiges intérieurs et à l’extérieur, je me gondolais. Avec la musique de fond, l’ambiance était aux aveux. Et j’arrêtais pas d’avouer. C’est fou ce qu’on avoue quand on ne se sent pas coupable ! Y manquait plus qu’un gendarme pour faire basculer la scène dans le pathétique. Madame Crotal étirait ses rides dans un miroir.

« Vous savez pourquoi vous êtes là, monsieur Hartzenbusch ? me demandait monsieur Gu en me remplissant.

— C’est-y que vous allez me payer à rien faire ?

— C’est que ce n’est pas rien, monsieur Hartzenbusch ! Mort d’homme !

— Mort d’homme ! Ah ! je me fiche de savoir qui tuera le dernier, mais qui c’est qui sera tué ? Pas moi, j’espère ! »

Remarquez bien que je riais à moitié. L’autre moitié se faisait un sang d’encre. On a envie d’écrire dans ces moments-là, mais la petite plume vous chatouille aussi la plante des pieds, et on se met à rire pour pas faire autre chose de moins voyant.

« C’est que… murmurai-je pour hâter la confidentialité de mon propos, monsieur Russel va pas être content du tout !

— Il dira plus rien quand vous l’aurez tué…

— Je vais tuer monsieur Russel ! »

Je comprenais maintenant mieux la trahison de madame Crotal. Elle me regarda dans le miroir, cessant soudainement de tirer sur sa peau. Son dentier souriait dans un verre plein de bulles bleues.

« C’est que… prétextai-je, il m’a rien fait, monsieur Russel…

— Et le loyer ? Il vous le fait pas, le loyer ?

— C’est l’État qui paye… alors…

— Et vous zavez pas honte ?

— Si j’ai honte, madame Crotal ! Je sais pas ce qu’il y a au-dessus de la honte, mais c’est ça que j’ai ! J’arrête pas d’en crever. Et la blessure s’ouvre un peu plus chaque jour !

— Ah ! Je vous crois, monsieur Hartzenbusch ! s’écria monsieur GU : Il n’y a pas de sommeil réparateur ! »

36

C’est rare qu’un roman commence quand il va s’achever. Et ben c’est exactement ce qui m’arrivait. Remarquez bien que jusque-là, j’avais pas l’impression de vivre un roman. Je cherche pas à excuser mon incurie, non. Mais faut bien que je commence où ça s’achève, sinon on me comprendra pas et je finirai dans une oubliette sous un château de France quelque part où j’ai jamais mis les pieds avant. Or, je suis pas si ordinaire que ça.

Je suis sorti de chez monsieur GU avec un couteau dans les mains. Un fait que la Justice va examiner sous toutes ses coutures, car la question de savoir si je sortais de chez monsieur GU avant ou après la mort tragique de mon ami Pédar est au cœur du débat qui me conduira ou pas vers une fin sans autre solution que le dernier mot.

Je me demandais d’ailleurs si j’allais rentrer à pied ou si madame Crotal consentirait à me reconduire chez moi. Ce qui donnait une idée assez précise de la contraction du temps dont je faisais l’objet. J’entendis le moteur de la Cadillac ronfler dans la nuit. Puis les phares ont puissamment éclairé la façade de la maison sur le seuil de laquelle monsieur GU se dépensait en gestes signifiants qui ne me disaient pas grand chose. J’avais fait quelques pas sur la route, hésitant entre un suicide nécessaire et un improbable concours de circonstances conduisant à ma mort. L’anus entrouvert et la queue décroissante, je me gelais les mains sur l’écorce d’un arbre qui ne pouvait m’être d’aucun secours.

« Montez ! » finit par dire madame Crotal.

Je croisai alors les yeux bridés de monsieur GU. Pas moyen de savoir s’il était d’accord ou pas. Et je pouvais pas me séparer de mon arbre dans ces conditions de stress.

« Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, monsieur GU ? » demandai-je enfin à madame Crotal à travers la vitre qui commençait à se couvrir de gouttes d’eau à cause de la pluie.

Je redoutais de pas profiter suffisamment longtemps de la réponse pour en comprendre le sens. Mais madame Crotal souriait et monsieur GU approuvait, décollant ses cils d’un doigt mouillé.

« Il encule, dit madame Crotal. Il sait rien faire d’autre.

— Mais il encule qui ? Il m’a pas enculé à moi !

— Qu’est-ce que t’en sais, petit ? » dit-elle, ce qui donne une idée de mon âge au moment des faits.

Mince alors ! Ils enculent. C’est tout ce qu’ils savent faire. Arto encule Marine dans ses rêves et peut-être même autrement. Mais il encule personne d’autre. Monsieur GU enculait-il quelqu’un d’autre ? Et quelqu’un d’autre que qui ?

On roulait maintenant. L’air était frais et j’avais besoin de cette fraîcheur, sinon je n’eusse pas été là à me poser des questions sans réponse. Madame Crotal conduisait en silence. Je lui avais même pas demandé où qu’on allait, si c’était chez moi ou autre part où je voulais pas aller, surtout pour me faire enculer. Mais la langue me démangeait. Je la mordillais pour pas craquer. Et ben vous savez quoi ? J’ai craqué !

« Il fait de drôles de rêves, ce monsieur GU, dis-je sans ménager l’émotion qui me rendait obscur.

— On en fait tous, des rêves de ce genre, dit madame Crotal sur le ton qu’elle aurait choisi pour dire autre chose de complètement étranger à ce que je voulais savoir avant d’en finir avec la connaissance de ce monde.

— Tout de même ! Enculer ! Ça en fait du monde !

— Pas tant que ça. On a vu plus. La chronique de l’enculade est faite pour boucher les trous de l’Histoire.

— Et qui qui veut enculer, monsieur GU, à part moi ?

— Mais c’est qu’il veut pas t’enculer ! Il m’encule pas moi non plus. Et il fout la paix à Marine, qui en a d’ailleurs tellement assez de se faire enculer par Arto qu’elle veut devenir présidente de la République.

— La Chose publique ? Elle ? Une enculée ?

— Je vois que t’as pas tout compris. Mais rassure-toi, ce roman n’est pas terminé…

— Justement j’expliquai que ça commence à…

— Te penche pas trop quand même ! »

J’avais l’anus au vent. Faut dire que ça me faisait du bien, ce petit air frais de la nuit habitée par les rêves des autres, ceux qui dorment et qui se doutent pas que je traverse la nuit sans rêver. Mais je voulais savoir ! Alors je me suis remis à bavarder pour rien dire :

« Monsieur Russel va me foutre dehors…

— Tu viendras habiter chez moi. J’ai le même robinet. Tu t’adapteras. Tu t’es déjà adapté ?

— Je sais pas si je saurais…

— T’as bien su une fois… Tu sauras deux. Et même trois quand je serai plus là pour veiller à tes intérêts.

— C’est que… j’en ai pas beaucoup, d’intérêts…

— Faudra que tu changes. On change tous. On peut pas rester pareil. Ya toujours une raison de changer. Tu verras. Ça t’est peut-être même déjà arrivé et tu t’en es pas rendu compte.

— J’ai pas vraiment envie d’enculer…

— Tu l’encules pas à Rondelle ?

— Par le trou du cul seulement… Sinon, non, je l’encule pas. Je l’aime. Et qui qu’il aime, monsieur GU ?

— Il aime personne, sauf un…

— And ze winner is… ?

— Manuel Valls ! »

37

Tu parles d’une révélation ! Ah ! monsieur GU ! Il en a des idées ! Et derrière la tête encore ! Et elles passent devant quand il se retourne pour vous péter à la gueule. J’en avais fait l’expérience. Et pour des prunes. Et c’était madame Crotal qui prophétisait dans la révélation. J’ai refermé mon anus et ma fusion s’est dressée dans l’air frais de la nuit. Ça restait tiède des fois qu’il faudrait réchauffer. À son âge, madame Crotal avait du mal à démarrer et quand ça commençait à tousser, elle en avait tellement marre qu’elle perdait la concentration. Et alors elle était capable de refroidir même la plus molle des fusions. Les feuilles d’automne me caressaient au passage. J’en flambais quelques-unes, histoire de mesurer de quoi j’étais capable s’il me prenait un jour l’idée d’aller au bout d’une aventure.

