Patrick Cintas
Cancionero español
poème
© Patrick Cintas
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Table
Influence de don Felix Galvez Bonachera
Doña Pilar dans son boudoir panoramique
Ce qui s’est passé au Limonero ce matin
Les vocations de don Guillén Mañas Exeberri
Chant six et dernier de l’acte premier
Doña Flores Mejillas Galvez n’aime pas témoigner
Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin
Chant neuf et premier de la Nuit
Monsieur de St-Pé éclaire les chandelles
Amants et camés dans l’imagination de Pierre
Chant treize et premier du dernier acte
Mélange des faits et du chant dans l’esprit de Françoise Garnier
Folle comme une étoile filante du récit
Biologie des sauts dans le temps
Avec mes écouteurs bien au fond des oreilles,
J’arrivai à la mer tant désirée depuis :
Des oiseaux y traçaient des graphes, netteté.
Je voyais la mer depuis trois jours ; la montagne
M’avait révélé cette transparence obscure
Un jour de vent froid, entre les roches dures.
Je descendais depuis plus longtemps encore.
J’avais quitté le nid — pauvre petit oiseau !
M’avait dit la dernière voisine, un peu malheureuse.
Ochoa est mon nom. Je viens de loin, toujours à pied.
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
La mer était tranquille maintenant. Je l’avais connue
Désespérée, toujours tranquille mais désespérée, vague
Après vague construisant les plages de l’été à venir.
J’observais des touristes nus. Leurs habits flamboyaient
De coquillages et de sel. Leurs balles s’élevaient
À la hauteur incommensurable des oiseaux.
Les voitures à quatre roues motrices fendent la surface
De cette tranquillité, parallèles à l’écume qui noie
Des enfants trop heureux de savoir ce qu’ils font.
Les touristes disparus (j’étais encore à flanc de montagne)
Les mouettes ont repris la place qui leur est attribuée
Par je ne sais quel principe supérieur.
Je descendais plus vite, plus heureux, c’était facile
De descendre sans y mettre toute son énergie.
J’en avais tellement manqué au début de mon ascension !
Derrière son arbre, un homme me montrait la direction
D’où je venais, narrateur intarissable de mon aventure
Dans l’aventure qui le fascine jusqu’à l’expression.
Passons le chemin où il s’abandonne par habitude
De l’écrit et retournons entre la terre et la mer,
Les écouteurs bien vissés dans mes oreilles exercées.
Je descendis encore mais ce n’était plus la montagne.
Des palmiers nains secouaient ma poussière.
Le canal d’irrigation s’interrompait par une équerre.
Un mur versait du noir dans la pente, comme s’il existait
Au temps de sa splendeur, avec ses petits animaux desséchés
Au milieu des tessons de bouteilles, pièges à soleil.
Je glissais au lieu de descendre. La montagne
M’avait appris les tours de passe-passe du marcheur.
La mer n’avait qu’à bien se tenir !
Un aloès penchait sa tige sèche. Croyez-vous que j’arrivais
Où je prétendais aller ? Les touristes s’éloignaient,
Poursuivis un instant par les oiseaux bavards.
Personne ne racontera mon histoire à ma place.
Je me retournais mais on ne voyait plus l’arbre
Où le narrateur se cachait pour faire croire à son inexistence.
Le sable est grossier, peuplé d’angles de coquillages
Et de brisures minérales. La dune masque le bruit des vagues.
Contournant cette excroissance, je passai dans l’ombre.
Jamais nous n’aimerons disparaître de cette manière.
Nous ne serons jamais assez désespérés.
Des vaguelettes mouraient dans cet infini,
Silencieusement détruites par la circularité mouvante.
Je recueillais leurs embruns sur le bout des doigts
Et je léchais leurs prédictions inexplicables.
Voici la mer, je veux dire l’eau par quoi la mer commence
Son voyage imaginaire. Eau débarrassée de la vie
Qui grouille plus loin avec l’annonce des profondeurs.
Plus on s’enfonce dans cette dimension de l’être, moins on existe
Et plus il y a matière à tout recommencer.
Les oiseaux revenaient sans m’avoir vu plonger.
L’air et l’eau ont du mal à coexister en nous, ce nous
Qui est la chair où s’accroissent nos désirs.
Je me suis toujours demandé ce qui attise le feu.
Ravages d’oiseaux dans l’air saturé d’éclaboussures !
Ils s’évertuaient à me rejoindre sous l’eau,
Me demandant si j’étais venu pour me noyer.
Je ne respirais pas tandis qu’ils continuaient
D’échanger des impressions à mon sujet. Je touchais un fond
Glissant où glissaient des algues. Qui es-tu ?
Au villageois inquiet de me voir mendier mon pain,
J’ai toujours répondu que je ne le savais pas,
Que d’autres savaient tout de ma naissance.
D’autres ? Tu veux dire : les autres ? Nous ? Et tu passerais
Ton chemin pour ne pas avoir d’ennuis avec les autorités ?
Des quartiers s’ouvraient sous des épis d’or, faciles.
L’homme qui marche sur les traces de sa destinée
Ne connaît pas ces ombres de murs portées sur la terre
Battue des places. Qui d’autre que nous ? Qui d’autre ?
L’air sentait l’anis des petits verres et la cannelle
Des petits gâteaux. Vous répandez des gouttes de bonheur
Sur le visage harassé des vagabonds. Vous existez.
Me suis-je penché à vos fenêtres de l’extérieur,
Comme le ferait une mère qui appelle son enfant,
Qui revient un instant fouiller l’intérieur de sa maison ?
Voici le pain et le vin de mon errance, dans ma poche.
Voici mes sandales, mon cache-sexe et mon chapeau de paille.
Voici mon incohérence et voici votre parfaite entente.
Je n’ai pas de quoi payer les suppléments de pastèques
Et de rognures de jambon ; je n’ai jamais payé la joie
De ces petites tangentes au cercle de mon malheur.
Des chiens me poursuivaient parce que j’étais désigné
Par vos cris. Les enfants savent crier dès le berceau.
Les vieillards voulaient s’égosiller sur leurs chaises.
Exemple de votre bonheur : Je cueillais des olives
Dans l’espoir de séjourner assez longtemps près du bocal
Où l’eau et la cendre les rendent comestibles. Premier acte.
Je comptais les olives et les jours pour mesurer encore
Le temps. Des enfants criards sont apparus : Nos olives !
Nos olives ! Les olives de notre famille ! Les olives
De nos futurs enfants ! — Quel pouvoir exercez-vous sur les esprits
Pour qu’ils ne puissent rien contre ce désir de projection
Sur l’écran du futur ? Quel pouvoir vous est conféré ?
Les olives me furent arrachées une à une. Les enfants riaient
En vous regardant me secouer. Les cochons se sont approchés
De ce lieu ignoble et les femmes les ont chassés en riant.
Vous observiez la cendre qui coulait de ma poche,
La cendre, la chaux, un peu de sel, vous reconnaissiez
Chacun de ces atomes de votre propriété.
Pendu par les poignets à votre arbre de justice, j’ai attendu.
Heureusement, l’ombre était rafraîchie par l’arrosage
Automatique de vos plates-bandes.
Les fenêtres s’obscurcissaient. L’entrée des patios verdissait.
Des végétaux coulaient sur les murs. Les bruits de vaisselle
S’intensifiaient. Nous étions à l’écoute de la route.
Les olives, ce n’est rien, m’expliquiez-vous. Il y a
Des olives pour tout le monde, expliquiez-vous encore
Comme si quelqu’un pouvait ne pas comprendre
Ce qui se passait. Mes poignets étaient bleus.
Ne reviens pas, me dîtes-vous comme s’il s’agissait
De la meilleure sentence possible en ces temps de bonheur.
Olives, cendres, chaux, sel du Cabo de Gata, enfants
De vos femmes, poignets bleus jusqu’à la douleur,
Résistance et finalement : Ne reviens pas parmi nous.
Je reviendrai parmi d’autres, lançai-je à la foule.
— Revenir pour travailler avec nous ou ne pas revenir !
Vous courriez le risque de vous tromper d’ennemi.
Il est beaucoup plus facile de cueillir les fruits de vos arbres.
Un tour de poignet, pronation, supination, et voilà
Le fruit entre mes dents, voilà ma raison d’être.
Trop longs les olives, les viandes, les levains !
Trop longue l’attente de vos femmes ! Trop d’attente
Dans cette existence d’ouvrier ! Trop d’enfants
Et pas assez de plaisir. La nuit, j’étais avec les oiseaux
De malheur, sur vos toits, dans vos branches, traversant
Le ciel de vos rêves. La nuit, je visitais votre intimité.
Mais le matin, dégoulinant de rosée, je m’éloignais toujours
Et vous scrutiez ces chemins qu’on ne peut pas connaître tous
Aussi bien qu’on connaît le chemin de l’aller et du retour.
Je mangeais les racines d’asphodèle à votre place.
Je me nourrissais de ce que vous ne daignez plus cueillir.
Vous reconnaissiez ma lointaine ascendance.
Il y eut des jours où j’aurais voulu vous laisser seuls
Avec votre sociabilité d’animaux réduits à cette intelligence
Du bonheur. Il y eut des jours de véritable solitude.
Il fallait alors que je rencontre un fleuve,
Si vous ne l’aviez asséché et je rencontrais plutôt
Vos barrages, vos passés engloutis, vos cimetières déplacés.
Une roche menaçait votre route asphaltée et je pensais attendre
Qu’elle vous procure l’ennui d’avoir à la réduire en poussière.
J’entendais déjà vos marteaux et vos compresseurs.
Beau lac aux eaux tranquilles, tu recèles ma richesse passée.
Autour, les flancs sont saignés à blanc, la barre à mine
A parallélisé cette volonté de détruire pour reconstruire ailleurs.
Un horizon de neige termine cette vision au bas d’un ciel
Inacceptable dans ces conditions de retrouvailles.
