Patrick Cintas

 

Cancionero español

 

poème

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

Table

 

CHANSON D’OCHOA

Chant premier

Aubade

Chant deux

Influence de don Felix Galvez Bonachera

Chant trois

Doña Pilar dans son boudoir panoramique

Chant quatre

Ce qui s’est passé au Limonero ce matin

Chant cinq

Les vocations de don Guillén Mañas Exeberri

Chant six et dernier de l’acte premier

Doña Flores Mejillas Galvez n’aime pas témoigner

Chant sept

Raïssa à l’aurore d’elle-même

Chant huit et dernier du Jour

Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin

Chant neuf et premier de la Nuit

Sérénade

Chant dix

Monsieur de St-Pé éclaire les chandelles

Chant onze

Amants et camés dans l’imagination de Pierre

Chant douze

Pornographie

Chant treize et premier du dernier acte

Mélange des faits et du chant dans l’esprit de Françoise Garnier

Chant quatorze

Notes sur le narrateur

Chant quinze

Folle comme une étoile filante du récit

Chant seize

Biologie des sauts dans le temps

Chant 17

Chant des femmes

CHANSON D’OMERO

ODE A CEZANNE

GISELE

CHANSON DE LORENZO

Chant premier

Marro y yo

Chant II

Nous autres

Chant III

Chasse et femmes

Chant IV

Cecilia et ses amants

Chant V

Artistes mis en lumière

Chant VI

Histoire à raconter un jour

Chant VII

Voir Pablo nu

Chant IX

Les autres amis de passage

Chant IX

Assises des reins

Chant X

Coulées en hauteur

Chant XI

Passage des Tristes

Chant XII

Caminos y caminantes

Chant XIII

Nuits noires de monde

Chant XIV

Les témoins

Chant XV

Futur accompli

Chant XVI

Nexterday

Chant XVII

Ces sommaires

Chant XVIII

Qui êtes-vous ?

Chant XIX

J’suis pas là, mais je sais

Chant XX

Le nom de toutes celles

Chant XXI

Quelqu’un maximus

Chant XXII

Après Carabanchel

 

 

CHANSON D’OCHOA

 

Chant premier

Aubade

 

Avec mes écouteurs bien au fond des oreilles,

J’arrivai à la mer tant désirée depuis :

Des oiseaux y traçaient des graphes, netteté.

 

Je voyais la mer depuis trois jours ; la montagne

M’avait révélé cette transparence obscure

Un jour de vent froid, entre les roches dures.

 

Je descendais depuis plus longtemps encore.

J’avais quitté le nid — pauvre petit oiseau !

M’avait dit la dernière voisine, un peu malheureuse.

 

Ochoa est mon nom. Je viens de loin, toujours à pied.

Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,

Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.

 

La mer était tranquille maintenant. Je l’avais connue

Désespérée, toujours tranquille mais désespérée, vague

Après vague construisant les plages de l’été à venir.

 

J’observais des touristes nus. Leurs habits flamboyaient

De coquillages et de sel. Leurs balles s’élevaient

À la hauteur incommensurable des oiseaux.

 

Les voitures à quatre roues motrices fendent la surface

De cette tranquillité, parallèles à l’écume qui noie

Des enfants trop heureux de savoir ce qu’ils font.

 

Les touristes disparus (j’étais encore à flanc de montagne)

Les mouettes ont repris la place qui leur est attribuée

Par je ne sais quel principe supérieur.

 

Je descendais plus vite, plus heureux, c’était facile

De descendre sans y mettre toute son énergie.

J’en avais tellement manqué au début de mon ascension !

 

Derrière son arbre, un homme me montrait la direction

D’où je venais, narrateur intarissable de mon aventure

Dans l’aventure qui le fascine jusqu’à l’expression.

 

Passons le chemin où il s’abandonne par habitude

De l’écrit et retournons entre la terre et la mer,

Les écouteurs bien vissés dans mes oreilles exercées.

 

Je descendis encore mais ce n’était plus la montagne.

Des palmiers nains secouaient ma poussière.

Le canal d’irrigation s’interrompait par une équerre.

 

Un mur versait du noir dans la pente, comme s’il existait

Au temps de sa splendeur, avec ses petits animaux desséchés

Au milieu des tessons de bouteilles, pièges à soleil.

 

Je glissais au lieu de descendre. La montagne

M’avait appris les tours de passe-passe du marcheur.

La mer n’avait qu’à bien se tenir !

 

Un aloès penchait sa tige sèche. Croyez-vous que j’arrivais

Où je prétendais aller ? Les touristes s’éloignaient,

Poursuivis un instant par les oiseaux bavards.

 

Personne ne racontera mon histoire à ma place.

Je me retournais mais on ne voyait plus l’arbre

Où le narrateur se cachait pour faire croire à son inexistence.

 

Le sable est grossier, peuplé d’angles de coquillages

Et de brisures minérales. La dune masque le bruit des vagues.

Contournant cette excroissance, je passai dans l’ombre.

 

Jamais nous n’aimerons disparaître de cette manière.

Nous ne serons jamais assez désespérés.

Des vaguelettes mouraient dans cet infini,

 

Silencieusement détruites par la circularité mouvante.

Je recueillais leurs embruns sur le bout des doigts

Et je léchais leurs prédictions inexplicables.

 

Voici la mer, je veux dire l’eau par quoi la mer commence

Son voyage imaginaire. Eau débarrassée de la vie

Qui grouille plus loin avec l’annonce des profondeurs.

 

Plus on s’enfonce dans cette dimension de l’être, moins on existe

Et plus il y a matière à tout recommencer.

Les oiseaux revenaient sans m’avoir vu plonger.

 

L’air et l’eau ont du mal à coexister en nous, ce nous

Qui est la chair où s’accroissent nos désirs.

Je me suis toujours demandé ce qui attise le feu.

 

Ravages d’oiseaux dans l’air saturé d’éclaboussures !

Ils s’évertuaient à me rejoindre sous l’eau,

Me demandant si j’étais venu pour me noyer.

 

Je ne respirais pas tandis qu’ils continuaient

D’échanger des impressions à mon sujet. Je touchais un fond

Glissant où glissaient des algues. Qui es-tu ?

 

Au villageois inquiet de me voir mendier mon pain,

J’ai toujours répondu que je ne le savais pas,

Que d’autres savaient tout de ma naissance.

 

D’autres ? Tu veux dire : les autres ? Nous ? Et tu passerais

Ton chemin pour ne pas avoir d’ennuis avec les autorités ?

Des quartiers s’ouvraient sous des épis d’or, faciles.

 

L’homme qui marche sur les traces de sa destinée

Ne connaît pas ces ombres de murs portées sur la terre

Battue des places. Qui d’autre que nous ? Qui d’autre ?

 

L’air sentait l’anis des petits verres et la cannelle

Des petits gâteaux. Vous répandez des gouttes de bonheur

Sur le visage harassé des vagabonds. Vous existez.

 

Me suis-je penché à vos fenêtres de l’extérieur,

Comme le ferait une mère qui appelle son enfant,

Qui revient un instant fouiller l’intérieur de sa maison ?

 

Voici le pain et le vin de mon errance, dans ma poche.

Voici mes sandales, mon cache-sexe et mon chapeau de paille.

Voici mon incohérence et voici votre parfaite entente.

 

Je n’ai pas de quoi payer les suppléments de pastèques

Et de rognures de jambon ; je n’ai jamais payé la joie

De ces petites tangentes au cercle de mon malheur.

 

Des chiens me poursuivaient parce que j’étais désigné

Par vos cris. Les enfants savent crier dès le berceau.

Les vieillards voulaient s’égosiller sur leurs chaises.

 

Exemple de votre bonheur : Je cueillais des olives

Dans l’espoir de séjourner assez longtemps près du bocal

Où l’eau et la cendre les rendent comestibles. Premier acte.

 

Je comptais les olives et les jours pour mesurer encore

Le temps. Des enfants criards sont apparus : Nos olives !

Nos olives ! Les olives de notre famille ! Les olives

 

De nos futurs enfants ! — Quel pouvoir exercez-vous sur les esprits

Pour qu’ils ne puissent rien contre ce désir de projection

Sur l’écran du futur ? Quel pouvoir vous est conféré ?

 

Les olives me furent arrachées une à une. Les enfants riaient

En vous regardant me secouer. Les cochons se sont approchés

De ce lieu ignoble et les femmes les ont chassés en riant.

 

Vous observiez la cendre qui coulait de ma poche,

La cendre, la chaux, un peu de sel, vous reconnaissiez

Chacun de ces atomes de votre propriété.

 

Pendu par les poignets à votre arbre de justice, j’ai attendu.

Heureusement, l’ombre était rafraîchie par l’arrosage

Automatique de vos plates-bandes.

 

Les fenêtres s’obscurcissaient. L’entrée des patios verdissait.

Des végétaux coulaient sur les murs. Les bruits de vaisselle

S’intensifiaient. Nous étions à l’écoute de la route.

 

Les olives, ce n’est rien, m’expliquiez-vous. Il y a

Des olives pour tout le monde, expliquiez-vous encore

Comme si quelqu’un pouvait ne pas comprendre

 

Ce qui se passait. Mes poignets étaient bleus.

Ne reviens pas, me dîtes-vous comme s’il s’agissait

De la meilleure sentence possible en ces temps de bonheur.

 

Olives, cendres, chaux, sel du Cabo de Gata, enfants

De vos femmes, poignets bleus jusqu’à la douleur,

Résistance et finalement : Ne reviens pas parmi nous.

 

Je reviendrai parmi d’autres, lançai-je à la foule.

— Revenir pour travailler avec nous ou ne pas revenir !

Vous courriez le risque de vous tromper d’ennemi.

 

Il est beaucoup plus facile de cueillir les fruits de vos arbres.

Un tour de poignet, pronation, supination, et voilà

Le fruit entre mes dents, voilà ma raison d’être.

 

Trop longs les olives, les viandes, les levains !

Trop longue l’attente de vos femmes ! Trop d’attente

Dans cette existence d’ouvrier ! Trop d’enfants

 

Et pas assez de plaisir. La nuit, j’étais avec les oiseaux

De malheur, sur vos toits, dans vos branches, traversant

Le ciel de vos rêves. La nuit, je visitais votre intimité.

 

Mais le matin, dégoulinant de rosée, je m’éloignais toujours

Et vous scrutiez ces chemins qu’on ne peut pas connaître tous

Aussi bien qu’on connaît le chemin de l’aller et du retour.

 

Je mangeais les racines d’asphodèle à votre place.

Je me nourrissais de ce que vous ne daignez plus cueillir.

Vous reconnaissiez ma lointaine ascendance.

 

Il y eut des jours où j’aurais voulu vous laisser seuls

Avec votre sociabilité d’animaux réduits à cette intelligence

Du bonheur. Il y eut des jours de véritable solitude.

 

Il fallait alors que je rencontre un fleuve,

Si vous ne l’aviez asséché et je rencontrais plutôt

Vos barrages, vos passés engloutis, vos cimetières déplacés.

 

Une roche menaçait votre route asphaltée et je pensais attendre

Qu’elle vous procure l’ennui d’avoir à la réduire en poussière.

J’entendais déjà vos marteaux et vos compresseurs.

 

Beau lac aux eaux tranquilles, tu recèles ma richesse passée.

Autour, les flancs sont saignés à blanc, la barre à mine

A parallélisé cette volonté de détruire pour reconstruire ailleurs.

 

Un horizon de neige termine cette vision au bas d’un ciel

Inacceptable dans ces conditions de retrouvailles.

Pères muets, vos dépouilles ont été transportées ailleurs.

 

Ailleurs où l’eau devrait couler à flot, un ailleurs de fraîcheur

Et de tranquillité, ailleurs de frondaisons et d’éclatement

De fruits sur les branches de l’arbre à bonheur, ailleurs

 

Je n’ai rien trouvé qui vous ressemble, je me suis arrêté

Sur des places géométriques, à l’ombre des orangers

Dont le fruit est amer pour en interdire la consommation

 

Libre. Terre creusée, tranchée au couteau, déplacée

Jusqu’au vertige, le voyageur y perd sa propre trace

Et il n’écrit plus rien qui vaille la peine d’être lu.

 

Je voyageais donc nu, le sexe caché, la tête coiffée,

Les pieds chaussés, on se doute pourquoi, on sait bien

Que nulle nudité n’a ici valeur de cri. On préfère la pudeur

 

À la révolte. Nu, comme je me désirais, je n’avais plus rien

À découvrir, plus rien à mettre sous ma dent d’homme

Public. Plus rien à travailler jusqu’à la ressemblance.

 

J’ai eu froid là-haut près du lac de Beñinar, contemplant

La surface immobile, devinant le clocher sous les défauts

Du tain, recomposant ce qui n’avait jamais été qu’un désir.

 

Ici, la mer n’a rien d’un miroir. Trop faciles, les miroirs

Qui s’imposent à la vision, trop faciles sans les oiseaux

Traceurs de vent, faciles et peut-être inutiles maintenant

 

Que j’y pense. Il n’y a pas d’oiseaux à Beñinar, pas d’oiseaux

Et je n’ai pas vu les animaux. J’ai descendu le lit du fleuve

Jusqu’aux premières constructions hétéroclites, habitations

 

Tremblantes et hangars farouches, patios de poussières, chemin

De gitans, réservoirs grillagés, enfants tournoyants et femmes

Informes, les hommes calculant la valeur des choses et des êtres.

 

Une tour continuait de veiller comme si le danger pouvait venir

De la mer, comme si la mer avait encore ce pouvoir de surprendre

Au milieu du sommeil, la mer réduite à ses catégories

 

De poissons et de coquillages, la mer qui charme les touristes

Parce qu’ils n’en connaissent que les aspects ludiques,

La mer si dure au travailleur qui sait tout de l’embrun.

 

 

Les oiseaux me demandaient si j’avais l’intention

De me noyer. Je pris un bain. Je ne m’étais pas baigné

Dans les eaux immobiles du lac de Beñinar,

 

Faux lac d’une fausse vision du futur, lac sans oiseaux

Et peut-être sans animaux, lac aux ruines désertes,

Aux fenêtres vides, lac d’une transe douloureuse

 

Dédiée au présent. Les galets roulaient sous mes pieds.

Je redoutais la caresse de la méduse autant que ma tendance

À m’abandonner à la moindre sollicitation.

 

Des cristaux de lumière m’éblouissaient, me forçant

À la vision rétinienne, à l’exactitude des miroirs,

Et tout s’éteignait enfin au contact de ma peau.

 

Est-ce cela que tu appelles noyade ? Tu te fiches de nous !

Sur le sable, à une distance prudente des vaguelettes,

Ton chapeau contient ton cache-sexe, ton chapeau de paille

 

Et ton walkman. Combien de fois as-tu écouté ce concert ?

Si tu n’y pensais pas, tu serais déjà mort noyé

Avant que nos cris n’aient donné l’alerte aux autres

 

Hommes. Des hommes ? Ceux qui composent de pareils chefs-d’œuvre

Et ceux qui renoncent à en écouter l’espèce de perfection

Qui en assure la durée ? J’ai pensé à des hommes

 

Que vos cris étonneraient et non pas à ceux qu’ils pourraient

Inquiéter. Une minute d’exposition au soleil suffira

À sécher ma peau et mes cheveux. Je me peignerai

 

Avec l’arête blanche d’un poisson dont je ne sais rien

Ni de la biologie ni surtout de l’existence passagère.

Une algue odorante me détournera de la faim.

 

Je voyais encore l’auteur de mes jours. Non pas

Le narrateur qui agit en silence derrière son arbre

Mais cet auteur qui est aussi le sien et qui par un jeu

 

De facettes s’évertue à restituer mon existence. Auteur

Rencontré, je crois, au hasard d’une ruine où je dormais

Tandis qu’il ne songeait qu’à en piller les reliques.

 

Je suis au début et à la fin du texte, inspiration

Et lecture, personnage ayant vécu et aujourd’hui

Paraissant peut-être véritable à force d’en parler.

 

Je les laissais. Je continuais mon chemin sur le sable,

Attentif aux évents, troublé par la lente complexité

De l’écume et de ses algues. Des dauphins imaginaires

 

Éclaboussaient mon ombre aux prises avec midi.

 

Chant deux

Influence de don Felix Galvez Bonachera

 

Don Felix Galvez Bonachera se mit à sa fenêtre pour parler.

Les gens le voyaient à travers le feuillage d’un oranger.

On voyait la persienne verte et don Felix accoudé.

 

Don Felix fit un signe que tout le monde comprit.

Il allait descendre dans la rue. Il n’était pas rare

Que don Felix descendît dans la rue pour parler

 

Avec les gens de la télé. Il ne recevait pas

Dans son appartement au premier étage

De ce qui restait de la maison familiale.

 

Il s’exprimait dans la rue et au tribunal.

On le voyait rarement au casino et alors

Il ne s’exprimait pas, il buvait et écoutait

 

Puis il partait. Dans la rue, don Felix devenait

Convaincant sur n’importe quel sujet qui lui tenait

À cœur. Il apparaissait d’abord à la fenêtre,

 

Comme s’il était important de prévenir et les gens

Voyait cet homme vieillissant dans le feuillage

De l’oranger qui montait vers la fenêtre.

 

Il descendit. La lourde porte s’ouvrit sur l’ombre

D’un patio négligé. Descends, don Felix, fils de Galvez

Cintas et de Bonachera Gimenez, descends nous rejoindre.

 

Nous avons à te parler. — Don Felix ne parlait pas

Des affaires en cours. — Y a-t-il une affaire Ochoa,

Don Felix ? — Pas encore, dit don Felix, mais ça ne saurait tarder.

 

Descends encore, don Felix de los Alamos, descendant de Cortina,

Descends puisque c’est encore possible, parmi nous

Viens exprimer ton sentiment sur ce qui n’est peut-être qu’un conte.

 

Don Felix rayonnait dans ces moments-là. Il jubilait

En rougeoyant du nez et des oreilles. Derrière lui,

Le patio exhalait une odeur de vieilles pierres.

 

On approcha une chaise pour les fesses de don Felix.

Don Felix ne parlait jamais debout, jamais sans un verre

Et un liquide qu’il forçait à une horizontalité parfaite.

 

Assieds-toi, don Felix, assieds-toi et parle, que t’inspire

Ochoa ? Nous avons notre idée mais c’est la tienne qui compte.

— La lumière du patio était jaune comme la paume de ses mains.

 

On remplit le verre, début d’une lutte éprouvante

Contre l’équilibre. Les doigts de don Felix devenaient blancs

Dans ces moments de concentration. Il ouvrit la bouche.

 

Parle ! Même les enfants sont attirés comme les mouches

Par ta bouche qui sent la crotte d’oiseau et le terreau

De tes jaunes jardins, parle ! Don Felix va parler d’Ochoa.

 

— Laissez passer don Felix Galvez Bonachera !

La chaise qui arrive, les gens qui la laissent passer,

Le sol qu’on égalise, la surface qu’on examine, et les pieds

 

De la chaise qui s’enfoncent à une profondeur acceptable.

Don Felix s’assoit. Le verre maintenant ! Le verre et le vin

Dont la surface menace l’équilibre mental de don Felix.

 

Et la bouche qui s’ouvre sur un vol d’oiseaux crottés

Jusqu’au bout des ailes, la bouche en cul-de-poule

— Laissez parler don Felix Galvez Bonachera !

 

Une glace à la vanille s’écrase sur la terre battue.

Un mégot crapote, don Felix surveille les frottements,

Les craquements, le vent agite les oranges de l’oranger.

 

Quelqu’un rompt la longanisse et la cannelle envahit

La bouche de don Felix. — Je peux parler à la place des autres,

Dit-il à la caméra dont l’optique s’allonge.

 

— Des autres ? demande le journaliste au petit micro.

Il regarde les autres. — Quel jour sommes-nous ?

Dit-il en regardant ceux que don Felix a désignés.

 

Quelqu’un cesse de rompre la longanisse comme le pain sacré

Et consulte sa montre : — Il est deux jours après la mort

D’Ochoa. — Deux jours ! s’écrient les gens rassemblés

 

Autour de don Felix à l’ombre de l’oranger aux oranges

Amères. Deux jours, autant dire deux mille ans, ce qui,

À l’échelle de l’être, est une éternité.

 

Ce n’est pas la première fois qu’on prononce le mot

ÉTERNITÉ à propos d’Ochoa. La caméra scrute ces visages.

Le micro s’éloigne de don Felix pour capturer ces sonorités.

 

— Personne n’a pensé à faire une photo ! s’écrie quelqu’un

Comme s’il annonçait la perte définitive d’une évidence.

Pas de photos ! Pas ce souvenir tangible ! Quel manque de chance !

 

L’enfant remet la boule de glace dans le cornet.

La longanisse craque doucement et la cannelle se visse dans l’air.

Don Felix boit une gorgée de vin puis il s’applique

 

À retrouver l’équilibre de la surface, on voit le vin

S’immobiliser lentement, deux mille ans d’attente et

C’était enfin arrivé. Des oiseaux souillaient sa bouche.

 

L’enfant prend une beigne. On revient de loin !

Propose un marchand vissant quelque chose

Dans la mécanique de sa balance. — De loin et d’ailleurs !

 

Précise don Felix qui retrouve l’inspiration des meilleurs moments

De sa prédiction obscure. L’enfant craque une larme de soufre.

Maintenant on redoute que don Felix perde la raison

 

Comme la dernière fois qu’il est descendu de sa fenêtre

Pour juger de la pertinence d’un fauteur de trouble

Qui avait des allures d’envahisseur. L’enfant disparaît

 

Comme il était venu. Dans ces foules circonstancielles,

Pense don Felix qui sent la paille craquer sous lui,

Il y a toujours ces mains qui éliminent les enfants.

 

Il considère les visages, les yeux amusés, les bouches

Qui ont la même odeur que la sienne, une odeur d’attente

Qui lui rappelle l’encens des églises et les étamines des jardins.

 

— Je mettrai ma main au feu, dit-il enfin aux gens,

Qu’Ochoa était un étranger, étranger à notre terre,

Il ne venait pas d’où il avait l’air de venir.

 

On ne parle pas du cache-sexe, du chapeau de paille

Ni du walkman parce qu’Ochoa était nu dans sa couverture

Et qu’il ne possédait rien d’autre. Ochoa était nu

 

Et il allait nu-tête et nu-pieds et il était coiffé

De tresses nouées par des rubans aux couleurs délavées.

Il marchait et couchait dans sa couverture et il se lavait

 

Dans les fontaines publiques. Il parlait d’ailleurs

Une langue étrangère, étrangère à la terre, à la mémoire.

— Je ne l’ai jamais vu évoquer nos hameaux, dit don Felix.

 

On avait bien tenté de croiser son regard

Mais les enfants refusaient obstinément de partager

Cette expérience de la folie. Les mains font aussitôt

 

Disparaître les enfants. Les femmes frémissent à l’idée

Que don Felix puisse les désigner comme les seules inspiratrices

De ce qu’il sera difficile peut-être impossible d’oublier.

 

Encore un peu de vin, don Felix, ta langue ne se délie pas,

Langue de poète et de magistrat. Voici la chaise des cantaores

Et le verre des joueurs de guitare. Assieds-toi et bois !

 

Don Felix descend, s’assoit, boit, il voit les mains

Supprimer les enfants et les femmes redouter l’implication.

Les hommes allument de grosses cigarettes qui ont l’air de sarments.

 

Les pieds s’enfoncent, la paille craque, le dos de don Felix

S’applique au dossier de la chaise, ses pieds frappent le sol,

Et le joueur de guitare scrute son regard. Ochoa était nu

 

Et étranger à la terre. Nulle maison ici n’a recueilli la moelle

De ses cris d’enfants. Nul jardin ne l’a étourdi dans les moments

De déclaration d’amour et de fidélité. Vous ne trouverez rien

 

Pour alimenter la légende, conclut don Felix et le youyou

Des femmes l’enfonce encore dans la matière tournoyante du passé

Commun. Ses dents mordent l’air qui s’enroule comme la vigne

 

Des jardins. — Les enfants ont-ils réellement disparu

Ou faut-il nous attendre à leur future évocation d’un personnage

Essentiel à la structure de leur récit aux petits-enfants ?

 

Cette semence enfiévrait don Felix qui voyait les femmes futures

Comme si elles existaient déjà. Maintenant il ne battait plus la mesure.

Et le joueur de guitare attendait le moment favorable

 

Pour imposer la dominante. — Ochoa n’était pas attendu,

Précisa don Felix. — Pas attendu, recommença la foule

Comme si elle comprenait soudain ce qui s’était passé.

 

Le joueur de guitare surveillait les mains de don Felix.

La terre avait été creusée par les talonnades du chanteur.

Don Felix voyageait maintenant avec les arrières-petits-enfants,

 

En proie au vertige de la vérité et de la connaissance.

Les femmes s’éventaient dans la douleur de l’incompréhension.

Les hommes s’accroissaient d’un doute définitif comme le sang.

 

Il fallait se rendre à l’évidence : Nous n’avions pas attendu

Cet étranger à la terre. Il était arrivé comme n’importe quel

Touriste. Sa nudité n’était qu’apparente. La couverture

 

Lui avait été donnée par la Garde civile qui l’avait trouvé nu

Sous un olivier, une nuit de vent et d’obscurité parfaite.

Le corps d’Ochoa avait failli échapper à leur vigilance.

 

Ochoa était un touriste en vadrouille, rien de plus.

Les gardes civils s’étaient montrés généreux. Ochoa avait repris

Son chemin. Il se dirigeait vers nos terres.

 

Don Felix avait terminé. Le joueur de guitare joua

Le dernier accord. Les enfants pouvaient revenir jouer sur la place.

On souleva le corps du poète au-dessus de la chaise

 

Et on l’orienta vers la porte du patio de la maison familiale.

La canne de don Felix ! Finissez votre vin ! La chaise s’appelle

Retour ! Envolez-vous, rideaux des seuils ! Les pieds du guitariste

 

Tassaient la terre aux quatre trous des pieds de la chaise.

Le patio sentait la fleur fanée et le terreau habité des insectes.

Le jet d’eau ne jaillissait plus de la gueule du lion.

 

Don Felix regarda tristement les assemblages fatigués de la porte.

Quand il réapparut à sa fenêtre pour savourer les effets

De sa connaissance des temps, il s’affligea en constatant

 

Que seuls les enfants, un moment disparus, continuaient d’exister.

— J’ai peut-être rêvé d’être parmi eux, songea-t-il mélancoliquement.

C’est la mélancolie qui détruit la seule chose que je sais faire.

 

Mélancolie de ceux qui n’ont jamais épousé personne, mélancolie

De ceux qui n’ont jamais connu que l’amour des camarades

De chambrée, mélancolie du vieil enfant qu’on n’a pas aimé.

 

Ma mélancolie, écrivait don Felix dans son journal intime,

Est comme une fleur qui refuse de faner, une fleur rebelle

À la connaissance de l’intimité, fleur des malchanceux.

 

Mon jardin ne fleurit que dans ce terreau, mon jardin

Est un désert pour quiconque y pénètre sans me connaître

Intimement. Jardin des mille douleurs prémonitoires.

 

Il referma la porte tandis que les autres s’en allaient,

Emportant la chaise et le verre et le joueur de guitare

Sur les épaules, comme après une incontestable victoire

 

Sur le taureau. Beau taureau populaire, poète secondaire

Des seules victoires que personne ne peut contester.

Il referma la lourde porte de la maison familiale.

 

Il traversa le jardin en diagonale, contournant toutefois

Le bassin. Le lion de pierre n’a plus de regard, il n’a plus

La présence d’autrefois, celle que lui avait conférée

 

Un musulman inspiré. Il parcourt la galerie sans y penser,

Comme d’habitude, rien de plus que cette sinistre répétition

Qui fait le lit de la mélancolie. Il n’a pas vu les oiseaux

 

Qui picorent son pain. Il préfère fermer le rideau, laissant

Le vent agiter des personnages qui agissent entre les mondes,

Avec un peu d’imagination et beaucoup de mélancolie

 

Au service de l’au-delà. Les oiseaux sont prisonniers

De ce quotidien. Derrière la vitre de la bibliothèque,

Les gros livres de Miguel de Cervantés y Saavedra

 

Prolongent la continuité dorée des œuvres complètes

De Francisco Franco Bahamonde et les deux portraits

Surmontent le gâteau sous la croix ensanglantée

 

Dont le corps gît un peu plus loin sur les genoux

Drapés de la mère qui commence à entrer dans la seule douleur

Que la femme est encouragée à vivre en public. Don Felix

 

A plutôt fermé les yeux de papier d’une morte terrorisée.

Il a fermé la bouche et l’anus. Il a allumé les bougies

Pour consommer l’oxygène de l’air. Il s’est révolté

 

Contre la putréfaction avec des moyens ménagers. Il était

Seul contre cet envahissement et ses testicules s’agitaient

Au fond de lui, en l’absence de femme, en l’absence de corps

 

Vivants. D’une main tremblante, il chasse ces transparents.

Il remplit le petit verre et l’anis enfonce ses clous.

Le cuir du fauteuil sent la pisse et le tabac, l’anis

 

Et le sperme, la fleur d’oranger et le terreau des bottes.

Personne n’a jamais expliqué cette solitude de la vie privée

Alors que don Felix Galvez Bonachera de los Alamos est

 

Un homme public dont on apprécie le jugement autant que la

Prosodie. Ses livres valent ses jugements et inversement.

Il a rangé sa poignée de livres, plaquettes dorées à l’or fin,

 

Au-dessous des maîtres incontestables de sa pensée. Les enfants

Des écoles illustrent ces cantos avec des crayons de couleur,

Mais il n’y a pas de couleurs dans la prosodie impeccable

 

De don Felix. Il n’y a pas de crayons non plus. Il n’y est pas

Question ni de la surface des choses ni de leur pouvoir

Sur les mots. Les choses n’envahissent pas facilement

 

La prosodie remarquable de don Felix Galvez Bonachera.

Il se méfie de ce qui relève de l’expérience

Et honore sans douleur les trésors de l’héritage.

 

Il ouvre les livres de sa connaissance à la page exacte.

Il n’a jamais été étonné par cette fin, Les travaux de

Persilés et Sigismonde. Il connaît la cohérence de ses maîtres

 

Et il l’enseigne. Les couleurs des enfants ne sont

Que la conséquence d’un usage lunaire des crayons.

Il y a peut-être aussi du caprice dans cette attitude.

 

Ou bien faut-il estimer que c’est de l’imprudence,

Cette imprudence propre à l’enfance, aveuglement

Des innocents. Tiens ! Des oiseaux sur la table !

 

Et le pain qui exhibe une blessure blanche !

 

 

Chant trois

Doña Pilar dans son boudoir panoramique

 

Dans le boudoir de doña Pilar, sœur de don Felix,

On traverse des lumières d’arc-en-ciel, des ombres

S’appliquent aux présences étrangères. Vous êtes assis

 

Sur un pouf ou sur une selle de chameau, rarement

Dans le sofa, parmi les coussins que doña Pilar réserve

Aux intimes, à don Felix le frère qui ne s’est jamais marié,

 

Qui n’a peut-être même jamais connu l’amour des femmes.

L’amour d’un homme a effleuré doña Pilar

Mais elle n’a pas épousé cet homme de passage, ce tueur

 

De taureaux. Les coussins reçoivent les amis de jeunesse,

La fleur de cette inconsistance qui fascine encore

L’esprit nostalgique de la vieille fille. Elle porte le deuil

 

Avec une discrétion d’araignée. Elle appelle le défunt

Mari : l’homme. Tirant les rideaux de chaque côté du boudoir,

Elle enjambe les poufs et les plateaux dressés sur des piétements

 

De fer forgé. Elle allume des brasiers d’encens, surveille

La cuisson du thé, répand les fragrances des roses cueillies

Dans son propre jardin, petite Perse qu’elle a imaginée

 

Dans un moment de détresse, naguère. L’homme, c’est l’homme,

Tout le monde comprend de qui elle parle quand elle évoque

Les habitudes de l’homme. Doña Pilar ne se permettrait

 

Aucune équivoque à ce sujet. Cette précision de la langue

Et des faits déroute l’étranger venu pour prier avec elle,

Immobiles recueillements sur des agenouilloirs piqués d’étoiles.

 

L’amour, c’est du passé, c’est aussi la jeunesse et c’est surtout

La nuit qui s’est installée à la place de toutes les autres

Nuits, une nuit de mots et de corps, un langage de l’instant

 

Et de la durée. Elle soupire si elle n’est pas seule,

Sinon elle pleure et ne trouve pas le sommeil.

Ayant tiré les rideaux, elle attise le feu sous la lampe

 

Et met le sucre à fondre dans un bol d’argent et de cuivre.

Belles dents les dents de doña Pilar à l’heure de vous accompagner

Au bout d’une conversation qui vous hante encore aujourd’hui.

 

Sur sa croix, un Christ d’argent exhibe sa douleur. Le corps

Est celui d’un Éphèbe. Les poignets ne saignent pas. La géométrie

De la posture est parfaitement abstraite mais les muscles saillent

 

En proie à une turgescence obscure, rébus des regards

Qu’elle surveille sans les croiser. — Voici le thé parfumé

Aux roses de la Petite Perse et voici le sucre qui l’annonce

 

Et l’achève à l’heure où le soleil se couche derrière les dattiers

Du patio. Les parfums corporels de doña Pilar sont poivrés

Comme la viande des braseros et ses bracelets ont l’acidité

 

Des citrons qu’elle répand sur les plateaux pour la décoration,

Petits seins qui ont l’air surpris par cette attente immobile.

Le thé brûle les lèvres, la langue se rétrécit, la gorge

 

Se ferme. L’étouffement ne dure pas si la vieille fille

Vous éveille. Elle a ouvert des livres et vous en offre

Les entrailles avec une voix qui vient de loin, une voix

 

Qui n’a rien perdu de sa justesse comme du temps

Où elle en réservait la profondeur au seul amant

Qui devina ce qu’elle attendait de l’amour et des hommes.

 

Le passé cisèle des surfaces verbales. Dehors, au-dessus

De la Petite Perse, jamais le soleil n’a peint si bien

Sa propre nature, milieu et lumière, attraction et infini.

 

Sur le balcon cerné de fer, doña Pilar apparaît en conquérante

De ce qui ne cesse pas de s’effacer. Les passants saluent

Ce corps couvert d’étoffes et de bijoux. Le regard

 

Ne cherche pas les yeux ni la bouche. On aperçoit les pendentifs

Et le cou tendu comme celui d’un flamand qui scrute

Les immobilités de la cañada. Les mains désignent l’histoire

 

Des pierres et des rues, point de vue alimenté de promenades

Et d’errances, mais aussi de lectures, de souvenirs, d’interprétations.

Seule enfin, doña Pilar referme la baie vitrée et ne voit pas

 

Le cheminement qu’elle vous impose jusqu’au seuil de votre maison

Ou de votre hôtel. Elle achève les fonds de verre avec gloutonnerie,

Achève les biscuits et les quartiers de fruit, elle en finit

 

Doucement avec l’impression de n’être pas vraiment seule,

D’être encore une femme fréquentable à défaut d’être séduisante.

Elle arrange les coussins que vous avez répandus pour elle.

 

La nuit s’épanche. La lune révèle les traces de doigts

Sur les vitres. Les fleurs s’inclinent. Doña Pilar

Se déshabille près du lit et s’endort. La nuit,

 

Elle prend le temps d’uriner dans son petit cabinet d’aisances.

Une étoile au plafond éclaire ses gros genoux.

Les ruissellements remplissent le temps. On est loin

 

Entre les instants. Pieds nus sur le dallage encore tiède,

Elle traverse des infinis de boiserie. La Petite Perse

Se laisse contempler même dans ces profondeurs secrètes.

 

Les nuits d’angoisse n’aiment pas la pluie. Il avait plu

Cette nuit-là. Doña Pilar n’avait pas dormi. La lampe

S’était éteinte et elle avait dû faire la lumière électrique

 

Sous les arches. Elle avait contemplé la souffrance des roses.

Les allées en croix se gorgeaient d’eaux noires et rapides

Qui ravinaient les rehauts de terre. Petits écroulements

 

Silencieux. Les gouttières chahutaient dans la rigole

Et des transports tournoyants traversaient la lenteur

Des coups de vent. Doña Pilar fumait une cigarette.

 

Le feu couvait sous la couverture qu’elle avait remontée

Sous la poitrine. Elle entendait les crépitements de la braise,

Les pieds sont à la tangente de la vasque, parallèles.

 

La pluie cessa avec l’apparition de l’aube et le vent

Tomba en même temps. On entendait les ruissellements

Des rigoles et des verticalités bleues. Doña Pilar

 

Constata qu’elle avait fumé toutes les cigarettes.

Les toits apparurent, lents et scintillants, les palmes

Dressaient leur indolence, et le ciel s’ouvrait comme

 

Une porte, chassant des poussières de nuages vers les profondeurs

Encore noires de l’intérieur. Un oiseau réapparut

En sifflant, premier signe de vie. L’angoisse se liquéfia

 

Enfin. Doña Pilar monta dans sa chambre au premier étage

De la maison héritée du défunt mari. Elle n’entra pas dans la chambre

Pour tenter d’y trouver le sommeil. Elle préféra le boudoir.

 

Il était cinq heures et demie. Quand elle ouvrit la baie,

L’écoulement de la fontaine publique occupa tout l’espace.

Le premier véhicule passerait dans un quart d’heure,

 

Chargé de pains. La rue était grise. Le bleu des façades

Absorbait l’ombre propre des fenêtres. Une vague odeur

De terre montait des caniveaux. Seule la place,

 

Au bout de la rue, était éclairée par les verts et les oranges

Du soleil en érection constante. La lumière pivotait

Sur l’axe de la fontaine, multipliant les jets de l’eau

 

Au-dessus des dauphins de marbre. Ochoa apparut comme

Dans un rêve. Il se lavait, assis sur la murette du bassin,

Il agitait ses jambes dans l’eau crépusculaire. Il était nu.

 

Doña Pilar se dissimula lentement dans le rideau. Ochoa

Caressait ses jambes méticuleusement. Le dos brillait des feux

Célestes. La chevelure bougeait comme un de ces feux.

 

L’homme se leva et s’appliqua à asperger son ventre.

Il avait hâte cependant d’en finir avec ces ablutions.

Doña Pilar avait composé le numéro mais quelque chose

 

L’empêchait de se connecter au poste de police, quelque chose

De trouble et d’agréable, un désir d’aller le plus loin possible

Dans cette observation crispée, une promesse de joie

 

Et de débauche secrète. Le numéro clignotait sur l’écran.

L’homme s’aspergea tout en jetant des regards inquiets

Aux quatre coins de la place qui demeurait vaste et silencieuse.

 

Doña Pilar surveilla les fenêtres possédant les mêmes

Propriétés géométriques que la sienne. Pour l’instant,

Les persiennes étaient toutes closes, bougeant un peu

 

Sous l’effet des reliquats du vent qui l’avait tourmentée

Toute la nuit. Ochoa roidissait, belle obliquité dans l’eau

Retombée des jets. Sa couverture gisait sur un banc

 

À proximité de l’ovale miroir qu’il traversait alors

Que les gouttes et les gerbes n’étaient jamais parvenues

Qu’à le briser en mille morceaux de cette incohérence

 

Qui ne trouble pas le passant. Il y avait bien aussi

Un chapeau et un walkman mais elle ne voyait pas le cache-sexe

Sans doute parce qu’il n’existait pas. Ochoa ne transportait

 

Aucune nourriture, pas de boisson à l’horizon de cet homme

Qui surgissait de l’angoisse comme un reflet sur la vitre.

Il enjamba la murette et s’enroula dans la couverture.

 

Il s’assit. Ses cheveux mouillés répandaient des éclats de verre.

Il secoua la tête comme un cheval. Des oiseaux arrivaient

En se croisant rapidement, impossibles à figer sur ce ciel

 

Croissant. Ochoa croisa ses jambes en tailleur et installa

Les écouteurs sur ses oreilles. Il passa du temps à régler

Les potentiomètres. Puis il contempla le soleil sous le rebord

 

Du chapeau. Le miroir recomposait lentement sa cassure infinie,

Inachevable. L’eau bleuissait et les façades retrouvaient le blanc

De leur chaux. Les premières persiennes s’enroulaient comme

 

Des insectes. Le boulanger passa, rétrogradant au même pylône

Avant d’entrer sur la place qu’il traversa peut-être sans voir

Qu’Ochoa la quittait par une rue descendant vers les moulins.

 

Les hommes ! pensa doña Pilar. Ils se retrouvaient à la Maison

Des Citronniers avant de s’éparpiller dans les drailles.

L’eau vive ! Il n’était pas encore six heures. Elle avait

 

Le temps ! Elle s’habilla et se couvrit d’un fichu. Le seuil

Était encore mouillé. La lune achevait de disparaître, pan d’ivoire.

Elle descendit la rue jusqu’à la place, presque furtive.

 

On pouvait voir les moulins, le fleuve vert, le pont arboré,

Les lampadaires éteints, les chemins montant vers les prés.

Elle se hâta. La brise était tiède et les murs bleuissaient.

 

Elle ne voyait plus Ochoa. Elle l’avait perdu de vue en perdant

Un temps précieux à s’habiller. Le fichu dissimulait la chemise

De nuit. Doña Pilar manquait de souffle. Elle était épuisée

 

En arrivant au pont, au-dessus des moulins. Sur le quai, Ochoa

Scrutait l’eau immobile des fossés. Il était entré dans l’ombre

Des pins et soulevait la fine poussière de l’heure après la pluie.

 

Une heure ! songea-t-elle. Il ne fallait pas que les hommes le vissent

Avant qu’elle ne leur eût expliqué de quoi il s’agissait.

Les hommes étaient avides de souffrance au moment de quitter

 

La ville. Ils s’arrêtaient pour se griser sous la vigne, parlant

Haut sous la vigne tandis que la ville s’éveillait lentement.

Doña Pilar haïssait l’homme laborieux mais elle en employait

 

Plusieurs. Il y avait une distance entre elle et la racaille

Qui conduisait les troupeaux dans les montagnes de son héritage.

Ochoa pénétrait dans l’ombre du chemin de halage. Avait-il

 

L’intention de poursuivre son chemin sans laisser sa trace ?

Il ôta son chapeau devant un mémorial et s’inclina sans cesser

De marcher. Il se dirigeait tout droit vers le Limonero.

 

Doña Pilar considéra les marches de pierres descendant sur le quai.

Elle ne produisait jamais cet effort qui réduit les distances

Dans les moments tragiques de l’existence. Tragiques ou simplement

 

Excitants. La vie est bornée de cadavres et d’orgasmes. Ochoa

Trouva un coin discret et s’accroupit derrière les palmiers nains.

Le chapeau s’inclina. Elle descendait l’escalier, en proie au vertige.

 

Sur le quai, elle courut. Ochoa n’en finissait pas de se vider.

Elle se dissimula dans le premier moulin qui est en ruine depuis longtemps.

La rotation des turbines parvint enfin à ses oreilles.

 

Ochoa s’approcha ensuite de la berge. Il regardait les moulins

Du premier rang, ceux qui fonctionnent encore de nos jours.

Le fournil crachait une tranquille fumée jaune sur les toitures.

 

Ochoa quitta le chemin de halage. Il ne s’en allait pas,

Pas encore, plus tard, plus tard ! pensa doña Pilar en se mordant

Le poignet. Il se dirigeait maintenant vers le fournil.

 

Il allait mendier son pain. Les hommes ne sont pas charitables,

Se dit doña Pilar en revenant sur le chemin. Elle redoutait

La boulange autant que les pasteurs. Il y avait aussi les ouvriers

 

Du pont, des maçons grossiers et fanfarons qui proposaient leur vinasse

Aux passantes. Des militaires traversaient quelquefois le fleuve.

Les femmes se rendaient à la place pour y vendre des volailles.

 

Mais il n’était pas encore six heures. Les pasteurs arriveraient

Les premiers, pressés de boire l’eau vive qui contracte le temps

Mieux que toutes les théories du relatif et de l’infiniment véloce.

 

Ochoa frappa à la porte. Doña Pilar retint son souffle. Elle

Interviendrait peut-être si les choses se gâtaient, les hommes

Sont prévisibles mais inattendus, dignes d’amour et d’exclusion.

 

La roue, celle que regardait doña Pilar, soulevait l’eau à la hauteur

Des prismes dans la perspective de l’aval. Ochoa avait encore ôté

Son chapeau, signe de soumission qui fait toujours son effet sur

 

L’homme. Une femme ouvrit et agita son poignet pour signifier

Son sentiment. Ochoa s’inclina cérémonieusement. Les pauvres

Sont précis au moment de prendre la tangente de l’exclusion.

 

Elle mordait le foulard pour empêcher la brise de révéler son visage.

Il renouvela sa demande avec plus de détails, avec cette lenteur

Qui détaille la nécessité de continuer encore à vivre avec les autres.

 

Elle appela à l’intérieur. L’homme qui apparut s’immobilisa

Dans une attente que la femme interpréta comme de l’impatience.

Elle recommença ses signes. Ochoa s’adressait à l’homme.

 

Doña Pilar s’approchait. L’homme retourna à l’intérieur

Et la femme se gonfla comme un crapaud. Ils ne parlaient plus

Mais doña Pilar pouvait maintenant voir les visages, la femme

 

De face et Ochoa de profil, l’homme reviendrait avec un pain

Et le donnerait à Ochoa qui se fendrait d’une révérence

En reculant dans l’étroit sentier qui sépare le moulin de la berge.

 

Doña Pilar ferma les yeux. Rien ne pouvait plus se passer autrement.

Elle pensa même sentir l’odeur du pain chaud qui changeait de mains.

La femme s’apaisait. Ochoa avait maintenant une odeur.

 

À quel moment ouvrirai-je mes yeux ? pensa doña Pilar.

 

 

Chant quatre

Ce qui s’est passé au Limonero ce matin

 

Un visage roux aux reflets berbères, Cayetano aime les couteaux.

À six heures du matin, il sort du lit d’une femme.

La justice lui a une fois accordé le bénéfice de la légitime

 

Défense. Il ne tue plus les hommes qui menacent son désir

De femmes. Il exhibe le couteau et se cure les ongles

Comme dans un film. Il arrive le premier au Limonero.

 

La terrasse est occupée par des oiseaux qu’il n’effraie pas.

Les oiseaux ont l’habitude de ce personnage lent comme

Un insecte en proie à la métamorphose. Oiseaux de malheur.

 

Le Limonero surplombe le fleuve au-dessus des pins.

De l’autre côté, la paroi du canyon s’effondre sans cesse,

S’écroule la nuit comme le mur d’une vieille maison abandonnée

 

Où couchent les bêtes, les bêtes couchant où les hommes ont jadis

Rêvé à un meilleur sort et Cayetano désertant la paille

Pour les draps d’une femme dont le militaire de mari

 

Est appelé ailleurs par le devoir. Cayetano a servi dans la Marine,

Quatre ans de servitude et d’humiliation, il ne descend jamais

Le fleuve sans cette appréhension de la mer, sans cette attente

 

De la noyade. Ce sont les femmes de l’autre rive qui l’ont

Initié à l’amour, les femmes des bordels, leur science du plaisir

Et du soulagement. Il est revenu plus pauvre qu’il n’était parti.

 

On rit toujours de ce genre d’aventure, on rit de soi et

On peut alors haïr ceux qui voudraient s’en amuser avec vous.

Cayetano a tué un homme pour échapper à cette mort absurde.

 

Il aimait ce jardin, l’ombre et le silence. Il aimait la femme

Aussi bien qu’elle ne fût pas la seule à lui donner le plaisir

Qu’il venait chercher comme un chat se pointe à la fenêtre.

 

En mer, il n’avait pas tué, ni sur les quais et il n’avait

Pas vraiment eu d’histoires avec les proxénètes. Quatre ans

Condamné à accepter des traditions qui ne sont au fond

 

Que l’habitude du moindre mal. Au bordel, il ne retenait pas

Son cri de jouissance. Les femmes des maris redoutent cet instant

D’abandon. Elles lui ferment la bouche avec un sein chaud

 

Comme un pain. Cayetano entre sous la vigne, réveillant les insectes

Et les oiseaux se poussent dans les marges. Sur les hauteurs

Du canyon, le soleil se livre à un épanchement de sommeil.

 

Il s’assoit à une table, encore seul. Les oiseaux continuent

De reculer. Les insectes tournoient lentement, vrillant l’air

De leurs ailes, jets de sang. Où allons-nous quand nous sommes encore

 

Seuls ? se demande Cayetano. Cette nuit, la femme lui a fendu

Le prépuce d’un coup de dent sur la langue rapide. Il saigne.

La rosée ou la pluie a opacifié la surface des tables.

 

Cayetano mouille sa tignasse rouge dans la lumière.

Il pose le couteau sur la table, plié le couteau

Comme un fœtus, lame à demi sortie de sa carapace

 

De corne. Plongeant la main dans le pantalon, il en ramène

Une goutte de sang. Il a battu la femme tout en reconnaissant

L’intensité du plaisir, il l’a battue et elle recommencera.

 

Des gouttes tombent des grains de raisin en formation, des gouttes

Froides et acides, elles tombent sur la goutte de sang et l’emportent

Loin de la main sur le dallage rouge qui est le contrepoint

 

De la tignasse de Cayetano dont le nez est celui d’un Berbère.

Les yeux sont ceux d’une femme qu’il n’a pas connue.

Il ne connaît pas non plus les mains de l’homme.

 

Cayetano est revenu alors que la terre devenait parfaitement circulaire.

Le voyage s’annonça par cet interminable recommencement.

Mais les ports sont habités par des putains et on ne prend

 

Jamais le chemin de l’intérieur, le chemin des compagnies minières

Et des trains bondés de familles bruyantes. Il s’est battu

Avec les proxénètes sans en tuer aucun. Le juge disait « Vous

 

Avez eu de la chance » comme si lui-même, marin à son heure,

En avait manqué — le juge avait éprouvé une espèce d’amitié

À l’égard de ce tueur parfait, tueur d’un seul homme

 

Tant que rien ne le disposerait à en tuer un autre.

Don Felix venait chaque matin au rendez-vous des pasteurs.

Il connaissait les drailles en botaniste distingué.

 

Il y avait de la botanique dans tous ses poèmes.

Il arrivait quand les pasteurs se préparaient à partir.

Il aimait les chevelures embroussaillées et les couteaux

 

Pliés comme des fœtus. Les bêtes attendaient sur la berge.

Il ne s’était pas passé dix minutes entre l’arrivée des hommes

Et celle de don Felix. Dix minutes d’un bruit intense, presque

 

Insupportable. Le poète peignait sa propre douleur sur le visage

De ces hommes et Cayetano se laissait caresser la tignasse

Par le juge qui avait été clément ou juste, la question

 

Ne se posait plus pour les autres tandis que la main de don Felix

S’attardait sur les boucles, lentes et crispées comme les pieds

Des femmes que Cayetano aimait torturer doucement, sans cette violence

 

Qui achève ce qu’on n’a pas commencé avec un agresseur

Qui ne mesure plus la portée de ses gestes. — À ce soir,

Disait don Felix en sortant nu de cette eau de fer et d’herbe.

 

Ochoa arriva par la vigne. Cheveux roux lui aussi mais les tresses

Lui donnaient l’aspect d’un animal légendaire. La couverture

Pouvait ressembler à la peau du lion. Cayetano prend le couteau.

 

Il vit le pain, le walkman et le chapeau dans le dos.

L’homme paraissait nu sous la couverture. Il marchait pieds nus.

Il s’arrêta sur le talus, évaluant les lieux et l’homme

 

Qui en était le gardien provisoire. Cayetano ouvre le couteau

Bien que l’homme ne lui paraisse pas dangereux. Il n’y a plus d’oiseaux

Dans les sarments, peut-être des insectes dans les branches

 

Et sous les grains. L’herbe du talus a fleuri ce matin.

Ochoa s’applique à ne pas écraser ces couleurs.

Pourquoi n’est-il pas passé par le chemin comme tout le monde ?

 

Cayetano ne regarde plus le voyageur. Il observe des gouttes

Tandis qu’Ochoa descend sur la terrasse, précis comme le temps,

Avec cette lenteur qui est celle de l’attente dans la perspective

 

Du retour. Cayetano revient toujours à cette attente en cas

De rencontre. Il sait que quatre ans chouravés par l’État

Représentent plus que la vie elle-même, la vie qui serait

 

Ce qui reste quand on a soustrait la somme des contraintes

Imposées par l’état. Il a une conscience claire de l’État,

Différent en ceci des autres pasteurs qui ont pourtant vécu

 

Le même voyage hors de soi-même. Ils n’ont eu que des nostalgies.

C’est si facile de retrouver ce à quoi on vous a arraché

Pour une durée déterminée par la loi commune ! Si facile

 

D’éviter le regard des chemineaux. Ochoa s’est assis

À la table la plus éloignée, près de l’escalier par où

Arrivent les autres. Cayetano ne cesse pas de manipuler

 

Le couteau. Ochoa rompt le pain. Moins facile d’adresser

La parole aux inconnus qui traversent la vie ordinaire

Comme s’ils menaçaient de s’y installer. Le manche du couteau

 

A toujours eu cette patine inexplicable autrement que par des suppositions.

Ochoa mange le pain sans hâte. C’était loin d’ici, pense Cayetano

Et j’interrogeais des inconnus pour retrouver mon chemin.

 

Petite contraction de la joue qui n’a pas échappé à la vigilance

Du vagabond. Un insecte coupe l’ombre en deux, jailli de la grappe

Verte, sonore et lumineux comme les couteaux qui bornent la vie

 

De Cayetano. Il y aurait un risque si Ochoa s’avisait de sourire.

Le sang a ceci de nécessaire : il remet tout en question.

Cayetano a besoin de ce moment passé avec les autres

 

Pour rediscuter les conditions de son existence sociale.

La prochaine fois, il n’y aura peut-être pas un juge

Pour mettre fin au débat, pas de juge pour changer la destinée.

 

Le soleil disparaît derrière la toiture de bruyère. Ochoa mange

Méticuleusement le pain qu’il a peut-être volé. Comment ne pas penser

À un arrachement de la propriété individuelle en présence

 

D’un vagabond qui ressemble parfaitement à un autre vagabond ?

Le couteau joue dans la lumière réfléchie des surfaces.

Sur le chemin, doña Pilar lutte avec une phlébite carabinée.

 

Les autres ne vont pas tarder à arriver. Ils sont eux aussi

Sur le chemin. Cayetano voit les taches jaunes des citrons

Derrière Ochoa dont un côté est vivement éclairé par un soleil

 

Horizontal. Nous sommes les mêmes depuis toujours, pense Cayetano,

La même espérance court dans nos veines depuis que nous existons.

Les autres sont comme des éclats tombés de ce miroir impeccable.

 

L’oreille d’Ochoa est devenue transparente. Les tresses

Absorbent cette lumière tangente. La mâchoire bouge sans précipitation.

Imaginons que c’est le seul repas de la journée et que le pain

 

Lui a été donné par une âme charitable. Imaginons que tout est parfait

Au moment de se servir des couteaux. Imaginons cet accomplissement

De la vérité. De quelle nature est alors la journée à venir ?

 

Sur le chemin, ne croisant personne et surtout pas les animaux,

Doña Pilar redoute les conséquences de sa lenteur maladive

Mais elle ne peut rien contre les minutes de l’eau vive.

 

L’odeur du froment bien levé et bien cuit chatouille les narines

De Cayetano qui voit la déchirure blanche comme les oiseaux

En surveillent les jets de croûtes. Sur le chemin, doña Pilar

 

Imagine le cadavre soigneusement troué et la question de l’anonymat

Qui nourrira la rumeur jusqu’au procès. Les empreintes digitales

Et génétiques de tous les êtres vivants sont classées dans la mémoire

 

D’un ordinateur capable d’analyse. Extrait du journal d’hier matin.

Ils conservent nos morceaux indésirables dans les hôpitaux.

Notre corps marque les pistes d’une histoire revisitée par l’État.

 

Démocratie, pense doña Pilar, si cela veut dire que nous perdons

Le sens de la prière, alors je n’en veux pas. Vive les couteaux

Qui conduisaient naguère nos assassins sur la chaise du garrot !

 

« Vous avez eu de la chance » — et c’était qui, la chance, vieil

Infirme ? Qui étais-tu au moment de me juger et de me condamner

À l’humiliation d’un acquittement ? De la chance, j’en ai eu

 

Dans le désert, dans les montagnes bleues de l’Atlas, sur le fleuve

Niger à une époque que je traversais en somnambule du lendemain.

Chance et dérision. J’aurais pu tuer l’homme de ta vie et alors

 

Tu ne m’aurais pas pardonné — On pardonne plus légitimement

À l’homme qui contre toute attente a épousé la femme de ses rêves.

— Cayetano plongea enfin son regard dans les yeux d’Ochoa.

 

Les hommes arrivaient par les chemins, quatre chemins sans croisée,

Bruyants comme des ailes et imprévisibles comme la pluie, des hommes

Au couteau facile comme dit la chanson du Gitan, des hommes seuls.

 

Ils occupèrent presque toutes les chaises. Ils avaient salué

Cayetano d’un coup de bouc et ils s’étaient assis sans cesser

De s’interpeller à propos du temps et du foncier, des hommes

 

Pressés et lents comme la nuit, pressés comme des étoiles filantes.

Le tenancier ouvrit le rideau de fer et les portes vitrées.

Il arrangea les plis du rideau et les franges où dormaient les mouches,

 

N’oublions pas les mouches tournoyantes qui se réveillaient maintenant

Que les hommes étaient de retour. Le tenancier poussa un chariot

Avec les cruches et le pain encore chaud, le pain et le fromage.

 

Il s’approcha d’Ochoa comme si le boulanger lui avait déjà parlé

De la profondeur du regard. Il offrit un morceau de fromage

Et Ochoa se leva un peu pour pencher la tête en signe de remerciement.

 

Les hommes s’interrogeaient du regard. On interrogeait Cayetano

Qui en savait peut-être plus mais on évita de porter un jugement

Sur la solennité du tenancier. Cayetano ouvre et ferme le couteau.

 

Sur le chemin, doña Pilar imaginait le pire. Cayetano mangea.

Les hommes attendaient qu’il se passât quelque chose. Ochoa

Demanda un morceau de pain et il fut servi avec ce respect

 

Qu’on réserve au noble et au religieux, digne tradition, pensa

Cayetano. Le couteau tranche le pain au lieu que ce soit les mains

Qui en rompent la texture. Le couteau est précis, le couteau

 

Sur le fil du temps, invariable, signe de malheur et d’habitude.

Doña Pilar pleurait en luttant contre la dureté du terrain.

De la chance, pensa Cayetano, j’ai eu la chance de rencontrer

 

Des proxénètes patients. Les trains bondés de familles ne variaient

Pas. Je n’ai jamais franchi la passerelle sans penser à déserter.

Doña Pilar heurta la carcasse d’un animal encore chaud.

 

— Tu m’as vu ! lance Cayetano en direction d’Ochoa. Doña Pilar

Aperçut le toit de bruyère. Tu m’as vu ! Ochoa buvait le vin

Maintenant. Don Felix descendait le chemin dans son fauteuil roulant,

 

Poussé par un jeune garçon ou une jeune fille, on ne sait jamais

Si c’est l’un ou l’autre, on ne reconnaît pas aussi facilement

Les enfants du voisinage depuis que don Felix les emploie à son service.

 

Il monte l’escalier en s’appuyant sur la canne et sur l’épaule

Fragile de l’enfant, fille ou garçon, don Felix entretient l’ambiguïté

Sans faciliter l’interprétation. Il met enfin la main dans le feu

 

Qui surmonte la tête de Cayetano, il entre une main qui a attendu

Toute la nuit et qui ne retrouve pas ce qu’elle est venue chercher.

Ochoa, si tu souris, le couteau donnera raison à doña Pilar !

 

Mais Ochoa est prudent comme un chat. Le tenancier entretient son ardoise

Pendant ce temps. Les hommes achèvent leur repas sur une gorgée de vin.

Dans le corral, les bêtes s’impatientent. L’enfant bâille

 

En les regardant et son chapeau tombe dans son dos. Don Felix

Observe le couteau. Il est l’heure de s’en aller mais personne

Ne bouge. On attend que l’étranger explique ce qu’il a inspiré

 

Au tenancier qui se tient à l’écart, marchand au travail de l’ardoise

Qui annonce son augmentation de capital. Ochoa n’inspire ni la pitié

Ni le respect. Les hommes ne seront pas touchés par sa grâce,

 

Pense doña Pilar. Elle sait ce qui les différencie du boulanger.

Elle a confiance aussi dans le tenancier. Elle connaît ce monde

Comme s’il était sa création. D’un côté l’attente de jours meilleurs

 

Et de l’autre, ce combat inachevable contre l’incertitude qui se traduit

Par le spectacle de la faim et de la maladie. Cayetano est sur le point

De planter le couteau dans cette chair emblématique, la chair des chairs !

 

Doña Pilar voit l’enfant sur la terrasse. Cayetano secoue la tête

Pour se libérer de l’emprise grandissante de son juge. Le désert

M’envahissait ! — J’ai vu mon premier cadavre d’homme à cet endroit.

 

Un couteau en avait fini avec l’insolence facile de la vie à deux.

 

 

 

 

 

 

Chant cinq

Les vocations de don Guillén Mañas Exeberri

 

À six heures et demie, don Guillén sort sur la terrasse de sa maison

Et jette un œil tranquille sur les coteaux où paissent les troupeaux.

Il accompagne ce regard d’un petit verre d’eau vive.

 

Cayetano dans les pacages de Polopos. Guillermo un peu plus haut

À la lisière de la forêt. Nicolá descend lentement vers le fleuve

Mais ne l’atteint pas. Omar semble aller à la conquête de la Sierra

 

Nevada. Les cheminées se mettent à fumer toutes en même temps.

Pedro arrive dix minutes après les autres dans le champ de vision

Du régisseur qui concède toujours le temps exact. Il ne négocie

 

Qu’avec les marchands. Vêtu d’une peau comme les bergers des Pyrénées,

Il sort de sa chambre et descend les escaliers jusqu’à la terrasse.

Il boit l’eau vive en commençant à calculer, des histoires de temps,

 

De matériaux, de noces et de créances. La première heure est celle

Des confusions. Il se raisonne en pensant au beau milieu de la journée,

Quand les dés sont jetés et qu’il n’y a plus qu’à se laisser porter

 

Par la vague du temps. Les pasteurs s’immobilisent sur les hauteurs.

Les moulins tournent depuis la veille. Cristo ferme les écluses

Puis remonte vers les prés. Les jardins sont à l’ombre à cette heure

 

Du recommencement. Angustias traverse les chemins avec son panier

De fruits. Une brise presque froide s’applique sur le visage tenace

De don Guillén qui connaît son monde pour en avoir hérité.

 

Toute une enfance passée à apprendre par cœur et la modernité

Qui s’annonce par une réduction tragique des activités économiques.

Les amandiers en coups de pinceau noirs sur la dorure de la terre.

 

Plus bas, des oliviers finissaient d’argenter un plan incliné

Dans le sens du soleil. Des porcs apparurent, imprévisibles et pressés.

Don Guillén alluma une cigarette et souffla la fumée dans la vigne

 

Au-dessus de lui. L’eau vive l’envahissait. Il en buvait de moins en moins.

Un verre suffisait à le transporter de l’autre côté du cerveau.

Un deuxième achevait le voyage par des apparitions fantastiques.

 

Il avait promis le bonheur à ses enfants mais pas à sa femme.

Il n’avait jamais menti à cette femme née de la même terre.

Les enfants ne croyaient plus ce qu’il disait et la femme

 

Se lamentait à l’église. D’ailleurs il n’y avait plus d’enfants

Dans la maison. Ils y demeuraient en hôtes impatients de s’en aller

Trouver un semblant de bonheur dans une résidence. Dans

 

Une résidence qu’ils avaient visitée avant d’opter pour le confort

D’une chambre donnant sur les jardins et le portail de fer forgé

Où se battaient des animaux sujets à la colère, des végétaux

 

Imaginaires peuplaient leur désarroi et don Guillén avait regardé

Cet ouvrage avec les yeux d’un connaisseur en effort à fournir

Pour obtenir un résultat à la hauteur de l’orgueil. Sa femme

 

Préférait les fleurs des plates-bandes. Le prospectus, ouvert

À la page des jardins et des fenêtres, figurait à côté des portraits.

Le soir, elle orientait une lampe dans cette direction et don Guillén

 

La tournait plus tard sur ses livres de comptes. Il fallait

Qu’elle s’endormît avant qu’il pût lui-même trouver le sommeil.

Le matin, à six heures et demie, il buvait un verre d’eau vive

 

En assistant à la mise en place des travaux sur les terres appartenant

Aux Galvez Cintas et aux Bonachera Gimenez. Lui, Guillén Mañas

Exeberri ne possédait rien que le droit de finir sa vie dans une résidence.

 

Il était peut-être le propriétaire incontestable de la vigne

Et du chai, peut-être pourrait-il léguer ce savoir discret

À des enfants qui devenaient fous d’angoisse à cause des loyers,

 

De l’électricité, des connexions et des assurances. Il alimentait

Des comptes négatifs, promettait le bonheur et ne faisait rien

Pour qu’il leur arrivât enfin quelque chose d’incontestablement facile.

 

Pas de bonheur sans cette facilité. L’angoisse se nourrit

Des complications. D’ailleurs il avait des enfants qui s’exprimaient

Mal en présence de difficultés nées du désir même de posséder

 

Mieux et si c’était possible plus que les autres. Ils amenaient

Ces autres le dimanche, arrivant dans des voitures empruntées

Et ils buvaient ensemble l’eau vive, vantant les mérites de la vigne

 

Et de l’anis qui poussait en plante décorative sur les murettes

De l’aire de battage. L’ancienne moissonneuse-batteuse inspirait

Des commentaires techniques. Le soir, les voitures s’éloignaient

 

En soulevant la poussière des chemins. Il n’y a pas de bonheur

Sur terre. Sur terre il y a l’épreuve de vivre et surtout de vivre

Ensemble pour un temps donné mais incalculable. La terre des

 

Galvez Cintas et des Bonachera Gimenez, une terre facile au plaisir

Pourvu qu’on n’exige rien d’autre de ses cailloux, de ses racines

Et de ses ravinements parallèles. Une terre où le désir

 

Est un luxe de poète au service de l’Histoire. Don Guillén

Affectionnait particulièrement cette possibilité de tomber

Sur un filon et il avait appris, en plus de la topographie,

 

Des rudiments de géologie. Ajouté à sa connaissance de l’animal

Et des plantes, ce savoir le distinguait et lui valait l’estime

De ceux qu’il persistait, malgré tout, à appeler ses maîtres.

 

Serviteur circonspect des comptabilités apparentes, il aime

Les chiffres et le calcul algébrique. Sa connaissance du zéro

Est un bien précieux pour ceux qui la possèdent.

 

À six heures et demie, ce jour-là, les pasteurs ne sont pas

Au rendez-vous. Il boit l’eau vive et allume une cigarette.

Rien sur les chemins. Le soleil est à sa place exacte.

 

Il renonce au second verre et écrase la cigarette sous le pied.

Il appelle sa femme. Le chien arrive. Les pasteurs ! ¡Los pastores !

La femme met la main sur son cœur. Nous sommes-nous levés trop tôt ?

 

C’est déjà arrivé. Le chien s’en souvient. La femme met sa main

En visière devant les yeux. Il a confiance dans ce regard.

Aux premières lueurs, elle voit les lièvres rentrer chez eux.

 

Il s’est coiffé de son béret basque et il brandit le makila.

Ne pars pas sans manger ! Il descend l’escalier du côté des chemins.

Les flancs de montagnes l’obsèdent. Il trouve la carcasse

 

D’un animal encore chaud. Derrière lui, sa maison disparaît.

Quelqu’un est passé par ce chemin ce matin, quelqu’un de pressé

Et d’habitué aux passages rapides d’un hameau à l’autre.

 

Il atteint le Limonero à sept heures moins le quart. Sur la

Terrasse, il y a du monde. Les propriétaires, les moins nombreux,

Tous brandissant une canne et secouant un chapeau de cuir.

 

Les régisseurs, dans leurs chemises blanches, armés d’un bâton

Et les ouvriers, pasteurs pour la plupart, hommes aux couteaux.

Cayetano, Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro qui salue en voyant

 

Arriver don Guillén. Enfin les femmes et doña Pilar

Qui impose sa lourde présence, les jambes gonflées

De doña Pilar et son visage d’enfant fatigué par les peurs

 

Nocturnes. Il y a toute la contrée sur la terrasse comme

À la noce ! On ne trouve plus de noyés dans le fleuve depuis

Que le barrage en emprisonne les eaux, pas de promeneurs

 

Assassinés depuis que les bandits de grands chemins

Ont perdu leur prestige. Don Felix trône au milieu

De la théorie, ayant inauguré les verbigérations

 

Par des considérations juridiques. C’est ainsi que commence

Le texte infini de don Felix et il se termine par le chant

Circulaire de la terre et des hommes condamnés à y demeurer

 

Éternellement. Ochoa est assis à une table. Le couteau de Cayetano

Menace cet équilibre photographique. Ochoa a achevé son repas

Et ses bienfaiteurs sont silencieux comme les fenêtres borgnes

 

De nos maisons. Don Guillén compte ses ouvriers. Cristo

Est aux écluses. Il n’a pas eu vent de ce qui arrive aux

Arrabaleros. Don Guillén observe le visage tranquille de celui

 

Que don Felix appelle déjà un étranger, étranger à la terre,

La terre étant ce qu’il partage d’une manière ou d’une autre

Avec la communauté des hommes. Cayetano fleurit dans cette main

 

Accusatoire. Arrive Angustias avec son panier de fruits et son

Sourire de putain repentie. Elle donne une orange à Ochoa

Qui l’ouvre comme une grenade. De belles mains de musiciens

 

Ont ouvert le fruit devant des témoins fascinés. Don Felix

Accuse le coup et la tignasse de Cayetano s’illumine de jaune.

La couverture a glissé sur les épaules d’Ochoa, révélant un corps

 

Préparé à la souffrance. Quels sont ces signes annonciateurs

Que don Guillén a toujours du mal à distinguer de la symbolique

Des faits ? Ochoa mord l’orange, en extrait toute la pulpe, recrache

 

L’écorce et sourit enfin. Il a de belles dents blanches et carrées.

Il ne répond pas au peu de questions. — N’es-tu pas rassasié ?

Demande Angustias en se penchant sur cet homme particulier.

 

L’homme sourit aux questions comme s’il ne les comprenait pas.

Il vaudrait mieux, pense don Guillén, que ce soit cet étranger

Sans traces futures. Cayetano ricane maintenant qu’il n’y a plus

 

De danger pour sa tranquillité de passeur de vie à trépas.

Quelques-uns rient avec lui de l’absurdité de la situation.

Doña Pilar se masse les genoux en se plaignant d’en avoir abusé

 

Peut-être pour rien. J’ai trouvé un renard mort tout à l’heure

En venant, dit don Guillén. Un renard mort ? Je ne sais pas si c’était

Un renard, dit doña Pilar. — Un renard ? On considère maintenant Ochoa

 

Dans la perspective de ce renard. Don Felix secoue sa grosse tête

De penseur parfaitement intégré au système de connaissance

Qui conditionne les circonstances de la vie quotidienne.

 

Un claquement de doigts expédie Nicolá sur le chemin du renard.

Pourvu qu’il arrive avant les chiens ! On adresse des regards

De reproche autant à don Guillén qu’à doña Pilar qui souffre

 

Aussi d’une paralysie faciale. La joue se contracte et forme

Une noix. On entend Nicolá qui appelle les chiens et les chiens

Entrent dans le corral. Don Guillén est toujours surpris par

 

La perfection des habitudes. Les seins d’Angustias sont pleins

De cette nourriture d’abondance. Don Matías, le boulanger,

Racontait à voix basse comment il avait été impressionné

 

Par le regard d’Ochoa. — Le pain m’inspire l’humilité,

Disait-il. C’est peut-être à cause de l’attente, de la chaleur,

De la nuit qui me renvoie au sommeil de la communauté.

 

Les Cintas, les Gimenez, les Bonachera, les Galvez, les Llanos,

Les Gonzalvez sont propriétaires — terres environnantes, maisons

De maîtres, rues entières, fabriques d’huile, cartonnages —

 

Les Mañas, les Lopez, les Exeberri et leurs parents Irigaray,

Les Yepes dont on enferma l’ancêtre à Tolède — sont régisseurs

Des exploitations et tenus au devoir de réserve — Cayetano,

 

Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro, Cristo, Torcuato, Ginés sont

Ouvriers et pasteurs de père en fils et les femmes ne comptent

Pas, ni les vieillards dont on ne sait plus rien — plus rien

 

De poétique. Les Anglais reconstruisent les ruines, aquarellistes

Du blanc et de la fleur considérée comme pourvoyeuse de couleurs

— priez pour les Anglais qui sont universels comme les Grecs

 

Et les Noirs d’Afrique. Priez pour que le temps de la clarté

Communautaire revienne éclairer les marches de la Rampe — priez

Pour la Soif de connaissance et pour la Satisfaction des estomacs

 

Et du sexe. Et pardonnez-nous notre sang et nos tendances à haïr

Le sang des autres. Pardonnez aussi la laideur de nos enfants

Et le peu d’Élégance — nous manquons d’arbitres dans ce domaine.

 

Les Anglais mettent des carreaux aux fenêtres. Ils importent

Les fleurs qui manquent à notre palette. Nos traits sont hérités

Du geste et de la parole, traits traceurs d’arbres et de chemins

 

Qu’un lavis de rose-bleu estompe si facilement, et si peut-être

Définitivement. Cheminées bleues et chambres rouille, cheminées

Des coins et du plancher, feux des perpendicularités de l’attente

 

Et de la hâte. Nos enfants vont épuiser le rêve et nous conservons

Des sommeils d’une fatigue exemplaire. On n’accouche plus dans

La douleur et on ne souffre plus dans l’espoir de la délivrance.

 

Pierres des maisons, poteaux des clôtures, marches des sentiers,

Traces du sang, tassement des colonnes vertébrales, cheveux rouges

Et noirs aux reflets bleus, faune des buissons et des galeries

 

Souterraines — petit tournoiement des significations ordinaires

Dans les actes authentiques et dans le souvenir de la guerre —

Nous fuyons. Nicolá ramena le renard raide maintenant comme

 

Une racine. Ochoa ne dit rien. Il voyait le renard mort de la male mort

Et il ne disait rien comme s’il ne comprenait pas que cette mort

Était la sienne. Bien sûr nous ne sommes plus au temps où

 

Il était plus facile d’accuser l’étranger, au temps où la mort

D’un étranger pouvait concilier les contraires avec l’aide de Dieu.

Nous avons perdu cet héritage en même temps que nos âmes.

 

Nicolá ferma le sac de plastique avec du ruban adhésif.

On examina la fourrure à travers le plastique. Rien

Ne laissait deviner une lutte avec les chiens. On questionna

 

Les femmes au sujet des enfants mais aucune ne rapporta

Une morsure. Ne caressez pas les chiens pendant quarante jours.

Et envoyez la tête à Madrid. La préposée aux Postes du pays

 

Se chargera de confectionner le paquet. Remplissez les formulaires

Pour une vaccination éventuelle. Ne perdez pas de temps à accuser

Vos filles pubères, vos vieilles édentées et l’étranger qui

 

Mange le pain de vos oiseaux. Don Guillén s’excusait et doña

Pilar expliquait sa légèreté par une migraine contractée

En touchant le fond de la nuit. Don Felix évoqua la dernière

 

Épidémie, celle des moustiques. Ne mangez pas de cochons pendant

Les menstrues. Il noyait des mains pressées dans la tignasse rouge

De Cayetano et le couteau restait tranquille sur la table.

 

Les propriétaires s’en allèrent ensemble, ne se haïssant plus

Dans les moments où la communauté mesurait le risque d’une perte

De revenu. Les régisseurs se mirent d’accord sur l’heure d’une réunion

 

Et l’ordre du jour circula rapidement. Ils s’en allèrent. Ochoa

Demeura seul avec les pasteurs, les ouvriers et les femmes

Dont le nombre ne cessait de s’accroître, femmes propriétaires

 

Ou appartenant de droit à des propriétaires jaloux, femmes des

Régisseurs et des artisans, femmes d’ouvriers et ouvrières elles-mêmes,

Femmes des domesticités relatives et enfin les femmes de mauvaises

 

Mœurs. Ochoa aime les putains. Il aime aussi les bras des ouvrières.

Il aime l’élégance des autres et le cul des dernières. Ochoa est-il

Cet homme que les hommes redoutent parce qu’on a trouvé un renard

 

Mort sur le chemin des animaux domestiques ? Les régisseurs sifflaient

Le retour à la normale. Pasteurs et ouvriers s’en allèrent.

Les femmes appelèrent d’autres femmes qui alimentaient déjà

 

La circulation de la rumeur. Ochoa trempa des lèvres roses

Dans le vin. — Ils avaient oublié le renard au regard de mort

Tranquille. Aucune trace de collet ou de morsure, pas un signe

 

De cette terreur qui fait des morts des pantins articulés.

 

Chant six et dernier de l’acte premier

Doña Flores Mejillas Galvez n’aime pas témoigner

 

Doña Flores Mejillas Galvez ne dort pas la nuit. Les autres

Ne couchent pas dans son lit. Elle n’éteint pas la lampe

Tempête électrique. Elle ne ferme pas le livre non plus.

 

Les fenêtres de sa chambre sont ouvertes, l’une sur la place,

L’autre sur un jardin qui ne lui appartient pas. Elle partage

Le privilège de la Petite Perse avec sa voisine, pure amitié.

 

À l’école, les enfants aiment ses réponses claires comme son regard

D’étrangère. Les jours de pluie, on attend une éclaircie

Pour la suivre dans les allées du jardin tropical.

 

Elle aime les fleurs mouillées et le terreau des chaussures.

Les enfants la suivent comme si elle avait le pouvoir

De les discipliner sans effort. Chez eux, les enfants sont

 

Capricieux et quelquefois obscènes. Elle coupe la parole

À des mères exaspérées et amoureuses. Des livres apparaissent

Dans ses mains, surgis de nulle part, pure invention.

 

On ne s’approche guère de cette femme, ce qui entretient

Le secret de sa pureté. Elle boit de l’orgeat aux terrasses

Avec des femmes silencieuses venues d’un autre pays, autres mœurs.

 

Pluie et vent sur ces fenêtres qui conservent leur apparence

D’ouverture. Le balcon s’est enrichi d’une floraison broussailleuse.

Le vernis des pots rutile sous les coups de soleil.

 

La porte donne directement sur un escalier sombre et rapide.

Elle vous abandonne sur le trottoir à l’ombre d’une façade

Trouée d’une seule fenêtre et d’un œil-de-bœuf habité

 

Par un couple de tourterelles. On entend un accompagnement

De guitare et sa voix, belle analogie avec l’oiseau générique

Qu’on imagine dans les moments de détresse lent et précis

 

Comme la transparence du verre. Mejillas est mort sous les balles.

On a recrépi ces murs depuis longtemps mais quelle obsession,

Ces déchirures de chemise ! Quelle fantasmagorie maintenant

 

Que la paix et la liberté sont nécessaires ! Flores écrit

Des chansons entre les lignes de son héritage familial.

Il n’y a guère que ce guitariste qui entre et sort

 

De sa vie. Son témoignage lasse un peu, à force de répétition

Mais ce n’est pas la seule raison de l’ennui et de la hâte.

Il explique comment Flores visite les marges de la tonalité

 

Et on se sent mal à l’aise. La même voix enchante les enfants

Au moment où ils ne s’attendent plus à la tranquillité.

Le piano de doña Pilar répond quelquefois à ces accords majeurs.

 

Il y a une croix dans la vie de Flores, personne ne doute

De l’existence de ce reflet et le miroir n’apparaît pas

Malgré l’effort, malgré la profondeur de la réflexion.

 

On imagine la langueur de ce corps réduit à l’application

Quotidienne. Au printemps, elle inaugure des robes blanches.

De ces promenades interminables, elle ramène de quoi complémenter

 

Indéfiniment un herbier. Dans ses mains, à part les fleurs

Et les récoltes, il y a souvent une partition annotée, griffures

Noires et pointues de son écriture au contact d’une autre précision.

 

Priez pour doña Flores ! Priez pour l’homme qui l’a détruite !

Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !

Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !

 

Elle est triste au lieu d’être mélancolique ou furieuse.

Elle travaille méticuleusement, donnant le spectacle d’une lutte

De tous les instants avec la paresse. Ochoa la rencontre

 

Par erreur. Elle revient des moulins et remonte la rue,

Un pain sous le bras. Il demande pour le pain, sans prononcer

Un seul mot. On devine la berge et le sentier. Elle ne s’étonne

 

Pas de rencontrer un inconnu. Elle ne voit peut-être pas

La nudité, le walkman, le chapeau de paille rempli d’un soleil

Impitoyable. Elle se retourne pour montrer les ailes des moulins.

 

À quelle heure se lève une femme qui ne dort pas ? Ochoa s’incline

Et trottine vers les moulins. Il ne rencontrera personne. Elle

Revient, monte l’escalier, nourrit les oiseaux des cages, cueille

 

Un fruit dans un compotier. Des lys larmoient sur la nappe,

Étourdissant d’obscénité. Elle évite le vis-à-vis de deux miroirs

En abîme, ne pénètre dans aucune possibilité de disparaître

 

Avec les transparences et la clarté s’accroît. Elle provoque

Les premiers chants d’oiseaux et la Petite Perse est traversée

De matérialités confuses. Cette femme est une miniature

 

D’ivoire et de pigments à regarder en contre-jour. Elle éteint enfin

La lampe. Elle range le livre et fait le lit. Une gorgée d’eau vive,

Vite et profondément, comme ne boivent pas les hommes que la même

 

Tristesse désespère un peu plus chaque jour, tristesse des immobiles,

Des inexplicables, des importuns. Le pain trempé dans l’eau vive

Est sa seule nourriture si l’on ne compte pas le fruit cueilli

 

Pour épuiser sa source. Expliquez autrement les rougeoiements

Du visage et les répliques obscures ! Expliquez la complexité

Des pas si vous désirez aller au bout de la recherche.

 

À sept heures et demie, doña Pilar lui téléphone. Viens ! Je suis

Au Limonero. Ochoa. Christ. Flores change ses habits. Ce matin,

Elle a chaussé ses bottes de cavalière. Quel jour sommes-nous ?

 

Oui. Oui. Ce matin. Un pain. Je revenais. Le dimanche, les

Vagabonds se donnent rendez-vous. Nous sommes si charitables

Le dimanche. Beaux bras nus de doña Flores à la fenêtre.

 

Au Limonero, il n’y a plus d’hommes excepté don Felix qui a chassé

Ses démons. Les femmes sont assises ou prêtes à s’enfuir.

Ochoa sourit. On lui donne du vin qui mouille ses yeux.

 

Un renard ? Flores grimace. Elle a noué le foulard autour du bras.

Petit chapeau aussi, paille bleue et ruban rose, un oiseau de plumes

Se détache, œil de verre. Il y avait de la buée dans le sac

 

De plastique. Une femme caresse la joue d’Ochoa comme on caresse

La joue de bébé avant de lui donner le sein. Sa chevelure

Éclabousse le visage du vagabond. Qui es-tu, chevalier d’ombres ?

 

Don Felix hausse les épaules. Do you speak english ? Parlez-vous

Français ? Deutsch ? Ich... eskualduna... Siècles des siècles !

Je suis Manuel, le propriétaire des lieux. Mon vin, le pain de

 

Don Matías. — La femme caressait la joue et approchait son visage.

Il y avait de la douceur dans ces regards, une douceur de dimanche matin

À huit heures moins cinq. Encore cinq minutes et nous nous en irons.

 

Pour aller où ? dit doña Pilar. — Oui, où irez-vous ? ajoute Flores,

La belle aux bras nus avec son petit chapeau bleu et son oiseau

De pacotille qui bat des ailes en attendant le moment favorable.

 

Don Felix consulte toutes les langues. Babel, ici, à ras de terre.

Il consulte aussi la langue des sourds-muets. Échec ! Échec ! Nous

Ne saurons jamais qui il est ! — Impossible ! décrète le magistrat-poète.

 

Priez aussi pour ces hommes qui prétendent en savoir assez

Pour guider les autres hommes sur le chemin de la droiture.

Priez pour leurs enfants et pour la durée de leur mandat.

 

Huit heures ! Flores agite sa montre-bracelet. Allons couper les fleurs !

Et le renard ? Don Felix se charge du renard. Manuel offre

Un morceau de ficelle pour faciliter le transport. Encore un peu

 

De vin ? Ochoa s’enivre. On ne boit pas sans faim. Encore du pain

Et du jambon. Flores abandonne des fruits et doña Pilar

Ne peut pas s’empêcher de penser à ce compotier de verre.

 

Es-tu si étranger que nous ne sachions te parler ? Tu es si beau !

Non. Il est tragique. La rousseur de ses cheveux. Les Juifs

De Palestine sont rouquins. Les vignes de Palestine. Le Jourdain.

 

Une femme commence à pleurer. — Je suis doña Pilar, la maîtresse

Des lieux. Tout m’appartient. Je possède la terre et l’air, c’est-à-dire

L’eau. Je ne sais rien du feu mais j’observe les hommes.

 

— Je suis ce qu’on veut que je sois. Priez pour nous, pauvres

Anarchistes. Priez pour les os de nos fusillés. Priez si prier

Vous inspire l’amour des autres. Je suis de chair et je le dis !

 

Manuel ne franchissait pas le seuil, une grosse pierre taillée

Sur place. Le rideau de perles se peuplait de mouches.

— Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, dit doña Pilar

 

Au risque de décevoir les autres femmes venues pour savoir.

Il n’y a aucun rapport entre Ochoa et le renard. — C’est ce qu’on

Va voir ! dit don Felix en nouant la ficelle avec une application

 

D’insecte au travail de sa proie. Ochoa répond aux sourires

Par d’autres sourires. Rien d’écrit sur lui. Don Felix niera même

L’existence du walkman. Quelle importance, cette musique que personne

 

N’a entendue ! — Si les abeilles avaient huit pattes, ce seraient

Des araignées ! — Les abeilles butinaient dans la vigne, innombrables.

Des araignées ? Les abeilles ? Je ne sais pas. Quelle différence

 

Entre l’homme et cet homme ? Don Francisco arrive sur sa bicyclette.

Il vient chercher les fleurs pour l’office. Flores se mord les lèvres.

Si les fleurs avaient plus d’un an d’existence, quel âge aurions-nous ?

 

Don Frasco n’est jamais tombé de sa bicyclette. Ceux qui s’imaginent

Que c’est déjà arrivé sont victimes du sommeil. C’est un renard

Trouvé par don Guillén. Doña Pilar se mord les lèvres. Scotchez-le

 

Encore ! dit don Francisco. Manuel lui apporte le vin, un verre

Transparent pour que chacun puisse témoigner de la quantité.

— Ce renard n’est pas un renard comme les autres. Priez pour

 

Ceux qui ne ressemblent pas aux autres, anarchistes revisités

Par les fantômes des morts des échafauds. — Nous ne les pendions pas.

Ils mouraient comme des mouches au bout de nos fusils d’assaut.

 

— Qui es-tu ? Tu ne le sais pas ? Tu ne veux pas le dire ? Tu ne sais

Pas comment on le dit dans notre langue ? Il n’a pas l’air d’avoir peur.

Ne lui donnez plus de vin. Couvrez ce corps. Quelle heure est-il ?

 

Ou quel jour sommes-nous ? C’est la question du temps qui nous retient

Ici, parmi les autres. Nous préférons les enfants aux autres. Priez

Pour ceux qui ne font pas la différence entre un homme et son prochain.

 

Christ. Douleur du fils et de la mère. Père parallèle et muet.

Frères et sœurs du recommencement et pas de recommencement

Sans attente. Peupler l’attente de rites. Les jours et l’heure.

 

Quelqu’un emporta le renard. — Voici une chemise, une culotte et

Un peigne. Ochoa, la docilité, pas un signe de révolte qui couve

Sous le feu d’une submissivité mise à l’épreuve des mains.

 

Que sait-il du renard ? Il est passé par le même chemin. Le renard

Était encore chaud quand moi-même, le suivant... Quel est ton nom ?

Ochoa ? Tu aimes le vin ? Tu avais faim ? C’est dimanche aujourd’hui.

 

Le savais-tu ? Que sais-tu de ce renard ? — Et si nous allions

Couper les fleurs de l’Office ? Voici nos corbeilles et nos couteaux.

Elles descendent dans le pré fleuri. Les talus étincellent.

 

Ochoa les suivit, comme amusé par la perspective de l’agitation.

Don Francisco verticalisa la bicyclette et l’enfourcha.

On le vit mettre pied à terre au bas du chemin montant vers

 

L’église. Quelle belle différence entre l’histoire de l’homme

Ordinaire et les prophètes de malheur ! Elles arrachaient les mauvaises

Herbes et coupaient les tiges au ras de la terre, tangentes

 

Obliques des couteaux. Ochoa accepta une brassée d’asphodèles.

Voici les aubépines de nos murs et les roses de nos jardins.

Elles récitaient la flore et des animaux les pourchassaient.

 

Ochoa paraissait apprécier la compagnie des femmes. Don Francisco

Cadenassa le cadre de sa bicyclette à la verticale d’un figuier.

Juché sur les fortifications, il s’indignait doucement.

 

Les corbeilles se remplissaient. On les aligna sur le talus

Au-dessus du chemin. Un fardier passa, chargé de marbre,

Une commande de dernière heure. Impossible de ne pas travailler.

 

Ochoa ne s’approchait pas des couteaux, comme s’il les redoutait.

Les gerbes de fleurs s’interposaient entre les femmes et lui.

Christ. Tu es le Christ et nous sommes capables de recommencer !

 

Il admirait la sueur des épaules, proposant la sienne une fois

Que les couteaux s’étaient éloignés. Elles lièrent le premier

Bouquet et le dressèrent entre Ochoa et une femme qui riait.

 

Les couteaux s’activaient. Il retenait le poignet de la femme

Et riait avec elle. N’était-il pas heureux de rompre le silence ?

Don Francisco, là-haut, ne comprenait pas le bonheur des femmes.

 

Doña Pilar travaillait comme les autres. Priez pour cette femme

Qui inspire les autres. Elle épongeait son front dans un mouchoir

Brodé d’autres fleurs et le petit chapeau de Flores rendait un écho

 

Subtil. Oiseau retenu par les pattes. Don Francisco donna le signal,

Claquements de main, autre écho qui traversa la tranquillité d’Ochoa

Comme un signe d’inquiétude. On le chargea de deux corbeilles.

 

Comme il étrennait une nouvelle chemise et que la culotte bâillait,

Il avait l’air gauche dans la montée. Des enfants mal réveillés

Le poussèrent comme si d’un âne il se fût agi. Priez pour les enfants

 

Qui obéissent pour ne pas avoir à se réveiller tout à fait. Ceux-là

Semblaient appartenir à un rêve. Pourquoi ne pas utiliser le vélo,

Don Francisco ? — Les pneus. Ils sont fragiles. Chers les pneus.

 

Au passage, Ochoa se laissa intriguer par la mécanique et par la chaîne.

La selle luisait comme un vieux meuble. N’as-tu jamais possédé

Quelque chose ? Don Francisco le surveillait du coin de l’œil.

 

Laissez passer doña Pilar et la première corbeille, celles des

Aubépines et des fougères. La maîtresse entrait cérémonieusement

Par la petite porte et l’hôte lui offrait un bras dépourvu

 

De surface. La netteté des lieux sidéra Ochoa. Il gémit son

Admiration, presque sans pudeur. Christ. La cloche tinta

Dans un coup d’essai. L’oreille de don Francisco frémit.

 

Des femmes tiraient l’eau du puits, l’une d’elles à cheval

Sur la margelle et une autre retenant la porte. Ochoa éprouva

Un vertige à la vue de cette profondeur obscure. L’eau se répandait

 

Dans l’allée de pierres, envahissant les interstices, croisant

Les parallèles de l’agencement et finalement disparaissant sous

Les bordures de briques. Les pots voyageaient du puits à l’entrée

 

Secondaire de l’église. Il entra dans un plan saturé de perspectives.

La nappe disparaissait derrière les bouquets que l’eau nourrissait

De déploiements triangulaires. Doña Pilar tira Ochoa par la manche

 

Pour lui montrer le prie-Dieu qu’elle lui offrait avec plaisir.

Il contempla la plaque de cuivre gravée. Je m’appelle Pilar.

Elle n’osait pas lui demander s’il avait appris à prier. Christ.

 

Les femmes s’agenouillèrent. Que sais-tu exactement de mes pensées ?

Sans les hommes, de quelle fille naîtrais-tu ? Pourquoi cette complexité

Biologique si la vie est une œuvre d’imagination et de génie ?

 

Ochoa ouvrit la bouche mais il n’en sortit rien que le son de la cloche.

 

Chant sept

Raïssa à l’aurore d’elle-même

 

Ces fleurs ! Raïssa ne voulait pas les voir ! Jonchée de fleurs

Sur le dallage. Les femmes les alignaient sur la murette,

Couteaux rapides entre les mains et les bouquets apparaissaient.

 

Elle observait le monde à travers la même fenêtre depuis dix ans.

L’enfance persistait comme un hiver tenace. Elle haïssait la pluie

Et le vent. Les barreaux de la grille étaient repeints chaque année,

 

Au début de l’été, par un ouvrier que l’intérieur de la chambre

Fascinait. Peinture noire du fer et chaux des murs. Des géraniums

Resplendissaient, verts et rouges d’un couchant. Un chat s’attardait

 

Le soir avant la fermeture de la fenêtre et elle le caressait

Sans rien perdre du monde finissant en beauté. Seize ans,

Et elle se souvenait du père endormi dans une flaque de sang.

 

Le cou était traversé par un acier noir. Manche des couteaux.

Un foulard n’absorbait plus les liquides que l’homme perdait

En achevant sa vie. Une rose était tombée d’un balcon, épines.

 

Depuis, les parterres de la maison sont couverts de tapis d’Orient.

On n’entend plus les pas, on écoute plutôt ce silence faussé.

L’air bouge comme s’il était habité de transparences.

 

Adolescence inutile. Le passage de l’enfance à la maturité

Dure plus longtemps qu’on le dit. Le visage du mort criait.

Des cris habitent la nuit. Elle est prisonnière de sa chemise.

 

Dans la cuisine, vit la mère du mort assassiné à cause de la mère

De celle qu’il donne au monde pour témoigner de son existence.

Les trois femmes ont mauvaise réputation : la vieille parce qu’elle

 

Se venge à petit feu, la belle-fille n’en parlons pas et Raïssa

Qui ne dit rien, ne répond pas aux questions relatives à la vengeance,

Semble étrangère à ce temps compté en minutes d’angoisse.

 

La vieille se décompose lentement dans un fauteuil d’osier.

Raïssa n’entend pas l’eau du bain. Elle franchit la limite

De la cuisine et entre dans la chambre pour aller à la fenêtre.

 

De l’autre côté de la rue-rivière, les femmes s’activent.

« J’ai vu Ochoa pour la première fois ». — C’est l’heure, dit la vieille

En abaissant le miroir. L’acoustique du dehors manque de géométrie.

 

Si nous exagérions la blancheur, l’abondance, la crudité ? disait

Une femme en traversant la rue. Le clocher à la pointe d’un triangle.

— Quand donc aura-t-elle fini de se baigner ? — Jamais, Amaxi, jamais.

 

Les jeunes hommes lorgnaient du côté de Raïssa. Elle se coiffait.

Ces anarchistes ne vont pas à la messe ! — Leur sang dans la rigole,

Jusqu’à la fin des temps. Raïssa savait tout de sa beauté.

 

Quel besoin ont-ils de cette douceur et de cette perfection ?

En quoi la beauté des femmes les concerne-t-elle ? Quel rapport

Entre leur violence et le passage de l’enfant à la morte ?

 

Ils fumaient en attendant. Nous serons beaux quand nous baiserons.

L’eau du bain forçait le temps à l’immobilité. La vieille était exaspérée.

Raïssa ! Il y a un trou dans mon ombrelle ! — Et il manque un rayon

 

À la roue droite de mon fauteuil ! Nettoyez mes excréments ! Buvez

L’air que je respire ! — Qui sont-ils ? À quel moment apparaissent-ils ?

Comme elle sortait du bain, une abeille la piqua. Cris d’une femme

 

Piquée par une abeille venue sucer le sucre des parfums. Raïssa !

Raïssa, c’est toi ! Cette femme, dix ans après, ce manque de pudeur,

Cette beauté dont j’ai hérité, cette possibilité de recommencer.

 

Ferme la fenêtre ! Les abeilles descendaient du toit. Le voisinage

S’en plaignait. Mais ce sont les oiseaux qui abîment l’écorce

De vos citrons ! Elle sortait rarement. Robe blanche, j’en ai le droit,

 

Et cheveux dans le dos. Une abeille ! dit la vieille en scrutant l’air

Vicié de sa proximité. Une abeille l’a piquée. Ce n’est rien. Les oiseaux

Ne piquent pas mais ils se gorgent de vos sirops. Voici une moitié

 

D’oignon. Frotte ! Jambes écartées, seins pendants, les orteils grimaçaient

Eux aussi. La peau piquée se gonflait doucement. Chassez les abeilles !

Grognait la vieille en agitant son éventail. Elle n’avait jamais été piquée.

 

Cette nudité de putain. Ce glissement de la mort de l’autre

À la continuité. On avait emporté un corps disloqué. La chemise

Perlait. — Maintenant l’eau de neige ! Oui, l’eau de neige, cet hiver,

 

Les précipices lointains, la nuit interminable, la glace qui faisait éclater

Les pierres. Le clocher retentit. C’est l’heure, dit la vieille.

Elle déploie le fichu et une dentelle. Un peigne traverse sa tête.

 

Raïssa ferme le rideau, à regret. Le regard de l’homme est un bon

Commencement. La poésie des livres évoquait une extase, comme un

Déchirement. Elle avait trouvé un phallus d’ivoire dans une malle,

 

Au grenier. Objet souvenir et si pratique en cas d’excédent de désir.

La vieille épiait le clocher. Vue perçante des oiseaux de proie.

Elle reconnaissait la première vibration au frémissement des oiseaux.

 

À regret. Les jeunes hommes évitaient le regard des autres hommes.

Elle les observa dans la fente. Une abeille ! L’eau éclaboussa les miroirs.

Ce corps l’exaspérait. Elle coupa l’oignon et l’appliqua sur la piqûre.

 

À l’heure de la messe, les rideaux se ferment. On ne voit pas les habitants

De cette maison sortir dans la rue presque précipitamment dans la rue.

La fente se remplit de l’image d’un Ochoa paraissant fier de sa chemise.

 

Vide l’eau du bain. Plonger son bras dans cette sauce de parfums

Et d’odeurs intimes. Les vapeurs continuaient de se dissiper.

Et pendant ce temps, elle démêlait sa chevelure devant un miroir.

 

Dernier son de cloche. La maison a fini de vibrer à l’unisson.

Verse un demi-flacon d’eau de Cologne dans les cheveux encore mouillés.

Les seins étaient toujours nus, arrogants et pitoyables.

 

On entend les portes de l’église se refermer. Nous n’y serons pas,

Chantonne la vieille. Sa belle-fille couvre enfin le corps d’une chemise

Et paraît devant elle. Nous mangerons de la viande de poisson

 

Aujourd’hui. Clairs poissons. Un jet de citron est nécessaire.

Ajoutez le thym et le laurier, un clou de girofle et les pépins

D’un beau piment. Accompagnez de vin du pays, un Galvez Cintas par exemple,

 

Excellent exemple de vin à partager. Raïssa n’aime pas sa mère

Et sa grand-mère est une relique d’un passé encore plus obscur.

Ochoa, grand et clair dans sa chemise à peine rapiécée, allait

 

Et venait entre la fontaine et le parvis de l’église. — Laisse-moi voir !

Elles épiaient le moindre changement et en rendaient compte

À la vieille qui en assurait le commentaire morose. Voir et dire.

 

Ochoa était seul. Avant de refermer les portes, don Francisco

Jetait un œil sur la place et rappelait les brebis égarées

Des coins de rue. Ochoa avait-il refusé d’entrer ou bien le curé

 

L’en avait-il empêché ? Nous n’avons pas vu ce moment à cause du bain.

— Je ne peux pas être à la foire et au moulin ! dit Raïssa, presque rageuse.

Ochoa attendait. Il caressait le chat. Raïssa se montra à la fenêtre.

 

Ferme la chemise ! Elle haïssait ces vieux seins. La chevelure

Se nouait dans le peigne. Tu n’as jamais su te coiffer, dit la vieille.

— Ne revenons pas sur ce passé ! C’est passé et c’est fini !

 

Raïssa voyait le corps transporté sur les épaules des autres pasteurs.

La tête était presque détachée. Le sang dégoulinait passablement.

— Si tu avais vu ce que je sais, dit sa mère, tu n’en rêverais pas !

 

Cauchemar des jours. Nous mangions du poisson faute de viande, dit-elle

À Ochoa quand il se montra doux avec elle. — Tu mélanges tout !

Dit sa mère en nouant les mèches autour d’un peigne de corne noire et dorée.

 

Le rituel chrétien dure une heure environ. Les juifs et les musulmans

Prient dans leurs maisons. Papa aimait la simplicité des juifs

Et l’humilité des musulmans. Il leur expliquait pourquoi Dieu

 

 

Ne pouvait pas exister. — Supposons que la mort n’existe pas. Dieu

Nous viendrait-il alors à l’idée ? Non, n’est-ce pas ? — Mais

Elle existe ! — En êtes-vous si sûrs ? — Raïssa parlait du cadavre

 

Avec une clarté qui épouvantait les examinateurs de sa souffrance.

— On n’explique pas la dyslexie par des traumatismes d’enfance.

Elle ne comprenait pas la physique des miroirs et doña Flores

 

Était la seule à comprendre. Dehors, elle redoutait la proximité

Et l’éloignement. Comment alors fréquenter les autres avec une chance

De les aimer ? Sa mère la poussait devant elle. Elles portaient

 

De beaux chapeaux de toile jaune. La vieille sortait quelquefois

Sur le seuil pour soumettre son visage à l’action du soleil,

Prescription médicale. Des enfants la harcelaient. Ses insultes

 

Rocailleuses. Sa propre prescription de malheur. Elle avait été

Une égérie. Qu’est devenu ce poète d’un autre temps ? Nous oublions.

Raïssa voyait le cadavre et ne doutait pas. La mort l’habitait

 

Comme les petits animaux habitent dans les troncs d’arbres. Écureuils

Rapides des araucarias du Jardin des Plantes. Maman pousse sa fille

Vers des garçons indifférents. Le soleil noircissait la face rogue

 

De la vieille. — As-tu fréquenté les garçons qui te trouvaient belle ?

Ce que tu vois, c’est ce que tu t’imagines. Accepte de jouer.

Ils s’amusaient à s’éclabousser autour du bassin. Eau des promeneurs.

 

Une douleur traversait son cœur quand Cayetano revenait sur la place,

À l’heure des vêpres. Elle attendait ce moment inévitable. Il lorgnait

Vers la fenêtre où elle daignait (sa mère) se montrer à son ancien amant.

 

Ils échangeaient des signes incompréhensibles. Comment peux-tu ?

Grognait la vieille. Raïssa mesurait cette approche précise

Comme une autre tentative de mettre fin à la vie. Elle peut.

 

Cayetano arrivait au bras d’une femme qui était la sienne.

Elle lui avait donné des enfants mais Raïssa ne les comptait pas.

Sa mère défiait le souvenir de plaisirs anciens en se montrant.

 

Parce que Cayetano le tuera comme il a tué mon père ! avait finalement

Déclaré l’enfant de l’homme tué par les mains de l’amant.

— Personne ne tuera Cayetano, avait seulement répondu la mère.

 

C’était compliqué. Mais c’était surtout imparfait. Tout ne s’expliquait pas.

Les gens ne connaissaient que la surface de cette souffrance.

Pas question de fréquenter cette fille ! Et ils demeuraient indifférents

 

Ou feignaient de l’être. La simplicité naturelle d’Ochoa ne pouvait

Que provoquer une autre tragédie. Comment ces choses arrivent-elles

Si elles ne sont que le fruit amer de l’imagination de Raïssa ?

 

Demandait ironiquement la vieille à sa belle-fille. Le soleil

Refermait les petites plaies de la vérole et la petite-fille

Appliquait des baumes transparents sur des cicatrices dénaturées.

 

Ainsi le godemiché passa de main en main. À dix heures, les portes

De l’église s’ouvrirent. Un paralytique descendit le premier la rampe,

Puis des femmes poursuivant des enfants. Un bourgeois alluma

 

Son cigare. Ochoa les attendait. Don Francisco, qu’on déshabillait,

Pouvait le voir à travers les carreaux de la sacristie. Ochoa

Patientait encore ou bien il n’attendait rien, difficile de se prononcer,

 

À distance. Les prie-Dieu, glissant sur le dallage, provoquaient

Un concert d’infrasons. Des vases renversés épanchaient des coulures

Sombres. Une fleur voyageait dans les cheveux d’une toute jeune fille.

 

Des personnages qui hantaient la mémoire de Raïssa, elle en vit quatre

Qui à eux seuls formaient le noyau de sa souffrance, quatre angles morts

De sa trajectoire parmi les autres et le rideau se refermait lentement

 

Sur ce jeu circulaire des réflexions. Ils rejoignaient maintenant

Le nouveau venu sans que Raïssa eût conscience de ce qu’ils cherchaient

Dans cette existence provisoire. Ochoa se laissait encercler sans

 

Révolte, sans conscience précise de l’enjeu, peut-être même était-il

La bonté même comme doña Pilar le leur expliquait, choisissant les mots

Dans le répertoire des visions, s’approchant des lèvres et des oreilles

 

Avec une imprudence troublante et sans doute accessible à l’attente.

Don Francisco, débarrassé de ses attributs, se joignit à eux.

On vit alors Cayetano essuyer la sueur de ses tempes.

 

Voici les enfants de Cayetano, petits êtres dépourvus de patience,

Visiblement souffrant d’un excès d’attention et prompts à reculer

Les limites du jeu. Ochoa apposa sa sainte main sur le front de l’un d’eux.

 

Cayetano recula. L’enfant tournoya autour d’un axe qu’Ochoa déplaçait

En direction de la fontaine, semblant obéir à une nécessité impérieuse.

Un autre enfant tournoya sans l’influence directe d’Ochoa que doña Pilar

 

Priait de recommencer sur elle son expérience centripète. Don Francisco

Exprima son indignation. Flores boutonnait la chemise du vagabond

Pendant que les enfants dinguaient. Don Felix sortit un petit bout

 

De langue pour traduire ses impressions. Don Guillén argumentait.

Dans le rideau, Raïssa souffrait sans mesurer l’importance d’Ochoa.

Cayetano le Meurtrier, don Felix son Sauveur, don Guillén le faux Témoin,

 

Et cette Flores qui enseignait si bien et mentait avec la même science

Du détournement du sens à donner à la moindre tentative de savoir

Ce qui s’est réellement passé. Raïssa imposait un cadavre vide de sens

 

À son imagination. La vieille s’était endormie et ronflait. Sur le feu,

Une casserole tremblait. L’eau du bain s’écoulait lentement

Dans les conduits. Dehors, le soleil se multipliait dans la géométrie

 

Des façades. À quoi jouent-ils d’un bout à l’autre de l’existence des autres,

Ces notables sans qui la vie devient impossible ? De qui tiennent-ils

Ce pouvoir de résoudre la question de l’égalité par l’économie

 

Et les tangentes de l’économie ? Ochoa ne leur est pas étranger.

Cayetano ne le menace plus. Don Felix exprime encore sa perplexité.

Don Guillén n’exprime rien. Flores se soumet au hasard de la chemise.

 

Voici doña Pilar aux prises avec une cohérence favorable à l’expression

D’un bonheur cassant. Les enfants virevoltaient avec les reflets

Perpendiculaires du bassin. Arc du jet d’eau insonore. Les plans

 

S’ajoutaient à une perspective cavalière. Masses planes des départs

De figures. Raïssa luttait contre la possibilité des divergences.

Ne plus te voir, pensa-t-elle. En même temps, un bruit quelconque

 

La retenait à la surface. Régularité de cette fréquence. Entre les secondes,

Permanence des objets. L’air se réchauffait. Un oranger envahissait.

Transparence des passants. Positions incertaines. Ou relativité.

 

Au lieu du tournoiement, la paralysie. La lente immobilisation

De la colonne vertébrale. Description d’un reflet. Une douleur

Traversait le corps jusqu’à se fixer autour de la bouche.

 

Ces changements n’affectaient pas sa beauté. Les arabesques de la grille

Recomposaient instantanément la fragmentation en puzzle.

Sa peau attirait des particules de temps. On n’explique pas la beauté.

 

Aussi commençait-on à en décrire les effets sur l’imagination.

Ils aimaient cette présence incompréhensible dans leur dos.

Mais ils n’avaient aucun moyen de l’incorporer à leurs jeux.

 

Matière à outrage. Elle continuait d’améliorer son apparence.

Vieillissant, et insatisfaits de leur descendance, ils cherchaient

Le moyen de s’approprier ce qui échappait à l’influence incontestable

 

Du Mariage, de l’Héritage et du Commerce. Comment espérer que finalement

Elle pût se donner ? L’apparition d’une imperfection les eût convaincus

D’une erreur légitime. Mais elle ne cessait d’accroître sa primauté

 

Et ils imaginaient des tortures à la hauteur de leur désespoir.

 

 

Chant huit et dernier du Jour

Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin

 

Le salon d’attente du docteur Alfonso Galvez Hoffman ressemble

À un coin d’église. Priez pour ce médecin solitaire qui ne cherche plus

Son âme sœur. Don Alfonso se nourrit d’une autre attente.

 

La tête du renard, il leur a bien expliqué qu’il était inutile

De l’envoyer à Madrid. Il leur a montré la carte sur Internet

Et ils ont aussi voulu voir la structure du virus. Ils l’ont cru.

 

Maintenant il rangeait les petits verres sur le potager, en ligne

Les petits verres de l’amitié, comme des soldats à la parade,

Les petits verres qu’il offre sous prétexte d’amitié mais il sait bien

 

Ce qu’il faut penser de l’amitié quand on n’a pas connu l’amour.

À dix ans, il regardait jalousement le monde à travers la biconvexité

Des petits verres que sa baronne de mère alignait dans l’évier

 

En pleurant. Il y a un monde entre le monde et soi et si l’on n’est pas

Poète, on court le risque des approches approximatives de la science.

Il négligeait plutôt son devoir de chrétien et aimait se souvenir

 

Que son ancêtre le plus ancien était un Arabe d’Afrique, beau noir

Hérité de la beauté originelle peut-être avant le grand voyage

Vers le Nord. Voici le Nord sur la carte du monde, Nord blanc

 

Des pôles. Il ne buvait jamais comme on bêche son jardin. Le jardin

Avait connu les légumes de la guerre et les fleurs des Colonies.

Il buvait en apnée, n’avançant jamais sans la possession de l’instant,

 

Et touchant à des vérités impossibles à partager avec des amis

Qui avaient épousé les plus belles femmes de leur génération.

Sur un autel profane, il y avait des revues de mode et des magazines

 

Scientifiques. Aux murs, des estampes pour illustrer le bonheur

De l’instant. La tapisserie jouait avec les graphes d’une plante

Envahissante. Le dimanche, don Alfonso regardait la boniche

 

Avec envie. Elle revenait de la messe. Son petit chapeau gris

Était cloué au mur. La mantille bougeait dans l’air des fenêtres.

Elle suivait un trajet défini depuis longtemps. Son corps fatigué

 

Ennuyait don Alfonso mais il le regardait avec envie. Elle s’approchait

Pour vider le cendrier puis s’éloignait pour s’adonner aux travaux

Des surfaces horizontales. Les mouches l’accompagnaient. Don Alfonso

 

N’attendait pas. Il allait d’un bout à l’autre de ce qui ne pouvait plus

Être de l’attente. C’était un fragment d’autre chose que le temps passé

À attendre ou à recommencer. Ce n’était même pas du temps, ce n’était

 

Rien. Le corps se fatiguait et il n’attendait rien du désir.

Elle changeait les fleurs coupées, effaçait les miroirs,

Vissait et dévissait des ampoules, contrôlait les connexions.

 

Ce matin, à peine débarrassée de son petit chapeau gris et de sa mantille

Noire, elle dit qu’elle avait entendu parler du renard.

Elle avait croisé les hommes dans l’escalier. La poussière commença

 

À concrétiser la lumière oblique. La tête du renard saignait

Dans un linge. Ils s’étaient lavé les mains avec du savon

Et une solution d’ammonium. Elle vida les bassins dans l’évier

 

Et compta les petits verres sans avoir l’air de les compter. Femme,

Dit-il, je mangerai au restaurant aujourd’hui. — Qui vous a invité ?

Fit-elle comme si elle ne disait rien d’important. Il dit :

 

— Nous nous réunissons autour de doña Pilar, à son invitation,

Ajouta-t-il comme si c’était nécessaire. Doña Pilar avait pris Ochoa

Sous son aile, expliquait la boniche, une certaine Esmeralda,

 

Voisine de Polopos, sur le chemin des moulins. — Je vous souhaite

De vous amuser, dit Esmeralda sans ironie. Son corps laissait

Une odeur de fruits confits. Il buvait un ou deux petits verres

 

Avant d’aller déjeuner chez les autres, le dimanche après-midi.

À une heure, il sortit. Le soleil pénétra dans le verre fumé

De ses lunettes avant de s’installer sur ses épaules. Il marcha

 

En pensant à la faim. La table de doña Pilar réunissait de vieilles

Connaissances. Il vit le vagabond dans le patio. Il regardait les fleurs

Sous les dattiers. Christ. Pilar avait peut-être raison. Il aimait

 

Cette femme. Il soignait les défauts de vieillesse de ce corps

D’un autre temps, un corps exemplaire du point de vue de la résistance

Qu’une femme peut opposer aux photographies témoignant de sa beauté.

 

Il monta. L’escalier était rafraîchi par l’arrosage constant des pelouses.

En se souvenant de la tête nue d’Ochoa, il pensa à des rayonnements

Compliqués d’une chimie non moins explicable. Doña Pilar interrompait

 

Toujours une réflexion et n’avait pas les moyens intellectuels de mesurer

L’intensité de cette activité purement cérébrale. Don Alfonso réagissait

Aux signes de bonheur par des absences spectaculaires. Elle lui offrit

 

Son bras et il se laissa conduire dans la salle à manger. Nous

Sommes seuls, précisa doña Pilar. Il s’étonna à peine. Un petit verre

Atteignit ses lèvres, brûlant comme un tison de mangeur de feu.

 

On frappa à la porte. C’était la jeune Raïssa qui apportait des fruits.

— Voyez comme il se précipite sur elle ! dit doña Pilar en pinçant le coude

De don Alfonso. — Je ne sais pas, dit le médecin. Ochoa recevait les fruits

 

Dans un autre panier. — Il l’attendait, dit doña Pilar. — Nous ne sommes

Plus seuls, dit don Alfonso. Doña Pilar descendit. Don Alfonso se servit

Un autre petit verre. Des cristaux de sucre scintillaient. Il n’entendait pas

 

Les voix. « Je leur ai dit que c’était inutile. Ils exigeaient

Des explications. Comment simplifier à ce point la complexité ?

Le renard ne portait aucune meurtrissure. Je leur ai promis

 

D’analyser le sang. Ont-ils seulement idée de ce qu’est une analyse ? »

— Vous la soignez, non ? demanda-t-elle en revenant. Ochoa la suivait.

— Il avait l’air d’un pauvre type qui entre dans un palais.

 

Les mets étaient rassemblés sur une table à l’abri du soleil.

Deux fenêtres adjacentes formaient une ombre rectangulaire.

Un tapis était roulé contre le mur, peau du dallage encore humide.

 

Raïssa apparut en domestique, cheveux dans un peigne et les bras nus.

Ochoa la suivit dans la cuisine, portant les paniers de fruits.

Mangeons, dit doña Pilar. L’invité toisa son hôtesse. Elle s’assit.

 

Vous devriez vous reposer dans votre maison des Alpujarras, dit le médecin.

Là-haut ? fit-elle en jetant un regard inquiet vers le corridor

Qu’Ochoa venait de traverser. — Elle ne lui tirera pas les vers du nez,

 

Confia-t-elle à don Alfonso. Il huma le vin dans un verre. Il avait

Des habitudes culinaires. L’hôtesse avait tout prévu, même le pain

Aillé. Il appliquait des incisives expertes dans la chair des olives.

 

Que croyez-vous qu’il est venu chercher parmi nous ? demanda-t-elle

Enfin. — Chercher ? fit don Alfonso Galvez Hoffman. Il luttait

Contre des incohérences trompeuses. Nous ne cherchons plus,

 

Dit-il et il parut satisfait de sa réponse. Ils ouvrirent des tomates.

— Soleil ! s’exclama le médecin en posant ses lèvres sur la chair

Fendue. Doña Pilar usait d’un petit couteau à manche d’ivoire.

 

Je ne sais pas, dit-il. Elle remplissait le verre, répandant le vin

Sur la nappe. Soleil ? Avait-elle parlé avec les autres femmes ?

— Je n’ai pas eu l’impression d’un être différent, dit don Alfonso.

 

Christ. Sous la table, elle caressait les perles d’un chapelet.

Vous l’auriez vu ! dit-elle. Mais il voyait rarement les autres

Au moment important de leur apparition. Son esprit se nourrissait

 

De reflets. Planches anatomiques. Il traduisait le monde dans la langue

Des descriptions. Elle préférait l’instant où le texte se déplace.

Ochoa revint avec des fruits. Il refusa encore de partager le repas.

 

Une larme rejoignit la lèvre supérieure de doña Pilar. Elle avait

Toujours eu cette bouche éloquente. Le nez offrait une arête droite.

Ochoa transportait sa couverture dans son chapeau. Préférait-il

 

La chemise ? Il avait refusé de se chausser. C’est l’été. Les habitants

Des hameaux vont pieds nus aux travaux, dit don Alfonso qui reconnaissait

Cette courbure de l’échine, l’étroitesse des épaules, les mains carrées.

 

— Mais, dit doña Pilar, ce regard ? La tranquillité ? La lenteur

D’un point à un autre de nos habitudes ? Cette différence indiscutable ?

— Il ne parle pas, constata le médecin. Mais, selon son opinion,

 

Il ne pouvait s’agir d’un étranger à la terre comme le soutenait

Don Felix. S’il parlait, il parlerait notre langue. Observez sa démarche.

C’est celle d’un travailleur. Il connaît la terre, notre terre.

 

Croix. Elle se leva pour lui offrir un verre de vin et il le but.

— Vous voyez ces cheveux ? continua don Alfonso. C’est la cendre

Et le romarin qui les rendent si soyeux. Et non pas la divinité,

 

Voulait-il dire. Doña Pilar caressa la joue du vagabond. Rasé de frais,

Constata le médecin. Couteau. Affûtage précis de nos couteaux

Sur la pierre formée à cet usage patient du minéral. Divin enfant

 

De l’imagination et non pas de l’écriture. Relisez. Il connaissait

L’anthropologie de ces habitants parallèles. Le vin. La femme naissante.

Ces érections de pasteur. — Vous êtes sûr pour le renard ?

 

Raïssa entra avec la viande cuite. Elle avait séparé la sauce de la chair.

Don Alfonso contempla ce monument de plaisir. — Que veut un homme

À qui la vie n’a pas pardonné sa connaissance de la nature humaine ?

 

Il se sentait persécuté. Il caressa le bras de la jeune fille.

— Si nous prenions le contre-pied des religions, dit-il, nous constaterions

Pour commencer que la multiplication est une erreur de jugement.

 

N’avez-vous jamais été interrogée par cette opération ? Pure addition

D’infini, quelle absurdité ! — Je suis sûre qu’il me comprend, dit doña Pilar.

— Même langue, mêmes usages, même facilité de communiquer au lieu

 

De révéler. C’est le fils d’une forcenée de la reproduction. Il vient

Chercher la différence, un accroissement sensible de sa fortune d’ouvrier.

Ses frères lui ressemblent et ses sœurs promettent le bonheur.

 

Voici le vin de mon obscurité. Mes répliques sont l’écho de mes répliques

Et non pas ce que je dois à mon interlocutrice. Travail des mots

Et non pas du sens. Je crois à des héritages et non pas à la découverte.

 

Elle se décoiffait lentement. Il conservait cette assurance que le mutisme

Confère aux inconnus. Don Alfonso craignit qu’elle se mît à lui laver

Les pieds. Un bassin d’émail blanc côtoyait le vagabond. Don Alfonso

 

Vida son verre et laissa Raïssa le remplir à nouveau. Elle souriait

Elle aussi, belles dents blanches de l’innocence prise au piège du désir.

Il la soignait pour ce qu’il croyait être la maladie de Dupré.

 

Albeñiz avait-il conscience de ce défaut de l’esprit quand il rencontra

Son maître à Paris ? Solutions imaginaires ou produits de la chair ?

Ochoa ramassa le peigne tombé à proximité de ses pieds.

 

Rien de plus. Don Alfonso Galvez Hoffman rentra chez lui. Il était

Huit heures. On avait sorti les chaises sur les trottoirs et on

S’instruisait mutuellement. Les petits verres voyageaient.

 

Don Alfonso ne se hâta pas. Il revisita le Jardin des Plantes

Que certains appellent le Jardin Colonial et d’autres le Paradis

Perdu. Il aimait les araucarias, le Chili, l’approche du bout du monde.

 

La jeunesse ne le fascinait pas autant que la possibilité de prendre

Plaisir au contact, physique ou purement intellectuel, des objets

Environnants. Il connaissait la multiplicité des formes bien qu’il

 

Se gardât d’en tirer des conclusions spirituelles. Les enfants

Envahissaient les lieux. Mères grotesques de l’avenir. Les boutiques

S’éclairaient. Il traversa les terrasses des cafés et des casinos.

 

Le pistou au mouton remontait. La langue subissait l’acidité du piment

Et l’indéfinissable souvenir des olives cuites. Le vin était oublié.

Il jeta un œil distrait sur les genoux des fillettes criardes.

 

Les fenêtres donnaient maintenant sur l’obscurité des intérieurs.

Rideaux ouverts et immobiles. Les seuils se remplissaient d’êtres

Accroupis. Des miroirs luttaient contre l’absence. Plafonds tranquilles.

 

Il fit le tour par les champs de canne à sucre, se limitant à les contourner.

Des ouvriers revenaient d’on ne savait quelle souffrance secrète,

Silencieux comme des animaux, lents comme un ciel d’étoiles.

 

Un peu de lyrisme, don Alfonso Galvez Hoffman ! Des octosyllabes le hantaient.

Un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre, un, deux, un, deux,

Trois, quatre, cinq, six ! Des oiseaux rentraient eux aussi chez elles.

 

Eux. Elles. Il nota la rencontre dans le petit carnet. Tout le monde

Connaissait ce talent. Il composait des satires sur les temps présents

Et savait évoquer ce qu’on n’avait plus aucune chance de retrouver

 

Intact. Miroir de l’instant et préservoir de la durée. On ne demandait

Pas plus aux mots. Il pianotait en chantant, laissant la guitare

À des chants plus profondément fidèles. — Donnez-nous des nouvelles

 

De notre éparpillement, don Alfonso ! Les laisses s’étiraient d’une image

Surprise au seuil de la réalité jusqu’à ce point presque indicible

Où la réalité explore elle-même ce que l’imagination vient de mettre à jour.

 

Refrains du quotidien et de l’éternité. Appauvrissement de la musique.

Micros de l’intimité. Il griffonnait à même les touches avec un crayon

Gras que doña Pilar, pianiste elle-même, mais virtuose, lui reprochait.

 

Il avait à peine approché Ochoa, évitant même de croiser son regard.

Il avait observé des mains peut-être un peu moins rudes que celles

Qu’on imagine nourrir les habitants des hameaux, des mains héritées

 

De la résignation, mains aux doigts exercés à l’arrachement et non pas

À la finition. L’échine était celle d’un fils comme il faut que soit

Un fils destiné aux creusements plus qu’à l’extraction du nécessaire.

 

Déception de doña Pilar. Elle avait accéléré la croissance d’un menu

Fait tout exprès pour satisfaire son hôte. Il s’était mis à boire plus vite,

Moins facilement, prenant le risque de dénaturer le ravissement.

 

Ochoa avait accepté de tremper un pied dans la bassine. S’était-elle

Décoiffée ? Il l’imaginait mal en putain repentie. Raïssa servait en silence.

À quel moment avait-il été invité à vider les lieux ? Le visage

 

De doña Pilar se durcissait progressivement. Elle l’accompagna

Jusque dans la rue. N’oubliez pas le renard. Elle enfonça le béret

Sur une tête instable. — J’avais ma canne en arrivant, dit-il.

 

Il ne l’avait plus. On ne chercha pas la canne. Il vit Raïssa glisser

Dans la fin du jour comme une feuille morte à la surface des eaux.

Ochoa s’était figé dans le patio, incapable d’aller plus loin.

 

Christ. Il se rafraîchit au jet vertical d’une fontaine. Sans ma canne,

Avait-il prévenu, je divague ! — On n’a pas besoin de canne à votre âge !

— Question prestance, je reviendrai ! Et il avait commencé par s’égarer

 

À cause d’une nette diminution de l’éclairage. Les cris des enfants

Eurent vite fait de l’éveiller. Ce besoin d’autre chose ! s’étonna-t-il

En pensant aux agenouillements de doña Pilar. — De quoi la soignez-vous ?

 

Avait-elle demandé au début du ravissement. Elle surveillait l’entrée

Du cabinet si la lumière était favorable. — Je ne suis pas compétent

En la matière, avait-il avoué à son hôtesse déjà déçue par sa prestation

 

De convive. — L’esprit est infini, expliqua doña Pilar, raison pour laquelle

Nous finissons par ne plus savoir. Mais elle insistait pour connaître

Mieux la petite vipère qui s’était glissée dans son sein, selon l’expression

 

Consacrée. — Je ne comprends pas qu’il refuse de nous accompagner.

Dit-elle doucement. J’ai peut-être eu tort de m’en remettre à vous.

Je n’ai pas l’habitude de l’anomal. — Où diable avait-elle péché

 

Ce vocable inattendu dans la bouche d’une personne aussi indifférente

Aux mœurs des oiseaux de nos places publiques ? Que dis-je ? Je n’ai

Rien dit. C’est la nuit qui tombe sur mon silence. Le ravissement

 

N’est plus que le souvenir d’avoir été un moment proche de la vérité.

 

Chant neuf et premier de la Nuit

Sérénade

 

Terre de l’asphodèle et du lièvre, terre de femme au travail

De l’enfant, terre des hommes cherchant des lois au partage

Et trouvant des raisons de hiérarchiser la possession,

 

Terre de l’enfance des arbres et de la mort des œuvres,

Terre de l’inhabité et des néoténies de la langue, terre

Du soir et des fenêtres, terre des transparences et des profondeurs,

 

Terre des jours circulaires et de la vie rectiligne, terre

De la fragmentation des textes, terre de l’existence de la mort,

Terre des preuves, des méthodes, des instincts, des orgasmes

 

Et de la foi, terre de l’assimilation et des conquêtes, terre

Trouvée sur terre en un moment de l’enfance, je n’ai hérité

Que de mon apparence et elle me rapproche de mon nom. Enfant

 

Sommaire apparue dès la première éjaculation, je te voyais

En haut des vignes, enfance toi aussi, prometteuse d’oubli

Instantané. Ils chargeaient tes épaules de la nourriture

 

Des hommes et, patiente ou soumise, je ne pouvais pas en juger

À cette distance, tu allumais le feu avec des branches d’oranger

Et d’amandier, tu installais le trépied et la gamelle, toujours

 

Avec cette lenteur reçue en héritage des femmes patientes ou soumises,

Et je te regardais touiller la mie et surveiller le lard,

Patiente si je rêvais de toi ou soumise si je te haïssais.

 

J’ai passé une grande partie de mon enfance à écouter de la musique

Et à regarder la télé. Ils désignaient une malformation intérieure

Si grave que j’avais du mal à me déplacer sans souffrir.

 

La nature est une question de dosage de la matière, une complexité

Chimique qui continue de se compliquer et l’enfance devient

Un problème d’adulte au travail de l’éducation. J’ai lu des livres

 

Où l’amour donnait le meilleur de l’expression, beaux livres

De lignes plus que de mots, de croissance plus que de présence.

Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais.

 

Terre de l’attente d’un meilleur moment, terre de la croissance

Des précisions et du détail, terre de l’ouvrage et du spectacle,

Terre de cette enfant que tu éloignais de moi par principe,

 

La pluie venait avec un vent reconnaissable par sa douceur.

Nous pouvions voir la mer et ses partances, la plage noire

De monde, la terre descendant par la route goudronnée comme

 

Tout le monde. Je n’ai pas rêvé. Un concert traversait ma tête

Cernée d’écouteurs. Et je te proposais une vie sans réjouissance

À la place de l’espoir, une vie de terrien arracheur de terre

 

En exemple de la nécessité de ne plus revenir pour toucher sa part

D’héritage. Enfant des hommes et tristesse des femmes, je te voyais

T’incliner patiemment devant la lourdeur des travaux à exécuter

 

Sous peine d’exclusion. J’ai eu la chance de posséder des os

Fragiles et un père travailleur. Ma mère vous expliquait les os

Et la pathologie des os. Elle parlait sous le couvert de l’expérience.

 

Abeilles des vignes et des amandiers, abeilles des ressemblances

Exactes, abeilles de la tranquillité des après-midi de sommeil

Après l’abus de vin et de nourriture, tu visitais l’enfermement

 

De l’adolescence, l’enfance en pleine croissance prise au piège

De l’avenir, terre des os et de la poussière des os, terre

De la nécessité de conserver le sang dans des corps fatigués

 

Par le travail et la protection des œuvres. Serpents des murettes,

Petites apparitions de la possibilité d’être plus rapide que l’œil,

Serpents et traces des animaux poursuivis par la nuit, possibilité

 

D’effacement de toute cette activité nocturne et peut-être intérieure.

Le matin, je te voyais porter le linge au lavoir, trottinant

Derrière les femmes, portant le linge et souffrant de n’être pas

 

Ailleurs, avec moi, avec un autre, loin de la terre et des os

Que la terre réduit à la terre, poussière de propriété, pluie fine

Des réveils. J’écoutais des concerts, je mesurais l’importance

 

De l’électronique et de la mémoire artificielle et ils rêvaient

De nouvelles nuits dans les jardins d’Espagne, partitions faciles

Du bonheur, enfouissement des trésors nationaux et érections des stèles

 

Exemplaires. Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi

Et tu t’en allais. Tu glissais sur la nuit réduite à sa surface,

Tu ne revenais plus sans cette intuition de l’issue, sans cette

 

Connaissance de l’hypothèse la plus probable et je rêvais de toi.

Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais

En laissant toutes les traces de ton passage sur ma nuit exemplaire.

Nuit noire et blanche, nuit des couleurs et de la perspective,

Nuit d’une terre à facettes, nuit sans présence, fil tendu

Entre le savoir-faire et la paresse, nuit d’Ochoa écorché

 

Et pendu (essai non concluant) à l’arbre fournisseur d’ombre

Dans les pires moments de la journée. Tu n’expliquais pas

La virginité. Tu servais le corps commun avec une application

 

De miroir. Je te reconnaissais dans l’écorce des branches.

Il n’y avait rien de plus ressemblant que ces greffes pratiquées

Dans l’écorce de l’arbre planté pour faire de l’ombre à mon immobilité.

 

Terriens des hameaux !¡Arrabaleros ! Je vous saluais depuis ma claustration.

Quelle déception pour vous, mes imitations et mes petites révoltes !

Même le guitariste n’y croyait plus. Et ma station verticale devenait

 

Impossible parmi vous. Je me couchais dans les toitures de bruyères

Pour échapper à vos visions. Toujours plus haut sur vos constructions

Traditionnelles, moins facile et plus proche de l’incompréhensible.

 

C’est dans ces conditions que j’abordais vos filles. Elles travaillaient

Pour ne pas subir vos critiques, elles se soumettaient ou cultivaient

Cette patience qui me laissait nostalgique au bord de leur regard.

 

Voici celle que j’avais choisie. Ochoa, me disait-elle en substance,

Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait avec les autres,

Les autres continuaient d’agacer mon sens de la part qui me revenait.

 

Ochoa, elle ou une autre, ce n’est plus possible. Elles s’en allaient

Toutes ensemble, disparaissant progressivement dans le même chemin

De traverse, entre les prés et les vignes, le long des bois et des

 

Parois. Il n’y a pas d’autre nudité que ce cercle hérité du désir.

Rien d’autre que cette appropriation des choses. Et tu t’en allais

En prononçant le nom que je portais encore avant de le soustraire

 

Au cadastre. Dormant encore sur la fourrure des animaux, je rêvais.

Quel sens donner à ce désir de possession ? Quels noms portent

Ces nouveaux lieux de l’existence ? Quelles demeures pour les fous ?

 

Mais nous ne dormions pas ensemble. Bien qu’il m’arriva de coucher nu

Sur tes planchers, seul et nu entre les tapis et les plafonds

De ton ciel de lit. J’inventais les topographies exemplaires de ma

 

Passion. Maintenant, voici les personnages. Il m’a suffi de descendre

Et d’imposer mon corps. Il fallait que cela se passât non pas ailleurs

Mais plus bas, plus proche des centres d’intérêts, presque au cœur

 

De la nouveauté. Je descendis un soir de pleine lune. Je n’oubliais pas

La cassette contenant le concert par quoi je comptais m’obséder.

Simplement, je ne pris pas de quoi écrire. J’ai dormi dans l’ombre

 

Induite d’un bassin d’alimentation. Les pompes ont investi mon sommeil

De pacotille. Je ne voyais plus nos façades ni nos arbres.

Je te retrouverai, répétai-je sans me fatiguer de n’en être plus aussi sûr.

 

Moment crucial. La terre devient le seul objet. Et le corps s’engage

Dans l’hiatus. Découverte alors purement vocale de la différence

Entre soi et ce qui se propose à la croissance. Resserrement de l’errance.

 

Par quoi remplacer ce qu’on vient de quitter ? Quelle sera ta nouvelle

Position, ton possible exercice de la trajectoire ? À quel nouveau

Moment tout cela s’arrêtera-t-il ? Guetter la méprise. Plus de mots.

 

Boire pour remplacer les mots, leur action de surface. Raïssa apparut

Dès le début. Il a fallu que je n’attendisse pas. Christ. Je suis

Cet homme. Une femme me nourrissait. Je cueillais pour elle les fruits

 

Qu’elle te demandait de porter jusqu’à elle. Ochoa, me disais-tu,

Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais, toi qui seule

Connaissait mon vocabulaire. Ils ne trouvaient pas mon lieu

 

De prédilection dans mes poches. Ils en oubliaient de t’interroger.

Voici l’herbe où tu t’es étendue pour regarder le ciel jusqu’à cécité.

Herbe de la première nuit passée avec un corps étranger à ma maladie.

 

Comment ne pas en laisser la trace ? Mais je n’avais rien pour écrire.

S’il en reste quelque chose, qu’en as-tu retenu ? Ochoa, me disais-tu,

Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais comme on croit

 

À l’existence de la terre. Nuit facile. Je giclais plus facilement

Dans cette nuit que dans toutes les autres. Je giclais par excès

De substance. Tu disais que nous étions comme le ciel et les étoiles,

 

Toi le ciel infiniment et moi les étoiles une à une. Ochoa, je ne sais

Plus si j’avais raison de m’abandonner, disais-tu. L’herbe noire

Nous entourait. Des lueurs traversaient les feuillages. Je ne sais

 

Plus ce que je t’ai demandé, me confiais-tu. Je ne sais plus si

Nous existions avant de nous retrouver. Catimini. Suspension des effets.

Le ruisseau naissait clandestinement des tranchées d’irrigation.

 

Christ. Et si elle avait raison ? Soyons discrets ou plutôt approchons-nous

Du silence de la voix. Rien pour écrire alors que tu parles de nous !

Ochoa, me disais-tu, nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais.

 

Nous nous éloignâmes encore. La nuit devenait transparente et tu voulais

Voir. Qui étais-tu ? — J’étais la promesse de l’intelligence et je

Ne l’ai pas tenue. J’étais la preuve d’une égalité des chances

 

Et je n’ai saisi que des opportunités de poète. J’étais le pain

Et le vin de tous les repas et j’ai laissé brûler l’attente

Dans le fourneau. J’étais sur le point d’en savoir autant que les autres

 

Et je m’exprimais comme un voyant. Je n’étais pas celui qu’on attendait

Ni la fin de l’enfance. Ni Falla, ni Machado. Rien d’autre qu’un malade

Des os et par conséquent de l’existence. Ochoa, me disait-elle,

 

Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait. Ochoa, me dis-tu,

Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te crois. Toi le ciel

Infiniment et moi les étoiles une à une. Moi relatif de l’attente.

 

Couteaux de ma résurrection ! Forges des rhéologies du texte ! Instants

Favorables à une approche intentionnelle de l’arrêt sur l’infini !

Toponymie des familles de poètes ! Je croyais exister sans la nécessité

 

De me reproduire. Je croyais te déposséder de ton héritage. Je croyais

Que rien n’était possible sans une bonne connaissance de l’instant.

Et je voyais à quel point je m’étais éloigné de toute sympathie.

 

Ils nous cherchent. Ils connaissent les recoins de leur terre. Leurs chiens

Aboient dans le lointain de notre existence commune. Faits l’un pour

L’autre et défaits comme un nœud naïvement compliqué de graphes.

 

Comment imaginer cette morsure et la répétition des griefs ? Comment

Mesurer dès maintenant la durée conditionnée par les usages du droit ?

Il n’y a rien de plus exagéré que ces intrusions dans la vie privée.

 

Rien de plus démesuré. Couteaux de ma deuxième vie ! Ils traverseront

Une chair tétanisée par le désir d’éterniser l’instant exact du bonheur.

Ils fendront la surface d’un dernier recours à la voix. Couteaux des

 

Imbéciles. Je ne veux plus vivre la cohérence au prix de la paix

Extérieure. Je peux encore me tenir à distance. Je peux provoquer

Sans me soumettre à la jalousie des couteaux. Ochoa, me dis-tu,

 

Je t’accompagnerai jusqu’au bout de cette existence de patachon et

Je ne te crois plus. Tu es la terre qu’ils répandent sous leurs pieds

Quand l’arable vient à manquer. Je suis le prétexte des mises à mort.

 

Saignante joue des encornés, au mieux. Entrejambes des mutilés du combat.

Têtes cassées des lents. Traces du piétinement, au mieux. Ochoa,

Je ne comprends plus ce que tu veux de moi et je t’en voulais

 

De refuser la petite souffrance d’un attachement par l’épine. Couture

Des amants. Rien que cet étroit percement de la surface pour résister

À la séparation par capillarité. Raïssa, c’est la première fois

 

Que je te demande quelque chose. Toi le ciel infiniment et moi

Les étoiles une à une. Un peu de terre sur ta terre et la proie

De mon regard sur ta langue dialectale. Exercice de l’enjambement

 

À la césure. Ils pratiqueront l’exercice du couteau ordinaire réservé

Aux amants immobiles si tu n’es pas celle que je croyais. — Ochoa, dis-tu,

Christ en croix sur le corps de la femme, de quoi te plains-tu ?

 

— Je ne me plains que de ma solitude mais je l’ai bien cherchée !

Je t’ai trouvée parce que tu te laissais voir. Imagine le contraire.

La place déserte et la rumeur des rites de l’autre côté des murs.

 

Sale petite anarchiste en phase avec son époque ! Elle ouvrait la persienne

Et laissait entrer ma lumière dans son appartement sans se soucier

De ses colocataires. Elle apparaissait comme la réponse possible

 

À mon tourment. Beaux cheveux des filles qui savent se coiffer ! Belle

Apparence du bonheur. Racines des seins. Les bras formaient les deux côtés

Égaux d’un triangle isocèle. Elle arrosait négligemment des géraniums,

 

Éclats de verre de sang sur les vitres. Mon propre reflet se divisait

En lumière descriptive et en ombre suggestive. Poésie de mon apparence

Dans les miroirs tendus. Les battants se croisaient dans la profondeur

 

De la pièce qu’elle venait d’ouvrir. Depuis, nous nous sommes aimés,

Ayant attendu la nuit pour nous retrouver nus dans l’herbe noire.

La nuit est favorable aux rencontres comme résultat d’un calcul enfantin.

 

Voici les seins et la limite des épaules. Voici la fente et l’ouverture.

Quelle différence ! J’ai situé le plaisir au niveau du sternum, la première

Fois. La seconde il scia ma colonne vertébrale. La troisième mes bras

 

Ont éprouvé les limites de l’étreinte. Que veulent les couteaux

Savoir de mon plaisir ? Que veulent-ils de réellement écrit sur le plaisir

Qu’on éprouve à la surface des femmes ? Je sais ce que vous ne savez pas.

 

La pénétration de l’acier jusqu’à l’organe vital n’est que la conséquence

De votre ignorance. Sinon vous apprécieriez la justesse de la métrique

Et des autres composantes d’une poésie digne d’existence publique.

 

Du pied vous écrasez les médiums. De la tête vous n’imaginez plus.

Votre sexe est une fleur arrachée à la terre. Pauvre fleur arrachée

À l’existence des fleurs ! Traversez mes sarcasmes de joue en joue

 

Si vous ne possédez que les couteaux de l’existence du genre humain.

Qu’allez-vous faire de cet autre corps ? Effacez mes traces ? Entrer en lui

Jusqu’à la racine de ma semence ? Le diviser pour mieux régner sur lui ?

 

Ma quantité de sang s’amenuise. Je ne pouvais pas mourir d’autre chose

Que d’une hémorragie carabinée. Ochoa, me disais-tu, nous sommes la proie

Des couteaux et tu ne sens pas la douleur ! Raïssa mon amour de femme !

 

Fin du règne d’Ochoa sur la pensée des hommes. Une flaque de sang

Éclairée par les lampes torches. Un visage qui s’éteint. Mes mains !

Je vous avais oubliées, vous porteuses des traces de la femme

 

Que je suis venu chercher et que j’ai trouvée dans une fenêtre !

Vous, exploratrices de mes obscurités textuelles. Prenez ma tête

Et tournez-la du côté de la femme qu’on emporte loin de moi,

 

À une éternité de ce que j’en sais maintenant définitivement.

 

Chant dix

Monsieur de St-Pé éclaire les chandelles

 

À huit heures du soir, Gérard de St-Pé quittait les lieux

Pour se rendre à son rendez-vous quotidien avec les plaisirs

De la table. St-Pé est un fidèle des rendez-vous. Doña Pilar

 

Ne l’attendait pas. Il ne croisa pas don Alfonso. Elle le reçut

Avec des explications si confuses qu’il crut à un mensonge.

Mais quelle était la raison de ce mensonge si inattendu

 

De la part d’une amie aussi ancienne ? Il but avec elle la solution

De vin rosé et d’eau fraîche qui concluait habituellement

Leurs rencontres. Elle lui offrit des beignets au lait.

 

— Je ne sais pas, disait doña Pilar, ce qui m’arrive aujourd’hui

Mais je suis presque incohérente. Elle s’enfonçait dans un pouf.

— Voulez-vous que je dorme ici ce soir ? proposa monsieur de St-Pé

 

Qu’on ne pouvait pas soupçonner de luxure. Elle refusa de la main.

Dormir, elle ne dormirait pas et puis il était trop tôt pour penser

À dormir. Elle redoutait de mauvaises rencontres. Elle se signa.

 

Monsieur de St-Pé, dont la famille n’avait pas toujours porté

Ce titre (comtes ou quelque chose d’approchant), fuma un cigare

De La Havane en pensant aux jolis doigts de la cigarière.

 

— Je ne sais jamais ce qu’il faut répondre aux amis qui s’ennuient,

Dit-il en se vissant dans son pouf. — Je ne m’ennuie pas,

Dit doña Pilar. L’homme la regarda comme s’il était étonnant

 

Qu’elle lui fît ce genre de réponse. Les volutes s’accumulaient

Comme les nuages du mauvais temps. Têtes penchées d’une citadelle

Qui entre dans la nuit. Il lui conseilla de ne plus penser.

 

En traversant la salle à manger, il avait jeté un regard morne

Sur le repas achevé. Vous avez dîné ? demanda l’amie un peu agacée

Par ces observations parallèles. Il avait absorbé le nécessaire,

 

Avoua-t-il. Il rougissait sous l’influence des yeux. Sa maison

Avait appartenue aux Galvez Bonachera. Elle se dressait inutilement

Au-dessus des autres, gonflant sa façade de pierres rouges, inutile.

 

Le percement d’une baie vitrée avait, en son temps, un peu scandalisé

Les anciens propriétaires. Ce miroir monumental reflétait la cité

Comme la bouche ouverte qu’on avait d’abord dissimulée derrière

 

Une austérité de pierres croisées. Cet ancien agencement limitait

Maintenant la baie. Monsieur de St-Pé avait lui-même calculé

La finition en quatre côtés parfaitement rectangulaires, indubitablement

 

Rectangulaires. Il sauva la vigne et les contreforts de briques

Et de galets. Un bougainvillier gonflait sa voile sous les balcons.

Et la terrasse s’avançait comme une danseuse nue sous les feux

 

De la rampe. Il quittait facilement ces lieux verticaux. Derrière,

La paroi exhibait des cicatrices refermées et la terre lavée

Et concassée s’était figée en coulures jaunes. Il avait acheté aussi

 

Les mines. On ne s’y rendait plus guère que pour en admirer

Les peintures rupestres. — Encore un peu ? proposait doña Pilar

En soulevant la cruche dégoulinante de perles, petits miroirs

 

Fugaces. Il acceptait, se grisant lentement, comme il aimait se griser

En compagnie des amis et plus particulièrement de cette amie

Inexplicable dont la famille avait tout possédé jusqu’à une date récente.

 

Il admirait l’insolence du passé. — Pensez-vous qu’un arbre ajouterait

À la verticalité ? Il avait pensé à un arbre sans lui donner de nom.

Connaissez-vous un arbre qui ferait l’affaire ? Un arbre parfaitement

 

Vertical. Une colonne d’arbre. Son feuillage s’épanouirait dans

L’ombre des crépuscules. Il traçait la lumière de bas en haut,

Guidant le regard des deux mains. Non, elle ne voyait pas.

 

Un arbre à la place d’une tour qui avait manqué à cet édifice

De la possession et du droit chemin. Huit heures et demie et

Nous n’avons encore rien dit d’important. Elle lui parla d’Ochoa.

 

Christ. Il avait décliné toutes les invitations à s’asseoir

À une table. — Nous ne sommes pas assez humbles pour lui,

Ironisa monsieur de St-Pé. Christ ! Christ ! Christ ! Doña Pilar

 

Agita les perles de ses petites croix d’ivoires. Quelle belle soirée !

Dit monsieur de St-Pé en observant le ciel à la surface des verres.

Quel mystère, ce ciel, tout de même ! Et il se recroquevilla

 

Avec le cigare au milieu de sa nouvelle posture. Doña Pilar

Se penchait pour recueillir la cendre dans le creux de sa main,

Cassant le fût gris de la cendre avec le petit doigt.

 

Attendait-elle quelqu’un d’autre ? se demanda-t-elle soudain.

Il se souvenait maintenant de n’avoir pas été invité ce soir.

Il la soulageait d’un remords. — Voulez-vous que nous écoutions

 

De la musique ? dit-il. Elle préférait les bruits de la nuit

Qui froisse les draps de la réalité. De la musique ? Je ne sais pas.

Elle pensait à Ochoa qui avait refusé de s’asseoir à sa table.

 

Cet après-midi, elle avait relu le Sermon sur la montagne

En évitant les commentaires des mots riches et pauvres.

Mais le texte devenait incompréhensible sans ces éclairages

 

Inspirés par la pratique de la douleur. Jamais elle n’avait souffert

Au point de crier. Elle imaginait l’effet du cri que l’inspiration

Condamnait au silence. Chambre des meilleurs d’entre nous.

 

Les petites misères physiologiques n’ont jamais mené personne

Sur les chemins de la parfaite connaissance des faits. Personne

N’est entré dans le royaume de Dieu par la grâce d’un défaut

 

De fonctionnement. Il faut une croix à la vie pour avoir une idée

Exacte de la différence. Nous imaginons, répétait doña Pilar

À des interlocuteurs patients, ce qui pourrait arriver si cela

 

Pouvait arriver au commun des mortels. Il arrive plutôt des corollaires

À l’héritage. Et encore, souriait-elle, quand nous sommes fleuris !

Expression qui était restée pour désigner le meilleur de la société.

 

Monsieur de St-Pé préférait les poésies mystiques. Il n’avait qu’une idée

Vague de la souffrance à mettre en jeu pour trouver de la joie

À la place du bonheur. Ayant épousé un jeune cadavre, il l’avait vu

 

Vieillir. Cette descente aux enfers n’en finissait pas. Les tangentes

Avaient souvent réduit la vie quotidienne à un ennui passablement

Existentiel. Il se souvenait des cris du texte comme on rappelle ses chiens.

 

— Si vous aviez rencontré don Alfonso (et elle se demandait comment

Ils ne s’étaient pas rencontrés), il vous aurait parlé du renard.

— Un renard ? fit monsieur de St-Pé. Sa femme rêvait d’un renard

 

Argenté. Ce n’était pas le moment de badiner. Doña Pilar Galvez

Bonachera vivait un de ces intenses passages de la pensée aux réalités

Contradictoires. Le docteur avait-il plongé le même nez dans ces verres

 

De baccara ? Cessons de plaisanter. Il accorda une attention courtoise

Aux propos de son hôtesse. Ses mains se caressaient sur la table.

— Un renard, dit-il, vous voulez dire l’animal ? La question étonna

 

La roturière. Elle décrivit un cadavre encore chaud. Il frissonna.

Les joues de la bonne femme tremblaient comme si elle se préparait

À pleurer. Elle entrouvrit des lèvres blanches. — Un renard, dit-elle,

 

Qui nous arrive bien mal à propos. Et elle s’élança dans la nuit.

Il la suivit. Ils entraient dans une obscurité en formation.

Elle l’avertit que le jardinier avait oublié des trous. Renard,

 

Trou, qu’allait-il imaginer ? Elle tourna le bouton d’un interrupteur,

Demandant si la lumière était propice à la conversation. Il appréciait

Les insectes mais pas à ce point ! Elle sembla encore courir, s’éloignant

 

De lui, atteignant finalement l’invisibilité. Il était sous les branches

Et fumait une cigarette. Il lui parla d’un renard qu’il avait vu

Dans une vitrine. Vu mais pas acquis. Donc pas offert. Elle vous en veut,

 

Dit doña Pilar du fond des ténèbres. — Vous a-t-elle parlé de nous ?

Demanda-t-il comme s’il n’avait jamais abordé le sujet. Doña Pilar

Fit une brève apparition dans le contre-jour d’une lampe. — Jamais !

 

Dit-elle. Il croyait voir ses bras et les épaules comme un U renversé.

— Je ne connais rien aux fanfreluches, expliqua-t-il. Elle continuait

De se soustraire à l’abondance de possibilités. Il la poursuivit

 

À l’aveuglette. Il rencontra des buissons habités par des êtres

Terrorisés. Une allée montait entre les fleurs. Il la retrouva

Sous un portique. Elle se plaignit de sa jambe. Souffrance des

 

Immatures. Ochoa n’avait pas détourné son regard de l’exploration

Qu’elle avait entrepris comme un viol. Christ. Elle pénétrait en lui

Comme dans la douceur des textes. Les femmes avaient caressé ses joues

 

Et les cheveux. Elles avaient ressenti une brûlure presque douloureuse.

Essaye, toi ! Elle préféra le regard. Commencement d’une persécution jalouse.

Ses mains lui obéissaient. Les pieds s’arrachaient à l’instance des cris

 

Retenus par pudeur. Pourquoi ne dis-tu rien ? lui demanda-t-elle.

Je t’ai entendu parler aux animaux dans la forêt. Ils t’écoutaient.

— Les femmes n’avaient jamais rien entendu de pareil. Leurs mains

 

Brisaient des liens imaginaires. — Les animaux ? fit monsieur de St-Pé.

Elle imita les animaux. L’obscurité multipliait les ressemblances.

Il se posta dans un angle illuminé pour observer la femme qui se donnait

 

En spectacle. Et Raïssa ? demanda-t-il doucement. Raïssa ? Petite garce !

Le cri de douleur traversa la nuit. Monsieur de St-Pé quitta la lumière.

Quel cri ! Quelle douleur ! Mais rien d’assez profond pour comprendre

 

Ce qui se passe réellement. Rien de définitif ! Voulez-vous que nous

Parlions d’autre chose ? proposait-elle en se glissant entre la nuit

Et l’homme qui la confondait avec d’autres ombres. Voulez-vous que

 

Nous dormions ? Elle se déplaçait avec une lenteur égale au temps.

Mais dans quelle direction ? Il arpenta le souvenir d’une allée de graviers

Et atteignit la serre chaude. Elle l’attendait. Je savais que vous me

 

Comprendriez, dit-elle. Il la suivit. Raïssa ! Putain ! Elle griffa

Le ciel noir. Vous ne me suivrez plus si j’ai raison ! Doña Pilar !

Raïssa ! Putain ! Vous comprendre ? Il haletait. Putain ! Putain ! Putain !

 

Elle écorcha une ombre, répandant la lumière d’une torche. Putain !

Me comprendre, oui ! Comprendre que je veux savoir ! Comprendre

Que les femmes ne veulent pas savoir. Comprendre que les bras d’une putain

 

Sont ouverts ! — J’irai où vous voulez, dit-il sans y penser. Où je veux !

Mais nous n’allons nulle part. Nous quittons les lieux de ses fornications !

— Ici ? fit-il en reluquant l’herbe obscure des parterres. — Ici !

 

Si vous le voyez, ajouta-t-elle et elle consulta sa petite montre

Bracelet — il est encore temps — vous qui avez tant d’influence

Sur l’esprit, recommandez-lui de parler aux hommes. Les hommes sont

 

Taciturnes. Ils ne comprennent pas le silence obstiné des étrangers

À leur terre. Méfions-nous de Cayetano, de son juge et de son régisseur.

Vous n’avez jamais rien écrit sur les injustices de notre temps mais

 

Vous imitez si bien le fil du temps, sa cohérence de chanson, justement

Le refrain dont nous vous sommes à jamais reconnaissants. Raïssa est

La petite putain dont il faut se méfier. Il y a toujours eu une petite

 

Putain chez les femmes, une putain en bas âge, parodie de nos désirs

Légitimes. Putain ! criait doña Pilar en montrant le poing à l’ombre

Incalculable. Des ailes se pliaient dans la nuit la plus obscure

 

De cette existence de femme. Monsieur de St-Pé se retrouva seul dans la rue.

Il retournait chez lui, dans sa demeure ancienne, dans son lit ouvragé

Selon le style national, dans son sommeil d’architecte du lendemain.

 

Du voyage, il haïssait et redoutait peut-être les trajets, préférant

Les étapes. Nul voyage n’était plus angoissant que ces simples allers

Et retours entre la demeure et l’histoire particulière des autres.

 

Minutes de reconstruction de ce que la conversation venait de chambouler.

Il voyait à travers les doigts de la main. Revenu dans une lumière

Propice à l’observation des détails, il ralentissait petit à petit,

 

Non pas pour ne pas atteindre son but mais prendre le temps d’en mesurer

L’importance. Portées des ombres sur les façades. Vanité des fenêtres

Contre quoi les persiennes secouaient nonchalamment leur géométrie

 

Articulaire. Excroissance de la pierre aux angles. Grimaces des envergures

De la hauteur retenue par des arcs-boutants. Sinuosité des crêtes.

Le chemin était visible dans le feuillage des eucalyptus. Portail

 

D’inspiration gothique. Une boîte aux lettres crachait des nouvelles

Du monde. Il ramassa un journal mouillé par les condensations et le mit

Dans sa poche. Nouvelles de cet envers du monde qui est le lieu

 

De l’existence. Temps passé entre l’écriture et les voix répercutées

Par les murs de l’encerclement où il se reposait d’une existence

Dorée. La nuit détaillait les déplacements. Il salua un chien gris.

 

Dans son lit, il avait une préférence fébrile pour les putains

Expérimentées. Il interrogeait sa petite croix d’ébène avant

De s’endormir. Dialogue de l’écrit définitif et du texte provisoire

 

Offert sur l’autel de la reconnaissance. Il tournait rarement les pages

Des anthologies. Des œuvres achevées s’imposaient à l’esprit.

Actes purs de toute prétention à l’exactitude. Tragédie du bonheur.

 

Nous finissons par ressembler aux personnages des littératures. Agonie

Sommaire avec arrêt du cœur à la clé. Une dernière souffrance avant

De s’en aller. Témoins fascinés et rapetissés par le temps qui exprime

 

Ses limites. Peu de mots ont franchi cette question de la seconde suivante.

Attirés par les bas-reliefs sculptés au couteau dans l’écorce des arbres,

Il déchiffrait de possibles inachèvements en lieu et place des fins

 

Tragiques. Il faut nourrir l’activité verbale d’éclats de pierre.

Pourquoi ne couchait-il pas toutes les nuits dans le lit de doña Pilar ?

Parce que doña Pilar limitait leurs rencontres à des conversations

 

Sur les moyens d’en finir avec les attirances mutuelles. Aujourd’hui,

C’est Ochoa qu’elle recrée dans le chaudron de sa misère sentimentale.

Et déjà Raïssa ouvre ses cuisses de petite putain. Nuit interminable

 

Des parfaits ! Il entra dans la place publique. Les chaises arrondissaient

Les angles. Son béret voletait au-dessus de sa tête. Il offrait

Un visage serein. On lui arracha quelques paroles compendieuses. Débris

 

D’un chant intime. Rien sur Ochoa. Rien sur Raïssa qui dormait peut-être

De son sommeil d’enfant agité par la proximité de son futur. Rien

Sur le renard. Rien sur les procès truqués. Mots du naufrage des vies

 

Dans les dallages et les parterres de fleurs. Mots sortis de la poche.

Il humectait ses lèvres et on lui proposait des rafraîchissements.

Il remettait à plus tard les compléments d’abus. Courtois et décidé

 

Au moment des trajets. Il s’observa glissant sur les vitrines. Moustache

Des Gaulois. Les éphélides avaient viré à la terre d’ombre brûlée.

Lunettes en collier. Il agitait une main désespérée dans un contexte

 

Parkinsonien. L’heure de sa montre était en avance sur celle du clocher.

— En ce moment, dit-il à quelqu’un, je relis les Russes. Il provoquait

Des inclinaisons faciales sur son passage. Ces Russes, quels écrivains !

 

Il aimait secrètement le génie des peuples. Il ne croyait pas

À l’aventure. Il décrivait des déplacements de populations.

— Je passerai demain après midi, dit-il. Demain. Des jours.

 

C’est en long qu’il faudrait scier le temps mais la musique exerce

Sa mauvaise influence. Poésie des glissements. Il se laissa flatter

Par un témoin de son influence sur l’esprit. L’expression était

 

De doña Pilar. Elle l’abandonnait souvent aux limites des prétextes.

 

 

 

 

Chant onze

Amants et camés dans l’imagination de Pierre

 

— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !

Il ne dormait pas. Il s’endormait rarement avant la fin des conversations.

Il les entendait jacasser à propos de leurs voyages dans le temps.

 

Les terrains vagues s’étendaient vers la plage, tristes parcelles

De terre jaune où des murs de pierre se dressaient comme des moignons.

Cadavres d’une ancienne cité. Il comptait y construire un bonheur

 

De résidence d’été. Les barques pourrissaient parmi les treuils.

Troncs couchés comme des femmes nues et noires dans l’émergence

De palmiers nains. Des tas de tuiles romaines témoignaient de l’importance

 

Du projet. Il contemplait les couchers de soleil des photographies

Retouchées. Il avait choisi lui-même les caractères de la publicité.

La courbe des rues avait été inspirée par le sourire d’une femme

 

Peinte. Les camés piaillaient en marge du bonheur. Ils allumaient

Des feux de joie. Il pouvait voir les robes se déployer en ombre

Chinoise. Ponctuations de cris fragmentés en autant d’essais.

 

Sa fenêtre s’ouvrait le jour sur des baigneurs, la nuit sur ce spectacle

De l’attente. Le matin, les chiens de la municipalité s’activaient

Pour ramasser les seringues et les préservatifs. On éteignait les feux.

 

Arrivée des baigneurs. Ils garaient leurs voitures sur la plage.

Gosses trouvant des aiguilles. On ne marchait plus pieds nus.

Une guinguette s’épanouissait en chaises et tables de fortune.

 

Le vent amenait des odeurs de bergamote et de grillades. Quelquefois

On entrait dans sa propriété et il gueulait. Les intrus s’agitaient

En montrant à quel point il était difficile de trouver la limite

 

Entre le bien public et la propriété privée. Il s’égosillait.

La police ne venait plus. On le raisonnait au téléphone. Les nudistes

Défilaient dans le sentier jouxtant son jardin d’agrément.

 

Il souhaitait un affrontement définitif. Les plans attendaient

L’agrément des autorités urbaines. Il connaissait un ancien ministre

De l’ancien régime lui-même propriétaire des anciennes laveries de minerai.

 

Beau tableau de peinture au mur de son salon. Représentation des gens

Au travail contre le mur de leurs maisons. Rouge des tomates et vert

Des yeux. Verticales se rejoignant tandis que les obliques se rapprochaient

 

De l’horizontale. Un sardinier voguait sur les toits. Femme au cigare

Peut-être copiée sur une boîte. Prestige d’un taureau peint sur une affiche.

L’ombre d’une statuette s’agrandissait avec le jour. Rancis des angles.

 

Il sortait une fois par jour pour son rendez-vous avec le maire.

On les voyait prendre un café dans le bureau. Ils parlaient pendant

Une demi-heure et le Français (c’est un Français) sortait par le grand

 

Escalier. Il retournait chez lui. En chemin, il achetait sa nourriture

Et le journal. Il fumait le gros cigare de la boîte. Il était courtois

Et économe en paroles. Il économisait aussi sur les aumônes. ¡Tacaño !

 

Le maire sortait à la fenêtre et saluait les passants. Il regardait

Son hôte sans commenter sa vision du futur. Les commentaires, c’était

En d’autres circonstances et elles ne manquaient pas. Le Français

 

S’éloignait vers sa demeure. Il retrouvait des traces de la nuit.

Les baigneurs, nus ou attifés comme des poupées, transportaient

Leurs parasols. Il leur expliquait que le jardin lui appartenait

 

Comme l’air appartient à ceux qui le respirent. Lys d’argent. Un citronnier

Déployait une aile sur un carré de carottes. Des roseaux séchaient

En tas. Il interdisait qu’on s’en servît pour étendre les vestes.

 

Préférez les parasols ! Leurs circularités bombées coloriaient le spectre

Des couleurs en jeu horizontalement. Il comparait sa vision à celle

Des impressionnistes. Quelle différence entre l’imaginaire des fauchés

 

De la matière artistique et les exactitudes des habitués de l’existence

Sur un fil ! Il était réveillé par les conversations des balayeurs.

Leur brouette métallique résonnait au choc des seringues et des tessons.

 

Silence des capotes. Les râteaux révélaient quelquefois un bijou

Et il le voyait briller dans leurs yeux. Il ne s’interposait pas.

Au diable les bijoux des camés ! Rentrant chez lui, le matin,

 

Il parlait des méduses avec les baigneurs. Il portait son petit panier

De victuailles. Le goulot plastifié d’une bouteille émergeait. Queues

Des poireaux cueillis dans le Nord. Un pain gonflait la paille grise.

 

Consistance des choses trouvées dans le sable. Il préférait les carcasses

De crabes. Au chalumeau, il savait extraire les couleurs de la chitine.

On entrait dans le cabas avec lui. Il mangerait des crevettes avec

 

Une soupe de poireaux. Un enfant demandait pour les couleurs. Il avait

Un secret mais il ne voyait pas d’inconvénient à préciser que le chalumeau

Avait son importance. Outil du fabricant à la place du pinceau délicat

 

Des poètes. Il montrait l’endroit où le panneau publicitaire affronterait

Le vent. Ici, les fondations. Là, dans le ciel, les piliers d’acier

Et la voilure du message publicitaire. Sa petite maison avait besoin

 

D’être repeinte. — Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas

De lumière chez vous ! — Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil

D’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.

 

Je dors. Doña Pilar franchit la clôture et suivit le sentier de mâchefer.

— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !

Il y avait pourtant une petite lueur sous les draps mais Pierre était

 

Discret comme l’intérieur des murs qu’on ne traverse pas. — Vous

Voulez me parler ? dit-il en apparaissant. Silence provisoire des camés.

Entrez, ma bonne amie. Et parlons de ce qui vous amène à cette heure.

 

Christ. De la lumière chez moi ! Pour qu’ils frappent à ma porte

En pleine nuit ! Au passage il gratta les cordes d’une guitare pendue

À un clou. Sinistre accord atonal. Doña Pilar frissonna. Il alluma

 

Une bougie dans un chandelier. Le ventre d’une carafe s’illumina.

Petits verres se frottant. Christ. Ce vin et nos corps. La lumière

Suivait les canaux de l’obscurité. Elle atteignait les tableaux

 

De peinture. Personnages nus dans les décors d’une observation sommaire.

Il était convaincu de voir ce que les autres négligeaient par paresse.

Nostalgique, il se référait à un temps qu’il n’avait pas connu. Raïssa !

 

Jeune putain ! Il effleurait des petits seins chargés de lait. Sa caresse

Poursuivait le désir. Les jambes comme le bouquet de deux arbres et

Le ventre, terreau de l’existence. Cette putain ! Doña Pilar avait frémi

 

Quand les fruits avaient changé de mains. De son côté, Pierre avait aperçu

Le vagabond en passant sur une place encore déserte. Fenêtre fermée

De la putain endormie seule dans son lit. Les persiennes se remplissaient

 

De soleil. Désignation matinale des lieux de la luxure. La lumière

S’épanouissait ensuite sur les façades. Doña Pilar le voyait passer

Mais elle ne se montrait pas en chemise. Exubérance des miroirs.

 

Pierre écouta le récit. La scène des paniers l’inspirait. Les fruits

Changeant de place, la proximité des mains cherchant à contenir la rhéologie

Du moment, le mélange parfait de deux existences. Il manquait cependant

 

Un modèle à ces didascalies. Christ. Puis la séparation provisoire,

L’étirement de cet instant décisif. Je suis un proxénète de la scène

De genre, proclama-t-il dans son silence. Pas assez de lumière

 

Pour que doña Pilar observât l’apparition de nouvelles éphélides. Elle

Ne connaissait que le visage commun à tous les Cintas. Portraits des chaises

Ayant servi jadis à l’appui de modèles soucieux de paraître conformes

 

À l’idée de reflet fidèle. Des croix désignaient les murs. Soleils noirs

Et blancs de la peau. Un cri de camé le ramena à la surface

De la conversation. Cette putain ! Ce Christ ! Cette journée passée

 

À interroger les transparences du temple. Il alla jeter un œil à travers

Les persiennes. Un feu montait dans le ciel. Des camés lançaient

Des coquillages. Le ressac envahissait les interstices de silence.

 

Confus, il proposait des verres tremblants et elle les buvait sans cesser

De parler. Je ne dormais pas. Il n’y avait pas de lumière dans mon lit.

Je n’étais pas un enfant. Je ne finissais pas par chercher à peindre

 

La réalité. Je n’étais pas cet homme finalement nécessaire au décor

De sa propre existence. Vie des Saints. Mémoire des dictateurs. Journal

D’une victime. Photographies d’intérieurs de rêve. Son index consultait

 

Le dos rapide des reliures alignées sur une étagère. Portée de la main.

Un fauteuil usé jusqu’aux ressorts avançait des accoudoirs égratignés.

Doña Pilar avait du mal à se détacher du détail influant son désir

 

De connaître l’opinion des autres sur des sujets tirés de ses observations

Quotidienne. Le vin la tourmentait. Cris des camés. Sans doute un mot

Mais elle n’en percevait pas la nature. Pierre s’efforçait lui aussi

 

De comprendre. Joue crispée sous l’œil rond. L’index et le majeur

Écartaient les lattes. Aucune lumière incidente. Elle luttait contre

La nausée. Qui sont-ils ? Jamais vus de près. Vu leurs ombres dansantes.

 

Trouvés les déchets de leurs activités nocturnes. Il arrivait après

Les employés municipaux. Question de priorité. Aucun bijou au palmarès.

Il griffonnait au-dessus des traces en l’absence de personnages. Christ !

 

Elle n’avait rien demandé à cette putain. — Oui, fit-il, la putain.

Les fruits, l’attente, peut-être le plaisir. Mais n’ironisons pas.

La beauté de doña Pilar réside dans son port de tête. Ne bougeons plus !

 

Cri d’un camé réclamant le répit. Ils avaient bien entendu cette plainte

Venant d’un autre monde. Laissez-moi respirer ! Pierre plongea ses doigts

Dans les lattes. Quelqu’un fuyait sur la plage, pieds dans l’eau. Christ.

 

Je ne dors pas, dit-il. Je m’éveille. J’ai dormi. Mais à quel moment

De cette existence ? Meurt-on dans ces conditions ? — Pierre ! Pierre !

Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous ! — Je n’en vois pas

 

Non plus dans mon sommeil d’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité,

Ne me réveillez pas. Je ne dors plus. C’est dire si le rêve a son importance.

C’est dire que votre petite putain m’inspire. Dire que la nuit, c’est le jour

 

Et le jour la nuit. Je ne dis pas qu’une petite lumière n’agite pas

L’intérieur de mon lit. Frappez à ma porte si vous n’êtes pas camé.

Christ ! Cette putain m’inondait. Voyez la croissance de mon fleuve.

 

Dernier verre avant de retourner chez soi. Doña Pilar l’avala sans désir.

Posez votre main sur mon cœur. Là ! Christ et putain échangeant les fruits

De mon repas. Paniers d’un osier d’or. Je vois, dit-il. Il voyait

 

La scène comme s’il l’avait inventée. Le camé revenait en fouettant l’eau

Avec sa canne. Du seuil de la maison, on ne voyait que le feu montant

Vers le ciel. Il l’accompagna jusqu’au portail. Écoutez-les ! Camés !

 

Le rêve est une conséquence du sommeil comme la poésie se déduit de l’éveil.

Elle s’éloigna, belle ombre ralentie par les défauts de l’obscurité.

Elle agita le bras pour dédaigner les appels des camés. Femme saisie

 

Dans sa métamorphose. Combien de temps attendent-elles avant de se donner

La mort ? Il rentra. Petite froideur de l’air qui ne bougeait plus.

Sous les draps, il ralluma la lampe. Une page encore blanche. Appelez

 

Les démons dans ces circonstances. Les constructions de l’esprit

Ne demandent qu’à trouver le lit de l’expression. Ne pas mettre le feu

Par endormissement. Son corps se liquéfia. Camés ! Putains ! Christs

 

En tout genre ! Femme venue pour trouver la paix et repartie sans

Même en avoir deviné la présence tapie. Icônes à la place des idoles.

Après l’été, il participait au nettoyage des vitraux, juché sur une

 

Échelle. Poussière étrangement noire, boue de l’air respiré. Il descendait

En clopinant sur les barreaux à cause de sa décalcification lente.

Un quatuor imitait les voix célestes à quoi s’ajoutait l’ange trouvé

 

Chez les enfants. Dieu-famille. Le charpentier rabotait inlassablement

Les faces d’un lambris. Je ne serai pas ce père ! avait-il déclaré

À une enfance studieuse. Le reste n’était que l’afflux incontrôlable

 

Des effets. Puis tout se fragmentait dans l’âge adulte, tout devenait

Probable par éparpillement de ce qui avait été clair et parfaitement

Plan. Redouter l’espace. Mais le temps existe aussi dans l’infini

 

Des points. Heureusement, la vie est plus simple, plus coulante, claire

Par moments. Camés des nuits et baigneurs des jours. Je n’ouvrirai

Pas la fenêtre si j’étais sûr de regarder ailleurs. Elle demandait

 

Des nouvelles de son sommeil et lui cassait les pieds avec des apparitions

Prometteuses. Scène de l’échange des fruits dans son patio. Il connaissait

L’endroit. Fraîcheur des jets d’eau, lenteur des palmes, les murs

 

Exhibaient des coulures de la chaux. Aux angles, cette ombre plus

Descriptive que l’abondance de lumière à l’oblique des ouvertures.

Excès de perpendicularités. Le sol montait un peu au centre. Imaginez

 

La pluie dans ces circonstances topographiques. Une coursive sombre

Agrémentée de colonnes et d’arches induites. Les génoises se fendaient

D’un coup de crayon surpris dans un effort de parallélisme parfait.

 

Perfection ou irréprochabilité. Il exposait une toile blanche et traçait

Les aboutissants. Elle guettait la seconde de fragilité et il paniquait.

Voici les fruits des circonstances d’une rencontre. Panier dédoublé.

 

La flamme traversa le drap. Il surgit de cet embrasement retenu

Par l’exiguïté des lieux. Rien de tel n’arriverait si elle consentait

À m’accompagner au bout de la nuit. Il piétina consciencieusement

 

Les cendres. Les camés, attirés par la lueur et par son extinction

Subite, s’approchaient des limites imposées à leur présence. Le seuil

S’éclaira. Il ne les défiait pas. Portant le masque de sa nuit blanche,

 

Il niait toute trace de brûlure. Un chat ajoutait son passage aux malices

De la lune. Nuits comme un fil tendu entre soi et la pacotille. Christ.

Le panneau publicitaire semblait effectuer un vol immobile. Il caressa

 

Le chat comme pour démontrer l’innocuité du contexte. Ils retournèrent

Autour de leur feu de joie. Irisement des chevelures. Il trouva sa canne

Et entreprit d’arpenter les allées. Des cailloux blanchis à la chaux

 

Le guidaient. Les ombres pouvaient trahir sa vigilance. On ne s’enfonce pas

Dans la nuit sans prendre le risque d’une mauvaise rencontre. Dormez

Et rêvez. Ou bien ouvrez les yeux et écrivez. Mais surtout, évitez

 

Le somnambulisme. Préférez les cordes raides, les pentes glissantes,

Les virages dangereux. Le chat miaulait derrière lui. Il atteignit

L’emplacement de la future église. Des pieux numérotés bornaient

 

Cette croix démesurée. Il s’apaisait. La lune consentait à s’embraser

Un peu plus. Il distingua les gravats rapportés pour combler la pente.

Le chat ne franchissait jamais cette géométrie plane. Il disparaissait

 

Quelquefois et ne revenait que dans la nuit suivante. Chat hypothétique.

Le chapeau d’Ochoa était posé sur un piquet. Il dormait nu dans le sable.

Le walkman côtoyait une tête tranquille. Est-ce lui ? Il occupait

 

La place de l’autel futur. Vous ne pouvez pas dormir à cet endroit !

La bande magnétique se déroulait. Il perçut les chuchotements d’un concert.

Je ne dors pas. Cette nudité ! Au centre géométrique de la croix !

 

Ils se dévisagèrent autant que l’obscurité permettait à l’œil humain

De reconstruire l’autre. — Vous ne dormez pas parce que vous ne trouvez

Pas le sommeil ? demanda Pierre. La chemise pendait au même piquet.

 

Un fruit alourdissait la poche. Lune ! À la place du soleil de l’écriture !

Lune éclaire ce qui est en train de se passer sur ma propriété !

Je ne vois qu’un homme réduit au silence. Et ma petite putain

 

Qui s’enfuit en croyant ne pas laisser de traces ! Lune attise la surface

De ce qui m’appartient ! Qu’ils croient que je possède le feu ! Putain

En fuite dans les dunes, elle retournait d’où elle venait et l’homme

 

Se tenait debout comme s’il ne pouvait plus rien lui arriver.

 

Chant douze

Pornographie

 

Grillons, chouette et pneus. La nuit, cessaient le chant des oiseaux

Et la rumeur des voisins. Cessaient les cris d’enfant. La nuit en finissait

Avec cette apparence de vie sociale limitée aux soins. Nuit couperet.

 

Il n’était plus dans le fauteuil près de la fenêtre. On avait attaché

Un pied du lit à un piton scellé dans le mur. Ses poignets pouvaient

Se toucher, saisissant en général l’inhalateur d’eucalyptus. Nuit mesurée.

 

Une heure après la tombée de la nuit, il pivotait et sa tête se retrouvait

À la hauteur de la lampe éteinte pour l’occasion. On l’allumait le matin,

Pour écarquiller les yeux et elle pénétrait dans la matière cérébrale.

 

L’été, mais aussi vers la fin du printemps et au début de l’automne,

On laissait la fenêtre ouverte. L’angle inférieur droit était encore

Divisé par des pans de toitures. Une crête d’arbre montrait ses oiseaux.

 

On lui avait coupé les jambes parce qu’il était fou furieux. Ou bien

Il avait perdu la tête parce qu’il avait perdu l’usage de ses jambes.

Grillons bavards ! Je connais tout de vos modulations. Nuit surpeuplée.

 

Il se hissait contre l’ombre, sentant l’effort de la colonne vertébrale.

Une chouette dialoguait avec ses proies. Rien de sinistre cependant.

Une attente qui se concluait par une autre attente. Alba serena.

 

Des pas demeuraient sans objet. Il se nourrissait de cette cadence.

Pendu comme un jambon à une potence, il guettait les apparences.

Voici un piéton pressé d’en finir avec le jour encore vivace.

 

Des fenêtres descendaient, guidées par une arête verticale. Un volet

Claquait à intervalle précis. S’il se met à pleuvoir, nous fermerons

La fenêtre. Il haïssait les jours de pluie. Dans son obscurité tenace,

 

Le compresseur vibrait. Un pendule de sérum s’immobilisait. Temps

D’une accélération propice aux visions dantesques. Un personnage

Travestissait le voyage intérieur. Parallèlement, il voyait la réalité

 

Dans une fenêtre. Pneus sur l’autoroute. Incessants trajets de l’utile

Et de l’agréable. Les phares brouillaient les pistes. Le jour de la Vierge,

Ils fermaient la fenêtre à cause de l’affluence. Tu ne dormirais pas.

 

Il ne dormait pas. Son corps était à l’œuvre d’une observation fébrile.

Ses sens se rejoignaient sur le terrain des perceptions. Combien de temps

Peuvent durer ces calvaires immérités ? Ils injectaient la nourriture

 

Et se taisaient. Il pouvait voir les épaules des passants si son corps

Agissait sur le corps. Il voyait des épaules pressées. Continuant

Son ascension le long du piquet de la potence, il découvrait la nuit

 

Telle qu’elle lui était déjà apparue, une nuit égale, une ressemblance

Poussée. Des remontées de chile provoquaient des contractions douloureuses

Du visage. Vous n’avez pas fait ? s’étonnait quelqu’un au réveil.

 

Il vit passer doña Pilar abritée sous un châle. Elle marchait dans

Des espadrilles. Mais le vent oblique ne rapporta pas l’odeur. Le vent

Se laissait envahir par la nuit et il finissait par ne plus rien

 

Rapporter. Vent-chien fatigué par un usage excessif de la fidélité.

Doña Pilar était pressée. Elle se hâtait toujours la nuit, venant

De sa maison ou y retournant une ou deux heures plus tard. Le vent

 

Gémissait sous elle. Couché le vent ! Et l’odeur de rose et de poivre

Ne montait pas. Il s’étira jusqu’à la douleur. Elle allait n’importe où.