« Vous me demandez pas où qu’on va ? me dit madame Crotal qui avait envie que je le susse.

— C’est pas que je demande pas, mais c’est peut-être mieux si je continue de pas le savoir.

— Vous avez peur, monsieur Hartzenbusch ?

— J’ai tout le temps peur !

— Et de quoi donc, monsieur Hartzenbusch ?

— Si je le savais, je serais pas là en train de me le demander.

— Je peux répondre à certaines questions, monsieur Hartzenbusch… Pas à toutes, mais certaines sont de ma compétence…

— Vous avez des compétences, madame Crotal ?

— Serais-je à ma place si je n’en avais pas ?

— Je crains le pire ! »

Je badinais pas quand je le disais. Dans quel monde on met les pieds à cause du plaisir que ça fait aux autres ! Et j’étais pas au bout de mes peines. Il me faudrait une éternité pour faire ce que Jésus a fait en trois jours. Yen a qui sont plus doués que les autres et c’est jamais sur soi que ça tombe. Des fois je me dis que j’aurais pu être un cerveau et rien qu’un cerveau. Mais je me demande quand même ce que j’aurais fait de mes mains si c’était arrivé dans la réalité au lieu que ça n’arrive pas dans mes rêves. Bon, je vais pas pousser des cris pour faire tourner les regards dans ma direction. Pour ça, faut être doué de la parole. C’est pas donné à tout le monde. Et puis j’ai pas envie de finir dans un asile avec des fous et des vieux. Si jamais je finis un jour, que ce soit dans le lit d’une adolescente prépubère. J’y ferais pas de mal, vu que c’est interdit par la Loi, mais ça me fera du bien, ce qui finira par être autorisé par le Droit international.

« Vous voulez pas me dire où on va, madame Crotal ?

— On va où vous voulez, monsieur Hartzenbusch…

— Je pourrais voir Manuel Valls se faire enculer par monsieur GU ?

— Si ça vous fait plaisir…

— Est-ce que ça lui fait plaisir à lui ?

— À monsieur GU certainement !

— Et Manuel Valls ? C’est que… c’est pas très catholique, l’enculade…

— Faudra lui demander. Si jamais…

— Si jamais quoi ?

— Si jamais c’est que monsieur GU le permet ! »

Mais j’étais pas le lieutenant Arto Lafigougnasse, moi ! J’avais pas une seule idée dans la tête. Il fallait que je pense à moi. À mon loyer. À mes voyages futurs dans le monde. Et à mon enterrement, si possible dans la terre. Mais où sur la terre si j’avais pas envie de disparaître dans un cimetière ? Madame Crotal sentait encore un peu la merde, mais ça n’avait plus d’importance. Est-ce que ça en avait jamais eu ?

« Vous êtes sûr qu’il s’agit de Manuel Valls ? redemandai-je pour en avoir le cœur net.

— Il vous a donné une carte du Parti, oui ou non ?

— Darien doit se retourner dans sa tombe en pensant à moi… deux ans, c’est long. J’ai le temps de devenir fou.

— Vous l’êtes un peu déjà, monsieur Hartzenbusch ! Peut-être même un peu trop, si vous voulez connaître mon avis sur la question…

— Si j’avais dépassé la mesure, madame Crotal, je serais pas là avec vous dans cette Cadillac qui me conduit dieu sait où !

— À votre place, monsieur Hartzenbusch, je ne parlerais pas de cette Cadillac à n’importe qui… Ne parlez pas de monsieur GU non plus, je vous le conseille. Et laissez mademoiselle Balerinette en dehors de tout ça.

— Balerinette ? J’y pensais plus…

— Balivernes, monsieur Hartzenbusch ! C’est à elle que vous pensez tout le temps. N’en parlons plus tellement c’est cochon ! »

Voilà où on allait ! Mais j’irai pas. Je ne dis pas que j’y suis jamais allé. J’y suis même allé plusieurs fois. Avec Pédar ou sans Pédar. En toute innocence. Mais l’innocence est un spectacle, et je sens qu’on va me le reprocher un jour !

38

Bon d’accord ! Balerinette est la fille de Roger Russel. Et après ? C’est une raison pour m’injecter des produits hallucinogènes ? Vous savez la nuit que je viens de passer ? À bégayer sans arriver à dire « je t’aime » ? Si la fenêtre n’avait pas été ouverte, j’aurais manqué d’air tellement j’en ai respiré. Et puis j’étais pas seul. Je les sentais grouillant comme des idées à l’heure de trouver une solution. Ah ! je vous le dis ! J’aime pas la nuit quand c’est le rêve qui s’en occupe.

Ben oui, Balerinette est la fille de Roger Russel. Je le sais depuis le début, mais pas vous. Même qu’elle s’appelle pas Balerinette. C’est moi qui l’appelle comme ça, Balerinette. Allez savoir pourquoi. Une réminiscence que ça doit remonter à quand j’en avais pas encore. Et je me souviens pas quand j’ai commencé à en avoir et si c’était Balerinette ou je sais pas quelle autre complication alors que tout était si simple.

J’ai des glandes comme tout le monde et ça me travaille de l’intérieur, tellement que ça se voit à l’extérieur et on me pose des questions. Je réponds que j’ai pas pris mes gouttes, 60 par jour en 3 fois. Goût métallique. Ça trouble pas l’eau. Et c’est incompatible avec la Javel. Voilà… maintenant vous commencez à comprendre que je vous ai pas attendu pour donner un sens à ce qui m’arrivait, en supposant que ça arrive aussi aux autres à la même époque de la vie.

J’avais un besoin incroyable de la fourrer dans tous les trous, tellement que papa a fait fuir le gruyère. Sans compter les passoires de l’existence et les rideaux que maman voulait pas ravauder sous prétexte qu’elle avait plus goût à ça. Pendant ce temps, je regardais la télé et je voyais que j’étais pas plus con qu’un autre. Il m’a pris une de ces envies de devenir star de cinéma que si j’avais réussi j’aurais épousé une autre star, même déguisée en pédé. Ça tournait, ah ! ça oui, mais dans le style que si j’ai pas mal à la tête c’est que c’est pas moi qui se demande pourquoi on souffre à la place des autres.

J’y racontais ça à Balerinette quand elle avait pas deux ans ni les poussières qui vont avec si on veut compter juste. Elle m’écoutait sur son popo. Et on regardait King Kong en train de tordre quelque chose de difficile à tordre sans tomber dans la fiction. Exactement le contraire de ce qu’on voulait voir pour oublier qu’on avait pas le même âge.

Alors Roger Russel m’a obligé à habiter chez lui, mais pas là où il habite avec Balerinette. J’ai emménagé, comme on dit. Avec les meubles que madame Crotal retenait à un autre locataire qui mourait d’angoisse au fond d’un autre puits. Comme j’avais jamais travaillé, je suis mort avant même d’apprendre à réclamer un salaire et des conditions de travail que la décence inspire à la paresse. Je me suis mis à croire en Dieu et je l’ai appelé Javel, juste pour avoir le plaisir de l’enlever de l’eau du robinet qui autrement se met à croire en faisant un bruit d’enfer chaque fois qu’on est poussé à boire. Avant, je savais pas que je serais poussé dans ce sens. Je pensais même qu’il faudrait pas me pousser pour que je prenne un sens.

Les trucs qu’on fait pour s’expliquer ! On passe de 60 gouttes à 80 et de 80 à 100. Avec le risque d’en mettre dans la Javel, même très peu de Javel, et alors on comprend ce que ça fait et ce que ça fait pas. Je comprenais tout du premier coup et j’ai même fait usage du popo de Balerinette qui a changé de couleur.