Pères muets, vos dépouilles ont été transportées ailleurs.
Ailleurs où l’eau devrait couler à flot, un ailleurs de fraîcheur
Et de tranquillité, ailleurs de frondaisons et d’éclatement
De fruits sur les branches de l’arbre à bonheur, ailleurs
Je n’ai rien trouvé qui vous ressemble, je me suis arrêté
Sur des places géométriques, à l’ombre des orangers
Dont le fruit est amer pour en interdire la consommation
Libre. Terre creusée, tranchée au couteau, déplacée
Jusqu’au vertige, le voyageur y perd sa propre trace
Et il n’écrit plus rien qui vaille la peine d’être lu.
Je voyageais donc nu, le sexe caché, la tête coiffée,
Les pieds chaussés, on se doute pourquoi, on sait bien
Que nulle nudité n’a ici valeur de cri. On préfère la pudeur
À la révolte. Nu, comme je me désirais, je n’avais plus rien
À découvrir, plus rien à mettre sous ma dent d’homme
Public. Plus rien à travailler jusqu’à la ressemblance.
J’ai eu froid là-haut près du lac de Beñinar, contemplant
La surface immobile, devinant le clocher sous les défauts
Du tain, recomposant ce qui n’avait jamais été qu’un désir.
Ici, la mer n’a rien d’un miroir. Trop faciles, les miroirs
Qui s’imposent à la vision, trop faciles sans les oiseaux
Traceurs de vent, faciles et peut-être inutiles maintenant
Que j’y pense. Il n’y a pas d’oiseaux à Beñinar, pas d’oiseaux
Et je n’ai pas vu les animaux. J’ai descendu le lit du fleuve
Jusqu’aux premières constructions hétéroclites, habitations
Tremblantes et hangars farouches, patios de poussières, chemin
De gitans, réservoirs grillagés, enfants tournoyants et femmes
Informes, les hommes calculant la valeur des choses et des êtres.
Une tour continuait de veiller comme si le danger pouvait venir
De la mer, comme si la mer avait encore ce pouvoir de surprendre
Au milieu du sommeil, la mer réduite à ses catégories
De poissons et de coquillages, la mer qui charme les touristes
Parce qu’ils n’en connaissent que les aspects ludiques,
La mer si dure au travailleur qui sait tout de l’embrun.
Les oiseaux me demandaient si j’avais l’intention
De me noyer. Je pris un bain. Je ne m’étais pas baigné
Dans les eaux immobiles du lac de Beñinar,
Faux lac d’une fausse vision du futur, lac sans oiseaux
Et peut-être sans animaux, lac aux ruines désertes,
Aux fenêtres vides, lac d’une transe douloureuse
Dédiée au présent. Les galets roulaient sous mes pieds.
Je redoutais la caresse de la méduse autant que ma tendance
À m’abandonner à la moindre sollicitation.
Des cristaux de lumière m’éblouissaient, me forçant
À la vision rétinienne, à l’exactitude des miroirs,
Et tout s’éteignait enfin au contact de ma peau.
Est-ce cela que tu appelles noyade ? Tu te fiches de nous !
Sur le sable, à une distance prudente des vaguelettes,
Ton chapeau contient ton cache-sexe, ton chapeau de paille
Et ton walkman. Combien de fois as-tu écouté ce concert ?
Si tu n’y pensais pas, tu serais déjà mort noyé
Avant que nos cris n’aient donné l’alerte aux autres
Hommes. Des hommes ? Ceux qui composent de pareils chefs-d’œuvre
Et ceux qui renoncent à en écouter l’espèce de perfection
Qui en assure la durée ? J’ai pensé à des hommes
Que vos cris étonneraient et non pas à ceux qu’ils pourraient
Inquiéter. Une minute d’exposition au soleil suffira
À sécher ma peau et mes cheveux. Je me peignerai
Avec l’arête blanche d’un poisson dont je ne sais rien
Ni de la biologie ni surtout de l’existence passagère.
Une algue odorante me détournera de la faim.
Je voyais encore l’auteur de mes jours. Non pas
Le narrateur qui agit en silence derrière son arbre
Mais cet auteur qui est aussi le sien et qui par un jeu
De facettes s’évertue à restituer mon existence. Auteur
Rencontré, je crois, au hasard d’une ruine où je dormais
Tandis qu’il ne songeait qu’à en piller les reliques.
Je suis au début et à la fin du texte, inspiration
Et lecture, personnage ayant vécu et aujourd’hui
Paraissant peut-être véritable à force d’en parler.
Je les laissais. Je continuais mon chemin sur le sable,
Attentif aux évents, troublé par la lente complexité
De l’écume et de ses algues. Des dauphins imaginaires
Éclaboussaient mon ombre aux prises avec midi.
Don Felix Galvez Bonachera se mit à sa fenêtre pour parler.
Les gens le voyaient à travers le feuillage d’un oranger.
On voyait la persienne verte et don Felix accoudé.
Don Felix fit un signe que tout le monde comprit.
Il allait descendre dans la rue. Il n’était pas rare
Que don Felix descendît dans la rue pour parler
Avec les gens de la télé. Il ne recevait pas
Dans son appartement au premier étage
De ce qui restait de la maison familiale.
Il s’exprimait dans la rue et au tribunal.
On le voyait rarement au casino et alors
Il ne s’exprimait pas, il buvait et écoutait
Puis il partait. Dans la rue, don Felix devenait
Convaincant sur n’importe quel sujet qui lui tenait
À cœur. Il apparaissait d’abord à la fenêtre,
Comme s’il était important de prévenir et les gens
Voyait cet homme vieillissant dans le feuillage
De l’oranger qui montait vers la fenêtre.
Il descendit. La lourde porte s’ouvrit sur l’ombre
D’un patio négligé. Descends, don Felix, fils de Galvez
Cintas et de Bonachera Gimenez, descends nous rejoindre.
Nous avons à te parler. — Don Felix ne parlait pas
Des affaires en cours. — Y a-t-il une affaire Ochoa,
Don Felix ? — Pas encore, dit don Felix, mais ça ne saurait tarder.
Descends encore, don Felix de los Alamos, descendant de Cortina,
Descends puisque c’est encore possible, parmi nous
Viens exprimer ton sentiment sur ce qui n’est peut-être qu’un conte.
Don Felix rayonnait dans ces moments-là. Il jubilait
En rougeoyant du nez et des oreilles. Derrière lui,
Le patio exhalait une odeur de vieilles pierres.
On approcha une chaise pour les fesses de don Felix.
Don Felix ne parlait jamais debout, jamais sans un verre
Et un liquide qu’il forçait à une horizontalité parfaite.
Assieds-toi, don Felix, assieds-toi et parle, que t’inspire
Ochoa ? Nous avons notre idée mais c’est la tienne qui compte.
— La lumière du patio était jaune comme la paume de ses mains.
On remplit le verre, début d’une lutte éprouvante
Contre l’équilibre. Les doigts de don Felix devenaient blancs
Dans ces moments de concentration. Il ouvrit la bouche.
Parle ! Même les enfants sont attirés comme les mouches
Par ta bouche qui sent la crotte d’oiseau et le terreau
De tes jaunes jardins, parle ! Don Felix va parler d’Ochoa.
— Laissez passer don Felix Galvez Bonachera !
La chaise qui arrive, les gens qui la laissent passer,
Le sol qu’on égalise, la surface qu’on examine, et les pieds
De la chaise qui s’enfoncent à une profondeur acceptable.
Don Felix s’assoit. Le verre maintenant ! Le verre et le vin
Dont la surface menace l’équilibre mental de don Felix.
Et la bouche qui s’ouvre sur un vol d’oiseaux crottés
Jusqu’au bout des ailes, la bouche en cul-de-poule
— Laissez parler don Felix Galvez Bonachera !
Une glace à la vanille s’écrase sur la terre battue.
Un mégot crapote, don Felix surveille les frottements,
Les craquements, le vent agite les oranges de l’oranger.
Quelqu’un rompt la longanisse et la cannelle envahit
La bouche de don Felix. — Je peux parler à la place des autres,
Dit-il à la caméra dont l’optique s’allonge.
— Des autres ? demande le journaliste au petit micro.
Il regarde les autres. — Quel jour sommes-nous ?
Dit-il en regardant ceux que don Felix a désignés.
Quelqu’un cesse de rompre la longanisse comme le pain sacré
Et consulte sa montre : — Il est deux jours après la mort
D’Ochoa. — Deux jours ! s’écrient les gens rassemblés
Autour de don Felix à l’ombre de l’oranger aux oranges
Amères. Deux jours, autant dire deux mille ans, ce qui,
À l’échelle de l’être, est une éternité.
Ce n’est pas la première fois qu’on prononce le mot
ÉTERNITÉ à propos d’Ochoa. La caméra scrute ces visages.
Le micro s’éloigne de don Felix pour capturer ces sonorités.
— Personne n’a pensé à faire une photo ! s’écrie quelqu’un
Comme s’il annonçait la perte définitive d’une évidence.
Pas de photos ! Pas ce souvenir tangible ! Quel manque de chance !
L’enfant remet la boule de glace dans le cornet.
La longanisse craque doucement et la cannelle se visse dans l’air.
Don Felix boit une gorgée de vin puis il s’applique
À retrouver l’équilibre de la surface, on voit le vin
S’immobiliser lentement, deux mille ans d’attente et
C’était enfin arrivé. Des oiseaux souillaient sa bouche.
L’enfant prend une beigne. On revient de loin !
Propose un marchand vissant quelque chose
Dans la mécanique de sa balance. — De loin et d’ailleurs !
Précise don Felix qui retrouve l’inspiration des meilleurs moments
De sa prédiction obscure. L’enfant craque une larme de soufre.