Il ne savait rien des petits secrets des uns et des autres. Rien d’autre

 

Que l’odeur de leur passage si le vent n’était pas en laisse. Son coude

Saignait sur la tranche du pied de lit. Il confectionna les divers

Bourrelets destinés à amortir les appuis. Torsions des draps, de la chemise.

 

Il agissait autant avec les dents, répandant l’odeur acide de sa salive.

Le vent se coucha enfin. Doña Pilar glissa dans l’obscurité des orangers.

La chouette couina, indécise. Quelle est la dimension des victimes ?

 

Il trouva tous les points d’appui habituels. Son corps s’affaissa à peine.

Passage de l’exercice à l’expérience. Les courroies cessèrent leur cri

D’alarme. Il aperçut le haut de son crâne dans le miroir qu’ils élevaient

 

À la limite connue de son regard. Il n’avait jamais poussé plus loin

L’analyse du visage. Par crainte, peut-être. Ou doutant que la nuit

Fût une assistante loyale. Plus tard, peut-être. Ajoutons cette distance

 

 

À la relativité des révélations futures. — Rien fait ! Vous allez gonfler

Comme une montgolfière ! Rires travaillés à la fraise. Étau-limeurs

De leur affection. Il remettait aussi à plus tard le récit de sa souffrance.

 

Le miroir s’obscurcissait ensuite. Ou il n’y pensait plus. Un passage

De la rue à une destination inconnue venait d’éveiller son attention.

Il suivait les grillons dans leur mesure. Le vent nichait sur le trottoir.

 

Le visage blanc de doña Pilar s’apparentait à un masque de carnaval.

Le châle subissait les conséquences des coups de talons portés sur

La chaussée. Mollets blancs aussi, pointus comme des doigts, cisaillant.

 

Il s’immobilisa à cause d’un cliquètement de la machine. La nuit

Exagère. Assise sur le vent qui se laisse caresser, elle portait la femme

Vers son obscurité. Sans souffrance, cette disparition. Comme s’il était

 

Possible d’espérer. Il traversa la douleur de l’étirement sans un cri.

Elle disparaissait. Bien sûr, elle reviendrait de ce voyage provisoire.

Sans le vent. Comment imaginer partir, même pour revenir et continuer

 

De réfléchir aux conditions d’une disparition qui ne porterait pas

Son nom. — N’en parlez pas, Jean ! Je vous en supplie ! Taisez-vous !

Pourtant, en invitant le vent à ne plus se prendre pour un chien.

 

Imiter le vent homosexuel, sa trajectoire de spirale, chapeaux des femmes

Arrachés aux chevelures décoiffées, doigts sortant du pare-brise,

Train des couchettes aux vitres embuées, gel des souliers un matin

 

De rentrée des classes, les glissades des enfants, les couvertures tirées

À soi, livres aux illustrations faussement tolérantes, discussions

Des patios tandis que les enfants exploraient le trou d’une serrure,

 

Pêle-mêle du vent couché comme un chien, pot-pourri des passages anonymes,

Reconnaissance d’un visage ou d’un style, vent ramassé par les mains,

Où aller ? D’où revenir ? Qui imiter sans risquer de s’approprier les pensées

 

Au détriment de la forme ? Lenteur et non pas immobilité. Doña Pilar

Disparut. Plus rien dans la rue. Un rectangle de lumière signalait

Une fenêtre aux volets clos. Gouffre d’une entrée dont le portier

 

Étincelait. Les grillons reprirent leur marche, houloulant la chouette

Et rapides les pneus sur l’autoroute. Rétablissement sur deux jambes mortes

Ou plus exactement tuées. La vie se ferme quelquefois au lieu de s’achever.

 

 

Le chien qui passait en pissant les murs n’était pas le vent. La lune

Était la lune en attendant d’être le soleil. La nuit la nuit. Le jour

Le lendemain. Le sommeil l’insomnie. Pas de réveil à la source. Retour

 

Des autres en fanfare. Qui étais-tu ? Point de pivotement de la question.

Il s’en éloignait malgré les efforts de mémoire. Le temps se rapetissait

Jusqu’à l’expression et de l’expression à la clarté de la conversation.

 

Ochoa passa au bras d’une donzelle. Elle secouait une chevelure intense.

Il n’était donc pas le pédéraste que je m’étais imaginé en écoutant

Le témoignage des autres cet après-midi. S’il n’avait reconnu la fille,

 

Il eût imaginé un travestissement pour continuer d’imaginer. Ochoa

Et la fille, Raïssa peut-être, se hâtaient vers la porte d’un hôtel.

La potence des solutions nutritives s’inclinait dangereusement.

 

Ils s’embrassèrent. Quelle valeur peut-on accorder à un témoin qui consomme

Des produits hallucinogènes ? Langues agitées de sensations exactes.

Le vent remuait la queue. Quelle est la différence entre le plaisir et

 

Le plaisir ? En général ils ne répondaient pas à ses questions. Ils éludaient

Les exactitudes. La conversation devenait obscure pour qui n’en possédait

Pas la clé. Grillons verbeux ! Laissez la chouette jouer avec ses focales !

 

Raïssa, si c’était elle, mais il n’en connaissait que le vol d’hirondelle,

Se laissait emporter. Ochoa, Christ d’un jour, et Amour de la nuit,

Guidait une créature conforme à sa recherche d’un double palpitant

 

Comme un organe extrait au cours d’une dissection pédagogique. Je suis

Ce devin de l’instant suivant. Grillons du texte ! Le vent s’intéresse

À vos fourreaux ! La potence se pliait dans le sens d’une explication

 

Qui serait inévitablement demandée à la première heure. Ne pas penser

À cette réplique. Maintenant, les corps s’imbriquent. Il pouvait voir

Son visage noir dans le miroir, tête penchée pour gagner un fragment

 

De distance. La longue-vue avait été confisquée suite à une plainte

D’un voisin de façade. Il regardait quelquefois dans les verres. Le vent

Se recroquevillait dans les pieds des amants. Traduis demain ce que tu vois

 

Cette nuit. En texte carré comme une fontaine. Ils fendaient les chemises.

Sillons des surfaces. Des organes se conjuguaient. Je suis ce voyeur

Sans optique. Chouette ! Transportez-moi dans des lieux moins propices

 

Aux solutions. Le col-de-cygne hantait l’obscurité, courroies pendantes

Aux boucles indéchiffrables, comme un animal en cours de métamorphose.

Ils graissaient les cuirs troués par leur soin. Pneus ! Noyez mon chagrin

 

Dans vos effets sonores. Ochoa continuait d’explorer les fissures blanches

De la chemise qu’elle lui donnait comme préfiguration de la dernière

Fraction de seconde. Il jetait des regards rapides dans les abîmes de la rue.

 

Grillons jacasses ! Vous n’arrêtiez pas de grillonner. À deux, vous peupliez

La nuit de sarcasmes adressés à la stagnation des lits. Grillons poissons

Des rigoles activées par les mictions des somnambules. Raïssa gémissait

 

Ou commentait sa lente dépossession des seins. Une injection de Mescal

Ajouta un premier miroir. Il glissa le long de la potence et se perdit

Un moment dans la complexité-spectacle des motifs de la tapisserie.

 

Les grillons maintenaient une certaine cohérence. La chouette se taisait.

Si l’influence des pneus vous empêche de penser à autre chose, nous

Vous proposons ces écouteurs dernier cri de la technologie « Surface

 

Intermédiaire ». Toujours mettre quelque chose entre soi et le monde.

Évitez la poésie et autres effets du texte. Ils remplaçaient d’office les

Rétrécissements de la focale par la planéité des images et la mesure

 

Des divertissements musicaux. Mescal, personnage à la fois convenu

Et secret, lisait des vers anciens, assis au bord du lit comme sur la berge

D’un canal d’eau verte. Ochoa, moins sonore, occupait l’aplomb de la nuit.

 

Raïssa, ou une autre petite putain, supprimait les intermédiaires.

On découvrait un corps connaisseur des pratiques érotiques. Cette nudité

Vainquait la timidité naturelle des immobiles. Ochoa donnait l’exemple

 

En pénétrant dans la putain, à l’image du Christ descendu de la croix

Sur les épaules de ses amis. Chouette, perce l’œil de mes solutions !

Le livre que Mescal tenait entre ses mains se multiplia et sa voix

 

Traça un contexte de grille. « Que dis-tu à la fidélité des autres

Qui en savent plus que toi sur l’existence d’un monde meilleur

Que celui que tu as voulu quitter en retournant la violence contre toi ? »

 

Mescal descendit. Les fleurs pourrissaient sur le dallage du parvis.

Il interrogea la nuit pendant une minute. La fontaine s’éteignait.

Ensuite il s’humecta le visage et continua son chemin. Calme des grillons.

 

La nuit, il ne dialoguait avec personne. Il rencontrait des gens pressés

De sombrer corps et âme dans leur intimité. Connaissant le chemin

De mémoire, il ne craignait pas l’obscurité et s’amusait même à fermer

 

Les yeux en traversant les rues. Faciles façades de mon village ! Impostes

Comme des têtes de poissons coupant la surface d’une eau tranquille !

Arcs et ogives ! Il paraissait glisser sur les choses sans les toucher

 

Et elles ne renvoyaient aucun signal de réalité. Soupiraux des bouteilles !

Des chats grattaient aux carreaux. Il tapait du pied pour les effrayer

Mais aucun son ne résultait du pavé. Angoissante, cette réduction

 

Au silence et peut-être à l’invisibilité ! Il croisait des chiens dociles

Et les suivait jusqu’aux limites raisonnables de la cité historique.

Le vent égratignait ses joues. En se hâtant un peu, il arriverait

 

Peut-être quelque part. Il fallait lutter contre la fatigue des membres.

Il ne volait pas les bicyclettes oubliées contre les murs. Il se contentait

D’en faire tourner les dynamos. Il éprouvait du plaisir à comprendre

 

Les mécaniques de chaque instant matérialisé. Il aurait ouvert le ventre

Des horloges publiques s’il avait eu la patience d’emporter avec lui

Une échelle. À l’entrée de l’hôtel, le portier ne clignotait plus.

 

Il entra la clé dans la fente verte. Le haut-parleur grésilla. Grillons,

Ne recommencez pas à déplacer les fréquences ! C’était bien la clé !

Bonne nuit, monsieur Mescal ! Voix automatiques des systèmes de reconnaissance.

 

Il frémissait à chaque expérience d’effraction. La porte s’ouvrit.

Le hall d’entrée était éclairé par des plinthes fluorescentes. L’escalier

Mécanique émit une vibration, comme si son système de reconnaissance

 

Était capable de faire la différence entre une véritable présence humaine

Et un personnage né de l’imagination. Mescal se régalait de ces moments

Où les systèmes s’approchent de l’erreur mais il n’avait jamais provoqué

 

Que des débuts de fonctionnement. Clac ! Un moteur envoyait un signal

À son condensateur. Il monta par l’escalier. La minuterie de l’éclairage

Échappait au contrôle des systèmes. Il décomptait mentalement, arrivant

 

Devant la porte à la seconde précise où l’interrupteur recevait le signal

Du relais. Cloc ! — Mais vous n’êtes pas celui (ou celle) que j’attendais !

Il ne répondait rien et entrait sans y être invité. Chambre morose

 

Où l’esprit en proie au désir ne trouve pas la sérénité nécessaire

Pour matérialiser les produits de la réflexion. Il buvait un verre

En observant les changements infimes des objets confinés dans l’espace

 

Retrouvé. — Je ne pensais pas venir ce soir, dit-il. Vous attendiez

Quelqu’un ? Le drap était plié à l’équerre, ce qui n’était pas de son goût.

Comment ne pas haïr ces manies obscures de l’autre ? — J’attendais

 

Le Christ. Elles attendent l’homme par qui la croix est arrivée. Femmes

Faciles ! Un chat de porcelaine griffait l’air d’une lampe. — Plus tard ?

Fit-il comme si ce projet était inconcevable dans les conditions de secondes

 

Actuelles, vous n’y pensez pas ! Il caressait du bout des doigts le dos

Des coquillages incrustés dans le couvercle de la cassette. — D’ailleurs,

Ajouta-t-il avec une nuance d’ironie, cet argent est à moi ! Il aimait

 

Le rougissement de honte. Vous ne pouvez pas savoir à quel point

Cette honte est véritable ! Honte de la femme surprise en flagrant délit

D’hypocrisie sexuelle. Il lécha une pierre précieuse entre les seins.

 

Il descendit. Chemin à l’envers. Il croisa Ochoa qui sifflotait en regardant

Le ciel. Raïssa remontait un bas, pied calé sur le rebord d’une fenêtre.

— Je suis pressé, dit-il en passant. Je suis toujours pressé de me couper

 

Les veines du poignet. — Pourquoi ? demanda Raïssa qui le connaissait un peu.

Il descendit encore. Il allait vers la mer, voyait de loin les émergences

De l’ancien parc à crustacés. Doña Pilar avait retroussé le bas de sa robe.

 

Christ. Il remarqua les traces de dents sur la petite croix d’argent

Qu’elle portait au cou. — Je suis pressé, dit-il. Elle ne s’arrêta pas.

Il la regarda entrer dans les roseaux. — Je ne peux pas être seul

 

À ce point ! Il emprunta un chemin de planches, croisant les pédalos noirs

Et les façades des guinguettes. Christ ! s’écria-t-il en apercevant

Les premières vagues. Ma vision s’achève sur un constat d’échec !

 

L’aiguille atteignit un point d’infiniment petit. Circulation lente

D’un nouvel afflux. Il s’agenouilla. Le sable était mouillé. Je n’ai

Jamais été aussi loin ! Mais c’est encore un échec. La lune dénaturait

 

La surface. Impossible de traverser l’infiniment grand. Mon esprit

Se refuse à cet exercice. Selon moi, il faut retourner l’arme contre soi

Pour avoir une idée de ce qui est en train de se passer sous nos yeux.

 

Mais que peut un personnage contre les immobilités mentales de son créateur ?

 

Chant treize et premier du dernier acte

Mélange des faits et du chant dans l’esprit de Françoise Garnier

 

Voici les cris qui réveillèrent Françoise Garnier dans la nuit

Qui commençait : — Putain ! Ton père a honte de toi ! Comment te pardonner !

Comme si nous avions besoin de ça ! Je ne veux plus te voir dans cette maison !

 

Cris de femme. Pepa avait prévenu madame Garnier : — Vivre à côté

De la maison des anarchistes est un véritable calvaire mais Françoise

Avait signé le bail de location en souriant. Des anarchistes ? Une bande

 

À Bonnot ? Pepa avait vérifié les paraphes en expliquant un peu la situation

Et Françoise Garnier était rentrée dans son domicile provisoire en se disant

Qu’il n’y a rien de pire que les cris des enfants et les conversations

 

De poivrots pour perturber son inspiration. Elle redoutait aussi les bruits

Qui réclament toute l’attention pour être identifiés. Dans ses oreilles,

Vivaldi susurrait les harmonies d’un être réductible au contrepoint.

 

Elle laissait la fenêtre ouverte en face de son écritoire. Quelquefois,

Un détail lui inspirait une autre insignifiance. Elle assistait au coucher

De la lumière en observatrice des surfaces, peu soucieuse des relations

 

Et des implicites. La nuit devenait plan. Elle s’endormait si l’horloge

Cessait de marquer le temps, ce qui arrivait invariablement si elle

Avait trop mangé au dîner. Pepa, qui s’occupait aussi du ravitaillement,

 

N’écoutait que la raison de la langue. Ses plats de charcuterie embellissaient

Une table chargée d’un lendemain plus proche de l’idée qu’elle avait

Du plaisir des femmes. Une cigarette achevait le tournoiement par un arrêt

 

Aussi brutal qu’inattendu. N’écrivez pas sur les gens, conseillait Pepa

À celle qui revenait sur des évènements lointains avec la minutie des mantes

Au repas conjugal, « elle » se voit toujours autrement. Idée centrale

 

 

Des agacements de Françoise. Une goutte d’encre, vieux principe, maculait

La bouche entrouverte de l’étrangère. Vous êtes seule ? lui demandait-on

Quelquefois comme si on pouvait ignorer que tout le reste de la famille

 

Avait sombré dans la mer suite à un virage mal négocié. Elle revenait

En adulte. La route avait changé et le rocher de Saint-Patrick s’était

Amenuisé, conséquence de l’érosion ou des travaux d’élargissement du virage.

 

L’enfance sait. La maturité continue avec le sentiment de pouvoir y arriver

Avant la mort. Vieille, elle eût eu une œuvre, même relative, à opposer

Au temps compté. Pepa considérait les plumes cassées avec compassion.

 

Acier des plumes de l’enfance, or des plumes d’adulte, transmutation

Des métaux qui figurent le temps. Une coulure embrase les derniers instants.

Putain ! Je ne veux plus te voir ! Christ ! La rumeur disait la vérité !

 

Françoise se pencha à la fenêtre par-dessus les géraniums, petits seins

Dans la végétation mesurée des balcons. Il y avait de la lumière chez

Les anarchistes de la maison d’à côté. Un rideau sortait dans la rue,

 

Queue des phénomènes intérieurs. On entendait la plainte de la putain.

S’expliquait-elle comme on tente de le faire devant ses juges pour échapper

À un châtiment exemplaire ? Françoise attendait le premier claquement du fouet

 

Sur cette chair encore marquée par le plaisir. Gouttes d’encre

De mon ancienneté, jalonnez mes dérives ! Ils punissent la femme déroutante.

Ils s’en prennent aux petits cailloux du chemin, aux épines des têtes curieuses,

 

À la pertinence d’un moment d’expérience. Gouttes d’encre buveuses

De papier, décrivez l’attente et la fin, limitez le vocabulaire pornographique

Et la phraséologie des procéduriers. Gouttes semblables à toutes les gouttes

 

De sang humain, ne jaillissez pas, coulez ! Je suis dans l’antichambre

Du récit. Nuit pliée. Mes gouttes suivent les pliures de ma propre peau.

Petite putain inattendue, je ne t’ai pas non plus devinée. Putain novice

 

Et si proche de la vérité de l’instant. Femme du Christ ! Pourquoi pas

Un androgyne traversant notre imagination comme solution à notre angoisse

Présomptive ? Putain ! Je vous avais prévenus ! Chassez cette plaie

 

Au lieu de chercher à la refermer ! Premier coup de fouet, premier écho

De la peau qui nous sépare, première audience du plaisir retourné comme

Un gant. Cette putain fermait la bouche comme un taureau blessé.

 

Françoise avait éteint la lampe. Une goutte d’encre finissait d’influencer

Sa langue. Voulez-vous que nous changions de conversation ? Pepa haïssait

Les rebondissements sur les plans inclinés de la réalité. Sortir ensemble

 

De ce périmètre de jardin. Pas un portrait d’homme sur les murs. Un paysage

De mer et de rochers, trop évocateur. Pepa conseillait à la boniche

De laisser la poussière se déposer sur le sous-verre. Opacité d’une attente

 

Si différente de celle qui vous amène ici plus de vingt ans après les faits.

— Nous irions cueillir les fleurs de cet automne si doux. — Venin

Des simulations. Leurs bicyclettes dressées dans les thuyas. La mer

 

Ramenant des trouvailles. Nous irions visiter des ruines évocatrices.

Embruns des ailes. Qui est cette putain ? Entre l’enfant et la femme,

Cette putain du Christ ! On entendait doña Pilar raisonner facilement.

 

Cuir des fouets passagers, on ne vous aime pas assez. Les cris sortaient

D’une autre bouche. Petite putain mise au monde pour détruire ma vie

De femme ! Cuir des lanières et du manche. Si vous passez devant chez moi,

 

Entrez. Mon patio est exemplaire. Vous montrerez vos seins à un carré

De ciel. Voici la colonne des tristes. Enjambez les rehauts. Traversez

Les transparences. Buvez les traces. Cuir et gouttes. Vous punissiez

 

L’enfance achevée pour donner une leçon à la femme future. Cela n’arrive

Pas à toutes les putains. Mais toutes les putains n’atteignent pas cette

Perfection. Toutes les putains ne sont pas les putains qu’on imagine !

 

La lumière de leur patio s’éparpillait dans la nuit verticale. Dilution

Des étoiles à cet endroit du ciel. Françoise monta un étage et se retrouva

Dans la galerie. Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte

 

Dans les toits, pensa-t-elle en s’installant dans les craquements

D’un fauteuil. Les cris de la dispute n’avaient pas perdu leur intensité.

On entendait les répliques furtives de la putain. Le fouet cinglait.

 

Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte dans les toits !

Fuites imitées de l’enfance. À Paris, ils possédaient un toit. Zinc

Des moineaux. Elle repérait les traces discrètes de l’acide. Paris

 

Broui. Quand vous reviendrez, n’oubliez pas mes cartes postales ! Paris

Plagié. Vous habitez Paris ! J’ai lu un tas de choses sur les poètes !

Paris des imposteurs. Le toit appartenait plutôt aux fusillés, aux

 

Décapités, aux pestiférés, aux morts de faim, aux putains nécessaires

Comme un mal, aux candidats, aux consommateurs, aux élus, à la gouaille,

Aux terrasses, aux entrées officielles, aux injustices flagrantes

 

Et aux délits supposés, Paris, vous comprenez, c’est loin maintenant !

Putain ! Les cris s’espaçaient, diminuaient, devenaient étroits comme

Un entrejambe, ne portaient plus aussi loin dans l’esprit à l’écoute

 

Des drames quotidiens. Putain ! Ma honte ! Demain ! Les jours suivants !

L’oubli qui ne s’installe pas ! La dernière seconde d’amertume ! Et toi

Encore vivante pour témoigner de ma souffrance ! Petite putain ! Ta mort

 

Ne me consolerait pas ! — Avec Pepa, elles parcouraient les plages infinies

Et les zones agricoles plastifiées. Ruines des tours et des remparts.

On trouvait de l’ombre et elle était occupée par des nudistes. Polopos !

 

Personne ne lui demandera donc de cesser de crier ! La nuit atteint

Son milieu. Je ne dors pas. La putain est dans son patio, tournoyant

Entre les vases. La lumière montait et se diluait. Rideaux extraits

 

Par une aspiration du dehors. Elle entendait les agissements des palmes.

Un oiseau piailla, dérangé par le faisceau qu’elle promenait sur l’air

Noir. Montez si vous vous sentez malheureuse. Raïssa escalada le mur.

 

Elle la retrouva dans le jardin. Visage mouillé des petites putains

Surprises en flagrant délit de commerce avec les hommes. Elle offrit

Son bras. Vous saignez, dit-elle en posant un doigt sur une plaie de la joue.

 

Ses griffes ! — Je n’ai pas vu ses yeux, dit Françoise. Elle poussa la putain

Dans l’obscurité d’un salon qui sentait l’encaustique. Photographie

Panoramique de Paris. Elle frotta doucement l’allumette contre la pierre

 

D’un angle. Ce n’est rien, les griffes des animaux qui vous jugent. Venez !

Un miroir reproduisait leur rencontre. Si vous regardez attentivement

Ces femmes, vous verrez à quel point l’homme est étranger à leur beauté.

 

Petite putain ! Quinze ans ! Seize ! Beau visage de la passion pour les formes.

Je ne te ressemble pas. Elles visitaient le miroir. Putain ! Où es-tu ?

¡Madre ! Cette putain s’est envolée ! J’ai oublié de lui arracher les ailes !

 

Claquement des portes, déchirures de rideaux. Des babouches traînaient

Sur le pavé du patio. Attendons le silence. Il finit toujours par s’imposer

Aux pipelettes. Françoise augmenta la lumière en agissant sur la tirette.

 

Petite putain ! Tu voulais tromper ton monde. Ils le tueront. Tu as toujours

Su qu’ils tueraient tout ce que tu touches de la pointe des seins.

Encore un peu de lumière. Voici tes yeux. Petite déchirure de la paupière.

 

Ses griffes ! Elle fond sur toi si tu te prostitues. Possession des enfants !

En quoi consiste le trésor des parents ? Mange les friandises que j’offre

Aux petites douleurs des boursouflures et des griffures. Mange dans ma main.

 

Qui est-il ? Pourquoi cette passion soudaine ? Cet abandon public ? Cette faute

Capitale ? Ne pense plus aux toits de Paris et reviens avec moi sur le fil

De ton histoire. Petite putain qui ne regrette rien. Dis-moi ce que tu sais

 

De lui. Je ne te trahirai pas. Christ ou amant ? La croix ou le couteau ?

Choisis ! Putain aux petits seins ! Petite chatte griffée par l’animale

Qui te possède encore ! Le miroir est approximatif. Mes yeux sont plus

 

Fidèles. Cesse de penser à ton Paris prospère ! Voici la chair de l’enfance !

Sang séché des joues. Cheveux défaits. La chemise s’ouvrait sur un dos

Interminable. Quelle animale t’a possédée à ce point ? Petite putain !

 

Voici le silence. Je te l’avais promis. N’as-tu pas acquis cette habitude

Du bonheur ? Orbite des passionnés. On ne s’éloigne guère de l’instant

Propice. Reviens avec moi si les putains sont pardonnables. Dehors,

 

L’humanité s’apaise comme un animal vaincu par la fatigue du voyage.

Passage des chiens. La lune coupée par l’angle d’une tour posée

Sur une poussée volcanique. Le chemin est visible par reflets de schiste.

 

Pepa sera jalouse, je la connais ! Cette fois elle m’emmènera jusqu’au rocher

Fatal. Elle ne dira rien mais nous y serons. Eaux profondes d’un instant

Dont j’ignore la durée. Les putains jalousent-elles les amoureuses ?

 

Que sais-tu des animales ? Petite souffrance de ta surface. Elle ne pénètre

Jamais. Elle atteint l’extrémité des nerfs, fouaillant l’air humide

De tes cris. Qui suis-je ? Un seul mot, s’il te plaît ! N’ouvre pas la bouche

 

Pour autre chose que ce mot qui te brûle la langue. Miroir à deux faces !

Abîme des dos-à-dos. Voici l’instant que ma promesse s’étonne de te donner

Encore. Coulures des lys envahissants. Lointains des fenêtres. Prostitution !

 

Mère ! Je retrouverai cet instant ! Ce n’est ni le plaisir ni la tranquillité !

C’était le bonheur, je le sais. Ce sera mon pied de nez à cette mort

Qui conditionne vos discours aux filles. — Et Raïssa se penchait

 

Pour déverser sa haine dans le patio voisin. Françoise Garnier se tenait

À l’écart, indécise et souffrante. Le scandale s’épanche à une vitesse

Croissante. Des persiennes se soulèvent sur des chambres obscures.

 

Vous ! dit Raïssa en se tournant vers Françoise qui revient dans la réalité

Avec des précautions d’enfant fautif, ne lui ouvrez pas la porte !

Elle monte ! Et Françoise dit qu’elle ne peut plus rien, elle le dit

 

En français pour ne pas être comprise. Raïssa tourne la clé au paneton

Brisé. Cette clé ! Plus rien ! Nous ne sommes plus seules. Les personnages

Reprenaient corps. Plus haut ! dit Raïssa en montant vers la terrasse.

 

Françoise la suit, lente et facile. La porte du dôme n’a pas de clé.

Raïssa voit les patios, les pentes, les éclats de verre des fenêtres,

Elle reconnaît cette topographie que l’enfant franchissait naguère

 

En conquérante du voisinage. Raïssa ! Putain née d’une honnête femme !

— Vous avez forcé ma porte ! — Le monde appartient à ma vengeance ! Raïssa !

La mère, en chemise, fondait sur les ombres de la terrasse. Oiseau

 

De malheur ! Ce n’est pas toi que je poursuis ! Et la chouette se déplaçait

Sur un fil. Cette porte, dit la mère, vous la lui avez ouverte ! La chouette

Atteignit l’arête de la cheminée. Les cheveux de Raïssa brillaient

 

Sous la lune. Putain ! On ne va jamais plus loin que la mort ! Françoise se

Penche dans la rue. — Je ne sais pas quoi faire ! dit-elle à un passant

Immobile. — Ce n’est pas la première fois, dit-il. Françoise revient

 

Au milieu de la terrasse. La chouette s’est envolée. Raïssa a le vertige.

Si elle tombe, pense Françoise, ce sera un accident. Raïssa tombe

Et c’est un suicide. La mère lance son cri contre la nuit. Françoise

 

Descends, ouvre les portes, ne les referme pas, cherche la rue, le passant,

Le corps de Raïssa qui se plaint d’une douleur lointaine. — C’est

Un suicide, dit le passant. Françoise s’arrête au bord de la flaque

 

De sang. Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. En haut, la mère

Fait des signes dans le ciel. On ne l’entend plus. Raïssa voit l’autre

Monde par intermittence. Elle veut en parler mais le sang envahit

 

Sa bouche. Petit taureau de combat, l’épée a bel et bien transpercé

Ton cœur d’adolescent. Jean ! Pepa ! Felix ! Pilar ! Cayetano ! Guillén !

Flores ! Alfonso ! Gérard ! Pierre ! Femme de Jean ! Enfants de Cayetano !

 

La grand-mère paralytique était sortie sur le seuil, incrédule. Raïssa !

Petite putain ! Françoise se mit à attendre la fin du drame. Dans l’ombre,

Elle mesurait ce temps accordé aux personnages présents et en route.

 

On poussait la chaise de la mémé vers le lieu dramatique. Raïssa trempait

Dans son sang. Elle voyait l’autre monde. Pas un mot sur Ochoa selon

Les témoins interrogés plus tard au procès. Don Felix arrivait justement,

 

Suivi de don Alfonso qui renseignait les gens sur les limites de son métier.

Descendez, doña Cecilia ! conseillait-on à la mère qui continuait d’adresser

Sa supplique à la nuit exemplaire. Descendez ! Votre fille a besoin de vous !

 

Elle ne descendait pas. Elle habite ma maison, pensa Françoise. Cecilia !

Cria la vieille qui conduisait son chariot à coup de canne, poussant

Sur le pavé de toutes ses forces. Cecilia ! Raïssa ! Mes filles ! Françoise

 

Souffrait. Votre maison, disait don Felix et doña Pilar le tirait par

La manche pour qu’il se tût. Oui, ma maison, ma terrasse, mes voisins

De patios et de toitures. Ma tranquillité. Mes recherches. Pepa qui dort

 

À l’autre bout de la nuit. Elle me promettait l’indifférence, le superficiel,

Une traversée de l’horizontale, des rencontres furtives, une attente

Des éphémères de la vie en terre étrangère. Fragile, elle ne cessait

 

De reculer, repoussée par la maison dont la vieille franchissait le seuil

En réclamant de l’aide. Cecilia ! Pas toi ! Françoise s’échappait, attirée

Par le silence qui pèserait désormais sur sa connaissance du personnage

 

Sacrifié ce jour-là à l’imagination. Doña Pilar s’interposa. — Françoise !

Que s’est-il passé ? — Rien, dit Françoise. — Où est-il ? — Qui est-il ?

Françoise ouvrit les mains de doña Pilar, y enfouissant ses propres mains.

 

Ochoa ! cria don Felix comme s’il venait de le voir. Mais ce n’était

Que la question adressée à son régisseur. Don Guillén revenait de la nuit

Passée à piéger les renards. Il ne pensait plus à Ochoa. Christ ! s’écria

 

Doña Pilar. Françoise mit le pied sur une imposte et se hissa contre un mur.

La nuit glissa ensuite sur elle. Mon jardin ! Elle n’avait pas été loin.

Mais le silence était consommé. Elle but à l’aveuglette une eau rapide.

 

— Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. L’eau coulait sous elle,

Intolérable. La nuit se finira sans moi ! déclara-t-elle à l’obscurité.

L’eau cherchait les capillarités de son corps. De quel autre monde

 

Faut-il chuter pour en finir enfin ? Ils quitteront ma maison avant

La fin de la nuit. Maison désertée par les personnages de la vie réelle.

On peut être enfin seul si les suicides ne laissent pas de traces.

 

Ravissement à l’idée que Pepa serait la première à l’apprendre.

 

Chant quatorze

Notes sur le narrateur

 

Il était trois heures dans la nuit quand Ochoa aperçut le toit

De sa maison. Pas de lumière sous le porche. Ochoa vivait seul.

L’éclairage public n’atteignait pas la clôture de son jardin.

 

Il ne se hâtait plus. Dix minutes le séparaient de son lit.

Il couchait dans la couverture. Sa laine était mélangée de débris

Contractés par l’usage des sols. Des éclats de coquillages,

 

Aussi minuscules que possible, appartenaient maintenant à ce musée

Des errances. Il avait conservé le vaquero et la chemise, ayant plié

Le vaquero dans la chemise et roulé la chemise au bout d’une ficelle.

 

Nuit nue, me voilà ! Je n’appartiens plus à la terre. Voici mes bêtes

Dans un enclos, silencieuses les bêtes héritées de l’habitude

Et de la résignation. Elles le regardaient à travers les planches.

 

Nuit nue, me voilà ! J’ai parcouru le court chemin qui me sépare

Des autres et je n’ai trouvé qu’un instant de plaisir. Voici mes arbres

Fruitiers, mes amandiers, mes oliviers et mon âne patient qui attend

 

Toujours. Nuit nue, me voilà ! Ma cheminée ne fume pas comme en hiver.

Voici mon bois coupé et mon séchoir. Un chien qui ne m’a jamais

Appartenu me regarde rentrer dans ma demeure. Un chien que j’ai toujours

 

Connu. Nuit nue, me voilà ! Voilà de quoi je suis propriétaire. Voici

L’infini et le néant. Et encore le frémissement des bêtes qui s’assemblent

Pour assister à mon retour. Voilà la nuit nue et mon corps itinérant.

 

Il suivait le chemin, se fiant aux phosphorescences. Les talus montaient

Dans le ciel comme des échines. Homme nu au travail d’un déchiffrement

Des graphismes. Il passa au-dessus de sa maison. L’âne s’était déplacé.

 

Puis il descendit. On ne descendait pas longtemps. Cela se passait

Lentement, toujours de la même manière, ne rencontrant que des différences

De détail, un ravinement supplémentaire, la disparition d’un relief,

 

L’excroissance d’une racine longtemps immobile, presque morte, jaillie

De la paroi ou crevant la pierraille. Si j’étais seul, pensa Ochoa,

Je n’existerais pas. Comment exister si personne ne peut vous recréer ?

 

La remise, près de l’âne, était traversée d’une ombre plus claire.

On voyait l’établi et la brouette renversée comme un hanneton pris

Au piège de la vitesse. Le chien prenait des précautions infinies.

 

Il n’entra pas tout de suite. Il jeta son baluchon sous la vigne hirsute

Et contempla la terre montant sans limites vers les sommets enneigés.

Il n’écoutait plus le concert depuis que la mer avait disparu derrière

 

Les jaillissements volcaniques. Il avait acheté une provision de piles

Et quelques cassettes vierges. Un peu de tabac aussi, roulé en cigarettes

Fines comme le blé en herbe. Le chien prétendait se faire caresser.

 

Ils ne l’avaient pas poursuivi longtemps. Il avait atteint la limite

De leur propriété et ils n’avaient pas franchi cette infime différence.

Ils avaient attendu longtemps, immobiles sur les talus, agitant les torches.

 

Il s’apaisa dans les tranchées d’un fleuve, peut-être le même fleuve

Qu’il pouvait voir quand les bêtes s’aventuraient au-delà de la propriété.

Des saignées de gypse plongeaient dans le néant des fosses. Il était perdu.

 

Sans le chien, il s’égarait souvent. Il ne connaissait pas le chien

Comme le chien connaissait la complexité de cette géographie des biens.

Le chien semblait aimer sa seule compagnie. Il le nourrissait

 

S’il y pensait. L’âne était mieux traité. Il croyait le connaître.

Il connaissait son goût immodéré pour les fèves et pour les poignées

D’une fleur qui n’avait pas de nom mais que les abeilles visitaient.

 

Les arbres mouraient comme des personnages de tragédies. L’herbe revenait.

La pluie détruisait des agencements qui n’avaient plus d’utilité

Et le vent menaçait d’emporter tout ce qui avait perdu un sens.

 

Il n’y avait pas si longtemps, il était moins seul, en proie au désir

Mais pas si seul, pas si abandonné. Le fauteuil continuait d’exister,

Avec ses coussins qui sentaient l’urine, avec une autre couverture

 

Qu’il donnerait à l’âne ou au chien un de ces jours, aux poules peut-être.

Le fauteuil formait une ombre compliquée sur la terre battue

De la galerie, compliquée aussi par la vigne traversée de lune et de soleil.

 

Il y avait eu des moments d’un réel bonheur de la conversation quand

On évoquait le passé. Il connaissait par cœur la généalogie de ce sang.

Il se souvenait même de certaines présences, à table, devant la cheminée,

 

En route vers les hauteurs, sous les arbres, en ce temps-là le fleuve

Coulait en hiver, une canne témoignait de cette eau, pendue à un clou

Sous les solives de châtaignier. Un fusil rouillait sans sa crosse.

 

Les verres avaient cette opacité de la paresse et de l’attente, des verres

Qu’il traitait avec nonchalance, les remplissant rarement de vin.

Les linges de la cruche pourrissaient sur un roseau tendu entre les murs.

 

Nuit nue ! Mes mains s’accrochaient à des réalités furtives dont mes yeux

Voyaient la profondeur verbale. Je n’étais pas si seul, pas si désespéré,

Il n’y avait pas tant de choses à regarder sans en comprendre la nécessité.

 

Nous ne savions pas grand-chose les uns des autres. Nous ne savions rien

De la capacité de chacun à reproduire l’autre avec une fidélité de miroir.

Nous regardions les biens avec la tristesse de ceux qui ne s’enrichiront

 

Plus. La nuit couchait dans les objets familiers avec l’insolence

D’une jeunesse éternelle. Par-dessus les haies de roseaux, les niches

Du cimetière renvoyaient des reflets de lettres d’or. Montez, roseaux !

 

Montez encore d’un mètre ! Je ne veux plus voir ces constructions hâtives.

Croissez jusqu’à l’impudeur ! Que je ne vois plus cette grille de parois !

Et le vent ! Ne transporte plus ces parfums de femmes en deuil !

 

Jadis, à part quelques soldats partis en conquérants ou en légionnaires,

On finissait dans ces échiquiers, concessions durables jusqu’à l’oubli

Inattendu, étonnant qu’on finisse aussi par oublier les détails absolus.

 

L’enfant croissait dans les eucalyptus et les pins, découvrait du haut

Des murs, éprouvait sa vitesse au contact des chemins, l’enfant s’étourdissait

Au lieu d’apprendre plus que ce qu’on exigeait de ses mains, enfant

 

Donné faute de pouvoir lui enseigner la richesse. Rien que cet enseignement

M’aurait sauvé de l’épuisement et des mauvaises postures. Je ne pense plus,

Disait l’adolescent à l’aïeul enfoui dans le fauteuil pissé de son attente.

 

— Tu seras soldat ! prédisait le Mathusalem qui avait connu ce désir de partir

Pour être riche ou intelligent. Il évoquait des visages obstinés, soldats

Et commerçants, un poète qui écrivait des chansons, un marin qui entretenait

 

Des femmes, et des bergers, beaucoup de bergers et de cueilleurs de fruits,

Des hommes qui avaient changé de décor et qui n’avaient pas trouvé la force

De revenir dans ces conditions d’une humiliation bien compréhensible,

 

Bien compréhensible. L’enfant croissait dans ces existences lancées

Comme des pierres de l’autre côté du canyon, n’atteignant pas l’autre côté

Mais prometteuses malgré tout de cet écho parfait. Il y avait d’autres

 

Enfants. On trimait. C’était il n’y a pas si longtemps, Francisco Franco

Bahamonde flattait l’épaule du roi futur après l’avoir fait sauter

Sur ses genoux. Le portrait retouché du Caudillo figurait en bonne place

 

À l’église, avec son accompagnement de petites fleurs et d’ex-voto

Punaisés dans le bois dur et opiniâtre des lambris. D’où venait cette

Humidité ? De quelle profondeur, de quelle cavité parallèle ? Les enfants

 

Se poursuivaient sous l’influence des regards. Tu seras soldat, voulant

Dire qu’il n’était pas doué pour le commerce et que l’aventure réservait

Le combat et les reconstructions à l’homme en butte avec ses origines.

 

Intelligent, ils t’auraient proposé l’apprentissage de la menuiserie

Ou de la maçonnerie. Tu guidais les ânes sur l’aire de battage, les pieds

Dans les fèves dures, salué par des filles rugueuses, mordu des chiens.

 

Monsieur Fabrice de Vermort a pris possession de la maison un an après

L’engloutissement de Beñinar. Il avait touché une grosse indemnisation.

Ils ne donnèrent rien à ceux qui n’avaient perdu que le panorama, ceux

 

D’en-haut, les pasteurs. Ils montèrent pour faire des promesses électorales,

Plus tard. Ils payaient les cierges, pensant à relier le cimetière au réseau

Électrique pour donner une lumière automatique et pallier le nombre

 

Décroissant des vieilles qui entretenaient le feu mémorial. Des automobiles

Paressaient sous les pins. Ochoa pouvait les voir revenir ou simplement

Découvrir ce qui restait de tangible. Sur le mur d’enceinte, des affiches

 

Électorales firent bientôt leur apparition. ¿Por quién ? ¿Y porque ?

Fabrice de Vermort apportait régulièrement des fleurs à des hypogées

Surmontées de chapelles aux toitures d’ardoise. Il écrivait l’Histoire,

 

Ce n’était plus un secret pour personne et on le surprit même à s’en vanter

Quand il avait caché cette oisiveté à des autorités plus perverses encore

Que les marchandages de la démocratie. On le rencontrait à l’office,

 

Flanqué d’une femme et d’un domestique. La femme sentait bon et le domestique

Était rapide comme un oiseau. Fabrice de Vermort écrivait dans un carnet

Relié de cuir rouge. Il copiait aussi le nom des fleurs. Il ne voyait pas

 

D’inconvénient à montrer son écriture parfaitement géométrique. Il badinait

Avec les autres femmes et poussait les hommes dans les marges. Aux enfants,

Il souhaitait de bonnes études. La femme souriait et le domestique raflait

 

Les chapeaux des filles. Ochoa résidait légèrement au-dessus. Les maisons

Des pasteurs étaient vieilles comme le monde. Elles étaient entourées

De terrasses de pierres. Poussaient des amandiers et des oliviers. Ochoa

 

Possédait un oranger régulièrement pillé par les touristes. — Vous devriez,

Conseillait monsieur Fabrice de Vermort qui avait de l’influence, creuser

Vos idées. Ochoa creusait avec une pelle pointue comme un couteau. Creuser

 

La nuit dans le lit et le jour avec le soleil qui harcelait sa pensée.

Il creusait comme le lui conseillait Fabrice de Vermort, creusant nuit

Et jour pour ne rien perdre du temps précieux qui filait comme l’argent.

 

Depuis quand était-il seul ? Il n’y avait plus d’ânes à acheter au marché

De Berja. On achetait des chiens et on s’amusait avec eux comme on s’amuse

Avec ses proches. Pisseux les coussins du dernier signe de vie familiale !

 

Y dormait un chat robuste comme une femme. Il réussissait quelquefois

À caresser cette âpre tête. Voici ma demeure et mes animaux ! Voici le bien

Cadastral ! Et voici la Renaissance de la physique universelle réduite

 

À un lopin de terre suffisant pour nourrir son homme et éventuellement

Sa femme si elle n’exige que le bonheur. Souvent sur le point de forniquer

Avec les chèvres, il jaillissait dans la poussière d’une immensité

 

Capitaliste. Nuit nue ! Les bêtes dorment avec la même inquiétude. Le monde

Est désirable et je m’enfuis ! Mais je reviens chaque fois plus humilié

Et la terre possédée depuis toujours me renvoie à des travaux de survie.

 

Un peu de soleil sur l’herbe mouillée, il n’en fallait pas plus à Fabrice

Pour retrouver le fil du plaisir de vivre. Il aimait les talus de l’hiver

Et les talwegs fleuris de coquelicots. Le passage furtif d’un animal

 

Le rendait euphorique. D’autres identifications fébriles peuplaient

Son imagination de promeneur intranquille. On entendait sa canne bleue,

Canne des pastels, chercher le meilleur du chemin pour y laisser sa trace.

 

Cette nuit-là, tandis qu’Ochoa remontait, lentement déjoué, Fabrice

Sortit de chez lui pour installer sa lunette d’observation. Un coin

Privilégié, entre l’aire de battage et la ruine circulaire d’un moulin

 

Qu’il n’avait pas connu. Le ciel plombait. Son domestique portait

Les instruments. Une femme en chemise scrutait le ciel derrière un rideau.

Plus bas, un feu mouvementait un paysage d’arbres et de murailles.

 

Ils préférèrent s’asseoir et fumer, l’un ses cigarettes à bout doré,

L’autre une vieille pipe qui lui brûlait la langue depuis qu’il avait vu

Du pays. Ochoa marchait, nu et désespéré. Le chien l’avait rejoint.

 

Il gratta plusieurs allumettes contre un pilier, illuminant chaque fois

L’intérieur misérable de la galerie. Il secouait la lampe contre son oreille.

Fabrice cessa d’attiser son tabac, rejetant nonchalamment la fumée

 

Sur l’épaule du domestique qui le jouxtait. La lampe s’alluma. Ochoa

Vissa une clé dans une porte grise. Le chien s’était couché et reluquait

La couverture jetée sur l’autre. Le baluchon pendait maintenant à un clou.

 

— Nous l’interrogerons demain, dit Fabrice. Le domestique aimait

Les interrogatoires velléitaires de son maître. Il mordillait le bec

De sa pipe sans y penser, bec de cuivre si sensible qu’il ne s’était jamais

 

Brûlé les lèvres. Ensuite, il fallut bien admettre que la nuit n’était pas

Pas favorable aux observations cosmologiques. Fabrice n’avait pas ouvert

La carte, monde en formation avec un retard d’une observation sur son esprit

 

D’aventure. Le domestique envisageait des ports crevés d’étoiles. Il était

Dans le secret sans en comprendre la profondeur verbale mais il reconnaissait

Des pans d’une réalité visitée par la mémoire. — Vous oublierez le jour

 

Où nous saurons de quoi il retourne, promettait Fabrice en fouillant

L’intimité des talus. Ils condamnaient la femme au silence des cheminées

Ou à la solitude sans sa petite voiture de sport. Ochoa n’aimait pas

 

Ce voisinage. Ils arrivaient à l’improviste, chargés quelquefois d’un enfant

Criard qui ameutait des oiseaux fascinés. L’enfant surgissait des murs

Et l’esprit d’Ochoa, recueilli au contact de l’herbe mouillée ou d’une

 

Pierre particulièrement amicale, giclait comme la chair à saucisse

Dans le boyau. Promis à la haine des enfants depuis qu’ils avaient disparu

Tragiquement de sa vie, Ochoa fécondait le génie des apparences.

 

L’enfant dormait peut-être. Ochoa entra et ferma la porte. Il avait oublié

D’éteindre la lampe ou simplement il la laissait allumée pour signaler

Son retour aux habitants résiduels. Fabrice nota que le chien dormait

 

Déjà. Le chat avait pris possession du fauteuil. On entendait les bêtes

Contre les planches. Plus bas, le feu continuait de dinguer avec les arbres.

Le domestique attendait un signal. Sa pipe était suspendue dans un air

 

Saturé d’insectes. — Pouvons-nous d’ores et déjà imaginer cette conversation ?

Demanda Fabrice à ses mains. L’une écrivait ce que l’autre dictait.

— Il sait ce qui s’est passé aujourd’hui et nous désirons ce texte

 

Plus que tout. Le domestique frissonnait dans sa fumée. Il pouvait voir

La fenêtre derrière laquelle Ochoa tentait de retrouver le sommeil perdu

La nuit dernière au cours d’une crise de désespoir. Il était témoin

 

De cette éruption du tragique à la surface des tranquillités relatives

De l’hiver, talus perlés comme des vins de fête, coquelicots retournés

Comme des filles légères, exubérances des éjaculations nocturnes,

 

Réduction commentée au néant. Ochoa avait crié sa douleur avant de traverser

La nuit inclinée. — Vous en savez tous plus que moi, avait déploré

Fabrice à l’aurore tandis que la femme se renseignait auprès de son

 

Domestique. Il avait passé la journée à se lamenter. L’absence d’une pièce

À sa composition le réduisait à des hypothèses flagrantes. La femme

Se montrait distante s’il occupait toute la place et le domestique

 

S’agitait comme les feuilles des arbres. Fabrice s’était approché

De la maison mais le chien s’était posté au milieu du chemin comme

À l’entrée d’un enfer qu’il n’appartient qu’aux poètes de visiter.

 

Maintenant, le même chien se maintenait entre le sommeil et la nuit,

Comme un funambule à quoi s’ajoutent les balles d’une jonglerie éprouvante

Pour le guetteur des illusions d’optique. Heureusement, des bouffées

 

D’orangers tournoyaient. Fabrice se remplissait. — Il n’y a rien

Comme ces persistances, fit-il remarquer à celui qui l’accompagnait

Quelquefois aux limites de l’incertitude. Rien comme cette durée

 

Des intrusions. Nous sommes sur le point de changer les données primitives.

Je reconnais le texte là où d’autres découvrent la théorie la plus probable.

Reconnaissez mon utilité. Je vous supplierai presque de m’écouter

 

Alors que le temps menace de ne pas jouer en ma faveur si je mens.

 

Chant quinze

Folle comme une étoile filante du récit

 

La nuit continue, la nuit marquée d’une pierre blanche, nuit franche

Comme une surface d’eau dormante à peine déplacée par des courants

De fond, la nuit continue malgré l’apparente interruption du drame

 

Que la mort explique enfin. Thomas Folle s’éveilla à cause des animaux.

Ils grattaient le sol. Pas de rideaux à la fenêtre, de nuit comme

De jour, et les insectes s’en donnent à cœur joie, pillant les

 

Contenus, souillant les surfaces, et l’air crie de leurs ailes.

Folle luttait contre d’autres réalités moins tangibles. Dehors,

Le vieil autocar de marque Berliet abritait une colonie de chats.

 

Sa toiture crevée était surmontée d’un paresseux penché comme

Un habitant des couloirs, que le vent heurtait, que la pluie

Nourrissait. Les chats miaulaient toute la nuit et le jour Folle

 

Les apprivoisait. Ils aimaient ses restes et se les disputaient.

Il n’intervenait pas dans ces disputes de griffes. Il alimentait aussi

Des oiseaux noirs et un chien qui répandait son odeur. Un portrait

 

De femme remplaçait une femme disparue dans des circonstances tragiques.

Folle avait assuré pendant trente ans la liaison entre les villages

De la côte. Au volant, il évoquait des temps heureux à quoi le plaisir

 

N’était pas étranger. Il portait quelquefois le nom de sa mère, une

Galvez, mais il l’effaçait si la douleur devenait trop exigeante.

Folle est un nom de pays, assurait-il à ses voyageurs de courte durée.

 

L’autocar était tombé en panne à cause d’un incendie du moteur. Au début,

Il avait aimé cette retraite. Il attendait les pièces de rechange

Avec une sérénité de baigneur. Il avait reçu ensuite un courrier

 

Lui indiquant que les pièces dont il avait un besoin urgent n’existaient

Plus. Pendant un mois, il avait visité les autres concessionnaires

Pour discuter de l’adaption d’un moteur. Il avait tracé des plans

 

Et tout prévu. Mais la fatigue l’a surpris à la fin d’une journée

Passée à recalculer une rentabilité douteuse. L’autocar gisait

Dans l’allée bordée de pins. Il balayait l’intérieur et lavait

 

Les vitres. Il détestait l’odeur d’huile cassée mais il eut beau

S’échiner à décrasser l’acier mordu par le feu, elle persistait

Et atteignait le seuil de la maison où il avait l’habitude de s’asseoir

 

Pour regarder la fin de la journée sur les jardins. Il relisait

Les lettres de Renault Poids lourds mais la poésie avait sa préférence.

Il aimait les vers de Péguy et de Saint-Pol Roux mais les explications

 

De Renault Poids lourds revenaient et il s’acharnait à composer

Des réponses argumentées. À la banque, ils avaient estimé la maison

Et conclut qu’elle ne valait pas le prix d’un moteur et des travaux

 

Planifiés. Les chats entrèrent parce que les joints de la portière

Étaient pourris depuis longtemps. Ils dormaient sur des sièges crevés

Et scotchés. Folle les aima tout de suite. Il les connaissait depuis

 

Des générations mais il n’avait jamais songé à les approcher d’aussi près.

Il leur parla pour la première fois un jour de pluie et d’orage.

Ils tremblaient. Il découvrait la peur des animaux, peur facile

 

Mais tranquille. La pluie s’acharnait sur une toiture dont il découvrait

Aussi les sonorités. Il actionna l’essuie-glace et se laissa rêver

En regardant bleuir la façade de sa maison. Il pensa à la difficulté

 

De rassembler toute cette vie passée à traverser la réalité des autres

Pour oublier les conclusions de ce qui n’avait jamais été qu’une autre

Vie. La tourmente vrillait le paysage et les chats ne se disputaient plus.

 

Conscient de vivre les commencements d’un quatrième acte de sa vie,

Folle pleura. L’enfance était presque oubliée ou en tout cas il n’y pensait

Que pour se rendre compte qu’il était incapable d’en renouveler

 

La chronologie. La vie heureuse n’avait pas duré assez pour échapper

À la fragmentation d’un récit du désir. Trente ans de voyage circulaire

N’étaient que la répétition invariable d’un croisement de générations.

 

Maintenant il s’arrêtait pour de bon. La maison était restaurée

Et il possédait de bons placements. Il souffrait un peu du cœur

Mais qui n’en souffre pas après cinquante ans de cigarettes et de

 

Vin ? Il marcherait. C’était un beau projet, ces promenades dans la contrée.

Il connaissait les routes et les chemins. Il était entré dans toutes

Les maisons à un moment ou à un autre du temps que la vie réserve

 

Aux autres. Il s’était nourri du produit des jardins et des champs.

Il avait mangé la chair des animaux et bu leur lait. Il ne regrettait pas

D’être revenu pour changer de vie. Il ne la changerait plus sans doute

 

Mais il ne se passerait plus rien d’aussi tragique à part peut-être

La douleur du départ définitif. Il ne dédaignait d’ailleurs pas

L’idée de faire tomber le rideau lui-même. Putain de coup de fusil !

 

Ce dimanche, comme tous, il avait entendu parler d’Ochoa et au lieu

De hausser les épaules en prenant connaissance des visions de doña Pilar,

Il avait souhaité rencontrer le vagabond prometteur. Ochoa ? Le fils

 

De Rodrigo qui vendait ses mandarines dans les parkings des supermarchés ?

Celui qui a mis en vente sa maison et les terrains attenants ? Cet Ochoa

Qui reniflait les pneus de l’autocar quand il pistait ses animaux ?

 

Folle avait cherché à le rencontrer mais il n’avait pas osé frapper

Au domicile de doña Pilar qui était sa cousine. Il avait croisé Raïssa

Et reniflé son odeur de pipi. Sur la place, un brocanteur vendait

 

Des chansons et des posters. Il avait préféré cette conversation

Aux approfondissements rhétoriques. Il avait fini par perdre le fil

Par quoi tenait la rumeur. Christ ? — Vous devriez acheter un âne

 

Ou un Lambretta, don Tomás ! Il montrait la semelle de ses sandales

Et on riait. Il achèterait une auto. Madame de Vermort possédait

Une Porsche et elle ne dédaignait pas sa compagnie de connaisseur.

 

Ce soir-là il y eut une pluie de gouttes qui éclaboussèrent la façade

Comme des éphélides. Poussière rouge de l’Afrique ! On aurait dit un sang

Annonciateur. Il se prosterna dans la nuit, à peine sorti sur le seuil.

 

L’autocar étincelait, carreaux sans reflets mais cernés d’ombres.

La pluie ne dura pas. Il promena le faisceau de sa lampe sur les tavelures

En forme de taches d’encre. Une rigole avait amorcé une sonorité

 

Sous les arbres puis du bassin avaient surgi des insectes terrifiés.

Impossible d’échapper à ces interruptions du sommeil malgré la prise

De soporatifs. Paradoxe des rencontres un moment confondues avec

 

La réalité. Des étendards claquaient sur les jardins, renvoyeurs d’éclats

Lumineux. Le dernier pétard avait provoqué la fuite définitive des oiseaux.

Il toucha les coulures sur la chaux des murs. Glaise des ciels d’automne.

 

Les personnages persistaient. Il haletait encore. Un verre de vin

Ne suffit jamais à le tranquilliser. Les branches enfouissaient la lune,

Terre haute. Pourquoi pas un monde plan ? Il esquissait des projets

 

De vacances. — De quoi te plains-tu ? dit la voix. Il marcha dans l’allée,

Fouettant les fleurs avec le tuyau en caoutchouc. La chemise était ouverte

Et il se sentait sale. L’autocar s’embrasa facilement. Il recula.

 

Quel feu ! Il dut reculer jusqu’au seuil. Le feu créait un vent tournoyant.

Quelle lumière ! Il n’en voulait rien perdre. La rareté des phénomènes

Provoqués par un grattement d’allumette le poursuivait depuis l’enfance.

 

— Promets-moi de ne plus mettre le feu à la forêt ! Il promettait avec

Des grâces de fille, tirebouchonnant sa quéquette en sucre. Feu et lumière

D’une idée de la chaleur et de la combustion. Promets-moi ! La forêt

 

Embrasait des arbres tremblants, tortillons de couleurs. Je te promets

De ne plus chercher à te surprendre au saut du lit. Pompiers harassés.

Il pataugeait dans les flaques en attendant. La nuit se finissait.

 

Mais il n’avait jamais atteint les hauteurs de cette enfance appliquée.

Il n’y eut pas d’autres études. Un peu les poètes, mais par goût. Poètes

Peuplant. Leurs lieux le déroutaient quelquefois. Que vaut un esprit

 

Qui ne franchit pas les limites imposées par l’imagination ? Cette nuit-là

L’angoisse l’avait vaincu. Il aspira le mazout et le répandit sur les sièges.

L’autocar s’alluma, éclairant une colonne verticale de fumée noire

 

Qui semblait ne pas se terminer au contact du ciel. À quelle hauteur,

Le ciel, et à quel moment, l’air qu’on respire ? Une patrouille de gardes

Civils franchissait les ornières. — Tu avais promis ! Il avait toujours

 

Recommencé, souvent pour détruire, rarement par pur plaisir du feu.

Le 4x4 entra dans le jardin. Un garde inspecta la maison, en sortit,

Fit le tour, exigeait que l’autre manœuvrât la voiture pour diriger

 

Les phares dans sa direction. Don Tomás ! L’autocar s’affaissait. Le feu

Me maintient à la surface des choses. Le garde le trouva dans l’allée,

Prostré comme un mortifié, le visage tavelé par la pluie. Le feu gagnait

 

La cañada du lit voisin. Les pompiers étaient déjà à l’œuvre. Expliquez

Ces circonstances ! — Je n’expliquais rien. Le temps passait tandis qu’ils

Attendaient le diagnostic ou le verdict. — Des brandons rebondissaient

 

Sur le toit de la maison. Ils le menottèrent à la poignée d’une portière.

Un pompier examinait le fond de ses yeux. — Que voyez-vous à part mon

Pinceau de lumière ? On s’éloignait sensiblement. Il regarda à travers

 

La vitre. — Regardez où je vis depuis des années. Je n’arrive à rien.

— Ce n’est pas une raison. Ou bien : C’est de la folie. Vous ignoriez

Ce détail de mon existence ? On devrait porter l’enfance plutôt que son nom.

 

Qui êtes-vous ? — Je suis cet enfant, là ! Et d’enfoncer le doigt au bon

Endroit du personnage qu’on est devenu à force d’apparences. L’autocar

Se rapetissait dans les flammes et les roseaux communiquaient leur feu

 

Aux herbes folles du lit. Comme il court, le feu que j’ai donné à cet instant

Précis de ma vie ! Ils l’emmenaient au diable et il s’apaisait. Sur la route,

Des ombres s’agitaient au passage de la voiture. Ne montrez pas votre

 

Visage ! — Quel visage ? Le mien ou celui du pyromane ? Il tira la langue

Pour montrer le feu du mazout. Interrogez-vous, braves gens, sur ce qui

Arrive à l’autre quand le feu s’en mêle. Ils croisèrent les poursuivants

 

D’Ochoa. — Le fils de Rodrigo qui proposait ses mains à des touristes

Amusés ? Les hommes entretenaient le feu de leur lampe, surveillant

Les mèches et les jauges. Ochoa ? Le Christ ou ce marginal halluciné

 

Qui possède uniquement ce qu’il tient de sa race ? Ils montèrent à l’assaut

Des hameaux, se tassant dans les voitures et le 4x4 des gardes civils

Fermait le convoi avec Folle sur le siège arrière, fébrile et fasciné

 

 

Par le déroulement de ce temps qui n’était plus le sien mais celui

Que le feu imposait aux autres. Le canyon laissait entrevoir sa profondeur

Dans les virages. Les phares illuminaient les récents éboulements.

 

Fabrice de Vermort ne dormait pas. Il se joignit à l’hallali en serviteur

Du Réel. En haut, la lampe indiquait qu’Ochoa était chez lui. On arrêta

Les véhicules sur la route, tous feux allumés. Folle, menotté comme un

 

Larron, trottinait derrière son gardien. Qui parle ? demanda-t-on à l’encan.

On mesurait les influences. Don Felix, en sa qualité double de poète

Et de magistrat, leva sa canne et frappa sur la porte. Ochoa surgit

 

Comme quelqu’un qu’on n’attendait plus. — Il a tué son chien, le chien

Cristobal ! — On ne peut pas condamner celui qui tue son chien. — Mais

Ce n’est pas mon chien ! — À qui appartient ce chien ? La canne de don Felix

 

Souleva les babines du cadavre qu’on venait de jeter à ses pieds. — Je

Ne l’ai pas tué non plus, déclara Ochoa. Don Felix planta le bout de la canne

Dans la terre du seuil, juste à côté de la pierre. Cristobal ? À qui

 

Appartient ce cabot ? La canne s’enfonçait dans la terre et tournait.

— Nous ne sommes pas venus pour ça, dit quelqu’un. — Pourquoi alors ?

Dit Ochoa. Sa chemise était ouverte et laissait voir son thorax osseux.

 

Homme brisé par les os, il imposait un nez grossièrement planté entre

Les yeux. Joues traversées de coups de couteau. Ses mains semblaient

Soutenir le linteau. Toi ! dit une voix. Et Ochoa dit : Moi ! Fabrice

 

S’excusa longuement par-dessus l’épaule de don Felix. — Tu as mis le feu

À ta maison ? demanda Ochoa. Folle montra ses chaînes. Ça vaut quelque chose,

Une maison, dit Ochoa, et personne n’a le droit de la sacrifier au désir

 

Des autres. Sa main disparut un moment puis revint avec le fusil. L’autre

Main contenait déjà une cartouche. Je n’ai jamais tiré sur un être humain,

Dit-il en manœuvrant le chien. — Moi non plus, dit Folle sans parvenir

 

À amuser les autres. — Toi ! répéta la voix. Voix de femme. Ochoa dévissa

La mollette. La lampe inondait son visage de lueurs bleues. Moi, dit-il

Comme s’il acceptait qu’on le désignât. La canne de don Felix avait fini

 

De limer la terre. Moi et qui ? demanda Ochoa. Je n’ai jamais volé personne.

Qui se plaint de moi ? Quelle femme que je n’ai pas connue ? Montre-toi !

Je veux avoir le plaisir de te voir encore avant de m’expliquer.

 

— De quoi est-il mort ? demanda don Felix en désignant le chien. — Mort,

Rien de plus, fit Ochoa. Son orteil souleva les babines puis retourna

À la terre, la limant. De quelle femme nous parles-tu ? dit Fabrice.

 

Folle toucha le chien. Pas de sang. La maladie. La vieillesse. Je l’ai

Toujours connu, dit Ochoa, celui-là ou un autre. Maintenant partez !

Le fusil lança une gerbe de feu qui traversa la vigne. La bouche d’Ochoa

 

Contenait trois autres cartouches. Il en chargea une autre, tranquillement.

Quatre, dit-il. Sa mâchoire tremblait. C’était une voix de femme, dit-il.

Les mains de Folle se frottaient dans un jet de terre. Frotte ! Frotte !

 

Une femme ? dit don Felix. Il en extrayait une de sa clique. — Je le

Reconnais ! dit-elle, mordant le foulard. Le canon cracha encore dans la vigne.

Trois, dit Ochoa qui n’avait pas réussi à les faire reculer. Trois hommes,

 

Prévint-il. La vigne déchirée s’était réveillée et maintenant les insectes

Tournoyaient. Les mains les chassaient de la surface des visages. Fabrice

Posa un pied sur la murette. Sa pipe envenima l’air tiède de la nuit.

 

De quoi te plains-tu ? demanda don Felix à la femme. Elle se mit à pleurer.

Don Felix se pencha sur cette bouche blessée. — Que dit-elle ? dit Ochoa.

Toi ! dit Folle qui s’amusait de la tournure tragique du rassemblement.

 

Ochoa contempla la cendre que l’incendiaire répandait sur les autres.

On ne détruit pas sa maison s’il s’agit d’en finir. Il faut partir plutôt

Et ne pas chercher à revenir. D’où reviens-tu avec ce temps faussé

 

Par les péripéties du voyage ? Vends ta maison à d’autres mains et pars !

L’infini est circulaire mais pas au point de te ramener chez toi. Ignore

La critique des agents immobiliers et vends ta maison à l’étranger

 

Qui possède de belles mains de travailleur. Montre l’endroit le plus agréable

De ta terre à ce nouveau venu et commence le voyage interminable

De la gravité relative. Nous ne sommes que cette graine de partance,

 

Cette promesse d’enfant battu, ce renoncement à l’héritage. Nous ne détruisons

Rien. Nous parcourons l’ineffable et le dicible avec des yeux de vieillard.

Quelle femme me fera changer d’avis ? Cette putain ou ma mère ? Regarde-moi !

 

Le fusil vomit sans tuer personne. Deux ! Une pour toi, une pour moi.

Le temps devient précis. Mais sans unité de mesure. Regarde-moi et parle !

Qui suis-je ? Ma tête ou mon sexe ? Choisis ! Le moment est pathétique,

 

N’est-ce pas ? — Des phares illuminèrent la façade autour d’Ochoa.

C’était doña Pilar qui arrivait en taxi. Flores l’accompagnait, à peine

Coiffée. Folle reconnut Françoise Garnier et la salua en rougissant.

 

— Tu es folle ! dit doña Pilar à doña Cecilia. Ce n’est pas cet homme !

— Qui alors ? demanda don Felix comme si on venait de lui confisquer sa balle.

Qui ? grogna doña Pilar. Vous me demandez qui ? Êtes-vous aveugles à ce point ?

 

Deux coups de fusil trouèrent la vigne. Zéro ! dit Ochoa. Et il referma

La porte sur lui. Il n’avait pas oublié de visser la molette de la lampe.

Dans une lumière diminuée, les femmes se signèrent presque furtivement

 

Et le chauffeur de taxi demanda si c’était bien raisonnable, tout ce chahut !

 

Chant seize

Biologie des sauts dans le temps

 

À la fin de l’été, les Buganvillas étaient désertés et le jardinier

Vidait la piscine et taillait les mandariniers. Elle assistait

À la mise en place de sa propre solitude. Le jardinier s’assurait

 

Qu’elle possédait encore la clé de la grille d’entrée et que la serrure

Fonctionnait toujours. Il revenait chaque semaine pour l’arrosage

Et les petits travaux planifiés à quoi s’ajoutaient de menus gestes

 

Qu’elle lui demandait d’accomplir. Il aimait la compagnie de cette

Vieille dame solitaire qui avait été belle et qu’on croyait cultivée

Dans le terreau d’ancêtres parfaitement identifiés, traces arables

 

Qu’elle entretenait avec une minutie d’historienne. Ses livres,

Qu’il voyait de près quand il montait chez elle pour régler les radiateurs,

Entretenaient le personnage dans le bocal de la fin de la vie.

 

Il montait chez elle seulement puisque tous les habitants étaient partis.

La chaudière s’éteignait quelquefois et elle se plaignait à l’agence

Chargée de la gestion de la résidence. Il graissait les gonds de la grille

 

Sous les yeux inquiets de la vieille femme. Elle parlait somme toute

Assez peu, se contentant même souvent de l’interroger sur sa famille,

Quand elle savait pertinemment qu’il n’avait pas de famille à lui,

 

Étant par ailleurs prisonnier de collatéraux qui se disputaient les biens

Anciens. Elle détestait sa manière de soigner les rosiers. Ils en parlaient

Si un pied crevait. Il arrachait le cadavre de ce qui avait été une fleur

 

Exquise et elle lui adressait toutes sortes de reproches injustes.

Il la surprenait si elle s’était abandonnée à la contemplation.

Les mandarines étaient amères et belles. Le patio, avec ses circularités

 

De terrasses, se remplissait de soleil ou de pluie. Elle prenait

Possession des lieux à la fin de l’été. Comme elle en avait la seule

Clé désormais, il sonnait à la grille une fois par semaine et attendait

 

Qu’elle eût fini de s’arranger devant un miroir qu’elle brisait

Si l’angoisse l’avait réveillée avant le carillon électrique.

Il est si tôt, disait-elle en lui donnant la clé. — Vous devriez

 

Sortir un peu, conseillait-il sans y penser. Il ouvrait la grille,

Remontait dans sa camionnette, se garait sous un mandarinier tiède

Ou mouillé, et elle était déjà en train d’examiner l’état des plates-bandes.

 

Comment peut-on vivre sans au moins un peu de cet avenir à changer ?

Elle ne se plaignait pas. Elle renvoyait la réalité des jours au seul

Spectateur de son existence. L’été, elle avait toutefois partagé

 

De menus plaisirs avec des revenants aux croissances d’enfants.

Elle aimait les femmes au travail du couple reproduit avec des fidélités

De tradition. Les enfants perturbaient son propre labeur mais elle

 

S’en nourrissait. Les hommes, eux, lui appartenaient et ils agissaient

Comme des souvenirs revus et corrigés par les mots mêmes qui lui venaient

À l’esprit au moment de les approcher. La fin de l’été annonçait

 

Une autre attente. Elle se soumettait aux signes de l’automne avec

Un peu d’humilité et beaucoup de jalousie. Elle n’avait jamais agi

Autrement. Le jardinier reprenait son importance de visiteur exact

 

Aux rendez-vous qu’elle croyait lui fixer. Ne possédant aucun animal,

Ce qui l’eût contrainte à un minimum de conversation, elle n’exerçait

Pas sa voix, même devant le miroir où sa nudité prenait des allures

 

De double trop exact pour être illusoire. Avant qu’il ne s’absentât

Pour une semaine entière, elle remettait au factotum la liste de ses besoins

Naturels et l’argent nécessaire à l’accomplissement du rite auquel

 

Elle échappait. Sommes-nous déjà à la fin de l’hiver ? Six mois

Ont donc passé ? Ce temps ne ressemble pas au printemps. Les premiers

Touristes visitaient les appartements et les boniches s’activaient.

 

En même temps, elle envoyait son courrier et attendait les réponses

Mélancoliques. Sommes-nous déjà à la fin de l’été ? Est-ce l’automne,

Ce retour de la pluie ? Elle traversait les carreaux et se cognait

 

À la céramique des murs. Cette rose, commençait-elle à expliquer

Au commensal, est née, poursuivait-elle en pensant ne pas aller au bout

De la description, et elle provoquait le sourire des femmes soutenant

 

Cette recherche de compagnie. Oui, les roses, les mandarines des pelouses,

Les escaliers ébréchés comme des verres, la piscine jaillissant d’enfants,

Les restes des repas aux oiseaux brouillons, la chair des femmes chaudes,

 

Le passage de la beauté, le vocabulaire des radios et des prospectus

S’amoncelant sous les piliers métalliques de la grille qu’on laissait

Ouverte par lassitude, cette croissance dérivée de l’immobilité,

 

Et cette rose qu’elle désignait pour initier la conversation, la rose

Aux petits soins de son attention aux phénomènes naturels, une rose

Extraite de sa durée, imaginable maintenant qu’elle savait que c’était

 

Une rose et non pas ce que les autres pouvaient en savoir. Sa petite

Bouche s’arrondissait sous l’effet des voyelles. Elle n’interdisait pas

La destruction, n’étant pas propriétaire des biens qui fleurissaient

 

Les séjours temporaires, mais sa connaissance de la rose avait atteint

Une telle sérénité qu’elle se croyait capable de communication écrite

Avec ces passagers du soleil et elle les dérangeait au lieu de les étonner

 

Un peu. Rentrée dans sa coquille, elle continuait de se remplir de jus

Et de saveurs secrètes. Elle était obscure et délicate. Elle sentait bon

Et conservait l’essentiel de son ancienne beauté, le texte infiniment

 

Interminable de son attention aux objets du désir. Sous le masque,

Elle prenait des airs de tragédienne ou de soubrette, selon ce que l’instinct

Dictait aux intermédiaires de l’écriture et du cerveau, et son balcon

 

S’emplissait de fleurs ou d’un désordre de meubles fatigués à encaustiquer.

Des enfants questionnaient un petit chien dont elle niait la maternité.

Les oiseaux, plus distants mais affamés, raflaient les bonnes places.

 

Elle n’eut pas vent des évènements qui agitèrent les gens ce dimanche.

On n’en parlait pas à la télévision. Elle entendit les cloches, les pneus

Des voitures sur la chaussée mouillée, les ressacs et les cris des mouettes

 

Qui rentraient avec la pêche restreinte des dimanches. Elle passa la journée

À faire et défaire un ouvrage si abstrait qu’elle en égara finalement

Le titre. Elle picorait en agaçant les oiseaux. Par-dessus la toiture

 

Circulaire de la résidence, le ciel baladait des animaux éphémères

Qui s’accrochaient au faîtage comme des tangentes. Elle visita les parterres

Pour en mesurer l’humidité et secoua les paillassons des seuils

 

Sans pénétrer dans les cages d’escalier où s’épanouissaient des plantes

Vertes. Le téléphone sonna plusieurs fois mais elle ne répondit pas.

Elle ne trouva pas la patience de relire « L’homme invisible ». Le temps

 

S’imposait d’autant que cinq jours la séparaient de la prochaine visite

Du jardinier. Là-haut, un doigt plutôt qu’un souffle semblait animer

Les nuages. Elle but un peu de vin sans intention d’aller plus loin

 

Que l’exploration des sens concernés par cette pratique du plaisir.

Elle n’attendait rien du sommeil toujours un peu menaçant la lumière.

Quand l’homme apparut au bord de la piscine, elle vérifia que la clé

 

Était dans la poche de son petit tablier à fleurs. Les cloches venaient

De sonner. Elle sortit sur son balcon et héla l’intrus : — Par où êtes-vous

Entré ? L’homme désigna la grille. Elle était entrouverte. Nuit précaire !

 

Les crises de somnambulisme l’affectaient depuis l’enfance. Petit défaut

De l’esprit à quoi il fallait ajouter l’agoraphobie et une certaine

Obsession du divin malgré des apparences de doute. — C’est interdit,

 

Dit-elle. Vous n’avez pas vu le panneau ? Elle traça le rectangle entre

Elle et l’individu qui tentait déjà de se faire passer pour ce qu’il

N’était sans doute pas. Le panneau ? L’interdiction ? Et elle lui faisait

 

Signe de reculer, de retourner à l’extérieur, de ne plus revenir. Ochoa

Avait trouvé une entrée accueillante mais les fleurs sont décevantes.

Les dallages trop exacts finissent par désorienter les voyageurs du jour.

 

 

La vieille femme qui le harcelait à travers le soleil des génoises

N’ameuta personne. Les balcons demeurèrent désespérément déserts.

Le ciel était en effet impossible à décrire. Et la voix le charmait.

 

— Je suis désolé si je vous ai dérangée, finit-il par dire tandis qu’il

La consternait encore. Je n’ai pas l’habitude de désenchanter les habitants

De la tranquillité mais c’est hors saison que je visite les lieux

 

Qui recouvrent mon enfance ! Après un silence d’yeux, Constance invitait

À la poursuite des chimères nées de sa précipitation. L’enfance ? Et cette

Chape sur ce qui a existé pour vous seulement ? — Je n’étais pas seul,

 

Dit Ochoa en avançant. Pas seul ? Nous étions si seules mes sœurs et moi !

Vous n’avez pas connu les châteaux de mon enfance. De quoi s’agissait-il ?

De cabanes de pêcheurs ? D’un point d’eau et de ses gardiens ? D’une tour

 

Dont vous entreteniez le feu avec vos mains d’enfants et la connaissance

Héritée d’une lignée de soldats ? Êtes-vous né d’une femme infidèle

Ou d’une vierge surprise au saut du lit ? Nos fondations recouvrent

 

Tant de possibilités de personnages transparents ! J’en imagine chaque

Jour les circonstances. Chape de piscine et de dalles tracée avec une

Exactitude de visionnaire et non pas de témoin. Nous achetons sur plan.

 

Ochoa souriait. Ni pêcheurs, ni soldats, ni petite fille vendue à l’homme !

Nous voyagions en famille et la voiture s’arrêtait sur le sable.

La mer creusait des fleuves dans mon imagination et j’en remontais

 

Le cours avec mes frères. La terre était fendue comme une femme. Nous

Visitions les lieux de la même chair et les anecdotes fusaient. Il y avait

Une tour pour élever nos visons à la hauteur de l’espérance. Hôpital !

 

Elle descendit. — Vous n’êtes qu’un voyageur du pays voisin ? Un simple

Visiteur de photographies ? La nuit, j’ouvre la grille malgré moi.

Aucun de nous n’est parfait. Mais vous l’êtes, n’est-ce pas ? Parfait

 

Et improbable. Je n’imaginais pas une pareille enfance. La mienne est

Trop expérimentale. Une voiture, dites-vous, et un petit bateau ivre

Dans les canyons peuplés de servitudes. Vos frères ramant et vous

 

Contemplant des défilés sommaires. Je n’imaginais pas qu’on revenait

Sur les lieux. Je voyais des lieux envahissants. Comme personnage

Appartenant à tous les temps, j’imaginais la réduction au point

 

Et le seul cri du désespoir et bien sûr vous ne comprendriez pas cette

Attente. Vous demeureriez réfractaire comme la terre de vos feux.

Ne reculez pas ! Vous n’avez pas la clé et pourtant vous entrez dans ma vie.

 

Somniloquie du texte ! La nuit s’achève sans disparition du jour et le jour

Traverse d’autres ombres. Un peu de votre enfance me divertira. Entrez

Pour prendre la parole. Vous n’êtes donc pas celui que j’imaginais ?

 

Si elle sortait, elle empruntait un couloir entre les roseaux, court chemin

D’un point à un autre qui abritait les pénétrations graphiques de la mer

Et s’y baignaient d’oisifs pédérastes nus entre les pins, ô Cézanne.

 

Elle sortait en catimini et n’allait pas plus loin que son observatoire

De feuilles mortes tombées des eucalyptus. Le sable était toujours chaud

Et ses pieds nus s’y enfonçaient. Elle revenait à court d’inspiration,

 

Comme si les baigneurs n’avaient pas révélé leur secret de modèles.

Il n’y a pas d’autre secret, commençait-elle. Et les immersions, les sauts,

Les jaillissements, les gerbes alimentaient un silence de l’écriture

 

Qui prenait la place du temps au lieu d’en construire le théâtre nu.

Ochoa se laissa conduire. Il vit les baigneurs, l’eau renouvelée par un jeu

De canaux qui s’appliquaient à la terre comme un paquet de nerfs

 

Ou de veines, les corps joués au hasard, l’implication des arbres jouant

Avec la portée de leurs ombres, les lignes de force tracées en dépit

De la perspective, l’immobilité croissante, les fruits répandus.

 

Elle s’accroupissait pour recueillir ses bézoards. Rien de plus, dit-elle,

Que ces polychrestes. Mais je ne m’aventure plus ailleurs. Voulez-vous

Que nous les interrogions ? Je ne leur ai jamais adressé la parole !

 

Ochoa assista à la métamorphose des hommes en femmes. Elle jubilait.

Elle l’abandonna dans le chemin. Il ne la chercha pas. Nouveau jour,

À moins qu’il ne s’agisse plus d’avancer mais de fixer des instants.

 

Il reconnut la plage et les rochers environnants. Une île statufiait

Une ancienne figuration de l’attente, personnage à plusieurs têtes

Qui n’avait pas perdu son pouvoir évocateur. Revenir seul n’est pas

 

Revenir mais les mots reprenaient leur place et les objets ne fuyaient plus

Comme avant. Ils persistaient maintenant. Avec une arrogance d’enfant

Pris au piège de ses étonnements légitimes. Ici, j’ai travaillé le fer.

 

Il repoussa d’autres visions. L’eau émettait encore des phosphorescences.

L’odeur d’une algue éparpillée l’envenima. Nous ne possédons que l’art

Et nous sommes incapables de ne pas nous emparer de tout ce qui rappelle

 

Cette possession tranquille. Il ne revenait pas. Il n’avait jamais quitté

Ces lieux. Il n’avait pas non plus rencontré l’improbable influence

De ces objets. Les personnages appartenaient à d’autres personnages.

 

Il pouvait voir la promenade géométrique et les façades des hôtels.

Les mandariniers commençaient à délimiter les propriétés. Il recula

Jusqu’à la mer. Rien ne s’achève par la noyade. Il marche sur l’eau.

 

Le matin, il poussait les portails et pénétrait dans les patios encore

Obscurs. S’il pleut, je ne viens pas ! Il rencontrait des personnages

Surpris mais son regard leur inspirait une douce curiosité. Qui suis-je ?

 

On le retrouvait dans les ombres ou il disparaissait de l’endroit même

Où l’on pensait le retenir. Il cueillait les mandarines amères des jardins

Pour les donner aux oiseaux des plages. Qui est cette femme ? Constance

 

Hésitait. Elle ne descendait pas ou le rejoignait avec trop de certitudes.

Voulez-vous que nous allions voir les baigneurs de Cézanne ? Il y a

Des baigneurs de l’aurore à proximité. Elle décrivait la métamorphose

 

Des hommes en femmes avec une connaissance de l’anatomie qui le fascinait.

Entre la mer qui s’allumait et la promenade qu’on éteignait, il se croyait

Exact au rendez-vous. Mais ce n’était pas toujours elle qui arrivait.

 

Quel chemin se tracer entre la reproduction de l’espèce et l’histoire ?

Il envisageait d’autres lieux où il fût un étranger. Mais quel étranger

Résiste à un temps qui n’est pas le sien ? Quelle est la fin des voyages ?

 

Descendant de son petit appartement, elle lui proposait les tableaux

De sa connaissance de l’homme. Les baigneurs, en femmes, finissaient

Par quitter les lieux et les oiseaux s’installaient à la surface de l’eau

 

Tranquillisée par leur immobilité. Que se passe-t-il s’il n’est pas possible

De fixer les instances du texte ? Elle le contraignait à la pose, moment

Passé non plus avec elle mais en marge de ce qu’elle empoisonnait en lui.

 

Petites crottes de mes indigestions ! Les baies n’attiraient que son orgueil

De créatrice de l’instant. Il ne s’éloignait pas ensuite. Il atteignait

La mer et s’arrêtait pour contempler le rivage aux intervalles de façades.

 

Elle habite mon imagination ou bien elle a vieilli plus vite que ma

Croissance. Il ne courait pas pour rejoindre les rochers où il savait

Trouver des palliatifs à l’intranquillité. Il prenait ce temps comme

 

On s’attend à des nuances. Les traces de la veille n’avaient pas disparu

Dans la marée. Il reconnaissait le moindre détail. Puis les rochers

Vomissaient leurs tourments. Encore elle ! Et sa position de créatrice

 

Possédant l’intérieur des lieux. Les baigneurs se disputaient l’ombre

Maintenant. Le vent poussait les parasols vers les dunes. On courait

Pour rattraper des balles. Un enfant appelait au secours. Le ressac

 

Attirait des oiseaux. Comment répondre à l’invitation de cette tentative

De donner un sens à la baignade ? Il se glissait parmi eux et jouait

Avec leurs ombres. Elle riait s’il en parlait avec cette naïveté

 

De personnage menacé d’altérité comme la pluie traverse le vent.

 

 


Chant 17

Chant des femmes

 

Moins de poésie dans la piscine rose et bleue

De tes attentes, moins de mots pour l’évidence

D’un instant à vivre avec les autres sans risquer

 

De paraître moins fortuné. Tu t’abandonnais

Au regard comme l’insecte s’immobilise

Pour changer de couleur. La femme qui t’hébergeait

 

Ne dormait pas. Première nuit. Tu avais passé

La journée avec la poésie des décorations murales

Et le soleil t’avait inspiré les mots d’un temps

 

Dont elle ne savait rien. Et tu jouissais de le savoir,

N’ayant même pas la douceur à répandre mollement

Dans ses cheveux. À la fenêtre le monde

 

Ne changeait pas, ni dans la télévision. Le monde

Renvoyait un reflet à ton attente. Un monde noir

De monde et tu n’étais jamais allé à sa rencontre.

 

On ne te voyait plus depuis trois heures. C’est long,

Trois heures sans Ochoa, long pour doña Pilar

Qui réclame sa pâtée de Christ en croix, long pour Raïssa

 

Qui connaît l’Ochoa descendu des montagnes.

Constance dort le long de toi-même, agitée

D’un troisième Ochoa qui témoigne de ta multiplicité

 

Par sept, soyons cabalistiques de temps en temps

Quand il est question de ton existence de patachon

Au service d’une poésie de l’étroit et du fond.

 

Les autres, elles envient celles qui te connaissent,

Ou plutôt celles qui te reconnaissent dans la foule

Des passants qui voyagent au fil d’une imagination

 

Traversée de désirs et de réminiscences. Doña Flores

Ne sait rien de l’homme qui l’attend. Gisèle de Vermort

En sait trop sur celui qui conçoit ses enfants.

 

Françoise s’arrête au milieu des idées. Sept femmes

Ce n’est pas trop pour un seul homme qu’elles multiplient

Par sept fois l’infini. Rien à dire de cet homme possible.

 

Tu hantes les théâtres de l’attente rose de l’ombre,

Couché dans le lit ou dans l’herbe, sous l’olivier

Ou sous le plafond qui s’interpose de blanc.

 

Nous étions sept femmes parmi les autres

Et aucune ne nous arrivait à la cheville

Question multiplication des petits pains

 

De notre croissance géométrique tendancieuse.

Ne nous rappelle pas que tu as existé avant d’exister.

Ne nous parle pas de ces vies existentielles, tais-toi !

 

Le rideau indiquait l’après-midi. Tu te fies à des ombres

Chaque fois qu’il t’arrive d’aimer pour le plaisir.

Le dallage démontrait la turgescence viscérale.

 

Un corps ne te suffit pas et la possession

Ne garantit pas ta croissance de personnage tangent

Au cercle qu’elles veulent former pour te connaître.

 

Tu lances à l’air brûlant de leur poitrine que tu ne crains pas

Les couteaux ! Tu ne crains que l’instant,

Pas même une seconde qui menace d’échapper

 

À ta vigilance de langue de caméléon posée

Sur la branche avec les autres suppositions.

Un couteau dénoncerait celle que tu ne combles pas.

 

La télévision coupe le champ de ta vision, tremblante

Comme une feuille d’automne. La télécommande

Change les couleurs, pas le contenu. Ne reste pas là !

 

Nous ne sommes pas seuls, dis-tu à celle qui ne dort pas,

Comme tu ne dis rien à celle qui vient de s’endormir

Parmi les caresses fleurs de l’hiver et de la déraison.

 

Même la cigarette ne change rien aux images du monde

Qui atteignent ta mémoire d’homme sans existence.

Une immobilité est nécessaire aux âmes voyageuses,

 

Non pas un semblant d’hiératisme qui te va comme un gant

Chaque fois que tu franchis les seuils des églises

Ou que ta rencontre avec l’étranger t’inspire

 

Des imitations spécieuses. L’immobilité dont je parle

N’est pas non plus celle de l’insecte qui n’attend rien.

Une fleur donnerait une idée de ce que tu peux être

 

Quand tu n’es plus. Ochoa ! — Je n’attends plus rien de toi.

Elle ne dort pas aussi facilement qu’une dormeuse.

Elle dormirait si tu la peignais, mais tu ne sais pas

 

Peindre. Il y a tant de choses que tu devrais savoir

Faire. Et rien que tu ne sais inventer pour exister

À la surface de leur reconnaissance, rien de sérieux

 

En tout cas. Non, ce n’est rien, cet ébruitement du réel,

Ces notations constantes qui cisaillent les plans. Rien

N’est plus inutile que cette beauté et tu le sais

 

Pertinemment. — Veux-tu que je veuille moi aussi ?

Tu souris aux questions et les réponses te détruisent

Comme si elles étaient le mensonge et la vérité

 

À la fois. Il vaudrait mieux ne pas retrouver son chemin

Dans ces conditions d’existence qui ne valent pas

Tripette si on les compare à l’exubérance des forêts

 

Que ton cœur traverse comme dans une qasida,

Entre l’aube et le soir, en pleine lumière,

Alors qu’elle attend de toi la nuit et la mémoire.

 

Soupire comme le Maure qui connaissait la beauté

Et que la religion interdisait au monde qui la possède.

Une larme n’est plus possible compte tenu de ta dureté

 

De diamant. Cependant elle roule sur son épaule

Et elle croit que tu pleures. Elle croirait le monde

Si la télévision en savait plus sur les hommes

 

Qui le créent et l’anéantissent savamment. Maintenant

Les mouches ! — Tu m’agaces ! Mais ce n’est que le sommeil

Qui parle à la place de l’existence. C’est une mouche,

 

Chérie. Et ce n’est pas une larme, ou si c’en est une,

Il ne s’est rien passé. Dors. Nous reviendrons chaque année

Pour recommencer. Nous aurons des années pour exister.

 

Tu préfères la nuit et je te donne le jour, entre l’aubade

Et la sérénade, entre le départ et le retour, ces jours

Qui n’en finissent pas de m’inspirer comme si je me trompais

 

De sens. Invariablement nue malgré les apparences,

Elle critique le temps et se soumet à tes espaces.

Elle sait exactement ce que tu possèdes, et tu le sais.

 

Dehors, le Christ engage la conversation avec l’homme.

Raïssa écoute doña Pilar que l’attente rend folle

De désespoir. Qui possédons-nous si l’homme

 

N’est pas l’homme que nous croyons ? L’enfant

Qui descend de la Croix parce qu’il ne peut pas descendre

De l’homme ? (plaisanterie de don Alfonso Gálvez Hoffman)

 

L’homme qui fait des enfants aux adolescentes

De son existence ? Ou l’étranger qui couche avec

Les étrangères ? Ah ! Ah ! Ah ! rit Mescal à sa fenêtre.

 

Tu ne déchaîneras pas mon sperme ! Je le contiens

Depuis toujours ! Le rideau de Mescal n’en témoigne pas,

La fenêtre demeure la preuve de son existence de témoin.

 

Mais la télé n’est pas le meilleur moyen de nourrir

L’espérance. Constance voit un homme qui se lève

Dans son propre lit pour décoller la mouche écrasée

 

Au plafond. — Je croyais qu’on pouvait dormir

Et ne plus être seule, dit-elle en étirant ses jambes

Aux doigts si fins qu’il se met à les aimer comme

 

Si elle ne lui appartenait pas déjà. — Tu viendras,

Dit-elle, et tu me prendras, si c’est ce que tu veux.

Mais je ne m’éveillerai jamais de ce sommeil

 

Que je dois à l’homme comme l’homme m’est dû.

La mouche s’envole et rejoint les autres dans le rideau.

— Je croyais l’avoir… dit-il dans son oreille prête

 

À toutes les aventures de l’homme pourvu qu’il en parle

Comme il écrit. La larme goutte à la tangente

De sa chair pliée. Elle ne retrouve pas le sommeil

 

Et il ne s’en défend pas. Au contraire, il l’aime

Comme l’asphodèle des chemins et l’orage

Des rivières. Il n’y a pas de femme qui tienne.

 

 

*

* *

 

 

Ce qui reste de doña Cecilia, après tant d’années

De deuil et de solitude, ce n’est plus doña Cecilia,

Ce n’est même plus la mère de Raïssa

 

Dont on dit qu’elle a le feu au cul. La maison

N’a plus de maître et doña Cecilia n’y règne pas.

Moitié ombre, moitié lumière, un patio désespère

 

Les oiseaux descendus des eucalyptus. Un jet d’eau

S’est tu depuis longtemps. Sa vasque en forme

De main ouverte recueille la rosée et la poussière.

 

Habité de lichens moins vivaces, un banc de pierre

Ne reçoit plus l’offrande de ses fesses. On y lit encore

La soif de Cayetano à la pointe du couteau.

 

Une vieille somnole ou se rend utile, lente ou rapide,

Précise ou imprévisible, on ne sait jamais avec elle,

Dit doña Cecilia qui est sa fille depuis si longtemps

 

Que Raïssa n’a plus d’âge. Elle n’a que son cul,

Dit encore doña Cecilia qui mord sa langue comme

Si Cayetano lui appartenait encore. Les fleurs

 

Resplendissent. On aime l’eau claire des rigoles chez

Les Exeberri Gálvez, on aime que l’eau coule

Et se rencontre aux points précis d’une construction

 

Conçue pour l’extase et l’attente d’autres extases.

Doña Cecilia a conservé le couteau de Cayetano,

Mais ce n’est pas celui qui a tué Panxoa. La justice

 

A conservé ce trophée d’un autre temps. Seul

Don Felix Gávez Bonachera peut encore le toucher.

Doña Cecilia posséderait cette clé si don Felix

 

Aimait les femmes, mais il n’aime que l’homme

Et ne s’en cache pas. Le couteau a une histoire,

Dit-il en le désignant, et doña Cecilia sait tout

 

De cette histoire. Le monde n’est pas l’objet

De la Connaissance comme le prétend don Alfonso.

Le monde de doña Cecilia est une histoire

 

Et le monde auquel elle appartient un roman,

Mi-fable mi-chronique, comme dit don Felix

Qui écrit ce qui aurait pu arriver s’il n’était

 

Rien arrivé. — Tu ne coucheras pas avec cet homme !

Ironisait la vieille. Tu ne coucheras plus avec

Les hommes. Il manquera un homme à ton existence

 

Et la mort ne me renseignera pas. La vieille parlait

Aux habitants imaginaires de la maison. Elle entendait

Les voix d’une existence qui aurait eu lieu si Panxoa

 

Avait vécu pour concevoir un fils et non pas cette garce

De Raïssa ! Le sang de Panxoa ne coule pas dans ses veines

Et tu le sais ! — Toi, tu ne sauras rien du sang de Cayetano !

 

Raïssa fuit les dialogues, les descriptions, les récits

Que les murs retiennent comme l’humidité

Et les condensations de l’air qui s’accroît d’insectes

 

Toujours plus beaux. Elle n’observe pas, se contente

De regarder, ne regarde rien en particulier, voit des rites

D’amour et des apparitions inévitables et vaines.

 

Ochoa, qu’elle écrit Oxoa dans les lettres d’amour

Qu’il ne lit pas parce qu’il ne sait pas lire, cet Ochoa,

Se méfie du couteau de Cayetano comme d’une maladie

 

Honteuse. Il arrive la nuit si la nuit est noire, sinon

Il ne vient pas et doña Cecilia maudit la lune

En se disant que ce n’est pas le même Ochoa qu’elle aime

 

Comme on aime ce qu’on ne possède pas facilement

Comme les fruits des arbres ou la tranquillité de l’ombre

L’été. La graphie de l’X lui inspire des crucifixions

 

Qui n’ont rien à voir avec les hallucinations de doña Pilar.

L’homme qu’elle condamne à la souffrance

N’a jamais été un enfant, d’ailleurs elle ne sait pas

 

Ce qu’un enfant serait devenu si elle l’avait aimé.

En attendant, elle évite sa propre nudité. Les miroirs

Ne la rencontrent jamais. Son ombre doit se coucher

 

À ses pieds sinon elle recherche la pleine lumière

Et ne trouve que le patio. Ces maisons étreignent

Bien des passions. Et quand on n’aime personne

 

À ce point, on y raconte la passion des autres,

Jusqu’au crime qui les élève à la hauteur du mythe

Devant lequel la justice s’incline. Si la porte

 

Est ouverte, le rideau arrête les mouches. La rue demeure

Rectiligne malgré les habitudes. On ne s’y perd pas

Comme dans les villes construites d’après le modèle

 

Occidental. Doña Cecilia connaît la ville et ses plaisirs.

On dit que le train de 7h 47 contient le meilleur de ses passions

Et de ses rites. — De qui parles-tu ? demande la vieille

 

Qui brise les brindilles de son feu en abondance. Parler

Avec les femmes ne peut pas finir par constituer le poème

Dont rêve un peu trop l’esprit inconstant de doña Cecilia.

 

— Tu écris ? demande son Ochoa quand elle le voit et qu’il

Ne la regarde plus. Il chanterait si elle l’exigeait. Il perd

Son temps avec elle parce qu’il n’attend plus rien de cet

 

Amour. Réduit à l’envers des miroirs, il n’existe presque plus.

On n’en devine même pas l’attente dans les mains

Qu’elle met au travail pour les occuper ailleurs.

 

Le même corps voyage avec Raïssa, mais il atteint

Les lieux de l’attente et promet de ne plus perdre

Le temps. — Je l’aurais tué de mes propres mains !

 

Crie-t-elle dans la cheminée. Sa voix retombe dans la cendre.

— Nous n’avons jamais tué personne, dit la vieille

Qui n’en sait rien et s’en mord la langue.

 

Au matin, doña Pilar était arrivée avec la nouvelle :

Ochoa était dans le lit de madame Constance.

Doña Pilar n’avait pas vu le lit mais des personnes

 

De sa connaissance avait assisté à l’entrée d’Ochoa

Dans la résidence des Buganvillas. Il était nu, obscène

— Si vous voyez ce que je veux dire — Doña Cecilia voit,

 

Elle voit la queue de l’homme et la fascination de Constance

Qui n’a plus l’âge de s’abandonner. Elle n’a pas soulevé

Le rideau. Elle ne se montre pas. Elle ne se montre plus

 

En cas de confidences. Elle n’a plus le visage patient

Des commères, d’ailleurs elle ne fréquente plus le lavoir,

Ce qui explique la lavadora et le linge qu’on ne voit plus

 

Sur la broussaille. — J’ai tué Ochoa, dit-elle dans le rideau.

Doña Pilar aurait crié sa douleur si elle avait cru

À cet assassinat. Un, doña Cecilia n’a pas trouvé la force,

 

Cette nuit, de tuer Ochoa. Deux, ce n’était heureusement pas

Le Christ. Soulagement de doña Pilar qui croit que le Christ

Couche dans le lit de madame Constance. Elle a bien vu

 

Elle-même la belle queue dressée hier matin, souvenez-vous,

Doña Pilar. Mais le Christ peut-il coucher avec sa mère ?

— Il couche avec leurs filles ! grogne doña Cecilia.

 

Il faut reconnaître que les apparences témoignent en faveur

De doña Cecilia qui connaît les hommes, ce qui n’est pas

Le cas de doña Pilar qui n’a pas hérité de cette connaissance.

 

Pour le moment, elles s’accordent à penser que deux hommes

Les tourmentent, que l’un est encore en vie, alors qu’il mérite

La mort, et que l’autre, qui ne vaut pas plus cher selon Cecilia,

 

Trahit le cœur et l’esprit de doña Pilar qui croit en Dieu

Comme la lessive et la poussière sont l’apanage des femmes

De ce monde. — Entrez, donnez-vous la peine, faites-moi cette

 

Faveur — et doña Pilar pénètre pour la seconde fois dans le patio,

Ne se souvenant pas de la première et doutant qu’elle y prît

Du plaisir. Mais ce n’est pas le plaisir qu’elle est venue chercher.

 

Cependant, un petit verre ne se refuse pas, ô Anis étoilé

De mon enfance qui ne suce plus les bonbons ! Assises

Sur le banc qui les rassemble le temps d’une conversation,

 

Elles ne comprennent pas que l’homme qui couche

Dans le lit de madame Constance n’est ni le Christ

Ni le berger. C’est un autre homme qui passe par hasard

 

Et qui par hasard fait l’amour à une femme qu’il ne connaît pas.

Raïssa le sait parce qu’elle a vu l’homme. Elle lui a même

Parlé. Mais ne parle-t-elle pas aux hommes comme

 

Si elle les connaissait d’avance ? Ce corps défraiera

La Chronique, pense doña Pilar en disant autre chose

De moins authentiquement véridique. Nous verrons bien,

 

Dit doña Cecilia, qui est qui. Nous le verrons, dit doña Pilar

Que l’idée d’un Christ aux prises avec le corps de la femme

Ne répugne pas, au contraire. L’aguardiente rutile

 

Dans son regard. Est-il vraiment temps d’écouter les oiseaux

Des branches ? Le berger finira par le couteau de Cayetano

Qui lavera ainsi l’honneur de sa fille et le Christ s’expliquera

 

Dans une religion nouvelle. — Vous êtes folle, doña Pilar,

Vous délirez ! — Je suis ce que je suis, pense doña Pilar

Et elle dit : Je suis ce que je ne suis pas et vous le savez !

 

À deux, elles contiennent le monde : l’homme qui se nourrit

Des filles de la femme, et le Dieu fait homme qui finit

Dans l’amour de la femme. Cayetano tuera le premier,

 

C’est donné. Et l’homme rectifiera la position de la femme

Pour ne pas changer grand-chose à la religion. Que peut-on

Espérer de l’homme qui est plus proche de Dieu que la femme

 

Qui n’est que l’explication de la croissance et de la multiplication ?

— Rien ! dit doña Cecilia de sa voix cruciale. Elle mord le cœur

D’une orange coupée en deux. — Nous n’avons pas fini d’en parler,

 

Dit doña Pilar qui se souvient en même temps de sa première

Visite. — J’agissais comme témoin, dira-t-elle plus tard

Elle ne le dira plus si plus rien n’arrive à sa foi.

 

 

*

* *

 

 

Les fenêtres sont denses. Réduisez vos murs à la fenêtre

Qui a le plus de chance de contenir les faits. Mescal

Ne s’y penchait pas à cause des sangles qui le retenaient

 

Au bord de sa vision. Sans le carreau que la mouche heurtait,

Il eût souffert d’agoraphobie. La rue s’achevait en point

Virgule sous les orangers. L’éclairage public sciait la nuit.

 

Voir le Christ sur le trottoir n’est pas donné à tout le monde.

Doña Pilar le poursuivait avec une constance de mâle.

Et la femelle Cecilia la suivait en arrachant des mots

 

Aux passants et aux gisants des devantures. Mescal grattait

Les meneaux. Il y avait des années qu’il grattait les meneaux.

Il creusait le plâtre mou derrière le radiateur avec la même

 

Sensation de n’avoir jamais été un autre que celui qu’il voyait

Quand on le montrait. — J’ai vu, dit-il aux flacons d’éther,

J’ai vu bien des ochoas dans mon existence ordinaire

 

Et je ne les ai rencontrés que dans le récit que la poésie

Fait à ma voix. On ne comprenait rien si on était son père

Ou sa sœur ou même un lointain cousin venu s’enquérir

 

De l’état des biens familiaux. J’ai vu, j’ai croisé et j’ai touché

Des hommes qui se croyaient des hommes parce qu’ils parlaient

Et que les bêtes ne parlent pas aux hommes. J’ai vu des bêtes

 

Qui se prenaient pour des hommes et d’autres qui valaient

Ce que vaut un homme quand il n’a pas connu l’amour.

J’ai grossi la réalité quotidienne dans la lentille de mes flacons

 

Et j’ai cru à des substances de remplacement. Ce que je dis

N’est pas fait pour être entendu ni compris. Qu’on n’écoute

Que ce qui se passe et je dirai la vérité telle qu’elle m’apparaît

 

Aux fenêtres. J’ai vu et je vois encore des hommes qui parlent

De ce qui arrive à l’humanité. Je n’en parle pas, je parle

De moi-même et des autres. Ma pensée contient tout entière

 

Dans un de ces flacons. Suspendu à la potence d’acier chromé

Par une couronne d’acier chirurgical, je pourrais marcher

Jusqu’à vous. Vous me verriez tel que je suis et vous auriez

 

Peur et pitié de cet homme qui n’est plus ce que j’ai été

Et qui sera ce que je suis. Une femme me ressemble.

Quelle femme vous ressemble à ce point ? Ô mes amis

 

Défenestrés, je ne vous vois plus que dans l’optique des flacons.

Le cuir de mon carcan sent le plâtre de vos mains occupées

Ailleurs maintenant que je n’ai plus d’importance relativement

 

À ce que je possède encore. Mon squelette est dehors tel

Que vous l’avez conçu et il satisfait votre ego de constructeur

D’hommes modulaires. Ma chair n’est que l’objet du désir.

 

Je voyais des cris. J’entendais des espaces criards. Je me ruais

Sur le bruit que l’existence produit quand elle s’étire. L’homme

Revenait avec l’espoir et la femme le quittait par chance.

 

Ce matin, il entend les femmes monter. Il en manque une.

Françoise les reçoit dans son boudoir. L’exiguïté les rend

Fébriles et Françoise en profite pour les raisonner de sa voix

 

D’enfant. On entend les roulettes d’acier à l’étage. Mescal

Se déplace sur un nombre croissant de roulettes. Elles acceptent

Le thé et les dattes. L’azahar les étoile. Tu diras à Mescal

 

Que je ne l’aime pas. Je voulais juste l’aider. Tu lui diras…

— Mettons-nous d’accord, dit doña Pilar qui frissonne

Sous la Croix. Les cuisses de doña Cecilia chuitent comme

 

Un ruisseau. On ne demande pas des nouvelles de Raïssa.

Madame Constance sera jugée pour avoir couché avec le Christ.

Ochoa le berger sera tué par le couteau de Cayetano.

 

On fera fuir les remplaçants. Total : un Christ rien que pour

Nous. Nous. Doña Pilar prononce le mot avec une nuance

De désespoir relatif au partage qu’elle ne peut envisager

 

De restreindre sans s’attirer les foudres de l’Église. Le thé

Ne contient que du thé. Et non pas l’inverse. Un flacon

Ne contient pas un flacon. Ce qui est inversement vrai.

 

Essayez, et vous verrez. Vous verrez ce que j’ai vu. Des hommes

Et des femmes qui perpétuent la misère du genre au lieu

D’y mettre fin une bonne fois pour toutes. Mais Mescal

 

Ne parle pas à travers le plancher. On le sent immobile,

À l’écoute, frissonnant à l’idée de comprendre ce qui

Peut avoir un peu de réalité. — Je l’ai frappée jusqu’au

 

Sang ! grogne doña Cecilia. Je le tuerai s’il recommence.

On a honte pour elle mais on se tait. Mescal pèse ce silence

Dans le paquet de nerfs qui lui sert d’instrument pour approcher

 

La juste mesure. — Comment imaginer que le Christ couche

Dans le lit d’une femme qui pourrait être sa mère ? dit

Gisèle. Mais C’EST sa mère ! minaude la Flores. Mescal

 

Connaît d’autres femmes. Françoise les connaît toutes.

Que vit-elle cette nuit-là ? Elle ne parle jamais d’elle.

Elle entre, vérifie, mesure, règle, mais jamais il ne la voit

 

Parler. Attention à l’interstice ! Mon œil s’insère entre

Les bords de la vision. La calvitie menace doña Pilar

Qui finira par ressembler à l’homme qu’elle n’a pas

 

Trouvé. Personne ne ressemble plus à celui qu’elle a

Perdu. Il y a aussi les épaules de doña Cecilia qui peut

Retrouver ce qu’on croyait avoir perdu. Il voyait deux seins

 

Dans le miroir. À cette distance, la caresse s’en prend

À l’idée. Le carreau ne peut pas être franchi facilement

En cas de plaisir. Ni la brèche qu’il épargne

 

Pour ne pas voir les pieds nus de Gisèle de Vermort.

Elles crucifieront une femme à la place de l’homme.

Qui, de Raïssa ou de Constance ? Qui, de la vierge

 

Ou de la climatère ? — Vous ne toucherez pas un cheveu

De ma fille ! s’écrie doña Cecilia, deltoïdes crispés.

Pauvre Constance ! Imagine-t-elle qu’elle paiera le prix

 

De l’inconstance ? Mescal actionne le moufle,

Se situant au-dessus du lit aux draps ouverts.

Un claquement annonce la descente. Nœud des jambes.

 

Les fils d’acier se détendent. Tu iras chercher de l’eau

Au puits puis la nuit tombera encore sur ton lit. Seau.

La poésie raconte ce qui s’est passé. Elle envisage

 

Sereinement ce qui va arriver si on ne fait rien

Pour que ça n’arrive pas. Voilà ma joie, dit Mescal

Au mur percé d’une fenêtre. Si je ne suis rien,

 

Que tout arrive et que rien ne soit oublié. — Encore

Un peu de thé ? Prenez tout le thé que vous voulez.

J’ai du thé à ne savoir qu’en faire. Mescal et sa poésie !

 

Elle éparpillait les pincées d’azahar au hasard de leurs mains.

Et elles les tendaient en riant. Mescal contracte sa vessie.

Les flacons sont reliés par des tuyaux translucides.

 

Mon regard suit ces chemins maintes fois croisés

Sans jamais les reconnaître. Les liquides giclaient

Les uns dans les autres. Si vous revenez, n’oubliez pas

 

Le guide. Il n’y a rien sous le récit. La poésie donne

Ce qu’elle sait. Ne lui arrachons pas ce qu’elle ne possède

Pas. Ce serait de la tragédie et nous manquons cruellement

 

De tragédiennes. Elles semblaient fuir dans l’escalier. Françoise

Ne les poussait pas. Elle prévenait de sa voix douce,

Qui une marche, qui l’écharde ou la toile d’araignée.

 

Dans le vestibule, elles prononcèrent d’autres jugements,

Comme si la marche brisée, comme si l’écharde plantée,

Comme si l’araignée n’avait jamais existé que dans mon rêve.

 

Nous ne devrions pas hésiter devant le mot qui arrive

Le premier. À la fenêtre ou dans les interstices. Chaque

Premier mot contient l’histoire de tous les autres.

 

Tu ne tomberas plus de la fenêtre ! On ne tombe qu’une fois.

Survivre est un enfer parce qu’il n’est plus possible de tomber.

Si vous avez à choisir entre la mort et l’immobilité,

 

Que conseilleriez-vous à celui ou à celle qui n’est pas concernée ?

La poésie se tait à l’heure des choix. D’ailleurs on ne choisit

Pas entre le néant et l’impossible. Les dés sont déjà jetés

 

Et nous n’y sommes pour rien. Françoise ferme la porte

D’entrée. La vie continue. Je ne sais pas qui je suis et

Je prétends le contraire parce que j’ai du sang à la place

 

De la pensée. Demandez aux bêtes. Interrogez vos animaux

Domestiques. Il n’y a rien que je ne sache déjà et rien

Pour expliquer ce savoir impromptu jusqu’à la lie.

 

 

*

* *

 

 

Le poème à faire appartenait à cette surface d’existence

Plus précaire qu’éphémère. Écrire n’était plus le moment

Et la paralysie la seule menace à prendre en considération.

 

Il s’adressait plutôt aux conséquences du chant. Et s’il

Chantait, un peu agacé par les mouches et la lumière,

Seules les femmes l’écoutaient et les hommes mesuraient

 

Le style. Gisèle lui avait conseillé de ne plus toucher

Aux ersatz, à ces succédanés de la mort qui selon elle

Empoisonnait leur existence commune. Mescal fournissait

 

La matière. Et lui, Fabrice de Vermort, comte des Pyrénées,

Pensait voyager dans un autre pays avec d’autres moyens.

Son admiration pour Cayetano n’avait pas ces limites.

 

Il vit le Christ et participa à la poursuite du berger. Il vit

Même le troisième Ochoa entrer chez Constance qui

D’ordinaire ne recevait pas les hommes, il en savait

 

Quelque chose. Il suivit l’homme nu jusqu’à la piscine

Puis se cacha comme un narrateur possible de ce qui

Pouvait encore arriver au texte à peine entrevu.

 

L’homme ne s’appelait pas encore Ochoa, mais il dut

Convenir que c’était le Christ que les femmes pressées

Imposaient à l’imagination de l’homme occupée à revivre

 

Le passé sans elles. Doña Pilar le suivait de près, depuis

La nuit, suivant cette trace de la seule douleur à envisager

Sans l’homme. Elle se posa sur lui comme une feuille

 

Arrachée au travail en cours et qui revient de la fenêtre

Avec des instincts d’oiseau primaire, sans cette énergie

De la première heure qui témoigne de la facilité

 

Et de la providence. Posée ainsi sur lui, sur l’immobilité

Relative qu’il opposait à une autre résistance du regard,

Elle l’invita au silence et à l’observation. Cette science

 

Le sidéra pendant une bonne minute, le temps pour le Christ

D’entrer dans le vestibule et de le traverser en diagonale

Jusqu’à la cage d’ascenseur qui se fendit d’un reflet d’acier.

 

— Il monte ! dit-elle. Il reçut cette bouffée de croyance

Au paroxysme du vertige inspiré par les substances

Complémentaires que Mescal dosait savamment à la demande.

 

Il était maintenant fasciné par le clignotement de l’ascension.

Ils passèrent en catimini sous les tamaris. Un oiseau

Se réveilla, pionceur gagné aux lassitudes. Veux-tu, mon prince,

 

Que nous en conservions le secret par le scellement étroit

De nos bouches dans la cire de la fidélité et de la pudeur ?

Nous aurons des presciences de grandeur et des joies d’automne.

 

L’oiseau caqueta à leur passage. Les redondances de mon texte,

Que le critique taxe d’itération, invitent à l’appréciation

D’un espace décrit par le texte lui-même. Il avait dit cela

 

Hier à des auditeurs médusés. — Nous n’avons pas le temps !

Dit doña Pilar en le poussant dans le vestibule où rien n’appa

Raissait, Raïssa. Il injecta une dose hyperbolique au silence

 

Traversé. Ce manque de retenue outragea la douairière. Fa

Brice ! — Je brisse avec les femmes. Continuons. Doña Pilar

Dit tout haut qu’il ne servait à rien dans ces conditions

 

Et que le mieux était qu’il disparût avant de provoquer un scan

Dale. — Je la’i ! Encoru ne ! Brice ! Ne brissez ! Nous arrivons.

La porte venait de se refermer. Constance accueillait le Christ

 

Pour le prendre et être prise par lui. — Vous n’avez pas de re

Ligion ! Vous, un comte de l’Europe ! Vous qui inspirâtes

L’Orient de Muhammad ! — Ceci est mon corps. Buvez-le !

 

Il exhaussa la substance sobrante. Mescal n’en manquait.

Il vendait les invendus, laudanum des faibles. Et sa télé

Expliquait le malheur par le massacre des populations.

 

Prends place, ô marquis de Carabas, carabin des byzantins

Et des surcroîts. Il me reste dix mille milliards de cités

Pour rien. Tout le contenu d’une ampoule scellée au feu

 

De l’apaisement prévu. Voici l’ordonnance en blanc pour

La prochaine fois. Me feriez-vous le plaisir d’actionner

Le moufle ? J’aime que mes yeux soient à la hauteur

 

De votre visage. Quand partons-nous ? Jamais, n’est-ce

Pas ? Nous n’avons jamais quitté cette chambre prévue

Pour la mort. Ils en détruiront la mémoire, comme on

 

Efface les traces cristallines du pendu. Je vous propose

Un mélange d’hallucination et d’orgasme. Ma chimie

Naît de l’interne et du faux. Goûtez à mes principes !

 

¡Chitón ! fit la veuve soumise à des glissements hiératiques.

Le Christ est cloué sur la femme. Elle lui arrache le cœur

Comme s’il lui appartenait ! Son oreille frémissait, médium

 

Des instants que la mémoire proposera vainement à l’espace

Du texte, un jour, là-bas. Elle était entrée en lui

Par l’intermédiaire de la chair. Il s’efforça de ne pas

 

Y penser. Ils formaient l’être nécessaire au témoignage.

Elle le brandirait avec éloquence, dosant les quiddités

Mirifiques. Ses jambes sont déjà mes jambes. Christ !

 

Elle ploya sous l’étreinte, comme une herbe à fleur

De l’eau, couchée par le vent horizontal de l’érection,

Parcourue des habitants des lieux, impassible et sommaire.

 

Gisèle n’y voyait pas d’inconvénient. Elle ne lui don

Nait que le miroir, le soumettant à cette étreinte plane.

En parlerait-il dans le chant qui suivrait cette attente ?

 

Partons ! fit doña Pilar. Elle en avait assez vu pour

Ce matin. Elle marchait à sa place, vive et précise

Comme il n’avait jamais su l’être dans les moments

 

D’angoisse nue. Elle utilisa sa propre bouche pour

Exprimer la douleur que Constance traduisait en termes

De plaisir. Il ne disait rien, trottinant derrière elle

 

Sur la plage. Il se laissa convaincre par des embruns.

Mescal l’avait prévenu. Tu te mélangeras aux autres

Avec une facilité inconcevable dans les circonstances

 

Plates. Il modifiait les dimensions à distance. Doña

Pilar marchait vite malgré la fragilité du cœur. Il

Mit les pieds dans l’écume de l’eau, à peine visible.

 

Je nais d’elle. Elle me communique ses malheurs

Physiologiques. Rien d’autre pour l‘instant et surtout

Pas les récits de sa poésie. Ils atteignirent le parapet

 

Dans l’exultation. Comment pouvait-elle croire

Que le Christ couchait avec sa mère ? Parce que,

Parce que et parce que le Christ ne donne pas de filles !

 

Elle délirait suavement, la veuve en goguette rituelle !

Il ne douta pas de cette Parque indispensable au récit

Que la poésie poussait en lui. Elle était sous sa peau,

 

Agile et percluse, folle et raisonnable, hâtive et minutieuse.

Rien de la part du texte sans ces méticulosités narratives,

Rien sans la hâte des chemins de traverse, rien sans la faillite

 

Et le triomphe, rien, absolument rien sans l’atteinte

Physique et la joie de l’instant. Porteuse de sa philosophie

Appliquée, elle le coltina aux nues de la rue qui s’éveillait.

 

Ne me pique pas, abeille des limbes ! Ne me communique

Pas l’analgésique ! Ne crie pas dans mon esprit ! Entre le cri

Et l’angoisse, j’aperçois la doublure des hallucinations

 

Et même de la transe. Il s’agit de l’alpha. — Pas de bêtise !

Dit doña Pilar qui s’emparait maintenant de son visage

Et le proposait au commerçant des seuils. Christ ! Christ !

 

Le visage répondait à une nécessité physique, comme la merde.

Il s’efforça de sourire. Don Felix Gálvez Bonachera agita

Son béret pour les inviter à le rejoindre. — Tu ne me

 

Croiras pas. Il disait le contraire, la croyant en substance.

Fabrice, qui était envahi au lieu d’envahir, expliqua

La déraison par l’angoisse, ne convainquant personne.

 

Il monta chez Mescal. Françoise gisait comme d’habitude,

Au lieu de dormir. Mescal le reçut avec aménité. — Vengo

En son de paz. Mescal accepta la proposition. — Regardez.

 

Raïssa se regardait. Fabrice grimaça. Le corps était porteur

Des traces d’une violence inouïe. Mescal mit son sexe

À la fenêtre, ne traversant toutefois pas le carreau qui était

 

Sa seule limite existentielle. — Il existe au moins un x

Dont je ne sais rien. Aidez-moi ! Fabrice empoigna le chibre.

— Comment avez-vous réussi à lui échapper ? En force ?

 

Je n’ai pas la force, dit Fabrice. Le cathéter plongea dans

Le méat béant. — Pissez ! Mais pissez, bon Dieu ! Ce qui

Réveilla Françoise. — On parle de Dieu en ma présence ?

 

Demanda-t-elle en entrant. — Le Christ couche avec Con

Stance, dit Mescal qui n’existait que pour la forme

Que le récit peut prendre dans les nœuds. Françoise

 

Était douce et vieille. — Je n’ai jamais aimé personne,

Mais j’ai beaucoup désiré. Comment mesurer alors

Le plaisir et le différencier de la simple accoutumance ?

 

 

*

* *

 

 

— Si ce n’est pas le Christ, dit Gisèle à travers le drap,

Qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !

Constance jaillit du lit comme d’une onde, vivante.

 

 

La citation l’atteignit tandis qu’elle traversait le salon.

Proie d’un décasyllabisme joyeux, elle entra dans l’eau.

On ne peut pas tout savoir, gloussa-t-elle. Gisèle

 

Quitta le lit avec moins d’intentions. L’homme

Regardait les premiers passants. On sentait l’odeur

Du pain et de la marée. Il buvait comme un chien,

 

Le nez dans une tasse grand modèle aux armes

D’Almería, une croix rouge et carrée. Elle fila.

Dehors, elle dut attendre que l’homme cessât

 

De la voir. Elle ne se retourna qu’une fois, contrainte

Au salut de sa petite main agitée de crispations.

Elle ne connaissait pas la caresse. Elle ne caressait

 

Que les projets et depuis longtemps, pas un seul

Qui ne concernât de près ou de loin la fructification

De ses biens dont Fabrice écrivait inlassablement

 

La chronique. Elle grignota un beignet et en donna

Quelques virgules aux chats. Les hommes voient

La femme avant de l’aimer. Ce ne sont pas

 

Des regards. Soupiraux des nictations du désir.

Elle prit à peine le temps d’avaler un café.

La mer imposait des oiseaux nouveaux comme

 

L’air. Elle aimait ces renouvellements quotidiens,

Mais n’en percevait plus l’indicible. Il y a un âge

Pour la poésie et un autre pour les narrations

 

Constructives. Mais les personnages disparaissaient

Comme ils étaient venus au cours de l’existence,

Sans explication. Ce qui demeure, vois-tu, c’est

 

Le commentaire. Nous en travaillerons ensemble

L’épitaphe ou l’épigramme, selon l’instant, selon

La pierre dressée, le terrrain conquis ou inévitablement

 

Traditionnel. Elle croisait des Mauresques bleues

Et noires. Sa main courait sur le marbre rapide

Des balustrades. La voix tranquillisait la vue.

 

 

Inquiétante et disponible, elle retournait au lit

Pour y croître avec les croyances et les superstitions.

Jamais il ne consentira à me laisser conclure.

 

Fabrice l’écouta. Commençait-il à s’intéresser

Au personnage qu’elle inventait parce qu’elle

Le découvrait ? Le Berger de Raïssa, le Christ

 

De doña Pilar et l’Homme de Constance ne font

Qu’un... — Dans ton esprit ! Sinon je serais ton

Homme. Or, je ne le suis pas. Je ne suis l’homme

 

De personne, pas même de cette femme que j’ai

Conçue. Il s’envola, oubliant sa tartine de pain.

Une femme ! Quelle femme ! Je veux savoir !

 

Il retournait chez Françoise mais ce n’était pas

Françoise. Elle l’aurait su. Elle savait si c’était

Françoise ou une autre de sa connaissance. Fab !

 

Pourquoi crier ? On ne crie pas au balcon. On pleure.

En tout cas on ne crie pas son nom. Personne

N’a besoin de savoir pourquoi il m’arrive de crier.

 

Il était trop tard pour trouver le sommeil. Elle but.

Rien n’existe sans ces concordances précises ni

Sans coïncidences pour émailler le récit en fleurs.

 

Seule, presque mélancolique, oiseuse et sommaire,

Voilà ce que je suis. Doña Pilar croit, Constance jouit,

Raïssa se passionne, Françoise devient Mescal

 

Quand Mescal devient Françoise, doña Cecilia

Nourrit Cayetano à la pointe du couteau, Flores

Compte les jours et je ne suis pas la septième.

 

Fabrice avait aimé sa douce folie. Que reste-t-il

De cette chanson ? — Il en reste la confiture,

Dit Constance dans le lit qu’elle ne quitte pas

 

Si l’Homme persiste comme les gouttes de rosée.

Une septième femme envenimait son existence

Et ce ne pouvait être qu’un personnage de roman.

 

 

 

*

* *

 

Le Christ avait trouvé son lait, comme un chat

Des murs et des fenêtres. — Tu ne veux pas me dire

Ton nom ? demandait la septième femme sur le perron

 

De sa demeure ancestrale. Il ne répondit pas, lapa, lapa,

Comme le chat qu’il devenait le matin quand le sein

Rentrait dans la chemise du rêve. Elle descendit une marche

 

Et le regarda laper dans l’écuelle dont elle tenait encore

L’anse. Brandissant le pain chaud aux lardons et à l’aïl,

Elle continuait de descendre vers lui et le téléphone

 

Sonnait, sonnait. Il se hâta, pompant, picolant, le lait

Dégoulinait sur son menton, il s’abreuvait de chair

Alors que sa religion le lui interdisait. Le walkman

 

Grésillait. Quel beau matin tranquille ! Des oiseaux

Invitent au vol. On se prend à rêver éveillé. Cette joie

Le comblait. La Femme ne s’impatientait pas et

 

Le téléphone sonnait, carillonait, dérangeait l’esprit

Qui s’en inquiétait, et les oiseaux décrivaient la géométrie

Du possible. On ne sait jamais avec l’air. Le téléphone

 

S’impatienta clairement et brailla. Clara ! C’est pour

Toi ! — Toi... elle existait donc pour elle-même.

Le téléphone se lança dans une explication obscure.

 

Clara sait le chant des femmes. Il acheva la dernière

Goutte et mordit le pain. L’écuelle clignota et vira

Dans l’air des oiseaux qu’elle ne connaissait pas

 

De première main, alors que tu savais jusqu’où

Il était possible d’aller. Tu t’inclinas cérémonieusement

Et elle te le rendit en souriant comme si elle voyait

 

Une pauvreté relative, de celles qui inspirent la relativité,

Une pauvreté qui sauve sans dénoncer, qui rédime,

Une pauvreté de riche comme dans les images

 

 

Des leçons de bonheur par la survie et jusqu’à l’éternité.

Elle répondit au téléphone avec la même voix.

Je le vois de ma fenêtre, disait doña Pilar. Si ce n’est pas

 

Le Christ, qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !

— Qui veux-tu que ce soit ? Qui d’autre si je me trompe ?

Pas un homme ne peut répondre à cette question, donc

 

C’est le Christ ! La Femme admettait une ressemblance

Avec les images. Le nez est celui d’un Juif. Première

Nouvelle ! Mais quelle langue parle-t-il ? À quel sein

 

S’abreuve-t-il, lui, l’Homme de tous les instants ?

Le téléphone se tut. Il se couchait. — Tu n’auras pas froid

Si tu t’habilles comme le veut le bon sens. Accepte

 

L’offrande d’une chemise et d’un pantalon. Pour les pieds,

Tu demanderas à une autre. Veux-tu en connaître d’autres ?

Méfie-toi des couteaux. Il n’y a pas d’hommes chez l’homme.

 

 

*

* *

 

 

L’Homme salua les ravaudeurs et descendit sur la plage.

Comme il s’éloignait, on se demanda s’il reviendrait.

Don Felix était à la fenêtre de sa maison d’été, lointain

 

Lui aussi. Doña Pilar le harcelait. De temps en temps,

Le visage de la douairière apparaissait sur son épaule,

Mouette tragique des attentes. — Tu ne peux pas

 

Le laisser partir ! Pourquoi les ravaudeurs semblent-ils

Si lents au travail ? Pas une femme parmi eux. Qui sont

Les femmes des ravaudeurs ? Pas un enfant. Le ciel

 

Blanc des questions à l’univers. Don Felix buvait

Un dé d’alcool accompagné d’un café brûlant.

— Tu ne peux pas le laisser s’enfuir sans explications !

 

L’Homme sortait de chez Constance qui l’avait

Accueilli ou qui s’en était servi pour satisfaire

Un instinct que don Felix connaissait trop bien.

 

Il ne retournait pas à ses montagnes. Il allait

Vers le Nord, suivant le fil de l’eau. Encore

Dix minutes et on ne le verrait plus. — Ça

 

Ne peut pas se terminer comme ça ! cria

Doña Pilar que côtoyait Gisèle et la Flores

Qui se rongeait les ongles pensivement.

 

Doña Cecilia aimait l’alcool et ne cachait pas

Son penchant pour l’éréthisme matinal, croyant

Ainsi en imposer à la douleur et à l’angoisse

 

Si légitime chez cette amante possessive.

Croire maintenant que don Felix a le pouvoir

De contraindre un homme à demeurer parmi

 

Eux relève de la folie des femmes. Il lève

Le coude et doña Pilar remplit encore le dé

D’argent qui porte le signe de la langue

 

En hébreux soigneusement ciselé depuis

Des siècles consacrés à résister à la disparition

Du sang des Gálvez. Le visage du magistrat

 

S’empourpre sous la pression du sang. L’Homme

Reviendra si c’est ce qu’il veut, sinon il faudra

Se résoudre à des hypothèses en espérant clairement

 

Qu’elles deviendront des principes de la nouvelle

Foi. Doña Cecilia frémit en entendant ces mots

Prononcés par un homme qui n’aime pas la femme

 

Pour ce qu’elle est. Il aime l’homme pour ce qu’il devient

À force d’espérance. Don Alfonso ricane dans le même

Alcool. Un miroir trahit l’obliquité de sa tête, oblique

 

Lui aussi le miroir, comme tout ce qui habite ces lieux.

Doña Pilar essuie la sueur de ses joues. — C’est

Inadmissible ! dit-elle et les ricanements se propagent

 

Comme les nouvelles bonnes ou mauvaises que colporte

Le vent. L’homme frappe l’eau avec un bâton, vous

Voyez ? Vous voyez comme il est tranquille ? — Si

 

C’était lui, dit doña Cecilia, je le saurais. Et la haine

Revient sur son visage noir, presque obscur à force

De ressemblances. — Encore un petit verre, propose

 

Gisèle en tendant le sien. Il y a deux stigmates rouges

Sur ses joues, suçons des prédateurs. Elle boit l’alcool

Avec une précipitation de chatte nourricière. — Constance

 

Ne viendra pas, dit-elle. Elle dit que ce n’est pas le même

Homme. Elle dit que c’est l’Homme. Elle dit qu’elle

Ne couche pas avec n’importe qui. À son âge on ne

 

Couche pas avec le premier venu. On couche avec de

Vieilles connaissances. Que sait-elle que nous ne savons

Pas ? — Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas Ochoa !

 

Grogne doña Cecilia. Je connais cet homme comme si

J’étais sa mère. Nous le tuerons un jour, don Felix,

Et nous serons garrotés sur la place publique, lui et

 

Moi, Cayetano et moi garrottés sur la place devant

Ce monde qui ne reconnaît pas ses saints quand

Ils s’annoncent si clairement, n’est-ce pas, Pilar ?

 

— Quelle confusion ! soupire Françoise qui arrive

À peine. J’étais la proie de la rue (vous me connaissez)

Quand il est apparu, avec sa couverture et son walkman.

 

La Clara, que nous connaissons tous, l’a reçu sur le seuil

De sa maison. J’ai téléphoné d’une cabine. J’ai crié

Dans le téléphone, en vain ! Cristus ! Cristus ! Tu es

 

La croix que nous portons ! Tu es l’enfant de la douleur

Et du crime ! Nous t’aimons comme hypothèse de travail.

La Clara m’a ri au nez, si je puis m’exprimer ainsi !

 

Son lait d’ânesse achevé, il a repris son chemin

Et je l’ai suivi, voyant la Clara rentrer dans sa niche

De statue. J’ai suivi l’homme que nous aimons ensemble

 

Et je l’ai perdu parce que je ne le voyais pas. Comprenez

Ce que vous voulez, mais je ne suis pas folle !

Je suis cette femme qui perd la trace de l’homme

 

En chemin. Ne m’en voulez pas et traitez-moi de folle

Si vous voulez à tout prix que je sois cette femme.

Un petit verre d’alcool me fera du bien. Merci !

 

— Mais cet homme, doña Pilar, cet homme que vous

Voyez mieux que nous, cet homme qui revient chaque

Fois que vous apparaissez, qui est-il ? Question de

 

Journaliste. — Si Ochoa est le Christ, glousse doña

Cecilia, que je sois damnée ! Des cristaux de sucre

Miroitent sur ses lèvres. Je tuerai Ochoa de mes

 

Propres mains de Cayetano ! Vous verrez comme

Je saurais m’arrêter de respirer sans votre garrot,

Don felix Gálvez Bonachera ! Comment osez-vous

 

Rompre ces larynx sans demander l’explication ?

Je vous haïrais si vous n’étiez pas mon juge !

— Non, non ! dit Françoise, c’était le même homme

 

Mais ce n’était pas le même instant de bonheur.

Le temps est une facilité de langage, comme

Ces politesses qu’on cultive dans notre sein

 

Pour ne pas déranger l’ordre des jours qui pourtant

N’en ont pas. — Ravaudeurs ! Ravaudez ! On ne

Vous demande rien. Soyez les virgules des filets

 

Et que les filets soient le texte de vos poissons !

Dit Gisèle qui se souvient d’avoir été poétesse.

J’ai été ce que j’étais et je suis devenue ce qu’il sait.

 

— Tel est notre destin, soupire la Flores. Don Alfonso !

Méfiez-vous des miroirs ! La science s’y dénature.

Mais don Alfonso Gálvez Hoffman ne sait pas

 

Se débarrasser des miroirs qui envahissent l’envers

De son existence de chercheur et de praticien.

Don Guillén arrivait avec monsieur de St-Pé.

 

Je l’ai vu, dit Françoise Garnier. Je sortais de chez

Moi. Et elle raconta comment le téléphone avait donné

Son lait au sein du Christ que Clara poursuivait

 

Pour lui arracher son pompon. Monsieur de St-Pé

Baisa cette main et tendit la sienne aux autres.

Il est entré chez Pierre, dit-il, sachant très bien

 

Que la nouvelle était attendue. Comment ne pas

Entrer chez Pierre ? Les camés dormaient d’un

Seul sommeil, couchés sur le sable, enfants de la

 

Nuit. Chez Pierre, on ne pose pas de question.

Il fait entrer l’étranger et ne lui demande rien.

Il sert un vin de son pays, un vin noir comme la

 

Nuit, un vin capiteux et long en bouche, comme un

Jour sans pain, sans désir, sans rien. Un vin joyeux

Que les camés réclament et qu’il leur refuse, Pilar !

 

Espèce de reconnaissance. Espèce rituelle. Sans vin,

Nos verres sont vides et notre esprit s’éloigne de la

Chair. Pilar ! Cet homme ne nous reconnaît pas !

 

Libérez Thomas Folle ! Libérez Thomas Folle !

Mais Cayetano passa dans la rue, porteur d’espoir,

Et doña Cecilia sombra dans l’inconscience, Pilar !

 

 

*

* *

 

 

Revoir Pierre est une aventure du désir. Sa maison,

Nous le savons parce que nous l’avons déjà chantée,

Jouxte la plage où des camés finissent leur existence.

 

Ochoa, si c’est lui ce Christ nu sous sa couverture,

Entre dans le jardin par un sentier couvert de planches

De teck vernissées. Pierre n’a pas dormi de la nuit.

 

On se reconnaît, forcément. Les années atteignent

La perfection des ressemblances. La joie s’exprime

Facilement, sans une seule trace de ce désir viril

 

Qui a marqué l’enfance des deux hommes. L’un

Possède encore et s’accroche à son bien, cette maison

Que les camés dénaturent, il s’en plaint tous les jours.

 

 

L’autre ne possède plus rien. Il ne possédait pas

Grand-chose. Il n’a eu aucun mal à se séparer

Des objets du désir. L’autre ne croit pas que ce soit

 

Aussi facile, mais il accepte la différence, il y a

Toujours eu une différence pour les distinguer

Clairement l’un de l’autre. Ne pas dormir comme

 

C’est nécessaire est toute la tragédie de Pierre.

L’autre ne dit rien pour répondre à ce cri.

Le dallage lui rappelle la souffrance, il ne sait

 

Pas pourquoi. Le vin de Pierre est capiteux pourtant.

— Si tu es venu pour ne pas me voir, dit Pierre,

Ce n’est pas la bonne saison. Je ne vis que l’hiver,

 

Quand les camés remontent vers le Nord. L’hiver,

Je ne suis plus seul et la vie me sourit. Tandis que

Le soleil casse mon dos de taureau à la porte

 

De cette mort que je crains comme l’eau des rivières.

L’hiver, c’est presque le bonheur et la plage déserte

Reçoit mes offrandes érotiques. Je suis coquillage,

 

L’hiver. Je suis l’écume, la trace, la profondeur.

Sinon c’est l’été que les camés mettent à profit

Pour envahir ma sérénité et je sombre dans la colère

 

Pour ne pas nourrir mon désespoir. Leurs filles sont

Laides comme l’écorce, leurs enfants témoignent

De cette laideur en se jetant dans mes jardins

 

Pour y arracher les fruits que je destine aux oiseaux,

Pure beauté que je ne comprends pas parce qu’elle

Maîtrise le vol plané. Encore un peu de ce vin personnel,

 

Ne te gêne pas, tu es chez toi comme tu as toujours été

Ma meilleure idée. Cette enfance me traverse chaque fois

Que l’hiver annonce la fin de l’été, voix des tunnels

 

Auditifs, des plongées visuelles, de l’attrait pour le vide.

Les camés reviennent alors et me saluent comme on salue

Une vieille connaissance inévitable. Je ferme le portail

 

Avec la chaîne rouillée que les enfants secoueront la nuit

Pour m’empêcher de trouver le sommeil. Comment vivre

Sans cette part d’existence qu’est le rêve ? Cet autre lieu

 

Me manque, comme s’il existait et que je ne pouvais pas

Le savoir sciemment. Jamais je ne me suis senti aussi

Vaincu qu’à cet âge que j’ai vu venir comme le bout

 

De la route où nous rêvions ensemble d’un esprit coupé

À l’endroit où commence le rêve et où ne s’achève pas

Vraiment les jours. Nous sommes une conscience finie

 

Que le rêve introduit dans l’infini par la petite porte.

Ce que nous ne savons pas et ce que nous savons mal

N’explique pas ce que nous ne savons pas encore.

 

Ce vin, ami de toujours, est mon vin. Je veux dire

Que c’est ma vigne qui le produit. Je m’éreinte comme

Un triste sur cette pente caillouteuse, taillant la vigne

 

Ingrate comme si je ne lui demandais rien de grave.

Je suis seul comme il n’est plus possible de l’être.

Le chêne noir de ma bordelaise en témoigne ailleurs

 

Qu’ici où tu me vois propriétaire et fils de la terre.

Mais tu en sais plus que moi sur l’envers de la conscience.

Tu sais à quel point je m’embrouille quand ce n’est plus clair

 

Comme l’eau de tes roches d’abstème, ami de toujours

Que mon enfance reconnaît quand il n’y a plus rien

Qui ressemble à ce qu’elle sait encore de l’existence.

 

Ma maison serait la tienne si tu avais besoin d’une maison.

Ma nourriture et mon vin seraient ton corps si tu m’aimais

Encore. Mais je n’ai plus la tête aux croissances de l’être.

 

Je ne trouve plus le moindre chemin, immobile me vois-tu,

Et froid comme les murs de l’hiver qui m’enferme.

Il n’y a rien que tu puisses changer à cette tristesse

 

D’homme finissant. Nous n’avons pas aimé les femmes,

Erreur fondamentale de l’homme qui est une femme

Cachée dans la femme. Nous savions que la vie

 

Ne pardonnerait pas au vaincu. Il n’y a rien comme

Être dépossédé de l’héritage biologique. Je devine

La nuit comme si elle était la conséquence du jour.

 

Est-ce raisonnable ? Mais la nuit n’explique pas

Le jour suivant aussi facilement, aussi poétiquement.

L’obscurité est gagnée pour toujours, au croisement

 

De l’enfance et des voyages prometteurs que la maison

Inspire au cœur plus qu’à l’esprit. Ces mots que j’ai trouvés

Ne reviennent que pour ne pas être oubliés, Christ !

 

Des camés envahissaient mon existence, mon sable fin

Et mes gazons soyeux. Couchés comme des méduses

Échouées aux solstices, ils attendaient la magie du verbe

 

Et me reprochaient mes silences. Leurs filles nues

Accouchaient sans un cri. Des enfants menaçaient

L’intranquillité relative et des oiseaux interrogeaient

 

Le temps. Je suis cet homme que tu voulais oublier

Pour accroître ta part de rêve. Et voilà que tu entres

Dans ma maison, nu et pauvre, muet comme un insecte,

 

Gavé de femmes et de nourritures terrestres, assagi

Par l’aventure. Ta croissance est une leçon aux mots

Que je ne trouve pas pour t’accueillir dans mon lit.

 

Si j’avais un chien, je serais ce chien. Je suis oiseau

Parce que je ne possède pas de chien. Si j’étais chien,

Je ne toucherais pas au soleil, j’irais à l’aventure.

 

Mes os sont creux et je suis à peine plus lourd que l’air,

Ce qui explique des voyages immobiles, ma transe

Et le manque de femmes trahies pour d’autres femmes.

 

Je ne sais pas si tu reviendras ou si l’avenir

Nous réserve d’autres rencontres. Mais tu peux

Compter sur mon silence. Même les camés

 

N’arracheront pas ces écailles au poisson

Qui figure notre liberté. J’ai tracé hermétiquement

Les chemins de mes jardins, afin d’y égarer

 

Les camés et les docteurs de la loi et des principes.

Tu en connais les graphes, par habitude mais

Aussi par intelligence des lieux conçus d’avance,

 

On ne savait jamais. Comme il est doux d’être seul

Avec un homme qu’on n’épargne pas question enfance

Et héritage ! Tu te souvenais de la dernière raison

 

De se quitter pour le voyage et tu entrais dans la maison

Que t’avaient décrite les femmes couchées. Tu savais

Que je n’y vivais plus depuis longtemps. Tu venais

 

Chercher la trace de mon passage et tu interrogeais

Des camés médusés. Leurs filles te touchaient sous

La couverture et les enfants écoutaient les sonorités

 

Organiques de ton walkman. Le portail disparaissait

Dans l’herbe folle un moment verdie par les coulures

D’une existence savante. Les chemins croulaient

 

Sous les frondaisons de l’été. Il n’y a pas de maison

Au bout de ce court moment d’évocation véloce

Comme un vol en piqué. L’homme que j’étais

 

N’est plus, voilà tout. Tu rencontres mon aura

Quand tu aurais voulu me revoir. On t’explique

Les choses mais tu ne les comprends pas. L’été

 

N’est pas loin de s’achever. Des nudistes joyeux

Traversent les jardins en diagonale. Les camés

Se dénudent pour la circonstance, mais cette nudité

 

Offense la nudité pensante des naturistes qui plongent

La tête la première dans les cercles concentriques

Du bord de l’eau. — Christ ! Christ ! Je viens te chercher !

 

Pourquoi retournerais-tu en Palestine ? L’Espagne

Est la terre d’accueil de toutes les formes de l’enfance.

Laissons la liberté à la France et la chance aux Anglais.

 

Il n’y a pas d’Allemagne qui tienne ni d’Italie

Au Pausilippe. Ces îles que tu vois s’éloigner

Sont nos embarcations dans la Lune. Le taureau

 

Est une allusion au combat et non pas un combat.

La route est une proposition de route et non pas

Une route qu’il ne s’agirait que d’emprunter

 

Pour exister au voyage circulaire de la folie.

Ce sable, c’est de la lune en miettes, cristaux

Et éclats de coquillage, érosion et tournoiement.

 

Ces femmes sont les enfants des hommes

Et les hommes sont les femmes de l’enfant.

Le lit est une chance à ne pas laisser passer.

 

Pierre expliquait aux femmes qu’il ne reconnaissait

Pas les lieux, mais qu’il les aimait parce qu’ils

Lui parlaient aussi clairement que l’eau des roches

 

De l’enfance. — C’est donc toi ! lui ai-je dit.

Toi, mon ami de toujours, ma souvenance

Érotique, mon avenir de femme. Je reconnais

 

Ta barbe et tes oreilles. Tu chassais les oiseaux

Avec une précision de lame de couteau sans

Les mains de la femme trahie superbement

 

Par l’homme que nous ne serions ni toi ni moi.

Je lui ai dit ce que je pensais de cette manière

De revenir uniquement pour créer un effet

 

De surprise. Il a bu mon vin, qui n’est pas le meilleur,

Vous le savez, et il l’a trouvé assez bon pour ne pas

Le recracher dans les mains que je lui offrais pour la

 

Circonstance. Pierre était fou de joie et les femmes

Le croyaient fou de raison.

 

Gisèle retourna chez elle

Et demanda à Fabrice de lui caresser les seins.

 

— Pierre ? disait-il. Pierre connaît cet individu ? Mescal

Le connaît aussi mais ce n’est pas le même souvenir.

Que sais-tu de ces complications romanesques, femme !

 

 

*

* *

 

Aliz et Néron était deux poupons de chair rose et joyeuse.

On les voyait jouer aux osselets véritables que le berger

Leur donnait s’ils le lui demandaient. — Voici les petits

 

Baigneurs, roucoulait Gisèle si votre regard s’interrogeait

Sur la présence de ces deux angelots de porcelaine crue

Au milieu du corral de sable rouge. Le berger s’annonçait

 

Par sa houlette fourrageant les buissons à la recherche

Des asperges sauvages dont l’omelette envahissait

Bientôt vos narines sensibles à la nourriture des hommes.

 

Un ancien bassin d’irrigation avait été transformé

En piscine et les enfants y pataugeaient dans dix

Centimètres d’une eau limpide car la comtesse

 

Craignait la noyade et les maladies infectieuses.

Le berger Ochoa pouvait voir à quel point l’homme

S’ennuyait à la fois de sa femme et de ses enfants.

 

Il buvait de l’anisette sous l’auvent de bruyère,

Agacé par les insectes et peut-être tranquillisé

Par les montagnes dont il parlait souvent avec

 

Science et poésie. Ochoa descendait pour boire

Lui aussi. Il buvait debout, refusant toujours de

S’asseoir, invitation que le comte n’épuisait pas

 

Malgré la colère d’Ochoa qui montait comme

Les tournoiements noirs et rouges de la tempête

Qu’il était toujours le premier à annoncer.

 

La femme surveillait les enfants du coin de l’œil,

Dérangée par une autre femme dont elle fustigeait

Gaiement les bavardages ou par un homme fatigué

 

Des silences du comte qui pouvait durer jusqu’à

La fin de la nuit. Ochoa vivait seul et presque nu

Dans sa maison de planche et de caillou, belle

 

Demeure des Seuls, des Oubliés, des Inconsolables

Et des Tristes, peuple de son existence sans amour

Autre que celui qu’on lui donnait pour compenser

 

La misère de ses revenus. Les putains vivaient chez

Elles, il n’y avait plus de bordel depuis que la morale

Avait balayé la dictature. On le voyait aller et revenir,

 

Et son peuple le suivait, farouche et désordonné,

Enclin au vagissement plus qu’à la vocifération.

Dans la bruyère de ses toitures, on trouvait le repos

 

Des bêtes un peu précaire. On n’y montait pas

Avec lui, même si l’invitation était une menace,

Car l’homme qu’il était ne pouvait pas oublier

 

La femme qu’il n’avait pas connue et qui lui manquait.

Gisèle s’embrouillait dans le flux des notations.

Elle posait une croix sur les mots communs aux phrases

 

Et les appelait des répétitions si le comte réclamait

Sa pitance. Les enfants revenaient avec les brisures

De leur chair cassée aux angles sommaires de la piscine.

 

Elle ne les chassait pas en présence du père et ils

Le savaient, en profitaient, en riaient avec elle jusqu’à

En devenir hermétiques et savants. — Ne jouez pas

 

Avec la patience de votre mère, conseillait le comte

Passablement taxé d’anisette et d’olives piquantes.

Ochoa entendait le mot patience et il songeait aussitôt

 

À l’impatience des bêtes qu’il connaissait de toujours,

Une impatience de femme qui n’a pas de temps à perdre

Avec les instances d’un désir à la fois clair et à la teneur

 

Si variable qu’il pouvait paraître obscurément installé

Dans ce corps solide qui sentait la poussière des chemins

Et la crasse de l’attente et des éjaculations nocturnes.

 

Aliz est une petite fille qui ne fait plus pipi au lit. Néron

Inonde sa couche depuis toujours. Il y a une odeur

De bergerie dans leur chambre commune éclairée

 

Par le plafond ouvert. Ochoa avait déplacé cette dalle.

Il la déplaçait au premier jour de l’été, pas avant,

Au prix d’un effort inimaginable et surtout

 

Inexplicable. Gisèle voyait l’homme sur le toit, ripant

Sur le gravier et jurant en grattant la terre grise et dure.

L’interstice le tranquillisait. On voyait la lumière

 

Se répandre sur le lit commun aux deux enfants dont

L’un pissait et l’autre n’en parlait pas parce qu’elle

Ne désirait pas cet affrontement inutile. Ochoa ripait

 

Encore et la dalle était remplacée par un carré de lumière.

Le gravier et la poussière étaient balayés par une femme

À l’échine de vache, elle qui n’avait jamais vu de vache

 

De sa vie. Les enfants connaissaient les vaches de leur pays

D’arbres et de pluie. La femme retournait d’où elle venait

Et Ochoa buvait une anisette fraîche, debout comme

 

Un arbre, repoussant l’invitation à s’asseoir, refusant

De parler des sujets importants comme la politique

Et la place de la religion dans l’existence. Il amenait

 

Les olives que les enfants ne mangeaient pas parce

Qu’elles piquaient. Les olives étaient amères ou piquaient,

Il n’y avait pas le choix dans la maison d’Ochoa où

 

Personne n’entrait que son peuple de crasse et de douleurs

Acquise au long d’une existence de travaux des jours

Et de nuits sommaires comme le Droit à cette même

 

Existence. — Ce n’est pas la misère, disait le comte.

Il est propriétaire de la maison de son père, n’a perdu

Qu’une parcelle de cet héritage, retrouvera son chemin

 

Une fois passée l’amertume inspirée par la jeunesse.

Gisèle voyait mal cet homme vieillir sans sa colère.

Elle lui soumettait l’agitation constante des enfants

 

Qu’il ne jugeait pas comme elle aurait voulu qu’il

En parlât. Il revenait avec une bête blessée sur le dos

Et les enfants plaignaient la bête sans se soucier

 

Des souffrances de l’homme. La curiosité l’emportait

Sur la pertinence. Et le regard noir d’Ochoa le loup

Renvoyait la colère au diable. La comtesse frémissait

 

 

Et ordonnait aux enfants de ne pas poser des questions

Sans réfléchir au moins un peu aux réponses. Ochoa

Connaissait toutes les réponses. Il aurait pu commencer

 

Par là, mais la terre est dure aux bêtes et par conséquent

Aux hommes qui la possèdent et la travaillent comme

Des bêtes sous un soleil annonciateur de l’enfer.

 

Quand Ochoa sortit nu de sa maison et qu’il se couvrit

De cette immonde couverture qui avait servi de tapis

Au chien sans voix, la comtesse était à la fenêtre,

 

Et il n’exprima aucune colère. Il ajusta ses écouteurs

Et descendit. Sa belle queue se dressait à l’oblique.

Gisèle ferma les yeux et pria. Le comte roupillait

 

Comme un oiseau dans son nid, le nez dans les coussins.

Quand elle rouvrit les yeux, la vision avait disparu.

Elle reprenait à peine sa respiration quand Ochoa

 

Réapparut sur le chemin, descendant et suivi par le narrateur

Qui se cachait derrière les arbres. Elle faillit l’appeler.

Mais les enfants dormaient comme des santons

 

En chocolat. Elle les caressa sans les réveiller. La nuit

N’en finissait pas. Le chien s’était tu, habitant du seuil.

Elle n’avait pas entendu les bêtes frémir elles aussi.

 

Puis la nuit recommença, interminable et concise,

Ajoutée comme le jour mais sans l’estimation

Exacte de sa fin provisoire. Le corps flagellé

 

Par l’attente, elle ne chercha pas le sommeil. Des rêves

S’amoncelaient, exutoires et vains. La petite queue

Du comte frémissait dans l’air moite, proie des mouches.

 

 

*

* *

 

Il faut dire que Ramirez, Serafín Antonio Muñoz

Ramirez, fils légitime et frère infidèle, le Ramirez,

— Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.

 

Il a beau parler de celle des autres, en mal,

Pour la faire voler en éclats au coup de feu

De ses expéditions canoniques chez les autres,

 

Il a beau tremper son porte-plume dans l’encrier

Et rédiger la chronique véridique de ses contemporains

Les moins chanceux et les plus discutables,

 

Il a beau se tenir propre et veiller au regard

Des femmes qu’il ne possède pas même

Quand il tente de marchander leur délinquance,

 

Il a beau posséder les biens de l’homme établi

Dans la société qu’il a le devoir de maintenir

Au niveau de la simple relation marchande

 

Et des principes qui établissent les fondements

Des contrats — Ramirez est tout de qu’il y a

D’imbécile, d’archaïque, de demeuré et d’inférieur

 

En amour à tous ceux qu’il jette en prison à grands

Coups dans le dos. Ramirez s’en prend aux entrejambes,

Ne ménageant pas la couille ni le clitoris, instituant

 

La raclée comme moyen de pression et de justice.

Ses collègues redoutent le témoignage des murs

Mais leur silence laisse faire Ramirez qui tire

 

Des coups de feu sur les mouches au-dessus

De votre tête de petit voyou ou de grande bête.

Voyou, il l’est lui-même dans un certain sens,

 

Et bête, il ne fait pas honneur aux animaux.

C’est un homme de droite, un ennemi de l’art,

Un soldat de Dieu, un antirépublicain, un saint.

 

La cervelle des mouches est peu de chose, il faut

En convenir avec lui sous peine de soupçon.

Il ne fait pas bon être soupçonné par Ramirez,

 

Même si on est un compagnon de route, même

Le Chef se méfie de cette grandeur qui fait les hommes

D’État et les grands généraux quand l’occasion

 

 

Se présente. Certes Ramirez n’a jamais tué personne

Et personne ne peut se vanter de lui avoir fait peur.

On signale quelques blessures profondes, une possible

 

Mutilation d’un principe fondamental de l’esprit,

Et la ruine de quelques connaissances indispensables

Chez les victimes de son zèle. Rien de bien grave

 

Il faut en convenir. On a beau aimer l’existence,

On a beau se tuer à faire des enfants aux femmes,

Et les femmes ont beau demeurer des femmes dignes

 

De ce nom, il n’est pas facile d’écouter les cris

De cette Espagne qui joue à la Démocratie comme

Elle a joué avec l’assassinat de son passé ou pire

 

Avec les différences de race et de convictions.

Si l’on n’est que le fruit sur l’arbre, si l’été

De l’existence ne promet rien de bien facile

 

Ni de réjouissant au moins une fois l’an, si l’enfant

Est porté et veillé parce qu’il n’y a pas d’autre explication,

Si l’attente est remplacée par les travaux et les travaux

 

Par une automobile et un appartement, si les études

Des enfants se limitent à l’apprentissage d’un métier

Qui représente une nette amélioration des conditions

 

D’existence, si toutes ces conditions sont réunies,

Et elles ne le sont jamais qu’imparfaitement, alors

Ramirez est un homme juste et sincère et sa chanson

 

Ne contient que la semence des futures nations, sorte

D’Islam que la Chrétienté réduite à néant par les rois

D’Europe appelle quelquefois de ses vœux parce que

 

Quand on est pauvre on se sent des affinités avec la religion

Et on n’est pas dupe des rois ni des princes du capital,

On sait parfaitement que Ramirez est un serviteur

 

Et que moins on a affaire à lui et à ses principes,

Mieux on se porte du côté de la tranquillité et même

Du Bien sans quoi la vie n’est que la litanie

 

 

Du Mal et de la Misère, croissance maîtrisée là-haut.

Toute société, qu’elle soit établie en nation ou en horde,

Trouve son équilibre dans l’eau : pn — pm = ρgh.

 

Mais il faut aussi compter avec la profondeur, celle

Des idées qui forment le lit de la volonté, comme en France

Et aux États-Unis d’Amérique par exemple, valeurs

 

Héritées et non pas admises par pure spéculation

Touristique. La Démocratie ne créera aucune autre

Démocratie, elle inspirera des imitations et il faudra

 

S’en contenter. Mais après combien de combats livrés

À la foi et à ses redoutables théories du savoir et de l’art ?

Ramirez ne sait pas que l’Espagne est une imitation

 

Et il doute que l’Arabie en devienne une tôt ou tard

Dans les mêmes conditions d’Histoire et de raison.

Il établit que la race est un principe qui explique

 

Les comportements, par exemple la duplicité

De l’Oriental et la vigueur au combat de l’Occidental.

Jamais il ne lui viendrait à l’idée que l’Espagne

 

N’est pas un pays occidental. Il sait que son sang

Est impur et lutte contre cette salissure de l’Histoire

Avec une cruauté de femelle qui ne veut pas sevrer

 

Ses petits. Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.

Il a beau s’échiner à démontrer le contraire, il est bête

Et asocial, dangereux et lâche jusqu’à la trahison,

 

Sa main tremble de retourner au garrot, mais il y pense

Quand il voit ces peuples d’Afrique traverser son territoire.

L’Afrique parle du Mal et de la Misère ici même

 

Avec l’accent de la vérité et il n’y a pas un seul écrit

Soi-disant sacré pour dire le contraire. Ce n’est pas

Le monde de Ramirez qui s’écroule, c’est le destin

 

Des hordes d’alimenter les démocraties. Ramirez a beau

Ne posséder qu’une cervelle d’idiot congénital,

Il comprend que plus rien ne changera, que tout s’est joué

 

Et qu’il ne reste plus qu’à souhaiter que les grandes nations

De ce monde sautent sur leur arsenal atomique ou que Dieu

Ouvre la terre sous leurs pieds. Cette idée de l’abîme

 

Destiné à changer le monde ravit quelquefois Ramirez

Qui ne la trouve pas bête, au contraire. Il regarde les Noirs

Et les Maures passer devant le Cuartel et il se dit

 

Que l’Espagne est le juste milieu. — Dieu, ouvrez la terre

Et que les grandes nations soient anéanties par la catastrophe

Et que l’Afrique disparaisse aussi, et l’Amérique des Indiens,

 

Et la Chine et l’Inde des Atlantes. L’Espagne est le berceau

Du monde. Nous avons attendu trop longtemps. L’enfant

Demande à courir de ses propres jambes. Dieu ! N’attends

 

Plus le dernier moment pour décider de notre sort. Choisis

Avec nous, hurle Ramirez devant son miroir. Mais la solitude

De sa chambre ne renonce pas aux femmes et il téléphone

 

À Clara qui s’y connaît. Il n’y a rien comme une femme

Pour donner à l’homme le sentiment qu’il comprend tout

Ce que la terre et l’existence lui disent du matin au soir

 

Et du soir au matin, alors que derrière les barreaux, fers

À béton peints en vert criard, on se plaint mollement

De la promiscuité et du peu de chance de ne pas recommencer.

 

Ramirez attend la femme. La nuit s’achève dans la lumière,

C’est son destin de non-objet. La nuit eût été un objet,

Il l’aurait prise dans ses mains pour lui demander son nom.

 

Mais la nuit est une disposition de l’Univers en expansion,

Et Ramirez ne le sait pas. Il a beau ne pas avoir de cervelle,

Et on a beau se priver de le lui dire pour l’offenser d’abord

 

Et pour que la vérité soit, le jour est une promesse

Que personne ne tiendra. Don Felix Gálvez Bonachera

Arrive avec la patrouille qui ramène Thomas Folle

 

Et Ochoa qu’on prend pour le Christ. Ramirez ouvre

Deux cellules contiguës et attend. Don Felix est moins

Bête que lui, il le sait et ça le rend fou de jalousie.

 

 

 

*

* *

*

 

— On te demande si tu as vu ce qu’il t’a montré !

Néron riait comme un fou. Le magistrat voguait

Sur sa chaise. Un verre d’eau rutilait avec les mouches.

 

— Il n’a rien montré, dit Aliz, ou alors je n’ai pas vu.

D’ailleurs Néron n’a rien vu non plus. — Tu dis ça

Parce que c’est ton ami ! grogne Ramirez qui tient

 

La machine à écrire. — Elle croit encore que c’est

Un ami, dit don Felix Gálvez Bonachera. Un ami

Te montrerait-il ce qu’il est honteux de montrer ?

 

Néron n’en pouvait plus. Il riait comme un fou.

Don Félix Gálvez Bonachera l’avait traité de petit

Idiot de sa mère, une manière comme une autre

 

De tempérer sa pensée à l’égard de ce garçonnet

Qui « trouvait ça marrant après tout. Un ithyphalle

N’a jamais fait de mal à personne, » avait dit Fabrice

 

Sans vouloir offenser l’Espagne. Ramirez avait tapé

Cela. Il avait prévenu : — Je tape tout, c’est la règle.

Don Felix Gálvez Bonachera redoutait ces longueurs.

 

Il préférait le marivaudage des aveux à la rigueur

Des interrogatoires affectés par l’imbécillité du garde

Civil faisant office de secrétaire en ces jours de disette

 

Sociale. — Si tu n’as rien vu, dit le policier, tu mens !

Aliz savait très bien ce qu’on faisait aux menteurs

Dans ce pays étranger dont elle n’aimait que le soleil

 

Et les chats. — Si tu le sais, pourquoi mens-tu ? Les chats

Habitaient dans les fenêtres. Elle les nourrissait et Néron

Les agaçait. Ochoa n’aurait pas montré sa queue de loup

 

Si la nuit ne les avait pas réveillés. La nuit veille et réveille.

Un magistrat qui a vécu tant de témoignages intermédiaires

Devrait le savoir, mais la Loi ne parle pas de la nuit,

 

Elle n’évoque que les jours et les prisons, les travaux

Et les contrats, l’identité et la passion. Ramirez était trop

Bête pour comprendre ce que le magistrat ne comprenait

 

Pas lui non plus. Néron pouvait voir les prisonniers

À travers l’interstice que la porte ouvrait dans la chair

De la lumière. Cette fois, il n’hallucinait pas facilement.

 

Thomas Folle racontait comment il avait mis le feu

À son autobus. Il avait vu les chats fuser comme des étoiles.

— Vous auriez pu provoquer une explosion, dit Ochoa.

 

Ils étaient assis derrière la grille verte, les mains parlant

Ou se plongeant dans le silence têtu de l’innocence

Aux mains pleines. — Si tu es le Christ, dit Thomas Folle,

 

Pourquoi recommencer ? N’as-tu pas assez souffert pour nous ?

— Non, dit Ochoa. Je ne suis pas le Christ. Je lui ressemble

Chaque fois que je m’abandonne. Qui est cette fille ?

 

Tu devrais le savoir. Elle était fenêtre la nuit et chat le jour.

Elle cherchait l’eau de la rivière sous les cailloux.

Les animaux sortaient de la terre et tu expliquais

 

Pourquoi. Il n’y a pas d’animal sans cette frayeur au bout

De la nuit. Je me réveille parce que je ne dors pas.

Remontons jusqu’à ce que je sais de la source et taisons

 

Nous devant ce silence. À la croisée des eaux, un moulin

Abrite les essais de fornication de l’enfance qui atteint

La maturité par cette porte étroite. — Pourquoi le Christ ?

 

— Demande-leur. Ces femmes attendent ce que l’homme

Renouvelle. Paroles d’homme. Les ailes du moulin, brisées

Par le vent et les insectes, abritent des oiseaux bleus

 

Que tu appelas des chasseurs. Cette abstraction séduisait

La femme. Puis le mur du barrage impose ses espaliers

De roches grises et ses arbustes aromatiques. On se sent

 

Petit au pied de cette construction, levant la tête pour apprécier

Le tonnage et l’ampleur des travaux. Des camions, une

Quantité incroyable de camions circulant jour et nuit

 

Et les hommes ont dressé ce monument d’utilité publique,

Ce qui ménage l’esprit quand on songe à l’orgueil

Qui préside d’ordinaire à ses constructions monumentales.

 

Puis le chemin si dur à refaire jusqu’au-dessus du lac

Qui emprisonne à jamais un peuple aujourd’hui déplacé,

Remplacé. — Mon nom est celui d’un loup solitaire

 

Et cruel. Écris-le avec un X, ma poule. Fais-le sonner

Dans ta bouche-moulin à paroles. Et descendu au bord

De cette eau morte, il fallait se contenter de la vision

 

Des algues. Ces reflets d’argent, ce sont les poissons.

Et cet or qui ne se laisse pas regarder en face, c’est moi.

Moi dans la pureté d’un instant de croyance,

 

Moi au temps où cette terre était la mienne et celle des autres.

Il n’y avait que moi et les autres. Et les animaux tranquilles.

Il y avait aussi ce qu’on pouvait savoir, entre les mots,

 

Il y avait un infini d’autres mots et tout était tranquille.

La rivière est un fleuve, ma mie. Si tu ne vois pas son eau

Couler comme le sang hors de sa raison, tu ne vois rien,

 

Tu vois ce qu’on impose à ton esprit, tu vois des hommes

Qui appartiennent à l’homme et non pas à la terre. Tu vois

Des villes peuplées d’étrangers à l’homme et des rues

 

Traversées de femmes pressées d’en finir avec le jugement

De Dieu. Ici, tu pourrais voir l’homme et la femme,

Non pas unis mais parfaitement ressemblants, parfaitement

 

Équivalents. Cette eau qui s’arrête et que l’évaporation

Et l’immobilité attisent comme le feu qui couve sous la cendre,

Cette eau témoigne de l’homme-femme et de l’enfant

 

Que tu es. Je me souviens maintenant que tu le dis

À ces magistrats aux larmes de crocodile, je me souviens

De ma promesse d’un sermon sur la Montagne : Riches,

 

Vous périrez par le feu. Discours de riche, je sais. Mais

J’y crois, ma mie, j’y crois comme si Dieu pouvait encore

Exister après la mort. Si je n’étais pas si pauvre,

 

Et si la maison de mon père avait un sens, si ma vie entière

Était un chant et non pas une histoire, ma mie nous nous

Aimerions sans savoir qui de nous est la femme, qui l’homme

 

Et pourquoi l’enfant. Mais la terre ne se nourrit plus

De ses animaux ni de son eau, la terre métallique s’oxyde

Au lieu de prendre le feu promis par l’atome, la terre

 

N’est plus qu’une anecdote probable entre toutes les anecdotes

Dont l’univers s’accroît inintelligiblement. Nous descendions

Alors, l’esprit menacé d’inconstance, et elle reconnaissait

 

Le chemin. Nous possédons aussi un pignon de roche

Jaune et rouge qui s’avance dans la vallée. J’y construis

Un temple sans savoir qui en sera finalement le locataire,

 

Dieu ou moi ? Ici, le vent peut se montrer viscéral.

Des asperges nourrissent l’instant. Des feux-follets

Embrasent l’herbe. On dit que cet endroit est maudit

 

Depuis qu’un homme s’y est pendu. Voici l’arbre

Et la branche, voici la prétendue mandragore et ceci

Est l’ombre que le mort projette sur notre chance

 

De survie. Je sais, je sais, c’est compliqué et tu voudrais

Comprendre. Alors je te pousse dans le chemin le moins

Propice aux découvertes et tu te laisses prendre comme

 

La chienne que tu es. Homme et femme nous sommes

Et ne serons jamais. Mon cri n’effraie que la chauve-souris

Qui détale dans le ciel. Nous témoignerons des circonstances

 

Le moment venu. Sur le toit de bruyère et de pavots, les enfants

Étudient cette science naturelle avec un naturel étonnant

De la part d’enfants qui ne savent rien de toi, ma mie.

 

Mais ce sont les tiens et il faut leur expliquer que l’amour

Et le plaisir ne font qu’un sinon la femme est un homme

Et l’homme une femme, ce qui est contraire aux lois

 

De la nature et par conséquent du dieu qui la renouvelle

En même temps que notre destin de tragédiens tués

Par les poisons de l’existence et les coups d’épée

 

Dans l’eau. — Vous n’avez rien vu, il ne s’est rien passé,

Nous allons nous amuser à faire peur aux bêtes qui sont

Bêtes et aux hommes qui les conservent comme des

 

Photographies. Ils venaient à toi, ma mie, et tu les aimais.

Ma maison sentait la cendre de l’olivier et la sueur

De mon front. On y buvait pour ne pas oublier.

 

 

*

* *

 

 

Doña Pilar Gálvez Bonachera avait vu le comte Fabrice

De Vermort creuser la terre du chemin en pleine nuit.

Personne ne demande ce qu’elle faisait à cet endroit

 

Elle-même en pleine nuit. Nous ne le saurons pas

Parce que personne ne le demande. Elle traversait

Une nuit rose et noire et la lune éclairait le chemin.

 

Nous ne sommes pas loin de la maison d’Ochoa.

Fabrice creuse avec une pelle, ânonnant car ce n’est pas

Un homme de peine. Elle le voit creuser, c’est tout.

 

La lune n’est pas complice à ce point, doña Pilar.

Elle voit la terre s’accumuler mais ne voit pas le trou.

Puis Fabrice rebouche le trou et tasse la terre.

 

Il s’en va, sans lumière et en silence. La maison

D’Ochoa trahit une lumière jaune mais impossible

De savoir si c’est la lumière ou l’attente, impossible.

 

Doña Pilar attend une heure, assise sur la murette

D’une aire de battage. Elle attend sans savoir ce que

La lune lui réserve. Cette lumière est celle des fous,

 

Doña Pilar le sait depuis longtemps, depuis l’enfant

Qu’elle a été pour ressembler aux autres, l’enfant

Dont on disait qu’elle était plus fragile que les autres.

 

Il n’y a plus cette fragilité dans le regard de doña Pilar.

Elle est dure au regard comme à la caresse, éprouvante.

Attendre est une habitude de l’impatience. Il y a toujours

 

Une nuit pour attendre et un lendemain pour les narrations

Du bien acquis. Si vous la voyez en route vers l’extérieur,

Vous ne croisez rien qui lui ressemble. Il faut du vent

 

Et la rare pluie d’été pour réveiller ce visage ingrat

Et pourtant beau de ses ravissements vésaniques.

Il faut une secousse électrique de feu-follet pour

 

Réveiller cette âme égarée au pays des hypothèses

Et de la foi qui s’ensuit sans la moindre querelle.

Le vent est utile à la passion quand il s’essouffle.

 

Une heure passe avec les oiseaux cachés. Une heure

De pensées et de petites sensations qui établissent

Les conditions du recommencement, car ce n’est

 

Pas la première fois que doña Pilar recommence

Ce qui n’a pas clairement eu un commencement,

Ce qui se retrouve sans possibilité d’égarement,

 

À une distance considérable des bonnes intentions.

L’immobilité des choses augmente la nuit d’un cran.

Elle ouvre le trou et ne trouve rien. Ses mains

 

N’ont pas exhumé le corps du délit. Elle les insulte,

Ces mains qui n’ont servi à rien une fois de plus.

Elle crache dedans et recommence jusqu’aux racines

 

Qui écorchent ses mains. Il faut la roche, à trente

Centimètres de profondeur, pour arrêter cette folie

Qui consiste à creuser à l’endroit même du soupçon.

 

Elle demande à la nuit un peu de sa lumière, en vain.

La lune se couche dans un eucalyptus, corne de vache.

Voir est un combat contre l’obscurité si les conditions

 

Du mal sont réunies : l’attente dont on a déjà parlé,

L’angoisse lourde des paupières, la paresse des mains

Et l’écartement des jambes qui croissent dans la terre.

 

Examinant de plus près la roche mise à nue, elle voit

L’or d’un anneau, virgule d’éclat dans la motte noire.

Mais ce n’est que son anneau, celui qui porte un rubis

 

En souvenir de la tache de sang nécessaire au veuvage,

Taureau d’or et d’ombre couché dans le lit commun.

L’anneau glisse et apparaît, à la lessive comme à la

 

Terre. Désespérée, doña Pilar recommence et bouche

Le trou. La nuit ne laisse plus rien voir. Il faut avancer

À tâtons dans la broussaille et la roche émergente.

 

Le combat s’achève par ce glissement du sens

À donner aux actes les plus incohérents que la vie

Réserve à la fragilité, pour ne pas dire à l’immaturité.

 

Chez Ochoa, Christ ou pas Christ, Adonis ou Sylphe,

La lampe, si c’est une lampe, n’éclaire que le seuil,

Et encore, on ne voit pas le chien ni les espadrilles.

 

Quant à deviner ce qui se passe chez les Vermort,

Ne soyons pas chiens à ce point. Chienne, elle l’est

Pourtant quand elle revient et qu’elle se cache

 

Avec les oiseaux, ne rencontrant pas les oiseaux,

Et Mescal lui injecte de la morphine vraie, garantissant

La provenance et les effets. — Je n’ai jamais fait l’amour,

 

Dit-elle dans un ravissement digne de l’adolescente

Qu’elle a été, et ça me manque, Mescal ! Raconte-moi

Ton accident, celui qui a mis fin à ton existence d’amant

 

Pour te recommencer dans celle du plus grand fourgueur

Que cette maudite terre ait jamais porté dans son sein

De garce ! Et Mescal injecte les cristaux liquides

 

D’un monde qui n’existe pas mais dont la réalité

Est certaine et non point soumise aux hypothèses

De l’idéologie. — Va-t’en ! Va-t’en ! Je ne sais plus

 

Ce qu’il faut te demander. Et la nuit devient facile,

Facile à occuper et si facilement comprise entre

L’idée et l’acte. Chez elle, elle se lave les mains

 

Et brosse son anneau d’or au rubis tache de sang.

La rue est éclairée. On n’y passe pas encore.

Veux-tu que je t’attende ? O question nécessaire

 

À la tranquillité ! Mais personne pour la poser.

Ce jardin l’exaspère et ses fruits que personne

Ne mange à part ces insectes qu’elle rêve de clouer

 

Vivant. Jamais nue, ou seulement une fraction

De seconde incalculable entre l’enveloppe

Et la chemise, le miroir manque de temps pour

 

Lui renvoyer le reflet exact de sa pétrification.

Elle ne s’amuse pas avec les rideaux quand ils

Sont emportés par le vent et qu’ils reviennent

 

Parce qu’ils appartiennent à ce décor inchangé

Depuis tant de lunes que l’esprit en a perdu

Le compte à rebours. Le lit contient d’autres

 

Chaleurs. Le sommeil glisse sur ces sens à prendre.

Puis les jambes reviennent à la douleur, comme

Les rideaux à l’ubiquité de l’intérieur quelquefois

 

Renversé par l’inconscience, ce qui arrive quand

Mescal tarde à venir, quand Mescal n’existe plus

Que pour les autres, ce qui le ravit toujours, Mescal !

 

Si elle avait emporté la terre recreusée cette nuit,

Elle aurait fini par en découvrir le secret, un hymen

Encore chaud dans sa déchirure. Ce n’est pas facile

 

D’imaginer ce qui doit arriver quand les dés sont jetés

Depuis si longtemps qu’on a perdu le fil de la conversation.

Quelle eau de voilette se laissera enfermer dans les flacons ?

 

Pas ici ! Pas ici ! Et la tête du taureau coupée et natura

Lisée semble accepter son destin de tête coupée ayant

Appartenu au combat définitif de l’homme à peine épousé

 

Contre la nécessité de survivre à la féminisation de l’acte

D’attendre. C’est compliqué, je sais, dit Mescal, mais c’est

Pourtant la vérité. L’attente dévirilise son homme au point

 

Que le combat est perdu d’avance. Le taureau figure

L’instant du coup mortel porté à l’homme qui n’attend

Plus. Dans l’ombre, la femme demande la tête coupée

 

 

Et les cendres et elle obtient ce qu’elle veut, le jour

Même de la tragédie. Rien ne s’est passé autrement

Cette après-midi. Les funérailles furent grandioses

 

Aux dires des gens. — J’en entends encore parler,

Dit Mescal. — C’est vrai, reconnaît doña Pilar, j’ai été

À deux doigts d’en savoir plus, mais le rituel comprenait

 

L’encerclement de la mort et je n’ai pas vu l’existence

Filer entre les doigts de l’officiant. Comment retrouver

Un sommeil qui n’a jamais été donné ni même rencontré

 

Au hasard de l’amour, en chemin. De chemins, je ne connais

Que l’abondance de détails et la netteté des descriptions

Pourtant sommaires. Nos conversations sont le prétexte

 

Et non pas le genre. Nous nous dispersons comme le feu,

Éclair ou couvaison, durée à la place du temps, mémoire

Pour servir de personnage monolithique. Si j’avais creusé

 

Cette terre au lieu de la fouiller, j’aurais trouvé l’hymen

Et le rubis en perle. Mais j’ai cherché, cherché jusqu’à

L’angoisse et rien ne pouvait remplacer la morphine.

 

Cette nuit-là, doña Pilar vit le comte Fabrice de Vermort

Creuser la terre du chemin pour y enfouir l’hymen

Et la perle de sang. J’écrirais cela si je savais de quoi

 

Il est question quand cette femme traverse la nuit

De son rêve, au lieu de mentir à la justice et déclarer

Qu’Ochoa, Christ ou pas Christ, est le seul coupable

 

De ce creusement insensé en pleine nuit inexplicable

Autrement que par la sainte folie qui m’envahit alors

Qu’en temps ordinaire je suis la servante de Dieu

 

Et l’aimable compagne des hommes. — Prenez le temps,

Dit don Félix Gálvez Bonachera, nous avons tous le temps

(Ou tout le temps, je n’ai pas bien entendu la voix facile

 

De don Felix Gálvez Bonachera qui écoutait en grimaçant

Les bruits de la machine à écrire que le garde Ramirez

Activait comme le feu.) — Où en sommes-nous, Raïssa ?

 

 

*

* *

 

 

 

Cayetano aime les couteaux, qui ne le sait pas?

Qui n’en parle pas au moins une fois dans cette rue

Que les enfants éprouvent jusqu’à la paralysie ?

 

Le seuil est fendu et dans cette poussière Cayetano

Insère ses crachats en entrant comme en sortant,

Un instant suspendu au fil du regard qui détale

 

Tandis que des oiseaux demeurent aux génoises.

Le rideau porte les traces d’autres offenses, coups

De couteaux et bec de petit oiseau que l’enfant

 

Imite avec le cri entendu sur la plage. Cri Cri Cri !

On ne rit pas de le voir s’amuser aux dépens des oiseaux

Eux aussi suspendus mais au fil du temps parallèle.

 

Que Cayetano aime les couteaux ne surprend plus

Personne ici. Il possède le couteau, celui qui a déjà

Tué, du moins le prétend-il, car on suppose

 

Que la clémence des juges n’a pas rendu le couteau.

Les juges ne vont jamais aussi loin quand ils offensent

La tranquillité pour des raisons si obscures que l’homme

 

De la rue est sur le point d’exprimer sa colère. Mais

La femme tempère ces intentions. L’amour, peut-être.

Et Cayetano aime les couteaux et ne s’en cache pas.

 

Tout le monde sait que doña Cecilia fut son amante.

On sait qu’elle l’a aimé comme il n’est plus possible

D’aimer. Ainsi mourut l’homme qu’elle avait épousé,

 

Inutile d’entrer dans ces détails sordides, no vale la pena.

Les hommes tuent et se jugent responsables et innocents,

Ce qui constitue un sommet de l’art judiciaire ici

 

Bas. La femme finit-elle par oublier ce que la chair

Inspire à ce qu’il est convenu avec elle d’appeler

Son esprit ? Elle en oublia la nature mais certainement

 

Pas l’intensité. Elle n’oublia pas de préciser que pour

L’enfant, elle ne savait pas, c’était l’un ou l’autre,

« On verra si elle aime les couteaux ou les taureaux. »

 

Aussi Cayetano passa ces longues années de l’enfance

À regarder l’enfant qui jouait avec les autres dans la rue.

Il ne pouvait pas voir les yeux qu’il aurait reconnus.