Et puis on est allé à la pêche aux haricots de mer sur une plage que je vous dis pas son nom pour pas lui faire de publicité, bonne ou mauvaise selon qu’on sait de quoi je parle quand j’en parle plus. La tête que je fais ! Balerinette enfonçait son index et son majeur bien serrés l’un contre l’autre dans le sable après que l’écume se fût retirée. Il fallait que je lui dise si c’était un haricot ou un crabe, même que des fois c’était ni l’un ni l’autre et je savais pas moi-même. Dans l’eau, elle avait l’air de s’amuser mais c’était pas moi le rigolo. C’était toujours un autre et je savais pas qui. Alors, je retournais au popo et je me prenais pour un type de son âge, ce que je n’étais pas sinon tout le monde l’aurait su.

Bref, elle a crû. Et moi j’étais déjà comme je suis. Avec une queue qui fait plaisir à voir, mais qu’on a pas tellement envie d’essayer. Elle préférait la marelle. Avec les cailloux, plat de préférence, des cailloux qui glissaient et moi je disais pas non. Pédar m’encourageait mais lui, il peut payer son loyer et de toute façon il le paye pas à Roger Russel qui ne l’emploie pas non plus puisqu’il travaille à la ville comme pompiste d’essence ou de gas-oil, je me rappelle plus.

Vous rigolez parce que je suis con comme un autre. Si c’est tout l’effet que ça vous fait de savoir que Balerinette est la fille de Roger Russel, qu’est-ce que ça va vous faire de savoir qu’elle est sa fille unique. Je sais pas d’où il la sort. Personne le sait. Il est arrivé avec et il veut repartir sans. Quand il m’a dit ça, j’ai cru qu’il voulait que l’épousasse. Mais non.

Donc, je la vois ce jour-là, que je devais payer le loyer à son père et que j’avais pas encore travaillé pour lui. Forcément, j’étais dans la Cadillac de madame Crotal en route à partir de l’endroit où on avait causé de je sais plus quoi avec monsieur GU. Je crois même qu’il faisait tellement nuit que j’allais pas m’en sortir sans ouvrir l’œil, parce que ça chlinguait. À quoi ? Mais au popo ! Balerinette faisait dedans, en plein enfer de la Marelle, ou Enfer de la marelle, je sais plus. Je vous laisse cette initiative.

Madame Crotal arrête la Cadillac parce que ça chlinguait trop. Elle baisse la vitre automatiquement et met sa tête dedans, une prouesse que si on me demandait comment elle fait, je ferais pas pareil.

« Alors, ma petite Balerinette, il paraît que tu vas faire ta communion solennelle ? »

Avec qui, je sais pas, mais j’y suis pour rien et je m’en mords les doigts.

« Je vais la faire, madame Crotal ! J’ai demandé une montre en or et des patins à roulette.

— Demande-leur l’impossible, ma petite ! C’est tous des […] ! »

Elle me regardait même pas, Balerinette. Elle savait peut-être pas que j’étais de l’autre côté de la Cadillac, en train d’essayer de baisser la vitre et Popol me faisait des signes pour m’expliquer comment on la baisse. Il s’agitait derrière la vitrine, ayant écarté le rideau jaune qui avait glissé sans bruit sur ses anneaux. Je pouvais voir la table avec le tapis dessus. Et la cruche jaune. Et Roger Russel qui parlait à un mec qui me tournait le dos. Il me tournait tellement le dos que j’ai pensé que c’était Pédar.

Vous savez comment c’est, les Cadillac. Vous poussez un bouton et elles vous montrent ce qu’elles savent faire. Mais je savais pas sur quel bouton il fallait appuyer pour que Balerinette prenne le volant. Et j’ai appuyé sur un truc qu’était même pas un bouton. Et tout a disparu !

39

Y avait plus rien. Mais ce qui s’appelle rien. On aurait éteint la lumière, j’aurais su, même sans voir, qu’il y avait au moins quelque chose. Et si on avait mis tellement de lumière là-dessus que ça m’aurait rendu aveugle, j’aurais bien vu que j’étais pas seul. Dans un cas comme dans l’autre, j’aurais angoissé selon le principe cartésien. Ça fait pas de bien par où que ça passe, mais ça empêche pas d’exister. Mais là, c’était le vide ou je savais pas ce que c’était. Heureusement que quelqu’un a dit que je pouvais pas payer le loyer sans l’aide de l’État, sinon je serais pas revenu pour protester.

« Qu’est-ce qu’il a ?

(C’était la voix de Pédar, mais Pédar était crevé et donc quelqu’un l’imitait. Mais alors à la perfection ! Que ça me refoutu des boules là où personne n’en a sans se forcer.)

— Il veut ouvrir la vitre et il peut pas, dit Popol qui était sorti et s’agitait sur le trottoir avec des gestes que si on comprenait pas c’est qu’on était venu pour rien.

— Il a pas l’air de vouloir l’ouvrir, si quelqu’un d’autre. Ça se voit, quand quelqu’un veut ouvrir une vitre. Il y met du sien.

— Ces mecs qui foutent rien de la journée, à part d’être soupçonnés de meurtre, on sait jamais de quoi ils sont capables.

— Moi je l’ai vu reluquer Balerinette avec un que si c’était ma fille, je sais bien ce que j’y ferais… »

C’était un mot de trop ! Et Roger l’avait entendu, malgré que la radio était à fond. Alors il sort sur le même trottoir que Popol et il se met à sa place. Mais au lieu de gesticuler pour expliquer comment qu’on baisse la vitre, il explique autre chose et je comprends pas quoi. Ah ! merde ! que je me dis. J’aurais préféré qu’on s’en tînt à la question déjà épineuse de la vitre qui est déjà pas si facile que ça à baisser, même que j’y arrive pas. Et qu’est-ce que je lis sur les lèvres de ce proprio intransigeant ? Que j’aurais mieux fait de pas aller voir monsieur GU pour lui tirer dans le dos à lui, Roger Russel. Ça me fait baisser la vitre.

« Je fais ce que je peux pour payer mon loyer, monsieur Russel !

— On s’en fout puisque c’est l’État qui paye, dit Popol qui se fait une place sur le trottoir. L’État, c’est-à-dire nous. Et on a pas envie de payer !

— Il faut bien que quelqu’un paye ! proteste Roger Russel.

— Oui, mais c’est toujours les mêmes.

— Forcément, je dis. On est logé à la même enseigne ! »

Qu’est-ce que j’avais pas dit ! Pire que si j’avais avoué avoir tué Pédar. Et pourtant, je l’ai pas tué. On m’a enfermé pour ça. Et j’en suis sorti pour écrire ce que vous lisez, sinon j’aurais continué d’écrire pour pas être lu. Comme la vitre était baissé, j’ai mis ma tête dedans, comme elle faisait madame Crotal du côté du volant qui est moins risqué selon les statistiques.

« Il vous a offert une carte du Parti socialiste ? me demande Roger Russel sur un ton narquois.

— Il a bien sa carte du Front national, Arto !

— Vous voulez pas ma carte plutôt ? »

C’était tentant. Ah ! c’était une belle carte. Elle donnait droit à épouser Balerinette même en état de légitime défense. J’avais tellement envie de coucher avec elle ! Me tenir debout sur la marelle avec un caillou glissant au bout du pied suffisait plus à calmer les ardeurs qui me bouffaient mon temps de loisir. Madame Crotal me pinça discrètement.

« Pourquoi qu’elle vous pince ? demanda Popol.

— J’y pince pas ! grogna madame Crotal.

— Je suis bigleux peut-être ? rugit Popol.

— Non, mais vous savez pas ce que c’est pincer !

— Je me fais pincer quand je veux moi !

— Et ben monsieur Hartzenbusch est libre, lui ! »

Ça commençait à chauffer. La Cadillac frémissait à l’idée d’une fusion qui me donnerait raison. Roger Russel se tenait prêt et Popol agitait un siphon. Mais c’est Balerinette qui pissa et le Métal se figea comme il était venu.

« Ya des fois où qu’on parle pour rien, » nota madame Crotal.

J’étais descendu de la voiture pour retracer la marelle, à même le pipi. Balerinette retint ma main, celle qui tenait le morceau de craie.

« Fais pas ça, Giton ! Inutile de provoquer un scandale. Rentre chez toi et bois un bon coup de ton eau déjavellisée. Ça te fera dormir. Tu as besoin de sommeil. »

Arto n’était pas loin. Il fumait sa pipe blanche. Rondelle tenait encore la boîte d’allumettes. Elle en frotta une pour éclairer son visage. Et je vis alors qu’elle en savait plus que moi. Forcément, c’est elle qui avait tué Pédar.