Maintenant on redoute que don Felix perde la raison
Comme la dernière fois qu’il est descendu de sa fenêtre
Pour juger de la pertinence d’un fauteur de trouble
Qui avait des allures d’envahisseur. L’enfant disparaît
Comme il était venu. Dans ces foules circonstancielles,
Pense don Felix qui sent la paille craquer sous lui,
Il y a toujours ces mains qui éliminent les enfants.
Il considère les visages, les yeux amusés, les bouches
Qui ont la même odeur que la sienne, une odeur d’attente
Qui lui rappelle l’encens des églises et les étamines des jardins.
— Je mettrai ma main au feu, dit-il enfin aux gens,
Qu’Ochoa était un étranger, étranger à notre terre,
Il ne venait pas d’où il avait l’air de venir.
On ne parle pas du cache-sexe, du chapeau de paille
Ni du walkman parce qu’Ochoa était nu dans sa couverture
Et qu’il ne possédait rien d’autre. Ochoa était nu
Et il allait nu-tête et nu-pieds et il était coiffé
De tresses nouées par des rubans aux couleurs délavées.
Il marchait et couchait dans sa couverture et il se lavait
Dans les fontaines publiques. Il parlait d’ailleurs
Une langue étrangère, étrangère à la terre, à la mémoire.
— Je ne l’ai jamais vu évoquer nos hameaux, dit don Felix.
On avait bien tenté de croiser son regard
Mais les enfants refusaient obstinément de partager
Cette expérience de la folie. Les mains font aussitôt
Disparaître les enfants. Les femmes frémissent à l’idée
Que don Felix puisse les désigner comme les seules inspiratrices
De ce qu’il sera difficile peut-être impossible d’oublier.
Encore un peu de vin, don Felix, ta langue ne se délie pas,
Langue de poète et de magistrat. Voici la chaise des cantaores
Et le verre des joueurs de guitare. Assieds-toi et bois !
Don Felix descend, s’assoit, boit, il voit les mains
Supprimer les enfants et les femmes redouter l’implication.
Les hommes allument de grosses cigarettes qui ont l’air de sarments.
Les pieds s’enfoncent, la paille craque, le dos de don Felix
S’applique au dossier de la chaise, ses pieds frappent le sol,
Et le joueur de guitare scrute son regard. Ochoa était nu
Et étranger à la terre. Nulle maison ici n’a recueilli la moelle
De ses cris d’enfants. Nul jardin ne l’a étourdi dans les moments
De déclaration d’amour et de fidélité. Vous ne trouverez rien
Pour alimenter la légende, conclut don Felix et le youyou
Des femmes l’enfonce encore dans la matière tournoyante du passé
Commun. Ses dents mordent l’air qui s’enroule comme la vigne
Des jardins. — Les enfants ont-ils réellement disparu
Ou faut-il nous attendre à leur future évocation d’un personnage
Essentiel à la structure de leur récit aux petits-enfants ?
Cette semence enfiévrait don Felix qui voyait les femmes futures
Comme si elles existaient déjà. Maintenant il ne battait plus la mesure.
Et le joueur de guitare attendait le moment favorable
Pour imposer la dominante. — Ochoa n’était pas attendu,
Précisa don Felix. — Pas attendu, recommença la foule
Comme si elle comprenait soudain ce qui s’était passé.
Le joueur de guitare surveillait les mains de don Felix.
La terre avait été creusée par les talonnades du chanteur.
Don Felix voyageait maintenant avec les arrières-petits-enfants,
En proie au vertige de la vérité et de la connaissance.
Les femmes s’éventaient dans la douleur de l’incompréhension.
Les hommes s’accroissaient d’un doute définitif comme le sang.
Il fallait se rendre à l’évidence : Nous n’avions pas attendu
Cet étranger à la terre. Il était arrivé comme n’importe quel
Touriste. Sa nudité n’était qu’apparente. La couverture
Lui avait été donnée par la Garde civile qui l’avait trouvé nu
Sous un olivier, une nuit de vent et d’obscurité parfaite.
Le corps d’Ochoa avait failli échapper à leur vigilance.
Ochoa était un touriste en vadrouille, rien de plus.
Les gardes civils s’étaient montrés généreux. Ochoa avait repris
Son chemin. Il se dirigeait vers nos terres.
Don Felix avait terminé. Le joueur de guitare joua
Le dernier accord. Les enfants pouvaient revenir jouer sur la place.
On souleva le corps du poète au-dessus de la chaise
Et on l’orienta vers la porte du patio de la maison familiale.
La canne de don Felix ! Finissez votre vin ! La chaise s’appelle
Retour ! Envolez-vous, rideaux des seuils ! Les pieds du guitariste
Tassaient la terre aux quatre trous des pieds de la chaise.
Le patio sentait la fleur fanée et le terreau habité des insectes.
Le jet d’eau ne jaillissait plus de la gueule du lion.
Don Felix regarda tristement les assemblages fatigués de la porte.
Quand il réapparut à sa fenêtre pour savourer les effets
De sa connaissance des temps, il s’affligea en constatant
Que seuls les enfants, un moment disparus, continuaient d’exister.
— J’ai peut-être rêvé d’être parmi eux, songea-t-il mélancoliquement.
C’est la mélancolie qui détruit la seule chose que je sais faire.
Mélancolie de ceux qui n’ont jamais épousé personne, mélancolie
De ceux qui n’ont jamais connu que l’amour des camarades
De chambrée, mélancolie du vieil enfant qu’on n’a pas aimé.
Ma mélancolie, écrivait don Felix dans son journal intime,
Est comme une fleur qui refuse de faner, une fleur rebelle
À la connaissance de l’intimité, fleur des malchanceux.
Mon jardin ne fleurit que dans ce terreau, mon jardin
Est un désert pour quiconque y pénètre sans me connaître
Intimement. Jardin des mille douleurs prémonitoires.
Il referma la porte tandis que les autres s’en allaient,
Emportant la chaise et le verre et le joueur de guitare
Sur les épaules, comme après une incontestable victoire
Sur le taureau. Beau taureau populaire, poète secondaire
Des seules victoires que personne ne peut contester.
Il referma la lourde porte de la maison familiale.
Il traversa le jardin en diagonale, contournant toutefois
Le bassin. Le lion de pierre n’a plus de regard, il n’a plus
La présence d’autrefois, celle que lui avait conférée
Un musulman inspiré. Il parcourt la galerie sans y penser,
Comme d’habitude, rien de plus que cette sinistre répétition
Qui fait le lit de la mélancolie. Il n’a pas vu les oiseaux
Qui picorent son pain. Il préfère fermer le rideau, laissant
Le vent agiter des personnages qui agissent entre les mondes,
Avec un peu d’imagination et beaucoup de mélancolie
Au service de l’au-delà. Les oiseaux sont prisonniers
De ce quotidien. Derrière la vitre de la bibliothèque,
Les gros livres de Miguel de Cervantés y Saavedra
Prolongent la continuité dorée des œuvres complètes
De Francisco Franco Bahamonde et les deux portraits
Surmontent le gâteau sous la croix ensanglantée
Dont le corps gît un peu plus loin sur les genoux
Drapés de la mère qui commence à entrer dans la seule douleur
Que la femme est encouragée à vivre en public. Don Felix
A plutôt fermé les yeux de papier d’une morte terrorisée.
Il a fermé la bouche et l’anus. Il a allumé les bougies
Pour consommer l’oxygène de l’air. Il s’est révolté
Contre la putréfaction avec des moyens ménagers. Il était
Seul contre cet envahissement et ses testicules s’agitaient
Au fond de lui, en l’absence de femme, en l’absence de corps
Vivants. D’une main tremblante, il chasse ces transparents.
Il remplit le petit verre et l’anis enfonce ses clous.
Le cuir du fauteuil sent la pisse et le tabac, l’anis
Et le sperme, la fleur d’oranger et le terreau des bottes.
Personne n’a jamais expliqué cette solitude de la vie privée
Alors que don Felix Galvez Bonachera de los Alamos est
Un homme public dont on apprécie le jugement autant que la
Prosodie. Ses livres valent ses jugements et inversement.
Il a rangé sa poignée de livres, plaquettes dorées à l’or fin,
Au-dessous des maîtres incontestables de sa pensée. Les enfants
Des écoles illustrent ces cantos avec des crayons de couleur,
Mais il n’y a pas de couleurs dans la prosodie impeccable
De don Felix. Il n’y a pas de crayons non plus. Il n’y est pas
Question ni de la surface des choses ni de leur pouvoir
Sur les mots. Les choses n’envahissent pas facilement
La prosodie remarquable de don Felix Galvez Bonachera.
Il se méfie de ce qui relève de l’expérience
Et honore sans douleur les trésors de l’héritage.
Il ouvre les livres de sa connaissance à la page exacte.
Il n’a jamais été étonné par cette fin, Les travaux de
Persilés et Sigismonde. Il connaît la cohérence de ses maîtres
Et il l’enseigne. Les couleurs des enfants ne sont
Que la conséquence d’un usage lunaire des crayons.
Il y a peut-être aussi du caprice dans cette attitude.
Ou bien faut-il estimer que c’est de l’imprudence,
Cette imprudence propre à l’enfance, aveuglement
Des innocents. Tiens ! Des oiseaux sur la table !
Et le pain qui exhibe une blessure blanche !
Dans le boudoir de doña Pilar, sœur de don Felix,
On traverse des lumières d’arc-en-ciel, des ombres
S’appliquent aux présences étrangères. Vous êtes assis
Sur un pouf ou sur une selle de chameau, rarement
Dans le sofa, parmi les coussins que doña Pilar réserve
Aux intimes, à don Felix le frère qui ne s’est jamais marié,
Qui n’a peut-être même jamais connu l’amour des femmes.