 

Il n’y a rien comme les yeux pour se souvenir, rien comme

Le regard pour expliquer ce qui s’est réellement passé.

Il regardait les mains, les oreilles, ne voyant pas les yeux

 

Qui lui auraient tout dit et qui se taisaient comme une injure

Faite à son silence. « Si tu as tué mon père, je te hais.

Mais si tu es mon père, que la mort te tue elle-même ! »

 

¡Que la muerte te mata ! tataTAtataTAta. Ce rythme

Obsédait Cayetano qui haïssait la poésie et l’aimait

À la folie. « Que fais-tu pour gagner ta vie à part

 

La menacer constamment ? » — Je ne vis pas, ¡mu’er !

Je ne vis pas. J’ai tué ce qui me donnait la vie. Pas un enfant

Pour me le rendre comme tu me l’avais pourtant promis.

 

À moins que cet enfant possédât un pouvoir de fée.

Il manquait une fée à l’hermétisme de cet homme

Damné et absous à la fois. L’homme de la rue n’aimait

 

Que la femme qu’il aurait dû épouser pour la sauver

De cet amour injustifiable. Mais la femme jouait

À merveille son rôle de pavot et de coquelicot.

 

Que demander à la vie quand il ne reste plus rien

À exiger de la justice des hommes ? Une femme

Aurait pu sauver Cayetano de la tristesse, une femme

 

Comme le deviendrait cette enfant si elle était la sienne.

Mais doña Cecilia ne pardonnait pas et l’ambiguïté

De ses conversations alimentait la chronique locale

 

Comme il n’est plus possible de s’en satisfaire aujourd’hui.

L’enfant n’allait pas à l’église. On aurait toléré cette offense

De la part d’un musulman ou à la rigueur d’un Juif, mais

 

L’athéisme est une ignominie si l’on y réfléchit bien.

Et que dire de l’idéologie anarchiste que cette enfant

Héritait du cadavre toujours chaud de celui qui pouvait

 

Être son père et qui ne l’était peut-être pas ? Le dimanche,

Elle jouait seule dans la rue mais toute la semaine elle portait

Les habits du dimanche, ne jouant que de la voix et du regard

 

Que Cayetano ne voyait pas, pas plus qu’elle ne voyait les fleurs.

Doña Cecilia conservait sa beauté comme un souvenir

À ne pas oublier sous prétexte que le passé est le passé.

 

Le passé n’est pas le passé. — Comment voulez-vous que le passé

Demeure ce qu’il a été. Avec moi en tout cas, il se transforme,

Il hante le présent jusqu’à la présence et dame le pion

 

À ce futur qui est le mien aussi bien que le vôtre, peuple

Infidèle malgré les fidélités rituelles et les habitudes

De la foi. Cette fille est la mienne et vous n’en saurez

 

Jamais plus. D’ailleurs à quoi bon cet encore qui nourrirait

L’absence au lieu de la changer ? Ne vous éloignez pas

De moi, mais ne tentez pas d’analyser ce sang qui vous

 

Désignerait comme les seuls coupables de ce qui m’est

Arrivé. Je l’aime et je le hais, maintenant au-delà de la chair

Et par-dessus mon esprit qui retrouve les traces en amateur

 

De traces animales, disait en substance doña Cecilia qui

Recevait les femmes dans son boudoir aux rideaux écarlates.

Les femmes, surtout Françoise Garnier, se laissaient aller

 

Au rêve de la douleur, voyant l’enfant sans la voir, voyant

Ce qu’il n’était pas possible de voir autrement mais sans

Le voir comme on voit ce qu’il est nécessaire de voir

 

Pour se sauver du suicide. De l’autre côté de la rue,

Cayetano voyait l’enfant devenir une femme et cette

Femme n’était pas doña Cecilia. Elle était donc lui

 

Ou moi. Elle était à prendre comme le pion qu’on avance.

Qui jouait ? Qui d’autre que doña Cecilia ? Quelle femme

Possédait la rumeur à ce point ? Il ne la haïssait pas,

 

La désirait encore, ne la tuerait jamais, tandis que cette enfant

Lui promettait la mort, à pile comme à face. Cela se passait

Dans son esprit. La tristesse y noyait les poissons.

 

Une nuit, il entend le rire d’Ochoa. Il met le nez

À la fenêtre et voit nettement qu’il s’agit d’une fellation.

La fille n’est autre que Raïssa. Il sort la lame de son couteau

 

Et saigne sa propre chair. La queue d’Ochoa est une offense

À la chair. Nous nous reproduisons parce que nous nous

Aimons. Tuez la reproduction mécanique et la multiplication

 

Des possibilités de plaisir. La lame touche l’os. Il continue.

Les amants disparaissent au bout de la rue, feux-follets

D’une tension interne qui trouvera son expression dans

 

Le meurtre, on ne peut plus en douter. Il a vu les petits

Seins rutilants de salive. Mais la paralysie le cloue

À la fenêtre et le couteau s’extrait de la chair et de l’os.

 

Il tombe sur le dallage de terre cuite et l’écaille d’une

Virgule de sang qui s’épanche. Il ne souffre pas, ne sait

Pas à quoi il doit cette absence d’une douleur qui serait

 

La seule explication. Il a peut-être rêvé comme il rêve

À l’inexorable. Mescal fournissait aussi les hallucinations,

Mais cette nuit le sang de Cayetano était pur comme l’eau

 

De la fontaine publique dédiée aux femmes reproductrices

Et aimantes à défaut d’être amoureuses et nécessaires.

Il ne sort pas, se traîne dans sa maison, ne voit que le sang,

 

Le sien, peut-être le sien, ou le sien, qui peut savoir à qui

Appartient cette coulée verbale qui s’exprime par l’esthésie

Et l’anesthésie ? Il trouve le feu, le voit couver sous la cendre,

 

Mais la haine n’a pas cette odeur, un chien le dirait.

Doña Cecilia elle-même reconnaîtrait la haine si

Le moment était bien choisi pour en parler. Le corps

 

Prend la tangente de la réalité, si facilement qu’il croit

Mourir et s‘accroche au linteau. Il a besoin de lumière.

Il sait que la lumière lui rendra le corps et que l’esprit

 

 

Pourra alors y penser en toute sérénité. Mais la tristesse

Est si profonde cette nuit-là qu’il n’est raisonnablement

Plus possible d’espérer. Il n’attend plus rien ni du sang

 

Ni du feu, mélange propice à la lumière en cas de haine.

— Je haïrais l’homme si j’étais ce que la femme est à l’homme.

Comment haïrais-je ma fille si elle n’était pas la mienne ?

 

 

 

 

*

* *

 

 

 

Raïssa, elle parlait, mentait, voyait. Elle reconnaissait

L’hymen, l’enterrement, le plaisir, la douleur, la soie

Des caresses et l’or des usages. Elle aurait tout donné

 

Pour ne rien oublier, pour recommencer exactement

Sans nécessité d’en savoir plus. Sa voix n’étonnait pas.

La machine à écrire écrivait le temps, les lieux, le sang,

 

Écrivait, écrivait entre les mots, les mots qu’elle redoutait

D’oublier tant elle les savait proches de la vérité et capables

De mensonge. L’après-midi commençait par cet aveu

 

Et la confession s’imposait, plus longue et moins précise,

Mais plus claire, moins distante au fond. La terre

Sentait la terre, délicatement observée par don Felix

 

Qui cherchait, cherchait et trouvait les traces de l’offense.

Le garde Ramirez écrivait les mots de l’outrage et du vice.

Et Raïssa sentait à quel endroit de la conversation le fil

 

Pouvait encore se rompre, secret des sensations véritablement

Éprouvées et de la promesse renouvelée par cette évocation

Circonstanciée. — Ma tête contient la nouveauté.

 

Doña Cecilia expliquait la leçon des coups. On la comprenait.

La machine n’écrivit pas cela. Don Felix prit une photo

Par pure prudence procédurale. Il n’y eut d’ailleurs

 

Qu’un flash et la petite ampoule grillée disparut comme

Elle était venue. La chemise retomba sur les reins

De Raïssa. — S’il n’y avait que ma tête... — Parle,

 

Petite ! Oublions la dureté des coups et leur raison

Profonde. Cela s’est passé cette nuit, nous le savons.

Que sais-tu de Fabrice de Vermort et d’Ochoa ? Dis

 

Nous ce que tu veux savoir à ce sujet. Ah ! Voilà don

Alfonso. Entrez, docteur. Ne refermez pas la porte.

La gente veut savoir. Elle en a vu d’autres, allez ! Mais

 

Par pudeur don Alfonso Gálvez Hoffman ferme la porte

Et pousse Raïssa dans le petit cabinet obscur des observations

Cliniques où il ne se passe jamais rien avec les morts

 

D’habitude. Raïssa est tranquille, presque insolente

Tant la tranquillité explique le péché et la propension

À pécher plus que les autres et plus sérieusement. — Tu

 

Ne crois pas en Dieu ? demande don Alfonso. Pourtant,

Ceci (il ouvre le ventre avec deux doigts gantés de blanc)

Est l’œuvre de Dieu. Et cela explique cette œuvre infinie.

 

Raïssa n’éprouve pas la haine que lui a conseillé Amaxi.

Amaxi s’y connaît en haine de l’homme. — Ils te prennent

Par plaisir, jamais par amour. Si tu n’es pas leur mère, tu

 

N’es rien que l’orgasme. Veux-tu que je t’explique l’orgasme

Que nous les femmes ne connaissons pas ? Si Dieu

N’existe pas, ce que je crois, l’homme n’est que le sperme

 

Et nous sommes la vie. Il y avait de la haine dans ces mots

Prononcés en un moment de tranquillité relative. La haine

Alimentait les visions, condition de la connaissance.

 

— Nous n’avons que la haine pour expliquer l’amour.

Don Alfonso retira ses gants roses maintenant, beau rose

Des roses de la chair qui se repose des coups. — Tu viendras

 

Quand on te le dira. La porte se referme et elle attend.

Il faut attendre quelque chose pour attendre. Elle n’attend

Rien. Elle peut penser qu’elle espère, ce qui dans sa langue

 

Se dit de la même manière. On dit aussi « je veux » et

« Je t’aime » de la même manière. Confusion entretenue

Par les nuances de la voix depuis cette enfance passée

 

À soutenir le regard des autres pour ne pas se laisser

Deviner. La petite lampe qui éclaire le cabinet est verte

Et sa lumière jaune, comme si le jaune, qui est une composante

 

Du vert, était la couleur de la lumière, le bleu apparaissant

Dans l’ombre si on est tranquillement observateur. Mais

Ce n’est pas de la tranquillité, ce calme. C’est la mort

 

Qui ne redoute plus la mort. Les enfants se suicident

Plus facilement que les grandes personnes. On tue plus

Facilement le petit et le grand inspire tellement l’existence !

 

Elle ne possède qu’un petit couteau, petit en comparaison

Des couteaux que les hommes exhibent comme s’ils étaient

Les hommes que la femme désire. La saignée est douloureuse,

 

Elle le sait, mais la douleur des coups est si présente qu’elle

Sait aussi que ce ne sera pas une douleur de plus. Tout à

L’heure, pas maintenant, encore un peu, pense-t-elle comme

 

Si elle n’était pas aussi petite qu’elle veut le penser malgré

Les seins et les poils entre les jambes. On ne part pas

Facilement si le corps a au moins un sens. On s’accroche

 

Aussitôt que la vie se donne pour maîtresse de l’existence.

Il n’y a pas de jeunesse qui ne le sache un peu. La porte

S’ouvre et le garde Ramirez lui demande en fermant les yeux

 

De se montrer pudique, c’est-à-dire de ne pas offenser

Ce qu’il ne veut pas savoir de la femme, là, au creux

D’une chair qui donne la chair quand c’est le moment

 

D’être un homme comme les autres. La chemise retombe

Encore une fois, et les cuisses se croisent dans l’air saturé

De lumière et d’ombre, de ce vert qui est la lumière

 

Même. — Entre, dit don Felix. Elle s’assoit. Doña Cecilia

Lève la main en grognant. Si Dieu existait, je... ! Tu,

Toi ! Calmez-vous, doña Cecilia, elle n’y est peut-être

 

Pour rien. — Elle n’y serait pour rien si je n’y étais pas

Moi-même pour quelque chose, pleure doña Cecilia

Qui s’effondre par terre en prenant la précaution

 

De ne pas abandonner sa jolie tête de mécréante sur le

Dallage rouge et blanc. Même la robe ne s’est pas ouverte.

Ce n’est pas la première fois qu’elle tombe pour exprimer

 

Son désespoir, un désespoir capable de pudeur et d’attention,

Don Felix en a vu beaucoup dans cette chambre où la machine

Écrit l’impossible chronique des faits reprochés. On relève

 

Le corps souple de doña Cecilia qui accepte une chaise

Au dossier perpendiculaire et surmonté de deux couronnes

D’or. Repoudrez-vous le nez, doña Anarchie, et veillez

 

À vos petits pieds nus dans ces sandales qui ne cachent rien

De votre beauté cachée. Don Alfonso attend pour le rapport.

Il a pris quelques notes et ses lèvres les répètent en silence

 

Avant le grand moment de vérité dont le commencement

Sera initié par le petit marteau de don Felix. — Je n’écouterai

Pas, pleurniche doña Cecilia. Je sais déjà. Je la tuerai

 

Avec mes ongles ! — Vous ne tuerez personne si vous êtes

Sage, dit don Felix et le garde Ramirez dit : c’est vrai,

On ne tue plus de nos jours, sauf pour de mauvaises raisons.

 

Cayetano tuera, pense doña Cecilia. C’est bien ce que redoute

Don Felix qui a envoyé quelqu’un chez Cayetano. Ce quel

Qu’un n’est pas n’importe qui. Il revient dans la vie

 

Étroite de Cayetano qui promet de se tenir tranquille malgré

La haine. — Vous ne tuerez point une seconde fois. Une fois

Suffit à témoigner de l’esprit de justice qui vous anime

 

Quand la haine est si parfaitement nécessaire que le cœur

De la justice n’y est plus. Cayetano sait pour l’hymen.

Doña Pilar a parlé aux femmes. Elle a dit : Ce n’est pas

 

Lui. C’est un autre. Constance ne comprenait plus. L’Homme

Parlait encore avec Pierre. Ils avaient l’air de s’aimer.

Le vin répandait ses acidités. — Vous ! dit Constance,

 

Vous et votre amour de pacotille ! Ils vous cherchent et

Vous trouveront. Je vous aime encore assez pour vous

Désirer. Ils ont trouvé la preuve de votre sainteté, Christ !

 

Elle court encore, la vieille Constance. On la voit courir

Sans l’homme à ses côtés, elle qui ne court jamais sans

L’Homme. Pierre a promis d’aider l’Homme à s’enfuir.

 

 

*

* *

 

 

Alors l’Homme se met à fuir, à fuir et à parler, à parler

Et à tuer autant qu’il peut le temps qu’il lui reste à vivre.

On le voit dans la lande, noir et nu comme un rayon

 

De soleil. Il marche vers les montagnes qu’il connaît

De toute évidence. On téléphone à la Garde civile

Et on cadenasse les grilles des chambres où les filles

 

Sont cloîtrées. L’Homme s’est longtemps soucié

De ces mortifications. Longtemps il a remué la boue

Devant les fenêtres où elles n’apparaissaient pas si

 

Facilement. Il lui est arrivé de trouver les accords

D’une mélodie et de chanter à mi-voix ce que le désir

Inspirait à son cœur. Les sérénades ont nourri son

 

Esprit de leurs sirops d’ersatz du temps où l’existence

Annonçait l’orgasme et l’hallucination. Une fois

Il crucifia un hymen sur la porte d’un conquérant,

 

Une fois il eut le plaisir au bout des lèvres mais, comme

Plaisantait l’ami, une fois n’est pas coutume et il dut

Se résigner les autres fois, à l’attente et à la masturbation.

 

Homme, il pouvait courir plus vite que l’homme. Animal,

Il mangeait l’animal ou s’en servait à l’occasion. Pipeau

Des cimes, il éborgnait des ciels d’étoiles pour le plaisir.

 

Son chien avait renoncé à courir et même à fuir. Constance

N’aima pas le chien qui dut dormir sur le paillasson.

Constance aimait l’homme mais pas les chiens, or

 

L’Homme se sentait un peu chien, par solidarité mais

Aussi par habitude du chien, par aptitude pour l’aboiement,

Une conation qui s’achevait dans le malheur et la tristesse.

 

Alors l’Homme se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler

Et à tuer autant qu’il pouvait ce temps à déduire et cet autre

À estimer, ne sachant pas plus que le commun des mortels

 

S’il devait compter sur la chance ou s’en remettre au destin.

Et l’Homme croyait, croyait, tuant l’homme dans l’homme

Et la femme dans l’enfant, parlant de tout recommencer si

 

La mouche le piquait. Il traversait des contrées appartenant

Aux mélophages sycophantes qui le rendaient fou à force

De rapports aux autorités. Il allait par des chemins de traverse

 

Au lieu de se montrer dans ces voies circulatoires princières

Que sont la route et la rue, et l’escalier surtout le colimaçon

Des vieilles librairies où la poésie le nourrissait de prosodie.

 

La volatilité des poussières et la dureté diamantifère des sols

Recevaient son offrande, entre le buisson ardent et l’horizon

De la mer, au pied de ces montagnes qu’il adorait comme

 

Le simulacre de la déité si évidente à cette altitude. Il voyait

Les heures. Il voyait l’atome. Il pouvait voir l’évidence

Du fini. Mais n’écrivant que sur sa peau et sur celle de son

 

Chien, la poésie n’existait plus et promettait d’exister.

Alors il se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler et à

Tuer, tuer pour tuer, inlassablement comme si tout cela

 

Ne devait pas avoir d’autre fin que la destruction et l’ou

Bli. Ce n’était pas un combat, sinon il eût accepté la

Nécessité de la défaite, Hemingway. Il ne combattait pas

 

Pour tuer, il ne tuait pas pour être combattu. Il ne tuait

Que le temps, mais pas ce temps qui explique les disparitions

Et la nouveauté, non. Ce temps était celui qui demeure

 

La seule demeure, étroite et sans raison, sans raison, folle

Et rapide comme les particules de vent qui agitaient la nuit.

Parler ne servait pas ses projets. Rêver ne parlait pas à l’esprit.

 

 

Donner relevait du sacrifice. Prendre c’était voler ou au moins

Substituer. Ces remplacements pouvaient déplaire aux gens.

Il y avait des gens dans les sillons promis à la fertilité.

 

Il s’extasiait dans leurs bouches croissantes, provoquant

La colère et la justice, justifiant le prix à payer, profitant

Des instants de tranquillité pour penser à autre chose qui

 

Ne fût pas poésie ni Droit. Comment la société des hommes

Ne trouve-t-elle pas son équilibre de mortelle dans la justesse

Au lieu de la justice ? Dans la balance à estimer et à truquer,

 

Il y aurait la poésie et le Droit, au lieu du privilège et de

L’économie. On peut rêver à une légitimité des formes.

On peut soupçonner l’authenticité, apprécier la rigueur,

 

Croître avec la propriété. Mais n’oublions pas de parler,

Parler quand nous fuyons, fuyons une fois par jour pour

Échapper à des poursuivants moins capables de choix.

 

Nous étions au fond d’un trou figurant la diminution

De nos droits à l’existence. Lancer de la poésie en l’air

Ne servait à rien, elle retombait comme les balles

 

Du jongleur qui finit par mourir d’ennui à force de savoir

Jongler pour le plaisir. Tenez, dit l’hôte, c’est comme si

Je disais ce que je ne pense pas. Exactement cela et pas autre

 

Chose. Il fallait en convenir. Alors je fuis, je fuis et je parle,

Je parle et je ne tue pas le temps ni les hommes. On ne me

Crucifiera pas dans la cour d’une prison. Je ne suis qu’un

 

Voleur, un pirate, un escamoteur, un maître chanteur. Je fuis

Et les montagnes sont le miroir de ma déconvenue. Je parle

Et la nuit est toute la profondeur qui m’est donnée maintenant

 

Que plus rien n’existe que la rumeur et le bruit que font les

Lèvres en prononçant les sentences avant-coureurs d’un cri

Poussé par les filles au balcon. Ma queue est un hommage

 

Au sang qui la dresse par remplissage. Arrrrggglllllbbllll

lllarrrgggrrrrllllllaaaaaooooooooorrrrgggggmmmmmmmm

mmmmmmmmmmm ! Ces croix que vous soumettez

 

À mon jugement ! Ces rites qui vous honorent ! Ces beautés

De la langue et du cul ! Ces passions mises à nu par erreur !

Je ne courrais pas si je croissais, mais je cours et je plonge

 

Dans l’infinie croissance du Bien, magot des travailleurs

Pour le plaisir d’y gagner les moments de loisir et d’offense

À la beauté humaine. Jet d’existences infortunées d’avance !

 

Je ne fuis pas si je ne parle pas, je ne tue pas si je m’arrête,

Vous avez raison au fond. Un peu de cohérence c’est un

Peu de ressemblance. Il faut que je me taise et que l’immobilité

 

Ne me rende pas fou. Il faut que ces convenances du non-dit

Me soient agréables finalement. Il faudrait tellement de biens

À ma pauvreté, tellement d’existences à ma solitude ! C’est

 

Impossible, inconcevable, illusoire. Je ne fuis pas pour fuir,

Je ne parle pas pour parler, je ne tue pas pour donner, je fuis

Parce que j’ai une bonne raison et je parle parce que c’est

 

Le désir et pas autre chose. Quant au meurtre, n’exagérons

Rien. Je tue petit, en miniature, sans importance. Je tue presque

Pour tuer, mais si joyeusement, dans l’infinitésimal et le vrai,

 

Pas plus. Alors cette crucifixion et ces prisons qui voyagent,

Ces procès où l’Homme est caractérisé au lieu d’être jugé,

Cette voix qui coule sur vos barbes et sur vos seins, je les tue

 

Avec les moyens de la poésie, avec mes jambes à mon cou,

Avec cette volubilité qui me sauve de l’attente en croix

Sur vos chaises des seuils. D’accord, je tue, mais sans tuer,

 

Reconnaissez que je ne tue que le temps qu’il me reste à vivre

Et que votre espérance ne me concerne pas. Je suis désespéré,

Pas coupable. Vous ne comprenez pas que c’est le désespoir

 

Et que la culpabilité est celle des points de fuite sur l’horizon

De votre cruauté d’insectes belliqueux ? Vous n’apprendrez rien

En me suivant plus vite que moi ! Vous ne donnerez rien

 

À vos enfants que cette croix relative du Bien et du mal,

Du Bien acquis et du mal donné, cela va de soi. Alors

Je fuis, je crois fuir et j’espère que je fuis encore.

 

Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme

De chemin. Je vais sans vous, devant vous, par désir,

Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien, je ne suis

 

Pas ce chien que vous poursuivez dans la nuit des couteaux.

Vite, vite ! Je ne voudrais pas vous égarer. La nuit donne

Son opinion et c’est normal. Elle dit que je ne suis pas fou.

 

Comment dirait-elle que je le suis ? Non, pas pourquoi !

Comment ? Comment trouver ces mots définitifs ? Comment

Me sauver du garrot ou de la croix ? — Je ne sais pas,

 

Je ne sais pas comment ni même pourquoi. Vite, c’est

Relatif. Lentement, c’est risqué. Immobile, je ne veux pas.

Alors l’Homme que je suis fuit, fuit et parle, parle et tue

 

Tout ce qui se passe à portée de sa main qui écrit, écrit

Et recommence si la nuit est propice à d’autres jours

D’angoisse et, aussi, de cette petite haine que je cultive

 

À votre endroit, je le reconnais. D’ailleurs c’est tout ce

Que je reconnais. Vous pouvez torturer la chair de mon

Envers, jusqu’au sang et jusqu’au cul, je ne dirais rien

 

D’autre que cela : je vous hais, au fond. Je dis : au fond

Parce que je ne crois pas vraiment vous haïr. Je me crois

Capable-coupable d’amour. Mais les mots sont ceux

 

Que j’utiliserais si la parole m’était donnée. Je l’arrache,

Donc je hais. Enfin, ce sont les mots de la haine mais

Le cœur n’y est pas, vous pensez ! Ce cœur de crucifié

 

Qui fuit pour parler, parler et, à l’occasion, tuer, tuer

Ce qui est et ce qui n’est pas ou n’est plus, plus temps

Ou plus utile, plus la peine de se fatiguer à poursuivre

 

Dans cette nuit qui m’angoisse et me fonde, cette nuit

Blanchie à la chaux comme vos murs, nuit défenestrée

Au bon moment, soleil ! je ne veux plus qu’il fasse nuit,

 

Mais si ma demande est trop demander, je voudrais fuir,

Fuir et parler, parler et tuer tant que c’est possible, et si

Ce n’est pas possible, est-ce qu’au moins c’est joli ?

 

 

 

*

* *

 

 

Et Dieu dans tout ça ? — Dieu courait lui aussi, mais parce qu’

Il était dans l’Homme. Il ne l’aurait pas suivi, n’étant nulle part

Ailleurs que dans cet Homme conçu pour être un homme-dieu.

 

Dieu n’existait que par l’Homme et pour l’Homme, Dieu était

À usage humain et il ne sortait pas de l’Homme pour entrer

Dans les animaux ni dans les choses. Dieu n’allait pas loin

 

Si l’Homme voyageait mais il pouvait durer longtemps si

L’Homme le désirait. Il y avait de l’Homme dans l’existence

Et Dieu dans la pensée. Il y avait des hommes pour imposer

 

Dieu à l’Homme et d’autres qui pensaient qu’on pouvait

S’en passer sans prendre le risque de se damner pour cette

Éternité qui n’appartient pour le moment qu’à la pensée

 

Ou au moins à l’idée qu’on s’en fait avec ou sans Dieu.

Dieu logeait dans le foie. Il y trouvait toujours sa place

De métastase. Je veux dire qu’il était déjà ailleurs dans

 

Ce corps et que dans le foie, il vivait. Car Dieu n’est pas

Pensée, il est chair. Chair de l’Homme et par conséquent

De la Femme. Mais Dieu se fait pensée si l’occasion

 

Se présente et elle ne manque pas de se présenter au

Portillon de l’Histoire toujours avec la même objectivité

Du massacre et de l’hygiène. Cette pensée née de la chair

 

Est un signe reconnu de la maturité qui consacre les nations

Et les guerres. Mais le sexe doit demeurer secret, si secret

Qu’il n’explique que les enfants et les crimes sexuels.

 

Le sexe est un Dieu qui s’exprime par la pensée des enfants.

Et l’Homme qui fuit pour ne pas être la proie des hommes

Ni le prétexte d’une idée que Dieu cultive dans le foie,

 

L’homme sent que Dieu préfère les hommes et que les hommes

Ne laisseront pas passer cette opportunité de croissance

Économique. L’Homme, dirait-on, a perdu la tête de courir

 

Vite et bien, mais inutilement et sans leçon à donner. L’Homme

Ne rencontre plus d’arbres à cette hauteur. Il trouve des animaux

Distants et ne croise que leur regard d’animaux que Dieu

 

A créé, selon ce qu’il faut nécessairement en penser, pour donner

À comparer l’humain à la bestialité. L’Homme n’a plus

Le temps d’y penser. Il continue de monter vers le ciel

 

Sachant qu’il n’atteindra que le sommet des montagnes

Et que même oiseau par mise en abîme de la pensée,

Il ne volera pas plus loin que l’atmosphère et que les

 

Fusils portent aussi loin qu’il est possible d’aller contre

Les hommes de Dieu. Il ne va pas contre Dieu qui est

En lui la chair qui le désigne. Il va contre les hommes

 

De ce Dieu extériorisé par extirpation mentale et im

Position de la Loi et de la Science, les deux piliers

De la sagesse religieuse. Heureux Sisyphe qui ne va

 

Pas plus loin que le sommet par définition d’homme

Et que le rocher éternise par remplacement d’homme.

Heureux celui qui revient sans cesse mais seulement

 

Pour prier, heureux dans la répétition et le soulagement

Des douleurs de l’existence qui est encore animale

Au travail de la nourriture et de la reproduction.

 

L’Homme ne trouva pas un seul arbre pour s’abriter

Du soleil et pas un animal n’envisagea de le manger

Ou seulement de l’empoisonner. Il ne reçut pas la

 

Morsure de l’animal à cette hauteur où l’herbe est bleue

Comme le ciel et l’ombre blanche comme l’aveuglement.

La dernière cheminée était la demeure des oiseaux,

 

Sortant de terre encore blanche et noire, dressée comme

Le dernier pylône, immuable et solennelle comme

Une église. Même le chemin s’était achevé dans la trace

 

Confuse des animaux domestiques. Et Dieu avait faim.

Il avait soif aussi. Il se comportait comme un homme

Ou pire comme une bête. Mais la pensée corrigeait

 

Joyeusement ces petits défauts de la cuirasse métaphysique.

L’homme exprima sa rage de vivre en constatant que

Les piles de son walkman étaient mortes avant lui.

 

Il secoua le walkman et finit par le jeter dans le canyon

Qui jouxtait sa marche contre les hommes de Dieu.

Plus de musique, et plus d’habit pour se protéger

 

De la seule morsure, celle des dents d’un soleil apprivoisé

Par l’idée de Dieu. Il sentit à quel point sa peau n’était

Qu’une extension idéationnelle des organes que Dieu

 

Agitait comme des clochettes dans cet intérieur impossible

À ouvrir sans les moyens de la chirurgie. Le canyon

Trahissait la voix des hommes qui réduisaient la distance.

 

Une roseraie giclait d’oiseaux à leur passage. Heureux Sisyphe

Qui redescend pour donner l’exemple de ce qu’il ne faut pas

Faire. Heureux l’Homme qui redescend pour expliquer son

 

Crime. Mais l’Homme ne pensait qu’à fuir et il fuyait comme

Jamais un homme avait fui devant les hommes de Dieu et

Dieu lui-même. Il fuyait vers le haut, prenant le risque

 

De redescendre de l’autre côté. À son âge, j’aurais plutôt

Traversé la mer pour aller chez les Arabes ou chez les Noirs.

Mais je n’ai jamais violé les filles et les filles me retiennent

 

Ici. Cet homme savait où il allait parce qu’il ne savait pas

Que Dieu, Dieu la Chair, Dieu le Sommet, que Dieu parle

Avec les hommes pour ne pas parler avec les animaux.

 

Ah ! si cette fille d’anarchiste avait cru en Dieu comme j’y

Crois ! Mais elle se comportait en femelle ardente pour

Le plaisir. Que sa chair soit martyrisée et qu’elle en porte

 

Les traces jusqu’à la poussière ! Ce n’est pas elle que tu fuis.

Un peu d’amour ne t’a jamais fait de mal et elle t’aimait

Et t’aime peut-être encore de cet amour qui possède

 

Pour donner, un amour de femme pas facile à envisager

Avec les seuls moyens du plaisir. Dieu la Queue d’homme

Bandait dans le foie. Ce corps qui salivait avec toi n’était

 

Que la jeunesse et non pas la femme, tu le savais. Mais Dieu

Lui-même s’en accommodait. Cette chair qui me forme

Au regard ne renonça jamais à sa nature de Dieu vivant.

 

Que ma pensée renaisse de cette erreur et je m’arrête !

Mais le soleil était dur à la peau, si complexe pour les yeux,

Si prompt à se multiplier dans la soif et l’hallucination !

 

Si je n’étais pas cet homme qui reçoit les montagnes

En héritage, je serais cet autre qui me poursuit à la place

De Dieu. Nous n’avons guère le choix, nous autres

 

Hommes dans l’homme à la place de Dieu. Nous sommes

Dans l’étroit et dans l’instant, et notre pensée en pâtit.

Si le soleil ne me tue pas, si la nuit ne suffit pas à ma

 

Disparition, si le jour suivant est celui de mon jugement,

Il ne restera de ma pensée que ce fil vite rompu au récit

D’une existence qui n’aura pas d’épilogue mortuaire.

 

Où jetez-vous les carcasses des suppliciés que le soleil

Ni la nuit n’ont interdit à cette justice qui n’ose plus

Juger les morts ? Je n’ai pas d’avenir au-delà de moi

 

Même. Je finirai dans votre langue, impossible à séparer

Des mots que vous aurez pourtant trouvés pour me dire.

Tenez ! J’abandonne. Je m’assois sur un rocher au bord

 

Du précipice et je vous attends. Vous ne serez pas surpris

De ma tranquillité. Il y a longtemps que vous ne me concevez

Plus sans cette indifférence qui peut alors passer pour une

 

Espèce de sérénité. Pas un coup de fusil. Pas un frémissement

De couteau. Pas de mains qui étreignent déjà mes mains

Dans la torsion et l’arrachement. Pas un signe de cette violence

 

Auquel Dieu vous donne droit sur l’Homme. J’imagine

Un peu votre déconvenue et je compte sur votre dignité

Pour m’épargner le bruit de coups portés à la chair

 

Que Dieu déserte pour ne pas être surpris en flagrant délit

D’occupation impensable. Imaginons un instant, cet instant

D’imagination, que vous veillerez à ne pas forcer le lien

 

À entrer dans la chair. Cela arrive. Vous êtes quelquefois

Si doux, si calmes devant l’horreur du crime. Vous êtes

Lents dans le procès et professionnels dans l’exécution.

 

Cette minute d’angoisse sans air ni liberté, et l’attente

Déjà de la cassure nette du larynx, j’en ai rêvé au lieu

De prier pour qu’il ne m’arrive rien qui puisse m’être

 

Reproché au point de justifier pleinement ma mort

Violente et immobile. J’y songeais chaque fois que

Ma main salivait avec ma bouche sur ce corps que Dieu

 

Inspirait pour en éprouver la pertinence d’épreuve. Je

Suis cet homme et je ne trouve rien pour le nier maintenant

Que ma chair attend ce que ma pensée n’a jamais compris

 

De vous. Nous sommes cet instant de réflexion avant

Que Dieu n’existe. Que peut savoir une fille qui ne croit

Pas en nous ? Je serai cette nuit si le soleil m’épargne !

 

 

*

* *

 

 

Don Felix Gálvez Bonachera trouve tout ça très compliqué.

Il prit une heure de repos chez sa sœur, dans le boudoir

Aux odeurs de jasmin et de santal, peut-être d’opium après

 

Tout, songea-t-il en attendant le petit verre d’or. Personne

N’était mort. Doña Cecilia prétendait que Raïssa avait été

Violée, mais le corps de la jeune fille avait subi l’outrage

 

Du fouet et son petit sexe pelucheux était celui d’une femme.

Ce qui ne concluait pas au viol ni même à l’abandon.

On interrogeait Ochoa qui en avait vu d’autres et Thomas

 

Folle répondait à un flot de questions si décousu qu’il

Ne savait plus de quoi on lui demandait de se sentir

Coupable. Les enfants n’avaient rien vu, contrairement

 

À ce qu’on espérait et l’analyse de la terre n’avait rien révélé

Qui ressemblât de près ou de loin à un hymen. Ramirez

Avait des problèmes mécaniques avec sa machine à

 

Écrire et réclamait les fonds nécessaires à l’achat d’un

Ordinateur. Le soleil ou la lumière avait fini par rentrer

Les gens chez eux. On se nourrissait maintenant, buvant

 

Aussi un peu pour libérer l’esprit des contraintes de l’art.

Don Felix n’avait pas traîné dans les rues et les boutiques

N’avait pas attiré son attention de reluqueur d’objets

 

À prendre ou à laisser. Il s’était hâté comme un écolier

En proie au besoin de sucre. Il n’avait pas pris le temps

De saluer les curieux légitimes et les mauvais esprits

 

Qui d’ordinaire formaient le fond glissant de ses récits

À l’Homme. Le petit verre d’or était vert comme d’habitude,

Rempli à ras bord de ce vert d’or et de cette transparence

 

D’anis à laquelle doña Pilar ajoutait de la fleur d’oranger.

Ses boissons avait la saveur des pâtisseries, pas de l’alcool

Qu’on boit pour ne pas boire davantage. Les rideaux

 

Tirés envahissaient la lumière, rouge et vert comme

Des arbres. Un tapis proposait ses solutions mentales

Ou spirituelles, arabesques des demeures et de la

 

Nostalgie de l’Arabe. Pourquoi ne partons-nous pas ?

Les pauvres sont presque tous partis naguère, en France

Et dans cette Allemagne qui jouait encore à l’autorité

 

Sur les quais de la gare d’Hendaye. Trains Norda

Ou Wastels comme des chenilles vertes et le tapis

Rouge sur le quai, la file d’attente devant le buffet,

 

La voix d’Auswitch dans le haut-parleur qui prévenait

Qu’un seul manquement à la discipline se solderait

Par le retour au pays via les mains exercées de la Guardia

 

Cívil. Derrière le grillage du quai international, les noirs

Chapeaux des carabiniers face à la prudence des CRS

Eux aussi armés de mitraillettes. L’enfant voyait l’Europe

 

À travers le prisme d’une organisation esclavagiste après

Avoir avalé la pilule anticholéra et traversé le liquide

Censé désinfecter les pieds comme on fait aux animaux

 

Chez moi, dans cette terre où je n’ai pas trouvé le bonheur

Promis par la destruction de la République et de la menace

Bolchévique. Je ne comprends pas, j’ai faim, je veux faire

 

Des enfants à la femme, je veux ressembler à un Allemand

Ou à un ouvrier français. Les employés du buffet s’activaient

Et leur Grec de patron se remplissait les poches, mais sans

 

Tricher sur la qualité du sandwich, parce que l’ancien officier

De la Wermacht veillait à la fraîcheur du jambon et de la

Citronnade. Ne jetez rien par terre, il y a des poubelles pour

 

Ça ! Dans le bureau commun à Norda et à Wastels, l’ancien

Collaborateur du régime nazi, soldat de circonstance et

Rêveur assidu, nous traitait de porcs et d’envahisseurs.

 

Je suis revenu parce que j’ai tenté une diversion mais le

CRS n’a pas marché avec moi. Il a pointé sa mitraillette

Dans ma direction tangente et le carabinier a tiré une rafale

 

Dans le bois dur du passage à niveau. Je suis revenu parce

Que je ne suis pas mort sous les coups ramassés à Irun

Entre deux leçons de comportement patriotique. Je suis

 

Revenu de la prison où j’étais inutile et coûteux. Vêtu

D’un sac de blé, chaussé de mes pieds et le ventre vide,

J’ai enfin crié pitié. Je me souviens de ma maison

 

Interdite, de la nuit froide, de l’attente du pain, des leçons

De morale nationaliste, et de l’angoisse devant cette mort

Dans la crasse et l’abandon. Pitié ! J’ai crié dans l’après

 

Midi des six taureaux morts pour rien. Le vin coulait

Dans la rigole, ou le sang. Le picador hué m’a donné

Un real et j’ai acheté un beignet. Dites, don Felix,

 

Quand me rendra-t-on ma maison maintenant qu’il n’est

Plus question d’être Allemand ? — De quoi vivras-tu

Dans cette maison dont la femme ne veut pas. Siemens

 

Ne t’embauchera pas ici quand ils construiront l’usine

Qui nous sauvera de la misère et de la honte ! — Je

N’aurais jamais plus honte, don Felix. À Hendaye,

 

Les Basques m’ont appris à ne plus avoir honte d’être

Un Espagnol. Ces cheminots me regardaient marcher

Devant les deux carabiniers chargés de ma disparition.

 

J’ai lu dans ces yeux le désespoir de ne pouvoir rien faire

Contre l’industrie européenne en marche guerrière

Contre l’Amérique toute puissante. J’ai du sang indien

 

Et une âme d’Arabe ou de Berbère, pour moi c’est la

Même chose, l’Arabe ou le Berbère, c’est l’Andalousie.

— Tu vivras dehors comme les bêtes. Une chance qu’ils

 

Ne t’aient pas achevé comme un cochon. Mais pour en

Faire quoi ? Du chorizo ? — Ne riez pas, don Felix, de ma

Misère et de ma honte. Je coucherai dehors puisque c’est

 

Mon destin. Je n’irai pas travailler chez Siemens quand

Ils reviendront tous d’Allemagne, forts d’un savoir indus

Triel, pour construire l’usine à l’endroit où l’on voit

 

Encore le figuier de Barbarie faire le lit des oliviers

Blancs et noirs. Donnez-moi une bête et je la fertiliserai

De ma propre semence. — Tu es fou, Ochoa, tu es

 

Complètement fou ! Ici personne ne vivra sans Siemens.

Ce sera Siemens ou rien. Et même un jour, ce n’est pas

Interdit de rêver, nous aurons une espèce de démocratie

 

Qui nous ouvrira les portes de l’Europe. Personne ne

Reviendra, sauf ceux qu’on aura contraints au retour

Pour construire les usines à la place de nos villages

 

Et de ce qui reste que les Anglais ne nous ont pas volé.

— J’aurais aimé la France si le mur de la rue du Commerce,

À Hendaye, n’avait pas été aussi haut. Les balles ricochaient

 

Dans la pierre grise et mes mains saignaient. Je n’avais plus

Honte. Ils m’ont remis à la Garde civile sous le regard

Triste des cheminots qui avaient l’air d’Allemands

 

Ou de Polonais. L’un d’eux m’a appelé « Loup »

Et je suis resté ce loup qu’on ramène au bercail pour

Montrer à quel point le bonheur allemand est nécessaire

 

Au destin de l’Espagne. — Nous aurons un jour droit au

Bonheur européen, tu verras. En attendant, voici la bête.

Fornique jusqu’à fonder le premier troupeau. Tu seras

 

Riche le jour où la démocratie proposera les mânes

Communautaires. Tu seras « Axuria », l’agneau fidèle

Des montagnes dont tu as hérité à la place de mes terrains

 

Prometteurs. Axuria ! Si aucune fille n’emporte ta raison

Sérieusement ébranlée par les balles et la trace d’urine

Sur le mur, tu seras un jour mon homme et je t’aimerai

 

Comme une femme, moi la femme et toi l’homme, nous

Aux extrêmes de cette existence qui n’est que la rencontre

De l’Arabe et du Barbare. Belle occasion pour te taire

 

Et oublier les Basques qui ont eu pitié de toi sur le quai

De la gare à Hendaye. Axuria, je crois en toi comme en

Dieu ! Agneau de sang et de lait, gorge printanière et pattes

 

De l’été, petit agneau léger de mon enfance de privilégié,

Je ne joue plus avec l’État ni avec cette terre exsangue avant

Même de commencer à la cultiver. Je veux être l’amant

 

Impeccable des sans nom, des sans-papiers, des sans domicile

Imaginaire, des plus-values immobilières et de la spéculation

Bancaire. Je te redonnerai le sens de la honte qu’il faut

 

À tout prix se reprocher face à son image d’homme. L’urine

Ne t’a pas enseigné l’agneau. Elle t’a inspiré le loup

Et le terrorisme. Le mur infranchissable en face du bureau

 

Minable du topo, tramway des pauvres qui traverse la saleté

Des villes repeuplées avec de la viande andalouse, ce mur

Qu’en effet tu n’as pas franchi comme tu l’espérais de la

 

France, ce mur, Axuria, je le vois comme si j’y étais, honteux

Dans la file qui attend la pilule anticholéra, les pieds dans

L’eau javellisée, comme un agneau aux ongles sales, comme

 

Toutes les bêtes que nous avons mangées sans jamais penser

À leur existence de chair et d’os, tellement nous communions

Avec l’esprit qui nous distingue de la race et de la mécréance.

 

Axuria, si tu n’as pas violé cette fille comme le prétend

Sa mère et s’il faut maintenant interroger ce comte de Vermort

Que ma propre sœur a vu enterrer le fruit de son inconstance

 

Sexuelle, pourquoi ne pas coucher dans mon lit, pourquoi

Ne pas céder à la tentation de l’Homme, pourquoi laisser

Parler les enfants et poindre ta petite queue excitée par

 

La fraîcheur inévitable de leur regard ? Ils parlaient

Eux aussi, de la queue, de la caresse, de la semence,

De Dieu ! Ils parlaient pour sauver le père de la honte,

 

Comprends-tu, Axuria ? J’écrirai ta chanson si tu le veux.

Mais il faut que tu me souhaites le bonheur et l’extase.

Petit agneau de ma terre, jadis loup et plus loin encore

 

Homme. C’est le Dieu que je cherche en toi. Ma sœur

Te trouve et je te cueille, nous n’avons jamais procédé

Autrement, elle et moi, elle la veuve par le taureau,

 

Moi l’eunuque par le même combat. Oublie Hendaye,

L’Allemagne, Norda, Wastels, Paris la brune et Toulouse

La rose qui sentait la violette et le vert de son canal.

 

Ici, la terre est acier, oxyde et promesse d’agneau.

Ta maison n’a plus de père malgré la pluie d’été.

Ton chien pourrait être un homme avec un peu

 

D’imagination. On pourrait même en inventer la femme

Pour sauver les apparences. Pas difficile de créer l’enfance

De toutes pièces avec les moyens de la poésie dont tu me sais

 

Maîtresse, Axuria, maîtresse et profiteuse, profiteuse

Et conquérante. Nous n’avons plus le casque d’acier

Ni les chevaux de feu, ni les forêts englouties par la mer

 

Suite à un malheureux combat contre la liberté et le fric.

Il nous reste l’agneau, et l’agneau se prend pour un loup

Depuis que les cheminots hendayais ont eu ce regard,

 

Ce simple regard qui a manqué, devant l’Histoire, aux

Allemands et aux Polonais. Sur le pont Santiago, à cent

Mètres et plus du gué de Priorenia, on s’est battu pour toi,

 

Perdant un œil dans le combat, ou n’hurlant que la douleur

De deux jambes brisées, et ton feulement courait rapide

Et vivace sur ma terre, cri d’agneau qui rêve encore

 

À ces regards portés sur la misère de l’Europe, en

Attendant que les Africains prennent le relais, et que

L’oubli soit enfin le fruit du silence offert à l’enfance

 

Qui croît à la hauteur de nos ambitions politiques.

Axuria, je ne veux pas te jeter en prison ni te livrer

À la poigne de fer de Ramirez. Tu as fui vers les montagnes

 

Alors que la mer était favorable à la noyade ou, qui sait ?

À l’Arabie qui illumine nos palais. D’un côté, les femmes

Qui t’adorent comme le Christ, et de l’autre les hommes

 

Au couteau facile. Je ne veux pas de cette tragédie

D’un autre temps. Ne joue pas avec les actes, Ochoa !

Ne joue pas avec mes personnages. Il n’y a pas

 

De loup assez loup pour résister à cette douleur.

Agneau, tu périrais dans mon plaisir qui est roi au

Royaume du sens à donner à toute cette agitation.

 

 

*

* *

 

 

Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Monsieur de St-Pé veut

Une fontaine ! (je traduis) Blues des enfants qui ne vont plus

Nus-pieds et les rues sont goudronnées. Comme les choses

 

Ont changé ! (je traduis toujours) — Il n’y a pas dix ans,

La carcasse rouillée d’une SEAT jouxtait la fenêtre noire

Du fabricant de beignets à l’huile cassée comme celle

 

D’un moteur. Le Gitan d’à côté dormait sur une paillasse

Descendue sur le trottoir — aujourd’hui il descend son

Colchónflex et dort du même sommeil à minuit comme

 

À midi. La fontaine inaugurée par le Caudillo crachait encore

Son eau fraîche et bleue. Combien cet assassin a-t-il

Inauguré de fontaines dans ce pays où l’eau est la soif ?

 

La SEAT était encore italienne, pas encore allemande, ja

Mais espagnole bien sûr. Mais l’ouvrier de chez Siemens

Possédait une automobile et un téléphone et même,

 

Aux grandes heures de sa croissance de chien fidèle,

Un appartement comme en donnait Primo de Rivera

« qui fut empoisonné par les services secrets français. »

 

À l’abri dans une crèche digne de l’enfant Jésus, Paco

Est une photo éclairée par des bougies qui ne s’éteignent

Jamais tant on y veille. Une médaille de la vierge du Rocio

 

Pend à son œil de verre patriotique. Rien n’a vraiment

Changé, mais les enfants sont habillés et la fontaine

Ne coule plus de son eau bleue glaciale des montagnes

 

Où la patrie n’est jamais montée ni même avec son armée.

La fontaine a cessé de couler quand les banques, d’un

Commun accord, ont coupé la nappe phréatique en deux :

 

Une partie pour l’agriculture et l’autre pour le tourisme.

Rien pour la rue où le Caudillo ou son sosie inaugura

La fontaine dont les vers sont effacés, effacée aussi

 

L’effigie d’Apollon proposée en son temps par un poète

Local dont le nom est aujourd’hui celui d’une rue, car

On n’a rien trouvé à redire sur son comportement pendant

 

Les temps déjà anciens de la dictature. Poètes, vénérez

Les Dieux et soyez complaisants, mais sans cette clarté

Qui vous sera reprochée au changement des temps.

 

La fontaine existait donc encore. Comme elle n’était pas

De marbre, on voyait la chair de ses briques et le crépi

Continuait de se découvrir comme la peau fatiguée

 

D’une comédienne qui a passé l’âge des leurres. Mais l’eau

Ne coulait pas. Le bassin était rempli de terre et de détritus.

Comment les choses creuses ne se rempliraient-elles pas

 

De terre et de détritus dans ce pays où l’abandon est un

Complément des ressources catholiques ? Le fer rouillait

Aussi et le bronze des robinets avait disparu. La plaque

 

Commémorative, avec son médaillon hermétique et sa source

De poésie locale, ne portait plus le nom du dictateur

Que la majorité ne portait pas non plus dans son cœur.

 

Les enfants portaient des habits et chaussaient des souliers.

Les vieux continuaient de toucher leur pension de retraite.

Ils ne se souvenaient que des saisons, celle des amandiers,

 

Dure sous le soleil, celle des oliviers, qui tuait quelquefois,

Et les routes de l’été, ces routes que le touriste défonçait

Avec joie. Des femmes aux mains en forme de battoir battaient

 

Le linge et leur dos en forme de moulin moulinaient sans joie.

Il n’y avait rien d’autre à dire et on ne disait que cela.

Les enfants portaient sur eux la propreté des temps

 

Modernes, maillots aux couleurs du football et chaussures

De sport. Les fenêtres sentaient le savon des douches. Les

Cuisines la saucisse allemande et les frites à la française.

 

Comme on ne buvait plus l’eau de la montagne, la fontaine

Passa rapidement de son rôle décoratif prévu par les promoteurs

À celui de ruine qu’on ne regarde plus sans en reprocher

 

L’inconvenance lors des campagnes électorales. Monsieur

De St-Pé, qui figurait parmi ces messieurs et ces dames

Du Conseil municipal, avait beaucoup parlé de la fontaine

 

Et beaucoup promis de la détruire pour en reconstruire

Une autre. Un artiste de Macael avait été sollicité pour en

Concevoir la modernité. Dans le secret de la chambre,

 

Les principaux élus — ne devrait-on pas plutôt les appeler

Les princes des élus ? — avaient choisi un modèle

À la hauteur de leur connaissance de l’art et de ses

 

Conséquences. Monsieur de St-Pé, en tant que promoteur

De l’idée originale, fut chargé solennellement de la

Maîtrise de l’ouvrage. Les enfants chantaient l’hymne

 

De l’opposition socialiste : Monsieur de St-Pé veut une fontaine !

Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Il l’aura si Dieu

S’en fout ! Il n’y eut jamais de quolibets à son passage

 

Dans cette rue qu’il habitait. On respectait Monsieur de St

Pé qu’on appelait Gerardo el francés pour lui faire plaisir.

Ce doux aristocrate du royaume voisin ne dédaignait pas

 

Ces occasions de jouir de sa réputation d’homme de cœur.

Il sermonnait les enfants quand la horde à la poursuite

D’Ochoa passa en soulevant la poussière et les questions.

 

Abandonnant les enfants qui soutenait la restauration

De la fontaine dans les termes du parti socialiste, monsieur

De St-Pé suivit la horde, la remonta et atteignit sa tête

 

Pensante couronnée comme de juste par don Felix.

— Nous tenons le coupable, dit celui-ci. — Le coupable

De quoi ? demanda Gerardo qui craignit le pire.

 

Son ignorance était feinte et ne trompait personne.

On le renseigna sur les faits et sur les conclusions.

Il ne commenta rien et suivit sans rien dire.

 

Cayetano figurait parmi les hommes de tête. Don Felix

Ne se passait jamais de ses services quand une tragédie

En annonçait une autre. Mais le couteau n’apparaissait

 

Pas. Pas encore, pensa Gerardo. La poussière était chaude

Et sentait l’herbe qui n’y poussait pourtant pas. Au printemps,

Des fleurs surgissaient comme par miracle, mais l’été

 

On en avait oublié la joyeuse tranquillité. On marchait

Sans se concerter, comme un vol d’oiseaux migrateurs.

Gerardo soulevait son chapeau de paille pour éponger

 

Son crâne chauve. Il ne portait pas d’armes, pas même

Celles, légitimes et véridiques, de la famille dont il portait

Le nom glorieux, dit-il en plaisantant, ce qui amusa

 

Cayetano, et seulement Cayetano. L’heure était grave.

L’honneur d’une jeune fille était en jeu. Gerardo sourit

À cette pensée. Sauver l’honneur d’une sale petite anarchiste

 

Constituait, pour ce gouvernement de droite qui conservait

L’essentiel de la théorie fasciste, un amusement démocratique.

Capturer le coupable, un peon que les Basques avaient

 

Baptisé « loup » pour se sauver de la passivité, devenait

Un divertissement capitaliste. Gerardo ne partagea pas

Ces pensées avec don Felix qui ne se retournait que pour

 

Voir les yeux de Cayetano qui souriait comme si le jeu

Ne consistait plus à tuer un homme mais à l’humilier.

Cette nouveauté fascina Gerardo. On le crut sensible

 

À la dureté du soleil et son chapeau fut critiqué en toute

Amitié. Il n’y a rien comme l’amitié pour souder les hommes

Dans l’action et rien comme les femmes pour servir

 

De prétexte. Elles suivaient elles aussi, suivant la Pilar

Qui brandissait son Christ, suivie de la Cecilia qui criait

Vengeance et tirait Raïssa par les cheveux, suivies de

 

Françoise Garnier qui pleurait, de Flores qui riait, de

Constance qui expliquait que ce n’était pas le même

Homme et de Gisèle de Vermort qui accusait les enfants.

 

L’Homme avait abandonné. Il était assis sur une pierre.

Nu, obscène de soleil, les pieds sanglants. Il montra ses

Mains, nues elles aussi. Sa queue parut plus petite, moins

 

Queue. On lui tordit les bras dans le dos, ce qui était

Parfaitement inutile selon Gerardo qu’on fit taire. Une

Corde lia la gueule ouverte au cou. Pas un gémissement.

 

Pas une parole. Il marchait sur les genoux, rejoignant

Les femmes qui l’appelaient par son nom : — Christ !

— Ochoa ! — Mescal ! — Toi ! Cayetano souriait sans

 

Participer à la curée. Raïssa soutenait ce regard. La haine

Contre le venin. — Frappe ! semblait-elle dire à ce serpent

Que l’humanité locale abritait dans son sein de putain

 

Repentie. Frappe le cœur et frappe le cerveau. Éclabousse

Nos murs, comme s’ils n’étaient pas victimes de l’ombre.

Coupe le nez à la mode arabe. Enfonce le couteau dans

 

Les entrailles pour trouer le foie de Dieu. La haine m’explique

Mais rien n’expliquera jamais aussi bien tes phobies

Que l’impuissance de ton système reproducteur, serpent !

 

Je ne suis donc pas morte et rien ne vit. Cette terre n’est pas

La terre et c’est toute notre tragédie de conquérant. L’or

Nous aveugle encore. Tuer n’est pas résoudre. Oublier

 

Ne s’oublie pas. Voici toute notre poésie dans ce seul

Mot : hostilité. Pas un homme digne de ce nom ne sera

Détruit. Rien ne survivra mais tout sera dit. Je ne suis pas

 

Cette honte ni la raison. Et ils battaient l’homme et l’homme

Était réduit à ce silence obstiné de langue coupée de la réalité.

Raïssa se jeta dans le canyon et traversa la broussaille, nue

 

Dans le vide qui s’accélérait, broyée enfin par le temps

De la roche, ce qui permit à l’homme de souffler un peu.

Un acte se terminait encore par la mort et ce n’était pas

 

La sienne.

 

 

*

* *

*

 

 

Gerardo prit très au sérieux sa mission

D’enquêteur du Roi. Honteux d’avoir participé à la curée,

Il rentra chez lui et se posta derrière l’immense baie vitrée

 

Qui crevait l’ancienne demeure des Gálvez dont il était le

Propriétaire. Il allongea une mesure d’eau-vive de dix

De la bonne eau d’une autre fontaine qui avait sa préférence

 

Pour son fer et ses traces d’or. Camelot repenti, il évitait

Les faits trop marquants de la vie quotidienne et préférait

La secrète nourriture des comportements. Les enfants étaient

 

Assis sur les marges de la fontaine tue, alignement blanc

De baskets agités. Une femme descendait la rue en trottinant,

Secouée de nouvelles fraîches. Les commerçants croisaient

 

Des bras de fer sur le seuil de leurs boutiques dont les vitrines

Rutilaient à cette heure. Le 4X4 de la Guardia Civil fit une entrée

Solennelle dans la première cour du Cuartel que des orangers

 

Agrémentaient de leur ombre cylindrique. La horde stationnait

À l’endroit même où Gerardo l’avait abandonnée à son sort.

La couronne d’épine du vaincu allait de main en main, sordide.

 

Dans le verre, les glaçons s’entrechoquaient sinistrement. Gerardo

Buvait à petites gorgées, agitant une langue pointue. Il est arrivé

Ce qui ne devait pas arriver, pensa-t-il. Nous sommes la fin et le

 

Commencement, c’est-à-dire déjà une histoire. Il eut une crispation

Douloureuse des mâchoires quand ils libérèrent Thomas Folle qui

S’attarda pour se renseigner. Il se mêla peut-être à la caravane

 

Dont la tête et la couronne avait rejoint la patrouille à l’intérieur

Du Cuartel. Cayetano prenait lui aussi son rôle très au sérieux.

Les mains sur les hanches, il donnait des conseils ou son opinion,

 

Qui sait ? Le couteau n’avait rien dit, la main l’avait étreint et

Celle de don Felix avait étreint cette main étreignant, petit combat

Des circonstances au moment même où la cruauté trouvait le la

 

De l’outrage. Les sept femmes formaient un groupe à part, belles

À cette distance, désirables aussi, Gerardo se serait contenté

De ce désir et de la petite satisfaction si sa réputation de galant

 

N’avait pas été mise en jeu par l’humour et les mauvaises intentions.

Croissez, Monsieur de St-Pé, dans votre propre circonstance,

Croissez au fil de la petite queue qui fait de vous un homme.

 

Monsieur de St-Pé veut une fontaine !

Monsieur de St-Pé veut une fontaine !

Il l’aura si Dieu s’en fout !

 

Thomas Folle filait plutôt. Il perdit son paquet de cigarettes et en

Acheta un autre sans se presser puis il se pressa de nouveau et n’

Expliqua rien aux questions. Il respirait mal cette après-midi,

 

Sans doute parce que le mal menaçait sa tranquillité. Il avait

Promis à don Felix de ne plus mettre le feu aux choses qui

Ne lui servaient plus. Don Guillén Mañas Exeberri enverrait

 

Quelqu’un pour rassembler tout ce qui n’avait plus d’utilité.

Remarquez bien que ce qui ne sert plus aux uns peut faire

Le bonheur des autres. C’était vrai et faux à la fois, mais Thomas

 

Folle avait hâte de rentrer chez lui, malgré l’odeur de la cendre

Et le souvenir encore vivace de la torche qui avait embrasé

Son ciel de nuit. Il rencontra Pierre qui battait les murs de

 

L’église avec sa canne de bambou. Il fallait s’expliquer.

La bouche de Pierre avait le goût du vin qui remonte

Des profondeurs. Ils s’écartèrent du chemin et s’installèrent

 

Sur le mur de l’aire de battage, à l’ombre des eucalyptus

Et les pieds dans les brisures de fèves. Rien à boire cependant.

Des papillons visitaient les corolles, musées de la conscience.

 

Pierre se frappait le visage à pleines mains en se reprochant

De n’avoir pas pu sauver son ami de la vindicte populaire.

— C’est votre ami ? demanda simplement Thomas Folle qui

 

N’avait pas d’amis, pas un seul, rien. Pierre ne répondait

Jamais aux questions, mais il aimait en dire plus et il le dit.

Il y eu un moment de tranquillité pendant qu’il parlait,

 

Peut-être les papillons, ou la géométrie du dallage aux fèves

Éclatées comme des grenades. — Peut-être, dit Pierre,

Peut-être, mais je ne souhaite la mort de personne. Thomas

 

Le suivit. Ils marchèrent longtemps sur la plage déserte

À cette heure de l’après-midi. Seul un chauffeur de camion

Avait dressé sa chemise sur deux piquets de roseau et dormait

 

Dans cette ombre pacifique. Ils ne le réveillèrent pas malgré

Le cours que leur conversation prenait maintenant que Pierre

Savait que Thomas en savait plus que lui au sujet de la confusion

 

Des personnages qui envenimait les esprits. Les enfants des camés

Jouaient silencieusement sur le sable devant la maison de Pierre

Qui allait dormir ou tenter de le faire. Thomas Folle était fou.

 

Il l’abandonna aux questions des camés et se coucha dans

Son lit qui sentait le vin et l’homme. Il sentait l’amitié et

La trahison. Les draps ne se changeaient pas aussitôt fait

 

Que dit, chez Pierre qui avait du mal à dormir debout et

Se couchait comme les autres pour ne rien faire qui eût

Donné à penser qu’il n’avait pas la chance ni le désir,

 

Mutilations des pauvres d’esprit. La fenêtre montrait le ciel

Blanc et l’horizontale bleue du sable. Des têtes apparaissaient

Le temps de la traverser parallèlement à cette horizontale

 

Tracée mentalement depuis des lunes. Pourquoi avoir bâti

Sa maison au bord du chemin du Travail aux Vacances ?

Une drôle d’idée, tout de même, monsieur Pierre qui

 

Ne dormez pas. Mais vous n’en avez jamais eu d’autres,

Avouez que vous n’avez jamais su conserver ce qui reste

De l’amitié et de l’amour quand il n’en est plus question.

 

Pierre! Pierre! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous!

— Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil d’enfant.

Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.

 

Je dors.

 

L’ami de l’amie Constance entra un doigt craintif dans la plaie.

Je ne souffre pas, dit-il. Mescal, sans doute. Comment en douter,

 

Maintenant que je suis la proie des hommes ? Les murs étouffent

Les conversations. Il entendait la balle dans l’écuelle à chien.

Don Alfonso l’avait extraite sans douleur. Une balle, c’est trop

 

Pour un seul homme. La chair ne semblait plus trouée, elle luttait

Pour se refermer sans traces de combat avec l’aide des sulfamides

Dont don Alfonso était un fin fan. Il se coucha sur le dos, voyant

 

Le plafond parfaitement blanchi et sa trace oblique de soleil.

Constance, mon amour ! Il ne voulait pas crier, il n’avait crié

Que pour protester. Jamais il ne crierait pour dire à quel point

 

Il l’aimait. Il est facile de dire aux autres : Je suis ce que vous

N’êtes pas ! Moins facile de reconnaître qu’on est d’abord

Ce qu’on est et que les autres n’y sont pour rien, pas même

 

Constance qui a mal vieilli à cause de cela. Je suis l’homme

De circonstance. Mais de quel homme s’agit-il si le narrateur

Et l’auteur ne s’entendent plus de la même voix au récit ?

 

Cayetano avait dit : Ce n’est pas lui et donc le couteau était

Rentré dans sa poche de couteau qui n’en sort que pour les grandes

Occasions. C’est lui ! avait hurlé doña Cecilia et la balle avait

 

Jailli de sa bouche. Doña Pilar jetait des pierres à Pierre qui

Arrivait à peine. Puis les coups, la douleur éteinte par la douleur,

La poussière mangée de force, les cailloux du chemin, la soif.

 

Jamais il n’avait éprouvé une pareille sensation de soif, jamais.

Ce désert de vin. Cette minutie du coup. La constance du regard

Qui en impose à la voix. Il n’avait jamais connu une pareille

 

Menace de destruction. Pierre dormait-il ? Ce cher Gérard

Devait se morfondre dans son verre coupé. Constance expliquait,

Il n’y avait pas de doute au sujet de Constance qui expliquait.

 

Il n’y eut jamais de Constance sans cette cohérence de l’ombre.

Quel récit n’a-t-elle pas influencé de correspondances exactes ?

L’homme revenait lentement à la souffrance, comme si le rêve

 

En était la promesse. La nuit, les lits sont éphémères comme

Les draps. Mais l’après-midi, sans draps et à peine avec un lit,

S’éternise comme si plus rien d’autre n’était possible que la vie.

 

Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme de chemin.

Je vais sans vous, devant vous, par désir,

Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien —

 

Raïssa se coucha elle aussi, mais par terre, sans draps et sans habits,

Nue et dure comme le marbre, traversée d’angoisses filantes

Comme des étoiles. Il la voyait couchée et nue comme il aimait

 

Ses petits seins et son ventre. Elle parlait au soleil envahissant

Les rideaux, rouge lumière du vert. Un plateau de cuivre traçait

Une géométrie de voyage aux angles aigus, coups de burin

 

En fleurs. Elle saignait encore, comme le fruit inachevé d’un cri.

Que savait-elle du cri ? Et que penser à la place de ce fragment

De femme donné par les circonstances et aussi peut-être par les lieux ?

 

Ochoa, Ochoa ! me disais-tu,

Je ne suis pas faite pour toi,

Et tu t’en allais.

 

— Non, vraiment, c’est sérieux, cette mission aux ordres du Roi.

Je suis le colporteur de la rumeur à Madrid où le Roi est prince

Du monde. Personne n’est mort, mais cette jeune beauté féminine

 

 

A été violée par on ne sait qui, frappée par on sait trop laquelle

Et abandonnée à son triste sort de petite garce inutile au couteau.

Voyez comme l’aristocratie française peut se rendre utile

 

En cas de crise de l’aventure et de la narration. Oublions un

Instant la fontaine aux doux vers et méditons ensemble cette

Idée de culpabilité qu’un seul homme ne peut, ne pourra jamais

 

Assumer à lui seul. Seul, ai-je dit, mes amis. Seul parmi les

Autres et cependant multiple au point de créer la confusion.

Si vous m’écoutiez ne serait-ce qu’une seconde de ce temps

 

Qui vous travaille, mais don Alfonso sortait du Cuartel,

Porteur de nouvelles et de sang, ayant examiné de près

Les corps et même, dit-on, une balle. — Doña Pilar, SVP,

 

Expliquez-nous encore cette nuit inexplicable si l’on

Se place de votre point de vue. — Oh ! la virginité,

Dit don Alfonso qui sent la lavande de ses mains,

 

Ce n’est pas grand-chose la virginité. Alors la terre...

— Ne partez pas, don Alfonso ! Cette terre, justement,

Ne contient-elle pas ce qu’on y a caché en croyant

 

Ne pas être vu ? Les enfants sont encore à l’intérieur.

Vous êtes le premier à sortir si l’on excepte ce fou de

Folle qui a suivi ce lâche de Pierre on sait trop où.

 

Ils questionnent les enfants parce que les enfants savent.

Le rideau est tiré sur le visage blanc de leur mère qui

Accuse. Que savons-nous d’elle, de sa nuit, des enfants ?

 

Toi le ciel infiniment

Et moi les étoiles une à une

Moi relatif de l’attente

 

Il n’y a pas de chanson sans un refrain à la clé, pas

De musique sans fumée et pas de poussière sans ces

Yeux qu’on veut nous arracher à force de justice !

 

Don Alfonso monta dans sa petite voiture et répondit

À une dernière question sans toutefois trahir le secret

De l’instruction. — On instruit ? Un procès se prépare ?

 

Ils ont libéré Folle sans nous demander notre avis.

Nous serons là à l’heure des crucifixions, nous enfants

D’une idée circulaire de l’homme, enfants de Dieu le seul,

 

Dieu l’explication et le sens à prendre et à donner, Dieu

L’héritage d’une longue lignée de prometteurs doués

De la poésie sacrificielle des promesses et des sanctions.

 

Don Alfonso fit un signe à doña Pilar qui le lui rendit.

On dit qu’il se voient tous les soirs à la même heure.

Enquêtez, Monsieur Gérard de St-Pé, enquêtez pour le Roi

 

Et pour l’Espagne. Il y a de la vérité là-dedans, du vrai

Et du vraisemblable, du dicible et de l’inexprimable

Autrement que par l’innocence des enfants qu’on interroge

 

Pied à pied avec leur combat contre le père. Doña Pilar

Monta dans la petite auto de don Alfonso et ils partirent

Vers la mer que le savant voulait revoir avant de ne plus voir.

 

Les enfants de la fontaine piaillèrent sans jeter les cailloux.

Des femmes descendaient aux nouvelles, hardies et fraîches

Comme des serpillières. Les escaliers se peuplaient de vieux

 

À la recherche de ressemblances. On se souvenait plutôt.

Il est tellement plus facile de se souvenir de ce qu’on sait

Ensemble, c’est tellement plus favorable à la conversation

 

D’être d’accord sur l’essentiel et pointilleux question détails.

Doña Cecilia fut alors libérée. Absoute peut-être, elle traversa

La cour des orangers, belle comme ce qui l’a été. Plus d’armes

 

Dans sa rude main de femme qui connaît ses saints et les

Méprise. Ce fut Françoise Garnier qui l’accueillit, ouvrant

Ses frêles bras d’ancienne jouvencelle. Doña Cecilia jeta

 

La peineta aux hommes dont l’un se plia cérémonieusement

Pour la ramasser. On s’en doute, c’était Cayetano l’homme

Armé qu’on ne désarme pas, l’homme dont elle attendait

 

Le jugement mais qui ne se prononçait jamais sans son

Juge. Plus pâle encore, doña Flores priait en silence dans son

Mouchoir. Doña Flores ne connaissait-elle pas la chanson

 

 

Comme personne ? Les hommes s’approchèrent des femmes

Pour en écouter le murmure. Il n’y a pas comme un homme

Pour imaginer ce que la femme n’a pas encore dit à l’enfant

 

Qu’il devient dans la tragédie. Doña Flores laissa échapper

Un soupir qui en inspira plus d’un. Elle aimait la compagnie

Entre les actes et ne le souhaitait à personne, doña Flores.

 

Priez pour l’homme qui l’a détruite !

Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !

Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !

 

Ce n’était pas l’attente, non. Elle est trop merveilleuse, l’at

Tente, pour ces personnages de l’attente. On composait en

Attendant. C’est différent. Sinon l’attente les prenait à bras

 

Le corps et la tragédie devenait la poésie du temps passé

À être et à devenir. À l’heure qu’il était, les deux pigeons

(Doña Pilar et don Alfonso) devaient se balader avec les

 

Mouettes sur la plage, à deux doigts de la mer qui chatouille

Les pieds de la veuve en attendant que don Alfonso s’exprime.

Là-haut, dans sa tour de verre qui offense la lumière et les

 

Traditions de la façade, Monsieur de St-Pé parlait du Roi

À sa conscience de descendant de Cortina le comploteur.

On voyait son verre et ses petits glaçons métalliques.

 

Composer pour ne pas attendre, imaginer la suite pour ne pas

Durer, parler avec les autres des mêmes choses et recommencer

Chaque fois que l’occasion se présente à l’esprit ou aux mœurs,

 

Il n’y a rien de plus propice à la mélancolie et don Felix,

Qui les observait sans être vu à travers les orangers,

Se souvenait de sa mélancolie et de ses risques à prendre

 

Quand elle arrivait sans prévenir à l’heure de l’angoisse

Qui naissait de l’improbable. Ne pas expliquer l’enfant

Revenait à statuer sur la femme pour la désirer malgré

 

L’homme. La peau n’est pas arrachée, la langue sursoit,

Et pourtant ce n’est pas l’attente, c’est la composition.

L’ombre avec la lumière, la chose et son explication,

 

L’extérieur et le circulaire, le jardin et la saison, la douleur

Et l’extase, la vitesse et l’instant, le désir et les faits,

La joie et son bonheur, non, la peau n’est pas arrachée

 

À ce corps qui contient tout ce que je sais et peux savoir.

Jamais nous ne posséderons ni l’eau ni l’air

Des insinuations et des tiraillements, mais la terre

 

Et le feu nous contiendront pour ne rien expliquer.

Il n’y a pas de mort, rien n’existe que la disparition.

Pourquoi n’apparaîtrions-nous pas au lieu de naître ?

 

Ma mélancolie est comme une fleur qui refuse de faner,

Une fleur rebelle à la connaissance de l’intimité,

Fleur des malchanceux.

 

Vous en connaissez d’autres ? Et cette envie de le crier

Au lieu d’en chercher la raison chez l’autre qui ne dort

Pas du même sommeil. Cet appétit peut-être, jalousie

 

Pratiquée à fleur des peaux qu’on caresse par curiosité

Esthétique. Je ne suis pas l’homme de l’Homme !

Et cette machine qui frappe le texte de nos ennuis !

 

La machine frappait en effet, elle frappait durement

La feuille de son encre, frappant des mots recueillis

Sans en altérer les contenus dilatoires, et Ramirez

 

Était conscient de ces tentatives de retard sur l’heure

Qui viendrait à son heure. Il avait bien rangé sur la table

Les rapports d’audience : chanson des enfants qui s’entendaient,

 

Colère de doña Cecilia et son petit revolver américain,

L’odeur de Gisèle qui parfumait tout, l’obscurité

Que Fabrice opposait à la clarté hallucinée de doña Pilar,

 

Ce que savait monsieur Pierre, ce qu’ignorait la Folle,

Ce qu’on imaginait avec un peu d’impatience et beaucoup

De technique conversationnelle, ce qui était attendu

 

Et ce qui arrivait, avec la balle extraite et son revolver

D’opéra qui tuait quelquefois, qui tuait la parole en

Commençant par la voix. Il y avait une infinité

 

D’existences probables sur la table que Ramirez lustrait

De son coude et de sa salive. Il avait hâte de passer

À l’action que doña Cecilia avait entamée de sa meilleure

 

Part d’inconnu. La torture s’explique par la nécessité

D’aller plus vite que la pensée que les chemins déroutent.

L’Homme, quel qu’il fût et quelle que fût sa responsabilité,

 

Répondrait à la douleur et non pas à l’attente dont l’intérêt

Se perd en volubilité. Après la machine, qui a son intérêt,

L’instrument de la douleur et de la connaissance des faits !

 

Il faut dire que Ramirez,

Fils légitime et frère infidèle,

Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.

 

On peut en rire si le moment est bien choisi. Choisissez

Le moment. Ne laissez pas passer cette chance. Ramirez

Écrase les mouches entre ses mains, pas sur les murs.

 

Oui, oui, le Roi vous recevra dans son palais de L’Escorial

Près de Madrid où les forêts de pins sont hemingwayennes.

Pas d’aventure sans un sommet et pas de royaume sans a

 

Nimaux. Gerardo sortit par la petite porte de son jardin d’hi

Ver. Qui le vit trottiner dans la rue descendante vers la mer ?

Il n’aimait pas plaisanter aux fenêtres malgré la beauté

 

Des femmes. Il arriva sur la place en nage. Un moment

D’ombre le ravigota puis il continua ce qu’il convient

Maintenant d’appeler un chemin. Son esprit voyait clair

 

Dans cette complexité d’intentions et de coups fourrés.

La vie, c’est l’existence, et ce qu’on en sait, c’est de la

Poésie ou du Droit, on n’a guère le choix. Oui, oui, le Roi

 

Vous attend dans son palais aux cours peuplées d’histoires

Édifiantes. Un oranger vous est réservé. Vous aurez tout

Loisir de vous entretenir avec sa Majesté de cette affaire

 

Qui vous turlupine depuis des années. Vous vous déplacez

Dans un espace clos par des arbres que vous savez habités

Par les morts qui reviennent. Quel silence, cette mort qui

 

Revient comme si de rien n’était ! Les rues étaient fraîches

Comme des enfants et lentes comme des vieillards, mélange

De saveurs et de cris, passage de l’idée d’obstination

 

À celle de l’accompli qui détermine la position du coucheur.

Vous transportez votre lit dehors et il vous transporte dedans.

C’est bien pratique comme pratique ! Vous buvez trop ou

 

Pas assez. Coupez l’anis d’olive et remettez en jeu votre sens

De la redite. Une fois passées les rues, le quai grimace un peu

Sous la douleur des grues qui étreignent le blanc du gypse.

 

Un drapeau claque la Chine ou la Russie sous pavillon de com

Plaisance. Saluez le matelot jaune et gris qui vous regarde com

Me si vous n’existiez pas encore pour lui. C’est loin, le pays

 

D’où l’on vient si on tourne en rond pour gagner sa vie d’ex

Istence précaire et toujours printanière. Vous vous souvenez

Des voyages avec la femme de Morandelle qui était votre a

 

Mi d’enfance et que vous trahissiez par le sexe après l’avoir

Vaincu par le fric et l’emploi. Ces femmes d’ingénieurs

Qui savent bien que l’ingénierie n’est que de la main

 

À la pâte quand vous, Monsieur de St-Pé, vous héritez des

Siècles le privilège et la recommandation qui assoient votre

Réputation. Passons. Ici se traînaient les forçats que le Roi

 

Utilisait par pure charité chrétienne. Il vous en parlera, vous

Entendrez et vous verrez sa bouche qui a sauté sur les genoux

Du Caudillo, petite bouche qui aime l’anis et les olives, vous

 

Verrez et entendrez ce que l’oranger qui vous est destiné au

Ra décidé de vous dire à la place de ce personnage charismatique.

Voici, en attendant d’être reconnu, la plage interminable

 

Qu’empruntent les amants et les coureurs de fond. Un petit chien

Fait le chien avec un autre chien, ce qui vous amuse. Vous en

Parlerez au Roi si le sujet n’est pas tabou dans ce palais magique

 

Ment élevé dans son architecture géométrique. Un bonbon à

La menthe, vite ! Vous le sucez pour ne pas entreprendre une des

Cente par trop risquée dans les rochers de marbre que la mer

 

Flagelle comme si d’une femme il s’agissait. Un petit escalier

Conduit en descendant au sable des crabes et des coquillages.

La mer est un pont entre nos civilisations. Sans elle, il n’y

 

Aurait pas eu d’aventures. Le Roi comprendra. L’aventure

Est à l’ordre du jour, mais à part l’Emploi et le Commerce,

Que voulez-vous ? Vos premiers pas vous déroutent un

 

Peu. L’écume est rageuse, coupante, animée par la jalousie

Qui n’est pas la meilleure fenêtre sur le monde. Mais c’est

Une vie d’exister et mourir de n’être plus à la hauteur

 

De l’aventure et du hasard qui n’explique rien et surtout

Pas Dieu. Gardez-vous bien d’en parler au Roi. L’imprévu

Est prévu. On vous tapera sur les doigts et vous ne reviendrez

 

Plus, voilà. Un poisson mort cligne d’un œil. Des pas

Vont plus vite que prévu. On ne tue pas, Monsieur de St

Pé dit Pierrot au village, on ne tue plus par amour mais seul

 

Ement par intérêt. Vous avez un bon avocat, oui, le Roi

Appréciera les données de l’aventure au pays de l’irréversible.

Car, mon cher compatriote, qu’est-ce qui est plus irréversible

 

Que le temps ? L’acte, et non ce qu’on en dit. L’acte tout

Cru. Retour à l’enfance des insectes transpercés vivants

Mais sans parvenir à en distinguer toujours la grimace.

 

Donnez-moi une bête

Et je la fertiliserai de ma propre semence !

— Tu es fou, Ochoa ! Tu es fou !

 

Je le suis. Pourquoi le nier ? Je reconnais aussi le délire.

Il faudrait être fou pour penser le contraire. Ce mal qui

Ne me ronge pas, qui m’explique sans me ronger les os,

 

Ce mal est si nécessaire que je n’en connais pas l’origine.

— Parlez-en au Roi qui comprendra. Un oranger pour vous

Seul, oui. L’Escorial. Lui-même. Une seconde d’inattention

 

Et c’est l’aventure. Un facteur chance est à prendre en

Considération. Et ce mal qui vous transporte au seuil de

L’amour. Un instant à la place de l’éternité ! Vous plaisantez ?

 

 

— Je ne plaisante pas vraiment. Rien n’est moins mesuré que

L’instant. C’est presque de l’espace, cet instant qui ne se

Mesure pas avec les instruments de la conscience. Le Roi

 

Attend une explication, pas un traité d’alliance avec cela...

— Cela ? — Oui, cela. Cette aventure de l’instant qui ne doit rien

Au temps qui nous sépare d’une tête. Voici la pleine mer

 

Des noyades et des solstices. Je serais fou de ne pas y penser,

N’est-ce pas ? — Fou n’est peut-être pas le mot qui convient

À ces tiraillements qui démontrent l’existence d’un dedans

 

Et d’un dehors des choses. Qu’est-ce que cela ? Entre rien

Et tout, qu’est-ce que cela ? À part le désir et la peur, qu’est

Ce que je fais ici avec ça ? Fou n’est pas le mot, le Roi

 

Vous dira ce qu’il en pense le moment venu. Voici l’oranger

En attendant. Un oranger sur la plage à la place d’un palmier

Et la lave d’un volcan pour pallier l’océan qui manque

 

À votre histoire de peuplement. Vous les voyiez, lointains

Et proches. À cette distance, ils ne sont encore rien de vrai.

Votre cœur bat la chamade, mais qu’est-ce qu’une chamade,

 

Qu’est-ce qui se bat à ce point comme on compte les lurettes ?

À petit pas, vous avancez dans votre regard qui sait d’avance.

Don Alfonso soigne les varices de doña Pilar, rien de plus,

 

Dit le Roi. — Vous croyez ? Moi je crois, ou plutôt : je croyais

Que les varices n’y étaient pour rien. L’amour s’explique

Par la vie qu’on prend et qu’on donne. J’en ai parlé souvent

 

À cette femme que j’aime de cet amour-là. — Qui êtes-vous,

Ô étranger à toutes les terres qui ont le nom d’homme pour

Humanité ? — Je suis cet homme. Et je ne le suis pas.

 

Je viens de loin, toujours à pied,

Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,

Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.

 

Comme s’il était possible d’atteindre ce qui se promet comme

Horizon. Comme si ce n’était pas un recommencement mais

Le sentiment d’avoir vaincu l’instant. Un instant de cette

 

 

Victoire me rendrait le Pausilippe et la mer d’Italie. Ô Roi

D’Espagne, donne-moi plutôt cet oranger que tu promets

Depuis si longtemps que cette terre n’a plus d’existence

 

Nourricière. Je suivais le fil d’un raisonnement sur la vie,

Pas plus. Qui sommes-nous, nous qui ne sommes rien ?

Et qui êtes-vous, les chanceux ? Si je me noie aujourd’hui,

 

Sera-ce l’évènement du jour, ou bien s’acharneront-ils à

Détruire l’Homme que je ne suis pas ? Ma petite noyade

Attirera-t-elle du monde à l’inverse du poisson mort à l’œil ?

 

Putain ! Où es-tu ?

¡Madre ! Cette putain s’est envolée !

J’ai oublié de lui arracher les ailes !

 

Voilà comment un personnage devient fou avant de ressembler

À quelqu’un. C’est compliqué, la littérature, ou cela n’est pas

De la littérature, C’EST DE LA MERDE ! Mais pourquoi pas

 

La merde, au fond ? Au fond de quoi ? À la surface de quelle

Profondeur gagnée par hasard sur l’irréversibilité calculable

Du temps ? Alors, oui, je sais : l’homme se met à fuir, à fuir

 

À fuir et à parler

À parler et à tuer

Autant qu’il peut le temps qui lui reste à vivre

 

Ou à mourir d’ennui. Oui, l’homme fuyait, il fuyait le Roi,

Les amants, les tueurs, les personnes majeures et les vers

Mineurs. Il fuyait de côté, ne connaissant pas d’autres chemins

 

De traverse. Il ne se noyait pas, il fuyait. Ah ! le Roi peut

Attendre, l’oranger peut crever, le palais peut exister, l’Espagne

Peut encore survivre aux traités de l’Europe, tout peut arriver

 

Au fond, surtout l’homme qui se met à fuir pour ne pas être

Poursuivi et qu’on poursuit quelquefois pour des raisons qui

Ne s’expliquent pas et qu’on explique pour cette raison.

 

Alors, oui, l’homme se mettait à fuir et il devenait

Perspective. Il fuyait le jour et vivait la nuit, seul,

Se nourrissant d’insectes à sept pattes et de lait

 

De dragonne. Il connaissait le paroxysme en toute

Matière et pratiquait l’arrêt au bord des signes.

L’exercice de l’aube lui inspira le soir et inverse

 

Ment. Je ne suis pas cet homme ! criait-il mais il

L’était. Je suis un autre et il ne l’était pas. Et le temps

Se mit à devenir et l’espace à n’être que cela. I

 

Maginez ce crevage de nerf rien que pour vous en

Donner à moindre frais une idée approximative, mes

Amis. L’enfant était enfoui au cours d’une apnée

 

Et l’organe secrétait ces paroxysmes tenaces avec

Un son de cloche. Connaissez-vous l’homme s’il

Ne fuit pas ? Non, bien sûr, vous ne connaissez rien

 

Qui l’appelle par son nom au moins pour le dire.

Mais cet instant de lucidité vous rend malades

À crever et vous crevez pour ne pas crever ce qui

 

Est normal. Je ne fuyais pas pour fuir. Je ne fuyais

Pas pour échapper ni pour m’éloigner. Je fuyais pour

Étirer, pour éviter de rompre une seule de ces lignes

 

De fuite qui donnent un sens à ce que j’étais et à

Ce que vous demeurez. Pas de drogue, pas de rêve

Insensé, pas de caprices et plus de tentatives de cri.

 

J’ai cru à une tranquillité dans la vitesse d’exécution.

Trop vite j’allais et mieux je me portais. Puis l’accident,

Inévitable dites-vous, l’accident en ferraille, le tour

 

Joué au corps qui n’en peut plus de changements chi

Rurgicaux. En une fraction de seconde, moi Ochoa

La Montagne je suis devenu Mescal l’Immobile.

 

Maintenant que vous savez tout depuis longtemps,

Mes amis, maintenant que tout s’explique depuis

Toujours et même avant que je me mette à fuir

 

Dans les règles, voudriez-vous refermer la porte

Et oublier que pendant un instant je me suis arrêté

Au bord d’autre chose que le signe ? Moi l’Homme

 

Je demande qu’on me foute la paix ! L’immobilité

Ne fuit pas, elle, hélas. Quelle vitesse du choix !

Encore un peu et j’atteignais la pudeur des enfants.

 

Dans cette existence où je suis ce que j’étais, l’Homme

Se raréfie et c’est la Femme qui se multiplie jusqu’au

Nombre. Je voulais faire un enfant à la nuit et l’enfant

 

Était le silence. Quelle angoisse ! Quand je bouge

Un petit doigt je sais que c’est mon pied qui existe

Et quand je sens les zigzags de l’insecte je sais que

 

Ce n’est pas un insecte. Comment le sauriez-vous,

Buveurs d’instance ? Alors je fuyais par le haut

Comme la fumée et par le bas je revenais cendre.

 

Beaux voyages pour rien, belles cités pour pas grand

Chose et rencontres des circonstances au lieu de l’hu

Main. Quelle fragilité la pensée alors ! Quelle ténuité

 

De la forme ! Et ces instants de douleur inexplicables

Autrement que par la douleur que vous n’expliquez pas,

Cette attente conçue pour ne rien attendre et connaître

 

La proximité des choses placées pour servir. Je fuyais

À fleur de vos observations cliniques, n’est-ce pas

Françoise ô mon amour ? Et tu ne fuyais pas pour de

 

Meurer ce que tu as toujours voulu être. Je suis cette

Attente à l’infini finie un jour ou l’autre, comment ? tu le

Sais bien, comment ? Un drap noué autour de la nuit

 

Et je fuis. Le même drap déplié sous moi et je dors.

Sommeil cristallin, il n’y en a pas d’autres pour moi.

Moi ? Mais je ne suis pas moi ! Je suis ailleurs, en

 

Fuite, en avance, jamais à l’heure, toujours à midi

Et quelquefois à minuit, fuyant l’enfant des lignes

Et de ce point qui constitue le centre d’intérêt, là-bas,

 

Où je vais et quand je n’y arrive pas. Ou pas tout seul,

Avec toi ou malgré toi selon que tu patientes ou exiges.

Il manque une ligne à nos deux lignes de rencontre

 

Fortuite. Il manque le croisement triangulaire, la portée

De l’ombre qui explique l’endroit et la circonstance.

Rien ne manquerait si nous n’étions pas deux.

 

Je viens de loin, toujours à pied,

Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,

Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.

 

Alors, finalement (excusez ma perversité d’immobile

Et de passablement enfumé) finalement je me suis mis

À penser. On ne pense pas quand la pensée ne sert à rien.

 

On va, bien ou mal, en avance, à l’heure précise ou seule

Ment s’il n’est pas possible de faire autrement. Finalement,

J’ai projeté ma science dans la rue et j’ai marché. Oh ! pas

 

Avec vous, pas à vos côtés, jamais au pas et toujours à

L’heure. Broyez une famille avec passion et vous obtenez

L’être qui l’explique. Pas de psychologie, pas d’impressions

 

Suggestives, plus d’acrostiches ni d’épigrammes, rien que

L’être familial, broyé certes, et incapable d’exister pour en

Dire quelque chose, mais la famille, la famille et ses saints,

 

La famille qui sert et qu’on ressert. Finalement, j’ai broyé

L’Homme et la famille, broyé l’immobilité fonctionnelle

Et la pensée en fuite perspective. Que de temps passé !

 

Que de moments cliniques ! Et quels paroxysmes, voyez

Vous, à l’envers de l’endroit, au dedans du dehors, et dans

Le lit ! Je me sers d’un pilon comme tout le monde,

 

Mais au lieu de concasser des épices bonnes à modifier

Le goût de la viande, je pense et je fragmente, je fuis

Et j’écrase les perspectives, j’arrive avant ce qui arrive.

 

J’arrive avant Gerardo et les camés m’accueillent avec

Des enfants que je broie comme le noir de fumée, pilon

Obscène et croissant. Je suis le fournisseur de ces âmes

 

Perdues pour l’âme, pourquoi pas ? On gagne sa vie comme

On peut et non pas comme c’est possible. Pierre creuse

Sa tombe dans le jardin. Le rocher sera gravé au burin

 

Et au marteau, éclats de son qu’on trouve un peu dans

L’herbe rare du sable et de l’humus des agaves. Camés !

Vous n’aurez pas mon sommeil ni ma maison ! Quel fou !

 

Les touristes pensent que c’est une piscine, mais non,

C’est sa tombe. Il y pousse depuis longtemps les primevères

De la paralysie et le trèfle de l’angoisse. L’été calcine

 

Ces émergences. Bonjour Pierre. Vous avez vu don Alfonso ?

— Vous êtes malade, ô monsieur que je ne connais pas qui

Partagez l’herbe et l’hallucination avec cette racaille bleue ?

 

Vous n’aviez pas remarqué le bleu de leurs langues et le vert

De leurs enfants. On ne remarque rien quand j’en ai besoin !

Remarquez que je m’en passe, de vos observations cliniques.

 

Un peu de vin ? Vous accepterez le vin de Judas ? Il donne

Soif et ne nourrit pas. Mais c’est le vin de ma vigne, mon

Sieur qui arrivez comme un cheveu sur la soupe, comme

 

On dit ici-bas, ou comme ce qu’on n’attendait pas, dit-on

Si l’on est à l’heure, ce que vous êtes, monsieur ! Entrez

Dans la maison où les amis finissent mal à l’occasion.

 

Gerardo entra. Il redemanda si don Alfonso se promenait.

Pierre n’en savait rien. Il ne voyait pas don Alfonso s’il voyait

Doña Pilar. — Elle soigne ses varices dans la vaguelette, vous

 

Savez, monsieur qui ne sait pas ? C’est bon, la vaguelette,

Pour les varices et pour autre chose encore dont je ne me

Souviens pas car je suis malade d’oublier. Prenez place,

 

Monsieur qui ne tient pas en place et qui ne prenez pas

De place. Voici le vin dont je vous parlais il n’y a pas

Une seconde. Comme les secondes se ressemblent !

 

Ce qui explique mes petites confusions, monsieur qui

Vous asseyez pour boire ce que je ne bois plus qu’avec

Une parcimonie d’échaudé. Oui, le Roi reçoit ses amis

 

Le dimanche, dans sa maison de campagne à Donostia.

Vous devriez le savoir vous qui avez perdu des proches

À Guernica de Picasso ! Mais vous ne savez rien, monsieur

 

Qui prétend le contraire, quand il s’agit d’avoir de la

Conversation et non pas l’air d’y être pour la forme.

La jalousie est un poison du vin. Les vaguelettes n’y

 

Sont pour rien. Je connais la mer aussi bien que la mer !

J’y étais, monsieur qui n’êtes jamais nulle part et chez vous,

Comme on dit quand l’évènement est passé à l’Histoire,

 

Ce qui est le cas, monsieur le cas qui buvez mon vin

Sans lui accorder toute l’attention qu’il reflète pourtant.

L’homme dont vous parlez pour ne rien dire est passé

 

Ce matin mais vous n’en parlez plus. Vous en parleriez,

Monsieur qui parlez pour parler d’autre chose, si vous saviez

Que je suis celui qui l’a vendu pour rien, monsieur qui

 

Commercez avec les hypothèses, pour rien, pas un duro!

¡Nada ! Pas un fifrelin pour cet homme qui se vend cher

Quand il arrive aux hommes ce qui n’arrive pas aux femmes.

 

Monsieur qui monsieur le monsieur, je vous interdis d’en

Penser autre chose. Je suis votre homme si je suis perdu

Et votre femme si vous êtes un homme. Ne me dites pas

 

Qu’au lieu de fuir vous poursuivez ! On les voit souvent

Faire l’amour sous le vieux phare qui ne sert plus qu’aux

Oiseaux des phares. Voilà comment elle soigne ses varices !

 

Mescal gicle ! Les camés le voient gicler comme une seringue.

Le sable le suit à la trace. — J’avais pensé au phare, à l’amour

Et aux oiseaux conchiant les vitres, mais c’était pour fuir,

 

Pas pour oublier. — Ne partez pas ! crie Pierre sur le seuil

De sa maison et de sa tombe, ne partez pas sans achever

Votre verre. Cela porte malheur et avec la chance que j’ai,

 

Vous en aurez plus que moi ! Mais comment ne pas partir

Si le Roi vous attend ? Trouvez au moins une raison

De ne pas répondre intelligemment à cette question

 

De principe ? — Ils tueront l’Homme, dit Pierre aux camés.

Ils vivent leur vie quoi qu’il arrive et l’Homme meurt

Sur la croix. Sans ces femmes, on aurait compris que l’Homme

 

C’est l’homme et que la femme ce sont les femmes. Encore

Un refrain, ô camés de mon jardin et de mes attentes.

Mon vin n’arrive pas à la hauteur de vos mélanges, mais

 

C’est mon vin et je le dispute à l’Homme. Dans sa prison,

Il fuit les murs. Il ferait mieux d’attendre son heure

Car c’est tout ce qui arrivera si je ne suis pas fou.

 

 

*

* *

 

 

Cette après-midi, on tuait le taureau. Moment que don Felix

Gálvez Bonachera redoutait entre tous les temps morts de son

Existence de castrat. Le soleil empoisonnait l’air en compagnie

 

Des mouches. Il suivit les évolutions d’une libellule rouge

Qui se posa sur l’épaule de l’Homme. Quel privilège !

L’Homme laissa le bonheur perler sur ses lèvres. Taureau !

 

Ramirez rassemblait les témoignages dans le même dossier.

Presque un roman déjà, songea don Felix que la libellule

Harcelait du bout des ailes comme un défaut rétinien.

 

— Il vous est reproché 1) d’avoir montré votre sexe à des

Enfants (qui n’avaient rien demandé) 2) d’avoir abusé

D’une jeune fille qui a perdu sa virginité (ne précisons

 

Pas quand ni avec qui) 3) D’avoir volé du lait chez la Clara

Qui vous l’aurait donné (beau sein) 4) de ne rien posséder

Pour témoigner de votre sociabilité 5) de ressembler étrange

 

Ment à tous les hommes de ma connaissance (mettez cela

Entre parenthèses) 6) d’être une légende (celle du loup pro

Mise par les Hendayais) qui apporte de l’eau au moulin

 

Des fédéralistes sans parler des séparatistes 7) d’aimer

La seule femme qui le sait et pourquoi (Constance qui

Porte le nom de sa mère) 7 raisons de vous en vouloir

 

Et de commencer par vous le reprocher —

 

 

PRIÈRE DE DON FELIX

 

 

Ô Dieu

Qui aimez les hommes qui se reproduisent comme

Les animaux (car si les animaux sont mangés par

 

L’Homme, l’Homme ne mange pas de l’homme), Dieu

Qui sait tout de lui-même et n’en dit rien, Dieu du verbe

Donné à l’Homme pour qu’il y reconnaisse son maître,

 

Dieu des Rois promis aux nations ennemies que la terre

Nourrit malgré l’homme et contre l’idée de pensée, Dieu

Qui pousse le taureau et sauve l’Homme de la femme,

 

Dieu du cercle et du centre qui l’explique, Dieu donné

Par l’inexplicable et repris par le malheur, Dieu que j’aime

Comme si vous existiez de cette existence qui ne peut être

 

Que la nôtre mais que par un abus de langage nous étendons

À votre hypothèse, Dieu je t’adresse cette supplique : sauve

Cet Homme de l’homme et rend lui la parole au moins

 

Une seconde avant sa mort, afin que nous sachions qui

Nous avons tué.

 

— Il comprend, dit Ramirez, il comprend

Très bien ce qu’on lui dit et pourrait parler si on se servait

 

De sa langue. Il agita une électrode imaginaire et vit la

Libellule en même temps. Admiration. Enfant, il appelait

Les oiseaux qui ne venaient pas. Maintenant, il a un chien

 

Qui vient et un autre qui ne vient pas aussi facilement mais

Qui vient finalement. Un troisième chien n’a pas encore pris

La forme d’un chien mais aboie déjà. Riez, don Felix. Riez,

 

Car le moment est bien choisi pour s’abandonner aux petits

Plaisirs de l’existence, comme ces minimes satisfactions

Que la bêtise et la cruauté inspirent aux hommes qu’il vous

 

Arrive de juger ou d’absoudre. Ramirez frappa l’épaule

De l’Homme avec un journal et la libellule s’envola par mi

Racle. La voici sur le rideau, assez haut pour ne pas être atteinte

 

Par le journal mais pas à l’abri des insecticides que Ramirez

Nourrit dans son sein. L’Homme remplace le bonheur par la

Haine. Ramirez aime la victoire. Les gens sont liés, il le sait,

 

Jamais personne ne se libère assez pour gagner à tous les

Coups. Dans la rue, ici, ailleurs, les gens sont attachés à la

Vie et la vie les retient de... ! de... ! n’en parlons pas ! Ramirez

 

Attend toujours ce mot de trop, cette raison de s’en prendre

Une fois de plus à l’animal qui court dans l’homme quand

L’Homme est inspiré par sa nature de penseur libre et fou.

 

Ce n’est qu’une libellule. L’Homme ne mange pas de libelle

Lules. La libellule ne mange pas de l’homme. Au hasard

Des rencontres, elle se pose ou pas sur votre épaule et vous

 

Ressentez alors cette admiration ou la déception sournoise

De ne pas pouvoir admirer. L’écrasement, c’est autre chose.

Mais c’est encore la chance. Ramirez pose le dossier sur le

 

Bureau de don Felix qui regarde d’abord les photos qui ne

Prouvent rien, sauf que l’Homme a été un peu bousculé.

Qui me le reprochera ? À cinq heures et demie, le premier

 

Taureau meurt sans un cri. Encore cinq et c’en est fait

De cette mort qui ne dit rien de la vie et tout d’une existence

Supérieure. Il voit la photo de l’Homme dans la rue, avant

 

Que les femmes l’abandonnent. Laquelle croit encore en lui ?

Je crois que c’est complet, dit-il. Ramirez dit que c’est complet.

Qui ne le dira pas, à part l’avocat du diable, pour la forme ?

 

L’Homme ne sort pas sans jeter un œil sur la libellule

Qui descend. Il lui dit, en langage libellule : ne descend pas !

L’Homme t’écrasera. Il attend le moment. Il ne sortira

 

Pas d’ici avant de t’avoir écrasée. Et la libellule obéit.

Elle ne descend plus. Ramirez pousse l’homme qui sort.

Dans la cour, les hommes jacassent sous les orangers.

 

Ils ne savent rien de la libellule, mais s’en doutent un

Peu. L’expérience de l’homme au contact de l’Homme.

Il n’y a rien comme l’expérience. Puis le taureau entre.

 

 

 

 

 

 

 

FRAGMENT D‘UNE LITTÉRATURE JOURNALISTIQUE

 

 

Un taureau s’est échappé, franchissant la barrière d’un saut

Et écrasant plusieurs corps qu’on a transportés aussitôt dans

L’infirmerie où un picador soignait sa jambe percée au vin

 

Et à l’olive. Par la fenêtre, il reconnut le taureau et rappela

Philosophiquement que ce matin il avait prévenu El Cano

Que cet animal possédait la force que personne ne vainc

 

Avec une épée et un savoir de tueur. Il sourit malgré lui,

Malgré la compassion que lui inspirent les blessures des

Gens qui geignent en retenant le sang qui est toute la vie.

 

Retenez, retenez, il n’y a que le sang qui ressemble à la

Vie et il n’y a que la vie pour le reconnaître. Le taureau

Ne fuyait pas et l’Homme l’admira, reconnaissance que

 

Ramirez reconnut comme celle qui l’avait fait rougir à

Cause de la libellule sur l’épaule. Les choses se compliquent

Par l’élémentaire, ensuite on se met à penser et c’est

 

La vie qui devient invivable. Quelle confusion, ce taureau

Dans la rue et encore, nous parlons en tant que journaliste,

Parce que si les gens aimaient la poésie, ce serait presque

 

Beau ! Mais c’est tragique comme le quotidien un instant

Secoué par la beauté du geste. Le taureau transperce un ventre,

Brise une échine, crève une joue, sépare deux amants qui

 

Dormaient du même sommeil, et la rue se vide, prenant alors

Tout le sens qu’on lui souhaite quand le style devient triste

Ment évocateur des faits et des choses qui s’écartent pour

 

Laisser passer le taureau. Ramirez rassemble ses hommes,

Agitant son pistolet qui peut tuer le taureau s’il a de la chance

Mais le taureau entre et les hommes montent dans les orangers

 

Et les oranges amères tombent et se mettent à rouler. Nous

N’en savons pas plus pour l’instant. Nous attendons. Il se pas

Sera quelque chose si le taureau ne meurt pas avant. Signé :

 

Mon nom est mon nom et je suis ce que vous êtes, mortels !

 

 

L’Homme se retrouva face au taureau. Dans l’arbre, Ramirez

Pensa à la libellule et à l’épaule. Il fourguait son arme avec

 

Les manchettes de sa chemise. L’Homme voulait mourir

Maintenant. Lui qui n’avait tué personne ne tuerait plus.

Le taureau voyait le sang de sa propre gueule. Que voit

 

Le taureau dans le sang propre et rapide qui sort de lui

Même ? Il voit l’Homme et l’Homme le reconnaît. Don

Felix, à la fenêtre, ne dit rien non plus. Un seul homme

 

Demeure et il faut que ce soit celui-là ! Il continue sa

 

PRIÈRE

 

Dieu aime l’homme parce que c’est un animal

Amélioré. Ne cherchons-nous pas nous-mêmes à parfaire

 

L’homme ? Que fera l’Homme une fois que l’animal

Cessera d’exister en lui ? Notre combat est une croissance

De la connaissance, rien d’autre. Les Rois le savent, qui

 

Veulent savoir et interdire en même temps. Les Rois

Dont personne ne meurt et qui tuent l’homme dans l’Homme,

Les Rois ne sont pas taureaux. Ils sont libellules. Dieu

 

Qui donnez à l’homme l’occasion de s’émerveiller,

Comment expliquez-vous la peur autrement que par

L’animal ? Et comment la technologie autrement que par

 

L’Homme ? Je prierai jusqu’à ma dernière seconde qui

Sera la première.

 

 

Puis le taureau tue l’Homme. Cela

Ne dure pas une seconde. Il meurt en l’air, soulevé

 

Par la corne. Il meurt dans le silence même des hommes

Qui habitent les arbres pour l’instant (il n’y a pas d’autre

Solution). Le ciel est blanc comme un visage qui cesse

 

D’être celui d’un homme pour redevenir celui de la femme

Qui l’a conçue. Mais le cri, si c’est un cri cette libellule,

N’est pas le même cri, ce n’est pas un cri de guerre contre

 

Le père, le cri ne dit rien, ne rappelle rien, il est en avance.

 

 

*

* *

 

Le sang retombe sur la statue. L’Homme vole et se pose

Dans l’arbre. Beau visage de la tranquillité retrouvée.

 

De quoi suis-je rempli, moi paillasse d’apparences ?

De sang, d’organes, de sécrétions, de tentatives d’ex

Xistence moléculaire. Dans l’arbre, j’ai l’air d’un autre

 

Homme, et je le suis peut-être, peut-être cet homme moins

Discutable dans la conversation des femmes, un homme

Enfin réduit à sa parcelle d’acte perpétré sur terre.

 

Je n’agis plus, je sais. Je suis le critère d’extinction

Et le témoignage du retour à la réalité. Disloqué, mais

Intégralement rendu à la croissance de l’espèce d’homme

 

Que nous devenons homme après homme à la surface

De ce qui ne peut être qu’une profondeur inexplicable.

Moi mort, vous êtes vivants. Comme je vous ai aimé !

 

Alors l’Homme est dans l’arbre, projeté par le taureau

Et non pas motivé par la peur qu’il inspire. On sait

Tellement de choses sur les blessures et la souffrance !

 

L’Homme pend comme un fruit et commence la dé

Composition de sa géométrie. On s’attend à la graine,

Comme d’un pendu ou d’un fruit, une giclée à couper

 

Le souffle. Dans les arbres, on habite en spectateur.

Dans la rue, on n’habite plus mais on met un pied

Pour mesurer le risque. On claque la nuque des enfants.

 

On s’attend à un suicide ou à la pluie. Le soleil rend

Un son de branches frottées au vent. Plusieurs moteurs

Tournent au ralenti. Le taureau secoue ces parasites

 

D’une hallucination qui ne se laisse pas limiter par les

Murs. Plusieurs corps sont immobiles ou s’agitent comme

Des feuilles. Le taureau écrase encore, encorne, arrive,

 

Revient. Les rues sont barricadées. On a l’habitude, mais

Le taureau tue d’abord si on n’a pas de chance, il tue au

Hasard d’une poignée d’existences dont on ne sait pas plus.

 

Maintenant l’Homme est dans l’arbre, photographié au télé

Objectif, cadré, proie du grain qui élimine les détails épi

Dermiques. D’autres hommes proposent leurs masques

 

Pour ne pas être reconnus mais on reconnaît l’uniforme.

On en parlera à la Virgen del Pilar, entre la friture et la

Bière, une fois par an on parle de l’arbre et on explique

 

Mieux la présence de la garnison dans ces branches ensol

Eillées. En attendant, l’Homme continue d’être mort. Un

Jour, il sera le personnage de l’arbre et la chanson du

 

Taureau. Touillage des vérités. Il y a toujours un poète

Pour s’en charger. La statue est justement l’un d’eux, saignant

L’Homme aux entournures, plus vivante que jamais.

 

Hommes, s’il vous arrive ce qui ne m’arrive pas aujourd’hui,

Je veux parler de cette statue qui me ressemblera physique

Ment, laissez les oiseaux saigner et éjaculer, même conchier

 

Si c’est tout ce que j’inspire à vos constructions mentales.

Et si c’est une fontaine, que l’Homme y boive les noyades

De ma prose. Et si c’est une rue, que la femme l’arpente

 

Pour mesurer la distance qui me sépare d’elle. Quant à toi,

Taureau, que les oranges t’atteignent comme elles giclaient

Des arbres où j’étais mort, par rage et par impuissance.

 

Un coup de feu claqua. Le cuir tressaillit, pas plus. Puis

Une autre balle se logea dans l’œil étonné d’un enfant

Qui ne jouait plus. Deux autres balles n’expliqueront pas

 

La maladresse. La main qui tenait le révolver tremblait

Dans l’arbre au bout de Ramirez qui ne croyait pas à la

Réalité de l’enfant ni à celle du taureau qui piétinait

 

Cette carcasse inachevée d’homme qui ne tient pas ses

Promesses. On lui crie, à Ramirez, qu’il cesse de tirer,

Mais il tire encore et la balle traverse une femme qui

 

Tombe face contre terre et ne bouge plus. Le taureau

Secoue la femme au bout de sa corne, comme un foulard.

Une épée ! crie un vieux que la fenêtre arrête cependant,

 

Vitre d’extase. Des cris de haine n’étonnent personne, pas

Même l’Homme qui bouge un peu et ne se vide plus.

Si j’étais taureau au lieu d’être poète, dit la statue, JE

 

Briserais le silence. Mais la statue rend un son de cloche.

Le taureau s’en prend aux apparences. Il a perdu le sang

De l’Homme en même temps que l’homme. Ne tirez plus !

 

Hurle don Felix qui monte dans le rideau et rencontre la

Libellule bleue. Une balle perdue revient dans l’arbre

Qui frémit à cette idée de mort miroir. Cessez le feu !

 

Crie un sergent qui s’écroule et voit le taureau grandeur

Nature avant de ne plus le voir. Un pare-brise s’étoile.

Est-ce possible, mon Dieu ? demande une vieille femme.

 

Qui est mort ? Qui est blessé ? Je serai ce taureau qu’on en

Cercle. Un enfant mourra ma corne dans le cœur et quatre

Autres personnes seront blessées à la limite de la mort.

 

Qui tuera le taureau ? L’Homme glisse sur le sang, lent

Ement. Le taureau voit le mort qui descend de l’arbre.

Je ne connais pas grand-chose de l’existence, comme

 

Un enfant palestinien promis au sacrifice. Je ne connais

Que la terre et le soleil et j’ai vu beaucoup d’arbres.

J’ai vu des arbres avec des oiseaux et des hommes.

 

L’Homme atteint le pied de l’arbre et se rassemble comme

Un feu qui s’écroule. Le taureau envoie ce paquet de l’autre

Côté de la rue, dans les vitrines bleues que l’Homme croise

 

L’air de rien. Tirez ! Mais tirez donc ! L’Homme touche

Un trottoir sans pieds, sans attentes ni hâte. Tirez sur ce

Diable en personne ! Personne est un mot de trop, on le sent

 

Bien, on le sent mal. Le Diable n’est jamais apparu à l’homme

Dans la peau d’un taureau de combat. La personne non plus

Si l’on y réfléchit. Le taureau est taureau, sorte de Dieu

 

Qu’on vainc par l’épée ou qui détruit par le sang. Échappé,

Il n’a plus de sens, il ne tue plus pour donner un sens, on

Se sent victime des circonstances et non pas jouet du jeu

 

Dangereux. Il jette encore l’enfant en l’air et le troue, il

Troue quelqu’un qui n’est pas encore mort et qui ne veut

Pas mourir troué par un taureau qui n’agit plus en héros.

 

La libellule atteint le ciel. Ce qu’elle voit, c’est un Homme

Détruit et un taureau qui ne construit rien. Elle voit des morts

Et des blessés. Don Felix la voit un peu. Il devine une intention

 

Poétique. ¿Cómo no ? Une balle l’a effleuré et s’est logée

Dans le calendrier de la Virgen del Pilar, le 6. Comme le

Temps passe ! Les yeux deviennent sang et l’air conscience.

 

Comme il n’y a pas de faits divers sans raison, on cherche

Dans le ciel. On interroge des enfants. On leur impose le

Récit. On trouve un fusil à éléphant chez Hemingway,

 

À l’Hôtel, et quelqu’un accepte de s’en servir pour tuer

Le taureau. On monte un étage au-dessus des arbres

Tachés d’oranges qui agissent comme les éphélides

 

Sur le beau visage d’une adolescente élevée à la hauteur

Du mythe. Quatre taureaux attendent dans l’ombre.

Un homme a-t-il vécu pour en arriver là ? Suspendu

 

Aux étoiles, il rêve et sait qu’il rêve. Mais tenaillé par

Le soleil, plongé dans cette réalité tenace, il tue. Il ne

Joue plus. Il tue ce qui existe pour que ça n’existe plus.

 

L’enfant revient en morceaux. Plus de visage d’enfant,

Une main sur deux et l’épaule fracassée. Avec la statue,

Ça fait deux, dit obscurément un vieillard que la retraite

 

Atténue comme l’ombre s’en prend à la lumière et non pas

Le contraire. La poésie de l’enfant est difficile, convient

Don Felix qui se prend pour une libellule dans ses grands

 

Moments d’inspiration. Métaphore au sang constellé de

Nuits blanches. Parallèles des jours d’endormissement

Cutané. Il reconnaît que la ressemblance est frappante.

 

Comme on ne tire plus, le souffle du taureau prend de l’im

Portance. L’épée a traversé son cœur sans couper l’aorte.

Manque de chance du tricheur. Et l’air sent le sang.

 

On lève le nez comme des chiens. L’air sent le sang, la

Chaux, l’orange et la pierre frottée par la pierre. L’air

Est la saison de l’air. Pierre me disait un jour que le sang

 

De l’Homme est surtout une odeur. On se laisse facile

Ment traverser par le rouge des globules et souvent

On ne cherche pas pourquoi ce rouge n’est pas la couleur

 

De l’odeur du sang. Pierre pense au lapis-lazuli qu’il

Broie avec une ferveur de croyant. C’est fou de croire

Au bleu du sang. J’y pense. Je vois le taureau tuer

 

Ce qui existe et je pense à la couleur d’une odeur. Sang

Des trottoirs. L’Homme y pourrissait, marqué de mouches

À merde et à sang, coupé de reflets de vitrines et revisité

 

Par cette lumière jaune qui est bleue dans les yeux vides

Du mort. Deux, répète le vieux qu’on bouscule, sa cigarette

Tombe. Nous n’avons pas le choix : vivre encore ou crever

 

Maintenant. Le rideau a l’odeur des plafonds comme les tapis

Ont celle de nos rencontres. Le nez au fond de cette odeur,

Don Felix pleure de rage. Il ne se passe plus rien depuis

 

Une minute. Ramirez ne tire plus. On entend les barricades

Se rapprocher. On voit le reflet vert du fusil à la fenêtre.

Une photo me montre avec un poisson. Je suis heureux.

 

 

*

* *

 

 

Fabrice de Vermort était fier de son Mannlicher-Schönauer .256.

L’arme figurait aussi sur la photo, dans les mains de Madame

Qui souriait, petite culotte de serge rose et chemise de soie bleue,

 

Un corps agréable. On voyait la mer au-delà du malecón, autre

Bleu que les roses du ciel appelaient des oiseaux sans les nommer,

Une habitude du regard revenu sur les lieux pour juger de l’été.

 

Ne revenez pas, ma douce Gisèle qui ne connaissez pas l’amour

Véritable. L’été est le meilleur moyen d’en finir avec cette pseudo

Existence dont vous auriez été l’hommage si votre désir de l’Hom

 

Me l’avait emporté sur la croissance des enfants. On photographiait

Ces coulures de l’existence. Vous apparaissiez quelquefois plus

Heureuse que nécessaire et on vous prenait pour une femme sans

 

Véritable cervelle. Pas de vie, pas de cervelle, pas de désir vrai,

Rien que cette beauté qui n’en était pas une ou alors seulement

Pour le photographe qui aimait le nu des contre-jours. Soleil

 

Des crépuscules, presque horizontal et tenant à un fil, ce fil

Qui vous retient encore, chère Gisèle, et vous rend mélan

Colique comme une fleur en pot. Sur la peau, à peine cette

 

Chemise toujours entrouverte et cette culotte légère, pieds

Nus dans des sandales de corde. On vous voyait descendre

Dans votre petite voiture sportive et rouge comme le blanc

 

De vos yeux. Choisissez, Señora, choisissez les poissons

Et la chair des animaux que votre cuisine accommode à

L’idée que vous vous faites de notre ascendance verte.

 

Croisez dans nos filets la nécessité du travail et dans

Le regard de nos femmes, rencontrez le bleu du vert

Et du rouge qui composent nos crépuscules si voyants

 

Derrière les photos. Vous avez l’air fragile et vous êtes

Tenace comme un coquillage. Et comme le coquillage,

Vous êtes coquille, vous contenez l’essentiel, possible

 

Ment. Vous aimez ce qui apparaît à vos yeux comme

De riches occupations des heures. Vous appréciez ces dos

De ravaudeurs et savez nouer l’hameçon vous aussi.

 

Vous empruntez aux gestes pour être reconnue, c’est bien.

Je dirais même que cela flatte notre sens des responsabilités.

Nous vous aimons parce que vous êtes agréable et fière

 

De notre amitié. Voici nos conditions de l’amour, vous

Le savez depuis longtemps. Il ne s’en soucie pas. Vous

N’expliquez plus rien, vous n’attendez plus, rien n’arrive

 

Avec lui et presque tout sans lui. Une espèce de bonheur

Habite vos yeux en même temps que la tristesse et vous

Êtes belle, attachante, exotique aussi, leçon de légèreté

 

Tragique. Deux enfants vous vieillissent joyeusement.

Sans eux, vous êtes nue. Comment ne pas les anéantir ?

Vous passez comme une promesse et vous tenez à leur

 

Prophétie. Il y a ainsi des bonheurs qu’on n’habite pas.

On sent d’ailleurs à quel point ce lieu est précaire et

Peut-être faux. Pas une de nos femmes ne vous ressemble

 

De près ni de loin. Beaux corps quelquefois, sereins ou

Charpentés pour l’exécution amoureuse. Des corps utiles

À défaut d’être faciles. Elles ne vieillissent pas vraiment,

 

Elles changent. Et vous êtes transparente comme un musée,

Demeure des traces que rien n’altère, pas même la lumière

Des fenêtres encore acceptées à cette hauteur de la durée.

 

Si j’étais libre, je vous aimerais et j’irais même jusqu’à

Vous donner cette part de liberté qui n’appartient qu’à

L’Homme. Vous le savez un peu, peut-être même trop.

 

Mais je ne suis pas libre. Il y a trop de mort en moi

Et pas assez de femme. De plus, je hais les hommes

Qui vous aiment, ce qui me rend dangereux, coupable

 

De hasards dont les cristaux ne se laissent pas rayer

Par la surface du verre, et par conséquent anecdotique.

Une pareille aventure du temps détruirait le peu

 

Qui me reste à penser avant d’oublier vos tragédies

Et vos attentes. Non, je vous aime en chemise, nue

À l’intérieur des choses, captive de ces objets

 

Que je recrée au gré de l’inconstance des vagues.

Je ne cours pas dans cette eau, j’imite l’algue cou

Chée à la surface, je touche des fonds immobiles

 

Comme vos draps sens dessus dessous. Ne croyez pas

Que j’y prends plaisir. Je connais mille femmes et

Je les prends sans vous. Je paye et je travaille pour payer,

 

Belle dame venue de France où la langue est une langue

Arrachée à l’Histoire. Je connais mille pays et la mer

M’en promet mille autres. Que me promettent vos yeux ?

 

Mort, je suis taureau, et taureau, je suis la femme

Que l’Homme devient par miroitement des côtés.

Figure de l’achèvement, hypothèse du recommencement.

 

Où irais-je si je n’étais pas toi ? Si je ne vous aimais pas,

S’il était possible que vous fussiez mienne et tienne ?

D’autres voyages reviendront, à moins qu’un taureau

 

Échappé de l’asile où on le tue avec des rites d’hommes

Au spectacle de l’Homme, à moins que le taureau en

Finisse avec ce que je redoute de devenir sans vous.

 

On a dit que je me suis donné à lui. Rien n’est plus

Faux. Je ne me donnais pas. J’interrogeais son attente.

Quelle douceur cette pénétration de la corne dans les

 

Entrailles d’homme ! Puis le ciel tournoyant avec la mort

En oiseau circulaire. Je montais, chérie, je ne voyageais

Plus en terre étrangère. Le ciel est vert à cette altitude

 

Et dans ces conditions de tournoiement. Le corps giclait

Ses organes inutiles. Je n’étais plus à la surface, ni dedans,

Mais à distance, comme j’eusse aimé être loin de toi.

 

Un mort ne parle pas de la mort, je sais. Il meurt pen

Dant un jour sur la glace comme un poisson de poisson

Nier. Puis l’obscurité ferme ses yeux vides, il disparaît.

 

Nous sommes l’ordure de la mort. J’aurais voulu être

La mort d’une certaine beauté du geste. Avec toi, c’eût

Été facile. Sans toi. il me fallait un peu de cette poésie

 

 

Qui fait les statues à la place de l’homme. Mais je n’ai

Rien à ajouter, rien à redire. Le taureau m’emporta

Dans sa mort d’abattoir, mettant fin au rite de l’après

 

Midi et condamnant quatre autres taureaux à l’équarrissage,

Vu la tragédie. Un seul est mort dignement aujourd’hui,

Et ce n’est pas celui qui me donne la mort. Je choisis

 

Un moment sans connaissance de l’irréversible ni

Du sens donné à l’acte. Je ne choisis pas le lendemain

Ni le conte qui le commence : il était une fois.

 

Tu ne diras rien. Tu reviendras parmi les femmes.

On n’en parlera pas. Le Mannlicher sera devant.

Sur la photo, rien ne sera dit du poisson géant comme

 

Une donnée de l’imagination. Tu seras nue dans la couleur

Et belle en mon absence. Dans la rue, plus de sang,

Plus d’os, plus de pensées figurées par les morceaux,

 

Pas même une plaque commémorative. Un bouquet

De fleurs, le temps de concevoir d’autres voyages.

Je ne suis pas le poète d’une rue qui en a vu d’autres.

 

Alors le taureau s’immobilisa, traversé. Le cœur

Ne battait plus, mais le cerveau voyait encore la mort,

Clairement, comme si un homme pouvait imaginer

 

La mort sans le taureau, exactement comme si rien

D’autre n’arrivait et qu’on guettait ce moment promis

Par l’expérience des planches. Le Mannlicher broyait

 

L’air en le vrillant comme la vigne des toits. Éparpille

Ment des insectes. L’air se purifie des localisations son

Ores. Le taureau reçoit la mort comme une habitante

 

Qui revient d’un long voyage à peine perçu dans les blés

Voisinant l’herbe des prés. Quelle jeunesse, la mort !

Et quel temps passé à le savoir ! La femme était à la

 

Fenêtre. Le taureau la regardait. Comment ne pas en penser

Quelque chose ? Dans un moment pareil ! Ce regard qu’elle

Lui rend alors que l’Homme n’existe plus. Une corne

 

Vola en éclat. Quelle maladresse ! Avec un Mannlicher !

Et tranquillement posté à l’étage. Mais le taureau était

Immortel. Il traversa la place et creva la porte de l’hôtel.

 

Il montait ! On mit un pied dehors. Un bruit d’enfer

Secoua l’escalier. Il montait vers l’Homme, le taureau !

Et l’Homme attendait la fin de l’hallucination. Mescal

 

Abusait quelquefois. Gisèle sortit sur le balcon, déshabillée

Par le soleil. La maison appartenait à un taureau furieux

De combattre l’Homme et non pas la Mort des animaux.

 

Le couloir était étroit. La corne renversait les miroirs.

Puis le taureau mourut, au milieu du couloir, sans l’Homme

Qui attendait, prêt à tuer encore si c’était encore possible.

 

Il sortit sur le balcon et annonça la mort du taureau. En

Effet, on ne l’entendait plus. La femme prit une photo

De l’Homme et de la foule en contrebas. — Si c’est la fin,

 

Dit un homme de mon âge, qu’on m’explique pourquoi

Je veux compendre. Et il disparut comme il était venu,

Inopinément. On ne confie pas ses émotions à l’étranger,

 

Mais l’appareil photographique de Gisèle est un sein.

Homme ou femme, on aime bien les seins, en souvenir

Sans doute, et puis parce que c’est doux, surtout après

 

Une pareille histoire. — Ne bougez pas ! Ne bouge pas

Toi surtout. Et souris ! Tu ne seras jamais l’Homme

Et il sera toujours le loup. Le taureau, si tu veux, restons

 

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Maintenant il faut que le soir arrive, même lumière.

Plus une trace de sang, Cayetano qui passe dans la rue,

Plus que l’agitation des rideaux que la brise aspire

 

Au dehors, Cayetano qui passe parce qu’il est poursuivi.

Cayetano ne va pas voir la femme du moment, la rue

Est propre dans la lumière du soir qui tremble comme celle

 

D’une flamme qu’on apporte. À l’abattoir, on a assommé

Les quatre taureaux qui attendaient dans l’ombre, quatre

Sur les six dont un seul est mort de sa belle mort de taureau,

 

Le deuxième n’est plus qu’un fait divers, mort de la mort

De l’Homme, dans le meurtre et le désordre. Les six

Ont été éviscérés et on leur a arraché le cuir à la machine

 

Et non pas au petit couteau, celui qui naguère, dans la main

De don Pedro Bonachera Hoffman, sciait la surface avant

L’écorchement. On a des machines maintenant qu’on est

 

Américain comme tout le monde, on ne passe plus le temps

À regarder les viscères couler dans la rigole, poussée par

Les balais des mozos au regard neutre comme midi au soleil.

 

Ces quartiers de viande de lidia, chair du combat, mais quel

Beau mot ce lidia pour montrer ce qui n’est pas un combat

Mais un rituel ! — ces quartiers de viande sont délicieux ac

 

Commodés en sauce ou grillés sur le feu. Il n’en reste plus rien

Sur les os qui attendent dans le frigo. Les têtes sont données

Au taxidermiste. Elles seront vendues à des touristes. Leurs

 

Yeux de verre ne contiennent pas le combat secret de l’Homme

Avec la nécessité d’interroger les dieux par le moyen du rite,

Sauf ceux que Cano a rencontrés dans le premier combat,

 

Mais ce n’était pas un bon taureau, tout le monde est d’accord

Sur ce manque de chance. Le deuxième a surpris par sa férocité.

Puis il s’est passé ce qui s’est passé et on cherche les raisons

 

De la mort : balle du garde civil ou corne du taureau, pas facile

Quand le corps de l’enfant contient la balle et saigne au trou

Pratiqué par la corne dans son petit corps qui n’en demandait

 

Pas tant à la victoire. Justice sera faite. Sans doute pas, mais

Personne n’est en colère. La Justice n’aime pas savoir, elle

Est la leçon des pratiques et il n’est pas facile d’être juste

 

Et humain, pas toujours, quelquefois jamais quand les gardiens

De l’ordre s’en mêlent et s’emmêlent. Quelle organisation !

Malgré la vétusté des moyens et la pauvreté des connaissances.

 

Il faut reconnaître que la tragédie, si le taureau en est le personnage

Principal, et c’est le cas aujourd’hui, n’inspire pas la colère.

On est rentré dans sa maison si on en a une ou chez les autres

 

Si on a faim et sommeil. On n’évoque pas les personnages morts.

On parle plus facilement de ceux que la chirurgie est en train

De ressouder. Parler n’est pas le bon mot. On attend de dire

 

Et la voix n’envenime rien. Il n’y a pas de poésie dans cette

Attente. Cayetano est seul dans la rue, ni rapide ni lent, et

Certainement pas oisif. Il marche vers une autre mort, fermé

 

Du côté des sens et parfaitement béant question conception.

Il marche sans couteau. L’enfant était le sien. Quel hasard

Frappe l’Homme ? Il n’y était pour rien, ni dans l’Histoire

 

Confuse de l’Homme, ni dans le choix des taureaux de lidia.

Il n’aime pas les ragots ni la fête. Il prend la femme où elle

Se trouve et donne l’enfant au monde si Dieu le veut, un

 

Point c’est tout. Seule colère dans ce concert de suppliques

Silencieuses, il marche sans couteau. Assez de sang ! Il va

À la Morgue pour voir l’enfant sur la glace. Balle ou taureau,

 

Ce n’est plus la question. Il ne saura jamais. Don Alfonso

Dit que c’est le taureau et n’explique pas la létalité des balles.

Ce n’est pas de la glace mais des tuyaux où coule le fréon

 

Des frigos. Il perçoit alors le ronronnement du compresseur,

Premier signe de sens. Éveil de la peur d’avoir à expliquer

La mort à Dieu lui-même. Pour les balles, non, don Alfonso

 

Ne peut pas les donner, comme ça, avant que la justice soit

Faite. L’enterrement dans un mois, peut-être plus. Les gens

Voudront savoir demain et la Justice ne le veut pas, qu’ils

 

Sachent ce qui s’est vraiment passé à la fin de cette histoire

De l’Homme. — Je suis venu sans couteau, dit bêtement le

Gitan. — Et qu’en aurais-tu fait, incrédule ! couine don Alfonso

 

En refermant le tiroir. Ils reviennent dans le petit bureau gris

Où croît la lumière d’une lampe posée sur la table. Le taureau

A tué, on ne peut pas le nier, dit le Gitan. Mais les balles,

 

Les balles des gardes et celle du tueur d’éléphants ? Peut-être

Aussi le couteau mais je n’y étais pas. — On vérifiera, dit

Don Alfonso. On vérifie tout. On saura ce qu’il faut dire.

 

Et Cayetano est de nouveau dans la rue, triste, sans colère,

Comme s’il n’était plus Cayetano, ou plus exactement comme

Si l’enfant n’avait jamais existé. Il va voir la femme de l’enfant.

 

Elle ne demande rien. Il dit que pour les balles, c’est impossible.

Pour les cojones non plus. On recherche celui ou celle qui les a

Substitués. Cette plaie offense l’Homme qui n’aime que le combat

 

Et non pas la mutilation des corps avant l’équarrissage. — Tu iras

À l’abattoir, dit la femme, et tu re renseigneras pour la tête.

— La tête ? Il n’y a plus de tête ! Le Mannlicher ! Le Français !

 

— Plus de tête, plus de balles, pas de couilles, la peau peut-être,

Dit la femme qui a perdu l’esprit pour retrouver sa folie d’avant

L’amour et ses conséquences économiques. Cayetano n’aime

 

Pas le chagrin. Il n’a jamais consolé personne, mais l’enfant

Devenait plus triste que lui en cas de désespoir, plus triste

Et plus dangereux. Couteau des signes ! Il scinda une orange

 

Et la pressa contre sa bouche. — Je ne suis pas cet Homme,

Moi ! J’ai vu l’enfant et les tiroirs, si c’est ce que tu veux

Savoir. J’ai vu la mort de près, comme si je la donnais.

 

Il quitte la femme sans l’embrasser. La rue est noire. Doña

Pilar le touche, amicale et sinistre. — Tuez-les tous ! dit

Elle. Pas un ne mérite de vivre. Tuez la graine en même

 

Temps. Tuez la graine de l’Homme avant que la femme

Ne devienne un enfant. Voici le couteau et la promesse.

Ne me décevez pas, Homme que je n’ai pas connu charnel

 

Lement. Cayetano recule. Ne jamais reculer dans la nuit.

Elle prend tout ce qui ne la voit pas, s’en sert pour cauche

Marder. Mais Cayetano recule dans cette nuit glissante

 

Comme l’herbe des prés. — Nous ne saurons jamais la

Vérité, Femme ! Et tu deviendras folle si je te crois.

— Croire ? Un homme qui croit ! Qui croit croire ! Qui

 

Ne sait pas, ne sait plus, en sait trop. Sans ma chair, qui

Es-tu ? Avec toi, qui suis-je ? Je cherche l’Homme, pas

L’enfant ! Retourne d’où tu viens, Égyptien ! Non-race !

 

Elle le suit, flot incessant de la parole qui contient tout

Ce que je suis et ce que je vais devenir sans elle. Nous

Sommes à la limite de la poésie. Un chant s’annonce

 

Toujours par des blessures ayant causé la mort sans ex

Pliquer la mort. — Tu m’aimeras à la lumière du soleil,

La nuit comme le jour, Homme dont je ne veux pas

 

Un enfant ! Il va vite, vite et mal, sortant de la nuit,

Y revenant parce qu’elle lui parle et qu’il ne peut

Pas ne pas l’entendre. — Si c’était ton enfant...

 

Mais à quoi bon ? Pourquoi l’enfant entre elle et lui ?

Pourquoi la chair d’une autre ? Elle connaît toutes

Les femmes. Depuis le temps qu’elle aime ce qu’elle sait

 

De l’Homme ! Et toute cette eau condamnée à la terre !

Tout ce temps passé avec les ombres de la croissance !

On ne vieillit pas. On se raisonne ou on devient fou.

 

Tel est le choix de l’enfant : devenir Homme ou Femme.

Et pas une Nation pour expliquer le combat autrement

Que par le désespoir des questions sans réponses. JE

 

T’AIME ! Qui ? Toi ou moi ? Et les autres ? Et les races ?

Et cette perspective d’infini dans la poussière ? Je ne crois

Plus à la tranquillité. Elle tue Cayetano et sait que personne

 

Ne pensera à elle mais aux autres, ces autres qui ont des enfants

Et cette autre dont l’enfant est mort sans perspective de vengeance.

Cayetano meurt à la place du garde civil ou du chasseur,

 

 

Il meurt avec le taureau, à dix heures du taureau en pleine nuit.

Ce n’était pas un couteau. C’était le poison et ses sinistres

Visions prémonitoires. Surdose ! Piqué au vif de l’Homme,

 

Il meurt dans la rue comme un vagabond. On n’a pas

Le temps de le ramener chez lui. Il meurt avant même

Qu’on ait le temps. Homme, je t’aurais aimé. Enfant,

 

Je te tue. Elle retourne chez elle et Françoise Garnier,

Qui papote avec Constance dans un patio, interroge la nuit

Sans espoir de réponse. — Pilar ! Bonne nouvelle !

 

L’homme fuit, fuit et parle, parle et tue ce qu’il peut

Au passage. — Il m’a téléphoné, dit Constance dont

La joie est un spectacle. — Qui tuer maintenant que

 

Vous le dites ? demande doña Pilar sans se montrer.

— Mais il n’est pas question de tuer ! Nous voulons aimer

Pour le plaisir ! Quelle vieille femme tu fais, Pilar !

 

Vieille ? Un peu. Pas d’amour, la vieillesse. Ou l’enfant,

Avec un peu de chance de toucher l’Homme à froid.

Je n’ai pas vécu pour tuer, mais je tue. Vous vivez pour

 

Forniquer, et vous n’aimez pas. Traçons ce graphe, mes

Amies. Amour, Vieillesse, Tuer ! Jouir ! C’est l’Enfant

Ou l’Homme, au choix de la Femme ! Sinon, le Neutre

 

Est-il vivable, ô Nuit vivace comme si j’y étais encore

Ce que le sommeil est au rêve ! Neutre et belle au fond

De cette nuit, entre la sérénade accomplie et l’aubade

 

Promise. Je ne suis pas seule. Je suis avec moi. Non pas

Double, mais coupé comme le jour. L’existence nous

Peuple et nous sommes la Nation, sans autre forme

 

De procès. J’ai aimé l’idée du Neutre avant qu’elle

Ne devienne une idée. Est-ce possible de croire à ce

Point qu’on n’aime plus que l’Idée ? Je veux y croire

 

Mais le corps, ah ! mes amies, le corps ! Le chiffre 3 !

L’existence vouée au fait que la somme des deux premiers

Chiffres est exactement le troisième. L’Homme m’avait

 

Promis de m’initier aux Nombres, mais ce salaud

N’est plus là pour tenir à ce que je continue d’être !

Pas une seule dualité à l’horizon de ma pensée si elle

 

Ne produit pas la troisième. Voilà où j’en suis maintenant

Que vous le savez. C’est un peu compliqué, non ? Demain,

Il fera jour. Couchez-vous, avec ou sans l’Homme. Qu’il

 

Existe encore malgré le fait divers ou qu’il coure les montagnes

Pour redescendre encore, venant de loin, toujours à pied.

Il est jeune et vieux à la fois, triste et heureux,

 

Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.

 

CHANSON D’OMERO

 

ODE A CEZANNE

 

L’AUTEUR

 

Cézanne, la question est de savoir

Comment tu as voulu qu’on se souvienne

De toi — ces chemins aujourd’hui

Disparus n’ont pas perpétué la trace

De tes pas à l’aventure du paysage.

Des touristes à la peau fragile

Ont investi les lieux et l’État

A installé ses terminaux dans une autre

Perspective — la disparition des traces

De pas affecte les photographies

 

Comme l’absence de voix nous habitue

À une lecture passive des vieux testaments.

Cézanne c’est à Paris, au Café Guerbois,

Que tu croisas tes contemporains mineurs,

Le promeneur infatigable Paul Guigou

Et l’inventeur de la brosse à peindre

Ce que le soleil de Provence recrée

À la surface du sol, Adolphe Monticelli.

Peu de promeneurs ont accompagné

Ton déplacement commencé chez Pissarro.

 

Se souvenir de toi c’est apprécier

La documentation photographique

Et les témoignages retardataires.

On voudrait savoir comment Manet

Et Courbet ont été touchés par

Tes premières toiles, l’Assassinat

Par exemple, sans doute le meilleur

Et le plus beau à la fois, cette maîtrise

Qui n’inspira pas le besogneux Zola

Mais qui te classa parmi les peintres

 

Par la seule force de la toile peinte.

Il n’aura pas suffi d’un roman

Peut-être triste pour te réduire

Au personnage et à l’intrigue.

Nul texte n’approchera d’assez près

Le cercle infini de tes rectangles.

Peintre de la leçon donnée à la peinture

Plus qu’à des peintres qui n’ont pas

Ta photogénie, tu ne dispensas pas

L’enseignement ni la critique, seuls

 

Les nez en barreaux de chaise illustraient

Ta patience de bachelier. Comment un ami

Aussi proche que Zola n’a-t-il pas

Saisi au vol l’exigence de ta langue ?

Que se passe-t-il chaque fois qu’un enfant

Se livre à des démonstrations de différence ?

Pourquoi n’y a-t-il pas toujours un ami,

À défaut de père, pour faciliter les introductions

Dans ce monde si peu fait pour l’enfance

Et ce qu’elle invente au seuil de l’âge ?

 

Se souvenir de toi est un effort surnaturel.

Ton dos chargé du maigre fardeau, ton chevalet

De bambou (j’imagine), tes godasses qui sentent

Et ta chemise doublée d’aiguilles de pin,

L’arsenal complet du Provençal qui a vu

Paris et les environs de Paris, les villages

Porteurs de la lumière et les toits qui témoignent

De la vie, gris ou rouges, bleus quelquefois

Comme un étang, pans plans de l’oblique

Nécessaires à tout regard porté comme l’ombre

 

Sur le principe de l’intersection géométrique.

Toute la peinture occidentale gisait à tes pieds

D’enfant. Beau musée des gravures qu’on tourne

Comme des pages. Il t’arrivait peut-être

De les comparer avec ce que tout le monde

Pouvait voir en même temps que toi, depuis

Le même degré, les mollets glissant

Sur la contremarche servant d’appui

À ton équilibre précaire, et des oiseaux

Que tu ne peignis jamais malgré une existence

 

De peuplement têtu, gravissaient la pente

En même temps. Concordance des temps vécus

À proximité du génie, pourquoi ne savent-ils

Pas reconnaître ? Pourquoi leurs reconnaissances

Se limitent-elles à l’acquisition des valeurs

Sûres ? Mais que savais-tu toi-même

De ce qui restait à franchir pour devenir

Ce que tu étais en puissance ? Cette enfance

Confiée aux édiles, point commun des Français,

Est l’enfer dont il faut tirer le bonheur

 

Ou à défaut de bonheur la joie de l’instant

Et ta future peinture n’était que du temps

Mais pas celui qu’on passe ou qu’on retrouve

Après l’avoir cherché, — ce temps arrivait

Comme une bourrasque de juillet dans les pins,

Porteuse des agglomérats formés au sol

Par d’autres tournoiements dont il est

Raisonnable de penser que tu étais

L’origine et la conséquence. Se souvenir

De toi tel que tu aurais voulu te voir

 

Dans nos yeux éternels, c’est reconnaître

Le fil de ce temps qui ressemble de si près

Au paysage, à la nature morte et aux nus

Qui reconstruisent ta pensée à ta place

Maintenant que tu jouis d’une existence

De musée et de collections privées.

Au Grand Palais en 1978 j’ai pu comparer

Les versions de tes baigneuses et j’ai appris

Ce que c’était une version, promesse

De n’en plus confondre les enseignements

 

Avec ce que les variations camouflent

De prétentions à l’exactitude. Caressant

Tes rêves, nous étions libres de nous arrêter

Malgré l’affluence et des gens couraient

Entre les statues de Maillol pour venir

Te regarder tel que tu avais existé

Pour tes proches qui ne surent pas à temps

Devenir tes contemporains. Proximité

Des familles à l’heure de retourner

Aux travaux exemplaires qui consolident

 

Les liens. Mon père évoquait Xavier de Langlais

En effleurant tes toiles d’un regard

De connivence ou de circonstance, comment

Savoir ce qui se passe dans la tête

De ces admirateurs venus de loin

Pour se frotter à tes surfaces fatiguées ?

Pourtant ta pendule a conservé sa fraîcheur

Hollandaise et ton assassin est exemplaire,

De même que ta neige fondant à l’Estaque

Et tes personnages sans regard, tout en mains.

 

Nous nous fréquentions sans doute

Pour la première fois, empruntant les mêmes

Allées peuplées ou bornées par tes existences,

Forts de notre mémoire et capables

De reconnaître les détails révélés

Dans les musées de nos bibliothèques.

Ici un rehaut que la photocomposition

Signalait par un excès de clarté, là

L’existence d’ombres travaillées au cœur

De l’ombre elle-même. Quel savoir-faire !

 

Les thermomètres et les capteurs gracieux

De l’humidité ambiante composaient dans

La discrétion des objets rapportés

Pour la circonstance. Des regards

Nous suivaient avec cette autre discrétion

De rajout. La soif me torturait et le poids

Du catalogue cher payé m’imposait des haltes

Sommaires qui m’interdisaient de pénétrer

Au-delà de tes accidents polymères.

Tu ne ressemblais pas à tes musées

 

Mais personne ne songea à te le reprocher.

Ici, la déification est un principe

Physique d’importance. Mais tu appartenais

Aux Russes et aux Américains plus

Qu’à ta Provence conquise par la langue

Nationale. Aucune révolte sur ces visages.

Simplement le bonheur, la conscience claire

Du tourisme parisien. L’air entrait en nous

Comme dans les moulins de tes promenades.

Nous n’avions rien à dire et tout à donner

 

Maintenant que nous avions vu ce que personne

Ne pourrait jamais nous arracher. Je doute

Que Picasso ou Matisse n’atteignent jamais

Nos centres épileptiques avec cette précision

D’anode. Nous savons qui est qui. Dehors,

On revenait de l’expo avec des commentaires

D’enfant séduit par le sommeil réparateur

Des circonstances, à fleur des travaux

Des champs, exhibant des mains savantes

De voyeurs et des lèvres passées au fil

 

D’une histoire qui ne s’achève pas comme

Les régimes politiques ou les gloires

Cinématographiques. Des quais plantés

De réverbères s’allumèrent. Les péniches

De la Seine transportaient de l’uranium

Et au partage des eaux on finissait

De raconter ton histoire de dessin

Et de couleur appliquée à la surface

Dans la nette intention de changer

Le regard et les conditions de l’œil.

 

Je pouvais voir l’énergie nucléaire

De la lumière tournoyante des quais

Traversés de phares. Paris bourdonnait

Comme une ruche dont on cherche la Reine.

Les gens s’attardaient sur les ponts

Pour respirer encore l’air d’une autre

Époque. J’imaginais les contrôles précis

De l’humidité et de la température

Que nous venions de changer. Le temps

Du pont Mirabeau n’était déjà plus

 

Le tien quand Apollinaire y pensa

En passant. L’Algérie du pétrole

N’avait pas tenu ses promesses. Fos

Non plus. Par contre les touristes

Creusaient des fosses pour leurs caravanes.

Ils pratiquaient des terrasses et plantaient

La végétation espagnole de leurs rêves.

Ils buvaient l’eau rare de nos bêtes.

Les mondes ne se mélangent pas aussi

Facilement que les teintes démontrant

 

L’infini de tes possibilités artistiques.

Mais ce n’est pas la nostalgie qui t’emporta.

Le vent contient les germes de notre mort.

Il érode le minéral, couche les plantes,

Change l’eau en vagues et nous emporte

D’un lieu à l’autre comme s’il s’agissait

De temps. Nos regards ne changeront pas

Les familles impériales qui t’exhibent

Comme une relique de leur propre histoire.

Nos yeux ne trouvent que le temps de les fermer.

 

Des hirondelles prenaient ce vent de face

Pour recommencer avec lui les tourmentes

Annoncées par la fraîcheur. Je remontais

Les chemins jaunes d’une contrée aux roches

Cassées verticalement. La maison d’Ochoa

Donne dans le canyon, vertige d’une fenêtre

Où je couche quelquefois quand la nuit

Nous surprend au bord d’un verre de trop.

Nos liquides se confondent dans les récits

Que le personnage recrée au fil du temps.

 

OMERO

 

Nous voici à Polopos, sous une façade de marbre

Blanc qu’on n’exploite plus depuis longtemps.

Une coulée menace les toits adjacents,

Griffure d’un instant, goutte de sang.

J’ai pensé à toi, Cézanne, en observant

Les blancs scorpions des oliviers.

Le miroitement est obsédant, l’ombre peuplée

D’attente, de puits, de lenteurs assouvies.

Un fruit rend une saveur chaude et l’œil

Croise une infinité de possibilités graphiques.

 

Nous n’errons pas sur cette surface tangible

Comme un regard porté sur un bouquet de fleurs.

Nous avançons avec des précisions de langage

Que tu n’as pas connues. Le corps impose

D’autres contraintes. Sa beauté est en jeu.

Imagine notre existence depuis un siècle

Que tu n’es plus ce que tu deviendras.

Ces oliviers qui fréquentent des pins

Et des eucalyptus bornent encore nos rêves

D’hommes vécus avant de devenir les personnages

 

De nos romans de gare. Ce n’est plus

Une promenade d’un point à l’autre

De la connaissance des lieux. C’est

L’arrêt, le gisement, le creusement

Incessant, sur une échelle des points

De fuite que nous n’avons pas conçue

À cet effet. Résultat : nous visitons

Les lieux au lieu de les occuper mais

Comment occuper ne serait-ce qu’un instant

De ce qui appartient toujours à quelqu’un ?

 

En France les gendarmes posent des questions

Indiscrètes au dormeur des talus. Ici,

Pour l’instant, on peut encore s’endormir

Sans inquiéter les gardiens de notre sommeil

Civilisateur. Mais quelle est la limite

De cet infime pouvoir que nous possédons

Encore sur la fréquence du temps ?

Ils passent dans des 4X4 vert olive

L’œil rivé sur les pousses de camomille.

Le berger ne soigne plus ses maux d’estomac.

 

En allant chez Ochoa pour acheter mon vin,

Je rencontre les promeneurs d’enfants

Étourdis par le soleil. Les fontaines

Les éblouissent quand ils s’en approchent.

Des paysans silencieux surveillent le fil

D’eau claire qui entre dans les bouteilles

De plastique. Je n’avais jamais vu autant

D’oiseaux au-dessus de nos têtes. Le chemin

Redescend derrière le cimetière où j’ai

Mes entrées génétiques, clé des songes.

 

Je pensais à toi en constatant l’ascendance

Du pin sur l’olivier. Leur obliquité

Les rejoint quelque part dans la complexité

Du bleu. Après la construction du barrage,

Ils ont jeté un pont par-dessus la vieille

Route aujourd’hui envahie de fenouil

Et de blancs cailloux de la taille d’un œuf.

De l’autre côté, une hacienda s’entoure

De noirs palmiers immobiles et des murs roses

Renvoient leur ombre agitée d’animaux.

 

Le pont est inachevé, un pont en arc

Aux équerres touffues, et les traces

Des chevaux forment un 8 autour d’un pilier

Où les oiseaux se posent pour se chamailler.

Ayant trempé mes bras jusqu’à l’épaule

Dans l’eau d’une fontaine, je remonte

Et un instant m’égare au seuil de l’ombre

Que les adelphes illuminent de roses

Et de blanc. La pierre exhibe ses blessures

Nocturnes, crachat d’ocre et coulures

 

Du fer dans des vases de granit vert.

Glissement d’un être dans les roseaux,

Sa cassure aux angles, son cri retenu,

Sa discrétion de survivant, sa dimension.

Des enfants m’observaient en guetteurs

Fatigués des découvertes de l’enfance

Sur les traces de l’âge, regard d’un visage

Réduit à sa couleur. On entendait

Le commentaire fleuve des pilotes.

Quelle enfance voyage au bout de la vie,

 

O barcasse de papier ? Leurs petits chiens

Sentent le drap de lit et le parquet

Des bahuts. Un jour, un homme furieux

Balança son père hors de la maison.

Arrête ! cria le vieux. Arrête ! Moi

Je n’ai jamais balancé mon père plus loin que cet arbre !

Écrit Gertrude Stein pour commencer

D’écrire. Je n’ai jamais vu cet arbre

Mais nous n’avions pas de jardin, pas

De terre où hériter des arbres, rien

 

D’aussi précis que le décor romanesque

De cette anecdote. Ces enfants me regardaient

Avec des yeux d’habitants des seuils,

Ils vivaient avec des chats tranquilles

Et le chien menaçait de ne plus retrouver

Son chemin si on allait trop loin. Enfants

Sommaires du Code civil et des arrangements

Bibliques. Leurs gouaches ne valaient pas

Tripette mais ils avaient « compris » la leçon.

O maîtres de nos profondeurs psychologiques,

 

Que ne devons-nous à vos applications d’encre

Violette et à la bille fantasque de vos plumes !

Il fallait que vous leviez la tête au passage

Des arbres pour vérifier que nous n’y étions pas.

Nous étions plus haut, dans les niches des falaises,

Avec des traces préhistoriques sous la main

Et des histoires de marin dans l’imagination.

Vous n’avez rien deviné de cette attente.

Vous vous attendiez à changer le destin

Et vous auriez faibli s’il avait changé.

 

Nous avons guetté ces signes de faiblesse

Mais la vie n’a pas changé non plus

Et nous sommes de nouveau l’enfant

Que nous croisons dans un autre voyage,

Celui du recroquevillement poétique,

Le voyage de la surface aux profondeurs

Verbales, océan des mythes revisités

Et de la fable qui s’impose comme une passante

À l’attention de ceux qui se sont arrêtés

Pour attendre ce qui va se passer d’inattendu

 

Et d’arable. Poursuivant mon chemin,

Je rencontre de vieux monstres d’acier

Couchés ou encore dressés comme des vivants

Au travail de la terre blessée. Les poulies

Et les treuils, les engrenages, les paliers

Sont arrêtés aux angles morts des poutres

Composant les habitants du décor, carrière

D’argile aux fossiles brisés et des insectes

Tournoient dans cette rouille et ces éclats

De peinture. Plus haut la concasseuse

 

Impose une ombre blanche à la pente

Et la route s’achève en cassure d’os.

Un vieil Anglais remonte à grand-peine

Des ébauches de visages endormis

Comme des dieux fatigués d’avoir vécu

Aux limites de l’imagination des peuples.

Salut à l’Anglais aux mains calleuses

Et à son odeur de gin et de citron.

Demain ses statues recomposées

Se multiplieront dans les miroirs des murs.

 

Des chenilles surgies de la terre jaune abritent

Les petits animaux de l’attente. Un chapeau

De tôle jette de l’ombre sur des caisses vidées.

Cette accumulation De détails n’est pas la profondeur

Ni la surface. S’agit-il de l’attente ? Les museaux

Gris paraissent aux créneaux et s’agitent.

Une photographie trouverait les plans

Successifs et les retiendrait tous

Au lieu des deux ou trois qui fondent

La perspective des tableaux de peinture.

 

C’est l’attente tout simplement,

La vigilance croissante de l’homme moderne,

Sa circularité mentale, la vitesse acquise

À force de mouvement linéaire courbe.

L’acier ne contient pas le soleil

Et ses écailles de rouille et de peinture

Rejoignent la terre concassée sans histoire,

Sans cette infime parcelle de temps

Qui trompe l’attente pour donner l’écriture.

 

L’AUTEUR

 

Nous sommes à Polopos, à l’équerre

De la montagne Sainte-Geneviève

Et du chemin de bois du Château-Noir

(1895-1900). Ta lenteur légendaire

Trouve ici aussi sa justification.

Les mêmes touristes s’abandonnent ensemble

À l’inconsistance de la réalité comparée

À tes incursions. Des arrachements crispent

La roche descendant dans le lit déserté

De la rivière. On hésite entre la géologie

Du regard et les désirs de paysage.

 

La langue même s’en prend aux descriptions

À la fois de l’imprimerie où des protes

De la couleur et des rehauts agissent

En pédagogues de l’histoire et du destin,

Et des salles climatisées où tes pigments

Luttent contre la polymérisation interminable

Et les abus de matière volatile. Langue du feu

Appliquée à des existences si transparentes

Que le reflet est impensable. Langue

Des retrouvailles et non pas de la rencontre.

 

En 1978 tes aquarelles bornaient ta pensée

Heureusement. Ma propre pensée n’a plus à lutter

Avec les arrangements héliographiques.

Depuis, je sais où tu allais et comment

Cela t’est arrivé : entre le vernis

De ton gigot de 1865-67, cette présence

De l’Espagne de Goya et de la Hollande

De Rembrandt, et les aquarelles du début

Du XXe siècle : rien de mesurable, l’infini,

Son contraire et son point zéro sur la ligne.

 

Infini pur, celui du regard parce que la parole

Est silence et que la musique est une approche

Des circonstances exactes de ton rendez-vous

Avec l’enfant. Zola aima-t-il ta pendule

De copal ? Que reste-t-il de ce qui fut

Sans doute la pire des attentes comparée

À ce qui dut passer sans rien attendre

Que le désir, ce père d’à côté, cette présence

Qui rendait possible ou impossible

Mais qui n’empêcha pas, qui ne détruisit rien ?

 

Qui apprécia le fait que tu étais peintre

Et que tu étais destiné à le rester malgré

Les injures du temps ? Comment notre pensée

Est-elle à ce point capable de renoncer

Aux exigences du prote ? Pas tout le monde,

Certes, mais un nombre croissant de spectateurs

Arrêtés comme tu aurais détesté qu’on s’arrêtât

Derrière toi pour lire par-dessus ton épaule

L’ébauche infinie et la lenteur tachycardiaque

De ton corps en posture d’exigence absolue.

 

Pudeur, secret jalousement gardé ou simplement

Irritation causée par la présence d’un autre

Qui ne peut-être qu’un passant, une trace

D’escargot causant la désynchronisation

Durable de tes rythmes biologiques ?

Nous ne savons rien de tes oscillateurs.

Et pourtant nous recréons le personnage

Comme si nos connaissances de l’esprit

Relevaient d’une science de l’homme

Nettement distincte des croyances.

 

Que savais-tu toi-même de Dieu, donateur

Du fond de tes poches ? Quelle influence

Avait-il sur ton idée de la nature ?

Sur quel chemin rejoins-tu pourtant

Le marquis de Sade ? Ce n’est donc pas

Sur ce fond de pensée que croissent

Les nouvelles formes, les formes trouvées

Par l’exploration systématique des formes.

Face à l’œuvre en cours d’achèvement,

Il ne serait plus question de philosopher

 

Et donc d’apprendre à mourir ? Il s’agirait

D’exister comme nous n’avons jamais existé.

L’art est devenu alors si proche de la vie

Que la matière, écriture tangible jusqu’à

La souffrance, se propose à des exigences

De l’attente, l’attente que je cherchais

Sur ces visages rayonnants d’admiration

À Paris, un jour d’expo au Grand-Palais,

(1978) sous l’œil lointain et caressant

Des femmes rondes et lisses de Maillol.

 

Nous étions enclins à des injections

Dont nous ne connaissions pas toutes

Les hypothèses. Comment ne pas enfin

Absorber les cristaux liquides

De nos découvertes tangentes à l’art ?

Comment, disions-nous, et non pas pourquoi ?

Comment ne pas s’arrêter pour ne plus attendre

Ce qui n’arrive pas aussi facilement

Que la date prévue ? Aux terrasses des cafés,

J’observais ce bonheur, le discours

 

Au bonheur, le fil de la conversation

Dans la clarté sommaire des liquides

Et des coulées de sucre, les fragrances

Qui reviennent au temps comme le vent

Retourne aux sommets après avoir tourmenté

Les toitures tranquilles de nos vallées.

Un photographe pourchassait un animal

Inattendu dans cette intrication

D’arrêts. Un portraitiste commençait

Par l’œil puis trouvait le contour

 

D’un visage par noircissement appliqué

De la surface l’entourant théoriquement

Sur le papier tenu obliquement dans la lumière

Blanche. Comment ne pas penser alors

Que tout a commencé par cette lumière ?

Il y avait belle lurette que les musiciens

Savaient tout de la résonance naturelle.

Peintres, vous ne connaissiez que le théâtre

De votre art, de la perspective à l’effet

De trou. Rien sur la nature même de cet art

 

Si universel, si pratiqué, si partagé.

Il a fallu que le monde change pour que

L’expérience pousse les hommes à s’observer

De nuit comme de jour. La division

De la lumière était probable par affinité

Avec la résonance. L’alchimiste Chevreul

Donna une couleur à la lumière de la matière

Et par conséquent à l’ombre de vos visions.

Et voici la peinture en harmonie avec la musique,

Voilà ce qui a changé les temps modernes

 

Et non pas cette accumulation d’hypothèses

Qui toutes se rejoignent dans le rite

Et par conséquent dans l’imitation aveugle.

L’arbitraire est le propre des sentences.

Rien ici ne coupe à cette évidence

Et nos connaissances sont entachées

De valeurs morales qui favorisent

Le retour des religions sur la scène

Et nos actions périssent lamentablement

Dans des constructions esthétiques

 

Difficilement contestables sinon moralement.

Ton intuition et ta connaissance du dessin

Ont approché les mécanismes de la jouissance

Avec une précision qui vérifie le jeu

Des perceptions et des inhibitions.

Quel musicien, sinon par tempérament,

A exécuté ce saut périlleux dans l’air

Que nous respirons en même temps que la langue ?

Quel poète, dépourvu de théorie et surtout

D’instrument de mesure appliqué au désir,

 

A atteint ce pouvoir de description

Qui rend l’achèvement non pas impossible

Mais inutile même comme perspective.

Même le temps en prend pour son aile.

C’est l’attente, le nourrissement

Interminable, la posture définitive

De l’esprit bourgeoisement enclin

À des sorties parallèles et les chemins

Ressemblent aux chemins comme les mains

Ne se distinguent que par leurs actes.

 

Nous n’avons rien trouvé sur la langue.

Il n’y a peut-être rien sur la langue

Aux usages si divers et si dissemblables,

Jusqu’à l’étrangeté du propos des poètes,

En commençant par les intimes convictions

Et les usages indiscutables de nos protes.

Pas étonnant que la littérature t’atteigne

En plein cœur ! Mais de la part d’un ami,

Est-ce bien de la littérature, ce roman ?

Dire qu’il n’y a rien sur le génie de l’enfant !

 

Se souvenir de toi c’est te voir debout

Devant un chevalet dressé dans la nature.

Peinture d’homme à la surface de la femme.

Quelle femme eût pu aimer un homme

De ta vigueur ? Même ton fils dénaturé

Ne te ressemblait pas. Quel génie

Eût éclairé les petits chemins rapides

D’une enfance vouée à l’admiration

De ton propre père ? Je ne veux pas me mêler

De ce qui ne me regarde pas mais enfin,

 

Comme tu t’es accroché à cette ténuité !

Et me voici une fois de plus sous le soleil

De Polopos, montant pour aller chercher

Le vin de mon ennui, pensant à toi

Comme si je n’avais jamais réussi

À te faire exister en biographe zélé.

Les lauriers roses sont blancs comme

Les neiges du mont Mulhacén et des traces

De lièvres m’ont un peu égaré dans ce lit

De roches et de terre craquelée comme

 

La moindre de tes peintures. Des enfants

Buvaient comme des chevreaux ne voyant pas

Le crapaud discret des roseaux et le merle

Des branches calcinées. Comment voir

Ce qui n’existe qu’à la condition

De lui accorder toute l’importance

D’un personnage enclin à l’écriture ?

Que voyais-tu que Zola ne voyait pas ?

Des filles invitaient au repos

Comme sur ces berges déchirées

 

Par l’accroissement des orages après l’été.

Des filles qu’on habille pour les dénuder

Sans qu’il soit question d’amour

Mais de chair ou plus exactement de corps.

À moins d’en peindre les pures apparences,

D’en recueillir la géométrie sexuelle

Par soumission aux données du tableau.

Elle filait comme la seule existence,

En l’absence totale de lit à la place de l’herbe

Empruntée à la tradition de la pose.

 

Se souvenir d’Hortense en croisant les femmes

De ce pays qui ressemble à ta culture.

 

OMERO

 

Une hirondelle brise les lois chimiques

De l’air saturé de cris d’enfants et l’eau

Éclabousse le visage de la fille rieuse

Qui se mouille comme le ciel se grise

D’appartenances chaudes. Des petits cailloux

Ont perdu l’équilibre et les rejoignent

Au bord de la fontaine dont les briques

Absorbent tandis que l’émail autorise

 

Les coulures. La femme est penchée

Sur la chevelure qui s’amenuise

Et l’homme consent à rire au bord

Du même angle d’ocre calciné. Clinkers

Des yeux. Les oiseaux reculent encore

Et l’âne retourne dans l’aire de battage.

Je m’éloignais d’eux comme on s’active

Au contact de l’animal indésirable

En ce moment d’observation immobile

 

L’AUTEUR

 

Comme tes tableaux que je pensais,

 

En 1978, à Paris, oublier comme le pain

Des après-midi passées avec la femme.

Je n’expliquais pas mon retour aux visages

Autrement que par la nécessité de finir

L’infini des possibilités au lieu d’achever

L’œuvre ou ce qui est une approche des travaux

Que l’esprit s’est proposé de donner

En exemple d’exemple. Visages dialoguant

Au fil des terrasses sur le même plan

Que le fleuve qu’on vient de souhaiter

 

Aux noyés. Une péniche grouillait comme

Un chalutier à la levée. Ils aiment les lampions

Et les tournoiements que l’homme implique

À la femme comme s’il devait s’en différencier.

Je n’entendais pas l’orchestre ni la voix

Qui charmait en marge du rythme. L’eau

Décrivait le voyage entrepris à l’aube

Des temps modernes, revenant sous la robe

D’un pont où des barques noires dissimulaient

Les véritables intentions du citadin.

 

De quoi revient-on quand on revient inquiet ?

Monet trouvait des apparences d’infini

À l’endroit même où tu renouais avec

Le fonctionnement des mécanismes sensoriels.

Degrés des couleurs, limites des formes,

Succession des plans, tu facilitais

Le chemin qui encercle les voyages

De l’homme au bout du monde que l’homme

A déjà atteint sans explication convaincante

De la part des chercheurs du voyage.

 

Tu flattais la science des physiciens

Avec des appétits d’homme cultivé dans le Sud.

Pendant ce temps l’alchimiste Chevreul

Se donnait à Nadar et à l’éternité,

Mauvais visage de la vieillesse encline

À des postérités nationales. Que jamais

Nos protes ne songent à vous soumettre

À l’omniprésence de ce cœur fossile

Qui nous hante comme langue morte

Et terre de l’échec prosodique.

 

Rue Saint-Jacques je piaillais du Verlaine

Aux murs répercutant d’autres circulations,

Mais en vitesse parce que le temps me pressait

De me rendre à un sommeil bien mérité,

Le sommeil des visiteurs marqués à jamais

Par cette nécessité de se demander comment

Tu eus souhaité qu’on se souvienne de toi.

Était-ce seulement le temps comme il passe

Sous le pont Mirabeau ou dans les veines

Des personnages de Proust ? Temps bien fragile

 

En comparaison de ton immobilité de chose

Définitive. Avec le temps va tout s’en va

Chante Ferré à l’autre bout de la poésie

Nationale — comme si l’éternité pouvait

Affecter les monuments nationaux ou qu’elle fût

Presque dérangée par la netteté indiscutable

D’une pensée qui n’a rien donné aux simplifications

Et moins encore aux choses simples qu’on goûte

Quelquefois avec une hâte de passant

Qui n’a pas compris la leçon du promeneur.

 

Se souvenir du personnage qui n’a pas connu

La faim, qu’on n’a pas pourchassé ni

Enfermé le temps de s’imprégner d’autres

Cavales moins justifiées et l’esprit

Se retourne comme un corps à la recherche

De ce qu’il vient juste de quitter,

Cette fraîcheur de classique véritable

Que tu partages, en ce siècle des fées,

Avec le seul écrivain qui eût apprécié

Ta petite attente de fils à papa : Sade.

 

Te servis-tu un jour de tes poings

À l’occasion d’une rencontre fortuite ?

N’as-tu jamais corrigé l’enfant qui hantait

Ta ressemblance ? Hortense comprit-elle

Les données de sa présence parmi tes objets

Du regard ? Comment se souvenir de toi

Si tu cesses d’imposer ta minutie légendaire ?

Rue Soufflot je crachais dans la rigole

Avec l’accent rimbaldien de la décennie.

 

OMERO

 

D’un cri, me voici à Polopos avec des enfants

Que je n’ai pas donnés à cette terre ingrate.

Ils jouaient avec l’eau de nos bêtes, l’eau

Chère à nos attentes de gardiens de troupeaux.

Ma houlette accroche la lumière comme le strass.

Je suis ce personnage agile, sac à vin

Et masturbateur intranquille, Omero

L’innommable, l’homme inqualifiable,

Suppôt de l’attente et bertsulari vacant

Au pays des jarchas et du cante jondo.

Toutes les femmes ont assisté à mon érection

 

Et aucune n’a voulu de mon sommeil agité.

Les vignes d’Ochoa ont inspiré ma chanson

Comme le pain s’accroît de l’enfance.

Ici je me souviens que j’ai connu Cézanne

À une époque où Paris était à la portée

De ma voix. Plus pauvre et carrément seul,

Je suis revenu pour ne plus repartir

Et me voici à Polopos en plein soleil

Bleu des murs et ocre de la terre des jardins

Où l’homme partage son eau avec ses bêtes

 

Tandis que les familles amènent des enfants

Et les nourrissent de reliques si vieilles

Qu’elles n’ont plus de nom à donner à l’homme

Ou à la femme qui en hérita. Se souvenir de toi,

Avec ou sans l’aide de l’assonance,

Est un exercice de la voix en plein soleil,

Et mon vin donne à ma peau l’odeur de l’attente

Qui sent un peu l’ail comme la mort.

Me voici victime du premier ravissement

Que la vie accorde quelquefois au praticien.

 

Nous n’allons jamais bien loin quand

Nous n’allons nulle part et c’est ce qui m’arrive

Comme cela n’arrivera jamais à ces enfants

Que je reconnais comme si la femme avait été mienne

Avant de n’appartenir qu’à elle-même.

L’homme désigne ma gourde, proximité

Sommaire que je ne citerai pas en exemple

Si on me demande d’être moi-même une fois

De plus sur la scène des représentations

Territoriales. Gourde vide et phallus prospère,

 

Facilité aussi pour l’improvisation qui me vaut

La gratuité du vin et le bas prix de l’hygiène.

Les femmes reconnaissent facilement l’homme seul.

 

L’AUTEUR

 

Et sur la trace d’un lièvre plus rapide que moi,

Je retrouve les sensations de l’enfant

S’éloignant du château d’Abadie d’Arrast

À Hendaye (Eskual Herria). La mer ravageait

La roche jusqu’à ces effondrements de verre

Dont personne ne fut jamais le témoin

Pas même moi et pourtant j’ai attendu

 

Devant les signes annonciateurs, brèches

Revisitées en rappel, les pieds au mur

Et l’œil attentif aux différences

Toujours révélatrices d’un fossile.

Ces spirales nous fascinaient et l’éclat

Incontestable d’une pointe de flèche

Comparée au mirage bien compréhensible

Provoqué par les gisements en ruban

De la pyrite. Ascension et descente

Suggéraient une égale montée en puissance.

 

Voici les premiers murs de Polopos

La bien nommée. L’herbe signale l’asperge

Ou l’escargot endormi. Des scarabées

Surgissent du néant, déployant des signaux

De forge. Un oiseau se tait dans le bleu

Des murs et des poutres mesurent en paix

Le degré d’effondrement atteint

Par cette absence d’homme. Les enfants

Finissent de boire et je les vois monter

Vers les grenadiers dont Ochoa le mal nommé

 

N’est pas jaloux. Les voici au plaisir

De la chair végétale, la connaissant

Aujourd’hui pour l’oublier demain

Et l’œil de leurs pilotes scrute

Des ombres improbables. L’âne d’Ochoa

Porte des lunettes. Riez en le voyant

Vous voir. Riez comme les petits enfants

Que vous êtes encore avant de n’être

Plus en mesure de retrouver l’enfance

Par le simple jeu de la tache et des contours.

 

Omero le gardien de troupeau, agneau

Entre les agneaux, montait vers la maison

D’Ochoa pour y trouver le vin de son repos.

 

OMERO

 

Pas de repos sans vin et pas de vin

Sans une Ode au vin et mon Ode à Cézanne

N’intéresse personne quand j’ai soif.

Je trouvais les mots à fleur de la terre.

La palabra es sangre.

 

L’AUTEUR

 

En quelle année

Ai-je vu Caroline Carlson dans l’improvisation

De la femme aux prises avec la vie

 

Terrestre ? Ses pantalons décrivaient

Les graphes d’une attente cézannienne.

Belles mains dans les complexités

De l’espace chorégraphique. Nous buvions

Déjà. Nous retrouvions des rues si lentes

Que l’esprit y perdait ces chemins

De hallage. Lourds chevaux à l’aurore

D’une vie propice aux égarements

Sentimentaux. La Seine miroitait

Sous les ponts. Nous attendions peut-être.

 

Mais le temps n’était plus aux recherches

Facilement poétiques et psychologiques.

Nous avancions sans l’argent nécessaire

À la relative tranquillité de l’employé.

Le prix du papier avait doublé.

Nos efforts n’avaient plus de sens.

Je commençais l’Ode à Cézanne en ces temps

De ralentissement. Seule la dette

S’accroissait de l’attente. Es-tu

À ce point pauvre que personne ne te lit ?

 

Carlson creusait sa tombe et Michaux

Se promenait dans les fossés de Vincennes.

Comment finit-on mal ? Avec la mort

Qu’il est difficile d’imaginer en détail

Ou avec la vie qui annonce ses lendemains

Sous l’influence de la nuit ? La douleur

Est une habitude contractée dans la vitesse

D’exécution. Prévoyez la paralysie

Avant l’âge où les hommes ne seront plus

Des femmes et où les femmes n’enfanteront

 

Plus. Prévoyez une existence anthologique.

Vous aurez trop écrit ou vous n’aurez rien

Écrit du tout. Vous étiez ce personnage

Têtu ou cet autre qui s’abandonne au vin

Faute de femme pour accepter les raisons

D’une pareille situation littéraire.

Vous n’écrivez plus ? Vous écrivez toujours ?

 

OMERO

Je suis Omero et je bois le vin d’Ochoa

Le loup. Les femmes d’Ovidio connaissent

Ma chair comme si la chair de l’homme

 

Était à ce point facile à comprendre.

Je veux dire que jamais je ne parlerai

À la place des femmes pour me dire

Ce que je ne veux pas entendre,

 

L’AUTEUR

Omero

Dont la parole est le sang même

Qu’il retrouve en quittant Paris

Un été de la décennie 70. Polopos

Est un paysage, une possibilité

D’attente, une croissance apparente

De ma connaissance des lieux et des hommes.

 

Vin innombrable des points communs

Avec ces vacances interminables ! Omero

Gardait les troupeaux en attendant

L’inspiration devenue la seule responsable

 

OMERO

De ce désastre existentiel. Je vous parle

D’une terre que j’extrais directement

De moi-même, sans ces intermédiaires

Conjugaux qui faussent les perspectives

Jusqu’à la profondeur. Je reproche à la vie

Ces détails accrocheurs du meilleur

 

Éclairage et voilà que je parle comme

Un photographe ! Omero photographie

Ce qu’il est venu peindre à l’imitation

De Paul Cézanne comme Paul Cézanne

Imita Poussin en des temps plus favorables

À la création poétique. Et Omero écrit

L’Ode au vin comme s’il s’agissait

D’une véritable improvisation et non pas

D’un calcul inspiré par la nuit.

Il n’y aura jamais d’Ode à Cézanne

 

Dans ce cœur fatigué au niveau de l’aorte.

Mes tableaux, je les peins aussi la nuit,

Quand vous dormez et les bêtes dorment

Du même sommeil biologique. Omero écrit

Et peint la nuit quand le vin devient

Moins exigeant. Omero connaît ces moments

Précis de l’exécution de l’œuvre. Lantier

Fils de Gervaise, qui étais-tu exactement ?

Cézanne ou ce que Cézanne menaçait d’être

À force d’opiniâtreté ? La raison de Cézanne ?

 

On n’écrit pas impunément sur les autres.

On ne sort pas indemne de l’arbitraire

De la prose et moins encore des techniques

De narration. Si l’Ode au vin survit

À mon existence, je serais le vin des mots

Mais la palabra es sangre, sangre, sangre !

Je sais tout ce qu’il faut savoir avant

D’écrire. Je ne sais rien du vin,

L’AUTEUR

 

Omero

Ne sait rien de ce qu’il boit avant

De donner à l’improvisation ce qu’elle mérite

 

De négligences et d’approximations, Omero

N’a jamais rien écrit sans l’influence

Du sang et des voyages, Omero écrirait

Une Ode à Cézanne si la femme le désirait

Mais la femme retenait ses enfants

En attendant que les bêtes s’écartent

De son chemin. L’homme observait les chiens

Et paraissait apprécier leur science.

 

OMERO

 

Dans ces moments, je deviens obséquieux

Sans inspirer aucune docilité de circonstance.

 

Les femmes peuvent alors mesurer les rugosités

De mes surfaces. Je me donne à leur regard

Sans aucune altération de l’apparence.

Mes yeux noirs sont cernés de noirs

Et ma lèvre est surmontée du noir

De mes poils. Peau creusée de noirceurs

Qui se déploient en griffures précises

Sur les joues. Le front bas comme Gauguin,

Équerre des yeux qui s’embroussaillent

Et réclament le peu d’attention que la bouche

 

Voudrait exprimer plus simplement mais

La palabra es sangre. La palabra brota

Como el tiempo de los relojes. Viene

De lejos y no dice nada del futuro.

Palabra de sangre, palabra de mujer

Y ¡yo ! con mi vino y mis textos

Escondidos. La femme ne s’écartait pas

De mon chemin et l’homme semblait fuir

L’instant à venir comme s’il en connaissait

Les tenants et les aboutissants, homme

 

De paille comme les chevaux qu’on renvoyait

Au combat en des temps moins discutables.

La fillette atteignit la toison recherchée.

Le garçon surveillait le bouc, Torpedo

El Grande fils de Torpedo el Buscón.

La femme me remercia pour mes explications.

Sa main accompagnait les joues de la fillette

À proximité de la toison couleur de bois

Calciné d’un chevreau qui cherchait un sein.

 

GISÈLE

Ils n’ont pas l’habitude,

 

OMERO

dit la femme.

 

Moi non plus je n’ai pas l’habitude

Malgré des années de fréquentation

Des lieux privilégiés du tourisme.

Pas l’habitude qu’on se demande

Si je suis bien l’auteur de ces

Charmants paysages si pittoresques

Et si représentatifs de la tendance

Que nous avons nous gens de la terre

À proposer ce que nous possédons

Pour en être finalement dépossédés.

 

Nous ne vendons pas notre peau,

Elle ne nous est pas arrachée.

Nous n’en changeons même pas.

Nous assistons à la dépouille

En spectateurs tranquilles.

Il n’a jamais été question

De bonheur et de durée du bonheur.

La question n’était pas posée

En termes de possession, question

À ne pas poser aux plus anciens.

 

Oui, elle m’a vu sur le Paseo

Avec ma petite enfilade d’images

Peintes, sous les lampes au néon

Qui pose la question de l’éclairage.

Elle se souvient de l’explication,

De ma tendance à revenir sans cesse

À l’Histoire pour justifier un rehaut

Ou un cerne, éclairage et Histoire

Elle ne se souvient de rien d’autre,

De mon visage peut-être, que je porte

 

Comme un masque, comme une métaphore

De Vigny aux prises avec la modernité,

Comme une réponse à toutes les questions

Que nous n’avons pas pu poser aux vieux

Qui nous conseillaient de voyager un peu

Avant de décider ce qui était bon pour nous.

Visage aux angles viscéraux, mémoire

Des forceps et de la malnutrition, visage

Qui provoque encore des réminiscences

Quand je suis en conversation avec ceux

 

Qui ont un peu vite oublié d’où ils venaient.

L’homme se présente : Je suis Fabrice de Vermort

Et il révèle le nom de la femme : Gisèle

Sans les deux L si romantiques qui ont marqué

Sa rencontre avec l’Élégie. Néron porte

Le nom de son grand-père maternel, héros

De la Guerre. Aliz est coquette en prévision

D’une vie consacrée à son petit bonheur

De femme résolument conquise par le monde

Qu’elle ne laissera pas faire à sa guise

 

De monde trop méchamment masculin.

 

FABRICE

 

Vous

Êtes le peintre que nous rencontrons chaque soir

Au fil de notre promenade rafraîchissante.

Vous êtes aussi ce gardien de troupeau

Qu’on ne s’attendait pas à rencontrer.

Je veux dire que les gardiens de troupeaux

Sont rarement des peintres. Des musiciens

Peut-être, encore que le pipeau m’agace

Un peu.

 

OMERO

 

Et adepte prolixe du bertsu.

Je ne passe pas un été sans améliorer

 

Les angles encore trop austères de mon Ode

Au vin. Pourquoi écrire ce qu’il est plus facile

D’improviser ?

 

GISÈLE

 

Les enfants ne comprennent pas

Ces subtilités,

 

OMERO

 

dit la femme que le soleil

Me renvoie comme le plus intense des reflets

Que l’ombre porte en soi dès le berceau.

Je ne cherche pas à éviter ces rencontres

Avec l’inconnue qui garde son secret

Sans le protéger. Démesure des descriptions.

Elle scrutait mes noirceurs. Mes ongles blancs

 

Comme la neige éternelle de la Sierra, le blanc

De l’œil que je connais par ses figurations

Dans le miroir, mes dents héritées de la patience

Légendaire des femmes qui ont peuplé cette terre.

 

FABRICE

Vous parlez notre langue comme si elle vous

Appartenait,

 

OMERO

constate l’homme qui recherche

L’approbation de la femme et les enfants

Ne comprennent toujours pas ce qui est en jeu

Ici. Comment les enfants trouvent-ils leur place

Quand il ne leur vient même pas à l’idée

 

De poser la question du bonheur ? Comment

Cette question se pose-t-elle enfin un jour ?

Et quel jour plus atroce que le temps passé

À regarder les vieux mourir comme si la mort

Était la réponse à toutes nos questions ?

Il y avait des filles destinées à rester.

Tu sais parfaitement ce qu’elles sont devenues.