40

Vivre en France est devenu vachement compliqué quand on a adhéré contre son gré à un parti que si on avait su on aurait adhéré à un autre. Moi, j’avais la carte du Parti socialiste dans la poche. Et c’était un flic membre du Front national qui enquêtait sur le meurtre que j’avais pas commis sinon je serais pas dans ce roman à me demander si je ferais pas mieux d’en sortir. Mais entre se demander et demander aux autres, ya une nuance qui explique le 49-3.

J’avais suivi le conseil de Balerinette. Je savais même plus si je devais l’épouser ou si elle faisait sa communion solennelle. C’est vous dire si j’étais embêté par la Providence. Et quand je bois trop d’eau déjavellisée par mes soins, j’ai des visions. J’en ai eu toute la nuit. Tantôt ça m’a fait dormir, tantôt ça m’a réveillé avec l’envie de le rester.

On était deux dans le lit. Au début, j’ai hésité. Mais, après un premier somme cauchemardesque, j’ai tellement hurlé qu’on m’a demandé de la fermer sous peine qu’on me la coupe. Pourtant, je criais avec ma bouche. Il aurait fallu m’expliquer que la langue est dans la bouche, mais c’était trop demander, si j’avais bien compris ce qu’on me reprochait.

« Vous avez adhéré dans la joie ou c’est monsieur GU qui vous a fait ce cadeau peut-être pas mérité ? »

Je savais pas quoi répondre. Enfin, je connaissais la réponse, mais des fois, vaut mieux faire faux et prendre la tangente en remerciant le cercle d’en avoir une infinité au service de la trouille.

« Je suis pas venu pour me faire enculer ! Parlez-moi de la joie !

— Vous me voyez au meilleur de la joie ! répondis-je pour qu’on me fasse taire.

— Monsieur GU est trop généreux avec les émigrés ! En plus, vous n’êtes même pas travailleur.

— Oui, mais je suis juif…

— Ma femme aussi est juive et je n’en tire aucun avantage ! Tandis que vous…

— Je ferai mieux la prochaine fois… Je dois d’ailleurs épouser…

— Vous ne pouvez pas vous marier sans contrat de travail !

— Monsieur Russel m’a promis…

— Russel ! Ce fasciste ! Vous osez vous accoquiner avec la gangrène de notre belle République !

— Mais puisque je suis socialiste ! Monsieur GU…

— Monsieur GU ne décide pas à ma place ! Et puis vous ne pouvez pas accepter un travail fourni par nos soins et travailler pour monsieur Russel. Le cumul est interdit par la Loi !

— Je ferai mieux la prochaine fois… Je dois d’ailleurs épouser…

— Vous ne ferez plus rien ! Rendez-moi la carte !

— Non ! »

Qu’est-ce que j’avais pas dit ! Le mec qui était dans mon lit en est sorti et il s’est planté devant la fenêtre comme s’il allait se défenestrer. Heureusement, elle était ouverte et il a reculé. Il s’était mis à réfléchir et il le faisait savoir. Moi, je disais rien. Je m’accrochais à la carte du Parti socialiste comme à une bouée.

Alors je vis à quel point ce type était agité. Il gesticulait dans l’ombre, grognant comme un gardien de zoo. Je comprenais pas ce qu’il disait, ce qui l’empêchait pas de le dire. Puis il s’est efforcé d’être clair :

« Vous ne voulez pas me rendre cette carte ?

— Non !

— Pour qui voulez-vous travailler ? Pour nous ou pour monsieur Russel ?

— Arto aussi m’a promis du travail !

— Enculer Marine ! C’est tout ce qu’on sait faire au Front national ! C’est pas du travail, ça ! C’est… c’est… »

Il s’étouffait lentement. Ça faisait presque pitié, mais j’avais plutôt envie qu’il en crève. J’ai attendu toute la nuit, les yeux fixés sur cette ombre qui parlait au mur comme s’il y avait quelqu’un dedans. Il a même bu l’eau du robinet, ce dont je me fous royalement tant que c’est moi qui la bois. Et pas une seconde j’ai compris un traitre mot de son interminable discours, sauf que de temps en temps il me demandait pourquoi je m’obstinais à conserver par devers moi la carte que monsieur GU m’avait offert dans un moment d’égarement ou d’ivresse, il n’était pas compétent pour en juger, mais ça le mettait lui-même dans un état de confusion qui frisait la démence, il n’avait pas de mal à l’avouer.

Et il arrêtait pas de bouger « et clic ! et cloc ! et ping ! en plein dans l’œil ! et l’autre œil les mains dans les poches ! ah ! ah ! je t’ai eu et tu m’auras pas ! c’en est fini de toi et de ta clique de collabos ! »

Quand j’ai repris conscience, n’ayant toutefois jamais fermé l’œil, il avait disparu et la porte était ouverte. J’avais une soif d’enfer, mais je me suis retenu. Faut pas abuser des bonnes choses, même quand elles vous en font voir de toutes les couleurs. Madame Crotal se tenait sur le paillasson. Elle parlait. Son doigt montrait quelque chose à l’intérieur du salon. Il tremblait. Elle remuait les lèvres et je savais pas si c’était pour rire ou pour pleurer. J’avais de plus en plus soif. Mais je tenais bon. Je boirais rien avant midi. Et le doigt de madame Crotal entrait dans le salon. C’était une invitation à comprendre quelque chose qui était de mon niveau, sinon elle serait pas entrée et se serait adressée à quelqu’un d’autre. Or, c’était bien moi qu’elle interpelait. J’ai commencé à l’entendre.

« Monsieur… Hartzenbusch… Là !... le portait de… voyez-vous-même… Ce magnifique portrait de… Pierre Laval !

— Je sais bien que c’est le portrait de Pierre Laval, madame Crotal. Qu’ya-t-il de mal à cela ? Ce portrait fait partie des meubles. J’y suis pour rien.

— Mais enfin, monsieur Hartzenbusch ! Ce portrait, c’est… c’est…

— Un simple jeu de fléchettes, madame Crotal. Il fait partie du loyer que monsieur Roger Russel va m’encaisser aujourd’hui.

— Mais enfin, monsieur Hartzenbusch ! Vous avez joué toute la nuit ! Vous ne travaillez pas la nuit et vous jouez la nuit à ce jeu… stupide !

— Mais ce n’est pas moi qui ai joué, madame Crotal ! C’est… c’est…

— Vous voulez dire que c’est… c’est…

— Il semble bien, madame Crotal, mais je ne veux accuser personne !

— Mais si, monsieur Hartzenbusch ! Vous accusez ! Vous accusez…

— Mais donc a passé la nuit ici, madame Crotal ?

— Manuel Valls ! »

J’en avais fait des trous, dans le visage de Pierre Laval déjà grêlé par les locataires qui m’avaient précédé, mais jamais avec autant d’amour que mon invité inattendu de la nuit, lequel n’avait même pas retiré les fléchettes pour les ranger en bon ordre dans la petite boîte dont monsieur Roger Russel vérifiait toujours le contenu avant d’encaisser le loyer que je lui devais… je ne sais plus pour quelle raison.

41

Bref, j’avais la carte du Parti socialiste. Arto avait celle du Front national. Et Roger Russel me proposait de payer ma dette en travaillant pour lui. Ça posait des questions, me dit Arto. Et on arrivait pas à y répondre. Cependant, pour lui, les choses étaient claires : il enculait Marine, alors que moi, qui j’enculais ?

« Au parti socialiste, me dit-il, c’est plutôt enculer qu’on se fait… »

Roger Russel frappa sur la porte à ce moment-là, juste au moment où je commençais à comprendre pourquoi Arto était Arto et pourquoi je n’avais pas cessé d’être moi.

« D’être socialo vous empêche pas de fricoter avec un facho ! lança-t-il sans refermer la porte.

— Nuance ! Je suis flic ! gueula Arto.

— Et lui, qu’est-ce qu’il est ? » siffla Roger Russel.