L’amour d’un homme a effleuré doña Pilar
Mais elle n’a pas épousé cet homme de passage, ce tueur
De taureaux. Les coussins reçoivent les amis de jeunesse,
La fleur de cette inconsistance qui fascine encore
L’esprit nostalgique de la vieille fille. Elle porte le deuil
Avec une discrétion d’araignée. Elle appelle le défunt
Mari : l’homme. Tirant les rideaux de chaque côté du boudoir,
Elle enjambe les poufs et les plateaux dressés sur des piétements
De fer forgé. Elle allume des brasiers d’encens, surveille
La cuisson du thé, répand les fragrances des roses cueillies
Dans son propre jardin, petite Perse qu’elle a imaginée
Dans un moment de détresse, naguère. L’homme, c’est l’homme,
Tout le monde comprend de qui elle parle quand elle évoque
Les habitudes de l’homme. Doña Pilar ne se permettrait
Aucune équivoque à ce sujet. Cette précision de la langue
Et des faits déroute l’étranger venu pour prier avec elle,
Immobiles recueillements sur des agenouilloirs piqués d’étoiles.
L’amour, c’est du passé, c’est aussi la jeunesse et c’est surtout
La nuit qui s’est installée à la place de toutes les autres
Nuits, une nuit de mots et de corps, un langage de l’instant
Et de la durée. Elle soupire si elle n’est pas seule,
Sinon elle pleure et ne trouve pas le sommeil.
Ayant tiré les rideaux, elle attise le feu sous la lampe
Et met le sucre à fondre dans un bol d’argent et de cuivre.
Belles dents les dents de doña Pilar à l’heure de vous accompagner
Au bout d’une conversation qui vous hante encore aujourd’hui.
Sur sa croix, un Christ d’argent exhibe sa douleur. Le corps
Est celui d’un Éphèbe. Les poignets ne saignent pas. La géométrie
De la posture est parfaitement abstraite mais les muscles saillent
En proie à une turgescence obscure, rébus des regards
Qu’elle surveille sans les croiser. — Voici le thé parfumé
Aux roses de la Petite Perse et voici le sucre qui l’annonce
Et l’achève à l’heure où le soleil se couche derrière les dattiers
Du patio. Les parfums corporels de doña Pilar sont poivrés
Comme la viande des braseros et ses bracelets ont l’acidité
Des citrons qu’elle répand sur les plateaux pour la décoration,
Petits seins qui ont l’air surpris par cette attente immobile.
Le thé brûle les lèvres, la langue se rétrécit, la gorge
Se ferme. L’étouffement ne dure pas si la vieille fille
Vous éveille. Elle a ouvert des livres et vous en offre
Les entrailles avec une voix qui vient de loin, une voix
Qui n’a rien perdu de sa justesse comme du temps
Où elle en réservait la profondeur au seul amant
Qui devina ce qu’elle attendait de l’amour et des hommes.
Le passé cisèle des surfaces verbales. Dehors, au-dessus
De la Petite Perse, jamais le soleil n’a peint si bien
Sa propre nature, milieu et lumière, attraction et infini.
Sur le balcon cerné de fer, doña Pilar apparaît en conquérante
De ce qui ne cesse pas de s’effacer. Les passants saluent
Ce corps couvert d’étoffes et de bijoux. Le regard
Ne cherche pas les yeux ni la bouche. On aperçoit les pendentifs
Et le cou tendu comme celui d’un flamand qui scrute
Les immobilités de la cañada. Les mains désignent l’histoire
Des pierres et des rues, point de vue alimenté de promenades
Et d’errances, mais aussi de lectures, de souvenirs, d’interprétations.
Seule enfin, doña Pilar referme la baie vitrée et ne voit pas
Le cheminement qu’elle vous impose jusqu’au seuil de votre maison
Ou de votre hôtel. Elle achève les fonds de verre avec gloutonnerie,
Achève les biscuits et les quartiers de fruit, elle en finit
Doucement avec l’impression de n’être pas vraiment seule,
D’être encore une femme fréquentable à défaut d’être séduisante.
Elle arrange les coussins que vous avez répandus pour elle.
La nuit s’épanche. La lune révèle les traces de doigts
Sur les vitres. Les fleurs s’inclinent. Doña Pilar
Se déshabille près du lit et s’endort. La nuit,
Elle prend le temps d’uriner dans son petit cabinet d’aisances.
Une étoile au plafond éclaire ses gros genoux.
Les ruissellements remplissent le temps. On est loin
Entre les instants. Pieds nus sur le dallage encore tiède,
Elle traverse des infinis de boiserie. La Petite Perse
Se laisse contempler même dans ces profondeurs secrètes.
Les nuits d’angoisse n’aiment pas la pluie. Il avait plu
Cette nuit-là. Doña Pilar n’avait pas dormi. La lampe
S’était éteinte et elle avait dû faire la lumière électrique
Sous les arches. Elle avait contemplé la souffrance des roses.
Les allées en croix se gorgeaient d’eaux noires et rapides
Qui ravinaient les rehauts de terre. Petits écroulements
Silencieux. Les gouttières chahutaient dans la rigole
Et des transports tournoyants traversaient la lenteur
Des coups de vent. Doña Pilar fumait une cigarette.
Le feu couvait sous la couverture qu’elle avait remontée
Sous la poitrine. Elle entendait les crépitements de la braise,
Les pieds sont à la tangente de la vasque, parallèles.
La pluie cessa avec l’apparition de l’aube et le vent
Tomba en même temps. On entendait les ruissellements
Des rigoles et des verticalités bleues. Doña Pilar
Constata qu’elle avait fumé toutes les cigarettes.
Les toits apparurent, lents et scintillants, les palmes
Dressaient leur indolence, et le ciel s’ouvrait comme
Une porte, chassant des poussières de nuages vers les profondeurs
Encore noires de l’intérieur. Un oiseau réapparut
En sifflant, premier signe de vie. L’angoisse se liquéfia
Enfin. Doña Pilar monta dans sa chambre au premier étage
De la maison héritée du défunt mari. Elle n’entra pas dans la chambre
Pour tenter d’y trouver le sommeil. Elle préféra le boudoir.
Il était cinq heures et demie. Quand elle ouvrit la baie,
L’écoulement de la fontaine publique occupa tout l’espace.
Le premier véhicule passerait dans un quart d’heure,
Chargé de pains. La rue était grise. Le bleu des façades
Absorbait l’ombre propre des fenêtres. Une vague odeur
De terre montait des caniveaux. Seule la place,
Au bout de la rue, était éclairée par les verts et les oranges
Du soleil en érection constante. La lumière pivotait
Sur l’axe de la fontaine, multipliant les jets de l’eau
Au-dessus des dauphins de marbre. Ochoa apparut comme
Dans un rêve. Il se lavait, assis sur la murette du bassin,
Il agitait ses jambes dans l’eau crépusculaire. Il était nu.
Doña Pilar se dissimula lentement dans le rideau. Ochoa
Caressait ses jambes méticuleusement. Le dos brillait des feux
Célestes. La chevelure bougeait comme un de ces feux.
L’homme se leva et s’appliqua à asperger son ventre.
Il avait hâte cependant d’en finir avec ces ablutions.
Doña Pilar avait composé le numéro mais quelque chose
L’empêchait de se connecter au poste de police, quelque chose
De trouble et d’agréable, un désir d’aller le plus loin possible
Dans cette observation crispée, une promesse de joie
Et de débauche secrète. Le numéro clignotait sur l’écran.
L’homme s’aspergea tout en jetant des regards inquiets
Aux quatre coins de la place qui demeurait vaste et silencieuse.
Doña Pilar surveilla les fenêtres possédant les mêmes
Propriétés géométriques que la sienne. Pour l’instant,
Les persiennes étaient toutes closes, bougeant un peu
Sous l’effet des reliquats du vent qui l’avait tourmentée
Toute la nuit. Ochoa roidissait, belle obliquité dans l’eau
Retombée des jets. Sa couverture gisait sur un banc
À proximité de l’ovale miroir qu’il traversait alors
Que les gouttes et les gerbes n’étaient jamais parvenues
Qu’à le briser en mille morceaux de cette incohérence
Qui ne trouble pas le passant. Il y avait bien aussi
Un chapeau et un walkman mais elle ne voyait pas le cache-sexe
Sans doute parce qu’il n’existait pas. Ochoa ne transportait
Aucune nourriture, pas de boisson à l’horizon de cet homme
Qui surgissait de l’angoisse comme un reflet sur la vitre.
Il enjamba la murette et s’enroula dans la couverture.
Il s’assit. Ses cheveux mouillés répandaient des éclats de verre.
Il secoua la tête comme un cheval. Des oiseaux arrivaient
En se croisant rapidement, impossibles à figer sur ce ciel
Croissant. Ochoa croisa ses jambes en tailleur et installa
Les écouteurs sur ses oreilles. Il passa du temps à régler
Les potentiomètres. Puis il contempla le soleil sous le rebord
Du chapeau. Le miroir recomposait lentement sa cassure infinie,
Inachevable. L’eau bleuissait et les façades retrouvaient le blanc
De leur chaux. Les premières persiennes s’enroulaient comme
Des insectes. Le boulanger passa, rétrogradant au même pylône
Avant d’entrer sur la place qu’il traversa peut-être sans voir
Qu’Ochoa la quittait par une rue descendant vers les moulins.
Les hommes ! pensa doña Pilar. Ils se retrouvaient à la Maison
Des Citronniers avant de s’éparpiller dans les drailles.
L’eau vive ! Il n’était pas encore six heures. Elle avait
Le temps ! Elle s’habilla et se couvrit d’un fichu. Le seuil
Était encore mouillé. La lune achevait de disparaître, pan d’ivoire.
Elle descendit la rue jusqu’à la place, presque furtive.
On pouvait voir les moulins, le fleuve vert, le pont arboré,
Les lampadaires éteints, les chemins montant vers les prés.
Elle se hâta. La brise était tiède et les murs bleuissaient.