 

GISÈLE

 

Nous avons du sang espagnol,

 

OMERO

 

dit la femme.

Du sang ? Des mots qui coulent comme de source.

Le soleil l’embellissait tragiquement. Sangre

 

D’une seule parole prononcée pour l’émerveiller.

En comparaison, nos filles sont passagères.

Ensuite, si je me souviens bien, elle remonte

La pente au-dessus de la fontaine et rejoint

Néron qui a trouvé le moyen d’en finir

Avec la chair d’une grenade. —

 

FABRICE

 

Castelpu

Est aussi rempli de réminiscences,

 

OMERO

 

dit l’homme.

 

FABRICE

Nous y vivons quand nous ne voyageons plus.

 

OMERO

C’était du sang qui sortait de sa bouche.

Y a-t-il un seul instant de voyage dans la vie

 

Que je consacre à mon existence ? Du sang

Sortait de cette bouche encline à l’hypocrisie.

Moi j’avais le vertige des somnambules

Qui rencontrent des miroirs. Ma gourde

Était vide comme mon lit à l’heure

De m’y vautrer avec l’imagination.

Dans ces moments de remise en question

De ma présence parmi les autres, le vertige

Me traverse comme le fer, je me roule

Par terre et je mords la poussière.

 

Les animaux reviennent, le silence s’impose

Et je revis la lenteur du manque, son entropie.

Mais je n’ai pas le dos mouillé ! Je ne viens pas

De si loin ou de si différemment semblable

Que l’Afrique dont la complexité nous fonde.

Je viens de la mère enracinée et du père

Propulsé sur d’autres trajectoires. Ne pas

Poser de questions aux vieux qui savent

Parce que la mort est une question plus

Facile.

 

L’AUTEUR

 

« Vous chantez tous par ma propre bouche. »

 

Se souvenir de toi, Cézanne, dans le canyon

Du rio Jauto que des promeneurs infatigables

Parcourent comme un territoire romanesque

Et que le témoignage de mes interminables

Séjours réduit à l’Ode faute d’atteindre

Les degrés du Poème et cette femme m’inspire

L’Élégie ou peu s’en faut ! Se souvenir

Que tout homme n’a pas la chance de posséder

À la fois les moyens d’existence et le génie

Du travail à faire sous peine d’inexistence.

 

Se souvenir avec amertume que les gardiens

De troupeaux ont commencé par le voyage

Conseillé par les vieux et que je suis le seul

À être allé aussi loin que possible.

Vivre d’une tâche à accomplir chaque jour

Et ne pas revivre ce que le voyage

A enraciné dans la complexité géométrique

Du corps un instant promis à l’aventure

Et à des séjours moins pathétiques.

 

OMERO

 

Je me souvenais du moindre détail

 

Avec cette application qui fit de moi

Un enfant prometteur. Mais je n’avais rien dit.

Ils écoutaient leurs propres circonstances.

Vieillards conseillés par des vieilles.

L’arpenteur allemand ne désignait pas

Les émigrés sans rechercher leur avis.

Ils dirent : Non, lui, il ira à Paris.

L’arpenteur me toisa. J’avais l’œil

De l’oiseau parallèle. Il ratura mon nom.

Rien de moins que cette présence assise

 

Sous la vigne, un jour de juillet, l’autocar

Ronflait dans l’ombre, répandant sa fumée.

L’alignement des hommes jouxtait celui

Des femmes et des enfants. Des enfants ?

Demandai-je aux vieux. Ils se turent.

À Paris, les menaces de guerre atomique

Étaient réelles. Quel vertige ces souvenirs

En vrac ! Cette vie qui revient au point de départ

À un âge où on s’attend à transmettre

Le flambeau des exigences et de la minutie !

 

Maintenant les maisons sont ouvertes

Comme des fruits. Le feu a calciné les arbres.

La broussaille menace de flamber à tout instant.

L’aqueduc a cédé à des pressions d’équerre.

Seule la fontaine a conservé le charme

De nos anciennes pauvretés. Le champ

De patates d’Ochoa forme une langue verte

Entre les roseaux et le lit craquelé

Comme une poterie. On ne se couche plus

Sous les oliviers maintenant que le temps

 

Ne se mesure plus en conditions d’existence.

Vendez tout ce que vous possédez avant

D’en être le propriétaire ! Vendez votre âme

À des amateurs de traces laissées pour mortes

Par ceux qui n’ont pas franchi les limites

De la récence. Ils pratiquaient la mortification

Sur l’autel de notre chair d’enfant. Vendez

Les momifications inattendues de l’enfance

Prise en flagrant délit d’héritage culturel.

Rien ne vous sera arraché sans ce consentement

 

Du bout des lèvres, rien d’aussi important

Que les racines de votre explication, rien

Qui n’entre pas dans le cadre de ces recherches

D’objets à contempler comme si nous n’en

Connaissions pas les véritables tourments.

Mais ne vous en prenez pas à la femme

Qui vous inspire des passions lamartiniennes

Au bord des reflets que le bassin propage

Sur son visage enclin aux pires prétextes.

Elle mouillait les joues de l’enfant rieuse

 

Comme une mouette. Comme elle paraît flotter

Quand elle descend un escalier, écrit Eudora

Welty. Comme il est facile de s’interposer

Entre sa persistance de jaune et les bleus

De l’ombre qui limite nos approches de l’eau.

L’enfant minaudait sous les gouttes précises

Et couleur d’éphélides. J’avais fini de souffrir.

Maintenant les roses de l’air tournoient

Comme des insectes. L’eau est ralentie

Par l’attente. L’enfant s’immobilise

 

Et je la peins, comme Cézanne depuis le talus

Voyant passer des saltimbanques ou des hommes

À cheval, comme Welty et ses acrobates passants.

Je peins des rencontres fortuites et faciles

À mémoriser. Je ne vais pas plus loin

Que la surface mise en perspective bleue.

Les témoins de ma prescience me renvoient

Au travail de l’instant. Pendant ce temps,

Torpedo el Grande poursuit le comte de Vermort

Parmi les roseaux de la berge et nous rions

 

Pour mettre fin à notre entente visuelle.

Les cris du comte nous apprivoisaient.

Une tourterelle se détacha des cimes

Et se posa parmi les hirondelles des fils.

 

ALIZ

Sommes-nous à Polopos ou à Castelpu ?

 

GISÈLE

 

Le comte avait une fâcheuse habitude

De l’animal rencontré fortuitement

Au détour d’une clôture ou en plein

Chemin. Un comte facilement désarçonné

Par le débucher. Il s’était fêlé le crâne

 

Sur la pierre même des trois seigneurs

De la légende de Rabat. Les coups de fusil

Agitaient ses couilles comme des nymphes.

Il n’avait pas le sens de l’orientation

Et s’était perdu dans un palais cambodgien.

 

OMERO

 

En attendant les roseaux frémissaient

D’un autre combat que celui de la bête

Taraudée contre la bête postée. Rire

De l’autre quand il se montre à la hauteur

De sa véritable nature. Mais que savais-je

 

Moi-même de cet homme distant qui saluait

Avec le bord de son chapeau de paille

Qu’elle lui reprochait de porter la nuit

Quand ils se promenaient en famille

Sur le paseo ? Je riais pour l’accompagner.

J’accompagnais aussi l’enfant gracile

Qui se colorait comme un poisson.

Le petit-fils de Néron était juché

Sur les restes du vieux moulin à vent

Et se grattait les tempes des deux mains.

 

Le comte ne sortit pas vainqueur de la joute.

Torpedo el Grande l’avait vaincu

Grâce à sa connaissance profonde des lieux

Et particulièrement de cette géographie

Des berges où l’œil ne distingue pas

La profondeur de la distance. Le comte

Se calma en nous voyant euphoriques.

Un chien ramena l’irascible Torpedo.

Elle avait oublié de me dire que le comte

Poursuivait encore un amour de jeunesse

 

Et sa bouche se posa sur mon oreille

Comme la coquille vide sur le sable.

J’attendais sa langue, o impatience !

 

FABRICE

 

Vous a-t-elle dit que j’ai aimé

Un homme et que je n’en rougis pas ?

 

OMERO

 

Il toisait ma gourde et je la secouais.

Des hommes j’en ai aimé moi aussi

Comme on aime les femmes. Quelle différence

Entre cet homme que sa femme décrit

Sans que je ne lui aie rien demandé

 

Et cet homme que je ne suis plus maintenant

Que les baigneurs de Cézanne ont déserté

Les rives de cette rivière asséchée ?

Ochoa n’a jamais aimé les hommes croisés

Dans les cheminements revécus à la place

Des voyages promis. Ochoa le mal nommé,

Doux comme la caresse du vin sur la langue,

N’a aimé que les femmes tombées

Comme les quilles de notre enfance,

Femmes culbutées des rives tranquilles

 

Et de la plénitude de l’ombre. Pour que

De notre amour naisse la poésie. Rire

Avec toi est un parfait malentendu.

Et pourquoi rechercher si visiblement

Le témoignage de cette fillette rose

Comme le vent ? Nous étions assis

À l’ombre d’un olivier, sur la pierre

Qui évoquait pour elle Rabat et l’Arize

Traversée par un soleil d’hiver immobile

Comme un personnage de tableau. Le jour

 

Où l’homme enfantera de l’homme sera un jour

Plus déterminant que celui où viendront

La ribambelle de vos enfants saphiques.

Ma sœur, côte à côte nageant, nous fuirons

Sans repos ni trêve vers le paradis

De mes rêves ! Elle était si proche de moi

Que je pus lire dans les yeux de l’enfant

Ce qui m’attendait une fois achevées

Les présentations. L’homme exhiba

Sa blessure provoquée par la cassure

 

Des roseaux. Ces gouttes de sang versées

Sur la terre comme une offrande arrachée

À la femme capturée sans promesse de bonheur

Un jour d’averses successives à Vermort,

Château des comtes de Castelpu et d’Alamo.

Vous connaissez ? Ces parentés m’obsédaient.

Des Pyrénées à la Sierra Nevada, combien

De voyages avons-nous vécus sans rien changer

À nos habitudes ? Mais que savais-je moi

De la monotonie et des reproches ? Qui

 

Étais-je si je n’étais plus à mes yeux

Ce que j’avais implicitement promis

À mon ascendance ? Les yeux de l’enfant

Se remplissaient de mon vertige. Dit-elle.

Elle me regardait comme on s’approche

De l’instant. Vous ne comprenez pas

Ce que je veux dire de cet homme.

Mes dents sont l’héritage des femmes,

Je l’ai déjà dit. Le noir qui me cerne

A aussi une explication. Ma langue

 

Ne promets plus rien à qui veut l’entendre.

Voici mon Ode au vin et Cézanne n’est plus

Qu’un souvenir du Paris revisité

Avec les moyens de l’abandon à soi.

Et voici mes paysages, mes portraits

Et mes natures mortes et Cézanne n’est plus

Que la relique des promesses de l’enfant

Que j’ai été peut-être à votre place.

 

GISÈLE

Ne partez pas,

OMERO

 

dit-elle,

 

GISÈLE

je voulais

Vous demander notre chemin. Nous perdons

 

Tout ce que nous trouvons. Que pensez-vous

De cette inclination ? Nous envoyons

Des cartes postales comme s’il s’agissait

De témoignages mais nous savons bien

Au fond que nous venons alors de perdre

Ce qui constituait peut-être une trouvaille.

Ne parlez pas à ma place s’il vous plaît !

Et ne me décrivez pas votre vertige d’homme

Que les yeux de cette enfant racontent si bien.

Adressez-vous à des femmes appropriées.

 

OMERO

Vin du landier ! Ce n’est pas en volant

Que j’atteindrai les cimes de notre horizon !

Vin du retour à la pleine terre,

L’AUTEUR

Omero

N’a pas l’Ode comme Hugo, il n’a pas

Le Poème comme Vigny, ni l’Élégie

Qui jadis lui inspira quelque admiration

Pour le poète du drapeau national.

Omero ne possède que la Chanson

Et il veut écrire une Ode à Cézanne !

Mais quel sédentaire s’il n’est pas

 

Impotent trouve le La au fil des pages

Qui bornent sa vie de gardien de troupeau ?

 

OMERO

Quel homme seul et donc foutu d’avance

Revient au bercail dont le plancher

A pourri sous l’effet du manque

De lumière ? Ils visitaient les lieux

Comme si personne n’y avait jamais vécu

Et désignant les maisons vouées à l’immersion

Ils s’attardaient pour en admirer la vigne

Suspendue comme la meilleure des métaphores

 

Où l’insecte est roi de la statique

Et de la disparition. Ces hommes venus

D’ailleurs pour calculer les effets

Du barrage sur notre esprit mangeaient

Dans nos assiettes avec un plaisir

Qui flattait notre conscience du drame.

Descendez ou montez, mais ne restez pas là.

Et nous avions du mal à imaginer

Ce que pouvait être la vie après

Une telle somme de calculs prévisionnels.

 

Le río Chico ne mêlera plus ses eaux jaunes

Aux glissements bleus du río Grande.

Et le lac portera le nom du village.

Voilà comment nous changeons la géographie.

Nous changeons aussi la vie, Grands

Travaux, Pacification, Conquête, Intérêt

Supérieur, Europe, Progrès, et la vie

Devient ce petit jardin si précieux

Que la mort en héros ne concerne plus

Personne. Les vieux furent les premiers

 

À occuper les appartements coquets

Que l’État mettait à leur disposition.

Maintenant partagez le peuple en émigrés

Qui partent pour revenir un de ces jours

Et en condamnés à ne pas quitter cette terre

Ou plutôt à se situer en marge de la terre

Dont on n’a jamais possédé que l’aumône.

Et voici Omero qui revient dans une voiture

Et la route qui se dérobe puis s’achève

Avant même le seuil de sa maison.

 

Voici les traces sommaires de Quevedo

Et de Goya. Rien de vraiment profond,

Rien en comparaison des influences

Copiées avec application à l’école

Laïque. Rien de la copla ni du romance.

Rien de ces points précis de la conversation

Où la littérature rencontre ses données

Populaires. Rien de la moindre berceuse

Qu’une voix de femme donnait au soleil

Des après-midi torrides qui sentaient

 

L’olive et le calcaire de nos mines.

Vous avez de la chance, avait dit

L’ingénieur en vissant son œil

Dans le théodolite. La maison pouvait

Encore exister si quelqu’un y vivait,

Quelqu’un vivant avec une femme. Sans

Femme, pas de vie accrochée aux pentes

Que les amandiers éclaboussent

De petites ratures de noir et d’or.

Sans femme, pas de reconnaissance.

 

L’AUTEUR

À Paris, en 1978, je portais la barbe

Des Maures. Nous n’avons pas balayé

Notre seuil avec ces poils de conquérant

Mystique. Nous en avons aussi hérité.

La barbe sentait bon comme les épaules

Des femmes légèrement vêtues. Les tableaux

Marquaient des endroits précis du voyage

Mais rien sur le temps passé à parfaire

L’outil de travail, temps de l’adolescence

Si on en juge par les premières toiles

 

Si définitives. Qu’en est-il de l’enfant

Que je fus au regard de ces autres aujourd’hui

Disparus ? Que possédais-je d’aussi vivace

Qu’un souvenir de transes ? Quelle Ode

Coula de source ? Je pensais à l’enfant

Qui s’arrêtait inexplicablement pour attendre

Ce que personne ne voyait venir. L’enfant

Ne devient pas bachelier. L’enfant s’arrête

Quelquefois et ce sont les autres qui agissent

À sa place. Sommes-nous l’enfant que nous avons

 

Été ou bien ce que les autres ont fait de nous ?

Que signifie alors la femme promise et oubliée

Et toutes les autres femmes qui participent

À cet oubli majeur ? Nous ne retrouvons rien.

Nous jouons avec ce côté évocateur des mots

Comme si la langue, comme langage, avait accès

À ce qui faute d’être de la profondeur

N’est que la marge de l’existence. Omero

N’a pas échappé au destin des plus pauvres

En esprit et il n’a pas compensé ce destin

 

Par une situation dans le monde du travail.

Je ne suis pas un travailleur. Je travaille.

Je ne suis pas un rebelle. J’écris tous les jours.

Je ne suis pas un génie comme le Cézanne

Du Grand-Palais. Je suis un landier de l’instant

Propice à tous les vents de bout. Je ne suis

Pas ni l’oiseau des cimes ni la fourrure

Rapide des broussailles. La terre ne connaît

Pas mon glissement. Le soleil n’éclaire

Pas mes nuits de transit. Pas de situation

 

Sinon cette vocation à garder les troupeaux

D’une terre qui ne me laisse rien, ni Quevedo

L’incontrôlable ni la maison aux traces

Évidentes de savoir. Voici ce que nous sommes,

Cézanne, nous qui ne sommes ni prophètes

Ni employés, nous qui buvons en cachette

Ce que nos joues révèlent à tout le monde.

Nous allons à Paris et nous revenons toujours

À l’endroit même de notre dernière conversation

Sensée.

 

OMERO

Le porche existe encore, moins fleuri

 

Certes, mais il a conservé les rognures d’ongles

Et les peaux d’oignons. Aux fenêtres sans verre

S’agitent les petits rideaux de ma promiscuité.

Mes coussins contiennent le crin de nos chevaux.

Pas une femme ne dormira dedans si ce n’est celle

Qu’on me promit et qui a mystérieusement disparu.

Pas un homme ne partagera le vin de mon attente,

Pas même l’homme joueur de cartes ou de dominos

Qui me serait tellement utile. Mes bras comme

Mon esprit ont acquis une lenteur qui m’éloigne

 

De toute l’attente conquise sur le temps.

Vin du landier qui a voyagé jusqu’à Paris !

Vin de la rue qui sent la friture au vin

Qui a la saveur immobile de la pierre.

Nulle extase s’interpose. Je reconstruirais

Si je connaissais les principes. Je vivrais

Si je savais voir ce qui explique les apparences

Et non pas ce qu’elles dissimulent. Je mourrai

Comme un poisson, remontant doucement

Au fur et à mesure, comme un pendu !

 

Vous déportez et nous émigrons, ô Paradoxe !

Des villages entiers voués à la reconstruction

De l’Allemagne et à la mise à jour de la vie

Quotidienne des Français. Nous revenions

Avec le sentiment d’avoir déserté la terre

Qui nous donna le jour. Ma voiture, une Citroën,

Ne fit pas son effet. Ils étaient tous partis.

Seul Ochoa, qui était né avec une tête de loup,

Avait conservé la maison familiale

Que les eaux n’avaient jamais menacée

 

Comme elles avaient menacé les autres.

Et la vigne aussi fut conservée avec

La même obstination. Les hauteurs

De Polopos sont maintenant le haut lieu

De ma substance. Ochoa connaît le secret

Du vin et j’en chante les effets

Sur un esprit qui ne pouvait être

Que le mien. Qui d’autre au-dessus

De l’eau tranquille qui a tout effacé ?

Qui d’autre sinon cet autre moi-même ?

 

Ma gourde est vide, étrangère. Pas de souci

Pour l’homme qui t’accompagne. Il a soif

Et il boit l’eau de notre fontaine,

Pas le vin que je ne partage plus depuis

Longtemps. J’ai rendez-vous avec le diable

Chaque fois que j’en finis avec ce fini.

La fillette proposait ses joues aux embruns

Ou à la rosée, comment nommer ces gouttes

D’eau ? Maintenant courrez avec l’homme !

Tournoyez parmi les bêtes qui m’appartiennent.

 

Me voici seul avec la femme d’un instant

Passé à évoquer Paris et son Cézanne

Perpétuel. O mouvement ! Elle regardait

La ligne brisée de l’horizon en proie

Aux tourments de l’été et ses yeux

Ne retrouvaient pas le chemin emprunté

Il y avait une heure à peine. Sa langue

Gouttait les gouttes avec parcimonie.

Ses cheveux comme la toile d’araignée

Des matins d’hiver et ses bras comme

 

Ces personnages imaginés dans la paroi

Du calcaire de nos mines. Les mains

Décrivaient le voyage d’un point

À un autre du paysage. Elle se trompait

Sur les détails que l’attente me donne

Comme points de repère de mon périple.

Les mots naissaient des complexités

De la narration là où moi-même eusse

Accompli le rite de la chanson.

Bientôt elle n’aurait plus rien à dire.

 

Alors le silence s’accroît d’une autre

Femme et la boucle est bouclée, je le sais.

Il se passe que j’appartiens au paysage

Retrouvé. J’en extrais les scories bleues

De mon ciment verbal. Le vin coule

Entre la description et les passages flous.

Voici ma main, ma langue et l’extrémité

De mon corps. Ce qui arrive est un moment

De source que Cézanne a rencontrée enfant.

C’est l’enfant qui est le secret de tout.

 

À l’œil nu, elle perdait la perspective

Du chemin de l’aller et espérait naïvement

Que je lui montrerais les prémices du retour.

Vous qui connaissez le moindre détail

De ce décor. Mais je ne connais que l’attente

Et encore je n’en dis rien pour l’exorciser.

Nous passons notre temps à trouver le temps.

Nous ne trouvons pas les lieux ni les personnages.

Et que penser de cette logorrhée qui me prend

À proximité de la chair ?

 

GISÈLE

C’est la poésie

 

Des voyageurs immobiles,

 

OMERO

 

dit-elle comme

Si elle se souvenait d’en avoir rencontré

D’autres au long cours de son immobilité

Relative. Nostalgie d’un temps réduit

Au pire à des photographies et au mieux

À des lettres d’amour. Croiser la femme

Accrocheuse d’étoiles est une habitude

D’enfant. Elle s’arrête un instant

Pour évoquer les lieux du bonheur

Et des personnages apparaissent entre

 

Les lignes. Un accompagnement d’enfants

Et d’homme fragilisé par ses infidélités

Trouble l’eau de la conversation. Je sens

Le bouc et vous vous souvenez de l’instant

Passé à prévoir la sentence suivante.

J’adapte le berstu à ma condition

De gardien de troupeau étranger à toute

Nation et Ochoa m’en veut comme une femme

S’en prend aux miettes de pain sur la table,

Celles qu’on réduit au parterre d’une main

 

Habituée au harcèlement des insectes.

Nous nous quittons. Chacun son chemin,

Moi en rond pour revenir et vous en ligne

Droite qui se brise finalement avant

La fin des voyages d’agrément. Les enfants

Sont des petits chevreaux et l’enfant

Qui s’en distingue est une proie facile.

Mais il arrive qu’un troisième enfant

Ne tiennent pas ses promesses et Paris

Est un enfer comme les autres. Cézanne,

 

Je te salue sur la crête de coq de mon mirador.

D’ici, je prends la mer et la terre me ressemble

Comme tu aurais voulu qu’elle ressemblât

Au commun des mortels. Des oiseaux reviennent

De je ne sais quelle apparence dont tu es

Le responsable. Seul parmi les hauteurs

Dont j’hérite comme le pauvre trouve de quoi

Exister encore, je donne mes mains à la couleur

Et mes entrailles au silence. La rivière

Ne coule plus comme elle nous a nourris

 

D’instances plus probables que la poussière

Des chemins. Les arbres s’en vont aussi

À moins qu’on ne les dresse sur leurs pieds

D’argile. Murs blancs des résidences d’été.

Ma Citroën a l’air d’un personnage.

Voici le chien à l’ergot caractéristique.

Nous te saluons à la base des points de fuite.

Nous sommes seuls comme des étoiles.

Peu d’hommes ont survécu à l’enfant.

Ici les enfants sont des petits chevreaux.

 

L’AUTEUR

 

Il n’y a pas d’enfant qui s’en distingue nettement.

 


 

 

GISELE

 

OMERO — berger et poète

OCHOA — idem

FABRICE DE VERMORT — touriste

GISÈLE DE VERMORT — son épouse, mariée depuis seize ans

ALIZ — leur fille, huit ans

NÉRON — leur fils, dix ans

LE CHEF — garde civil, sergent

RAMIREZ — idem, subalterne puis chef

PILAR — femme du village

ANGUSTIAS — idem

VIRGINIA, DOLORES, TROISIÈME JEUNE FILLE

L’ÉTRANGER, LA TOURISTE — promeneurs

LE JEUNE HOMME — comédien

GARDE CIVIL

LES ÉRINYES (trois)

L’AUTEUR

 

ACTE premier

Hier

 

Scène unique

Gisèle, Omero, l’Auteur, Fabrice, Ochoa, Néron, Aliz

 

Premier temps

 

(La terrasse de la maison d’Ochoa, sous la vigne. Des tables comme dans un café. Au fond, la roche et côté jardin, le paysage montagneux. Côté cour, la maison, la cuisine.)

 

GISÈLE — Vous autres ! Mais si j’en crois l’évolution des sciences, ce sera vous ou nous. Nous ne pouvons pas perdre tout ce temps passé à reproduire. Le spectacle de vos compensations ! Le plaisir vous agresse à notre place, moment favorable aux disparitions. Je ne veux plus souffrir. Pas même une pensée. Nous avons beau aimer avec sincérité, vous n’allez jamais au bout de cette voie tracée entre la chair et sa durée. Jamais plus loin qu’un cri. Entre nous, l’enfance pourrait devenir l’unité véritable mais la trilogie fatale vous sert de roman et nous nous retrouvons seules avec ce qui reste de l’enfant conçu avec vous. Nous sommes l’avenir des peuples primitifs ! À quel moment devient-il inévitable de nous séparer en laissant toute trace d’histoire en marge de la nécessité ?

OMERO —

Hay un camino,

sin piedras

para decir

a los pies :

Yo existo

Hay un camino,

el horizonte

no es el futuro

el polvo

no es el pasado

De presente

quizás una mujer

quizás nada

El camino

de la espera

L’AUTEUR —

L’été

à Polopos

les oiseaux

produisent des cigales

sur les troncs

des eucalyptus

et des oliviers

Je dors

à l’abri

de ton feu

universel

sous les pentes

des toitures

où vivent

des oiseaux

Le matin

à Polopos

les oiseaux

réveillent les cigales

et les troncs

des eucalyptus

deviennent rouges

comme les turgescences

du printemps

Les oiseaux

se réveillent

au-dessus de moi

dans les branches

qui touchent

le toit

de ma maison.

Il y a un chemin

et pas de pierres

pour dire

J’existe

Horizon

Poussière

et Femme

sont les maîtres mots

de cette existence.

La guitare

d’Omero

remplace le pipeau

des bergers

Et les chants d’oiseaux

mes rêves

les plus récents

ceux qui ont encore

des ressemblances

avec la réalité.

Puis les oiseaux

s’identifient

un à un

puis par couple

par volées

géométriques

et faciles

hirondelles des fils

tourterelles des cimes

des poteaux

moineaux des feuilles

d’ombre

la chouette demeure

invisible

et le merle

croise les geais

bavards

Puis les insectes

me visitent

tous plus ou moins

menaçants

L’air change

la terre se peuple

en surface

et en profondeur

la terre aimée

comme la vie

et le ciel

et toute la matière

qui fonde

les théories

de l’infini

et du néant.

Ayant perdu

la place

qui me revenait

parmi les penseurs

de ce monde à genou

je tisse des toiles

au lieu de les peindre

j’enfile des mots

et je ne les dis pas

au passant

à la passante

qui peut être

un enfant

Perdu

le fil

et invisible

l’autre côté des carreaux,

cet intérieur

de bois

et de terre

ne m’appartient plus

comme il a reproduit

toutes les existences

qui m’expliquent

Écrivant

au lever

de ce corps

maintenant

moitié vivant

moitié mort

avec la poésie

qui me mord les lèvres

et les anecdotes

et les pensées

qui reviennent

avec leur charge d’enfance

et d’adolescence

je croîs

dans les statues

et leur présence

projette des ombres

de personnages

OMERO —

Il y a un rythme

et ici

je différencie

la prose

du vers

la prose est féminine

et le vers est l’homme

en proie

au vertige

Je reconnais

la femme

comme si elle était mienne

et l’homme je le crée

comme la boue

existe déjà

Je les ai perdus de vue après que les enfants eurent jeté les coquilles de grenades. Je suis allé jusqu’au barrage mais cette fois je ne suis pas monté pour contempler l’eau. Trop miroir, l’eau et le ciel pas assez reflet et moi comme une existence générique. Les bêtes ne m’ont pas suivi. Pas assez d’herbe ou trop de cailloux et de terre craquelée. En revenant, j’ai sucé les sucs des berges et mâché le cœur des chardons. Je faisais le chien avec les oiseaux et l’oiseau avec l’ombre. De quoi avions-nous parlé ? Qu’avions-nous évoqué qui impliquât une suite ? D’habitude, les touristes passent et nous les réduisons facilement à cet éphémère. Comment expliquer qu’un homme tombe amoureux d’une femme s’il n’est pas dans le besoin ? Voici l’auteur qui cueille des trouvailles comme dans le lit du Lot. Nous montons pour notre vin. Il ne boit pas le vin. Il en fait ce qu’il veut. Rien n’est perdu qui a été payé. Rien à regretter en cas de commerce. Il marche comme un soldat. Il marche sur les fleurs et trouve des objets du regard à fleur de la terre. Il me donne à observer des pertinences compliquées de géologie et de croissances superficielles. Ses mains caressent tout ce qu’elles trouvent. Avec des mains pareilles, ma chanson s’éterniserait. On n’écrit pas quand on possède des mains capables d’une telle exigence rétinienne. Et c’est moi qui joue ! Sous la tonnelle d’Ochoa, bien à l’ombre mais pas à l’abri des insectes, ils parlaient d’eux :

 

Deuxième temps

 

GISÈLE — Quelque chose ! Dis-le ! Dis ce que je veux entendre maintenant que la vie est définitivement changée par la persistance de tes obsessions. Ce temps perdu à observer. Qu’est-ce que j’attendais de ce silence ? J’étais presque obstinée ! Et j’attendais que tu me parles, attendant que ton corps me le dise puisque tu te taisais.

FABRICE — Il n’y avait que le silence et ta paresse.

GISÈLE — Le lit et la fenêtre ! La lumière du matin est si différente de celle qui nous abandonne la veille ! Je n’avais pas dormi.

FABRICE — C’est ce que prétendent tous les paresseux.

GISÈLE — Je n’avais pas dormi ! Et le rêve dans les gouttes de ta sueur. Je haïssais cette caresse mais je te la donnais. Le temps arrive à s’apaiser comme la rivière de mon enfance après les bois de nos contes.

FABRICE — Les vieilles racontent n’importe quoi.

GISÈLE — Ta facilité à revenir des plus longs voyages. Je n’attendais plus. Mon corps devenait envahissant. Nous ne parlions jamais de tes découvertes. J’imaginais ta patience et les dédales d’une ville inconnue. Parfois la forêt s’interposait et ses animaux s’avançaient. L’hiver, nous fermions les volets et l’attente s’ajoutait à la croissance. Je te suppliais de ne plus t’en aller aussi loin.

FABRICE — Tu aurais dû épouser un employé de la préfecture.

GISÈLE — Mais ne m’a-t-on pas donnée plutôt ? J’avais ce désir intense de choisir. Leur influence s’annulait dans mon désir. Le matin devenait transparent comme le carreau des fenêtres. J’agitais les rideaux pour noyer mon regard. Tu passais sur le chemin. Tu me désirais. Et j’interrogeais mon corps au lieu de le soumettre à tes exigences. Ils m’ont trahie !

FABRICE — Nous trahissons avec une telle facilité à l’heure de remettre de l’ordre dans le monde qui nous appartient ! Je ne me souviens pas de ton visage derrière le rideau. Je te voyais plutôt juchée sur une échelle pour cueillir les cerises de ces beaux mois de juillet qui promettaient tous les recommencements. Tu n’étais pas à la vitrine de tes pensées ! Tu agissais comme toutes les filles en âge d’être dépossédées. Tu te donnais en spectacle sur les échelles !

GISÈLE — Ne parlons plus !

FABRICE — Ils ne comprennent pas.

GISÈLE — Il comprend, lui.

FABRICE (à Ochoa) — Vous comprenez, vous ?

GISÈLE — Tu deviens inconvenant. (à Ochoa) Excusez-le s’il vous a offensé.

FABRICE (à Ochoa) — Excusez-la si elle vous a promis de vous revoir.

GISÈLE — Il n’est question que de ton obscénité !

FABRICE — Appelle cela comme tu voudras. Je suis détruit. Je ne recommencerai que dans mes rêves.

GISÈLE — C’est bien ce qu’ils en pensent : pas de regret. Ils condamnent cette absence de repentir.

FABRICE — Tu en sais des choses sur ce sujet !

GISÈLE — Il y a longtemps que je me renseigne.

FABRICE — Il y a longtemps que je souffre. Je ne sais même pas ce que je cherche dans cette pratique douloureuse.

GISÈLE — Et tu te plains ! Quelle honte sur nous !

FABRICE — Passage de la confidence aux reproches. Elle arrivera au seuil du tribunal avec ce qu’il faut pour exagérer la portée de mon geste.

GISÈLE — Nous n’en sommes pas là.

FABRICE — Tu ne lui as encore rien demandé ? On dirait qu’il attend. (à Ochoa) Nous ne sommes pas venus pour notre vin. Je veux dire que ce n’est plus la raison. Nous venons de changer nos habitudes pour cet instant qui ne se reproduira plus dans la prison à quoi elle veut me condamner. Oublions plutôt.

GISÈLE — Ils ne regrettent jamais. Jamais un regard, ce regard qu’on s’attend à rencontrer finalement comme s’il était encore possible sinon d’oublier du moins de... raisonner.

FABRICE — Elle parle comme si je ne souffrais pas moi-même. Je me défendrais. J’irai au bout de ma confession.

OMERO (jeu) — Nous arrivions. Moi avec ma gourde gonflée d’air et l’auteur avec sa petite poterie de vermeil qui ressemble à un objet du culte. Je n’ai jamais rien pu savoir de ce culte. Il ne boit pas le vin. Ochoa alourdissait l’ombre de son immobilité patiente. L’homme était assis au fond de la terrasse, contre la roche. La femme côtoyait la petite Aliz qui me souriait comme si rien ne venait de se passer. Nous avions rencontré Néron dans le chemin où il chassait des insectes plus rapides que sa lenteur de petit paresseux. Un jour, nous haïrons les enfants que nous n’avons pas été, prédisait l’auteur. Il parlait de Jephté et de sa fille, de Vigny qu’il relisait. Il avait une idée pour expliquer aux autres ce que c’est la poésie et pas seulement en commençant par montrer ce qu’elle n’est pas. Je suivais le fil de sa conversation et il me sembla que Gisèle s’apprêtait à le rompre. Ochoa parut soulagé par notre arrivée inattendue. L’auteur comme moi-même, pour des prémisses différentes et peut-être contradictoires, avions prévu cette visite pour le lendemain. Ochoa imposa sa carrure blanche aux sourdines qui le dérangeait depuis au moins une heure.

OCHOA — J’ai un Gálvez-Cintas de quatre ans d’âge. Ce matin ils me l’ont livré. Je ne l’attendais plus.

L’AUTEUR — Pas bon le vin qu’on vient de transvaser.

OMERO — Pas bon en France. Bon ici !

L’AUTEUR —

Je lui dois une hostie

o ma fille

et c’est vous !

OMERO —

Qui

ne voyant arriver

l’ombre d’une promesse

se soucie

du temps qui passe ?

GISÈLE — Je voudrais téléphoner. C’est possible ?

OCHOA — Je vais vous composer le numéro. Le cadran est un peu encrassé.

GISÈLE — Vous parlerez aussi. Je ne sais pas cette langue.

FABRICE — Elle veut dire qu’elle l’a oubliée.

GISÈLE — Il faudra leur expliquer...

OCHOA — Leur expliquer quoi ?

GISÈLE — C’est si difficile ! Je ne sais plus !

FABRICE — Elle sait depuis le début.

OMERO — Nous, on est toujours dans l’embarras quand le temps nous mêle à ses circonstances. Nous préférons les marges de l’attente. Nous évitons les impératifs des voix qui n’appartiennent pas à notre patience. Fais ceci ! Fais cela ! Cela finit par ressembler à une conversation mais nous ne sommes jamais sûrs d’en être les dépositaires attendus. Laisser Ochoa chez lui ! Il cracherait demain dans notre vin !

L’AUTEUR —

Les choses

les pays

l’infini

ce qu’on en pense

comment on résout

la division par zéro

pourquoi on ne part pas

et le plaisir

qu’on trouve

au gré

du temps

seul chemin

reconnaissable

Je ne suis plus seul

quand je suis seul

je suis infini

quand vous cessez d’exister

Ce que nous ajoutons

peut durer

comme durent

les choses

les nations

et cette idée

que nous avons

de la création

quelle que soit cette idée

ce que nous ajoutons

par division

infinitésimale

ou nulle

si la mort

devient obsédante

comme le pain

quand on a faim

et que personne

n’a ce désir

de sauver le corps

de sa détresse

Ce que nous ajoutons

a quelque chance

d’exister

si la langue conserve

ses adjectifs.

 

Troisième temps

 

FABRICE — Faites ce qu’elle vous dit.

OCHOA — Bonjour Omero.

OMERO — (Ode au vin — épure)

Le vin

n’a pas raison

mais il n’a pas tort non plus

Pas de verre

pour le boire

juste le soleil

et l’attente

sous un chêne

où la pierre

est le seuil

de moi-même

Pierre creusée

par dix générations

de bergers

Leurs fesses

ont modelé l’idéal

de la position assise

face à la distance

qui nous sépare

de la civilisation

Le vin attend lui aussi

le moment vient toujours

la nuit encercle le jour

qui ne meurt pas

sinon il renaîtrait

et nous aurions le temps

de tout recommencer

au lieu de remplacer l’attente

par le jeu

Le vin a ses raisons

Il n’explique rien

Ne donne rien

Ne remplace pas

ce qui manque

ce qui finit

dans l’oubli

La terre du vin est un chef-d’œuvre

des lieux consacrés

à l’attente

La vigne se répand

sur les mottes dures

et nous traversons l’invisible

sans trouver les mots

pour le dire

La terre

en pentes

douces

les ravinements

des pluies

l’herbe folle

et les chemins

calculés

dans la trajectoire

des pierres

qui descendent

des parois

de marbre

et de calcaire

Le vin revenait

au premier jour

à la première fermentation

à l’alchimie

de l’instant

que personne

n’a encore exprimé

Le vin et la terre

se croisaient

comme des oiseaux

dans le ciel

et je cherchais le sommeil

comme s’il n’existait pas

comme si je devais

l’inventer

Nous écrivons

sur les arbres

à la pointe du couteau

comme le couteau témoigne

des moments de désespoir

dans la chair des femmes

ou de l’homme

qui n’a pas attendu son heure

Le vin des garrots

a donné sa place de vainqueur

au vin des perpétuités

relatives

Ce n’est pas plus mal

On se sent moins haï

On tue plus facilement

que la maladie

Vin des enfants

nés du plaisir

si ce n’est pas mentir

de le croire

Une femme s’interpose

belle comme l’avoine des talus

ou mauvaise comme l’eau des agaves

une femme arrive à point nommé

pour achever

l’œuvre du vin

lui donner un sens

une raison

de plus

Le vin n’a pas raison

à la place de la femme

que le hasard a mise sur votre route

mais si ce n’est pas le hasard

et que la femme s’en est allée

sans vous

parce que vous ne partiez pas

aussi facilement

alors l’attente

est pire

que la rotation infâme

de l’étau

pire qu’un lit

refait chaque jour

par habitude

de l’ordre

Le vin sortait de ma bouche

comme les mots

de tes mains

sur ma chair

endormie

créature de ma facilité

à recréer les circonstances

prévues

par la communauté

créature née du croisement

de la transparence

et de l’invisible

plan sécant

des cassures

peut-être plis

de mes draps

Le vin

et la terre

La terre

et nos errances

Nos errances

et l’attente

de ceux qui voyagent

au lieu de tenir leurs promesses

Nos fenêtres sans carreaux

Nos chambres sans fenêtres

Les dalles de nos toitures

Le rayon oblique du matin

que répercute un miroir

placé avec justesse

Viendra l’automne

et sa coulée de marbre blanc

qui fit couler l’encre

des journaux locaux

L’hiver à point nommé

cristallisera infiniment

les surfaces

Puis le printemps

et ses calculs

de rentabilité

Au vin

il ne reste guère

que l’été

et encore

à condition

de le boire

et d’en attendre

ce qui lui revient

de droit

d’aînesse :

le rêve

et ses petits animaux

de peinture

et de murs

langage du désert

et langue de l’appui

au sol

Voici le vin

chanté par l’homme

qui le connaît

Vin des matins et des soirs

Fil d’Ariane des récits

Mémoire de nos chemins

et des ruelles

aux seuils inspirés

par les caprices de la roche

Mémoire et oubli partiel

des meilleurs moments

de cette croissance de l’homme

à la fois en marge et au cœur

de la civilisation

Vin des rideaux tirés

et des chaises des seuils

Vin de la sagacité

et du désespoir

Vin de l’entente

et des voyages

Les chats traversent l’air

comme des chauves-souris

et le chien

s’endort

sur la murette

désertée

Plus d’hommes pour jacasser

plus de femmes pour occuper les fenêtres

plus d’enfants pour la rapidité des seuils

et plus de vieux pour la patience des murs

Voilà où nous en sommes

ce que nous quittons

ce que rien ne remplacera

Il n’y a pas de vin sans raison

mais le vin n’a pas raison

et pour ce que je viens d’évoquer

on ne peut pas dire non plus

qu’il a tort

D’ailleurs

est-ce bien un personnage

si nous en sommes les buveurs ?

La poésie aurait-elle un corps

si nous nous en nourrissions ?

 

Quatrième temps

 

FABRICE — Bravo !

GISÈLE – Il s’amuse !

OMERO — Ma gourde et un verre plein !

OCHOA (embêté) — Je ne sais pas trop, pour le téléphone... Vous devriez retourner à l’hôtel et en parler avec quelqu’un. C’est délicat.

GISÈLE — Vous ne me croyez pas ?

OCHOA — Si, je vous crois ! Je n’ai pas de raison de douter mais il me semble...

GISÈLE — ... que ce n’est pas votre affaire. Nous ne pouvons tout de même pas rentrer ensemble après ce qui s’est passé.

OCHOA — Il restera ici. Il a l’air... comment dire ?

GISÈLE — Ne dites rien si vous craignez de lui trouver des excuses.

OMERO — La gourde pas trop pleine à cause du bouchon qui ne visse plus à fond et le verre à ras bord pour je ne sais plus quelle raison. (à l’auteur) Allons nous asseoir à l’écart. Nous parlerons. Mes chiens savent attendre.

GISÈLE — Je vous laisse le garçon.

OCHOA — Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Il ne me connaît pas. Qui sait ce qui se passera si...

GISÈLE — Téléphonez, s’il vous plaît ! Vous leur expliquerez.

OCHOA — Ils ne comprendront peut-être pas aussi vite que vous croyez. Ce sont des hommes. Moi non plus je n’ai pas compris tout de suite. J’imaginais autre chose puis j’ai pensé...

GISÈLE — Je ne vous en veux pas. Téléphonez ou bien gardez le garçon, je vous en prie.

FABRICE — Tu devrais cesser d’ennuyer cet homme.

OCHOA — Je vais remplir la gourde et le verre servir.

OMERO —

Ce n’est pas que nous soyons discrets

ni indifférents

mais la femme

nous amène

l’orage

en pleine sécheresse

Nous préférons trouver de l’eau

plutôt que de la suivre

sur ces chemins

jamais empruntés

sauf pour retourner

chez soi

sous l’averse orange

qui nous a surpris

en plein sommeil

l’après-midi de son arrivée

parmi nous.

L’AUTEUR — De quoi parlez-vous ? Vous avez encore omis de me raconter le début.

OMERO —

Il n’y a pas

de commencement

à ce qui ne s’achève pas

La femme traverse

la vie

en ligne droite

La femme segmente

notre temps passé

à chercher le bonheur

Elle nous reproche

de perdre du temps

Qui la suivra demain

quand la nuit

nous aura inspiré

la chanson de la séparation ?

OCHOA (servant) — La gourde, pas trop pleine et le verre puisque monsieur ne boit pas. Quelque chose vous mangerez ?

L’AUTEUR (intervenant) — Je goûterai aux olives au fenouil.

FABRICE — Tu peux partir tranquille. Je ne m’enfuirai pas. D’ailleurs où irai-je ? Je ne veux pas renoncer avant d’être convaincu par leur jugement. Personne ne me convaincra avant que ce soit écrit. J’ai peur.

GISÈLE — Néron, mon amour, tu ne peux pas comprendre mais maman doit te laisser un moment ici. Tu comprends ?

NÉRON — Je peux jouer malgré ce qui s’est passé ? Aliz part avec toi ? Où l’emmènes-tu ?

GISÈLE — Ces hommes ne peuvent pas m’aider...

NÉRON — Ils me croiront. Je suis un homme.

FABRICE — Cesse, veux-tu, de harceler cet enfant !

NÉRON — Oui, c’est vrai : si je dois rester, donne-moi la raison.

GISÈLE (presque suppliante) — Je ne vous demande pas grand-chose. Vous parlerez à ma place sans donner tous les détails.

OCHOA — Mais je ne les connais pas, les détails, moi ! Dites-leur que c’est grave, que vous êtes menacée, qu’il est dangereux, que moi-même je ne peux rien tenter ! Ce n’est pas si difficile de téléphoner soi-même !

GISÈLE (à Aliz) — Tu comprends pourquoi tu ne peux pas rester ? Néron nous fera perdre du temps. C’est sa fragilité, là, quelque part je ne sais où dans sa poitrine, le cœur et autre chose.

ALIZ — Nous courrirons ?

NÉRON — Je ne parle jamais de vos fragilités devant les autres ! Au moins, quand je joue, les insectes me font oublier que j’ai toujours un peu mal et si je ne souffre pas plus, c’est grâce aux médicaments. Tu n’es pas obligée de comprendre, Aliz. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Maintenant elle veut mettre fin à tout ce que nous connaissons. Elle a décidé de tout casser avant que ça arrive encore. Elle savait peut-être que ça arriverait aujourd’hui, peut-être exactement comme c’est arrivé.

OCHOA (à l’auteur) — Elle ne semble pas affectée. Regardez son visage. Croyez-vous que la femme ment ?

OMERO — L’homme mentirait-il si elle mentait ?

L’AUTEUR — Téléphonez-leur. Qu’on en finisse !

FABRICE — J’ai peur. Peur de ne jamais rien regretter. Où trouverai-je un pareil moment de sincérité dans ce corps voué aux passions de l’instant ? Quelle peur pourra leur inspirer des circonstances atténuantes ? Je ne serai même pas jugé dans mon pays mais j’y purgerai ma peine. Ma peine ! Comme le mot est inexact ! Je voudrais du vin moi aussi !

OCHOA — Oui mais alors pas trop parce que je ne sais pas moi !

OMERO — Donne-lui tout le vin qu’il veut ! Ou bien téléphone et laisse cette femme écouter par-dessus ton épaule ! Le moment est venu de choisir. (à Gisèle) Voulez-vous que je téléphone ? Je promets de ne pas avoir l’impression de trahir un homme. Je serai votre interprète.

OCHOA — De ce qui ne te regarde pas tu te mêles !

FABRICE — Le vin, demi-verre et quelques olives comme monsieur.

GISÈLE (heureuse et désespérée) — C’est gentil à vous. Dites-leur que je n’en peux plus.

FABRICE (imitant Ochoa) — Peur elle n’a pas.

OCHOA — Le téléphone est dans la cuisine.

L’AUTEUR — Il faut bien faire quelque chose sans trop chercher à comprendre.

FABRICE — Mieux vaut téléphoner. Elle se perdrait en chemin, trouvant le temps d’injecter son venin dans le cerveau de cette enfant.

L’AUTEUR — Elle raconte des histoires ?

FABRICE — Non. J’ai caressé cette enfant. Ce n’est pas la première fois. Cette fois...

GISÈLE — Cesse, veux-tu ! Ce n’est pas le moment !

FABRICE — Maintenant ou dans les circonstances que tu suggères déjà ?

OMERO — Il y a la tonalité ! Qu’est-ce que je dois faire ?

OCHOA — Composer le numéro.

OMERO — Dire !

OCHOA — Ah ?

FABRICE — Dites-leur, pour commencer, que je suis tranquille comme si rien ne s’était passé. Quelquefois rien ne se passe et c’est la femme qui devient l’auteur des circonstances. Rappelez-lui que ce sont les faits qu’on juge et non pas l’homme. L’homme est déclaré responsable si les faits le démontrent ou innocent si sa responsabilité n’apparaît pas aussi clairement que la haine compréhensible des victimes collatérales. Demandez à Aliz ce qu’elle pense.

NÉRON — Nous ferions mieux d’aller jouer.

ALIZ — Plus loin ? On n’entendrait que nous...

GISÈLE — Aliz je vous interdis d’aller jouer maintenant !

OMERO — « Vous » ?

OCHOA — Oui, « vous ».

OMERO — Plus de tonalité.

OCHOA — Attendons.

OMERO (troubadour) —

Comme qui s’en irait

à la guerre

sur un palefroi

ou un roussin

OCHOA — Chut !

 

Cinquième temps

 

L’AUTEUR (Ode au bonheur — improvisation) —

Quel poète,

qui ne serait pas

le reflet exact

de son semblable,

est lu

ici-bas ?

Quel poète,

à défaut

de bonheur

proposant la langue,

est apprécié

ici-bas ?

Quel poète

ici-bas

trouve

le terrain

du partage

équitable

entre l’écriture

et la lecture ?

Quel poète

renonce

aux métiers

de l’Ananké ?

Et pourquoi

ne serais-je pas heureux

au contact de la nature

qui s’en va

aussi bien qu’à la surface

impénétrable

des zones industrielles ?

La question

douloureuse

de la littérature

à quoi on appartient

ou pas

selon la chance

ou le désir

se pose

en marge

des lieux

où le bonheur

est celui

du contact

du glissement

de la pénétration

du moi agissant

à la surface

du visible

de l’audible

du compréhensible

et de tout ce que l’errance

autour de soi

décrit

raconte

raisonne

Je serais simple

comme un bonjour

aux éléments

ou complexe

comme l’insomnie

Ai-je le choix ?

Entre la nuit

qui lutte

contre le sommeil

et le jour

qui se donne au soleil

est-ce le bonheur

ou la tentation de l’ivresse

ou pire de l’oubli

qui m’inspire

un instant

de lucidité

élémentaire ?

Simple ou complexe

tout ou rien

beaucoup ou pas assez

les choix sont comme la pluie

— nécessaires —

Nous qui avons le génie

des déséquilibres

et l’infinie patience

de la cohérence

sommes-nous à ce point

solitaires

que le bonheur

devienne une fin ?

Le bonheur

est une goutte

parmi les autres gouttes

de bonheur

occasion d’écrire

pour être lu

par n’importe qui

mais la langue n’est pas

aussi légère

reconnaissons-le !

La langue

façonne

elle n’explique pas —

Nous étions mille

un seul a survécu

à ce qui n’est

ni usure

ni complot

ni paresse

C’était quelque chose

de mesurable

mais nous avons pensé

à des institutions

à des idées appliquées

à la nécessité du repos

à l’angoisse

aux morts qui témoignent

sans arrêt

de la mort

Nous avons pensé

au lieu de pratiquer

ce qui donne une existence

commune

à la langue

Nous étions loin

de toute appréciation

tranquille

loin d’un simple bonjour

peut-être même

de l’autre côté

des lieux de réunion

J’achèterais une maison

si le temps m’était aussi précieux

que la langue

Les chemins reconnaîtraient mon pas

et les arbres ma présence immobile

La toiture métallique

des anciens ateliers de sculpture

me donnerait l’idée

d’un espace

à conquérir

Nous étions quelquefois

sur le point

de nous toucher

mais le vent ou l’averse

intervenait

et nous nous quittions sur un adieu

Nous n’étions pas

importants

à ce point

J’imagine qu’autrement

ni le vent

ni la pluie

n’eussent imposé

ces petites fuites parallèles

qui rejoignent les maisons

louées grâce à des revenus annexes

ou achetées avec une part d’héritage

Sinon nous n’avons pas vu

ceux qui dorment dehors

et tiennent l’éveil

à bout de bras

comme une lampe

au-dessus de l’écritoire

Qui sont-ils

ceux que nous ne voyons pas

mais qui résistent à nos effacements ?

 

Sixième temps

 

OMERO — Tonalité !

GISÈLE — J’arrive.

OMERO — Je compose [...] J’espère que vous avez de bonnes raisons [...] Oui ? [...] Omero [...] de Polopos [...] le berger oui [...] Je vous salue [...] Non, ce n’est pas pour vous saluer que je téléphone [...] Il semble que ce soit, disons, sérieux [...] sérieux, grave peut-être, vous en jugerez vous-même (à Gisèle, bouchant le combiné avec sa joue) Je ne suis pas en bons termes avec eux à cause des lièvres (la voix d’Ochoa : ce n’est pas le moment, les lièvres !) [...] Alors voilà [...] elle aurait [...] non, c’est moi qui dit elle aurait [...] je dis elle aurait parce que [...] elle dit qu’il l’a fait [...] Qu’est-ce que j’en sais, moi ! On vient crier au secours dans ma maison et [...] non, dans la maison d’Ochoa [...] Nous sommes chez Ochoa [...] le vin ? [...] nous sommes à peine entrés et [...] l’auteur [...] il ne boit pas, non [...] mais je n’ai pas bu moi non plus (à Gisèle) Je ne sais pas si j’ai bien fait, il y a tellement d’histoires entre eux et moi ! [...] une petite fille [...] il l’a [...] je n’y étais pas [...] des détails ? Elle vous parlera [...] Elle ne connaît pas notre langue [...] l’auteur traduira [...] par signes ! [...] quels signes ? (la voix d’Ochoa : au grain !) [...] Ochoa [...] Il disait au grain, nous y voilà [...] elle dit qu’il aurait [...] oui la fillette [...] parenté ? degré ? [...] elle le dit et moi je dis elle aurait, c’est cohérent non ? [...] Mais c’est vous qui manquez de jugeotte ! Je vous téléphone parce que (grognement d’Ochoa)

L’AUTEUR — Vous n’en finirez jamais !

GISÈLE — Dites que vous êtes témoin.

OMERO (qui a oublié de boucher le combiné) — Mais je n’ai rien vu ! [...] Si j’avais vu [...] on intervient, oui, même si on n’est qu’un berger crasseux [...] je n’ai pas dit que vous étiez [...] Je parlais de moi [...] Ne raccrochez pas !

GISÈLE — Mais que faites-vous donc !

OMERO — On parle de nouveau [...] oui, Omero [...] non, je ne suis pas aveugle [...] je n’ai rien vu, c’est elle qui [...] elle aurait [...] il aurait si vous préférez ! je ne suis pas responsable de [...] de rien, chef [...] il aurait, d’après elle, mais je n’étais pas là pour vous le confirmer maintenant [...] oui, c’est mieux (à Gisèle) Il vaut toujours mieux parler à un chef (la voix d’Ochoa : tu ne l’as pas fait exprès !) Je sais bien que c’est grave [...] Mais je n’accuse personne ! [...] Venez lui expliquer [...] Comment voulez-vous que j’explique à une femme que [...] Son état ? (à Gisèle) il me demande si vous vous sentez bien [...] Comment se sent à votre avis une mère qui surprend son homme en train de caresser leur fille ? [...] sa fille à elle en tout cas [...] Vous devinez [...] je ne vous donne pas d’ordre (la voix d’Ochoa : Il n’y a pas de chef au-dessus de celui-là) [...] elle joue [...] avec son frère [...] plus jeune, je crois [...] ils jouent sous les eucalyptus [...] oui, le cimetière [...] nous aimions nous poursuivre [...] je franchissais les murs [...] si j’étais resté, je serais devenu facteur [...] place promise, oui [...] si vous avez du temps [...] peut-être pas autant qu’elle voudrait [...] difficile ! difficile ! [...] Personne, nous vous attendons (à Gisèle) Ils arrivent.

OCHOA — Caltons !

OMERO — Pas question ! Il veut nous voir tous.

OCHOA — Tu es flic à présent ?

OMERO — À qui abandonnerais-tu ta maison ?

OCHOA — Tu as oublié de raccrocher.

OMERO — J’espère que je vous ai rendu service. (en aparté) J’ai presque envie de m’excuser auprès de cet homme. Comment peut-on souhaiter qu’elle mente ? (à Ochoa) Mieux vaut débarrasser les tables. Quelques gouttes de vin suffiront. Et les noyaux d’olives avant que le chat s’en accapare. Vraisemblable. (en aparté) Quelle angoisse, ces situations qu’on n’attendait pas et qui ne vous concernent que de loin !

FABRICE — Laissez mon verre. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce que je boive un peu de vin après ce que j’ai fait.

GISÈLE — Combien de temps ?...

OMERO — S’ils ne s’arrêtent pas chez Ovidio pour jeter un œil par la fenêtre du salon, une heure.

FABRICE — Une heure à tuer le temps.

OMERO — Il n’a tué personne, juste caressée. Un instant qu’elle a trouvé long pour la première fois. Elle l’a dit. Ce n’était pas la première fois. Et là, aujourd’hui, avec cette chaleur et ce manque de conversation, elle atteint le point de non-retour. Je ne comprends pas.

L’AUTEUR — Vous étiez le personnage de la situation.

OCHOA — Vrai il dit.

OMERO — Qu’est-ce que tu sais, toi, des situations où la femme est maîtresse du jeu ? T’es-tu jamais marié avec l’une d’entre elles ?

OCHOA — Chez Ovidio, oui, une fois par semaine, l’argent que je me gagne en sept jours.

L’AUTEUR — Triste comptabilité !

OMERO (à Gisèle) — Nous verrons leur 4x4 quand ils atteindront l’Hermitage.

GISÈLE (aux enfants) — Ne jouez plus ! Ce n’est pas le moment. Néron ! Tu...

NÉRON — Je ?

OMERO — La dernière tempête a emporté nos offrandes. C’est ce jour-là que nous sommes tombés sur la dalle. Même le curé n’en connaissait pas l’existence. Nous nous sommes dit : reliques ou trésor. Et nous avons creusé.

L’AUTEUR — Je ne connaissais pas cette anecdote. Qu’avez-vous trouvé ?

OMERO — Une autre dalle, avec des inscriptions et sous cette autre dalle, encore une dalle !

L’AUTEUR — C’était un escalier !

OMERO — Personne n’est descendu. Après tout, l’Enfer n’est pas si loin. Nous avons les pieds sur une poudrière et nous appelons cela l’Enfer. La dernière dalle était...

OCHOA (en riant) — ... brûlante !

OMERO — ... la dernière. En tout cas, nous n’en avons pas trouvé d’autres. Le tas de terre...

L’AUTEUR — Je vois le tas de terre.

OMERO — Et l’état de nos mains pourtant habituées à creuser.

OCHOA — Qui t’accompagnait ?

L’AUTEUR — Vous n’y étiez pas ?

OCHOA — Je ne vais jamais à l’Hermitage depuis...

L’AUTEUR — Ne me dites rien si vous craigniez...

OCHOA — Je ne crains rien.

OMERO — Il n’est pas le bienvenu.

L’AUTEUR — Si ça ne me regarde pas...

OCHOA — Je n’ai pas dit ça !

OMERO — Les enfants ne jouent plus.

L’AUTEUR — Je ne les vois pas.

OMERO — Ils parlent et elle les écoute.

L’AUTEUR — Et lui, que fait-il ?

OMERO — Il se regarde dans le verre. Il aura un besoin intense de miroir maintenant.

OCHOA — Qu’est-ce que tu en sais ? Par-là tu es passé ?

OMERO — Au Diable si j’ai jamais !...

OCHOA — Non, autre chose... je ne sais pas... tu étais si loin, si indifférent. Tes lettres disaient que tu allais bien mais que tu manquais d’argent. Nous disions : Pourvu qu’il ne se mette pas à voler !

OMERO — Non. Le miroir...

L’AUTEUR — Chut ! C’est la voix d’Aliz qui...

OCHOA — Vous l’entendez ? Comment...

OMERO — Comme s’il savait ce qu’elle était en train de dire. Miroir.

OCHOA (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !

OMERO (fasciné par l’immobilité d’Ochoa) — Peut-être rien à voir avec nous. Décroche !

OCHOA — [...] Oui ? [...] Je confirme [...] Qu’est-ce que je confirme ? [...] Et bien, c’est ce qu’elle dit [...] Il le dit aussi mais [...] Mais quoi ? [...] ce n’est pas la même chose [...] Et bien ce que peut en dire une femme blessée et ce qu’un homme confie à un autre homme [...] Trois hommes [...] pas de femme [...] je n’y avais pas pensé (à Omero) pourquoi je n’ai pas appelé moi-même ? [...] Omero a voulu aider cette femme [...] moi aussi mais [...] mais quoi ? [...] je ne suis pas qualifié [...] Omero non plus [...] personne ici n’est qualifié, c’est la raison pour laquelle [...] oui, c’est Ochoa [...] ma voix [...] quelles inversions ? [...] chez moi je suis ! Où voulez-vous ? [...] de quelques jours, pas plus.

GISÈLE (souffle) — Nous venons depuis dix ans. Elle n’était pas née quand...

OCHOA — La voix de la femme [...] Si vous faites votre métier comme elle parle notre langue, alors nous sommes jolis ! [...] Mais non je n’offense personne ! [...] On se fait bien assez d’offenses soi-même [...] pas vous ? [...] Il a raccroché, le chef.

GISÈLE — Une heure...

OMERO — Peut-être moins.

OCHOA — La maison d’Ovidio.

L’AUTEUR — Chut ! Les enfants...

 

Septième temps

 

NÉRON —

La grenouille connaissait

Un coin de terre et de gazon

Mais le soleil l’envahissait

Elle perdait la raison

L’AUTEUR — Ce n’est pas tout à fait ça.

OMERO — Chut ! Le refrain.

ALIZ —

Grenouille ! Grenouille !

Pourquoi deviens-tu folle ?

Les fous c’est la nuit

Pom pom

Qu’on les rencontre.

NÉRON —

La grenouille pataugeait

Dans un carré de verdure.

Le soleil n’écoutait mais

La grenouille à l’aventure

De l’ombre et de ses secrets.

Ne franchis pas la clôture !

Le soleil interdit les

Les visites importunes.

ALIZ —

Grenouille ! Grenouille !

Pourquoi n’écoutes-tu pas

Ce qu’on te dit,

Pom pom

Petite folle !

L’AUTEUR —

Le soleil a mis le feu

Au jardin, aux herbes folles.

Toutes les fleurs caracolent

(charme de la cheville dans la chanson)

Dans la cendre chaude.

La grenouille s’abandonne

Sans un cri, sans un reproche.

Le ciel devient couleur d’automne.

Il fait froid dans la chaleur.

C’est la mort

Qui s’approche

Pour annoncer l’hiver.

OCHOA — Pas mal !

OMERO —

Grenouille ! Grenouille !

Tu vas trop vite avec l’été.

Ne sais-tu pas

Que l’été appartient au soleil ?

Que l’automne n’est pas une saison

Et que l’hiver est la fin de tout ?

C’est le printemps qui te le dit

Et le printemps ne ment jamais

Aux grenouilles.

OCHOA —

Grenouille ! Grenouille !

N’oublie pas tes amants...

 

Huitième temps

 

GISÈLE — Ça suffit !

OMERO — Dommage.

OCHOA — Pom-pom-pom pom-pom-pom...

FABRICE — On ne joue pas avec les mots comme on s’inspire des petits corps qui s’accrochent à notre imagination comme les gouttes de pluie aux carreaux de nos fenêtres.

OMERO — Il travaille sa défense.

OCHOA — Indéfendable.

FABRICE —

On ne joue pas

avec les mots

comme on s’inspire

des petits corps

qui s’accrochent

à notre imagination

comme les gouttes

de pluie

aux carreaux

de nos fenêtres.

OMERO — Facile !

GISÈLE — Tu...

FABRICE — Continue, mon amour. Qui sont ces gens ? Je leur ressemble, d’après toi ? Je t’ai toujours trouvée un peu masculine. Dans l’acte d’amour et dans son expression verbale réduite à l’onomatopée et aux mots convenus d’avance par je ne sais quelle autorité.

GISÈLE — Promets-moi de ne pas te défendre, de demeurer...

FABRICE — Digne ?

GISÈLE — Tu n’as jamais eu...

FABRICE — De dignité ? N’as-tu pas manqué toi-même d’imagination ?

GISÈLE — La vie n’est pas...

FABRICE — ... ce que tu voudrais qu’elle soit...

GISÈLE — ... aussi...

FABRICE — ... simple...

GISÈLE — ... les enfants...

FABRICE — ... vivront avec cette mémoire : deux leçons si différentes qu’ils en perdront leur chemin. Nous aurions dû nous mettre d’accord avec la même fermeté que l’acte authentique qui nous unit. On ne fait pas des enfants...

GISÈLE — Vous ne faites pas les enfants !

FABRICE — Nous participons tout de même un peu !

OMERO — Vaste débat !

OCHOA — Chut !

FABRICE — Je regrette pour vous, messieurs, que nous ne sachions nous exprimer en vers. Nous ne savons pas non plus improviser. Nous répétons depuis quinze ans.

GISÈLE — Seize.

FABRICE — Le premier est mort-né.

GISÈLE — Que veux-tu que ça leur fasse ?

FABRICE — Il faut bien que j’explique les six années qui précèdent la naissance de Néron. Les attentes, les déceptions. On a l’impression de faire son jardin dans une mauvaise terre.

GISÈLE — Mauvaise graine !

FABRICE — La poésie naît plus facilement du vin, messieurs. Sur ce point, vous serez d’accord avec moi.

OMERO — Un vin à peine bu. Il faut préciser.

OCHOA — La chair chez Ovidio. Un peu aussi avec tous ces cuirs et ces miroirs qui donnent le tournis.

L’AUTEUR — Ne vous mêlez pas d’une conversation dont vous ne connaissez pas les hypothèses.

FABRICE — Nous parlons poésie !

NÉRON — N’oublie pas tes amants...

GISÈLE — Néron ! Je vous interdis...

OCHOA — « Vous » ?

OMERO — « Vous ». Dans ces familles... je voussoyais ma mère. Le père supportait le tutoiement. Comment expliquer ces petites différences qui finissent par vous obséder à un âge où on ferait mieux de penser à l’avenir ? Je franchissais les murs. Le chef s’en souvient comme si c’était hier. Ma facilité, due à un poids négligeable, à sauter les reliefs de notre architecture rurale. Se souvenir d’Omero en plein saut au-dessus de ce qui pouvait bien représenter la limite à ne pas dépasser sous peine de ne plus revenir. Il voulait le poste de facteur. Évidemment, comme tous ceux qui ne l’obtiennent pas, il est devenu gendarme. C’est une femme qui occupe le poste aujourd’hui, la fille de...

OCHOA — La fille de... le fils de... voilà à quoi nous en sommes réduits à notre âge. Quant à l’avenir qui ne te brûle pas les lèvres...

OMERO —

Le lendemain

est si proche

que j’ai l’impression

de toucher

son duvet

de petit oiseau

tombé du nid

— Demain

en commençant par le matin —

Le lendemain est si probable

que ma chair

le connaît

par surprise

Le lendemain est une mesure

de contenu

et de distance

cube et unité

Que me dirais-tu

si je risquais

une allégorie

qui donnerait la surface

à la nuit

qui nous sépare

du lendemain ?

Cherchons encore

oiseaux en moi

cherchons le mot

qui convient

à tant d’insomnie

et à si peu

de repos

Cherchons le moyen

de ne pas nécessiter

le repos exigé

par ce qui n’est plus

et qui deviendra

hier

 

Rideau

 

 

ACTE deuxième

Demain

 

Scène première

Ochoa

 

(La terrasse de la maison d’Ochoa)

 

OCHOA (au téléphone) — [...] Je comprends [...] hier en fin d’après-midi [...] un malheureux accident... du diable si je m’attendais [...] pauvre enfant [...] oui, oui, nous les plaignons tous [...] elle a passé la nuit ici [...] nous ne savions plus quoi dire [...] pas une larme mais pas cette dureté de la veuve qui attend ce moment depuis [...] comme ma mère, oui [...] [...] sauf que ce n’est pas une veuve [...] autre affaire [...] le bouchon ? dans... [...] nécessaire ? nous n’y avons pas pensé. Les femmes savent ce genre de choses [...] fermer les fenêtres [...] détails atroces [...] des chandelles ? Nous n’y avons pas pensé non plus [...] oui, oui, je comprends la raison [...] tout se nourrit de l’air que nous respirons [...] du diable si j’avais pensé que la journée [...] celle d’hier, oui [...] l’auteur, Omero, les enfants et elle, sans compter avec ce [...] comme vous dites [...] le bouchon... je voulais vous demander [...] du coton [...] celui qui me sert pour les oreilles [...] toutes les chandelles de la maison [...] une lampe-tempête [...] j’allumerai la cheminée [...] il faudra monter sur le toit pour remettre le bardeau en place [...] pas trop chaud jusqu’à midi [...] vous en aurez terminé avec cette tâche [...] nous descendrons [...] Omero conduira [...] pas de vin, promis [...] ce n’est pas l’envie qui [...] tous les orifices, j’ai compris [...] la putréfaction a commencé à quel moment ? [...] je ne me fais pas de souci [...] dommage pour cette vie [...] elle a dit : malade, et elle a posé le doigt sur le sein gauche [...] le cœur je suppose [...] l’enquête le dira [...] nous désirons tellement cette connaissance des faits [...] seul pour l’instant [...] je vais descendre jusqu’au cimetière et récupérer tous les cierges de la chapelle [...] je prierai, oui [...] les orifices et l’air environnant, j’ai compris [...] l’obscurité, la lumière des flammes, c’est autre chose [...] pourtant [...] ne vous inquiétez pas, j’ai compris [...] nous vous attendons avant midi [...] la brise jusqu’à midi, ensuite l’air s’arrête et on ne trouve plus le repos [...] Elle a raccroché.

 

(à voix basse, presque faux)

 

Grenouille ! Grenouille !

N’oublie pas tes amants,

Les beaux jours de l’enfance

Et le sourire des aïeux.

La mort est entrée par la bouche,

Par la peau ou pire encore,

Elle est entrée par effraction

Sans trace de clé,

Sans bonjour ni bonsoir,

Sans même le bruit des pas

Qui m’éloigne de la veillée.

Tes amants ne sont plus

Qu’un peu de cendre,

Un peu de vin

Répandu comme offrande

Avec les poignées de main

Et les jets de sel.

N’oublie pas qu’ils ont vécu

Un instant de toi-même

Surprise en flagrant délit

De bonheur et de richesse.

N’oublie pas, petite amoureuse,

Que les jardins appartiennent

Toujours à quelqu’un.

N’oublie pas de remettre

En place

Le fil de fer.

On ne quitte pas le jardin

Sans se souvenir

Que c’est ici,

Entre amandiers

Et asphodèles,

Que les amants obéissaient

À tes caprices.

Il n’y aura plus

De rendez-vous

Comme si le jardin

Avait existé

Pour que tu t’en souviennes

Et que je ne me lasse pas

De te le rappeler.

 

Scène II

Ochoa, Omero

 

OMERO (qui entre) — Tu chantes faux ! Je me réveille pour entendre ta voix de fausset... A-t-elle dormi ?

OCHOA — Comment veux-tu que je le sache ? L’œil j’ai fermé moi aussi. Les femmes seront là avant midi. D’ici là, il faut que tu me prêtes main-forte.

OMERO — Je suis ton homme ! Ordonne et je franchis tous les Enfers que la sagesse universelle a semés sous nos pieds.

OCHOA — Ne blasphème pas ! Il ne s’agit pas d’un travail d’homme. D’habitude, ce sont les femmes qui...

OMERO (s’assombrit) — Je vois. Mais je te préviens tout de suite que je n’y connais rien.

OCHOA — Je vais d’abord récupérer les cierges de la chapelle, une brassée de ces cierges qui me donnent le vertige rien que d’y penser.

OMERO — Des cierges ? Qu’avons-nous besoin de cierges en ces circonstances ?

OCHOA — Tu n’y connais rien. Tu trouveras le coton dans mon coffre, sous les mouchoirs. Pour les oreilles je m’en sers.

OMERO — Du diable si je comprends quelque chose !

OCHOA — Laisse le diable où il est et fais ce que je te dis !

OMERO — Tu ne te prives pas, toi, de l’invoquer quand les choses ne tournent pas comme le temps. Coton ! Cierges ! Et le vin ?

OCHOA — Pas de vin. Pas avant midi.

OMERO — Nous avons le temps d’avoir chaud. J’aurai plus vite fait de trouver le coton que toi de ramener les cierges. (Ochoa s’éloigne) Vas-tu t’expliquer enfin, fils de...

 

Scène III

Omero, l’Auteur

 

L’AUTEUR (qui entre) — Chut ! Elle dort.

OMERO — Voilà au moins une bonne nouvelle.

L’AUTEUR — La porte de sa chambre était entrouverte...

OMERO — Je l’ai fermée moi-même hier soir.

L’AUTEUR — Il fait si chaud !

OMERO — Il faut que je trouve du coton. Dans son coffre, a-t-il dit... pas de vin... on aura tout dit sur ce sujet !

L’AUTEUR — Oui, le coton, et les cierges qui brûlent. Les fenêtres qu’on ferme. Si la nature en avait décidé autrement, non... si la nature n’était pas ce qu’elle était, et que l’air fût nécessaire en abondance et que la chair, au lieu de...

OMERO — De quoi parle-t-il ?

L’AUTEUR — La lumière eût été le symbole de la mort et nous serions à la recherche de l’ombre pour nous reposer du malheur.

OMERO — Vous verrez à quelle heure on va commencer à la rechercher, l’ombre... et ce vin qui me turlupine !

L’AUTEUR — Les Turlupins...

OMERO — Silence ! Elle se réveille.

L’AUTEUR — Ouïe fine des existences solitaires. Je n’entends rien.

OMERO — Elle n’entre pas dans la chambre funèbre.

L’AUTEUR — Les cierges et le coton ! Nous avons perdu un temps précieux ! Dans le coffre, le coton ? (se hausse sur la pointe des pieds) D’ici, je le vois tourner la clé dans la grille du cimetière. Que de temps perdu ! Une nuit entière. Et la chair qui n’attend pas ! (il sort)

 

Scène IV

Omero

 

OMERO (seul) — Elle... pourvu qu’elle ait réellement dormi ! Moi je n’ai pas fermé l’œil comme j’ai dit à ce bourrin pour ne pas avoir à m’expliquer. (se hausse sur la pointe des pieds) En effet, il est entré dans la chapelle et il défonce un carton à coups de couteau. Quelle finesse ! Quelle brute ! Quelle éducation ! On se précipite quand le moment est venu de s’apaiser comme le métal qu’on vient de tremper. Mes pieds dans le sable ! J’ai besoin d’une goutte de vin et non pas d’une de ces gouttes de rosée qu’on recueille du bout du doigt sur les toiles d’araignée ! Ou sur les carreaux si le matin vient de surprendre notre attente.

 

 

Scène V

Omero, Gisèle

 

GISÈLE (qui entre) —

Gouttes de rosée

qu’on recueille

du bout du doigt

sur les toiles d’araignée

de nos murs

et de nos charpentes

ou pire sur les carreaux

de la fenêtre

où l’on attend

depuis si longtemps

que plus rien ne nous surprend

pas même le premier rayon

du soleil

qui revient

où nous en étions

avant d’avoir tenté

de n’être plus

au moins un instant

arraché à la nuit

comme un moment

de notre disparition

et de cette possibilité infime

de revoir le jour

sous un angle différent.

Vous souvenez-vous ?

OMERO (après un silence) — Vous ne le dites pas bien (il répète l’ode et aussitôt terminée :) Si nous n’avions pas ce goût pour le commerce, si nous étions plus proche du désir, si...

GISÈLE — Je ne veux plus rêver ! Vous m’avez fait rêver. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé que c’était facile, qu’il suffisait de ne rien perdre, de recommencer jusqu’à ce que l’oubli devienne l’attente ?

OMERO — Ce n’est pas de moi, ça. Je me contente de rechanter les conversations et de repasser dans les lieux. Vous avez bien dormi ? J’ai tellement envie de vous poser cette question...

GISÈLE — Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas lutté non plus, si c’est ce que vous voulez savoir, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’était pas vraiment de l’insomnie et si j’avais dormi, ce ne serait pas le sommeil.

OMERO — Voilà ce qui se passe quand le rêve prend le dessus. Comment ne pas rêver dans ces circonstances ?

GISÈLE — Appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas dormi, c’est tout.

OMERO — Je vais faire chauffer un peu de lait.

GISÈLE — À la manière d’Ochoa, s’il vous plaît. Cette pierre me fascine. Il l’a ramenée d’Iraty, je crois. Elle doit être sous la cendre. Plongez-la dans ce lait du matin, qu’il bouille !

OMERO (entrant dans la cuisine) — Du feu en plein été, il faut être fou ! Pas de vin !

GISÈLE — Je n’ai jamais vraiment souffert, pas vraiment perdu non plus. Je ne renais pas, je ne suis pas détruite, on dit que je suis mélancolique mais c’est pour flatter ma tendance aux confessions. Vous ne m’avez rien dit, vous.

OMERO — Je ne vous connais pas. Je ne suis jamais entré dans une femme.

GISÈLE — Je croyais.

OMERO — Pas comme vous croyez. (il sort de la cuisine) Enfin, je veux dire...

GISÈLE (amusée) — Les amants ont quinze ans eux aussi.

OMERO — Que voulez-vous dire ?

GISÈLE — Il y a bien un moment plus favorable que les autres, cet instant qui contraint toute la vie à la circularité. Je n’ai rien vécu de tel et quand je leur demande leur âge, ils ont quinze ans. Quel âge ont-elles ?

OMERO — Ce ne serait pas convenable. Les filles de quinze ans sont prometteuses, tout au plus.

GISÈLE — Et les femmes de quarante ans n’ont pas tenu leur promesse.

OMERO — Quelle promesse une femme peut-elle tenir ?

GISÈLE — Jamais malheureuse, un peu triste quelquefois, des larmes de crocodile et d’imperceptibles pincements au cœur. Je n’ai pas été sensible à tous les évènements de ma vie. Il m’a manqué la contradiction d’un bonheur prêt au partage.

OMERO — Nous vivons comme nous mourrons.

GISÈLE — Je ne suis pas seule, ni abandonnée.

OMERO — Pas de chance alors.

GISÈLE — Par quel hasard, en effet, devient-on ce qu’on peut être ?

OMERO — Voilà le lait qui bout ! Il monte !

GISÈLE — Quelle bonne odeur, le matin ! Dire que nous ne préparons rien parce que nous ne sommes pas des travailleurs mais des mondains.

OMERO — Je travaille, moi. Librement, mais je travaille. (apparaissant avec un bol fumant) Voici le lait.

GISÈLE — Vous êtes adorable.

OMERO — Maintenant, le pain.

GISÈLE (brusquement) — Les taluak de mon enfance !

OMERO (interloqué) — Vous avez...

GISÈLE — J’ai...

OMERO — Crié.

GISÈLE — Et cela ne se fait pas devant un bol de lait ?

OMERO (de plus en plus intrigué et prudent) — Vous êtes si...

GISÈLE — Compliquée ? Ou seulement difficile ? La douleur ne crèvera pas ma carapace, si c’est ce que vous craignez. Je ne me suis jamais donnée en spectacle. Pas même dans un lit avec...

OMERO — Les amants de quinze...

GISÈLE — Chut ! On entend des pas.

OMERO — L’auteur tourne en rond sur l’autre terrasse chaque fois que vous occupez le devant de la scène.

GISÈLE — Timidité ?

OMERO — Prudence. D’ailleurs moi-même...

GISÈLE — Ne vous éloignez pas trop !

OMERO — Ce qu’on entend, ce sont les recherches d’Ochoa. Si vous saviez...

GISÈLE — Je ne veux rien savoir ! Ochoa se dévoue avec une telle lenteur !

OMERO — Jamais aucune femme n’a songé à aller plus vite que lui. Elles le suivent ou le quittent.

GISÈLE (s’effondre) — Quel destin ! Et moi qui ai donné trois enfants, dont un mort-né et celui-là, mort... si absurdement... en un moment de conflit... nous atteignions la limite de notre patience... mort si inattendue... j’aurais tellement voulu qu’elle s’annonçât, même pour me punir...

OMERO — Moi avec ma lourdeur je ne sais jamais ce qu’il faut dire ! Buvez votre lait avant qu’il ne refroidisse. Je ne recommencerai pas...

GISÈLE — Je ne souffrirai pas, vous le savez. Vous le savez depuis le premier instant, quand ils ont ramené le corps et que nous ne pouvions pas le reconnaître à cause des algues et des coulures jaunes.

OMERO — Voici les taluak fourrés de confiture d’orange. Ochoa pense à tout quand les choses se compliquent. Il jette un regard distant sur les choses et il sait ce qu’il va faire le lendemain. Entendez-vous comme il s’acharne sur les cartons ? Tous ne contiennent pas des cierges.

GISÈLE — Si vous saviez à quoi servent les cierges en pareilles circonstances !

OMERO — Il donne des coups comme si la lutte était inégale. Nous finissons par perdre notre courage et nous nous jetons au taureau comme s’il n’était plus question de spectacle.

GISÈLE — Vous avez peut-être raison pour le spectacle, pour le courage aussi, pour le taureau, pour l’après-midi, pour...

OMERO — Il se bat comme l’hidalgo. (aparté) À quel moment reviendra-t-il pour me sauver de cette femme ?

GISÈLE — Vous avez fermé ma porte mais qui l’a ouverte ce matin ?

OMERO — Le vent. C’est la seule chambre avec porte. Les autres ont un rideau mangé par les mouches. Le vent ouvre cette porte chaque matin. Nous ignorons pourquoi. (elle rit)

GISÈLE — Quelle belle vie au fond que la vôtre ! Vous possédez un peu, donnez un peu moins et vendez avec parcimonie.

OMERO — Jamais on a fait entrer toute ma vie dans si peu de mots et autant de promesses ! J’y réfléchirai. Je crois même qu’il ne manque rien à la description, sinon les détails et particulièrement celui qui revient au refrain.

GISÈLE — Le vin ?

OMERO — Non. Le vin est un élément. D’ailleurs le mien est moins élémentaire depuis que j’en abuse. Pas le vin, non...

GISÈLE — La fille de quinze ans ?

OMERO — Ni elle ni ses compagnes ! Mais elles sont exemplaires, oui.

GISÈLE — Laissez-moi deviner ! Une vieille femme qui savait tout.

OMERO — Je confondais toutes les vieilles. Je les confondais aussi avec les vieux et j’avais tellement peur que les autres s’en prennent à mes petits écarts de conduite que je ne les approchais jamais.

GISÈLE — Personne ? Vraiment personne ?

OMERO — Personne.

GISÈLE — Maintenant c’est moi qui ne sais pas quoi dire. Personne, pas même un personnage ?

OMERO — J’exagère peut-être. Il faudrait donner une âme à ce qui n’en a pas.

GISÈLE — Ce fut à ce point difficile ?

OMERO — Je n’en sais plus rien à vrai dire. Je me raconte peut-être des histoires. Entre mon enfance et moi, il y a des voyages.

GISÈLE — Et vous n’en disiez rien ! Il manquait l’essentiel à ma description. Des voyages ! Ce que cela suppose de lieux et de personnages. Rien que les lieux et les personnages. Pas d’aventure sinon le temps limite...

OMERO — Limite quoi ?

GISÈLE — Ce qu’on possède d’impossible à donner en héritage : l’écriture, le bonheur, l’exactitude, la pertinence, le partage, aidez-moi !

OMERO — En tout cas me voilà de retour et je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus. Je me demande...

GISÈLE — Demandez-le-moi !

OMERO — Ce qui vous arrivera maintenant.

GISÈLE — Vous ne pensez donc plus seulement à vous-même !

OMERO — Ah ! Mais va-t-il cesser de donner des coups sur ces maudits cartons ! Vous ne l’entendez pas ? Voilà ce qui revient au refrain : les bruits qu’ils font en existant ! Ce kaskarote !

GISÈLE (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !

OMERO (surpris) — Qui ? À cette heure ?

GISÈLE — Décrochez !

OMERO (téléphone) — [...] Oui [...] Qui ? [...] Je vais me renseigner [...] Non, pas un hôtel. La maison d’Ochoa à P... (à Gisèle) Quelqu’un qui se renseigne...

GISÈLE — Mais qui ?

OMERO — Qui est à l’appareil ?

GISÈLE — Et sur quoi se renseigne-t-il ?

OMERO — ... beaucoup de questions [...] Il vous demande...

GISÈLE (agacée) — Vous pourriez... (téléphone) Oui ? [...] Ah ! C’est vous...

OMERO — Elle le connaît. Elle ne paraît pas tracassée d’avoir à lui parler. Qui est-ce ? Les nouvelles vont vite. Où en est Ochoa ? Parti il y a une heure ! J’exagère. (il monte sur la murette) Toujours à l’œuvre. Quelle lenteur ! Il en deviendrait précis. On ne peut pas être plus lent qu’une horloge. Ni plus rapide. On est à l’heure ou... ou quoi ? (il fait un signe en direction de l’horizon) Encore en conversation avec ses laminak ! (criant) Ce n’est pas le moment. Je jurerais qu’il est avec un de ces lutins androgynes qui ne tiennent pas leurs promesses. Pas de vin ! Il ne parlait pas pour lui.

GISÈLE — Chut ! [...] Non, c’est quelqu’un [...] quelqu’un qui habite ici [...] la nuit seulement [...] je veux dire que j’étais si fatiguée et puis ils se sont proposés si gentiment [...] le corps [...] je vous raconterai [...] oui, il le faudra bien [...] Qu’est-ce qu’il fait ? (Omero gesticule toujours à l’adresse d’Ochoa dont on entend l’irintzina) [...] ne venez pas, nous nous retrouverons à l’hôtel [...] (à Omero) Chut !

OMERO — Elle ne me dit pas qui est-ce ni n’a l’intention de me le dire. Elle paraît tellement étrangère à tout ce qui arrive. (à Ochoa qui ne peut pas entendre) Je m’occupe du coton !

GISÈLE — Chut ! Ils sont bruyants !

 

Scène VI

Omero, Gisèle, l’Auteur

 

L’AUTEUR (qui entre) — Je m’en suis occupé.

OMERO — Vous avez...

L’AUTEUR — Non, je n’ai pas... les femmes...

OMERO — Nous devons le faire. Avez-vous une idée de ce que...

L’AUTEUR — Nous dérangeons cette dame. Éloignons-nous. (ils sortent)

 

 

Scène VII

Gisèle

 

GISÈLE — Ils sont partis [...] oui, deux, trois avec celui qui [...] la gravité de mes [...] déclarations [...] je mesure, oui [...] en finir avec cette [...] je ne sais plus si vous ne m’aidez pas [...] non, je ne comprends pas ! [...] secondaire, oui [...] ce n’est plus la mort, c’est le [...] cadavre [...] pauvre enfant ! [...] et au moment où Fabrice et moi [...] ce soir, à l’hôtel, pas avant, il faut que je réfléchisse [...] Et bien ça ne lui fait pas de mal à lui ! (elle laisse tomber le combiné) La prison ! Est-ce que je sais ce qu’est une prison ni ce qu’on y endure ! (elle sort)

 

Scène VIII

L’Étranger

 

UN ÉTRANGER (qui entre) — Il y a des choses qui... personne ! Le téléphone est décroché. [...] Oui, quelqu’un ? [...] Personne non plus... (il raccroche et monte sur la murette) Ochoa n’est pas seul. Un lutin ! L’illusion comique. (il fait le lutin entre les tables) Ils sont fourbes et exigeants. Ne soyons pas leurs dupes. Ils ne peuvent se passer de nous, les lutins ! Je n’ai pas assez dormi. Cette paillasse m’a brisé les reins. L’homme en proie à l’alcool rencontre les bêtes qui témoignent de sa capacité à imaginer sans le recours aux autres. Celui qui n’a pas trouvé le sommeil comme on trouve son chemin ne rencontre que des panneaux indicateurs. Hier, à cette heure-ci, nous ne pensions guère à de pareilles circonstances. Lutin, ne me demande pas d’intercéder auprès du Roi de la Forêt. Je sais bien que tu sais où se trouve son château, ce qui est un secret bien gardé. Il a fallu lui raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre. Je tombais de sommeil mais une fois dans ma paillasse, je n’ai rien trouvé ! Les lutins d’Ochoa tournoyaient encore. Et cette forêt infinie ! Avons-nous réussi à l’endormir ? (on entend un bruit de voiture) Je ferais mieux de m’occuper de ma santé. Chérie, tu es prête ? (apparaît une jolie touriste en pantalons et chemise)

 

Scène IX

L’Étranger, la Touriste

 

LA TOURISTE — Nous ne déjeunons pas ? Ces nuits me mettent en appétit.

L’ÉTRANGER — Partons. Je crois qu’on arrive. Ce ne sont pas nos affaires.

LA TOURISTE — Trop tard ! (entrent deux gardes civils)

 

Scène X

L’Étranger, la Touriste, le Chef, Ramírez

 

LE CHEF — Bonjour à vous !

L’ÉTRANGER et LA TOURISTE — Bonjour messieurs !

LE CHEF — Vous êtes matinaux comme les chouettes.

L’ÉTRANGER — Je ne comprends pas l’allusion...

LA TOURISTE (le pinçant) — Chut !

LE CHEF — On m’a dit que vous étiez ici hier au soir... quand c’est arrivé.

LA TOURISTE — Nous sommes au courant pour l’enfant qui s’est noyé mais nous ignorons ce qui s’est passé entre cet homme, que nous avons à peine vu, et cette femme qui paraissait désespérée.

L’ÉTRANGER — N’en rajoute pas !

LA TOURISTE — Nous montons au lac.

LE CHEF — Je vous y invite. Nous avons tous quelque chose à dire sur le lac. J’espère qu’Omero ne vous a pas trop ennuyés. (désignant la ceinture de l’étranger) Qu’est-ce que c’est ?

L’ÉTRANGER — Un podomètre.

LE CHEF — Pour mesurer l’altitude ?

L’ÉTRANGER — C’est aussi un altimètre. Ici, c’est tout simplement l’heure.

LE CHEF — Vous n’avez vu personne ?

LA TOURISTE — Nous avons entendu des voix...

L’ÉTRANGER — Ochoa est allé à la chapelle.

LE CHEF — Le bougre ! L’a-t-on jamais vu prier ? Je me demande à quelle heure viendront les femmes.

LA TOURISTE — Nous l’ignorons. Nous prenons du retard. Nous avions prévu...

LE CHEF — Nous nous reverrons ce soir. Vous avez passé une bonne nuit ?

L’ÉTRANGER — Excellente !

LA TOURISTE — Mais nous ne reviendrons pas ce soir... sauf si...

LE CHEF — Ramírez ! Prends leurs dépositions. (touchant le coude de la touriste) Ce sera un moment. (Ramírez les pousse dans l’escalier qui descend)

 

Scène XI

Le Chef

 

LE CHEF — Toujours pressés, ces touristes ! Je ne le suis pas, moi ! Depuis le temps que j’attends ! Je ne sais même plus ce que j’attendais ! Ne vous mariez pas, les bleus ! Tiens ? Qu’est-ce que c’est ? (il se baisse pour ramasser une feuille de papier) À quoi ils passent leur temps ! (marmonnant) la mort... mmmmmm... l’infi... mmmmmm... ni... paysage... visage... mmmmmm... pas très poétique... mmmmmm... on fait mieux dans les livres de classe... mmmmmm... je préfère les auteurs de chansons... une chanson, ça n’a pas vraiment d’auteur... mmmmmm... le dé... désespoir... et oui... qu’est-ce qu’on écrirait sans désespoir ?... mmmmmm (penché à la balustrade) Ramírez !

VOIX DE RAMIREZ — Ouais, Chef !

LE CHEF — Quand vous aurez fini, montez-moi mes lunettes.

 

Scène XII

Le Chef, Ramírez

 

RAMIREZ (apparaissant) — J’ai fini, Chef !

LE CHEF — Déjà !

RAMIREZ — Ils n’avaient pas grand-chose à dire.

LE CHEF — Serais-tu bête ?

RAMIREZ — Vos lunettes, Chef.

LE CHEF (Ode à l’enfant mort — improvisation) — Mmmmm....

A los niños no les gusta la muerte

Les enfants n’aiment pas la mort

Vieux

malgré le peu de temps

qui s’est écoulé

dans mes pauvres mains

faites pour boire

et pour aimer

(c’est de l’Omero, ça !)

malgré le temps

qui s’est écoulé

dans mes pauvres mains

faites pour boire

et pour aimer

je n’ai pas eu le temps

(lui non plus !)

de veiller l’enfant mort

dans mon enfance

d’enfant joueur

(ricanements de Ramirez)

dans mon enfance

d’enfant joueur

Il jouait lui aussi

quand la mort

est entrée

dans son petit cœur

à la place de la vie

attendue

Le petit cœur s’est arrêté

comme une horloge

qu’on a oublié

de remonter

la veille

Le petit cœur

n’était pas arraché

comme les fleurs

des talus

au passage

du bonheur

d’être libre

Le cœur

n’était pas offert

non plus

(vous ne riez plus, Ramirez !)

pas offert

non plus

Ce n’était pas

une cérémonie

pas un oubli

ni même une mauvaise rencontre

Mais le soir venu

je n’ai pas veillé

comme les autres

Je ne me suis pas souvenu

avec les autres

ou plus secrètement

sans les autres

Ma solitude

d’enfant fugueur

n’explique pas

mon infidélité

mais la mer aimait

mon corps

comme je jouissais

de ses vagues

et je n’ai pas souhaité

le confier

à l’ombre

et au silence

Les enfants n’aiment pas la mort

On s’habitue

à revenir

à recommencer

à retrouver

à rejouer

mais rien n’est plus facile

que de rompre

un instant

le fil

qui existait encore

une seconde avant

que la mort traverse

l’esprit

comme une invention

renouvelée

Mes pauvres mains

sont faites pour boire

à vos fontaines

et pour aimer

vos femmes

(ne riez pas Ramirez !)

et pour aimer

vos femmes

Mains joueuses

de l’instant

mains soumises

au hasard

Ce n’est pas la mort

d’un enfant

qui explique

ce qu’elles sont devenues

à force de boire

et d’aimer

mais cette mort

revient

chaque fois

que la vie quotidienne

exige de moi

les cérémonies

les évocations

les rencontres

qui construisent

patiemment

ce que je détruis

chaque jour

avec ou sans toi

mon amour

RAMIREZ (amer et railleur) — Mon amour !

LE CHEF — Serais-tu bête ? Et chaque fois je me promets de le faire moi-même, ce rapport !

RAMIREZ — Mais Chef...

LE CHEF — N’en parlons plus. Sommes-nous seuls maintenant que tu as laissé partir ces deux somnambules ?

 

Scène XIII

Le Chef, Ramírez, Ochoa, Aliz

 

OCHOA (qui entre avec Aliz) — Quand on parle du loup...

LE CHEF — Bien jolie petite fille ! Bonjour, Maître.

OCHOA — Ongi etorri.

LE CHEF — Tu es bien mignonne !

OCHOA — Maintenant, le lait ! Vous permettez, Chef ?

ALIZ (timide) — Avec les taluak à la confiture de pruneaux.

LE CHEF — Elle sait ce qu’elle veut.

OCHOA — Et vous, chef, qu’est-ce que vous voulez en un pareil moment ?

LE CHEF — Venu voir. On ne peut pas le laisser en prison sans au moins une raison valable.

OCHOA — Chut !

ALIZ — Je peux m’asseoir là ?

OCHOA — Prends place où tu veux. Ils n’ont pas emporté tous les taluak.

LE CHEF — Ces touristes sont envahissants.

OCHOA — Un verre, chef ?

RAMIREZ — En service, je ne sais pas...

LE CHEF — Serais-tu bête ? On ne te demande rien, à toi !

RAMIREZ — Alors un verre pour moi aussi.

OCHOA — Pas si bête !

LE CHEF (tendant la feuille de papier) — C’est à vous ?

OCHOA (parcourant) — Ils parlent trop d’eux.

LE CHEF — Toi tu parles trop de la maison de ton père.

OCHOA —

La maison de mon père

je la défendrai.

Contre les loups,

contre la sécheresse,

contre le lucre,

contre la justice,

je la défendrai,

la maison de mon père.

Je perdrai

mon bétail,

mes prairies,

mes pinèdes ;

je perdrai

mes intérêts,

les rentes,

les dividendes

mais je la défendrai la maison

de mon père.

On m’ôtera les armes

et je la défendrai avec mes mains

la maison de mon père.

On me coupera les mains

et je la défendrai avec mes bras

la maison de mon père.

On me laissera

sans bras,

sans poitrine

et je la défendrai avec mon âme

la maison de mon père.

Moi je mourrai,

mon âme se perdra,

ma famille se perdra,

mais la maison de mon père

demeurera debout.

LE CHEF — Gabriel Aresti.

OCHOA — Vous êtes cultivé, Chef.

LE CHEF — Entre une Ode au vin et cette déclaration de guerre, j’ai choisi.

OCHOA — On ne choisit pas. On se rencontre.

LE CHEF — C’est peut-être juste mais tout le monde n’a pas l’impression de faire des rencontres.

RAMIREZ — C’est une question de tranquillité. Pas d’habitude.

LE CHEF — Serais-tu... ? (à Ochoa) J’ai besoin de lui parler.

OCHOA — Elle dort.

ALIZ — Elle fait semblant pour que je dorme mais je ne dors pas moi non plus.

LE CHEF — Tu es bien mignonne !

RAMIREZ (riant, entre les dents) — ... mais on t’a pas sonnée !

OCHOA — Dure journée que nous n’avions pas prévue dans notre combat quotidien !

LE CHEF — Tu ne te battras pas longtemps.

OCHOA (servant le vin, à Ramirez) — Il y tient, le Chef, à sa petite victoire.

RAMIREZ — Si on vous avait rendu à moitié sourd !

ALIZ (au chef) — Tu es sourd d’oreille ?

RAMIREZ (singeant) — Une explosion comme un million de millions de pop-corn ! Tu t’imagines ?

LE CHEF — Est-il bête ? Avale ton vin, fils de Ramírez et de Rosetti l’Italienne de Provence.

OCHOA (riant) — Fils de sa mère ! J’ai connu le vieux Ramírez qui transportait les glands toute la journée. Il possédait un âne et trois murs derrière la maison des Gálvez. Le jardin ne lui appartenait pas.

RAMIREZ (amer) — Vous parlez trop des autres.

LE CHEF (heureux) — Bois ton vin et redemandes-en !

RAMIREZ (pas rancunier) — Oui, Chef !

OCHOA (servant Aliz) —

La maison de mon père

Arrue l’a peinte

un matin de printemps

et Jammes l’a chantée

un soir de veillée

à une époque

que je n’ai pas connue

mais que personne

ni rien

n’effacera

de ma mémoire

La maison de mon père

demeurera

un tableau de peinture

sur le mur de ta maison

éternellement

Et au piano

j’interpréterai

un peu de Ravel

La nostalgie

une petite douleur intime

sous la chemise

la perspective

la lumière

l’orientation

et toute mon enfance

revient

avec ce que je n’ai pas possédé

mais qui demeure mien

parce que mon père

dure plus que les rois

et que la destruction

que les royaumes imposent

à ceux

— peuples et libertins —

qui ne reconnaissent pas les rois

La maison est peinte

par Arrue

et chantée

par Jammes

et je joue

du Ravel

sans tristesse

une petite douleur

mais je n’ai rien perdu

et j’ai plus d’avenir

que les rois

— Voilà comment j’explique

mon bonheur

LE CHEF (irrité) — Et cette petite fille ? Qu’est-ce qu’elle dit ?

ALIZ (inquiète) — Je sais des poésies de Maurice Carême...

RAMIREZ (amer) — Tu ne sais rien. Mange tes tortas et va jouer avec...

LE CHEF — Serais-tu bête ? (à Aliz) Tu ne sais rien de Machado, le frère ?

OCHOA — Le frère, c’est plus simple.

LE CHEF — Je traduis...

Tant que le peuple ne les a pas chantées

Les chansons ne sont pas des chansons ;

Et quand enfin on les chante

Personne ne se souvient de leur auteur.

Telle est la gloire, Guillén,

De ceux qui écrivent des chansons :

Entendre dire finalement

Que personne ne les a écrites.

Débrouille-toi pour que tes chansons

Finissent dans la bouche des gens,

Même si elles cessent d’être les tiennes

Pour appartenir à tous les autres.

Ainsi, parce que le cœur des chansonniers

S’est fondu dans l’âme populaire,

Les noms se sont perdus

En échange de l’éternité.

ALIZ — Comprends pas.

RAMIREZ — C’est ça, mange !

LE CHEF — Il faudra bien qu’elle se réveille.

OCHOA — Vous êtes patient comme une araignée.

RAMIREZ — Les araignées tissent leurs toiles quand on a le dos tourné et quand on lève la tête, elles attendent. Je n’aime pas les araignées.

LE CHEF (rieur) — Ramirez préfère les mammifères, si possible avec de grosses mamelles !

ALIZ — Nous avons un chat, vingt-deux chiens et trente-trois chevaux. Il y a aussi les tourterelles des toits et les hiboux des greniers mais ce sont des oiseaux.

RAMIREZ — Mange tes tortas, tête de piaf !

LE CHEF — Un chat, ce n’est pas beaucoup.

ALIZ — Les autres chats ne nous appartiennent pas. Comme les insectes, les campagnols, les loirs et tout ce qui n’est pas à nous, comme l’herbe sous les arbres mais les arbres sont à nous et la terre...

RAMIREZ — ... jusqu’à une certaine profondeur.

LE CHEF (à Ochoa) — Il a étudié le droit. Il montera vite.

ALIZ — Les hommes n’appartiennent à personne mais une femme peut appartenir à un homme si c’est ce qu’elle veut.

LE CHEF — Et qu’est-ce que tu veux, toi ?

ALIZ — Continuer de voyager et d’apprendre toutes les langues.

RAMIREZ — Il lui a parlé de sa langue.

LE CHEF (désignant le carton) — Qu’est-ce que c’est ?

OCHOA — Les cierges. Je ne sais pas où en est Omero.

LE CHEF (à Ramírez) — Je savais bien que c’était d’Omero.

RAMIREZ — Je le pincerai un jour.

LE CHEF (à Ochoa) — À cause des truites. C’est moins grave que de s’attaquer aux biens publics mais c’est un délit.

OCHOA — Elles sont bien bonnes, les truites d’Omero ! Et ses lièvres !

RAMIREZ — Je n’ai pas oublié les lièvres. Et les femmes qui se plaignent de lui.

OCHOA (riant) — Il les aime !

LE CHEF (à Ramírez) — On ne peut pas tout réprimander. D’ailleurs monsieur le juge...

ALIZ — Papa est juge et partie.

OCHOA (au chef) — Il est maire de son village, là-bas, de l’autre côté des Pyrénées.

LE CHEF — Et tu l’aimes beaucoup, ton Papa ?

RAMIREZ — Serait-il... ?

ALIZ — Où est-il ? Où l’as-tu emmené ?

RAMIREZ — On se disperse.

OCHOA — Je vais voir où en est Omero avec le coton. Les femmes arrivent à midi pile. (il sort)

 

Scène XIV

Le Chef, Ramírez, Aliz

 

RAMIREZ — Il nous laisse seuls sans votre permission, Chef.

LE CHEF — Il est maître chez lui.

RAMIREZ — Cette petite morveuse en sait plus qu’elle ne dit.

LE CHEF — Vous n’aimez pas assez les filles, Ramírez.

RAMIREZ — Je ne les aime pas au berceau mais quand elles ont bien mûres, je me défends.

LE CHEF — Défendez-vous contre les hommes, Ramírez. (à Aliz) Tu as fini ton petit-déjeuner ? C’était bon ? Tu l’aimes bien, Ochoa ?

ALIZ — Je n’aime pas les imbéciles qui font des grimaces.

LE CHEF — C’est pour vous, Ramírez. Cessez de grimacer. Vous ne plaisez pas à cet enfant. Nous ne sommes pas mandatés pour nous faire des ennemis.

RAMIREZ — Ni pour plaire. Pas bête.

ALIZ — Les cierges, c’est pour l’air. J’ai compris. Vous avez un cerf-volant ?

RAMIREZ — J’ai un fusil à cerf-volant.

ALIZ — Aujourd’hui, le vent est idéal pour jouer avec un cerf-volant mais passé midi, la mer se réveille comme si elle n’avait pas dormi la nuit et les parasols s’envolent.

RAMIREZ — EH ?

LE CHEF — Si elle ne dort pas, tu pourrais aller lui dire qu’on aimerait bien lui parler.

ALIZ — Vous ne comprenez rien : croyez-vous qu’elle vous accordera une audience si vous n’en sollicitez pas le sujet ?

RAMIREZ — Petite... !

LE CHEF — Nous souhaitons parler avec elle de ton Papa.

ALIZ — C’est clair. Mais elle dort.

RAMIREZ — Tu disais le contraire tout à l’heure !

ALIZ — Si elle dit qu’elle dort, elle dort. Et si je ne dors pas, je ne dors pas.

RAMIREZ — Il l’a empoisonnée !

ALIZ (au chef émerveillé) — Si tu avais des enfants, tu saurais leur parler. C’est ce que dit Néron.

RAMIREZ — Que vient faire Néron dans cette... ?

LE CHEF — Néron, le frère... celui qui...

ALIZ — Il n’y a pas de secret. Tout le monde peut le savoir. Il est mort. Vous voulez savoir comment il a mouru ?

RAMIREZ — On le sait.

LE CHEF — Serais-tu bête ? Sait-on ce qu’on sait ou seulement ce que les autres savent ? Le Droit !

ALIZ — Moi, je ne voulais pas me baigner toute nue. Et encore moins mourir toute nue. Vous ne savez pas ce que c’est de mourir dans l’eau.

LE CHEF — Comment le sais-tu, toi ? Tu n’es pas morte. Tu ne t’es même pas baignée.

ALIZ — Néron n’écoute personne et maintenant qu’il est mort, il fera sans doute tout ce qu’il voudra. Vous ne savez pas ce que c’est d’être libéré de la chair.

LE CHEF — Certes. Je ne m’en suis jamais trop éloigné de peur qu’on me la vole. Je défends ma chair avec autant de courage qu’Ochoa défend la maison de son père.

ALIZ (riant) — Quelle idée !

RAMIREZ — Si tu n’avais pas mangé trop de tortas, je t’en donnerais.

LE CHEF — Serait-il bête ?

ALIZ — Confondre des taluak avec des tortas ! C’est comme prendre un Basque pour un Espagnol.

RAMIREZ (hors de lui) — Ça suffit, ¡coño !

LE CHEF — Il ne faut pas répéter tout ce que dit Ochoa. Tu peux écouter mais ne rien dire si on ne te le demande pas.

ALIZ — Vous croyez peut-être que j’attends la permission des gens de maison pour me mettre ce que je veux ?

RAMIREZ — On nous avait prévenus ! Elle est...

LE CHEF — Allez me chercher mes lunettes, Ramírez !

RAMIREZ — Vous les avez sur le nez.

ALIZ (amusée) — C’est pour ça que tu ne me vois pas bien ! Ce sont des lunettes de lecture ! Je ne suis pas un livre !

RAMIREZ — Elle me rend...

LE CHEF — Vous l’êtes déjà.

RAMIREZ — Quand je serai...

LE CHEF — Je sais, je sais. Vous vous vengerez. Mais d’après mes calculs, je serai à la retraite.

RAMIREZ — Vous calculez mal.

LE CHEF — Allez me chercher l’appareil photo !

RAMIREZ — J’y vais ! J’y vais ! (il sort)

 

Scène XV

Le Chef, Aliz

 

ALIZ (dure) — Bien fait. Moi, je l’aurais tué.

LE CHEF — Tu parles de la mort comme si tu savais tout d’elle.

ALIZ — On sait ce que sont les morts et les mortes. Pas plus.

LE CHEF — Ta mère parle dans son sommeil.

ALIZ — Je vous ai dit mille fois qu’elle ne dort pas !

LE CHEF — Alors dis-lui que je voudrais parler avec elle de...

ALIZ — On ne lui parle pas quand elle est en compagnie.

LE CHEF — Omero !

ALIZ — Bien visé.

LE CHEF — Où vas-tu ?

ALIZ — Regarder.

LE CHEF — Mais regarder quoi, au nom du ciel ?

ALIZ (sortant) — Tu n’es qu’un valet !

LE CHEF — Je vais finir par le croire.

 

Scène XVI

Le Chef, Ramírez

 

RAMIREZ (entrant) — Croire quoi, Chef ? On n’a plus que ça comme pellicule. 400 ASA. D’après ce que je sais...

LE CHEF — Quel est le problème ?

RAMIREZ — Trop de lumière, Chef, et trop de sensibilité. Ça ne va pas ensemble.

LE CHEF — Qu’est-ce que tu me racontes ! Allons-y !

RAMIREZ (suivant) — Où, Chef ? (ils sortent)

VOIX DU CHEF — C’est quoi ce bouton ?

VOIX DE RAMIREZ — Je n’en sais rien, Chef.

VOIX DU CHEF — Comment voulez-vous essayer si vous ne savez pas quel est le bon bouton ?

VOIX DE RAMIREZ — Mais il n’y a pas de bouton pour ça, Chef !

VOIX DU CHEF — Maudits Japonais !

 

Scène XVII

Pilar, Angustias

 

PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) — Toujours la première malgré l’âge et les infirmités !

ANGUSTIAS (entrant, idem) — Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier.

PILAR (observant la pente) — Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces.

ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) — Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous.

PILAR (riant) — Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux.

ANGUSTIAS — Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ?

PILAR — Ils m’aimaient pour mes seins.

ANGUSTIAS — Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête.

PILAR — Quelqu’un ?

ANGUSTIAS — Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante (elle fait une révérence sans quitter la chaise)...

PILAR — Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau.

ANGUSTIAS — Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma sœur.

PILAR — Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions.

ANGUSTIAS — Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse.

PILAR — Mes seins, je te dis.

ANGUSTIAS — Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?

Huit fois j’ai enfanté.

Les portes sont fermées.

Je suis vieille et passée

Comme le riz de ma platée

Neuf fois j’ai connu la douleur

Et dix fois j’ai perdu la tête

Onze fois le plaisir

Douze fois l’amertume

Puis plus rien pour me plaire

Plus de lumière d’or

Dans les oliviers du matin

Plus de terre rose

Dans l’ombre des matins

De ces vendredis treize

Quand Pedro de la Once

Glisse le billet de loto

Entre mes seins faciles

Comme ceux d’une fille

Que le rêve ensommeille encore

Treize fois j’ai désiré

Et treize fois j’ai perdu

Il n’y a pas de chance

Pour celles qui ont égaré

Les clés de l’enfance

Mais l’enfance appartient

À celles qui promettent

Et je demandais trop

À l’homme qui passait

Et pas assez à celui

Qui s’arrêtait pour souffler

Voilà comment on se retrouve

Dans le lit des travailleurs

À treize je m’en vais

Ce n’est pas une promesse

C’est tout ce que j’attends

De la vie qui s’achève

Et du temps qui recommence

Sans rien changer au temps zéro

Parle-moi de la vie facile

Et des domestiques qu’on chasse

Comme les oiseaux des branches

D’un jet de pierre

Ou d’un cri d’enfant

Parle-moi de ce qui arrivera

Aux filles, à la chance et aux rimes

Que l’enfance attend

Pour que tout s’achève

En queue de poisson

À treize ans j’ai conçu

Sans la grâce de Dieu

Le premier de mes fils

Le deuxième à quatorze

Et à vingt j’ai vieilli

Voilà comme on devient

La grand-mère de ses enfants

PILAR — À trente, j’étais vierge.

ANGUSTIAS — Que tu dis !

PILAR — Sinon il ne m’aurait pas épousée.

ANGUSTIAS — Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ?

PILAR (riant) — Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot !

ANGUSTIAS — Je n’ai pas fini ma chanson.

PILAR — Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste !

ANGUSTIAS — Tu parles comme un homme !

PILAR —

Jeunes et jolies

À défaut d’être belles...

 

Scène XVIII

Pilar, Angustias, Dolores, Virginia, Troisième jeune fille

 

PILAR — Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas !

DOLORES — Virginia a laissé le savon en chemin.

VIRGINIA — On peut te confier un secret.

DOLORES — Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon.

VIRGINIA — Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus.

ANGUSTIAS — Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien !

PILAR — Il y a de la cendre dans la cuisinière.

ANGUSTIAS — Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder !

VIRGINIA — Elle ne garde pas les secrets, elle !

TROISIÈME JEUNE FILLE — Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées.

PILAR — Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ?

ANGUSTIAS — Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ?

PILAR — Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain.

ANGUSTIAS — Pilar et ses refrains !

Par ici les petits

J’ai de la soupe sur le feu

Par ici mes amants

Il fait nuit

PILAR (riant) — Garce !

ANGUSTIAS — Du bruit ! On vient.

 

Scène XIX

Les mêmes, Gisèle

 

PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) — Qui est cette femme ?

ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) — Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.

 

Rideau

 

 

ACTE Troisième

Plus tard, peut-être, jamais

 

Scène première

Le jeune homme, la jeune fille

 

(Le salon d’une suite à l’hôtel. Baie vitrée avec terrasse. Horizon de mer. La nuit tombe en même temps.)

 

VOIX DE JEUNE HOMME (rieuse) —

Petite fée de mes surfaces

Je voudrais avoir un enfant de toi

Mais s’il te plaît, o magicienne,

Ne lui donne pas le silence d’or

Qui tombe après les changements.

JEUNE FILLE (chemise entrouverte, entrant par la terrasse) — Tu n’es qu’un imitateur et tu sais que cela m’amuse...

JEUNE HOMME (débraillé) — ... à la folie. Si nous ne sommes pas fous tous les deux, alors le monde est une illusion. Encore un peu de tes fruits !

JEUNE FILLE (montrant un sein) — Choisis !

JEUNE HOMME (s’effondrant dans un fauteuil) — Dire que c’est l’instinct qui nous pousse à nous aimer ! Nous pourrions aimer n’importe qui. C’est l’instant qui impose ses lois.

JEUNE FILLE — Mon père écrit de pareilles sottises. Je ne lis jamais plus loin que la page onze.

JEUNE HOMME — Onze ? Pourquoi onze ? Demain, promets-moi de pousser jusqu’à la page treize.

JEUNE FILLE — Treize ? Pourquoi treize ?

JEUNE HOMME — Je suis terriblement superstitieux depuis que je fréquente des gens bien.

JEUNE FILLE — Mon Dieu ! Bien en quoi ?

JEUNE HOMME — Sais pas... corps soignés, conversations fluides, beaux objets, distance, cette distance que j’observe maintenant avec un regard de spécialiste, comme si je venais de traverser le miroir.

JEUNE FILLE — Il n’y a pas de miroir ici. Il n’y aura jamais plus de miroir.

JEUNE HOMME — Tiens ! Encore une suppression d’objet. Ta mère finira par prendre toute la place.

JEUNE FILLE (songeuse) — Mais mon père ne lutte pas. Il a cet art de glisser sur les choses et les moments au lieu de les traverser.

JEUNE HOMME — Je t’envie d’en savoir autant sur les gens qui t’accompagnent. T’es-tu déjà demandé ce qu’ils deviendront quand tu seras ma femme ?

JEUNE FILLE (riant) — Mais je ne serai jamais TA femme !

JEUNE HOMME (jouant) — Tu me l’as pourtant promis.

JEUNE FILLE (jeu) — Promesse d’enfant.

JEUNE HOMME — Changeons-nous à ce point ?

JEUNE FILLE — Oh ! Voilà qu’il recommence !

JEUNE HOMME — Tu ne peux pas comprendre ! J’ai cette angoisse, là ! Il n’y a guère que ta compagnie pour me tranquilliser un peu.

JEUNE FILLE — Un peu seulement ? Je croyais être capable de tenir mes promesses.

JEUNE HOMME — Promesse de femme. Si nous parlions d’autre chose. De ta peau, de ta voix, des petits défauts qui changent ma caresse au moment le plus inattendu...

JEUNE FILLE — Mais nous venons à peine de...

JEUNE HOMME (imitant) — Pas de conversation sérieuse après l’acte d’amour. Un petit verre, les étoiles, l’odeur des touristes qui monte comme l’encens de mes églises... N’as-tu jamais tenté de vivre sans ces lois qui te rendent...

JEUNE FILLE — ... laide. D’ailleurs, je suis laide quand je suis nue. (riant) Je suis laide, pas angoissée !

JEUNE HOMME — Non, non ! Belle, inassouvie, prometteuse ! Je te reconstruis jour après jour.

JEUNE FILLE — Jours d’été ! Vous abusez des mots.

JEUNE HOMME — Vous ? Les hommes ? Moi ?

JEUNE FILLE — Je n’ai pas encore réussi à t’imposer le silence. Je voudrais te voir nu, réduit, sur le point d’être détruit. Je ne te sauverais pas. Tu serais mon spectacle !

JEUNE HOMME — J’exige le retour des miroirs !

JEUNE FILLE (dure) — Si tu n’étais pas son petit amant de quinze ans...

JEUNE HOMME — Dix-sept... n’exagérons pas.

JEUNE FILLE — Si tu ne m’aimais pas...

JEUNE HOMME — Je te l’ai dit, pourquoi on s’aime. C’est l’instinct et nous ne savons rien de l’instinct.

JEUNE FILLE — Je ne t’aime pas, moi ! Je m’impose seulement. Nous avons tellement de souvenirs à partager !

JEUNE HOMME — Souvenirs d’été. Tu abuses de la mémoire.

JEUNE FILLE — Comme un livre !

JEUNE HOMME — Comme les onze premières pages d’un livre que je voudrais écrire mais qui demeure à distance. Cette fois, impossible d’avoir de la chance avec les...

JEUNE FILLE — ... femmes vieillies qui ne donnent pas encore une idée de ce qu’elles deviendront finalement.

JEUNE HOMME — Ce n’était pas l’instinct mais la chance.

JEUNE FILLE (rieuse) — J’avais tout prévu.

JEUNE HOMME — Ça ne m’amuse plus. Tu t’approches trop près, trop vite, trop...

JEUNE FILLE — ... trop réelle ! J’ai la réalité des inconnues et la possible inexistence des personnages de l’existence même.

JEUNE HOMME — Bah ! Trop intelligente pour moi ! Nous ne nous marierons pas. Je connais mon instinct.

JEUNE FILLE — Tu connais ta chance !

JEUNE HOMME — Si je n’avais pas cette angoisse, ce défaut d’explication au moment où une conversation me rendrait le peu de bonheur que l’enfance m’a donné quelquefois, mais quand ? à quel moment de cette enfance qui ne commence pas et qui s’achève sans prévenir ?

JEUNE FILLE — Queue-rouge !

JEUNE HOMME — Baladin ! Auguste ! Fagotin !

JEUNE FILLE — Gracieux ! Pasquin !

JEUNE HOMME — Que de synonymes pour ce que je ne suis peut-être pas malgré de bonnes intentions !

JEUNE FILLE — Ce soir tu as joué comme un pied. C’était faux, inaudible, infidèle et...

JEUNE HOMME — Le coup de grâce !

JEUNE FILLE (lançant le coussin) — ... posthume !

JEUNE HOMME (après un moment de réflexion amusée) — Je suis trop fatigué pour chercher à comprendre maintenant. Posthume comme « après » ?

JEUNE FILLE — Comment veux-tu ?

JEUNE HOMME — Après quoi ? Une fois que...

JEUNE FILLE (cruelle et amusée) — Non ! Après. Rien qu’après. Et puis plus rien. Nous avons applaudi par instinct.

JEUNE HOMME — Petite garce ! J’aurais pu choisir dans le bouquet et c’est toi que l’instinct m’a désignée encore.

JEUNE FILLE — Tu étais tout simplement obscène.

JEUNE HOMME — Visiblement ?

JEUNE FILLE — Outrancier !

JEUNE HOMME — Et toutes ces femmes qui ne disaient rien ! Et moi, innocemment épris de celle qui commença par envahir mon enfance ! Pas une seule pour m’arracher à cette loi ! Je jouais pour toi et je croyais m’adresser à l’univers.

JEUNE FILLE — Petit univers des patios d’hôtels, précisons.

JEUNE HOMME — Je ne recommencerais plus.

JEUNE FILLE — Je ne te nourrirais pas.

JEUNE HOMME — J’avais oublié ce détail.

JEUNE FILLE — Il n’y a pas de détails dans les miroirs. C’est pour ça que ma mère les supprime. (imitant) « Faites enlever les miroirs [...] Oui, comme l’année dernière (à Papa) Ils oublient avec une facilité ! » (ils rient en se déshabillant)

 

Scène II

Les mêmes, Fabrice

 

FABRICE (ouvrant la porte d’une chambre et entrant) — Mais qu’est-ce que c’est que ce chahut !

LE JEUNE HOMME (s’enfuyant par la terrasse et riant) — Adieu, belle famille, richesse, tombeau dans la grande allée !

 

Scène III

Fabrice, Aliz

 

ALIZ — Mon Félix ! Mais enfin, Papa, tu n’es pas drôle !

FABRICE — C’est le petit comédien de nos soirées ! Ce diable est leste comme un animal !

ALIZ (minaudant) — Ni diable, ni animal, pas même comédien, pas de talent, pas d’avenir, juste une petite frimousse qui sera du plus bel effet sur les photographies.

LA VOIX DE GISÈLE — Ne me dites pas que ce poussin est venu picorer ici !

FABRICE — Dors, mon amour. Il n’y a plus personne.

LA VOIX DE GISÈLE — Je dors ! J’ai cru entendre la voix de miston de cet affreux petit décrocheur d’étoiles.

ALIZ — Tu n’as rien entendu, Maman. Tu dors.

FABRICE (refermant la porte de la chambre) — Joli petit oiseau ! J’espère que tu ne lui as pas tout donné.

ALIZ — Je ne donne rien, tu le sais, il faut prendre si on veut de moi, tu le sais, tu le sais, tu le sais !

FABRICE — Regardons le ciel plutôt. Que d’étoiles et si peu d’explications convaincantes !

ALIZ — La mer est noire comme la nuit qui devrait l’être si tout était réel. Ce petit oiseau n’est pas tombé du nid.

FABRICE — Nous n’avons pas de chance l’été. Nous sommes mieux disposés l’hiver quand les arbres sont nus ou au printemps quand les agglomérats de neige martèlent obstinément les piliers du pont...

ALIZ — Comme c’est poétique ! (sur la terrasse) Reviens, petit oiseau ! (revenant à l’intérieur) Il était si petit que j’en ai eu pitié !

FABRICE — Ma petite Aliz perd tout son charme quand elle devient obscène.

ALIZ (dure) — La prochaine fois, continue de feindre le sommeil et écoute autant que c’est possible mais n’ouvre pas cette porte !

FABRICE — La prochaine fois, tu seras moins amusée par tes petits avantages sur le désir. Pauvre garçon ! La nuit commence mal pour lui. J’ai connu ça plus d’une fois. Je rentrais au château la tête basse et ma mère me chahutait pendant que j’étais au bord des larmes.

ALIZ — Mes yeux sont secs comme les fruits de toute la vie.

FABRICE — Referme ta chemise et parlons d’autre chose.

ALIZ (refermant la chemise) — Ne parlons pas comme deux êtres qui n’ont rien à se dire. Tu t’imagines ? N’avoir rien à se dire, même si on ne se connaît pas ce n’est pas une excuse. Ne pas pouvoir trouver une seule chose que l’autre, même inconnu, pourrait comprendre et recevoir comme ce qui lui est exactement et justement destiné. Nous sommes des toupies !

FABRICE (sombre) — Je ne suis pas dupe de ce garnement !

ALIZ — On n’en parlait plus !

FABRICE — Quinze ans et il me prend la fleur de mon âge !

ALIZ — Dix-sept, n’exagérons pas. (espiègle) Demande à Maman.

FABRICE (surpris et abattu) — J’ignorais.

ALIZ — Maintenant tu sais et ça ne change rien.

FABRICE — Je sais ce que tu me dis.

ALIZ — Moi je sais ce que je vois. Je suis une visuelle. J’aurais dû choisir les arts plastiques pour destin. Je ne suis qu’une petite secrétaire. J’épouserai un héritier connu de tous après avoir voyagé avec des petits oiseaux pas loin de votre chambre.

FABRICE — Je te paierai un voyage en Orient. J’y ai échappé dans ma jeunesse mais tu ne connais pas les mêmes circonstances. Et puis j’étais un mâle.

ALIZ — Il n’y a pas de géants dans ma vie mais la terre leur appartient. Qui me possèdera quand j’aurai tout possédé ?

FABRICE (amer) — Je n’ai jamais su prévoir, mesurer les possibilités, ni donner à penser autre chose que ce qui se voit sur ma figure. Je m’accrois du passé. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est atroce, cette diminution du lendemain à une question tellement vaste que je ne trouve pas les mots pour la poser. Il faudrait déposer son angoisse sur le seuil de la maison qui nous a donné le jour.

ALIZ — L’angoisse en réponse. J’y songerais. Je peux tout ce que tu ne peux pas.

FABRICE — Tu n’es qu’un petit oiseau sur la branche familiale. Tu me voles mon nom. Peut-être un de tes fils s’en souviendra-t-il à temps.

ALIZ — J’ai le nez des Vermort. J’ai hérité aussi de cette petite tendance à l’incohérence qui est quelquefois le signe avant-coureur de la maladie mentale. Nous ne parlons jamais de la maladie mentale, de ses conséquences sur la fortune familiale et surtout sur l’avenir des filles qui finissent toutes par reproduire la même chair. On n’épouse pas sans ce risque les filles de Vermort.

FABRICE — Tu es la seule. Et plus de fils pour moi !

ALIZ —

Je me souviens de tout

comme si c’était hier,

la chaleur,

la lumière

si intense,

la surface de l’eau

avec ses insectes

qui formaient des ondes,

la nudité,

l’enfoncement du corps

dans cette couleur verte

qui est celle des algues

microscopiques,

l’attente,

tu ne peux pas savoir

comme j’ai attendu,

attendu,

attendu et le silence

ne m’a pas inspiré

une seconde

cette petite réflexion

qui l’aurait sauvé.

J’étais si seule

et persuadée

que plus personne

ne reviendrait

pour m’expliquer le silence,

l’attente,

l’infini commencement du lendemain.

FABRICE — Pauvre petit oiseau !

ALIZ — Non, te dis-je !

L’oiseau,

c’était ce petit oiseau

qui s’est envolé

sans achever

ce qu’il avait commencé.

Je suis

l’air

que tu respires,

l’eau

que tu bois,

la caresse

qu’on te donne,

le bruit

qui te réveille.

L’oiseau

revient chaque été

avec un plus d’espoir

et je ne lui dis pas

que je l’attends

pour lui donner

à mesurer

mes différences.

Tu imposes tes mots,

l’usure

de tes mots

condamnés

au texte,

tes mots

provoquent l’oiseau

et il s’envole

comme s’il n’avait jamais

existé.

Tu courbes

la vie

comme le fer,

à chaud.

Lui préfère

le hasard des caresses

jusqu’à la précision.

Je n’ai pas choisi

mais je sais

ce que je désire.

Je n’ai jamais été

au bout de la chair

mais je comprends.

Entre l’horizon

et mes mains,

il n’y a

que les oiseaux.

Entre toi

et moi,

il n’y a

que ta passion

et l’échec

de tes caresses.

Ainsi,

invitons-nous

au festin

du lendemain

mais ne nous croyons pas

capables

d’exprimer

ce que l’autre réserve

à son silence.

Côtoyons-nous

dans l’usage

familier

de la langue

et de ses racines

chronologiques.

Ne quittons pas

la branche

mais laissons les oiseaux

s’y poser

comme si l’air

n’existait pas.

Il n’y a rien

de plus atroce

que le pouvoir des mots

sur la caresse.

(elle sort)

 

Scène IV

Fabrice

 

FABRICE — Aliz ! (désespéré) Mon petit oiseau ! Les mots n’ont pas un tel pouvoir. Je mens comme je respire. Je ne suis qu’un Gascon. Les Vermort... (la paroi s’ouvre. Gisèle dans le lit, entourée de coussins. Odeurs d’excréments et de parfums.)

 

Scène V

Fabrice, Gisèle

 

GISÈLE — Des aveux au poussin quand il n’est plus là pour écouter.

FABRICE — Tu écoutes bien, toi !

GISÈLE — Mais ce n’était pas pour moi. Je n’écoute plus rien qui me soit destiné. Crois-tu que c’est d’elle ?

FABRICE — Ou de ces jongleurs qui s’installent sous ma fenêtre pour continuer la leçon entreprise il y a... dix ans ?

GISÈLE — Ce n’est pas son style.

FABRICE — Tu ne connais pas son style.

GISÈLE — Qui est le plus proche de ce qui demeure de notre...

FABRICE — Promiscuité.

GISÈLE — Le mot juste pour chacun des instants qui marquent le début de quelque chose. La vie ne se tisse pas. On tire les fils plutôt. (elle joue) Voici ma dépouille de fils ! Je n’en ai plus l’utilité. Que pensez-vous en faire ? Quelle question ! Rien, bien sûr. Mais je n’ai pas d’autres questions à vous poser avant de m’en aller définitivement.

FABRICE — Tu ne sais pas de quoi tu parles.

GISÈLE — Je sais de quoi il est question mais je ne sais plus l’exprimer avec la netteté de la jeune fille que j’ai été pendant si peu de temps.

FABRICE (regardant dans la rue) — La nuit commence. Ils reviennent.

GISÈLE — Quelle souffrance, cette attente !

FABRICE — Omero installe son chevalet et ses toiles. Yasmina monte sur un escabeau pour visser une ampoule. Des enfants regardent ses jambes. J’aimerais tellement regarder les jambes de Yasmina sans passer pour un obsédé. La lumière de la lampe tombe sur un grand paysage bleu et jaune. Il accroche la palette à un angle et le chiffon à l’autre.

GISÈLE — Nous n’aimons plus les mêmes choses. Nous les avons aimées si peu de temps avec la même intention de les comprendre et de les expliquer aux autres. Tu te souviens ? Comme le temps passe !

Il n’y a rien

de plus atroce

que le pouvoir des mots

sur la caresse.

Mais le corps n’a pas changé. Voici les mêmes exigences, une géographie de la satisfaction tellement précise que nous n’étions pas à l’heure. Maintenant, c’est l’heure même qui manque à nos raisonnements de créatures vieillissantes.

Ne quittons pas

la branche

mais laissons les oiseaux

s’y poser

comme si l’air

n’existait pas.

Quelle idée des oiseaux et de l’air ! Je préfère posséder. Ce qui m’appartient se précise. J’ai seulement l’impression de perdre haleine au moindre mouvement. Je ne suis pas si vieille ! J’ai tellement vécu... si peu de choses ! Je recommence avec une application de petite fille prisonnière de son cahier d’écolière.

Entre toi

et moi,

il n’y a

que ta passion

et l’échec

de tes caresses.

Quelle pertinence ! Ou quelle malice ! Je ne sais plus ce qu’il faut penser de ce qui demeure de notre... imminence. Cette douleur d’avoir perdu accidentellement l’objet d’un désir si clair encore. Et cette enfant qui perpétue le souvenir avec une adresse de jongleur.

FABRICE (abandonnant un instant son observation crispée de la rue) — Nous y voilà !

GISÈLE (doucement plaintive) — Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Cette vie bornée par les suppressions ! Il ne me restera plus rien au moment d’en finir avec cette attente !

FABRICE — Une jolie touriste se renseigne. Il est intarissable, ton Omero ! Elle l’écoute comme s’il la nourrissait déjà. Yasmina mesure encore ce qui les sépare malgré les arrangements notariaux.

GISÈLE — Pas de chance, Yasmina ! Dans toute la vie, il y a un homme et nous ne le rencontrons pas. Nous finissons dans la propriété ou la possession.

Je n’ai jamais été

au bout de la chair

mais je comprends.

C’est sincère. Tellement sincère que je suis toute prête à croire qu’elle en est l’auteur. Elle s’inspire peut-être mais elle ne vole pas.

FABRICE (exultant) — Elle lui achète la toile ! Veinard ! Il obtient ce qu’il veut. Yasmina paraît satisfaite.

GISÈLE — Je suis bien heureuse quand la critique te couronne !

FABRICE — Il lui explique comment on plante un clou dans le mur. Que lui a-t-il dit de la lumière nécessaire ?

GISÈLE — Il est tellement minutieux ! On a l’impression de recommencer avec le même plaisir. On se réveille épanouie comme la fleur qu’il a si longuement interprétée en vous. Cette seconde d’arrachement ! Je sentais la terre et la pluie.

FABRICE — Ses mains décrivent l’effort. Elles se croisent à la surface de la toile. Il n’en finira pas. Je l’aimerais si elle était impatiente mais il ne s’agit pas de patience. Elle n’attend rien. Elle a déjà tout reçu. Elle cherche le détail perfectible. C’est lui qui attend ce moment. Il se défendra avec les moyens du chevalier servant.

GISÈLE — Comme si nous n’existions pas réellement ! Mais nous sommes la racine tenace, il le sait par expérience. Toi, tu imagines le contexte. Ce sont des hommes qui te lisent. Tu ne seras rien de vraiment important tant que les femmes ne commenteront pas tes glissements.

FABRICE — D’autres femmes s’approchent. Yasmina règle la lampe. Elle est complice de l’infidélité, je le savais. Moi-même j’ai préparé le terrain de ton inconstance.

GISÈLE — Inconstance ! Constante, oui ! Et sans duplicité. Je ne dissimule rien. Je donne à voir et à penser.

FABRICE — Ces jambes ! Elles grouillent comme les vers sur une charogne. On se demande de quoi elles se nourrissent. Et Yasmina qui a l’air d’une domestique ! Yasmina aux seins pointus comme des fruits. J’aimerais même les femmes qu’il détruit si ma propre fille ne me condamnait pas à l’exil sexuel. J’aimerais jusqu’à ma femme cul-de-jatte.

GISÈLE (doucement) — Salaud !

FABRICE (exulte) — Il caresse ! Ce coquin est leste comme un animal !

GISÈLE (haut) — Cesse, veux-tu ?

FABRICE — Un cri ? (il revient dans la pièce) Il y a longtemps que je n’avais entendu ton cri. Ils achevaient l’œuvre de l’accident quand j’ai entendu ton cri pour la dernière fois. (touchant les moignons à travers le drap) Il m’accusait, ton cri, il me condamnait au remord. Puis ton cerveau s’est laissé pénétrer par les substances. (il s’assoit au bord du lit) Et j’ai vu passer la table roulante avec le drap propre et la petite tache de sang qui menaçait leur discrétion d’officiants. Depuis, pas un cri, quelquefois la plainte qu’on adresse à ses fantômes, le coup de rein dans le lit au moment de ces passages de la mémoire corporelle. Je me suis imaginé les états de ta conscience mais sans jamais en approfondir les hypothèses. La question de ma responsabilité ne se posait plus sans doute parce que la probabilité d’un cri venait d’être réduite à zéro par la réalité du retour.

GISÈLE (doucement) — Mon amour !

FABRICE (ironique) — Évoquer ton amour ! Même à la pointe de la langue ! Quel exercice de la description lente et du dialogue inachevable ! Quelquefois, oui, mais avec parcimonie, là, dans les marges du récit en cours, ces notes en pattes de mouches que ta fille s’acharne à déchiffrer. (il s’empare de son visage à deux mains) Non !

GISÈLE — Je ne t’ai rien demandé aujourd’hui. J’ai lu et j’ai pensé à autre chose. Mais un jour, pourtant...

FABRICE (revenant à la terrasse) — Non !

GISÈLE (triomphante) — Je ne veux pas mourir autrement. J’ai beaucoup lu sur le sujet. Une minute d’étouffement. Je ne te demande rien d’autre que cette résistance à mes dernières ressources.

FABRICE — Tu ne mourras pas facilement.

GISÈLE — Tu redoutes de lutter avec moi !

FABRICE — Je ne veux lutter avec personne et surtout pas avec un corps qui se défend contre la mort.

GISÈLE — Qui se défend parce qu’il est impossible de croire qu’il se laissera faire. Il y aura une dernière minute d’effort contre la méthode, rien de plus.

FABRICE (observant la rue) — Encore des femmes ! Elles entrent dans sa peinture comme il finit par sortir de leur vie de passante. Il écrit des quatrains sur leurs mouchoirs et elles doutent de sa sincérité sans lutter contre la griserie de l’instant. (fort, vers le lit) Son sexe rayonne selon un principe que je n’ai pas pu même imaginer !

GISÈLE — Il n’y a jamais eu d’odeur dans ce que tu écris aux autres, sauf pour se plaindre des mauvaises et dire des platitudes à propos de la peau des femmes. Il donne le voyage à dos de ses parfums.

FABRICE — Hum !

J’en connais de plus forts mais c’est avec un autre

Qui se nourrit de l’air comme l’oiseau suspend

La géométrie de mon lit solitaire.

Rivière de l’éveil de mes propres nuits,

Je caresse le temps et l’attente m’étire

Comme un premier rayon dans le dernier miroir

Que tu n’as pas brisé à l’angle du regard.

Il donne le voyage à dos de ses parfums

Et tu fermes la porte à mes yeux voyageurs

De l’instant immobile. Et plus rien ne m’arrive.

GISÈLE — Il manque des rimes à ton dizain.

FABRICE — Il s’y connaît en rimes, lui ! Elles devraient le trouver ridicule. Au contraire, elles ne vérifient pas, elles approuvent, elles se concertent pour apprécier. Il compose les bouquets de sa cueillette sexuelle. Quelle volupté ! Et quelle leçon à l’homme qui tergiverse encore à quarante ans au lieu de déposséder enfin ces corps de leur pouvoir sacramentel. (il s’assoit sur la balustrade)

GISÈLE — Quelle tautologie ! Il est inépuisable, le compagnon de ma lenteur. L’ami de mon ralentissement !

FABRICE — Nous parlions de son odeur.

GISÈLE — Je parlais de ma capacité à la respirer sans chercher à comprendre.

FABRICE — On ne comprend pas sans au moins une seconde de résistance.

GISÈLE — Je n’y pensais plus. Tu me donnas cette leçon à Venise ou à Florence.

FABRICE — À Nice. D’ailleurs, ce n’était pas une leçon. J’éprouvais ta beauté d’adolescente.

GISÈLE — Robe déchirée ! (jouant) Mon collier de perles rares !

FABRICE (riant) — Les soubrettes à quatre pattes sur la mollesse d’un tapis quatre étoiles !

GISÈLE (dure) — Ton petit frémissement circulatoire.

FABRICE (dur) — Nous ne nous aimions pas. Nous préférions les voyages. (professoral) Je l’ai dit à ta fille : les voyages, d’accord, mais nous devons en parler d’abord. Notre expérience...

GISÈLE — Nos futilités.

FABRICE — La complexité de notre richesse résiduelle. Je lui en ai donné une idée en trois mots.

GISÈLE — J’imagine les mots.

FABRICE — Je ne me souviens pas des mots...

GISÈLE — Trois...

FABRICE — Mais sa réduction au silence m’a...

GISÈLE — ... donné du plaisir.

FABRICE — Exactement. (la rue) Quelle animation ! Il en est le centre et la périphérie. Ombre et lumière, cet homme venu d’on ne sait où.

GISÈLE — C’est son père qui venait d’on ne savait où. Sa mère...

FABRICE — J’oubliais ces détails d’une vie qui sut être la tienne dans les meilleurs moments de sa croissance.

GISÈLE — (Ode aux autres)

L’odeur d’un homme

qui a l’air d’un arbre

au bord du chemin

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

L’herbe du talus

glisse sur moi

comme si je commençais

à ne plus exister

que pour devenir

l’explication la plus probable

de cet instant

de bonheur

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

avec les hommes

qui conquièrent

inutilement

la perspective

Après l’herbe la terre

que la pluie

vient de trouer

Les mottes

entre les pattes des insectes

Et la fleur des racines

couchée d’ombre

et de réminiscences

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

J’aimais ce sommeil

comme on préfère

mourir

sans le savoir

Les autres ne posaient pas de questions

pas le temps

pas le temps

ou bien ce n’est pas l’heure

c’est la distance

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

L’arbre est un cerisier

en fleur

ou un châtaignier

à l’automne

ou encore le frêne

aux suées rouges

Les autres ne se retournaient pas

Ils bavardaient entre eux

et leurs conversations

ne me concernaient plus

Dans les branches

des peuples me guettaient

et je m’endormais

pour ne pas avoir

à m’expliquer

On n’explique rien

à ces rencontres

parallèles

des lendemains de fête

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

et je ne dors pas

pour rien

Quand ils viendront me chercher

ils me croiront morte

comme meurent les fleurs

arrachées pour un bouquet

et oubliées pour d’autres raisons

que je n’ai plus le temps

de donner à mon bonheur

Ils m’ajouteront aux détails

de leur aventure quotidienne

sans un regard pour l’arbre

sans se douter qu’un arbre

peut m’éloigner d’eux

comme l’horizon

les disperse

ou les dilue

je ne sais pas

je n’ai pas bien vu

je dormais presque

Les autres m’accompagnent

ou je suis leur fardeau

ou simplement une de plus

à ajouter aux travers

de l’existence

J’épouserai le châtelain

ou le notaire

rien n’est encore décidé

Les radiographies sont pleines d’espoir

Je peux enfanter

Je peux donner

On pourra me prendre

et me multiplier

comme le pain

des bouches

Les autres suivent les autres

Les autres sont devant

La vie est une vitre

qu’on brise

pour les appeler

— et pour expliquer le bris de la vitre

il ne reste plus

qu’à donner

le spectacle de son angoisse

avec des mots choisis

à fleur de leur langue

vernaculaire

L’odeur d’un homme

que je n’avais pas vu

changeait mes chemins

(un éclair dans le ciel)

FABRICE — Un éclair de chaleur ! (il tombe. Entrent les Érinyes.)

 

 

 

Scène VI

Gisèle, les Érinyes

 

ÉRINYE I — Bienveillantes, c’est fait. (elle se penche. On entend le grondement) Il regarde le ciel d’un air étonné.

GISÈLE — De l’orage ! En août ? Que vois-tu exactement ?

ÉRINYE II — Nous pouvons nous en aller.

ÉRINYE III — Ne doit-elle pas mourir elle aussi ?

ÉRINYE I — Il prononce les dernières paroles, seul dans le gazon. La terre est molle à cet endroit, bien irriguée. Mais la colonne ne résiste pas à une pareille chute.

ÉRINYE III — Je t’ai demandé, Bienveillante...

ÉRINYE II — Laisse-la ! Elle mesure la croissance du désir chez l’homme en proie à la fragmentation de son intégrité, de ce qu’il croyait être son intégrité.

ÉRINYE I — Ils y croient toute la vie. (main en porte-voix, vers le bas) Il est long, ce dernier soupir !

ÉRINYE III — Que dit-il ?

ÉRINYE I — Il l’appelle. La voix est tellement faible qu’il a conscience qu’elle ne l’entendra pas.

ÉRINYE III — Pauvre homme ! Jouet du temps, rien de plus.

ÉRINYE I — Et du hasard.

ÉRINYE II — C’était prévu mais avec une certaine dose de hasard, reconnaissons-le.

ÉRINYE I — Nous n’avons plus de prises sur ce monde. Nous obéissons à d’autres lois dont la clarté n’éclaire pas encore les textes qu’on inspire.

ÉRINYE III — Qui sommes-nous si nous avons changé ?

ÉRINYE II — Question aux murs qui nous entourent. Ne posez pas vos questions aux miroirs. Cachez vos yeux dans les draps.

GISÈLE — Tu ne réponds plus ?

ÉRINYE I — Il est seulement blessé. Avec un peu de chance, il survivra. Les conséquences d’une fracture de la colonne vertébrale sont imprévisibles dans les cinq premières minutes.

ÉRINYE II — Je ne sens pas l’écoulement de la moelle.

GISÈLE — C’est mon Ode aux autres qui te donne à réfléchir ?

ÉRINYE I — Je n’ai jamais supporté les femmes qui se prélassent dans un lit. Ce n’est pas l’endroit de la paresse !

ÉRINYE II — Celle-ci n’a pas choisi.

ÉRINYE I — Qu’elle choisisse le fauteuil ! Qu’elle prenne l’air !

ÉRINYE III — Inspire-lui l’air, o Bienveillante.

GISÈLE — Je veux me lever [...] Fabrice ? [...] Tu n’es pas drôle [...] Ces terrasses qui communiquent ! [...] Je ne peux pas me lever toute seule. Tu me contrains à cet aveu une fois par jour. C’est fait. Maintenant, aide-moi [...] Fabrice ? Ce n’est pas le moment. Je te promets de ne pas regarder dans la rue [...] Fabrice ?

ÉRINYE I — Aidons-la ! (elles se transforment en femmes de chambre)

GISÈLE (sucrée) — Oh ! Vous êtes si gentilles ! Il est donc sorti ?

ÉRINYE II — Si on veut. Oh ! Le fauteuil est plié !

GISÈLE (amusée) — Écartez les accoudoirs, d’un coup.

ÉRINYE II — Facile à dire !

ÉRINYE I — La réalité te donne le vertige à ce point ?

ÉRINYE II — Nous n’en avons pas une habitude tellement profonde, de la réalité ! Elle a dit : écartez.

ÉRINYE III — Les accoudoirs. À deux, peut-être.

ÉRINYE II — Si nous n’agissons plus ensemble, nous n’agissons pas.

ÉRINYE III — À trois alors !

GISÈLE (amusée) — Quel étrange dialogue ! Vous êtes maladroites !

ÉRINYE I — Nous n’avons pas l’habitude de servir.

GISÈLE — Il faut avoir servi pour servir, en effet. Le sang est d’une importance capitale pour la domesticité. Mon père nous enseignait la vérification systématique des curriculum vitae.

ÉRINYE II — Elle parle latin maintenant.

ÉRINYE III — Une langue que nous ne maîtrisons pas aussi facilement que celles que nous imitons quand est venu notre tour d’agir.

ÉRINYE I — D’être là plutôt. Je crois que nous avons réussi.

ÉRINYE III — Cela ressemble-t-il à un fauteuil, Madame ?

GISÈLE (légèrement outrée) — On ne vous demande pas ce genre de chose ! Couvrez mes jambes, je vous prie.

ÉRINYE I — Faisons ce qu’elle dit.

ÉRINYE III (à Gisèle) — Il s’en sortira.

ÉRINYE II — Nous sommes venues avec de mauvais renseignements.

ÉRINYE I — La porte à côté, peut-être. Quel est le numéro de cette chambre ?

GISÈLE — Vous ne connaissez pas l’étage ?

ÉRINYE I (imitant) — Nous ne connaissons pas l’étage !

ÉRINYE II — Chut ! Tu es folle. On va finir par se faire remarquer.

GISÈLE — C’est lui qui vous envoie. Vous êtes bien jolies. Il choisit avec une élégance ! (elles tirent le drap) Je suis indécente !

ÉRINYE I — Mais vous n’avez pas froid.

ÉRINYE II — Nous ne savons que faire.

GISÈLE (amusée tout de même) — Vous êtes un peu impertinentes, mes filles. Fermez bien ma chemise et donnez-moi un livre.

ÉRINYE III — Quel livre ? Il y a quatre livres.

GISÈLE — Celui qui est marqué !

ÉRINYE I (rapide) — Par une feuille séchée de ce chêne que je vous ai montré dans le parc...

GISÈLE (étonnée) — Comment savez vous ?... Oui, confidences sur l’oreiller. Je ne m’étonne plus de rien.

ÉRINYE III (amusée) — Il vaut mieux !

ÉRINYE II — Le pot est vide.

GISÈLE — Je vous en prie : n’évoquez pas ces détails devant moi.

ÉRINYE I — C’est ça : vidons et n’évoquons pas.

ÉRINYE III — Il est déjà vide !

ÉRINYE II (hilare) — Alors n’évoquons pas !

ÉRINYE I — Bienveillantes, nous nous égarons.

GISÈLE (manipulée) — Oh ! Mes fesses ! Mes genoux ! La douleur s’installe dans les membres fantômes !

ÉRINYE III — Pauvre femme !

GISÈLE — Je ne vous ai pas demandé de me plaindre !

ÉRINYE III — Ce que j’en disais...

GISÈLE — Il le sait, que je déteste la compassion.

ÉRINYE II — Pas de pitié pour soi-même ! C’est la règle.

GISÈLE — Vous êtes idiotes !

ÉRINYE I — Aïe ! Une insulte.

ÉRINYE III (consultant sa montre) — Il a dû passer.

ÉRINYE I — Finissons-en avec cette éclopée !

GISÈLE — Éclopée !

ÉRINYE III (poussant le fauteuil) — Roulez jeunesse !

GISÈLE — Vous êtes folles !

ÉRINYE I (regardant en bas) — Il ne bouge plus. Sa chute est passée inaperçue. Attendons le premier témoin.

ÉRINYE II — S’il s’arrête.

GISÈLE — Sa chute ? Fabrice ?

ÉRINYE I — De qui s’agirait-il ? Qui tombe quand c’est le moment de tomber ?

ÉRINYE II — Fabrice de Vermort, comte de Castelpu.

GISÈLE (effrayée) — Que se passe-t-il ?

ÉRINYE I — Il ne se passe jamais rien. Il s’est passé quelque chose et on n’y peut plus rien. Quant à ce qui va se passer, il faut le savoir pour en dire quelque chose.

ÉRINYE II — Elle veut dire que nous le savons.

GISÈLE — Je vous reconnais ! Vous jouiez ce soir avec...

ÉRINYE I — Le petit amant de quinze ans. Il n’y a vu que du feu.

ÉRINYE II — Son expérience de la scène est si sommaire qu’il ne distingue pas les vraies des fausses.

GISÈLE — Les vraies des fausses ? Je vous prie de cesser ce petit jeu.

ÉRINYE I — Non ! Cette fois, le jeu en vaut la chandelle. Nous avons agi dans une parfaite unité toutes les trois.

ÉRINYE III — On peut le dire !

ÉRINYE II —

Ne cachons rien maintenant

mais ne soulevons pas le voile

à la place de ceux qui restent

Personne n’arrive, personne

ne sait ce qui est caché

Il n’est pas encore temps

d’en parler et de savoir

ce qui va arriver

à ceux qui restent

à ceux qui existeront demain

ÉRINYE I —

Tu déchireras le voile

à la seconde précise

du bonheur

et le temps annoncera

la pluie

plutôt que le lendemain

la venue

d’un cousin

plutôt que le nombre

d’enfants

à concevoir

ÉRINYE III —

L’air est si léger

quand le vent s’arrête

comme s’il avait commencé

et que la pluie

n’avait existé

que dans la tourmente

ÉRINYE I —

Nous ne cacherons rien

mais nous n’aurons pas la parole

Les petits morts

de la journée qui court

au rythme des horloges

bouchent les petits trous

de la leçon d’histoire

où les vierges sont reines

et les rois géographes

Nous ne cacherons rien

à l’oreille, aux deux yeux

Mais vous ne verrez pas

Mais vous n’entendrez pas

Vous aurez la peau dure

et le nez insensible

à l’odeur de vos morts

Il y aura la langue

Pas d’hommes sans la langue

et pas de langue sans la femme

Mais la langue est obscure

Les chansons trop légères

et les enfants pas assez verts

pour mûrir d’expérience

comme les fruits des bois

qui jalousent l’oiseau

la possibilité

le moment favorable

la machine parfaite

et le plan de voyage

ce tracé de l’aubaine

tous les coups de crayon

de la pratique et de l’attente

ÉRINYE III (regardant la rue) — Le témoin !

ÉRINYE I — Il était temps ! Voyons !

ÉRINYE II — C’est bien lui !

ÉRINYE III — Nous en avons fini, Alecta !

ÉRINYE I — Pas si vite, les filles !

GISÈLE — Jolies petites comédiennes, vous vous donnez beaucoup de mal. Le spectacle de vos frimousses ne trompe personne mais le temps prend un autre temps quand vous agissez ainsi sur l’espace. Laissez-moi maintenant. Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous.

ÉRINYE III — Elle n’a rien compris, Alecta.

ÉRINYE II — Elle ne comprendra jamais. Esprit trop étroit, vicié depuis la première enfance, j’ai vérifié.

ÉRINYE I — Il monte ! Il a compris. Attendons.

ÉRINYE II et III — Nous voici de nouveau où nous devons demeurer. Nos yeux ne changent pas le temps mais la goutte de sang qui nous anime nous rapproche de l’homme et de sa femme. Attendons comme si rien ne se passait. (entre Omero)

 

Scène VII

Gisèle, les Érinyes, Omero

 

OMERO — Ma pauvre Gisèle !

GISÈLE — Pauvre ! (aux servantes) Laissez-nous, vous dis-je ! Je vous remercie.

OMERO — Je t’en prie, cesse de jouer avec ces transparences que personne ne trouve drôles ! Fabrice s’est cassé le cou.

GISÈLE — Pauvre ? Explique-toi ! (aux servantes) Sortez, vous dis-je ! (doucement) Mais vous écoutez !

OMERO — Gisèle ! Ce n’est vraiment pas le moment. Ils vont poser des questions. (à l’invisible) Sortez ! Qui que vous soyez.

GISÈLE — Tu me plains maintenant ? Nous avions convenu...

OMERO (rapide) — Le moment est mal choisi pour une mise au point. Fabrice est couché dans l’herbe, nuque brisée.

ÉRINYE III — La nuque, vous voyez, Alecta ! Il n’en a plus pour longtemps.

ÉRINYE I — Ce n’est plus notre affaire. Néron est vengé et la petite Aliz va se sentir beaucoup mieux à partir de demain.

ÉRINYE II — Sans Papa et sans Maman ?

OMERO — Tu as tellement l’air d’écouter ces personnages ! Mais je t’assure, mon amour, que ce n’est pas le moment. Ils voudront savoir ce qui s’est passé.

ÉRINYE I — Il est tombé.

GISÈLE — Il est tombé.

OMERO — Oui, mais dans quelles circonstances ? C’est ce qu’ils voudront savoir. Ils ne croiront pas facilement à un accident, encore moins à un suicide. Nous avons encore cinq minutes !

ÉRINYE I — Trois !

GISÈLE — Trois minutes. Pas plus. Je n’avais pas pensé à une chute. Je n’avais envisagé que la maladie. Tu imagines ?

OMERO — J’ai appelé une ambulance.

ÉRINYE II — Il se met à l’abri des foudres.

ÉRINYE I — Croit-il.

GISÈLE — Tu as d’abord pensé à toi, comme d’habitude. Que vais-je devenir ? Est-il mort ? Je ne suis pas morte, moi, dans l’accident qu’il a provoqué par orgueil.

ÉRINYE III (regardant dans la rue) — Elle a raison. Il n’est pas mort. Il parle à un garde civil. Je ne suis pas jalouse mais je voudrais bien savoir ce qu’il lui dit que l’autre écoute comme s’il n’y avait pas urgence. L’ambulance n’arrivera pas avant dix minutes.

GISÈLE — Dix minutes pour mourir. C’est ce que me donnait le pompier. Les étincelles envahissaient la nuit.

OMERO (impatient) — Que vas-tu leur dire ? Il est tombé ?

GISÈLE (aux Érinyes) — Il est tombé ?

LES ÉRINYES — Personne ne l’a poussé mais tout l’indique.

GISÈLE — Vous êtes de jolies petites tragédiennes maintenant. Mais je ne souffre plus. Qu’ils viennent ! Je les recevrais dans mon accoutrement de cul-de-jatte ! Admirez !

OMERO — Gisèle ! Vous ne voulez donc pas vous sauver ?

LES ÉRINYES — De quoi se sauve-t-il, lui ?

GISÈLE — Tu l’as poussé ? J’étais dans mon lit quand c’est arrivé. Elles en témoigneront.

OMERO — Elles ?

LES ÉRINYES (apparaissant à ses yeux) — Nous !

OMERO — Faiseuses de lits ! Je vous reconnais !

GISÈLE — Qui sont-elles si leur réalité ne te tourmente plus au point de ne pas les voir comme je les vois ?

OMERO — Qui croira des comédiennes en costume de servante ? Je t’assure que le moment est mal choisi pour la plaisanterie.

LES ÉRINYES — Plaisanterie ? La mort ? La vengeance ? La folie incurable ? Le point de non-retour ?

OMERO — Qui vous croira, petites folles ?

 

 

Scène VIII

Les mêmes, Ramírez

 

RAMIREZ (entrant) — Je les crois, moi, si elles le disent. (s’approchant d’Omero) Le garrot !

LES ÉRINYES — Il savait que ça arriverait un jour.

RAMIREZ (triomphant) — Je le savais. Encore que monsieur le Juge est souvent en désaccord avec mes thèses qu’il juge trop sommaires. Mais cette fois...

LES ÉRINYES — ... monsieur le Juge ne prendra pas le temps.

RAMIREZ (à Omero) — Expliquez-vous !

OMERO (insolent) — Honneur aux dames !

RAMIREZ — Vous ne sortirez pas d’ici avant de vous être expliqué.

OMERO — Vous êtes le seul à savoir ce qu’il vous a dit avant de mourir.

RAMIREZ — Il n’est pas mort. Il pourra répéter ce qu’il m’a dit croyant en effet qu’il n’en avait plus pour longtemps.

LES ÉRINYES — Il a dit (jouant) : O — ME — RO ! (elles rient)

 

Scène IX

Les mêmes, Aliz, le jeune homme

 

ALIZ (entrant avec le jeune homme) — Maman ! Je ne veux pas y croire ! Il est là, il ne bouge plus, il me regarde, il veut me dire quelque chose et...

LE JEUNE HOMME (affecté) — Elle n’a pas pu. Il n’exigeait rien d’elle.

RAMIREZ (à la terrasse) — Que personne ne l’approche ! Et deux hommes dans l’ambulance !

VOIX D’EN BAS (exaspérée) — Nous sommes deux, Chef !

RAMIREZ (très haut) — Faites ce que je vous dis, nom de Dieu !

LES ÉRINYES — Encore deux minutes. Peut-être plus si nous avons de la chance. Nous n’avons jamais eu de chance mais tout s’est toujours accompli.

GISÈLE (lasse) — Mes petites comédiennes, cessez de jouer. Viens, Aliz, sur mon cœur !

RAMIREZ (aux Érinyes) — Et donc, il l’a poussé ?

LES ÉRINYES (timides) — Oui, monsieur le Chef, poussé, comme ça...

OMERO — C’est une farce !

GISÈLE — Tu ne dormais pas quand c’est arrivé !

LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Allez, les filles, on rentre.

RAMIREZ (péremptoire) — Le témoignage d’abord ! (à la terrasse) Montez-moi mon carnet !

VOIX D’EN BAS (même jeu) — Nous sommes deux, Chef !

RAMIREZ — Le carnet, nom de Dieu !

LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Concertons-nous.

RAMIREZ — Pas question ! Sortez, jeune homme, mais pas plus loin que le couloir.

 

Scène X

Les mêmes, Garde civil

 

GARDE CIVIL (essoufflé) — On s’y presse, Chef ! Un monde fou !

RAMIREZ — On ne fait pas évacuer les témoins de notre probité. Avez-vous le carnet ?

GARDE CIVIL — Chef ! Nous sommes deux !

OMERO — Et puis vous serez seuls quand l’ambulance...

RAMIREZ (fort) — Chacun à sa place ! Vous, dans le couloir et ne fermez pas la porte entièrement ! Vous, préparez-vous à déposer et vous, à répondre à leur témoignage ! Madame voudra bien se retirer dans sa chambre ? Jeune homme ?

LE JEUNE HOMME (inquiet comme un étranger) — Oui, cheu... ché...

OMERO — Pas facile de jouer en présence du pivot de la réalité sociale !

RAMIREZ (au jeune homme) — Vous connaissez ces jeunes dames ?

LE JEUNE HOMME (se reprenant) — Je les emploie, monsieur.

OMERO (à la foule du couloir. On aperçoit Ochoa et l’Auteur) — Ne frémissez pas quand il fera son entrée ! (à Rámirez) Vous ne savez pas, Chef, comment on rate ses effets à cause d’un frémissement imprévu. (à tous) Il faudra bien qu’il arrive par le couloir ! Ils frémiront en se demandant ce qui va se passer et nous serons avertis trop tôt du coup de théâtre. Cette foule du couloir, Chef, va tout gâcher.

ALIZ (en larmes) — C’est trop horrible ! Ses derniers mots !

GISÈLE — Là, sur mon cœur, abandonne-toi.

LES ÉRINYES — Revenons à nos moutons !

RAMIREZ (commence à se perdre) — Moutons ?

OMERO — Rien à voir avec moi ! Il s’agit de monsieur le Comte.

RAMIREZ (à la terrasse) — Est-il mort ?

VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !

RAMIREZ (au garde civil) — Il n’a jamais vu un mort. Vous en avez vu, vous ?

GARDE CIVIL — Deux, Chef. Une grand-mère mangée par son chat et un cycliste aplati par un camion.

RAMIREZ (à la terrasse) — Vous voyez venir l’ambulance ?

VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !

OMERO — Voulez-vous que j’aille achever mon œuvre, Chef ?

RAMIREZ — C’est bien le moment de badiner ! (menaçant) Le garrot !

OMERO (grimace) — Vous êtes authentique, Chef, comme les plus grands.

RAMIREZ — Vous ne vous moquerez pas longtemps de moi, Pasteur !

GARDE CIVIL — Vous ne savez pas par quel bout commencer, Chef, comme d’habitude. Si nous étions plus nombreux...

RAMIREZ — Monsieur le Juge ne se dérangera pas si nous n’apportons pas un début de preuve.

GARDE CIVIL — Le témoignage de ces cocottes ne vaudra pas tripette à ses yeux, croyez-en mon expérience, Chef. Du temps de votre prédécesseur, on laissait le temps agir à la place de ces oiseaux de malheurs qui ont tout vu, tout entendu et même tout prévu.

RAMIREZ (à la terrasse) — Et l’ambulance ?

VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !

GARDE CIVIL — Même question, même réponse. Je l’aurais su, moi. Mais ils préfèrent toujours les études à l’expérience du terrain, en haut. Et nous revoilà dans une situation qu’on aurait mieux fait d’éviter. Les excuses ne manquent pas quand on sait ce qu’on veut.

LES ÉRINYES — Nous souhaitions une fin tragique ! On nous donne de la farce ! Qui s’est moqué de nous, en haut ?

(tout s’éteint)

GISÈLE crie dans le faisceau de lumière.