La question était posée. D’être socialo, ça empêchait rien. Et à force de pas empêcher, je suis devenu ce que je suis. Vous savez quoi.

« Vous allez pas rester là sans rien faire, patron ! » dit Arto.

Il avança une chaise, mais comme j’étais dessus, il en avança une autre, la même. Roger Russel avait amené son gros registre tamponné à chaque page. Il s’assit et posa le registre sur la table où Arto rassemblait à autant de verres qu’il pouvait. Il avait l’air joyeux ce matin. Il avait sans doute passé la nuit à enculer Marine. Qu’est-ce qu’on peut pas avec Internet ? En plus, j’avais pas les sous. Et les allocs étaient coupées. J’avais pas assez cherché du travail.

« Je vous en ai proposé un bon et bien payé, dit Roger Russel. Qu’est-ce que vous avez été foutre chez GU ?

— C’est madame Crotal… »

Encore un mot de trop. J’arrêtais pas de trahir depuis que je me raisonnais. Roger Russel sortit son appareil photo d’une poche. Il fallait que je regarde maintenant et qu’est-ce que je voyais, si c’était pas madame Crotal complètement à poil chevauchée par des singes qui lui faisaient pipi dessus en poussant des cris stridents !

« Vous allez la tuer ! baillai-je en me tenant la mâchoire pour pas qu’elle tombe.

— Vous avez l’argent du loyer ? »

Arto rigolait en bourrant éternellement sa pipe. Roger Russel alluma son briquet, répandant l’odeur du kérosène qui me donna la nausée. Je soupçonnais une complicité entre lui et Arto, ou entre ce qu’il représentait et la police, je savais pas trop, mais j’étais pas loin.

« Elle vous a laissé conduire la Cadillac ? demanda Roger Russel.

— J’ai pas le permis à cause de ce que j’ai dans le cerveau…

— C’est pas ce que je vous ai demandé. Vous l’avez conduit, oui ou non ?

— Comment vous le savez ? Et si vous le savez, pourquoi me poser la question ? OUI ! J’AI CONDUIT LA CADILLAC ! »

Même que j’avais provoqué un accident, mais j’avais évité d’en parler jusque-là. On avait quitté monsieur GU en plein milieu de la nuit et madame Crotal avait eu comme qui dirait une faiblesse. Elle m’a passé le volant sans même me demander si je savais conduire. Or, je savais pas, et la route m’a paru longue. Je lui avais demandé toutes les deux minutes pourquoi on avait quitté monsieur GU et elle m’avait répondu en se tenant le crâne à deux mains que c’était parce qu’on allait quelque part mais me demandez pas de vous dire où parce qu’on est jamais arrivé là où c’est qu’on devait aller sans que je le susse.

C’était mes explications, ça. Roger Russel m’avait écouté sans cesser de tourner les pages du gros registre aux tranches usées par un usage mensuel strict depuis les longues années qu’il avait entièrement consacrées à fournir un logement aux sans-abri protégés par la société. Je savais pas pourquoi on me protégeait mais on m’amenait souvent à l’hôpital et j’en ressortais avec des idées nouvelles que je mettais aussitôt en pratique pour ressembler à l’impossible. Mais l’effet durait rarement plus de deux jours et le troisième, je devais payer mon loyer ou dégager sans laisser d’adresse. Ce jour-là était arrivé, à ma grande surprise je dois dire. Qu’est-ce que je foutais encore chez moi après tout ce qui venait de m’arriver ? J’étais tellement angoissé que je trouvais pas ni le début d’une réponse à cette question pourtant essentielle. Ça faisait rire Arto. Et il était bien le seul. Il faut dire qu’on était que trois, que Roger Russel ne riait jamais en ma présence (Balerinette le trouvant toutefois très rigolo) et que sur l’écran de l’appareil photo, les singes gueulaient tellement fort qu’on entendait pas ce que madame Crotal voulait me dire. Alors j’ai ri moi aussi, comme le condamné à mort qui voit vraiment pas ce qui peut le tirer du pétrin où on l’a fourré. Je devais avoir l’air particulièrement con, parce que ça n’a pas plus à Roger Russel qui n’arrêtait pas d’allumer et d’éteindre son briquet. L’odeur du kérosène couvrait complètement celle de la Javel. Et j’avais une soif !

« C’est toujours pareil avec les pauvres, dit Roger Russel. Tant qu’on leur demande rien, ils font semblant, mais quand c’est l’heure, ils peuvent pas s’empêcher d’être eux-mêmes. Pas vrai, monsieur Hartzenbusch ?

— Je peux payer en Javel, mais en présence de kérosène, je vous garantis pas l’innocuité du produit. Est-ce ma faute si vous n’arrêtez pas d’allumer et d’éteindre ce briquet ?

— Payer n’est pas donner, monsieur Hartzenbusch ! »

Qu’est-ce qu’on fait quand il n’y a plus de solution ? Des fois, on m’emmène à l’hôpital pour ajuster le traitement, mais c’est parce qu’on a une lueur d’espoir. Or là, y avait plus rien à espérer, ni de moi ni de mon proprio. Et Arto reluquait mon jeu de fléchettes comme s’il avait envie d’y jouer. Il avait même une fléchette entre deux doigts et il en léchait la pointe d’acier avec une langue gourmande. Mais je crois que Roger Russel aurait pas vraiment apprécié qu’on s’amuse dans son dos.

« Faute de paiement, monsieur Hartzenbusch, je me vois dans l’obligation de vous faire conduire manu militari sur les lieu de votre travail…

— Mais j’en ai pas du travail !

— Lequel que vous choisissez, ami ? » lance Arto en même temps que la fléchette qui fait mieux que Manuel Valls.

J’avais le choix ? J’osais même pas poser la question tellement madame Crotal semblait souffrir du traitement intolérable qu’elle subissait sous les singes. Et monsieur GU n’était pas là pour me conseiller. Même Manuel Valls s’était éclipsé. Non, j’avais pas le choix. Roger Russel souriait en me toisant.

« Vous savez piloter un hélicoptère, monsieur Hartzenbusch ?

— Comment voulez-vous que je travaille dans ces conditions ?

— Alors vous ne piloterez pas l’hélicoptère.

— J’aime mieux !

— Mais vous monterez dedans.

— Qu’est-ce que je ferais dans un hélicoptère, moi qui n’en ai jamais vu un près ?

— On vous le dira assez tôt ! »

Ce qui a fait marrer Arto. Un rien le fait marrer, Arto, depuis qu’il a réussi à enculer Marine. Il paraît que c’est comme ça quand on a réussi un truc qu’on a mis du temps à comprendre comment c’était possible. On se marre. Et il est trop tard pour comprendre pourquoi.

42

Moi, je me demandais quand j’allais épouser Balerinette. Et surtout quand j’allais la sauter. Ça me faisait tellement bander que Rondelle a demandé la permission de venir avec nous. Roger Russel n’a pas dit non et on est reparti sur la route à bord de la Cadillac, avec madame Crotal dans le coffre et les singes en train de lui pisser dessus pour lui apprendre à vivre avec le nouveau contrat social. Et qui qu’on voit faire du stop à la sortie de la ville ? Le Chinois ! Il rigole tellement que ça file le bourdon à Arto qui se met à feuilleter le registre de Roger Russel, lequel veut pas que je conduise à sa place. Je sais pas où on va, mais tout le monde a l’air d’accord pour y aller sans me le dire. Ce qui me fait bander encore plus. Rondelle en profite pour rattraper le retard qu’on a accumulé à cause de la confusion des faits et des évènements. Je m’attends à voir surgir de la nuit un hélicoptère en bonne et due forme. On croise une patrouille pépère de gendarmes occupés à comprendre le fonctionnement d’un i-phone dernier cri. Puis le monde civilisé s’efface et laisse la place à une caserne de l’armée de l’air. Un grand type que j’ai déjà vu nous envoie la fumée de son cigare en expliquant pourquoi et comment on est là. Et je suis censé avoir compris.

« Il bande toujours ? demande-t-il.

— Pas besoin de le piquer pour ça, précise Roger Russel toujours au volant.