Elle ne voyait plus Ochoa. Elle l’avait perdu de vue en perdant
Un temps précieux à s’habiller. Le fichu dissimulait la chemise
De nuit. Doña Pilar manquait de souffle. Elle était épuisée
En arrivant au pont, au-dessus des moulins. Sur le quai, Ochoa
Scrutait l’eau immobile des fossés. Il était entré dans l’ombre
Des pins et soulevait la fine poussière de l’heure après la pluie.
Une heure ! songea-t-elle. Il ne fallait pas que les hommes le vissent
Avant qu’elle ne leur eût expliqué de quoi il s’agissait.
Les hommes étaient avides de souffrance au moment de quitter
La ville. Ils s’arrêtaient pour se griser sous la vigne, parlant
Haut sous la vigne tandis que la ville s’éveillait lentement.
Doña Pilar haïssait l’homme laborieux mais elle en employait
Plusieurs. Il y avait une distance entre elle et la racaille
Qui conduisait les troupeaux dans les montagnes de son héritage.
Ochoa pénétrait dans l’ombre du chemin de halage. Avait-il
L’intention de poursuivre son chemin sans laisser sa trace ?
Il ôta son chapeau devant un mémorial et s’inclina sans cesser
De marcher. Il se dirigeait tout droit vers le Limonero.
Doña Pilar considéra les marches de pierres descendant sur le quai.
Elle ne produisait jamais cet effort qui réduit les distances
Dans les moments tragiques de l’existence. Tragiques ou simplement
Excitants. La vie est bornée de cadavres et d’orgasmes. Ochoa
Trouva un coin discret et s’accroupit derrière les palmiers nains.
Le chapeau s’inclina. Elle descendait l’escalier, en proie au vertige.
Sur le quai, elle courut. Ochoa n’en finissait pas de se vider.
Elle se dissimula dans le premier moulin qui est en ruine depuis longtemps.
La rotation des turbines parvint enfin à ses oreilles.
Ochoa s’approcha ensuite de la berge. Il regardait les moulins
Du premier rang, ceux qui fonctionnent encore de nos jours.
Le fournil crachait une tranquille fumée jaune sur les toitures.
Ochoa quitta le chemin de halage. Il ne s’en allait pas,
Pas encore, plus tard, plus tard ! pensa doña Pilar en se mordant
Le poignet. Il se dirigeait maintenant vers le fournil.
Il allait mendier son pain. Les hommes ne sont pas charitables,
Se dit doña Pilar en revenant sur le chemin. Elle redoutait
La boulange autant que les pasteurs. Il y avait aussi les ouvriers
Du pont, des maçons grossiers et fanfarons qui proposaient leur vinasse
Aux passantes. Des militaires traversaient quelquefois le fleuve.
Les femmes se rendaient à la place pour y vendre des volailles.
Mais il n’était pas encore six heures. Les pasteurs arriveraient
Les premiers, pressés de boire l’eau vive qui contracte le temps
Mieux que toutes les théories du relatif et de l’infiniment véloce.
Ochoa frappa à la porte. Doña Pilar retint son souffle. Elle
Interviendrait peut-être si les choses se gâtaient, les hommes
Sont prévisibles mais inattendus, dignes d’amour et d’exclusion.
La roue, celle que regardait doña Pilar, soulevait l’eau à la hauteur
Des prismes dans la perspective de l’aval. Ochoa avait encore ôté
Son chapeau, signe de soumission qui fait toujours son effet sur
L’homme. Une femme ouvrit et agita son poignet pour signifier
Son sentiment. Ochoa s’inclina cérémonieusement. Les pauvres
Sont précis au moment de prendre la tangente de l’exclusion.
Elle mordait le foulard pour empêcher la brise de révéler son visage.
Il renouvela sa demande avec plus de détails, avec cette lenteur
Qui détaille la nécessité de continuer encore à vivre avec les autres.
Elle appela à l’intérieur. L’homme qui apparut s’immobilisa
Dans une attente que la femme interpréta comme de l’impatience.
Elle recommença ses signes. Ochoa s’adressait à l’homme.
Doña Pilar s’approchait. L’homme retourna à l’intérieur
Et la femme se gonfla comme un crapaud. Ils ne parlaient plus
Mais doña Pilar pouvait maintenant voir les visages, la femme
De face et Ochoa de profil, l’homme reviendrait avec un pain
Et le donnerait à Ochoa qui se fendrait d’une révérence
En reculant dans l’étroit sentier qui sépare le moulin de la berge.
Doña Pilar ferma les yeux. Rien ne pouvait plus se passer autrement.
Elle pensa même sentir l’odeur du pain chaud qui changeait de mains.
La femme s’apaisait. Ochoa avait maintenant une odeur.
À quel moment ouvrirai-je mes yeux ? pensa doña Pilar.
Un visage roux aux reflets berbères, Cayetano aime les couteaux.
À six heures du matin, il sort du lit d’une femme.
La justice lui a une fois accordé le bénéfice de la légitime
Défense. Il ne tue plus les hommes qui menacent son désir
De femmes. Il exhibe le couteau et se cure les ongles
Comme dans un film. Il arrive le premier au Limonero.
La terrasse est occupée par des oiseaux qu’il n’effraie pas.
Les oiseaux ont l’habitude de ce personnage lent comme
Un insecte en proie à la métamorphose. Oiseaux de malheur.
Le Limonero surplombe le fleuve au-dessus des pins.
De l’autre côté, la paroi du canyon s’effondre sans cesse,
S’écroule la nuit comme le mur d’une vieille maison abandonnée
Où couchent les bêtes, les bêtes couchant où les hommes ont jadis
Rêvé à un meilleur sort et Cayetano désertant la paille
Pour les draps d’une femme dont le militaire de mari
Est appelé ailleurs par le devoir. Cayetano a servi dans la Marine,
Quatre ans de servitude et d’humiliation, il ne descend jamais
Le fleuve sans cette appréhension de la mer, sans cette attente
De la noyade. Ce sont les femmes de l’autre rive qui l’ont
Initié à l’amour, les femmes des bordels, leur science du plaisir
Et du soulagement. Il est revenu plus pauvre qu’il n’était parti.
On rit toujours de ce genre d’aventure, on rit de soi et
On peut alors haïr ceux qui voudraient s’en amuser avec vous.
Cayetano a tué un homme pour échapper à cette mort absurde.
Il aimait ce jardin, l’ombre et le silence. Il aimait la femme
Aussi bien qu’elle ne fût pas la seule à lui donner le plaisir
Qu’il venait chercher comme un chat se pointe à la fenêtre.
En mer, il n’avait pas tué, ni sur les quais et il n’avait
Pas vraiment eu d’histoires avec les proxénètes. Quatre ans
Condamné à accepter des traditions qui ne sont au fond
Que l’habitude du moindre mal. Au bordel, il ne retenait pas
Son cri de jouissance. Les femmes des maris redoutent cet instant
D’abandon. Elles lui ferment la bouche avec un sein chaud
Comme un pain. Cayetano entre sous la vigne, réveillant les insectes
Et les oiseaux se poussent dans les marges. Sur les hauteurs
Du canyon, le soleil se livre à un épanchement de sommeil.
Il s’assoit à une table, encore seul. Les oiseaux continuent
De reculer. Les insectes tournoient lentement, vrillant l’air
De leurs ailes, jets de sang. Où allons-nous quand nous sommes encore
Seuls ? se demande Cayetano. Cette nuit, la femme lui a fendu
Le prépuce d’un coup de dent sur la langue rapide. Il saigne.
La rosée ou la pluie a opacifié la surface des tables.
Cayetano mouille sa tignasse rouge dans la lumière.
Il pose le couteau sur la table, plié le couteau
Comme un fœtus, lame à demi sortie de sa carapace
De corne. Plongeant la main dans le pantalon, il en ramène
Une goutte de sang. Il a battu la femme tout en reconnaissant
L’intensité du plaisir, il l’a battue et elle recommencera.
Des gouttes tombent des grains de raisin en formation, des gouttes
Froides et acides, elles tombent sur la goutte de sang et l’emportent
Loin de la main sur le dallage rouge qui est le contrepoint
De la tignasse de Cayetano dont le nez est celui d’un Berbère.
Les yeux sont ceux d’une femme qu’il n’a pas connue.
Il ne connaît pas non plus les mains de l’homme.
Cayetano est revenu alors que la terre devenait parfaitement circulaire.
Le voyage s’annonça par cet interminable recommencement.
Mais les ports sont habités par des putains et on ne prend
Jamais le chemin de l’intérieur, le chemin des compagnies minières
Et des trains bondés de familles bruyantes. Il s’est battu
Avec les proxénètes sans en tuer aucun. Le juge disait « Vous
Avez eu de la chance » comme si lui-même, marin à son heure,
En avait manqué — le juge avait éprouvé une espèce d’amitié
À l’égard de ce tueur parfait, tueur d’un seul homme
Tant que rien ne le disposerait à en tuer un autre.
Don Felix venait chaque matin au rendez-vous des pasteurs.
Il connaissait les drailles en botaniste distingué.
Il y avait de la botanique dans tous ses poèmes.
Il arrivait quand les pasteurs se préparaient à partir.
Il aimait les chevelures embroussaillées et les couteaux
Pliés comme des fœtus. Les bêtes attendaient sur la berge.
Il ne s’était pas passé dix minutes entre l’arrivée des hommes
Et celle de don Felix. Dix minutes d’un bruit intense, presque
Insupportable. Le poète peignait sa propre douleur sur le visage
De ces hommes et Cayetano se laissait caresser la tignasse
Par le juge qui avait été clément ou juste, la question
Ne se posait plus pour les autres tandis que la main de don Felix
S’attardait sur les boucles, lentes et crispées comme les pieds
Des femmes que Cayetano aimait torturer doucement, sans cette violence
Qui achève ce qu’on n’a pas commencé avec un agresseur
Qui ne mesure plus la portée de ses gestes. — À ce soir,
Disait don Felix en sortant nu de cette eau de fer et d’herbe.