 

Rideau de fin

 

CHANSON DE LORENZO

 

Chant premier

Marro y yo

 

Marro est comme moi

Tous les sangs coulent dans ses veines phénicien grec berbère peut-être même arabe celte germain

Ce qui compte c'est son esthétique

Il est haut sur pattes comme un lévrier

Il a le museau court des canines apparentes qui l'abêtissent un peu il faut le dire

Les oreilles sont celles d'une bergère allemande qui a rôdé par ici il y a cinq ou six ans

Mais surtout Marro est silencieux

Et ce silence est une menace

Il n'aime pas les caresses comme si sa peau ne supportait aucun contact charnel

Il regarde toujours la main tendue et il fait un écart : d'où son nom

Le nom que je lui ai donné pour la traque

Il y a toujours une raison de sortir dans la nuit et de courir dans la montagne pour traquer des ombres de gibier

Là-haut sur la crête en forme de couronne on s'assoit sur notre cul nu tournant le dos à la Sierra Nevada et perdant nos regards sur la mer d'argent qui monte dans la nuit

Entre deux tours de guet carrées et immuables la mer n'arrête pas de monter dans le ciel noir et vers la lune négligeant les lampes à carbure qui la bordent et le phare qui la découpe en morceaux inutiles chaque fois qu'il vient y compléter sa géométrie circulaire

Le thym est moite à peine respirable

C'est plutôt l'odeur de la terre qu'on respire assis au milieu d'un cercle de silence souterrain de prudence relative qui accepte cette intranquillité nos culs nus de traqueurs posés comme des fruits au bord de la terre qui retient sa vie pour ne pas la perdre

Moi c'est les yeux et la surface de ma musculature sous la peau

Marro lui renifle et écoute nu et entier attentif à ce qui se passe dans notre dos les yeux pleins des reflets de la mer lunatique qui le chagrine un peu

Mais il n'émet aucun bruit

Il imite mon silence par obéissance sans doute peut-être pour une autre raison qui échappe à ma mentalité d'homme-femme de traqueur nu ou bien même de poète-chien qui est l'imitation de mon silence dénonçant ma fragilité mon instabilité de point tendu entre ce que je suis et ce que je ne serai jamais

Marro n'a pas cette élasticité de construction éphémère dans les sables mouvants de ce qui reste de l'Histoire

Marro est un mélange et sa nudité n'explique rien

Son esprit de chien est sans cesse tourné vers l'espace qui échappe à sa vue et que ses autres sens tentent de deviner de définir localisant les inquiétudes identifiant les anormalités simplifiant son rapport à l'espace en soumettant ses yeux au vide qu'il lui impose

Ce qu'il mélange c'est toujours de l'espace

Il est arrêté dans un présent qui est né avec lui et qui mourra avec lui

Il n'est qu'un segment de figure absurde à cause de son incapacité à évoquer le passé ou à trancher dans le futur les coupes sombres et amères de l'approche de la mort

Dans la même nudité de bête qui cherche à tuer l'autre je trace le cercle au-delà duquel je n'existe plus où ce n'est plus moi où l'autre commence et s'approche où finit la bête

Cette queue sexuelle qui est le centre où convergent toutes les données de notre géométrie dans notre main caressante ou entourée de vent et d'herbe c'est la même queue la même pensée attentive et inquiète la même histoire d'amour le même besoin de résister à ce qui s'oppose à la vie prenant violemment les devants sur les apparences de menaces avec ou sans loi mais dans la même foi qui n'explique rien présente négatrice du passé si la mémoire existe et porteuse d'un futur qui n'est pas le nôtre

Au bord de la terre à pic touchant presque le disque blanc de la mer qui mange son ciel le nez excité par les odeurs de l'herbe multiple croisant des bruits qui n'appartiennent plus au corps qui s'en détachent et renaissent de toucher le silence la surface musculaire en extase devant ce qui paraît beau maintenant

Je suis comme Marro : toutes les idées viennent buter sur ma présence momentanée peu fiable et fragile

Mais moi je suis capable d'en retenir une de l'associer à ma nudité de la faire entrer dans le plaisir qui ne peut pas en être la simple ponctuation

Et nous sommes seuls au présent dupes de la mémoire qui est collective et détestable et par dessus tout rêveurs impénitents du futur qui ne s'actualise pas malgré tous nos efforts

La queue insensible maintenant tandis que des fourmis se préoccupent d'en récolter la baveuse semence c'est au sommeil que je pense me poussant dans l'oubli de moi-même priant pour que le rêve ne me ramène pas à la vie

Je songe déjà au réveil

C'est le but de ma nuit

Un réveil de mon corps et la bouche tout entière de John autour de mon existence sexuelle chassant la moindre pensée qui recule devant l'amour pour lui laisser toute la place

Mais cette nuit-là je me suis réveillé à cause d'un mauvais rêve où c'est une femme qui fait de moi une femme et j'ai retenu le cri auquel mon esprit venait de penser comme à la meilleure manière d'oublier l'angoisse naissante

J'ai touché John du bout des doigts à l'épaule je crois ce qui l'a fait grogner

Il avait d'autres rêves sans doute et pas l'intention de s'en sortir

Plutôt s'y accrocher que de revenir d'un coup à la triste réalité que mes subtilités amoureuses ne suffisent pas à rendre moins triste

J'ai attendu un moment non pas pour oublier puisque ça n'avait plus d'importance mais pour ne pas entrer encore dans ce sommeil inutile

Mon corps s'est couvert de sueur mais je n'ai pas osé mettre en marche le ventilateur qui irrite tant l'écrivain américain

Allez donc savoir pourquoi c'est l'air en mouvement qui abuse de sa patience ! Alors je regarde par la fenêtre

Je peux voir le mur blanc éclairé par le reflet de la mer et le balcon où Pablo fumait le cigare en attendant de trouver le sommeil reluquant chaque fois de notre côté d'où je lui faisais parvenir mes petits cris de douleurs anodines

Le figuier est une ombre parfaitement noire mêlée au barreaudage du balcon qui tourne à angle droit et se fond dans un mélange de verre et de feuilles où arrive une lueur celle du salon toujours éclairé par en haut et dans un angle qui ne touche que sa proximité immédiate

De temps en temps c'est Marro qui traverse les géraniums cherchant je ne sais pas quoi et ne trouvant rien sans doute froissant le végétal comme un danseur isolé touche des tutus en passant

De la montagne je ne vois qu'un triangle noir transparent délimité par un angle de la fenêtre et par la pente qui découpe sa droite dans le ciel noir et lumineux

Je ne peux m'empêcher de chercher à deviner la présence du Français pour me l'approprier bien sûr

On l'a attendu tard dans la nuit

Sa femme dort peut-être maintenant

Elle se fiche sans doute de savoir ce que fabrique son mari que la nuit a mélangé à la montagne en peintre soucieux de bien faire

Même elle a haussé les épaules

La garce s'est enfermée dans sa chambre et n'a pas voulu m'ouvrir sa porte

J'ai essayé la treille de vigne la gouttière même la pierre nue mais je n'ai pas réussi à m'élever d'un mètre

Elle a ouvert la fenêtre et fermé les volets sur lesquels j'ai jeté des cailloux jusqu'à épuisement

Ne pouvant plus surprendre sa nudité de salope j'ai regardé la montagne j'ai sali mes yeux en pensant que je pourrais le retrouver

Avec l'aide de Marro bien sûr

Mais pour en faire quoi ? Aux yeux de la police ce n'est qu'un témoin encore qu'il ne sait rien du meurtre lui-même

Il sait pas mal de choses au sujet de sa femme et son témoignage peut entrer comme terme dans le calcul des circonstances

Qu'est-ce qu'il peut bien espérer de cette fugue d'oiseau pas trop loin de sa cage ? Un moment de solitude nécessaire pour dénouer les nerfs qui l'empêchent d'agir normalement

Il n'est pas assez fou pour chercher à se faire oublier

Que trouverait-il dans l'oubli ? Les odorantes traces de la mémoire tuée dans le dos ? En tout cas la cage est encore ouverte

Il peut rentrer quand il veut

Il ne doit d'explication à personne et surtout pas répondre aux fables que l'écrivain américain est en train de composer à partir de rien d'ailleurs

Il peut rentrer ouvrir la porte de sa chambre avec la clé qui ne l'a pas quitté la réveiller d'un coup et se mettre à lui parler de ce qu'il vient de bien réfléchir

Mais n'en rajoutons pas

Ce n'est pas moi qui écris

Enfin pas ce genre de choses

Je peux tout juste trouver la force de détailler ombre après ombre le triangle de montagne que la fenêtre décrit avec cette netteté qui est celle des œuvres accrochables

À quoi cela peut-il bien me servir de chercher à y deviner sa posture ou sa grimace ou son regard cassé par l'agrandissement de l'espace provoqué par la nuit

Le jour n'a pas cette infinité

Courant dans les épines en plein soleil il mesurait la portée de sa fuite

Maintenant il rejoint sa lâcheté il retrouve son exacte dimension dans un univers qui justement et parce qu'il faut bien expliquer celle-ci n'en a pas

Il s'accroupit il tente de rejoindre ses bouts d'homme fatigué de les mettre en communication d'énergie tandis qu'à l'intérieur une entropique démangeaison le fait crever doucement

Je peux me l'imaginer sans le voir comme si c'était moi-même mal à l'aise dans les claquettes humides et dans l'insuffisance de chemise genoux pliés avec la peau devenue noire méconnaissable douloureuse à peine à soi se mélangeant au vecteur infini de la nuit où rien ne bouge pourtant

Il voudrait entendre au moins un bruit

Venant de là d'où il vient il ne peut pas savoir que c'est impossible

Il fait partie du silence ou il lui appartient

Il n'y a que le vent pour ignorer la présence de l'homme dans la nature

Mais le vent n'est qu'un effet du souffle total il ne vit pas ce qu'il vit il peut approcher la mort soulever la puanteur ratiboiser les narines de celui qui ne la craint pas

Le Français ne sait rien de tout ça

Ce n'est pas un traqueur

C'est une proie

John a raison sur ce point-là

Le traqueur c'est ma nudité calculée

Je caresse ma queue en pensant cela

Je cherche le plaisir parce que je viens de deviner le désir exact

Ma queue d'homme au parfum de femme est le témoin de ma virilité crucifiée

Mes yeux s'exercent encore dans le triangle

J'ai envie

J'ai envie de traquer

J'ai envie de ma nudité pour couper la nuit en deux pour la partager avec le soleil futur

J'ai envie d'aller au bout d'une idée qui rassemble l'implexe dont je ne suis pas responsable après tout

Je me lève prudemment afin de ne pas réveiller l'écrivain américain qui ne comprendrait pas

Il comprend que je sois son mignon

Il comprend la démesure de mon sexe et s'en étonne toutefois

Mais il est loin d'écrire ce que j'écrirais si je savais ce que les mots veulent dire quand on les touche pour la première fois

Sa folie n'est qu'un calcul un aboutissement un point de convergence

Moi je suis fou par le silence que mon corps m'impose : cela ne se voit pas

J'ai trop de charme

Et je sais toujours ce que je veux : ma bite en est le témoin démesuré viril obsédant désirable et peut-être même inévitable

Je sors de la chambre sur la pointe des pieds un peu amusé par ma bite qui sort de moi comme un corps étranger et je traverse le corridor jusqu'à la petite cheminée d'angle au-dessus de laquelle est accroché le fusil de Pablo

Je regarde un moment le trait de lumière sur le canon je devine le velouté de la crosse l'éphémère froideur de la détente je pense à ce que je vais faire que j'ai peut-être déjà fait que je recommencerai avec le même oubli et la même envie de tout refaire depuis le début

Il est à peine froid dans mon dos

Le bois et l'acier n'ont pas la même température

La bandoulière a la température de mon corps

Je descends l'escalier et entre dans la lumière d'automne du salon de réception

Un moment d'arrêt devant le vitrail : les deux barlotières verticales rejoignent l'abstraction des reflets et des coupures de plomb noir

A cette distance un peu de côté par rapport à l'axe de symétrie l'enlevé qui rature le visage de la jeune bergère est la seule couleur visible

Le reste est noir désespérément noir plus rien n'existe ni du dieu nu ni de la commère qui épie la scène cachée derrière la margelle d'un puits ni le panier de fruits sur la margelle ni le chien qui est l'antithèse de Marro normalement blanc opaque avec un collier d'or par quoi son maître le dieu nu l'empêche d'attaquer la jeune bergère au regard terrifié

On ne voit pas non plus le barbouillage qui sert de ciel et de forêt avec un soleil rond et stupide et un nain triangulaire entre deux troncs d'arbre qu'il semble écarter l'un de l'autre pour regarder lui aussi

Nain-colosse arbres élastiques soleil de drapeau ciel de grisaille et d'ombre

Le sexe du dieu nu est caché par la tête penchée de la jeune bergère qui dans cette position dévoile un sein nettement insuffisant

Petit sein de fillette le mollet nu entrant dans l'herbe ou dans l'eau d'une mare impossible de le savoir même en pleine lumière bras qui descend selon la même oblique qui est le signe de la négation profil en forme de Z si l'on tient compte de la couche car la fille est assise sur un drap blanc comme neige devenu noir par la magie de la nuit

Je me suis toujours imaginé qu'elle était en train de préférer l'amour du dieu à la morsure du chien

M'imaginant encore que ce n'était pas la première fois

Que cette fois-ci elle avait amené un drap qui lui avait cruellement manqué la première fois

Et le dieu amenait toujours le chien de peur que la fille le voyant nu comme un homme ne se refuse à son seul désir de la posséder jusqu'à ce qu'elle soit trop vieille pour être possédée de cette façon

Le dieu n'était pas un dieu sûr de lui

Il avait besoin d'un chien pour exercer son pouvoir sur les filles des hommes

C'était un chien qu'un homme aurait pu posséder avec la même autorité sur les filles

Le chien était le véritable sujet de ce vitrail

Mais la fille était terriblement érotique et le dieu nu n'inspirait rien d'autre que cette possession et on n'arrivait pas à comprendre la scène dans sa totalité à cause de la commère du nain du soleil des arbres du puits du nombre de relations qu'on ne parvenait pas à chiffrer ni à retenir toutes ensemble

Alors on se laissait captiver par la fille on l'imaginait couchée nue et couverte par ce dieu déjà nu et toujours là à la même heure ponctuel identique inchangé plutôt

Mais la nuit on n'avait pas besoin de se faire du souci pour aller au fond du vitrail y chercher des significations inoubliables et bénéfiques

La nuit le vitrail était devenu complètement abstrait un peu géométrique à cause des barlotières inquiétant parce qu'il perçait un mur sans intérêt avec l'enlevé (ou la brisure) qui flottait en couleur dans un espace de plomb et de grisaille qui niait la couleur

Il fallait simplement s'arrêter regarder et passer son chemin en continuant de s'étonner de ce que peut devenir un vitrail quand c'est la nuit qui commande à l'esprit

Ou alors si on le connaissait très bien pour l'avoir souvent regardé sans tricherie et en parfait connaisseur sans chercher à en changer l'étonnante maturité on pouvait très bien en pleine nuit se remettre à penser au chien ou à la pornographie ou à tout autre thème qui paraissait réflexion faite être le véritable sujet de cet objet sans verbe

Le chien caricatural et complexe était entré en relation avec ma recherche

C'était un ex-voto accroché au mur de mon temple personnel et je regrettais de ne pas pouvoir le regarder à ce moment précis de mon existence

Je me suis arrêté devant ce maudit vitrail

Je ne pouvais pas ne pas en parler

Il fallait que je dise qu'à ce moment-là tandis que je descendais la pente nu et armé du fusil de Pablo j'avais trouvé le vitrail pour m'empêcher de penser à autre chose

Loin derrière moi à peine visible Marro suivait ma trace en attendant que je lui ordonne de se mettre sur celle du Français

Ou alors il rêvait de lièvre par habitude et j'allais le surprendre quelque peu

À cette heure de la nuit le temps est compté pour le chasseur

À la première lueur qui n'est plus celle de la lune toujours bénéfique à la suppression de la vie et ce n'est pas son moindre avantage il ne reste plus beaucoup de temps à soustraire à l'animal qui vit encore de cette vie forcément palpitante chaude dedans fraîche à la surface du muscle encore tiède aux pliures et sous le poil

Il faut donc mesurer la ballade avec le temps qui appartient à la nuit jusqu'à ce qu'il lui soit arraché marcher comme d'habitude exactement comme on l'a toujours fait levant la tête pour visiter l'ombre d'un œil expert ou bien c'est une trouée de lune dans une déchirure de roche et de terre en suspens dans ce pays où les arbres sont rares et où leur ombre même lunaire est incertaine

Tout cela était une question d'habitude et je ne m'en souciais pas j'avais parfaitement confiance dans ma connaissance de ce terrain de chasse où je m'étais élevé à la hauteur de la nature et de la chienne de vie qui n'en est que l'expression la plus proche

Je pouvais penser à mon sujet sans me soucier de ce qu'était devenue une partie de ma mémoire

Penser à ma proie non pas à ce qu'elle pouvait représenter une fois abattue mais plutôt aux conditions de sa mort à la perfection du jeu que je m'étais mis dans la tête de jouer tentant de me glisser dans la faille impeccable qu'aucune justice ne pourrait explorer après moi

Le problème n'était pas de tuer

Pour ça il suffisait de viser juste

Cacher toutes les traces de l'agonie ne posait pas non plus de problèmes

La seule question c'était le coup de feu

La condition impérative de ma réussite totale c'était que personne ne l'entende

Si personne n'entendait ce coup de feu alors personne ne pourrait s'exprimer efficacement sur la disparition du Français

Et je connaissais l'endroit exact où je devais le tirer l'endroit où je devais attirer le Français pour qu'il y meure en silence pour que personne ne l'entende mourir tout le monde connaissait cet endroit et personne n'y penserait parce que c'était impensable surtout de ma part

Il fallait donc que je trouve le Français que je l'entraîne là-bas et il ne me restait plus qu'à le faire mourir au beau milieu de la plus belle absence de mémoire qu'il me serait jamais donné de mettre en jeu contre un peu de cette sensation d'absolu à laquelle j'aspirais de toutes mes forces

Polopos ! Polopos ! Je ne suis qu'une graine plantée dans la terre inculte de ton passé et faute d'eau et de lumière je continue d'être une graine maintenant à ras de terre dans le sillon tracé par le doigt hésitant de l'écrivain américain qui est venu jusqu'ici pour me baiser et que je baiserai demain du même amour sec et brûlant dans les draps secoués par n'importe quelle servante qui n'a pas de nom qui s'avance simplement pour servir à l'heure convenue acceptant l'outrage et la métamorphose qu'il lui inspire

Polopos ! De ta pisse ancestrale et de ta terre toujours foutue la boue n'existe que pour les fleurs décoratrices de ton sommeil femmes patientes sans doute plus dures que la pierre si c'est nécessaire douces au moment d'accepter au moins le bonheur tandis que le malheur est d'être un homme pire qu'un homme : un corps d'homme de mémoire d'homme de connaissance d'homme d'excroissance d'homme de terminaison de chose rentrée objet cassé retourné à la matière qui est son premier sujet de l'écartement des cuisses revu et corrigé jusqu'à l'impatience d'y revenir dans un état physique lamentable

Boue de ma merde d'homme sur le visage de mes semblables boue des entrailles de mes semblables sur mon corps qui est l'expression d'un désir unanime, cherchant la femme dans l'homme pas la femme dans la femme pas l'enfant dans la femme perpétuant la magie de l'érogène rien de plus

Et dans cette nuit où j'ai décidé de tuer un homme que je ne tuerai pas dans cette nuit où j'ai voulu être une femme que je ne peux pas être parce que je suis la conséquence de l'amour et non pas son fruit légitime parce que je manque de consistance mentale parce que je n'ai pas la chance de connaître autre chose que ce simple dépassement érotique pour toutes ces raisons et à travers la nuit de chemins et de ponts que je connais bien je m'avance en connaissance de cause la pupille dilatée comme celle d'un chat imitant l'animal l'ayant parfaitement contenu quand je renifle la première odeur de merde

Marro et moi on s'est arrêté près d'une ruine à mi-pente et j'ai senti la merde avant lui peut-être parce que j'ai eu la faveur du vent

Mais il la touche avant moi il s'excite en même temps que moi il capte à coup sûr mon vertige il sent à quel point il est capable de me ressembler et il me regarde toucher la merde à mon tour respirant ce reste de cuisine avec stupeur

Il n'a pas pu s'empêcher de chier

Et il n'a pas chié comme une bête

Il l'a fait contre un mur entre deux cailloux et il a soigneusement posé un troisième caillou dessus un quatrième camouflant le mouchoir souillé

Il s'est torché le cul comme un homme proprement

Maintenant il n'y a plus qu'à lancer Marro sur sa trace

Il n'y a plus de souci à se faire

On le retrouvera avant le lever du soleil

Le temps n'est pas encore compté

S'il l'était il faudrait abandonner cette idée

Et revenir à la morosité par le plus court chemin dans l'attente d'une autre occasion

Pendant qu'on redescend la pente Marro en tête ma queue se gonfle d'une érection presque douloureuse et j'ai le souffle coupé avant d'arriver en bas

Marro disparaît dans l'ombre mais je ne l'appelle pas

Il sera toujours temps de l'appeler

Ou c'est lui qui m'appellera

Et je saurai alors que l'essentiel aura été fait


Chant II

Nous autres

 

 

Je suis le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix

On est arrivé tous les deux sur cette partie de la pente où les oliviers ne sont plus calcinés

Leur ombre est presque fraîche et l'écrivain américain s'est assoupi les mains sur son ventre et le menton sur la poitrine

Il dort comme un enfant maintenant et sa chemise est moins humide

Sa pipe finit de s'éteindre sur la racine dont la courbe noueuse lui sert d'oreiller

Voilà ce qu'il est cet écrivain américain

En bas il faisait frais et malgré l'absence de vagues l'air était encore humide

Il a fallu monter cette maudite pente et pendant qu'il dort en pensant à je ne sais qui je fais signe à Pablo de ne pas faire de bruit en arrivant sous les oliviers

Pablo a un sourire parfaitement satisfait sur les lèvres et il s'approche sans faire le bruit que je me suis mis à redouter

Au bout de son roseau fendu il y a la figue de barbarie qu'il compte manger avec moi peut-être

Il s'assoit sur la terre brûlante soulève un peu de poussière et il se met à peler prudemment la figue

Il la fend et elle se fend comme une femme rouge et juteuse à l'intérieur et il la mord avec appétit Pablo

Il sourit toujours et ses yeux se plissent chaque fois qu'il regarde l'écrivain américain

Pablo ressemble à un amandier calciné

Il mange la figue rouge sur sa figure noire elle jute sur sa poitrine noire et il continue de regarder l’Américain avec ses yeux noirs que les femmes ne regardent pas sans émotion

Pablo est un homme à femmes moi je suis une espèce de femme longue et douce et fibreuse aussi car aucune étreinte ne m'épuise

Pablo est le fils dont le père rêvait

Il est fort il plaît à toutes les femmes même à sa mère qui rêve de lui toutes les nuits et qui le jour se demande comment ça va se terminer

Ca ne se terminera pas dit souvent Pablo qui ne sait rien des femmes du moins pas autant que moi

Tout ce qu'il sait faire maintenant à part manger comme un malpropre cette figue dont les pépins font des éclats de lumière sur son menton tout ce qu'il sait faire c'est sourire un peu en regardant l’Américain qui est un géant à la peau jaune et piquante

Chacune de ses mains a l'air d'une feuille de figuier de barbarie

On voit à peine les doigts qu'il ne sépare jamais

Elles sont jaunes un peu vertes épaisses et il les tient ouvertes paumes tournées vers le ciel de chaque côté de ses cuisses

Pablo rira tant que ça durera

Il ne souffre pas de la chaleur parce qu'il a descendu la pente jusqu'aux oliviers où l'ombre achève à peine de le mettre à l'aise

Il a juste fini de manger sa figue et il boit une giclée de vin à sa gourde

Je ne bois pas de vin

Je ne supporte pas l'alcool

Je bois de l'eau toute l'année

Je n'ai jamais fait de mal à personne

J'ai simplement rencontré l'écrivain américain dans un bar du village où il s'enfilait une bière et du jambon

Je l'ai servi sous la bâche et dans l'ombre éclairée par le mur blanc

J'ai continué de le servir et il m'a demandé de l'accompagner dans ses promenades

On se balade du matin au soir

Il m'embrasse dans le cou et me montre sa queue quand il bande

Je frissonne comme une jeune fille chaque fois que ça arrive

Et du soir au matin on couche dans le même lit et on écoute la mère de Pablo qui rêve de Pablo

John Vicarenix prétend rêver de sa propre mère avec autant de bruit que la mère de Pablo qui peuple nos nuits d'onomatopées sans équivoque

C'est parce que ce n'est pas équivoque qu'il peut en parler avec autant de détachement

Mais la nuit je n'entends pas les onomatopées de John Vicarenix

Je dors quand ça lui arrive et je m'éveille chaque fois que la mère de Pablo s'excite sur le corps transparent de son fils unique

Cela fait combien de temps que l’Américain et moi on ne se quitte plus ? Le matin on monte dans son extraordinaire voiture et on parcourt des kilomètres et des kilomètres sans s'éloigner toutefois du village

A quoi cela servirait-il si on s'en éloignait plus que de raison

De chaque pente où on s'arrête on peut le voir blanc troué de noirs et de verts qui dessinent la topographie

Mais après le déjeuner l’Américain s'endort sous un olivier ou un eucalyptus

Je ne sais pas s'il dort vraiment ou s'il a simplement fermé les yeux pour s'isoler

Ayant ainsi repoussé le paysage et ma présence sexuelle au-delà des frontières de lui-même il doit penser à sa littérature ou à quelque chose comme ça

Il peut bien penser ce qu'il veut

Je n'ai pas l'avantage de comprendre tout ce qu'il me dit de sa pensée

C'est sur moi qu'il l'exerce

À la fin de l'été il me laissera seul avec mon chagrin et il s'envolera par-dessus l'Atlantique pour aller écrire dans son pays natal tout ce que l'été lui aura inspiré

Je ne serai peut-être pas étranger à son inspiration

Il parlera peut-être d'amour et alors il parlera de moi et de son envie de faire l'amour avec la mère de Pablo

Il faut que ça arrive

Pablo a l'air si stupide avec ses pépins de figues tout autour de la bouche

Il ne sait rien des femmes et surtout rien de sa mère qui a toujours eu la réputation d'être portée sur le sexe

Les femmes se l'arracheraient s'il était capable de les satisfaire toutes dans une seule nuit

L'écrivain américain se contenterait de sa mère et de la chaleur incroyable qui gicle de l'intérieur de ses cuisses

L'été terminé il s'en ira avec la promesse de revenir sitôt son livre écrit et bien sûr il ne reviendra pas

Je n'ai jamais connu d'autres écrivains mais je sais que c'est comme ça que ça se passe toujours

Que je ne sois pas une femme n'y change rien

Il ne reviendra pas pour que ça recommence

De quoi rêve-t-il en ce moment ? Il souffre un peu de la chaleur

Il y a des points de sueur entre ses cheveux

Nul insecte ne l'agace

Pablo le regarde en souriant sans doute ne pensant à rien

Il me demande à voix basse si tout se passe bien

Je lui réponds que oui et j'ai envie de lui demander combien de jours ont passé depuis que l’Américain est tombé amoureux de moi

Je ne lui demande rien par crainte de le surprendre auquel cas il ne manquerait pas d'éclater de rire

Pablo a un rire de fillette qui contraste avec son aspect de bouc

D'ordinaire il se contente de sourire affûtant son œil noir sur les bords de ses paupières qui ont des éclats de pierre précieuse à chaque extrémité comme deux minuscules larmes à chaque extrémité de ses paupières taillées comme des diamants et les femmes aiment ça et il n'y en a pas une qui dirait non

Moi j'ai la peau plus douce que la plus douce d'entre elles et les hommes me regardent d'un air qui ne cache rien de leur désir

Il n'y a pas un homme qui ne me désire pas il n'y en a pas un qui donnerait toute sa fortune pour que mon sexe s'inverse à l'intérieur de mon ventre

Mais ce n'est pas moi qui repeuplerai cette terre calcinée qui semble ne pas se renouveler et que chaque été immole un peu plus

L'hiver n'est jamais assez doux pour que ça recommence vraiment

Et ça ne recommence pas

Quelque chose est en train de s'épuiser sous le soleil non pas la vie que le besoin d'amour éternise mais c'est la terre elle-même qui fout le camp malgré les poèmes et même malgré le vin qu'on ne manquera pas de fêter encore cette année

John Vicarenix partira peu après

Il aura beaucoup bu et il aura peut-être fait l'amour avec la mère de Pablo

Il ne saura plus combien de fois on l'aura fait ensemble

Ce qui importera pour lui ce sera toujours la femme qui lui inspirera le mythe porteur d'éternité

Il n'y aura peut-être qu'une femme dans son été dangereux

Ce sera la mère de Pablo qui n'attend plus d'enfant depuis que la fièvre sexuelle s'est emparée de sa raison

Je ne dors pas quand elle s'excite dans son lit

Je dors quand elle dort et je m'éveille chaque fois qu'il s'éveille pour l'écouter délirer et il voudrait alors que je le satisfasse à la place de cette femme qui est moins femme que moi

Ma peau est plus douce que la sienne mes seins beaucoup plus beaux que sa poitrine déjà mère j'ai de longues cuisses entre lesquelles mon cul peut jouer tous les rôles

Je suis la meilleure des femmes si c'est ce qu'on veut

Il n'y en a pas qu'un que ça excite

Je connais des femmes jalouses de mes fesses jalouses de mes mains qui sont l'approche de mon sexe elles sont jalouses de mes petits pieds blancs et noirs du bout desquels je chatouille ses chevilles sous le pantalon

C'est sous la table que je le fais il se fiche pas mal qu'on sache tout de sa vie sexuelle il aime bien que les femmes s'y intéressent il est même capable de leur en parler avec cette assurance et ce détachement qu'il affiche toujours lorsque les mots parviennent à exprimer sa pensée

Il est alors reposé comme après une jouissance excessive et les femmes peuvent tout lire dans son regard jaune qui de ce point de vue là ne vaut pas celui de Pablo

Pour les yeux de Pablo par exemple j'en connais une qui soulève sa robe jusqu'à sa culotte et qui esquisse un pas de danse dont l'étrange provocation me fait bander

C'est pour Pablo qu'elle le fait et il rit de tout son cœur soulevant la gourde et rafraîchissant sa gorge sèche dans la giclée de vin qui lui monte à la tête

Pour moi elle ne ferait rien de pareil

Elle s'étonne de me voir nu dans le jardin et elle contemple un long moment ma queue levée pour elle

Elle pense toujours à moi comme à une femme et ce sexe d'homme l'étonne un peu

Elle fait retomber le rideau avant la giclée de sperme que je lui destine

L'écrivain américain n'aime pas ça il n'aime pas que je m'exhibe il ne veut pas qu'une femme soit le témoin de ma virilité

Ce n'est pas comme ça que je le sers

Personne n'a besoin de savoir que ce que je fais en matière d'amour je le fais comme un homme

Voilà ce qui l'agace un peu plus voilà ce qui l'empêche de penser à la femme qui l'obsède jusqu'au délire voilà ce qui le pousse à boire plus que de raison

Maintenant il boit avec une sauvagerie qui me fait peur

Il mange sans se soucier de l'effet qu'il produit sur les autres usagers de l'hôtel où je ne suis qu'un serviteur stylé

La mère de Pablo qui couche dans l'hôtel parce qu'elle en est la propriétaire la mère de Pablo n'en sait rien

Elle ne sait pas que j'ai du style

Elle pense à moi en termes hôteliers

Je n'ai aucune importance sexuelle

Je pourrais être son confident si je n'étais pas si jeune

J'ai le même âge que son fils

Mais lui et moi on est comme le jour et la nuit

La servante au grand cœur qui danse pour lui n'a pas fini de s'étonner de mon corps de jeune fille étrangement sexué

Mais qu'est-ce que je viens faire dans sa vie ? Pablo est parti quand l'écrivain américain se réveille

Je ne sais toujours pas s'il se réveille ou s'il a fini de réfléchir

Il bande un peu et il écarte les cuisses

Il a soif

Il presse un citron entrouvert dans sa bouche frissonne et secoue la tête comme un cheval

Il ne boit jamais sous le soleil et les jus de citron lui donnent les dents blanches comme le papier sur lequel il écrit le soir avant de se coucher

Je ne peux pas lire ce qu'il écrit

D'abord il s'est assuré que je ne savais rien de l'anglais et puis il ne m'a pas interdit de jeter un coup d'œil sur son écriture

C'est une écriture à l'encre noire un peu penchée avec des désordres soudains qui sont la marque d'une tranquillité qui se surveille

Faut-il lire ce qu'il écrit ? Faut-il en comprendre ce que ça dit ? Pas la peine d'en parler

Il secoue la tête en riant et il me déshabille

Il me couvre de baisers qui sont en fait la tentative de s'approprier de ma chair

Il peut oublier jusqu'à mon nom et après il boit du vin jusqu'à ce que le sommeil lui arrive

J'ai sacrément envie de l'enculer

Je ne le lui demande pas

Mais ce n'est pas l'envie qui me manque et je me mets à rêver que je suis un homme

Jusqu'à ce que la mère de Pablo se mette à délirer

Elle parle de son fils en termes sexuels

Pas exactement de son corps ni de ce qu'il lui inspire

C'est l'idée de l'union qui la fait délirer

Elle parle de nous deux avec une voix sexuelle

Elle est peut-être debout à la fenêtre jetant ses cris de folle dans la nuit qu'elle va finir par troubler si elle continue

Et elle ne s'arrête pas et John Vicarenix frotte sa queue entre mes fesses et je me mets à rêver de Pablo

En fait Pablo et moi c'était encore possible il y a peu de temps

Il est plus jeune que moi au fond et je lui ai souvent dit ce qu'il fallait faire

Avec la servante au grand cœur il n'a jamais su ce qu'il fallait faire

Elle ressemble trop à sa mère qui a été soupçonnée à la mort de son père de n'être qu'une sale empoisonneuse

Tout le monde a oublié ce mauvais souvenir qui revient encore de temps en temps troubler la paix du village

Particulièrement quand la police fait savoir à la mère de Pablo que sa servante est en prison encore pour quelques jours pour cause d'outrage à la pudeur

Le policier ne sait jamais exactement de quoi il retourne

C'est le juge qui donne des ordres

La servante a été rencontrée nue avec un mouchoir de soie dans l'anus et un vibromasseur entre les cuisses dans une rue du village déserte à cette heure de la nuit

On croit rêver

Je me promène nu dans la même rue tous les soirs avant de me coucher et je ne l'ai jamais rencontrée

Je la rencontrerai peut-être un jour

John rit en entendant cela

Il étend ses lourdes jambes et il faut que je m'assoie entre ses cuisses le dos contre sa poitrine de géant qui suffoque sous la chaleur

Le soleil en effet traverse l'ombre

Pas d'air qui bouge ni l'espoir d'une goutte échappée au clapotis d'une fontaine

Sa bouche au goût de citron se referme sur moi

Je sens bien qu'il parlera de moi dans le bouquin qu'il écrira loin de moi cet hiver

Mais est-ce que c'est important si ça n'arrive pas ? Sa sueur me traverse maintenant

On dirait qu'il est en train d'aimer une femme

Il caresse mes seins sous la chemise

Je ne suis qu'une servante quand il parle d'amour

En haut de la pente Pablo est debout sur un rocher en plein soleil

La chair d'une figue dégouline sur sa poitrine

Je ne sais pas s'il rit ou s'il n'en croit pas ses yeux

Il en parlera à sa mère qui me fichera dehors et qui s'en prendra à l’Américain dans l'irrespect total des règles professionnelles

Je me fiche de ce que pense Pablo

Je me fiche de ce qu'il dira

Qu'il le dise à sa mère si ça lui chante ! Mais il ne dira rien

Il me regardera avec ce regard noir et or qui fait vibrer toutes les femmes

Il me regardera comme il regarde toutes les femmes

On dirait qu'il les veut toutes sans se soucier de se faire aimer

Justement avec lui il n'y a pas de danger de se faire aimer

On n'a pas besoin de l'aimer non plus

Pablo n'a pas droit à l'amour

L'amour c'est autre chose

Il faudrait que mon Américain se rende fou de moi

Il m'emporterait avec lui dans son Amérique natale

Je le suivrai partout où il ira

J'apprendrai à parler cette langue qui pour l'instant m'interdit la lecture de ce qu'il écrit

C'est toujours après qu'il a beaucoup écrit qu'il m'aime comme on aime une femme

Ou après avoir longuement pensé en faisant croire que c'est le sommeil qui l'occupait tout entier allongé sous l'olivier la tête sur une racine émergeant de la terre brisée par le soleil

Et Pablo essaie de deviner si cette chose qui entre dans la bouche de l’Américain c'est mon sexe ou quoi ? Le soir l’Américain mange seul à une table un peu à l'écart au bord de la terrasse

Il ne s'intéresse pas aux autres touristes

Il ne leur a jamais adressé la parole

Ce sont des Allemands ou des Français et ils ne lisent pas de la littérature

Ils ne le connaissent donc pas

Sinon ils l'auraient invité à leurs tables

Je le sers avec gourmandise

Mes bras nus frôlent ses tempes et il frémit à chaque fois

Il mange presque goulûment

Il mange tout

Il boit beaucoup

Sa peau d'ordinaire jaune est écarlate à l'endroit des deux joues

Il a de belles dents dont le citron améliore la blancheur chaque après-midi

Maintenant il boit du vin il en boit tellement que ça se voit et il va devoir attendre un bon moment avant de pouvoir se lever pour regagner sa chambre

Après le service après la dernière extinction de la dernière ampoule je traverserai le couloir nu dans une chemise légère qui étourdira encore la servante au grand cœur

La pauvre elle est désespérée entre mon sexe qui a l'air d'un brin d'herbe et les velours noirs qui passent dans les yeux de Pablo

La pauvre je l'aime et je la servirai si c'est ce qui doit arriver

Je servirai Pablo qui donne des signes d'intérêt et qui s'approche toujours de moi quand il me parle et il a l'air d'aimer beaucoup mon odeur de fillette

Mais je servirai aussi sa mère si c'est ce qu'elle veut

Elle je la servirai en homme fort je la servirai avec cette brutalité contenue qui plaît tant aux femmes

Mais Pablo je le servirai comme une femme à peine femme si c'est un homme qui s'entend à la posséder tout entière

C'est le ventre plein du sexe de John que je dis tout ça

Son sexe me remplit toujours plus

C'est la même heure donc c'est le moment

Je n'arrive pas à me souvenir combien de jours ont passé depuis que je l'ai servi une première fois me faisant aimer comme il a voulu

Par contre chaque jour depuis a été le même et la nuit n'a jamais manqué de ressembler aux autres nuits

L'emploi du temps de John Vicarenix c'est la répétition de la même journée avec les mêmes changements qui ne le surprennent jamais

Ce sera comme ça jusqu'à la fin de l'été

Après on verra dit-il

On verra quoi ? On verra l'immense voiture descendre la route vers la mer soulevant la poussière et mon pauvre corps rouler comme une pierre dans la pente pour le rejoindre ou pour le quitter à jamais

John Vicarenix passe son énorme main qui a toujours l'air gantée sur son visage couvert de sueur

Il n'ose pas me regarder et moi je suis dans son épaule reposant la même question à laquelle il prétend répondre par une question dont il est l'unique sujet

Et moi ? Moi et mon corps de femme mon sexe d'homme et moi

Ici l'univers est petit

Ici le sexe n'est pas une question d'univers

On prend plaisir tant que c'est possible et on se reproduit si ce n'est pas interdit

Un jour le policier m'arrêtera à mon tour

Il me surprendra nu dans la rue où il attendra la servante au grand cœur pour cent fois la baiser et une fois la livrer à la justice qui fait mine de ne pas s'étonner de tant de régularité

Je descendrai la rue m'écorchant le dos et les fesses dans les murs et il m'attendra dans l'ombre et il ne s'étonnera pas de la métamorphose

Il me dira qu'il le savait qu'il ne doutait plus que ça arrive un jour ; il savait que je deviendrais un homme et il se mettra à lécher ma longue bite avec une gourmandise que personne ne lui connaît

Cette fois c'est dans son lit que je purgerai ma peine

La justice n'en saura rien

Elle demandera si je suis toujours de ce monde

On lui répondra que ça ne la regarde pas

Voilà ce qui arrivera si l'écrivain américain ne pense plus à moi au moment de quitter ce désert coupé de maisons blanches et de patios humides jusqu'à l'ombre

Mais ce ne sont que des arguments

J'ai beau parler il ne m'écoute pas

J'ai beau pleurer il ne pense déjà plus à l'amour que je donne

Il a tout pris dans ma chair il a épuisé mon pauvre esprit qui ne se doute pas de sa fragilité

Il ferme les yeux exactement comme il l'a fait sous l'olivier cet après-midi et il veut me faire croire que c'est le sommeil qui s'occupe de lui maintenant

Je ne sais pas si c'est le soleil ou autre chose

Peu importe que ça soit sa pensée si je dois être seul et en mourir

Tout ce que je peux faire maintenant c'est attendre que la vieille se réveille et se mette à délirer à propos de sa sexualité

Tu me demandes ce que je vais écrire tout au long du prochain hiver pense John Vicarenix dans l'attente de ce moment

Il n'y a pas d'autre écriture sans doute

Je ne vois rien à l'horizon de l'écriture

Rien qui force le sens à donner à la vie

Toi ta vie est mesurée par les amours qui la ponctuent

La mienne pourrait l'être par les œuvres qui la jalonnent avec plus ou moins de bonheur

Toi tu pleures tu ris tu fais l'amour ou tu ne le fais pas

Chaque moment de ta vie a le nom d'un homme ou peut-être même d'une femme

Je n'ai pas cette chance

Mes livres conservent bien la trace ici ou là de ce que l'amour a bien voulu

Il a voulu ce qu'il a voulu

Un point c'est tout

Mais il n'est pas question de le suivre sur le chemin de la littérature où je ne le rencontre jamais

Toi tu as de la chance

Si tu souffres c'est l'amour

Si tu aimes c'est l'amour

On peut te suivre jusqu'à la mort de cette manière

Tu mourras de chagrin ou suite à un excès de plaisir

Qu'en sais-tu ? Tu ne sais rien

Tandis que moi je peux savoir

Si je me retourne pour jeter un coup d'œil sur la seule écriture possible tout m'apparaît avec la plus grande netteté et chaque fois je suis seul

Seul d'abord à me battre avec la seule écriture possible lui substituant je ne sais quelle poésie amère qui ne l'a jamais égalée y revenant mais sans aller au bout des choses y trempant un peu les doigts comme dans une encre mais pour ne rien écrire à peine quelques taches sur n'importe quel papier finalement jeté au feu

La seule écriture possible c'était ma vie et elle n'a pas voulu ni de la poésie ni des morceaux choisis que j'opposais à ma honte de n'être qu'elle-même

Puis est venu le temps des personnages des allégories des histoires qui imitaient la seule écriture il n'y en avait pas d'autre et ce n'était pas facile d'en imiter la profondeur

Et ni les romans ni les personnages ni les lieux évoqués n'ont pu en empêcher l'insoutenable réminiscence

À la fin j'ai réinventé la farce pour balayer la littérature

Parce que tout ce que je venais de tenter pour imiter l'écriture autobiographique n'était au fond que la seule farce que la vie opposait à mon impuissance à être moi-même

Voilà comment se sont passés les premiers moments de ma vie littéraire

Poésie roman farce et quoique je fisse à cette époque-là je prenais toujours le même chemin poésie — roman — farce et je ne me serais jamais sorti de cet enfer si la farce n'avait pas fini par l'amputer mettant fin à toute tentative d'imiter la seule écriture possible qui ne pouvait consister que dans une approche claire de mon autobiographie

Mais je n'ai pas su écrire de cette manière et j'ai tout envoyé en l'air avec ma première interprétation : celle d'un bouffon

Voilà ce que j'aurais dû devenir : un bouffon

Et puis le temps a passé la vie a continué comme elle continue pour tous

Il y avait un problème dans ma vie

Un problème qui se voyait sur mon visage et on ne pouvait pas manquer de le rencontrer dans mon regard

C'était le cœur de mon écriture

Je suis retourné à un autre style de bouffonnerie

Je secouais mes clochettes pour m'en assurer

Mais ce n'était pas un jeu

En tout cas je ne pouvais pas jouer

La seule écriture poussait sur moi comme un bouton qui finissait toujours par s'ouvrir et il fallait que je crie pour exprimer ma douleur

Je devenais fou

Cela se voyait

La bouffonnerie qui me guérissait d'ordinaire ne pouvait plus rien tant ma douleur était profonde et cette profondeur me renvoyait les pires hallucinations

C'était la drogue l'alcool une infirmité mentale peut-être comme une cicatrice dans la matière de mon intelligence

Peu importe ce que c'était

Je n'étais plus simple

Et je ne me comprenais plus

Tout m'indiquait le lieu de ma souffrance

Je n'aimais pas les femmes normalement

Certaines me faisaient délirer

Je voulais boire leur lait

J'étais fou de le vouloir et de la bouffonnerie que j'ai d'abord jouée parce que ça avait toujours marché de cette manière c'est de cette bouffonnerie que la pire des angoisses s'est nourrie et je n'ai rien vu rien ne transpirait d'elle dans mon écriture

Je faisais le clown et je m'en portais bien

Je voulais boire leur lait et il ne m'arrivait rien

Jusqu'à ce que ça arrive

Mon écriture celle que j'avais adoptée en remplacement de la seule possible mon écriture s'est mise à suer et les pires hallucinations ont remplacé les bouffonneries ordinaires

Du bouffon lointain que j'avais su être je ne connaissais que la surface et dessous ma seule écriture bouillonnait toujours

Maintenant elle déchirait cette surface et je croyais devenir fou

L'hallucination n'était qu'un moyen de remplacer la bouffonnerie pour ne rien écrire de cette vie qui respirait encore et qui me soufflait son haleine brûlante au visage

Telle est ma deuxième expérience littéraire

Un voyage au bout de l'enfer

Je rentrais du théâtre où je m'étais amusé à amuser les autres et j'ai rencontré la bête immonde qui de longues années durant allait constituer ma principale occupation littéraire

Et puis le calme est revenu

J'ai relu les bouffonneries j'ai relu la poésie et les romans qu'elle voulait ridiculiser j'ai relu les hallucinations j'ai changé de femme j'en ai oublié certaines j'ai rejoué les bouffonneries et même les hallucinations

Je maîtrisais parfaitement mon sujet

Je pouvais inventer un autre délire

J'ai mis au point celui-ci

J'ai construit l'arbre généalogique qui ne peut pas mentir à ma propre existence

Je contrôle le délire

Je rencontre quelquefois ma seule écriture

Je la salue au passage

Qu'est-ce que je peux faire d'autre pour qu'elle continue d'exister ? Je peux écrire encore et encore

Et chaque année revenir à Polopos ou ailleurs et vivre du même amour qui me rencontre sans que j'y mette vraiment du mien

C'est toi

Aucun autre

Le soleil me remet les idées en place

Je souffre avec les oliviers

C'est une douleur de bonne nature

Ma seule écriture remonte à la surface

Il n'y a plus de décor de remplacement plus de techniques compliquées pour résumer les choses à l'intelligence qui s'ouvre toujours plus de personnages dont le mensonge est d'abord d'exister plus que leur modèle plus de cette écriture alambiquée…

… enfin je continue de rêver

Pour l'instant l'essentiel c'est d'être près de toi

J'écrirai cet hiver en pensant à toi

Je n'écrirai peut-être rien sur toi

Peut-être ne comprendras-tu rien

Ni de la farce que j'ai voulu jouer à la littérature pour ne pas m'avouer vaincu

Ni de l'hallucination où j'ai bien failli m'abîmer une bonne fois pour toutes toujours à cause de l'aveu que je voulais masquer

Ni de cet arbre dont j'explore les branches pour mieux installer ma propre histoire ou plus exactement ma seule écriture

Toi tu ne sais rien de l'écriture

Tu ne sais pas où elle peut conduire

Tu ne sais rien de ce qu'il faut payer pour savoir extraire les mots sans se tromper enfin pas trop souvent

Est-ce à toi que je vais adresser ma prochaine écriture ? Sentiras-tu à quel point elle est proche de la seule possible ? Est-ce à travers cette envie d'amour que je vais te convaincre de me lire

Ton corps nu maintenant que la fraîcheur veut bien rassembler toute la nuit dans nos têtes pensantes

Ton corps à peine battu par ma soif de douleur

Ton corps qui s'écoule comme de l'eau entre moi-même et ce que je vais écrire cet hiver ayant sans doute projeté un autre Polopos un Polopos avec un autre qui te ressemble

Il me faudra sans doute beaucoup errer dans ces montagnes et le soleil me rendra fou

Je boirai toutes les bières dans tous les bars où j'aurai quelque chance de rencontrer ce qui ne peut pas cesser de te ressembler

Tes bras sur ma nuque tes deux bras en travers de mon cou et l'ombre d'une terrasse pleine de soleil sur une autre terrasse absorbée par l'ombre qu'elle ne retient pas et tes bras de fausse femme tes bras d'imitation parfaite de la femme coupant ma peau sur mon dos parallèle ou se croisant à Polopos où je suis venu pour aimer comme un homme

Ou bien ce sera encore toi

Auquel cas je saurai tout l'hiver ce que je sais de Polopos et tu ne m'en voudras pas de m'être éloigné de toi pour écrire ce qui me rapproche de moi-même et qui par conséquent m'éloigne des autres et de toi en particulier

Peut-être que l'année prochaine je n'aurai pas à te chercher

Ce sera autant de temps de gagné

Tu ne peux pas savoir ce que je perds comme temps à te chercher et comme il reste peu de temps pour t'aimer

Tu ne parles pas beaucoup

Tu chantes plus souvent

Tu as une belle voix de femme

Tu chantes des chansons de femme

La servante est jalouse de toi

À cause de tes cuisses qui sont plus belles que les siennes

C'est une sacrée montreuse de cuisses

Qui peut lui résister ? Pablo que tu aimes plus que moi ? Ce serait de la folie si je te laissais faire

Je reviendrai à Polopos

Cet hiver je serai tout près de ma seule écriture aussi près que je n'ai jamais été et chaque hiver je m'en rapprocherai un peu plus et les yeux de Pablo n'auront plus le même attrait pour toi

J'écrirai tout l'hiver et au printemps je me donnerai à lire et l'été je reviendrai pour que tu couches dans mon lit

Entre nous il n'est pas question de faire un enfant

Il n'est question que de ce plaisir qui nous éloigne des autres

Il n'est question que de se mettre d'accord sur la fréquence de nos jouissances

Tu veux toujours plus que moi

Dans ce domaine tu peux plus que moi

Tu pourras toujours plus

Rien ne changera ce déséquilibre qui est la parole de notre plaisir

Rien ne changera la supériorité de ta beauté sur tous les autres y compris la mienne

Et je serai jaloux autant que la vie sera dans ton cœur

Si je reviens à Polopos

Et si c'est pour t'aimer

Tout dépendra de ce que j'aurai écrit

Tout dépendra de la proximité acquise par rapport à ma seule écriture

Sinon je t'en voudrai

Je ne me souviendrai plus de toi

Je te remplacerai

Je trouverai la terrasse et l'ombre de la terrasse

Je m'y installerai et je recommencerai autant de fois que ce sera nécessaire

Je te trouverai

À Polopos ou ailleurs en tout cas dans ces montagnes où mes ancêtres n'ont jamais pensé à moi où ils n'ont rien perçu de ma présence future

Aucune autre écriture n'est possible

Il n'y a pas d'autre écriture

Après l'interprétation du bouffon et celle de l'halluciné c'est dans la peau de l'écrivain que je rentre l'écrivain à l'héritage compliqué l'écrivain sous l'arbre des voyageurs de son espace littéraire

Pas d'un coup secouant toutes les branches mais avec la sève remontant de la terre vers le ciel que les feuilles ont déjà peuplé à la manière d'un livre

C'est ma langue qui se change ma langue contre celle des autres qui n'entendent que la leur si rien ne change

Je rentre dans ma confession solitaire avec des mots qui n'appartiennent déjà plus à tout le monde

Il y a une seule explication valable

Je suis capable de la donner

La voici

Il n'y a pas d'autre écriture si je suis un écrivain et pas simplement un amuseur public

D'ailleurs je n'amuse personne

Pas même toi

Je t'amuserais si tu comprenais au moins où je veux en venir

L'écriture n'est que le moyen de ne pas se cacher la vérité

Les bouffonneries c'est pour les autres c'est pour tromper leur vigilance et en extraire le pain quotidien

L'hallucination c'est trop

C'est s'enlever le pain de la bouche

C'est crever avant d'avoir vécu toutes les raisons de crever

Maintenant je construis ce qui aurait pu être définitivement détruit par manque de mémoire

Si j'écris à ce niveau de mon écriture cette mémoire ce sera vraiment autre chose que de la mémoire

Ce sera lisible et ça fera chier tout le monde et tout le monde sera d'accord pour dire que j'ai atteint mon écriture et personne ne saura rien du plaisir que j'en aurai tiré et il faudra que je me rapproche encore de mon écriture miroitante pour en percevoir de nouveaux reflets qui seront le monde de demain

Il n'y a rien là-dedans que tu puisses comprendre

Tu as fermé les yeux et je fais semblant de dormir

Cet après-midi sous les oliviers je n'ai pas dormi non plus

J'ai pensé à ce que j'allais écrire pour être plus parfaitement moi

Je sais que je dois écrire beaucoup mais c'est surtout pour devoir beaucoup aux mots qui sont la source de l'amour que je peux donner que je peux te donner si c'est toi dans mon interprétation de l'écrivain qui trouve sans vraiment chercher

Ce n'est qu'un mot emprunté à la peinture

J'en emprunte d'autres à la musique et même à la littérature

Je suis capable d'être le parfait miroir de mon héritage

Je peux tout rendre à la lumière

Et sans citer personne

Pas même toi

Je peux me passer de parler de toi

Je peux ne pas revenir à Polopos dans cet hôtel pourri où les cucarachas font plus de bruit que la friture dans les poêles

J'ai pensé à tout cela sous les oliviers où j'ai fait semblant de dormir pour que tu ne m'empêches pas de penser

Le sexe m'empêche de penser

Il faut que cela m'arrive uniquement lorsque j'ai cessé de penser à mon écriture

Mais chaque fois que mon écriture est l'objet de ma pensée alors je ferme les yeux et tu restes seul avec ton sexe et je peux même cesser de penser à toi

Il me semble que tu as fermé les yeux

Je pourrais te le demander

Tu reviendrais dans le champ de ma pensée et peut-être même que tu l'occuperais tout entière pour que je jouisse dans tes entrailles

C'est peut-être ce que tu voudrais pense l'écrivain américain John Vicarenix et moi je ne pense à rien

Je ne peux pas penser à autre chose qu'à ce qui va m'arriver

Si je pouvais penser à autre chose mais ce n'est pas le cas

Je pense à la fin de l'été

Il faudra que je redescende chez moi au bord de la mer

Je redeviendrai peintre et maçon et plombier et jardinier et chauffeur et qu'est-ce que je sais moi encore ! Je redeviendrai tout ce qu'on voudra que je devienne

Je cesserai de maquiller la bordure de mes yeux et je porterai des vêtements moins souples

S'il venait à me rencontrer dans le courant de l'hiver il ne me reconnaîtrait même pas

Il ne verrait même pas que je continuerais d'exister avec le même amour en croix sur mon cœur et il me croiserait avec cette belle indifférence qu'il sait si bien jouer quand il fait semblant de s'intéresser aux femmes

Il s'intéressera à la servante au grand cœur qui s'occupe des fleurs dans mon quartier l'hiver

Il la reluquera comme on fait avec une jument et elle cherchera à se donner à lui avec cette sauvagerie qui aurait dû être la mienne

Mais il ne vient pas par ici l'hiver

L'hiver il écrit

Il écrit des livres proches de lui-même

Il s'en est tellement éloigné pendant l'été

Alors Pablo revient sous les oliviers et il salue l'écrivain américain d'un coup de menton et John Vicarenix lui répond par une parole qu'il aurait pu adresser à n'importe qui en une autre occasion

Pablo se tient debout devant moi et je sens qu'il va me parler tournant le dos à l’Américain qui fait semblant de ne pas s'intéresser à notre petit jeu

Pablo mâchouille un reste de figue qui lui colle aux dents et dont quelques pépins éclatent dans sa bouche avec un petit bruit d'insecte écrasé

Je lui demande ce qu'il veut parce que c'est le fils de la patronne et que je me méfie de sa jalousie

Il n'aime pas l’Américain parce que c'est un Américain et parce que c'est un écrivain et surtout parce que c'est un pédé

Une fois l’Américain lui a fait un compliment à propos de ses yeux et il a eu la sensation soudaine de n'être qu'une femme à la portée d'un homme qui tendait la main pour la cueillir

Il n'a pas aimé cette sensation

C'est pourtant la sensation que j'ai quand il s'approche de moi comme ça avec l'air de vouloir me demander quelque chose

Mais il ne demande rien

Il dit quelque chose sans importance et l’Américain hausse les épaules

Je ris un peu bêtement

Pablo rit aussi

Il n'avait pas besoin de parler

Il a envie de se faire aimer

Il est comme tout le monde

Au lieu de le demander simplement non il tourne il vire il fait l'oiseau au dessus des oliviers il regarde en coin l’Américain qui fait celui qu'un sanglier a effrayé au détour d'un chemin et maintenant le voilà demandant à être aimé et assurant qu'il est capable d'aimer et que même ça lui est arrivé plusieurs fois

L’Américain émet un petit sifflement à ce plusieurs fois

Pablo rougit

Il va se fâcher

Mais je sais ce qu'il faut faire dans ces cas-là

Et il a laissé mes deux bras se lover autour de son cou

Il ferme les yeux et il dit qu'il s'est peut-être trompé

Peut-être

Tout le monde se trompe

Même l’Américain John Vicarenix qui ne reviendra pas l'été prochain si le bouquin auquel il pense maintenant ne vaut pas un clou

Voilà ce qui arrivera

Voilà ce qui est déjà peut-être arrivé

C'est toute l'écriture possible

Il n'y en a pas d'autres


Chant III

Chasse et femmes

 

Holá ! Lorenzo, bonne chasse ? — J'étais assis sur cette roche bleue et verte à l'angle du chemin qui mène au Cortijo de los Alacranes dans cet angle toujours ombragé où poussent des asphodèles presque chaque été l'angle où on se met à pisser sans même y penser tourné contre la roche les yeux regardant une touffe d'herbe ou le dos luisant d'un insecte

Et pour les autres c'était là que le père de Don Arturo avait été traversé de balles tellement grosses que la tête lui avait été presque entièrement arrachée et on pouvait montrer du doigt la pierre plate où cette tête avait fini de saigner la pierre où des enfants se dressaient sur la pointe des pieds pour apercevoir la vallée qui n'était autre qu'une immense blessure de terre et de feu que la mer visitait à l'embouchure du río parfois avec violence et même mort d'homme

Dans le mur de roche par contre on ne pouvait plus distinguer l'impact des balles

La roche s'était effritée ou l'herbe avait brisé la pierre ou bien le soleil avait creusé des fentes qui effaçaient tout de l'histoire des hommes s'il y en avait une bien sûr à retenir

En tout cas c'était là que le père de Don Arturo était mort et son fils avait creusé lui-même une grotte minuscule où un enfant aurait pu entrer s'il n'en avait été heureusement empêché par une grille de fer forgé qui luttait depuis des années contre la rouille et les tentatives d'effraction

Derrière ce barreaudage repeint minutieusement une fois par an avant le printemps on voyait une lampe à huile avec une ampoule électrique à la place de la mèche et une vierge douloureuse les bras en croix sur sa poitrine fleurie de roses les pieds foulant quelque chose d'indéfinissable au premier coup d'œil

Mais en s'approchant contre la grille qui sentait la terre et avec l'aide de la lumière électrique de la lampe à huile on pouvait voir que la vierge marchait sur des mains toutes dressées vers elle sous ses jupes dont un pan coulait vers un panier rempli de fleurs des champs

Don Arturo était venu changer la batterie qui alimentait la lampe à huile

Le chemin monte un peu avant d'arriver au rocher et Don Arturo était essoufflé la batterie entre ses mains tout contre son gros ventre qui faisait une bosse par-dessus les électrodes

Sa figure était rouge et il souriait

Bonne chasse ? — J'exhibai le lièvre l'élevant par une patte

Don Arturo s'arrêta au pied du rocher et pendant qu'il posait la batterie sur la pierre plate son chapeau tomba dans l'herbe et je vis la photo au fond un peu froissée les angles coupés en arc de cercle et malgré le surplomb et l'ombre je croisai le regard fabuleux de doña Brigida qui avait été il y avait longtemps la femme de Don Arturo

Mais je n'avais pas vécu ce temps-là et je ne pouvais rien en dire

De doña Brigida on ne pouvait connaître que la photo dans le chapeau de don Arturo et l'immense portrait à la peinture à l'huile prestigieux et médiocre qui noircissait lentement au-dessus de la cheminée dans la salle à manger où don Arturo vous recevait toujours avec peu de mots et beaucoup d'attention

Tu vas le manger seul ? — Je n'avais pas l'intention de le manger

Marro l'aurait mangé

Maintenant il ne mangerait plus que les os puisque don Arturo avait décidé de le manger avec moi

C'est le Mannlicher de Pablo je le reconnais — dit-il en connectant les fils sur la batterie

C'était un Winchester mais don Arturo aimait bien mentir au sujet des armes qu'il détestait à cause de la guerre qui avait tué son père (il ne parlait jamais des hommes qui l'avaient d'abord mis en joue)

Solange va le préparer comme tu l'aimes hein ? — Il tourna la clé dans le cadenas en éprouva la fermeture en tirant dessus et puis il prit mon fusil et le posa comme une planche sur son épaule

Ensuite il entortilla une patte du lièvre dans son ceinturon et il tira dessus comme il avait fait pour le cadenas

Je soulevai la batterie déchargée à la hauteur de mon ventre et nous nous mîmes en marche vers le Cortijo de los Alacranes qui était la propriété de don Arturo et de sa fille Solange héritière de la défunte et regrettée doña Brigida

Don Arturo n'avait pas connu sa propre mère et il disait en plaisantant qu'il s'en réjouissait au fond parce que Dieu se serait arrangé pour la faire souffrir devant ses propres yeux et qu'aujourd'hui il devrait l'ajouter au nombre de ses plaies avec son père cruellement éparpillé dans un rocher de malheur sa femme morte empoisonnée par une hostie ce qui le rendait furieux chaque fois qu'il y pensait et sa fille la pauvre Solange dont le nom n'avait plus rien de français que l'écriture et le souvenir de la femme qui le lui donna avec tant d'insistance que don Arturo avait cédé pleurant de désespoir sur le guichet de la mairie y répandant toute son amertume et son angoisse tandis que le maire écrivait un autre nom sur le registre conformément à la loi

La loi est une pute disait le maire en trempant la plume dans l'encrier et les hommes qui la servent y compris les rois rendent service au diable mais qu'est-ce qu'on peut faire don Arturo ? Solan-ieu ne sera même pas écrit sur sa tombe

Don Arturo pleurait de rage maintenant et descendant les escaliers poussiéreux de la mairie il eut une pensée de tendresse pour la mère de Solange qui n'était pas doña Brigida et dont personne ne savait rien sinon qu'il l'avait aimée au-delà du raisonnable et qu'elle lui avait donné cet enfant que doña Brigida détruite à jamais en tant que femme avait accepté d'élever si c'était ce que Dieu voulait qu'elle fît pour lui être agréable

Maintenant don Arturo donnait le lièvre à Solange qui s'éloigna dans la cour le tenant par les oreilles s'éloignant sans rien dire pendant que je posais la batterie sur un établi écoutant don Arturo me raconter les dernières anecdotes qui avaient retenu son attention de chroniqueur

Il fallait que je dise ce que j'en pensais mon opinion il l'avait en haute estime il savait qu'il pouvait compter sur moi pour élever le niveau de ces simples histoires qui n'avaient que le charme de l'anecdote mais qui pouvaient au fond renouveler la mentalité paralytique des hommes et des femmes qui couvaient ensemble le mystère de leur existence

Solange revint avec le lièvre parfaitement vidé et dépiauté et j'étais heureux de n'avoir pas assisté à cette triste torture

J'entendis le couperet le bruit des morceaux jetés dans la marmite les coups de cuillère le fond de la marmite heurter la grille du réchaud Solange qui sifflait comme un homme riant faiblement quand son père accompagnait son discours du même rire court et lointain et je regardais Marro qui attendait sur le seuil de la porte les oreilles dressées craintif et absorbé indépendant soumis

Doña Brigida avait presque deux mètres de haut et elle était encadrée d'une large moulure noire et or où apparaissaient à intervalles réguliers un couple de têtes d'anges soufflant dans la même trompette entourés de myrtes et de motifs géométriques qui formaient la bordure intérieure

À chaque angle Solange renouvelait deux fois par semaine quatre bouquets de fleurs trois aux couleurs primaires et un blanc douloureusement barré par un crêpe noir et brillant aux franges d'or et de sang

Sur la moulure inférieure à l'initiale de la symétrie d'anges et de géométrie don Arturo avait gravé lui-même un poème dans une plaque de cuivre rouge bordée d'un pointillé sinueux de verroterie imitant la pierre précieuse

C'était quelques vers d'un poème de Pessoa au sujet des lettres d'amour et don Arturo avait gravé en lettres plus voyantes les mots : esdrújulas et ridículas pour bien montrer où était l'intérêt prosodique de l'œuvre et l'importance qu'elle prenait par rapport à sa souffrance d'homme amoureux

J'écoutais les froissements de la robe de Solange entre la table et le fourneau me glissant en esprit entre les mots de don Arturo qui curait ses ongles sur une dent malade y passant une langue attentive chaque fois que sa conversation se mettait au repos dans l'attente d'un autre thème qui nourrirait son enthousiasme de fossoyeur

Le mausolée du père le chapeau le portrait à l'huile rance et la présence de Solange

C'était tout ce que je savais de don Arturo et je n'étais même pas capable de prononcer correctement le nom de sa fille ! Si je raconte tout ça ce n'est pas simplement pour interrompre le récit en cours pour des raisons philosophiques et changer la direction narrative à cause de préoccupations littéraires inévitables

Non

Au moment de revivre tout l'amour que je pouvais donner à l'écrivain américain et de voir Pablo s'y impliquer avec autant de raisons étrangères à l'amour et réussir à capter ce que le cœur de John était capable de rendre au centuple j'ai ressenti le besoin de faire le portrait de Pablo afin que tout soit dit de ce qu'on a pu gagner les uns et les autres à le voir étendu mort et traversé d'une balle par une belle nuit chaude et capricieuse de ce dernier été de liberté et de conversation

Je pourrais faire la liste complète des gens à qui la vie de Pablo pénétrant la leur à la suite du viol qui était sa seule exigence a coûté jusqu'à la mort ou en tout cas jusqu'à perdre le goût de vivre

Mais j'ai l'honneur de supposer qu'un roman peut se passer de ce genre de compte rendu qui n'intéresse que les érudits à travers des lois que je ne connais pas mais dont je sais parfaitement l'inutilité et la vanité en tant qu'instrument de mesure

Moi j'écris un roman pour gagner de l'argent alors je ne dis pas tout je choisis l'essentiel le significatif j'allais dire l'allégorique pour ceux qui n'ont pas vécu ces évènements et qui sont d'accord pour tenter d'en pénétrer l'hallucinante saveur

Pose ta langue sur ce poison de page et entre aussitôt dans l'enfer des hommes qui peuvent toujours te ressembler

Alors je crois que don Arturo est un bon exemple de ce que la cruauté de Pablo peut recréer à partir de ce qui existe déjà de malheur et de condamné à une existence d'infirme

Solange n'était pas une belle femme elle n'avait même pas été une belle enfant et si elle avait vécu elle serait devenue une vieille insignifiante et une morte purement anecdotique encore que sa mort n'eût rien enseigné à personne

Je détestais son corps son visage même ses yeux et elle avait des mains faites pour l'utilité pour les jours ordinaires pour elle-même au moment d'être seule et de craindre de le demeurer toute la vie

Mais sa nudité était un secret que personne à part Pablo n'avait violé

Il l'avait violée plusieurs fois d'abord en voyeur du temps de l'enfance puis en tant que sadique

Mais nous parlerons de tout ça plus loin avec ordre avec cette tranquillité qui n'a rien à voir avec la sérénité des juges une tranquillité d'écrivain puisque c'est ça que je suis devenu à la fin

Maintenant c'est la fin tous ceux qui m'entourent sont venus assister à ma fin d'homme ils m'arracheraient presque le micro des mains mais seulement parce qu'ils veulent que je dure le plus longtemps possible

Moi je parle dans cette machine qui chuinte discrètement ma voix me paraît si lointaine

J'écris en parlant exactement ce que j'ai toujours voulu faire du temps où j'étais poète et exhibitionniste professionnel

Ils écouteront l'enregistrement et une jolie secrétaire aux cuisses chaudes tapotera tout ça dans une autre machine et je ne gagnerai pas l'argent que je voulais gagner avant de mourir

Je n'ai même pas été riche

Mon esprit s'est donné tout entier à la haine d'un homme et c'est sûr que je ne parlerai pas aujourd'hui ni de don Arturo ni de Solange que j'ai choisis pour l'exemple pour faire de la bonne littérature si cet homme n'avait pas exercé sa cruauté sur moi-même et sur l'amour le seul que je voulais épuiser dans l'âme d'un homme rencontré ce qui me changeait à ma grande joie de la tradition et de l'attente égalisatrice des niveaux de perception de l'autre

Don Arturo et Solange ne doivent leur existence littéraire encore une fois ils ne la doivent qu'à la cruauté de Pablo mon ami de toujours et seulement parce qu'elle s'est tournée contre moi

Dans le cas contraire don Arturo et Solange n'existeraient plus ou plus exactement : ils auraient cessé d'exister dans un ailleurs sans littérature et par conséquent sans intérêt

Voilà ce que je devais dire avant de continuer à installer le décor pour un portrait de Pablo un portrait vengeur limité à un seul décor certes mais total par la puissance de la parole

A moins que l'idée même de Dieu ne soit au-dessus de mes forces ce qui causerait un grave préjudice à la valeur morale de cette histoire

Qu'est-ce qu'on peut savoir de ce que je pense de Dieu quand on ne m'a écouté que cinq minutes et qu'on veut se faire à tout prix une idée de ce qui me passe par la tête à ce sujet ?

Lorenzo ! Ne pense plus à Solan-ieu

Lorenzo ! — Mais ce n'est pas Solange qui occupe ma tête de mort prochaine

C'est New York ! New York ! Qu'est-ce qu'ils vont penser de moi si je meurs en criant : New York ! Ce sera une bonne anecdote dans le style de celle que don Arturo collectionnait pour la mémoire locale et pour sa postérité

Lorenzo le pauvre Lorenzo est mort en criant : New York ! et personne n'aura une pensée pour John Vicarenix mort il y a tant d'années en pleine gloire lentement détruit par la maladie qui a mis le temps qui lui a bien fait sentir ce que le temps pouvait devenir quand il est compté jour après jour avec la même mesure qui impose sa loi unitaire indivisible égale à zéro

S'ils s'en vont maintenant je me remets à parler dans le micro

Ma mémoire ne peut pas avoir oublié ne serait-ce qu'une seconde du temps qui n'est plus

Elle ne peut pas avoir déjà choisi à ma place quand je l'ai soumise à l'oubli durant les longues années qui m'ont amené tout entier au seuil de la mort usé jusqu'à la corde certes mais entier

C'est moi qui dois choisir

Je choisis don Arturo

Mémoire fais revivre don Arturo qui est mort de la pire des morts

Dis-moi ce qu'il est devenu avant que ses mains tremblantes refusent obstinément de desserrer le nœud qui l'a étouffé au bout de deux minutes d'incroyable douleur

Solange jetait de l'ail sur le lièvre tenant dans l'autre main le verre de vin qui est comme un glacis sur les empâtements de la chair grillée à point et parfumée de la bonne herbe l'herbe exacte qui ne trompe personne

Le vin grésilla et les vapeurs d'alcool nous enivrèrent un peu ce qui inspira don Arturo et il se pencha en craquant dans un buffet à l'intérieur noir et froid où il fit tinter des flacons

Après une minute d'hésitation il exhaussa l'alcool purificateur transparence sans défaut surmontée d'une légère écume qui pouvait être la bave de Solange puisque c'était la seule femme du cortijo

Solange abandonna le fourneau pour apporter des verres que son père avait ramenés de France après la guerre après la guerre des Français pas celle qui avait tué le grand-père de Solange

Il y avait trois verres sur la table parce que Solange était alcoolique et qu'elle ne ratait jamais une occasion de le faire savoir

Comme sa mère — disait don Arturo en guise d'explication définitive

Solange avait un sourire qui n'était ni celui de don Arturo ni bien sûr celui de doña Brigida

C'était un sourire pointu qui rendait sa bouche obscène fronçait les parois de son nez d'une manière tout à fait détestable et même ridicule et ses sourcils inégaux se soulevaient pour montrer l'importance du regard dans le silence de cette fille de rien

C'était aussi tout ce qu'on pouvait savoir de sa nudité

Le reste il fallait le deviner et don Arturo rétorquait aux esprits railleurs que sa fille avait hérité du corps de sa mère qui était un corps merveilleux un corps toujours tendu qu'il suffisait de caresser pour qu'il devienne tendre comme un morceau de guimauve et aux esprits caustiques qui ricanaient en parlant des tentatives de viols dont Solange se plaignait parfois en public le dos au comptoir de faïence et le verre entre les cuisses parlant avec les mains et grimaçant comme une enfant gâtée don Arturo répondait qu'il ne parlait jamais du malheur des autres et qu'on ferait bien de s'en tenir à cette sainte réserve si on ne voulait pas risquer de crever comme un chien

En secret toutefois don Arturo souhaitait que Solange meure le plus vite possible sans souffrance et sans faire plus de bruit qu'un insecte dur et inaccessible

Il n'y avait pas de portrait dans la salle à manger pour perpétuer son souvenir

Seule la présence érotique et fanée de doña Brigida était tolérable

Il la mettrait peut-être en morceaux dans une urne de bronze où il tremperait sa main de temps en temps comme dans une eau clapotante contre la coque de la barque qui dérive sans jamais toucher le rivage

Il ferait exactement ce qu'elle voudrait d'ailleurs et elle avait accepté cette idée de mourir avant son vieux père ayant renoncé à l'amour une bonne fois pour toutes

Pas d'homme pas de Dieu presque plus de père rien — murmurait don Arturo en vidant son verre cubique d'un coup

Solange était devenue toute rouge de confusion

Je cherchais sa beauté car elle en avait une

C'était peut-être ses seins ou la douceur rare de son sexe ou la chaleur de son ventre

Ou bien il fallait la chercher dans son âme et c'était un autre refus moins rieur agacé jusqu'à l'impatience si le temps était au gris elle qui n'aimait que le soleil

Elle retourna au fourneau et secoua la marmite bien à plat sur la grille

Le fumet m'étourdit et je pouvais voir à quel point don Arturo s'en délectait d'avance se gratouillant la pomme d'Adam sous un repli de peau poilue et verdâtre qui commençait à s'ulcérer

Marro gémissait doucement et Solange le taquinait de sa voix rocailleuse qui sentait l'écume des vagues et la poignée de coquillages

Marro aimait Solange et elle le faisait toujours bander et il cherchait à la baiser entre les mollets qu'elle gardait serrés l'un contre l'autre tenant la tête du chien entre ses mains le regardant dans les yeux en lui parlant d'elle comme si c'était un homme

Il fallait simplement tourner le dos se pencher sur son morceau de pain dans l'assiette et renifler l'odeur de la bite du chien qui coulissait entre les mollets imaginer de cette manière toute la chair sexuelle de Solange qui s'amusait avec la nature pour embêter le monde

Don Arturo avait le nez presque à toucher l'assiette et il mangeait avec les doigts les trempant de temps en temps dans un bol rempli d'eau où les taches d'huile scintillaient comme des étoiles

Viens manger non ? — Il l'avait servie dans l'assiette qui fumait en face de lui de l'autre côté de la table à ma droite et il répéta sa question d'une voix plus lointaine à peine attentive à ce qu'elle exprimait de douleur et de renonciation puis il releva la tête parce que le chien avait grogné comme un homme mais c'était Pablo qui entrait sans frapper et qui se dressait dans la lumière triangulaire rouspétant après le chien qui reniflait ses sandales sans cesser de grogner prêt à le mordre si nécessaire

Maintenant il riait en caressant le menton de Solange assise à table devant son assiette à laquelle elle n'avait pas touché

Don Arturo comptait les plombs sur le bord de son assiette et parlait de la Kabbale en hochant la tête mâchouillant un morceau de pain qui apparaissait tout blanc entre ses lèvres

En face de moi l'écrivain américain un peu éberlué par cet intérieur d'une autre époque contemplait la peinture dans le portrait de doña Brigida et il demandait tout haut si Manuel Angel Pozo de las Rosas était une gloire locale ou s'il fallait accepter l'idée d'une importance presque nationale

Don Arturo cita le chiffre et le commenta mais l’Américain parlait d'autre chose et il tendit le cou pour essayer de comprendre où cet étranger voulait en venir en se moquant de celui qui avait découvert le corps de doña Brigida après lui don Arturo

Est-ce qu'il allait raconter comment doña Brigida soucieuse de vérité et pleine de respect pour le futur de son apparence picturale avait changé de costume devant le peintre pris de vertige qui s'était mis à délirer au sujet de l'amour soudain qui venait de lui crever le cœur ? Est-ce qu'il allait raconter ce que tout le monde raconte au sujet de la prétendue fidélité de doña Brigida qui après tout avait droit à une revanche après l'infidélité qu'il lui avait fait avec Solange la mère de Solange ? Mais l’Américain ne songeait qu'à railler les défauts d'une peinture dont il ne percevait que la surface n'étant pas au courant de l'histoire du tableau lui-même

Il avait regardé Solange comme on regarde une curiosité d'un autre temps

Il l'avait observée longuement des pieds à la tête cherchant la femme dans cette présence névrotique puis il avait renoncé à lui parler alors que mille questions lui brûlaient les lèvres

Et puis il y avait Pablo qui agaçait le menton de Solange et Solange qui était dure et froide comme une statue et qui ne disait rien pour se défendre contre ce qui ne pouvait pas être une taquinerie pas de la part de Pablo non pas de la part de cet homme sans éducation fils de pute et riche de surcroît cet homme qui insultait les hommes quand ceux-ci ne pouvaient lui opposer que leur misère et la douloureuse façade de leur existence et que dire des femmes selon l'opinion de don Arturo qui n'était pas la mienne des femmes qu'il blessait pour leur enlever leur féminité et se la fourrer dans le cul avec d'autres hommes qu'il appelait des garçons qui ne valaient pas plus cher que lui aux yeux de la femme dont Solange était disait don Arturo en pleurant le prototype définitif d'une époque passée en force de chose jugée

Don Arturo possédait un Heckler 9mm flambant neuf qui n'avait servi que deux ou trois fois à crever des bouteilles sur le rebord de la fenêtre un jour de grande colère qu'avait choisi Dieu pour donner la mort à un ami de toujours (est-ce bien Dieu qui donne la mort ? réfléchissait don Arturo en le racontant soucieux de probité à l'égard de la pensée)

Il se leva tranquillement de table et il avait l'air inspiré par de fantasques trouvailles issues du nombre de plombs collés sur le bord de son assiette bien léchée

Il ouvrit le tiroir d'une vieille commode en forme de temple païen avec des colonnes tortillées et des animaux féroces dans les angles

Le Heckler parut tout brillant dans sa main tremblante et il en pointa le canon sur la nuque de Pablo en murmurant quelque chose de terrible et de définitif

Mais il en fallait plus pour impressionner Pablo et le canon de l'arme se retrouva sur sa gorge parce qu'il avait tourné sa tête pour regarder don Arturo et répondre de vive voix à ses menaces de mort et de malédiction

Don Arturo cessa de trembler il devint dangereux d'un coup et Pablo ravala sa salive avec un bruit épouvantablement comique qui fit sourire don Arturo lequel se sentait serein à cause de cette salive qui devait être salée ou acide ou terriblement amère peut-être brûlante ou glacée comme les doigts d'un mort

Pablo cessa de parler

Le Heckler péta d'un coup et la balle s'écrasa dans le mortier où elle ne laissa qu'un trou parfaitement rond et limité à son diamètre

Solange éclata de rire

John tenait le revolver comme un ice-cream

Et Pablo s'enfuit en criant comme une fille

La balle avait brisé sa boucle d'oreille en mille morceaux


Chant IV

Cecilia et ses amants

 

Tu l'aimes ? — fit Cecilia qui ne voulait pas le croire

Dans la région on pouvait savoir deux choses importantes de Cecilia : elle avait fait six ans de prison pour détournement de mineur et elle possédait la plus belle propriété de la région

Moi j'en connaissais une troisième : elle était amoureuse de John

Mais John était déjà amoureux de Pablo

Il fallait que je lui dise où j'en étais

Et elle avait du mal à me croire

En fait elle ne voulait pas me croire

L'été Cecilia vit toute nue sur son voilier qui est amarré dans le port de M*

Elle vit seule un peu à l'écart des autres bateaux au bout d'un quai rouge et vert qu'elle appelle sa ruelle

Il n'y a que le facteur qui lui rende visite mais à la sauvette parce qu'il en a peur comme tout le monde et il est gravement inquiet quand il amène un recommandé

Elle a mis une chaîne aux maillons chromés en travers du quai et il faut lever la jambe pour passer de l'autre côté un bout de quai bien propre et bien ordonné excepté son fauteuil de rotin et les livres qui jonchent le sol vert autour de lui

En principe c'est sur ce fauteuil qu'on la trouve qu'on soit facteur ou autre chose

C'est une véritable aubaine de la trouver dans son fauteuil

Si on est facteur elle a eu le temps de vous voir arriver marchant lentement d'un pas court et un peu oblique et elle a posé sa serviette sur son ventre

On n'a pas besoin de parler

Elle dit : — Jette ! — en montrant le sol rouge près de la chaîne qui rutile

Et il jette le courrier il fait demi-tour en répétant — buenos días — et il recommence à marcher de la même manière avec le souvenir un peu tremblant des petits seins pointus de Cecilia à qui on ne connaît aucune fréquentation amoureuse

Depuis qu'elle est revenue de prison pas un homme n'a pu lui parler plus d'une minute ou seulement le temps nécessaire à une négociation purement professionnelle et jamais sur le quai et encore moins sur le pont du voilier toujours dans son bureau austère et mal rangé où elle vous fait asseoir sur un tabouret là-haut à la Esperanza la propriété qui fait d'elle la femme la mieux dotée du pays

C'est l'été et elle est encore toute nue dans son vieux fauteuil de rotin qu'on l'a vue un jour traîner sur le quai pour finalement l'installer près du voilier au pied de la passerelle

Elle est petite presque noire les yeux bridés comme ceux des Chinois un peu maigrichonne et elle ne sourit jamais au visiteur qui est toujours et dans tous les cas un importun

Sauf si c'est John

Impossible de savoir comment ils se sont connus où quand pourquoi ? Tout ce que je sais c'est que John est le bienvenu sur le voilier

Elle va à sa rencontre sur le quai s'aventurant entre les autres voiliers d'où on la regarde en souriant et elle se dresse toute nue pour lui baiser le menton et il lui caresse les épaules en lui disant quelque chose qui la fait rire

Et puis il la suit lui tapotant les fesses et elle continue de rire elle ne ressemble plus à l'image qu'on a d'elle quand on est du pays

Les propriétaires des autres bateaux ne sont pas du pays d'où le manque d'étonnement de leur part

Au lieu de s'étonner et de jaser ils saluent John qui les dépasse tous d'une tête et ils échangent une ou deux plaisanteries qui font rire les femmes aux éclats

Les gens du pays ils sont chez Camilla les genoux sous le comptoir ou affalés dans une chaise en train de siroter une bière les doigts huileux à cause des olives et l'œil un peu larmoyant à cause des réverbérations sur le plan d'eau et sur les coques

On en trouve aussi juste à côté chez la sœur de Camilla qui vend des bibelots sans valeur en guise de souvenirs

De quoi peut-on se souvenir en regardant ces bibelots sur sa table de chevet ou sur le bahut de la salle à manger ? D'avoir fait trempette dans une mer toujours un peu décevante à cause du vent qui la fraise du matin au soir comme un morceau de pâte à pain ? D'avoir aimé au moins le temps d'une soirée une ou deux traditions que seul l'art populaire a conservées intactes ? On regarde l’Américain qui a l'air sympathique et on se demande ce que Cecilia va lui donner de sa fortune

Elle n'a pas d'héritiers

Des cousins oui

Et on parle on parle de Cecilia et de l'amour on se demande si c'est possible on espère que ça ne va pas durer

Elle s'envoie en l'air ! — dit soudain un gros bonhomme qui est assis derrière un pichet de bière ayant posé sur la table bien en vue son téléphone portatif qui grésille comme une sardine dans une poêle à frire

Il dit ça parce que les deux mâts du voilier de Cecilia sont animés d'un mouvement dont la cadence est régulière c'est la fréquence de l'amour sa modulation incontrôlable sa longueur d'onde reconnaissable entre toutes dit un autre type qui se croit plus malin que les autres à cause des connaissances qu'il a acquises à propos de la propagation des ondes

Je suis assis en plein soleil torse nu et sans rien sur la tête que mes cheveux presque blancs qui me donnent un air de malade ou de convalescent

Camilla a pitié de moi

Elle enrichit ma boisson d'une rondelle de citron

Elle ne le fait pas à tout le monde

Après si je veux elle aimerait bien que je lui fasse l'amour

Cette fois elle m'offrira une bicyclette un de ces engins tout-terrain qui ont l'air d'armes de guerre pour vaincre la nature

C'est bien payé

Elle me lèche le nez

Il faut que je lui dise qu'elle m'excite sinon elle va rester là toute la matinée à tourner autour de moi en me montrant ses vastes tétons et les genoux qu'elle trouve beaux même si ce n'est pas normal de se trouver soi-même quelque chose de beau

Du coup elle volette doucement dans l'ombre du bar où elle se met à engueuler sa fille qui est une gourde sans nom en matière de commerce et un parasite pour le reste des choses

Elle l'engueule à cause de la jalousie que la fille lui retourne comme compliment d'avoir été capable de donner le jour à autant de malformations et si peu d'attraits

Elle la frappe même

Elle est tellement excitée et sa fille tellement inutile sauf peut-être que sa jalousie est un bon moyen de lui faire prendre conscience de l'importance de son état d'excitation par rapport au reste du monde

Cecilia vient d'apparaître sur le quai vêtue d'une ample robe blanche et coiffée d'un foulard dans lequel elle a enfoui toute sa chevelure

Dans une main elle tient la sacoche de cuir et dans l'autre elle secoue les clés de sa voiture

Elle l'a foutue à l'eau ! — dit quelqu'un en s'esclaffant

Vingt ans de prison ! — dit un autre qui fait rire tout le monde même moi

La fille de Camilla rit aussi en me tuant du regard

Ce qu'elle peut me détester cette gosse ! Cecilia passe devant nous sans nous regarder et elle répond à peine à un petit homme rabougri qui l'a saluée d'une voix de souris qui se prend le museau dans une porte

On ne salue pas doña Cecilia

On la respecte mais on ne la salue pas

C'est que le petit homme a quelque chose à lui demander

Il crève de faim avec sa femme et ses enfants pas à cause de doña Cecilia mais à cause de ses bêtes qui lui mangent le peu de terre que son père pauvre bougre lui a légué avec ses dettes toutes d'honneur

Dans ce cas on comprend

Il a le droit de ruser

On lui souhaite bonne chance

Dieu a ses raisons

Comme le cœur

Cecilia monte dans sa voiture une petite voiture blanche indigne de sa richesse mais elle n'en a pas d'autres

Elle préfère les chevaux

Comme on la comprend ! Elle repasse devant nous mais un reflet nous empêche de la voir

Et le temps passe

On discute un peu de l'argent qu'on n'a pas pu gagner à cause du manque de chance

On se souvient de celui qu'on a gagné et dépensé sans compter

Camilla parle de sa richesse passée

Voilà tout ce qui lui reste dit-elle en montrant la terrasse pivotant sur la pointe des pieds comme une danseuse avec cette grâce qui est celle de son cul c'est tout

Elle n'a jamais été riche

C'est une avare

Elle ne croit pas à l'utilité de la vie

Elle n'imagine pas qu'une vie puisse servir une autre

Elle elle fait des soustractions

Cette vie numéro un moins cette vie numéro deux égale un peu plus de richesse pour moi et elle additionne ces richesses qui sont égales à sa propre vie

C'est ce qu'elle appelle la multiplication des pains

Ce qui est le meilleur moyen de diviser les hommes

Elle rit éventant sauvagement sa poitrine avec une revue féminine qu'elle n'a pas eu encore le temps de lire

Il y a un article sur le bonheur

Il y a toujours un article sur le bonheur

C'est jamais le même affirme-t-elle en secouant sa robe qui est un four pour son cul

Soudain elle s'arrête de parler

On comprend qu'il faut regarder dans la direction du voilier de Cecilia

L’Américain marche d'un pas nonchalant sur le quai saluant au passage en montrant ses belles dents toutes blanches

Je me lève

Camilla me dit d'attendre un peu elle veut voir ce que va faire l’Américain

Elle ne veut pas rater ça

John vient vers moi et me demande de le suivre

Camilla me lâche un regard désespéré

Je suis l'esclave de l’Américain ou quoi ? Je baise sa bouche épaisse et prends à pleine main son panier de plaisir

Elle fait la jument se met à sentir mauvais dit qu'elle peut attendre si j'ai du travail mais pas trop longtemps sinon elle se met à crever devant tout le monde pour qu'on mesure le pouvoir que j'exerce sur elle

Sa fille me tire la langue

Elle hésite entre la méchanceté et la connerie

La jalousie n'a pas d'autres moyens

(Mais il ne faut pas que je m'égare en racontant cette histoire

Je suis en train d'essayer de parler de la haine

Je suis en train de justifier la mort de Pablo

En train d'expliquer cette mort

De faire de la haine un droit précis

Régulier )

Tout en marchant John me prend par l'épaule et me parle contre la joue

Il vient de se séparer de cette fille

Elle ne lui en veut pas

Elle dit qu'elle peut oublier n'importe quel homme qui a eu de l'importance pour elle

Elle n'a pas pleuré

J'aime Pablo — continue John sans s'arrêter de parler d'elle

Il m'aime comme un frère

Il fait la différence entre l'amitié et l'amour

Pas moi

C'était au début de l'été

Je ne connaissais pas Cecilia

Pas plus que n'importe qui

Elle était amoureuse de John

Je le savais

Tout le monde pouvait le savoir

Et elle est devenue taciturne

On ne l'a plus revue sur le quai ni même sur le pont du voilier

Elle n'y était plus

Une jeune fille moins solitaire avait pris sa place

Une fille assez ordinaire avec un joli sourire de garce

Andres ! viens voir ce qu'il veut celui-là ! — Elle s'est baissée pour parler dans une écoutille cul musclé mains puissantes

Une tête barbue est sortie de la surface du pont me demandant d'une voix mal assurée ce que je voulais

Je veux voir Cecilia

Elle n'est pas là

Elle est où ? La fille hausse les épaules et pince les lèvres

Elle pose un pied monstrueux sur le bastingage

Cecilia fait ce qu'elle veut non ? C'est la patronne

J'ai affaire à deux imbéciles qui tremblent dans leurs culottes en se demandant qui je suis

L'après-midi sous un chêne dont le liège est envahi de fourmis c'était ce que je racontais à Cecilia pour expliquer le scandale que j'avais fait à l'entrée de la propriété tuant presque un gardien qui voulait m'empêcher de rencontrer doña Cecilia

Maintenant elle secouait la glace dans mon verre en répétant sa question : — Tu l'aimes ? — Si je n'avais pas été un ami de John elle m'aurait fait bastonner et jeter dans le fossé jusqu'à ce que la police vienne me chercher pour m'apprendre à vivre malgré la différence de fortune

J'ai crié : je suis un ami de John et elle a fait le signe convenu qui paralyse ses sbires

John ? — avait-elle demandé en s'approchant de moi tandis qu'un type gigantesque me tenait en respect au bout de son regard d'acier

John c'était le mot magique pour avoir le droit de s'asseoir avec elle à l'ombre d'un chêne en sirotant un citron pressé dans de la glace pilée

Je le savais sinon me serais-je risqué dans les parages ? — Et John ? — dit-elle en arrachant des petits bouts de liège au grand affolement des fourmis

John est mon ami

C'est ce qu'il dit

Mais il aime Pablo

Elle se penche sur ses genoux et y écrase une fourmi imprudente

Qui est Pablo ? — Je ne sais pas si je lui ai dit tout ce que je pensais de Pablo

J'ai quitté la Esperanza sur le coup de huit heures du soir

Il faisait encore très chaud et j'avais un bout de chemin à parcourir avant d'arriver à l'hôtel

Elle ne m'avait pas tendu la main pour me saluer mais elle m'avait dit qu'elle souhaitait me revoir à cause de ce qu'on pouvait partager

Après tout dit-elle en riant c'est peut-être toi que j'aime ! — Je m'éloignai en riant moi aussi et quand je me retournai pour la saluer avant de disparaître de sa vue dans le chemin qui descendait d'un coup entre les rochers elle n'était plus appuyée nonchalamment contre la haute grille de fer forgé l'épaule nue dans une rosace de fer et de rouille bras croisés sur sa poitrine qui avait l'air dure et froide se moquant un peu de mon agilité qui laissait désirer selon elle tant j'avais l'air gauche et désirable sur les cailloux qui brûlaient mes pieds nus

J'avais laissé mes espadrilles un peu plus bas avec ma chemise roulée sous une pierre ayant à ce moment l'intention d'entrer par effraction et me sentant plus à l'aise pieds nus et sans chemise pour franchir la grille prétentieuse où commençait la vie triomphale de Cecilia

Si je parle maintenant de Cecilia ce n'est pas pour continuer le portrait de Pablo et tenter de définir le genre de haine qu'il a pu inspirer à plus de cent personnes sur cette terre

Cecilia n'a jamais rencontré Pablo et elle en a toujours ignoré l'existence

De Pablo elle ne savait que ce que je croyais pouvoir offrir à son amour détruit

Non Cecilia n'a pas tué Pablo

Elle est morte dans la même nuit et de la même mort traversée par une balle de revolver qui lui a arraché la moitié du cœur

Cette nuit-là ils sont morts tous les deux de la même façon elle dans la magnifique chambre de bois et de cuir où elle se lamentait de ne pas être aimée et lui dans le salon de réception de l'hôtel tous les deux étendus face contre terre la bouche affreusement ouverte et les yeux écarquillés

Voilà pourquoi je parle de Cecilia

Et aussi parce que j'aurais pu croire que John l'avait tuée pour se débarrasser de sa colère de femme trompée non pas par l'homme mais par l'amour qui lui avait déjà joué un mauvais tour

Tout le monde sait cela

Pourquoi ne pas prendre plaisir à le raconter ? Ce n'était plus une jeune fille au sens de la loi

Elle était amoureuse d'un bel adolescent avec qui elle couchait toutes les nuits en secret dans une petite maison bâtie sur les rochers au bord de la mer

C'est là qu'elle se rendait tous les après-midi sur le coup de cinq heures à pied ayant laissé sa voiture sur le port

Elle parcourait à pied les deux kilomètres qui séparaient le port de la maison d'abord sur la plage pendant un kilomètre et demi une plage dure de galets et de roches peu fréquentée et toujours encombrée de détritus entre lesquels elle cherchait le sable ou le galet propre et lisse et ensuite elle escaladait une roche noire et grise et continuait de marcher en équilibre sur l'épine dorsale de la roche qui formait un surplomb dangereux au-dessus des vagues qui avaient toujours l'air furieux martelant la roche immense et triste une puissance qui glaçait le cœur de Cecilia chaque fois qu'elle regardait en bas prise de vertige et heureuse d'être là plutôt qu'ailleurs où on ne l'aimait pas

Puis il lui fallait enjamber une fente de plus d'un mètre de large dans laquelle les vagues pénétraient avec un bruit de cataclysme et elle hésitait quelquefois longtemps avant de sauter par dessus ce bouillonnement d'écume dont les tourbillons semblaient vouloir l'attendre

Elle fermait toujours les yeux pour sauter et une fois de l'autre côté de la crevasse elle n'y pensait plus elle regardait la maison dont la façade était fendue de haut en bas avec le toit de roseaux et de terre qui ne se rejoignait plus au faîtage et la porte unique ouverture qui battait sauvagement dans l'embrasure

Le crépi se détachait tous les jours un peu plus et ainsi la maison avait l'air triste et abandonnée on aurait dit qu'elle ne devait son salut qu'à la chance qui avait empêché les vagues de monter jusqu'à elle pour lui arracher le peu de ressemblance qu'elle avait avec une maison ordinaire

Elle n'avait sans doute jamais été belle ni propre et elle n'avait jamais abrité des gens heureux de vivre sous son toit cela se voyait me disait Cecilia en me parlant de cette période heureuse de sa vie où le malheur des autres lui paraissait d'une probabilité si infime qu'elle n'y pensait même pas tout entière se donnant à ce qu'elle croyait être le meilleur moyen de vivre sa vie et non pas celle qu'on voulait lui imposer

C'était triste et candide comme toutes les aventures vécues pour échapper au contraire de l'aventure et Cecilia en parlait encore avec la même raison d'y croire plus qu'à toute autre chose qui est la négation de la foi en la légalité de son propre univers intérieur

Maintenant elle avait pitié de la folle qu'elle avait été folle de croire qu'exister pour soi-même est possible quand c'est l'amour qui se charge de délimiter la part de chacun dans le territoire de la liberté totale

Elle ne pleurait plus depuis le premier jour et elle n'avait pas le sentiment d'avoir payé ce qu'elle devait à la société qui l'avait condamnée durement pour avoir été le temps d'un amour une pécheresse sans regret

Elle n'avait rien donné en échange d'une condamnation qui était un châtiment infligé à la pureté pas même sa liberté qu'elle avait plusieurs fois opposée aux pressions carcérales ce qui lui avait coûté d'accomplir sa peine d'un bout à l'autre sans remise ni même d'un jour qu'elle n'aurait pas acceptée d'une autorité à son avis sans fondement

Tel était le lieu de sa faute une maison ébranlée par l'insuffisance de construction et par l'abandon qu'elle inspirait au regard même nostalgique

L'homme était jeune beau presque intelligent assez bavard malgré le peu de choses qu'il savait de la vie en général et des femmes en particulier

Elle l'aimait simplement parce qu'elle l'avait rencontré disait-elle

Un autre aurait fait l'affaire de sa révolte de jeune femme pourvu qu'il sût la rencontrer

L'important n'était pas ni son corps et encore moins son âme de pêcheur ou de vendangeur

Il suffisait qu'il sache exister au moment de la rencontrer au point exact où elle commençait de désirer l'existence de l'homme en elle-même

Est-ce que je pouvais comprendre cette sensation de bonheur qui n'a rien à voir avec la satisfaction d'avoir obtenu ce qu'on désire le plus au monde ? À quoi pensais-je d'abord quand je me mettais à rêver de John ? me demandait-elle toute proche pour que personne n'entende ce qu'elle voulait me dire

Il fallait que je m'applique à cette surveillance continue de mon être si je voulais être le véritable promoteur de l'amour

Est-ce que je pouvais me passer de l'amour ? Est-ce que j'étais capable d'une seule certitude à propos de l'avenir avec John ? Elle parlait de plus en plus bas et jetait des regards inquiets sur les badauds qui nous croisaient d'un œil perplexe

C'était la première fois qu'elle s'asseyait pour prendre un verre chez Camilla

Elle ne fréquentait pas ce genre d'établissement

Le peuple l'agaçait à cause de sa curiosité à l'égard de sa richesse mais elle pouvait prendre un verre sans que cela lui coûtât le moindre effort d'adaptation

Elle était assise juste au bord du fauteuil de rotin qui basculait un peu les jambes jointes et les mains triturant les cuisses sans arrêt comme si les mots ne parvenaient pas à occuper toute son attention me regardant bien en face de ses yeux bridés dont je ne distinguais pas la pupille

Camilla avait posé son corps fatigué dans une jardinière sans fleurs un torchon dans une main et dans l'autre une longue cigarette qui fumait abondamment étirant de longues volutes épaisses et bleues qu'elle jouait à détruire en soufflant dessus

À qui pouvait-elle bien penser ? Était-elle simplement satisfaite d'avoir obtenu le mieux dont elle pouvait rêver compte tenu de sa beauté particulière et de sa fortune relative ? Quel goût a-t-elle quand tu fais l'amour avec elle ? demande Cecilia qui insiste pour que je lui réponde

Je ne sais pas

Je veux connaître la suite de son histoire

Je suis le premier à qui elle la raconte

Quel rapport cela a-t-il avec John ? Elle continue : — Je ne me rappelle même plus le plaisir

Ce qui reste c'est la révolte

Je l'ai vécue d'un bout à l'autre sans que personne ne puisse m'en empêcher

C'était une révolte claire et violente et je ne pouvais pas la confondre avec le plaisir

Pourtant quelle abondance de plaisir quelle noyade parfaite dans cet oubli de passage ! Toutes les nuits l'un dans l'autre cherchant sur tout le corps ce qui pouvait augmenter son excitation cherchant avec la minutie d'un poète caresse sur caresse recommençant revenant détaillant chaque parcelle de peau donnant toute la peau qui n'est que la surface de nos limites la blessant peut-être par trop de folie à la fin ne sachant plus aimer et mordre crier pleurer demander pardon s'offrir sans espérer autre chose que la paix

Puis le silence la peau humide qui frémit encore sous les caresses et les vagues qui répètent sans arrêt la même sonorité le même rythme la même intention de déchirer de retenir de calmer

Enfin le son de sa voix non pas ce qu'il dit mais ce qu'il tente d'installer dans le peu de silence que la mer semble lui accorder pour qu'il se mette à exister lui aussi

Mon poème était un poème d'amour

Il n'avait pas besoin de mots pour exister

Il suffisait de le jouer avec la même perfection au cœur de chaque nuit

J'ai senti que je devenais folle

Je l'ai deviné à son regard

Il ne me posait pas de questions

Il se contentait d'être nu comme je voulais qu'il existe pour moi seule et il se rendait compte que je ne raisonnais plus que j'étais sur le point de l'aimer

S'en est-il venté sur le port ou dans les vignes ? Il était là dans la cour de la ferme quand on est venu me chercher pour me présenter à la justice

Un policier lui a demandé s'il était sûr de ne pas se tromper il le lui a demandé devant moi et sa trahison s'est transformée en lâcheté en ma présence traître devenu lâche par le jeu d'une simple question qui m'atteignait en plein cœur

Le soir même de mon arrestation il est mort poignardé dans le dos par un voyou qui lui reprochait de ne pas avoir payé une dette d'honneur il est mort sans un cri s'effondrant sur la table qui a basculé et qui l'a entraîné avec elle dans le caniveau où son sang a fini de couler

Mais j'avais fini de pleurer une bonne fois pour toutes — Maintenant nous étions dans le patio secret sur lequel s'ouvre sa chambre qui n'a pas de fenêtre sur l'extérieur

La nuit allait tomber et elle avait allumé une ampoule qui éclairait le cœur d'un jet d'eau au milieu d'un bassin circulaire

Les murs du patio hauts et noirs étaient percés d'alcôves plongées dans l'ombre

Elles étaient seulement habitées par des chats tristes et puants

On les entendait miauler de temps en temps et en réponse elle disait de celui qui lui semblait avoir miaulé et il se taisait aussitôt

Ils étaient peut-être attachés comme des chiens de garde ou enfermés dans des cages comme des oiseaux

Je ne les vis pas de la soirée

Cecilia était assise sur un morceau de marbre qui semblait être tout ce qui restait d'un autel ou d'une colonne

Elle parlait encore mais sans me regarder ne s'adressant peut-être plus à moi parlant pour elle-même pour parfaire sa sensation d'exister aussi à travers les mots puisque c'était tout ce qui restait de son passé à part les coupures de journaux qu'elle n'avait pas lus contrairement aux conseils de son avocat

Avec la nuit la chaleur devint plus lourde plus stagnante moins facile à oublier dans un verre ou dans un courant d'air

L'obscurité nous accablait

J'étais assis dans un vaste fauteuil qui avait dû être un trône dans un autre temps

La mollesse de ses coussins m'inspirait une douce somnolence qui me séparait à peine de la réalité

Qu'était-elle cette réalité ? Elle devait être tout entière contenue dans le corps de Cecilia que je n'écoutais pas à cause de la lassitude qui m'envahissait peu à peu m'éloignant de ses préoccupations de bonheur ou de joie ne comprenant pas que c'était à moi que ça arrivait et qu'elle se contentait de m'en parler pour me prévenir des dangers que je courais

Ne pouvais-je pas me mettre d'accord avec elle et en finir une bonne fois pour toutes avec cette quête d'un absolu qui n'est qu'une idée et qui n'a que la valeur d'une idée ? Le ciel devint livide à peine transparent crevé d'étoiles annonciatrices de l'impossible signe définitif auquel il faut trouver un charme si on ne veut pas devenir fou

J'y pensais en laissant l'angoisse m'engloutir peu à peu quand elle a voulu parler de John et de l'amour qu'elle ne pouvait pas à cause de son égoïsme fondamental partager avec moi

Voulais-je connaître les raisons qui avaient poussé John à se séparer d'elle ? Est-ce que je croyais que c'étaient de bonnes raisons ? Une aubaine pour moi

Il ne me restait plus qu'à me débarrasser de cet encombrant…

comment l'avais-je appelé ? — Pablo ? Pauvre Pablo ! Je communique déjà avec lui

Elle était en train de le dire quand un Chinois qui semblait sortir des murs est apparu entre elle et moi

Elle le reçut avec un beau sourire qu'il lui rendit en ricanant et il se tourna vers moi pour me tendre la main

Il avait une poigne de fer

J'eus du mal à sourire

Il secouait ma pauvre main de haut en bas tandis que Cecilia s'efforçait de me présenter son meilleur côté la face cachée de sa jovialité secrète

Il n'y avait vraiment pas de quoi avoir peur mais ce Chinois sorti de l'ombre comme dans un théâtre ça m'avait enlevé les mots de la bouche pour lui dire combien j'étais heureux de faire sa connaissance

Cecilia s'amusait de mon trouble et continuait de me débiter les qualités de l'intrus qui en rougissait sans cesser de m'écraser la main

À la fin parce qu'il fallait bien que la scène eût une fin il me demanda clairement si j'étais fier de recevoir l'amitié d'une femme aussi charmante et tellement extraordinaire

J'aurais répondu par l'affirmative s’il avait consenti à cesser de me pincer mais l'étau de sa main était plus fort que son besoin d'entendre la clarté de ma réponse

Je suis un ami de doña Cecilia dit-il d'un ton presque sévère

Il faut mériter l'amitié de cette femme admirable

Il me demandait si je la méritais si je pensais sincèrement mériter une telle qualité d'amitié ou si j'étais tout simplement en train de me foutre de la gueule du monde

Cecilia eut l'idée de le siffler et il abandonna ma proximité pour se coucher à ses pieds

La brute m'avait rompu quelque chose au niveau du poignet

Il parlait dans l'oreille de Cecilia si bien que je ne pouvais entendre ce qu'il lui disait

Elle se mordait les lèvres comme dans l'attente d'un plaisir ou au moins d'une émotion

Elle lui tendit son propre verre et il se mit à en boire le contenu en la remerciant ! Elle se leva s'approcha du bassin posa un pied sur la margelle pour refaire le nœud de sa sandale

Elle me sourit : — Belle soirée hein ? — S'il y avait quelque chose à comprendre j'en étais loin

Elle noua le nœud de l'autre sandale de la même manière puis s'assit sur la margelle trempant ses doigts dans l'eau

Le clapotis emplit le silence pendant un bon moment

Le Chinois avait l'air d'une statue

Je demandai à tout hasard si je gênais

Va voir les chevaux ! — proposa Cecilia tout excitée d'avoir trouver le moyen de se débarrasser de ma présence importune sans me donner aucun ordre ni prétexter une soudaine lassitude qui n'expliquerait pas de toute façon l'irruption de ce Chinois impeccable dans notre relation naissante

Tu aimes les chevaux ? — me demandait-elle encore en m'aidant à traverser sa vaste chambre dans le sens de la sortie

Je n'aimais pas les chevaux

Je les trouvais lourds et butés

Je détestais leur façon de me regarder

Je n'avais que du mépris pour leur cri ridicule qui est une offense à la beauté de leurs yeux

Mais je ne résistai pas aux bras de Cecilia

Elle voulait être le moteur de ma fuite

Mais qu'est-ce que je fuyais ? Une farce avec un Chinois tragique dans le rôle du guignol ? Les mots retombaient un à un du piédestal où Cecilia les avait installés le temps d'une conversation

Le Chinois buvait dans son verre

C'était absurde

Montrez-lui les chevaux ! — dit-elle en entrant dans le salon

Il y avait là trois types assis en rond sur des poufs et qui ne se parlaient même pas ! J'eus tout de suite à les voir l'impression qu'ils appartenaient à un même ensemble composé de trois corps humains de trois poufs et d'un cercle parfait dont ils étaient en train de mesurer l'équilatéralité

Il veut voir les chevaux — leur expliqua Cecilia en détruisant le cercle ce qui provoqua un rictus collectif qui donna tellement d'importance aux dents que oubliant un peu l'impression que m'avait faite le Chinois à cause de sa désinvolture et surtout à cause de sa paralysie mentale je me mis à tenter de comprendre ce qui pouvait bien fonder l'unité de ce trio bavard et circulaire

Je regardai leurs dents aux limites du triangle mais ce n'était pas le point commun qui les rassemblait en un même corps

Ni les yeux globuleux qui avaient l'air de sortir de la tête pour visiter les poches secrètes de votre intimité

En fait ces types étaient atrocement maigres ils étaient une symétrie d'articulations exagérées reliées entre elles par des membres presque sans muscles

J'en éprouvais une vague répulsion mais l'un d'eux s'était levé à la demande de Cecilia qui lui recommandait de ne pas inquiéter les chevaux avec une lampe

Il y avait assez de lumière pour se rendre compte de leur beauté majestueuse condition première de leur liberté relative dans un enclos qui sentait l'herbe et le crottin un îlot de verdure entièrement irrigué qui devait lui coûter une fortune

Les deux autres types se désintéressèrent du sort de leur comparse circulaire et se remirent à parler comme deux miroirs qui se renvoient leur néant réciproque fini contenant l'infini

Le type qui me servait de chaperon se mit à rouspéter en prétextant qu'il avait autre chose à faire que d'aller voir des chevaux pour lesquels il n'éprouvait aucun sentiment

Tout ce qui lui restait de sentiment il voulait le réserver à la race humaine

Elle lui demandait de perdre son temps ce qui n'était vraiment pas gentil de sa part

Elle devint tendre et lui pelota doucement l'articulation du coude qui formait une bosse affreuse sous la chemise

Il s'adoucit lentement et elle lui prodigua une caresse sur le cou et dans la nuque

Il se rendait à sa raison

Il ne voulait pas dire ce qu'il avait dit des chevaux et il était beaucoup moins sincère envers les êtres humains que pouvait donner à penser ce qu'il disait à propos de sentiment et peut-être même d'amour

Elle comprenait

Elle adorait comprendre

C'est pour ça qu'il l'aimait

Il était presque heureux de mourir à cause d'elle dit-il en lui touchant l'épaule du bout des doigts

Elle soupira sans violence comme pour lui demander de ne plus rien dire à ce sujet et moi j'étais en train de me creuser les méninges pour essayer de deviner l'existence d'une relation entre la maigreur du bonhomme et la faute de Cecilia qui réclamait le silence

À coup sûr elle l'avait rendu malade

Elle était un des agents souterrains de la prolifération des maladies infectieuses sur la terre des hommes

Je pensais que c'était une raison valable de la laisser tomber comme John avait décidé de le faire sans lui demander son avis

Elle était la source d'une maladie qui vous faisait délirer avec les autres types de votre espèce et il valait mieux la plaquer plutôt que d'en crever lamentablement

Amène-le voir les chevaux s'il te plaît

Elle était devenue douce comme une éponge et le type sanglotait en regardant ses terribles mains qui ne ressemblaient plus en rien à celles qu'il s'était toujours connues

Il pleurait comme un enfant et elle lui demandait de m'accompagner à l'enclos où les chevaux nous regardaient avec cet air stupide et malheureux qui les fait ressembler à des hommes si l'on n'y prend garde

Ils s'avanceraient vers la clôture blanche renâclant un peu et il faudrait peut-être s'extasier en constatant que leur beauté est une réalité capable de parler à l'imagination

Cecilia croyait que les choses se passaient toujours de cette manière : vous vous arrêtiez devant un quelconque type de beauté indiscutable et vous laissiez agir son pouvoir magique sur votre imagination qui vous révélait alors la véritable nature de votre personnalité

C'est ce qui se passait avec les chevaux

Elle entrait en communication avec leur dimension spirituelle qui à l'en croire dépassait tout ce qu'on peut imaginer du mental animal et petit à petit son être se dénudait devant elle devant ses yeux étonnés de femme savante et il lui montrait à quel point elle manquait d'humanité quand elle se mettait dans la tête de consacrer une partie de son temps à l'amour

Qu'est-ce qui était compté dans ce temps ? se demandait le type en mesurant ses poignets

Il ne me parlait pas

Il soliloquait

Je n'avais pas droit au sens de sa conversation

Seulement aux mots à ce que j'en savais et à leur sonorité qui détruisait le silence qui m'est naturel quand je ne sais pas à qui j'ai affaire

Il grimpa péniblement sur la clôture et s'installa dessus oscillant entre l'intérieur et l'extérieur de l'enclos avec une insouciance qui me désappointa

Il siffla

Je perçus alors nettement le silence que les chevaux s'imposaient dans l'ombre un court moment suspendus à leur terreur de primitifs puis il y eut le choc des sabots dans la terre meuble et humide et nous les vîmes galoper dans notre direction secouant la tête semblant s'extraire sans fin de l'ombre qui les coupait en deux lointains et inaccessibles

Ils s'arrêtèrent à une bonne vingtaine de mètres

Le type qui était peut-être creux peut-être réduit à l'enveloppe humaine résonna comme un tambour

Il parlait

Je tendis l'oreille

Il parlait des chevaux mêlant à notre langue des mots qui ne pouvaient pas lui appartenir non pas un autre vocabulaire mais d'autres sonorités qui devaient être celles qui sortent d'un être privé de ses organes aussi vide qu'on peut l'être quand on est encore vivant pas tout à fait mais à la limite de ne plus savoir ce qu'on est en train de dire

Il pleurait encore

Les chevaux refusaient de s'approcher plus près malgré sa science du sifflet et de l'appel amical

Il me regarda avec un air malheureux

Il était désolé de ne pas pouvoir plus pour moi

Il ne pouvait jamais beaucoup pour personne

Il ne fallait pas lui en vouloir

Il allait mourir bientôt et je crus le réconforter en lui disant le contraire non pas par esprit de contradiction mais pour éviter de le suivre sur le chemin qui était le sien et non le mien

Les chevaux maintenant après un éclat de beauté qui m'avait presque ému étaient absurdes inutiles peut-être laids tous nous regardant en renâclant donnant des coups de sabot dans la terre qui volait en mottes noires dans l'ombre qui l'absorbait

On pouvait s'en aller dis-je

Pas question ! — me rétorque le type qui luttait contre le déséquilibre

Cecilia avait autre chose à faire

Elle avait raison de se faire obéir de cette terrible manière

Elle avait eu l'idée des chevaux bien sûr me dit le type qui penchait dangereusement en arrière

C'est son idée hein ? — Il avait envie de rire mais quelque chose l'en empêchait et il se mit à tousser ce qui effraya définitivement les chevaux

Ils retournèrent dans l'ombre et à en juger par le bruit qu'ils faisaient ils ne devaient plus s'inquiéter de notre présence

Notre hostilité ne les concernait pas

Le type s'évertua pendant cinq bonnes minutes à siffler et à faire claquer la langue dans sa bouche mais il n'y avait rien à faire les chevaux étaient décidés à nous ignorer et à moins de les rejoindre dans l'ombre ce qui était une idée effroyable il n'y aurait plus moyen de les voir

Leur bruit de bouches et de sabots était devenu indécent à force de mépris

Le type voulait descendre

Évidemment qu'il ne pouvait pas le faire tout seul ! Est-ce que je ne me rendais pas compte de son état ? Est-ce que j'avais assez d'humanité dans le cœur pour me poser les bonnes questions ? C'était le genre de bonhomme qui exige qu'on se pose des questions à son sujet

Sinon il refuse de vous communiquer l'impression que vous lui faites ce qui peut bien entendu vous être parfaitement égal

Est-ce qu'il voulait vraiment descendre de la clôture ? Qu'en penserait Cecilia si elle le surprenait dans ce moment de désobéissance ? Mais il n'avait pas désobéi

Il m'avait montré les chevaux aussi bien qu'il avait pu

Il n'avait rien négligé pour que je pusse les voir le mieux possible

N'avait-il pas sifflé contre le vent ? Est-ce que j'avais remarqué à quel point il savait s'y prendre avec les chevaux ? Il suffisait que Cecilia le demandât

Il était son esclave

Il mesurait ce que cela impliquait de manquement à l'orgueil naturel de l'homme

Il avait été très orgueilleux autrefois mais il avait toujours fermé son caquet en présence de Cecilia dès le premier jour où elle daigna lui ouvrir les portes de son cœur qui est une chair intense et froide ! fit-il tandis qu'il descendait le long de mon corps comme si j'avais été le tronc d'un arbre à qui il parlait de sa vie courte et malheureuse qui n'était rien d'autre au fond qu'une lamentable destruction

Il n'était même pas capable de m'aimer même si je lui demandais à genoux il ne céderait pas à cause de sa bouillie interne de la soupe immangeable dans laquelle baignaient ses organes et ses glandes

D'ailleurs il était presque aveugle et il ne voyait même pas le beau corps de femme que son propre corps avait reconnu en descendant

Il n'y avait plus rien qui excitât ses instincts au point de se jeter dans les bras qu'autrefois il n'aurait pas dédaignés

Non il n'était vraiment pas orgueilleux

Il était simplement désespéré de ne pouvoir rien faire contre l'écroulement de son être mangé de l'intérieur par une maladie qui n'avait même pas un nom de maladie

Et il était malade à cause de Cecilia

Elle était la mère de la maladie

Elle voulait se faire pardonner cette instrumentation macabre qui était sans relation avec sa capacité d'amour et de communication

La prison me dit le type en commençant à marcher vers la lumière de la terrasse la prison vous laisse toutes sortes de souvenirs et d'amertumes

Il faut en passer par là

Il n'avait jamais été en prison et il lui était difficile de parler de quelque chose qu'il n'avait pas vécu il est toujours vain de commenter les traces désespérantes que la vie a creusé dans la peau d'une femme qui est si différente de vous de nous tous différente et inabordable à cause de cet orgueil que vous ne pouvez plus comprendre parce que vous êtes dénué de futur

Est-ce que je pouvais comprendre ça ? Non bien sûr je devais être moi-même très orgueilleux et peu enclin à la compassion

Est-ce que j'étais comme ça ? me demandait le type et je ne m'étais même pas retourné pour regarder l'ombre où les chevaux n'avaient plus peur de nous une bonne fois pour toutes

La terrasse était déserte

À travers la croisée de la baie vitrée entre les meneaux blancs qui étaient une figuration du cimetière abstrait que me décrivait ce pauvre type je pouvais voir ses deux compagnons qui jouaient aux cartes ayant installé un pouf entre eux et y abattant les cartes avec entrain

Ils ne savent pas qu'ils vont mourir — me dit le type sans me regarder la tête penchée sur sa poitrine les épaules affreusement soulevées à cause de l'appui de ses coudes et les mains se tortillant l'une dans l'autre m'expliquant que tout le monde ne peut pas savoir la vérité — ils croient que c'est une maladie de l'estomac —

C'était deux vendangeurs en âge de se faire aimer sans que ça concerne la justice me précisa-t-il en ricanant

Et il me jeta un regard terriblement oblique comme s'il cherchait à savoir si j'avais tout compris et si ça ne m'inspirait pas une fuite salutaire

Vous avez couché avec elle ? — me demanda-t-il soudain

Je ne répondis pas

En tout cas vous avez pris vos précautions enfin j'espère — On les prenait bien avec John pourquoi pas avec elle

C'était quoi sa maladie ? Il me donna le nom et m'expliqua d'un trait que ce n'était qu'un sigle comme pour un produit de supermarché

J'avais compris : Saïda et je me rappelais une femme de ce nom et j'avais du mal à me l'imaginer éparpillée en petits morceaux invisibles dans le sang des hommes malades à cause d'elle

C'était une simple association d'idées dans mon cerveau qui réclamait un peu de sommeil

Je bâillais

Le type se pencha encore, me présentant le haut de son crâne où il n'y avait rien de particulier à commenter

Il ne parlait plus

Il ne pensait qu'à son immobilité

Il n'avait plus tout à fait l'air d'un homme

Il ne bougea même pas quand nous parvint le premier gémissement de Cecilia

C'était une expiration longue et douloureuse mais elle s'éteignit lentement me plongeant dans une attente dont je ne voulais pas mais qui me força à demeurer immobile et silencieux

Le type n'avait même pas levé la tête

Il ne frémit pas au claquement sec qui me fit sursauter

Il fut suivi d'un petit cri et le silence s'installa de nouveau

Dans le salon les deux joueurs ne parlaient plus

Ils avaient cette même immobilité de l'animal qui reconstruit la réalité aux seuls sens qu'elle consent à lui donner en signe d'avertissement

J'entendis encore deux ou trois miaulements vite réprimés par la voix brève et dure du Chinois dont je pouvais me demander quel rôle il prétendait jouer auprès de Cecilia

Puis les mêmes coups revinrent progressivement occuper le silence se succédant sur le même rythme de miaulements et de voix rauque et Cecilia se mit à se plaindre prononçant des mots que je ne comprenais pas à cause du râle qui les entrecoupait

Le type me regarda enfin

C'est absurde dit-il d'une voix blême

Ça ne marchera pas

Ce genre de truc ne marche jamais

Je me levai

À quoi ça sert de croire à des trucs pareils ? — dit encore le type comme s'il s'attendait à ce que je donne une réponse à cette question qui posait le problème à l'envers

Fallait-il intervenir ? Faire quelque chose pour elle ? Est-ce qu'il était en train de la tuer ? Ça ne me regardait pas bien sûr je ne voulais pas me mêler de l'intimité de Cecilia qui faisait ce qu'elle voulait de son corps et de sa fortune

Mais est-ce qu'on pouvait rester comme ça assis devant un verre vide à l'écouter gémir en concert avec des chats ? Je pouvais m'en aller dit le type ou remplir les verres

Je pouvais faire exactement ce que je voulais mais je n'avais pas le droit de ne pas chercher à comprendre

Et qu'est-ce que je devais comprendre ? Mauvaise question dit le type

Parce qu'il y avait des bonnes et des mauvaises questions ! Et il y avait de bons poseurs de questions et d'autres qui ne valaient pas la peine qu'on se fatigue à les écouter

C'était plus fort que moi

Il fallait que je me rende compte

Je traversai le salon sous le regard éberlué des deux joueurs de cartes et ouvrit la porte de la chambre de Cecilia

Elle était plongée dans l'obscurité et dans le patio il y avait une bougie allumée qui dispensait une lumière tremblante dans l'ombre envahissante

Je ne voyais ni Cecilia ni le Chinois

Je bousculai une chaise me heurtai à une colonne du lit qui se mit à vibrer

Un vague souffle d'air alimentait le mouvement incertain des rideaux

Un chat se plaignait à peine et c'était peut-être lui l'origine de ce grattement qui augmentait au fur et à mesure que mes yeux gagnaient dans l'ombre

Je commençais à voir le dos rond du Chinois qui était penché sur l'autel plus ou moins historique auquel je n'avais tout à l'heure accordé qu'une importance relative aux jambes de Cecilia qui était assise dessus

Maintenant elle y était couchée la tête pendante dans le vide sur le bord du tabernacle et les cuisses écartées dans la position de la femme qui enfante et le Chinois était penché dans cette ombre et récitait ce que je reconnus tout de suite comme étant les prières d'un rituel auquel on ne m'avait pas invité à participer

Puis il se recula leva le bras au-dessus de sa tête et l'abaissa d'un coup provoquant ce claquement qui était celui de sa main sur la chair de Cecilia

Les chats frémissaient dans l'ombre

Ils commencèrent à miauler tous ensemble quand Cecilia se mit à râler d'une voix grave et presque masculine

Le type apparut dans mon dos

Il posa une main osseuse sur mon épaule presque nue qui frissonnait et me parla doucement dans l'oreille : — Elle le paye cher très cher mais ça ne suffira pas

La maladie se fiche pas mal de la magie

Elle se fiche de la science

Elle se fiche de tout ce qu'on peut inventer pour la détruire

Il avait sans doute raison

Les chats aussi avaient raison

Et le Chinois était un charlatan de la pire espèce

Mais elle y croyait et le payait cher très cher

Forcément quand on peut se payer n'importe quoi

On pouvait s'en aller la conscience tranquille à défaut de l'amour qu'on attendait d'elle

Est-ce qu'il fallait entendre encore ? Le type en avait marre d'exposer son corps famélique pour me distraire

Est-ce que je n'avais pas envie de revoir les chevaux ? Il réussirait peut-être à amadouer une femelle peut-être même un poulain

Il avait reçu un coup de sabot sur la tête il y avait des années de cela

Il était robuste et sain à cette époque-là

Cecilia l'avait épousé en secret et ils avaient attrapé cette sacrée maladie lui à New York elle dans sa prison et ils avaient fait l'amour sans se douter que ça n'avait plus d'importance ni pour l'un ni pour l'autre

Est-ce qu'il pouvait me parler de tout ça sans se mettre à m'en vouloir de m'en tirer à peu de frais ? — Cecilia est ma femme nom de Dieu ! — gémit-il en fermant les yeux

On était revenu près de l'enclos et cette fois les chevaux s'amenèrent sans faire de bruit l'un après l'autre en file indienne et ils se groupèrent autour d'un poulain qui couinait comme un jouet

Mais le type était loin de tout ça

Il n'avait même pas sifflé ni imité le cri du cheval dont il avait oublié le nom : Relincho ? Ça faisait plus sérieux que Whinny non ? Est-ce que j'étais de son avis ? Il n'aimait pas les mots à cause de ces différences de sonorités

S'il connaissait John ? Sûr qu'il le connaissait

Ils avaient des amis communs ici et à New York il connaissait pas mal de monde qui connaissait John qui connaissait pratiquement tous ceux qui le connaissaient à lui

Et puis Cecilia en était folle amoureuse

Est-ce que ce n'est pas tragique de voir sa propre femme tomber amoureuse d'un type de votre propre race mi-indien mi-nègre peut-être un peu blanc si on considère toute son ascendance un type dont vous savez tout mais uniquement par ouï-dire parce que vous avez des amis communs qui vous aiment et souhaitent que vous vous aimiez comme des frères ? Il eut envie de me serrer la main

Malcolm voilà comment ils m'appellent quand ils pensent à moi en tant qu'être encore de ce monde

Vous savez comment ils m'appelleront quand je les aurai quittés pour toujours ? Moi non plus

Si jamais ils vous en touchent un mot soyez assez gentil pour me le rapporter

J'offre une bonne récompense

Il avait envie d'être odieux mais n'y parvenait pas

C'est comme ça chaque fois que vous faites la connaissance d'un Américain

Il s'élargit s'allonge devient une surface se plie se transforme en volume et vous vous êtes là à vous demander ce que la vie vous réserve d'aussi tragique et inattendu

J'peux plus conduire — dit Malcolm en regardant la voiture garée dans une allée

Il finit par me serrer la main

Est-ce que j'ai peur de sa main ? Elle est crispante c'est tout

Ce n'est plus une main d'homme dit-il

Le mieux c'est de ne pas revenir O.K. ?

La voiture quelqu'un viendra la chercher demain ou un autre jour

Je n'ai qu'à laisser les clés de contact au tableau de bord

Comme ça il n'y aura pas de questions à poser : — Pouvez-vous me donner les clés ? Qui je suis ? Dois-je répondre à cette question ? Doña Cecilia m'a-t-elle donné la permission de décliner mon identité ? Qui êtes-vous vous même ? — Le type se mit à rire

Sa pomme d'Adam était monstrueuse

Il l'avait là en travers de la gorge et ça avait l'air de l'embarrasser


Chant V

Artistes mis en lumière

 

La première fois que je vis Aurelia elle était assise nue et immobile entre les cuisses d'un athlète qui lui baisait la nuque lui aussi nu et immobile les deux étrangement blancs presque sans ombre lisses et mélangés

Ils étaient installés sur des tréteaux sommaires au milieu d'une vaste couverture à carreaux noirs et blancs

Ils regardaient en l'air leurs visages noyés dans cette lumière blafarde qui venait d'une grande verrière carrée et opaque

Leurs chevelures recevaient une autre lumière peut-être bleutée venant d'une porte ouverte sur le jardin porte qui avait l'air d'un tableau posé contre le mur où étaient rangés des outils dont le métal avait été soigneusement astiqué

Mateo était assis dans l'ombre d'une statue qui le regardait

Par terre entre ses jambes il aquarellait sur une feuille où rien n'apparaissait que des formes à peine détachées du blanc du papier

Il était penché entre ses jambes une main activant le pinceau l'autre lui grattant le nez

En face le couple blanc aux ombres claires continuait de regarder le plafond de l'atelier

Elle pouvait être belle mais je n'arrivais pas à la distinguer complètement de la masse musculaire de son compagnon de pose

Elle avait les cuisses légèrement écartées mais une de ses mains était posée sur son sexe et ses tibias étaient croisés selon la même rupture de lignes si bien que les bras avaient presque complètement disparu dans la masse de blanc et de gris qu'elle formait avec l'athlète dont on ne voyait pas le visage entier

Don Zacarías avait à peine ouvert la porte et nous n'étions pas entrés dans l'atelier

Il l'avait ouverte sans faire de bruit

Mateo ne s'était pas retourné

Il était presque de profil aquarellant lentement relevant la tête en continuant de se gratter le nez le pinceau toujours posé sur la feuille

De temps en temps la main quittait le nez et apparaissait alors la petite éponge entre le pouce et l'index et il la trempait dans un bocal de verre où stagnait une eau grise et lumineuse

Ensuite il prenait savamment l'éponge les gouttes de gris et lumière tombaient sur la feuille et le pinceau les travaillait répandant sa clarté gorgée d'eau

J'étais fasciné par le corps de la femme et j'essayais de le retrouver sur la feuille de papier mais tout cela se passait trop loin et je ne pus établir le rapport de forces lumineuses qui existait entre le couple et le dessin d'autant que don Zacarías me tapotait la nuque pour me dire qu'on ferait mieux de les laisser tranquilles puisque c'était exactement ce qu'ils voulaient

Ils ne posent jamais plus d'une demi-heure dit-il en refermant la porte

Ensuite ils boivent du thé

Mateo se met à chanter et alors je sais que je peux apporter le thé

En principe je m'éclipse

Le colosse veut toujours faire l'amour à Aurelia

Elle se laisse faire quelquefois

C'est un jeu

Il faut toujours que je m'éclipse

C'est un autre monde

Nous traversâmes le jardin un peu pressés par la nécessité du silence et au fur et à mesure qu'on s'éloignait de l'atelier la voix de don Zacarías s'élevait jusqu'à ce qu'elle trouvât la bonne hauteur

Il avait une voix un peu trop haute pour un homme mais c'est comme ça qu'elle lui plaisait

Il aimait sa voix et ses mains

Il montrait toujours ses mains

Ils les posaient sur les épaules croisant ou pas les bras ou bien il les joignait en prière et il jouait avec ses bagues bleues

Nous entrâmes dans la maison qui sentait la cire et le ciment

Le sol était mouillé à peine rincé et il faisait frais

Le salon était plongé dans une obscurité bienveillante

Une vague odeur de vin planait entre les fauteuils où nous prîmes place

Don Zacarías s'enfonça un peu au fond du fauteuil et étendit ses jambes sur un pouf de cuir qui s'écrasa mollement

Il avait des jambes maigres et tendues au niveau des genoux et des chevilles

Ses cuisses étaient courtes cylindriques et les tibias semblaient plantés comme des pilons de bois dans les genoux qui formaient deux bosses assez rondes et en tout cas monstrueuses

Il avait un ventre petit et rond comme un ventre de femme un ventre haut sur quoi sa poitrine reposait secouée par une respiration toujours irrégulière mais profonde lente et sonore

Il avait fermé les yeux sans doute se remémorant la scène dans l'atelier

Il est beau n'est-ce pas ? — murmura-t-il en posant ses mains sur ses joues devenues toutes rouges

Il parlait de Mateo bien sûr

Mateo était beau et c'était un artiste

Pendant que don Zacarías me faisait l'éloge de l'artiste je pensais à la femme dont j'ignorais le nom

En fait je pensais à la forme qu'elle m'avait imposée

Je pensais à cette ombre de lumière qu'elle formait au-delà de son corps de femme

Sans doute elle n'y était pour rien

Je devais cette vision au savoir de l'artiste mais il me plut sur le coup de penser à elle comme la seule et véritable créatrice de cette beauté

Bien sûr toi tu es amoureux d'Aurelia ! — dit don Zacarías en souriant

J'étais heureux qu'elle portât un nom aussi prestigieux

Non il n'était pas prestigieux : il avait un sens et je savais lequel

Elle est un peu décevante dit don Zacarías

À cause de sa féminité bien sûr

J'ai toujours trouvé absurde la féminité des femmes

C'est une féminité de formes pures

Mateo a raison de s'en inspirer pour son art

C'est tout ce que cela lui inspire d'ailleurs

Donne-moi de tes nouvelles Lorenzo ! — Je lui parlai un peu vite de l'hôtel de l'écrivain américain dont j'étais amoureux (il soupira un peu au bord d'une larme) et de cette femme sculpturale dont je venais d'apprendre qu'elle s'appelait Aurelia et qu'à défaut de l'aimer tout entière pour elle-même j'aimais déjà son nom et sa lumière

Don Zacarías pouffa en se tenant le nez avec l'index

L'améthyste caressait sa joue

Mon pauvre fils ! dit-il

Tu mélanges tout à dessein

Elle est décevante je te le dis

Je t'en préviens

Dois-je ajouter que c'est la sœur de Mateo

Note bien que ce n'est pas lui qui l'a amenée

Elle est venue sans nous demander notre avis

Il y avait cette espèce de colosse avec elle enfin derrière elle

Il est toujours derrière elle

Il n'est rien pour elle et bien sûr elle est tout pour lui

Il dort seul le pauvre

Moi je dors avec Mateo et elle elle dort avec un petit chat qui fait pipi dans ses draps

As-tu vu le petit chat ? Il est noir et blanc et assez sauvage

Il miaule uniquement pour rouspéter

C'est un rebelle

Mais elle a aussi des qualités

Pas du tout celle que tu crois

Son nom ! Sa lumière ! Foutaise que tout cela ! C'est Mateo qui fait exister sa beauté

Une fois descendue de son piédestal c'est une femme comme les autres

Tu aimes les femmes ? — Un chant s'éleva doucement au-delà du salon

Mateo s'était assis sur un reste de statue antique et il chantait en attendant qu'on lui servît le thé

Aurelia et l'athlète arrivaient dans le jardin

Elle portait une vague robe blanche qui flottait comme un drap et elle marchait en se dandinant un peu comme une fillette qui rentre de l'école

L'athlète s'était contenté d'entrer dans un pantalon qu'il avait retroussé jusque sous les genoux

Un nouvel ami ? — dit-elle en me tendant la main

Je la touchai à peine

Don Zacarías avait tort

Elle était encore plus belle dans cette ombre de vigne et de roseaux

Je ne répondis pas à sa question à cause de ce que je voulais lui dire mais de toute façon je ne trouvai pas les mots et j'émis une pâle sonorité qui ne voulait rien dire

Elle entrouvrit la bouche élargit son sourire et retira la main que j'étais en train de triturer comme un jouet de toujours

L'heure du thé ! — lança don Zacarías en virevoltant entre les fauteuils

Il baisa le front de Mateo qui continuait de chanter

Je vous présente Lorenzo mon fils bien-aimé

Ne lui faites pas de mal

Je connais vos exigences

C'est un très bon poète quand il veut

Mateo me toucha la main tout en chantant et il me flatta l'épaule amicalement

Le colosse gargouilla en se bougeant vers moi comme s'il était rempli d'un liquide dans lequel flottait son intelligence éparpillée en autant de fragments que de muscles

Il m'écrasa la main mais je ne le regardai pas

Il s'appelait Horacio et il pesait cent vingt kilos

Il se trouvait beau et je croyais que c'était un monstre

Il parlait peu et toujours pour ne rien dire

Il aimait tout le monde

Il n'avait aucune raison d'en vouloir à qui que ce soit

Il était un peu dégoûté par ce que faisaient ensemble don Zacarías et Mateo mais il pensait aussi que ça ne le regardait pas

Il ne savait pas du tout pourquoi il était attiré par la douce présence d'Aurelia

Est-ce que j'aimais une femme moi-même ? Il avait fini de parler

Je ne sais pas pourquoi mais j'eus besoin qu'Aurelia m'entende dire à cet athlète que j'étais bel et bien amoureux d'un homme qui me paraissait être le plus beau

En tout cas je savais exactement pourquoi je l'aimais

Si j'avais été amoureux d'Aurelia lui dis-je en le poussant du coude je serais parfaitement capable d'en expliquer les raisons à n'importe qui et en échange de n'importe quoi

Il gargouilla

Aurelia était tombée de fatigue dit-elle sur un vaste pouf qui l'absorba tout entière

Elle avait des crampes aux jambes et elle nous montra ses jambes

Elle en avait aussi aux bras et elle agita ses bras

Je regardai aussi son ventre puisqu'elle le demandait et je vis presque la douleur lancinante qui labourait ses cotes sous les seins

Le colosse avait rougi et il se tordait les doigts dans la terre d'une potiche où un géranium penchait des têtes affolées

Mateo cessa enfin de chanter sur un point d'orgue annonciateur d'un retour au silence ou au pire à la conversation

Aurelia cessa d'exhiber sa connaissance de la douleur et le colosse qui n'en voulait à personne n'interrogea plus les liquides parcellaires de son intelligence

Il y eut un long moment de silence ou pour être plus précis et moins littéraire de vide parfait

Je regardais la bague que don Zacarías m'avait offerte toute à l'heure

Il n'aimait pas le rouge

Est-ce que j'aimerais recevoir en cadeau le rouge qui lui déplaisait tant ? C'était peut-être un vulgaire morceau de verre

Je la serrais dans la paume de ma main et puis j'ouvrais ma main lentement et je regardais cette tache de rouge qui s'intensifiait au fur et à mesure que mes yeux la pénétraient

Maintenant Aurelia était penchée sur ma main et elle me parlait

De la bague ? Cela avait l'air d'un rubis mais ce n'en était peut-être pas un

Don Zacarías avait été très riche

Oh pas de l'argent qu'il avait gagné en tuant des taureaux de combat dans l'arène

C'était tous des moruchos

Laids et méchants comme la teigne

Non don Zacarías était riche parce que c'était comme ça et pas autrement dit Aurelia qui parlait de mon père sans le savoir

Il arriva à ce moment-là portant un plateau de cuivre où fumait une théière de melchior travaillée au ciseau et incrustée d'émaux

Il avait disposé les verres d'or en rond autour de la théière au bord du plateau

Est-ce que tu as bien travaillé mon chéri ? — dit-il doucement à Mateo

On sentait bien qu'il aurait voulu être seul avec lui et Mateo ne répondit pas

Mateo projette une exposition de ses aquarelles préparatoires expliqua don Zacarías en faisant couler le thé dans les verres

Plus tard il montrera les sculptures

J'ai déjà acheté le marbre

Mateo l'a choisi dans la carrière même

Il s'est engueulé avec un ouvrier qui voulait lui refiler un bloc fendu de tous côtés

Mateo lui a dit qu'il taillerait bien son portrait dans ce marbre fêlé

C'était tout ce qu'il pouvait faire pour lui mais certainement pas lui payer une pareille cochonnerie

Un portrait dans un marbre fêlé ! — Don Zacarías riait et Mateo pensait à autre chose

Il avait été lointain pendant qu'il aquarellait ensuite agréable quand il s'était mis à chanter puis ennuyeux à cause de la monotonie répétitive de son chant et maintenant il était tout simplement étranger à tout ce qui se passait et à tout ce qu'on pouvait dire notamment à son sujet

C'était un ingrat mais il était aimé par don Zacarías qui avait aimé plus d'hommes qu'il n'avait tué de taureaux

Est-ce qu'on pouvait lui en vouloir ? — La journée est-elle donc finie ? — demanda don Zacarías les yeux fermés sirotant bruyamment le thé au bord du verre brûlant

Il parlait à la fois du soleil et de Mateo

Personne ne dit rien à la suite de cette question où il semblait bien que don Zacarías était à la recherche d'un soulagement à sa douleur

En tout cas le ciel était devenu rouge et la nuit allait prendre le temps comme une femme

C'était un peu tard pour boire du thé mais telle était la volonté de Mateo qui connaissait bien les limites de son pouvoir

Un peu plus tard il se mit à parler du blanc non pas de la couleur mais du blanc qui peut exister à la surface de n'importe quel objet pourvu qu'on trouve les moyens de le faire exister

Il y avait sans doute peu de choses à comprendre dans ce qu'il disait

Rien peut-être à mettre en relation avec le résultat qu'il espérait

Il comptait sur le corps d'Aurelia qui était le corps de leur mère

Le colosse frissonna à cette remarque et il donna encore la preuve de son éclatement mental en parlant de sa musculature

Mateo le regardait d'un air étrange

Cette montagne de muscles était un fond pas plus

Le corps d'Aurelia y prenait racine il n'y avait pas autre chose à en dire

Et puis il y avait son dos en pleine lumière mais c'était une façade de marbre brut où les rayures de la barre à mine opposaient leur verticalité à ce qui avait été vu parfaitement horizontal sur les trois autres côtés

C'était un fond

Il n'avait ni dos ni profil

Il n'existait que de face

C'est comme ça que Mateo voulait le faire exister

Seule comptait l'utile présence d'Aurelia

Il était sorti du ventre d'Aurelia il était né entre ses cuisses

Il y retournait de manière symbolique en le reproduisant méticuleusement

Il ne pensait pas ni à son visage ni à ses seins ni même à son sexe

Je vois des jambes et des bras et un fond musculaire qui est peut-être l'homme que je suis chaque fois que je cesse d'exister pour les autres

Le temps qu'on perd à exister pour les autres et à donner pour qu'ils se mettent à exister en retour ! — déplora-t-il d'un coup

Il se tut

Don Zacarías souffrait

Le thé avait vite refroidi

Il n'avait pas fini son verre et il le reposa au bord du plateau

La théière ne fumait plus

J'achèterai tout le marbre qu'il te faudra dit-il en baisant la main de Mateo

Le problème c'est cette blancheur

On le prend pour un fou

Le marbre ici c'est pour la cuisine pour l'escalier pour la façade

Blancheur ? s'écrient-ils en regardant Mateo avec des yeux ronds

Ça veut dire quoi blancheur ? Si ça veut dire marbre blanc en voilà plus qu'il n'en faut

Pas du tout répond Mateo

Vous n'avez rien compris

Vous n'êtes que des marchands

Et il leur parle du Christ

Hein ? Mateo que tu leur parles du Christ et que ça leur en bouche un coin ? C'est tellement facile de se moquer des autres ! J'essaye chaque fois que je vois un imbécile par nature se moquer d'un homme de vocation certaine

Il souffre quand même

En les quittant ce soir-là j'ai eu un pincement au cœur à cause de ça

J'en ai parlé vaguement à John

Il tuait des fleurs dans un parterre derrière l'hôtel

Pourquoi t'appelle-t-il son fils ? — Parce que je suis son fils

Je suis le fils de don Zacarías

C'est vrai et c'est faux

C'est possible en tout cas

J'aime cette possibilité et elle ravit don Zacarías chaque fois qu'il imagine les gens en train d'en parler

Lui au moins ne ment pas au sujet de ma mère

Il l'a aimée une nuit ou deux peut-être trois du temps où il était encore capable d'aimer les femmes

Il en parle toujours avec tendresse

C'est peut-être la seule femme dont il parle avec tendresse

Une manière amoureuse d'augmenter la possibilité que je sois aussi son fils

Mais il n'y a rien de sûr

C'est une idée à lui

Je l'appelle don Zacarías

Comme tout le monde

Mais moi je l'aime

C'est la différence

Les gens ont-ils une raison de le détester ? Il a lamentablement échoué dans sa carrière de torero

Qu'est-ce qu'il avait besoin de tuer des taureaux ? demandaient les gens aux autres gens qui connaissaient la réponse à cette question

Comme s'il n'était pas assez riche ! Et quand un cul-terreux à l'air rusé lui posait la question : Pourquoi avez-vous désiré devenir plus malin que les autres c'était un ivrogne qui se croyait plus malin que les autres et qui savait ne rien risquer ni de sa peau ni de son argent

Il n'y avait pas de réponse à cette question

Le pêcheur est devenu pêcheur pour gagner sa croûte de la manière la plus à la portée de sa main de pauvre

L'artiste devient artiste parce que c'est plus fort que lui

C'est quelque chose qui le détruirait s'il renonçait à le devenir

Il ne s'agit pas de vivre plus longtemps que les autres ou de servir sa patrie ou d'obéir aux commandements divins

C'est plus fort que ça

C'est au dessus de la force d'un homme

Et il n'y a pas un seul dieu comme produit de remplacement

Et je ne parle pas de l'influence des femmes et vice versa

Alors une fois engagé dans ce processus qui est peut-être agréable au début à cause de la satisfaction que procure la sensation de différence il faut se sortir de toutes les situations la tête haute pour bien montrer que le monde n'est qu'une trouvaille et l'être humain un accident

C'est ça qu'il faut démontrer et le taureau a beau vous défoncer le ventre avec sa corne bien réelle vous soulevant à la hauteur des rires et de l'horreur il ne réussit jamais à être autre chose qu'une trouvaille

Il n'a pas son mot à dire

Il est le lit du monde

Et les spectateurs sont là par accident

Je parlai à John de la blancheur qui semblait obséder Mateo

Il dit qu'il comprenait mieux la blancheur que les taureaux

Il ne pouvait pas penser aux taureaux sans révolte

La blancheur lui inspirait ce minimum vital

C'était une totalité malgré la vérité scientifique et bien que le noir soit le représentant éclairé de l'absence de toute couleur

Le lecteur aussi est un accident

Il n'arrive que parce qu'on est sur la même route

On ne peut vraiment pas faire autrement que de vivre ensemble

D'où la légalité de la justice

Paralysée entre le mépris et la nécessité

Entre un sentiment et un concept

Absurde ? dit John qui avait oublié que je pouvais lui parler de mon père si la vérité était encore possible

Il oublia d'un coup don Zacarías Mateo Aurelia et Horacio

Il pensait à Pablo

Pourquoi t'en prendre à ces fleurs ? — dis-je

Il rit

Il y avait peu de lumière dans l'allée et les fleurs paraissaient tristes et inutiles dans la terre au pied du mur

Le mieux était encore de boire quelque chose de nouveau

La nouveauté est nécessaire chaque fois que tout s'est lamentablement usé dans le laminoir

Ce qui est arrivé hier ne doit pas arriver aujourd'hui — dit John

Il était un peu saoul et enclin à débiter des banalités

Il aimait la banalité pourvu qu'elle ne trouvât pas d'expression

Mais si elle rencontrait les mots qui convenaient à son exacte expression alors il fallait s'attendre à devoir baisser les yeux devant tant d'autorité

Il n'y a aucun moyen de révolte contre la banalité

On est sans arme et sans réplique devant sa toute puissance faite langage une bonne fois pour toutes

Il ne faut pas se laisser prendre dans cet engrenage

Changer une heure chaque jour c'est encore une banalité

Oh et puis merde ! C'est encore une manière d'expliquer la violence

Je me sens violent et sexuel

Comment te sens-tu toi ? — Pablo arrivait beau et chaleureux

Il avait tué un lapin qui lui avait donné du fil à retordre

Il l'avait poursuivi comme s'il s'était agi d'un lion

Il aurait voulu que ce fût un lion mais ce n'était qu'un lapin

On ne fait pas tant d'histoire pour un lapin reconnut-il en s'asseyant

Mais je l'avais dans la peau ! — Nous buvons du vin ce soir

C'est un alcool simple et sans histoire

C'est peut-être un aliment

Pablo a ouvert les meilleures bouteilles

Il faut fêter dignement la dernière soirée de John parmi nous

On espère le revoir l'été prochain

On s'écrira tout l'hiver

Il y a tellement de choses qui peuvent s'écrire encore ! Le vin est tiède ce qui est presque une qualité au point où nous en sommes

John devient triste Pablo bavard moi un peu absent malgré les questions qu'on me pose

John écoute les réponses en clignant les yeux

Il ne répond pas si je pose moi-même une question

Je ne sais pas faire la fille comme don Zacarías

Je ne sais pas avoir une larme au coin de l'œil pour parler d'amour et d'eau fraîche

Je ne séduis pas

Je réponds aux questions de Pablo qui se moque de moi

Il craint ma force Pablo

Mais mon silence ne lui fait pas peur

Il sait le troubler comme il faut pour que je m'y perde

Un jour je t'amènerai à New York — dit John en regardant le disque du vin au fond de son verre

De qui parle-t-il ? De moi ou de Pablo ? Des deux c'est peu probable

Il ne choisit pas

Il se laisse tenter

Le vin est plus sucré maintenant

Une femme s'approche et veut le goûter

Il est trois heures du matin fait Pablo pour expliquer son refus de la servir

Elle insiste

Elle n'arrive pas à dormir

La femme par qui le malheur arrive

Elle est française

Belle autant qu'une femme peut l'être si j'ai bu un coup de trop

Elle ne peut pas dormir est-ce qu'on veut bien comprendre son problème ? Pablo remplit un verre à ras bord et le lui donne

Elle le vide d'un trait

Elle est déjà saoule

Elle n'a plus de pudeur

Elle devient bavarde

Elle prend la place qu'on avait laissée vacante

New York ! s'écrie-t-elle d'une voix de crécelle

J'y ai un ami c'est vrai ! Mais pourquoi donc est-il mon ami ? — Elle grimace en se tenant le nez

Elle réfléchit

Cette question l'a fait basculer dans un monde qui n'est pas le nôtre

C'est peut-être le même que celui de John

Un monde d'images et de sons où l'amitié ne s'explique pas

Nous en Espagne nous savons toujours exactement pourquoi nous sommes amis et nous aimons nous rappeler ces raisons autant de temps que dure l'amitié

Je le dis à Pablo

Il secoue la tête pour dire oui

Il est toujours là mais ne peut plus parler

Il va partir lui aussi

Je vais me retrouver seul

Je me lève et je traverse la terrasse en titubant

Je descends l'escalier qui a pourtant l'air horizontal puis je m'accroche à une allée verticale bordée d'arbres sombres

Je monte jusqu'à une petite lueur qui clignote par terre entre les fleurs

C'est la servante qui essaie de mettre le feu à une lettre froissée

Elle n'a aucune difficulté à se tenir parfaitement perpendiculaire à l'allée

Elle se baisse même sans avoir besoin de s'agripper comme je le fais

Elle me voit arriver et se prépare à fuir

La lettre brûle encore

Pourquoi brûle-t-elle une lettre à cette heure de la nuit ? Elle a l'air d'une géante

Je vois ses pieds ses mollets et le bas de sa robe

La lettre brûle

Pourquoi brûle-t-on les lettres d'amour tôt ou tard ? Je me mets à pleurer

Elle descend

Je vois ses genoux j'aperçois l'ombre des cuisses

Elle touche mon œil et je m'agace

Pourquoi ne glisse-t-elle pas vers le fond de l'allée ? Il n'y a donc aucune force pour la contraindre à être comme tout le monde ? Tout le monde est complètement ivre cette nuit

Pourquoi pas elle ? Elle me parle

Elle avance son visage d'ombre et me parle

Je ne veux pas écouter ce qu'elle dit

Elle ne sait pas aller au bout de la conversation

Elle est comme les autres

Approximative

J'ai besoin de précision

L'amour est nécessairement précis


Chant VI

Histoire à raconter un jour

 

Quanto sei carino ! — Un an plus tard à la même époque le même été calcinant blanc et noir

Le bonheur c'est que John soit revenu

La voix c'est celle d'Adriana l'Italienne aux seins de jeune garçon mon double au revers de la médaille sexuelle dont je suis l'endroit

C'est la phrase préférée d'Adriana

Elle la répète chaque fois que la conversation revient au silence au moment où je commence à penser à la fin du bonheur moment atroce dont Adriana est l'antipoison Adriana aux lèvres si sensibles si proches de sa défaite de femme-garçon

Faut-il se rappeler le bonheur ? — John ! dis-moi que tu es revenu pour moi seul…

Il ne répondait pas et je me mettais à rêver de New York où mon âme de poète se créait un tombeau magnifique

La jalousie était entrée en moi ou bien elle était sortie de moi et elle me montrait son inutile convulsion de garce attrapée par la queue

Pablo se taisait

Il était beau silencieux et sa beauté et son silence plaisaient à John

Moi je suis bavard et original

John n'était pas revenu pour moi seul

Un hiver à New York l'avait renseigné sur mon importance comparée à la nécessité d'aimer le velouté et l'inattendu sur la peau de Pablo

Quand j'ai vu la Buick rouge et bleue dans le parking de l'hôtel mon cœur est devenu douloureux et j'ai eu un vertige

Mais Pablo était déjà dans la chambre quand je suis arrivé

Ils s'embrassaient déjà

John m'a baisé les lèvres et j'ai cru que c'était de l'amour

Il souriait en parlant de l'hiver puis du printemps et du fiasco de son dernier bouquin qui n'avait amusé personne pas même les femmes

Il manquait d'argent il fallait qu'il écrive un autre livre pour effacer cet échec il n'avait aucune idée de ce qu'il allait écrire pour se renflouer est-ce qu'on pouvait comprendre ? Pablo et moi étions assis au pied du lit à peu près dans la même attitude et nous le regardions gesticuler dans des explications qui ne nous concernaient pas

Mais Pablo était plus proche plus vaincu plus soumis au tragique de cette défaite et les yeux de John se donnaient déjà à cet abandon qui est un des charmes naturels de Pablo malgré sa virilité sauvage héritée de la guerre et de la tradition

Je niais l'évidence cependant et je bandais

Le désir m'aveuglait encore un désir aussi proche de mon délire que je pouvais le souhaiter

Délire c'est-à-dire destruction de l'édifice mental au profit du plaisir

Ma queue entrait doucement dans la jouissance entre ma cuisse et le pantalon qui la caressait

Je cherchais à en finir le plus vite possible pour pouvoir fermer les yeux et somnoler là dans le lit déjà humide de ma chaleur le long de son corps qui me ramenait des odeurs de New York des caprices textuels des voix contrapuntiques dont l'une était celle d'une femme que je pouvais être à la fin du voyage au moment de cristalliser

Mais j'oubliais Pablo j'oubliais ce que les yeux de John lui accordaient j'oubliais que je n'étais pas seul sur sa route que je n'étais pas tout à fait une femme et qu'il n'était plus un homme et la queue de Pablo bandait dans ses lèvres et il la baisait avec cette tendresse que je pouvais oublier et Pablo s'abandonnait à cette lenteur à cet éloignement qui les accompagnait au bord de l'amour et jaloux comme un tigre je voulus l'enculer et il dut sentir le feu de ma bite qui était un morceau d'acier trempé dans le destin qui n'était déjà plus le mien

Mais le cul de John n'aimait pas ce genre de manifestation

Il pivota lentement ma bite laissant sa trace d'escargot sur la fesse sur le haut de la cuisse dans l'aine poilue et la main de John nous caressa l'un contre l'autre

Je sentais sa molle érection battre désespérément

Ma queue devait lui paraître aussi dure que l'acier que je lui destinais et je déchargeai dans ses poils longuement par flots irrésistibles souffle coupé sentant une immense chaleur entre nous mes lèvres suçant sa clavicule mes mains sur sa nuque raide et chaude et il écoutait ma plainte en murmurant tandis que mon corps s'effondrait de l'autre côté de la vie dans un torrent d'extase

Je coulai sur Pablo qui me baisa la bouche et le drap glissa sous moi un corps frais entrait entre mes cuisses ses cuisses écartant mes cuisses une bouche me suçait et cherchait à entrer en moi j'étais comme de l'eau et je ne reconnaissais plus les corps ils étaient en moi et j'étais en eux

Pablo dégoulinait de plaisir quand la servante ouvrit la porte

Elle le surprit à genoux derrière mon cul qui dominait l'angle de mes jambes écartées et de ma colonne qui descendait dans les draps où ma tête vaseuse et enfouie gémissait avec moi

Pablo jura

La servante entra comme si nous n'existions pas et déposa dans le frigo les boissons qu'elle offrait à John en signe de bienvenue

John était nu devant elle la queue débandée rouge et vibrante et il s'étonnait de la voir si près de lui lui expliquant les raisons de son cadeau

J'avais disparu sous le drap hilare et terrible

La queue de Pablo m'avait quitté d'un coup et maintenant il luttait contre son érection insoumise qui l'empêchait de raisonner

Il n'arrivait pas à parler

Il tournait le dos à la servante et se rhabillait

John toujours nu face à la servante émerveillée balbutiait des remerciements exagérés fixant quelque chose sur le mur derrière la servante et bougeant ses mains qui venaient de temps en temps claquer contre ses cuisses à chaque claquement le corps de Pablo se raidissait et je pouvais voir sa queue dure et rouge dans sa main et le ventre qui se penchait dessus dans l'ombre verte d'une fenêtre ou d'un miroir je ne sais plus

Le frigo était ouvert et sa lumière traversait le lit

Les mollets de la servante frémissaient

Elle remuait un peu les pieds dans ses espadrilles et ses mains revenaient sans cesse au même pli de la robe pour le casser et le recasser encore et il tombait toujours le long de sa cuisse un peu oblique

Enfin Pablo réussit à articuler un son qui fit tourner la tête de la servante dans sa direction

Il lui montrait un dos voûté et dégoulinant de sueur

Elle voyait le haut des fesses bordé par le drap fumant

Elle attendait un ordre

Mais il ne venait pas

Pablo s'était de nouveau étranglé

Qu'attendait-elle entre trois hommes nus et excités qui ne la désiraient pas ? Rien elle n'attendait rien dit-elle

Elle était juste un peu étonnée de voir don Pablo dans cette situation qui la dépassait mais elle ne cherchait pas à comprendre elle se taisait

Ce n'était pas la question réussit à dire Pablo dont la virilité se dressait dans le ciel de lit où devait se trouver la décharge soudaine du plaisir

Il cracha un peu quand le sperme gicla le bout de la langue en pointe sur la lèvre supérieure il s'éloigna un court instant dans le labyrinthe de sa musculature

La servante vit les épaules se recroqueviller et la taille se rétrécir presque avec violence par saccades qui secouaient les fesses

La nuque de Pablo avait disparue entre les épaules puis il redressa la tête se lécha les lèvres et se mit à respirer sous la contrainte du dédale des nerfs qui rejoignaient ses connexions

Il voulait qu'elle sorte qu'elle aille se faire pendre ailleurs

Elle se cabra et sa poitrine était tout le défi qu'elle jetait en réponse à la violence de Pablo

John se grattait paisiblement les couilles en souriant et il lui parla poliment

Elle sortit non sans avoir fait voler le bas de sa jupe qui frissonna autour de ses mollets

Pablo se détendit d'un coup

Il insultait la servante en se tordant le cou vers la porte rageur et dépité

Moment de bonheur à peine troublé par l'apparition d'une femme qui n'avait même pas notre estime

Le lendemain en arrivant sur la plage nous fûmes déçus en constatant qu'elle était déjà occupée par deux filles nues qui se donnaient au soleil parce que c'était dans leur nature

Pablo grimpa sur son rocher préféré et se plongea dans la contemplation de l'horizon et des vagues

John s'acharna à planter le piquet du parasol dans les galets qu'il trouvait plus frais que le sable et je dus l'aider à creuser un trou qu'il fallut ensuite soigneusement refermer autour du piquet

Le parasol une fois ouvert tandis que John tentait d'entrer dans un livre qui semblait l'agacer j'allai m'asseoir dans les vagues au bord de l'eau

Il y avait un peu de sable à cet endroit et je m'amusais avec les reflets de coquillages dans les poils de mon sexe

L'eau paraissait fraîche à cause de l'air qui était déjà brûlant à cette heure matinale de la journée

Je me laissai caresser par l'eau et sans doute fermai-je les yeux

La rougeur de mes paupières me força à penser

Le bonheur n'avait pas duré mais j'en avais connu la violente douceur et John en était la source vivifiante et pure

Je me souviendrai toujours de ce moment de vertige entre l'apparition de la Buick monumentale et l'ouverture de la porte cœur battant la chamade queue affolée cerveau sans ordre

Combien de temps cela avait-il duré ? Une minute deux peut-être

Mais c'était deux minutes de bonheur je ne devais pas l'oublier

Je les devrai toujours à John

Comment le lui dire ? Un poème suffirait-il à exprimer toute ma reconnaissance ? Sans doute pas

Il fallait marquer ce moment de bonheur (cet espace de bonheur ?) d'une pierre blanche comme on dit afin d'en éterniser les infinies tendresses et les offrir toutes nues à leur destinataire

Je me promis un long poème un poème de chair et d'extase un poème avec un début et une fin un poème comme je ne savais pas les écrire mais j'apprendrais à accepter la nécessité de si peu de temps pour éterniser l'amour qui peut toujours ensuite tourner le dos à tant de tendresse et même en oublier la saveur d'étoile filante

Le soleil me brûlait et en me tournant un peu sur mes coudes je jetai un coup d'œil sur les filles nues qui s'étaient assises l'une en face de l'autre et papotaient à peine excitées par le contenu improbable de leur conversation

Elles étaient tellement différentes l'une de l'autre que cette différence me rapprocha d'elles

L'une était une grande fille aux seins énormes dont les bouts se dressaient en l'air longs et durs et son ventre magnifique était une succession de bourrelets de graisse qui s'aplatissaient entre ses cuisses

Elle avait des bras lisses et épais et une abondante chevelure qui descendait dans son dos

Son cul devait être fantastique et ses jambes des pitons forcenés

J'aimais cette beauté de masse

Elle me sourit

En plus elle avait l'air gentil heureux simple

C'était la beauté d'une fille de terre et d'eau une fille de boue salée et de pain chaud une fille aux pieds solides au plaisir franc une belle femme avec laquelle l'amour dure l'éternité

Maintenant elle expliquait quelque chose de très compliqué à l'autre fille qui avait l'air c'est l'impression qu'elle me fit d'abord de n'appartenir à aucun sexe

C'était peut-être à cause de l'absence de seins des cuisses trop fines du visage plat et compliqué par des rougeurs de rouquine des boucles de cheveux rouges et noires du ventre creux où les poils montaient en rectangle long et étroit de l'entre-jambes qui paraissait étroit sec angle aigu d'une paire de jambes qui la gênaient et qu'elle écartait sans plaisir fouillant le sable de ses deux mains entre ses genoux

Je cherchai le feu de cette fille et ne le trouvai pas

Son regard il fallut que je sois tout près d'elle pour en saisir l'intranquillité

Elle me faisait peur

Plus tard quand je trouvai une fille à peu près semblable dans le lit de John où il tentait de s'éterniser avec elle sous l'empire de la drogue j'ai pensé à Adriana

Mais la fille qui préparait la seringue de John sera sale et puante et sa maigreur rencontrera le feu

Adriana lutte contre le soleil qui fait éclater les tâches surtout sur sa poitrine de garçon dont les tétons se dressent encore plus longs et plus durs que ceux de la grosse Giovanna

Je me suis approché chaud et nu et elles ont cessé de parler pour me regarder

Giovanna a l'air d'une paysanne aussi à l'aise dans sa nudité éternelle que dans un bleu de travail souillé de crottes de bique

Elle ne peut s'empêcher de soulever un de ses montagneux sourcils de soie et de tordre ses lèvres entre ses dents pointues

Mon sexe est rempli de sa beauté confortable et elle pousse un petit soupir d'admiration une lamentation qui semble épuiser le souffle lamentable qui court derrière ses seins de nourrice

Adriana a détourné la tête et rejoint ses jambes sous son petit derrière de chevrette qui s'inquiète

Je cherche sa beauté parce qu'Adriana est belle j'en suis sûr et je voudrais me remplir aussi de sa beauté

Sa joue est irisée par le soleil qui la frappe durement extrayant la tache brune blanchissant le poil qui descend de la tempe vers l'angle de la mâchoire

La pointe de ses seins a disparu dans ses bras et ses mains derrière les cuisses

Giovanna touche le bout de ma queue et se recule d'un coup en poussant un cri comme si elle s'était brûlée

Elle rit ne cache pas son admiration et la commente dans un espagnol mêlé d'italien qui me parvient comme une oraison à la recherche du rythme de son étonnement et de sa gourmandise

Je l'aime

Mais je veux aimer Adriana et je n'y arrive pas

Elle est trop géométrique trop imparfaite il lui manque ce goût de sexe qui est un avertissement des puissances célestes je la trouve impossible à aimer je veux m'approcher de son cul pour m'assurer de son existence sexuelle

Elle secoue la tête pour dire non mais Giovanna brandit ma queue avec ferveur dans sa main de pouponne qui connaît son affaire et je tombe à genoux et ma tête touche l'épaule d'Adriana qui tente de me repousser

Donne-moi ton cul Adriana juste ton cul étroit et impossible et Giovanna l'encourage maintenant en italien — Puisque c'est ce qu'il veut un engin pareil ! — et elle me regarde avec des yeux pleins de regret et d'amertume poussant Adriana dans le sable et la soulevant par les hanches pour me donner le petit cul transi qui ne veut pas s'ouvrir qui gonfle ses petits muscles sans force de chaque côté de la fente et j'approche ma queue de cette fente la touche la frotte avec ferveur puis avec tout l'abandon que mon âme de pédé peut donner à une femme les grosses mains de Giovanna occupées à écarter les genoux qui s'enfoncent dans le sable au fur et à mesure de leur lente et irrémédiable séparation

Giovanna pose enfin sa grosse bouche dans la fente qui s'entrouvre et sa salive se met à couler en abondance Adriana chuintant comme un morceau de papier la bouche dans le sable salivant aussi me donnant son regard clair qui accepte le plaisir

Son cul s'ouvre enfin géant l'odeur de sa merde me donne le vertige et c'est encore la bouche de Giovanna qui avale ma queue sirupeuse goulue douce comme un sexe et puis sa main qui me montre le chemin tandis que je ferme les yeux la tête plongée dans le soleil qui brûle ma pensée à la limite de la mort et je m'enfonce dans le cul gigantesque d'Adriana les mains crispées sur ses hanches qui ont maintenant toute l'ampleur désirée tout le charme retrouvé le temps de s'épuiser de se vider de ne plus exister et de revenir à la vie avec satisfaction sentant le corps d'Adriana se refermer comme un coquillage et disparaître dans le sable brûlant qu'elle mord de toutes ses dents comme la peau de l'amour fait chair encore un peu

Je reste prostré à genoux le cul d'Adriana s'éloigne se couche la lumière l'absorbe

Giovanna continue de me lécher la queue avide de merde et de tranquillité

Je me penche pour embrasser son sein volumineux où ma sueur se répand d'un coup

Le soir comme je le lui avais promis je revis Giovanna sur la terrasse de la maison qu'elle occupait pour l'été avec quelques-uns de ses amis dont Adriana

Nous nous installâmes dans un hamac qui sentait le moisi un verre à la main sirotant en attendant que le soleil se couche et nous mélange à son ombre

Elle était nue et molle un peu humide et odorante me demandant pourquoi je ne me déshabillais pas si j'avais l'intention de tenir ma promesse

Elle toucha mon sexe à travers le pantalon

C'est tout ce qu'elle m'inspirait maintenant

Elle voulait me détruire à cause de ce sentiment qui m'avait envahi d'un coup quand John m'avait giflé sous le parasol tenant le livre d'une main et de l'autre m'assénant une gifle qui m'arracha un cri de douleur cri aussitôt retenu à cause de Pablo qui cherchait du haut de son rocher à nous deviner sous le parasol

Je me mis à pleurer et il me frappa moins durement sur l'oreille puis encore une fois sur la joue exprimant sa jalousie sans rien en dire cherchant de moins en moins ma douleur satisfait de mes pleurs peut-être

Je pleurais doucement dans son épaule et il me griffa longuement le bras en silence et je pouvais voir l'ombre de Pablo sur le rocher oblique et frémissante et mon cœur connut un second moment de bonheur intense comme le premier mais conquérant cette fois ne doutant pas qu'à cause de cette joie que je mêlais au bonheur je précipitais sa fin

Trente secondes peut-être une minute une minute de bonheur qu'il fallut accepter d'abandonner à l'éternité une fois encore retrouvée sur le chemin de l'amour mais ricanant cette fois de la présence de Pablo qui prétendait admirer notre étreinte d'animaux paresseux et vains dit-il

Il retourna sur son rocher

Je m'apprêtais à entrer de nouveau dans le bonheur quand John me bouscula presque pour le rejoindre

Je demeurai dans l'ombre bleue du parasol

Il y eut une courte altercation entre les deux amants qui voulaient se détester à cause de moi

De loin Giovanna observait la scène assise mollement jambes sur le côté et la main en visière au-dessus de ses yeux

Adriana était couchée sur le ventre presque dans l'ombre de Giovanna et je trépignais d'impatience certain d'avoir vaincu le démon ou d'avoir allumé un autre feu dans le cœur de John

De retour à l'hôtel John s'était enfermé dans sa chambre et Pablo s'était mis à se disputer avec sa mère dans la cuisine

Je demandai à la servante ce que lui inspirait de beau si c'était possible l'amour entre les hommes

Elle ne savait pas que ça existait enfin pas physiquement me dit-elle

Pablo m'avait baisé comme une femme c'était tout ce qui la désappointait

Ensuite j'ai sauté sur ma bicyclette comme un petit fou et j'ai dévalé la pente voyant la mer se rapprocher monstrueuse et unique

Et puis j'ai ralenti mon allure et j'ai fini par m'engager dans un chemin de terre qui descendait en se tortillant jusqu'à une ancienne tour de guet arabe

J'ai laissé tomber ma bicyclette dans les cailloux dans une touffe d'asphodèles ou de romarin et je me suis assis sur une murette dans l'ombre de la tour face à la mer qui traduisait en lumière et en eau mon incapacité à trouver de l'amour dans le cœur d'un homme

Giovanna dit que c'était peut-être parce que je n'étais pas fait pour ce genre d'amour

Est-ce que je ne m'étais pas bien amusé avec Adriana ? Est-ce que je n'allais pas m'envoyer en l'air avec elle sitôt que la nuit me porterait conseil si elle suivait bien ce que je voulais dire ? Mon sexe était mort

Elle le trouva flasque et tiède seulement de pisse

Ça la dégoûtait un peu mais elle voulait bien essayer de me chier dessus si ça pouvait redonner vie à ma formidable queue de titan

J'aime ton corps de femme dit-elle

Tu ressembles un peu à Adriana

Pour la première fois de ma vie je vais baiser avec une femme mais ensuite ajouta-t-elle en s'esclaffant tu me foutras ton barreau d'chaise dans l'fourneau que tout redevienne réel et surtout comme avant ! — Elle rit de son bon rire de paysanne arrachant presque mes vêtements dans le hamac dangereux qui grince et se balance

Sa bouche chaude lape mon sexe qui la remplit peu à peu

Elle se recule pour observer cette timide érection fait la moue revient sucer pomper mordiller racler obtient un résultat qui sans la satisfaire lui paraît convenir et elle se met à cheval sur mes cuisses se rapproche lourdement de mon ventre je peux voir ses seins se balancer au rythme qu'elle impose au hamac donnant des coups de reins de chaque côté et puis ses pieds touchent le sol arrêtent le balancement qui me fait tourner la tête elle s'approche encore et elle essaie de faire entrer ma bite dans son sexe que j'imagine énorme cavité poisseuse et sonore qui m'épouvante dans la nuit de mes yeux fermés mais ma bite est devenue un morceau de caoutchouc qui se tord qui se plie qui se recourbe et qui n'entre pas qui ne glisse pas qui s'accroche dans les poils

Elle souffle elle est désespérée elle le dit et son poids devient intolérable sa douceur se noie dans la sensation d'écrasement elle pleure me quitte s'effondre quelque part dans l'ombre de la terrasse nue et détruite

Je m'en vais sans la revoir sans même la deviner enfilant nerveusement mes vêtements dans l'allée au bout de laquelle ma bicyclette brille aux dernières lueurs comme un bijou de mauvais goût

Il faut que je trouve le bonheur

J'ai besoin de ces éclairs d'éternité

Je sais qu'il n'y a que John qui puisse les susciter

Je ne veux plus toucher à aucune femme même par désespoir

Je veux oublier Adriana je ne donnerai pas à Giovanna ce qu'elle attend de moi

Pablo recevra toute ma haine s'il le faut et je me montrerai cruel avec la servante si cela doit me faire du bien

Mais comment retrouver cette extase cette demi-minute d'inexistence cet oubli de tout ce qui gâche la vie ? Les mots ne suffiront pas

Mais l'expression de la plus belle des tendresses il faut que j'ai peur de cette certitude

Je me couche seul ce soir loin du monde et dans une ombre totale

Les heures passent sans que mes yeux n'y découvrent la moindre lueur

Mais je ne peux pas dormir

Demain j'aurai ma tête des mauvais jours je me montrerai cruel envers ceux qui commettront l'erreur de ne pas croire à mon malheur

C'est le bonheur qui me manquera le plus et je ne chercherai pas à le remplacer par le plaisir

Il faut que j'en parle avec John

Il faut que Pablo en souffre

Il faut que je me rappelle si Adriana a éprouvé du plaisir avec moi

Il faut que je m'excuse auprès de Giovanna qui m'offrira en réponse son rire sincère de femme éprouvée par la terre

Femme au fond de quelque chose qui n'est pas mon désespoir et qui m'attire comme le sucre attire une abeille sur la nappe par fidélité à la nature


Chant VII

Voir Pablo nu

 

Voir Pablo nu et l'écrivain américain rêveur du paysage qui est un trou percé dans l'ombre de la chambre quand la chaleur touche les murs et s'y arrête donnant de l'importance au silence qui cette fois est propice au repos

Le voir nu avec les mots que l'écrivain américain retrouve dans sa mémoire amoureuse de la moindre poésie pourvu qu'elle musicalise la sensation même superflue et qu'elle revienne au présent au bon moment au moment où il est prêt à recevoir ses gouttes de rosée et ses larmes de vin

Il faut se taire et le voir nu beau et noir dans le drap blanc qu'il a jeté sur un fauteuil qui craque pudique malgré la queue dressée cachant ses pieds sous le tapis et laissant ses mains à la recherche du vide

Se taire en pensant que tout ceci n'est qu'un rêve comme le trou dans la chair de l'été que la fenêtre imite et que l'écrivain américain approche doucement pour y chercher les mots qui lui manquent

Avoir une raison de se taire pour ne pas tuer le silence pour ne pas blesser la chair au repos ne rien déchirer à la surface du bonheur

Se rappeler qu'on a déjà vécu cela même l'hiver dans ce pays où l'été ne meurt pas ne se retrouve pas ne se reconstruit pas immobilité nécessaire à la lente désertification où l'eau n'est plus rien pour le cœur

Continuer de vivre doucement calciné entendre l'effritement inévitable ne pas regarder plus loin que soi de peur d'assister à la mort de quelqu'un de n'importe qui même de l'inconnu de passage ce que l'hôtel rend possible parce que c'est un hôtel et que c'est dans la nature d'un hôtel d'ouvrir les portes à la mort au hasard

Pablo nu offrant un pied exactement comme une femme offre le sien caressant un Américain forcément bourré d'alcool et de bonnes intentions un Américain long et jaune qui décompose une fois de plus ce que la vie reconstruit chaque fois sur les ruines de sa santé

Et fermer les yeux pour ne pas entrer dans cette chambre où l'énergie s'inverse dangereuse et pathétique fermer les yeux pour n'être qu'avec soi trouble moite un peu usé incapable de s'aboucher à la pensée à n'importe quelle pensée au moins un peu systématique réconfortante de la même manière qu'un verre d'eau fraîche au bon moment ni trop tôt ni trop tard calcul savant sans doute impossible donc à cause d'une connaissance des choses et des êtres qui fout le camp en direction de la banalité et du déjà vu

Ne plus être dans cette chambre ne plus être avec le corps nu de Pablo qui se donne à chaque fois qu'on le lui demande ne plus être le corps de femme d'un écrivain qui ne trompe personne de cette manière

Mais ne pas être ailleurs ne pas accepter la nécessité du voyage simplement parce qu'on a fermé les yeux le cul encore moite et la bite palpitante revivant l'impossible jamais atteint en revivant l'échec de l'amour en matière de volonté de vivre l'amour-verre d'eau fraîche au bon moment bouche d'ombre

John cherche une femme et il touche à des hommes

Pablo voudrait être une femme quand ça l'arrange

Et je ne suis la femme de personne à force d'être l'homme de tout le monde

Pablo sourit amèrement quand je dis cela

L’Américain hausse les épaules et ne croit pas un mot de ce que le soleil et l'air ont rendu possible

Il ne croit rien dit-il de ce qui n'est pas à portée de sa main

Sinon il n'agit qu'en simple spectateur sans penser forcément à tout parce que ce n'est pas nécessaire de tout comprendre quand on n'est que le spectateur des autres

Pablo dit qu'il ne comprend pas et l’Américain lui répond que ça n'a pas d'importance ce qui vexe Pablo mais il n'y a pas de quoi être vexé parce qu'on ne comprend pas ce qui n'est pas à soi

L'important c'est de comprendre ce qui nous arrive et cette fois Pablo passe de la vexation au désespoir disant qu'il ne sait pas justement ce qui lui arrive

L’Américain a envie de rire sans doute parce que j'ai accaparé la conversation comme à mon habitude

Il rit de bon cœur et me demande encore si je suis toujours d'accord pour les photos

Il est fasciné par ma bite incroyablement virile et par le contraste tristement féminin que lui oppose désespérément mon corps

C'est la photo qu'il veut composer c'est dans ce sens qu'il veut la composer et je ne suis pas sûr de m'y retrouver

Mais ce qu'il importe de retrouver ce n'est pas moi

Ce n'est pas mon souvenir non plus

C'est simplement une bonne idée qui a l'air de vouloir coïncider avec une réalité dont je ne suis que l'apparence ou le moment crucial

On fera la photo

On en fera d'autres moins profondes pour l'usage de Pablo qui prétend aimer les femmes plus que les hommes

Est-ce qu'on le lui reproche ? On dirait qu'il fait sa toilette une toilette d'oiseau dans un ridicule et larmoyant bassin d'albâtre petit oiseau démesurément présent dans sa tête bassin d'eau claire qui lave bien au bout d'une de ces allées où la frivolité est une fête pour l'esprit

Est-ce qu'on lui reproche d'être un homme ? Est-ce que je suis la seule femme quand je bande ? Oiseau en matière de cervelle ils sont loin ces pays où le corps se rafraîchit simplement en entrant dans une forêt

Ici tout brûle du même feu

Le même feu existe pour tout le monde à ras de terre où l'ombre est une illusion d'optique

Ras de terre en mottes dures ras de terre crevassé au passage de l'eau qui ne s'arrête pas ras de terre incompréhensible sans chemins sans repères feu immobile où la pierre est le seul aliment possible

Sous les oliviers ou dans la chambre de marbre et de chaux je t'aime et ça me suffit

Parce que cette terre est un chant qui couvre le son de ta voix dans une langue qui n'est pas la tienne une langue simplement pour comprendre et non pas pour imiter le modèle classique non pas pour rejoindre l'imposture du droit et de la politique ni pour se remarier avec ce qu'on a quitté il faut continuer de l'espérer une bonne fois pour toutes

Pablo tu es la nudité d'un homme que rien ne change malgré ma nudité de fausse femme et malgré tout l'amour qui est en train de naître dans le cœur de l'écrivain américain à mon détriment au détriment de ma douceur imitatrice des charmes de la femme pour peu qu'on ne sache rien d'elle et je t'envoie les couteaux de ma jalousie en pleine poitrine je te regarde comme on regarde l'objet qu'on va faire disparaître du monde je t'éparpille dans mon angoisse de femme trompée

Et de te voir nu beau et noir comme je l'ai dit de te voir plus homme que l'homme qui est en train de commencer à t'aimer de te voir prendre la place qui était celle d'une femme dont j'étais la parfaite imitation Pablo cela m'arrache au sentiment que j'ai de la terre respect et crainte à la fois

Je veux te voir crever dans les pluies de fer de la jalousie qui m'annonce

Je ne suis qu'un personnage Pablo mais ni le tien ni le sien ni celui de personne

Je vis ma densité à travers l'écriture jalouse de mon corps (une perfection) à la recherche du peu d'amour qu'on peut attendre des autres

Il fallait que tu fasses l'oiseau qui veut picorer aussi

Il fallait que tu sois cet oiseau

Et tu te poses sur mon peu d'amour

Tu te couches dans le nid de mon peu de confort

Tu arrives et tu soignes ton apparence pour me faire tomber dans le miroir liquide de la solitude où je dois me reconnaître malgré le besoin d'amour qui me fait vivre malgré tout ce que je suis capable de donner de féminité et de virilité à la fois corps long et doux de la femme que je suis sexe arraché à l'idée de sexe pour être l'homme que l'on veut que je sois aussi dans ce même temps qui l'attire et l'angoisse

Toi tu es nu par définition clair comme l'eau qui coule dans tes veines d'homme éternel et noir comme l'ombre que tu portes sur les déserts qu'on ne veut pas voir parce qu'ils sont la négation de l'amour

Tu es nu avec la netteté qui convient à la clarté je suis le théâtre d'un déguisement qui n'a pas de correspondance dans ce monde en trompe-l'œil

Tu es la fresque brillante comme un ongle je suis un dessin dans le sable une griffure dans l'écorce une surface éphémère jamais recommencée un moment de distraction ou d'absence

J'ai le charme d'une curiosité esthétique tu complètes l'amour avec brio

Mais on ne va pas en rester là

On ne va pas se regarder en chien de faïence ni à cause de l'ombre ni à cause du silence

On ne peut pas continuer d'être ce qui nous sépare

Qu'est-ce que tu peux opposer à ma jalousie ? Qu'elle est la conséquence de la blessure que je t'inflige ? Si encore tu m'aimais

Si tu n'étais pas ailleurs quand je te parle d'amour et d'eau fraîche

Si tu savais au moins mériter la tendresse qui soulagerait ma pensée

Mais non tu aimes trop l'amour qu'il te donne

Tu es trop seul pour le boire

Il n'y a plus personne pour t'empêcher de le boire

Pas même une femme

Enfin je crois

Tu voyages déjà

Tu es à New York ou tu regardes un des Grands Lacs en pensant à l'Espagne torride tu penses à un chant triste et éternel en te retournant au passage d'un nègre atteint par le sida tu traverses des places où l'on s'excuse de t'avoir bousculé tu manges et tu bois comme tu l'as toujours fait mangeant et buvant sans cesser de regarder les autres les pénétrant de ton incroyable sens de la conservation hérité des pratiques sexuelles qui ont sauvé un peu le monde calciné d'où tu sors nu et avide de l'ombre

Je ne peux pas accepter cette nudité

Je ne peux pas me contenter de l'ombre qui te donne sommeil

Je ne veux pas fermer les yeux en pensant à autre chose

Tu m'as arraché ce voyage en Amérique

Tu m'as enchaîné aux murs de l'hôtel accroché dans la pente

Tu m'as volé ce peu d'amour qui m'était nécessaire qui pouvait me suffire qui serait revenu un peu comme reviennent les oiseaux malgré l'absence de saisons du moins sur cette terre

Mais je n'ai sans doute pas la force de te détruire pour t'empêcher de consommer ce que tu m'as volé

Ou alors je me dis que ça ne changerait rien pour moi de toute façon et je rejoins la chaleur sur la terrasse la chaleur amortie heureusement sous la treille et les roseaux regardant une femme non pour me satisfaire de sa présence ni de ses formes ni de son sourire ni de son goût étrange pour les cartes postales et le vin de Málaga mais dans l'attente de ses désirs qui sont des ordres puisqu'au fond je ne suis qu'un garçon de courses

Elle sirote son vin du bout des lèvres arrachant des noyaux aux olives entre le pouce et l'index où le noyau se retrouve nu et sans saveur

Elle est belle comme peut l'être une femme mais elle a des transparences trompeuses des mèches qu'on ne voit pas des reflets qui se soustraient à la vigilance de l'ombre

Elle cache son jeu je le vois bien

Je ne sais rien de ce jeu et je ne tiens pas à le savoir

Je ne fais aucun effort pour me l'imaginer

J'ai regardé ses jambes simplement pour en deviner l'écartement

Je me suis amusé dans ses cheveux remplissant le verre qu'elle me tendait me faisant signe de lui laisser la carafe et de lui apporter d'autres olives

Pablo cette femme t'a parlé et tu lui as souri

Chaque année elle te parle et tu lui souris

Tu lui donnes peut-être ce qu'elle veut ça n'a pas l'importance d'une trahison

C'est un jeu de l'été

C'est elle qui joue

Elle a le droit de jouer avec le corps qui la fait rêver

Elle a un corps fait pour jouer ce jeu

Je vais chercher d'autres olives dans la cuisine et cette fois je vois bien l'écartement la féminité totale corps entier avant et après à côté de ce qui reste de ce qui est le résultat de la différence rien de plus

Un coup d'œil vers la fenêtre rectangle noir dans le mur blanc sur fond de ciel à peine moins blanc

Je sais que tu dors ou que tu imites le sommeil qu'il a demandé la dernière gorgée d'alcool en suspension dans son corps et son corps suspendu à la menace de la maladie

Il ne t'a pas parlé de sa maladie

Il est trop honnête pour ne pas le faire

Il parle toujours de sa maladie qui doit l'emporter avant la fin de l'année ou l'année prochaine peut-être plus tard ou jamais

Ce n'est pas une maladie

C'est une question qu'il se pose à propos de la maladie

Mais c'est un ami de qualité

Il en parle

Il se la fait pardonner

Elle est dangereuse mais il ne l'oublie pas

Il la surveille nuit et jour

Par quoi se manifeste-t-elle ? Je ne sais pas

Peut-être le blanc cassé de sa peau l'œil trop petit pour correspondre à son véritable regard ses dents qu'il entretient avec un soin jaloux le tremblement de ses mains quand il les éloigne trop de son cœur sa difficulté à se lever quand il est assis depuis trop longtemps

Elle est présente à tous les moments un peu extérieure comme une goutte qui perle dans la blessure pas tout à fait refermée ou comme un livre qu'on a oublié sur le rebord de la fenêtre et qui vous coûte un sacré essoufflement remontant l'escalier à grandes enjambées après qu'il vous a soudainement manqué tandis que vous le descendiez

Le livre est une meilleure image que la goutte de sang qui finit toujours par tomber laissant une trace verticale qui est le chemin de la suivante autant que de la précédente

Le livre est-ce qu'on finit par l'oublier ou pire est-ce que quelqu'un se met à le lire à votre place le transportant le lisant l'ouvrant le refermant l'oubliant est-ce que c'est une meilleure image de la maladie devenue irréversible la maladie qui t'empêche de regarder derrière toi parce qu’elle est devenue la seule pensée la mémoire n'ayant plus qu'un goût de nostalgie c'est-à-dire le goût de l'inutilité d'avoir vécu si peu de temps ? Il parlera avant de te toucher avant que ta bouche entre dans la sienne avant d'être mangé tu entendras la maladie organiser ses mots autour de la peur de mourir

C'est quoi la peur de mourir dans la tête d'un écrivain américain ou dans la tête des lointains montagnards que nous sommes ? Tout le monde a peur de mourir

Il faut être vieux pour accepter la mort ou avoir vécu d'un coup ce qui arrive à quelques-uns

Mais la maladie est le meilleur moyen de créer la pire des peurs jusqu'à ce qu'on en soit l'otage et alors il n'y a plus rien à craindre sinon la bêtise des hommes si l'on n'a pas de chance

Où en est-il dans le temps qui lui reste à vivre ? Pas encore l'otage dont il mesure l'absurdité et c'est sans doute cette capacité à se projeter dans ce sinistre rôle qui l'y empêche d'entrer avec soulagement et cette espèce de sérénité qui est celle de l'homme réduit aux dimensions de l'homme écrasé d'univers

Il en est au moment de la plus grande douleur il se mesure encore avec ce qui l'écrase sans illusion sur la suite mais incapable d'admettre ce qui occupe maintenant toute la réalité

Je vois la femme aux cuisses écartées fruit de mon imagination conséquence de ma raison et j'essaie de croire à cette douleur d'homme touché par la mort

Elle est en quête d'un peu d'aventure pas trop d'aventure juste ce qu'il faut pour entrer un peu dans l'ivresse qui est permise à tout le monde un peu fuyante en avant parce qu'elle ne soutient pas la comparaison avec les mots juste avant de me croire poète

J'écris des quatrains sur les serviettes en papier que les touristes emportent dans leurs bagages

Elle en a toute une collection

D'où me vient cette facilité ? Je ne réponds jamais à cette question de peur de débucher le diable qui est en moi antithèse du dieu dont je n'ai pas voulu lorsque j'ai commencé à avoir peur de la vie et que j'ai compris que je ne pourrais pas compter sur mes semblables pour me consoler

Elle rit

Elle a de belles dents dans une belle bouche et elle parle cet espagnol qui est propre aux Français comme si le Français s'efforçait de parler un espagnol qui ressemble d'abord à sa langue et qui ensuite doit être compris par les Espagnols

Dans cet ordre

Elle ne me regarde pas comme une femme regarde un homme

Mes poèmes dégringolent de mon front et je lui plais comme ça

Elle s'attarde à peine à regarder mes bras de jeune fille et la rougeur discrète de mon nez ne voit pas ou semble ne pas voir à quel point mes épaules sont porteuses d'éternité porteuses de la même fécondité qui est la meilleure attente devant l'infini

J'ai beau lui montrer l'éternité de mon sexe le dépassement intolérable qu'il représente pour la normalité elle sourit en secouant la tête prononçant le nom de l'ennemi : Pablo

J'ai envie de la violer pour éviter de la battre

Mais je souris moi aussi moi dont toute la gloire contient dans une serviette en papier couverte de quatrains qu'on vient chercher de loin avec l'espoir de pouvoir jeter au moins un coup d'œil sur mon phallus de théâtre

Moi le poète priapique condamné à servir plus riche que moi simplement heureux de posséder une langue de style et une queue de rêve un peu troublé de me réduire aux dimensions d'un spectacle rentable à peine désolé de n'opposer qu'une transparence de femme à l'eau de l'amour qui n'est pas pour moi

Mais je joue avec mon sexe comme je joue avec les mots

Ça n'a pas vraiment d'importance

C'est une manière de passer le temps

Je vieillirai sur ce chemin virtuose et prolifique n'ayant touché à la vie que du bout des doigts et l'ayant laissée s'enfuir finalement au moment où tout ceci commençait à ressembler à un rêve

Veut-elle un quatrain pour fêter ses yeux ? À les voir si beaux et si profonds (deux qualités indispensables au regard sinon plus rien n'existe) je comprends qu'elle tienne tant à les associer à ceux de Pablo qui est un champion du regard

Elle préférera toujours un champion du regard qui semble avoir quelque mérite de l'être à un phénomène de l'apparence sexuelle qui n'est qu'un dépassement de l'imagination utile à ses heures mais en cas de crise nerveuse seulement

C'est à peu près le sens du quatrain que je lui remets

Elle rit jolie et facile pourtant me baise un doigt pour remercier et enfouit la serviette quelque part dans le peu de vêtements qu'elle oppose avec humour à mes tentatives de toucher sa peau récalcitrante

Encore une qui me fuit encore une qui m'aime en passant une de plus charmée et charmante inoubliable sans doute dans le rôle de la passante

Il faut que je me taise alors rejoignant la murette à la limite de la terrasse ce qui libère une chaise

J'ai le privilège de pouvoir m'asseoir à la table des clients comme une putain qui fait son travail et rien de plus

La terrasse de l'hôtel fraîche et ombragée comme un jardin anglais c'est le trottoir de mes talents

Je m'y exerce dans l'attente d'un voyage

Je peaufine mon sujet en amusant la galerie

J'avais raison de m'appliquer

J'ai toujours eu raison de rechercher la forme non pas parfaite mais propre à me rendre le service que j'attends de moi

Et John était venu cueillir la fleur que je jouais pour lui

Enfin il pouvait la cueillir pour l'offrir à New York ou à la poésie américaine ou à n'importe quel ami en souvenir d'une époque passée qui n'était pas la mienne

John charmé par une première épigramme cherchant à traduire la pointe n'y parvenant pas et riant de son impuissance à faire de moi un Américain comme les autres

John pensif se croyant seul les yeux perdus dans un lointain simulé par la peau de ses mains la mâchoire crispée comme s'il voulait y retenir les mots pour les donner tels quels quand ce serait le moment

Est-ce que Pablo sait cela ? Est-ce que son cerveau de relique d'une civilisation perdue est capable de comprendre que le chemin de la mort n'est pas n'importe quel chemin que New York n'est qu'une chance parmi d'autres et que le peu d'amour l'amour à peine osé à peine entrevu offert goutte à goutte est la meilleure de ces chances et que c'est par là qu'il faut commencer ? John ne sent-il pas à quel point je suis proche de cette perfection ? Voir Pablo nu couché comme une femme croyant que c'est en imitant la femme qu'il va arriver à convaincre John qu'il est celle qu'il lui faut Pablo nu comme un enfant le détestable enfant qui veut voir New York parce que je l'ai fait rêver de New York en lui expliquant la signification de mes propres rêves Pablo nu comme l'homme qu'il cherche à devenir percé d'un secret et capable de l'écraser de silence et de pierres homme vaincu pour l'instant pénétré par l'absence d'homme jouant le jeu de la femme visitant son propre cul pour ne rien oublier de son humiliation nécessaire

La jalousie est en train de détruire mon cœur

Je n'essaie plus de comprendre ce qui arrive

Je n'en parle même pas avec ce détachement vocal qui est la nécessité première du chant

Je m'en prends à la femme pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la réalité

Elle ne cherche que mon spectacle

Elle le connaît et elle l'apprécie

Qu'est-ce que je veux de plus ? La posséder ? Posséder cette chair qui n'est pas la mienne ? Rejoindre des préoccupations qui tourmenteraient le fragile équilibre de ma raison ? Toucher la caresse pour y trouver quoi ? Elle est faite pour le regard autant que moi

Elle est le spectacle symétrique

Elle règne par absence de reflet

C'est moi à l'envers c'est-à-dire illisible incompréhensible pure forme que je n'atteins pas

Je veux simplement la voir nue la mesurer avec la dimension de Pablo m'offrir à cet écartement à ce remplissage à cette caresse de trou à cet abandon de regard

La voir nue non pas au bord de la piscine où elle est une femme comme les autres mais recevant Pablo acceptant la nudité de Pablo se remplissant le sexe du sexe de Pablo nue ouverte trompeuse craintive au bord de l'ivresse sans jamais la trouver connaissant tout de l'ivresse pour n'en avoir jamais brisé le reflet d'eau

Pablo prends cette femme

Son voyage est conforme à l'idée que tu as des choses et des êtres

C'est Paris au lieu de New York

Laisse-moi New York

Ne m'emprisonne pas dans la jalousie qui n'est pas digne de moi la jalousie qui m'enfonce la tête dans la boue de mes entrailles d'homme

Elle t'offre Paris

Le Paris des petits bourgeois et des grands sentiments

Laisse-moi la poésie à New York laisse-moi lécher les bottes des artistes véritables

John ! John ! Qui s'occupera de ta mort ? Voilà ce que je suis en train de penser quand s'amène le mari de la Française nu jusqu'à la ceinture de son bermuda jaune et noir parlant de chasse ou de pêche de tennis ou de golf

Il me salue à peine trop heureux de soustraire sa femme à ce qu'il pense être mon ambition de loustic et il prend la place que j'occupais en face d'elle levant le bras pour que je satisfasse illico à son désir de bière et de tapas

Je tire une serviette trempe un cure-dent dans le verre que la femme me tend en riant et m'apprête avec cette plume à décocher les flèches de mon arc poétique

Mais l'homme secoue la tête en riant lui aussi et il me chasse comme un domestique