— Vous avez amené Balerinnette ?

— Non. Mais madame Crotal est dans le coffre avec les singes. »

La tête que j’ai fait ! Non seulement on me destinait madame Crotal, une cuvée d’au moins 90 ans, mais j’avais déjà des singes. Et pas une poignée. Même que c’était des enfants gorilles. Pas beaux à voir et prometteurs de masses musculaires qui allaient me coûter les yeux de la tête. Et vous croyez que cette sinistre perspective m’a fait débander ? Que nenni ! J’étais sur le point d’éjaculer tellement j’avais l’espoir de me tromper. Le type au cigare, qui s’appelait Kol Panglas, me tapota l’épaule en signe d’encouragement et de fraternité. Il était commandeur de la Légion d’honneur. Ça promettait. Roger Russel cligna de l’œil lui aussi. Et Rondelle se serrait contre moi comme si on allait plus se quitter. La Cadillac avança de nouveau. On était sur le tarmac.

« Vous le voyez l’hélico, me dit Kol Panglas qui trottinait à côté de la bagnole. C’est toujours ce qu’on voit en premier. Y en a pas un qui le voit pas avant de passer à la vitesse supérieure. Accrochez-vous à cette vision, monsieur Hartzenbusch ! »

Pour m’accrocher, je m’accrochais. Rondelle aussi s’accrochait et ça commençait à faire mal. Roger Russel appuya un peu sur l’accélérateur et Kol Panglas, qui soufflait sa fumée, grogna en allongeant la foulée.

« J’en ai connu un qui le voyait pas, continua-t-il. Il le voyait tellement pas que je me suis mis à douter qu’y en avait un. Vous savez ce que j’ai fait, monsieur Hartzenbusch ? »

Je savais pas. Comment que j’aurais su ?

« Je l’ai descendu !

— Vous l’avez descendu, salaud ! »

Y avait que mon papa qu’avait été descendu de cette manière ignoble, alors je me suis mis à le voir, ce maudit hélico et je vous jure qu’il aurait fallu me faire très mal pour que j’avoue que je voyais rien d’autre que la surface noire du tarmac et la ligne lumineuse qui se perdait à l’horizon de la nuit. 

« Je suis content que vous le voyiez, dit Kol Panglas. Ça m’aurait fait chier de vous descendre. J’ai fait ça qu’une fois et je suis pas sûr de le refaire aussi bien.

— On vérifiera une fois arrivé, » murmura Roger Russel.

J’en avais froid dans le dos. Et la bite au rouge blanc. Ce qui gênait pas Rondelle qui avait les moyens de la refroidir pour mieux me chauffer. On allait arriver où ? Je pourrais remettre ça au prochain chapitre, mais je suis tellement pressé de vous le dire que je vais pas m’en priver. J’en ai marre qu’on me prive. À force, je prends tout. Et je laisse rien aux autres. On arriverait bien au bout de quelque chose. D’ailleurs, Kol Panglas commençait à s’essouffler. Et il en avait long sur le cigare, de la cendre. Une petite chaleur qui l’empêchait de parler pour rien dire. Ça me faisait des vacances. On a pas idée de faire bander les gens juste pour qu’ils manquent pas de patience.

« Vous le voyez ? »

La question-piège. Je pouvais encore tomber dedans. Des fois, on se laisse aller à la sincérité et on se fait baiser par en bas au lieu que c’est meilleur quand ça commence en haut, tout près d’où qu’on a la langue pour s’en servir.

« Ouais. Je le vois.

— Ce que vous voyez est une illusion, dit Kol Panglas tellement essoufflé qu’il s’arrêta et se plia. Vous entendez la turbine ?

— Je l’entends.

— Et vous voyez ces gens qui vous attendent ?

— Je le vois.

— Vous vous sentez d’attaque, monsieur Hartzenbusch ?

— Comme si j’y étais ! »

La Cadillac pila. Rondelle fut projetée dans les bras d’Arto qui en profita tant que j’étais pas là. Et je mis du temps à arriver, un sacré bout de temps que je mis à profit pour réfléchir à ce que j’étais en train de faire pour payer mon loyer. J’avais peut-être toute l’Humanité à mes trousses. Et j’étais seul aux commandes d’un hélicoptère, la queue entre les mains et les pompes sur le palonnier qui n’était autre que madame Crotal dégoulinante de pisse. Dans la cabine, les petits gorilles s’empiffraient pour grandir plus vite. C’est alors que je les ai vus, ces mecs aux gueules tirées par la trouille et les mauvais traitements. Parce qu’il faut que je vous explique : il y a aussi les mauvais traitements. Tout le monde n’a pas la chance d’être bien soigné et d’être du coup capable de piloter un hélicoptère sans avoir jamais appris. Qui c’étaient, ces mecs ? Ceux qui ont lu la confession d’Arto Lafigougnasse le savent bien !

43

Et ben vous savez quoi ? Mon loyer était payé. Ça me laissait un mois pour me la couler aussi douce que possible. J’ai même été à la communion de Balerinette. Bien sûr, on m’a détrompé à l’entrée de l’église. On m’a tout bien expliqué. Même que Balerinette était trop jeune pour coucher avec un type qui sait même pas son âge. Ah ! si je l’avais su, j’aurais été en prison. Et on m’aurait peut-être même coupé. J’ai vite compris et on m’a pas expliqué longtemps, preuve que je pouvais encore servir à quelque chose, même si j’avais pas de travail. Certes, j’avais fait ce que j’avais fait pour survivre, mais j’étais vivant et libre et Arto pouvait enculer Marine toutes les nuits que Dieu fait pour que le Front national gagne pas les élections.

Et je me suis pas privé de bouffer tout ce qu’il était permis de bouffer pour faire honneur au repas qui a suivi la communion. J’ai même montré à Balerinette comment que je faisais pour éjaculer sans en mettre partout. Et j’ai tout mis au même endroit. Ils l’ont alors éloignée de moi. Et on m’a raccompagné chez moi sans me demander si j’avais tué Pédar ou si je connaissais du monde en haut lieu.

Et après cette effervescence bien méritée, j’ai eu envie de dormir. Madame Crotal, remise de ce que Roger Russel lui avait fait subir, avait changé mes draps en autre chose et c’était justement ce qu’il me fallait pour que je trouvasse le sommeil, lequel j’avais perdu suite à un traitement non pas mauvais, mais trompeur. J’allais passer une nuit de l’autre côté.

Je sais jamais vraiment de quel côté je suis. Et puis ya tellement de côtés que je sais jamais si je suis de l’autre ou encore moi-même. Mais enfin, quand je dors, je fais pas semblant. Est-ce que j’avais vu l’hélicoptère ? Non. Alors ?

Alors je suis entré. Que voulez-vous, je suis comme tout le monde. Je ne recherche rien d’autre qu’un moment de bonheur et pour m’assurer que je me trompe pas de bonheur, j’en mesure le plaisir que ça me donne.

Suis-je différent du modèle du citoyen républicain que Manuel Valls encule pour se faire mousser ? Vous voyez bien que non. Alors je suis entré. Chez Popol. Et j’ai eu droit à une poignée de cacahuètes salées et à un verre d’eau garantie sans Javel par le gouvernement que préside un enculeur encore plus remarquable qu’Arto Lafigougnasse que vous connaissez aussi bien que moi puisque vous l’avez inventé avant que je prenne la parole. Quel merdier !

Bref, je dormais. Et qu’est-ce que je fais quand je dors ? Rien. Je veux dire qu’à l’extérieur, Rondelle a beau me regarder comme si elle m’avait jamais vu, je fais rien et même plus : je donne l’impression de pas travailler. Ça lui en bouche un coin. Mais à l’intérieur, Rondelle ? À l’intérieur, qu’est-ce que je glande ? Ça, tu peux pas le voir. Et pourquoi tu peux pas le voir ? Parce que tu n’entres pas. Je suis fermé. Ça me fait un anus tellement contracté qu’on dirait que j’en ai pas et qu’on va me demander par où je me vide. Est-ce que tu te vides quand tu dors, Rondelle ? Rarement. Et ça me réveille, alors.