Ochoa arriva par la vigne. Cheveux roux lui aussi mais les tresses
Lui donnaient l’aspect d’un animal légendaire. La couverture
Pouvait ressembler à la peau du lion. Cayetano prend le couteau.
Il vit le pain, le walkman et le chapeau dans le dos.
L’homme paraissait nu sous la couverture. Il marchait pieds nus.
Il s’arrêta sur le talus, évaluant les lieux et l’homme
Qui en était le gardien provisoire. Cayetano ouvre le couteau
Bien que l’homme ne lui paraisse pas dangereux. Il n’y a plus d’oiseaux
Dans les sarments, peut-être des insectes dans les branches
Et sous les grains. L’herbe du talus a fleuri ce matin.
Ochoa s’applique à ne pas écraser ces couleurs.
Pourquoi n’est-il pas passé par le chemin comme tout le monde ?
Cayetano ne regarde plus le voyageur. Il observe des gouttes
Tandis qu’Ochoa descend sur la terrasse, précis comme le temps,
Avec cette lenteur qui est celle de l’attente dans la perspective
Du retour. Cayetano revient toujours à cette attente en cas
De rencontre. Il sait que quatre ans chouravés par l’État
Représentent plus que la vie elle-même, la vie qui serait
Ce qui reste quand on a soustrait la somme des contraintes
Imposées par l’état. Il a une conscience claire de l’État,
Différent en ceci des autres pasteurs qui ont pourtant vécu
Le même voyage hors de soi-même. Ils n’ont eu que des nostalgies.
C’est si facile de retrouver ce à quoi on vous a arraché
Pour une durée déterminée par la loi commune ! Si facile
D’éviter le regard des chemineaux. Ochoa s’est assis
À la table la plus éloignée, près de l’escalier par où
Arrivent les autres. Cayetano ne cesse pas de manipuler
Le couteau. Ochoa rompt le pain. Moins facile d’adresser
La parole aux inconnus qui traversent la vie ordinaire
Comme s’ils menaçaient de s’y installer. Le manche du couteau
A toujours eu cette patine inexplicable autrement que par des suppositions.
Ochoa mange le pain sans hâte. C’était loin d’ici, pense Cayetano
Et j’interrogeais des inconnus pour retrouver mon chemin.
Petite contraction de la joue qui n’a pas échappé à la vigilance
Du vagabond. Un insecte coupe l’ombre en deux, jailli de la grappe
Verte, sonore et lumineux comme les couteaux qui bornent la vie
De Cayetano. Il y aurait un risque si Ochoa s’avisait de sourire.
Le sang a ceci de nécessaire : il remet tout en question.
Cayetano a besoin de ce moment passé avec les autres
Pour rediscuter les conditions de son existence sociale.
La prochaine fois, il n’y aura peut-être pas un juge
Pour mettre fin au débat, pas de juge pour changer la destinée.
Le soleil disparaît derrière la toiture de bruyère. Ochoa mange
Méticuleusement le pain qu’il a peut-être volé. Comment ne pas penser
À un arrachement de la propriété individuelle en présence
D’un vagabond qui ressemble parfaitement à un autre vagabond ?
Le couteau joue dans la lumière réfléchie des surfaces.
Sur le chemin, doña Pilar lutte avec une phlébite carabinée.
Les autres ne vont pas tarder à arriver. Ils sont eux aussi
Sur le chemin. Cayetano voit les taches jaunes des citrons
Derrière Ochoa dont un côté est vivement éclairé par un soleil
Horizontal. Nous sommes les mêmes depuis toujours, pense Cayetano,
La même espérance court dans nos veines depuis que nous existons.
Les autres sont comme des éclats tombés de ce miroir impeccable.
L’oreille d’Ochoa est devenue transparente. Les tresses
Absorbent cette lumière tangente. La mâchoire bouge sans précipitation.
Imaginons que c’est le seul repas de la journée et que le pain
Lui a été donné par une âme charitable. Imaginons que tout est parfait
Au moment de se servir des couteaux. Imaginons cet accomplissement
De la vérité. De quelle nature est alors la journée à venir ?
Sur le chemin, ne croisant personne et surtout pas les animaux,
Doña Pilar redoute les conséquences de sa lenteur maladive
Mais elle ne peut rien contre les minutes de l’eau vive.
L’odeur du froment bien levé et bien cuit chatouille les narines
De Cayetano qui voit la déchirure blanche comme les oiseaux
En surveillent les jets de croûtes. Sur le chemin, doña Pilar
Imagine le cadavre soigneusement troué et la question de l’anonymat
Qui nourrira la rumeur jusqu’au procès. Les empreintes digitales
Et génétiques de tous les êtres vivants sont classées dans la mémoire
D’un ordinateur capable d’analyse. Extrait du journal d’hier matin.
Ils conservent nos morceaux indésirables dans les hôpitaux.
Notre corps marque les pistes d’une histoire revisitée par l’État.
Démocratie, pense doña Pilar, si cela veut dire que nous perdons
Le sens de la prière, alors je n’en veux pas. Vive les couteaux
Qui conduisaient naguère nos assassins sur la chaise du garrot !
« Vous avez eu de la chance » — et c’était qui, la chance, vieil
Infirme ? Qui étais-tu au moment de me juger et de me condamner
À l’humiliation d’un acquittement ? De la chance, j’en ai eu
Dans le désert, dans les montagnes bleues de l’Atlas, sur le fleuve
Niger à une époque que je traversais en somnambule du lendemain.
Chance et dérision. J’aurais pu tuer l’homme de ta vie et alors
Tu ne m’aurais pas pardonné — On pardonne plus légitimement
À l’homme qui contre toute attente a épousé la femme de ses rêves.
— Cayetano plongea enfin son regard dans les yeux d’Ochoa.
Les hommes arrivaient par les chemins, quatre chemins sans croisée,
Bruyants comme des ailes et imprévisibles comme la pluie, des hommes
Au couteau facile comme dit la chanson du Gitan, des hommes seuls.
Ils occupèrent presque toutes les chaises. Ils avaient salué
Cayetano d’un coup de bouc et ils s’étaient assis sans cesser
De s’interpeller à propos du temps et du foncier, des hommes
Pressés et lents comme la nuit, pressés comme des étoiles filantes.
Le tenancier ouvrit le rideau de fer et les portes vitrées.
Il arrangea les plis du rideau et les franges où dormaient les mouches,
N’oublions pas les mouches tournoyantes qui se réveillaient maintenant
Que les hommes étaient de retour. Le tenancier poussa un chariot
Avec les cruches et le pain encore chaud, le pain et le fromage.
Il s’approcha d’Ochoa comme si le boulanger lui avait déjà parlé
De la profondeur du regard. Il offrit un morceau de fromage
Et Ochoa se leva un peu pour pencher la tête en signe de remerciement.
Les hommes s’interrogeaient du regard. On interrogeait Cayetano
Qui en savait peut-être plus mais on évita de porter un jugement
Sur la solennité du tenancier. Cayetano ouvre et ferme le couteau.
Sur le chemin, doña Pilar imaginait le pire. Cayetano mangea.
Les hommes attendaient qu’il se passât quelque chose. Ochoa
Demanda un morceau de pain et il fut servi avec ce respect
Qu’on réserve au noble et au religieux, digne tradition, pensa
Cayetano. Le couteau tranche le pain au lieu que ce soit les mains
Qui en rompent la texture. Le couteau est précis, le couteau
Sur le fil du temps, invariable, signe de malheur et d’habitude.
Doña Pilar pleurait en luttant contre la dureté du terrain.
De la chance, pensa Cayetano, j’ai eu la chance de rencontrer
Des proxénètes patients. Les trains bondés de familles ne variaient
Pas. Je n’ai jamais franchi la passerelle sans penser à déserter.
Doña Pilar heurta la carcasse d’un animal encore chaud.
— Tu m’as vu ! lance Cayetano en direction d’Ochoa. Doña Pilar
Aperçut le toit de bruyère. Tu m’as vu ! Ochoa buvait le vin
Maintenant. Don Felix descendait le chemin dans son fauteuil roulant,
Poussé par un jeune garçon ou une jeune fille, on ne sait jamais
Si c’est l’un ou l’autre, on ne reconnaît pas aussi facilement
Les enfants du voisinage depuis que don Felix les emploie à son service.
Il monte l’escalier en s’appuyant sur la canne et sur l’épaule
Fragile de l’enfant, fille ou garçon, don Felix entretient l’ambiguïté
Sans faciliter l’interprétation. Il met enfin la main dans le feu
Qui surmonte la tête de Cayetano, il entre une main qui a attendu
Toute la nuit et qui ne retrouve pas ce qu’elle est venue chercher.
Ochoa, si tu souris, le couteau donnera raison à doña Pilar !
Mais Ochoa est prudent comme un chat. Le tenancier entretient son ardoise
Pendant ce temps. Les hommes achèvent leur repas sur une gorgée de vin.
Dans le corral, les bêtes s’impatientent. L’enfant bâille
En les regardant et son chapeau tombe dans son dos. Don Felix
Observe le couteau. Il est l’heure de s’en aller mais personne
Ne bouge. On attend que l’étranger explique ce qu’il a inspiré
Au tenancier qui se tient à l’écart, marchand au travail de l’ardoise
Qui annonce son augmentation de capital. Ochoa n’inspire ni la pitié
Ni le respect. Les hommes ne seront pas touchés par sa grâce,
Pense doña Pilar. Elle sait ce qui les différencie du boulanger.
Elle a confiance aussi dans le tenancier. Elle connaît ce monde
Comme s’il était sa création. D’un côté l’attente de jours meilleurs
Et de l’autre, ce combat inachevable contre l’incertitude qui se traduit
Par le spectacle de la faim et de la maladie. Cayetano est sur le point
De planter le couteau dans cette chair emblématique, la chair des chairs !