Je froisse le papier brise le cure-dent lape un peu le vin que la femme m'offre pour continuer d'offenser l'homme et l'homme me tapote le dos en répétant sa commande toujours riant de n'amuser que sa femme de l'amuser dangereusement au bord de la haine qui prend corps

Il y a de la haine dans les yeux de la femme

C'est sa réponse à la jalousie de l'homme qui veut encore la posséder mais elle est contraire à l'équilibre comme le vent trompeur qui change de sens et renverse le rapport de force

Elle ne plie pas elle ne pliera jamais elle est incapable de souplesse par manque d'amour

Elle n'est pas aimée et elle n'aime pas

Elle cherche l'amour avec les moyens du plaisir

Elle connaît mieux le plaisir

Elle l'attrape quelquefois

Alors elle en fait ce qu'elle veut le temps que ça dure le temps que ça passe et que ça se reforme presque par instinct en tout cas sans qu'elle y puisse rien changer

C'est la femme qu'il a épousée et il s'en veut de l'avoir laissé occuper tout le champ dès le début offensante et ingrate belle et désirante beau sexe en forme de femme flatteur compte tenu du regard des autres mais impossible à maîtriser dans le sens de la parfaite possession de son âme de garce

Son corps est la meilleure image de ce qu'il pense du sexe maintenant ou de ce qu'il croit penser de ce qu'il faut croire sous peine de désespoir total et définitif l'image de la perfection posée à plat sur la table de dissection merveilleuse et dégoûtante adorable et blessante mortelle si on oublie de compter le temps ce qui arrive toujours ce qui est en train d'arriver tandis que sa main descend sur mes fesses caressante maintenant cherchant le sens de l'offense à lui retourner ce qui la fait rire aux éclats

Elle vide un autre verre qui l'empourpre d'un coup et elle tourne la tête vers les montagnes ayant oublié ce qu'elle vient de paraître pensant à autre chose laissant la main de l'homme sans signification sans réponse si c'était une question sans réplique s'il avait voulu l'offenser à son tour

Il se recroqueville sur sa chaise tête baissée sur le quatrain que j'ai posé sur le bord de la table n'ayant pas perdu mon temps

Il sourit un peu et répète sa commande d'une voix monotone la ponctuant d'un remerciement qui me chasse mollement

Dans la cuisine je m'amuse à penser que nous sommes au moins deux à souhaiter la mort de Pablo avec la différence toutefois de l'amour

Elle n'aime pas Pablo elle le veut pour jouer

John aime Pablo il n'y peut rien

C'est une sacrée différence

En tuant Pablo je tue l'amour de John je blesse à mort toutes ses raisons d'aimer

Si l'homme tue Pablo elle le remplace et il ne gagne rien sur la vie sinon le pouvoir de tuer encore avec la même facilité

Mais tuer Pablo ce n'est pas simplement tuer John ou renouveler la femme qui n'a besoin de personne pour exister

Qui sait que Pablo est véritablement amoureux et qu'il est aimé comme peu d'hommes le sont ? Moi je sais

Je suis le témoin gourmand de cet amour réciproque

Voir plus loin

Pour l'instant qu'il me suffise de dire que c'est la troisième raison de croire en la mort prochaine de Pablo crucifié seul sur le bord d'une route qui n'était pas la sienne et qu'il a emprunté à cause d'un manque d'amitié

Mais l'amour et l'amitié ne font pas bon ménage ça tout le monde le sait

C'est toujours l'amour qui trahit l'amitié

L'amour d'une femme l'amour de l'argent ou de la gloire ou de n'importe quelle raison de vivre ou de se croire capable de vivre le plus longtemps possible

La liste n'est pas longue et elle est connue de tous

On ne trahit pas l'amour qui est toujours sujet

On lui ment on l'oublie on s'y perd on n'y croit plus on l'examine avec trop de recul mais il n'est jamais que le sujet et le verbe il contient tout de ce que ce genre de mot est sensé traverser de son éternité (autre sujet-verbe) : destin origine nature ; à quoi il est possible de répondre par d'autres mots qui requestionnent et ainsi de suite descendant la pente de la signification vers l'expression infantile ou sénile qui borne la vie avec une simplicité de stèle

Si jamais on a été capable de s'élever aussi haut que l'on dit

Et l'on dit toujours plus que ce qu'on a réellement fait et toujours moins que ce qu'on a effectivement rêvé

Le problème c'est ce bornage que l'on quitte d'un côté par le pouvoir d'une éducation qui se donne comme seule culture et que l'on rejoint pour le dépasser à l'autre bout d'une vie où la jouissance la contestation et l'intranquillité ont damé le pion à leurs contraires et approchants

Et que tout ceci soit conditionné par l'existence d'une femme est une idée parfaitement insupportable

D'où le peu d'égard où on me trouve pour le sentiment de la trahison en matière d'amour

Si j'ai une raison de tuer Pablo c'est parce qu'il a trahi notre amitié

Le Français ne peut pas en dire autant

Il s'en prend à l'amour avec les moyens de la dignité

Quant au troisième suspect je n'en dis rien pour le moment

D'autant que Pablo n'est pas encore mort

Il est loin d'être mort

Il ne dort même pas

Il sourit vaguement quand j'entre dans la chambre

Est-ce par pudeur qu'il a revêtu un slip ? Il est en train de s'interroger sur la signification des mots dans un livre qui n'est pas écrit dans notre langue et que John traîne toujours avec lui le posant sur chaque table où il s'est assis pour boire un verre ou reposer son dos fatigué

Il l'ouvre rarement si j'en juge par ce que je sais

C'est l'accompagnateur des quelques pas qui le désoccupent dans l'hôtel ou plus loin sous les oliviers dont l'ombre n'est qu'une espèce de lumière atténuée

Pablo feuillette sans comprendre regarde peut-être des images ou mesure l'importance des titres

Il est absorbé dans son ignorance ne cherche rien de précis ni même une conclusion provisoire ne s'attache pas à reconnaître la distance qui le sépare de la moindre connaissance

Comment John peut-il l'aimer ? Je ne demande pas pourquoi parce que cela saute aux yeux

Mais comment ? Comment aimer cette image cette simple reproduction d'un certain sens de l'histoire ? Comment accepter à la fois l'apparence et la certitude de s'être trompé ? Il n'est pas question du seul plaisir

Le désir est ailleurs indéchiffrable venu de loin transporté avec la peur de le perdre en cours de route

Comment se réfère-t-on à un reflet d'ombre ? Qu'est-ce que l'amour y trouve transparence ajoutée à la transparence trouée d'ombre dont la moindre est inexplicable jet de lumière et d'eau impromptu musical pour peupler le silence d'autres ombres qui annoncent la nuit totale jusqu'à ce que ça arrive John la dernière nuit il en faut une ? Je pose des questions

Je ne réponds pas

Je suis dans l'attente

C'est ma manière de chercher à comprendre

Parce qu'il faut que je comprenne

La jalousie n'est qu'une épreuve

Elle a son histoire et elle n'explique rien

C'est une action sur la réalité inattendue

Un signe d'espoir

Et Pablo en petite tenue qui fait craquer les pages épaisses de ce livre vidé de sa signification par le seul silence de John qui repense sa mémoire ne fouillant rien ne classant pas n'enfilant pas les perles les unes après les autres plongeant sa main dans ce collier répandu et bourrant ses poches de mourant avec une impatience qui ralentit la vie jusqu'à la presque immobilité jusqu'à l'hystérie qui est la seule conclusion possible

John qui ne me regarde plus avec les yeux de l'amour John qui trompe sa conscience d'être doué de la parole si c'est à cette existence linéaire que se résume l'essentiel et si c'est de cette manière que le silence impose ses lois

Je sais qu'il n'est plus question de sexe je sais qu'il ne sera plus jamais question de traverser le plaisir verticalement jusqu'au fond de ce qu'on peut supposer être l'âme

Le désir s'est rapetissé il s'est limité pour toucher à peine les bords du mot qui le donne à la parole focalisant une image du bonheur rendu intranquille par l'approche de la mort dans les limites de laquelle le noir et beau Pablo peut contenir tout entier docile et insuffisant mais attentif capable de mesure supportant l'immobilité avec ce courage qui est toujours la force des belles images de l'homme dans l'histoire de l'homme

Accrochable

Pablo est accrochable

Je ne le suis pas

C'est ce qui explique le choix de John

Et mon amour ne supporte pas cette idée cette concurrence qui le diminue cette obéissance à la mort qui triomphe

Pablo ne pense qu'à la mort

John ne lui en a pas encore parlé

Il sait trop ce que Pablo en pensera

Il aura vite fait de choisir entre la peur de la maladie et le rêve de New York

Il ne pourra pas lui communiquer sa joie sans mensonge

C'est ce qui le rend morose

Mais il ne me regarde pas

Il ne recherche pas ma complicité

Il veut oublier toutes les références à notre amitié

Il se tait et ce silence m'écrase jusqu'à la douleur une douleur d'écorché vif une souffrance qui ne peut pas faire autrement que de laisser entrer le cul dans son regard un cri atroce qui est la seule manière de dire non à la mort qui n'est pas encore la mienne mais que j'aurais comprise accompagnée et peut-être même rejointe avec la même force

Parler à Pablo est en ce moment la chose la plus difficile du monde

L'oiseau sauvage ne s'entretient qu'à distance

Il n'est complice qu'en fonction du respect de cette distance sinon il s'envole et il augmente la distance à tel point qu'il n'y a plus de communication possible

Il a refermé la porte de la cage avant de mettre en évidence son sens de la liberté

Mais on voit très bien à travers les barreaux n'est-ce pas John ? On voit tout ce qui se passe

L'oiseau qui fait l'oiseau bonheur inaccessible à peine esquissé mais délicieux et tranquille ; et l'insecte dont l'apparence n'est après tout qu'un squelette extérieur beau et inutile figé et intranquille

L'insecte est une négligence mais comment ne le négligerais-tu pas ? Tu ne me reviendras plus

C'est la seule certitude

On ne revient jamais vers l'ancien oiseau qui s'est métamorphosé en insecte

Jamais on ne retourne d'où il vient

Sauf pour se soigner de l'insupportable nostalgie qui est la nourriture des imbéciles

Même dans ce cas je voudrais de toi

Mais que peux-tu comprendre de cette attente quand la douleur t'arrache une grimace épouvantable ? — Qu'est-ce qu'il a ? — demande Pablo

Il n'a pas besoin de le savoir ce que tu as

Laisse-moi au moins un secret à partager avec ton silence de bête blessée

Qu'est-ce qu'il a ? — répète Pablo et j'ai envie de lui dire que ça ne le regarde pas qu'il est en train de piétiner mes fleurs que je suis capable du pire à cause de ça

Je ne pense même plus à ta douleur de malade à son atrocité

Je laisse ma jalousie parler à ma place et je dis à Pablo que je ne sais pas

Il veut savoir lui

On dirait quelqu'un qui va se mettre à pleurer — dit-il avec cette pertinence qui est un trait de plus de son intelligence cachée

Rien ne le fait pleurer dis-je

Et je le pense

La douleur est un coup de poing sur le mal qui saigne d'un coup et ça se voit

On a dû lui expliquer le déroulement précis de la maladie dans son Amérique et il sait exactement où il en est

Telle douleur à tel endroit et avec telle intensité à mettre en équivalence avec le temps qui reste à vivre

Les Américains aiment bien savoir ce genre de choses

Il faut dire que leur dieu n'est pas une fatalité

Contre la mort je préférerais opposer des remèdes même sorciers pourquoi pas ? Pablo ferait la même chose que moi

C'est le même sang qui coule dans nos veines

On a simplifié tellement de choses dans l'existence quotidienne tellement assuré la simplicité de l'histoire que tout le monde connaît de la même façon

S'il savait Pablo proposerait des remèdes et il irait les chercher dans les pires chaudrons il les ramènerait de la crasse qui est la même depuis longtemps et il n'expliquerait rien ne cherchant pas à convaincre étant convaincu lui-même

Il ferait l'oiseau pour s'enfuir et il aurait assez bon cœur pour proposer les services ridicules de la médecine qui a sa préférence

Voilà ce qui finirait de détruire le cœur de John

Voilà ce qui ferait de lui le quatrième suspect à coup sûr

Mais ai-je parlé à Pablo ? L'ai-je transformé moi-même en victime de mort violente ? Peu importe ce que j'ai dit ou ce que je n'ai pas dit

A ce niveau du récit ce qui compte c'est la probabilité non pas sa mesure qui n'est pas l'affaire de la littérature mais sa présence certaine son omniprésence en quoi elle affecte une totalité qui rend possible le meurtre désignant la victime avec certitude et acceptant le doute clair et vivace quant à l'identité de son assassin

Évidemment on ne sait pas tout

On sait que Pablo va mourir

On ne sait pas pourquoi on connaît un certain nombre de raisons on va en découvrir d'autres on n'a pas encore les moyens de juger ne pouvant tracer le trait séparateur qui distingue nettement l'accompli de l'inaccompli

Quel dommage que notre langue ne sache pas suffire à l'exprimer par la seule force de ses aspects ! Mais puisque tout récit raconté à la première personne est forcément la confession qui justifie le mal continuons d'avouer sans vergogne

Pauvre Pablo encore nu où est la solution à ton problème de mort prochaine ? Car il faut que tu meures d'un coup il faut que ta mort soit la description du texte la morale l'exige

Je suis en train de m'amuser à cause de la facilité avec laquelle je décide de mettre à mort l'ami de toute une vie quand John revient dans la chambre avec le même air triste et douloureux

Il ne sait pas ce qui lui a pris

Bien sûr

Personne ne peut le savoir en dehors de nous deux

Enfin lui sait mieux que moi dans la mesure où il est capable de savoir exactement où il en est

De mon côté je sais et je n'attends rien

Peut-être parce que je n'y crois pas tout à fait

Il me regarde comme si j'avais dit quelque chose puis se ravise en constatant son erreur

Non je n'ai rien dit

J'ai souhaité la paix pour tout le monde

J'ai souhaité une paix inquiète parce que je n'en imagine pas d'autres

Pablo rit en secouant la tête

Il ne me trouve pas à la hauteur des poèmes qui me rendent si sociable

Est-ce que je dois me vexer ? Non dit John Pablo a voulu dire autre chose

N'est-ce pas Pablo ? Autre chose oui

Une espèce de vibration qui l'a touché

Il connaît mes sentiments

Il ne sait rien de ma rage

Il ne soupçonne pas ma volonté

Il sent que je suis devenu son ennemi

Il en souffre mais c'est la nostalgie qui l'inspire

Il souffre parce qu'il est nostalgique

Et non pas inquiet

Son inquiétude serait encore un signe d'amitié

Et je serais capable de m'accrocher à ce reste tremblant

Il n'en sait rien

Que peut-il savoir de ce qui n'habite pas le territoire étroit de sa volonté de vivre ? Je ne le tuerai sans doute pas

Je n'aurai pas cette force divine pas à cause des conséquences qu'on classera dans l'ordre social et mental sans me demander mon avis ce qui est une preuve de plus que l'unité de mesure n'est pas l'individu mais son semblable

C'est sans doute que je n'ai aucun goût pour les solutions définitives qu'il me paraît atroce de ne pas pouvoir au moins corriger le sens d'une exécution et cette fois pas à cause des hommes mais parce que c'est comme ça

Sinon j'aurais tué et ressuscité la plupart des gens que j'ai rencontrés

Mais qui est la mort si elle n'existe pas ? Non je ne tuerai pas Pablo et il est probable que John non plus ne le tuera pas même si je le laisse dans cette direction

Reste la Française et celle dont je n'ai pas encore parlé mais patience

Ce texte est une vengeance

Je veux d'abord brouiller les pistes

Rendre impossible chaque début de vérité

Mentir

Voir Pablo nu comme il arrive à l'être voir sa copie conforme se former dans le cerveau finissant de l'écrivain américain voler cette image le temps d'en comprendre toute la portée et avec elle dans la tête descendre l'escalier et rencontrer la Française qui monte presque nue provocante chercheuse de conflit avec ce sourire de mort prochaine sur sa bouche de rêve et dans ses yeux de cauchemar

On se croise et elle pince le nez pour accentuer la sympathie de sa bouche et ses yeux s'en trouvent plus beaux

Je me mets à aimer son aspect de pute brouillonne de salope qui mélange tout de garce qui met le nez dehors pour renifler l'odeur de ses audaces

Je fais bouger à mon tour la bouclette qui me sert de mèche et elle s'arrête pour s'en étonner s'approchant pour regarder ma tempe et souffler dessus doucement

Vin de Málaga au goût de raisin et d'alcool

Odeur des dents comme le goût d'à peine un peu de sang

Sa joue est brûlante

Elle s'éloigne de nouveau s'arrête encore et me parle en français puis en rit dit qu'elle ne sait plus ce qu'elle dit qu'elle est bourrée et que son mari est en train de se bourrer et que ce soir ils seront tous les deux bourrés et qu'ils vont faire un sacré bruit avant de pouvoir faire l'amour comme il faut

Elle me montre son sein soulevant la chemise d'une main tremblante

Beau sein sans doute le plus beau inimitable encore

Je le dis

Elle répond qu'elle sait

Elle ne sait pas grand-chose de la vie mais elle est parfaitement consciente de sa beauté et cette connaissance ne lui est d'aucune utilité

Elle est tombée dans tous les pièges

Un jour elle ne le supportera pas et elle se jettera par une fenêtre

Mais pas ce soir

Ou alors il faudra attendre de ne plus être belle

Est-ce qu'on enlaidit en vieillissant ? Je n'en sais rien

Ici toutes les vieilles sont laides et les jeunes sont jeunes

On peut tout désirer en matière de beauté

D'ailleurs elle me trouve franchement moche

Je m'en étonne

J'ai l'air d'une fille et en plus j'ai l'air de me moquer de tout le monde

Elle n'est pas du tout excitée par les dimensions de mon sexe

Elle ne croit pas à ce genre de beauté

Elle parle d'expérience

Sinon elle ne parlerait pas

Au moins je suis poète

Pas un grand mais poète tout de même

Ça n'est pas donné à tout le monde

Et c'est très beau ce que j'écris

Flatterie mise à part

Je remercie la dame et propose de l'accompagner à sa chambre

Elle veut bien si je ne l'oblige pas à me regarder

Pendue à mon bras trébuchante et malade elle a l'air d'une femme comme les autres

À la porte de sa chambre elle s'amuse à souffler dans ses cheveux ce qui la fait rire aux éclats

On entend des protestations

Elle continue de souffler étouffant son rire dans les mêmes cheveux

Si j'entrais ? Elle pourrait au moins m'ajouter à son expérience

Vite fait bien fait

Elle rit sa chemise s'ouvre

Mais bien sûr on a tout l'été devant nous

On fera l'amour quand elle sera à jeun

Elle a trop peur de tout oublier

Elle rit encore je fais tomber la chemise

Et puis elle a trop peur que son mari arrive au bon moment

Est-ce qu'il faut dire : le mauvais moment ? Il faut que je réponde à cette question que je l'empêche de rire comme une folle

Elle est nue maintenant nue et stupide

Quelqu'un pourrait arriver à ce moment-là

Mieux vaudrait que ce soit son mari

Il n'y aurait pas de scandale

Je la pousse contre une console vois son cul étrangement rouge dans le miroir et je la soulève pour l'asseoir

Elle n'imaginait pas que je pusse la soulever avec autant de facilité

Je la pose j'entre entre ses cuisses je touche le sexe ouvert elle grimace

Elle avait dit à jeun

Quand elle est ivre elle ne sent rien

C'est juste bon pour son imbécile de mari

Est-ce que je peux faire ça tout seul ? Je jouis d'un coup vite au fond de son sexe mou et tendre

Elle s'endort sur mon épaule

Je l'ai presque violée

Allons donc ! Je l'ai violée

Dans la chambre je la jette presque sur le lit

Elle touche son sexe puis regarde sa main

Si je l'ai fait ? Devine

Que je le dise de façon plus claire ? Qu'est-ce qui est clair ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ? Je souhaite simplement lui avoir fait un enfant ou lui avoir donné au moins un peu de la maladie de John

Qu'est-ce qu'elle sait de la maladie de John ? Je m'assoies sur le lit et je caresse son ventre

Je lui parle de la maladie de John

Une terrible maladie dont on sait tout sauf la soigner

Est-ce que je l'ai ? Non

Personne ne l'a ici sauf John

Il va mourir cet hiver

Il parle de l'été prochain comme s'il allait lui arriver

Mais il ne parle pas du printemps

John ne veut pas être triste

Oui c'est un écrivain

Je n'ai rien lu de ce qu'il écrit

Je le lirai plus tard quand il sera mort

Non pas par nostalgie

Il faut que je reparle de la nostalgie

Je parle tout le temps de nostalgie

J'accroche des nostalgies à tous les pans de mon histoire

Ça doit vouloir dire quelque chose de précis dont le sens m'échappe pour le moment

Oui il y a un temps pour chaque chose qui doit arriver de toute façon

Si ça n'arrive pas c'est que ça n'a pas compté

Est-ce que je peux lui refaire l'amour ? Elle plaisante

L'année dernière je l'ai fait six fois de suite à une touriste allemande qui avait le plus gros derrière que j'ai jamais vu

Elle écarte les cuisses essaie de lever les jambes mais elle n'en a pas la force

Je plie ses jambes doucement je pousse les genoux ce qui soulève le cul et je m'enfonce une fois encore dans son corps de rêve

Je ne rencontre aucune tension elle ne m'offre que la même mollesse la même lenteur où je m'écœure encore une fois vite et elle s'endort de la même manière cette fois la tête renversée la bouche grande ouverte les yeux ouverts mais éteints

Je l'abandonne

Nue et désertique

Molle comme une flaque

Épaisse maintenant

Juteuse encore

Ses jambes pendent au bord du lit à peine écartées les pieds ne touchent pas le sol

Je ferme les volets sans bruit

Une voix chuchote en bas

C'est la servante qui a le temps de me dire : — Le Marocain vient d'arriver

On a besoin de toi

Le Marocain

Le Marocain et sa femme

La plus belle femme du monde

La seule femme

Ils arrivent de Cordoue sans doute

Ils arrivent toujours de Cordoue et ensuite ils vont dans le sud de la France

Que viennent-ils chercher dans ces montagnes ? Je n'en sais rien

Ils arrivent dans leur voiture dorée la servante les installe dans le salon où ils se mettent à siroter un jus de fruits glacé trempant leurs doigts dans des sucreries et regardant toujours en arrière comme pour s'assurer que tout va bien

C'est un homme gros et gras presque noir avec des lunettes rondes et un regard hérité de son ascendance juive

Il sourit presque toujours ou alors il a l'air sévère de quelqu'un qui se pique à propos d'une chose intolérable

Il tapote sans arrêt les mains croisées de sa femme croisées sur les genoux ou sur la poitrine ou sur une hanche

Il lui parle toujours à l'oreille et elle sourit en l'écoutant

De quoi sourit-elle ? De ce qu'il lui dit ? De la manière dont il le lui dit ? Ses pieds sont si petits


Chant IX

Les autres amis de passage

 

Tu es un garçon ou une fille toi ? — Un garçon

Tu es un garçon ? Hé bé ! — Premier dialogue avec Saïda

C'était il y a deux trois ans

Le même soleil en tout cas

À la même époque

L'hôtel se peuplait de retrouvailles à peine étonnées

Ou alors on faisait connaissance avec prudence un peu guindé pour marquer la différence préparant doucement la mémoire au changement peut-être accepté ou même recherché puisque c'est un hôtel qu'on avait choisi pour se reposer pour se recomposer une figure digne de la géométrie sociale

Ceux qui se connaissaient déjà étaient entrés dans la conversation bruyante qui les amalgamait lentement les autres faisaient des observations discrètes à leur conjoint le sourire immobile l'œil traqué cherchant l'approbation non pas de ce qu'ils venaient de conclure un peu vite par rapport à leur connaissance imparfaite des lieux mais de leur sens de la distance respectée avec application en conformité avec ce qu'on attend de l'individu mal éclairé par sa propre lanterne et soucieux de l'éclairage social toujours dans l'optique d'un renouveau qui n'est en fait qu'une amélioration sensible

Je venais de surprendre Saïda nue sur le seuil de la porte de sa chambre

J'avais une valise sous chaque bras la clé entre les dents et deux énormes poufs sortaient de mes mains comme des excroissances de ma surprise et de mon adhésion totale à une beauté étrangement ronde lisse égale de petite taille bien éclairée sans ombres disgracieuses sans ces éclats de lumière qui gâchent le corps de la femme le sexe centralisateur mais avec discrétion à peine triangle plutôt nuage de poils et de sueur discrète où se joignaient les fortes cuisses le ventre comme un disque qu'elle étreignait pour retenir son cri

Elle ne cria pas cependant à mon grand soulagement

Je craignais d'être écrasé comme un moucheron par son lion de mari qui à coup sûr ne confirmerait pas la fable

Si elle criait ce n'est pas dans une sympathique toile d'araignée que je finirais mes jours

J'étais croqué d'avance

Or elle ne ferma pas la porte

Elle arracha un peu son habit à une chaise et il tomba sur elle avec exactitude

Elle sourit s'entourant dans une ceinture de mousseline et de perles et je me rappelai soudain notre conversation étroite dans l'escalier que je montais devant elle naturellement

Tu es un garçon ou une fille toi ? — Un garçon

(cela dit presque sans hésitation comme si je m'attendais à ce qu'on exprime ses doutes ou le simple étonnement causé par la féminité qui ne s'accorde pas avec la voix) — Tu es un garçon ? Hé bé ! — Esprit moqueur par nature encline à chatouiller agréablement les défauts que la même nature a composé exprès pour vous

Mais la netteté de ma réponse atténuait beaucoup la moquerie qu'elle m'avait destinée par pure sympathie

C'est en fille qu'elle avait accepté de me voir n'entrant dans un habit que par principe que relativement à son mari et à ce qu'il drainait au niveau de sa sociabilité craintive

Je n'avais pas eu le temps d'observer ce gros homme dans le salon de l'hôtel où il s'était enfilé deux jus d'orange mêlés de glace et de fruits confits

Il y avait des graines de pin autour de sa bouche et un filet de sucre sur le menton

Le col de sa chemise était trempé de sueur

Il mâchait en silence n'ouvrant la bouche que pour boire aussi silencieusement ou pour y fourrer un de ces biscuits secs que je ne voyais pas dans sa main qui ne m'apparaissait qu'au moment d'atteindre la bouche

Je n'ai regardé que la tête de profil et par-derrière

Je n'ai pas pris le temps de faire la connaissance de son corps

C'est que Saïda offrait ses pieds et ses mains et que son visage nu me fuyait

Il est resté dans le salon coincé dans un rotin silencieux et j'ai précédé Saïda dans l'escalier

Dans le couloir par contre après m'avoir interrogé sur la nature de mon sexe ce qui était peut-être pour elle une manière de se renseigner sur ma vie sexuelle elle s'est amusée à deviner la porte de sa chambre

Elle ne l'a pas trouvée

Elle ne pouvait pas trouver la porte cachée qui était devenue la sienne

Je lui ai montré cette petite curiosité architecturale et elle a écarquillé des yeux noirs pour exprimer son enchantement

Maintenant elle remonte le même escalier badine encore un peu avec moi à propos de rien parce que le temps a changé notre amitié et elle ouvre la porte cachée me chassant gentiment aussitôt que j'ai posé les valises sur le lit

Je redescends dans le salon pour revoir l'envers du Marocain dont on devine à voir le mouvement régulier de son cuir chevelu qui semble vouloir se rejoindre sur le haut du crâne qu'il est encore en train de manger et de boire regardant fixement devant lui le groupe de ceux qui se connaissaient déjà et qui l'ont exclu pour des raisons purement raciales de leur communauté impitoyable

Il a beau être le seul honnête homme de cette troupe qui ne représente rien sinon sa propre existence piètre théâtre toujours recommencé il n'a même pas eu droit à un peu de respect ne serait-ce qu'un salut du bout de la main discret et sans conséquence sur la pensée

Il est resté seul à marcher et à boire penché sur ses cuisses les coudes sur les genoux une main tenant l'autre genou et l'autre chargée d'alimenter son gros corps d'étranger en vadrouille

Je le connais mieux maintenant

Depuis le temps j'ai fait mieux que de regarder son profil de masse d'armes et sa nuque de fenêtre fermée

C'était le soir même de leur première arrivée

Je les avais installés elle et lui au beau milieu de la terrasse entourés des ennemis de leurs corps et ils ne semblaient pas mal à l'aise tant elle était enjouée ne prenant personne à témoin mais plus adroitement jouant le rôle parfait de la femme d'un homme

J'étais le producteur involontaire d'un spectacle aux sources des malheurs de l'Europe et elle avait parfaitement compris que c'est à elle qu'incombait la responsabilité de tirer l'épingle du jeu non pas pour montrer à que point elle était adroite en matière de comportement social mais plutôt pour s'amuser d'une blessure qui n'était ni la sienne ni celle de son peuple

Son mari la regardait en souriant immobile indestructible lourd cependant et mal à l'aise dans cette étroitesse de sens

Je m'approchai alors comme il est de coutume que je m'approche des nouveaux venus sexe dressé hors de mon pantalon le bassin en avant pour en accroître l'érection creusant le silence d'un coup ramenant à mon cirque toute l'attention éparpillée jusque-là malgré la sensation commune causée par la présence des deux Arabes

Maintenant ma queue phénoménale était à portée de leurs mains

On avait déjà vu des femmes au bout du rouleau se mettre à la lécher comme un bonbon

Saïda n'osa pas y toucher

Elle regarda à peine puis baissa les yeux sur ses mains remuant des bijoux dans son assiette

Son mari était rouge de rire contenu

Elle voyait bien qu'il était en train de rire

Elle avait peut-être envie de rire elle-même

Il explosa d'un coup se dressant sur son énorme tronc d'organes et de graisse où l'os s'articulait faiblement

Il se mit à rire à la cantonade et vérifia d'un coup d'œil expert que tout le monde riait avec lui

Elle est bien plus grosse que la mienne s'égosilla-t-il mais je n'en suis pas jaloux ! — Et en haut de son rire épouvantable il cria : — C'est une difformité ! — Saïda revint à elle d'un coup : — Garçon-garçon ! — dit-elle en me regardant à peine

Maintenant le poème ! — dit son mari

Le poème et qu'on en finisse avec ça ! — Il s'était approché de la table autant qu'il pût et franchissant son gros ventre il sortit une serviette du distributeur et me la tendit

Essaie d'être bon ! — dit-il

Pourquoi me parlait-il de cette manière ? Il prenait tout le monde à témoin et il me conseillait d'être un bon poète

J'écrivis d'un coup le quatrain que j'avais préparé pour eux ne prenant pas le temps de laisser sa place habituelle à l'inspiration qui était ma meilleure complice compagne inséparable que je frustrai à cause de mon impatience et qui me pinça le cœur pour me le reprocher

Le Marocain m'arracha la serviette des mains et dérogeant encore une fois au rituel c'est lui qui lut le quatrain s'étant levé infâme et volumineux tenant la chaise d'une main presque à toucher le sol et de l'autre élevant la serviette où sa voix magnifique s'accordait à la mienne

Il imposa le silence

Il entra avec moi dans toutes les têtes

Il ébranla la raison comme je l'avais voulu

Sa lecture s'étira d'un bout à l'autre du temps

Je ne sais plus ce que disait le poème

Il était simplement sonore

C'était une trouvaille de bruit

Et il était capable d'en faire son théâtre au détriment du silence

Je l'admirai

J'oubliai la femme pertinente qui était la sienne

J'oubliai l'arrogance de ma constitution physique

Je revenais aux sources

La lecture terminée qui dura sans doute beaucoup moins longtemps que ce que lui accorde ma mémoire il regarda chaque visage un à un la bouche en cul de poule et le cou vacillant imposant l'approbation entière qui était la sienne et recevant du même coup l'hommage qui m'était destiné certes mais dont il était le promoteur reconnaissable et immense

Ce soir-là je n'eus pas droit à la caresse maladroite d'une femme ravie et étonnée ni aux cris accompagnateurs de ses hésitations et de son émoi profond

Je cachai mon sexe d'un coup

Je ne regardai même pas Saïda dont le rire s'il existait ne me parvenait pas encore

Le Marocain montrait mon écriture à une Anglaise guindée qui l'observait à travers des lunettes

Il touchait ses cheveux de son épaule et il regardait le dessus de sa tête elle toujours penchée sur la serviette un peu froissée qui approchait les regards

Il se mit à parler technique cherchant l'auditoire

La tête blonde et mal peignée de l'Anglaise frôla encore son épaule puis se releva et elle resta là bouche ouverte à le regarder sous le menton qu'elle semblait admirer

Admirable menton en effet tremblant de savoir et de patience humide et mal rasé menton sévère de croyant et d'homme avisé

L'anglais à côté d'elle lui demandait sans doute pourquoi elle prenait cette attitude ridicule pour regarder ce respectable menton

Elle ferma la bouche croisa ses jambes aux grands pieds et maintenant c'était ses yeux qui revenaient sur le même chemin

Belle et intangible elle tentait de saccager quelque chose

Je m'étais assis à la place du Marocain faisant craquer les reflets de mon pantalon de cuir et de clous

Il avait quelque peu éloigné sa chaise de la table tant et si bien que je me trouvais à une distance respectable de Saïda

Je pouvais voir ses pieds sous la table nus et potelés simplement posés à plat entre les sandales dénouées l'amorce du mollet

Sa robe d'ombre faisait un pli qui entrait entre ses genoux et qui se mêlait aux plis de la nappe blanche et rouge dont l'échiquier s'arrêtait en ombre bleue contre sa poitrine

Je pouvais voir encore ses mains à peine rouges l'une contre l'autre traversant l'horizontal de la bouche et coupant son regard deux territoires à peine vus

Comme elle ne me regardait pas j'avais tout le loisir de détailler le profil de ses yeux risquant de me faire surprendre à entrer en elle de cette façon désinvolte qui ne pouvait que lui déplaire

Si j'insistais pourtant c'est que j'attendais ses reproches avec délice

J'attendais son silence moqueur soucieux de lui plaire simplement pour obtenir la permission de toucher sa peau au moins une fois

Son mari qui venait à peine de fatiguer son auditoire impromptu revint vers nous

Je fis mine de me lever pour lui céder la place qui était la mienne parce qu'elle n'avait rien fait pour m'en chasser

Il n'eut que le temps de débarrasser une autre chaise d'un chapeau qu'il fit virevolter sur la table voisine facile et désinvolte au gré d'une vague excuse ou d'un remerciement imparable

Je ne vis pas la figure du propriétaire du chapeau qui ne se manifesta pas

Mon respectable récitant se posa lourdement sur la chaise

C'est un bon poème ! — dit-il en secouant la serviette

J'aime votre facilité la leçon que vous donnez aux mots de tout le monde

Vous nettoyez si bien les mots que tout le monde salit tous les jours que Dieu fait ! J'envie votre tranquillité

Plus tard Saïda m'avoua qu'il était lui-même le plus grand poète de l'Afrique et que je devais par conséquent le croire sur parole quand il parlait de ma tranquillité

Je l'ai revue nue une fois encore mais après l'avoir déshabillée comme elle voulait que je la déshabille lentement des pieds à la tête remontant jusqu'à ses lèvres puis un temps infini entre ses yeux et ses cheveux

Je l'ai fait par respect pour la poésie pour la tranquillité que je portais en moi comme un fardeau accumulant les quatrains et leur séjour est un moment de gloire qui revient chaque année et qui me remplit de joie

Ce sont des amis fidèles des amis un peu moqueurs qui arrondissent les angles de ma tranquillité outragée et puis je n'ai touché à la femme que du bout des doigts tremblant et éternel parce qu'elle me le demandait parce qu'elle croyait à mes promesses

Je ne sais pas si l'homme sait ce qu'elle m'a donné

Nous n'en avons jamais parlé elle et moi

Nous n'avons jamais parlé de l'homme

Je ne l'ai plus revue que strictement vêtue silencieuse oiseau moqueur pour briser le silence de verre de notre apparence indifférente au soleil et aux mots parlant à peine des autres par bribes destructrices et inaudibles quand ils la jetaient d'un coup dans les orties de la solitude

À ce moment il devenait loquace savait tout ne se connaissait pas de concurrence et ne posait aucune question

Il venait de la déchirer comme un bout de papier ou une lettre de trop

Il voulait savoir criait-il dans un coussin

Mais que voulait-il savoir ? Un soir je m'avisai de poser la question dans un quatrain qui lui était destiné

Il répondit avec un certain sens du spectacle qu'il était comme tout le monde

Ce qui le différenciait cependant c'était la nature de ses réponses et quand il n'y avait pas de réponse alors il se mettait à ressembler à tout le monde ce qu'on ne pouvait tout de même pas lui reprocher

Il jugea mon quatrain assez bon pour servir d'exergue à un de ses litaniques chants qui était toujours la répétition du précédent puisqu'il avait trouvé sa voie très tôt du temps de son pucelage ce qui remontait à loin

Il fit rougir Saïda et s'en étonna

Elle savait ce que tout le monde pouvait savoir et c'était une idée insupportable de se dire qu'il serait peut-être le dernier à être mis au courant

Il comptait sur ma complicité moi qui l'avais vue nue mais seulement par hasard ce qui est toujours un compliment dit-il

Surprendre la nudité d'une femme par un heureux hasard c'est voir la femme au moins une fois dans sa vie ce qui n'est donné qu'à très peu d'hommes

Forcer la nudité c'est voler Dieu qui n'a pas d'autre propriété

Il ne disait pas ce qu'il fallait penser de la même nudité recherchée cette fois avec angoisse et rencontrée dans la paralysie

Peut-être se moquerait-il de moi

Il se moquait souvent des gens

Il les atteignait dans leurs principes

Il les faisait vaciller sur leur socle biologique

Alors il redoutait d'être le dernier à être mis au courant de la vie sexuelle parallèle de sa femme

Elle avait cette seconde vie

Il ne la trouvait pas

C'était son principe fondateur

Un jour quelqu'un y toucherait et il s'écroulerait avec fracas au milieu de leur indifférence calculée

Il pouvait bien les assaisonner ; un jour ils ne penseront même pas à lui rendre la monnaie de sa pièce : ils passeraient leur chemin

Il rechercha mon appui et le trouva

Il m'ouvrit son cœur parla du mien comme il le voyait me demanda mon opinion au sujet de sa femme de quelques autres

Il était ravi de parler à quelqu'un qui avait vu sa femme nue par inadvertance

Il ne doutait pas que je fusse le seul dans ce cas

Lui-même s'était traîné à genoux pour obtenir un premier baiser qu'elle ne lui rendit que plus tard après qu'il eut vaguement touché à son sexe

D'ailleurs il n'y touchait jamais que vaguement

Elle ne s'amusait pas avec lui

Elle ne le respectait même pas

Elle s'entendait à entretenir leur image de couple sinon parfait du moins agréable et savant

Elle n'aimait pas la poésie la jugeait inutile et elle pensait que les poètes sont des perdeurs de temps rien de moins

Des perdeurs de temps répétait-il en secouant la tête

Moi qui rajeunis chaque jour qui passe

N'est-ce pas que le temps n'est plus le même après moi ? — Je parle d'un ami d'un ami sincère et pathétique un ami qui remonte ou descend le temps quand il veut où il veut et que ça plaise ou non

Il n'a jamais tué de femmes pour mieux les aimer

C'est peut-être ce qu'on devrait faire : les tuer avant qu'elles ne reprennent leur vol

Ce sont des oiseaux de passage

On ne les tient pas en cage

Il faut garder la porte ouverte

Un jour elles sont agacées et elles vont et viennent entre la cage et Dieu sait où

À quel moment faut-il fermer la porte ? — Que me demandait-il ? Que je lui donne une clé dont la nature était pour moi une énigme au-dessus de mes forces ? Si je pouvais voir Saïda nue et surprise d'être vue seulement par hasard

Mais c'est une chose qui ne se reproduira pas

Et je ne peux même pas lui demander de tricher avec moi

J'ai cultivé cette pensée tout l'hiver surtout après avoir reçu par la poste la plaquette de vers que mon ami avait fait imprimer à mon intention

C'était la réunion de ce qu'il avait souhaité être les meilleurs de mes quatrains

Un choix amical et juste

Et les quatrains se serraient les uns contre les autres sur les pages par mesure d'économie sans doute colonnes sans péristyle dont j'imaginais mal les visiteurs

Il avait ajouté une postface en manière de portrait où j'apparaissais comme le doux esclave d'un hôtel écrasé de soleil au service d'une imbécillité stable et muette comme la terre qui m'a donné le jour

Je chantais par bribes gracieuses j'allais plus vite comète sexuelle que le poème dont je recomposais le tranquille agencement

Je raturais l'inutile montrais peu de respect pour l'ordinaire ne touchant au sublime que dans ces moments de rêve

Je n'avais qu'un défaut : mon inculture

Mais c'était là disait-il quelque chose qui pouvait s'arranger

Il fallait en tout cas en accepter la proximité étourdissante

Il ne parlait pas de mes pantalons de cuir de ma chemise de flanelle des clous de mes pieds humides des boucles noires qui ornent mon front ni surtout de ma soif de bonheur

Il apprendrait à me connaître ou bien il en resterait là

Aussi quand la servante au grand cœur (mon seul véritable amour) m'a annoncé leur arrivée j'ai pensé à Saïda (ma seule véritable femme) et pas un seul instant aux remerciements que je devais à mon mentor en poésie

De voir ses pieds immensément petits éclairer ma lanterne sexuelle avec autant de sagacité ça m'a remonté le moral qu'une sale petite Française de rêve avait piétiné dans les parterres de sa folie conjugale

Elle m'a chassé avec tendresse sur le seuil de sa porte la porte cachée si chère à ses retours attendus

En bas j'ai remercié mon ami il m'a parlé comme un père parle à son fils m'a promis des nouvelles de ma gloire future il s'est léché les doigts en me disant tout cela et il était rieur se demandant s'il aurait la force de terminer le chant qu'il avait entrepris sans trop penser à l'ambition qu'il était en train de lui faire payer

Mais il pensait que tout se passerait bien s'il continuait d'avoir confiance dans la langue s'il continuait de l'aimer plus que tout plus que lui-même si c'était nécessaire s'il fallait en arriver à s'oublier pour créer une œuvre de qualité

Moi je n'avais aucune idée de ce qu'il fallait faire pour qu'un poème soit un bon poème et pas seulement une obligation de se taire tant qu'il existe jusqu'au jour où il cesse d'exister ce qui peut arriver avant même de l'écrire

Je ne serai jamais le plus grand poète de l'Europe ni même du sud de l'Europe ou simplement de cette partie du Sud entre la mer sagace et les montagnes mères entre l'eau et le désert pour tout dire

Ce que je refais sans cesse et sans me fatiguer de le refaire car moi aussi j'ai découvert très tôt de quoi j'étais capable ce n'est pas un chant que je retourne aux hommes comme le miroir renvoie des reflets ; c'est une cueillette comme au temps de la chasse et des combats amoureux

Une cueillette de sentiments où l'idée n'est que l'idée d'une idée et l'amour un moyen de se passer de la pensée qui l'explique de bout en bout

J'ai adressé cette longue tirade à mon ami marocain tandis qu'il sirotait le jus d'orange en silence se composant une bouche en cul de poule pour arrêter les morceaux de fruits confits et les glaçons

Il n'a pas vu Pablo s'engager dans l'escalier comme un fantôme de ce qu'il est d'habitude

Pablo qui n'a vu la femme nue que parce qu'elle se donnait à lui avec amour et fidélité

Pablo fidèle et amoureux qui entre dans son lit parce qu'elle le lui demande devant Dieu

Pablo qui mesure le plaisir avec elle

Qui ne le prend qu'à travers elle

Pablo qui sait qu'un jour cet amour prendra fin avec sa propre mort étendu sur le sol comme un christ dérisoire méprisable voué à l'oubli et à l'ordure

Un jour le désespoir de mon ami lui crèvera le cœur

Le jour où mon ami saura ce qui se passe dans le cœur de sa femme

Ce qui s'y passe il en connaît la nature et il n'est pas encore jaloux

Il ne tient pas en joue l'objet de son désespoir

Et rien ne désigne Pablo

Rien ne peut aider à deviner qu'il partage l'amour de cette femme qui est mon amour théorique

Moi je l'aime d'exister

Elle est la théorie de mon existence

Pablo peut bien en faire ce que l'amour lui inspire

Elle continue d'être mon seul objet

Rien ne l'enlèvera à mon inspiration

Mais ce n'est pas le cas de mon ami

Il sait qu'il a tout perdu

Il ne sait pas pourquoi et il ne veut pas le savoir

Il a peur de se poser la question et d'être forcé d'y répondre par le seul effet de son immense solitude

Pablo ! Pablo ! Il ne fallait pas toucher à cette femme

C'est la femme d'un homme

Qu'elle soit la femme de mon idée de la femme tu le sais et tu peux t'en moquer avec elle

Mais l'homme qui était en elle avant toi ce n'est pas seulement un poète

C'est un tueur

Il tuera ce qui l'épouvante

Il tuera d'un coup

Sans calcul

Il ne saura pas ce qu'il a tué

Il saura simplement qu'il l'aura perdue pour toujours

À cause de ta mort Pablo ! À cause de la mort qu'il te donnera si je te montre du doigt

Il me croira sur parole


Chant IX

Assises des reins

 

Cette année-là Aurelia n'était accompagnée d'aucun colosse et Mateo la fit poser seule sans autre ornement que les ombres de son corps et la lumière chaude de la verrière dont un carreau manquait pour éclairer son seul visage

Les coups de burin résonnaient jusque dans le jardin

Mateo avait renoncé à l'aquarelle

Il manœuvrait directement dans le blanc à peine veiné de bleu qu'il avait choisi toujours avec la même impatience qui irritait les hommes de la carrière

Aurelia posait le matin et le reste de la journée elle lisait parlait avec don Zacarías qui parlait de Mateo et elle ne fut pas surprise de ma visite par une après-midi étouffante que je voulais mettre à profit pour encercler une bonne fois pour toutes son étrange beauté de femme

Je regrette ta fidélité d'enfant dit don Zacarías en versant du vin dans mon verre

Quand tu étais enfant tu étais certes beaucoup plus triste mais tu étais fidèle

Je m'excusai vaguement de ne pas pouvoir lui rendre visite plus souvent mais mon travail occupait beaucoup de mon temps je devais travailler pour devenir moins triste et je regrettais que cela eût une influence malheureuse sur mon devoir de fidélité

C'est beaucoup parler pour ne rien dire ! — fit observer Aurelia

Je lui en voulus un peu de se moquer de moi et je la regardai boire son vin du bout des lèvres me souriant pour augmenter les effets de sa moquerie

Don Zacarías avait laissé passer une bonne minute avant d'ajouter : — Lorenzo parle beaucoup mais certainement pas pour ne rien dire ma chère Aurelia

Il dit ce qu'il ne dit pas

C'est labyrinthique et ça me désole

Un homme devrait toujours s'expliquer clairement

Il chercha un moment l'approbation puis ne rencontrant pas le regard d'Aurelia qui s'appliquait à redessiner les plis de sa robe il dit : — Un homme a toujours tort de vouloir ressembler à une femme

Il se tut

Un peu de vin ruisselait dans son cou

Il appuya sa tête sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux

Ce n'est pas lui que j'étais venu voir

Il venait de s'en rendre compte

Comment allez-vous don Zacarías ? — demandai-je enfin

Il rouvrit les yeux et dit sans tourner la tête vers moi : — Toujours amoureux Lorenzo

Je suis toujours amoureux

J'ai toujours été amoureux

Je m'en sortirai toujours grâce à cette propension

As-tu vu les dernières œuvres de Mateo ? — Cette fois il me regarda

Ses yeux étaient remplis de cette douleur particulière aux hommes qui n'ont pas atteint leur but mais il souriait en tordant un peu sa lèvre inférieure au coin d'une dent

Je n'avais rien vu du nouveau travail de Mateo et Aurelia s'empressa de me raconter comment Mateo avait jeté dehors le colosse Horacio qui avait voulu jouer au maître de maison à cause du pouvoir qu'il croyait exercer sur elle

Sa masse musculaire s'était effondrée sous les reproches et il avait pleuré comme un enfant expliquant un tas de choses pas très claires sur cette enfance dont la douleur le tenaillait encore

De rage Mateo avait brisé à coups de marteau furieux les formes qu'il lui avait données par amour pour l'art

Et la forme d'Aurelia s'était mise à ressembler à la forme d'Aurelia et il l'avait fichue dehors elle aussi mais quelques jours plus tard et elle n'avait plus jamais revu le colosse qui s'était sans doute perdu en chemin dans un gymnase ou dans un harem

Elle avait passé l'hiver à Paris puis dans le sud de la France chez des amis pleurant du matin au soir supportant l'insomnie du soir au matin enfin c'est comme ça qu'elle expliquait le changement de couleur de ses yeux qui étaient passés du vert au gris puis du gris à presque noir et qui maintenant se cernaient se creusaient s'arrondissaient de la manière la plus affreuse qui fût

Est-ce que j'avais remarqué à quel point elle avait enlaidi ? Du point de vue du regard mais pas seulement

Ses seins étaient tombés sur un ventre qui lui faisait honte

Voulais-je le voir me rendre compte de son désarroi ? — Mateo me tourne dans la lumière comme une potiche m'enguirlande sans arrêt à cause d'un bourrelet ou d'une trace de cellulite

Comme il me fait asseoir sur les fesses il n'a pas à s'en plaindre

Que pense-t-il de mes jambes ? J'ai pris des cuisses ça je ne peux pas le nier

Mes mollets ont maigri

Merde je suis affreuse ! — Elle était partie pour quelque chose de plus durable qu'un sanglot

Les larmes coulaient sur ses tempes se mêlant aux mèches bouclées contournant les oreilles sur les lobes cramoisis

La tête ainsi penchée sur le dossier du fauteuil les cheveux défaits et embroussaillés pendaient dans l'ombre sans reflet pour les égayer

Elle avait la bouche ouverte cou tendu entre le menton et la poitrine et une pliure atroce traversait ce cou depuis l'oreille jusqu'à la base de la clavicule

Le sein qui apparaissait sous la chemise était simplement beau et le téton oblique tendait à se verticaliser sous l'effet de la respiration

Don Zacarías pointa son index sur sa tempe et ferma les yeux suçant une améthyste qui tintait entre ses dents

Va voir Mateo Lorenzo et dis-lui que je l'aime

Aurelia me rejoignit à la porte de l'atelier que j'hésitais encore à ouvrir de peur de déranger quelque chose que je ne pouvais pas comprendre

C'est elle qui ouvrit la porte et elle entra la première

Il flottait dans l'air une poussière blanche et lumineuse et je fermai la bouche instinctivement

Mateo ponçait une jambe d'Aurelia à laquelle il manquait le pied

Il sourit en nous voyant arriver

Il n'avait rien d'important à faire et peut-être besoin de parler pour se détendre

Il poussa l'interrupteur du compresseur qui s'éteignit lentement puis purgea le réservoir la poussière évacuant d'un coup en tourbillons les environs de la machine apaisée

Il épousseta vaguement ses mains en les frappant l'une contre l'autre et il me serra la main

Il était chaleureux ce matin

Il pinça le bras d'Aurelia qui ne réagit pas occupée à reprendre le cours de sa respiration que le nuage de poussière l'avait contrainte à suspendre

Elle se réfugia dans la densité lumineuse de la verrière qui formait un écran où les barlotières n'étaient plus visibles

Aurelia elle-même s'estompait

Elle redevenait elle-même superposition de toutes les lumières possibles

L'autre jambe pliée mollet contre cuisse était achevée à ce qu'il semblait et Mateo l'avait vaguement jointée au tronc sans tête ni bras qui offrait ses seins à une autre lumière qui venait du plafond

Je levai la tête pour regarder cette ouverture un peu aveuglé à cause du vertige

C'est une nouvelle lumière dit Mateo en levant la tête lui aussi

Je suis en train de découvrir peu à peu toutes les lumières possibles de cet endroit de rêve

N'est-ce pas que c'est un endroit de rêve ?

Don Zacarías t'aime beaucoup — dis-je d'une voix monotone

Mateo me flatte la nuque secouant mes boucles noires de gitan

Et la tête ? — demandai-je mollement

Elle était couchée sur le côté un peu plus loin près de la porte qui donnait sur le jardinet qui quelquefois participait à l'éclairage

Le visage était tourné vers le mur bordé d'outils reluisants

Elle reposait sur une palette de bois

Je reconnus les mèches d'Aurelia leurs circonvolutions qui rendaient incompréhensible la coiffure de beaux cheveux coupés nets au niveau de la nuque le reste continuant de descendre dans le dos que j'eus envie de voir

C'est presque classique — dit Mateo qui avait l'air de le regretter

Il devait toute sa formation de sculpteur à son goût presque irréfléchi pour l'abstraction et il considérait cette dernière œuvre non pas comme une approche de l'art à qui il disait ne rien devoir sinon l'envie de vivre le plus longtemps possible mais plutôt comme un moment de repos le regard tourné vers la terre des hommes dit-il — où habite la femme non ? — finit-il par dire

Aurelia avait disparu dans la lumière et je le lui fis remarquer

C'est sa manie son jeu préféré sa manière de me condamner au silence

Je ne reviendrai plus à l'expression du blanc

C'était un passage une migration vers autre chose je ne sais rien de cette autre chose peut-être encore une matière et je me trompe sans doute quand je crois deviner une forme

Il n'y a pas de forme possible pour l'art

Les formes n'appartiennent pas au domaine de l'art

L'art est construit de matière et d'idée

Mais je crois encore à la forme

Je la féminise pour contredire ma propre chair

Il y a trop de chair entre l'art et moi

Je t'ennuie ? — Mateo était un homme sincère et il n'avait qu'un sujet de conversation et des milliers de sujets de controverses qui alimentaient sa colère d'homme protectrice de son autre moitié

Je pouvais le croire sur parole quand il disait des banalités à propos de l'amour

Il n'avait rien trouvé d'autre à en dire

C'était regrettable de la part d'un artiste de cette qualité mais il n'y pouvait rien changer

L'amour était construit sur des banalités c'était son sentiment

Il ne parla même pas de don Zacarías ni d'Aurelia qui n'était pas sans influence sur sa pensée

Je dois sculpter le corps après on verra — dit-il en riant

Aurelia s'était transformée en lumière

Il l'appela

Elle ne répondit pas et ne sortit de la lumière qu'au bout d'un long moment qui me parut une éternité

Elle venait encore de nous déconnecter du temps et de notre propre histoire

Sa robe était transparente

Ses cheveux étaient devenus noirs

La lumière la traversait

Qu'est-ce que tu vas me demander cette fois ? — dit-elle lentement sur un ton monocorde ponctuant à peine sa question

Elle me regarda

Elle avait l'air angoissée

Elle était prisonnière d'un secret qui ne pouvait être aussi le mien

Je devinais ou j'étais dans l'erreur

Je lui souris un peu las d'avoir à le faire pour lui être agréable

Montre-lui le portrait — dit Mateo en ouvrant la porte du jardin

La lumière bleue se répandit au ras du sol

Je vais me reposer dit Mateo

Bon dieu ce que je suis fatigué

C'est que je n'ai plus les pieds sur terre dit-il en secouant ses bras comme les ailes d'un oiseau

Quelqu'un peut-il me dire quel est le pays que nous survolons en ce moment ? — Aurelia éclata de rire et cacha ses yeux derrière ses mains se dressant sur la pointe des pieds

Les manches de sa chemise tombaient mollement sur ses épaules

Sa bouche riait et ses dents me parurent blanches

Alors ? — dit Mateo en singeant l'oiseau qui glisse sur une aile et retrouve son équilibre dans les branches d'un arbre

Je ne vois rien ! s'écria Aurelia en trépignant

Je t'assure que je ne vois rien

Ça ne marche plus ! Plus rien ne marche ! — Mateo s'éclipsa d'un coup d'aile

La porte se referma lentement mais un rai de lumière verticale se figea à sa place dur et coupant et j'essayais de ne pas écouter les récriminations d'Aurelia qui se plaignait de n'avoir pas eu d'enfance à cause de Mateo

Est-ce que c'est un jeu d'enfant ? — me demanda-t-elle à propos de son corps tendu sur la pointe des pieds et des paumes qui bouchaient son regard

Je n'osais pas lui demander de cesser ce jeu stupide

Je pouvais la forcer

Je compris d'un coup qu'Aurelia était une femme qu'on force pour rendre la vie possible avec elle malgré elle

Je ne pensai pas un instant à sa folie circulaire et réductrice de la tranquillité

Je pensais à la manière de la forcer à rester tranquille

Il n'y avait rien à lui demander

Lui parler c'était contourner son intranquillité rien d'autre

C'était superflu

C'était nécessaire pour tromper sa vigilance l'acuité de son intelligence réductrice du sens

Je saisis un de ses poignets et l'obligeai à me regarder

Son œil était fermé

J'abaissai presque violemment l'autre poignet

Cet œil-là me regardait

Il me regardait déjà entre deux doigts

Il ne m'avait pas quitté

Elle me surveillait

Elle redescendit lentement sur ses talons et se mit à pleurer

Je l'aidai à s'asseoir sur un tabouret sur lequel elle se mit à pivoter les mains entre les cuisses me regardant fixement

Qu'est-ce que je pouvais faire pour elle ? — Casser la statue dit-elle surtout la tête

As-tu vu la tête ? — Je n'en avais vu que les cheveux

Elle me prit par la main et se glissa entre le mur bousculant les outils et la tête couchée qu'elle fit basculer en la poussant du pied

La tête se mit à regarder le plafond

Elle avait la bouche ouverte une bouche inachevée pleine de poussière et de copeaux et le nez était surmonté d'un éclat de marbre qui trahissait l'impuissance de l'artiste à en restituer l'importance relativement aux autres composants du visage

C'était une tête affreuse qui ressemblait parfaitement à Aurelia

Aucune forme ne pouvait atteindre cette ressemblance

Mateo avait compris l'absence de relation entre le regard et la bouche entre le nez et le reste entre le front et les yeux

Il avait compris la laideur d'Aurelia

Une femme avait-il dit un jour est divisible ou n'est pas

Il se trompait un peu

La divisibilité de la femme n'était que la condition de sa beauté

Indivisible elle devenait simplement laide ou pour reprendre son vocabulaire contraire à l'existence possible de l'art non pas le rendant impossible mais en dénaturant le désir d'existence

Aurelia elle était plus prosaïquement insatisfaite

Sa folie était une folie de surface

Son fonctionnement interne n'était pas mis en cause par cette agitation superficielle

Elle restait créatrice de sa beauté et ne supportait pas qu'on en devine les profondeurs

Elle jouait à faire l'enfant parce que l'enfance n'avait aucune importance relativement au futur qu'elle se préparait traversant la création de Mateo pour la faire saigner

Mais Mateo avait d'autres pouvoirs notamment celui de la détruire à petit feu en mettant en évidence sa fatalité de femme impossible à couper en morceaux

Il en restituait la dégoûtante intégralité et elle était prise dans ce vertige qu'une simulation même adroite ne pouvait arrêter

Mateo lui avait tourné le dos en oiseau de passage et elle était clouée au sol comme un arbre

Voilà ce qui se passait rien d'autre

Maintenant nous descendions un chemin aux coudes humides et frais où poussaient de hautes marguerites mais la poussière se soulevait sur nos pas entre les pierres et les touffes de thym

Dans le talus la terre était ravinée par les dernières pluies du printemps des pluies rageuses et superficielles qui ne nourrissaient pas la terre qui la creusaient en rigoles profondes en déchirures amères et qui disparaissaient sous les roches pour ne plus reparaître

Des abeilles butinaient à peine

Nous vîmes le rocher un peu au-dessus du chemin

Aurelia marchait devant moi peut-être heureuse dans l'idée de ce qu'on allait faire ensemble heureuse et surtout tranquillisée parce que ça arrivait comme elle l'avait prévu ça arrivait parce qu'elle était revenue moins belle peut-être mais elle était à ma portée je n'avais plus qu'à en pétrir la présence pour la reformer à mon goût mon goût ou ma préférence pour l'argile des mots auxquels je pouvais la réduire si c'était ce que je voulais vraiment

Elle jeta la robe dans les branches d'un figuier et monta toute nue sur une hauteur de schiste noir qui étincelait au soleil

Je m'assis dans l'ombre du figuier triste et déconcerté

La nuit tombait

Je jouais avec un scarabée un peu vert qui s'obstinait à franchir toujours la même racine entre les herbes rares

La robe d'Aurelia faisait une ombre presque carrée sur le sol

Un vent léger se leva venant des montagnes et j'entendis les eucalyptus un peu plus bas dans la pente

Ils bruissaient comme d'énormes insectes qu'ils étaient peut-être

Je ne les voyais pas

Pour cela il eût fallu que je traverse le chemin et que je me penche un peu au-dessus de la pente qui était presque un ravin peuplée de romarin et d'asphodèles de secrètes vipères y dormaient sous les pierres

Le ciel devint rouge et cette couleur se répandit lentement pour disparaître aussitôt remplacée par la couleur de l'ombre aplats de gris mouvementés rayures sans profondeur dans ce qu'on croit discerner les différences marquées par l'inutile splendeur de l'immobile et du silence

Une heure passa et je ne revis pas Aurelia

Elle s'était enfuie nue et délirante laissant sa robe pour preuve de son passage

Des lucioles s'y installèrent un oiseau retardataire la visita en piaillant le vent en gonflait la voile inutile

Je me levai jetai un coup d'œil sur le promontoire de schiste monolithe inquiétant à cause de sa transparence de silences à peine bruités et de mouvements calculés

Nulle apparition d'Aurelia

Je pouvais avoir rêvé d'elle

Je redescendis un bout de chemin puis remontai la pente vers la route

Une auto arrivait pleins phares rapide et bruyante

Son pare-brise étincelait

Elle passa dans un nuage de poussière

Je reconnus la voiture de doña Cecilia ombre blanche portée sur l'écran de la nuit

Elle s'éloigna

Aurelia parût à ce moment-là comme si la voiture l'avait déposée sur le talus mais je ne l'avais pas vu s'arrêter c'était improbable

Elle attendit que j'arrive à sa hauteur pour me parler à voix presque basse

Elle était vêtue de la même robe

Je m'étonnai le lui dis et elle me répondit que je n'avais rien compris et qu'elle m'en voulait de montrer aussi peu d'amour pour ce qu'elle m'offrait de beau et d'inévitable

Plus bas l'autre robe faisait une tache blanche dans l'ombre du figuier

Ne te moque pas de moi — dis-je en me mettant à marcher

Elle me suivit

Je ne me moque pas de toi murmurait-elle dans mon dos

Ne sais-tu pas que les fous sont incapables d'aimer ? — Elle reconnaissait sa maladie mentale avec un peu trop de tranquillité pour que je ne m'en méfie pas

Qu'allait-elle chercher à me vendre si son amour n'était qu'un piège mortel ? — Ne marche pas si vite Lorenzo ! Je n'ai pas tes jambes ! Sais-tu que je suis fascinée par ton corps

Mateo dit que tu es l'homme-femme et Zacarías dit qu'il sait pourquoi ? — La route descendait à pic maintenant

Je suais

Elle marchait toujours derrière moi bavarde incohérente capable de soumettre mon attention à ses caprices circulaires

Veux-tu que je change encore de robe ? On adore ça en principe

Tout le monde se régale

C'est une petite folie sans importance dit-on

Nous arrivâmes côte à côte sur la grand-route et je me dirigeai à grands pas vers la ville dont on pouvait apercevoir les premiers réverbères à cinq cents mètres à peine

Nous marchions dans la rue principale d'une urbanisation inachevée apparemment inhabitée sordides trottoirs réverbères clignotants des portails arrachés à leurs gonds des clôtures abattues des pans de mur déchirés fenêtres ouvertes sur le néant tas d'ordures des planches dressées sur des monticules de gravats l'ombre d'un chien ou l'apparence d'un homme courbé

Elle ne parlait plus maintenant

Elle me tenait la main me communiquait la moiteur de sa peau nous nous enfoncions dans un dédale de rues bordées de fondations de piquets de clôtures de grillages lancinants

Des structures de béton s'enchevêtraient autour de nous noires et tremblantes

Au bout d'une rue une lueur nous inquiéta

C'était des gosses qui s'amusaient à brûler le cadavre d'un chien ou d'un chat

L'odeur ne nous parvenait pas

Le vent la poussait dans d'autres rues où l'on se bouchait le nez en riant

Les gosses sifflèrent à notre passage et l'un d'eux dit une grossièreté à l'adresse d'Aurelia qui eut peur de lui

Il fit un rond avec l'index et le pouce de sa main droite et y fourra sa langue électrique en chuintant comme un lavabo

Les autres gosses étaient tordus de rire

Il nous suivit et toucha la robe d'Aurelia

Le gosse fit signe à ses compagnons de le suivre

Il n'y avait rien à craindre

C'était une fille sans force et l'homme qui l'accompagnait avait l'air d'une parfaite coccinelle

¿Qué tal ? demandait le gosse en essayant de prendre la main d'Aurelia qui se levait d'un coup et retombait aussitôt contre sa cuisse frémissante

Nous débouchâmes sur une place peuplée de bars à peine éclairés aux terrasses bondées

Les gosses n'osèrent pas traverser la frontière de leur territoire et ils montrèrent leur cul tous ensemble

Des gens sur les terrasses se levèrent en faisant mine de vouloir les poursuivre pour les corriger mais ils se rassirent aussitôt en riant les gosses ayant détalé comme des chats dans le labyrinthe de leur nuit

Nous traversâmes la place à peine regardés puis un jardin où je m'arrêtai pour m'asseoir sur un banc

Aurelia restait debout

Elle souffla et passa la main sur son front puis elle arrangea vaguement ses cheveux en les secouant sur son dos et sur ses épaules

Derrière le banc l'ombre était totale

J'y bousculai Aurelia qui commença à crier mais je l'assommai d'un coup de poing sur la tempe

Elle devint flasque et lourde et je déchirai sa robe

Je ne l'ai pas violée

J'ai compris que je ne pourrais pas le faire en touchant son corps devenu froid et terrible

Je l'ai abandonnée dans cette ombre et j'ai sauté par-dessus la murette

J'étais tranquille

Elle n'avait rien à me reprocher

Je n'avais pas fait ce qu'elle avait voulu

Je l'avais simplement écartée de mon chemin où je comptais bien ne plus la retrouver

Les femmes me font cet effet

Je les aime pour ce qu'elles sont

Et puis je les abandonne à leur fatalité de beauté éphémère

Je ne vais pas plus loin que ça

Je comprenais Mateo

Je comprenais sa cruauté envers Aurelia

Je comprenais la transformation de la forme en matière

Je comprenais aussi son ingratitude envers don Zacarías qui s'efforçait de ne pas le gêner et qui passait son temps soit à l'encourager soit à lui faciliter sa démarche ce qu'il appelait de l'amour quoi ! C'était le genre de choses que je pouvais comprendre

Il n'était pas question d'aimer la femme ou l'homme ou les deux à la fois

Il n'était question que d'amour et j'avais mon idée là-dessus

La folie d'Aurelia me répugnait

Je pouvais la trahir comme je voulais

Voilà ce que je pensais en marchant sur ce trottoir éclairé par les vitrines

Je croisais des êtres qui n'avaient aucune chance d'exister dans mon cœur

Mon encerclement ne pouvait pas les dénombrer

Ils cessaient d'exister à cause de ça

Il y en avait trop ou pas assez

Les différences ni les ressemblances ne les rapprochaient de moi

Je me réduisais à autre chose peut-être à cette errance limitée rayonnant peu autour de moi superposant le peu d'existences qui atteignaient mon regard

Aurelia était trop loin au-delà de la circonférence à un endroit où je craignais de ne plus exister que pour elle

C'était une statue

Je rentrai à l'hôtel avec ce désespoir

Quelques clients buvaient nonchalamment sur la terrasse chassant les moustiques avec un journal plié ou une carte postale

Je les saluai au passage et ils émirent un bourdonnement qui retomba aussitôt

Dans le salon John me parla à peine

Il avait de la fièvre à cause du mal qui le rongeait

Il ne voulait pas boire

Je lui dis que j'avais été sur le point de violer une femme

Il me regarda d'un air étrange

Le viol ça existe donc ? — fit-il négligemment en prenant la cigarette que je lui offrais

Il demeura pensif et je le quittai

En haut au bout du couloir je me plongeai dans la contemplation des armes qui rutilaient derrière la vitrine inviolable

Je me mis à imaginer des gâchettes des culasses des pontets des chambres de combustion

Je reconstruisis le métal atome après atome

Il prit forme dans un reflet discret de porte entrouverte et d'attente tremblante

Je me retournai

Le Français referma doucement la porte et la lumière s'éteignit


Chant X

Coulées en hauteur

 

C'est toujours agréable à cette époque de l'année de descendre avec des amis vers la mer et d'y choisir une crique à l'ombre verticale des eucalyptus pour immobiliser un moment et tranquilliser si c'est encore possible les forces tournoyantes et labyrinthiques des sentiments plus ou moins partagés

Choisir la nudité et l'approche de l'eau ne rien interposer entre le soleil et ce qui nous sépare de lui excepté l'ombre du myrte qui est un chant d'amour ou la vague clarté d'une roche qui a l'air d'un miroir

Chant et miroir de l'été

Il suffit d'y conduire un ami et de le briser agréablement comme reflet de soi-même

Au fond à peu de distance de la surface qui se tranquillise les coquillages n'ont pas de nom

Tranquille ignorance qui annonce le plaisir

Je crois que j'ai toujours su faire la différence entre les deux questions qu'on peut se poser ensemble : — Qu'est-ce qu'on pourrait construire ? et — Qu'est-ce qui nous ferait plaisir ? délimitant le territoire de chaque question uniquement par fidélité

Construire et jouir

Jamais l'un sans l'autre mais l'un excluant l'autre au moment de le conjuguer au présent

Pour ce qui est de la mémoire à confondre avec le passé si on veut chacun a la sienne et y cultive les sentiments de son cru

Si ce présent existe comme il est question de le faire exister (construire ? jouir ?) c'est que le futur par contre n'a plus aucune espèce d'importance

Où que je sois c'est la nature qui fournit les objets et c'est moi qui impose leur présence textuelle

Algue coquillage rocher sable mouette crabe entouré de mes amis je retrouve ces mots qui ont intrigué ma solitude au soir de mon enfance mots d'objets nus sans valeur scientifique ni morale mots parfaitement capables d'isoler leur objet qui a pris une place exacte non pas dans la mémoire de ce qui n'a duré que pour finir d'exister mais dans le présent recommencé avec la même idée du temps

Entouré de ces amis de sexe et de littérature loin de toute autre préoccupation jouant les personnages de notre propre artisanat et n'échangeant pas autre chose que la manière de le jouer

Faire l'acteur sur la plage en plein soleil du midi exact et vertical tandis que l'ami vous regarde plonger l'impeccable nudité et le silence érotique d'un autre plongeon destiné à lui plaire une bonne fois pour toutes après être descendu de la montagne calcinée où l'hôtel blanc et rouge s'est arrêté de vivre en attendant supportant le poids du soleil et du désert qui est le sien

Sous le parasol blanc planté tout droit dans le sable près d'un trou d'eau Saïda n'avait rien perdu de sa beauté

Je pouvais voir son dos et ses cuisses nues de chaque côté et la chevelure noir et or descendre sur l'épaule et jusque dans l'ombre moite du parasol

Elle lisait entre ses jambes bras terminant le triangle que son corps opposait à la terre

Plus loin le Français nu se laissait caresser par sa femme dont les pieds sortis de l'ombre d'un semblable parasol s'employaient à construire un petit monticule de sable qui s'écroulait sans cesse sec et irritant

La servante de mon cœur est adossée à la roue d'un des véhicules

Elle avait conservé tous ses habits et avec le même sable liquide et chaud elle jouait à changer les couleurs de son blue-jean

Encore plus loin de l'autre côté de la crique assis en tailleur sur un promontoire de roches et d'algues d'où venait toute la sonorité de la scène l'écrivain américain jaune et long parlait avec mon ami le Marocain noir et lourd qui l'entretenait avec la même patience

L'un expliquait sans doute tout ce que ses romans devaient à la théorie des graphes dont l'autre ne comprenait pas les théorèmes retournant pour toute réponse son amour de la qasida et sa fidélité à la musique notamment celle de la femme corps et âme qui représentait tout ce qu'il savait de l'éternité

Ces discussions ennuyaient Pablo passablement installé sur le rocher voisin épilant sa serviette d'une main et de l'autre son mollet tremblant

De là il avait bien piqué deux ou trois têtes et ses cheveux étaient raides et noirs et il se passait la langue sur les lèvres chaque fois qu'il regardait en bas où avait lieu la conversation à laquelle à ma grande déception je n'avais pas été invité

J'étais couché en plein soleil non loin de la servante qui bandait observant des morceaux de coquillages inutiles dans les plis de son blue-jean et les chassant d'une pichenette qui ne la calmait pas

Pablo venait de la surprendre en flagrant délit de tristesse et il l'avait menacée de la chasser si elle continuait de faire la triste et l'obstinée

Naguère elle avait montré si peu de talent à s'effeuiller devant les touristes que depuis elle n'arrivait pas à se débarrasser du ridicule qui l'avait fait pleurer plusieurs jours

J'avais assisté à cet effeuillage absurde dont le ballet avait été réglé par Pablo lui-même du temps où il croyait entretenir une relation favorable avec l'art du spectacle

Il avait mis en scène la nudité d'une servante qui ne savait rien de son anatomie

Il avait mesuré des gestes sans rapport avec la discrétion enfantine de son élève et comme elle n'avait pas d'oreille ni même le sens de l'harmonie elle s'était montrée bête et ridicule elle avait provoqué des rires gênés ce qui est bien pire que le rire franc d'un gaillard qui s'exprime librement et elle en avait pleuré pendant des jours et des jours rageuse et désespérée jusqu'à ce que ça lui passe d'un coup à la fin d'une nuit dont il faut bien parler si on veut dire toute la vérité ! À moins qu'il soit plus important de parler de mon indifférence à l'égard de l'instabilité qu'elle se charge toujours d'installer pour faire craindre son autorité flagrante sur le sexe depuis

Je me crispe un peu dans le sable en y pensant je chasse les pensées qui s'annoncent comme des orages par des lueurs

Il faut que je concentre mon attention sur le vaste dos de Saïda dont la nudité est approximative à cause de l'immobilité qu'elle impose au regard et par le biais de l'ombre qu'elle fréquente sans nous

Nous avons l'air de pions sur un échiquier entre la mer et le soleil remuant le sable qui pour une fois se passera de symboliser le temps qui n'est plus à la mode

Ce qui importe c'est cet espace qui transfigure le réel où les raisons de tuer Pablo ne sont pas de bonnes raisons ni en ce qui me concerne de bonnes raisons de provoquer la raison

Je sais ce qui m'angoisse dans cet espace où je voudrais contenir l'explosion de mes sentiments les uns dans les autres ; il n'est pas concentrique tout y est parallèle mer ciel sable falaise front d'eucalyptus corps debout ou couchés et tout s'y rencontre pour nier l'impossible

Je m'avance nu dans la mer je montre mon dos à Saïda je ne me retourne pas pour la regarder je devine le livre entre ses jambes sa main qui tourne les pages dans l'autre sens bien sûr

Ce qu'elle lit n'a pas d'importance

Elle est seule comme elle le veut

Elle fiche la paix à tout le monde

Elle est capable de s'intéresser à tout mais pour le moment elle a besoin de cette immobilité de cette demi-nudité qui lui va bien tranquille et sobre

L'autre femme se moque de la femme qu'elle n'est plus et elle entre un peu dans l'eau avec moi mouillant le bas de son blue-jean

Elle me touche un peu du bout des doigts ne trouvant pas son équilibre sur les galets qui bougent lisses et imprévisibles

Elle rit en me griffant doucement et je lui répète que John n'amènera pas Pablo à New York

Elle est heureuse

Elle cherche ma complicité

Il ne m'emmènera pas non plus

D'ailleurs il n'ira peut-être pas à New York cet hiver

Ni au printemps

Il parle de l'Afrique comme s'il y était

Pourtant mon ami marocain en a fait un tableau irréprochablement triste et négatif

C'est cette tristesse et ce monde à l'envers qui donnent des idées à l'écrivain américain dont j'ai été si longtemps le mignon

Elle rit en entendant ce mot

Tout le monde me trouve mignon

Comment je peux accepter l'idée de ne pas être le mignon de tout le monde ? Je le serai sans doute et même plus que ça si tout le monde se met à lire mes poèmes

Je n'ai aucun mal à lui enlever sa chemise

Elle ne se révolte pas

J'ai simplement envie de la déshabiller

Je n'ai pas besoin de sa nudité

Je veux lui prendre son ombre

C'est ce que je prendrais à Saïda si j'avais l'audace qu'elle me reproche

Ce n'est pas de l'audace que de chercher à la surprendre

C'est un reste d'amour

Il reste toujours quelque chose de l'amour

Saïda c'est exactement ce qui me reste

Je continue de déshabiller la servante dans l'eau dans vingt centimètres d'eau où elle se couche avec moi secouant l'eau pour en exagérer la croissance

Sur son rocher Pablo est en train de faire le commentaire de notre mélange qui est en fait tout ce qu'il peut dire de sa déception

Il n'ira pas à New York cet hiver ni l'été prochain ni jamais

L'idée de New York lui est devenue insupportable

New York n'est qu'un mot auquel il n'accorde plus aucune espèce d'importance

John s'est détaché de lui il ne tient plus à lui il est revenu dans son jardin de textes et il a envie d'en parler d'en refaire le tour avec quelqu'un capable de comprendre ce que lui a compris au seuil de la mort au seuil de rien puisque à partir de là plus rien ne commence

Tout est derrière lui et il n'a pas de temps à perdre pas le temps de penser à la mort prochaine de Pablo dont nous avons parlé longuement pesant chaque mot estimant la portée exacte de chaque idée prêts à tout recommencer en cas d'imperfection et tout était parfait il y avait un ordre et nous avions raison de le préférer au contrepoint désagréable du rêve

Mais la maladie est une existence qui pense

Et il a fallu renoncer à New York où il ne veut plus mourir il a fallu se remettre en mémoire tout ce qu'on savait de l'Afrique et à partir de là rechercher le même ordre et tout reconstruire jusqu'à ce que le mot Mort se mette réellement à exister

Et ce qui se passe en ce moment sur la plage alambiquée où il m'est agréable de caresser une femme dont l'amour ne m'est pas destiné : la mort s'est mise à exister et mon ami marocain dont la sensibilité est au dessus de toute épreuve la regarde sortir de la bouche de son interlocuteur ; elle est médiévale elle a un goût de vieux château elle sent le sentier qui monte dans les genêts jusqu'au perchoir de pierre elle touche les deux bouts de la vie qui s'étonne encore de vibrer au chant d'un homme doué pour le chant

Dans la qasida où il coupe une forêt en deux il voit la mort pour la première fois sans combat et il tourne le dos au protecteur ébahi qui en témoignera toujours

Parce que mon ami marocain ne parle plus maintenant

Il offre son silence et l'écrivain américain se met à l'explorer à l'éprouver même et il s'y trouve à son aise il entre encore se dépêche un peu n'ose pas s'arrêter pour réfléchir encore veut entrer tout entier déposer sa mort et l'accepter

Que peut comprendre Pablo ? Que John n'a plus aucune raison de le tuer que ce n'est pas lui qui le tuera quoi que je fasse ? Mais Pablo ne sait rien de sa propre mort

Il ne l'imagine même pas

Sa proximité ne peut même pas lui faire mal

Il n'est que désespéré et il a envie de se battre

Que pense-t-il de cette fille qui se donne à moi s'il ne sait rien de ce qu'elle pense de lui ? Maintenant les Français sont en train de faire l'amour madame à genoux et monsieur derrière comme une bête exposant son visage douloureux au soleil qui le torture encore un peu plus

Cela dure peu de temps et monsieur se couche sur le dos madame sur le côté ils retournent à leur silence ayant à peine interrompu la croissance de Pablo qui m'en veut qui voudrait croiser mon regard mais qui ne rencontre que nos corps merveilleux plongés dans l'eau insuffisante qui se trouble et il regarde encore une fois le corps penché de l'écrivain américain se demandant ce qui motive le silence de mon ami marocain et pourquoi je ne fais rien pour casser cet équilibre naturel

Touchant un corps simplement doux il faut que je me remémore la nuit dont je parlais tout à l'heure la nuit qui accuse la servante la nuit qui la sépare du monde à tout jamais

Notez bien qu'à mes yeux elle restera toujours innocente

Mais où en serai-je moi-même quand tout l'accablera y compris ses aveux ? Non ce que je sais n'est pas une accusation

Pablo n'est pas encore mort et je calcule même contre son corps mouillé qui ne me désire pas je lis dans un avenir qui m'épouvante quelque peu j'entre dans ma peau future mais je ne devine rien je m'accroche encore à des ombres tournant le dos à la lumière que j'agite pourtant

Il faudra que j'en parle avais-je avoué à l'écrivain américain éberlué qui ne voulait pas en croire un mot

Je ne sais pas si la chose est présente dans sa conversation

Il peut ne pas en parler mon ami marocain est libre de le croire ou pas avec ou sans cette donnée qui vient de moi extraite avec mes mots avec ma propre sensation de l'évènement

Je touche ses seins sans l'émouvoir et je pense à cette nuit la bouche dans l'eau goûtant la mer écœurante sentant comme elle glisse sur moi charnelle et distante jambes molles au gré du peu de profondeur qui nous porte

Saïda a changé de position

Elle ne lit plus

Elle regarde le ciel ou elle a les yeux fermés

Le livre est feuilleté par le vent qui se lève le vent d'après-midi rapide et froid court à ras de terre dérangeant à peine mais suffisamment pour qu'on se sente importuné

Saïda bouge un peu tourne le dos au vent posant une main sur une fesse l'autre touchant le sable du bout du bras qui supporte la tête cuisses superposées magnifiques géantes

Sa chevelure fait un nœud étrange dans le sable immobilité d'oiseau pris au piège noir et immuable et le vent continue de l'agacer

Elle caresse sa fesse en descendant touche l'autre fesse puis le sable et revient dans la position initiale

Elle retourne ainsi à l'immobilité tandis que la servante me quitte sa chemise trempée dans une main le blue-jean dégoulinant dans l'autre remuant l'eau sans y penser ne songeant qu'au sable chaud où bientôt elle se couche pour se faire oublier

Je l'oublie

Je ne fais aucun effort

C'est Pablo qui occupe maintenant toute mon attention

Pourtant le Français est en train de me parler à genoux dans l'eau dont il s'asperge la poitrine presque grelottant

Je le regarde à peine lui souris peut-être allongé sur le dos contre les galets huileux touchant peut-être une algue sentant bien la limite que m'impose la surface de l'eau d'un bout à l'autre de mon corps nu et fin de ce côté inondé de soleil en proie à un autre frisson descriptif celui-là

Puis c'est la Française qui s'assoit dans l'eau impudique comme à son habitude voulant à tout prix que l'intérieur de son sexe soit l'unique objet de notre attention l'ouvrant et le fermant au gré des cuisses qui poussent la vague jusqu'à moi ce qui la fait rire aux éclats

Mais elle ne dérange rien sinon le silence où la parole de John s'est éteinte doucement doucement relayée par celle de mon ami marocain qui tout en parlant regarde un peu sa femme immobile et géante

Enfin c'est moi qui parle de son immobilité de sa taille de sa distance supportant l'écume que la Française me destine parce qu'elle trouve cela amusant agitant la pointe de ses doigts à la surface de l'eau belle et accroupie comme je sais l'aimer toujours au bord du chagrin qui la transporte comme un suc

Si j'étais à la place de mon ami marocain (mais insistons sur le fait que ce n'est pas le cas) je soutiendrais à bout de bras au moins une femme pour lui faire regretter sa désinvolture son peu d'égard pour mon goût des voyages sa cruauté d'agonisant

Mais le Marocain ne parle pas des femmes il se souvient de la Femme il croit que c'est la sienne il n'en est plus très sûr il s'embrouille au niveau nasib il n'est pas assez convaincant il le sent et il se répète exactement de la même manière ce qui divertit l'écrivain américain habitué à plus de rigueur surtout à plus de réalité au fond à plus de calcul

Mais je ne suis que la proximité immédiate d'une Française sans pudeur qui fait la nique à son angoisse spectatrice muette de mes contrastes

Elle comprend je le sais

Elle comprend tout

Elle sait où j'en suis

Elle ne saurait pas le dire sans doute

Elle est la plus proche des femmes que je connais

Mais elle montrera tôt ou tard le caractère éphémère de ses travaux d'approche

C'est l'été qui l'inspire

En dehors de cette orgie de soleil elle ne vaut plus rien

Elle essaie des galets sirupeux qu'elle dépose ensuite sur mon ventre par ordre de préférence elle s'amuse à oublier la sensation y revient change d'avis change l'ordre ne s'y retrouve plus et d'un coup me retourne face contre mer me tenant aux épaules faible légère même presque inexistante

Mon regard est tourné vers l'horizon noirs récifs mouettes rares et silencieuses sillages devinés mes oreilles au ras du clapotis qui m'isole percevant à peine le rire de la femme qui rejoue avec les mêmes galets avec au niveau de mes poumons cette angoisse qui ne me quitte plus depuis des années angoisse à peine vue mais menaçante proche de l'étouffement de manière cyclique sans que je puisse rien tenter contre ses jeux de chat et de souris le corps maintenant soumis à la poussée de l'eau un peu plus loin dans la mer m'éloignant à la nage du rivage blanc et carré sans me retourner

Je rejoins le premier récif touche des coquillages moelleux m'amuse de son cercle végétal qui empêche mes mains de l'agripper et je renonce à l'escalade faisant le poisson un peu plus loin tête renversée yeux au ras de l'eau piquants et troublés jusqu'à l'aveuglement qui achève une inversion à peine ébauchée où je ne voyais plus les différences de corps

La femme riait encore et cherchait à me rejoindre mais elle était à genoux sur les galets dans vingt centimètres d'eau où l'homme extatique et penché suivait la courbe compliquée de ce corps de femme si proche et tellement impossible

Je le voyais pivoter sur son bassin chercher les limites exactes de l'angle qui lui donnait la femme mains à plat dans le clapotis et parlant de quelque chose qui ne parvenait pas à l'atteindre

Maintenant elle avait envie de jouer de nager jusqu'au poisson impeccable que je jouais pour elle lotus improbable au fil de l'eau qui pouvait être une rivière si ce n'était le sol révélateur d'une autre immensité où je perdais l'équilibre

La peur de la noyade a toujours fini par me faire délirer malgré la perfection de la posture qui me plaçait au ras de l'eau inaccessible tant que l'arc de mon dos s'opposerait au poids de mon corps fleur et poisson à la fois soutenant le vertige de la cécité brûlante qui se jouait de ma terreur de simple marionnette de mon extase imparfaite et peut-être inutile

Enfin elle me toucha s'étonnant de ma contorsion et de l'appui de l'eau sur le nœud vivant que je lui opposais n'osant aller plus loin à l'approche du déséquilibre qu'elle redoutait elle aussi comme la pire des morts

On avait cette peur en commun on savait tout l'un de l'autre à ce sujet

Nous en avions parlé longuement sur la plage assis l'un près de l'autre face à la mer qui nous terrorisait soudain et depuis elle comprenait mieux cette posture compliquée qui était ma seule réponse à l'angoisse mon unique certitude physique face à l'abstraction déroutante de l'eau et de sa profondeur et de son poids surtout l'imaginant irrésistible et lent mais plus efficace que la pourriture

Peur du lieu peur de son absence aussi peur de n'être rien au moment de l'existence peur du cri silencieux ou inaudible incapable d'atteindre les autres à ce moment précis où ils deviennent indispensables non pas à cause de la distance qui est négligeable mais à cause de ce silence approché de ce resserrement inévitable de cette pesée locale et totale à la fois perdant tout ne laissant rien ni même le cri esthétique

Elle n'ose pas me toucher tandis que je flotte peur de déranger l'équation qui n'est au fond de ma part qu'une fanfaronnade extraite de son contexte d'eau et de vent

Elle parle pourtant me dérange me montre sa réalité bouge dans l'eau remue des galets du bout des pieds et je m'allonge doucement dans l'eau retenant ma respiration les yeux exagérément ouverts pour assister à mon retour à la normale

Elle continue de parler devient bavarde abstraite et je m'ennuie soudain

Elle est devenue idée isolée sans lien ni avec l'eau physique ni avec la peur qu'elle m'inspire ni femme ni compagne agitée d'énergies abstraites qui ne rencontrent rien au niveau de mon désordre monumental et je tente de nager vers le rivage qui est devenu noir

Saïda est debout les pieds à peine dans l'eau ronde et potelée dans une serviette aux couleurs criardes et elle secoue la main sans rien dire de la différence de température qui l'empêche de nous rejoindre

J'abandonne la Française au bord du rocher où elle s'installe finalement silencieuse et paralysée écoutant le clapotis sec et inquiet qui visite les anfractuosités

Saïda tente d'entrer dans l'eau mouillant ses cuisses tendues jusqu'à la serviette et elle dit qu'elle n'y arrivera pas qu'à cette heure de la journée elle n'arrive jamais à entrer dans l'eau du moins pas entièrement

Elle a envie de nager jusqu'au rocher mais rien à faire elle retourne sur le sable ajustant la serviette à sa taille et elle entre dans l'ombre du parasol où elle s'assoit chassant un insecte noir du bout du pied

Est-ce que je peux l'approcher ? Elle pose le livre ouvert sur ses jambes croisées regarde la femme sur la roche me disant quelque chose à propos d'elle et de cette femme mais je suis occupé à m'installer dans l'ombre vaguement circulaire à la recherche d'une odeur ou d'un contact sans importance de sa peau qui n'a pas toute l'importance qui n'est plus un enjeu qui n'est plus à gagner sur le néant qui est simplement en contact avec la mienne au niveau d'un bras ou d'une cuisse ce qui ne signifie rien ce qui n'a pas le sens que les mains peuvent donner à la même approche dans d'autres conditions de soleil et de proximité ailleurs peut-être ou en rêve

Nos mains sont soigneusement occupées elle à tourner les pages et à tenir le livre oblique et éclairé moi pour jouer avec le même insecte qui s'obstine faisant la preuve d'un inquiétant sens de l'orientation

M'observant du coin de l'œil elle finit par me demander si je vais me montrer aussi cruel qu'un enfant

Je me moque d'abord de son agacement puis son vertige d'enfant me revient j'essaie de capter son regard pour qu'elle m'explique cette cruauté mais elle est revenue à sa lecture sans donner une seule explication à son étrange remarque sur une enfance qui n'est pas la sienne

Puis l'insecte devient inutile

J'enfonce ma main dans le sable où il cherche encore la même direction et je ne me sens ni cruel ni enfantin quand je l'écrase doucement

Je ne sais pas si Saïda m'a observé

Probablement

Mais elle ne dit rien de nouveau à propos de la cruauté des enfants ni de la mienne qui y ressemble et je flatte sa cuisse immobile en disant adieu à l'insecte mourant qui agite ses pattes sans désespoir

Quoi ! un homme nu dans l'ombre de ma femme ! — Saïda a frémi en regardant le corps incontrôlable de son mari qui s'enfonce dans le sable en plein soleil à la limite de l'ombre ce qui lui permet de caresser le pied de sa femme mais j'ai continué de toucher Saïda à l'épaule je crois et elle n'avait plus l'air agacé ou bien elle se montrait patiente avec moi avec l'opinion qu'elle avait de ma proximité

Mon ami marocain continuait tout seul la conversation à laquelle l'écrivain américain venait de mettre fin à cause d'une soudaine lassitude qui avait étonné son interlocuteur

Avait-on remarqué la maigreur de ses bras ? demandait le Marocain

Cet homme est une brute physiquement je veux dire ou il a un corps d'athlète si on préfère

Et ses bras semblent ne pas lui appartenir

Ce sont des greffons je crois

Cette maigreur me dégoûte un peu pas toi ? — Saïda n'avait pas envie de parler des bras de l'écrivain américain

C'est ce qu'elle dit

Il pouvait parler d'autre chose et même changer de conversation puisqu'il était avec elle

Pourquoi fallait-il toujours qu'il continue avec elle les conversations qu'il avait commencées avec d'autres ? Question à laquelle avoua-t-il il ne savait quoi répondre

Il se demandait même si elle exprimait la vérité de leur rapport en la posant comme ça sur une plage devant un témoin nu qui la désirait peut-être

J'eus un frisson qui me sépara de Saïda de sa peau veux-je dire

Mon ami riait

Il ne prenait pas ma nudité au sérieux

Elle était disait-il trop exagérée

On n'y comprenait plus rien au bout d'un moment

Il ne fallait pas la prendre au sérieux

C'était dommage pour moi pour mon bien-être pour l'idée surtout que je pouvais avoir de moi mais tant pis dit-il il faut en prendre son parti

J'étais un artiste de cirque voilà tout

Idée claire non pas comme un mensonge mais plutôt comme l'erreur qui me donnait le pouvoir sur les mots

Parce que c'était par erreur qu'on applaudissait ce que j'avais écrit par erreur

Tout était une question d'erreur c'était le sujet de ma raison de troubler le silence et même le repos

Ce n'était pas une plaisanterie

Il savait ce qu'il disait et continuerait de ne pas hésiter à promouvoir ma poésie qu'il trouvait supérieure à la sienne

J'étais l'enfant d'un certain nombre d'erreurs qui avaient sur ma poésie le pouvoir récalcitrant des commandements de Dieu

Le parallèle était inévitable à cause de ma désobéissance

Mais je n'avais rien de diabolique

J'étais simplement un homme cruel

Saïda me regarda en souriant et je pensai à l'insecte

Je repensai en vitesse à un tas de choses qui étaient les insectes de mon existence

Préfères-tu que je parle de toi ? — demanda mon ami à sa femme de nouveau immobile

Savait-il parler d'autre chose ? Elle ne s'en était pas aperçue

Qu'il parlât donc ! Je les quittai pour aller m'asseoir en tailleur au bord de l'eau à quelque distance de son clapotis de sable et de coquillages

C'était agréable tout ce soleil et toute cette terre de sable et de mer et cette vague d'amitié qui déferlait sur mon effondrement mental

Je ne me sentais pas seul

Il importait peu que je sois compris

Tout ce qu'il fallait faire c'était ne pas cesser de mesurer la distance qui me séparait de moi la mesurer et la mesurer encore ne pas s'approcher mais surtout ne pas s'éloigner rester là à attendre comprenant ou pas silencieux ou bavard peu importait que vous fussiez à ma portée je savais simplement que j'avais besoin de vous et pas seulement de votre présence j'avais besoin de votre différence elle était l'élément valable de ma démesure le point de repère de mon étonnement la place spéciale que vous occupiez pour assister un jour à mon écroulement mes amis

Je commençais à pleurer un peu quand le Français est arrivé dans l'eau rampant sur le ventre comme l'animal indéfini qu'il voulait imiter

Il riait en montrant du menton sa femme seule et blanche sur le rocher qui avait l'air d'une ombre

Il se demandait ce que diable elle pouvait fabriquer à faire la sirène sur un sale rocher où poussaient des algues dégoûtantes et des coquillages agressifs

Elle avait l'air de s'ennuyer non ? Il fallait toujours qu'elle fasse la gueule à un moment où à un autre

Est-ce qu'il n'était pas libéral avec elle-même très large d'esprit compte tenu des maladies et de la malchance ? Mais il était dévoré par le besoin inexplicable de la posséder

Il pouvait l'aimer de toutes ses forces et lui en donner les preuves indubitables mais il n'y avait rien à faire pour empêcher ce besoin de possession de foutre en l'air les fondements mêmes de la vie

Ils n'étaient même pas foutus de faire un enfant et ils n'en parlaient jamais

Peut-être en voulait-elle un ? Un enfant qui le déposséderait et qu'il remercierait toute la vie pour ce simple service d'homme à homme parce que ce ne pouvait être qu'un homme il n'envisageait pas l'idée atroce de se mettre à vouloir posséder deux femmes

Quel enfer ! Il faudrait en parler au retour des vacances

L'eugénisme a fait de tels progrès

Il frémissait

Il aurait tellement voulu que je le comprenne

Le soleil le rendait bavard

Est-ce que je n'avais pas moi aussi le besoin de posséder ? Posséder c'est à la fin ne posséder que l'enfer

Est-ce qu'il pouvait la rendre responsable de sa propre fatalité ? Bien sûr qu'elle n'y était pour rien

Elle était interchangeable avec n'importe quelle autre femme

Seulement c'était celle-là qu'il avait choisie allez donc savoir pourquoi ? Confidences d'été au hasard de la mer

Elle était en train de se noyer dans la boue

Elle n'avait jamais pensé à la boue

Il fallait que je lui en parle

Elle n'aimerait pas cette idée

J'exercerai ma cruauté pour mieux servir Saïda

Je nourrirai ma cruauté dans la même peur et je tromperai une femme estimable sur le sens de mon enfance ou de ce qu'il en reste épaves

Hein ? dit le Français cherchant l'approbation pourtant toute trouvée

La sonorité de sa question m'étonne un moment

Le son IN m'est tellement étranger

Je n'arriverais pas à le prononcer si on me le demandait

Je le répète entre deux pensées fugitives sans rapport avec la plage où je me raisonne

Puis je glisse encore dans le décor laissant le Français sur son cul et tourné vers l'objet qui n'en est pas un malgré ce qu'il veut pour lui

John n'a pas quitté le promontoire presque humide où il s'est allongé nonchalamment appuyé sur un coude regardant la même Française mais sans y penser simplement parce que c'est un corps de femme nue sur un rocher où elle ne surprend personne meuble non pas indispensable mais utile à croire qu'elle le fait exprès

Est-ce qu'elle le faisait exprès ? Qu'est-ce que je croyais à ce sujet ? Il m'avait vu l'observer et c'est justement ce qui lui avait signalé sa présence sur le rocher

Il ne l'avait pas reconnue tout de suite

D'abord il l'avait trouvée quelconque seulement nue puis le rocher lui avait donné toute l'importance et puis il avait deviné mon regard et l'idée de suivre le fil de ma pensée lui avait plu

Ce n'était pas une question de plaisir

Est-ce qu'on avait encore échangé de sales impressions au sujet de la noyade ? N'y avait-il pas autre chose pour élever le niveau de notre conversation homme-femme ? Avions-nous parlé du Français qui était assis dans l'eau ne pensant qu'à nous regarder ne perdant pas une miette du spectacle que je donnais avec elle

Elle est montée sur le rocher comme une sauterelle sur un brin d'herbe pas plus difficile pour elle que de poser sa jambe sur une table étonnée qui pouvait en admirer la musculature soignée

Il l'avait vu faire ce genre de chose un soir à l'hôtel

La pauvre servante était encore nue après un effeuillage qui n'avait convaincu personne et Pablo furieux avait fait éteindre les projecteurs et un touriste avait allumé son briquet juste à ce moment-là et tout le monde avait ri oubliant la servante nue qui ne pouvait pas se rhabiller et qui restait là désespérée et indécise cherchant du regard le peu d'habits qu'elle avait jetés en l'air comme des balles exactement comme Pablo lui avait dit de le faire

Ce n'était pas difficile il suffisait de vouloir être nue accepter l'idée d'être regardée lui avait dit Pablo comme si elle était caressée ce qui pouvait passer pour une certaine forme d'amour

Elle avait bien compris cela l'amour la nudité et la façon de mettre en relation l'amour et la nudité et d'être payée pour cela

Mais maintenant elle était nue dans l'ombre et l'amie française était en train de se dévouer pour détourner l'attention de sa nudité désastreuse et du manque d'amour dont elle avait fait la preuve

Comme Pablo n'arrivait plus à rallumer les projecteurs tous ceux qui avaient un briquet l'avaient allumé pour amuser l'amusante simulation de la Française qui se jouait de l'amour et de la nudité comme une femme d'expérience peut le faire

Elle avait posé sa jambe nue sur la table voisine de celle de l'écrivain américain entre deux vieillards qui se tenaient le ventre en riant et le vieillard avait voulu embrasser la jambe et comme il se baissait avançant une bouche retrouvée pour la circonstance la vieille lui avait donné une tape sonore sur la nuque et avait dit quelque chose d'amusant dans une langue ou dans une autre

John lui avait souri et elle lui avait rendu son sourire et elle était retournée à sa table avec la même facilité qu'elle avait escaladé le rocher tout à l'heure tandis que je la quittai pour rejoindre Saïda image du suicide tranquille selon lui

C'était réconfortant cette idée de suicide dans la monumentale Saïda

C'était exigeant aussi

Cela changeait la nature des mots

Envisagée sous l'angle du suicide la conversation prenait une autre tournure elle avait un autre sens elle ne laissait pas la même trace

Je promis d'y penser

J'aurais tout le temps d'y penser pendant qu'il toucherait le cœur de l'Afrique si elle avait un cœur cette Afrique qui changeait tout qui prenait la place de tout

Cela me remet en mémoire une histoire que me racontait ma mère pendant un autre voyage il y a longtemps j'en parlerai plus tard

Je n'ai aucun souvenir de cette aventure dont je suis pourtant le héros

C'est peut-être un mensonge

Vérité ou mensonge c'est une réalité qui au moment où ma mère me l'a raconté a traversé mon cerveau d'enfant pour me faire rêver

Ma mère et moi me racontait-elle (mais je ne me souviens plus ni de ses mots ni du jeu qu'elle jouait pour me le raconter) nous étions en Afrique elle pour ses affaires moi parce que j'étais son fils

C'était un terrible pays peuplé de gens mal intentionnés qui n'hésitaient pas à tuer les gens d'un avis contraire au leur

En conséquence il convenait de se tenir tranquille de ne pas bouger de la maison en son absence de ne jamais mettre le nez dehors pour voir ce qui s'y passait ce qui était une saine curiosité elle le comprenait très bien mais pouvait devenir terriblement dangereux pour moi à cause de la mort pour elle à cause de la solitude qui est encore bien plus terrible

J'en tremblais d'avance parce que je me sentais pervers et je savais que malgré mes prières toutes sincères cela arriverait un jour et je n'aurais pas à en souffrir la laissant seule et douloureuse dans une solitude à côté de quoi la mort est une douceur

Je tremblais savamment

Et pourtant rien ne m'autorisait à me venger d'elle

Bien sûr je n'avais pas de père et elle était obligée d'exercer un métier qui plus tard me ferait honte

J'étais un pauvre enfant savant mais pauvre

Condamné à la honte ou à la mort

Avais-je le choix ? Je sentais bien que la mort continuait malgré la peur qu'elle m'inspirait à être préférable à la honte un sentiment dont je ne savais rien si ce n'est qu'on en souffre et que la mort justement nous en libère

Je choisis de mourir

Il n'y avait pas à balancer entre sa future souffrance qu'elle appelait solitude et la mienne dont je ne voulais pas et qui s'appellerait la honte

En son absence je me jetai dans la rue en pleine nuit en plein désert ayant accepté la nécessité de ma mort

Mais la rue était déserte comme je l'ai dit et la nuit profonde à peine éclairée par des réverbères qui me rappelaient la solitude maintenant inévitable de ma pauvre mère

Je ne me suicidais pas par goût

Si j'avais eu une autre solution à proposer à mon angoisse je n'aurais pas hésité longtemps

Je marchais lentement péniblement longeant des rues au hasard de l'inspiration qui ne me guidait pas

Elle allait de toute façon mourir avec moi et ça n'avait plus d'importance

D'ailleurs j'emportais tout dans la mort

Tout ce que je laissais c'est la solitude de ma mère qui comparée à la honte d'être son fils n'était plus rien qui compte

Donc je ne laissais rien je commençais à le comprendre quand le hasard a mis sur mon chemin la bonne qui faisait le ménage et la cuisine chez nous une vieille mauresque laide et rabougrie qui me pinçait les oreilles par amour

Quel étonnement de me trouver là à cette heure de la nuit et de mettre fin à mon savant calcul de me ramener au logis maternel de me condamner à la honte qui devenait ainsi encore plus terrible puisque j'avais fui devant elle ce qui ne manquerait pas de la rendre encore plus impitoyable le moment venu ! Et si je n'avais pas rencontré la bonne ? Si j'étais tombé sur un coupeur de gorge un donneur de mort qui ne demande rien en retour sinon de la chair fraîche et à l'occasion quelques bijoux ? Et bien je serais bel et bien mort et je ne pleurerais pas

Telle fut ma réponse

Plus tard je me suis demandé ce qui serait advenu de moi si j'étais tombé sur quelque voleur d'enfants qui m'aurait vendu à une famille où j'aurais cultivé le bonheur d'être africain

Je serais devenu africain

Je parlerais africain

Je me comporterais comme un africain arabe ou noir que sais-je ? Nous sommes assis en rond autour du panier de victuailles que le vieux Tonio qu'on appelle Bocanada par dérision à cause de son mutisme et de son goût des voyages qui lui a fait faire quatre fois le tour du monde

Un sacré voyageur Bocanada ! Il rit avec les autres en entendant ma petite histoire et tout le monde se met à parler légèrement de l'Afrique

Un peu trop légèrement

Même John en a parlé légèrement et il rit comme une dinde des plaisanteries légères de mon ami marocain qui se venge

Avec le vin le jambon les saucisses Bocanada a amené des fruits des pastèques de la limonade et des amandes pour la faim

Cela nous rend peu à peu inconsistants futiles légers comme le sens de notre conversation on ne croit plus à la complexité des choses et des êtres on recherche la sieste la tête légère l'esprit au bord de l'oisiveté mais pas tout à fait il reste encore des choses à expliquer des comportements à justifier on ne se débarrassera pas de notre poids terrestre pas simplement en buvant du vin

Les femmes sont devenues rieuses par conformité avec l'image qui les rendait agréable aux yeux des hommes tandis que l'homme s'empêtre dans le son de sa voix ne la reconnaît plus se demande ce qu'il dit n'arrive pas à donner à la femme ce qui n'est plus qu'un bruissement d'ailes un ralentissement irrésistible ne trouvant pas la force ni l'intelligence du lieu

Moi comme les autres

Puisque je parle d'un souvenir et non pas de la réalité je peux me permettre d'oublier des mots sans risquer de changer le sens que l'écriture m'impose

Je revois sans difficulté les plongées intermittentes de la tristesse au fond du visage de l'un ou de l'autre qui s'épatait un moment d'avoir un visage à offrir aux autres comme ça en pleine conversation avec eux sur des sujets tellement futiles et avec un manque de profondeur tel que le cœur qui continue d'exister ne pouvait pas ne pas baver de dégoût sur tant de raisons de sortir de l'existence sans consentement

La tristesse marquait surtout le regard un court moment juste avant de lever le coude ou d'enfourner quelque chose de violemment écœurant non pas chassant ainsi la tristesse indésirable mais ayant attendu qu'elle cesse d'exister au moins de cette manière

C'était toujours les yeux qui la vomissaient d'un coup et il n'y avait plus de sentiment possible à l'égard de personne ni même une pensée contraire les yeux d'un coup traversés par l'inutilité du bavardage même comme approche sommaire de la tranquillité

Pablo fut le premier à se détacher du groupe

Il bâilla tout en s'étirant et tâta d'un doigt expert le vinyle d'un siège qui avait bien mérité de l'ombre

Il s'y installa bruyamment prenant le temps de trouver la place convenant à chacun de ses membres puis il renversa la tête sur sa nuque ouvrit encore la bouche pour bailler et à partir de ce moment il donna l'impression de dormir bel et bien

C'était sa manière à lui de chasser les nuages

Il n'avait jamais agi autrement

En tout cas il se révoltait bien contre le temps qui passe et son idée qu'il n'avait partagée avec personne ni exprimée à aucun prix fut jugée assez sage pour que chacun se mit en quête d'un coin pour dormir

Par un mauvais calcul nous avions ce matin sous-estimé la quantité d'ombre nécessaire à chacun pour satisfaire à la sieste

Pablo monopolisait à lui seul un parasol tout entier et personne n'osa lui demander de se pousser un peu pour faire de la place

Saïda et mon ami marocain s'étaient enfermés dans le leur l'ayant entouré de serviettes mais ils y étaient déjà quand John et moi avions fait l'opération de calculer l'ombre totale

Il offrit ses deux mains aux deux femmes et s'en alla se coucher avec elles sous le dernier parasol qu'ils allèrent planter en riant tout près de l'eau

Le Français ricana un peu en me considérant d'un œil goguenard de la tête aux pieds puis renonça à partager une ombre avec moi

Je me retrouvais seul au milieu des restes du repas tandis que Bocanada assis en tailleur entre deux roseaux sur lesquels il avait tendu sa veste contemplait d'un regard équivoque ma nudité de chat blessé à mort

Je montai aussitôt vers les eucalyptus où l'ombre ne manquait pas traînant derrière moi le matelas gonflable sur lequel je comptais m'endormir comme les autres

Le vin commençait à me monter à la tête et quand j'arrivai en haut de la falaise je bandais comme un dieu misérable et fatigué

Ici commence le premier ralentissement de cette histoire à ne pas confondre avec un vertige ou une nausée dont le passage est purement intérieur sans relation avec cet extérieur qui d'un coup s'est ralenti sans que j'y puisse rien je ne sais même pas si j'ai voulu quelque chose

J'ai mis des heures pour pivoter sur mes pieds dans le sable brûlant et pendant des heures et des heures j'ai regardé la crique la plage et la mer peut-être le ciel et le soleil voyant les disques blancs des parasols un deux trois pendant des heures encore attendant qu'il se passe quelque chose ne comprenant pas qu'il ne se passe rien ni même au niveau de l'ombre n'ayant pas encore compris que j'étais l'épicentre d'un ralentissement involontaire animé par une énergie d'horloge que par contre je comprenais à cause de la régularité qu'elle me donnait comme repère de ma propre situation spatiale

Des heures ont passé et c'est quand j'ai commencé à m'habituer à cette situation toute nouvelle pour moi que heures après heures j'ai vu Pablo sortir de l'ombre lourd à cause du ralentissement que je lui inspirais et je comprenais mieux la nécessité d'un ralentissement dans une pareille situation

Il est enfin sorti complètement de l'ombre et je montrai des signes d'impatience

Il lui a fallu des heures pour se tourner vers les falaises car il s'était réveillé face à la mer croyant sans doute m'y trouver nu et à mon aise

Il a donc pris le temps de regarder la mer pour constater que je ne m'y baignais pas et c'est autant de temps qu'il a fallu ajouter à mon impatience de statue presque immobile

Il a regardé longuement la tache lumineuse dans l'ombre des eucalyptus et à lui aussi le temps a dû sembler long et inutile se demandant si j'étais cet éclat de lumière ou s'il ferait mieux de chercher ailleurs sur les rochers ou même sous les deux autres parasols

Pour qu'il n'y ait pas de tromperie de ma part ou intention dilatoire j'ai levé mon bras pour faire signe et il s'est mis en route vers les falaises luttant contre la lenteur qui n'était pas la sienne les heures s'ajoutant aux heures et rien ne bougeant que ce que je pensais avoir mis en mouvement

J'ai reculé dans l'ombre des eucalyptus et j'ai essayé de calculer le temps qu'il lui faudrait pour m'atteindre et me dire ce qu'il avait à me dire

Parce que c'était ça que j'étais en train de ralentir ce qu'il avait à me dire

Je voulais l'entendre et il n'y avait rien au monde que je voulusse entendre d'un bout à l'autre

Mais ce n'était pas de ma part une manière de me mentir à moi-même

Les choses n'étaient pas changées par le ralentissement que je leur imposais

Je n'avais même pas l'intention de les changer

Je n'avais peut-être aucune excuse pour expliquer ma décision de ralentir ce qui se jetait sur moi de déchirant et de définitif

Chaque mot m'atteignit en plein cœur et j'augmentai le ralentissement j'allai au bout de moi-même et je trouvai la force de m'accepter dans ce rôle peu favorable il est vrai à l'expression de ma grandeur d'âme

Mais cette grandeur n'avait rien à faire dans notre conversation

Pablo s'interrompit après la première phrase et je dus supporter malgré moi les heures de silence et de sourire dont il me fit souffrir profitant de mon ralentissement m'en retournant les effets en se moquant de ma soi-disant supériorité ! Et il ne voulait pas enchaîner les phrases

Les silences avaient beaucoup plus de poids que les mots et cela rendait ma situation intenable

Il était devenu haïssable je pouvais me permettre de le penser même si je n'adhérais pas encore à ce mot comme un insecte effroyable à la veine qui le nourrit

Mais pour le moment je ne me nourrissais d'aucun sentiment

Je perdais le contrôle du ralentissement le premier que je manœuvrais et je me promettais peut-être de ne plus recommencer ce qui n'était pas tout à fait regretter d'avoir entrepris cette folie

C'était une folie et j'en pâtissais d'horreur et de stupéfaction

Nous avions tellement ri de l'Afrique

Nous l'avions tellement allégée

Elle était devenue tellement creuse même dans la bouche des spécialistes

Et puis le sommeil nous était arrivé et Pablo s'était montré extrêmement ombrageux

Je le croyais triste à cause de John qui avait l'intention de finir sa vie en Afrique et qui ne voulait pas l'emmener

C'était deux bonnes raisons d'être triste et ombrageux

J'aurais donné un coup de pied au temps pour que ce soit les bonnes raisons

Mais John parlait beaucoup et donnait peu

L'Afrique l'avait fait rêver le temps de faire de jolies phrases de blesser quelques cœurs et de revenir à de meilleurs sentiments

Il retournait donc à New York et il emmenait Pablo

Il n'y avait pas de place pour moi dans ses bagages

Fin du ralentissement

Maintenant je pouvais le haïr

Et je ne m'en privai pas

Je le lui dis

Pouvait-il faire autrement que de hausser les épaules ? Me dire que je faisais preuve de jalousie ce qui n'était pas dans mon style ? Qu'ai-je à faire du style ? Y a-t-il une meilleure manière d'emprisonner l'esprit ? La jalousie mon style ! Non ce n'était pas la jalousie ou alors la jalousie n'était qu'un mobile ce qui n'a rien à voir avec la question du style

Je me taisais

Je ne pouvais plus rien ralentir d'ailleurs il n'y avait plus rien à ralentir

J'étais taxé de jalousie là où je n'avais fait preuve que de déception

Pouvait-il comprendre ma déception ? Non il ne pouvait pas croire que je fusse seulement déçu

Il regrettait d'avoir détruit mon nid d'amour et il me souhaitait bonne chance avec la servante

C'était une manière ironique de me dire que j'étais mauvais joueur

Mais à quel jeu a-t-on joué ? Je n'aurais jamais accepté de jouer avec les sentiments

Ça aussi ce n'était pas dans mon style

Je me mis à pleurer

New York ! New York ! New York et moi ! Moi et la vie ! Et il me jette comme un cloporte indécent dans le panier (excusez le mot) de cette cochonne de servante qui ne veut pas accepter qu'elle a plus de corps que d'esprit

Mais je ne me laisserai pas jeter

Prête-moi ton maillot

Je m'en vais seul

Je ne peux tout de même pas me promener tout nu

Je trouverai une voiture

Je rentrerai demain ou jamais

Le mieux est que je ne rentre jamais

Fais envoyer mes affaires chez Marco

Oui Marco c'est un ancien petit ami d'amour et il se fiche pas mal de ce qui m'arrive parce qu'il est encore sous le coup de l'émotion


Chant XI

Passage des Tristes

 

Je m'abandonnai dans un bouge de la rue des Tristes

Il y a une rue des Tristes ou un passage des Tristes dans toutes les villes de la côte une rue qui mène au port et qui s'arrête sur un quai ou un paseo

Pour celui qui se demande qui sont ces Tristes auxquels la communauté fait l'honneur d'une rue qu'il me suffise de dire qu'on appelait ainsi les bagnards qu'on amenait enchaînés les uns aux autres sur le port où on les destinait à la marchandise

Assis à la terrasse d'un des bougnats qui proposaient leurs putes et leurs drogues au passant toujours quelque peu altéré je n'attendais rien je buvais de la bière et je ne parlais à personne ni même à ceux qui me posaient des questions dans l'espoir de me ramener au monde des vivants

J'étais triste et mort triste comme un bagnard et mort comme un poisson

Il fallait bien que je m'enfonce sans courir après les filles toutefois ni tenter les garçons qui m'avaient déjà jugé

J'étais maître de mon silence n'espérant qu'un piètre isolement à défaut de la solitude que je ne pouvais pas espérer dans ces lieux

Ça sentait la sardine grillée et la pisse d'ivrogne et je pensais à eux comme à des bêtes sous surveillance

Ils avaient travaillé toute la sainte journée exactement comme des bêtes ponctuelles et intransigeantes et maintenant ils se vidaient et ils se remplissaient jouant le jeu infâme et dégradant de la digestion sans rien oublier toutefois de leur propension à être des artistes malgré tout chantant juste ou accompagnant à la perfection

Seules les femmes dansaient mal

C'était toutes des femmes d'un certain âge et leur cambrure était une parodie les cuisses dégoûtaient j'avais l'impression que je ne pouvais pas supporter l'odeur de leurs seins

Les jeunes s'il y en avait quelques-uns deux ou trois pas plus étaient des hommes plus proches de l'enfance qui leur tournait le dos que de ce que la vie se chargeait de leur administrer

Ils se tenaient debout contre un mur manipulant des cigarettes ou un couteau dont la lame ne menaçait personne en particulier

Ils n'étaient que de simples observateurs en apprentissage

Ils pouvaient seulement se demander pourquoi je m'isolais de cette façon et pour éviter que la fin de la nuit ne sombre dans la tragédie je leur ai fait signe de venir partager avec moi la bouteille de bière qui était le seul moyen de pactiser avec eux

Ils déposèrent toutes leurs richesses sur la table paquets de cigarettes un briquet à mèche un jeu de cartes et un morceau de cordage dur et sec qui pouvait être une matraque

On a échangé nos noms nos villages nos travaux nos connaissances communes de lointaines parentés et puis je les ai fait boire jusqu'à ce que l'un d'eux se mette à parler de son pucelage ce qui a fait crever de rire notre voisin de table un petit homme rabougri qui sentait les pieds et qui ne buvait que du vin accompagné de pois chiches grillés

Le puceau était en train de s'énerver et il parlait des femmes en termes grossiers et avec une arrogance qui le désappointait un peu chaque fois qu'un éclair de lucidité lui traversait l'esprit

Le petit homme approcha sa chaise et la posa juste derrière la chaise d'un des jeunes

Il s'assit tranquillement le verre dans une main et des pois chiches dans l'autre

Tout en buvant et mâchant il nous raconta que de toute sa vie il n'avait jamais baisé qu'une femme et que ça l'avait tellement dégoûté que du coup il s'était intéressé aux petites filles

Il en avait baisé trois et tout ce qu'il avait gagné ç'avait été huit ans de prison et une fracture de la colonne vertébrale le jour où il avait tenté de s'évader

C'est en prison qu'il était devenu maricón

Il prononçait ce mot avec une délectation tranquille nous regardant rire un peu de son apparence qui ne pouvait pas être le lieu de l'amour

Est-ce qu'on voulait voir sa bite ? Il la montrait pour deux cents pesetas et personne ne regrettait jamais la dépense affirma-t-il en approchant encore la chaise

Les jeunes n'avaient pas un sou sur eux et comme ils se trémoussaient comme des filles se donnant des coups de coude que je pris pour une approbation unanime je posais deux pièces de cent pesetas sur la table ce qui augmenta le fou rire des puceaux

Le vieux se pencha alors sur son ventre écarta les jambes pour libérer la braguette et il en sortit une longue tige de chair rouge et noire dont la démesure nous empêcha de respirer l'odeur sans doute infernale

La bite s'allongea encore et le vieux s'appliqua par une pression à la base de l'engin à nous montrer la santé de ses veines dont il disait que ce ne serait pas elles qui le tueraient

Il expliqua alors qu'il éprouvait un intense plaisir à montrer cette rare beauté qui avait été aussi celle de son grand-père maternel lequel était mort assassiné à cause d'elle d'ailleurs

Il l'avait lui-même offert à une seule femme et elle avait eu si peur qu'elle s'était enfuie toute nue dans la nuit pour retourner chez sa mère

Malheureusement en cours de route elle avait rencontré des bons à rien qui l'avaient rendue folle et on avait été obligé de l'enfermer dans un asile qui ne recevait que des femmes et des vieillards

Mais le plus grave n'était pas qu'elle eut à terminer ses jours dans un pareil endroit qui est une offense à la dignité humaine

Elle ne se souvenait plus des bons à rien qui lui avaient fait son affaire et allait même jusqu'à dire qu'ils n'avaient jamais existé que dans l'esprit des gens mal intentionnés qui lui voulaient du mal

La véritable raison de sa folie c'était cette bite sans rapport avec l'amour cette bite qu'il voulait lui fourrer avec son prétendu amour et au tribunal où ses parents avaient sans doute déposé tous leurs bijoux et d'autres garanties qui vous rapprochent de la justice il n'avait été question que de ça et tout le monde s'attendait à ce que le juge lui ordonne de la montrer et qu'on en fasse même un moulage pour l'édification des jeunes filles

Quelle honte ç'avait été ! Et depuis il n'avait plus touché de femmes

Il y avait eu bien sûr les trois fillettes un moment d'inconscience et de malheur

À la première il avait demandé une caresse et comme il s'y attendait elle se montra étonnée mais satisfaite d'avoir enfin vu et touché ce qui paraissait être la préoccupation principale des femmes

Elle caressa sans conviction et il s'énerva

C'est elle qui le dénonça ou sa mère après qu'il eut demandé à une deuxième fillette de la mettre dans sa bouche et de la caresser de cette manière

Elle ne parvint qu'à l'exciter un peu plus et il la gifla durement

Enfin une troisième accepta d'ouvrir ses cuisses et il la blessa paraît-il

En tout cas ça lui avait coûté huit ans de liberté et il n'était pas prêt de recommencer d'autant que là-bas entre quatre murs il avait appris à aimer les hommes et il avait fini par se vendre très cher sur la place

Si l'un d'entre nous voulait être baisé par lui c'était cinq cents pesetas de plus

Il faisait ça très bien

On n’était jamais déçu

Mais bien sûr il comprenait très bien qu'on préférât les femmes et dans ce cas il était fier d'avoir montré sa différence à des hommes qui étaient plus faits pour l'amour des femmes

Tant mieux pour nous si c'était ce qu'on avait dans la tête dit-il et il me demanda si je regrettais les deux cents pesetas moi qui ne disait rien et qui paraissait en savoir plus que les autres

Qu'est-ce que je pouvais espérer d'un pareil endroit ? Des personnages à la hauteur de mon imagination ? Des histoires microcosmiques pour mes vieux jours ? Des aventures pour dimensionner l'humanité dans sa fable éternelle ? Je ne répondis pas au vieux et il empocha les deux cents pesetas en se levant

Il quitta la terrasse en boitant et il s'enfonça dans la nuit triste et pensif

Son verre inachevé était resté sur la table et il nous inspira le dégoût

Je pensais me souvenir de l'odeur du vieux et pouvoir en parler mais je ne me rappelais rien à son sujet et je n'osais pas toucher le verre qui portait la trace de ses doigts

Le puceau s'était un peu calmé abasourdi par ce qu'il venait de voir et qu'il n'oublierait jamais

Il se sentait au fond peut-être un peu infirme

Il jouait du bout du doigt avec le canif noir qui tournait sur la table et je pensais soudain au revolver que j'avais dans la poche

Quelle idée stupide de se promener avec une arme dans un endroit pareil où l'on a plus de chance qu'ailleurs d'être questionné sur la présence interdite

Qu'est-ce qui m'avait pris de me croire autorisé de le subtiliser à la panoplie de Pablo qui faisait l'admiration des amateurs du genre ? Je lui souriais déjà avec cet air équivoque qui n'est que l'alternative du désespoir

J'ai enfoncé le plat métal dans mon pantalon à peine frémissant et je n'ai donné aucune explication à ma soudaine sortie

C'était il y deux ou trois heures à l'hôtel empruntant sans permission l'énorme Buick de John qui était trop ivre pour m'en empêcher me parlant de la boîte à vitesses et de la direction s'empêtrant dans des recommandations techniques auxquelles je ne compris pas un traître mot

Je descendis toute la pente en roue libre et eut un mal fou à arrêter ce tas de ferraille au croisement avec la nationale

J'ai bien cru que j'allais me tuer

Que penserait-on alors du revolver trouvé dans mon slip ? Des choses improbables et de toute façon sans importance

Ma mémoire n'est pas faite pour durer

C'est avec ce sentiment à la fois tendre et aigu que j'ai garé la voiture dans la rue des Tristes faisant chanter les pneus contre le trottoir juste en face de la terrasse où je comptais m'abandonner

Qu'est-ce que j'allais gagner sur la vie en agissant de cette manière ? Un peu de temps un peu de l'inutilité du temps auquel me faisait penser sans arrêt la présence toujours froide du revolver

Et maintenant j'étais assis avec trois puceaux qui se désespéraient en se demandant ce qui allait leur arriver de bon et d'inoubliable cette nuit

Qu'est-ce qui pouvait leur arriver sinon l'attente et la bestialité ? Moi j'avais fini d'attendre ce qui me différenciait

Et je n'étais plus une bête ce qui m'éloignait d'eux

J'étais un homme-femme triste et étranger au remue-ménage quotidien que personne n'avait réussi à m'imposer comme ligne de conduite

Je ne redoutais donc pas ma tristesse

Elle me portait sûrement vers la fin de mon voyage

Il n'y avait aucune hésitation de ma part je me souviens de cette assurance qui était la mienne au moment de composer avec le crime

Je me trompe un peu

Crime est une notion morale

Meurtre c'est événementiel et par conséquent sans intérêt

Assassinat c'est devenu tellement littéraire il y a belle lurette d'ailleurs

Je ne trouvais même pas le mot exact pour exprimer le sens de ce que j'allais à la fois commettre ce qui est immoral perpétrer ce qui est un fait et signer de ma main ou quelque chose d'approchant

Il n'y avait peut-être pas de mot pour m'imbriquer tout entier dans le vocabulaire

Ou il n'y en avait plus à force de justice d'histoire et de littérature

Et qu'est-ce que j'étais donc moi ce corps perclus d'existence et de langage critique et soumis cependant sur le point de tuer l'amitié et ce qu'elle avait brisé à tout jamais pour que je cesse d'exister il n'y avait pas d'autre mot

Pablo m'avait tué

Je lui devais une réponse

Indéfendable

Inexprimable

Est-ce que j'étais certain de vouloir ce que je voulais ? Je l'ai déjà dit je volais comme un oiseau je n'avais aucune raison de ne pas croire à mes raisons

Seule la difficulté d'expression me tenaillait

Mais qu'est-ce que je dirais à des juges et aux curieux et aux amateurs de belles lettres qui ont aussi le droit à l'existence ? Si au moins il y avait une femme pour m'expliquer ce que je suis en train de faire ? Mais laquelle supporterait sans broncher ma terrible question qui n'a rien à voir ni avec l'honneur ni avec la psychologie ? Saïda était un corps la servante un sexe et je ne me connaissais pas d'autres maîtresses

J'étais seul avec le néant ce qui n'arrive en principe qu'une fois dans la vie

Et je n'avais pas le temps de penser seulement au néant qui est la pire des abstractions qui n'a pas la saveur éternelle de l'infini qui n'est au fond que le meilleur moyen de se rendre triste et indélicat à l'égard de ceux qui vous aiment sans raison précise

J'acceptais de sortir de l'humanité les pieds devant et sans concert mais il n'était pas question pour moi de gâcher bêtement ce que j'y avais cultivé pour mon bien

Je pourrai toujours cracher à la figure d'un juge tourner le dos aux racontars et même casser la gueule au critique incompréhensif mais tout le reste devait demeurer intact même après ma mort y compris mon amitié inaltérable pour Pablo

Voilà ce que j'étais en train de penser quand la fanfare est arrivée pour nous jouer l'hymne national ou quelque chose qui y ressemblait parce que personne n'a salué même du bout des doigts

Et puis le tambour s'est mis à creuser le bruit trouvant la cadence qui mettait tout le monde d'accord et au bout de quelques minutes il a pris la place des cerveaux dont les corps fatigués s'assemblaient en tapant des pieds et des mains cherchant l'évidence des signaux érotiques que la nuit tempérait

Chaque coup porté sur le tambour nous faisait pénétrer un peu plus dans la lumière artificielle joignant les mains au moment du vertige central touchant l'autre qui avait l'air parfaitement semblable mais ne rencontrant pas de regards rétiniens sentant à quel point l'artifice est le meilleur moyen d'exister pour les autres regards géométriques dans l'espace qui se limitait à peu de choses terrasses encore humides caniveaux jonchés de papiers divers murs noirs où apparaissaient des corps rieurs et penchés ciel éclairé par l'électricité multicolore jambes luisantes pas toujours belles de noirs habits crevés de chair à fleur de peau des bouches des bouches sombres qui pouvaient être ouvertes et ces yeux sans histoires qui étaient le seul moyen de repérage espace bien carré dans le cercle du bruit et de la fureur maligne qui n'était autre que l'espèce de paralysie contre quoi il fallait lutter avec l'aide du tambour

Les plus expérimentés étaient déjà réduits à l'état de loque et la musique sombrait dans l'élasticité de leurs mouvements le tambour fragmentant cette élasticité de rêveur peau devenue charnelle du rire qui était l'exaltation du moi jusqu'au cri qui finissait toujours par figer le tournoiement centripète de la pensée maintenant absorbé par la foule

Dans ce labyrinthe de corps j'ai rencontré un moment Ernesto qui avait été danseur nu dans une revue à la manque qui avait parcouru l'Amérique latine pendant plus de vingt ans

Maintenant il était déguisé en vieille femme barbue et chimérique et il offrait à la foule excitée ses deux énormes seins de guimauve dont les tétons avaient déjà été mangés

Son compagnon qui avait l'air d'une femme et qui en était peut-être une agitait une peau pleine de vin dont les tétons dressés dégoulinaient sur des visages sombres qui devaient être sans doute la seule question à poser à Dieu

Ernesto me fit signe qu'il en avait marre et je compris qu'il était en train de gagner sa vie

Comme il la gagnait mal ce qui lui était arrivé toute la vie il y avait des chances pour que la mort l'emporte un jour dans un de ces déguisements qui étaient une blessure infligée à son âme de tendre poète

C'était tout ce qu'il redoutait maintenant ça et la faim et ce qu'elle suppose de crasse et de solitude

Ses seins étaient déchiquetés par la foule qui s'en prenait aussi à ses fesses mais c'était bel et bien les fesses d'Ernesto douces et rebondies et douloureuses à force de claques et de pincements

Il poussait des petits cris chaque fois que ça lui arrivait mais il ne se retournait pas il gonflait la poitrine et la guimauve était livrée à la populace excitée et rieuse qui y plantait des doigts gourmands jouant le jeu facile qui lui était proposé et soucieuse de ne pas l'oublier

Puis Ernesto m'a embrassé sur la bouche ce qui a provoqué un frémissement incontrôlable autour de nos corps et comme la foule en demandait encore il m'a enfoncé la tête dans la guimauve qui avait un goût de moisi et qui m'a suffoqué pendant un moment

Sentant sa main puissante sur ma nuque secouant la tête pour échapper à son étreinte de pieuvre sucrée qui sentait la sueur et le vin

Son ventre artificiel m'oppressait ses cuisses m'enfermaient dans leur gouffre et je m'appuyais de toutes mes forces sur ses hanches mêlant mes mains à sa chair de danseur qui frémissait encore

Et puis j'ai montré mon visage hilare et maculé à la foule qui faisait mine de le lécher de loin tirant des langues blanches ou noires langues malades artificielles incomplètes léchant l'apparence trompeuse de ma photographie m'approchant toujours mais approximatives

Le compagnon d'Ernesto fit jaillir le vin des tétons dressés comme des bites sur la peau tendue qui gargouillait comme un mort

Les bouches lécheuses s'approchèrent encore putrides infâmes gazouillant sans pudeur et Ernesto s'arrachait des morceaux de seins qu'il leur fourrait dans la bouche et le vin giclait dessus barbouillant les visages crasseux jusqu'aux yeux les bouches se tordant dans une douleur comique qui était le début de la force de la digestion et certains montraient leur cul noir et nu pour aller jusqu'au bout de la farce ou bien s'agissait-il de la prendre à contre-pied par dérision et surtout pour exprimer la cruauté inspirée par l'humanité magique qui recommence ses fêtes sans jamais en épuiser le fond

Je riais comme les autres sale humide et bruyant

J'avais besoin de leur ressembler et je ne pouvais me satisfaire d'une imitation qui ne serait que la parodie de leur crasse mentale

J'avais les mêmes racines et il me suffisait de crever l'outre de la mémoire à coups de couteau comme ça c'est toujours fait chaque fois qu'un homme s'est senti éloigné des siens non pas rejeté par eux mais extrait de leur amalgame incompréhensible et douloureux et livré comme un animal à l'abondance d'autres terres où il crève de n'être pas chez lui

Il suffisait de prononcer les noms ceux des personnes et des lieux sans oublier le nom des évènements marquants de l'histoire partagée dont chaque morceau même isolé pour faire ripaille avait un nom pour interdire l'oubli et faire figure de prière confraternelle

Mon ami marocain surgi de l'amalgame comme un phlegmon étonné avait à comprendre les mêmes choses mais dans le sens religieux qui était celui qu'il voulait donner à toute chose condamnée à l'existence vivante morte ou minérale

Il s'amena sur moi d'un coup gras et purulent pour coller sa bouche à mon oreille

Je compris qu'il avait quelque chose d'urgent à me dire

Sa main se colla sur mon ventre puis elle se mit à bouger dans tous les sens comme si elle cherchait quelque chose

Elle toucha enfin le revolver

Bon dieu ! dit-il

Cachez-le mieux que ça ! — Ma chemise s'était ouverte et en effet le revolver montrait sa douce crosse de nacre dont la blancheur avait dû attirer plus d'un regard

Il m'aida à enfoncer la chemise dans le pantalon et je quittai Ernesto qui haussa les épaules en me jetant un regard de dépit

Mon ami marocain m'entraînait hors de la foule

Nous atteignîmes une ombre discrète

Donnez-le-moi ! — dit-il

Je ne sais pas pourquoi je lui ai donné le revolver sans discuter

Peut-être parce que je me sentais démasqué

Je n'ai même pas hésité et il l'a enfoncé dans sa chemise souriant en remontant le bord du pantalon

Il ne me demanda pas ce que je comptais en faire et il ne me vint pas à l'esprit de devancer cette question qui paraissait inévitable

Nous revînmes près du cercle tremblant de la foule et contournant le délire spectaculaire qu'elle nous proposait nous prîmes place sur une terrasse à une table où s'amoncelaient dans le désordre les verres les cure-dents les serviettes souillées les mégots et les noyaux d'olives

Mon ami fit une grimace dégoûtée

Il ne supportait pas la saleté humaine cet abandon tragique de l'existence sur une table prise au hasard cette nausée étalée à la vue de tout le monde et une femme puante crut mettre fin à cet exposé en poussant avec une éponge épouvantable cette crasse qui se répandit sans bruit à nos pieds

Comme elle nous demandait ce qu'on voulait s'jeter mon ami commanda de la bière et elle se mit aussitôt à nous débiter la liste des tapas qui devaient mettre fin à notre écœurement mais par récurrence

Elle finit par poser sur la table deux verres moussus qui se répandaient sans vergogne et une assiette mal léchée où pataugeait un poulpe d'une noirceur redoutable

Il était piqué de deux cure-dents et ainsi il avait l'air d'un simulacre de taureau de combat

Elle ne nous quitta pas sans préciser en nous le montrant de sa vieille main agitée de spasmes qu'elle connaissait deux filles douces comme des oiseaux et mordantes comme des chiennes qui s'ennuyaient comme des poissons dans un bocal

Mon ami marocain éclata de rire et il la chassa

Plus loin les filles nous souriaient toutes dents dehors spectaculaires par leur côté éphémère et dérisoire à cause de leur beauté outragée qui était aussi une marque de mépris et de condescendance

Mais nous plongeâmes le nez dans nos verres débordants hésitant toutefois à se taper le poulpe calciné qui sentait à peine l'ail et la ciboulette

Je m'étonnai d'un coup de l'absence de Saïda et mon ami m'expliqua qu'il l'avait vexée à cause d'une broutille à laquelle elle s'était mise soudain à accorder une importance sans rapport avec les faits

Est-ce que je regrettais son absence ? Non c'était agréable de s'attabler avec un ami un frère de plume

La fête l'agaçait un peu à cause de l'exagération

Il voulait dire qu'on pouvait se divertir sans se livrer à cette irritante exagération de nos penchants

On peut danser sans lever la jambe trop haut

Lever la jambe est une invite grossière

Il préférait le compliqué de l'entrechat et du pas de deux ou tout se passe au niveau des pieds et de la géométrie sans défaut dont ils marquent le sol à jamais

Je n'osais pas lui parler d'autre chose parce que je respectais la religiosité délicate qu'il insinuait dans mes pores et je me mis à décrire dans le détail le seul ballet que j'avais vu de ma vie ballet dont il me rappela un peu énervé et le nom et l'auteur

J'en étais à l'acte deux quand son visage fut soudain l'objet d'une paralysie qui le rendit moite et blanc comme la mort

Je me retournai pour voir moi aussi l'objet de son étonnement dangereux et ne fus pas le moins du monde surpris de rencontrer la plantureuse Saïda assise sur un bidon crasseux et faisant la causette à la servante au grand cœur qui pour la circonstance s'était presque déshabillée

Je regardai à nouveau mon ami qui était passé dans mon dos de la stupéfaction à la colère

Il marmonnait d'inévitables reproches se mordait les lèvres pour empêcher les mots de les atteindre et évitait de me regarder au cas où je chercherais à me renseigner sur l'impromptu

Je revis encore Saïda qui s'esclaffait belle et monstrueuse sur le bidon montrant la cuisse au passant exactement comme une pute tandis que la servante ébauchait des danses ou des rites locaux

Je ne pus empêcher mon ami de se lever avec fracas renversant nos deux bières sur le poulpe immangeable

Les deux putes s'interrogeaient en silence fumant des cigarettes à la menthe qui m'attirèrent comme un papillon

Je vis encore Saïda répondre vertement à son époux frissonnant et puis ils nous laissèrent là abrutis et rêveurs longeant le trottoir jusqu'au dernier réverbère qui éclaire leur secret

L'Occident est son dernier refuge — m'avait confié mon ami quelques minutes plus tôt


Chant XII

Caminos y caminantes

 

Le chemin du sida était le suivant : Saïda son mari Cecilia John

Mais je ne pouvais pas le savoir

Plus tard en parfait dilettante et soucieux de donner à mon récit un maximum de réalité j'entreprendrai de mettre à jour le premiers pas de Saïda sur ce chemin fatal et j'irai fouiller comme une taupe dans son passé de femme adultère

Mais ce n'est pas encore le moment de se livrer à cette mascarade de sentiments qui détruisent le peu d'amour dont ma propre vie ne voulait peut-être pas pour des raisons inavouables

Il faudra pourtant les écrire en forme d'aveu

J'en crèverai de honte de rage de jalousie d'impuissance à redire les choses chaque fois de la même manière parce que quelque chose se sera brisé au fond de moi et que je ne pourrai plus dire la vérité sans en souffrir comme un malade véritable

Mais pour l'instant j'ai encore la force de respecter pour être compris la chronologie impeccable des faits

Reprenons où j'en étais Passage des Tristes

Mon ami marocain vient de me quitter

Il m'a subtilisé le revolver avec lequel je comptais tuer Pablo

Je suis assis à la terrasse d'un café

Un peu plus loin on s'amuse on chante on tape sur des tambours on mouline le présent avec un peu d'argent à dépenser et rien à dire sur aucun sujet un peu élévateur de l'esprit on crie pour être regardé on montre les signaux de sa sexualité on s'offre à l'égoïsme qu'on peut partager pour être entier le lendemain n'a plus l'importance qu'il avait avant que ça commence

Comment pourrais-je dominer l'écœurement que m'inspire cette populace de misérables et de planqués qui se côtoient encore parce qu'ils font partie de la même production sociale ? Comment pourrais-je deviner un autre milieu que celui d'où je viens amer mélange qui m'empoisonne lentement mangeant le pêcheur le ramasseur de tomates l'électricien l'employé de banque le flic hébété le touriste étranger le clochard et ses cloches le clerc de notaire le bon à rien l'homme à tout faire la femme sans joie le gosse qui lève le nez en l'air le miasme des gorges la puanteur des entrejambes les lois les votes les routes qui mènent à la capitale les fêtes nationales les religieuses les païennes les familiales les plages les capotes dans le sable les traces du gibier humain l'écume qui les efface le crabe qui marche dedans la mouette qui cherche sa compagnie l'odeur de la sardine le papier journal du poissonnier les riches qui passent les anciens et les nouveaux les habitués et ceux qui ne savent encore rien de la loi qui frappe les riches pour donner aux pauvres qui savent peu de choses de ce que la loi leur enlève pour que le riche s'enrichisse sur son dos les jugements de la justice les jugements populaires les jugements du père ceux de la compagne qui en a marre de ne pas devenir…

Misère plus grande encore si l'on considère qu'au fond personne n'en profite tout le monde se fait des illusions et tout se vend à bas prix pour que l'illusion soit entière et bien sûr elle ne l'est pas l'imposture est peut-être totale…

non on ne peut jamais croire à son efficacité dans le sens de la plus parfaite entropie…

mais comment peut-on croire que l'humanité est sur le chemin de l'amélioration de sa condition même au prix de disparitions et de métamorphoses qui changent le reste du monde où plus rien n'est aussi naturel que le regard amoureux de votre propre chien ? — Ça alors ! — fait la plus jolie des deux putes une petite brune aux cheveux courts qui se ronge les ongles d'une main et ne touche pas à ceux de l'autre main qui est celle dont elle fait un usage professionnel de l'accompagnement typique de sa conversation jusqu'à la caresse sexuelle en passant par le geste de défense qui est un avertissement

La vieille qui est la patronne du bas si j'en juge par le regard qu'elle jette sans arrêt sur les meubles et dans les miroirs me tend un vieux chapeau de cuir crasseux et me montre l'intérieur d'un doigt presque autoritaire

Combien tu mets ? — Qu'est-ce que je peux mettre pour m'envoyer en l'air avec ses deux filles au moins toute la nuit ? — Tu veux les deux ? — Elle ne veut pas me décourager mais ensemble elles ne valent rien elles se jalousent elles s'imaginent que c'est ça l'amour alors il faut que je comprenne qu'elle n'est pas d'accord

La petite brune a l'air de me plaire

Elle s'appelle Lidia

C'est une bonne fille qu'on peut enculer si on en a envie pour le même prix

Est-ce que je veux me la sauter avec sa permission de mère et de bonne patronne ? J'insiste : je les veux toutes les deux

J'aime bien aussi l'autre fille

Elle a l'air intelligent

La vieille éclate de rire d'un coup montrant ses dents gâtées et l'avachissement incontrôlable de sa gorge

Tu ne connais pas les femmes ! — Elle s'appelle Elisa et ne connaît pas trop le métier

Faut pas trop lui demander

Elle en veut à tout le monde

Elle dit que ça ne durera pas que c'est comme une espèce de purgatoire mais qu'elle n'ira pas en enfer parce qu'elle ne fait rien pour y aller ce qui n'est pas le cas de sa sœur Lidia qui est une véritable pute technicienne dans l'âme et avare par méthode

Alors dit la vieille laquelle tu choisis ? — Je les veux toutes les deux dis-je et la vieille se frappe les cuisses en poussant un hurlement qui fait sourire les filles

J'aime bien être jalouse dit Lidia surtout d'Elisa

Ça l'excite ! — Elisa lui donne un coup de coude en riant et elle ouvre sa bouche pour dire une grossièreté

Mets-en encore dit la vieille en secouant le chapeau

Il en manque

J'en mets

Je mets ce qu'il faut

Je n'ai pas l'intention de me faire avoir

Ça va dit la vieille

C'est beaucoup reconnaît-elle

Levez vot'cul vous autres ! — Les deux filles se plantent devant moi en riant une à droite une à gauche

Lidia appuie ses genoux contre ma cuisse

Elisa pose une main sur mon épaule

T'es pas malade au moins ? — fait la vieille en poussant devant elle un type long et courbe qui traîne la savate en reboutonnant sa chemise humide et parfumée

Il me regarde de son air triste et répugnant : — Il a l'air d'une fille — dit-il à la vieille

¡Qué va ! Fille toi-même ! Veille surtout à ce qu'il cause aucun chagrin à tes sœurs ! — Pour ce qui est de veiller le type paraît avoir l'intention de le faire avec sérieux : il me montre son couteau qu'il a planté dans son pantalon sous la chemise

C'est Celesto dit la vieille

Il vous encombrera pas

Celesto donne un petit coup de menton vers la Buick

Pas possible qu'elle soit à toi — dit-il

Qu'est-ce que vous voulez répondre à ce genre de type qui aurait pu être flic s'il n'avait pas commis l'imprudence de montrer la petite lueur d'intelligence qui éclaire son regard quand quelque chose lui paraît désirable ? La société est pleine de ce genre de parasites prêts à tout pour tout essayer au moins une fois dans la vie histoire d'en savoir plus que les autres sur tous les sujets sensibles en matière de plaisir et de réussite

Il avait de l'idée Celesto

L'état n'en avait pas voulu comme flic à cause de cette idée qui est une manière de désobéir avant même que l'ordre n'émane de l'autorité qui a aussi son idée sur les questions d'ordre public

Celesto est un voyou à peu près sans morale et le reste de sa philosophie est tout entier contenu dans l'action où la notion de liberté est toujours provisoire compte tenu de l'opinion jamais aboutie qu'il a des uns et des autres

Toute la nuit ! — s'exclame-t-il en regardant d'un air cloche la vieille qui est peut-être sa mère ou sa maîtresse ou tout simplement sa patronne d'un jour

C'est ça dit la vieille

T'excite pas trop bonhomme ! — Il ne l'a pas entendue

Il est déjà au volant de la Buick

La vieille s'esclaffe

Il fait chauffeur aussi

Pour le même prix ! ¡Qué bobo ! — Enfin puisqu'elle lui fait confiance plus qu'à moi

Elisa et Lidia ont ouvert les portières arrière de la voiture chacune d'un côté commençant l'interminable conversation dans laquelle il va falloir que je me glisse pour me donner du plaisir

De quoi peuvent-elles parler à cette heure de la nuit ? Celesto demande la clé de contact

Va te faire foutre espèce de chauffeur à la noix

Toi derrière et elles devant

Moi au volant

J'aime pas les riches — dit-il en s'installant sur la vaste banquette arrière

Elisa a voulu s'asseoir près de la vitre — au cas que j'vomisse — prévient-elle

Lidia me regarde de ses yeux experts qui me déconstruisent avec patience et minutie

Y a la radio ! — De la radio il ne reste que la façade chromée pleine de boutons rouges et d'aiguilles jaunes

Merde et tant pis — fait Celesto

On ne lui a pas demandé son avis mais il trouve absurde de la laisser en panne

À quoi ça sert les apparences ? dit-il en allumant sa pipe qui se met à pétiller comme un feu de bois

Il s'en étonne et souffle dessus

Qu'est-ce que je pense de sa chemise ? Elle est chouette

Je ne l'ai pas regardée mais je suis sûr qu'elle est chouette dis-je en manœuvrant la Buick entre les touristes tous vêtus de blanc et coiffés de casquettes de base-ball

T'as l'air d'une fille dit Celesto en m'envoyant une bouffée de sa fumée viciée par l'air de ses poumons — Et toi t'as l'air d'un con ! — fait Lidia qui le regarde de son air grave et supérieur dans le rétroviseur

J'aurai l'air moins con s'il te cherche des histoires — susurre Celesto qui souffle dans la pipe

Son visage s'éclaire de rouge à la lueur du brasier de sa pipe

Lidia hausse les épaules

Lidia et moi on se connaît depuis longtemps

Je ne lui ai jamais cherché des histoires

Et je ne lui ai jamais rien demandé non plus pas même de faire la fête comme ce soir

Elle est un peu surprise que je me mette tout d'un coup à penser à elle et désolée d'avoir à me le faire payer

Mais enfin on va s'amuser

On va tâcher de ne pas oublier ce que la vie a de bon quand on y met du sien

J'ai décidé d'être superficiel

D'ailleurs quelle profondeur est à la mesure de mon besoin de profondeur ? On roule

La Buick fait un bruit de camion

Dommage pour la radio ! — se plaint Celesto qui a ouvert un livre et allumé la veilleuse

C'est de la poésie

Bonne s'il est capable d'en juger dit-il en ricanant

Est-ce que c'est vraiment ton frère ? — demandai-je à Lidia

Elle hausse les épaules

Qu'est-ce qu'on peut savoir les uns des autres ? Pas même ça

Il y a L'État civil et ce qu'on raconte

Et dans ce qu'on raconte il y a la vérité et puis ce que la jalousie ou l'avarice peuvent inspirer à la rumeur publique qui n'est jamais un tout mais toujours l'opinion de quelqu'un en particulier le plus fort si c'est encore la loi

Qu'est-ce que je crois moi ? demande-t-elle en réponse à ma stupide question

Je crois que tu es une pute une sacrée pute qui n'en veut qu'à mon argent à tout l'argent qu'il est possible d'avoir et au plaisir qu'on peut se payer au lieu de le calculer parce qu'on est pauvre

Je ne lui dis pas cela

Je lui dis que je pourrais croire n'importe quoi pourvu que ça ait l'air vrai

C'que tu peux être triste ! — dit-elle agacée par le bruit des pages qui tournent derrière nous sur les genoux de Celesto qui sirote le goudron de sa pipe par petites lampées de coups de langue et de fond de gorge

Ça a l'air intéressant sa poésie — dit Lidia en donnant un coup de coude dans le sein d'Elisa qui grimace que oui

À quoi pense-t-elle Elisa dont le beau prénom me ramène à la réalité de tous les jours que Lidia s'entend bien à éluder pour gagner son argent ? Elle n'a pas envie de dépenser dit-elle

Je chantonnais dans ma tête — dit-elle encore en riant un peu surprise de l'avouer de révéler comme ça d'un coup le vide qui lui donne le vertige

Elle ouvre la vitre en parlant de la possibilité et elle s'en excuse encore de vomissement et de crise de nerfs

On aurait mieux fait de pas l'amener grince Lidia en se repomponnant le nez et les yeux dans le rétroviseur

On fait ce que dit le monsieur — claironne Celesto

Tu parles d'un monsieur — Et on roule cherchant le lieu de l'ivresse nécessaire à l'expansion du plaisir un lieu plein de bruits et de fureurs électriques avec une certaine quantité de corps humains se délayant sur le même rythme devinant l'obsession la touchant presque mais reculant toujours le moment d'y prendre plaisir avec plus de force et de durée que n'importe qui d'autre

Les néons et les lasers nous invitent à l'éclairage sous des palmiers ou des toits de cannes qui sirotent

Faudrait peut-être s'arrêter non ? — dit Lidia pour exprimer son impatience

Elle a envie de jouer

De rencontrer

De critiquer

De prendre

De rêver

C'est une salope — dit Celesto en refermant le livre qui tombe sur le plancher

Il met le pied dessus

C'est bien Lorenzo c'est bien bien bien ce que tu écris pour gagner ta vie

Mais ça ne te donne pas le droit de te croire supérieur aux autres

L'ai-je jamais pensé ? Et puis qu'en ferais-je de cette supériorité qui est peut-être la mienne ? Comment a-t-il trouvé ce livre ? Il ne l'a pas acheté

Il n'achète jamais rien

Il faut tout lui donner

Même les chemises

On a un ami commun

Celui dont la femme me paralyse au point qu'on peut se demander si je suis un homme ou un animal

Est-ce que les femmes ont ce pouvoir de paralyser les animaux de passage ? — Pas toutes ! — s'exclame Elisa en rougissant

C'est toujours merveilleux de voir une pute rougir

Mais ce n'est peut-être pas une pute

Elle fait ce qu'on lui dit

Est-ce qu'elle a les moyens de faire autrement ? — Oh ! ferme ça ! — dit Lidia en martyrisant encore le sein d'Elisa qui n'ose pas crier et qui serre les dents ce qui lui donne l'air de vouloir se venger

Il a publié dans un livre les cochonneries que Lorenzo raconte aux touristes dans son hôtel minable — explique Celesto en se croisant les jambes comme un ministre qui craint le pire

J'y ai mis toute mon âme — dis-je en essayant de plaisanter

C'est pas grand-chose mais ce n'est pas ce qui compte dit Celesto qui rallume sa pipe

C'est bien

Bien bien bien — Il s'y connaît le Celesto en matière de poésie

Il a passé deux ans à traîner sa savate à Madrid où on lui a dit qu'il savait comme personne faire le commentaire de ce que les autres écrivent

Il s'est fait des ennemis

On le prend pour un con

Mais qu'est-ce qu'il fout donc dans cette sacrée famille dont le père se retourne dans sa tombe toutes les nuits que Dieu fait à cause de ces deux putes qui ne gagnent même pas d'argent mais ce qui s'appelle gagner de l'argent pas traîner son cul pour avoir de quoi vivre comme n'importe qui

On peut toujours espérer — dit Lidia qui fait toujours l'amour avec une petite croix au bout d'une chaîne qui ne gêne personne — même que ça en inspire quelques-uns — Je roule vite maintenant et le visage d'Elisa est devenu tout blanc

Il va me faire dégueuler ce con ! — glougloute-t-elle en penchant sa tête dans l'air frais qui ne la ravive pas

Il va nous tuer oui ! — dit Celesto

Mourir de ça ou d'autre chose

De quoi tu voudrais mourir toi Lorenzo ? — demande Lidia

Elle extrait ma bite d'une main experte

On va se casser la gueule ! — dit Celesto

On pourrait s'arrêter, non ? suggère Elisa en jetant un coup d'œil sur ma queue que rien n'éclaire sauf le regard amusé de Lidia qui me demande à qui je dois cet héritage à mon père ou à ma mère ? Je lui parle du vieux qui m'avait fait payer deux cent pesetas la vision d'une queue encore plus impressionnante

C'est Ascencio ! — dit Elisa en déglutissant

Elle connaît Ascencio qui ne connaît pas Ascencio ? — Et qui ne connaît pas Lorenzo ? lance Celesto fier de sa trouvaille

On devrait les mettre à baiser ensemble dans un corral

Ça attirerait du monde

Je vais en parler à la vieille

Faudrait que je sois d'accord — On te demande pas ton avis — et il éclate de rire en me tapotant le crâne avec le plat du livre

Les filles rient aussi

Elles aiment bien Celesto

Il a été à Madrid

Il lit et il écrit

Seulement il ne sait pas compter

Il dépense sans compter

Alors il faut tout compter à sa place

Et il se fait prêter des choses quand il ne se les fait pas donner

Il vole rarement

Il n'aime pas voler

Voler n'est pas gagner

Il préfère escroquer mais il escroque mal

Pour escroquer il faut savoir compter

Avec lui on tourne toujours en rond et puis on ne sait plus ce qu'il faut faire pour qu'il cesse d'être inutile

Mais Lidia aime bien parler de lui

Elle ne veut pas savoir s'il est son frère ou n'importe quel cagneux gagné aux courses

S'il dit que j'ai écrit des conneries c'est que c'est vrai

Et s'il dit que c'est bien on ne peut pas dire le contraire et je devrais lui sourire un peu pour lui montrer que sa critique me rend heureux

Je lui souris

Mal à cause de la bite que Lidia caresse doucement me demandant de ralentir parce qu'elle s'est déjà cassé la gueule de cette manière

Tiens regarde mes dents ! — dit-elle en me les montrant

Les deux incisives supérieures sont cassées net à la base

On voit encore un peu d'ivoire

Elle ne peut plus sourire sinon elle a l'air d'avoir perdu ses dents de lait et on se fout de son manque de chance

Elisa a le hoquet — signe que ça ne va pas tarder — prévient-elle et je lève le pied la Buick entre dans l'ombre de la roche qui surplombe la route et s'arrête dans un bruit de ressac

Déjà ! — fait Lidia

Presque

Qu'est-ce que je fais avec ces deux putes et ce critique à la noix ? Rien

Je ne fais rien

Je traîne

Je m'utilise pour rien

Je participe à l'inutile qui est la loi

J'ai payé

J'ai donné tout ce que j'avais

Même le revolver qui devait tuer Pablo

J'ai même donné la mort de Pablo à un mari jaloux qui va peut-être s'en servir si c'est son idée

Quel mal fera-t-il à sa femme ? Il n'y pensera même pas

Il tuera d'abord

Ensuite il cherchera à se faire pardonner

Il a tellement besoin de sa caresse de sa complicité

Aimer une femme à ce point ! J'arrête la main de Lidia

Celesto s'est caché dans l'ombre

Elisa s'éclaircit la gorge avec toute la discrétion possible

On respecte mon plaisir

C'est Lidia qui le donne

Comme d'habitude

Mais je ne peux pas m'empêcher de penser à Saïda

J'ai l'art de tout mélanger pour ne plus rien comprendre

Je mélange Lidia sa bouche ses cuisses qu'elle me montre et qu'elle veut que je touche

Ma main les parcourt les trouve chaudes touche Elisa qui se crispe mais qui remonte la robe elle-même et qui l'enlève ses seins pointus se balancent entre ses mains ma main les visite remonte jusqu'au visage caresse l'épaule revient à Lidia qui frémit cherchant à se déshabiller mais mon autre main retient sa robe la déchire un peu la portière s'ouvre derrière Celesto entre dans l'ombre il est mangé par le rocher je sais qu'il ne veut rien savoir de ce qui m'arrive ce n'est pas son affaire

Ensuite Lidia recrache dans son mouchoir ce qu'elle ne peut pas avaler — j'ai jamais pu — et elle s'en veut de ne pas me contenter autant que j'aurais voulu et je lui dis que je ne lui en veux pas mais c'est faux je la méprise

Celesto ! — murmure Elisa en se rhabillant

Celesto revient

On ne voit pas son visage

Il souffre

Il monte s'assoit ne dit rien ouvre le livre et allume la veilleuse

Maintenant on pourrait s'amuser — propose Lidia en se mouillant les lèvres d'une langue tremblante

Maintenant quoi ? — dit Elisa qui est heureuse de l'effet que ses seins ont produit sur mon imagination

Je lui en ai dit quelques mots

Elle aime les mots

Elle aime les seins aussi

Elle a toujours aimé les seins ceux des autres filles et elle aime bien savoir ce que je pense des siens elle s'en souviendra chaque fois qu'elle aura le cafard

Petite pute lisse et dure aux seins pointus et au ventre glacé voilà ce qu'elle est

Lidia est brûlante

Elle est allée trop vite

Maintenant elle ne va plus savoir ce qu'elle fait elle ne saura plus danser ni se rappeler que cette nuit elle appartient à un seul homme

Tu m'y feras penser toi Elisa ? dit-elle en bousculant un sein qu'Elisa soulage dans sa main

On va d'abord boire quelque chose chez Camilla dis-je

Oh ! non ! pas Camilla merde ! — s'écrie Celesto

Pourquoi ? On descend sur le port

La Buick attire les regards

Elle envenime le désir

Elle détruit l'espérance

Elle a des reflets qui n'ont rien à voir avec les reflets du miroir qui est un objet populaire

Mais les riches la regardent d'un œil connaisseur

Ils sont en train de boire frais et sec sur le pont de leurs voiliers à une distance respectable de toute lumière jetée sur leur sort mais loin aussi du bruit des conversations qui ne les concernent pas loin des gosses qui se chamaillent des femmes qui s'égosillent comme des oies et de ces pauvres types qui se saoulent en calculant le prix d'une imitation d'une approximation d'un semblant d'une apparence de richesse

J'ai décapoté la grosse Buick et les filles font des sourires à tout le monde aux riches comme aux pauvres et Celesto salue en secouant le livre comme évêque et sa bible

Je suis pour un instant le chauffeur de leur luxe

Camilla explose de joie quand elle me voit

Quelle est la salope qui t'a payé ce bahut ? dit-elle en me mordant les oreilles

Dis-moi son nom que je lui arrache les yeux ! — Elle nous installe au bord de la terrasse au-dessus de l'eau stagnante aux beaux reflets d'huile et de poissons

C'est pas Celesto celui-là ? — fait-elle en le bousculant sur sa chaise comme elle ferait d'un caniche

Celesto bâille en la regardant

Tu me fatigues — dit-il tranquillement

Elle se calme

Ils ont un secret à partager

Celesto a l'air d'un dur

Il n'est mou qu'à l'intérieur

Sinon il est dur comme l'acier en surface et brillant avec un peu de recul

Camilla rit chaque fois que je prononce le mot — dur — et elle s'en va chercher les verres balançant son gros derrière et ses épaules disant qu'elle ne sait rien de la dureté qu'il n'y a rien de dur à sa connaissance que tout est mou comme les tripes de Celesto

Lidia s'ébroue

Elle est quoi c'te bonne femme ? — demande-t-elle à Celesto

Qui peut le savoir ? On est ici du côté des pauvres qui ont de quoi vivre

On n'est pauvre que par comparaison

On ne peut pas s'imaginer le montant de la différence ni la difficulté pour en réunir les fonds

On compte sur la chance sur un bon mariage sur un héritage un coup immobilier un tremblement de terre n'importe quoi peut arriver et faire de vous l'homme ou la femme le plus riche de la région

Au bout du quai juste en face de nous au bout de l'allée de poupes illuminées et de cordages qui zèbrent le ciel noir on aperçoit à peine le flanc du voilier de doña Cecilia

On a éteint les réverbères du bout du quai et le bateau n'est pas éclairé par ses propres lumières

Elle ne vient plus depuis longtemps explique Camilla

Elle ne vient plus depuis que cet Américain ne vient plus lui non plus

Ils doivent aller ailleurs pour faire ça

Est-ce que je ne suis pas au courant moi ? demande Camilla

C'était ton patron non ? Il te demandait quoi comme travail ? En tout cas tu lui obéissais au doigt et à l'œil

Et elle exhausse son index en face de son œil droit

Au doigt et à l'œil le Lorenzo ! — Et elle rit toute seule

Pas vrai Celesto le dur jamais fatigué de ne pas se dégonfler ! — Celesto rougit

Lidia l'interroge du regard

Elisa pouffe comme une jeune fille

Camilla passe une main tendre et chaude dans les cheveux de Celesto qui se laisse faire

Il est pas si mou que ça va le Celesto dit-elle

Il est comme les oursins ! — s'écrie Elisa qui vient de trouver cette idée

Les oursins ça écœure Lidia qui est écœurée par tout ce qui vient de la mer

La mer c'est une grande putréfiée un gigantesque cadavre couché sur la terre

Elle ne voudrait pas mourir dedans

Elle ne se baigne jamais

Elle va sur la plage si on le lui demande

Elle peut faire n'importe quoi pour de l'argent

Mais pas entrer dans l'eau

C'est un cadavre

Quelle idée d'avoir envie de flotter dessus ! dit-elle avec un haut-le-cœur

Ça nous ramène à Cecilia qui ne vient plus

Le voilier ne pourrira pas

Il y a toujours quelqu'un pour s'en occuper des jeunes peu loquaces et même un peu hautains qui fument de la merde et se bronzent la bite et le cul en attendant que le temps leur soit favorable

Ils ont l'air d'attendre que tout aille bien pour eux

On voit qu'ils ont de l'espoir dit Camilla

Ils reviennent toujours et ils montrent leurs bites et leurs culs sans vouloir les montrer

Ils ont besoin de soleil et de liberté

Ça doit leur faire quelque chose d'être obligés de rester à quai non ? demande Camilla

Qu'est-ce que tu montres toi Celesto ? Qu'est-ce que tu as à offrir aux riches qui aiment le corps des pauvres ? — Elisa rit comme une folle qui cherche la crise et Lidia lui pince les poignets pour qu'elle se taise

Elle a l'air vulgaire si vulgaire ! fait-elle et Camilla regarde Elisa et Celesto se penche sur la mousse de sa bière qu'il aspire bruyamment

Je ne suis pas vulgaire ! — dit soudain Elisa qui se rappelle le sens de ce mot le sens qu'il peut prendre quand il lui est destiné

Elle en parle par expérience

Et ça la révolte chaque fois que ça arrive

Pas vulgaire ? dit Lidia

Quoi alors ? — Un peu simple non ? — propose Camilla

Elle ne parle pas de la simplicité qui est le début de la complexité

Elle parle du contraire de la complexité quelque chose de réduit au minimum verbal quelque chose qu'on n'a même plus besoin de nommer

Ça veut dire quoi simple ? — commence Celesto qui a son idée sur le sujet

Ce qui est simple dit Camilla c'est ce que tu ne peux pas comprendre parce que personne n'arrive à te l'expliquer et si jamais quelqu'un prétend y arriver c'est tellement compliqué que ça n'en vaut plus la peine

La petite Elisa elle est simple comme une petite pierre

On ne sait pas de quoi elle est faite et si on nous le disait on serait sacrément étonné vu le peu de connaissance qu'on a de la nature mais ce qui est sûr c'est que c'est une petite pierre

J'ai un bon petit cœur ! — fait Elisa qui n'a rien compris et qui comme chaque fois qu'elle n'a rien compris cambre les reins et pointe sa poitrine d'enfer sur quelque passant qui se demande si c'est pour lui

Elle est bien plus belle que Lidia seulement voilà elle ne sait pas y faire et elle ne saura jamais

Elle n'a pas encore trouvé sa place dans ce monde

Camilla a trouvé la sienne et elle en respire toutes les saveurs avec un certain goût de la luxure qui ne fait pas varier d'un pouce son avarice

Lidia a peut-être trouvé la sienne aussi après tout elle a la tête sur les épaules elle sait ce qu'il faut faire elle a des défauts mais elle sait se les faire pardonner avec elle on oublie ce que le monde demande à la femme pour en épuiser la fatalité

Celesto n'a pas sa place mais il la trouvera quand il saura prendre celle de quelqu'un n'importe qui un quelconque individu laissant sa place vacante au moment même où Celesto songe à se caser

Ce sera un bateau le bar de Camilla ou le cœur d'une femme

Il y a fort à parier que ce ne sera pas un taureau

Celesto n'aime pas les taureaux

Au lieu de les tuer dit-il on ferait mieux de ne pas les élever

Voilà Celesto

Il trouve que tout est compliqué par le goût de la violence qui est un succédané du sexe

Lui ne songe ni à la violence ni au sexe

Il ne rêve que de paresse

Il ne pense pas à son poste de télévision en d'autres termes

D'ailleurs quand il y a une scène de violence ou de cul dit-il il ferme le son et il ne regarde pas non plus la violence ni le sexe mais la mort et l'amour dans un silence qui lui file la pétoche sur le coup

Ensuite il sait bien comment retrouver la tranquillité

Et si quelqu'un fait du mal à ta petite sœur ? — demande Camilla

Celesto passe un doigt explicatif sur sa gorge et tâte le manche du couteau à travers la chemise

Et si c'est à moi qu'on veut faire du mal ? — dit Camilla en lui mordant doucement le lobe de l'oreille

Il sourit

Les filles le regardent en attendant sa réponse

Qu'est-ce qu'il fera si quelqu'un veut voler Camilla ? C'est ce qu'elle veut dire

Elle ne pense pas à autre chose

À quoi pourrait penser Camilla quand elle est si proche de gagner ce qu'elle a toujours rêvé de gagner ? — Regarde-les moi donc fait-elle tous ces foutus riches qui ne sont même pas riches

Bon dieu ! Qu'on nous fasse venir des vrais riches ! Des riches qui dépensent leur argent ! Pas des riches qui entretiennent leurs bateaux avec un plumeau et une brosse et qui sont tout ravis de voir que ça brille quand on frotte

Les vrais riches ont foutu le camp

Comme doña Cecilia ! On ne voit plus son argent depuis qu'elle ne se montre plus

On va devenir très pauvres si ça continue

On ne peut pas continuer comme ça à se taper dans l'œil les uns les autres

Lidia s'est rapprochée de moi faisant glisser sa chaise contre la mienne

Elle a envie de s'amuser

Ce n'est pas parce qu'elle est payée qu'elle n'a pas le droit de s'amuser

On peut laisser tomber Elisa

C'est une bonne à rien

Celesto ira coucher dans le lit de Camilla

Il a l'habitude

On fera des folies toi et moi — On peut bien aller où elle veut comme elle veut

Quelle importance si je ne peux rien changer ou faire exactement le contraire si l'envie me prend de me faire obéir

On pourra même se piquer un peu sur la plage

Ni vu ni connu

Elle aime ça

En fait elle n'aime que ça

Juste de temps en temps quand l'argent des autres lui donne des malaises

Toi et moi ? — Je n'en sais rien

Je regarde Elisa qui repense à ses seins

Pourquoi ses seins ? Elle n'en sait rien

Elle sait ce que je veux cette nuit

Ses seins

Elle a gagné

Elle a vaincu Lidia

Elle m'a eu

Et elle le sait

Lidia se décourage elle est moins proche elle demande une autre bière une grande et elle veut manger sinon elle va être malade

Quelque chose la rend malade ce soir

Elle s'en veut

Bois pas trop — dit Celesto qui bourre sa pipe avec son petit doigt

Je peux manger non ? dit-elle presque avec violence

Je suis pas sûre de tout réussir ce soir

Celesto lui lance un regard de reproche pas méchant simplement réprobateur parce qu'ils sont en train de gagner leur vie et qu'elle va tout foutre en l'air à cause de sa stupide jalousie

Il n'y a pas de risque

Je les aime toutes les deux

Je les veux ensemble

L'une n'a pas de signification sans l'autre

Même Celesto est à sa place

Et Camilla est la bienvenue

Paraît qu'on met tes poèmes dans des livres ? — dit-elle en s'asseyant

Celesto sourit et tapote le livre que lui a donné mon ami marocain

Au fait pourquoi lui a-t-il donné ce livre celui-là et pas un autre ? Non ce n'est la question que je veux lui poser

Je veux savoir quelle relation il entretient avec mon ami marocain qui est le mari de la femme que j'aime le plus au monde

Je les amène quelquefois en voiture chez doña Cecilia dit Celesto

Pas à la ferme

Dans cette énorme maison au bord de la mer où elle fait la fête avec les gens de son espèce

Celesto possède une magnifique calèche qu'il appelle une voiture

Comme à Marrakech dit-il

Ça doit leur rappeler Marrakech quoique je ne me souvienne pas de les avoir jamais entendu parler de Marrakech

Ils se disputent

Mais va savoir ce qu'ils se reprochent

Une maîtresse ? Un amant ? Une mauvaise affaire ? Un désaccord sur un achat communautaire ? Je ne parle pas l'arabe

conclut-il en suçant le bord de son verre où l'écume finit de se réduire

Il ne sait rien de plus

Il ne m'apprend rien que je ne sache déjà

Il est redevenu inutile

Oh ! s'écrie Camilla en voyant ce que fait la main de Lidia

Pas de ça ici ! — Ils sont assis à la terrasse de chez Camilla le nez dans leur verre ou plongés dans une méditation secrète qui les isole du monde

Sans doute voient-ils le corps nu de Lidia qui se trémousse dans la Buick traversée d'ombres de mâts et de réverbères éteints une tache à peine lumineuse peau de Lidia qui fait son travail qui accepte mes caprices sans discuter joli cul bien rond et bien lisse qu'on voit apparaître comme un astre dans le ciel noir de la Buick sous la capote inondée de lumière et coupée d'ombres les ombres des mâts et des réverbères et la lumière presque éteinte qui ne détaille pas le corps extatique de Lidia obéissante et silencieuse attentive calculatrice par expérience déboulant dans mon plaisir une fois encore avec la même patience

Elle veut se rhabiller

Je l'en empêche

Il m'a manqué les seins d'Elisa

Je n'ai pas aimé ceux de Lidia

Je les ai trouvés durs petits

Je n'ai pas aimé leur caresse sur mon visage

Ils m'ont désespéré

Mais je me tais

Elle a un peu sommeil dit-elle

On pourrait aller sur la plage tous les deux

On peut y aller nus sans choquer personne

Il suffit d'ouvrir la portière de la Buick de descendre dans l'ombre du quai de suivre un chemin de ciment gluant d'algues et hérissé de coquillages se tenant la main et retenant le rire qu'elle se force à entretenir sur ses lèvres pour m'être agréable

En fait elle a peur peur de la nuit peur de la proximité de l'eau peur de Celesto qui peut toujours jeter un œil dans la Buick elle a peur de moi aussi de ce que j'attends d'elle mais elle sait tenant la main que je lui donne dans mes reins avec son sac à main dans l'autre main et les outils du voyage du choc mental de la description impensable

On atteint la plage au bout du quai un peu vaseuse à cet endroit

Des barques crevées gisent sur le côté à sec réduites à l'ombre qui les détruit entre le sable gros et perfide qui absorbe leur matière lentement putrescible cadavres d'hommes sans travail mémoire restreinte de la mémoire collective

Angoisse

Puis la vase se détache de nos pieds dans le sable plus fin où pourrissent des roseaux et des feuillages arrachés à la terre qui ne peut rien contre la mer immense et lourde qui creuse son ventre de mère des hommes lourd ressac flux puissant ravageur peu à peu détruisant la terre la réduisant sans cesse à cette bordure qui s'effrite sous nos pieds

Elle a peur

La lumière n'est plus qu'une transparence où elle s'attend à rencontrer ma véritable nature

Je ne lui en veux pas

Elle tremble le sac à main sur sa poitrine marchant à petits pas presque sur la pointe des pieds à un mètre devant moi et je me délecte de sa nudité je lui dis d'avance et la lumière devient de plus en plus transparente il n'y a plus rien entre le ciel et la terre sinon nos nudités notre rien qui ne pèse rien dans cette balance provisoire

Elle s'arrête et se retourne

On se pique ? — Après on marchera non pas le long du rivage mais vers la terre ferme jusqu'à rencontrer un peu de lumière pour nous aveugler

Qu'en pense-t-elle ? Que je suis un peu fou

Il faudra que je lui donne quelque chose pour la came

Elle dit le prix

Je ne vois pas son visage

Je ne veux pas toucher ses seins

Je m'assois

Le sable est presque froid

Elle reste debout et je regarde ses jambes

Les jambes d'un être humain qui crève de peur dans une nuit qui lui veut du mal des jambes sans beauté elles sont utiles on peut les écarter entrer jusqu'à la femme poser sa bouche sur la sienne pour qu'elle se taise

On viendrait si elle criait

Nous ne sommes pas si éloignés du port

On peut voir les lampes sur les ponts et la guirlande rouge et verte de chez Camilla

Pourquoi crier ? Elle rit

Elle ne sait pas elle a envie de crier

Tout le monde crie quand il est excité pourquoi pas elle ? Je l'embrasse

On se couche

Elle me parle doucement dans l'oreille

J'aime sa voix

Je caresse son dos je le mélange un peu au sable qu'elle dérange avec ses jambes qui s'ouvrent

Puis je redeviens soudain la bête que je n'ai pas cessé d'être

Je l'oblige à se taire à ne pas bouger à ne faire aucun bruit

Quelqu'un approche

Je ne le vois pas

J'entends ses pieds traîner dans le sable

Un murmure à peine audible

L'ombre est si épaisse

Nous sommes dans un mur

Plus rien n'existe que l'invisible

Elle passe à un mètre de nous sans nous voir et elle entre de nouveau dans l'ombre où elle disparaît

On ne l'entend plus

Le cœur de Lidia bat la chamade

Elle a envie de rire

Son corps est devenu brûlant

Elle veut parler

Tais-toi ! — J'ai reconnu cette femme

Je ne pouvais pas ne pas la reconnaître

C'est Cecilia

Et je sais où elle va

Mais je ne peux pas bouger

Une atroce paralysie me retient entre les jambes de Lidia qui veut rire

Cecilia

Un maillon de la chaîne

Rien d'autre qu'un moment du sida

Mais ce n'est pas ce qui m'attire vers elle

J'ai déjà fui sa maison

J'ai assisté à sa douleur sans la comprendre

J'ai supporté les sarcasmes de Malcolm et l'amertume de John qui ne prononce plus son nom

Lidia me retient

Elle s'accroche à moi pour m'empêcher de suivre le fantôme

Je revois Gu le sorcier chinois qui fait des merveilles aux dires de tout le monde

Mais peut-on croire ce que les gens racontent à propos de Cecilia ? Peut-on croire l'infinité des témoignages qui l'ont vu renaître dans les mains magiques du sorcier ? — Viens Lorenzo ! — Il faut que je lui parle

C'est doña Cecilia…

On s'en fiche ! Viens

Lidia est devenue froide le sable est froid l'ombre la nuit derrière l'ombre et le morceau de lune qui n'éclaire rien

Tu as entendu ce qu'elle disait ? — Je regarde dans la direction où Cecilia a disparu

Elle va vers le rocher seule et parlant à elle-même comme une hystérique qui fuit la solitude que le destin lui impose pour qu'elle en crève

Cecilia est en train de mourir

C'est la certitude qui s'insinue en moi avec Lidia qui joue le rôle de la femme et la nuit celui du silence

Je me détache de la femme je romps un peu le silence dans le sable noir

Lorenzo ! ne me laisse pas seule ! J'ai peur ! — Moi aussi j'ai peur

Peur d'avoir rencontré Cecilia et d'avoir envie de la chercher dans la nuit simplement pour qu'elle me parle d'elle et de sa maladie puisque je sais tout de sa richesse

Je ne vois plus Lidia

Elle a disparu dans l'ombre

La nudité augmente sa peur

Elle entend le clapotis des vagues sans les voir

Je la devine à genoux dans le sable se mordant les lèvres pour ne pas pleurer

Mais je ne peux plus rien pour elle

Je suis à la recherche de Cecilia

Je m'avance dans cette ombre où je m'attends à la croiser à tout moment

Elle parlait quand elle est passée près de nous

Elle était seule

Maintenant elle approche de cette roche longue et noire au bout de laquelle il y a la maison qu'elle veut voir

Pourquoi cette nuit ? J'avance lentement suivant l'écume qui pétille dans le sable

Je souffre de l'absence de traces mais je sais qu'elle marche vers la maison

Nos traces sont parallèles

Je regarde du côté de la terre je fouille cette ombre du regard pour tenter d'apercevoir son ombre ou le reflet d'un bijou qui trahirait son ombre

Le sable devient froid les galets me blessent les pieds je touche des mollesses qui m'écœurent des aspérités qui me crispent et j'écoute essayant de me souvenir de son murmure et de ses pas dans le sable

La voix de Lidia s'est éteinte

Peut-être me suit-elle ? Où aurait-elle trouvé le courage de s'enfoncer toute nue dans la nuit pour me suivre et me faire confiance ? Je me retourne pour calculer sa présence sur le vague écran du port à peine éclairé et dans la flaque de lumière qui s'étend un peu au-delà du port

Est-ce que la lune va se lever ? Quelle heure est-il ? Lidia a complètement disparu dans son isolement de cris retenus

La roche verticale surgit d'un coup devant moi

Elle paraît lisse elle est noire je ne vois pas le chemin de trous et d'appuis l'ombre nue de Cecilia est encore invisible puis elle gémit s'immobilise et je la vois redescendre lentement le long de ce mur d'ombre qu'elle n'a pas pu franchir

Elle touche le sable se retourne et maintenant elle vient vers moi noire et mouvante

Cecilia ! — Elle s'arrête

J'entends sa robe

Son ombre s'est arrêtée à peine éclairée du côté de la mer

Je m'approche

Le bijou fait un reflet au cœur de l'ombre un reflet immobile et presque blanc puis je reconnais le claquement sec de la culasse

C'est Lorenzo j'étais sur la plage quand vous êtes passée sans nous voir

Je vous ai reconnue tout de suite

Je me lance dans une explication qui fait disparaître le reflet et l'ombre de Cecilia s'éclaire un peu quand elle se tourne du côté de la mer