Je dormais. La solitude. Rien ne bouge si je fais pas bouger. Et si quelqu’un parle, c’est moi qui dis. On me met des trucs dans les veines et ça revient au bon moment. Au bout d’un temps qui n’est pas celui des horloges, je rencontre quelqu’un. Non pas Balerinette, que je me fais les yeux ouverts à la fenêtre quand elle joue à la marelle, mais quelqu’un. Quelqu’un qui n’arrête pas de parler comme si je savais me taire. On se sent bien. On va attraper du poisson si ça continue.

Et ça continue. Une porte s’ouvre. Et je sais que si j’entre, j’en sors. Or, je veux pas sortir de là. Je veux comprendre ce qu’on me dit. Je suis mon propre mystère. Je jour où j’ai expliqué ça à mon toubib, il a amené des étudiants pour que je sois plus à l’aise dans les descriptions, que c’est le côté faible de mon imagination. Alice Qand, qu’il s’appelle. Homme ou femme, ou le contraire. Barraqué comme un homme et fuyant comme une femme. Et des fois le contraire, je veux dire.

On était en train d’en parler quand Sally Sabat est entrée, toute sucrée en commençant par les guiboles qu’elle a croisées pour que je regarde pas entre. Moi, je m’en foutais qu’on m’interdise. Du moment qu’on me demande pas de piloter un hélicoptère.

« Mais c’est ce qu’on vous a demandé ! fait Sally Sabat en me donnant un coup de pied.

— Qui m’a demandé une pareille connerie ?

— Roger Russel !

— Il existe pas ! Je l’ai inventé !

— Vous voulez dire qu’à force de l’inventer, il s’est mis à exister ? C’est banal comme affection. Je vais vous piquouser. »

J’en avais pas vraiment envie. J’ai la peau tapissée de trous et de bleus. Ça me donne envie de vomir quand je me regarde à poil dans le miroir qui est mis à ma disposition par le système.

« Quel système ? Ya pas de système ! Qu’est-ce que vous racontez ?

— Je raconte pas ! Je dors.

— Avec les yeux tellement ouverts que je suis obligée de serrer les cuisses ? »

Je crois que c’est à cet instant que Kol Panglas est entré. Il fumait toujours son Kolipanglazo de un mètre dix de long. Ça m’écœurait, moi, toute cette fumée pour rien. Mais ça faisait ouvrir les cuisses et je voyais. En plus, ça avançait.

« Vous êtes prêt ? me demanda Kol Panglas. L’hélico, lui, est prêt.

— Je le vois plus !

— C’est possible, ça ? » demande Kol Panglas à Alice Qand.

Et on a recommencé. Tout depuis le début. Vous imaginez la trotte ! On avait même plus la Cadillac pour se chauffer le cul. J’avais plus qu’une envie : me réveiller et plus jamais travailler pour les autres. Mais en revenant chez moi, l’œil noir et froid de Pierre Laval, crevé par les fléchettes, me lança un regard encore plus perçant. Je suis tombé à genou. Ou je me suis agenouillé, je sais plus. La cloche de l’église sonnait à toute volée pour que les invités se rendent en habit du dimanche à la cérémonie de la communion solennelle. Je savais pas pourquoi on m’invitait, mais qu’est-ce que je bandais !

44

J’étais en train de me faire la main sur la nappe de communion quand tout le monde est arrivé. C’était aussi bien, parce que j’en avais marre d’éjaculer des hosties dans le bénitier. Ils m’ont tous caressé la queue avant de se signer. Je signale au lecteur inattentif que j’étais réveillé. Je dormais plus. Et je revenais de nulle part.

Ça m’avait excité. Je savais plus quelle langue je parlais avant de devenir dingue. Les vioques du quartier sont entrées les bras chargés de fleurs pour me faire tousser. Et j’ai toussé. Il fallait s’y attendre. Donc, Roger Russel a fait son apparition devant l’hôtel. Il portait une chasuble. Il a dit « Introibo ad altare Dei » et on a commencé en attendant qu’il dise « Ite misa est ». Pour ça, on était fait comme les autres. Seulement les autres ne pilotent pas des hélicoptères sans avoir d’abord appris comment qu’on les pilote sans passer pour un abruti.

Mais en plein « Agnus dei », le bedeau m’a fait savoir que je ferais mieux « d’aller faire ça ailleurs » si je voulais me marier avec Balerinette. Je suis donc sorti. Et là, les amis, j’ai vu l’hélicoptère. Et non seulement je l’ai vu, mais en plus, je me trompais pas. J’ai appris à faire la différence.

Il y avait du monde autour de l’hélicoptère. D’habitude, y en a pas tant. je m’approche, prêt à poser des questions, et c’est-y pas monsieur GU qui m’arrête alors que j’allais trouver le premier mot, le plus important quand on connaît pas.

« Vous oubliez votre casque, monsieur Hartzenbusch, me dit-il d’une voix sucrée.

— Je mets jamais de casque, monsieur GU !

— Mais il faut en mettre un ! Imaginez que quelque chose vous tombe sur la tête. Vous lui diriez quoi, à votre papa ? Qu’on vous l’a pas dit qu’il fallait mettre un casque ? Vous croyez qu’on sait pas de quoi vous êtes capable depuis que vous avez la carte du parti socialiste ?

— Et Arto, il met un casque ?

— Tant mieux s’il lui tombe quelque chose sur la tête ! »

Là, j’ai senti la haine. Le désir de tuer. Et même une touche de plaisir qui se promet de revenir de vacances avec plein de photos. Ça m’a rendu roide. Les gens qui attendaient me regardaient comme si j’étais Jésus en personne et que c’était eux qu’on allait crucifier. Monsieur GU m’a mis le casque. J’entendais.

« On va quand même attendre monsieur Roger Russel, dit monsieur GU.

— Il est socialiste ?

— Pensez donc ! On fait semblant de l’être.

— Et Arto, il fait semblant d’enculer Marine ?

— Avec quoi qu’il l’enculerait ?

— ¡No me digas ! »

On a fait le tour. La turbine ronflait. Et à l’intérieur, quelqu’un pleurait. Si c’était pas pour compliquer, j’étais en train de rire. Monsieur GU riait, lui. Quelque chose me disait que j’étais un instrument. Mais lequel ? J’avais jamais appris à jouer. Bon, j’avais lu des livres. Des milliers de pages remplies de tellement d’informations que j’avais plus besoin de sortir pour aller voir moi-même. On entendait le carillon de l’enfant de chœur. J’avais été enfant de chœur moi aussi, mais c’était pas Roger Russel qui officiait à l’époque. Je me demande maintenant si c’était pas monsieur GU. GU, c’était pas les initiales de Gor Ur, qui est l’inverse de Rog Ru, le petit nom de Roger Russel ? Pas de bon polar sans message linguistique. Mais j’osais pas poser la question. Ils avaient sans doute un autre pilote et je savais pas ce qui allait arriver à ces gens qui attendaient en se lamentant et surtout en m’implorant comme si j’avais le pouvoir de changer leur destin tragique. Je dis ça maintenant que c’est arrivé. Arto a raconté tout ça en détail.

« Vous avez pas soif ? me demande monsieur GU.

— J’ai déjavellisé un peu d’eau de bénitier…

— Vous avez exporté votre système de déjavellisation ?

— J’en ai un de portable. Pas vraiment au point, mais je me risque.

— Et que se passerait-il si jamais vous buviez de l’eau pas tout à fait déjavellisée ? »

La question que se pose le lecteur et que j’attribuais peut-être abusivement à monsieur GU. J’eus le hoquet. Monsieur GU me fit peur plusieurs fois. En vain. Peut-on piloter un hélicoptère en pleine crise de hoquet ? Autrement dit : cette crise de hoquet m’épargnerait-elle l’humiliation d’avoir à montrer à quel point j’ignorais tout du pilotage d’un hélicoptère, lequel n’a rien à voir avec celui d’un avion. Mais savais-je piloter un avion ? À force de me poser des questions sans réponses, je deviendrais fou avant la retraite.

« Vous ne me demandez pas qui sont ces gens, monsieur Hartzenbusch ?