Doña Pilar voit l’enfant sur la terrasse. Cayetano secoue la tête
Pour se libérer de l’emprise grandissante de son juge. Le désert
M’envahissait ! — J’ai vu mon premier cadavre d’homme à cet endroit.
Un couteau en avait fini avec l’insolence facile de la vie à deux.
À six heures et demie, don Guillén sort sur la terrasse de sa maison
Et jette un œil tranquille sur les coteaux où paissent les troupeaux.
Il accompagne ce regard d’un petit verre d’eau vive.
Cayetano dans les pacages de Polopos. Guillermo un peu plus haut
À la lisière de la forêt. Nicolá descend lentement vers le fleuve
Mais ne l’atteint pas. Omar semble aller à la conquête de la Sierra
Nevada. Les cheminées se mettent à fumer toutes en même temps.
Pedro arrive dix minutes après les autres dans le champ de vision
Du régisseur qui concède toujours le temps exact. Il ne négocie
Qu’avec les marchands. Vêtu d’une peau comme les bergers des Pyrénées,
Il sort de sa chambre et descend les escaliers jusqu’à la terrasse.
Il boit l’eau vive en commençant à calculer, des histoires de temps,
De matériaux, de noces et de créances. La première heure est celle
Des confusions. Il se raisonne en pensant au beau milieu de la journée,
Quand les dés sont jetés et qu’il n’y a plus qu’à se laisser porter
Par la vague du temps. Les pasteurs s’immobilisent sur les hauteurs.
Les moulins tournent depuis la veille. Cristo ferme les écluses
Puis remonte vers les prés. Les jardins sont à l’ombre à cette heure
Du recommencement. Angustias traverse les chemins avec son panier
De fruits. Une brise presque froide s’applique sur le visage tenace
De don Guillén qui connaît son monde pour en avoir hérité.
Toute une enfance passée à apprendre par cœur et la modernité
Qui s’annonce par une réduction tragique des activités économiques.
Les amandiers en coups de pinceau noirs sur la dorure de la terre.
Plus bas, des oliviers finissaient d’argenter un plan incliné
Dans le sens du soleil. Des porcs apparurent, imprévisibles et pressés.
Don Guillén alluma une cigarette et souffla la fumée dans la vigne
Au-dessus de lui. L’eau vive l’envahissait. Il en buvait de moins en moins.
Un verre suffisait à le transporter de l’autre côté du cerveau.
Un deuxième achevait le voyage par des apparitions fantastiques.
Il avait promis le bonheur à ses enfants mais pas à sa femme.
Il n’avait jamais menti à cette femme née de la même terre.
Les enfants ne croyaient plus ce qu’il disait et la femme
Se lamentait à l’église. D’ailleurs il n’y avait plus d’enfants
Dans la maison. Ils y demeuraient en hôtes impatients de s’en aller
Trouver un semblant de bonheur dans une résidence. Dans
Une résidence qu’ils avaient visitée avant d’opter pour le confort
D’une chambre donnant sur les jardins et le portail de fer forgé
Où se battaient des animaux sujets à la colère, des végétaux
Imaginaires peuplaient leur désarroi et don Guillén avait regardé
Cet ouvrage avec les yeux d’un connaisseur en effort à fournir
Pour obtenir un résultat à la hauteur de l’orgueil. Sa femme
Préférait les fleurs des plates-bandes. Le prospectus, ouvert
À la page des jardins et des fenêtres, figurait à côté des portraits.
Le soir, elle orientait une lampe dans cette direction et don Guillén
La tournait plus tard sur ses livres de comptes. Il fallait
Qu’elle s’endormît avant qu’il pût lui-même trouver le sommeil.
Le matin, à six heures et demie, il buvait un verre d’eau vive
En assistant à la mise en place des travaux sur les terres appartenant
Aux Galvez Cintas et aux Bonachera Gimenez. Lui, Guillén Mañas
Exeberri ne possédait rien que le droit de finir sa vie dans une résidence.
Il était peut-être le propriétaire incontestable de la vigne
Et du chai, peut-être pourrait-il léguer ce savoir discret
À des enfants qui devenaient fous d’angoisse à cause des loyers,
De l’électricité, des connexions et des assurances. Il alimentait
Des comptes négatifs, promettait le bonheur et ne faisait rien
Pour qu’il leur arrivât enfin quelque chose d’incontestablement facile.
Pas de bonheur sans cette facilité. L’angoisse se nourrit
Des complications. D’ailleurs il avait des enfants qui s’exprimaient
Mal en présence de difficultés nées du désir même de posséder
Mieux et si c’était possible plus que les autres. Ils amenaient
Ces autres le dimanche, arrivant dans des voitures empruntées
Et ils buvaient ensemble l’eau vive, vantant les mérites de la vigne
Et de l’anis qui poussait en plante décorative sur les murettes
De l’aire de battage. L’ancienne moissonneuse-batteuse inspirait
Des commentaires techniques. Le soir, les voitures s’éloignaient
En soulevant la poussière des chemins. Il n’y a pas de bonheur
Sur terre. Sur terre il y a l’épreuve de vivre et surtout de vivre
Ensemble pour un temps donné mais incalculable. La terre des
Galvez Cintas et des Bonachera Gimenez, une terre facile au plaisir
Pourvu qu’on n’exige rien d’autre de ses cailloux, de ses racines
Et de ses ravinements parallèles. Une terre où le désir
Est un luxe de poète au service de l’Histoire. Don Guillén
Affectionnait particulièrement cette possibilité de tomber
Sur un filon et il avait appris, en plus de la topographie,
Des rudiments de géologie. Ajouté à sa connaissance de l’animal
Et des plantes, ce savoir le distinguait et lui valait l’estime
De ceux qu’il persistait, malgré tout, à appeler ses maîtres.
Serviteur circonspect des comptabilités apparentes, il aime
Les chiffres et le calcul algébrique. Sa connaissance du zéro
Est un bien précieux pour ceux qui la possèdent.
À six heures et demie, ce jour-là, les pasteurs ne sont pas
Au rendez-vous. Il boit l’eau vive et allume une cigarette.
Rien sur les chemins. Le soleil est à sa place exacte.
Il renonce au second verre et écrase la cigarette sous le pied.
Il appelle sa femme. Le chien arrive. Les pasteurs ! ¡Los pastores !
La femme met la main sur son cœur. Nous sommes-nous levés trop tôt ?
C’est déjà arrivé. Le chien s’en souvient. La femme met sa main
En visière devant les yeux. Il a confiance dans ce regard.
Aux premières lueurs, elle voit les lièvres rentrer chez eux.
Il s’est coiffé de son béret basque et il brandit le makila.
Ne pars pas sans manger ! Il descend l’escalier du côté des chemins.
Les flancs de montagnes l’obsèdent. Il trouve la carcasse
D’un animal encore chaud. Derrière lui, sa maison disparaît.
Quelqu’un est passé par ce chemin ce matin, quelqu’un de pressé
Et d’habitué aux passages rapides d’un hameau à l’autre.
Il atteint le Limonero à sept heures moins le quart. Sur la
Terrasse, il y a du monde. Les propriétaires, les moins nombreux,
Tous brandissant une canne et secouant un chapeau de cuir.
Les régisseurs, dans leurs chemises blanches, armés d’un bâton
Et les ouvriers, pasteurs pour la plupart, hommes aux couteaux.
Cayetano, Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro qui salue en voyant
Arriver don Guillén. Enfin les femmes et doña Pilar
Qui impose sa lourde présence, les jambes gonflées
De doña Pilar et son visage d’enfant fatigué par les peurs
Nocturnes. Il y a toute la contrée sur la terrasse comme
À la noce ! On ne trouve plus de noyés dans le fleuve depuis
Que le barrage en emprisonne les eaux, pas de promeneurs
Assassinés depuis que les bandits de grands chemins
Ont perdu leur prestige. Don Felix trône au milieu
De la théorie, ayant inauguré les verbigérations
Par des considérations juridiques. C’est ainsi que commence
Le texte infini de don Felix et il se termine par le chant
Circulaire de la terre et des hommes condamnés à y demeurer
Éternellement. Ochoa est assis à une table. Le couteau de Cayetano
Menace cet équilibre photographique. Ochoa a achevé son repas
Et ses bienfaiteurs sont silencieux comme les fenêtres borgnes
De nos maisons. Don Guillén compte ses ouvriers. Cristo
Est aux écluses. Il n’a pas eu vent de ce qui arrive aux
Arrabaleros. Don Guillén observe le visage tranquille de celui
Que don Felix appelle déjà un étranger, étranger à la terre,
La terre étant ce qu’il partage d’une manière ou d’une autre
Avec la communauté des hommes. Cayetano fleurit dans cette main
Accusatoire. Arrive Angustias avec son panier de fruits et son
Sourire de putain repentie. Elle donne une orange à Ochoa
Qui l’ouvre comme une grenade. De belles mains de musiciens
Ont ouvert le fruit devant des témoins fascinés. Don Felix
Accuse le coup et la tignasse de Cayetano s’illumine de jaune.
La couverture a glissé sur les épaules d’Ochoa, révélant un corps
Préparé à la souffrance. Quels sont ces signes annonciateurs
Que don Guillén a toujours du mal à distinguer de la symbolique
Des faits ? Ochoa mord l’orange, en extrait toute la pulpe, recrache
L’écorce et sourit enfin. Il a de belles dents blanches et carrées.
Il ne répond pas au peu de questions. — N’es-tu pas rassasié ?
Demande Angustias en se penchant sur cet homme particulier.
L’homme sourit aux questions comme s’il ne les comprenait pas.
Il vaudrait mieux, pense don Guillén, que ce soit cet étranger
Sans traces futures. Cayetano ricane maintenant qu’il n’y a plus
De danger pour sa tranquillité de passeur de vie à trépas.
Quelques-uns rient avec lui de l’absurdité de la situation.