Avec qui es-tu ? — demande-t-elle d'une voix qui trahit son émotion

Son visage est peut-être à peine visible à ce moment-là

Avec une amie

Je l'ai laissée toute nue sur la plage

Elle doit crever de peur

Elle marche un peu vers la mer et s'arrête au bord de l'eau

Je vais bien dit-elle

Toi aussi tu vas bien non ? Va la rejoindre

Tu dois lui manquer

Je veux voir son visage

Il faut qu'elle le découvre dans l'ombre qu'elle se donne un peu de lumière

Vous voulez voir la maison ? — dis-je

Elle revient vers le rocher et semble le regarder en levant la tête

La maison ? Il y a longtemps qu'elle est détruite

Tu n'as pas oublié la maison toi non plus ? — Qu'est-ce que je pourrais oublier si Cecilia occupe au moins un point de ma mémoire autour duquel gravite l'ensemble de mes souvenirs ? — Je regrette pour la maison

Il n'y a rien à regretter dit Cecilia avec un léger crescendo dans la voix

J'aurais pu te tuer

Tu n'es pas prudent

Tu manques toujours de prudence avec les femmes

Je pourrais te voir nu s'il y avait assez de lumière

Je suis heureuse de te revoir

Ne me regarde pas

Sa voix est devenue tellement aiguë qu'elle est retournée au silence et à l'ombre

La surface de la mer est légèrement argentée et je peux voir la silhouette de Cecilia qui revient les pieds dans l'eau sa robe flottant une main se balance et l'autre tient le foulard sur le visage

Je vois parfaitement les doigts dans le foulard et le revolver dans la main qui se balance son reflet inchangé coupé par les doigts de Cecilia que je veux approcher

Elle s'arrête regarde dans ma direction en disant quelque chose que je ne comprends pas puis elle retourne au pied du rocher

Je la suis

Elle ne dit rien pour m'en empêcher

Elle pose une main sur ma poitrine pour m'arrêter

L'autre main tient le foulard sur son visage ne laissant apparaître que les yeux et le front humide sur lequel les boucles des cheveux sont collées et figées

Le revolver vient de tomber dans le sable

J'ai entendu le choc de l'acier sur un galet qui a produit une courte étincelle

Ne me regarde pas — dit Cecilia et je baisse la tête pour embrasser son bras qu'elle retire aussitôt

Et ne m'embrasse pas

Aucune chaleur ne me vient d'elle

Elle ne me touche plus

J'ai essayé de monter dit-elle

Mais ce n'est pas facile dans le noir

Naguère je serais grimpée là-haut les yeux fermés

Je connaissais tous les appuis

Mais je les ai oubliés

Pourquoi les ai-je oubliés ? Parce que mon cerveau est en train de se détruire lentement

Tu sais pourquoi il se détruit ? Je ne parle pas de la lenteur qui est une calamité

Je veux dire pourquoi il cesse d'être un cerveau pour devenir une lente destruction de ma mémoire ? Je ne peux plus penser à rien ni rien désirer ni répondre à aucune question

Bientôt je ne saurai même plus me poser des questions

Ma mémoire fout le camp

J'ai oublié son visage

J'oublierai son nom

Je ne pourrai même plus penser à ce que j'ai payé pour cette heure triomphale

Est-ce que j'en mourrai ? Il paraît que oui

Je l'espère

Même mon peu de beauté est emporté dans cet écroulement de ma personnalité

Je suis sans défense

Cette vérité me laisse le vertige et me supprime le néant

Je ne suis plus sûre de rien

C'est la vingt-deuxième fois que j'essaie de me faire sauter la cervelle

Je n'y arrive pas

Il faut que j'assiste à ma destruction jusqu'au bout

Voilà à quoi je suis condamnée

À quoi es-tu condamné toi ? Je n'ose même pas toucher ton corps

Ne sens-tu pas le froid que je dispense autour de moi ? Non ce n'est pas vrai

Ce n'est pas encore vrai

J'ai besoin d'être aimée avant que ce soit vrai

Tu veux m'aimer toi ? Mais je ne t'aime pas

Comment va John ? Il est revenu n'est-ce pas ? Il ne pense plus à moi bien sûr

Crois-tu qu'il pense à moi ? Il m'en veut

Il a cette raison de m'en vouloir

Cela me rend presque heureuse vois-tu ? Si ce pouvait être vrai

Non ce serait une espèce de vengeance

C'est indigne du peu de moi qui reste à vivre

À cause de cette mémoire qui fout le camp et qui ennuie tout le monde

Laisse-moi parler

Je ne suis plus une femme mais je suis encore un être humain

Est-ce qu'on peut aimer un être humain qui n'est plus ni homme ni femme ? Non n'est-ce pas ? Ça dépasse l'imagination

Il n'y a que deux façons d'aimer : avec le sexe ou avec la foi

Il n'y en a pas de troisième

Je le saurais

Je divague à cause du peu de consistance

J'ai tellement besoin de cette chair et tellement besoin de croire que tout existe pour la même raison d'exister

Veux-tu ramasser le revolver ? Je peux en avoir besoin un jour

Tout dépend du degré de solitude

Il doit y avoir un degré de solitude au-delà duquel c'est possible

Ce n'est qu'une possibilité mais elle existe

Faut-il patienter encore un peu pour trouver cette force ? Donne-moi le revolver

Il est froid

Et sans doute inutilisable à cause du sable

Je voulais te toucher et je t'ai arrêté

Mais que ferais-tu de mon corps ? Te souviens-tu de mes petits seins ? Moi je me souviens que tu les aimais bien

Tu les regardais en observateur pas en voyeur

J'étais flattée

Aujourd'hui ce sont deux glandes plates et flasques un peu douloureuses je ne sais pourquoi pour être présentes peut-être pour continuer de me reprocher la disparition de mes seins

Que penses-tu de mes yeux ? Ils sont intacts

Étonnant que rien ne les ai encore détruits

J'ai encore quelque chose à charmer

On me laisse des yeux pour cet usage et je m'en sers pour pleurer

C'est moi qui vais les détruire

Il faut bien que je détruise quelque chose

Qu'est-ce que tu détruis toi ? Une petite femme toute nue dans le sable et perdue entre l'ombre et le rivage ? Elle t'appelle n'entends-tu pas ? — La lune s'est levée ou un nuage s'est crevé et elle peut éclairer la nudité tremblante de Lidia qui est tombée à genoux serrant son sac à main sur son ventre

Lorenzo ! — Elle ne peut rien dire d'autre

La lune éclaire mieux encore son beau visage qui paraît plus jeune et plus proche de la peur

On voit ses genoux dans le sable ronds et lumineux on devine ses épaules sa bouche est restée ouverte dans l'attente de ma voix au moins ma voix pour venir jusqu'à elle et la rassurer et redonner un sens à sa nudité de poisson ou de coquillage

Cecilia a pointé le revolver dans sa direction

Je n'ai rien fait pour l'en empêcher

J'étais fasciné par sa main dans le métal lumineux

Je voyais le léger tremblement du canon à cause du reflet impeccable et des inscriptions dans le métal une vis une rayure oblique une tache mate et foncée au-dessus du pouce

J'ai tourné la tête vers Lidia au moment où son corps a été jeté en arrière le sac s'envolant dans l'ombre et décrivant la même courbe dans un rayon plus large et plus lent le corps de Lidia un peu soulevé sur ses jambes repliées retombant en dérangeant un peu les ombres dans le sable

Sa tête a disparu derrière la poitrine les bras sont étendus de chaque côté agités de frissons qui m'obsèdent ses cuisses se sont à peine ouvertes genoux immobiles et gras pliure de la jambe Lidia est cassée comme une poupée au milieu des jouets le sable la lune l'ombre les feux dans le port à peine distincts et l'arme qui claque encore soulevant une gerbe de sable entre les jambes de Lidia

Cecilia a l'air calme

Elle ne me regarde pas

Elle a l'air fasciné par le corps de Lidia et elle s'en approche tirant encore jusqu'à ce que la culasse se bloque

Alors elle se tourne vers moi et me regarde

Elle pleure

Pourquoi a-t-elle tué Lidia ? Elle n'en sait rien

Il faut cacher le corps

Elle sait où

Je dois l'aider

Je pense à Celesto et à Elisa

Je pense à la Buick aux coups de feu à ma nudité inexplicable

Elle tire le corps par les pieds

Il saigne affreusement

La tête est détruite

Il y a un trou dans une cuisse

Le sable paraît noir

Et elle emporte le corps avec elle le traîne vers le rocher laissant sa trace immonde dans le sable

Lorenzo aide-moi ! Mais je ne peux pas

Je me suis déjà mis à courir vers le port pour ameuter la populace

Il faut que tout le monde le sache

Derrière moi la culasse résonne dans l'ombre plusieurs fois

Quand j'arrive sur le port il est désert et presque toutes les lumières sont éteintes

Il n'y a plus personne chez Camilla la terrasse est plongée dans l'ombre

Un peu plus loin la Buick rutile sous le réverbère

Personne à qui parler

Je me demande où sont passés Celesto et Elisa

La fenêtre de Camilla est éclairée

On l'entend gémir

Elle fait l'amour

Avec Celesto ? Avec Elisa ? Les deux peut-être

Et la mort de Lidia m'apparaît soudain comme une absurdité

Je ne peux pas y croire

Je n'ai rien vécu de sa fureur

Cecilia n'a jamais existé

Mon esprit vient de basculer de l'autre côté

J'allume le moteur

Il part sans rechigner comme s'il était déjà chaud

C'est un indice

Mais je ne le sais pas

Je n'ai même pas pensé qu'il pouvait être chaud

J'étais simplement ravi que les huit cylindres aient répondu ensemble à l'appel de la clé


Chant XIII

Nuits noires de monde

 

Je crus reconnaître les cuisses de Saïda

Elles étaient blanches à cause de la lumière de la lune et ouvertes en offrande à un sale type qui se baissait le pantalon en ânonnant

Elle était couchée sur une barque renversée la jupe relevée au-dessus des seins dont je distinguais à cette distance les pointes tendues dont l'une se découpait nettement sur le ciel visqueux

Elle tenait son bras derrière la tête un peu agitée attendant qu'il la prenne ici même sur la plage près du port presque sous le nez des passants qui déambulaient sous les réverbères du paseo

Le type se frotta le visage avant d'entrer en elle comme pour se réveiller de la torpeur où elle le jetait grimaçante et le pressant de s'activer

Sa chevelure étincelait parfois

Il entra entre ses cuisses en boitillant le pantalon à ses pieds ridicule la queue tendue dans une main qui chercha un moment l'orifice tandis qu'elle gémissait levant les bras en croix au-dessus d'elle

Je ne regardai plus

Je ne pouvais pas croire qu'il s'agissait de Saïda mais j'avais reconnu ses jambes de statue ses cheveux et ses mains croisées dans le ciel vague

La rage me remplit d'un coup

Il m'était difficile même de l'imaginer se donnant à un type sans importance elle qui ne rêvait que de l'importance de l'homme à aimer

Le type beugla rapidement et elle accompagna ce beuglement d'un soupir qui me dérouta

Si j'avais eu le revolver sur moi à ce moment-là je crois que je les aurais tués tous les deux

Puis le silence

Quand je regardai de nouveau le type s'éloignait en se remontant les pantalons

Elle plus agitée que jamais se coiffait avec les doigts presque indolemment à en juger par son cou tendu mais c'était bien une agitation incontrôlable qui guidait ses jambes sur le sable entre les barques où je l'attendais

Ce n'était pas Saïda

Elle ne ressemblait même plus à Saïda

Je m'en voulais de l'avoir cru et d'avoir souffert inutilement

Je la suivais jusqu'au parapet qu'elle enjamba avec une agilité surprenante pour une femme de ce gabarit

Elle s'assit sur le parapet remit ses chaussures et de nouveau debout elle scruta la langue noire et impénétrable de plage qui s'étendait jusqu'aux baraques foraines où des lampions se balançaient au bout des piques

Je reconnus Giovanna belle et monstrueuse la chemise encore ouverte sur sa poitrine dont les seins étaient parcourus par les lueurs de la fête

Dans l'ombre je l'appelai

Elle dut reconnaître le son de ma voix car elle m'appela — Carino ! — et je vis sa bouche former le sourire de femme heureuse qu'elle savait jouer à merveille

Je sortis de l'ombre en me dandinant

Elle laissa éclater sa joie et mon visage presque honteux rencontra la moiteur de ses seins

Je me laissai aller à l'aimer encore un peu

Elle ne m'en voulait pas

Elle pensait toujours à moi et ne regardait plus les bites des autres pour ne pas risquer de les faire tomber par comparaison

Elle ne pouvait être cruelle qu'avec moi parce que moi disait-elle elle m'aimait pour de bon mais juste à cause de la manière que j'avais d'enculer Adriana

Elle était grossière Giovanna et se plaisait à rendre les mots à l'acte d'amour exactement comme ils étaient venus

Elle ferma la chemise et ajusta la ceinture

Est-ce que je venais pour la baiser ou est-ce que c'était un hasard si on se rencontrait après qu'elle ait elle-même baisé sur une barque qui lui avait fait mal au dos ? Nous marchâmes sans nous toucher vers la fête foraine dont le bruit ne nous parvenait pas encore

Adriana ? Elle se faisait baiser par une espèce de Chinetoque qui avait une bite en zigzag

C'est tout ce qu'elle savait

Elle me plaisait hein ? La petite Adriana avec ses airs de peluche à qui y manque un œil ? C'est un Chinetoque qui la baisait et violent avec ça avec toujours quelque chose dans les mains pour la frapper ça la dégoûtait

Moi au moins je l'avais enculée comme il faut et ça lui avait arraché un cri de plaisir

Maintenant elle crie de douleur et elle dit que c'est pareil nom de Dieu ! — Elle m'avait oublié c'était l'explication

Elle avait oublié l’Américain aussi celui qui faisait des photos et qui prétendait être un écrivain pour faire rêver les petites filles asexuées comme Adriana

Je me souvenais en effet de l'intérêt inexplicable de John pour cette fille qui ne le regardait même pas

C'était à cause de son nom

Il disait qu'il évoquait Venise et la mort

Adriana riait en se moquant de lui à propos de Venise et surtout de la mort qui était une sale idée pour une fille de son âge

Elle était une fille du Sud ne connaissait que la terre brûlante et l'air en feu et les vertus antalgiques de l'eau à l'intérieur et à l'extérieur du corps

John avait touché sa rousseur du bout des doigts et l'avait trouvée rugueuse et indélicate

Elle s'en fichait

Elle était un peu anorexique et ne songeait jamais aux défauts qui n'insultaient son propre corps que dans la tête des obsédés sexuels

John riait moins quand elle se mettait à parler de son corps

Elle se promenait torse nu sans attirer le moindre regard

À la terrasse d'un café où elle était assise vêtue seulement d'un slip le garçon lui avait appris que le port de la chemise était obligatoire dans l'établissement qu'il avait l'honneur de servir et il lui apporta un T-shirt publicitaire qu'elle enfila en pleurant

Le garçon recula jusqu'à la table voisine où l'on s'interrogeait aussi sur le caprice soudain de ce jeune morveux qui pleurait à cause d'un T-shirt épouvantablement publicitaire

Il s'excusa mais dit qu'il ne pouvait en être autrement

John qui était assis en face d'Adriana la regarda pleurer tout le temps qu'ils demeurèrent sur la terrasse de ce café

Puis il salua le garçon interloqué qui secoua son plateau et il retourna sur la plage avec Adriana qui une fois nue se mit à souffrir de la géométrie agaçante de ses poils entre ses jambes

John suggéra de les raser une bonne fois et on n'en parlerait plus

Ce qu'il fit sur la plage même sous le parasol secouant une bombe de crème à raser entre ses cuisses et rasant jusqu'au cul dont elle écartait les fesses avec un air si sérieux qu'il ne put s'empêcher de la taquiner

Elle passa le reste de la journée à exposer sa fente rose qui dut passer aux yeux de beaucoup pour une curiosité entre les jambes de ce garçon manqué

Je me souviens de ses postures obscènes dans la nef de la mosquée d'Abd Al Rahman à Cordoue

Les poils avaient repoussé dans la même géométrie rouge et anguleuse

Je voyais sa silhouette contre le vitrail au fond de la nef

Elle paraissait nue

Sa robe était devenue transparente

Elle était penchée au-dessus du bassin de pierre et je devinais la fente de son cul

John faisait des photos en cachette et elle écartait les cuisses juste avant le déclenchement de l'obturateur

C'était un flot de lumière étourdissant qui jaillissait du vitrail sur son corps presque squelettique où la photo avait peut-être retenu le rectangle incompréhensible qui enfonçait sa pointe entre ses jambes quand elle tenait ses cuisses serrées l'une contre l'autre dans cette attitude verticale et hystérique qui lui arrachait un sourire provocateur

Je la détestais ainsi insolente jusqu'à l'obscénité crevant la lumière sacrée de son ombre maudite qui se coltinait avec la mort au nez plat

John la photographia encore au pied de la Chaire de l'Évangile du Christ où un taureau blanc agonisant essaie de gicler hors du marbre qui le retient ; un éclair de flash la surprit pendant qu'elle posait son cul sur le museau de l'animal

Ces profanations m'écœuraient

Je sortis dans le patio des Orangers pour me mêler à une conversation avec quelques clients de l'hôtel qui attendaient un regroupement pour visiter le minaret

Au bout de dix minutes à peine Adriana apparut entre les orangers tenant en bandoulière l'appareil photo de John

Elle regardait en l'air dans les branchages où étaient encore suspendues quelques oranges pourries

Sa robe n'avait plus rien d'obscène

Elle nous vit assemblés en rond sur le pavé et nous fit signe en levant la main

Je m'aperçus avec horreur que son sourire était figé sur ses lèvres

Ses dents resplendissaient dans l'ombre

Je quittai le groupe qui s'ébranla en piaillant vers le minaret sans que personne ne le remarque tant on était attentif à passer la porte Sainte Catherine dans un ordre impeccable

L'ombre sur le visage d'Adriana m'épouvanta

Elle ne voulait pas parler et mes questions restèrent sans réponse

Je marchais derrière elle

Elle balançait les bras comme une enfant et murmurait des insanités à propos de la religion comme si cet acte pouvait lui attirer les foudres du ciel

La mosquée de Cordoue a la dimension d'un supermarché mais c'est sans doute le plus beau témoignage de l'histoire le plus direct le moins sali le plus respectable qui soit

Adriana avait tort de se rebeller comme une gamine qu'elle n'était plus

Elle ne s'amusait pas

Il n'y avait pas plus sérieuse qu'elle en ce moment

John faisait le mort à l'entrée de Mihrab et elle n'en avait rien à foutre

J'entrais comme un fou dans la mosquée pris au vertige des colonnades cherchant le corps de John dans l'ombre bleue qui descend de la coupole

John était appuyé contre une colonne luisante qui lui renvoyait les mêmes reflets bleus

Je m'approchai doucement

Il me regardait en ricanant

Que lui arrivait-il ? Rien dit-il il ne lui arrivait rien pas même avec cette garce qui lui rappelait un nègre qui avait fini sur la chaise électrique

Cette garce a les mêmes yeux que lui — dit-il

Et il cria son nom de toutes ses forces avant que j'ai eu le temps de l'en empêcher

Il était le plus malheureux de tous les hommes et voulait redevenir pédé me confia-t-il dans la galerie du patio

Un peu plus loin sous les orangers Adriana tirait le portrait à un couple de touristes hébétés

Elle vint vers nous en souriant

Je garde les photos — dit-elle

John eut un geste de dépit

Nous ne la revîmes plus après qu'elle eut repoussé la porte du Pardon

Je racontais tout cela à Giovanna sur le chemin de la fête foraine

Elle m'avait écouté en silence me tenant la main sur sa hanche puissante

Adriana n'a jamais eu de chance finit-elle par dire à l'entrée de la fête

Sauf avec toi

Elle me regarde de son air bonasse : — Et encore une seule fois — ajouta-t-elle avant de se jeter sur une barbe à papa

Il valait mieux oublier Adriana dit-elle

Adriana c'était une poisse

Et depuis qu'elle souffrait avec son Chinois grimaçant elle semblait avoir redoublé d'ardeur pour précipiter sa chute dans l'enfer qui n'existe que pour les femmes

Foutu Chinois ! Il avait des mains si petites qu'on se demandait toujours ce que diable il pouvait en faire et un air si méchant qu'on était toujours surpris de le voir en compagnie d'une femme plus grande que lui

Mais il ne lui demandait pas de faire la pute pour lui

Il ne le demandait à aucune femme

Il n'aimait pas les putes

Et il était fou d'Adriana et cette sotte garce le lui rendait bien saignant du cul autant de fois que ça le rendait fou jusqu'à tomber par terre de plaisir

Mieux valait oublier Adriana qui m'avait rendu fou à moi aussi cela se voyait à mon regard quand on me parlait d'elle et dans ce même regard on pouvait toujours deviner que j'étais en train de penser à elle

Tu as l'air d'une femme jalouse ! — dit-elle en me tapotant la joue avec la main sucrée qui déchirait la barbe à papa

Elle ne savait pas que Pablo allait mourir ni pourquoi

Moi je savais

Et je savais peut-être qui allait le tuer

Bah ! dit Giovanna ton ami Pablo est un jean-foutre

Oublie-le ! — Est-ce que je devais aussi oublier John le seul être avec qui le bonheur était possible ? Je ne lui posai pas la question

Elle suça longuement le bâtonnet encore enduit de sucre et puis elle eut envie d'une pomme d'amour

Je me nourris de sucre

Je vais me transformer en sucette

Ses dents blanches et pointues mordaient la pomme avec cette gourmandise qui ne quitte jamais Giovanna

Sa rondeur de femme parfaite elle la devait à sa gourmandise

Mais derrière son gros sein sirupeux et tendre son cœur avait des palpitations inquiétantes

Elle se méfiait même de l'amour

Elle se faisait sauter tous les soirs par des inconnus qui n'avaient d'ailleurs pas l'air de vouloir se faire connaître

C'était des ombres qui bandaient et ils avaient l'avantage de ne pas s'occuper d'autre chose

Ça lui posait des problèmes d'hygiène mais elle ne craignait rien de ce côté-là

En tout cas c'était à peine dix minutes par jour plus l'attente et le retour aux pénates une heure à tout casser de prise sur sa laborieuse journée de femme cachée

Le reste était consacré à la vie de tous les jours simple et dynamique où son esprit vagabondait avec ordre et discipline comme elle voulait

Elle ne deviendrait jamais laide

En tout cas si elle arrivait jusque-là Adriana serait une femme laide

Sa beauté de squelette était aussi éphémère que sa santé

Tandis qu'elle Giovanna serait belle et désirable à soixante comme à quatre-vingts ans affirmait-elle en s'enfilant une orchata qui dégoulinait sur ses doigts boudinés

Je ne laisserai peut-être pas un souvenir aussi impérissable que celui d'Adriana femme-squelette mais au moins j'aurai vécu ma vie jusqu'au bout

Jusqu'à crever ! — Maintenant il fallait qu'on fasse l'amour tous les deux

Elle avait mangé assez de sucreries dégoûtantes

Elle avait envie d'être nue avec moi et de faire l'amour le mieux possible

On pouvait faire ça sur la plage mais c'était dégueulasse à cette heure dit-elle en m'indiquant d'un coup de menton la plage noire qui s'étendait entre la ligne sinueuse et pointillée des réverbères et la flaque miroitante de la mer dont le ressac était à peine audible même maintenant que la fête était finie

Elle salua au passage des forains hilares qui lui faisaient des compliments à peine voilés

Elle leur répondit en italien et ils rirent de plus belle

Nous sortions de l'enclos qui pouvait être un terrain vague

Il ne restait plus d'allumées que quelques ampoules d'usage et le vent secouait les guirlandes éteintes

Sur la promenade il n'y avait plus que quelques rares passants

Si on se payait l'hôtel ? — proposa Circé en chaloupant sur le parapet

Elle jeta son dévolu sur le Mansor qui avait belle allure avec sa cascade lumineuse et ses colonnades à l'antique

La chambre donnait sur une petite terrasse dont l'exiguïté en d'autres circonstances m'aurait fait hurler de terreur

Giovanna s'y trouva nue extatique frileuse à cause d'un vent de mer et nous fîmes l'amour à même le sol sans nous soucier de son étrange tiédeur qui dut nous communiquer toute la tranquillité qu'on avait toute la nuit pour partager

Puis le corps immense de Giovanna se dressa dans le ciel livide

Je pouvais voir son profil presque enfantin le nez camus le front bombé et court surmonté de boucles et la chevelure abondante qui paraissait noire maintenant à peine relevée de reflets de lune

Le menton était posé sur les genoux ses jambes descendaient sur le rebord de ciment où elle était assise le dos formant une courbe géante

Je voyais l'ombre de ses mains qui accompagnaient sa voix qui s'élevaient en même temps qu'elle ou pianotaient sur la descente du tibia jusqu'aux pieds qu'elle caressait avec un spasme de soulagement

Elle parlait sans me voir sans chercher mon regard consentant sans revenir à ma présence

Je fis un mouvement pour m'approcher d'elle mais elle me repoussa presque avec violence et je retournai m'asseoir dans l'ombre le dos contre un volet qui trahissait mon impatience

En bas vingt mètres au-dessous de la terrasse où nous étions séparés par sa voix les lumières se firent de plus en plus rares et au bout de quelques heures sans doute il ne resta plus d'allumée qu'une ligne de réverbères qui éclairaient des voitures chaudes et luisantes qui paraissaient toutes bleues

Une vague fraîcheur insistait à nous pénétrer et j'entendais les mains de Giovanna sur sa peau que je devinais frissonnante et fatiguée

Elle revint enfin dans la chambre sans interrompre son discours et alluma une timide lampe de chevet qui se mit à grésiller

Elle la secoua plusieurs fois sans résultat et renonça à supprimer ce grésillement qui à cause de notre silence et de notre immobilité à cause de notre distance aussi et peut-être surtout se mit à prendre la place peu à peu que la voix de Giovanna avait laissée vacante

Si tu partais ? — fit-elle d'un coup

La laisser seule ne me gênait pas le moins du monde

Me retrouver seul était une autre histoire

Je coucherai sur la plage au risque de me faire faire un enfant ? Elle rit doucement et abandonnant la terrasse devenue claire et froide elle se glissa lourdement dans le lit

Je n'avais pas le choix

Sa solitude était une nécessité

Son esprit était ailleurs

Je déposai un chaud baiser sur son cul et je quittai l'hôtel sans y laisser de trace excepté dans le grand corps de Giovanna qui voulait rêver seule de l'enfant qui pouvait toujours lui arriver si Dieu le voulait

Le gardien de nuit me salua d'un grognement à la sortie du parking et je revins vers la plage tout rempli de Giovanna dont le cœur usé battait encore dans ma propre poitrine

Je ne rencontrai personne sur la promenade

J'étais heureux d'avoir vécu quelques heures en marge de l'histoire que je suis en train de raconter

Bien sûr il y avait Adriana et le pouvoir sorcier qu'elle exerçait sur moi

Je voulais la revoir entrer encore dans son cul étrangement élastique et m'emparer goulûment de ses seins réduits à deux tétons pointus qui s'enfonçaient dans sa poitrine comme des chancres

Elle aussi était en marge de cette histoire malgré la fascination que John éprouvait pour elle

Mais c'était dans les marges de cette histoire que je renouvelais mon énergie créatrice et je ne regrettais pas ma nuit passée avec le corps grandiose de Giovanna qui n'avait pas réussi malgré toute sa bonne volonté à me donner un peu de son esprit

Dans les rues désertées que j'avais l'air de connaître je rêvais du nègre à qui Adriana ressemblait si John n'avait pas menti sur ce sujet ni sur la chaise électrique

Ça aussi c'était dans les marges de mon histoire mais je savais que ces marges finiraient un jour par faire partie de l'histoire et même par l'expliquer si on voulait me faire la faveur de me lire jusqu'au bout

Qu'est-ce que ma mémoire retiendrait au bout du compte ? Est-ce que je deviendrai fou pour avoir cherché la vérité dans les marges dans le cerveau calciné du nègre à New York ou entre les cuisses faméliques d'Adriana ? Qu'est-ce que j'allais chercher dans la compagnie sacrée et incomplète de Giovanna ? Si je devais devenir fou ce ne serait pas d'avoir raconté cette histoire d'un bout à l'autre mais de l'avoir vécue sans en reconnaître les marges au moment de vivre chaque épisode ? À l'angle du Passage des Tristes qui s'appellerait peut-être un jour Passage Lorenzo une dernière pute jouait sa dernière carte vaguement camée et insensible à la tristesse de la fin de la nuit

Je ne pus m'empêcher de lui souhaiter bonne chance et je l'entendis grommeler derrière moi tandis que je sautais une murette pour passer à travers champ de l'autre côté de la ville

La grosse Buick était toujours garée le long du trottoir et une autre pute était assise sur une aile jambes croisées nerveuse comme un insecte et figée comme lui fumant une cigarette qui éclairait son visage à chaque bouffée

Je m'enfonçais dans la nuit jusqu'au chemin de terre qui formait une horizontale blanche à la base de l'ombre qui était peut-être celle des montagnes

En tout cas le ciel avait disparu et j'arrivai sur le chemin en trébuchant sur l'herbe séche qui s'agitait

Maintenant je marchais en regardant le bout du chemin qui s'effilochait dans la nuit clair dans la lumière de la lune

Giovanna revivait en moi chaque fois que je pensais au revolver que mon ami marocain m'avait arraché des mains sans donner d'explication valable sur son geste

Giovanna revenait à la limite du revolver qui faisait chaque fois un trou dans le crâne de Pablo qui tombait comme un arbre

Giovanna me caressait le ventre de sa joue délicate et Pablo griffait le mur contre lequel il était en train de mourir la bouche cassée par une balle qui brisait sa nuque

Et je ne pouvais penser autrement jusqu'à ce que Pablo habite le corps de Giovanna et que je me mette à faire l'amour avec lui à travers le corps de Giovanna dont l'esprit était arraché sans pitié par une lune devenue écarlate

Je m'endormais tout en marchant sentant à peine le choc des cailloux dans mes pieds

J'avais voulu tuer Pablo

Et ce n'est pas moi qui le ferais

Il mourrait pour une raison étrangère à ma raison

Giovanna se glissait entre nous et me léchait le ventre

Il me semblait avoir marché pendant des heures

Il semblait aussi que le jour se levait

Je crus apercevoir un rayon de soleil à l'angle d'un mur de la villa

Le portail était ouvert

Une ampoule gigotait au bout d'un fil sous la véranda où des chaises étaient éparpillées

Les verres sales et les mégots exhalaient une odeur de pourriture une odeur humaine

Un des battants de la baie vitrée était resté ouvert et je pus entrer

Mes yeux habitués à l'obscurité me montrèrent l'escalier blanc qui montait tout droit à la mezzanine

Je m'y engageai sans trop de bruit et arrivé en haut je vis la lumière de la lampe de poche retournée contre un livre sur la table de chevet

Le Chinois ricanait dans son sommeil

Adriana dormait nue allongée sur le ventre la tête sur ses bras croisés

Ses longues jambes disparaissaient sous les draps et j'entendis les moustiques qui visitaient ses cuisses

Je ne sais pas à l'heure où je raconte cette histoire au moment où je suis dans la marge de cette histoire je ne sais pas si j'étais venu dans l'intention de tuer le Chinois ou bien si c'est son ricanement qui m'a inspiré le besoin de le tuer sans faire plus d'histoire à la vie

Et c'est par hasard que j'ai vu l'attirail dans lequel il prenait plaisir à la faire souffrir avec ce consentement qui ne pouvait pas ne pas lui être arraché en même temps que son cœur de femme perdue pour la vie

Il y avait une espèce de tige métallique semblable à un tison et je sentis le feu de ma rage envahir la surface de ma peau sur mon visage où ma bouche grimaçait pour retenir mon cri

J'ai frappé de haut en bas sur le crâne et il s'est brisé d'un coup

Le Chinois a eu un spasme il s'est immobilisé et le sang s'est mis à couler de son nez

Il coulait aussi peut-être de ses oreilles

Il avait ouvert la bouche au moment du spasme et elle était restée ouverte si bien que ne le sachant pas mort je craignis qu'il ne se mette à hurler

Je frappai de nouveau

Le crâne se brisa encore craquement sinistre mais cette fois le corps n'eut pas cette contraction qui m'avait fait reculer déjà

Ce bruit réveilla Adriana qui se retourna

Allongée sur le dos elle me regardait sans bouger puis sa main s'empara de la lampe de poche et elle braqua la lumière sur mon visage

Je ne la voyais plus mais je savais qu'elle se levait qu'elle passait derrière moi en disant quelque chose qu'elle descendait l'escalier fermait une porte sans doute le battant de la baie vitrée puis qu'elle remontait l'escalier se posait près de moi chaude et douce contre moi la lampe torche éclairant le visage stupide du Chinois qui avait ricané avant de mourir puis qui avait ouvert la bouche bien inutilement

Je tournai la tête pour voir Adriana l'ensorceleuse

Elle avait l'air fasciné par cette mort inattendue

J'ai eu peur de sa détresse

J'ai supposé la nécessité de la tuer elle aussi mais son regard était tranquille

Je pouvais m'en aller rassuré

Je baisai sa bouche en la quittant et elle me rendit un baiser presque chaleureux

Elle attendit que je sois sur le chemin pour crier

Son cri emplit toute la nuit

Le chemin était bordé d'odeurs qui me donnèrent la nausée

Je vomis dans l'obscurité à peine secoué par les spasmes où je sentais la proximité d'une détente

J'avais dérangé le silence et il pesa plus lourd sur l'ombre

Penché sur quelque chose d'invisible et d'immobile seulement par une provisoire paralysie je perçus la présence du tison dans ma main droite qui ne l'avait pas lâché depuis que je m'en étais abominablement servi

J'avais pourtant le souvenir de l'avoir oublié entre les jambes frémissantes du Chinois et je me pris à remercier le ciel d'avoir pensé à mes empreintes à ma place

Je ne pouvais pas le jeter

Il était toujours reconnaissable

Il y avait un détail qui le différenciait des autres tisons tous achetés au même marchand de quincaillerie le samedi matin sur la place du marché et quelqu'un connaissait ce détail ou bien ayant effacé les empreintes révélatrices de mon acte j'allais oublier la plus propice à me trahir

Je serrais ce morceau de fer comme le cordage qui flotte autour de la bouée

Je me devinais pâle et sinistre mais les vomissements avaient tranquillisé ma musculature et je me sentais indemne comme sauvé de quelque chose de terrible qui avait failli me coûter l'existence et la paix future

Il fallait que je pense au corps insatisfait de Giovanna fallait que je pense à la satisfaire un de ces jours

Je bandais

Ma queue voulait encore sortir de moi

Je songeais à des putes à celle qui était assise sur l'aile de la Buick qui avait de jolis yeux et des bleus sur les épaules

Sa jambe était magnifique sur le parechoc chromé qui la reflétait

Je pouvais penser à elle et me vider la prostate en attendant le jour

J'attendrais le jour avant d'enterrer le tison qui mettrait des siècles peut-être à se dissoudre ou alors il serait calcifié…

est-ce que c'était possible la calcification d'un morceau de fer rouillé ? Mais je continuais de marcher me frappant le mollet à chaque pas avec le tison

Je m'imposais un rythme sur le chemin étrangement lumineux

Au loin le Passage des Tristes était à peine éclairé et je pouvais voir les reflets de lumière jaune sur la Buick dans ses courbes métalliques il y avait encore les reflets de la rue à demi éteinte et les putes avaient disparu

Je m'approchai de la Buick à cause d'une ombre qui gémissait contre une roue une ombre de chair nue qui se regardait le ventre en pleurant doucement du fond de la gorge comme un crissement de galet qui venait blesser ma perception dérangée par la mort et je regardais ce paquet d'ombre qui pouvait ressembler à un poulpe à l'agonie ou à l'intérieur d'un coquillage qui s'ouvre pour mourir

J'eus la tentation de l'écarter du bout du pied de me montrer plus ferme en cas de résistance d'atteindre le cou avec l'autre pied et le briser juste ce qu'il faut pour qu'elle s'étouffe et me fiche la paix

Mais j'avais épuisé ma capacité à donner la mort et je me contentais de lui parler pour lui dire n'importe quoi qui la force à quitter les lieux en vitesse et à disparaître de ma vie

Je ne pouvais plus tuer

Quelque chose en moi avait disparu laissant un trou qui était la porte du néant et je me contemplais en forme de cible avec mon trou et mes rayures circulaires et la douleur d'avoir perdu quelque chose qui devait être essentiel et dont je redoutais que ce ne fut tout simplement le respect que l'homme doit à l'homme

Je badinais et la cruauté me renvoyait des reflets exacts

J'étais impatient de me retrouver dans mon lit et de dormir pour tenter d'oublier au moins la vague de sentiments qui déferlait sur moi

Par terre la forme s'allongea et je vis ses jambes

Il semblait qu'elle parlât plus distinctement maintenant et je tendis l'oreille par souci de comprendre ce qu'elle voulait ce qui m'aurait motivé pour la relever sans ménagement et pour la jeter sur le trottoir entre les tables et les chaises

Je fus surpris de constater qu'elle prononçait mon nom et beaucoup moins de reconnaître sa voix qui m'agaça au plus haut point

C'était Solange ivre morte laide et presque pouilleuse vêtue des restes d'une robe qui pendaient comme des guirlandes

Elle tenait à peine debout et me remerciait en me tapotant l'épaule marmonnant ses remerciements avec cette voix que je détestais

Elle s'appuya sur l'aile de la Buick les mains dans le dos qui se creusa d'une étonnante cambrure et elle déclara qu'elle n'arrivait pas à vomir à cause de son trop grand amour de l'alcool

Mon corps veut tout garder

Il ne veut pas se vider

Il ne se videra jamais ! — Je l'écoutais à peine

Elle avait un beau cul symétrique et lisse et les jambes un peu écartées s'y rejoignaient avec grâce un peu courtes au niveau des mollets peut-être mais avec des cuisses qui paraissaient fermes et douces

Elle se mit à parler de la nuit qui lui avait encore coûté un morceau peut-être le dernier de sa virginité

Solange s'imaginait ce genre de choses avec une candeur qui était la première marque de sa folie particulière

Est-ce que je la pensais encore un peu vierge ? Elle qui n'avait jamais vu que la bite rabougrie d'un vieillard qui gueulait en pissant contre un arbre

Elle se retourna et je vis ses seins longs et pointus et le ventre petit et rond et j'eus soudain envie de faire comme les autres la violer sans la regarder dans les yeux ni toucher à sa bouche bavarde et dégoûtante

Elle avait besoin d'un café dit-elle

Et puis de s'habiller un peu

Ces salauds lui avaient fait mal et en plus lui avaient piqué tout son pognon

Regarde — et elle me montra le fond de son sac à main vide

Sur le côté il y avait une poche et je reconnus l'élégant Heckler 9mm avec lequel don Arturo avait fait voler en éclats la boucle d'oreille de Pablo un an avant

J'ai reconnu la voiture de ton ami préféré dit-elle en recommençant à pleurnicher

Je savais bien que je ne pouvais compter que sur toi

Sur moi elle pouvait compter et aussi sur la chance qu'elle avait d'être encore de ce monde

Il fallait qu'elle se dépêche de vieillir afin d'anéantir le contraste de chair qui la rendait si excitante si désirable

Elle ne devait provoquer que la fureur des hommes

Personne n'avait jamais songé à l'épouser et jamais personne ne s'aviserait de demander sa main à don Arturo qui de toute façon n'accorderait aucun crédit à une telle déclaration motivée par la seule ambition de mettre la main sur Los Alacranes qui était la plus belle ferme de la région à mi-chemin entre la mer et la haute montagne au beau milieu d'un plateau planté d'oliviers et de vignes avec une route qui serpentait entre les murs des terrassements et les bouquets d'eucalyptus dans l'ombre desquels à quatre heures de l'après-midi on rencontrait toujours un dormeur ou une dormeuse ou les deux si c'était l'printemps

Fallait s'mettre ça dans la tête merde si on voulait comprendre un peu le pauvre esprit de Solange qui n'avait jamais blessé personne ni eu l'intention de le faire mais maintenant tandis que je conduisais la Buick vers Los Alacranes je songeais au Heckler qui est une arme belle et terrible pas du tout le genre d'arme qu'on s'attend à trouver dans le sac à main d'une jeune fille même laide et bandante comme l'est Solange

Manifestement personne n'avait fouillé dans son sac à main qui pesait au moins le poids du revolver n'est-ce pas ? c'est à dire assez lourd pour qu'on se pose des questions

Et n'importe quel voyou fils de pêcheur ou de gitan n'importe quel fils de pute n'aurait pas hésité à s'emparer d'une pareille arme rare et puissante qui devait valoir son pesant d'or sur le marché

Mais j'avais du mal à imaginer la pauvre Solange défendre le peu qu'elle avait conservé de sa virginité autant dire rien en menaçant le bide tremblant d'un sale type qui avait avant tout envie de vivre quoiqu'il en coûte aux autres

Dans la voiture elle parlait un peu par bribes se rappelant ce que l'enfance avait souillé sans lui demander son avis et comment elle était devenue peut-être folle si c'était ça le mot qui convenait à son comportement alcool sexe et d'autres choses encore qui n'avaient pas de nom mais qu'elle avait le pouvoir de rassembler en elle

Sa tête était un nid de guêpes elle le savait

Elle avait envie de faire du mal à tout le monde même à moi dit-elle en me caressant le bras

Je frémis en songeant au Heckler

Solange était en train de changer ou alors sa véritable personnalité longtemps enfouie sous une couche de crasse mentale était en train de prendre la place de l'apparence trompeuse donc mélange d'écœurements et de grâce qui était le sentiment qu'elle inspirait à tout le monde

Personne n'avait pitié d'elle puisqu'elle ne souffrait pas

Elle ne savait pas comment elle était

En tout cas elle savait fort bien se servir du Heckler je m'en souvenais en négociant lourdement les virages

Bon dieu c'était il y avait quelques mois à peine combien ? deux trois ? quatre à tout casser ? Il faut que je me rappelle exactement ce qui s'est passé ce jour-là pensai-je en câlinant la boîte automatique qui donnait des signes d'égarement : oui c'était à la fin de l'hiver maintenant je m'en souvenais parfaitement à cause du souvenir de la montagne couverte d'un vert tendre où les troncs noirs des amandiers ressemblaient à des taches envoyées du bout du pinceau

A ce moment-là j'avais peut-être oublié John en tout cas je ne comptais pas le revoir et je m'étais éloigné de Pablo à cause de ce qu'il exigeait de moi au niveau des pratiques sexuelles

J'étais seul travaillant trois jours par semaine à réparer des trous dans le mur ou à participer à un échafaudage destiné à reconstruire l'intemporel d'un mur ancestral ou que sais-je encore ? rencontrant de temps en temps la servante qui faisait semblant de ne pas me reconnaître occupée à gratter la terre entre les fleurs naissantes du jardin public ou buvant du vin à la terrasse du Papa Gayo un sale bougnat en forme de croissant où pourrissaient les dernières âmes encore à la portée du destin

Il n'en restait pas beaucoup de celles-là gémissantes d'ennui à travers des corps constellés de blessures et d'infirmités ne songeant même plus à faire fortune ni même à gagner de quoi vivre honnêtement avec une femme peut-être un peu mégère et deux ou trois mômes sans avenir professionnel

Ces âmes avaient connu les plus belles putes du monde et serré la main des plus grands assassins de tous les temps

C'était tout ce qui leur restait à dire mais ça avait un goût d'aventure qui vous enlevait d'un coup pour vous déposer nu et tremblant en plein milieu d'un quartier mal famé de Shangaï où on vous posait des questions difficiles à coups de couteau dans le bide ou bien c'est l'Afrique qui vous faisait crever de peur là le menton sur le comptoir dégueulasse entre les cure-dents tachés de sang et les serviettes encore baveuses les mains frissonnantes d'avoir à toucher la peau d'un lion fraîchement abattu d'un coup de lance entre les deux yeux

Au Papa Gayo il y en avait cinq ou six de ce genre des types pas dangereux pédés et drogués par habitude sans même pouvoir se rappeler quand ça leur était arrivé pour la première fois à Singapour ou à Nantucket non c'était à cause d'un cul d'un basque qui ne voulait se donner à personne et qui avait tout donné à une baleine non mais parlez-moi d'une baleine c'te femme ! Il l'avait tuée à coups de marteau lui Pepe Ruiz Aguilar et personne n'avait songé à lui en vouloir pas même le basque qui avouait sans vergogne se sentir mieux maintenant qu'il ne l'avait plus sur le dos à lui taper sur le crâne avec sa grosse main pour lui réclamer de l'argent de l'argent ¡pasta ! ¡pasta ! Il y avait une pute jeune et jolie qui se reposait entre deux coups tirés dans une chambre de l'hôtel voisin le Flamingo un hôtel avec dix chambres et un W.C. et une douche dans les W.C.

qui servait aussi de remise pour un aspirateur détraqué et une poubelle hors d'usage où pourrissaient des détritus inavouables

C'est ce qu'elle disait trempant un doigt dans son café au lait et le suçant comme ça devant tout le monde en souriant comme si elle faisait de la publicité pour son machin et pour son truc

C'était le début de la nuit ou pas loin et je m'attendais à supporter d'autres morosités pour remplacer la solitude et le peu d'envie de vivre

Les vétérans formaient un groupe homogène de chaque côté du comptoir appuyés sur leurs coudes et le regard quelque peu vaseux qui leur donnait l'air de penser alors que ce n'était plus le cas depuis que l'alcool avalé patiemment depuis au moins trois heures commençait à les déconnecter de l'appareil social dans lequel ils rataient une fois de plus une entrée qu'ils auraient voulu magistrale

La pute leva vaguement les yeux quand don Arturo étonnamment frais et dispos pour l'heure s'arrêta dans le rideau qu'il écartait de chaque côté de son regard circulaire

La pute lui sourit puis elle se pencha pour mettre la langue dans le fond de sa tasse les yeux mi-clos et émettant des petits cris de satisfaction qui attirèrent l'attention de tout le monde y compris de don Arturo qui était venu pour se payer une pute car disait-il j'en suis encore là à mon âge à me retourner dans mon lit sans pouvoir dormir à cause de l'envie que j'ai de faire ça avec une femme

Il avait honte et c'était rare d'entendre don Arturo parler de ces choses d'une manière aussi peu discrète non pas familière mais carrément grossière

Il demeura dans le rideau à regarder la fille qui se mit à hocher la tête en marmonnant que c'était seulement pour le fric sinon elle serait en train de se taper la cloche avec un mignon dans mon genre dans un petit patelin de sa connaissance près de la mer mais une mer de rochers et de vagues comme on n'en avait jamais vue

Don Arturo qui ne buvait de l'alcool que dans sa propre maison commanda un Tigre qu'il prépara lui-même entre la tasse de café de la pute qui souriait en regardant les bulles monter dans le verre et mon propre verre qui devait contenir toute l'amertume de la nuit avec ou sans bulles

Il s'excusa auprès de la pute pour s'être montré inconvenant

Il n'avait pas l'intention d'insulter la femme qui était en elle

Elle haussa les épaules

Mais il y avait une pute et il n'avait soudain songé qu'à satisfaire son besoin d'orgasme

Cela lui arrivait quelquefois de perdre la tête à propos de sexe et de ne plus savoir parler aux femmes même aux putes qui ont un cœur comme tout le monde et un porte-monnaies pour en mesurer les impatiences inévitables à l'âge où être une pute c'est encore être une femme

Il avait connu de vieilles putes qui n'étaient plus des femmes

Avec elles c'était plus facile non pas à cause de leur expérience (il rota) mais parce qu'elles avaient un corps et un comportement qui n'étaient plus celui d'une femme sans être non plus celui d'un homme et elles étaient loin de s'en retourner à l'enfance

C'était des putes quoi ! Est-ce qu'elles avaient l'air d'être des putes ? demandait-il à personne en particulier fronçant les sourcils dans l'attente d'une réponse qui pouvait craindre de ne pas être en conformité avec ce qu'il avait l'intention d'en dire tout haut et sans fausse pudeur à l'égard de son sexe qui n'avait jamais connu la joie qui est un état au-dessus du plaisir peu accessible au commun des mortels tant l'amour est une chose dont on n'a pas idée

La fille donna son avis et comme elle parlait d'elle don Arturo n'osa pas la contredire mais à voir son visage désolé et pétri d'autres certitudes qui étaient un hommage rendu à la jeunesse il était évident qu'il ne pouvait être d'accord avec ce qu'elle disait ce qu'elle appelait son existence de misère à la con qu'elle avait héritée sans pouvoir dire non à la succession d'une mère qui était à peine plus jolie qu'elle

Elle était sur le point de pleurer et don Arturo lui demanda si elle savait monter à bicyclette

Elle le regarda bouche ouverte un peu étourdie par la question

C'était quoi la bicyclette elle ne se rappelait plus ce truc chinois ou indien c'était quoi déjà ? Don Arturo frappa du pied sous la table désolé encore une fois d'avoir à supporter les effets d'un écart de langage

Sa bicyclette à lui expliqua-t-il doucement c'était la bicyclette de tout le monde et il en faisait le même usage

Il y avait deux bicyclettes sur la terrasse du café et p't-être qu'ils pourraient les chevaucher jusqu'aux Alacranes et là en bons aristocrates soucieux de perfection et de morale ils s'enverraient en l'air tous les deux dans le lit de doña Brigida

La fille dit qu'elle savait monter à bicyclette mais qu'elle ne pourrait plus faire l'amour si elle était épuisée par la montée vertigineuse qu'il faut arracher à ses jambes si on veut arriver aux Alacranes

Non merci

On faisait ça au Flamingo où elle avait ses aises à la rigueur elle pouvait lui consentir quelque chose sous la table avec les mains ou la bouche mais se crever la poitrine dans la montagne et sur une bicyclette par-dessus le marché alors ça non ! — C'est dommage dit don Arturo qui commençait à ne plus penser au sexe

Je suis venu à pied

On prendra un taxi

Elle était d'accord pour le taxi mais il faudrait qu'il songe à la ramener sur terre où elle avait l'intention de se taper un bon roupillon avant d'aller bronzer sur la plage avec les gens

Elle reprendrait un taxi

Ça lui ferait cher

Il avait les moyens

N'était-il pas don Arturo dont le père lâchement assassiné par des cochons avait vendu ses titres nobiliaires à un bourgeois de Madrid ? Il la trouvait belle elle était vraiment très chouette avec sa mèche de cheveux en forme de faucille qui tombait sur sa joue et sa manière de porter la chemise entrouverte et aussi de croiser les jambes avec un petit murmure de cuisses qui en disait long sur sa fente de femme qui devait être la pire de toute du point de vue de la perte de conscience dont un homme peut être frappé quand ça lui arrive sans crier gare comme cette nuit se réveillant d'un coup les pieds chatouillés par le fantôme de doña Brigida qui réclamait des sous des sous la garce voulait des sous pour payer le paradis et le bon Dieu était d'accord pour encaisser

Il était en sueur tout nu dans son lit entouré de draps tortillés et blafards qui lui faisaient peur et respirant à peine à cause de sa gorge que quelque chose était en train d'étrangler

C'étaient ses propres mains il s'empêchait de crier et il était sur le point de s'étouffer

Sa nudité le choqua

Il s'était endormi dans son pyjama de flanelle veste et pantalon et voilà qu'il s'était foutu à poil pour entrer dans son rêve et en plus il bandait comme un jeune sa bite toute droite entre ses cuisses avec cette titillation dans le ventre et cette sensation de chaleur qui pouvait être celle de l'enfer de l'enfer qu'il venait de visiter et qui l'avait rempli de ses miasmes et de son hystérie

Il regarda autour de lui la chambre sa fenêtre pâle à cause de la lune la chaise qui avait l'air d'un chien immobile et fidèle la commode aux poignées rutilantes qui brillaient la malle où la veste du pyjama était tombée la poignée de la porte où le pantalon était accroché le petit tableau un peu de travers entre la porte et l'armoire le silence presque impeccable à part le bruit régulier de sa respiration et le froissement de l'air au dehors l'air qui se tordait les mains au-dessus de la maison l'air qui avait ses propres mains et qui les tordait sur le toit qui avait connu toutes les guerres toutes les misères d'une vie qui est au fond la même pour tout le monde et il se mit à penser à Solange la mère de Solange et à Solange la fille de Solange et sa jeunesse continuait de lui gonfler le sexe et il eut la tentation de se masturber

Mais c'était trop facile c'était une manière de se cacher aux yeux du monde une manière qui ne convenait pas à son souci de vérité en toutes choses

Il se leva s'habilla en vitesse laissant le pénis sortir de la braguette et il descendit dans la cuisine pour y prendre son chapeau

Il le mit rapidement sur sa tête pour éviter de croiser le regard de doña Brigida et il sortit dans la nuit sentant son sexe comme une chaude excroissance de sa biologie mentale ce qui était rassurant au fond relativement à son besoin de ressembler le mieux possible au portrait type de l'être humain au mieux de sa forme dans une société qui n'était qu'un moyen d'existence pas plus mauvais qu'un autre

En descendant vers la mer sur la route caillouteuse assez fier de son érection et des pensées qui lui venaient au sujet des hommes et de la société pensées dont le désordre tranquille le ravissait don Arturo se mit à penser à la femme en général à la femme faite pour l'homme comme l'homme est fait pour la femme si on a le goût de ce genre d'égalité textuelle

Penser à Solange la mère de Solange ou à doña Brigida c'était se remémorer toute une série de malheurs qui n'avaient aucun rapport avec la femme conceptuelle entière et séparée de son carcan historique et social c'était penser non pas à l'idée de femme car chacun peut avoir son idée sur ce sujet et ce n'est pas cela qui le conceptualise mais à la femme en tant qu'objet non non non pas complémentaire (don Arturo cherchait les mots et la pute s'amusait de ses hésitations) il voulait dire qu'au fond la femme est un but il l'avait entendu dire de la bouche d'un poète français et ça avait réveillé en lui une montagne de rêves épiques et marchant sur la route qui sentait le thym il entra dans la qasida de son bonheur futur

Maintenant il racontait tout ça à une pute qui n'y comprenait rien et qui se demandait ce qu'il attendait d'elle

Est-ce que tu bandes encore ? — Il était désolé mais ce truc formidable s'était volatilisé en arrivant dans les faubourgs et il avait su à ce moment-là qu'il n'avait fait que rêver et tout ce qui restait de cette érection c'était un goût qui devait être le goût de sa peau de femme jeune et jolie

Elle ne vendait pas sa peau

Elle faisait un tas de trucs salés mais pas de cochonneries avec la peau

Don Arturo rougit comme s'il se rendait compte qu'il sortait d'un moment de crise qui n'avait été que cruellement passager sortant d'un mauvais rêve où la femme en particulier tentait de lui inspirer la terreur d'être un homme seul pour entrer dans une espèce de tranquille délire où la femme en général se mettait à ressembler à une pute sans qu'il puisse l'en empêcher

Il lui avait fait perdre du temps et il était vraiment désolé d'avoir raconté des salades sur la vie et sur le reste

Il posa bien à plat un billet sur la table et elle l'empocha en souriant

C'était pas la peine ! — Si c'était la peine

Enfin elle le valait

Il avait passé un sacré bon moment depuis son réveil et maintenant il allait appeler un taxi et retourner chez lui où il avait laissé sa pauvre fille seule et sans défense tout ça à cause d'un retour extraordinaire de la jeunesse qui lui avait valu quelques pensées de qualité sur lesquelles il comptait bien méditer seul si c'était possible ou en compagnie s'il se mettait à boire un coup de trop

Il parla encore dix bonnes minutes avant que le taxi arrive devant la terrasse

La pute était encore avec nous écoutant en mâchant des bonbons à la menthe les jambes croisées dans un rayon de lumière où elle s'observait tout entière

Le chauffeur ouvrit la vitre et demanda ce qu'elle attendait de lui

Don Arturo se leva et il le reconnut alors il sortit de la voiture et aida le vieillard à s'asseoir

Monte toi aussi dit don Arturo j'ai à te parler

Je pris place près de lui derrière le chauffeur qui se mit à parler de football tandis que la pute un peu dégingandée arpentait le Passage des Tristes dans la direction opposée au port

Nous la dépassâmes elle regardait par terre tout en marchant et bientôt nous arrivâmes dans la cour des Alacranes

Il faisait encore nuit

Don Arturo alluma une faible ampoule qui clignotait versant une jaune lumière dans le patio où nous nous installâmes assis sur des chaises bleues un verre à la main don Arturo cherchant mon regard avec l'intention d'y pénétrer tout entier pour occuper mon esprit

Il allait me poser une question définitive mais sur quel thème ? La solitude de Solange ? Sa haine pour Pablo ? Son obsession de la femme ? Il avala goulûment le contenu de son verre

Il commença

Bien sûr il n'était pas fier de ce qu'il venait de faire et surtout d'en avoir parlé avec ce détachement dont il avait été le premier étonné

S'il avait évité d'en parler au moins je n'en saurais rien

La pute elle oublierait parce que les putes sont oublieuses elles ne collectionnent pas les malheurs des autres

Mais moi j'avais été le témoin de sa folie à cause de ce stupide bavardage qui en était la pitoyable continuation

Et v'là que ça continuait encore parce qu'il me faisait des reproches que je ne méritais pas même si j'avais une mémoire redoutable et il craignait le pire à cause de cette mémoire où il n'occupait plus désormais la même place à cause de son bavardage de cet absurde besoin de tout raconter qui avait succédé à la chaleur vibrante d'une érection pleine de jeunesse et d'avenir

Mais cette érection n'avait-elle pas déjà succédé à un mauvais sommeil ? Et qu'est-ce qu'il pouvait faire maintenant pour s'empêcher de subir ce qui allait être la suite de ses confidences ? Sommeil-nudité érection-jeunesse bavardage-témoin

C'était comme ça qu'on pouvait résumer avec des mots ce qui venait de lui arriver croisant mon chemin de vie dans un bien mauvais moment

Je songeais d'un coup à ma mort-oubli

Solange apparut pâle et ébouriffée engoncée dans un vieux manteau de toile

Elle nous reprocha vaguement de l'avoir réveillée alors qu'elle était en train de rêver d'amour et maintenant à cause de notre manque de savoir-vivre elle avait envie de boire ce sacré truc qui la faisait dormir de moins en moins

Elle s'approcha reposant la même question laide et dégoûtante comme elle seule sait l'être si on ne prend pas la précaution d'éviter son regard qui est le début du néant et je m'accrochais désespérément à ce qui me restait de conscience pour ne pas y mettre mes pieds de malchanceux

Elle se servit un verre et l'avala d'un coup

De pâle qu'elle était elle devint rouge et elle se mit à sourire parce que la sensation de bonheur rentrait au bercail exactement comme elle voulait son cœur étant ouvert à tous les vents comme une maison abandonnée ajouta-t-elle

Mais don Arturo ne lui prit pas la main pour la tapoter comme il faisait chaque fois qu'elle parlait de son cœur

Il était paralysé sur la chaise bleue le visage dans l'ombre d'un pot de géraniums et les mains sur les cuisses à plat comme s'il attendait qu'elle en finît avec ce qu'elle avait à dire de trop

Solange se servit un autre verre et déclara après l'avoir vidé qu'elle retournait se coucher

Avant dit don Arturo dont le visage était complètement anéanti par l'ombre va me chercher le Heckler dans la salle à manger

Il faut que je tue ce jeune homme ! — Le lendemain une ambulance vint le chercher pour l'emmener à l'hôpital où il avait accepté de faire examiner le fonctionnement anarchique de son esprit

C'est ce jour-là que je pus constater à quel point Solange savait se servir d'une arme à feu

L'ambulance avait disparu dans un nuage de poussière

Solange avait un visage d'une étonnante dureté et je redoutais d'avoir un jour à y buriner quelque chose de compatible avec notre amitié

Elle regarda l'ambulance s'éloigner et puis elle se retourna vers moi en ricanant

Elle avait l'air d'une folle

Il ne lui manquait plus qu'à se dépoitrailler et à montrer une cuisse mouillée pour ressembler à ce que je savais de la folie des femmes

Un jour on l'enfermerait dans ce genre d'établissements où les hommes tordus d'idées enchevêtrées avec l'impossibilité de les faire exister vous demandent de leur faire des piqûres dans la tête et les femmes conscientes du peu d'éternité qui les fonde à se croire belles et désirables se couchent toutes nues en travers de votre chemin pour vous empêcher de penser à autre chose qu'à elles

Ils venaient d'emmener don Arturo qui avait l'espoir de revenir en parfaite santé pour reprendre le cours de la vie de toute façon dans le même lit de terre ingrate et de feuillages calcinés dans lequel il continuerait de se tortiller comme un ver égaré à la surface d'un cadavre

Don Arturo connaissait bien l'odeur de cette vie et il avait l'intention d'y replonger ses narines ancestrales pour tenter de comprendre ce qui pouvait l'exhaler avec si peu de pitié pour les fragilités de la raison

C'était une odeur disait-il en caressant la crosse animale du Heckler une odeur et rien qu'une odeur

Il n'y avait rien d'autre que cette odeur

Tout le reste n'était qu'une illusion illusion d'optique sensation trompeuse au niveau de la peau bruit qui pouvait être le même pour des choses très différentes et sans rapport entre elles

Même la langue ne pouvait rien reconnaître dans ce qu'il appelait des écarts de langage

Odeur

Il la définirait un jour

Ail

Thym

Pierre

Terre creusée

Pluie de printemps

Il expliquait tout ça à l'ambulancier qui le ficelait sur le brancard en demandant pardon à Dieu de se montrer aussi cruel envers un homme qui avait l'air bon et qui était simplement un peu fou à cause d'un dérèglement de ses sens ce qui arrive de toute façon un jour ou l'autre

Don Arturo m'avait salué avant d'être enfourné comme un pain dans le corps de l'insecte qui allait le digérer un certain temps avant de décider de son sort c'est-à-dire de sa liberté de mouvement

Il regrettait d'avoir songé à me tuer

Il ne discutait pas la nécessité de ma mort

Elle était évidente

Mais il lui était très pénible d'être la source d'une telle pensée qui le rendait indigne d'être un homme

Solange devait penser à cette indignité en regardant l'ambulance disparaître dans la vallée

Et elle ricanait en me regardant

Un froid intense m'a envahi des pieds à la tête quand elle a sorti le Heckler du manteau dans lequel elle était entrée laide et toute nue

Regarde ! — dit-elle

Elle pointa l'arme en direction d'une fenêtre qui était restée ouverte

Elle tira

La détonation me paralysa et déjà elle entrait dans la maison me faisant signe de la suivre en secouant le revolver

J'attendis un moment

J'avais besoin de certitude

J'entrai derrière elle

Nous étions dans la salle à manger

Elle se dirigea tout de suite vers le portrait géant de doña Brigida et me montra l'impact de la balle juste entre les deux yeux

Elle fit claquer sa langue dans sa bouche en signe de fin de la mise au point qui avait commencé avec l'exhibition du revolver dans sa main

Elle venait de tuer doña Brigida

Elle avait sans doute des raisons de le faire

Elle rangea le revolver dans la commode

En refermant doucement le tiroir elle eut l'air songeur et demeura penchée dans cette immobilité où elle était en train de vivre ou de revivre une foule de raisons valables de faire ce qu'elle pouvait faire avec tant de facilité

Voilà ce que je me remémorais en reconduisant Solange aux Alacranes à bord de la Buick qui chavirait notre cœur dans chaque virage

Solange pouvait tuer n'importe qui à cinquante pas d'une balle entre les deux yeux ou en plein cœur exactement comme elle voulait ou dans le bide si elle avait l'intention de vous envoyer la mort lente

Solange était d'une précision redoutable

Elle n'aurait pas besoin de tirer une deuxième balle pour assurer le coup comme moi-même avais brisé le crâne du Chinois une seconde fois faisant preuve d'une approximation regrettable en pareille circonstance

Pablo était avec eux dit-elle soudain

Ce salaud n'a pas été l'dernier

Je frémis

Solange manipulait son sac à main

Sa bouche se tordait comme si elle brisait ainsi les mots qui n'arrivaient pas à sortir du fond de ses poumons

J'ai pas envie de retourner tout de suite à la maison dit-elle en serrant les dents

Amène-moi à l'hôtel

Je paierai ma chambre si tu ne veux pas coucher avec moi

J'ai vraiment pas envie de revoir ce foutu Eugenio qui me rend folle de rage chaque fois qu'il pose les yeux sur moi

Il est arrivé une semaine après le départ de papa oui pas plus d'une semaine avec un baluchon sur l'épaule et des souliers sales mais sales et pas rasé de trois jours des lunettes de soleil dans les cheveux et quelque chose dans la bouche sa langue peut-être qu'il n'arrête pas de mâcher de mâcher en me regardant sans rien dire tout juste me demandant de me pousser un peu si je gêne ou bien où se trouve ce qu'il est en train de chercher et dont il a besoin pour faire quelque chose à quoi je ne m'intéresse pas

La veille on m'avait permis de voir papa et une belle infirmière toute souriante m'avait conduite jusqu'à lui

Il était assis sur un banc de roseau et il parlait plutôt fort à trois ou quatre bonshommes qui n'étaient pas d'accord avec lui

Papa a toujours été fort dans ce genre de conversation je veux dire que personne n'est capable de lui clouer le bec

Tout ce qu'on peut faire s’est gueuler plus fort que lui et c'est justement comme ça qu'un type surmonté d'une tête minuscule tentait d'imposer sa façon de voir

L'infirmière les a tous chassés comme des mouches et papa lui a dit — merci ma sœur — et c'est comme ça que j'ai compris que cette belle femme était une fille du bon Dieu

Elle lui recommanda d'une jolie voix qui était une caresse de ne pas s'énerver de cette manière qui lui faisait beaucoup de mal tellement de mal que s'il continuait il finirait ses jours en cette compagnie qui lui ressemblait si peu cependant

Il était désolé de s'être encore laissé emporter par l'obstination de celui qui avait une tête réduite à cause du rétrécissement incurable de sa cervelle

L'infirmière fit — tsss… tsss… — du bout de la bouche et elle dit qu'il ne fallait pas raconter de méchancetés que c'était écrit dans la Bible et que même si on croyait pas en Dieu ce qui était le cas de papa il fallait craindre les paroles qu'il avait mises dans ce livre terrible

Papa rétorqua qu'en écrivant ce gros volume d'insultes Dieu avait tourné le dos à sa probité de créateur et que par conséquent nous les humains tout ce qu'on pouvait tourner c'était la page

Bien sûr il dépassait les limites et il s'en rendait compte

Il voulait dire un peu et ne pouvait pas s'empêcher de dire beaucoup

L'infirmière lui tapota la joue un peu sèchement je trouve et elle lui dit que de toute façon il ne disait jamais tout

Papa en resta bouche bée mais comme il voulait avoir le dernier mot il dit que c'est peut-être pour ça que l'amour existe

Il voulait parler de l'amour de l'homme pour la femme et vice et versa… mais il ne pouvait pas le faire devant une fille de Dieu qui était un beau morceau de femme mais seulement un morceau et ça ne suffisait pas pour excuser le désir qu'elle lui inspirait

Elle le gifla une bonne fois pour toutes et m'emmena par la main à l'entrée de l'hôpital où elle me demanda poliment de revenir un autre jour

Le lendemain ce cochon d'Eugenio est arrivé

Il avait l'allure d'un vagabond mais je l'ai reconnu tout de suite tu parles

Quand j'étais pas plus grande que ça c'est lui qui me tenait pendant que Pablo me faisait mal avec son machin de diable

Il comptait peut-être en faire autant maintenant que j'avais grandi et qu'il pouvait avoir une queue au moins aussi grande que celle de Pablo

Parce que quand on était gosse il en avait une si petite qu'il en était désespéré et ne voulait jamais me faire ce que Pablo me faisait

Il ne me l'a jamais fait

Ni avant ni maintenant

Il doit toujours souffrir de ce même désespoir malgré les poils sur ses joues et ses muscles qui font peur à les voir se bander comme des machines quand il s'énerve sur quelque chose qui ne veut pas céder

Il dit que papa est enfermé pour toujours

Il veut partager l'héritage

Il est venu pour ça et il est allé voir Pablo qui lui a donné des conseils pour gagner un procès si jamais je m'avisais de lui en faire un

Il dort tout nu dans la salle à manger sur une couverture à même le sol et il boit du vin jusqu'à s'endormir

Ensuite je me couche sur lui et je finis la bouteille

Le matin quand il me voit comme ça toute nue à côté de lui toute chose et câline et prête à lui faire lever son asticot il est tellement en colère qu'il n'arrive pas à me frapper et il va pleurer dans l'atelier et je lui demande s'il ne va pas finir lui aussi par être enfermé pour toujours

Qu'il aille au diable avec sa petite queue de rien du tout ! Ce sera toujours moins grave que ce qui arrive à papa

Mon Dieu ! Comment je vais sortir de là quand ils seront tous morts ? — J'eus un irrésistible haut-le-corps qui me fit faire un dangereux écart sur la route

Visiblement et sans prendre les précautions d'usage elle m'incluait dans le cataclysme qui devait mettre fin à sa vie de femme fatale et inaugurer si c'était encore possible compte tenu de l'immense solitude qui serait alors la sienne une vie moins propice à l'ennui et peut-être même à la misère qui est la seule chose contre laquelle aucun Droit quel qu'il soit d'ordre public ou privé n'a jamais pris de mesures au moins aussi efficaces que peut être la peine capitale quand il s'agit de mettre un terme à une vie de débauche et de crime

J'en étais demeuré sans respiration et quand enfin elle se plongea dans un silence qui me parût définitif je recommençais à me servir de mes poumons ayant ralenti l'allure de la voiture qui me semblait à chaque virage se jeter dans un gouffre mortel

Je ne fis rien qui suscitât de sa part une conversation qui ne pouvait être que la continuation de la précédente

Elle triturait toujours son lourd sac à main tâtant le froid métal à travers la peau de vinyle

Je redoutais une détonation impromptue attentif au sens du canon qui c'était rassurant restait toujours pointé en direction de la portière

Nous arrivâmes enfin à la hauteur du chemin de terre qui monte aux Alacranes

J'arrêtai la voiture un peu braquée plein phare dans le chemin qui tournait à angle droit au niveau du mausolée

La lampe à huile papillotait doucement dans la nuit et le rocher avait toujours l'air sinistre et froid noir monolithe dressé dans le ciel vitreux comme un couteau dans le ventre d'un ennemi

Non ! s'écria-t-elle en secouant son sac à main qui heurta le tableau de bord

Je veux aller à l'hôtel

Je ne t'oblige pas à coucher avec moi ! — Je n'avais aucune raison de coucher avec elle ni surtout de l'amener à l'hôtel où elle ne manquerait pas de faire scandale

Il est trop tard dis-je

Madame Cayetano serait furieuse si elle savait… — Si elle savait quoi ? — Elle me regardait avec ce regard qui est toujours le sien quand elle a l'intention d'avoir raison coûte que coûte

Ce n'est pas raisonnable — balbutiai-je

Elle en convenait ce qui était un progrès notable sur la minute précédente mais elle n'avait aucune envie de revoir ce stupide et famélique Eugenio qui ne l'avait pas encore violée mais dont elle était sûre qu'il savait s'y prendre aussi bien que les autres

Moi évidemment avec ma réputation de femme galante qu'est-ce que je pouvais attendre d'elle ? Elle coucherait dehors au pied du mausolée mais elle ne retournerait pas cette nuit aux Alacranes

Elle descend de la voiture oubliant le sac à main sur le plancher et rajustant ses restes de vêtements la voilà qui s'élance vers le mausolée tout auréolée de la lumière crue des phares de la Buick

Solange ne fais pas l'imbécile ! — C'est justement ce que je ne fais pas ! — Que m'importait après tout qu'elle dormît à la belle étoile ou sur le ventre d'Eugenio

Je reculai la voiture pour la mettre dans le sens de l'hôtel et j'aperçus le sac à main

J'eus d'abord la tentation de l'emporter avec moi

N'avais-je pas résolu de tuer Pablo ? Puis je me ravisai

Je descendis de la voiture avec le sac à main comme un crucifix entre les mains m'avançant sur le chemin à la limite de l'ombre qui me parut impénétrable

Solange avait disparu

Je clignais des yeux pour tenter d'apercevoir son ombre près du mausolée mais elle devait s'être couchée ou bien il n'y avait pas assez de lumière pour la rendre visible

Je ne l'appelai même pas

Je pris de l'élan et avec un cri de rage qui me parut électrique je lançai le sac à main avec son contenu le plus loin possible sur le chemin

Il retomba avec un bruit sourd

Je le cherchai des yeux mais ne le trouvai pas

Je l'avais lancé loin ou bien il était parti se perdre dans le ravin ou de l'autre côté dans le fossé qui n'était autre qu'un gouffre d'ombres et de bruits inquiétants

Je haussai les épaules ne pouvant juger ni de ma force ni de mon adresse et m'ayant raclé la gorge je criai presque : — J'ai lancé ton sac en l'air ! — ce qui à mes yeux expliquait tout

Je retournai à la voiture et remis le moteur en route

Malgré le bruit du moteur mon cerveau enregistra les pas qui redescendaient sur le chemin

Je m'attendais à la voir apparaître piteuse et consentante avec son minable sac à main sous le bras

Mais ce n'était pas elle

C'était Eugenio qui s'était juste un peu avancé dans la lumière pour que je puisse le voir

Il secoua le sac pour me signifier qu'il l'avait trouvé

Merci monsieur ! — dit-il enfin

Il pivota et de nouveau l'ombre s'abattit sur lui

J'attendis un moment dans l'espoir d'apercevoir au moins leurs silhouettes à un certain angle du chemin où le ciel pouvait servir d'écran

Ils y parurent en effet au bout de quelques minutes marchant lentement l'un derrière l'autre Solange devant comme une somnambule traînant les pieds et Eugenio juste derrière elle vif sur ses longues jambes qui coupaient le peu de lumière

Puis ils disparurent

Je demeurais un long moment les mains sur le volant à écouter le ronronnement du moteur

J'avais presque oublié que j'étais un assassin

Je descendis encore de la voiture et ouvris le coffre à l'arrière

Le tison s'était réfugié sous la moquette

J'avisai le talus une fente dans le schiste dur et j'y glissai le tison qui me sembla couler le long d'une pente et finalement heurter une surface presque métallique qui lui rendit son écho de ferraille

Mon cœur battait la chamade

Je me remis au volant et un quart d'heure plus tard j'entrai dans le salon de réception de l'hôtel où Pablo était en train de téléphoner à voix basse

Il avait entortillé un mouchoir autour de sa main droite qui semblait saigner

En me voyant il pressa le combiné du téléphone contre son ventre et m'expliqua ou me chuchota en guise d'explication : — Je m'suis bagarré avec Eugenio ! Je l'ai là au bout du fil

On continue de s'expliquer quoi ! — Il se remit à parler dans le téléphone

C'était en effet beaucoup moins dangereux

La nuit finissait

Je ne sais pas si c'est à ce moment que j'ai commencé à deviner le jour

Il est fort probable que non car ma mémoire persiste à se souvenir de la nuit pour situer ce qui suit

Plus loin je relaterai aussi précisément que possible la minute qui entoure la mort de Pablo et ma mémoire y trouvera la nuit comme décor propice à sa victoire sur l'oubli

J'ai tenté de décrire toute cette nuit qui si je me souviens bien fut celle du 17 au 18 août 199

depuis mon abandon sinistre aux yeux de la populace un peu vermine quand il s'agit de s'amuser jusqu'à ce moment où je me retrouve dans le dos de l'homme que je veux tuer pour l'enlever physiquement à l'amour aveugle de l'homme que j'aime

Mais je suis sans arme

J'ai eu entre les mains pour l'avoir volé le très beau Luger de Pablo mais il était maintenant entre les mains de mon ami marocain qui avait autant de raisons que moi de s'en servir contre Pablo

Et puis j'avais à peine touché le magnifique Heckler qu'Eugenio caressait peut-être en ce moment parlant au téléphone avec Pablo et songeant à le tuer d'une balle dans le dos

Pablo va mourir dans une heure

La balle va traverser son dos entre deux côtes à peine effleurées puis briser en morceaux l'aorte déchirer un peu le poumon ricocher sur une côte et la trajectoire ainsi modifiée emporter avec elle le sternum et l'éparpiller dans l'air qu'elle traverse avec un bruit de ferraille qui ne trace plus qui voltige tournoyante jusque dans la boiserie d'où une main l'extraira sans difficulté pour la soumettre à des analyses savantes qui raconteront l'histoire précise de cette balle

Sera-ce une balle du Luger ou du Heckler ? Une autre balle ? En tout cas c'est comme ça que Pablo va mourir dans une heure et il est là sur le comptoir de la réception chuchotant ses raisons à celui qui est peut-être son assassin

Et moi qu'est-ce que je fais pendant ce temps ? Je regarde dans la nuit pour y trouver des raisons de regarder à travers la croisée où se reflète la présence de Pablo qui semble touché par quelque chose qui m'échappe

Si je pouvais savoir exactement ce qui motiverait mon ami marocain pour anéantir la vie de l'amant de sa femme il est vrai que je ne sais rien de ce qui pourrait inspirer la même mort au triste Eugenio

Pendant une heure je ne vais pas cesser de penser à Eugenio et à Solange je vais chercher on le verra plus loin des raisons valables de tuer Pablo dans le peu de choses que je sais à leur sujet

Songeons au Chinois qu'on examine sans doute en ce moment

Qui avait assez de raisons pour désirer sa mort ? Moi bien sûr mais encore faut-il les trouver ces raisons et les associer à la mort du Chinois pour que tout s'explique

Au lieu de ça on trouve un cadavre de Chinois avec le crâne fracassé par les coups d'une arme qui a disparu que l'assassin a emporté avec lui qu'on retrouvera peut-être à la faveur d'un hasard dont on mesure la mince probabilité

Mais sait-on jamais ? On interroge Adriana elle répond par des hurlements on se pose des questions au sujet des chaînes des fouets des étaux etc.

elle dit que ça ne regarde personne que c'est sa vie privée etc.

on la soupçonne mais sans acharnement imaginant mal où elle aurait pu trouver assez de force pour briser un crâne avec autant de facilité

Elle doit bien savoir quelque chose

Pourquoi toujours songer au règlement de compte quand un voyou est liquidé comme une mauvaise affaire ? Avait-elle un autre amant un type jaloux qui a perdu la tête en voyant cet attirail de bourreau et se l'imaginant l'espace de quelques secondes hurlant de douleur dans cette mécanique de cuir et d'acier qu'elle ne méritait pas

Est-ce que son anorexie explique au moins une partie du problème posé à la justice par cette mort d'homme ? Elle a si peu le goût de vivre

J'ai du mal à me la rappeler

Mes yeux essaient de former son image sur la vitre à peine transparente qui reste noire

J'ai peut-être vu un reflet rouge de ses cheveux

Pourquoi ai-je tué ce foutu Chinois ? Qu'est-ce qui s'est passé dans mon cerveau ? Je ne suis pas malade

De quoi puis-je me souvenir ? Son corps maigre et long étroit et nu froid tellement froid et cet être qui aime sa douleur qui ricane dans un rêve où elle est en train de lui parler de la douleur qu'il calcule pour elle

Est-ce que j'ai voulu mettre fin à cette torture ? Pour quelles raisons ? Pourquoi a-t-elle fait preuve de sang-froid au lieu de crier de terreur dans la nuit qu'elle avait réveillée pour que je m'y noie océan de vérités judiciaires pour pétrir de l'homme avec de l'homme devenu le pain de l'homme en toute justice ? Mais n'avait-elle pas crié ? Non elle avait attendu que je me fusse éloigné des lieux du crime de la natte posée par terre qui sentait les pieds du Chinois de la mezzanine éclairée par la lueur tremblante d'une lampe de poche le long salon qui tournait de chaque côté de l'escalier en courbes symétriques qui se rejoignaient peut-être derrière la maison

Qui avait-elle réveillé ? Giovanna ne pouvait pas la consoler

Qui la préviendrait dans l'hôtel de luxe où elle s'ennuyait d'être la femme de tout le monde ? Penser à Giovanna penser au peu d'amour que son cœur doit à l'homme sa dette n'est pas si grande qu'elle le dit

Pourquoi cherche-t-elle à se noyer au niveau du divertissement ? Que se passe-t-il dans la tête d'un être humain qui commence à songer avec méthode et même avec précision à la fin de son existence qui ne donne pas de sens à la vie ? Une biologie exécrable est à découvrir derrière les connexions et les gènes

Un laboratoire de l'horreur est à créer pour se coltiner avec l'idée de Dieu sans préjuger de sa voix

Ce sont des tumeurs microscopiques

Nous n'avons plus la bonne vibration à notre disposition

C'est une longueur impossible à chiffrer

L'homme est en train de disparaître dans l'homme

Et il ne reste plus rien de la femme

La nuit est devenue ma seconde existence

Je ne me double pas d'un être nocturne

La nuit je change je deviens donc obscur pour le jour et le contraire n'est pas vérifiable

Je tremble un peu

Pablo s'énerve dans le téléphone

Il colle sa bouche dans le micro

Il ne veut réveiller personne

Mais il dira ce qu'il a à dire

C'est si peu dangereux

À moins que l'assassin ait déjà décidé de le tuer

Il l'écoute patiemment il supporte ses insultes il fait face à l'injustice de ses jugements et il caresse la crosse du Luger ou du Heckler il songe à son imprudence il sait que toute sa vie future va entrer d'un coup dans le présent en même temps que la mort va éterniser ce fils de pute ce fils de rebelle ce fils de pierre qu'aucune insulte n'atteint au cœur cette moitié d'homme qui tourne le dos sans vergogne à sa moitié de dieu qu'il ne respecte plus depuis que sa volonté de puissance a mis en jeu le dernier rêve d'amour

L'humanité est une ignominie


Chant XIV

Les témoins

 

Avant que Pablo ne meure et pour être complet et véridique il faut que je mentionne le dernier des faits qui me paraît important pour éclairer ce qu'on appellera plus tard le double meurtre de Polopos et qui restera dans la chronique locale la plus importante affaire criminelle après bien sûr l'assassinat du comte d'Orgaz mais ceci est une autre histoire

Pour en revenir à Polopos je dois rapporter mot pour mot le témoignage de Celesto

On s'étonnera de le voir paraître à ce moment du récit mais avec ce genre de personnages il faut s'attendre à tout au pire bien sûr puisqu'il est inclus dans la définition de son être mais aussi avouons-le sans grimace au meilleur

Après avoir laissé Eugenio et Solange dans l'ombre de leur chemin (le témoignage de Celesto est en fait inclus dans le mien mais je jure de n'en point modifier aucune virgule) mon attention a été attirée par une lueur qui ne quittait pas le rétroviseur

Au début il m'était difficile de me rendre compte que cette lueur se rapprochait de moi car elle demeurait toujours de la même dimension circulaire mais sans la netteté d'un disque une sorte de tache au fond de l'œil et je ne lui ai accordé que de vagues clins d'œil où l'indiscrétion ni l'attention n'étaient engagées

Je l'avais donc oubliée depuis un bon moment et j'étais plongé dans de vagues réflexions qui me ramenaient toujours au même point : la mort de Pablo quand je perçus enfin le bourdonnement essoufflé de la moto de Celesto

La vitesse de la Buick étant à peine inférieure à celle de la moto il allait mettre des heures avant de me dépasser si telle était son intention

Le temps d'un éclair le corps nu de Lidia m'apparut et je le chassai de ma pensée en m'occupant à ralentir le véhicule sans gêner dangereusement le motard

Il commença à me dépasser faisant ronfler son moteur à la limite de la rupture et comme je ralentissais encore il se mit à rouler de front si bien que je pus observer son visage et entendre ce qu'il me disait : — Arrête donc ce char au nom du ciel ! Il faut que je te parle ! — Il n'y avait aucune inquiétude sur son visage aucune rage aucun désespoir

Il avait l'air simplement découragé et content qu'il le fût j'arrêtai la Buick au milieu de la chaussée

Il me dépassa d'un coup et stoppa sa moto dans les phares de la Buick

Il avait cet air de lassitude de quelqu'un qui cherchait une solution à un problème dont il espérait encore qu'il n'en fût pas un

Je ne sortis pas de la voiture

Je posai mon avant-bras sur la portière et me mis à tripoter le rétroviseur

Il approcha sans rien dire puis se planta un peu gauche à un mètre devant la Buick

Où est donc Lidia ? — dit-il en clignant des yeux

Ne reste donc pas dans la lumière ! — En disant cela je venais d'éviter de répondre à une question pour laquelle je n'avais pas préparer de réponse

Qu'as-tu donc fait d'Elisa ? — dis-je aussitôt pour l'embarrasser à mon tour

Il secoua la tête en émettant un soupir qui en disait long sur son découragement et il s'approcha jusqu'à la portière où je passai la tête pour lui donner à voir mon propre visage qui respirait une étrange mais sûre santé

J'croyais qu'ils t'avaient piqué la Buick et le type m'a dit en me tapant dessus qu'elle était à lui et doña Cecilia est arrivée pour me traiter de cul terreux

Vous n'étiez plus dans la Buick ni toi ni Lidia

Elisa était morte de rire et Camilla se tapait sur les cuisses en faisant craquer son nez

Qu'est-ce que je pouvais répondre à doña Cecilia hein ? J'savais bien que la voiture n'était pas à toi ! Et sur le coup j'ai cru que tu l'avais volée et j'avais vraiment pas envie que ce type me pose la question tu sais laquelle ? Je me mordais les doigts d'avoir cherché à défendre ton bien

Mais enfin heureusement vous aviez pris la poudre d'escampette

Le type ouvre la portière il se met à fouiller sur un siège et il montre à Cecilia ton pantalon et il dit : — Lorenzo mon ami Lorenzo ! — Je suis soulagé d'un coup

Tu es son ami

Il est l'ami de doña Cecilia

Donc doña Cecilia est un peu ton amie et comme je ne te dois rien et que c'est réciproque je me dis que l'orage est passé

Doña Cecilia rit de bon cœur et elle montre la robe de Lidia et le type fait une grimace pour dire qu'il ne sait pas à qui elle est

Je ne peux pas le dire non plus et j'imagine que vous avez sauté à poil dans l'eau et je regarde sur la grève des fois que vous seriez en train de vous éclipser derrière une épave ou un rocher

En tout cas vous êtes tout nus dans la nature et le type fait un paquet avec vos vêtements et il me demande s'il peut me les confier

Elisa arrive à ce moment et elle dit qu'elle va s'en occuper que c'est un malentendu et que s'il faut faire des excuses et bien elle les a faites à la place de Lorenzo et de Lidia

Doña Cecilia on dirait qu'elle ne veut pas qu'on voie son visage qu'elle cache dans un foulard mais c'était bien doña Cecilia j'en suis sûr parce que quand Elisa lui a fait — je m'excuse doña Cecilia — doña Cecilia a secoué sa main comme si elle était agacée qu'on s'excuse pour pas grand-chose d'autant que sa pudeur n'avait pas été outragée

Le type me dit — Lorenzo vous a chargé de surveiller la voiture — et je lui réponds — en quelque sorte oui — et le type dit qu'avec toi il ne faut jamais chercher à comprendre

Doña Cecilia a l'air de bonne humeur

Si elle ne se cachait pas dans le foulard on verrait à quel point elle est heureuse d'être avec ce type qui est ton ami

Et puis voilà que s'amène Pablo dans sa camionnette qui fait un bruit d'enfer

Il amène avec lui une femme qui n'arrête pas de pleurer

C'est une belle Orientale et son visage est tout barbouillé de maquillage qui se mélange à ses larmes

Histoire de riches mon vieux que je me dis

Gare ton cul sinon c'est toi qui va te faire lonlaire

Ce salaud ce salaud — n'arrête pas de répéter Pablo en amenant la femme qui pleure

Et qui je vois dans la camionnette ? Le joli petit minois d'Anita qui pointe son museau de chatte dans un brin de lumière qui ne fait pas que l'avantager mon vieux ! Elle me détruit chaque fois que je la regarde

Je l'aime bien cette gosse moi

Pablo laisse la femme pleurer comme ça en plein milieu et il va vers le type qui fait un pas et se penche pour écouter ce que Pablo lui dit sans que j'entende rien

Mon vieux le type se redresse d'un coup et se met à marcher vers la camionnette en gueulant dans sa langue maternelle il ouvre la portière et il sort la pauvre petite Anita sans la ménager et elle se casse la gueule à ses pieds

Bien sûr elle l'insulte

Je vois le moment où il va lui foutre un coup de pied dans la gueule et je mets la main sur mon couteau

Mais Pablo revient vers la camionnette relève Anita qui se réfugie derrière lui pendant que le type l'engueule comme si elle lui avait tué sa mère

Doña Cecilia ne dit rien mais on voit bien qu'elle n'a plus cet air heureux qu'elle avait tout à l'heure en parlant gentiment comme ça avec le type qui ne lui voulait que du bien

La femme qui pleure se met à parler en pleurant

Le type s'approche d'elle et se met à la câliner

Tu me croiras si tu veux mais elle saigne de la bouche

Moi je me dis qu'elle s'est battue avec Anita qui a tort de s'amuser avec les riches un jour ils lui feront payer ses insolences et elle ira se faire soigner chez les fous

Mais ça ne doit pas être ça non plus parce que la femme qui pleure s'en prend maintenant à doña Cecilia qui ne bronche pas qui encaisse un discours qui ne doit pas laisser passer grand-chose de ce que l'orientale veut lui dire pour lui apprendre à vivre

Le type l'a laissée tomber

Il s'est reculé et maintenant il est à égale distance de l'Orientale et de doña Cecilia qui se cache toujours dans son foulard

Pablo est un peu à l'écart de ce triangle où je sens qu'il va se passer quelque chose d'important pour eux tous

Dans le dos de Pablo Anita est en train d'arranger ses cheveux

Elle ne les regarde pas

Mais j'ai envie de m'approcher pour entendre tout ce qu'ils disent mais Elisa me demande où vous avez bien pu passer tous les deux toi et Lidia

Ils sont à poil quelque part par là — et je lui montre la grève et la plage de galets derrière et les vaguelettes qui font des lisières sur le rivage

Elle cligne des yeux pour essayer de vous apercevoir dans l'ombre mais il n'y a rien à faire

Et puis c'est ici qu'il se passe des choses importantes

L'Orientale a fini de parler

Doña Cecilia n'a rien dit

Le type non plus

Pablo s'approche d'eux

Anita se retrouve toute seule et un rayon de lumière éclaire ses beaux cheveux

Que dit Pablo à doña Cecilia ? Je n'en sais rien

Je ne sais pas lire sur les lèvres

Alors une autre voiture s'amène

Elle s'arrête fait des appels de phares qui projettent par intermittence leurs ombres gigantesques sur les parois

Puis un type en sort les mains dans les poches

Il est maigre les yeux caves et il n'arrête pas de remuer les doigts au bout de ses bras ballants

Doña Cecilia lui dit quelque chose et il se met à sautiller sur ses pieds comme s'il voulait montrer son impatience

Il a l'air d'un fou

Pablo lui fait signe de s'en aller

J'entends : — On n'a pas besoin de toi ici ! — et le type maigre et fou lui répond que tout le monde a besoin de tout le monde autrement la terre ne serait pas si ronde ou quelque chose comme ça qui a l'air d'une complainte de gosse tu vois

Je te dis qu'il est fou

Et je n'ai pas fini de le dire que deux autres types aussi maigres que lui sortent de la voiture pour arranger les choses ou voir comment le temps va se gâter

Alors le premier type celui qui était heureux avec doña Cecilia met en route le moteur de la Buick qui a du mal à démarrer à cause de l'humidité

Il fait presque froid à cause de cette humidité

Il fait signe à doña Cecilia de monter avec lui et il dit quelque chose à Pablo et Pablo monte dans sa camionnette avec Anita et on entend le bruit des portières les moteurs ronflent et les voilà tous partis

C'est comme ça que ça s'est passé

On se retrouvait sans voiture et toi et Lidia vous vous baladiez à poil quelque part dans l'ombre en attendant que ça passe

C'était passé et Elisa s'est approchée du quai à l'endroit où était garée la Buick et elle s'est penchée en vous appelant mais rien

Vous étiez en train de vous donner du bon temps sans vous faire du mouron ni pour les vêtements ni pour la voiture

Il n'y avait plus qu'à vous attendre

Vous appelleriez et Elisa se ramènerait avec les vêtements

À cette heure-ci on était bon pour rentrer à pied ou coucher sur la plage

On est là chez Camilla à boire un peu plus que de raison et à crédit parce que Elisa n'ose pas fouiller dans ta chemise quand la Buick se ramène avec les deux amoureux à son bord

Elle s'arrête exactement à la même place mais dans l'autre sens

As-tu remarqué qu'elle était dans l'autre sens ? Je parierais que tu n'y as vu que du feu

Tu ne m'as pas dit où tu as largué Lidia

Je ne sais même pas où est Elisa

Je suis dans la merde tiens

C'est à cause de Camilla cette névrosée

Elle a voulu à tout prix coucher avec moi

Qu'elle se démerde ! — disait-elle en parlant d'Elisa qui est restée sur la terrasse du Café dans le noir parce que Camilla ne voulait pas laisser une lumière

Tu sais à quel point elle est avare

Et Elisa est restée sur la terrasse à vous attendre

Doña Cecilia et le type étaient assis dans la Buick et ils regardaient les bateaux dans le port sans se parler

On est resté un moment à les observer de la fenêtre de la chambre de Camilla jusqu'à ce que doña Cecilia sorte de la voiture

Elle est sortie de la voiture sans rien dire et elle est allée au bout du quai

Elle a descendu l'escalier elle a disparu pendant un moment et puis on l'a vue sur la grève titubant dans la vase entre les épaves et ensuite sur les galets et puis l'ombre est devenue tellement épaisse qu'on n'a pas bien vu où elle allait si elle continuait son chemin sur le rivage vers le bout de la plage ou si elle avait contourné les épaves pour aller à la pointe de la rade

Camilla était tout excitée

Ça la rendait folle ces histoires qu'on ne peut pas comprendre et qui pourtant ont un sens puisqu'on les a vécues

Elle a éteint la lumière et elle est devenue folle comme ça lui arrive chaque fois qu'elle a passé une longue journée

Un peu plus tard je suis descendu pour voir Elisa et lui ouvrir la porte sans demander l'avis de Camilla qui de toute façon dormait comme une souche

Elisa n'était plus là

Les vêtements non plus

Je suis allé jeter un coup d'œil dans la Buick où il n'y avait personne non plus

Le type avait sans doute suivi doña Cecilia

Et Elisa ? Je n'en sais foutre rien

Je l'ai appelée sur le port sur la plage dans les rues derrière chez Camilla sans autre résultat que de faire rougir un mange-saucisses qui voulait me casser le crâne parce que j'étais le plus dégoûtant ivrogne qu'il avait jamais vu

Etc.

On trouverait le corps de Lidia le lendemain matin

Il serait soigneusement enfoui dans une fente de la roche tassé au fond de cette fente et recouvert de galets et de sable qui feraient office de bouchon

Mais ces galets et ce sable un promeneur attentif les verrait transportés poussés dans la pente par des crabes méticuleux et acharnés une quantité impressionnante de crabes de différentes espèces auxquels s'ajouterait le vol de reconnaissance de milliers de mouches

Des mouettes se montreraient plus distantes moins affirmatives

Le promeneur les effraierait à peine en s'approchant du rocher

Il secouerait sa main pour chasser les mouches il toucherait le dos des crabes qui ne s'inquiéteraient pas de sa présence occupés à déménager un maximum de galets à creuser le sable sous les galets qui rouleraient en bas de la pente

Le promeneur enfoncerait son bâton de promeneur dans les galets

Le bâton s'enfoncerait sans résistance et puis il s'arrêterait sur quelque chose de mou et le promeneur se demanderait sans y croire s'il ne serait pas en train de mettre à jour une horrible histoire dont la victime serait là presque sous ses yeux enfoncée dans la pierre comme un chiffon indésirable la bouche pleine de sable et de galets et le corps déjà ouvert par des milliers de pinces excitées

Il ne pousserait pas plus loin ses investigations et il en parlerait à la police qui le croirait parce qu'il aurait une bonne tête de type honnête qui ne veut pas se tromper ni surtout tromper les autres et encore moins les autorités

Il faudrait dix jours à ces autorités pour faire le lien entre ce cadavre qu'on sortirait par morceaux écœurants de la fente puante où les crabes continueraient de le harceler et de pénétrer dans ses chairs visqueuses et la disparition de Lidia signalée par sa mère trois jours après que doña Cecilia l'ait assassinée sans raison apparente et en ma présence avant d'être elle-même lâchement abattue dans la chambre qu'elle occupait depuis son enfance

L'instruction judiciaire révélera un peu tard que c'est la même arme qui tuera Pablo dans le salon de l'hôtel

Il n'y avait qu'un seul et même assassin

Il était l'unique relation que l'on pouvait mettre à jour entre Pablo et doña Cecilia

Quant aux meurtres qui passèrent pour barbares et terrifiants de Gu le sorcier (doute) et de Lidia la prostituée (certitude) ils attirèrent moins l'attention supposition faite que leurs meurtriers ne devaient pas avoir une personnalité hors du commun ce qui était forcément le cas de l'assassin de Pablo et de doña Cecilia

La vérité judiciaire mit du temps à se former et elle ne recouvra jamais la réalité des faits ceux-ci ne s'expliquant pas entre eux comme c'est toujours le cas quand la réalité est saisie tout entière

Il fallut se contenter de ce que les juges avaient un peu romancé à leur manière

Le prévenu était-il coupable ? Peut-être dit la réalité

Non dit la justice

Et on retourne chercher un autre équilibre des forces dans cette entropie en phase finale

En fait le prévenu était bien l'assassin mais cela j'étais seul à pouvoir le prouver

Mais j'étais entré dans la souffrance comme on va pouvoir le constater dans les pages qui suivent et qui n'expliquent rien d'autre que cette souffrance

C'est que je ne voulais pas perdre le peu d'amour

Il y avait si peu d'amour dans ma vie et rien dans mon imagination pour en inventer de plus purs

Et puis je n'étais rien pour le monde pas même utile au moins un jour par an peut-être serviteur mais pas plus que beaucoup d'autres

Le lecteur veut connaître la solution de l'énigme ? Qui est l'assassin ? C'est tout ce que lui a inspiré la lecture de ce livre ? Alors je n'ai pas atteint mon but qui n'est pas la vérité vous l'avez deviné

Que m'importe de connaître l'identité de l'assassin ! Cette identité est la solution d'une énigme judiciaire et c'est vrai que j'ai donné tous les éléments nécessaires à sa découverte

C'est déjà bien

On raisonnera ensemble plus loin et on tombera d'accord sur le nom qui brûle les lèvres en ce moment même sans qu'on soit bien sûr d'avoir raison

Manquerait-il quelque chose d'essentiel du point de vue judiciaire veux-je dire ? Non

Tout est là

Il suffit de réfléchir

C'est tout ce qu'il suffit de faire maintenant

S'arrêter de lire et réfléchir

Relire peut-être si l'on ne craint pas de perdre patience

Sauter des pages jusqu'à la dernière où le nom de l'assassin est écrit en grosses lettres fluorescentes

On peut faire ce qu'on veut si on n'a pas compris l'importance que je voudrais donner à ma terreur d'homme vaincu par l'étonnante probabilité qu'il y ait un assassin parmi nous et que ce soit justement celui de Pablo et de doña Cecilia bien des années après ce terrible forfait qui nous laissa dans l'angoisse et la misère de nos raisonnements bien inutiles bavardages probables entre quatre murs le nez à la fenêtre de temps en temps

Est-ce que tu es en train de lire ce livre ? Tu es le seul pour l'instant à comprendre vraiment

Où cours-tu ? De quel côté du monde as-tu caché la honte de n'être plus un homme comme les autres ? Ne me dis pas que tu n'as pas honte ! Non tel que je te connais ça fait longtemps que tu crèves de honte

C'est là ton seul désespoir

À cause de l'orgueil

De trop d'orgueil

Moins d'orgueil aurait éteint le feu qui couvait

Mais j'ai interrompu le récit de Celesto bien inutilement (pardon) : — C'est alors que j'ai eu l'idée de chouraver cette moto

Elle était toute chaude appuyée contre un mur et je l'ai poussée jusqu'au bas de la rue moteur éteint et je suis arrivé au port sur son dos

J'ai attendu d'être sur la plage pour la mettre en route et j'ai fini par allumer le phare

Je suis arrivé jusqu'à cette roche qui sert de plongeoir quand on n'a pas peur de risquer de se fendre le crâne après les vagues

Rien

Et c'est au retour que je l'ai vu briller dans le sable

D'abord j'ai cru que c'était une bouteille

Je voulais simplement l'éviter mais en approchant j'ai compris ce que c'était

Un magnifique Browning noir et argent une perle rare

Bon dieu j'ai valsé avec la bécane et je me suis retrouvé le nez par-terre à fureter dans le sable pour mettre la main dessus

J'en bavais et je me suis mis à rire et enfin j'ai touché sa crosse et ni une ni deux je me suis retrouvé sur la moto mais coupant à travers champ et j'ai roulé un bon moment avant de m'arrêter pour la regarder

Bon c'est pas important pour ce qui est d'Elisa et de Lidia

Elles rentreront bien se faire lessiver par la vieille parce que je vais lui expliquer moi à la vieille comment elles m'ont joué un sale tour à se cacher l'une derrière l'autre jusqu'à ce que je ne voie plus ni l'une ni l'autre

Elle saura bien me comprendre et leur piquer tout leur pognon pour leur apprendre à vivre

C'est comme ça qu'elle fait la vieille pour régler ses comptes

Elle pique le pognon et elle te laisse tout nu pour que tout le monde te voie et voie bien qu'elle est plus forte que toi ce qui explique tout qu'elle soit pleine aux as et que toi t'aies besoin d'elle pour bouffer et te nipper un peu

Dis Lorenzo comment ça se fait que t'es pas à poil ? Ya un truc que j'comprends pas

Tu les as trouvées où tes fripes ? C'est Elisa qui te les a données

Tu l'as vue alors quand tu es revenu ? Ou c'est elle qui vous a trouvés ? Où vous a-t-elle trouvés ? Et pourquoi tu les as laissées tomber ? Vous vous êtes bien foutus de ma gueule tous les trois

Tiens regarde ! — Il me montra alors l'objet de son délire car le pauvre n'en croyait pas ses yeux

Il avait entre les mains un beau spécimen de la collection Browning

Je ne bronchai pas

C'était l'arme qui avait emporté la tête de Lidia et Celesto la tenait dans ses mains comme un gosse qui jouerait avec un poussin ou une souris blanche

Le problème c'est qu'il est vide dit Celesto

Ne crois pas que je compte m'en servir ni même le montrer

Avec tous les jaloux qui pourraient jaser

Non j'aimerais simplement l'avoir avec moi comme ça pour l'avoir

Mais qu'est-ce que ça te donne comme sensation un feu sans flamme hein ? T'as l'impression de posséder une belle chose

Ce serait comme la photo d'une femme quoi

Tu vois bien à quoi elle ressemble mais tu peux pas te faire une idée de sa façon d'aimer le faire avec toi si tu vois ce que je veux dire

Il voulait des flammes

J'en avais

Enfin je pouvais en avoir

Moi aussi je volais de temps en temps

Pour rien ? Certes non

Pas pour rien

Pour quelque chose

Faudra que je m'arrange avec Lidia hein ? — Non

Pas de sexe

Pas de drogue

Je veux un échange clair

Mon silence et mes flammes contre un petit service

Ton silence ? — fit Celesto qui ne comprenait pas

Bien oui mon silence

Il comprend enfin

Il est soulagé

— Garde-le bien au chaud chez toi dans un endroit secret hein Celesto ? Je te trouverai des munitions

— Promis

On se serre la main

Il remonte sur sa moto et s'éloigne en secouant la main

Je secoue la mienne

En regardant Pablo au téléphone et sans songer une seconde à son interlocuteur je revois cette misérable main secouée avec l'impression d'avoir fait une bonne action

Quelle absurdité de tenter de donner un autre sens à la mort de Lidia ! Quelque ragot plus crédible

On verrait mieux Celesto dans le rôle de son assassin

Le Browning ? Comment se trouve-t-il dans ses mains ? Il y a un registre quelque part sur lequel le nom de Cecilia figure en face de l'immatriculation de l'arme

Ne jamais tuer avec un revolver

C'est le principe de base

Ne jamais rien calculer en fonction d'un revolver

C'est si pratique pourtant

Si facile de viser

J'aurais pu demander à Celesto de me confier le sien

Non

Ne pas tuer Pablo

Ne pas le tuer avec le revolver de Cecilia

Comment le tuer ? Je veux le tuer

Il a fichu ma vie en l'air

Je peux perdre la tête à tout moment

Ai-je tué le Chinois ? Je ne crois pas

Je l'ai simplement un peu amoché

Il s'en tirera

Il questionnera Adriana

Il la torturera et elle aimera cette torture

Pourquoi aime-t-on être torturé ? Une approche de la mort ? Je ne pense pas

C'est pour faire peur à l'autre

Elle veut tout savoir de la peur du Chinois

Mais dans quel but ? Quel plaisir trouve-t-on à toucher du doigt ce qui est douloureux dans le cœur des autres ? Et pourtant on le fait

Maniaco-dépressif

Qu'est-ce qui ferait mal très mal dans le cœur de Pablo ? Je ne suis même pas capable de le dire

J'ai tourné en rond et je ne sais même pas qu'il va mourir dans dix minutes

Le cœur va saigner sans rien révéler de sa douleur

Il ne va pas souffrir

Il va simplement mourir en se demandant à peine ce qui lui arrive

Ce n'est pas le cas de Cecilia

Quelqu'un sait exactement comment la faire souffrir

Maniaco-dépressif

Cet inconnu sait tout de la douleur de Cecilia et rien de celle de Pablo

Et il les a tués tous les deux

Pablo est en train de téléphoner et Cecilia est déjà morte

Elle a souffert avant de mourir

Maintenant l'assassin a dans l'idée de tuer Pablo

Il se fiche complètement de la souffrance de Pablo

Ce qu'il veut c'est le tuer

Un point c'est tout

Mais pourquoi s'est-il acharné sur la douleur de Cecilia ? Méritait-elle la douleur avant de mourir selon l'opinion de l'assassin ? Il ne s'expliquera jamais sur ce point

On ne lui posera même pas la question

La justice n'est pas entre de bonnes mains


Chant XV

Futur accompli

 

Voir Pablo mort étendu à plat ventre sur le pavé froid de l'hôtel la bouche saignante l'œil (un seul) regardant la flaque à peine sonore maintenant qu'il a vraiment cessé de vivre

Il a ses deux bras enfouis tout entiers sous son corps dont le poids semble avoir augmenté

Il prend la sauterelle ou quoi !

Ses jambes noires et trapues elles vont s'élever au-dessus des dalles froides et veinées de la chaleur qui s'éteint doucement

Maintenant que son cœur ne bat plus dans la poitrine noire qu'il a donnée à la balle qui l'a traversée et qui s'est perdue dans le cuir d'une chaise ou dans la boiserie à odeur d'abeille et de femme dont le mur renvoie les reliefs comme un miroir exact de ce qui vient de se passer

J'ai froid

Je ne tremble pas

C'est ma peau qui se tend sur ma chair paralysée

Et je continue de voir Pablo mort nu traversé d'une balle dont l'acier scintille peut-être dans les bas-reliefs que des mains ont patinés à ma place

Je ne peux pas regarder la saynète dans le bois sculpté mais je la vois au fond de mon regard ouvert comme la porte de ma conscience sur le jardin mort nu percé d'acier de Pablo qui est entré dans la mort à plat ventre bouche giclante de sang et le lapant par crispation inévitable — un seul œil tourné vers le spectacle de lui-même donnant sa mort pour exemple de sa non-existence

Voir Pablo immobile comme un galet dans l'eau qui court

Le voir une dernière fois ne plus bouger et donner signe d'inexistence

Et avoir froid

Ne pas oser crier parce que le cri est celui de la femme qui dort s'accroche au rêve et ne veut pas se réveiller

Le coup de feu a quel âge maintenant ? Je suis incapable de le situer dans le passé immobile qui l'a arraché à la mémoire

C'était il y a peu de temps ou bien il n'y a plus de temps quand ça arrive la bite dans la gueule veloutée au charme de forêt de la servante au grand cœur qui mesure avec la langue avec les dents se souvenant de ce qui ne s'est pas passé recommençant depuis le début de la courbe léchant le long de la veine qui bat yeux fermés pour mieux voir doigts parcourant toutes les formes qui lui rappellent sa nature de femme

On s'est croisé pour la nième fois dans le couloir où s'approche la fraîcheur de la nuit

J'ai avancé sur la longueur de trois arcades

Il y en a sept

Et je me suis arrêté en lui demandant de me donner son amour comme on donne un coup de couteau

Elle a ri en pensant que je souhaitais la vérité

Ri pensant que je ne savais pas mentir

Extirpant le couteau de sa langue de vipère née pour tromper les sens

Elle est venue à ma rencontre parcourant la différence d'arcades où la fraîcheur de la nuit qui commence installe ses cris d'oiseaux et ses ruptures d'insectes

Et je prends les bras la joue les jambes je soulève les jambes caresse le genou cherche les ouvertures force la courbure exagérée de son ventre me retient à ses épaules

Et elle prend mon sexe elle touche un mot qui était chargé de tout le sens qu'elle donnait à l'arrachement du plaisir elle veut faire mal pour s'offrir cette déchirure qui m'écarte entre mon corps de femme et sa présence rituelle

Dans le patio mêlé d'ombres et d'animaux je vois le peu de lumière qu'on est en train de jeter sur la mort

John nous regarde

Je ne vois rien de son expression

Il a les mains dans les poches et il semble prêt à donner un coup de pied aux fleurs

Ma bite est la proie d'une autre folie

Je suis sur un autre chemin

Deux mains me redessinent contre la colonne immobile écartent mes pôles et découvrent la rêverie qui me recrée

Et John se met à penser à un tas de choses qui mettent en relation le spectacle que nous donnons la servante et moi et l'innombrable page d'écriture qui s'étire toute blanche vers la fin de sa vie d'écrivain et peut-être même de penseur

L'ombre monte comme une vague et je ne vois plus rien du sable qui l'entoure

La servante murmure les mots que le désir lui invente pour qu'elle puisse parler au plaisir de femme à éternité ou quelque chose comme ça

Et je prolonge chaque mot m'accroche aux briques qui émergent du plâtre mon dos épousant des reliefs que le temps empoussière et je n'entends pas John qui remonte du patio par l'escalier de marbre blanc et bleu qui arrive sur nous comme un vertige que toute la science de notre amour ne pourra nous éviter

Je ne vois pas John secouant le chapeau de toile blanche pour donner de l'air frais à son visage qui ne me dirait rien de toute façon parce que je ne peux pas ouvrir les yeux

Le plaisir n'était pas au bout de cette bouche torturante

Elle me quitte en montrant ses belles dents que les lèvres caressent de mots encore désireux de tout dire

Elle est à genoux et sa bouche s'ouvre encore lorsque John lui renverse la tête en arrière tordant la chevelure de nuit défaite sur les épaules et dans le dos qui ne résiste pas à la torsion et l'autre main se pose d'abord doucement sur ma gorge et puis me force contre la colonne et je sens le visage grimaçant de la servante entre mes cuisses et son cri qu'elle retient parce qu'elle a honte

Et sa tête est appliquée contre mon ventre contrainte à l'immobilité seulement troublée par sa respiration par l'angoisse de la respiration qu'il faut calculer maintenant les lèvres faisant joint contre ma peau

La grimace est atroce dans cette recherche de vie qui suffoque et dans laquelle son corps s'est immolé pour laisser la place toute la place au dernier souffle

Mais John ne lâche pas son emprise il la soulève par les cheveux la tient toute droite comme une marionnette dont il examine les fils ni homme ni femme ni vie ni mort quelqu'un qui se met à pleurer doucement pour qu'on ne l'entende pas

Parce qu'elle a honte et je ne pourrais rien dire de ce qu'elle a vécu quand ce sera le moment de voir nos témoignages consignés dans les registres de la justice

Mais pour le moment tout ce qu'on sait de l'avenir contient dans l'espace que nos corps délimitent avec cette justesse qui est toute la mesure de l'angoisse

Il joue au marionnettiste avec une femme qui voudrait pleurer mais qui se mure dans son silence de femme qui a honte

Moi je suis le décor de papier et de terre contre quoi le spectacle est une ombre et rien de plus

Puis il lui dit quelque chose et elle secoue la tête en essayant de fermer la bouche écarquillant ses yeux de fontaine bleue qui pisse le sang de la honte ses seins magnifiques en écho et la pulpe de son sexe dégoulinant le long de ses jambes

Je peux le dire tout de suite

Ce n'est pas elle qui a tué Pablo

Mais à ce stade de nos évènements qui ponctuent notre histoire qui peut dire si ce n'est pas John ? John qui tue la femme dans l'enfant qui s'éveille au plaisir la secouant comme une marionnette dont les fils sont la toile d'araignée d'un esprit qui compose des romans pour se donner une raison d'être et peut-être même pour gratter du sens à leur immanquable signification

Qui sait si ce n'est pas John qui cinq minutes plus tard a tiré dans la chair de Pablo ces quelques grammes d'acier qui font le poids quand il s'agit de détruire la vie ou ce qui en reste si on a passé l'âge du plaisir ? Qui sait ce qui s’est passé pendant ces cinq minutes (s'il s'agit bien de cinq minutes : qui peut dire combien de temps il a fallu pour que ça arrive à partir du moment où il nous a laissés seuls elle et moi ? La jetant contre moi d'un air de dire : fais-en ce que tu voudras ! Le disant peut-être et s'en allant d'un pas pressé vers l'autre bout de la terrasse nous laissant elle et moi au bord de l'escalier vertigineux dont le blanc et le bleu couraient dans l'ombre montante comme une eau

Elle s'est laissée aller à pleurer doucement à genoux contre mes jambes mêlant mon ventre à ses cheveux John s'éloignant coupant l'ombre des colonnes traversant la pâle lumière des arcades comme un insecte à la recherche d'une lumière plus intense et plus propre à éclairer sa soif ou sa faim

Alors comme ça elle était devenue une marionnette à cause du charme que John avait exercé sur elle — et moi j'étais le décor de leurs amours passagères au fil du spectacle dont elle ne voulait pas parce que la honte était sur elle

Moi je n'étais que la femme qui regarde de l'autre côté de la scène m'offrant le spectacle et le public dont elle redoutait l'incroyable jugement

Ça me plaisait bien sur le coup cette idée d'un théâtre où je n'avais aucun rôle à jouer me contentant de la couleur de mes portiques de l'arc lumineux de mes passerelles au-dessus de lacs immobiles où l'amour se joue des barques faisant la balançoire côté jardin ou l'enseigne lumineuse côté cour poussant devant moi le jeton sonore d'une folie qui ne pouvait pas n'être que passagère

Si je me mettais à en chercher les racines plongeant mes doigts discrets dans la chair flasque de la mémoire y découvrant des sexes insoupçonnés et des fautes impardonnables ! Alors quoi ! L'échiquier la table le tapis la selle sous les fesses la semelle d'une bottine bandée comme une bite un pli de robe la ride naissante au coin d'une lèvre aimée la faute d'orthographe inattendue — des mots pour le dire un passé pour le prendre comme on prend une femme — mais je ne me mets à rien

Je n'ai pas cette éducation de sinistre reluqueur

Chaque fois que je regarde ses épaules bleues là pendant qu'elle est triste à genoux le long de mes jambes qui appartiennent depuis le début à la colonne contre laquelle je suis en train de chercher le deuxième souffle je ne vois rien que son nom je me rappelle son innocence je sais ce qu'elle veut jouer et je l'aime d'être un peu moi-même chaque fois qu'un insecte visite ses cheveux n'y trouvant rien que son reflet ou plutôt l'inexactitude de ce qu'il voudrait être

Bourdonne encore un instant froisse des ailes dans cet air qui tremble patte accrocheuse d'écume au rêve qui noie la vague dans sa mer d'équivoques sensations le vide contre le creux le plein contre la masse le sonore contre ce qui n'est pas encore dit…

chaque fois essayant de me rappeler ce que vient d'achever un murmure de pleurs sa bouche suspendue dans l'attente de ce qui succède à ce qui n'est pas arrivé

Et chaque fois je tente de prendre son menton pour relever sa tête et prendre son regard mais son cou se gonfle elle résiste elle dit qu'elle a honte pas à cause de moi ni à cause de l’Américain qui n'est rien dans son cœur ni à cause de Pablo qui va mourir sans qu'on en ait la moindre idée parce que je peux dire qu'elle n'a pas tué Pablo et moi encore moins et qu'à ce moment-là je cherchais seulement à mesurer la honte qu'elle avait dans le cœur comme un poignard qu'elle me demandait d'enfoncer un peu plus

Elle serait morte maintenant bon d'accord vous seriez en droit de me suspecter de l'avoir tuée et je serais là en train de m'expliquer sur les raisons de mon geste justifiant la nécessité de l'euthanasie en matière d'amour

Mais elle est bien vivante maintenant dans la chambre blanche et noire où elle continue de pleurer parce qu'elle a peur à ce moment-là toute nue et froide et dure le long de mes jambes qui appartiennent à la colonne qui s'enfonce dans les bleus et les blancs d'un escalier qui devient noir toujours plus noir chaque fois que j'y noie mon regard

Elle ne veut pas que je la regarde elle ne veut rien me demander elle veut que je ferme les yeux et comme ça elle partira et elle disparaîtra dans l'ombre et une fois dans l'ombre elle fera ce qu'elle voudra — je pourrai faire ce que je veux

Je ferme les yeux elle me demande si je les ai bien fermés je réponds que oui je la sens bouger ses cheveux tomber autour d'elle sa tête se relever ses mains s'appuyer sur mes cuisses un peu de sa chaleur me toucher ses mains cette fois approchent ma bouche de ses lèvres elle se sépare de moi le froid s'installe

Et je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir les yeux pour la voir nue s'éloignant ses jambes se croisant dans un jeu de lumière et d'ombre que je renonce à décrire parce que ce n'est plus l'important voyant son cul magnifique et immense augmenter sa présence sexuelle qui s'éloigne épaules étirant le dos nue et mouvante vers la porte entrouverte

Je sens qu'elle va se tourner vers moi avant de pousser la porte à l'intérieur du silence et peut-être de l'oubli

Alors je referme les yeux et j'attends et je l'imagine souriant peut-être en constatant mon aveugle fidélité à ses principes et quand je rouvre les yeux elle a disparu sa nudité n'est plus qu'un souvenir la porte refermée blanche maintenant que la lune se lève inaugurant la nuit

Je m'approche de la porte et je la regarde comme si j'essayais de voir à travers

Je l'effleure du bout des doigts plusieurs fois et enfin je quitte la terrasse aux arcades rouges et blanches glissant le long de l'escalier bleu et blanc visitant un instant une allée de silence et d'ombre à demi couchée sur sa lumière de lune

Dehors il fait froid

Je me suis rhabillé en vitesse en descendant l'escalier

Je vais jusqu'au champ le plus proche et je me couche dans une ornière où ce qui vit se plonge dans une attente silencieuse et sans couleur

Je tourne la tête je vois la terre les découpages de la terre en mottes dans l'ombre que la lune veut bien me restituer pour faire la différence avec sa lumière qui n'éclaire rien

Je ne sais rien de la mort de Pablo

Que pouvais-je en deviner ? M'imaginer sa mort sur les dalles froides et mornes de l'hôtel où il a vu le jour

Si je peux me permettre de penser maintenant ce que j'aurais pu deviner si j'avais été plus clairvoyant je dirais que j'aurais été obligé de croire à l'innocence de John

Je veux dire : relativement à la mort de Pablo

Mais qu'est-ce que je pouvais savoir de sa mort ? John s'était mis à l'adorer comme on adore un dieu avec cette coupable dévotion qui vous fait arracher des fruits aux arbres interdits vous savez ? Et ça d'un coup l'espace d'un jour d'une première caresse enfonçant la bite dans le cul une première fois et se régalant de ses premiers cris

Non mais ni un jour ni une heure ni une seconde

Il a suffit que Pablo dise : je t'aime et voilà cet Américain qui le sodomise en pensant à son prochain livre

Qu'il soit avec Pablo en ce moment (c'est ce que je pensais) voilà qui ne fait pas de doute ! Que Pablo m'ait volé ce cœur comme il m'a toujours tout volé (jusqu'à ma mère) bien sûr que c'est vrai ! Je peux témoigner d'un tas de choses à ce sujet

Il arrive toujours en oiseau je l'ai déjà dit

Il se pose il picore il goûte l'eau de la fontaine trempe ses ailes et je perds ce que j'avais arraché au hasard de la vie lui cédant au moins la meilleure part aussi quand John a voulu mettre sa langue dans ma bouche l'air de dire que c'était une façon de se faire pardonner sa cruauté je me suis mis à courir dans ce même champ mais c'était sous le soleil de midi et il n'y avait presque plus d'ombre et les mains de John glissaient sur ma peau dégoulinante en essayant de m'arrêter

Mais je n'avais pas l'intention de m'arrêter je voulais courir jusqu'au moulin de l'autre côté où poussaient trois eucalyptus en forme de femmes qui jacassent à propos de rien

C'est l'impression qu'ils me font ces trois eucalyptus et je me force à y penser en me réfugiant dans leur ombre trompeuse le soleil s'y taillant une aussi bonne part que dans la terre nue et John enfin me retient et m'immobilise contre le tronc peuplé qui s'agite

D'abord il rit

C'est toujours comme ça que ça commence

On rit pour donner l'impression qu'on exagère la faute

Et comme ce serait une grave erreur d'exagérer la faute il faut rire pour montrer ce qu'on en pense

Mais je peste et je crache

Je griffe et je frappe

Je refuse de croire à la facilité

Je ne peux pas aimer ce qui est facile

Ce manque de tout cette facilité

Il faut que ce soit difficile obscur lointain — inaccrochable — pour que j'aie envie de me mettre à aimer

Au lieu de ça il joue la facilité l'acte qui ne se répète pas la fugue impromptue qui vous casse les oreilles au lieu de tempérer l'instrument du plaisir à quoi toute cette histoire se rapporte finalement

Bon

Maintenant il ne rit plus

Il efface lentement un sourire entrouvre la bouche comme pour dire quelque chose qu'en effet il ne dit pas il règle sa respiration sur la mienne exhalant la même chose et il se met encore dans la tête de m'embrasser

Mais je ne suis plus la femme qu'il veut que je sois

Je ne sais pas si Pablo est la femme parfaite dans cet ordre d'idée moi en tout cas je refuse de me substituer à son horreur du vide

Je mordille ses lèvres en signe de menace

Il lèche mes dents en signe d'apaisement

On s'enroule comme deux vipères autour du tronc brûlant

Maintenant je vois les trois eucalyptus se découper dans l'opacité du ciel de lune

Je me souviens et je ne dis rien de plus

Qu'il soit avec Pablo ne fait pas de doute

Il m'a reproché la femme et il l'a fait souffrir

Il a deviné tout de suite la honte qui était sa seule faiblesse

C'est John : il repère il mesure et il prend

Elle lui a cédé comme tout le monde cède quand il force le destin vers le bas

J'ai cédé

Pablo est en train de céder offrant son corps noir et argent le tortillant dans l'espace que l’Américain lui destine

Il ne se rend pas compte du peu d'espace

Moi je l'ai tout de suite senti

J'ai eu peur tout de suite

Pablo n'est pas capable de sentir ces sortes de choses

Il est trop tête en l'air

Et puis il ne peut faire qu'une chose à la fois

Il écarte les cuisses remonte les fesses s'ouvre comme une femme en riant parce qu'il ne comprend pas tout regardant sa bite ce ventre qui n'est pas le sien ces épaules qui s'approchent et ses propres mains qui se posent comme des oiseaux à peine frémissantes les entrailles à peine troublées par cette présence incontrôlable

Mais la pensée de Pablo ne peut pas aller plus loin que l'attente

Et il attend

Qu'est-ce qu'il pourrait faire sinon attendre ? Est-ce que la servante au grand cœur n'attend pas elle aussi ? Est-ce que je n'attends pas moi-même couché dans l'ornière qui hésite à se repeupler ? Mais moi j'attends parce que c'est le moment d'attendre

Je n'attends pas parce que je ne sais rien faire d'autre

S'il ne s'agissait pas d'attendre je sais bien ce que je ferais

Mais il faut que j'attende il faut que j'accepte ce rapetissement au fond d'une ornière qui me communique l'or de sa matière

Je suis presque mort j'ai le goût de la terre dans la bouche je triture la terre dans mes doigts qui ne peuvent rien faire d'autre tandis que mon cœur se déchaîne et que ma tête veut tuer tuer tuer tuer tout ce qui n'existe pas tuer ce qui n'existe que dans ma tête tuer le mensonge et la vérité d'un même coup ainsi créer le vide par quoi je me renouvelle mais non…

il faut que je reste là à moitié nu à moitié vivant presque mort et presque inutile pensant que je ne suis qu'un amant et qu'à ce titre l'amour ne coïncide pas avec mon ombre

Il faut que je pense à la servante dont j'ai oublié le nom penser à sa nudité mensongère et à la vérité de son silence

Si je pense à mon silence derrière la porte je remonte doucement l'escalier bleu et blanc je coupe la colonne rouge et blanche je me couche sur la porte noir et argent et j'attends le silence et je sais que tout est vrai ? Cinq minutes

S'agissait-il de cinq minutes ou d'une heure ou de la nuit d'un bout à l'autre

En tout cas Pablo est mort tué d'une balle qui lui a traversé le corps de part en part

Il gît sur le ventre anonyme maintenant

Et en plus il n'est pas un mort ordinaire

C'est un assassiné

Dire qu'il y a un assassin et ne pas dire qui c'est

C'est John qui dit cela en arrivant lui aussi sur les lieux du crime et de la mort évidente

Il dit encore : voilà exactement ce qu'on ne peut pas dire

Pour le commun des mortels c'est l'accouplement de deux propositions contradictoires

Une intelligence plus adaptée aux conditions de la vie qui sont insoutenables n'y verrait même pas une relation d'équivalence

Il s'agirait plutôt de se déterminer par rapport à l'évènement

De définir l'acte que l'évènement implique

D'agir en ne disant pas ce que l'évènement suppose

De tout faire pour que l'assassin ne soit pas puni

C'est exactement ce que j'ai l'intention de faire

Compte tenu de ce que je sais c'est-à-dire que je ne suis pas l'assassin

Et je n'agis pas seulement par amour ! Voilà ce que murmure John en arrivant s'immobilisant près de moi dans la même et inévitable direction celle que nous impose le cadavre de Pablo qui est mort parce que quelqu'un l'a tué

Et il importe sans doute de savoir qui c'est ! Je veux savoir qui est l'assassin de Pablo

Ce ne sont pas de belles phrases d'écrivain qui vont m'empêcher de rechercher cette vérité que seul le dégoût m'inspire

Dégoût du cadavre qui est hideux il faut le dire avec son œil immobile qui semble flotter dans la flaque et son cul blanc et noir que les mains entortillées sous le ventre (pourquoi ?) soulèvent dans la lumière blafarde d'un plafonnier ancestral

Sous l'omoplate gauche il y a un minuscule trou à peine noir et qui se referme

Pablo est une flaque blanche mêlée de noir avec une excroissance de rouge qui ne s'épanche plus

Personne n'a assisté à cet épanchement tandis que Pablo agonisait

Tout ce que nous voyons de Pablo c'est cette rature de trois couleurs contradictoires qui s'arrêtent sur le sol

Le revolver est noir

Ni froid ni dur

Simplement couché sur le sol indicatif présent

C'est le revolver de quelqu'un qui l'a abandonné sans raison

Un morceau d'acier finement ciselé qui n'est pas une signature

C'est un oubli

Ou la marque d'une inconscience qui va coûter cher

C'est John Vicarenix l'homme que j'aime qui dit cela alors que personne ne l'écoute

Le cadavre de Pablo ne l'intéresse pas

Il est fasciné par le revolver

Par l'instrument

La cible est superflue

Ce sentiment me réconforte

Je suis capable d'aimer un assassin

Et faire tout ce qu'il dit

Je peux coïncider avec son mensonge naissant

Je peux même inventer

Verser de l'eau au moulin de l'injustice

Pourquoi pas ? Je pense à ça et John regarde le revolver comme quelqu'un qui ne l'a jamais vu

Il est entré dans l'appareil des apparences

Il met en marche la machine à reflets

Tout le monde va se tromper

Ou alors finir par se fatiguer parce qu'il n'y a pas de solution au problème posé par la mort violente de Pablo

L'escalier de l'hôtel se peuple de présences interloquées

On se tient la bouche on détourne le regard on s'esquive dans l'ombre on a le regard fixe et on n'y peut rien

L'atmosphère est feutrée les pieds effleurent le sol les bouches chuchotent les mains imitent des oiseaux lointains qui ne se rencontrent pas croisant les vols géométriques sur le même plan loin de tout

Comme John s'apprête à s'emparer du mythique revolver un touriste français qui s'est jeté pieds joints dans un bermuda jaune et noir l'interpelle : n'y touchez pas malheureux ! Et John sursaute à l'écoute de ce mot

Jusque-là il n'avait pas pensé au malheur

L'idée l'a atteint comme un coup de poing

Il regarde le Français qui s'ajuste encore entre les pétales jaunes et le fond noir qui se rencontrent comme des étrangers en pays inconnu

¡No tocar ! fait le Français montrant par un soulèvement des sourcils très typiques ce que cela implique de toucher à l'arme du crime

Mais John n'y est plus

Il pense au malheur

Au malheur qui arrive

Pas à celui qui existe déjà

Le revolver est au bout du malheur qui le préoccupe

Ce n'est pas le passé qu'il est en train de sonder

C'est sa mémoire

La mémoire d'un premier revolver

Ce devait être le tout premier

À peine mémorisé

L'acier menaçant dans la main droite de son père qui venait pour détruire autre chose que la véritable raison de son épouvante et du cri qu'il n'avait pas su retenir

Il avait eu peur du monstre imaginaire créé dans la nuit par le foyer rouge et noir d'un poêle sonore que le vent attisait

C'était un monstre enfantin et le foyer rouge et noir s'était transformé sans qu'il n'y pût rien en une bouche monstrueuse de dents et de feux

Il ne pouvait vraiment rien contre cette vision qui avait toute la réalité de son côté pour la rendre aussi vraie que le poêle était vrai

Il avait cherché les yeux de la bête tandis que le cri était en formation quelque part dans sa tête

Il ne savait pas ce qu'il allait crier

Le problème n'était pas de savoir s'il allait crier

Tous les enfants crient quand ils ont peur et il pensait pouvoir échapper à cette règle

Si la règle était qu'il criât il crierait de toutes ses forces non pas pour effrayer le monstre et lui inspirer une fuite salutaire mais plutôt pour faire venir son chevalier de père qui se chargeait toujours en principe de ce genre de besogne

Est-ce que la bête avait des yeux ? Est-ce qu'elle pouvait le voir assis sur son petit derrière merdeux une main accrochée à un barreau l'autre triturant le drap mouillé ? Et si elle le voyait avait-elle l'intention d'aller plus loin qu'une simple apparition ? Les apparitions étaient effrayantes mais elles n'étaient pas dangereuses

Elles n'avaient aucun goût et il ouvrit la bouche pour s'assurer que celle-ci n'en avait aucun

Mais au lieu de tirer la langue et de lécher droit devant lui il laissa sortir le cri un cri extraordinaire qui était un cri de guerre et il ferma les yeux uniquement parce qu'il ne voulait plus rien savoir de ce qui lui arrivait

Le noir profond qu'il voyait au fond de ses paupières fermées se transforma soudain en rouge et il sut que son père était là

Il ouvrit les yeux encore tout suffoqué par le vide qu'il avait créé à l'intérieur de lui-même

Son père était là revolver au poing le doigt sur la détente et il alla vérifier la fermeture des volets puis donna un coup de pied dans l'armoire qui avait émis un petit bruit suspect

Puis il regarda le poêle qui ronflait dangereusement il ouvrit la portière secoua le feu ferma tira sur une chaîne

Et le feu se calma

Il éteignit et regarda le poêle d'un air étrange

Puis il dit quelque chose à sa mère qui l'approuva

Alors il fit sauter le chargeur dans sa main jeta un œil expert dans la chambre de combustion manipula la sécurité et dit quelque chose à propos de la guerre

Puis il souleva son fils et l'emporta dans sa chambre ayant posé le revolver sur la table de chevet et le chargeur noir et or juste à côté

Ce n'était pas un souvenir d'Amérique

Ce ne pouvait être qu'un souvenir d'Afrique où il était né

En tout cas c'était un souvenir de guerre et John me l'avait raconté avec les mêmes mots que tous les souvenirs de guerre que je connaissais pour les avoir écoutés avec cette lassitude qui est la seule inertie que je peux opposer à cette mémoire déconnectée du passé

Non pas infidèle car elle se souvient toujours exactement du moindre fait

Non pas simple réminiscence : elle ne crée aucun futur localisable dès maintenant au moment d'une lecture ou d'une autre

Tout ce qu'il pouvait faire tout ce qu'il pouvait restituer c'était la simple combinaison d'un revolver et d'une vision enfantine

C'était plus important que de tenir compte du temps de guerre ou de la détermination (sans doute politique) de son père

Le revolver s'était ajouté à la vision

C'était comme un tableau composé d'un dessin d'enfant à plat sur une table quelconque exposée dans une installation sur lequel serait posé presque avec négligence le même revolver couché sur le côté dur et silencieux

La syntaxe ainsi créée suffirait à en extraire le sens

Il serait inutile d'en dire plus de faire des phrases à propos de son père ou de la politique coloniale de la France ou de la mentalité enfantine en temps de guerre

Le revolver serait la meilleure interruption possible coupant net le dessin de l'enfant exactement comme une sonnerie interrompt l'acte en cours laissant supposer une conversation téléphonique traversée de silences obscurs pour celui qui est à l'autre bout du fil

L'écrivain américain John Vicarenix m'avait expliqué tout ça et j'étais capable d'en parler à mon tour

Mais ce n'était pas le moment bien sûr

Simplement je savais ce qui se passait

Je comprenais le regard désabusé que John destinait au petit touriste français qui en savait long sur les armes du crime et ne manquait sans doute jamais de le faire savoir

John recule me rejoint finalement et le petit touriste français ayant jeté un regard circulaire pour redire toute sa science de l'arme du crime et s'assurer que personne n'y trouverait à redire regagna sa place sur la quatrième marche de l'escalier où sa femme meurtrière possible demeurait blanche et immobile comme l'image que lui renvoyaient toujours les miroirs de chaque côté du couloir de sa vie

Je dis : meurtrière possible parce qu'elle couchait avec Pablo

Ce n'est pas une raison suffisante

Elle ne suffira jamais

Et elle a cet air dur et blanc qui est tout ce qu'elle peut opposer à son horreur

Elle ne couchera plus avec Pablo ni demain ni l'été prochain

J'essaie de capter son regard parce qu'elle sait que je sais forcément j'ai souvent tenu la chandelle détournant le mari sur le chemin du retour pour une raison ou pour une autre lui évitant la triste réalité de sa vie sexuelle tandis que sa femme cherchait le plaisir où peut-être il ne se trouvait pas

Je dis ça mais je n'en sais rien

C'est ça que je pense à l'impuissance de Pablo à satisfaire cette folle virginale la regardant qui tente de s'absenter tandis que son scientifique de mari la retient abrutissant à force de savoir écœurant à cause de la précision de ses descriptions

Elle est droite cuisses jointes genoux se touchant chevilles contre chevilles perpendiculaire et symétrique exacte d'un côté comme de l'autre imperceptible changement qui m'arrive pourtant dans toute la nudité de son étroite pensée

Si c'est elle la meurtrière et non John comme je le pense alors l'affaire est d'une simplicité déconcertante

John s'en tire à peu de frais

Et le scientifique peut bien aller se rhabiller lui et sa science de ce qui n'existe plus

Il parle toujours elle ne l'écoute plus elle l'écouterait qu'elle ne comprendrait pas elle souffre d'un mal qui n'est qu'à son début

J'ai envie de lui parler de lui dire que je me tairai si on m'interroge mais elle ne veut pas croiser mon regard elle est muette pour toujours

J'ai envie de la créer

De l'inventer

De donner un nom à sa présence

Et de chercher à deviner son impatience

Alors je traverse le hall dans la lumière vacillante que se renvoient le plafonnier et une lampe d'un autre temps

Je m'approche du cadavre insensiblement ce qui fait frémir chaque membre de la morne présence qui s'est assemblée pour assister à l'immobilité définitive de Pablo ayant raté la mort de peu le regrettant peut-être mais dans l'attente de ce que peut de ce que doit susciter une pareille éternité de fait

J'ai toute la lenteur d'une araignée sur le fil du cadavre dont la toile nous rejoint

Je traverse le revolver qui continue de faire rêver John et de provoquer les commentaires du scientifique

Je le traverse sans m'arrêter négligeant son acier n'accordant aucune espèce d'importance à son récent passé ou à peine cherchant à deviner la main qui en a déclenché le mécanisme définitif de la détente à la mort arrachant d'un coup tout Pablo à la vie

Elle frissonne en me voyant

Chacun me voit avancer dans ce désordre de fils

Elle plus que les autres

Je m'approche toujours elle n'y peut rien

Son corps partagé n'a plus la ressource de la fuite ou du recommencement ; il est accroché à ce qui l'entraîne verticalement

Je la touche au moment où les regards se détournent de moi

C'est la mère de Pablo qui vient de faire son entrée précédée d'un grand cri et de ses prolongements de cheveux et de larmes

Ses genoux cognent ensemble la dalle humide sa croupe s'ouvre comme si elle allait enfanter et on voit ses deux mains mêlées de bagues et de pierres s'immobiliser au-dessus du corps sans vie du fils qu'elle commence à peine à pleurer

Dans son ombre tragique est apparue la servante au grand cœur menottes aux poignets l'air dur la bouche entrouverte prête à dire ce qu'elle veut dire tandis que le policier la tient par une épaule un peu perdu le policier dans ce concert de pleurs et de douleur

Il ne me reste plus tout compte fait qu'à décrire la chaise au fond de cuir dont je parlais tout à l'heure ou bien la saynète dans la boiserie où j'ai cru apercevoir la balle meurtrière

C'est-à-dire que j'avais cru qu'elle s'était logée dans le cuir de la chaise après avoir traversé Pablo

C'est une chaise austère dont la description ne peut pas être facile

L'armature est d'un bois dont la dureté se devine sous la patine sauf peut-être au bout des pattes où elle s'attendrit dans une pourriture qui ne remet pas en cause sa stabilité

Chaque barreau est lisse et sans arrêt pour l'arrondir ou le faire tourner

Ce bois noir et brillant est une simple utilité

Ce sont les quatre pattes de l'homme assis et un dossier pour imiter son immobilité

C'est dans le cuir que tout se passe

Le siège est presque illisible sauf sur les bords où l'on devine les arabesques repoussées en feuilles et en étoiles mais il ne reste rien du motif central pas même une ligne de fuite rien que le cuir éclairci et lisse un peu craquelé et taché de ces taches brunes qui sont tout ce qui reste des gouttelettes qu'on a laissé tomber

La même usure marque les deux montants autour desquels s'enroule et s'arrête la deuxième pièce de cuir qui sert de dossier

Assez étrangement le motif central et donc principal est demeuré presque intact

On n'y devine aucune usure et pourtant aucune trace de restauration ne se laisse capturer

Simplement le motif s'estompe sur les bords vers les deux montants faisant presque totalement disparaître un personnage nu sur le côté gauche et un chien debout sur ses pattes de derrière du côté opposé

Ces deux personnages dont l'un déclame et l'autre est certainement en train d'aboyer encadrant un couple des plus étrange formé d'une femme nue dont la chevelure cache les avantages sexuels et d'une autre femme vêtue richement qui d'un doigt levé montre le ciel et de l'autre la terre

Entre les deux femmes et par terre se dresse une stèle sur laquelle est ouvert un livre où l'on ne lit rien même en observant de très près

J'ai souvent passé le chiffon sur ce cuir délicieux rêvant être une servante ou réclamant le fouet au romancier de passage

Des rayures pratiquées dans le cuir empêchent l'œil de se laisser tromper par la perspective

C'est dommage

En tout cas ce n'est pas dans cet objet que la balle est allée se loger

C'est le premier objet que j'ai regardé après avoir vu le cadavre de Pablo cherchant la balle pour deviner autre chose qu'un vulgaire assassinat

Et puis mon regard s'est arrêté dans la boiserie qui coupe de bas en haut le mur de cuir

C'est le même bois mais moins marqué par la patine moins vieux peut-être en tout cas moins proche

Même absence de poussière là où le ciseau a donné un sens à la métamorphose

Il s'agit en fait d'un faux pilier qui s'élève du plancher jusqu'au plafond où la lumière de ce côté n'arrive pas

Le haut de la boiserie qui est une succession de roues dentées avec un axe en forme de cœur se perd dans cette ombre et il est très difficile de bien voir le petit personnage grimaçant qui la termine nu et accroupi sur la dernière roue feignant de soutenir le lourd plafond

La même succession de roues commence le motif

Puis vient le ou plutôt les motifs principaux car cette boiserie s'inspire toujours d'une succession du même motif à peine changé

De la même façon que la roue suivante a une dent de plus que la précédente le motif change simplement par l'addition d'un personnage dont la caractéristique évidente est qu'il est le plus vieux

Partant ainsi de deux personnages d'apparence juvénile on obtient dans le dernier motif une succession de onze personnages dont le plus vieux ressemble atrocement à un squelette

La balle qui a tué Pablo s'est logée dans la tête de celui qu'on pourrait appeler le huitième personnage

Il n'y a là aucun mystère d'autant que c'est plutôt à une discussion balistique que vont se livrer les experts

Et la vieille qui n'arrête pas de brailler ! La vieille qui me casse les oreilles ! Et qu'est-ce qu'on peut faire pour elle sinon écouter sa plainte douloureuse dans un silence qui est religieux par essence ? Qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que de souhaiter qu'un pareil malheur ne nous arrive pas ? On est tous là la main sur la rambarde de l'escalier ou les deux mains étreignant leur moiteur réciproque ou vaguement appuyé contre le vitrail éteint à cette heure de la nuit comme cette femme que je n'ai jamais vue qui porte pour tout vêtement un slip insignifiant et une vague chemise pieds nus sur le marbre noir et blanc de l'hôtel

Elle interroge la scène elle s'adresse à chaque personnage elle tente de deviner la relation essentielle celle qui se tend entre le cadavre et l'assassin

C'est une femme que je n'ai jamais vue

Elle me regarde à plusieurs reprises enfin : elle me regarde à mon tour parce qu'elle scrute chaque posture chaque changement de pied elle surveille les mains les mains qui trahissent et le vitrail est cruellement noir derrière elle chemise entrouverte bras croisés sur la poitrine une jambe fait des cercles du bout du pied et elle revient me regarder elle me regarde plus longuement cette fois comme si elle voulait me parler certaine que j'ai quelque chose à lui dire et que ça intéresse sa pensée du moment

C'est qu'il faudra que quelqu'un m'entende

Vérité ou mensonge peu m'importe

Moi le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix

Moi le chevalier servant de la servante au grand cœur

Moi le frère de Pablo mort ou vivant

Moi le terrible scrutateur des vies parallèles d'une petite touriste française qui se morfond dans l'escalier de l'hôtel dans l'attente d'évènements plus terribles encore

Et voilà que je rencontre la sœur dont j'ai toujours rêvé

Même pensée

Même action sur les êtres et les choses

Même bonheur

Elle joue du bout des doigts avec le col de sa chemise en mordillant l'angle déjà humide n'ayant rien laissé paraître de son émotion devant le spectacle de la mort ayant deviné que ce qui est en train de se passer n'a rien à voir avec la réalité

La mère de Pablo qui m'a toujours détesté bave sa douleur et sa haine parle de son amour et de l'injustice en veut à Dieu et insulte le Diable et la servante que j'aime ne bouge pas ne pleure pas ne tente même pas de se justifier ne me regarde pas pour chercher la preuve que je peux lui donner de l'amour que j'ai pour elle et de la haine que je peux destiner à ceux qui l'accusent

Elle ne fait rien pour se sauver elle attend la suite du rituel le moment où la mère blessée à mort va lui cracher au visage en la traitant de tous les noms elle attend cette humiliation inévitable sans laquelle la douleur d'une mère n'est qu'à moitié convaincante

Chacun attend ce moment avec la même impatience même John qui regarde de près sans le toucher le revolver qu'un policier tient avec des pincettes

Je ne l'ai pas encore dit mais je le crierai le moment venu : ce n'est pas la servante qui a tué Pablo

Je n'arrive même plus à soupçonner John à cause de la fascination qu'il éprouve pour le revolver pensant que celui de son père n'avait jamais tué personne pas même un monstre inventé par la peur d'un cerveau enfant troublé par la guerre

Il se donne en spectacle maintenant posant des questions stupides au policier qui grimace en essayant d'abstraire le fort accent américain qui l'empêche de comprendre les motivations de l'écrivain

Il a l'air d'un papillon sur une fleur dont le calice est inaccessible et il avance un doigt interrogateur vers une partie du revolver que le policier soustrait doucement mais sûrement à sa curiosité excessive

C'est un homme patient ou alors il se demande ce qu'il doit faire de ce revolver le garder en l'air comme ça au bout de ses pincettes ou le confier à plus connaisseur que lui s'en débarrasser et chercher à se poser d'autres questions

Mais l’Américain l'empêche de penser il le presse de questions qui sont autant de fautes de conjugaisons et qui de ce fait n'appellent que la critique au lieu que l’Américain brûle de s'exprimer sur le sujet une fois acquis tous les éléments de la bouche d'un policier qui a l'air de lui vouloir du bien

Entraînant avec moi la petite Française qui se met à chuchoter de vains reproches je rejoins la sœur que je me suis découverte pour la circonstance

Elle a l'air heureux de me voir de plus près

Je jette un coup d'œil discret sur la servante au grand cœur un regard moins patient en direction de John qui ne comprend pas l'agacement soudain du policier et je reviens à ses yeux scrutateurs des mêmes ressources

Elle sourit à la Française qui fait un signe d'apaisement à son mari toujours debout dans l'escalier inutile et bavard et en effet on ne lit aucune inquiétude sur son visage

Il parle en connaisseur montre les choses de loin ponctue les acquiescements qu'on lui renvoie avec une patiente et décisive amabilité

Sa petite femme a l'air rassuré

Du moins sur une partie de la question que je pose

Pour le reste elle me demande avec un sourire amer ce que je veux si je ne suis pas un peu toqué et puis qui est cette femme ? J'ai envie de la battre pour lui apprendre à vivre

Elle n'a aucun sens des convenances

Cette femme est la sœur que je cherche depuis la nuit des temps

Mais je ne le dis pas

Je ne suis pas fou

Je n'ai aucune envie de la voir s'envoler vers l'horizon du même coup d'aile que celui qui l'a amenée ici avec la même célérité la même froideur la même certitude

Et puis elle me reproche soudain de ne pas faire les présentations

Elle ne sait donc rien de ce que je sais

Elle ne voit pas que je lui amène la meurtrière de Pablo

Et que ça ne lui coûte rien

Pas même l'effort de comprendre

Je me suis trompé en accusant John à demi-mot il est vrai mais je l'ai bel et bien accusé me trompant de sujet mais c'était dans le silence de ma pensée et je n'ai blessé personne surtout pas John qui ne l'aurait pas supporté qui m'aurait battu comme on bat un faux frère avec une férocité de bête sauvage et qui m'aurait abandonné dans ces montagnes de feu et de sang froissant le papier de mes poèmes renversant les piliers de mon installation dans ce monde de folie et de mort — mais je me suis trompé et je l'ai reconnu

Pourquoi ne reconnaissent-ils pas leur erreur à leur tour ? Ils se moqueront d'eux-mêmes quand ils se rendront compte que la servante n'a pas tué Pablo

Elle aurait voulu le tuer qu'elle n'aurait pas pu le faire — tout s'opposait à cet assassinat

Je le sais et je ne crains rien pour elle

Je parlerai le moment venu

Je l'innocenterai pour la sauver et pour les stigmatiser

Et je leur livrerai la véritable coupable

Ils en feront ce qu'ils voudront

Peu m'importe sa douleur

Je me fiche de sa mort

Je ne sauverai que ce que j'aime

John

La servante

Et ma sœur

Je suis la maîtresse de Pablo — dit-elle en nous tendant la main

Elle secoue la tête et ajoute : — Ça va bien finir par se savoir

La petite Française paraît soulagée par cette déclaration

Elle a moins peur maintenant

Cela se lit dans son regard

Elle caresse la main dans sa main comme on fait quand on remercie

Ah ! elle peut bien lui dire merci

Je sais ce que je sais

Et il faudra bien que ça se sache non ?


Chant XVI

Nexterday

 

La police a ouvert toutes les portes et elle a interrogé chaque occupant interloqué

Elle a posé beaucoup de questions et obtenu un tissu de réponses où s'ébauche déjà le linceul du coupable lâchement étranglé malgré ses protestations d'innocence ou malgré sa révolte d'être tué par des semblables qui ne lui ressemblent plus

Je ne veux pas imaginer ma servante dans la peau de la femme qui meurt de cette manière mais je ne peux pas montrer la porte cachée qui ne s'est ouverte à aucun moment et derrière laquelle s'est installé le silence bavard qui m'arrive comme la dernière raillerie

Je ne fais pas de choix

Je consomme l'attente

Je ne sais pas ce qui va arriver

Je n'espère rien

Il peut arriver n'importe quoi le silence est le même

Ce n'est pas moi qui le crée ni Saïda ni la servante qui m'a aimé

Une étrange brume amère et froide est montée de la mer s'étirant entre deux montagnes encore brûlantes qui reculent

Elle est entrée dans le salon touchant à peine la peau ne provoquant que de vagues commentaires un frissonnement tout au plus dans les pattes d'un mot le mot animal qui se réveille qui ne se donne pas à la nuit inattendue musculaire et fatal

La maîtresse de Pablo (celle qui dit cela par pure provocation à cause de la mort qui la choque et de l'agencement qui la contourne juste et raisonnable) frotte doucement ses avant-bras où la chair frissonne doucement relevant la manche d'une main inattentive qui néglige la pose

Pénélope

C'est le nom ridicule qu'elle porte et peut-être effectivement le sien

Ce n'était pas son nom quand elle a commencé à envahir les veines malades d'amour de Pablo

J'aurais pu finir par l'oublier

Je l'aurais oubliée si elle n'était pas là pour redonner ce coup d'épaule qui commence son rire

Je peux me souvenir de sa croissance jusqu'au moment où j'ai décidé de l'oublier

J'ai mesuré ses seins au fil des jours

Au début elle n'en avait pas elle pouvait se promener nue sans que ça choque personne on ne voyait même pas son sexe entre ses jambes potelées

Pablo aussi était nu avec de la crasse jusqu'aux genoux et son sexe était une babiole sans importance

C'était des gosses de riches

Moi je n'étais qu'un fils de pute à proprement parler

Je soignais les chiens et les chiens m'aimaient

Ma mère soignait les hommes et les hommes ne l'aimaient pas

J'aimais Pablo comme on aime un frère

Après tout c'était les chiens de sa mère un peu les siens donc

Pénélope ne s'appelait pas Pénélope

Elle changeait sans cesse de nom de la simple syllabe diminutive qui sonne comme un ordre au texte impossible à apprendre par cœur qui faisait le tour de ses secrets et qui en disait long sur sa manière de les trahir

Elle était l'inventrice totale de ses multiples personnalités chacune attachée à un nom qui la déterminait aussi bien qu'un article du nettement défini à l'infiniment indéfini

Par exemple elle sautait le ruisseau que Pablo explorait entre ses jambes noires

Elle était ma mère et sur son petit corps nu et innocent elle faisait mine de remonter le bas d'une robe imaginaire et véridique

Ou bien elle courait après Pablo pour lui embrasser le cul d'une bouche gourmande qui riait et disait des injures improbables

Elle était comme mon chien

Ou bien elle jouait le rôle de sa propre mère une grande dame qui avait le principe et qui avait tué un homme d'un coup de couteau dans la gorge ce qui lui avait valu l'admiration de tout le monde qui se sentait honoré par cette justice plus juste que la vraie qui leur avait paru soudain si bête et si impropre

Pénélope brandissait son doigt dressé le montrait au soleil qui semblait ne pas en vouloir et avec un cri déroutant pour cet âge elle l'enfonçait méchamment dans le cou de Pablo qui s'arrêtait de respirer qui ne disait rien qui faisait mal le mort qui était un fort mauvais compagnon de jeu

Alors il était torturé sans merci

Elle ne le trouvait pas assez mort et elle accumulait des assassinats sur le corps asexué de Pablo qui m'appelait à la rescousse

Je m'approchais toujours avec une lenteur de pauvre jamais nu souvent peu vêtu mais cachant l'essentiel pudique par principe par rage aussi hors jeu

À ce moment-là Pénélope avait honte d'être ma mère et elle redevenait une petite fille sans existence certaine

Elle s'excusait presque d'avoir tué Pablo qui était plus petit qu'elle et dont elle savait qu'il était un garçon

Qu'est-ce que je devais faire ? La ceinturer par derrière l'empêcher de se servir de ses bras et de ses jambes qui étaient de terribles adversaires et attendre que Pablo ait fini de lui lécher la figure tandis qu'elle secouait la tête en l'injuriant activant les parfums indéfinissables de sa chevelure où ma bouche se taisait molle et inquiète

Elle était chaude un peu humide et je contemplais l'intérieur de son corps

Et puis Pablo s'enfuyait d'un coup en riant il s'arrêtait plus loin pour imiter un pet ou il se mettait à pisser le plus loin possible nous atteignant quelquefois et elle m'échappait furieuse et vibrante

Qu'est-ce que je devais faire ? L'empêcher de pisser à son tour sur Pablo roulé dans la poussière comme une figue juteuse

Regarder le jeu essayer de comprendre ce que le temps me proposait pour fixer ma pensée

Ecouter Pablo commencer à pleurer certain d'avoir encore perdu et entrant maintenant dans le désespoir qui n'a pas cessé de l'habiter depuis

Il y avait si peu de sexe entre ses jambes mais la pisse était déjà une douleur étrange et inexplicable

Elle l'abandonnait seul et éperdu dans la poussière brûlante et elle allait jouer plus loin ne s'occupant plus de nous à genoux près d'un animal flatté et reposant ou accroupie près d'un trou habité par des insectes obstinément joueurs ou assise et cherchant à jouer avec ce qui se passait derrière ses yeux fermés

Il suffisait d'attendre et tout arrivait exactement comme on voulait

C'était son jeu préféré un jeu dangereux qui donnait le vertige et elle se rappelait que je l'avais serrée dans mes bras et que ma bouche avait sucé le suc de ses cheveux

Mais la mémoire a mis de l'ordre dans ce qui n'est plus qu'une spirale ce qui l'éloigne du labyrinthe exact où mon âme d'enfant s'est perdue pour toujours n'ayant pas trouvé l'issue de ce qui m'était proposé comme une épreuve rituelle

Elle a toujours été la maîtresse de Pablo

Elle a toujours été folle et désinvolte

Elle a toujours manqué de mesure et elle a eu toutes les maladies

De son âme d'enfant il n'est resté plus rien mais non pas par égarement comme ce fut mon cas : elle s'est réduite rapetissée rabougrie

Pour moi l'enfant improbable qu'elle avait été s'était transformée d'un coup en une adolescente provocante et futile à cause du voyage que ma mère avait entrepris avec moi autour du monde et qui a duré toutes ces longues années qui ont suffi à modeler muscle après muscle mon déguisement de femme possible

Je suis revenu sans ma mère par miracle

Nous n'avions pas été loin elle et moi

Peut-être jusqu'au bouge de Marseille qui est mon meilleur souvenir

Mais je me souviendrais de Rome si j'avais vu Rome

Je saurais ce que c'est un Chinois si j'en avais fréquenté

Je n'ai aucun souvenir des routes ; peut-être un peu des chambres des visages d'hommes rieurs et sympathiques quelques fenêtres composées comme des bouquets une ou deux portes qui se ferment le cri de douleur de ma mère qui interrompt un autre cri des lumières qui s'éteignent d'autres qui renaissent des caresses d'hommes sur ma peau douloureuse des caresses de femmes des exhibitions des rideaux qui tombent

chaque mot porteur d'une histoire qui n'explique rien mais qu'on a vécu toujours dans le même sens ce qui explique tout

Ma mère était clouée dans un lit quand je l'ai quittée

J'ai imaginé les pires maladies sur le chemin du retour

Parce que je retournais d'où je venais

On m'y attendait

On me donnait même une sœur une sœur de mon âge presque aussi belle que moi du point de vue de la féminité mais un peu demeurée parlant toujours des mêmes choses et sans arrêt impénitente

Je ne l'ai pas reconnue tout de suite

J'ai reconnu Pablo qui était presque un homme chevelu et rieur ayant déjà touché aux femmes et à l'alcool avec bonheur disait-il

Il acceptait d'être le frère qu'il n'avait d'ailleurs jamais cessé d'être

Il ne se souvenait pas très bien de notre enfance mais peu importait si je l'avais vaincu à cette époque

Aujourd'hui j'avais plutôt l'air d'une fille que d'un garçon et jamais personne ne pourrait me supposer un passé de vainqueur

Si sa déroute avait été celle qu'on disait face à mon impérieuse existence de môme c'était un passé sans histoire et il convenait de ne pas l'évoquer

Il était inévitable comme une cible mais je l'aimais à cause de sa franchise

Il n'existait que pour lui-même je ne pouvais pas le rater un jour ou l'autre

Pénélope elle avait bien l'air d'une folle belle et béate

Elle était heureuse de se souvenir de tout

Elle avait envie d'en parler et elle le ferait avec moi si ce n'était pas trop me demander

Elle se donnait à moi sans autre condition

Sa mère la chassa comme une mouche et m'expliqua ce qu'on attendait de moi ce qu'on avait fait pour moi ce qu'on ferait encore et ce que je devais rendre dans l'ordre de grandeur jusqu'à l'immensité qui donne l'idée de Dieu et ôte l'envie de s'y frotter autrement qu'en fidèle patient

J'eus donc un métier et c'est la mère de Pablo qui me l'enseigna

Elle s'était déjà chargée de la formation de ma mère

Elle était donc compétente et il fallait l'écouter mieux que ma mère dont on disait maintenant qu'elle était peut-être morte et si c'était le cas se décomposant lentement derrière un mur à pisse

Elle alla chercher un double décimètre d'écolier et comme elle s'y attendait parce qu'on l'avait prévenue il ne suffit pas à mesurer l'intégrité de mon sexe naissant

Elle l'avait caressé de toutes ses forces de vieille femme savante et s'était étonnée en jurant des proportions qu'il avait prises

J'étais assis sur la table le pantalon sur les chevilles un peu ivre je dois le dire incapable en tout cas de former une pensée à propos de la leçon d'anatomie qu'elle était en train de donner à sa conscience professionnelle

Elle s'enquit d'un mètre de couturière et haletant comme le chercheur d'or aveuglé par sa découverte subite elle tendit le ruban pressant une extrémité contre le pubis et délimitant avec l'ongle du pouce la trace exacte de la mesure recherchée

À treize ans j'étais un monstre de la nudité

Elle découvrit le gland qui gonfla encore et s'extasia devant cette longueur de peau tendue qui la faisait chavirer

Elle n'y toucha pas comme je le souhaitais

Elle était vieille mais j'aurais fermé les yeux pour imaginer les nudités des femmes qui devaient représenter à mes yeux émerveillés la normalité en matière de sexe

Je ne me posais même pas la question de savoir si je trouverais une femme capable de me recevoir sans douleur

Je n'avais vu aucun sexe de femme et ne savait absolument pas ce qu'une femme en attendait

Des sexes d'hommes que j'avais vus certains m'avaient paru petits en effet ou je les avais trouvés tordus ou noirs ou sans expression mais c'étaient des raretés qui n'influaient pas sur mon opinion

J'avais vu des femmes baisées et heureuses de l'être et cette image était la seule que je voulais conserver dans ma mémoire en vue de mon initiation future

La vieille m'expliqua que j'étais un type extraordinaire et que si je faisais tout ce qu'elle me demandait de faire sans m'y obliger alors j'aurais toutes les filles que je voudrais et ça me ferait sacrément plaisir et je ferais bien de ne plus penser qu'à ça parce que c'est la seule chose qui fasse vraiment plaisir à un homme

Je n'étais pas tout à fait un homme mais j'allais le devenir très vite

Et il n'y aurait pas que les femmes pour m'aimer

Les hommes voudraient me toucher me posséder et ce serait exactement le même plaisir parce qu'en la matière les hommes et les femmes c'est pareil

Je me souvenais en effet que les femmes disaient à peu près la même chose que les hommes à un détail près cependant : elles parlaient toujours d'amour ce qui était peut-être une tromperie de leur part mais enfin elles en parlaient et ça les rendait différentes désirables ressemblantes

C'est que j'étais aussi une femme

Il fallait que j'en sois une pour parler avec autant de vérité d'un sexe qui n'était pas le mien me disait la vielle haletante et prolixe

Il fallait que j'apprenne à baiser

Elle allait se charger de cette affaire

Je pouvais lui faire confiance

Tant qu'à baiser proprement je me demandais si Pénélope n'était pas la meilleure solution

Bah ! dit la vieille

¡Qué va ! c'est une folle et elle est trop jeune

Moi je suis trop vieille et je pourrais te dégoûter ce qui te ferait un grand mal un mal qui te ferait mal toute ta vie peut-être

Ce qu'il te faut c'est une cliente

Elle paiera ce qui n'est pas négligeable

Moi je t'explique

Elle s'assoit sur la chaise relève sa robe fait glisser l'énorme culotte sur ses jambes serrées l'une contre l'autre écartant à peine les genoux au passage de la culotte puis les pieds qu'elle soulève l'un après l'autre

Elle plie la culotte et la pose par terre à portée de la main

Maintenant regarde

Ne t'approche pas

À cette distance j'ai encore l'air d'une jeune fille

Heureusement cette cuisine est sombre comme une grange

Elle écarte les cuisses et me demande de regarder l'ombre qu'elles font sur son ventre

Je dois baiser l'ombre

Je dois fermer les yeux et laisser la femme se la mettre dans le ventre

Et ensuite faire tout ce qu'elle veut

Le problème c'est toi

Elle elle peut piailler toute la nuit

Si tu la fais gueuler pendant dix heures elle reviendra tous les jours crois-moi et tu finiras par devenir le plus riche des hommes et le plus courtisé comme un roi

Mais il faut la faire gueuler tu comprends

Si c'est toi qui gueules elle comprendra pas elle aura peut-être peur et elle se demandera quelle idée lui a pris de dépenser son argent de cette sinistre manière

Elle te trouvera inutile et indiscret et elle te le fera sentir

Je reçus donc ma première femme comme une énigme presque résolue

Il ne lui restait plus beaucoup de mystère à proposer aux hommes pour les convaincre d'être les instruments de son plaisir

J'étais nu et bandant dans le lit le drap sur moi formant une bosse amusante qui lui coupa le souffle pourtant

Elle était entrée nue en pleine lumière forme parfaite appuyée sur l'ombre et elle longea cette ombre jusqu'à la fenêtre où elle se donna encore de profil

Elle se mit à parler dans une langue que je ne comprenais pas ponctuant son étrange monologue d'un sexo qui me disait toute son invention

Pourquoi n'entrait-elle pas dans le lit ? Elle voulait parler d'abord

C'est du Shakespeare ou du Dante peut-être du Corneille

À la place des virgules elle disait sexo ce qui prenait le temps d'une virgule et je rêvais que j'étais en train de rêver prenant soin toutefois de ne pas me découvrir comme me l'avait conseillé la mère de Pablo qui savait exactement ce qu'il fallait faire pour que la femme celle-là ou une autre soit pleinement satisfaite de faire ce qu'elle fait

De temps en temps elle faisait un peigne de ses doigts dressés et se le passait lentement dans les cheveux

Elle parlait à la fenêtre

Puis elle m'a regardé

Elle s'est mise à me reprocher un tas de choses dont la nature m'échappait et je ne trouvais rien pour protester

J'étais pétrifié

Elle me faisait face les jambes écartées et les seins se balançant comme des cloches les mains sur les hanches elle jouait je ne sais quelle colère que le vent venait de lui inspirer à travers la fenêtre

Et puis elle s'est enfoncée dans l'ombre d'un coup me tournant le dos traversant la lumière fesses vibrantes fermes agrandies intolérables

Elle a disparu et je n'entendais que sa voix triste et grave et les sexo qui en interrompaient sans doute la triste harmonie

Je devais attendre

Je devais avoir plus de patience qu'elle

Il me fallait vaincre son impatience avec les moyens du sexe

M'imaginant que je devais lui donner la réplique je me mis à gongoriser et elle se mit à rire invisible dans l'ombre à cause de trop de lumière

Et puis elle a répété plusieurs fois le même mot le répétant parce que je ne le comprenais pas

Elle paraissait impatiente d'un coup

Son visage apparut dans la lumière

Elle était calme en apparence nulle trace sur son visage de l'impatience qui marquait sa voix

Montre disait-elle

Elle venait provoquer le plaisir dans ma chair

Sa voix et son visage m'approchaient du désir

Je fis glisser le drap sur le côté et il tomba sur le sol avec un chuintement délicat qui me fit tourner un peu la tête

Le visage se retira dans l'ombre

La voix s'arrêta

Mon sexe était agité

Il fallait qu'elle vienne maintenant

Mais elle ne bougeait pas demeurait cachée et silencieuse et je perdis patience

Ma main se chargea de la caresse

D'abord elle ne dit rien

Je revoyais son profil puis ses fesses s'enfonçant dans l'ombre ses seins se balançant

Elle revint dans la lumière

Je m'arrêtai laissai tomber la main contre la cuisse un peu haletant tandis qu'elle s'approchait nue et entière

Je vis son sexe s'ouvrir je souffris de l'écartement de ses cuisses de chaque côté de ma queue dressée ses genoux m'apparaissaient énormes inutiles fantastiques

Son ventre m'oppressait

J'y percevais les battements de son sang et sur cet écran noir et crispé mon sexe découpa sa monstruosité ombre géante de ma présence sexuelle ses mains descendant pour en toucher la base pour en contourner l'étrange dureté pour me faire pénétrer dans son trou vertigineux qui me sembla infini qui me réduisit aux dimensions de mon plaisir et de mon infortune

Je me souviens comme elle parla de moi avec la vieille comme elle avait été chaleureuse et vivace comme elle avait dit qu'elle était terriblement amoureuse de moi et je l'ai revue pendant des années toujours à la même époque entre le printemps et l'été arrivant seule à bord d'une voiture qui paraissait être son seul bien matériel puis riant dès la première conversation avec la vieille qui lui touchait amicalement les coudes et plus tard m'invitant à boire avec elle sur la terrasse ombragée de l'hôtel

Elle buvait avec des hésitations qui me faisaient trembler elle marchait de la même manière et elle n'a jamais voulu faire l'amour qu'assise sur moi affreusement écartée devenue soudain volumineuse douloureuse presque absente à l'approche du plaisir précipitant le mien avec amertume

Elle s'est tuée sur la route de l'hôtel sans donner d'explication jetant sa voiture dans la pente où elle s'est broyée avec elle

Cette année-là elle n'avait pas voulu faire l'amour

Elle se fichait éperdument de l'amour

Elle était venue simplement pour se donner la mort et elle y pensait tout le temps et elle n'avait pas voulu en parler avec moi

Elle en avait parlé avec Pénélope pourtant et longuement et ma sœur folle et leste ne s'était pas imaginé alors qu'on pouvait se tuer avec autant de facilité

Elle avait été voir la voiture dont la carcasse informe est restée plusieurs jours dans la pente accrochant le soleil avec insolence instrument détruit devenu inutile tristement passager

Cette vision lui avait donné des cauchemars et elle parlait sans arrêt de sa culpabilité

Personne ne l'écoutait

Ou bien tout le monde se contentait de l'écouter sans donner de réponses

Elle n'eut pas droit au commentaire qu'elle attendait pour se remettre à vivre comme avant

Je l'ai vue triste à ce moment-là

De cette tristesse qui est un défi qui ne cherche pas les mots pour s'exprimer et s'annuler dans cette expression exutoire une tristesse de vagabond qui ne regarde plus le ciel à cause de la terre où il couche plus longtemps que dure la nuit

Pénélope un jour est partie et personne ne l'a regrettée sauf Pablo qui l'aimait en secret et que personne ne parvint à consoler

Il buvait trop il répandait sa semence en solitaire il injuriait les gens se battait quelquefois en perdant bien sûr et il a fini de grandir avec ce chagrin dans le cœur

Maintenant je regarde Pénélope presque nue contre le vitrail

Elle a ce regard transparent qui suppose le pire

Elle voudrait souffrir cela se voit et elle cherche les instruments de son supplice autour du cadavre de Pablo

Elle sait tout ce que je ne sais pas tout ce qui est important

Elle regarde la servante enchaînée avec un mépris qui n'est que l'effet de sa détestable transparence

Elle s'ajoute à ce récit exactement comme un papillon de nuit qui entre sans savoir qu'il est entré et qui se pose en attendant peut-être un autre jour qui ne lui sera pas favorable de toute façon

Elle s'ajoute sans intention de déséquilibre

Elle est simplement là vacante disponible vide provocant de cheminée creux porté dans la terre par le corps qui tombe brèche dans le mur inachevé

Elle impose la mémoire sarcastique et au bord du délire

Il faut se laisser aller au vertige qu'elle provoque lui demander à genoux de ne pas aller au bout du voyage ou d'y aller seule sans rien détruire sans rien révéler de ce qui doit être caché parce que la vérité n'est rien à côté de la mort ni mensonge déguisé ni absence de remords

Il faut la prier de s'exiler toute seule de revenir sur ses pas mais elle est comme le papillon de nuit vertige de strass et poudre aux yeux trompeuse nudité qui n'est pas celle de la femme ni même celle d'un rêve inaccessible pute vierge qui peut faire basculer le monde dans son horreur de l'amour

Elle regarde la porte cachée que personne n'a ouverte les uns parce qu'ils n'y ont pas songé ou parce qu'ils ne savaient pas les autres plus soumis aux évènements simplement parce qu'ils ne l'ont pas voulu

Elle fait chut du bout des lèvres y pose son doigt pour singer le silence qu'elle partage avec moi

Elle ne sait pas ce qu'elle provoque

Elle veut toujours le provoquer avec moi


Chant XVII

Ces sommaires

 

Le Français m'exaspère

Tout à l'heure il se mesurait avec un aloès

De la terrasse un policier lui a fait signe de remonter

Le Français l'a insulté en souriant et il est remonté avec une épine entre les doigts

À l'entrée du salon il a fait mine de piquer les fesses blanches d'une statue d'albâtre qui se chausse mollement assise sur ce qui reste d'une colonne antique

Seul John a ri

Maintenant le Français examine les boiseries s'installe sur les chaises tapote les tables du bout des doigts sourit bêtement au flic qui est chargé de nous surveiller et qui s'éponge le front de temps en temps avec une manche de sa chemise levant le bras et le posant sur son front en soupirant disant que c'est une putain de chaleur et une sale journée dont même le dernier des hommes ne voudrait pas comme jour de naissance

John rit à ce propos du même rire qu'il a destiné aux plaisanteries du Français

Il est assis dans un fauteuil de toile qui sent le vin et l'huile d'olive et il fume un gros cigare qu'il lèche du bout de la langue et qu'il fait craquer entre ses doigts

Il rit et il pense

Il regarde toujours le Français avec un air amusé et le Français fait le pitre singeant la posture d'une statue ou d'un personnage dans les boiseries et même se moquant de la manche humide du policier qui ne remarque rien de ces simagrées

John secoue la tête semblant approuver l'attente où nous crevons de chaud : lui le Français moi le policier et enfin la Française qui s'est réfugiée au bord de la terrasse assise jambes croisées sur la pierre qui se réchauffe excitant des insectes qui pointent leurs antennes

Elle ne veut pas parler suçant le bout de ses doigts secouant un pied puis le calant derrière le mollet qui se gonfle

Elle ne rit même pas quand son mari lui adresse les mêmes plaisanteries qui font rire John

Elle regarde les montagnes jaunes et vertes et le ciel blanc qui tombe dessus avec son soleil sans forme ajustant les lunettes du bout des doigts la sueur perlant à peine sur son front

Sa bouche reste entrouverte et on voit la langue qui s'agite pour humecter les lèvres

Qui a dormi cette nuit ? Personne

Ils ont embarqué le corps de Pablo au lever du soleil

Il a laissé une odeur ou une saveur je ne sais pas

En tout cas la flaque de sang est intacte balisée comme il faut et il est interdit d'y toucher

John dans son fauteuil lui tourne le dos et son regard voyage entre la Française à l'angle de la terrasse et l'arcade droit devant lui blanche et torride

Le policier qui est un subalterne est exactement perpendiculaire à l'ombre théorique d'un personnage de bois et de peinture qui porte des fleurs et un peu de lumière quand c'est le moment

Moi je fais le cercle dans cet espace géométrique sur la tangente de John coupant l'arc du policier lançant mes rayons comme des flèches sur la Française qui est ma seule victime parce que je me suis mis dans la tête qu'elle est la meurtrière de Pablo : je fais le cercle pour l'empêcher d'être autre chose que ce que je veux qu'elle soit

Quand ils ont amené la servante menottes aux poignets et mains solides à ses épaules tout le monde a compris que c'était la fin de l'histoire

Après cette arrestation en règle il n'y avait plus d'histoire possible

Il ne restait plus qu'à attendre que la mère de Pablo s'en prenne à elle dans les limites du possible toutefois donnant le spectacle jamais renouvelé d'un mélodrame qui se conclut comme il faut

Il fallait bien s'attendre à la voir se lever d'un coup ayant pris appui sur le cadavre mou de son fils et se tourner vers la meurtrière muette qui n'avait plus qu'à supporter un long monologue où elle alternait les insultes les prières les menaces les désespoirs et par-dessus tout l'expression sans défaut d'une douleur dont le canon est connu de tous propre à ramener l'évènement dans les limites du supportable

La servante était là toute droite et ferme les bras descendant pour se rejoindre au niveau de son sexe attendant ce que nous attendions tous et le policier montrait des signes d'impatience

Alors la vieille s'est relevée comme un oiseau virevoltant autour de son centre de gravité les bras comme des ailes décrivant mieux le mouvement que les pieds qui ne peuvent pas quitter le sol

La servante est devenue blanche et froide son immobilité vacillant sa dureté touchant les limites de la paralysie

Le policier ne put s'empêcher de fermer les yeux

Il étreignit l'épaule statufiée de la servante qui n'était qu'au début de sa descente aux enfers

Mais la vieille ne la regarda même pas

Elle se dressa comme une bête blessée à mort qui peut encore tuer pour s'accrocher à ce qui lui reste de vie et à ce moment-là tout le monde reconnut qu'elle était seule juge dans les limites du possible bien sûr

Son corps immense de mère douloureuse s'approcha d'un coup de la maîtresse de Pablo ma sœur d'un soir toujours debout dans l'écran du vitrail éteint la chemise entrouverte sur un corps sans doute nu ou à peine vêtu qu'en tout cas personne ne pouvait deviner à cause de l'ombre du faux jour qui naissait

La servante avait fermé les yeux et maintenant elle baissait la tête pour pleurer

Le policier en se retournant avait ôté la main de son épaule pour frotter son autre main qui suintait des moiteurs étonnées

Et la vieille émit le premier son très haut sur la portée pour commencer l'insulte et la malédiction crachant sa salive sur le visage de porcelaine de ma sœur qui pour s'opposer à cet écrasement qui était une accusation définitive toucha la vieille du bout des doigts au niveau de la poitrine

La vieille se déchaîna

Son bras vola comme une épée accrocha la chemise qui se répandit comme de l'eau aux pieds de la sœur soudain étourdie qui ne peut reculer dans le vitrail (dont la scène me revient en mémoire)

Et v'là la vieille qui s'accroche à son slip tirant dessus pour le lui arracher tandis que les hanches de ma seule sœur s'y opposent son corps s'arc-boutant prenant appui sur le vitrail tirant sur la tignasse épouvantable de la vieille qui grogne comme une bête et crache tout ce qu'elle peut saliver

Et puis ma sœur tombe à genoux son dos ne résiste pas à l'arc que la vieille lui impose sa tête vient heurter le pavé dur et noir et se dresse magnifique et tourmenté le cul que la vieille veut montrer à tout le monde y plongeant une main comme instrument de torture

Ma sœur cette fois ne peut s'empêcher de crier

La folie est entrée dans sa tête

Elle crie la douleur ou la terreur je ne sais pas et personne ne bouge pour interdire le viol pas même le policier qui partage avec nous la fascination exercée par ce cul immense qui se met à vivre pour le regard s'abouchant à la réalité qui nous obsède

La servante elle aussi est entrée dans le jeu mais elle lève les mains jointes par les poignets et elle dit quelque chose que personne n'entend

Puis la haine s'apaise d'un coup la vieille n'insulte plus ses paroles reviennent à son fils et elle se remet à pleurer assise près du cul qui s'est immobilisé puis qui se penche lentement pour toucher le pavé

Ma sœur est recroquevillée couchée nue sur le côté enfouie dans ses cuisses et dans ses bras cul horizontal moins beau presque informe de retour à l'intimité qui détruit ce qu'une verticalité avait imposé à l'esprit

Personne n'a bougé

Personne n'a songé à le faire

Il faut que les choses se succèdent et personne ne peut nier la nécessité de cette succession qui courbe la réalité jusqu'à la rupture

La vieille est assise sur son cul se frappant les tempes de ses poings fermés sa robe relevée montre ses gros genoux aux crevasses cruelles

La servante est revenue dans sa posture de statue

Son cou fait un arc court et dur partageant la chevelure de chaque côté

Les menottes clignotent à ses poignets éclats de lumière jaune qui sent la cire ponctuant les pleurs au goût de moisissure indéfinissable

L'autre policier s'amène au moment où son collègue s'efforce de relever le paquet de douleur qui s'est mis à exister au ras du sol

Il voit le cul horizontal et ne peut pas comprendre ce que sa verticalité a inspiré à nos esprits délétères

Il a l'air scandalisé

Il s'approche de la chemise blanche qui paraît jaune trempe ses doigts de chien de chasse dans cette eau dormante et la jette avec une grimace d'écœurement sur la pliure d'ombre qui semble pleurer encore mais qui ne bouge pas s'étant annulée dans les plis d'une autre robe qui n'est pas la sienne

Il fait claquer ses doigts grimace les mots qui sont l'expression de sa pensée immédiate et les trois femmes protagonistes du triangle qui l'interroge sont amenées dans la pièce voisine dont la porte se referme pour nous laisser seuls : John le Français la Française et moi sous la surveillance du policier subalterne qui s'immobilise sur la terrasse pour ne pas rater le lever du jour

Le cul vertical s'est incrusté à jamais dans nos mémoires

Je dis à John que c'est le cul de ma sœur et il me regarde d'un air étonné comme s'il n'acceptait pas que je tente de me mêler à sa vision comme si je pouvais tout ignorer de ce qu'elle mélange de désirs et de choix au niveau d'une hallucination qui est définitive

John voudrait peut-être que je ne parle pas à son imagination que je cesse d'y raturer l'improbable et de pousser à la roue quand il s'agit de mettre à jour ce qui existe avec toute la réalité possible