— J’ai bien failli le leur demander ! Ah ! j’avoue que j’avais la langue prête à tous les sacrifices. Heureusement que vous êtes intervenu. Ce qui ne répond pas à la question de savoir si je sais piloter un avion…

— Il n’est pas prévu que vous pilotassiez un avion, ne vous inquiétez pas. »

Ce qui, vous vous en doutez, me rassurait pas vraiment. Je suis parti avant que monsieur GU m’explique qui étaient ces gens. C’est pas lui qui m’a expliqué. On volait quand on m’a expliqué tout. Et ça pleurait ! Ça gémissait ! Yen avait même qui priaient. Et j’avais une sacrée envie de prier avec eux. Mais vous savez ce qui s’est passé ensuite. Arto vous a déjà tout raconté. Et c’était bien pire que d’avoir tué Pédar.

45

« Le monde est trop compliqué pour vous, monsieur Hartzenbusch. Et pourtant, vous êtes doué de la parole. Il faut donc bien que vous en fassiez usage. Pas comme tout le monde, je l’avoue. Et vous savez à quel point j’ai de l’estime pour vous. Peut-être même de l’amour. Comment ne pas aimer celui qui est perdu d’avance ? »

Le type qui me parlait comme ça faisait les piqûres à merveille. Moi, les piquouses, ça m’a des fois rendu fou. Surtout quand j’étais gosse. Mais ai-je beaucoup grandi depuis ?

Il me frottait le corps avec un onguent. Il avait hérité la recette de sa grand-mère, faute d’avoir connu sa mère qui était morte en tombant de son balai. Le jour où ce genre d’histoire me fera rire n’est pas encore arrivé.

« Ce qui me chagrine, voyez-vous, monsieur Hartzenbusch, c’est que vous avez tué votre ami Pédar. Mademoiselle Pinuche n’y est pour rien.

— Jamais de la vie ! Je l’aimais, moi, Pédar ! Comment pouvez-vous imaginer que j’ai cessé de l’aimer au point de le tuer ? C’est… inadmissible !

— Le lieutenant Arto Lafigougnasse ne se trompe jamais. Il vit d’ailleurs en couple avec mademoiselle Pinuche. Si c’est pas une preuve, ça ! »

Heureusement que j’étais couché ! Sinon, je lui aurais foutu mon poing là où je pense. Mais que voulez-vous, les types qui font les piquouses à merveille ne courent pas dans les rues. J’en avais un sous la main, j’allais pas le mettre à courir lui aussi. Et puis, il m’aimait. Il l’avait dit plusieurs fois, avec les mêmes mots, ce qui prouve.

« Je vais vous en faire que vous m’en direz des nouvelles, chantonna-t-il pendant que je souffrais d’avoir de mauvaises pensées à son égard.

— Si vous saviez ce que je pense de vous…

— Arrêtez de penser aux autres ! Et regardez au fond de vous, là où se trouve la petite bête qui fait de vous ce que vous êtes aux yeux des autres. »

Le genre de propos qui me coince. Mais j’avais droit de vomir avant d’apprécier la méthode. D’autant que je revenais de loin. Qui avait eu cette idée saugrenue de me faire piloter un hélicoptère ? J’avais jamais répondu à cette question, même quand ils avaient fait irruption chez Popol pour nous arrêter. Ma tête avait heurté plusieurs fois le comptoir. Je sais pas si vous avez déjà tâté le comptoir de Popol, mais c’est du dur. Je l’ai pas fendu comme on croyait. Et il a fallu me recoudre jusqu’à l’os. Ça a duré des mois. Ou des années.

Maintenant je vis tranquillement dans cet endroit où j’ai pas besoin du soleil pour être heureux. Il paraît que la lumière artificielle me fait du bien. Et puis j’ai un potard pour en régler l’intensité. Un potard à moi tout seul. Ils me l’ont greffé pour que je le perde pas quand je sors dedans, ce qui arrive une fois par semaine le jour du poisson. Des fois je le mets à fond en pleine nuit et je réveille les autres. Ça en fait du chahut ! On me bassine pendant une heure dans l’eau froide et je reviens, presque heureux d’en avoir fini avec cette partie du traitement que je mérite, alors que je me dois au reste.

Donc on était ce type et moi dans la pièce des piquouses. J’avais le cul à l’air pour aller plus vite. Mais comme on m’attachait au matelas, personne ne songeait à rattraper le temps perdu et j’arrivais en retard. Vous voyez le rapport ? Retard… Potard… Repo… Et j’arrêtais pas. Alors le type m’a apporté un crayon et du papier en me priant de pas bouffer le papier et de pas me servir du crayon pour me le foutre dans le cul. Mais je suis pas comme ça et il le savait. Alors j’ai travaillé pour la première fois de ma vie. Et à l’œil, ce qui m’allait bien parce que je veux rien devoir à personne. Fini les loyers impayés et les magouilles de Roger Russel qui a disparu de ma vie comme s’il avait jamais existé. À partir de là, j’ai créé à plat. Me dites pas que c’est plus facile !

Le premier jour, comme j’avais de l’inspiration, j’ai noirci tout le papier que m’avait apporté ce type et j’ai continué sur les murs. Le lendemain, je me suis fait tirer les oreilles et j’étais en train d’absorber de l’électricité quand le type leur a dit que c’était de sa faute, il avait bien réfléchi aux conséquences de ses actes et il recommencerait plus.

Là, j’ai eu une de ces angoisses de plus avoir de papier ! Mais le type m’a rassuré. J’en aurais, du papier ! Il était assez fortiche pour m’en fournir autant que j’en voudrais. Vous voyez comment on passe de l’eau déjavellisée au papier en abondance. J’eus même droit à un crayon de secours, à charge pour moi d’en réclamer un nouveau dès l’usure totale du principal. Ça m’en faisait, un sujet de conversation intérieure !

Vous voyez où ça m’a mené. Le jour du procès, Arto est resté toute l’après-midi à la barre. Et il en a dit des choses ! Le Président me regardait du coin de l’œil, pour voir comment je réagissais. Je réagissais pas vraiment. J’attendais, d’autant que j’avais déjà écrit ce que vous êtes en train de lire ou d’écouter. Le type qui m’aimait en aimait un autre, mais j’y pouvais rien, et j’ai même rien fait pour qu’il m’aimât exclusivement. J’écrirai jamais ce roman. Tant pis pour moi. Je sais même plus comment il s’appelait…

Donc, la veille du procès, il me piquouse en plein le derche et je pousse pas le cri habituel, qui est un cri surgi du fond de l’enfance que j’ai conservée au fond de moi. Il me prend le visage à deux mains et me regarde comment s’il m’avait jamais vu. Ça lui arrivait, de douter que c’était moi, mais jamais à ce point.

« Vous avez peur, monsieur Hartzenbusch ? Je comprends qu’on puisse avoir peur à la veille d’être condamné pour meurtre.

— Je l’ai pas tué. Et j’ai pas dit que c’est mademoiselle Pinuche. Arto a tort de penser que je vais les trahir maintenant qu’ils sont ensemble pour le meilleur et le pire.

— Mais les preuves, monsieur Hartzenbusch ! Il y a des preuves ! Le couteau vous appartient. Et cette lettre…

— J’ai jamais écrit de lettre ! C’est un faux ! Comme mon diplôme de pilote d’hélicoptère.

— Mais qu’est-ce que vous alliez foutre dans cet hélicoptère de merde ! »

Arto a tout dit à ce sujet. Moi, j’avais plus rien à dire, sinon que j’avais pas tué Pédar, ce qui aurait pu arriver si je l’avait haï.

« Mais vous le haïssiez, monsieur Hartzenbusch ! Cette lettre le prouve !

— Vous me faites chier avec cette lettre qui n’a jamais existé que dans votre imagination ! »

On a toujours tort d’élever la voix quand on a perdu sa liberté.

46

« Peut-on considérer que j’ai tué Pédar alors que c’était la vie de Roger Russel que je voulais emporter avec moi en Enfer ? Souvenez-vous : je sortais de chez monsieur GU avec un couteau dans la main.

— Expliquez-vous, monsieur Hartzenbusch ! »