Mais cette verticalité n'est pas une hallucination

Je me tue à le lui expliquer

Il secoue la tête et ne dit rien pour argumenter son refus d'accepter la réalité telle qu'elle est

Il faut que je le ramène au ras du sol aux mollets-socles aux cuisses-piliers il faut que je lui donne de quoi mesurer la stature à partir du sol qui ne bouge pas qui ne provoque rien qui n'existe que par nécessité géométrique

Et il voit le vecteur de sa masse traverser la terre et pour lui tout n'est qu'une question d'immobilité après que les choses se soient mélangées sans apparence d'ordre ni de méthode

John ! John ! Je ne te parle pas de décrire ce qui vient de se passer ni de le raconter pour que ce soit excitant

Dire que c'était le moment extrême d'une géométrie en mouvement

Le cul inattendu qui a remplacé l'attente

Le cul flagrant mis en apposition où la phase commence par les mains menottées de la servante et où je ponctue par mon accusation définitive : la Française est la seule coupable

Elle qui n'offre rien au niveau de la phrase sinon cette vague peur d'être démasquée qui ne suffit pas à construire le sens à donner à son existence romanesque

John ! John ! Le triangle que cette espèce de flic a emporté dans sa poche n'est pas la solution du problème

Ces trois côtés tracés autour du cadavre de Pablo : la servante arrêtée la mère douloureuse le cul de ma sœur ne font pas partie du roman que je suis en train d'écrire pour toi

Ce que j'écris c'est le cercle autour de la femme qui a tué un des objets de nos amours viriles

Le triangle n'y est pas inclus

Ce sont les trois faces d'un miroir à côté du roman et chaque fois le roman y est le reflet de notre seule écriture possible

Que vaut le cercle dans l'ombre inquiétante de la servante immobile et dure qui s'accuse sans qu'on lui demande rien ? Que devient-il quand la voûte douloureuse de la mère y impose son architecture vieillotte de points d'appuis et d'arc-boutant ? Que reste-t-il au moment où le cul se conceptualise jusqu'à l'humour inévitable ? John ! John ! John ! Tu ne veux rien comprendre parce que tu n'as pas le sens de la justice

Regarde le vitrail que le cul a supprimé de notre champ d'investigation

Cent fois j'ai impliqué la nuit ou le peu de lumière dans cette absence de signification

Mais maintenant que ce sacré soleil le remplit de lumière maintenant que c'est presque l'heure de le regarder totalement imagine le changement la lente destruction du vide jusqu'à l'insaisissable apparition de ce qu'il représente vraiment au fond du même vide mais à l'intérieur de nous-mêmes

Je ne te demande pas de supporter l'écoute de sa description si tu ne veux pas le regarder

Saute des pages

N'entre pas dans ce cul

Ne t'excite même pas à l'idée du plaisir

Abandonne si tu veux

Jusqu'à ce que le cadavre de Pablo n'existe plus jusqu'à ce qu'il regagne les mots qui l'ont créé chacun à leur place dans l'ordre qui les a suggérés

Et sans refaire le chemin de Pablo à ce cul qui n'est qu'une tache de lumière au bon endroit du texte

Sans reculer jusqu'à la porte en se disant que cette fois on ne l'ouvrira pas

Simplement me quitter donner un signe de tendresse parce qu'elle alimente de moins en moins une mémoire contrainte au raccourci à la fausse perspective ou aux faits exagérés mais parfaitement concevables

Maintenant le triangle n'est plus dans mon texte

Maintenant je commence à tracer le cercle de cette femme qui est mon ennemie

Maintenant je me mets à l'existence de sa disparition

Je plonge ma langue dans le réalisme le plus cru

La realidad tiene que ser la única presa del hombre

Et c'est dans la femme-réalité que j'approche le cœur encore chaud de Pablo

Je la touche elle devient dure elle est la pierre à l'angle de ma colère

Elle me regarde enfin parce que je suis le témoin parce qu'elle croit pouvoir acheter mon silence parce qu'elle s'imagine que j'ai un prix ! Je la touche et sa colonne se tend sa poitrine pivote elle décroise les jambes et je la touche encore descend le long du bras touche ses doigts vibreurs pince sa cuisse au passage y creuse un vague sillon et demande le cul avec les mots les plus simples et l'intonation la plus pure je lui demande son cul et elle jette un regard terrorisé vers son mari qui s'est arrêté dans son vol d'oiseau jacasse parce que le mot n'était pas attendu parce qu'il l'a néanmoins entendu et qu'il est en train de peser les conséquences de son arrêt dans l'air bavard et inutile

L'ombre qui se réchauffe lui enlève tout relief

Il se demande si j'ai bien parlé du cul de sa femme et le cul de ma sœur revient à sa mémoire qu'il coupe

Il cherche la lumière rencontre les yeux jaunes de l’Américain qui ne veut pas jouer à l'oiseau qui a parfaitement compris ce que j'ai demandé à cette femme : montre-nous ton cul et elle n'ose pas y mettre sa condition qui est la fin de sa tranquillité en même temps que le début d'une autre vie dont elle ne veut pas

Elle me supplie bien sûr

Le mari sort de l'ombre repoussant sur l'oreille la mèche rebelle qui lui donne un air juvénile

Il parle pose et repose la même question à savoir s'il a bien entendu ou si c'est un effet du vent ou du soleil ou de la pierre qui craque encore au pied de l'ombre

Il n'a rien dit dit-elle

Elle sourit belle et aventureuse cette fois

Il ne la reconnaît pas

Il s'excuserait s'il la reconnaissait

Mais ce n'est plus elle

Ça l'interroge cette fuite soudaine et elle recroise les jambes sur ma main rougissant de nouveau et se mordant un peu la lèvre

Le mari n'en revient pas

Il dit plusieurs fois son nom ne veut pas croire ce qu'il voit et que je répète en le regardant droit dans les yeux

Il soutient parfaitement mon regard parce qu'il est prêt à lutter avec moi avec ce que je change avec ce qui le quitte

Sur la terrasse où il s'avance la chaleur l'étreint et l'arrête

Il veut que j'enlève la main qu'elle fasse quelque chose il cherche le témoignage de John et craint celui du policier subalterne qui ricane comme un oiseau de malheur

Pourquoi ne fait-elle rien ? Que craint-elle de ma part ? Il n'ose pas s'approcher

Il parle par segments insiste sur le verbe évite les adjectifs

Elle ne le regarde pas se mord les lèvres sort sa langue pour les mouiller tient mon poignet dans sa main qui ne fait aucun effort qui est posée qui demande

Son cul c'est moi qui le demande

L'autre n'était qu'une doublure la répétition avantageuse de l'acte véritable qui inaugure notre petit théâtre de l'esprit

Qu'elle le montre qu'elle le fonde avec le paysage et le soleil que sa verticalité nous remplace corps et âme sur cette terre ! Elle a toutes les raisons de vouloir tuer Pablo

D'ailleurs ne l'a-t-elle pas déjà fait ? Ai-je entendu le coup de feu au bon moment tandis que la porte de la servante venait de se fermer sur son possible sommeil ? Un coup de feu bref et clair dans la nuit qui casse le soleil

Je me mets à marcher lentement sous les arcades croise l'escalier bleu et blanc qui s'obscurcit et rejoint l'autre escalier qui coupe l'escalier principal

Je descends jusqu'au palier intermédiaire j'ai un moment d'attente que je n'arrive pas à remplir

L'ombre bouge

Je m'approche du vide dont j'ai peur

Je me penche pour être le témoin

Je vois Pablo mort la flaque de sang qui s'élargit jusqu'aux limites du mauvais rêve que je suis en train de vivre malgré moi

Un glissement d'ombre remonte l'escalier souple et rapide en silence dont je suis la moindre partie et j'avance à sa rencontre mu par la curiosité inconsciente par le courage qui m'utilise par le goût d'être la proie qui voit l'oiseau devine sa cruauté n'imagine pas que ce soit possible

On s'arrête l'un contre l'autre

Je saisis le poignet pour l'empêcher de m'éviter glisser avec l'ombre soustraire son visage à ma vigilance

Alors elle me regarde bien en face elle n'y peut rien elle a l'air de n'accorder aucune importance à mon témoignage ou elle ne me croit pas capable d'en accepter toutes les conséquences ou bien elle a l'espoir d'acheter ce qui me reste de silence

Et on se quitte comme on s'est rencontré furtivement elle d'un coup rejoignant la porte de sa chambre moi lentement mesurant le déséquilibre entre la descente de l'escalier oblique incertaine et le plan fracassé où Pablo achève de vivre par secousses

Ce que je veux dire c'est que rien n'a changé

Je sais tout depuis le début

Et vous ne réussirez pas à donner un prix à ce témoignage

J'ai parlé vite sans ponctuation et le mari m'a regardé comme on regarde un fou avec cet étonnement mêlé de terreur et d'angoisse qui est le seul moyen de défense

Je désigne le cul

Elle me laisse le toucher et il ne peut rien dire

L'absence de révolte le cloue dans sa nouvelle certitude

Il ne trouve pas la colère

Il n'arrive pas à la créer non plus

Il est en équilibre entre la stratégie et le laisser-aller

Et elle dit oui à tout ce que je demande

John a l'air pétrifié

En homme simple ou simplement largué dans le mélange inconsistant des choses de la vie il attendait une vérité policière taillée dans la masse vectorielle d'une géométrie psychologique pesant les arguments pour faire tomber la balance du côté de la servante qui a son estime ou du côté de la maîtresse de Pablo dont j'ai prétendu un peu vite qu'elle était ma sœur

Au lieu de ça il reçoit mon témoignage comme on reçoit une lettre d'explication

Il ne s'en étonne pas

Il a envie d'en savoir plus sur cette femme que j'accuse et qui ne dit rien pour se défendre

Mais que pourrait-elle dire pour opposer au moins la même force retrouver l'équilibre par quoi elle trompe son mari ? Tout ce qu'elle peut dire c'est noir ou blanc c'est oui ou non et ça ne change rien à mon témoignage qui a le charme d'un nouvel éclairage qui donne un sens à sa vie qui fait le partage entre l'ombre et la lumière dans le sens de la réalité la mieux restituée

Alors elle se tait supporte la cruauté mise en valeur une bonne fois pour toutes parce qu'elle ne pourra plus mentir à moins de changer de vie mais ce n'est pas ce qui se passera elle ne changera rien elle vivra avec cette mémoire le passé y effritant sa matière sensible jusqu'à disparition pure et simple à l'endroit où la mémoire est un mensonge sans nom

Je voudrais voir le mari me sauter dessus faire l'animal blessé qui se venge qui ne veut pas partir tout seul qui veut laisser un souvenir — mais il est blanc paralysé couvert d'une sueur qui dégouline jusqu'à la ceinture de son bermuda ridicule

Il est horrifié par la mouvante immobilité de sa femme veut la sauver si c'est encore possible imagine la pureté de son sentiment la noblesse de sa déclaration d'amour la suite à donner dans un autre pays qui est le sien

Tandis que John entraîne le policier subalterne dans une ombre propice à la soif nous laissant seuls les trois avec notre destinée qui installe les derniers pions je renouvelle ma demande calme et solitaire d'une voix que je couvre de poésie de la poésie du soleil qui est mon frère d'armes dans la guerre que je livre à l'ombre de la poésie de l'ombre qui est mon ennemie mais que j'habite en squatter poésie de la terre qui se casse de l'herbe qui recommence du chemin qui s'éternise unanimiste et réconciliant

Le mari se met à pleurer

Il ne me battra pas

Ce n'est pas qu'il me devine plus fort que lui sur le terrain de ces oppositions musculaires

Il ne trouva pas la raison qui anime la rage de vaincre au moins sur ce terrain

Il voit sa femme se déculotter et élever son cul à la bonne hauteur

Voit le jet d'huile vert et or qui tombe en silence et touche la chair qui frissonne

Descendre avec lui en pensée dans la fente se mêler à la sueur toucher l'anus où mon doigt l'arrête et l'utilise

À peine ma bite dressée les coups de reins de la pénétration les mains de la femme qui retient ses bruits qui accepte sans plaisir aveuglée par le soleil blanc qui s'approche avec ses odeurs de pierres et d'oliviers ses odeurs de chemins visités par le vent inutile qui s'arrête à la croisée

Elle ouvre les yeux ne voit que la pente qui descend le pied du mur dont elle est l'angle droit ne pense à rien s'occupe à deviner l'heure prochaine les silences les paroles inutiles les solitudes soudaines

Je mélange mes mains à son intense chevelure touche ses oreilles pour imiter le bruit puis les épaules dont j'écarte la chemise épaules rondes et fermes dorées par le soleil douces par la caresse

Pas un regard pour le mari qui peut bien me planter un couteau dans le dos

À ce moment de mon existence je me fiche de ce qu'il pense ou de ce que les circonstances lui inspirent

La chair est devenue molle le dos souple la tête retombe malgré mes mains dans les cheveux et dans le même temps je suis devenu dur et accessible au bord de ce plaisir que je réserve à ma pensée comme un bain que je lui donne pour qu'elle continue d'exister avec la même acuité

Je m'approche de ce vide parfait quand deux coups de feu tirés très vite nous ramènent à la réalité qui a continué d'exister sans nous

Elle se tend d'un coup relevant la tête et les épaules cherchant un appui pour ses mains

Son cul se durcit cherche à m'évacuer et je m'accroche à ses hanches dures

Dans la pente où elle s'absentait pour refuser de mesurer toute la dimension que je donnais à son abandon c'est la mari qui court bras en l'air les jambes comme des ciseaux animant les jaunes et les noirs du bermuda qui ne le quitte pas

En haut de la pente on peut voir John qui secoue ses mains tandis que le policier subalterne tire un troisième coup de feu en l'air ce qui n'arrête pas le mari trompé

Il continue de descendre comme une pierre certain de ce qu'il fait et disparaît soudain dans le lit d'une rivière qui n'existe plus depuis longtemps

John a fait mine de descendre la pente engageant la poursuite mais les pétards l'ont arrêté et il fait le guignol devant le flic qui a sorti un grand mouchoir blanc pour s'éponger le front

C'est lui qui revient le premier sur la terrasse où son chef est en train de lui demander s'il a perdu la tête

L'autre ne répond pas fourrant le long mouchoir dans sa poche et rajustant le revolver sur lequel John a jeté un regard intéressé

La Française n'a pas perdu le nord

Elle a rajusté ce qui lui reste de vêtements et s'est assise sur la murette tournant le dos à la pente et pivotant pour regarder en bas

C'est votre mari — lui dit John et je ris un peu

Le pauvre fou a pris la poudre d'escampette et ce cinglé de flic s'est cru permis de lui tirer dessus

Il se fait drôlement enguirlander par son chef

Le subalterne hausse les épaules et se met à son tour à engueuler son chef qui ne sait plus quoi dire et qui pivotant sur ses talons comme un soldat vexé rejoint le salon où il s'est enfermé avec les trois femmes clés de cette histoire

John arrive en riant nous offrant au passage une imitation du mari descendant la pente

La femme ne bouge pas

Elle est devenue dure

Cela se lit dans son regard que je croise et que je ne soutiens pas

C'est une femme seule maintenant

C'est une femme qui va se défendre

John est de nouveau dans son fauteuil et il rallume le cigare regardant la femme du coin de l'œil

Il a l'air inquiet et me fait signe de le rejoindre

Je m'assois sur l'accoudoir

Regarde-la dit-il

Non ne la regarde pas à travers le prisme déformant du désir

Regarde-la de loin à cette distance exacte qui nous sépare regarde dans la mire qui est le point de départ de l'histoire

Hier encore je l'avais à peine remarquée

À peine vue plutôt entre tes cambrures furtives et les coups de cœur de Pablo c'est à peine si j'ai vu qu'elle allait vivre et recommencer ce que son homme lui avait enlevé ce qu'il emporte avec lui dans sa fugue soudaine

Il n'ira pas loin sans doute

Il remontera pour oublier

De quoi peut-il avoir peur ? De la justice ? Elle ne le concerne pas

Ce qu'on dira de lui ne sera qu'une vérité judiciaire c'est-à-dire rien qui compte tout juste une vexation à digérer le plus vite possible

Et elle sera emportée loin de lui et il acceptera il finira par accepter son erreur de jugement dans la perspective d'un renouveau où il rejoindra ce qu'il n'a pas cessé d'être malgré elle malgré son interruption

Elle n'aura été qu'un aller-retour

Il ne recommencera rien

Il reviendra au point de départ

Et personne peut empêcher ça

A moins de la tuer comme on tue une bête

Elle s'est trompée de cible

Elle n'a pas pu aller au bout du voyage à la fin de la nuit qu'elle entretient encore puisque personne ne sait rien enfin personne de définitif

Nous ne sommes qu'un passage un cul-de-sac étroit qu'elle n'emprunte pas

Elle est faite pour les grandes avenues pendant que son petit mari trébuche sur les pentes d'une montagne-désert qui le recrachera tôt ou tard comme on crache un pépin

Il n'est que le fruit de notre imagination lui qui n'en a pas et qui court qui dégringole qui monte et qui descend qui ne s'arrête que pour reprendre son souffle ignorant la pierre et le soleil l'arbre rare qui cherche la terre l'herbe qui la lui dispute avec véhémence

Il n'y a pas de vie sans au moins une crise décisive

Il avait glissé jusque-là avec la sensation d'avoir échappé au pire et puis il avait oublié le pire et il avait connu la routine il y avait trempé le corps de sa femme un peu de son âme aussi qu'il ne connaissait qu'imparfaitement mais pour laquelle il n'éprouvait aucune inquiétude ou alors une inquiétude mesurable qui n'exigeait pas de lui qu'il en relève le morose défi

Jeune diplômé professionnalisé civilisé socialisé épousé source de quelques contrats en bonne et dûe forme comme autant de bouées lancées à bon escient dans une mer de plaisirs à court terme et d'illusions facilement jouables marchandables échangées quelquefois interrompues et remplacées aussitôt ou abandonnées à meilleur que soi ne reconnaissant ni le meilleur ni le pire

Et la femme de moins en moins femme la femme qu'il habille comme elle veut et comme il aime la femme qui fait ce qu'elle veut au moment où il veut la femme présentable charmante habile utile prometteuse peut-être intelligente mais d'une intelligence mesurée schématique à peine déconstruite sur les bords de son existence

La femme dans la maison la femme à côté d'une profession qui se donne des allures de métier femme-enfant femme-objet femme-mère femme qui refait ce que refont toujours les femmes qui ne cesse pas d'être ce que la femme a toujours été

Et voilà les vacances les vacances avec la femme les vacances loin des amis et de la famille

Voilà le soleil d'une Andalousie qui ne ment pas qui ne ment jamais qui peuple son désert qui refonde sa gloire recoupe ses cultures mêlant le soleil à la parole le blanc au jaune qui s'efface peu à peu avec ses peintures de bleu et de rouge ses chaises comme des lampions tombés par terre encore brûlant des feux de la fête l'Arabie ayant absorbé le passé qui la fonde sur cette même terre l'ayant traduit dans sa langue réduit à ses mots transformé dans sa syntaxe construite pour le lyrisme le plus pur

Rêve d'un changement calculé pour ne rien changer simplement pour être le changement c'est à dire en passant comme Ingres créait le regard comme Racine cassait le caractère comme Warhol néglige une partie du sujet qui expose son inutile et navrante totalité

La vie n'avait été qu'un calcul inspiré par le manque d'audace elle est devenue un bavardage où le cliché est la règle fondatrice de toute l'expression qui arrive à se faire une place

Retrouvant toujours le second souffle dans les cactus et les figuiers où la femme se ballade beauté approximative approche du bonheur occasion de se taire pour laisser parler l'évidence distance prise à contre-courant quand l'idée force le passage déchire entre les jambes rejoint le naturel et balance le tout dans une angoisse exagérée qui n'est que la dernière pitrerie

Maintenant il s'approche des ruines où ont vécu ses ancêtres il touche du doigt le bleu et la rouille des anciennes cuisines et des salons traverse le patio envahi de fenouil et de romarin il revoit ce qu'il n'a jamais vu ce qu'il voulait deviner il mesure la place qu'il a fini par céder à l'invention facile au poème qui cherche la conclusion dès le premier vers à la loge où sa femme est une moitié de femme qui applaudit sa nudité ayant été perdue au cours du voyage à un moment dont l'existence n'est que probable multipliant ses présences par autant d'inconnues

Il est assis sur la margelle d'un ancien puits dont le fond est aussi sec que sa volonté de continuer de changer ce qu'il n'a justement pas commencé à changer

Qu'elle ait pris l'initiative de cette interruption vivifiante c'est le nœud du problème

Il veut mourir à cause de ça

Il n'a pas le courage de mourir

La tromperie est supportable le défi lancé à la justice des hommes est parfaitement supportable mais la mort lui échappe à cause de ce premier pas qui n'est pas le sien qui n'est pas celui d'un étranger qu'il pourrait mépriser sans s'occuper de son nom à cause de ce commencement qui n'a pas de racine qui n'a pas ses racines dans les siennes comme des radicelles concevables et acceptables expliquant tout et acceptées des radicelles nourries de sa propre sève par une approximation redoutable lui demandant de renoncer à l'existence pour cesser d'être un bavardage à propos de rien

Mais il n'a pas la force d'accrocher la corde d'alfa à la poutre qui lui a paru solide

Il a installé un vieux tonneau qui a tenu le coup quand il a grimpé dessus

La poussière est tombée dans ses yeux et il en a profité pour pleurer debout sur le dérisoire tonneau manipulant le nœud impossible écoutant les piaillements affolés d'un oiseau rare bavard inutile hésitant n'écoutant que son chant et celui de l'oiseau l'un et l'autre se tenant à distance et la corde va rester là accrochée à la poutre avec son nœud bien travaillé et le tonneau juste dessous ce qui ne manquera pas de poser des questions au chasseur ou au visiteur du détour qui vaut la peine

Il ne remontera pas la pente pas tout de suite

Il ne se donnera pas la mort il l'attendra

Il cherche à rejoindre son espace vital

Il ne veut pas la croiser de nouveau sur son chemin

Elle lui fait peur maintenant

Elle a tué un homme pour le réduire au silence

Il a peur de ce silence qui n'est plus la mort simple et reconnaissable

Il écoute le silence et il oublie le soleil

Il ne pense plus qu'à ce qu'il est venu chercher sur cette terre d'ombre calcinée

Le silence est entré dans sa tête

Il s'éloigne de la mort

Il rejoint son rêve d'apaisement quotidien

Le soleil mord dans ses épaules

Il se laisse dévorer par cette brûlure

Il veut se punir

Approcher la douleur qui répare

La douleur incolore qui laisse sa trace chaque fois qu'elle vient le visiter

Morsure après morsure réduisant l'erreur d'avoir choisi ce qui se termine aujourd'hui ne pensant pas à demain en tout cas pas en terme de destin

Il n'y a pas de conclusion à ces années de vie commune

Elle crée l'interruption et ne s'intéresse plus à la suite

Elle s'en va et il revient sur ses pas

Il n'abandonne rien derrière lui

Rien ne se fige

Il peut encore retoucher le spectacle de lui-même

Penser à une autre femme

Se donner la définition de sa future présence en dimensionner l'apparence et la portée structurer ses prolongements interpréter ses élégances ses désirs ses arrêts sur la pointe du plaisir partagé accumuler le bien qu'elle lui fait pierre après pierre reconstruire l'édifice de la vie tranquille la vie de tout le monde sans interruption chercheuse de sens avec une fin qui implique un commencement et une histoire pour en pardonner la triste utilité

Une autre femme est sur le bout de sa langue

Il pourrait presque dire son nom

Il l'a vue sans doute

Il l'a croisée et ne lui a donné qu'une importance relative à la place déjà occupée dans son cœur

Il a oublié de l'arrêter en chemin simplement pour la localiser pour qu'elle devienne la référence obligatoire de ses futurs malheurs

Quelle erreur d'avoir été seul avec une seule femme ! Il se met à rêver au nombre de femmes qu'il pourra entretenir bientôt dans la mesure de ses moyens bien sûr

Deux il le faut

Sinon plus rien n'a le sens que je cherche

Trois peut-être

Une à chaque pôle du monde connu

Une à chaque fenêtre de l'anonymat inévitable

Une deux trois femmes pour ne pas retomber dans l'erreur

Cette fois le soleil est insupportable

Il relève la tête et cherche un coin d'ombre

Il s'approche du mur repère un courant d'air en pointillé y élève sa tête qu'il veut rafraîchir s'asseyant sur un évier poussiéreux

Les fourmis s'arrêtent

Le cafard observe

L'oiseau a le regard oblique

Est-ce qu'il y a une fleur à mes pieds ou dans le mur à portée de ma main ? Il se calme

Il sent venir le moment d'une grande tranquillité qu'il faudra mesurer pour ne pas en gâcher les effets

Faut-il refermer les yeux sur cette pensée ? Rechercher la femme est le plus urgent

C'est elle qui manque au temps qui passe

Mais j'ai de quoi m'occuper l'esprit

J'ai cru devenir fou tout à l'heure et j'ai eu tellement peur quand le flic m'a tiré dessus

Je n'ai pas entendu les balles dans l'air ni leurs impacts dans la terre

Et ce stupide Américain qui s'est mis dans la tête de m'arrêter je l'ai bien eu

Son œil doit lui cuire maintenant

J'ai visé juste comme il faut

Et puis ce vertige en descendant

Cherchant mon corps et la blessure possible la blessure indolore et définitive

Mourir sur cette terre qui n'est rien d'autre qu'une poêle à frire

Et pourrir d'un coup sans doute par mesure d'économie

Je me mets à rire maintenant

C'est nerveux

Ça ne durera pas

Je m'éveille

Je crois tout ce que j'ai vu entendu respiré

Je la revois sur la murette donnant son cul immonde à cette tantouse avec la complicité du soleil qui m'arrache la peau simplement parce que j'ai besoin qu'on me torture pour dire la vérité

J'ai tellement besoin de vérité

Il faut qu'elle sorte de ma propre bouche

On réclamera mon témoignage

On y attachera sans doute beaucoup d'importance

Il faudra que j'explique tout

Il ne faudra retenir que mon explication totale

C'est ce que je demanderai

Ils n'oseront pas me démentir

Ou alors ils me détruiront moi aussi

Ils chercheront ma part de responsabilité et ils ne trouveront rien à mettre sous la dent des textes qui commandent à leurs cervelles d'oiseaux de malheur

Ils pourront toujours courir ce ne sera pas derrière moi

Ils poursuivront toujours les mêmes chimères d'ordre total

Ce sont des fous au service de la folie collective

Autre manière de servir le crime

Moi je serai revenu dans le droit chemin n'ayant rien à me reprocher que l'erreur qui me possédera toujours

Il faudra que je veille à ne pas la laisser sortir de sa cage dorée

Surveiller la femme

La donner au bon moment

Ne pas attendre par pure paresse intellectuelle

Ne pas la laisser se fondre dans le paysage choisi pour d'autres raisons

Il y a de cela au moins deux étés peut-être trois quand elle s'est penchée pour la première fois par-dessus la murette pour appeler le garçon et que j'ai hésité en voyant son cul presque nu à la donner au premier venu pour qu'elle disparaisse de ma vie et qu'on n'en parle plus

J'ai revu son cul le lendemain au coin de l'escalier montant cul nu cette fois malgré la serviette et le sourire de Pablo m'était destiné et j'ai avalé ce vin de sucre et d'herbe dans l'espoir de ne plus avoir à y penser

Et j'y ai pensé de nouveau quand elle est sortie sur la terrasse presque nue riant de mes protestations et de mon peu de cas pour sa beauté éphémère

Pablo l'a prise dans le jardin cette nuit-là

J'ai entendu leur murmure évocateur

Elle est revenue dans le lit comme revient un oiseau soucieuse de beauté rien de plus

Et ainsi jour après jour manquant de pudeur au bon moment absente sans le vouloir revenue sans le paraître dormant sans agitation réveillée par le jour et à l'aise dans le soleil

J'ai bu l'été

J'ai mangé mon corps

J'ai rêvé de ce côté de la montagne posant et chiant sur les pierres comme un animal je suis devenu l'animal que je suis

J'ai gueulé aussi fort que j'ai pu pour rejoindre l'écho mais personne n'a répondu à ces cris sans surface de cri ces cris d'exercice répété chaque jour pour former la patience et retrouver au moins le doute par quoi on crève plus lentement

Et puis elle s'est mise à parler sérieusement du caractère éphémère de sa beauté

Elle prétendait commencer sa beauté à dix-sept ans pas avant et je m'étonnais qu'une femme aussi belle eût pu être autre chose que belle avant d'atteindre cet âge

Riant de mon étonnement qui n'était qu'une réplique de plus elle se mit à mesurer ces dix ans de beauté dont quatre à mon service selon ce qu'elle disait et six dont je ne pouvais approcher la saveur à laquelle selon ce qu'elle redisait personne n'avait goûtée comme j'y goûte comme je pourrais y goûter si j'y pensais quelquefois si je me souciais un peu plus de l'avenir là où commence la fin du signal érotique pour ébaucher ou pas toute l'intimité recherchée par la première promesse

S'exhibant nue entre moi et les autres voulant me faire croire que les autres n'étaient que le décor de son stratagème et que j'étais le seul véritable spectateur de sa chute lente dans le réceptacle du seul amour qu'elle désirait depuis le début

Nue sur la scène de mes apparences nue sur ma projection calculée nue et descendante et le criant à tue-tête pour que je sois seul à comprendre son vertige

Et que pouvais-je lui interdire à ce niveau de son théâtre interne ? Que pouvais-je briser pour que le délire me revienne ? Quel diable tenter dans l'optique du silence ? Comment s'arrête l'exhibition du non-sens qu'elle me jetait à la figure sachant très bien que je n'avais pas les moyens de jouer ce jeu séparateur que mon sexe n'était pas destiné à cet usage peut-être magique et que par conséquent je ne trouvais pas les mots pour lui dire d'arrêter de me faire souffrir ? Et puis elle a jeté le voile sur ce paysan qui ne se lave pas tous les jours

Elle lui a volé son odeur pour peupler les rêves d'un premier hiver loin de sa présence animale

J'ai respiré cet air avec elle jusqu'à ce qu'elle le retrouve l'été suivant et puis l'autre encore un autre que sais-je ? Peut-être celui-ci lui ayant promis de le mettre dans sa valise de l'entretenir comme il faut costumes savon cirage restaurants cigarettes alcool des femmes peut-être des femmes différentes toutes les différences de femmes dans l'indifférence qu'elle peut jouer aux limites de la jalousie et il a aimé ce projet insensé il a accepté l'idée de quitter sa montagne ancestrale de donner un coup de peigne à son manque de culture de passer au crible les défauts de son imagination peuplée de légendes et de croyances il a accepté de l'accompagner jusqu'à la fin de sa beauté ne mesurant ni le temps ni les circonstances n'ayant aucun souci à se faire au niveau de l'existence et rien à donner en échange de tant de promesses et d'avantages sinon satisfaire à l'appel du désir traversant sa beauté autant de fois que nécessaire la partageant la recomposant la séparant la comparant

 

n'ayant rien d'autre à faire que cela rien d'autre à penser en dehors de cela rien à espérer excepté cela

L'idée lui a plu il s'est préparé au voyage il a attendu le départ et naturellement elle est partie sans lui

Elle avait renoncé à entretenir sa beauté de cette manière

Elle se connaissait d'autres existences

Ce qui explique tout

Surtout son refus de revenir ici sa colère au moment du départ son angoisse à l'arrivée et les malaises qu'il a fallu supporter les premiers jours de l'été

Il avait l'air furieux mais il l'évitait et elle s'est nourrie lentement de cette fureur de ce sens de l'outrage de ces passages géométriques dans l'espace de l'hôtel l'un vers l'autre l'un à l'autre l'un contre l'autre l'un après l'autre jusqu'à ce que son sens de la beauté l'emporte sur cette comédie de l'inévitable

Elle a essayé son rire sur la terrasse au moment des repas puis l'effet de ses reflets de peau à la tombée de la nuit et satisfaite d'être tout pour le regard et rien pour la pensée elle a retrouvé sa nudité son coup de brosse les entrelacs les chatoiements les courbures les clignements

Elle a réinstallé son corps malgré lui

Elle a éteint le feu qu'il voulait allumer

Il s'est mis à exprimer le désespoir

D'abord par le silence moite de son passage puis par ses arrêts insensés au bord de l'escalier ou près d'une table y appuyant un doigt mordillant les lèvres reniflant bruyamment sans retenue manquant totalement de discrétion dans ces moments d'absence se donnant en spectacle sans le vouloir puis se voyant retrouvant des repères il s'est mis à parler sans phrases juste avec des mots avec des sens attribués par erreur aux mots qui font la différence

Elle a ri ou elle l'a ignoré

Elle l'a regardé ou elle lui a tourné le dos

Elle lui a de nouveau fait des promesses ou elle l'a menacé

Je ne sais pas ce qui s'est passé

Je ne veux même pas le savoir — enfin c'est ce qu'on dit quand on veut tout savoir sachant le bien qu'on peut tirer d'une parfaite connaissance des évènements de la meilleure documentation possible du reflet exact de l'évènement soudain dramatisé par le dépassement de l'interdit

Dans la ruine où il soliloque sans espoir de réplique le soleil n'est plus qu'un souvenir de chaud et froid

Il décide soudain de revenir à l'hôtel

La nuit est éclairée par une lune démesurée rouge et noire à l'horizon des montagnes éteintes

Il avance en trébuchant sur les cailloux

Il est le seul à faire du bruit au milieu de la nuit

Le seul à parler encore cherchant les arguments de sa défaite

Dès qu'il sera arrivé sur cette crête droite et noire il verra les lumières de l'hôtel et il s'arrêtera pour réfléchir encore

Les choses ont forcément changé depuis son départ

La police a pris des décisions avant de se coucher

Il y a eu des arrestations pour tempérer l'attente

Ils savent peut-être tout

Ou ils ne savent rien

Ou encore ils se trompent

Il réfléchira longuement sur la crête

Il regardera les lumières de l'hôtel repérera la terrasse où toutes les lignes se rejoignent reconnaîtra les ombres et estimera ce qui les sépare pour se donner une idée de l'effet produit par son arrivée

Comme si de rien n'était

Comme s'il n'avait pas fui

Il avait besoin de réfléchir

C'est fait

Il a bien réfléchi

Il accélère le pas sans se rendre compte qu'il est observé

Quand il arrive sur la crête il n'éprouve plus le besoin de s'arrêter

Il a acquis des certitudes

Il ne veut pas revenir dessus

Il jette un regard machinal vers l'hôtel et ne le voit pas

Il n'est plus éclairé

En regardant mieux il voit la faible lueur du hall d'entrée reconnaît la luminosité du vitrail se frotte les yeux et s'amuse à se ressouvenir de la scène qu'il représente

Il rit doucement en secouant les épaules ce qui étonne passablement son poursuiveur qui posté à cette distance ne peut pas donner une raison satisfaisante pour expliquer la gaucherie de sa proie avançant sur les cailloux en direction de l'hôtel


Chant XVIII

Qui êtes-vous ?

 

Le Français était parti depuis deux heures au moins quand Pénélope nous rejoignit sur la terrasse

La police n'avait plus besoin d'elle

Elle avait besoin de tout le monde sauf d'elle dit-elle en faisant voler ses jupes avant de s'asseoir toute seule à une table près de la murette

Elle était passée par sa chambre aussitôt qu'il lui avait gentiment demandé de foutre le camp et elle était entrée dans cette robe aux bleus profonds ou lumineux qui était une provocation et elle avait coiffé ses cheveux en prenant le soin de les répartir également sur chaque épaule nue ce qui rendait sa poitrine presque vertigineuse

Elle riait encore d'avoir raillé le flic qui avait accepté ses moqueries simplement parce qu'il savait qu'elle était malheureuse et sur le point de faire une bêtise

Il avait été gentil avec elle très

Il lui avait posé peu de questions et elle avait répondu d'une voix qui trahissait sa déception sa douleur peut-être

Il lui avait demandé de se tenir tranquille aussi parce qu'il connaissait sa réputation de bagarreuse et il n'avait pas envie de lui faire du mal

En bas tout le monde l'avait vue partir sur le dos de la vieille jument

Qu'est-ce qu'il lui prenait de se faire prêter une jument aussi vieille et aussi grise et de se promener dessus presque nue ? C'était la question que s'étaient posée les gens

La jument la nudité ! Pénélope parlait sans s'arrêter

C'est vrai qu'elle paraissait déçue plus que malheureuse c'est vrai qu'on sentait bien qu'elle avait envie de faire un malheur

La jument était morte d'un coup en cours de route

Elle avait plié les jambes avait poussé un cri qui ressemblait à un ricanement comme si elle était en train de faire une farce à sa passagère étonnée qui avait eu tout juste le temps de sauter sur le côté et la jument s'était couchée de l'autre côté et puis ses pattes ont continué le mouvement en un demi-cercle parfait jusqu'à toucher bruyamment le goudron et la terre à la limite de la pente

Pénélope qui avait la tête sur les épaules ne s'était pas fait prier pour détacher la valise rouge et or qui était un peu coincée sous la jument

Elle avait tiré de toutes ses forces et s'était froissé un muscle quelque part dans la cuisse

Elle montra la cuisse en question ce qui était redoutable compte tenu de sa blancheur et des innombrables bleus de la robe qui se mélangeaient aux fleurs et aux liserés

Que s'était-il passé alors ? Si je voulais dire par là que quelqu'un en voiture ou à cheval avait fini par passer sur la route et l'avait prise à son bord ou en croupe pour l'amener à l'hôtel qui était le bout de son voyage mon cul ! Personne n'est passé ni voiture ni cheval et il a fallu qu'elle marche pendant cinq kilomètres dans cette maudite pente de goudron et de terre dont elle a encore le goût dans la bouche chaque fois qu'elle y pense

La jument la nudité c'était le spectacle qu'elle comptait donner à l'hôtel ébahi qui applaudirait sans doute à tant d'histoires et de beauté

Elle avait bien compté sur le regard réprobateur de Pablo et quand elle arriva au terme de son voyage Pablo était bien perché sur une échelle comme elle l'avait prévu repeignant mollement les lettres de l'hôtel entre les courbes des néons mais au lieu du regard réprobateur il lui destina un regard étonné dont il ne mesurait pas l'écrasement de là haut secouant son pinceau rouge et vert parlant de la valise écorchée et de sa manière assez comique de boiter comme une vieille exactement comme une vieille

En l'insultant de cette manière il ne comptait pas la faire fuir de honte et de dépit

Il la connaissait trop pour espérer une pareille suite à sa mésaventure

Il ne savait rien de la jument trouvait la femme un peu nue mais il avait l'habitude de cette approche absurde de la nudité qui quelquefois le rendait morose

Elle se planta toute droite au bas de l'échelle posant un pied sur le premier barreau ce qui rendit sa cuisse prometteuse et il se mit à lui parler de sexe alors qu'elle était venue lui parler mariage

Mais Pablo continuait de s'esclaffer accumulant les allusions obscènes et toujours attentif à son corps prometteur qui semblait vouloir sortir du peu d'habit qui le couvrait se frayant des passages tressautant à l'ouverture soudaine qui le laissait pantois s'arrêtant tout juste au moment de franchir la chemise qu'elle refermait en rouspétant à cause de l'absence de boutons qui rendait les hommes tellement stupides qu'elle était toujours sur le point de laisser tomber les grandioses idées de mariage qui étaient les piliers de sa pensée sexuelle

Qu'il ne descendît pas de l'échelle n'était pas un problème

Elle pouvait toujours s'en charger et le disant elle secoua l'échelle dangereusement et Pablo poussa un cri de fillette et laissa tomber le pot de peinture qui éclaboussa les jambes de la fiancée désespérée qui se mit soudain à regretter de ne pas avoir été écrasée sous la jument ou enlevée par un automobiliste indélicat ou simplement morte d'épuisement dans le fossé plein d'ordures qui était l'image de la vie qu'elle pouvait espérer à l'âge qui n'était plus le sien

Pablo se planta le pinceau dans la bouche et descendit jusqu'à elle

Près d'elle il la trouva absurde et surtout fatale

C'était le sentiment qu'il avait toujours éprouvé pour elle et il se disait que ça n'avait rien à voir avec l'amour

Il savait bien qui il aimait tiens ! La trouver absurde elle se fichait pas mal qu'il puisse penser ce genre de chose à son sujet parce que l'absurdité d'une femme c'est peut-être là la nécessité de mettre fin à la solitude qui n'est pas faite pour l'homme

Et vice et versa

Elle n'était pas choquée par ce sentiment qui ne rendait pas Pablo différent des autres hommes ni même des femmes

Ce qui était insupportable c'était cette fatalité dont il voulait à tout prix qu'elle soit la provocante source de malheurs et d'ambiguïtés qui rendaient la vie impossible laissant toute la place à une mort qui venait trop tôt

Me parler comme ça ! — Lui faire savoir qu'il n'avait aucune envie de mourir dans ses bras même sans souffrir même sans s'apercevoir qu'il allait mourir quand bien même c'était la seule façon de mériter l'éternité

Il blasphémait pour se donner du courage comme on fait toujours

Et il n'osait pas la toucher

Elle criait que la peinture était en train de lui bouffer les jambes ses jambes qu'il adorait pour lesquelles il se serait damné s'il n'avait pas aussi peur de l'enfer

Il les frotta un peu avec un chiffon sale mais elle ne le laissa pas faire

Elle reprit sa valise et s'engagea comme une folle dans l'escalier descendant dont la courbe s'achève par un mur qui chaque fois qu'elle le rencontre la met dans une de ces rages que rien ni même la meilleure preuve d'affection ne peut calmer

C'est un escalier stupide qui continue d'exister malgré l'absurdité de son existence

C'est un projet avorté un bel escalier de ciment et de marbre qui descend le long de l'hôtel dans un angle agréable tournant avec grâce au bon moment et s'arrêtant de la manière la plus absurde qui soit juste contre un projet de porte qui est encore un mur

Cet escalier existe depuis des années

Il est régulièrement balayé lavé frotté savonné rincé rien ne manque à sa perpétuité inutile sinon une bonne explication au sujet du linteau de ferraille qui se désagrège doucement contre le mur oblique et hermétique et son mutisme intolérable n'est jamais contourné

Quelle fatalité que ce soit justement toujours lui que Pénélope choisisse d'emprunter quand la colère seule lui montre le chemin de la réussite ! Pablo ricane en la suivant

En bas il fait presque humide et l'odeur pénétrante du vieux linteau de fer rouillé vous empêche de vous rendre compte de la situation dans laquelle vous êtes vous reprochant une porte qui aurait eu tout à gagner à exister une fois pour toutes

Pénélope… Pénélope…

C'est tout ce qu'il peut dire et il ne dira rien d'autre tant que sa bite ne lui inspirera que des cochonneries

Qu'est-ce qu'elle peut lui inspirer d'autre hein ? Un peu d'amour n'a jamais fait de mal à personne

Pourquoi est-ce qu'on ne s'aime pas un peu ? Juste ce qu'il faut pour pouvoir en dire plus trouver les mots qui disent autre chose que ce qu'on a envie de dire des mots autoritaires et doux comme du miel des mots qui forcent le sens ordinaire de la vie qu'on est capable de se donner ensemble

C'est ça qu'elle pensait pendant qu'il la troussait comme une femme de chambre et la peinture sur ses jambes avait commencé à sécher

Ils remontèrent l'escalier absurde où les ballons d'enfants allaient toujours se réfugier

Si un ballon disparaissait à moins d'un arrêt inopiné dans les branches d'un eucalyptus c'était dans l'escalier qu'il fallait aller le chercher le descendre quatre à quatre et en bas avoir soudain envie de la nudité et se mettre à la chercher en transpirant

Mais ça c'était le passé

À l'époque Pablo était doux comme un agneau

Sa petite bite toute chaude était une offrande et il ne savait pas très bien ce qui lui arrivait

Elle avait toujours envie de l'aimer à cause de cette humilité jusqu'au jour où l'humilité qui est un sentiment et un état proche de la divinité s'est transformée allez donc savoir pourquoi en humiliation pure et simple et à partir de ce moment-là il n'a plus pensé qu'à la déposséder de ce qu'elle lui avait volé parce qu'elle en savait plus que lui

Elle s'était montrée savante quand il ne savait rien

Maintenant qu'il savait il croyait la posséder et il ne l'aimait plus comme il l'avait aimée

L'important était qu'elle ne change pas les formes de son corps qui avaient été celles de son éducation sentimentale

Pablo de cette manière était perdu pour l'amour

Il ne pouvait aimer qu'elle et il la violait avec son consentement chaque fois que les circonstances étaient favorables

Ensuite ils sont allés dans la cuisine pour qu'elle se lave les jambes qui sont devenues toutes rouges à cause de l'essence de térébenthine et il est allé chercher un onguent qui sentait le beurre de cochon et la farine et elle s'est sentie mieux un peu lasse les jambes lourdes et le sperme de Pablo continuait de lui rappeler sa présence ce qui la dégoûtait un peu mais elle avait de merveilleux souvenirs qui revenaient doucement lui parler de plaisir simple et de bonheur total et elle allait s'enfoncer dans un rêve où ses cuisses avaient de l'importance quand la mère de Pablo fit irruption pour leur reprocher les mêmes choses

On s'est disputé comme des chiennes en chaleur ! — me dit Pénélope en se massant les mollets à pleines mains le menton sur les genoux

Mais maintenant continua-t-elle Pablo était mort et tout ça n'avait plus d'importance

Il y aurait un procès long et coûteux et on aurait bien le temps d'en parler

On parlerait de sexe d'amour d'orgueil de jalousie de fatalité un peu aussi

Elle y apparaîtrait comme un des personnages et personne n'ignorerait rien de ses calamités et de ses charmes

Tout dépendait du juge bien sûr

Il y en avait qui étaient d'infâmes procéduriers qui jouaient la pureté de leur âme dans le déroulement parfait de la procédure soucieux de cohérence se fichant pas mal de la vérité ce qui pouvait les faire passer pour des moralisateurs

Elle ne souhaitait pas un pareil juge mais c'est ce qui arrive toujours il faut en passer par là et accepter cette cohérence mensongère qui est tout ce qu'un juge incompétent est capable de retourner à la société qui s'est trompée à son sujet

Bien sûr on pouvait aussi tomber sur un de ces littérateurs qui s'intéressent plus à la psychologie humaine et à la destinée qu'aux lois qui ne sont qu'un moyen de déconstruire l'accumulation toujours complexe et révoltante des faits que les personnages structurent et dimensionnent la plupart du temps à peu de frais

Il n'y a jamais d'amertume chez ce genre de juges

Ce sont des ratés pour ce qui est de leurs prétentions littéraires et philosophiques mais avec eux les procès durent plus longtemps et on s'y perd moins on sympathise et on complète son ignorance ou son savoir selon le degré de bonne foi qu'on met à accepter de ne pas le mépriser

Elle était intelligente et prospère ma sœur Pénélope mais Pablo n'aurait rien gagné à l'épouser et elle y aurait sans doute perdu sa patience

Enfin le flic avait été gentil comme un petit garçon tranquillisé par sa petite bite qui se dégonfle doucement dans sa main

Il l'avait raccompagnée jusqu'à la porte en lui recommandant le calme et la discrétion et comme Pénélope doutait que la vieille pouvait l'aider dans ce sens il la rassura en jetant un regard compliqué à la mère de Pablo qui se renfrogna

Il lui avait touché les fesses avant de fermer la porte ce qui l'avait un peu déçue mais connaissant les hommes comme elle les connaissait elle ne lui reprocha pas cette offense câline et sans malice tandis qu'elle montait l'escalier pour regagner sa chambre où elle avait l'intention de se faire belle et si possible provocante jusqu'à l'obscénité

C'était toute la réponse qu'elle pouvait retourner à la mort à celle de Pablo en particulier et à celle de tout le monde si c'était possible

Elle se fit couler un bain d'enfer qui la ravigota tout entière pensant à peine à la pauvre petite servante qui s'accusait sans convaincre personne tant son emploi du temps paraissait improbable

Elle ne savait même pas avec quelle arme elle avait tué Pablo

Au début encore fière de son crime impensable elle avait répondu

Avec ça ! — montrant ses mains soudain crochues et menaçantes et le flic lui avait demandé si elle voulait dire qu'elle avait tué Pablo avec ses seules mains sans rien dedans et elle avait senti le piège rétorquant qu'elle n'avait rien à lui apprendre pour ce qui était de l'arme du crime

Et puis elle avait faibli avait de nouveau reparlé de ses mains puis d'un couteau idée qui semblait convenir à sa rage et elle se mit à le décrire parlant de l'acier avec une science qu'on ne pouvait pas lui soupçonner comme si quelqu'un d'autre le véritable assassin parlait dans sa propre bouche ivre de vérité et d'orgueil

Mais rien ne concordait et le flic secouait la tête en lui disant qu'elle mentait pour protéger quelqu'un qu'elle aimait beaucoup quelqu'un qui était toute sa vie et qu'elle ne voulait pas perdre

Elle était assez bonne pour préférer se perdre à sa place et payer ce qui se paye toujours très cher : un lâche assassinat que rien n'excuse

Est-ce qu'elle avait quelque honneur à défendre ? Est-ce qu'elle était encore vierge ? La mère de Pablo le confirma

Vierge comme le printemps orgueilleuse comme l'été triste comme l'automne et amoureuse comme l'hiver

Mais de qui ? Le flic dit qu'il était en train de perdre son temps parce qu'il n'avait pas l'honneur de parler au véritable assassin de Pablo et la servante se mit à pleurer

Elle pleurait encore quand je suis sortie un peu outragée par la main du flic mais tranquillisée à cause de la douceur de ses yeux

Redis-moi cela encore une fois ma Pénélope

Elle est tranquillement vautrée sur une chaise le coude sur la table jambes croisées dans les plis de la robe qui me chagrine

Elle me parle en riant de temps en temps ou alors quelque chose s'arrête dans son regard de femme incomprise et je n'ai pas le temps de le définir ou même d'en extraire la saveur qui doit être amère ou acide jusqu'à la nausée je le redoute

Elle fait la fleur comme les femmes se plaisent à l'être quelquefois réellement se jouant du vent qui n'est qu'une des apparences de l'intolérable chaleur qui est en train de s'installer à l'approche du midi

La sueur dégouline discrètement sur ses bras sur sa poitrine sur ses joues mêmes et le long de son cou d'oiseau migrateur

Elle est parfumée de citron et de quoi encore quelque chose de plus sucré de plus lointain et de plus intime menthe secrète peut-être ? Elle continue de parler prenant le soin de ne plus rien dire simplement pour exister par rapport à moi qui joue le rôle du représentant de l'humanité

Elle ne veut plus faire mal ni même prendre le plaisir par surprise elle se continue dans l'absence habitant le silence ou la chaleur qui sont des calamités naturelles auxquelles la vie nous a habitués depuis si longtemps

Ce que c'est que d'être belle ! Elle en paraît incroyable

Elle détournerait presque l'attention

À côté d'elle à côté d'elle par le jeu de la perspective ou à cause de sa robe bleue la Française a l'air d'un sexe criard qui affiche le déjà vu avec impatience et de moins en moins d'efficacité

Comme elle sanglote doucement solitaire et humiliée je ne peux m'empêcher de la détruire encore et je lui demande d'une voix claire et précise où diable a bien pu passer son homme de mari

Elle bouge une épaule se mord un doigt puis tapote frénétiquement sa cuisse

Elle ne sait pas

Je suis un con

Un lâche sans doute

John sursaute dans son fauteuil bruyant et il rallume ce qui reste de son cigare et au lieu de fermer sa grande gueule d'enfant de putain il demande d'une voix fluette comme celle d'une fille qui cherche à se faire pardonner l'enfant de trop qui lui assure pourtant le confort et la moralité : — Je n'ai pas vu Saïda

Où sont les Arabes ? — Et moi croyant annuler sa curiosité dérangeante : — Où a-t-il donc bien pu aller ? — demandai-je à la Française les yeux dans les yeux cherchant à la confondre

Où sont les Arabes ? — répète John en se levant

Son fauteuil fait un bruit épouvantable

Il étire sa longue carcasse jaune d'insecte qui découvre la vie sous un autre jour et il me regarde sans reposer la question mais attendant la réponse à laquelle il n'accordera qu'un intérêt de principe ou alors il a envie d'un brin de causette avec son équivalent africain qui lui remonte toujours le moral

De l'autre côté de la terrasse Pénélope est pétrifiée blanche et raide dans l'encombrement bleu que composent les plis de sa robe où ses jambes se sont un peu écartées l'une de l'autre comme si elle allait se lever pour m'empêcher de répondre ou même mieux plonger sa main experte dans le cerveau dégoûtant de la Française qui selon notre opinion n'avait pas le droit d'entendre la question ni surtout de reconnaître la seule réponse

On avait un secret à partager

Elle pouvait bien faire ça pour moi

Mais elle ne se leva pas

C'était inutile

John s'était approché d'elle et il vantait sa toilette en termes sans équivoque

Quant à la Française elle se met soudain à me raconter que ce n'était pas la première fois qu'il la laissait tomber quand tout allait mal mais qu'il était toujours revenu en lui demandant d'abord de tout oublier

C'était sa manière de mettre fin à l'humiliation

Il disait stop et on passait à autre chose

Enfin on recommençait

Il devait être en train de courir dans les pentes pleurant comme le gosse qu'il n'avait jamais cessé d'être du moins à ce niveau de son existence

C'est cela qu'il était avec les femmes : un sale petit gosse nerveux et violent qui se faisait des idées à propos des femmes et qui ne touchait en fait qu'à ses idées les caressant exactement comme si c'étaient des femmes et en tirant un plaisir qui n'était pas un plaisir d'homme pas ce plaisir court et violent qui paralyse l'homme dans sa conclusion érotique

Non elle pouvait le dire sans crainte de se tromper c'était un gosse un sale gosse qui n'était pas le sien et elle ne se sentait pas obligée de l'aimer

Il pouvait bien aller au diable si c'était possible encore à notre époque

Il rentrerait avant la nuit penaud et virulent et il la violerait pour qu'elle se taise et elle ne chercherait pas à lui faire mal comme elle sentait que c'était possible si elle avait eu une pierre à la place du cœur

Est-ce que je pouvais comprendre ce qui avait vraiment de l'importance ? Certaines femmes arrivent à mettre un tel ordre dans leur tête qu'il est impossible d'y entrer

Ce sont les femmes secrètes dont rêvent tous les hommes

Il n'y a rien à dire contre elles et ils s'en gardent bien

Quand l'un d'eux s'aperçoit soudain que la femme qui couche dans son lit est une de celles-là alors il se tait n'en parle à personne et il se met à l'aimer avec toute la discrétion requise en pareille circonstance

Moi j'ai une tête de poufiasse

Ma cervelle est en morceaux

Je n'en connais pas l'autre

Je ne reconnais même pas ce que j'ai perdu en route

Un jour je continuerai de vivre sans m'en rendre compte

Comment se faire aimer dans ces conditions ? — Elle disait cela en revenant à elle en arrangeant un peu le costume d'été qui lui allait si bien et que j'avais touché avec de l'huile d'olive

Elle secouait le pan de robe où la tache continuait de s'épancher comme un mauvais rêve

Ça ou autre chose… — dit-elle souriant maintenant que je ne répondais plus à ses réponses de femme détruite

Elle souleva plusieurs fois ses épaules mettant en évidence les clavicules impeccables pour donner lieu à ces inspirations féminines qui vues de l'extérieur semblent totales et qui pourtant ne leur apportent qu'un souffle humiliant de l'air qu'elles font mine de déranger

Maintenant elle allait jouer la femme qui n'attend plus qui fait autre chose qui se délasse avec le temps qui passe et sur lequel elle ne tente rien de définitif

La police allait sans doute l'interroger sur l'attitude de son mari

Elle dirait qu'il réagissait toujours de cette manière chaque fois qu'elle le disputait sur un sujet ou sur un autre qui n'avait pas d'importance réelle mais dont elle arrangeait elle-même les faux semblants

Le flic ne manquerait pas de rire à ces propos de vacancière qui n'a rien à voir avec ce qui ne la regarde pas

Il n'attendrait même pas le retour du mari pour s'en aller avec la jeune servante menottés tous les deux dans les mêmes entraves et elle pourrait bien rire de constater que les choses se passent toujours de la même façon que l'explication est au fond toujours la même à l'avantage de la mort qui s'accumule sans rien révéler ni de sa dimension ni de sa structure

Ensuite elle se laisserait conduire par la main souveraine de son mari

Elle voltigerait un peu dans l'escalier comme un papillon au bout d'un fil mais elle supporterait cette cruauté

Ensuite il la bousculerait dans le couloir entre les chambres lui faisant très mal dans le dos et sur les côtes comme il faisait toujours et elle avancerait à petits pas comme si elle marchait sur des tessons de bouteilles et de temps en temps elle suffoquerait un peu sous l'impact d'un coup de poing en plein dans la colonne vertébrale

Elle sourirait affreusement prête à s'expliquer d'un bout à l'autre si elle rencontrait un regard interrogateur au passage d'une porte

Lui ne verrait pas à quel point son sourire serait atroce

Il ne songerait qu'à la battre avec cette retenue qui était une partie seulement de l'explication cherchant l'os qui agirait comme une enclume et devinant la chair écrasée et le cri retenu de toutes ses forces

Au passage elle ne pourrait s'empêcher de regarder la colonne de roses et de corps nus qui était tout ce qu'on pouvait voir de la chambre cachée si on ignorait que c'en était la porte merveilleuse

C'était la chambre la plus chère de l'hôtel et elle était toujours occupée à chaque séjour qu'elle faisait avec son mari dans cet endroit de rêve par un couple d'Arabes qu'on voyait peu et qu'on ne tenait pas à voir plus

Elle était une belle femme plantureuse et énigmatique

Elle imposait la beauté comme d'autres exposent le charme

Lui par contre était un peu répugnant à cause de ce corps pesant qui lui donnait de terribles sueurs mais elle lui avait parlé une fois sur la plage et il lui avait répondu avec une douceur qu'elle n'attendait plus de la part d'un homme depuis longtemps


Chant XIX

J’suis pas là, mais je sais

 

Ernesto est arrivé sur le coup de deux heures tenant d'une main un sac de plastique qui contenait l'érotisme flasque de ses seins de guimauve et de l'autre dans un carton d'emballage son costume et sa barbe

Son petit ami femme le suivait les mains vides mais portant sur le dos un sac de cuir noir et usé d'où sortait le bouchon de corne de la peau de bique qui exhalait une sale odeur de pinard et de rance

Trois musiciens les accompagnaient un tambour une trompette et un guitariste qui se grattait les mollets sur le manche de sa guitare

Un peu plus tard je me suis rendu compte de la présence d'une adolescente maigre et écartelée qui prenait l'air dans un vieux costume d'aristocrate

Elle souriait d'un air gâté tirant sur les pointes du boléro le sombrero un peu sur l'œil et le cul de travers tentant d'accentuer encore l'oblique de ses hanches par l'avancement d'un genou qu'on devinait cagneux et pointu

Ses cheveux paraissaient propres une mèche récalcitrante était tombée sur l'oreille souple et légère avec un reflet d'huile ou de salive

Elle avait sans doute de beaux seins dont les flancs bougeaient doucement dans le jabot ouvert

Ernesto était catastrophé dressé sur ses pattes de poule pondeuse s'adressant à la Vierge et aux Saints qu'il prenait à témoins afin que son désespoir d'ami et de voisin soit écrit en toutes lettres sur le fronton de la tombe future

L'adolescente jouait avec les cuisses factices comme avec de grosses castagnettes ponctuant le discours inaugural d'Ernesto de claquements qui finirent par en être le rythme incantatoire

Puis Ernesto s'approcha de nous larmoyant et désolé nous tapotant les mains avec ferveur parlant de Dieu et de la Justice comme il est de coutume en pareille occasion

Bien sûr il n'était pas question qu'il se produisît cet après-midi là

Il avait été payé d'avance ce qui avait facilité bien des choses et se demandait s'il pourrait un jour s'acquitter de sa dette avec ses pauvres moyens d'artiste sur le déclin

Il nous présenta son ami-femme qui était un peu édenté et paraissait avoir honte de sa condition sociale puis l'adolescente qui était la fille d'une amie morte il y avait peu d'un cancer du pied qui s'inclinèrent chacun leur tour à l'annonce de leurs noms et qualités

Puis Ernesto les renvoya à la cuisine ne conservant près de lui que son ami-femme et l'adolescente filocharde qui posa les cuisses de caoutchouc sur une chaise où de castagnettes qu'elles venaient de paraître elles se mirent à ressembler à un morceau de femme dont le reste du corps faisait partie de la chaise

L'ami-femme intercala sa cornemuse entre les deux cuisses et la femme cachée disparut au profit de la vague imitation d'une brique sans tête les quatre pattes en l'air s'extrayant sur le dos d'un couloir magique encadré de deux portes qui n'était en fait que l'entrée secrète d'un dossier de chaise

Ce qui fit beaucoup rire Ernesto

Le pauvre en avait besoin

La mort était une épouvantable mégère

Il fallait la détester de toutes ses forces et ne pas oublier chemin faisant d'aimer la vie à bras ouverts

L'adolescente eut soudain la nausée et un sein apparut dans le jabot crasseux

Elle demeura penchée se pinçant le nez tandis qu'Ernesto lui pelotait un bras de l'épaule au coude caressant un os tremblant la fille écœurée glougloutant un murmure de mots que personne ne comprit et Ernesto lui demanda si elle avait envie de pisser

L'ami-femme haussa les épaules et se gratta nerveusement les couilles

Elle n'avait pas envie de pisser

Elle faisait la garce pour avoir du vin

Tout ce qu'elle voulait s'était s'envoyer en l'air de cette façon pas d'une autre

Elle avait de la merde entre les cuisses elle était épouvantable chaque fois qu'elle allait chier elle pouvait dégoûter même le dernier des crasseux elle n'était elle-même que de la crasse de la crasse en forme de femme si on n'avait pas idée de ce qu'est une femme

La gosse se mit à pleurer et Ernesto ouvrit le jabot pour lui donner de l'air

L'ami-femme continuait de parler des femmes qu'il connaissait bien pour en avoir baisé une quantité phénoménale et surtout pour avoir participé à la création de deux d'entre elles qui seraient nonnes à l'heure actuelle si le bon dieu l'avait voulu s'il avait voulu qu'elles grandissent autre part que dans la merde dans un véritable foyer d'amour et de bon sens mais sans doute elles ne méritaient pas un tel traitement de faveur et lui n'arrêtait pas de se tracasser les méninges à se demander pourquoi elles étaient devenues aussi sales et aussi putes

Comme l'adolescente murmurait cette fois distinctement : — Ferme ta gueule papa ! — nous nous sentîmes dans l'obligation de respecter l'autorité paternelle qui venait de s'exprimer dans les limites de son droit et de sa douleur

La gosse finit par vomir entre ses jambes et tandis que notre gorge luttait contre une odeur qui était plus proche de la décomposition que de la digestion le père empoigna la fille par les cheveux serrant dans sa main puissante à la fois le chapeau et une touffe de cheveux la fille l'insultant sans retenue et lui l'entraînant au bout de la terrasse en l'appelant ma fille et maudissant le dieu des hommes qui était aussi le dieu des putains idée qui le rendait fou de rage violent envers son prochain et incestueux jusqu'au bout des ongles

Ils disparurent dans l'escalier puis leur bruit s'estompa et nous contemplâmes en silence la flaque rouge et jaune qui pétillait à nos pieds puante et vicieuse et dont les bords étaient constitués d'une succession de crêtes noires qui ne rappelaient rien et qui soulevèrent notre dégoût jusqu'à la hauteur de nos bouches silencieuses

Bocanada s'amena avec la serpillière et dans un râle qui nous fit pitié il rassembla l'infection qui nous épouvantait et la jeta dans un seau dont la destinée nous importait aussi peu que celle du reste de l'humanité

Ernesto était triste triste

Il marmonnait en se tapotant le front avec un poing à peine serré

Il ne comprenait pas que de pareilles choses puissent arriver mais elles arrivaient sans doute pour enseigner la pitié aux cœurs les plus endurcis et il fallait accepter le malheur d'être un homme plutôt qu'un cheval

D'ailleurs peut-être que les chevaux finissaient aussi par être malheureux à la fin d'une vie d'amour et de liberté et qu'ils se mettaient alors à maudire les responsables de tant d'inutilité

Et maintenant c'était Pablo qui nous quittait lâchement assassiné dans le dos un crime de femme c'était sûr d'ailleurs Pablo n'avait pas d'autres ennemis sur cette maudite terre qui est celle des morts

Dieu créateur de la mort dit Ernesto en se tordant les mains pardonne-moi de te haïr un instant : c'est ta juste récompense

Plus tard je t'aimerai mais seulement quand j'aurai tellement peur que je ne serai plus moi-même

Il voulait voir la mère de Pablo pour lui présenter sa douleur et goûter à la sienne avec autant de facilité mais c'était impossible vu qu'on l'avait embarquée y avait pas plus de deux heures dans une ambulance blanche et verte qui avait fait un boucan de tous les diables en descendant vers la mer sur la route sinueuse et pentue

Quoique ce boucan d'explosion et de sirène sans compter celui des pneus et du reste de la mécanique couvrit le vacarme hystérique que la vieille entretenait à l'intérieur

Elle s'était trouvée mal sur sa chaise en face du flic éberlué qui l'écoutait péter longuement la tête penchée sur une épaule la bouche grande ouverte d'où s'échappait un râle tout ce qu'il y a de tristounet bras ballants de chaque côté tandis que le pet infini continuait de lui ouvrir les cuisses genoux s'écartant lentement l'un de l'autre sentant la chair se séparer et libérer l'odeur de la merde qui ne faisait que s'annoncer

Elle commença à s'incliner

Il se leva d'un bond ayant saisi le sens de l'évènement et la rattrapa juste à temps luttant contre son corps grossier qui manquait de repères mais qu'il parvint tout de même à redresser un tant soit peu

La servante menottée aux barreaux de la chaise ne bougea pas

Elle tourna à peine la tête pour se rendre compte puis sombra de nouveau dans son rêve de meurtre

Le flic vit le moment où les forces allaient lui manquer pour retenir cette masse de chair qui par définition devait finir par vaincre la sienne propre et il s'arc-bouta de toute son intelligence pour participer à la lente inclinaison du corps qui malheureusement pour la netteté de son esprit de calcul quitta brusquement la chaise et s'écrasa sur ses genoux qui devinrent d'un coup flasques et douloureux

L'autre flic apparut à ce moment-là crut à une bagarre dont l'issue lui paraissait évidente vu la masse critique qui était en jeu et il se précipita revolver au poing sur la tête de la vieille qu'il assaisonna de belle manière

Son chef hurla de dépit mais il crut que c'était de douleur son chef lui égratigna le coude d'une main secourable mais il s'entêta à la croire désespérée à cause d'un surcroît de douleur et patapan il détruit le crâne de la vieille d'un coup de son sabot qui lui échappe des mains heurte le sol carrelé avec un bruit de poupée qui se démembre et s'en va heurter le pied d'une commode dont l'ébranlement fut le signal qui nous alarma

On l'arrêta le bougre avant qu'il ne la tue proprement non mais simplement : oui

Il était désolé abattu même par la désolation qui était la sienne et dont personne ne voulait certes puisqu'il s'était montré inconséquent et sauvage rare et cruel stupide et animal et j'en passe

Son chef boîta carrément vers le revolver et l'empocha d'un air de si-t-en-veux-tu-l'auras-mais-pas-sans-le-payer

La vieille avait fini de péter

Elle vivait encore monumentalement couchée sur le côté les yeux fermés et la parole rare

Puis il fallut la loger dans la civière que des brancardiers rapides comme l'éclair et faisandés jusqu'à l'os glissèrent savamment entre les pieds d'autres brancardiers qui se pétèrent les reins malgré leur enthousiasme

La vieille fut traitée de cachalot de barrique de camion-citerne de paquebot de char d'assaut de building et j'en passe

Elle était trop inconsciente pour prêter attention aux palabres qui insultaient sa masse volumétrique

Elle râlait en bavant ce qui était jouasse il faut le dire mais même dans l'escalier elle ne broncha pas et continua tranquillement de baver tandis que la cervelle commençait à lui sortir entre les cheveux

Dans l'escalier tout se passa bien sauf qu'elle était oblique qu'il fut impossible malgré des efforts à la limite de la pétarade de la transporter sur un plan horizontal

Il fallait se contenter de faire comme on pouvait ce qui n'était déjà pas si mal

Tout se passa bien disons-le dans l'escalier mais arrivés dans ce sinistre équipage qui souffrait le martyre au bas de l'escalier quelques mètres plus bas alors le niveau des difficultés révéla toute l'ampleur de la tâche

Elle serait revenue à elle en haut de l'escalier ma foi on te l'aurait maîtrisée et ficelée comme il faut et on ne serait pas là où on en était maintenant au bas de l'escalier fourbus et découragés ne brancardant plus rien la civière de travers et le col arraché que la vieille brandissait avec comme un cri de victoire qui sortait de sa gorge jusqu'aux embarrures

Les brancardiers épouvantés prirent la fuite l'un d'eux moins que les autres tant que la vieille le retint dans son giron pour le tabasser

Il pleura comme une gamine qu'on frappe sans raison lui étant venu parbleu pour prêter main-forte et non pour se faire quasiment assassiner

Sur le point de mourir de cette manière il se rua enfin à travers les portes échappant aux conséquences d'une crise d'hystérie dont il fallut contempler le lent déclin de derrière les vitres et les barreaux

La vieille retomba comme un sac et s'immobilisa

On put enfin l'enfourner comme un pain dans l'ambulance dont les portières claquèrent les unes après les autres et qui démarra sans tambour ni trompette

Nous étions vidés de nos forces tellement que nous vîmes à peine les portières arrières de l'ambulance s'ouvrir et se refermer le temps de montrer la tête ensanglantée de la vieille qui tentait d'étrangler ses médecins

En haut de l'escalier le flic regardait les deux revolvers qu'il tenait dans chacune de ses mains et il ne se souvenait plus lequel était l'arme du crime

En tout cas s'il lui serait facile de le vérifier c'est par une erreur bien regrettable dans l'esprit de justice qu'il venait de mélanger ses empreintes digitales à celles de l'assassin

Il faisait son travail d'une façon peu banale et il s'en apercevait tristement

Il rejoignit la prétendue coupable dans le salon où elle attendait un jugement définitif

Elle était un peu pressée la garce

Et lui avait déjà un tas d'emmerdements à mélanger à une vérité qu'elle ne l'aidait pas à mettre au jour

Ayant fermé la porte il la gifla sans méthode et la fit saigner au coin de l'œil

Il ne put s'empêcher de se mordre la langue

L'autre flic redevenu lui-même sifflotait parmi nous sur la terrasse où la chaleur devenait infernale

Ernesto s'épongeait le front avec conviction

Il regrettait sincèrement ce qui était arrivé à la mère de Pablo

Ce flic avait vraiment l'air d'un empoté mais le moment était mal choisi pour lui donner une leçon

Une leçon qui de toute façon ne servirait à rien

Et cette pauvre fille qui persistait à s'accuser d'un crime qu'elle n'avait sans doute pas commis

Il y avait là de quoi perdre la tête pour toujours

Combien de temps ils conserveraient le cadavre peu à peu dépiauté avant qu'on puisse lui donner sa demeure éternelle ? Un cadavre avec un petit trou pas plus grand que ça (il montrait son ongle) à ce qu'on disait

Pauvre Pablo il n'avait pas dû mourir d'un coup il avait fallu du temps à la mort pour entrer dans un trou aussi petit et une fois là-dedans elle s'était mise à détruire lentement l'essentiel quoi ! Et tout le reste pouvait tenir encore debout ou servir à quelque chose quoi ! — Et dans le dos avec ça ! Comme font toujours les femmes elles ne savent pas tuer autrement

Et quand elles ne tuent pas elles trompent ce qui est la pire des morts lentes au moins aussi terrible que celle qui a tué Pablo ce pauvre type qui était bien beau et qui n'avait jamais fait de mal à personne

Maintenant il faisait beaucoup de mal à sa mère et à ses amis et on ne pouvait même pas en vouloir à la putain de femme qui l'avait saigné comme un porc

Et cette pauvre fille qui veut jouer les martyrs non mais Dieu avait-il perdu la tête ! Monde de malheurs et de morts voilà tout ce qu'il est capable de nous donner en échange de l'amour qu'on ne se refuse pas à sacrifier pour lui ! Le monde est un tas de merde disait Ernesto en mâchouillant des bouts de sein et cette merde elle sort de notre cul parce que Dieu l'a voulu

Quelque chose m'échappe là-dedans une idée dont j'ai pas idée un truc gros comme une maison que je suis pas foutu de voir malgré que j'ai la vue bonne et perçante comme celle d'un chat ou d'un aigle

Mais qu'est-ce que ça peut être c'te bon dieu d'idée ! Un truc qu'a rien à voir ni avec l'infini ni avec l'idée qu'on peut s'en faire pour s'en aller tranquille le jour du jugement dernier

Un truc de merde qui nous sort par la bouche et on n'arrive pas à trouver le mot qui dit ce que ça peut être et quelle importance ça prend si on le répète cent fois par jour avec de la bonne salive de pauvre ou de riche ou de con ou de salaud

Ce truc de merde me rend fou

C'est l'œuvre du Dieu qui me tourmente et j'en ai marre de me rendre fou de cette manière

J'ferais mieux de demander à une femme de se charger de me rendre fou

Avec elle au moins je saurais que c'est à cause du sexe et de l'envie incontrôlable que j'ai de me le taper jusqu'à tomber à la renverse sur des piles de jambes et de bras qui s'ouvriraient pour que je puisse faire dodo et continuer de m'en foutre

Mais j'peux rien contre la profondeur de mon âme

La crasse humaine ne fait rien que d'me dégoûter c'est un peu la mienne enfin je veux dire que je la partage en toute bonne foi

Mais cette crasse qui vient d'en haut j'peux pas l'accepter comme ça sans rien dire

Y en a qui disent des prières ou qui font du yoga

Y en a qui boivent un bon coup et qui oublient

Et les autres s'enculent les uns les autres faisant le cercle qui fonde je sais pas quoi moi ! les nations les sociétés les bataillons les guignols quoi ! qui prennent plaisir à se donner du pouvoir et à faire semblant de se le partager en trois parts à peu près égales qu'il faut se foutre au cul chaque fois que l'envie vous prend d'aller brouter ailleurs

J'ai jamais fréquenté ni les députés ni les fonctionnaires ni les juges

Cette racaille n'est rien à côté de ceux qu'elle sert avec dialectique et procédure

Mais où est la religion dans tout ça ? Il est où ce Dieu qui n'explique rien et qui comprend tout ? Moi je ne comprends rien à cette putain de mort qui frappe toujours exactement là où ça fait le plus mal et mes explications sont celles d'un cul terreux qui n'a pas le droit à la parole par mesure de principe sauf dans les carnavals où je suis le bienvenu parce qu'on me trouve plein de bon sens et marrant comme pas un

Ce vin n'est pas le mien mais je le bois avec l'espoir de tout oublier

Et qu'est-ce qu'il en pensait l’Américain de tout ce malheur qui frappe encore des gens sans importance ? Est-ce que le dieu des Américains était aussi riche qu'on dit ? Pourquoi est-ce que tout le monde n'est pas Américain dans ce cas ? Le dieu des Américains n'a pas assez de pognon pour tout le monde ? Merde alors ! Il y a les Américains et les autres ? Le pauvre Ernesto y perdait son latin de messe lequel était provisoire comme le respect et volubile comme l'amour

C'était une provocation d'ivrogne et l'écrivain américain ne souriait même pas pour en amortir la sainte violence

Il ne regardait pas l'ivrogne semblait même l'ignorer ou ne rien comprendre de ce qu'il lui disait

Ernesto qui avait été novillero avant d'être danseur insista encore tentant de plonger son poison européen dans le cœur de l’Américain mais il n'y avait rien à faire dit-il ce cochon est bien trop fier de sa couenne pour comprendre ma morosité d'homme trahi par le sort et j'suis pas sûr de lui faire du bien en lui disant les quatre vérités qui sont les piliers de mon monde à moi

Ernesto ne pouvait pas être sûr d'une chose pareille

Je ne l'avais jamais vu faire du mal à quelqu'un surtout à propos de la mort et du malheur qui arrivent justement quand on en parle

Il se pencha sur la table pour remplir sa main crochue de pois chiches et de pistaches

Je vis son front moite et colossal

Je me rappelais qu'Ernesto m'avait appris à rimer il y a longtemps après que je lui ai demandé ce que diable je pourrais faire de toute la poésie que j'avais dans le ventre

La poésie s’est comme un cheval m'avait-il dit pour être simple et à la portée de mon âme d'enfant

Aime-la d'abord de tout ton corps mais dans le seul but de la posséder pour lui monter dessus et la baiser comme une femme

Mais avait-il ajouté sur un ton lugubre qui me fit froid dans le dos fais gaffe que ce soit pas une femme ce cheval-là parce qu'alors là mon colon ! t'as pas fini d'galoper après des chimères

Et il m'expliqua longuement ce qu'avaient été les chimères le rôle qu'elles avaient joué dans la mythologie de nos ancêtres et la part de vérité qu'on était bien obligé d'accorder à ces foutaises faute de science et de savoir-faire

La science disait-il c'est des chiffres

La poésie c'est des mots

Avec les chiffres on mesure tout et on ne se trompe jamais de proie

Avec les mots on s'emporte on se laisse guider par des sentiments que la femme s'entend à te faire rentrer dans le cœur par le trou du cul s'il le faut et au bout du compte on s'aperçoit quelquefois qu'on a visé au-dessus de ses moyens qu'on peut pas aimer comme c'est nécessaire pour que ça dure et on se retrouve le cul par terre et les couilles brisées

La femme est l'ennemie du poète

Son ami c'est le cheval un cheval mortel comme l'homme digne et beau comme peut l'être un homme à cheval sus au taureau qui est une espèce de femme

Et il m'avait appris à rimer avec de moins en moins de rimes ce qui me décevait un peu mais bientôt j'ai compris que ce qu'il était en train de m'enseigner ce n'était pas sa poésie c'était la mienne qu'il avait trouvée avant moi ce qui était étourdissant et me remplit de bonheur

Et maintenant Ernesto était là en train de chahuter bêtement un Américain qui était sur le point de mourir et qui ne pensait déjà plus au reste de l'humanité

L'humanité était entrée dans son âme de pionnier et il allait mourir avec elle

Pour rien

À cause d'une maladie qui était une calamité commerciale un hasard de plus en plus probable mais toujours entier une chose qui détruisait atrocement la dernière image de soi sur l'écran de l'humanité

Les muscles de ses bras longs et jaunes frémissaient à peine et on voyait l'os à quoi la maladie voulait le réduire pour que l'homme meure pitoyablement dans sa laideur

C'était la laideur de tous les hommes mais elle n'arrivait qu'à ceux que la maladie choisissait et l'écrivain américain se mit à regretter de ne rien pouvoir tenter pour accueillir la mort avec ce qu'il s'imaginait être de la dignité

Cette idée le dévorait de l'intérieur tandis que la maladie le réduisait de l'extérieur et dans la marge étroite qui était toute son existence il voulait être encore de la pensée et il sentait qu'il n'était rien qu'une substance en voie de disparition

Lui aussi m'avait enseigné la poésie mais ce n'était ni la sienne ni la mienne

Il m'avait parlé de la poésie de la maladie et il ignorait tout de sa prosodie il ne savait rien de son apparence rétinienne ni de ses manifestations vocales

C'était une poésie purement conceptuelle et elle laissait un goût de torchon sale dans la bouche exactement comme si elle voulait vous étouffer avec le frottant contre vos dents douloureuses et sur la langue sale et gonflée qui plonge dans la gorge avec toute cette merde

Mais Ernesto était tenace et il voulait au moins réveiller l’Américain de sa torpeur et il posa un sein sur la table où flasque et visqueux il commença de le déchiqueter invitant l’Américain à en faire autant disant qu'on ne peut jamais manger une femme tout entière qu'il faut toujours se contenter d'un de ses morceaux et que le mieux dans ce cas c'est de le partager avec un ami

Mange un morceau du morceau de ma femme ami américain ! Je t'en voudrai pas si tu en manges plus que moi

Si c'est ce qui doit m'arriver et bien tant pis pour moi que ça m'arrive et qu'on en parle plus

Mais pour l'amour de Dieu américain ouvre ta bouche et fais-en quelque chose

Je débouchai une des tétines de l'autre et fis gicler une rasade au fond de ma gorge ce qui m'occupa un moment pendant lequel l’Américain s'enfonçait dans sa rêverie sinistre agacé sans doute par le danseur opiniâtre qui continuait de chercher les raisons de son silence et qui ne manquait pas de s'expliquer longuement là-dessus

Des couples sinistres arrivaient du salon de l'hôtel et s'asseyaient en silence aux tables sans couverts attendant le repas auquel ils semblaient ne pas oser prétendre de peur de déranger le deuil qui était une bonne raison de s'en aller pour ne plus revenir

Sur les tables à part le cendrier et le distributeur de serviettes il n'y avait que des casquettes et des lunettes et des mains roses et veinées qui bougeaient à peine

Personne n'avait osé s'asseoir à la table de Pénélope dont la splendeur inquiétait et la Française resta seule les coudes sur les genoux et le menton sur ses poings regardant la montagne où son mari épuisait sa colère et son désarroi

Elle attendait d'être interrogée elle attendait que je la trahisse à mon tour puisqu'elle m'avait trahi quand je n'attendais d'elle que sa soumission à ma barbarie calculée

Mais elle n'avait pas l'air inquiet de la femme qui achève sa vie de femme pour commencer celle de prisonnière

Peut-être parce qu'elle ne comprenait pas cette projection d'elle-même

C'était toujours elle-même qu'elle voyait mais comme elle n'avait jamais été

Elle avait tué un homme non pas pour se venger ce qui aurait été une consolation pour le reste des femmes mais uniquement par crainte de perdre ce qu'elle avait acquis dans le monde des femmes

L'argument valait la peine d'être approfondi

En effet la servante n'arriverait pas à convaincre la justice de sa culpabilité qui n'était que le résultat possible d'un déséquilibre mental qui sautait aux yeux de quiconque s'entretenait avec elle plus de cinq minutes

Or le flic la tarabustait depuis ce matin non pas parce qu'il espérait en tirer quelque chose mais plutôt parce qu'il luttait contre l'ennui que cette enquête lui inspirait

Tout à l'heure il secouerait l'index dans ma direction et j'entrerai avec lui dans ce salon où il essaie de reconstruire le crime

Je lui parlerai alors de ma théorie et ce sera le moment de sauver mon ami marocain que tout accable du revolver qu'il m'a subtilisé jusqu'à son attente que j'imagine pleine de cauchemars dans cette chambre dont personne ne peut deviner l'entrée à cause d'une particularité architecturale qui n'est même pas de mon invention

S'il est accablé par son crime et par le triste sort qu'il redoute que dire alors et que penser de Saïda qui est la cause de son malheur ? De quoi lui parle-t-il en ce moment ? Et que répond-elle à ses reproches ? Quelles amertumes échangent leurs langues blessées par l'amour et l'amour de l'amour ? Il faut que le flic finisse par s'énerver à cause de la folie évidente de la servante dont il ne peut rien attendre de concret et de positif pour la suite de son enquête

Il faut qu'il écoute le détail qui accuse mon ennemie

Il faut qu'il se trompe avec elle

Il faut que je sois assez malin pour provoquer ce nouveau labyrinthe et ensuite Pénélope m'aidera à sauver mon ami marocain dont l'infortune me blesse le cœur

De ce cœur blessé comme il faut que jaillisse le sang de ma haine pour cette femme qui considère le costume de garçon serveur de Bocanada avec un air de se moquer de lui dans pas longtemps

Qu'est-ce qui lui prend de vouloir se mettre à rire ? Elle ne sent même pas que le moment est redoutable

Elle montre un bouton doré sur la poitrine de Bocanada qui a envie de cracher dessus pour le faire briller mais on lui a bien dit : — Boca ne crache pas ne renifle pas ne jure pas et ne laisse pas ton ventre gargouiller comme un égout — alors il se contente de le lustrer un peu avec la manche et il demande son avis à la Française qui ricane parce qu'elle a envie de se moquer de quelqu'un

Bocanada écrit la commande sur un petit carnet dont il tourne la page avant de s'approcher de la table voisine où l'on commente plus gentiment sa manière de porter l'uniforme

Tout ce que j'ai à faire c'est la torturer encore un peu lui faire sentir ma morgue de témoin l'obliger à me lécher les bottes dans l'espoir que je ne parlerai pas

Mais ce sera peine perdue

La terrasse est maintenant entièrement occupée par les touristes blancs et bleus qui plaisantent Bocanada sans mauvaises intentions

Ça les amuse de se moquer d'un pauvre d'esprit qu'ils imaginent être pauvre tout court

Il arrive presque en courant avec des plats qui sentent la mayonnaise et le piment et on l'applaudit discrètement à cause du deuil pour lequel il faut quand même manifester une apparence de respect

Mais l'odeur du mort qui était âcre et froide a été remplacée par l'ail et le cumin et les olives crachotent leur suc amer dans les bouches qui se régalent de lui résister et d'en reprendre encore poivre et fenouil jusqu'à ce que la saveur vous sorte par le nez coupée par le vin et les coups de chaleur

Bocanada a taché son beau costume et une vieille Anglaise se demande sans rien dire à personne si sa salive pourrait lui être utile en frottant bien entre le bout du doigt et une serviette pliée huit fois

Elle a envie de parler mais elle ne se sent pas à la hauteur de son rêve

Son compagnon récure avec l'ongle les fils dorés du blason de sa casquette qui est un nom de bateau imaginaire mais porteur d'histoire et peut-être même d'avenir

Bocanada fait tomber des olives et ne les ramasse pas comme on le lui a recommandé

La chat grassouillet et sans queue renifle les olives et les pousse avec le bout du museau

On rit à cause du chat

On rit à cause des espadrilles de Bocanada qui a accepté de porter le costume mais pas de changer les espadrilles

On rit à cause du vin qui fait immanquablement penser au soleil qui est là tout près tout nu dans son baquet de terre et de cailloux

Et puis on s'émerveille de voir Pénélope si belle si proche si sexuelle

Même les femmes s'émerveillent à cause de Pénélope qui est capable de vous faire oublier le temps qui passe

Sa chair est une offense à la chair elle doit avoir un esprit insultant pour l'esprit et un petit minou exactement proportionné à l'attention de ceux qui rêvent encore d'amour malgré les claquages fréquents

Elle a eu droit à tous les regards et elle les a tous acceptés avec un sourire qui en dit long sur ses mœurs sexuelles

Bon dieu il y a là un petit vieux blanc et rose qui se gratouille le zizi en regardant les jambes qu'il trouve belles pures qu'est-ce qu'il pourrait dire encore de ses jambes ? Ce sont presque les siennes il est prêt à crever de plaisir et en même temps il boit et il mange des cochonneries qui lui ruinent la santé

Il n'y peut rien il n'a jamais rien pu contre ce remplacement et madame est en train de penser à autre chose parce qu'en matière d'amour elle lui a tout donné d'un coup en un seul jour il y a bien longtemps avant la guerre

Et cette femelle qui a dû être belle presque nue dans sa robe blanche qu'elle a savamment nouée avec un ruban bleu et noir ? Belle femelle qui sait tout du sexe et qui veut savoir encore

Elle regarde Pénélope comme on regarde une statue la détaillant sans préjuger par dessus les lunettes de soleil qui obscurcissent son assiette de tomates et de crevettes mortes

Belle femelle qui se fripe comme une photo qu'on a envie d'oublier comme une fleur qu'on ne veut plus offrir comme une robe qu'on ne peut plus se mettre sans risquer le ridicule de l'âge et du sexe qui n'a plus de sens

Maintenant il faut rêver que la vie a bien été la vie

On ne peut plus se tromper

On se barbouille la langue on ne sait plus manger

On parle de s'aimer on s'accompagne plutôt

On a de la patience pour deux mais pas pour un

Le temps est une belle horloge sadat ou sadati une belle horloge et on n'a plus le temps

Soyons tristes comme des seigneurs pâles comme des enfants

Nous n'avons plus le temps de faire des projets

Nous sommes devenus des imbéciles un peu plus tard que les autres

Nous n'avons pas eu la chance d'échapper au spectacle de notre imbécillité

Mais il n'y aura pas de fête aujourd'hui pour égayer cette tristesse

Pour la fête on attendra demain

Demain le mort sera enterré ou même mieux oublié dans un cageot à la morgue

Demain on va se frotter le sexe avec de la chair fraîche

Triste fin de l'humanité qui prend ses aises au moment de la vieillesse

Le cul de Pénélope n'aura servi à rien

Ni le voyage de Bocanada autour de la terre

Ni les ombres nues d'Ernesto sur des rideaux à Rio ou à Caracas

Destruction

Destruction des jambes de Pénélope après un long et terrible vieillissement

Ernesto tombe foudroyé par un arrêt cardiaque

Il n'a pas le temps de se débarrasser de son déguisement de femme à barbe

Bocanada se noie dans un verre et vomit tout ce qu'il a ingurgité avant de mourir

Destruction du livre écrit pour conserver la mémoire de leurs actes

John n'a pas faim

Il touche à peine au contenu vert et rose de son assiette

Ernesto picore dedans sans permission regardant l’Américain d'un air qui mérite des claques

Mais John est ailleurs il souffre

Il ne s'intéresse pas à ce qui se passe pour nous il a oublié Pablo et le rêve de New York il m'a oublié peut-être

Peut-il m'avoir oublié parce que la maladie a progressé d'un terrible cran depuis hier ? Quel rapport la maladie entretient-elle avec la mémoire ? Je regarde son visage mal rasé et je pense à la chance que j'ai eue de le rencontrer

Est-ce que j'aurai autant de chance la prochaine fois ? Quelle chance me laisse sa mort ? Il faut manger

Ernesto boit

C'est son vin

Il a détruit un sein et il a mal aux dents

De quoi se plaint-il ? Il l'a dévoré pour intimider l’Américain mais celui-ci n'a pas bronché il n'a pas plaidé sa cause pour avoir un morceau de sein qui lui était présenté comme une chose à partager entre amis

Il s'imagine peut-être qu'Ernesto est un fou inefficace et absurde

Ernesto s'énerve parle de la nudité qui a été la sienne du temps où il pouvait se permettre cette folie la vieillesse est une maladie du corps affirme-t-il

Le vin gicle entre ses dents il a les lèvres gonflées et les narines épatées

Son œil est mouillé de larmes d'ivrogne il lutte contre la cécité de l'alcool et les phrases s'ajustent les unes aux autres pour décrire son écœurement profond

Il ne sait plus s'il faut s'en prendre à l'humanité ou à ce qui l'éternise de cette sale manière

Il n'a jamais vu personne mourir avec soulagement ou alors ce qui était mis dans la balance de l'autre côté de la mort c'était pire que la mort

On ne peut pas juger un homme qui meurt de cette manière

Il meurt parce qu'il meurt et il n'explique rien

La mort de Pablo explique une femme elle n'indique pas la femme elle l'explique

Est-ce que l’Américain voulait qu'Ernesto lui explique cette femme ? Cette fois l’Américain soupira exaspéré

Son menton se rapprocha de sa poitrine et il dit quelque chose en anglais quelque chose de monotone et de guttural sans point ni virgule quelque chose qui s'arrête dans l'attente de la suite et il se rend compte qu'on ne peut pas le comprendre et il renonce à ce qui était peut-être une réponse à la question d'Ernesto

Il touche le cigare éteint dans le cendrier puis l'envoie voltiger en l'air d'une pichenette qui le fait rire

Ernesto rit aussi attentif à la moindre manifestation de l’Américain

Il le regarde bouche ouverte mâchonnant de la guimauve et il hoche la tête en riant dans le silence que l’Américain semble destiner justement à son rire

Ils ne se parlent pas

Ils rient ensemble et on ne peut pas savoir si Ernesto est satisfait de cette correspondance parce qu'il est tout occupé à bien remplir son espace de rire qui est comme une réponse aux questions-rires de l’Américain

De loin Pénélope s'amuse de cette curieuse conversation

Elle me demande avec l'index pointé sur sa tempe s'ils sont devenus fous ? Je hausse les épaules et lui montre la paume de mes mains qu'elle regarde d'un air étonné

Est-ce que je vais rester avec ces deux fous la laissant seule avec ses côtelettes et son Málaga ? Je prends ma chaise avec moi et je la rejoins sous le regard incrédule de l'hôtellerie tout entière

Je souris à tout le monde baise les cheveux de celle qui sera (pourquoi ne pas le dire maintenant ?) ma tendre épouse et je m'assois ayant calé ma chaise contre sa cuisse nue que je caresse avec délice

Elle est inquiète dit-elle et je m'étonne qu'elle le soit puis l'image de mon ami marocain pleurant assis sur le bord de son lit me traverse l'esprit et je lui demande ce qu'elle pense de Saïda qui a pris sa place dans le cœur de Pablo

Elle ne peut pas dire de mal d'une amoureuse

Elle aime les amoureuses

Si elle était amoureuse elle-même elle souhaiterait qu'on l'aime à cause de cela et de rien d'autre

Mais elle a des doutes sur sa capacité à partager l'amour

Elle ne voit pas comment ça se partage

Mais elle sait que c'est possible et cette idée la rend patiente

Tant pis pour Pablo victime d'un mari jaloux

Et tant mieux pour la servante qui peut se servir de l'amour comme elle sait s'en servir seule et désespérée

Mais Pénélope n'a pas de chagrin

Elle ne redoute que la douleur

Le reste est sans importance

Est-ce qu'on pense à l'histoire de sa vie au moment de mourir ? Non on pense à ne pas mourir si c'est encore possible

On peut penser si on ne souffre pas

Et puis tout s'arrête

Rien ne recommence

Tout est à refaire

Elle rit en disant cela

Elle a trop peur de ne pas être à la hauteur de sa mort

Ma mort

Ma vie

Mon amour

Mon argent

Mon savoir

Ça fait beaucoup de choses à emporter avec soi c'est-à-dire qu'elles disparaissent d'un coup à part une paire de chaussures une vieille robe et quelques bibelots autrement dit rien de personnel rien qu'une intrigue contre l'oubli

Pénélope est-ce qu'on va parler de ces choses tristes uniquement parce que Pablo vient de mourir ou n'y a-t-il pas de fin à cette conversation ? Sein qui rend fou de joie

Cuisse dure qui ne se détend pas

Elle a un spasme au niveau du ventre un reste d'angoisse une agitation passagère de séductrice qui retrouve son souffle et qui appuie son épaule carrée sur celle d'un ami de toujours

J'aime cette femme sans cervelle qui est belle par le plus pur des hasards

On est en train de blaguer avec le temps tranquillement assis l'un près de l'autre tandis que Bocanada amène des desserts moelleux aux parfums de miel et de menthe faisant couler le vin fruité dans les verres qu'on lui tend

Je m'aperçois qu'Ernesto a cessé de parler

Il tire la langue dans un verre qui tremble le regard fixe et secouant une jambe sur l'autre qui tressaute

Il semble se parler à lui-même ou se faire des reproches à propos de son peu de capacité à émouvoir l’Américain par le contenu de sa conversation qu'il sait bavarde et peu encline à susciter des questions

C'est un sacré défaut dont il n'a jamais réussi à se débarrasser

Il est en train d'y penser un peu hystérique et au bord des larmes quand l'adolescente crasseuse s'amène dans son costard du dimanche qu'elle a outrageusement souillé dans quelque flaque

Elle se penche sur Ernesto lui dit quelque chose à l'oreille et Ernesto jette un coup d'œil vers l'escalier du bout de la terrasse

Au ras du sol immobiles et souriantes les trois têtes alignées des musiciens qui semblent avoir été coupées pour l'occasion

Ernesto se tourne alors vers l'hôtellerie et demande si quelqu'un s'oppose à ce qu'on écoute de la bonne musique populaire et amusante

Personne ne répond

Les bouches sont ouvertes dans un sourire qui s'amuse déjà et la dégoûtante adolescente disparaît dans le giron d'Ernesto qui lui tord une oreille

Elle crie juste au moment où la musique éclate en une cacophonie déconcertante qui n'est en fait qu'une mise au point

On se regarde on se fait rire on tord la bouche pour montrer son impatience et le tambour s'avance dans une marche militaire qui en réveille plus d'un

La trompette larmoie un peu au début puis la mélodie répétitive s'ajuste à la cadence et c'est parti pour la guitare qui joue dans les touches appliquant les accords avec une précision d'horloge

On est prêt à taper des mains mais on n'ose pas

Ernesto fait le gugusse secouant le chapeau de la fille qui est tombée à genoux et qui joue avec ses seins d'enfant

À ce moment moment où le trio arrive au centre géométrique de la terrasse voilà-t-y pas que l’Américain se dresse sur ses longues jambes et se servant de ses mains comme porte-voix il pousse un cri qui a l'air d'un mot un seul mot qu'il répète plusieurs fois bousculant la cadence pétrifiant l'harmonie et réduisant l'accompagnement à un balbutiement qui fait pitié à entendre

Ernesto qui a l'air furieux s'est dressé à son tour sur ses jambes de coq de combat et il se met à crier dans le cri de l’Américain comme s'il voulait l'annuler par la différence de sa force vocale

On croit à un rite

On s'essuie le front on serre les dents en regardant le voisin qui cligne des yeux on regarde le verre tremblant dans la main de sa compagne qui a vieilli d'un coup de plusieurs années et on se demande si tout ça n'est pas un peu trop populaire

Et puis Ernesto cesse de crier d'un coup

L’Américain vient de lui asséner un formidable coup de poing en plein dans les dents qui ont craqué

Son corps est resté vertical seule la tête s'est penchée d'un coup en arrière et il est resté là à moitié mort comme s'il avait le cou brisé et surtout plus envie de rire du tout et l’Américain lui a planté son cigare dégoulinant dans une bouche qu'il a eu le tort de garder ouverte

On a ri

Le truc c'était l'immobilité la verticalité cassée au bout presque en angle droit

On s'attendait à ce qu'il tombe qu'il se plie et se rejoigne par terre comme un pantin mais non il restait là immobile et vertical la tête en angle et quelque chose gargouillait dans sa bouche le cri qu'il n'avait pas la force de pousser et qui se frayait un passage dans la salive entre les débris de dents et de guimauve

Puis l’Américain a dit quelque chose que même les Anglais n'ont pas compris

Ils s'excusaient auprès des autres nationalités qui attendaient des traductions ou au moins des adaptations substantielles mais il fallait se rendre à l'évidence les Anglais n'avaient pas compris ce qu'avait dit l’Américain

Ils s'excusaient mais c'était désolant

Puis l’Américain a soulevé presque violemment l'adolescente poussiéreuse qui était accroupie à côté de la table la tête levée pour regarder ce qui arrivait d'étrange et de déconcertant à son oncle Ernesto

Il l'a bousculée un peu fort pour qu'elle se tienne debout et les Anglais affirmèrent que l’Américain s'était mis dans la tête de laver cette fille dégueulasse qui était disait-il une honte pour l'honneur de la femme

Sous le regard incrédule de toute l'hôtellerie il l'emmena de force avec lui et on entendit les cris pitoyables de la fille dans l'escalier qu'elle devait heurter de la tête

Puis Ernesto s'est effondré d'un coup presque sans faire de bruit et les musiciens l'ont emporté dans l'escalier de la terrasse où de nouveau le vieil artiste s'est mis à blasphémer ce qui a beaucoup choqué

On a vu son ami-femme traverser comme un somnambule la terrasse encombrée de touristes interloqués et s'engager dans le même escalier où sa chute ne lui a arraché aucun cri

Enfin les portières de la camionnette d'Ernesto ont claqué plusieurs fois le klaxon s'est coincé un court moment puis a laissé le moteur faire plus de bruit que lui des parterres ont crié sous les pneus et la camionnette s'est lancée à toute allure dans la pente sous le regard étonné des couples qui se demandaient si le spectacle était gratuit

Bocanada ponctuel comme un joueur de cartes annonça le café et les discrétions et tout le monde revint en cancanant à la table qui était le lieu de tous les plaisirs permis à cet âge

Les bouches étaient toutes pleines de polvorones quand le flic m'indiqua la direction de son bureau provisoire

Le moment était venu de mettre fin à toutes ces salades qui me rendaient fou de désespoir

Il était moelleux ce flic avec des petites mains grises qui sortaient de ses bras et des jambes courtes au niveau des cuisses ce qui fait que sa jambe se pliait là où on ne s'y attendait pas et ça lui donnait cette allure molle et un peu inquiétante qui rendait sympathiques les hésitations de son sourire

Il n'avait presque pas de pieds il était pointu et marchait sans faire de bruit

Sa tête était un peu aplatie sur le haut du crâne et il avait le nez camus le menton un peu à gauche au ras de la bouche

J'étais assis sur la chaise toute chaude que venait de quitter la servante les genoux bien serrés l'un contre l'autre et les mains posées dessus dans une parfaite symétrie

Je cherchais son regard pour le juger mais il gardait les yeux sur son brouillon s'occupait de ses mains qui raturaient nerveusement ou qui se mettaient d'un coup à tracer un trait horizontal qui se terminait sur la table

Comme il ne parlait pas je décidai de respecter son silence

Nous étions dans ce salon que personne ne fréquente à cause des livres et du silence qu'il faut y entretenir

Il avait pris place derrière la table qui servait d'écritoire à ceux que le plaisir d'écrire poursuivait jusqu'ici

C'était en fait un vieil établi de menuisier retapé et vernis en vert ce qui plaisait beaucoup aux Anglais et le flic tapotait de temps en temps sur sa droite le valet qui avait été cloué pour ne pas tenter le collectionneur

Visiblement il se demandait ce que ça pouvait être et à quoi pouvait servir cette pièce sans utilité apparente et surtout dépourvue de nom

Il introduisit son crayon sous le té suivant la courbe en écoutant le raclement tâtant le trou ou mesurant la distance qui séparait le pied de la pointe

J'osais à peine respirer pour ne pas troubler sa pensée partagée à mon avis entre le valet énigmatique et l'incohérence du brouillon qu'il tentait de mettre au clair

Je ne me raclai même pas la gorge

Au bout de quelques minutes il leva enfin la tête me regarda un peu au-dessus des yeux et à droite et me sourit de la manière la plus sympathique qui soit

Je cherche un assassin — dit-il

J'aurais pu à ce moment lui répondre que je pouvais le lui livrer sans marchandage ni perversité d'aucune sorte

Mais il m'interrompit : — Madame de Vermort prétend vous avoir vu dans le salon près du cadavre

donc après l'assassinat

cela va de soi

Une goutte de sueur parcourut l'arête de mon nez

À cela poursuivit mon interlocuteur vous répondrez et je ne vous en voudrai pas que c'est vous qui l'avez vue près du cadavre

donc après le coup de feu

Maintenant son regard effleurait mes sourcils : — Parlez-moi de ce coup de feu de ce que vous faisiez quand le coup de feu vous a surpris

Je n'avais pas le temps de réfléchir

Rien ne se passait comme je l'avais prévu

Saïda était couchée sur le lit pleurant la fin de son amour et mon ami marocain ne trouvait pas les mots pour se faire aimer d'elle

Et moi j'étais là penaud et indécis attendant que le regard du flic descende au niveau du mien pour y trouver la clarté qui manquait à son récit

Quel coup de feu ? — dis-je soudain et aussitôt je me mordis un doigt : — Quelle question stupide n'est-ce pas ? — J'attendais une réponse et baissai un peu la tête dans l'espoir de reculer la minute fatale pendant laquelle j'aurais à supporter la pénétration intransigeante de son regard dans le mien

Mais il se taisait il attendait la suite de ma déclaration

Qu'avais-je dit jusqu'à présent ? Avais-je bien précisé que je n'avais pas entendu de coup de feu ? Quelle était la portée de cette affirmation ? Et si j'affirmais le contraire que se passerait-il ? Je fis durer le silence en me questionnant

Ma pensée je le constatais avec épouvante était déconnectée de la substance qui l'avait alimentée jusque-là

Que se passait-il au niveau de mon corps ? En quoi consistait le changement qui s'opérait en moi ? Je ne devais pas lui offrir en pâture un regard de détresse qui aurait trahi la nature de mon entêtement

Il céda le premier : — Avez-vous entendu un coup de feu cette nuit ? — Je ne savais pas

Pourquoi étais-je si troublé ? Je n'étais pas troublé

Enfin oui j'étais troublé à cause de la mort de mon ami

C'était la seule raison de mon trouble

Il n'y en avait pas d'autres

S'il y en avait une autre il fallait que j'en parle

Il amusait ses doigts gris dans la courbe du volet

Reprenons

Que faisais-je dans l'escalier à cette heure de la nuit ? Est-ce que cette question est plus appropriée à mon trouble ? Je n'ai pas dit que je me trouvais dans le salon

Madame de Vermort une menteuse ? Quel intérêt aurait-elle à mentir ? Le même que j'aurais à faire exactement la même chose

Il allait la chercher

On s'expliquerait tous les trois

C'était la meilleure manière de dégager au moins une vérité dans cette affaire qui commence par être un tissu de mensonges disait-il en sortant

La porte se referma doucement

J'étais seul un peu mort à en juger par l'état de mon esprit qui refusait l'évidence de son échec

Le témoignage de madame de Vermort n'était que le reflet de mon propre mensonge

J'essayais en vain de me rappeler tous mes gestes de cette nuit-là : la servante John la chambre de la servante le coup de feu madame de Vermort le cadavre de Pablo le revolver qui accusait mon ami marocain

Mon amour pour Saïda

Mon amour pour Pénélope

Ma passion pour Anita : la servante s'appelait Anita j'étais sur le point de l'oublier

Je prononçais doucement son nom

Madame de Vermort entra à ce moment :

Lorenzo ! Lorenzo ! Lorenzo ! Ce n'est pas elle non plus la coupable

C'était qui alors ?


Chant XX

Le nom de toutes celles

 

Le flic m'avait sidéré

J'avais répondu à certaines de ses questions et traversant lentement le salon plongé dans une demi-obscurité à cause des volets que Bocanada venait d'entrecroiser j'essayai de me rappeler mes réponses et surtout d'établir les vecteurs qui les composaient en une structure qui était loin de constituer la vérité mais qui était ce que j'avais voulu graver dans l'esprit de justice que le flic magnanime avait la prétention de me communiquer

Je tremblais à l'idée d'avoir pu laisser échapper un fait castrateur mais j'avais la certitude de n'avoir rien montré de mon désarroi devant la difficulté d'être à la fois cohérent et sympathique

Pour ce qui était de la cohérence tout était clair : madame de Vermort se trompait et du coup les accusations dont je comptais l'accabler fondaient comme neige au soleil

Je n'avais plus de coupable à interposer entre la justice et le malheur de mon ami marocain

J'avais tenu le coup malgré la ténacité de la Française qui avait été sur le point de convaincre le flic

J'avais connu l'épouvantable impression de claustrophobie qu'elle injectait patiemment dans mes fibres mais cela n'avait duré qu'un court instant juste le temps de redevenir sympathique un peu ennuyé de voir une femme de si bonne compagnie se méprendre sur la réelle signification de ce qu'elle avait vu

Cependant elle opposait sa fermeté avec assez de cruauté pour être crédible surtout aux yeux d'un flic soucieux de cohérence et de tranquillité

En refusant de m'impliquer dans le témoignage de madame de Vermort j'élevais le mensonge à la hauteur d'un défi et il fallait que je m'attende à rencontrer de terribles obstacles

Elle était persuasive avec douceur compréhensive d'autant qu'elle ne m'accusait pas et intriguée par mon entêtement ridicule

Elle m'avait vu descendre l'escalier en direction du cadavre et elle remontait le même escalier dans la direction opposée

Pourquoi me refusais-je à en porter témoignage ? Est-ce que je craignais qu'on s'en prenne à son intelligibilité ? D'ailleurs si le coupable était l'un de nous deux l'attention devait d'abord se porter sur celui qui s'éloignait du cadavre c'est à dire elle-même et non pas sur celui qui s'en approchait dans une intention qui restait cependant à déterminer

Madame de Vermort s'accusait gentiment pour m'accabler sa candeur n'était que le masque trompeur d'une cruauté que je n'arrivais pas à mettre en évidence

Nous luttâmes ainsi pendant plus d'une heure devant le flic qui se contentait de demander des précisions sur des détails dont l'importance paraissait secondaire et qui devait l'être sans doute n'étant pour lui qu'un moyen d'intervention destiné à inverser des processus conversationnels dont nous n'avions elle et moi aucune idée claire

Nous restâmes sur nos positions et le flic ne trouva pas le moyen de déterminer un choix qui l'aurait d'ailleurs conduit sur une fausse piste puisque ni elle ni moi n'étions l'assassin de Pablo

Il devait peut-être s'en rendre compte soupçonner un drame parallèle ou peut-être même étranger à la mort de Pablo

Il avait pris peu de notes tapotait le valet avec toujours autant de nervosité il avait souri tout le temps que durèrent nos échanges de contradictions sauf en répétant monotone et précis les mots que j'avais utilisés pour affirmer n'avoir pas entendu le coup de feu

Madame de Vermort avais-je dit avec fermeté veut m'impliquer dans un témoignage qui n'est pas le mien pour une raison qui est la sienne

Il y avait disais-je de fortes chances pour que cette raison n'ait rien à voir avec la mort de Pablo

Le clin d'œil du flic me rasséréna

Il me chassa le premier me conduisant par le coude à la porte qu'il ouvrit lui-même

J'étais très aimable et j'avais selon lui raison de ne pas chercher à mentir

Cette femme le passionnait me confia-t-il sur le pas de la porte

Il avait envie de l'assaisonner

Elle n'avait sans doute rien à voir avec le crime mais il avait du temps à perdre

Pourquoi pas avec elle ? Rejoignant l'escalier pour descendre au salon je me maudissais d'avoir obtenu le résultat exactement inverse de ce que j'avais espéré

Mais je m'en étais tiré sans une tache qui m'accusât de je ne sais quoi

J'avais comme la certitude qu'elle ne parlerait pas des Arabes ni de la porte cachée qu'elle connaissait en tant que rêve n'attachant aucune importance à la relation que ce rêve pouvait avoir avec la réalité

Mes amis étaient en sécurité tant que mon esprit continuait d'explorer cette clarté

Je redoutais la nuit mais elle n'était que la frontière de la vérité que je voulais répandre et je n'étais pas obligé de passer de l'autre côté pour me défaire du mensonge

Quand j'arrivais sur la terrasse elle était plongée comme le salon dans le demi-jour des canisses qu'un vent léger agitait avec une régularité d'horloge

Seule occupante de ce demi-sommeil d'ombre transparente et de tiède clarté Pénélope lisait un livre qu'elle tenait comme un missel tout près de ses yeux et de sa bouche

Mon esprit s'évanouissait

Je redevenais charnel

Elle me sourit mais je ne m'approchai pas d'elle

Je lui montrai par un signe entendu que j'étais tout à fait tranquille

Elle n'insista pas et se replongea dans sa lecture le livre cette fois sur une cuisse et une main contre la joue

Le bleu de sa robe me donnait le vertige

J'en conçus de l'amertume

Mon esprit luttait contre les idées étrangères à son fonctionnement

Je reculai dans le salon

Une touriste échevelée descendait à pas de loup mesurant chaque pas dans l'escalier noir

Je rencontrai un moment sa pâle figure qui me sourit

Elle parvint au bas de l'escalier non sans difficulté puis elle s'avança vers moi pour me confier qu'elle était presque aveugle et qu'elle ne pouvait rien faire autrement qu'avec lenteur et maladresse

Qu'est-ce qu'on pouvait y changer ? Est-ce qu'il y avait quelqu'un sur la terrasse ? Il y avait la belle dame en bleu qui avait les cheveux si noirs

Est-ce qu'on peut parler avec elle ? Elle lit

Elle était curieuse de savoir ce qu'une femme aussi belle pouvait bien lire à cette heure de la journée où tout le monde faisait la sieste

Est-ce que je savais ce qu'elle lisait ? La Bible ou autre chose répondis-je un peu agacé

Moi aussi j'étais bien beau

Un peu fille oh ça oui ! Mais alors quel machin ! Elle avait le goût de la gaudriole

Sa presque cécité la rendait avide de beauté

Elle n'aimait pas les sensations fortes qui passionnent tant la jeunesse d'aujourd'hui

Seule la beauté éphémère par définition pouvait encore l'atteindre au fond de l'ombre qu'elle visitait fatalement

Elle avait oublié de se peigner

Cette négligence lui allait bien

Elle me tapota gentiment la hanche et se dirigea vers ce qui devait être pour elle un rayon de lumière vertical dans lequel elle entrerait pour se retrouver sur la terrasse en compagnie de cette femme exceptionnelle

Est-ce que je ne la trouvais pas exceptionnelle moi ? Je ne répondis pas

Elle émit un petit rire cruel et poussa les volets en silence

Pénélope leva à peine la tête

Je montai

Dans le couloir je ne pus m'empêcher de m'arrêter devant la porte cachée contre laquelle j'allai jusqu'à coller mon oreille

Je percevais des bruits sans signification des tintements réguliers qui ne correspondaient à aucun objet précis sinon au bruit que peut faire un mobile ou une marionnette pendue au plafond

Aucune voix aucun murmure pas un souffle qui m'indiquât le sens de cette planque

J'eus la tentation de demander à entrer et je ne fis qu'augmenter mon désespoir en retenant ma voix dans mon corps hystérique

Madame de Vermort était derrière moi

J'avais deviné ses pas sur les tapis entrecroisés du corridor où un souffle d'air se partageait la tranquillité avec l'ombre tenace et claire

Je n'avais pas tremblé

J'avais accepté sa présence comme une nécessité

Je ne me retournai même pas

Elle se cala dans mon dos et je sentis ses mains sur mon ventre

Sa respiration troubla le silence

Vous êtes fou — me dit-elle doucement

Je bousculai un peu une potiche qui grinça sur son piédestal

Ne restons pas ici — dit-elle encore et elle m'entraîna dans le couloir

Nous n'avons plus rien à nous dire bien sûr… n'allez pas croire… — continua-t-elle

Nous nous approchâmes de la fenêtre au bout du couloir et elle s'assit sur le rebord se tenant à la grille d'une main et de l'autre me tirant par la chemise

Elle cherchait à me vaincre

Elle agitait en vain la muleta de ses sentiments

La garce se taisait et j'avais envie d'abîmer son visage de princesse outragée par mon manque d'attention

Et le flic ? Qu'avait-elle raconté au flic après mon départ ? Rien d'autre que ce qu'elle avait déjà dit en ma présence ? Il fallait que j'accepte son témoignage sans chercher à comprendre

Et puis de toute façon c'était la vérité

Elle ne m'accusait pas

Elle avait d'autres plans

Ça ne me regardait pas encore

Ça me regarderait quand ? Peut-être jamais répondit-elle en approchant sa bouche de ma poitrine

Est-ce qu'elle trahirait mes amis marocains ? Pas tout de suite dit-elle provocante sans raison apparente entièrement cachée par l'ombre que ses calculs portaient sur mon esprit

Elle les trahirait donc

D'ailleurs il s'est peut-être pendu à un lustre et elle est entortillée dans les draps à cause du poison qu'en savons-nous ? — Cette idée me tortura exactement comme elle voulait que je fusse torturé

Je frappai durement un sein de mon poing fermé

Elle eut un hoquet et bascula contre la grille bouche ouverte mais sans crier

Je frappai encore sur l'autre sein

Elle laissa échapper un gargouillement sinistre et son corps se recroquevilla

Elle pleurait doucement mais la douleur ne lui arracha pas un seul cri

Elle dit quelque chose que je ne compris pas et je la laissai ainsi douloureuse et paralysée dans la fenêtre où elle avait l'air de dormir d'un sommeil majestueux de souffrance et d'humanité

Je longeai le couloir jusqu'à la chambre de John

Je pénétrai dans l'atmosphère confinée que John entretenait comme à délices

L'odeur de merde et de pisse de l'adolescente avait balayé les autres odeurs qui sans doute ne valaient pas mieux

Elle était assise en tailleur au pied du lit sale et nue le dos voûté et sa maigreur paraissait un défi

Elle regardait fixement le fond d'un verre qu'elle tenait à la main à peine posé sur une cuisse

Elle parlait toute seule

John dormait sur le dos les bras le long du corps et la tête renversée dans un coussin crasseux respirant avec bruit de manière irrégulière semblant chercher à échapper à un rêve où il jouait le mauvais rôle

Sa maigreur commençante était une évidence

Ce corps long et jaune qui avait dû être musculeux paraissait maintenant cassé à l'endroit des articulations

De sa main libre la fille jouait avec le pénis tout en parlant de manière inaudible d'un sujet qui avait l'air d'être la répétition d'une image ou d'un désir peut-être une idée simple et évidente qu'elle avait à cœur d'exprimer

Elle ne s'aperçut pas de ma présence

La fenêtre était fermée ainsi que la porte vitrée du cabinet de toilette

Je regardai un moment le dos de la fille et m'imaginai sans trop de difficulté ce qu'il avait dû supporter de malheur et de contradictions

Sa chevelure maintenant tombait sur ses épaules et je ne voyais pas son visage si bien que je m'approchai pour soulever une mèche

Elle souriait

La seringue était simplement plantée dans le drap entre ses cuisses et il y avait une tache de sang un peu plus loin

Elle hocha la tête et cessa de parler

Le verre lui échappa des mains et le fond de vinasse dégoulina sur sa cuisse triste et sirupeux

Elle puait atrocement et je ne pus m'empêcher de grimacer mon écœurement

Elle me regarda comme si elle allait me parler bougeant la mâchoire dans un mouvement impuissant ses yeux avaient l'air terriblement grand triste mauvais

Un râle sortit de sa bouche une syllabe peut-être la première du mot qui commençait sa phrase mais elle renonça à s'extraire de sa paralysie et elle retrouva sa position initiale tête penchée dans l'odeur épouvantable de son sexe

John s'agitait doucement

Il n'ouvrit pas les yeux et dit : — Ça va le flic ? — Je ne répondis pas

L'adolescente était en train de manipuler la seringue

Je sortis

Au bout du couloir madame de Vermort était assise sur une chaise le dos à la fenêtre

Elle me regarda m'éloigner puis disparaître lentement dans la descente de l'escalier

C'est du moins ce que je pouvais m'imaginer

Je n'avais pas croisé son regard triste ni eu à deviner sa déception

Je la voulais immobile et muette et sans rapport avec la réalité qui se dénouait malgré moi

Dans le salon deux touristes bavardaient autour d'un samovar qu'ils avaient l'air d'admirer ensemble

Ils me saluèrent gentiment sans interrompre leur gestuelle répétitive qui devait être l'expression corporelle de la même idée débattue selon le même angle revu et chaque fois corrigé

C'était des hommes à la fin de leur vie et je m'attristai de la condition qu'ils entretenaient pour continuer de vivre malgré l'inévitable fin de cette vie sans signification : il fallait être un élément de la conversation à n'importe quel prix même au prix du bavardage qui est pourtant le pire à payer au silence ; entre les romans inoubliables et les potins inexacts il y avait de la place chacun la trouvant sans difficulté et se contentant de ce qu'elle procurait de plaisirs et de positions quitte à touiller les mêmes mots dans le chaudron falsificateur d'un triste samovar en panne dans un coin du salon

Bocanada avait ouvert les volets et relevé les canisses de la terrasse

Quelques autres touristes demandaient du café au lait attablés dans un angle lumineux où il n'était pas possible de détailler leurs visages tant le contre-jour était violent

Pénélope discutait avec eux de loin assise dans l'angle suivant en pleine lumière qui exagérait le bleu de sa robe

Je vis aussi la servante que personne ne regardait sans doute par discrétion car tous ces gens avaient acquis cette éducation du silence pour des raisons qui n'avaient sans doute rien à voir avec la morale mais ce n'était pas à moi de les juger d'autant qu'Anita n'avait peut-être aucun désir d'être regardée redoutant l'observation qui l'aurait mise mal à l'aise

Elle se tenait debout près de la murette entre Pénélope et le groupe de touristes dans une robe verte et jaune dans les plis de laquelle elle plongeait ses mains

Elle ne s'intéressait pas à la conversation

Le contre-jour m'empêchait de voir ses yeux mais je crois qu'elle me regardait tandis que j'avançais lentement vers elle

Elle finit par se retourner et bras croisés elle s'abandonna au paysage

Elle ne m'écouterait pas

Il était inutile que je commence une conversation qui n'avait aucune chance d'exister

Je la touchais presque quand je me suis tourné vers Pénélope

Elle me regarda avec des yeux qui trahissaient son embarras

Elle avait quelque chose à me dire mais une vieille femme blafarde en costume de tenniswoman s'était lancée dans la description d'une façade qui avait frappé son esprit à Séville ou à Cordoue je ne sais pas

Pénélope semblait connaître cette façade mémorable et elle approuvait les considérations de la vieille femme qui en réponse à tant de sollicitude rajoutait d'autres remarques qui semblaient exciter la soumission de Pénélope et on en aurait jamais fini si je ne m'étais interposé dans le flot de la conversation provoquant l'arrêt de la parole au moins dans un sens

Quelque chose qui va te faire un choc oui ! — dit Pénélope en se levant

Je la conduisis par le bras dans la direction qu'elle venait de choisir tandis qu'elle promettait son retour à la vieille femme désorientée qui ne comptait pas sur l'approbation de ses compagnes dont je m'aperçus rapidement qu'elles étaient aussi vêtues en tenniswomen

Pénélope pressa le pas et me mena au bout des arcades à l'endroit où la terrasse s'arrête sur une haute balustrade de fer et bois envahie de bougainvilliers dont la cascade écarlate retombe sur une courbe de l'allée principale

Là était garée le long d'un mince trottoir de pierre la décapotable de mes amis marocains malle arrière ouverte

Bocanada était en train d'y ranger des valises et en me tournant sur la droite je vis que la servante était en train de le regarder au bord de la terrasse où le soleil s'écrasait doucement

Puis je vis le policier pointu sur ses jambes et habile à s'en servir apportant deux valises à Bocanada qui se grattait la tête en les regardant arriver

Le flic les posa contre la roue sans se préoccuper de l'inquiétude du muet qui tentait de siffler pour exprimer son désaccord

Le flic disparut de nouveau sous la treille de vigne qui l'avait vomi

Il reparut avec Saïda lui tenant le coude et ils s'arrêtèrent près de la portière gauche que le flic avait ouverte

Saïda parlait

Le flic l'écoutait en silence

Puis la voix de mon ami marocain est sortie de la treille de vigne et Saïda s'est retournée pour répondre quelque chose comme : — Je ne sais pas mon chéri

Le flic haussait les épaules pour dire la même chose

Mon ami marocain jura et il sembla qu'il entrait à nouveau dans l'hôtel

Le flic avait les bras croisés maintenant et il fumait ce qui semblait déranger Saïda qui s'était reculée jusqu'au niveau de la roue arrière parlant toujours de quelque chose que je ne pouvais pas entendre

Son visage s'est soudain éclairé quand mon ami marocain lourd et massif est arrivé d'un coup sur le flic tendant un éclat de lumière que je ne pus identifier

Le flic examina cette lumière sans y toucher et mon ami marocain la retournait dans tous les sens

Saïda avait l'air heureux

Elle souriait en regardant le front buté du flic qui éloignait ses mains de l'objet lumineux

Mon ami marocain semblait le lui donner mais il secouait la tête pour le refuser et de nouveau il croisa ses bras

Sa cigarette fumait devant son regard

Il était pensif maintenant et avec une main il se tâtait le menton entrouvrant la bouche et révélant les dents de la mâchoire inférieure

Mon ami marocain s'arrêta de parler et Saïda parut tout de suite moins heureuse

Elle avait même l'air inquiet

Mon ami fit le tour de la voiture par derrière tapa sur l'épaule de Bocanada qui lui montrait d'un air satisfait le rangement des valises ferma la portière du coffre et continua de tourner autour de la voiture jusqu'à atteindre la portière droite qu'il ouvrit sans s'asseoir toutefois

Il posa une main sur le haut du pare-brise et l'autre sur l'appui-tête du siège du chauffeur

Je m'aperçus d'un coup que l'objet lumineux n'était plus dans ses mains

Il l'avait sans doute jeté dans le coffre sans que je m'en aperçoive

À moins que je ne l'aie pas vu le mettre dans la main du flic que Saïda était en train de secouer en signe d'adieu

Elle prit place et le flic ferma délicatement la portière continuant de bavarder avec mon ami marocain qui opinait nonchalamment à je ne sais quelle proposition du flic qui riait à peine en deux paroles

Saïda rejeta la tête en arrière pour rire à son tour et en profiter pour arranger les mèches de sa chevelure dans laquelle l'appui-tête avait mis un certain désordre

Le flic se recula d'un pas le moteur démarra

Mon ami marocain portait maintenant des lunettes de soleil

Sa tête paraissait énorme et je pouvais croire à cause de ces sacrées lunettes qu'il était en train de me regarder

Je secouai la main sans rien dire me contentant de retenir mes larmes

Il ne répondit pas ou bien ce n'est pas moi qu'il regardait et le flic a encore reculé d'un pas et la voiture a disparu d'un coup dans la courbe qui est coupée verticalement par l'arête du mur de la terrasse

J'ai à peine pu voir la chevelure de Saïda se soulever et ses mains s'y mélanger

Le flic est resté seul tourné du côté où la voiture continuait d'avancer sans doute lentement à cause de la promenade des touristes qui s'étaient égayés après la sieste

J'étais pétrifié

Pénélope pleurait doucement

Nous étions vaincus

Était-ce tout ce qu'elle avait voulu me montrer ? Pas du tout

Ce n'était pas ce qu'elle voulait me montrer

Elle était aussi surprise et déconcertée que moi

Le hasard venait de se montrer cruel

Mais dit-elle en pleurant nous n'étions pas les seuls observateurs de cet injuste départ sans adieu

Bien sûr il y avait la servante mais avait-elle regardé cette scène qui ne pouvait rien signifier pour elle

Ce qu'elle regardait ce qu'elle n'avait pas cessé de regarder depuis qu'elle était arrivée sur la terrasse c'était cet éclat de lumière qui interférait avec l'ombre d'un homme accroupi quelque part sur la pente en face de l'hôtel

Je voyais distinctement les jumelles et la silhouette immobile et me tournant vers la servante je constatai qu'en effet elle regardait dans la direction de notre observateur

Mais les jumelles scrutaient autre chose que son beau visage de vierge douloureuse

Elles étaient braquées un peu sur notre gauche c'est-à-dire sur la fenêtre grillagée où j'avais abandonné madame de Vermort

Je vérifiai plusieurs fois mon impression et parvins chaque fois à la même conclusion : monsieur de Vermort observait sa femme

Je me penchai un peu sur la balustrade qui grinça et la masse odorante des bougainvilliers se mit en mouvement comme si je venais de déranger son sommeil et qu'elle cherchait une meilleure position pour le retrouver

À travers la grille nue et rouillée de la fenêtre madame de Vermort promenait ses regards dans les pentes caillouteuses qui s'étendaient devant elle

Elle ne semblait pas avoir vu son mari

Je m'imaginai soudain qu'il la tenait en joue

J'attendais le coup de feu réparateur

Elle avait le profil tragique des héroïnes raciniennes qui savent tout de leur destinée

Est-ce qu'elle pouvait savoir que son mari cherchait à la tuer ? Mais mon imagination allait trop vite

Le visage se retira dans l'ombre

J'attendis pour le revoir mais en vain

Pénélope me parlait

Elle continua de me parler tandis que nous revenions jouer notre rôle d'animateurs sur la terrasse où les tenniswomen nous accueillirent joyeusement

L'une d'elles me rappela à mon devoir de bonheur et me fit asseoir parmi elles

Elles sentaient bon

Elles ne sentaient pas la chair ni les sécrétions glandulaires

Elles avaient l'odeur des fruits et des fleurs qui s'était substituée à celle de la jeunesse

Je regardais leurs cous ridés la peau molle et rouge sur les clavicules le sillon des poitrines et les mains qui s'y posaient les ongles peinturlurés bien coupés les bagues trop voyantes et ce sourire de dents postiches qui était qui ne pouvait être qu'un sourire de vieillard dont je m'imaginais l'haleine tiède et puante

Le corps de Pénélope me sembla soudain lointain

Je pensais à Saïda

Je revoyais le profil de tragédienne de madame de Vermort

Il fallait que je me souvienne de l'adolescente prostrée entre les jambes de l'écrivain américain qui allait mourir d'autre chose que de vieillesse

Mais les vieilles riaient et elles étaient attendrissantes dans leurs costumes de sportives qui offraient la nudité des jambes et des bras

Quelle jeunesse pouvais-je y deviner si j'avais encore le goût de la vie ? Quelle vie pouvions-nous partager à part le cirque aux prouesses mensongères et la gaudriole aux nudités pailletées ? Bocanada regardait tristement le café fumer dans les tasses

Il avait l'air triste simplement parce qu'il pensait à autre chose qu'à la fumée du café

À quelle contorsion ramenait-il son esprit voyageur ? Une vieille aux lèvres bleues le secouait par la manche et il lui montrait sa langue blessée

Elle ne comprenait pas qu'il était muet et que c'était une explication

Elle continuait de le secouer par la manche en riant croyant que c'était le moyen de lui faire tirer la langue

Alors elles se mirent toutes à se tirer par la manche langues dehors blanches et affreuses me regardant avec envie avec cette terrible envie qu'on n'arrive pas à expliquer et qui nous accroche à la vie comme un parasite sur le dos d'un requin


Chant XXI

Quelqu’un maximus

 

Quel con ! — dit madame de Vermort qui regardait à travers des jumelles de théâtre

John ricanait en mâchant le bout de son cigare

Une étrange fièvre me parcourait

Le Français était revenu à la même place et il s'était accroupi pour nous observer à travers ses jumelles

Il ne bougeait pas

Il parle tout seul dit madame de Vermort sans quitter ses jumelles

Il voit bien que je le regarde non ? — John soupira en lâchant un nuage de fumée qui stagna sur la table entre les verres

Madame de Vermort était passablement éméchée

Elle avait bu la bouteille de vin que John avait débouchée à sa demande et elle était allée chercher dans sa chambre ses jumelles de théâtre qui lui servaient pour les courses de taureaux

Elle avait commencé à raconter sa vie à la suite d'une question presque insignifiante de John qui fumait depuis le début de la matinée les yeux gonflés et les lèvres ridées

Et puis elle s'était arrêtée de parler juste au moment où ça devenait intéressant à cause du commencement de sa vie sexuelle qui paraissait interrompre son enfance pour la détruire

Elle allait devenir une femme malheureuse et peut-être fatale quand Vermort est apparu sur la colline juste en face de nous

Il était midi

Pablo était mort depuis plus d'un jour

Nous ne ressentions rien de douloureux

Il était presque comique maintenant qu'il était mort

Son côté tragique s'était éclipsé dans les coulisses de la vie ordinaire

Même John ne pleurait pas

Il rêvassait ou bien il s'ennuyait

Je n'osais pas lui demander où il en était

Il n'était nulle part

Rien ne s'était effondré pour lui

Simplement quelque chose avait disparu de sa surface un objet qui devait éclairer quelque chose sinon il ne l'aurait pas fait exister un Pablo noir et un peu puant avait pris la place de Pablo peut-être dans son cœur mais à coup sûr dans son cerveau qui était affecté par cette mort par le côté interrupteur de cette mort qui ressemblait à toutes les morts

Elle était le portrait craché de la mort tel qu'il se l'imaginait une mort à laquelle il fallait s'attendre et qui arrive par surprise pour décontenancer le cerveau habitué à de plus lents calculs

Non il n'avait pas l'air de pleurer la mort de son ami peut-être parce qu'il était certain de sa mort qu'il n'y avait aucun doute là-dessus

Maintenant il courtisait madame de Vermort en lui débouchant ses bouteilles de vin

Il ne buvait pas

Elle l'avait traité de cruel quand il avait refusé le fond d'un verre où le vin paraissait noir et sirupeux

Elle avait plongé son nez dans le verre pour s'imaginer la vigne sous le soleil dit-elle

Elle aimait le travail des champs

En France elle avait des arbres fruitiers énormément et des pacages bordés de bois de châtaigniers et de hêtres

Elle aimait beaucoup la hêtraie qui bordait le parc de sa maison

Les gens du pays parlaient de château mais ce n'était évidemment pas un château

Les gens se font une idée de votre fortune et ils vous font habiter un château qui est celui de leur rêve

Tant il est vrai dit madame de Vermort que leurs chaumières ne sont pas des chaumières

Mais ils le croient

Ils peuvent rêver de château dans ces conditions

Ce rêve est permis par la loi monsieur comme en Amérique

Mais ce n'est qu'un rêve monsieur

En Amérique on rêve la réalité le plus souvent

En France monsieur on ne rêve que le rêve sinon il faut voler son jeu à la réalité au risque de se retrouver en prison ou de se faire couper la tête

Elle riait

Le vin la chagrinait toujours

Pourquoi est-ce que je bois autant ? — demandait-elle en reniflant la bordure du verre

Elle était tout le temps chagrinée mais elle aimait la vie qui avait bien voulu lui donner des chances supplémentaires

Elle en profiterait un jour

Quel con ! — redit-elle en repliant les jumelles qui avaient maintenant l'air d'un poudrier ou d'un étui à cigarettes

Ne trouvez-vous pas qu'il est complètement con d'agir comme ça ? — John haussa les épaules en signe d'impuissance

Non mais qu'est-ce que ça veut dire ? — Elle ne regardait plus dans la direction de la colline où le Français n'avait pas bougé crevant sous le soleil les mains crispées sur les jumelles sentant la sueur dégouliner sur ses jambes la bouche sèche et l'esprit aussi clair que de l'eau

Clot ! dit soudain John

Clot on the brain ! — et il éclata de rire en pinçant le genou de madame de Vermort qui grimaça pour le lui reprocher

Il était midi et il n'y avait plus rien à attendre ni du soleil ni de la terre qui pouvait intriguer le cerveau du Français s'il se mettait à penser au goût qu'il avait dans la bouche

Je pouvais interpréter son personnage avec un sens aigu de la précision dramatique

Je demandais à madame de Vermort de me permettre de reluquer son personnage complémentaire si elle voulait bien me faire la faveur de me prêter ses lentilles

Elle pouffa en crachotant un peu de vin sur son délicat corsage

Elle répandit du bout des doigts les gouttelettes roses sur la peau de ses seins tachant un peu la bordure du corsage qui devint grise

Elle me tendit les jumelles qui s'ouvrirent comme une huître dans sa main tremblante

Que verrez-vous de plus que moi ? — dit-elle en ramenant sa main entre ses cuisses

Le Français était tout près maintenant comme à trente mètres environ et je n'aurais aucun mal à le descendre à cette distance

Il trembla juste au moment où je faisais la mise au point à l'aide de la molette qui était humide de la sueur de madame de Vermort

Elle parlait mais je ne l'écoutais pas

Le Français passa son autre main sur le front puis il la reposa sur son genou et il retrouva son immobilité

Il se sentait inaccessible

Il ne tremblait plus

Sa peau était rouge

Ses cheveux collés sur le crâne

J'aurais voulu voir ses yeux

Il me voyait mieux que je ne le voyais moi-même

J'étais plus proche de lui que lui de moi

Cette différence m'exaspéra

Je n'éprouvais aucun sentiment à son égard pas même cette envie de gagner que pouvait m'inspirer le vol d'un oiseau ou la course d'un lièvre

On ne tire pas sur une bête qui ne vous a pas vu

Son immobilité la fait appartenir à la nature

Elle est intouchable

Il faut que l'oiseau s'envole il faut que son adresse soit en jeu et votre précision le meilleur moyen d'en déjouer l'énergie

Ces pensées me venaient clairement et il n'y avait aucun sentiment pour les mettre dans l'ordre correspondant à sa nature

La haine parallélise les pensées l'amour les spiralise l'indifférence les aligne à la queue leu leu

La haine inspire le calcul l'amour la jouissance l'indifférence classifie et remet à plus tard

J'étais immobile

Rien ne venait du fond de mon être

Une surface était clairement reproduite

Objet clair photographique reconstruit plusieurs fois incompréhensible mais assimilable

Lorenzo ! Quelqu'un veut te voir ! Oh ! Lorenzo ! — Me pêcher dans l'eau de ma pensée voilà ce que faisait John en me secouant le bras

L'image trembla l'horizon vacilla puis je vis d'un coup l'immensité de la colline et la blancheur nette de ses pierres

Un aloès se dressait vert et fleuri au bord du ravin

Je tournai la tête un peu étourdi m'arrachant au vertige d'une pensée qui ne me donnait pas son nom

Au bord de la terrasse parfaitement dans l'ombre don Zacarías était debout appuyé sur sa canne de roseau le chapeau à la main le visage grave et tourmenté

Il avait quelque chose à me dire quelque chose de terrible et de vertigineux il avait du mal à y croire lui-même

Il parla sans prendre le temps de s'assurer de mon attention sans me regarder manipulant le chapeau de paille

Je regardai son front

J'étais horrifié

Sa voix continua de pénétrer l'horreur de la même manière sans inflexion pour ponctuer l'explication lente et précise sans concession pour ma propre souffrance ne troublant rien par souci de vérité je ne devais pas échapper à cette vérité qui était aussi la mienne

Il venait de me parler d'Aurelia

Il leva enfin la tête et plongea ses yeux dans les miens

Je pleurais de rage

Il m'étreignit l'épaule et baissa de nouveau la tête

Je voulais qu'il me regarde

Une partie de la vérité était dans mon regard désespéré il fallait qu'il plonge ses yeux de tueur il fallait qu'il y exerce sa précision d'homme armé d'homme habitué à sectionner le fil de la vie avec les dents

Il avait parlé longuement

Mateo était devenu fou

Il avait parlé de me tuer et puis soudain il s'était rendu compte qu'il ne pourrait jamais tuer personne et ça l'avait désespéré au point de se mettre à parler de sa propre mort

Mon amour de Mateo gémit don Zacarías

Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur

Je ne veux pas qu'on fasse du mal à Aurelia

Lorenzo ! Empêche-les de briser le miroir de mon rêve

Fait ce qu'il faut pour que rien ne m'arrive

Le malheur ne doit pas frapper à ma porte

Dis ce qu'il faut dire pour que ce cauchemar s'arrête aussitôt

C'est aussi la vérité

C'est peut-être la seule

À midi et demi nous étions dans l'atelier blanc de Mateo

Cette blancheur excita mon penchant pour le désespoir

Bloc de marbre blanc où la blancheur était assez complète pour effacer les rayures cylindriques de la barre à mine

Le Colt était posé sur ces rayures froid et immense

Mateo pleurait assis par terre contre le mur la tête entre les genoux

Je vis les jambes agitées d'Aurelia seulement ses jambes attachées aux montants du baldaquin agitées de spasmes douloureux sales et blanches par endroits de la poussière de marbre

Une statuette m'aveugla

Don Zacarías posa sa main dessus

Elle paraissait noire

C'était l'ombre de sa main

Je plongeai mon regard dans l'entrejambe minuscule de la silhouette

Triangle à peine vu de gris et de moiré

Don Zacarías parlait

Il avait retrouvé le même ton qui me détruisait lentement

Il voyait les effets de sa voix ébranlant les bases de mon édifice mental

Il assistait sans rien changer à l'ordonnance circulaire du sens qui m'ensorcelait lentement à l'impeccable destruction de mon corps

Son corps était une ombre

J'eus soudain une violente nausée

Je faillis pleurer de douleur cette fois

La rage était vaincue

Je ne pouvais plus compter sur cette fureur

J'étais détruit

Ombre après ombre don Zacarías installa le malheur tel qu'il était arrivé

Mateo avait cessé de pleurer

Maintenant il écoutait

Il finit par lever la tête mais ses yeux étaient baissés regardant entre les statues dont la blancheur luttait avec l'ombre en ma faveur statues complices de mon énergie de ce qui me restait à opposer à la réalité pour continuer de mentir à la face du monde

Les jambes d'Aurelia belles et nues dans l'éclairage d'une fenêtre haute dans le mur quelqu'un les recouvrit d'un drap blanc qui était en fait le bas de sa robe

Je vis la silhouette dégingandée de don Zacarías qui lui parlait avec la douceur retrouvée à cause de son visage peut-être tranquillisé que je ne voyais pas

Le reste de son corps était caché par un bloc de marbre percé de trous et fendu horizontalement

J'étais peut-être la cause de sa tranquillité

Elle attendait ma présence certaine

Elle avait quelque chose à me dire

Don Zacarías me fit signe de m'approcher d'elle

Elle s'assit

Le haut de sa robe était déchiré montrant le ventre et les seins et ses cheveux pendaient en longues mèches grasses et épaisses

Ses mains reposaient sur ses cuisses

Elle essayait de sourire mais en même temps elle pleurait

Elle voyait bien que je ne songeais qu'à la protéger

C'est elle que je voulais protéger

Don Zacarías le savait il savait que je pouvais me désintéresser de son sort à lui et de celui de Mateo qui recommençait à sangloter

Il savait aussi ce qu'Aurelia représentait pour moi

Il avait deviné ce que j'étais capable de construire pour elle

Il m'avait demandé de mentir pour la sauver

Elle lui avait tout dit du mal que je lui avais fait

Il pouvait se servir de cette confidence sans demander son avis à Aurelia

Lorenzo ! Ne paye pas pour moi

Ne fais pas ce qu'ils te demandent

Ils vont me garder ici comme dans une prison

Je suis leur secret et ils te demandent de payer à ma place

Ils m'en ont parlé Lorenzo

Mateo m'a durement frappée pour que je me taise

Il me frappera encore

Tout ce qu'ils veulent c'est qu'on ne touche pas à leur tranquillité

Pour ça il faut que tu payes à ma place

C'est facile

Un aveu rend toujours la justice plus facile

Et personne ne songera à me demander mon avis

Je ne veux pas te rendre malheureux

La canne de don Zacarías siffla dans l'air

Aurelia se tendit sous le coup qui s'abattit sur son dos et don Zacarías l'obligea à se coucher

Elle tendit ses poignets pour montrer qu'elle était soumise

Elle avait voulu me parler comme son cœur l'exigeait mais maintenant disait-elle à don Zacarías qui attachait ses poignets aux montants du lit maintenant qu'elle m'avait dit tout ce qu'elle pouvait me dire elle pouvait se soumettre à lui et faire exactement ce qu'il lui demandait

Le visage de don Zacarías était devenu triste et douloureux

Il dit : — Je sais — et il s'appuya de nouveau sur sa canne jaune et noire qui se plia un peu

Tais-toi Mateo tais-toi ! Tu vas me rendre fou ! — Il sourit

Tu parleras à la police Lorenzo

Je vais te dire ce que tu devras lui avouer

Tu ne diras rien d'autre — Il s'assit sur un bloc de marbre la canne entre les jambes — Je ne dis pas que c'est entièrement de ta faute dit-il sans me regarder

C'est arrivé comme ça parce qu'elle l'a voulu

Elle aurait pu changer ta vie de toutes les manières possibles mais c'est celle-là qu'elle a choisie

Elle a tiré au hasard

Il faisait nuit

Elle a simplement suivi ses victimes

Elle les a abattues sans même penser à la mort

Elle aurait pu tuer un chien

Elle aurait pu se déchirer le cœur en pensant à toi

Elle a pris le revolver et elle l'a regardé en pensant à toi

Elle voulait te tuer et se tuer après

C'était sa première idée

Elle t'a suivi elle t'a perdu elle t'a retrouvé elle a tenté d'appuyer sur la détente en visant ton corps mais rien à faire

C'était impossible

Et pourtant il le fallait

Alors elle a pensé qu'au fond il n'était pas nécessaire que tu meures avec elle

Tu comprends ? Ce n'était pas elle qui mourrait avec toi

Elle a songé à se tuer toute seule et elle a encore essayé d'appuyer sur la détente en vain

Elle n'est pas folle

Elle a simplement envie de mourir

Peu importe comment cela s'est passé

Elle a suivi doña Cecilia jusque dans sa chambre

Doña Cecilia était nue avec un homme qui était déjà dans la chambre quand elle est entrée

Ils n'ont pas eu le temps de parler

Le feu a giclé dans sa main c'était une perfection ce feu

Et il a tué doña Cecilia

Oh ! pas d'un coup

Elle a souffert avant de mourir

Elle a pleuré

L'homme avait levé les bras en l'air

Il tremblait

Il essayait de parler mais n'y arrivait naturellement pas

Aurelia a vu qu'il pissait

Il ne pouvait pas s'empêcher de pisser

Il n'aurait pas pissé s'il n'y avait pas eu la mort de doña Cecilia

Doña Cecilia vivante il n'aurait pas cru à la mort

Mais maintenant il y croyait

Et il pissait sur ses pieds et Aurelia était en train de trouver la force de presser la détente

Il a profité de ce silence

Un homme qui va mourir de cette manière est capable de sentir les choses comme un chien

Il n'avait pas d'autre issue que le patio

Par chance il n'y avait aucune lumière dans le patio

Mais il le connaissait

Il est entré dans l'ombre d'une des alcôves

Les chats se sont mis à miauler

Il a crié lui-même mais sa voix s'est éteinte dans une espèce de bouillonnement

Il se noyait dans sa propre salive

La mort salivait en lui

Mais il connaissait parfaitement les lieux

Il a ouvert une porte au fond de l'alcôve et il s'est mis à courir dans la nuit

Il n'a même pas songé à prévenir les autres habitants de la maison

Il s'est enfoncé dans la nuit nu et haletant certain d'avoir échappé à la mort

Il se fichait pas mal du reste

Il aurait toujours le temps de s'expliquer

Aurelia était dans le patio

Un jet d'eau chuintait dans un bassin

Les miaulements l'irritèrent

Elle eut envie de faire feu dans l'ombre des alcôves

Mais à quoi bon ? Elle entra dans une alcôve

Elle sentit l'odeur de l'ammoniaque

L'ombre était vertigineuse

Elle s'imagina que l'homme était là tout proche et elle tendit l'oreille pour percevoir sa respiration le bruit de sa peau contre le mur quelque chose lui appartenant qu'elle pourrait détruire par le feu

Le Colt était long et léger avec son silencieux

C'est une arme de brute

Mais elle dit qu'il était léger

Elle n'a jamais senti autre chose que sa légèreté

Elle a tiré dans l'ombre

Il n'y a pas eu d'impact

Ses yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité

L'ouverture de la porte se découpait maintenant dans l'ombre

Elle voyait le ciel

Et elle entendit l'homme dans la pente elle entendit les pierres le froissement de l'air sa respiration heurtée

Elle se mit à courir

Il apparut un peu plus bas au détour du chemin

Elle tira

La balle claqua contre une pierre et il y eut une étincelle

L'homme était paralysé à un mètre de l'endroit où s'était produite l'étincelle

Il recommença à avoir peur

Elle l'avait bien visé

Elle savait tirer

Il ne pouvait plus courir

Il marcha d'un pas lourd et traînant

Aurelia descendit jusqu'à l'endroit où elle avait bien failli l'avoir

Elle ignorait tout de cet homme

Elle ne lui en voulait pas

Elle n'avait aucune raison de le tuer mais aucun moyen d'acheter son silence

C'était la raison une raison technique froide facile à mettre en jeu mais il fallait que l'homme commît une faute une faute irréversible et il aurait beau se pisser dessus il n'en mourrait pas moins

La lune éclairait à peine

Le sol était brillant mais peu lumineux

Elle ne perdit pas l'homme de vue

Pas un seul moment il a disparu de son champ de vision

Elle se sentait belle maintenant

Son corps ne faisait aucun effort pour vaincre l'obscurité qu'elle traversait sans se tromper

Elle se rapprochait de l'homme

Il s'écroula au niveau d'une plate-forme et se cacha derrière la murette

Il y avait des fléaux sur la murette et encore un peu de grain au milieu de la plate-forme

Elle avança

Il la voyait

Il avait trouvé ce truc pour la perdre

Elle ne le voyait plus

Elle savait où il se trouvait mais elle ne le voyait plus

Il avait repris l'avantage

Sauf le Colt et son maudit silencieux

Il fit du bruit en s'emparant d'un fléau

Elle s'arrêta et fixa l'ombre de la murette

Elle voyait le manche du fléau

La lune faisait un mince reflet sur le manche poli par des mains

Le reflet était oblique

Elle savait où était l'homme

C'était facile

Et lui croyait avoir encore l'avantage

Il était perdu

Un chien surgit à ce moment

L'homme se redressa blanc et armé de son fléau

Le chien ne s'approchait pas de lui et il aboyait rageusement

C'était un chien puissant et l'homme lui parla d'une voix douce et amicale

Il avait de l'espoir

Quelqu'un viendrait

Le chien se tut

La douceur de l'homme était une raison de se taire

Il s'assit sur son derrière de chien et se contenta de grogner toutes dents dehors babines retroussées

L'homme eut peur de nouveau

Il eut le sentiment d'être finalement devenu la cible malgré tous les efforts et les coups de chance dont il n'avait pas su profiter

C'était peut-être toujours ce qui lui arrivait

Il avait de la chance et sa nature d'homme passait à côté

Cela valait la mort maintenant

Il se prépara à mourir

Sa chair était tristement tendue

Il ne savait pas à quel endroit précis de son corps il devait s'attendre à ressentir la violente et irrésistible pénétration du métal

Il râla

Il ne pouvait pas crier

Ni pleurer

C'était un râle qui sortait de sa bouche qu'il ne pouvait pas fermer

Il entendit la femme sur le chemin

Le chien dressa les oreilles et cessa de grogner

Une balle lui traversa le crâne et il s'écroula sans un gémissement

L'homme tomba à genoux

Il sentit le vent contre ses fesses

Ses testicules bougeaient sans arrêt et il se remit à pisser

Aurelia entendit le ruissellement le tintement des gouttes sur le pavé de la plate-forme

Elle arriva par derrière là où la murette est ouverte pour laisser passer les mulets

Elle vit le tas de fèves au milieu noir et pointu les fléaux sur la murette et le dos large et frissonnant de l'homme

Elle eut envie de lui dire qu'elle s'excusait de le tuer mais que c'était nécessaire il devait le comprendre

Il se retourna d'un coup

Il bandait

Son râle s'amplifia

Elle ferma les yeux et tira

Elle ne perçut le bruit d'aucun impact

Quand elle ouvrit les yeux l'homme avait disparu

Elle courut au bord de la plate-forme traversant le tas de fèves qui craqua sous ses pieds

L'homme redescendait la pente

Elle l'ajusta et tira

Elle entendit l'impact vit l'étincelle l'homme courait toujours

Elle s'élança à sa poursuite haletante furieuse claire et maintenant précise et dangereuse

L'homme courait moins vite qu'elle

Elle était sûre de le rattraper sans difficulté mais la possibilité de le manquer à cause de sa stupide sensibilité la rendait rageuse

Maintenant c'était cette rage qui pouvait faire échec à sa précision

Elle ralentit sa course

L'homme s'éloigna un peu

Elle ne le perdit pas de vue

Elle avait besoin d'être furieuse mais pas de cette manière insensée

Elle retrouvait son calme

Au bout du chemin il y avait un hôtel et la terrasse était encore éclairée par quelques lampions mais personne n'y dansait on n'y tenait aucune conversation les lumières avaient été oubliées par un employé peu consciencieux

L'homme arpenta la montée de façon mécanique

Il n'en pouvait plus

Il se sentait tiré d'affaire

Il marchait moins vite et le sentiment de sa nudité changea avec celui de la certitude de vivre

La mort s'éloignait

Il se retourna

La femme avait disparu

Elle n'avait pas osé monter jusque-là

Il se rasséréna franchit la grille de l'hôtel et se dirigea vers la terrasse

Au passage il éteignit les lampions

Il n'y avait plus qu'une ampoule pour éclairer les tables luisantes et un peu en désordre

Il souffla

Il était sauvé

Il n'entendit pas le silencieux tomber sur le ciment en bas près de l'entrée de l'hôtel

Il entra lentement

Il se fichait pas mal qu'on le vit ainsi nu et haletant encore couvert de sueur et de poussière les pieds meurtris

Il ne devait aucune explication

Il se mettrait en colère si quelqu'un s'avisait de l'interroger

Personne n'avait besoin de savoir

Il mourait de soif

C'était agréable de mourir de cette façon

Il eut envie de rire et il songea à l'affolement de ses testicules

Il les palpa

Ils étaient presque douloureux

Sa queue était devenue molle et douce

Il s'étira levant les bras pour libérer la peur qui s'était entortillée autour de sa colonne vertébrale puis les bras retombèrent lentement et les mains touchèrent les cuisses

Bon… — pensa-t-il

Et il mourut

Le Colt avait fait un bruit d'enfer

Sa flamme avait éclairé le salon en même temps que le corps tombait face contre terre

Aurelia était sur la terrasse

Elle s'assit le Colt posé sur une cuisse tout chaud dans sa main

Une jolie femme traversa le salon et poussa un petit cri mais elle retint le cri qui suivait en posant sa main blanche sur sa bouche encore ouverte

Elle te vit descendre l'escalier

Puis elle vit tout le monde

Elle attendit qu'on lui demande ce qui l'avait poussée à tuer cet homme

Elle avait une explication toute prête

Une explication technique

Il n'y avait pas de sentiment pour expliquer la mort de cet homme

Elle ne savait rien de lui

Il couchait avec doña Cecilia

Qui ne couchait pas avec doña Cecilia ? Est-ce qu'elle ne couchait pas elle aussi avec doña Cecilia ? Doña Cecilia qui interrogeait le diable toutes les nuits

Elle pensait au diable en regardant les gens s'assembler autour du cadavre

C'était improbable

Elle avait agi avec méthode

Dieu n'y était pour rien

Elle eut envie de parler de son destin

Elle faillit rejoindre la foule dans le salon mais elle se ravisa

Elle n'avait pas fini de calculer

Elle se rendait compte que ce n'était pas fini

Ça ne pouvait pas finir de cette manière

Personne ne fit attention à elle quand elle se mit à chercher le silencieux près de la grille

Elle ne se souvenait pas de l'avoir jeté

Il était tombé de ses mains après qu'elle l'eut dévissé

Il ne devait pas être loin

Elle chercha dans l'ombre ne rencontrant que des ombres de feuilles ou des bouts de bois

Des phares éclairaient la route en montant

Tant pis pour le silencieux

Elle prit la poudre d'escampette

Elle serait tranquille tant que personne ne saurait

Elle le savait


Chant XXII

Après Carabanchel

 

Bien des années après je revins à Polopos pour faire mes adieux à don Zacarías et aussi pour expliquer ma conduite à Pénélope qui m'avait écrit plus de mille lettres auxquelles je n'avais pas pu répondre à cause de ce qu'elle appelait une passion et je ne pouvais pas me faire à l'idée que c'était moi qui lui imposais cette passion

Je marchais à pied sous le soleil et la route était noire et brûlante et elle sentait le goudron la terre et l'écurie

La prison avait fait de moi un homme dur un peu voûté à la peau noire et détruite par le soleil et les travaux forcés

Elle avait aussi détruit ma mémoire et je n'avais pas retenu grand-chose de ce que j'y avais vécu

C'était simplement le sentiment d'avoir attendu longtemps et d'être maintenant rongé jusqu'à la folie par une impatience qui se lisait sur mon visage

Je faisais peur à cause de mon regard et des questions que je posais

J'en posais peu mais elles étaient toutes au cœur de l'injustice qui avait sauté aux yeux de tout le monde quand on m'avait enfermé la première fois dans ce sinistre hôpital

Mais personne n'avait rien dit

Il fallait que quelqu'un payât

Que ce fût moi ou un autre ne résolvait pas le problème mais de cette manière on pouvait mettre fin au massacre

Et puis quelqu'un avait démontré qu'il était nécessaire que je ne fusse pas fou et on m'a sorti de l'hôpital sans ménagement et je me suis retrouvé dans cette prison qui sentait le pain et la viennoiserie à cause de l'usine juste à côté

Je suis devenu boulanger

Voilà ce qui m'arrive et je n'ai rien écrit depuis toutes ces années et je ne sais pas si je pourrais jamais rien écrire compte tenu du peu d'amour dont je me sens capable

Ce qu'il en restait j'y pensais en marchant sur la route sans ombre et je sentais bien que c'était à peine suffisant pour les adieux que je devais à don Zacarías et les explications que Pénélope n'exigeait pas de moi

À côté des mille lettres de Pénélope il y avait les deux mille que John m'avait écrites de New York de Paris de Tanger et de quelque part dans le sud de l'Amérique mettons Valdavia

Deux mille lettres d'amour qui valaient bien la passion de Pénélope

Je devais le retrouver à M* mais pas avant de dire adieu à don Zacarías et de m'être expliqué avec Pénélope qui avait droit à ces explications

J'arrivai chez don Zacarías en pleine après-midi sous un soleil de feu un soleil à rendre fou et fou lui-même

Je le vis assis dans un fauteuil roulant sous le porche presque au frais dans l'ombre du porche dont le carrelage noir et blanc avait été arrosé

Il fumait cette espèce de pipe dans laquelle il plante une cigarette qui se consume verticalement conservant toute la cendre jusqu'à ce que le tremblement de ses mains ou de sa mâchoire ne la fasse tomber sur ses cuisses qu'il époussette d'un geste agacé

Il m'a vu arriver

Il m'a vu de très loin

Il m'attendait

Mon coup de téléphone l'avait rempli de bonheur et il avait repoussé d'un jour le jour de sa mort pour me voir et m'étreindre et me dire tout ce qui lui restait à me dire et qu'il n'avait pas pu m'écrire à cause des mots

C'est à cause des mots Lorenzo

Je ne sais plus ce qu'ils veulent dire

Je parle ça oui et je me surveille

Mais je ne peux plus écrire

Je crois que c'est trop tard

On n'écrit plus à mon âge

Don Zacarías avait écrit le plus beau poème qu’on n’eût jamais écrit sur cette terre de feu et de sang et il en avait conscience et il aimait que les gens ne sachent plus très bien qui l'avait écrit et il écoutait leur musique

Ils l'avaient composé pour qu'elle soit la musique de ce poème-là et pas d'un autre et ils n'avaient pas songé ni une seconde à don Zacarías qui tapait dans ses mains pour montrer qu'au fond il était bien comme tout le monde

Dieu fait ce qu'il veut

Il est la seule mémoire

Il n'y en a pas d'autres

Maintenant il était immobile dans son maudit fauteuil roulant et il frissonnait un peu en me regardant sans cligner des yeux

J'avais changé

J'avais peut-être gagné beaucoup à devenir presque laid à force de noirceur et de cicatrices

Qu'était-il donc arrivé à mon oreille droite ? Pourquoi ne disais-je rien ? Était-ce à lui de parler de moi ? Il voulait tout savoir puis il se ravisa et il me parla de sa mort

J'avais décidé de mourir aujourd'hui

J'ai décidé ça il y deux jours

J'ai passé la journée d'hier à mettre de l'ordre dans mes papiers

Aurelia m'a bien aidé

Elle comprend tout

Elle pleure beaucoup mais je ne la laisse pas sans rien

Je la laisse seule c'est tout

Tu la verras tout à l'heure

Elle a changé elle aussi

Elle a perdu sa beauté

Tu te rappelles comme elle était belle ? C'était bien la plus belle et ça lui a servi à rien

Elle a eu tort de croire à sa beauté

Il ne faut jamais croire à ce qui n'a aucune chance de durer

Qu'est-ce que tu en penses ? Enfin j'ai reçu ton coup de téléphone

J'étais fou de joie

Mon amour de fils me revient ! Il a tenu le coup

Il leur a montré qu'il pouvait être plus fort que leur orgueil de bâtards

Ce sont tous des bâtards Lorenzo

Ils n'ont ni pères ni mères en tout cas pas de façon certaine

Ce sont des animaux

Les êtres humains Lorenzo on pourrait les compter sur les doigts de la main

Tu regardes El Maestro ? — J'avais à peine jeté un coup d'œil sur la tête d'El Maestro

Il émanait d'elle une odeur discrète de pourriture et de vague achèvement

Je ne la regarde plus dit don Zacarías avec une amertume mal contenue

¡Dios ! Il y a longtemps que je les ai digérés

Je n'y pense même plus

Tôt ou tard un homme devient un passant devant la nécessité de la femme

Il n'y a rien à changer à cela

L'homme devient impuissant

Les yeux d'El Maestro disparaissaient sous la poussière et le mufle avait perdu de son ironie

Seules les cornes continuaient de défier le temps

C'est celle-là qui m'est rentrée dedans — dit don Zacarías

Celle-là ou l'autre

En fait il ne se rappelle plus très bien

Il me tend la bota qui est accrochée par sa lanière à un montant du fauteuil

Un souvenir

Maintenant elle dénature le vin

Ici ils boivent du vin à la bouteille

Mauvaise habitude

Avec le vin il ne faut pas boire

Il faut se rincer la gorge bien au fond

Comme ça la langue n'a droit qu'aux vapeurs

On peut fermer la bouche en se rappelant un tas de choses qui ont été les bonnes choses de la vie

Toi claro dit don Zacarías si tu penses à quelque chose ce n'est pas forcément une bonne chose

Tu n'as pas assez de recul

Tout est mauvais à cette distance

Il faut attendre encore et alors si tu sais boire le vin tout deviendra comme il est possible que ça a été pendant un court moment du passé

Mais je me souviens bien maintenant

Ce sont quelques minutes qui ont fini à force d'y penser par prendre toute l'importance

Il n'y a jamais de femme là-dedans

Ce soir il irait se recueillir sur la tombe de Mateo et demain il irait voir sa propre tombe qui était un caveau avec un toit de tuiles et une porte de fer et de cuivre

Et demain après-midi à cinq heures il appellerait la mort et elle viendrait sans discuter

Des discussions il en avait déjà eu avec elle et il n'y avait plus nécessité d'éclairer les derniers moments de sa vie

Ce qui en demeurait dans l'ombre y resterait à tout jamais

Qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Rien de plus que n'importe quel homme encore qu'il ne sût rien des femmes

Ils appellent ça la thanatomanie dit don Zacarías en s'envoyant une giclée de vin dans la bouche avec une précision qui le rend heureux et il sourit en me tendant la bota

Je te laisse un tas de choses dit-il encore

Aurelia est d'accord avec moi sur ce que je dois te laisser

Mais peut-être n'en voudras-tu pas ? Ne dis rien avant d'avoir vu

Il parlait d'Aurelia comme de sa propre femme et en constatant l'incrédulité qui devait couler comme des larmes du fond de mes yeux il s'est cru obligé de se lancer dans des explications qui n'éclairaient rien d'autre que son embarras

J'ai fini par l'épouser dit-il

La loi n'interdit pas le mariage aux eunuques

Elle est restée ici après la mort de Mateo

Et elle n'arrêtait pas de rester

Elle ne voulait plus s'en aller

Elle faisait la bonne la fermière la secrétaire la gardienne l'infirmière la compagne

Elle n'avait aucune chance de me plaire et moi de mon côté il n'y avait aucune chance pour que je lui donne ce qu'un homme doit donner à une femme

Je n'ai jamais cru en la femme

Je ne comprends pas sa nécessité biologie mise à part

Mais elle était là et les gens jasaient et comme le temps passait plus pour elle que pour moi un jour je lui ai demandé si on ne ferait pas mieux de s'épouser une bonne fois pour toutes

Elle a ri

C'était la première fois qu'elle riait depuis la mort tragique de Mateo

J'ai pensé qu'elle se moquait de moi et j'ai eu soudain envie de disparaître au moins de sa vue qui me détaillait dans tous les sens avec ses yeux qui n'appartiennent qu'à elle et que personne ne trouve beaux

Elle a dit oui

Comme ça comme si elle y pensait depuis longtemps et que tout était prêt dans sa tête pour le jour qui arrivait enfin où je me déciderais à être l'homme de sa vie en remplacement de celui qui avait été pour elle plus qu'un homme et sans doute plus que la vie elle-même

C'était un arrangement une façon de continuer et je n'ai pas voulu te l'écrire parce que ça ne changeait rien et qu'à coup sûr tu en aurais souffert jusqu'à te rendre malade tel que je te connais

C'est une bonne épouse

Il fallait que j'épouse une femme comme elle

Un type comme moi ne pouvait pas finir d'une autre manière

Mais ça ne change rien entre toi et moi Lorenzo

Tu es toujours mon fils préféré

Il pouvait bien mourir à l'heure qu'il avait choisie por la tarde comme les taureaux dont il n'avait réussi qu'à être le serviteur El Lacayo

Ce surnom était encore inscrit en lettres d'or sur la base de marbre d'une statuette aux formes abstraites qui était selon l'artiste qui l'avait créée la pré-figuration de l'état de taureau et de torero en mélange de terre et de soleil et selon don Zacarías l'image de sa propre mort qui n'avait jamais eu lieu de cette manière

Je suis entré dans l'arène avec des couilles et j'en suis sorti en me demandant ce que diable il leur était arrivé de tragique et de définitif

Il y avait une réponse à ma question et elle était d'un comique outrageant

Je n'ai jamais réussi ma métamorphose

Il ne me reste que deux minutes de bonheur qui sont peut-être trois et peut-être plus si je suis capable d'aller plus loin que la mort

Je poussai le fauteuil qui s'ébranla doucement sur les cailloux et don Zacarías était maintenant plongé dans un profond silence

Je fis le tour de la maison entrant dans l'ombre de la parra et il me fit signe d'arrêter pour regarder le paysage

De ce côté-là de la maison j'ai l'impression d'être capable de faire preuve d'une longue patience à cause des villages blancs accrochés dans la montagne où mon sang de poète court dans toutes les veines

Je me dis qu'il y a quelque chose à comprendre mais que c'est trop fort pour moi

Je n'aime pas m'asseoir sous cette treille même si son ombre est la plus agréable qui soit

Je n'y trouve jamais le sommeil

Je n'ai pas envie de boire ni de penser à toutes les choses qui pourraient m'aider à tenir le coup encore un peu

Avance va ! — Arrivés à l'angle de la maison il me fit constater l'insupportable intensité de la lumière

Il manque quelque chose dans ce ciel éternel comme un filtre pour adoucir cette vision

Maintenant le soleil l'obligeait à remettre son chapeau sur la tête et je ne pouvais pas m'empêcher de penser au chapeau de don Arturo qui avait fini dans la rigole

Qu'est-ce qui ne finissait pas dans cet endroit désastreux qui est la fin de tout

Don Arturo buvant l'eau infecte de la rigole et se noyant en suivant

Sa tête fait pitié ! — avait dit une femme en pleurant et l'eau pourrie continuait de couler sans que personne ne songe à le sortir de là

J'y pensais en regardant le chapeau de don Zacarías

Je pensais aux formes de la mort et je me disais que c'était la seule manière de la décrire qu'il n'y en avait pas d'autre qu'il n'y avait aucun moyen d'en découvrir l'abstraction

Regarde-la si elle est belle ! — s'écria don Zacarías

Je pouvais voir la Buick

Elle était d'un bleu pâle et métallisé maintenant

Elle avait les mêmes pneus blancs et noirs

Je ne m'étonnais même pas de la trouver là

Je l'ai achetée à ton ami

Il va mourir à ce qu'on dit

Mais lui n'a pas envie de mourir

Il veut vivre et il ne sait même pas pourquoi

J'ai discuté avec lui tu sais ? Il a failli mourir plusieurs fois

Il ne sait pas ce qui lui arrive

Il a très peur

Tu sais pourquoi ? Il dit qu'il aurait moins peur s'il savait exactement ce qui l'attendait

Il ne supporte pas ce manque de savoir

Il devient superficiel

À côté de la Buick dans sa belle robe blanche et jaune Aurelia me regardait en pleurant doucement

Qu'est-ce que tu vas penser de moi ? — disait-elle en m'embrassant

Rien

Je ne pensais rien

J'étais content de la voir

Pour moi elle n'avait pas changé

Enfin sa beauté n'avait pas changé

¿Qué hay ? dit-elle doucement — Bien y ¿tù ? — Regular

C'était tout ce qu'on trouvait à se dire

On n'avait jamais trouvé rien d'autre

Avec Aurelia la seule femme qui aurait pu me faire aimer une vie d'homme je n'ai jamais eu que ce genre de conversation et ça continuait encore aujourd'hui mais ça n'avait plus d'importance puisqu'elle avait changé d'avis à mon sujet

C'était d'ailleurs le seul changement que je pouvais constater en la regardant

C'est vrai que ses yeux étaient à elle à personne d'autre

Ses yeux ne rappelaient qu'elle si on s'en souvenait au fond d'une cage en forme de cellule où la vie devenait acide comme le vin

J'avais bu beaucoup de vin en prison à cause de ces yeux

Ma chair était remplie de vin

J'avais du vin dans le cerveau dans le cœur mes mains étaient pleines de vin et je ne pouvais pas penser à quoi que ce soit sans me mettre à boire plus que de raison

C'était un vin mauvais comme l'acier trop trempé un vin cassant comme un ressort un vin d'horloge un vin mesuré goutte après goutte précis et intolérable

Les yeux d'Aurelia m'avaient rendu fou de jalousie mais je n'avais trompé personne pas même moi

J'avais aimé la prison à cause de ça

Je l'avais aimée jusqu'à l'avant-dernier jour et puis le dernier elle m'était devenue indifférente et j'ai compris que je pourrais l'oublier

Aurelia était devenue une petite femme toute proche de la vieillesse elle était en plein dans sa beauté

J'en eus un vertige cruel

Je pleurai

¡Qué va ! cria don Zacarías dans son fauteuil tu ne vas pas te mettre à pleurer non ? Aurelia ! Ne le fais pas pleurer

C'est le dernier jour de ma vie n'en profite pas pour me tromper encore une fois ! — Je sentis le cœur d'Aurelia se mettre à battre très fort

Personne ne dit la vérité Lorenzo dit-elle en me baisant le cou

Nous sommes tous des menteurs

Nous avons trop menti

Tout est devenu incohérent

Il faut disparaître maintenant

Toi aussi tu dois disparaître Lorenzo toi aussi ! — Ensuite nous installâmes don Zacarías sur le siège arrière

Il parlait sans arrêt comme s'il voulait ne laisser aucune chance à Aurelia qui se taisait assise au volant et conduisant l'énorme Buick vers le cimetière

Elle regardait droit devant elle au bout de la route et je voyais à quel point sa haine n'avait pas changé

Elle pouvait toujours donner un coup de volant et précipiter la voiture dans le ravin

Nos vies étaient entre ses mains et je me réjouissais qu'il en fût ainsi

Nous arrivâmes enfin au cimetière et elle gara la Buick sous les eucalyptus dans une ombre douteuse imparfaite où la chaleur est angoissante parce qu'elle est la même qu'en pleine lumière

Je dépliai le fauteuil et elle aida don Zacarías à s'y asseoir

Il alluma sa pipe

La cigarette grésillait

Elle était trop sèche

Il grimaça et la changea

Aurelia partit chercher la clé de la grande grille un peu rongée par la rouille

Elle partit la chercher sous le linteau de la chapelle où brûlaient des dizaines de cierges qui étaient en fait des ampoules électriques

Je vis à peine la vierge blanche

Mateo l'avait voulue toute blanche et il avait expliqué pourquoi au curé et le curé l'avait installée au beau milieu de la chapelle en disant aux quelques paroissiens qui le regardaient faire que c'était de bonnes explications et qu'elles avaient suffi à le motiver pour installer cette vierge dans la chapelle

L'ancienne avait été volée voilà plus de vingt ans et personne ne l'avait remplacée

À l'endroit où elle s'était toujours tenue debout en vous regardant d'un regard plein de larmes atroces (tout le monde s'en souvenait) il y avait toujours des bouquets de fleurs entassés les uns sur les autres sans souci d'arrangement

Maintenant Mateo avait pensé à tout le monde et il leur offrait cette vierge blanche dont chacun regardait le visage avec déception à cause du sourire énigmatique qu'elle avait sur les lèvres et le regard oblique qui ne vous regardait pas

Mais personne n'avait osé discuter avec le curé qui était un mystique que tout le monde respectait

On regrettait les larmes de l'ancienne vierge et son regard qui vous pénétrait pour vous donner froid dans le dos

Cette vierge-là tout le monde l'appelait la vierge blanche et plus personne ne pensait à Mateo

Elle souriait et elle regardait quelque chose par terre sur sa droite

À cet endroit-là on faisait très attention de ne rien poser surtout pas une croix

Même un bouquet aurait pu paraître augmenter l'équivoque

Il n'y avait ni croix ni bouquet à l'endroit de la chapelle que la vierge blanche regardait en souriant

C'était la seule chose importante en attendant que quelqu'un ait l'idée de la voler ce qui ne changerait peut-être rien mais au moins cette fois on n'hésiterait pas à la remplacer par une vierge conforme douloureuse et franche sans attendre qu'un curé en peu là s'entiche de l'art peut-être iconoclaste d'un artiste qui n'était autre que le poupon de don Zacarías la personne la plus détestable de la région

Tout va bien disait don Zacarías en tenant son chapeau car le vent s'était levé

Tout va bien Lorenzo ? — Il nous montra le tombeau de Pablo qu'un artisan plus imbécile que les autres qui étaient tous des farceurs avait sculpté dans un bloc de marbre sans énergie noir et bouché comme un ciel d'hiver — sans âme dit don Zacarías mais Pablo n'en avait pas

Il nous montra aussi la chapelle où reposait doña Cecilia enfin un morceau de doña Cecilia réduite en cendres car le reste de ses cendres avait été répandu dans le vent au-dessus de sa maison éparpillé par le vent dans les montagnes qu'elle avait toujours aimées

Je l'aimais bien moi doña Cecilia disait don Zacarías elle avait un caractère de cochon mais c'était une bonne femme

Enfin nous nous arrêtâmes devant la tombe de Mateo une simple pierre posée par terre sans croix et une inscription nom prénom date de naissance date de la mort rien de plus que cela et don Zacarías enleva son chapeau et se mit à prier longuement

Aurelia s'était éloignée

Je la rejoignis dans l'ombre du mur d'enceinte

Il y a des escargots dit-elle tu vois ? — Elle me montra les escargots immobiles dans la pierre

Elle évitait de regarder dans la direction de don Zacarías

Elle vit que je l'observais ou plus exactement que je la guettais

Tu m'en veux ? Bien sûr

C'est normal

Je t'ai toujours trompé

À cause de moi tu as fait n'importe quoi

Il aurait mieux valu que je n'existe pas pour toi

Mais que me serait-il arrivé si je m'étais mise à exister pour toi ? Te suivre dans ce délire de plaisirs ? Je ne suis pas faite pour le plaisir

Pas celui-là en tout cas

Cesse de me regarder veux-tu ? Je te rendrai ce que tu as payé pour moi

Zacarías m'y a déjà aidé

Il te laisse beaucoup de choses tu sais

C'est pour moi qu'il le fait

Il sait tout

Il n'y a que le mot qui le déroute et il le répète en me regardant avec cet air qui est toute ma punition : amok ! amok ! amok ! Je ne suis pas morte voilà tout ! — Je regardai mes pieds

Ils étaient encore chaussés des sandales de cuir qu'on m'avait données à la prison

Je creusai un sillon dans la terre sèche et friable

Il y avait des fourmis et je continuai de creuser avec le talon

Des centaines de fourmis sortirent de la terre courant dans tous les sens et je sentis leurs piqûres sur mes pieds et sur mes chevilles

Nous ne partions plus

Il y avait tant de choses à dire

J'ai expliqué en détail toute ma folie

Je n'ai rien tenté pour éclairer la folie d'Aurelia

Qu'aurais-je pu écrire à ce sujet ? Il valait mieux que je me taise chaque fois que le nom d'Aurelia se glissait sous ma plume

Je pouvais écrire un tas de choses sur un tas de gens

Les choses auraient pu se passer comme je les ai décrites

J'étais au cœur de l'entropie

Le récit a tenu le coup non ? Tout s'est passé conformément aux règles de la chronologie et de la crédibilité des sentiments

Il n'y a pas eu de personnages accessoires

Tous ont joué leur rôle avec la précision que je leur ai trouvée après coup bien sûr

J'ai écrit ce livre à New York

Je l'ai écrit dans cet appartement curieusement obscur et chaud où il fallait que je cesse d'être le mignon de l'écrivain américain John Vicarenix

Je n'avais pas encore vu New York comme il fallait que je le voie

On avait traversé la ville dans tous les sens à pied ou en taxi et j'avais serré la main de Robert Rauschenberg en l'appelant Bob et il s'était approché de moi pour me dire : — Non pour les amis c'est : Rauschenberg

Bob c'est pour la galerie — et ça avait fait rire aux éclats une petite bourgeoise qui s'attendait à être violée mais l'art ne voulait pas d'elle et elle posait nue pour des prunes

Et John n'arrêtait pas d'être malade

Et il parlait de tout le monde de Pablo qui le faisait encore pleurer de Saïda qui était la seule énigme de sa vie de Cecilia qu'il n'arrivait pas à tuer malgré toute la patience qu'il mettait dans l'attente de le faire

Il y avait plus de trente personnages pour alimenter notre conversation et il était heureux que mon innocence ait été enfin reconnue

Ç'avait été un massacre et il n'y avait aucune explication pour le justifier

Je ne lui ai jamais raconté la fin de cette histoire dans le cimetière de Polopos où j'étais avec don Zacarías et Aurelia

Pour lui et c'était le cas de tout le monde ni don Zacarías ni Aurelia ne faisaient partie de cette histoire

Il n'en était même pas question

Ils n'étaient pas des personnages

Ils pouvaient exister mais en dehors des limites de l'histoire dont lui John Vicarenix avait été un des personnages peut-être même un des principaux

C'était le jour même où je l'ai retrouvé sur le port de M* chez Camilla qui était émue jusqu'aux larmes et avant cela j'étais dans le cimetière avec Aurelia qui me demandait de disparaître de sa vie et don Zacarías qui priait les yeux fermés assis dans le fauteuil roulant qui ne faisait pas partie de cette histoire pleurant un mort qui avait à peine existé de son vivant dans cette même histoire à laquelle j'essayais de donner un sens

Aurelia me regardait écraser les fourmis

Je sentais qu'elle avait envie de parler

Quelque chose se finissait et elle avait besoin de savoir comment

Mais on était en train de ne pas se parler dans un cimetière où on n'avait personne à pleurer et l'air chaud nous emprisonnait dans sa carapace d'insecte lente et désirable et il n'y avait aucun mot pour ne rien dire d'autre que cette attente face à face le désir de disparaître à tout jamais pour ne plus en parler parce que ce n'était plus le moment de partager un secret même pour l'édulcorer si on était encore capable de mentir mais à propos de quoi exactement ? Don Zacarías avait l'air d'être mort sur son fauteuil dont les roues étincelaient dans l'ombre d'un bouquet de trois eucalyptus qui me rappelaient quelque chose sans que je pusse donner un nom à cette chose qui voulait devenir obsédante

Aurelia n'existait plus et il était peut-être mort comme ça en priant sur la tombe de son amour s'étant trompé d'un jour sur la date de sa mort ou alors il n'avait pas trouvé la force de vivre un jour de plus uniquement pour recevoir mes adieux ou bien il avait estimé qu'on n'avait plus rien à se dire puisque j'étais en train de tout dire à Aurelia

Il dormait

Aurelia manœuvra le fauteuil avec douceur

Nous sortîmes du cimetière en silence et elle referma la grille et elle alla cacher la clé sous le linteau de la chapelle à la vierge blanche

Et pas un regard pour la vierge blanche

Rien pour forcer son regard de femme oblique

Rien que son silence

Il ne me restait plus qu'à me jeter à genoux aux pieds de Pénélope

Je lui expliquerais tout

Elle comprendrait

Ensuite j'irais à New York pour aider John à mourir dignement

Il avait découvert ce besoin de dignité en regardant une image pieuse

Pénélope attendrait

Et j'aurais toujours raison de la faire attendre