Doña Pilar se masse les genoux en se plaignant d’en avoir abusé
Peut-être pour rien. J’ai trouvé un renard mort tout à l’heure
En venant, dit don Guillén. Un renard mort ? Je ne sais pas si c’était
Un renard, dit doña Pilar. — Un renard ? On considère maintenant Ochoa
Dans la perspective de ce renard. Don Felix secoue sa grosse tête
De penseur parfaitement intégré au système de connaissance
Qui conditionne les circonstances de la vie quotidienne.
Un claquement de doigts expédie Nicolá sur le chemin du renard.
Pourvu qu’il arrive avant les chiens ! On adresse des regards
De reproche autant à don Guillén qu’à doña Pilar qui souffre
Aussi d’une paralysie faciale. La joue se contracte et forme
Une noix. On entend Nicolá qui appelle les chiens et les chiens
Entrent dans le corral. Don Guillén est toujours surpris par
La perfection des habitudes. Les seins d’Angustias sont pleins
De cette nourriture d’abondance. Don Matías, le boulanger,
Racontait à voix basse comment il avait été impressionné
Par le regard d’Ochoa. — Le pain m’inspire l’humilité,
Disait-il. C’est peut-être à cause de l’attente, de la chaleur,
De la nuit qui me renvoie au sommeil de la communauté.
Les Cintas, les Gimenez, les Bonachera, les Galvez, les Llanos,
Les Gonzalvez sont propriétaires — terres environnantes, maisons
De maîtres, rues entières, fabriques d’huile, cartonnages —
Les Mañas, les Lopez, les Exeberri et leurs parents Irigaray,
Les Yepes dont on enferma l’ancêtre à Tolède — sont régisseurs
Des exploitations et tenus au devoir de réserve — Cayetano,
Guillermo, Nicolá, Omar, Pedro, Cristo, Torcuato, Ginés sont
Ouvriers et pasteurs de père en fils et les femmes ne comptent
Pas, ni les vieillards dont on ne sait plus rien — plus rien
De poétique. Les Anglais reconstruisent les ruines, aquarellistes
Du blanc et de la fleur considérée comme pourvoyeuse de couleurs
— priez pour les Anglais qui sont universels comme les Grecs
Et les Noirs d’Afrique. Priez pour que le temps de la clarté
Communautaire revienne éclairer les marches de la Rampe — priez
Pour la Soif de connaissance et pour la Satisfaction des estomacs
Et du sexe. Et pardonnez-nous notre sang et nos tendances à haïr
Le sang des autres. Pardonnez aussi la laideur de nos enfants
Et le peu d’Élégance — nous manquons d’arbitres dans ce domaine.
Les Anglais mettent des carreaux aux fenêtres. Ils importent
Les fleurs qui manquent à notre palette. Nos traits sont hérités
Du geste et de la parole, traits traceurs d’arbres et de chemins
Qu’un lavis de rose-bleu estompe si facilement, et si peut-être
Définitivement. Cheminées bleues et chambres rouille, cheminées
Des coins et du plancher, feux des perpendicularités de l’attente
Et de la hâte. Nos enfants vont épuiser le rêve et nous conservons
Des sommeils d’une fatigue exemplaire. On n’accouche plus dans
La douleur et on ne souffre plus dans l’espoir de la délivrance.
Pierres des maisons, poteaux des clôtures, marches des sentiers,
Traces du sang, tassement des colonnes vertébrales, cheveux rouges
Et noirs aux reflets bleus, faune des buissons et des galeries
Souterraines — petit tournoiement des significations ordinaires
Dans les actes authentiques et dans le souvenir de la guerre —
Nous fuyons. Nicolá ramena le renard raide maintenant comme
Une racine. Ochoa ne dit rien. Il voyait le renard mort de la male mort
Et il ne disait rien comme s’il ne comprenait pas que cette mort
Était la sienne. Bien sûr nous ne sommes plus au temps où
Il était plus facile d’accuser l’étranger, au temps où la mort
D’un étranger pouvait concilier les contraires avec l’aide de Dieu.
Nous avons perdu cet héritage en même temps que nos âmes.
Nicolá ferma le sac de plastique avec du ruban adhésif.
On examina la fourrure à travers le plastique. Rien
Ne laissait deviner une lutte avec les chiens. On questionna
Les femmes au sujet des enfants mais aucune ne rapporta
Une morsure. Ne caressez pas les chiens pendant quarante jours.
Et envoyez la tête à Madrid. La préposée aux Postes du pays
Se chargera de confectionner le paquet. Remplissez les formulaires
Pour une vaccination éventuelle. Ne perdez pas de temps à accuser
Vos filles pubères, vos vieilles édentées et l’étranger qui
Mange le pain de vos oiseaux. Don Guillén s’excusait et doña
Pilar expliquait sa légèreté par une migraine contractée
En touchant le fond de la nuit. Don Felix évoqua la dernière
Épidémie, celle des moustiques. Ne mangez pas de cochons pendant
Les menstrues. Il noyait des mains pressées dans la tignasse rouge
De Cayetano et le couteau restait tranquille sur la table.
Les propriétaires s’en allèrent ensemble, ne se haïssant plus
Dans les moments où la communauté mesurait le risque d’une perte
De revenu. Les régisseurs se mirent d’accord sur l’heure d’une réunion
Et l’ordre du jour circula rapidement. Ils s’en allèrent. Ochoa
Demeura seul avec les pasteurs, les ouvriers et les femmes
Dont le nombre ne cessait de s’accroître, femmes propriétaires
Ou appartenant de droit à des propriétaires jaloux, femmes des
Régisseurs et des artisans, femmes d’ouvriers et ouvrières elles-mêmes,
Femmes des domesticités relatives et enfin les femmes de mauvaises
Mœurs. Ochoa aime les putains. Il aime aussi les bras des ouvrières.
Il aime l’élégance des autres et le cul des dernières. Ochoa est-il
Cet homme que les hommes redoutent parce qu’on a trouvé un renard
Mort sur le chemin des animaux domestiques ? Les régisseurs sifflaient
Le retour à la normale. Pasteurs et ouvriers s’en allèrent.
Les femmes appelèrent d’autres femmes qui alimentaient déjà
La circulation de la rumeur. Ochoa trempa des lèvres roses
Dans le vin. — Ils avaient oublié le renard au regard de mort
Tranquille. Aucune trace de collet ou de morsure, pas un signe
De cette terreur qui fait des morts des pantins articulés.
Doña Flores Mejillas Galvez ne dort pas la nuit. Les autres
Ne couchent pas dans son lit. Elle n’éteint pas la lampe
Tempête électrique. Elle ne ferme pas le livre non plus.
Les fenêtres de sa chambre sont ouvertes, l’une sur la place,
L’autre sur un jardin qui ne lui appartient pas. Elle partage
Le privilège de la Petite Perse avec sa voisine, pure amitié.
À l’école, les enfants aiment ses réponses claires comme son regard
D’étrangère. Les jours de pluie, on attend une éclaircie
Pour la suivre dans les allées du jardin tropical.
Elle aime les fleurs mouillées et le terreau des chaussures.
Les enfants la suivent comme si elle avait le pouvoir
De les discipliner sans effort. Chez eux, les enfants sont
Capricieux et quelquefois obscènes. Elle coupe la parole
À des mères exaspérées et amoureuses. Des livres apparaissent
Dans ses mains, surgis de nulle part, pure invention.
On ne s’approche guère de cette femme, ce qui entretient
Le secret de sa pureté. Elle boit de l’orgeat aux terrasses
Avec des femmes silencieuses venues d’un autre pays, autres mœurs.
Pluie et vent sur ces fenêtres qui conservent leur apparence
D’ouverture. Le balcon s’est enrichi d’une floraison broussailleuse.
Le vernis des pots rutile sous les coups de soleil.
La porte donne directement sur un escalier sombre et rapide.
Elle vous abandonne sur le trottoir à l’ombre d’une façade
Trouée d’une seule fenêtre et d’un œil-de-bœuf habité
Par un couple de tourterelles. On entend un accompagnement
De guitare et sa voix, belle analogie avec l’oiseau générique
Qu’on imagine dans les moments de détresse lent et précis
Comme la transparence du verre. Mejillas est mort sous les balles.
On a recrépi ces murs depuis longtemps mais quelle obsession,
Ces déchirures de chemise ! Quelle fantasmagorie maintenant
Que la paix et la liberté sont nécessaires ! Flores écrit
Des chansons entre les lignes de son héritage familial.
Il n’y a guère que ce guitariste qui entre et sort
De sa vie. Son témoignage lasse un peu, à force de répétition
Mais ce n’est pas la seule raison de l’ennui et de la hâte.
Il explique comment Flores visite les marges de la tonalité
Et on se sent mal à l’aise. La même voix enchante les enfants
Au moment où ils ne s’attendent plus à la tranquillité.
Le piano de doña Pilar répond quelquefois à ces accords majeurs.
Il y a une croix dans la vie de Flores, personne ne doute
De l’existence de ce reflet et le miroir n’apparaît pas
Malgré l’effort, malgré la profondeur de la réflexion.
On imagine la langueur de ce corps réduit à l’application
Quotidienne. Au printemps, elle inaugure des robes blanches.
De ces promenades interminables, elle ramène de quoi complémenter
Indéfiniment un herbier. Dans ses mains, à part les fleurs
Et les récoltes, il y a souvent une partition annotée, griffures
Noires et pointues de son écriture au contact d’une autre précision.
Priez pour doña Flores ! Priez pour l’homme qui l’a détruite !
Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !
Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !
Elle est triste au lieu d’être mélancolique ou furieuse.
Elle travaille méticuleusement, donnant le spectacle d’une lutte
De tous les instants avec la paresse. Ochoa la rencontre
Par erreur. Elle revient des moulins et remonte la rue,
Un pain sous le bras. Il demande pour le pain, sans prononcer
Un seul mot. On devine la berge et le sentier. Elle ne s’étonne
Pas de rencontrer un inconnu. Elle ne voit peut-être pas
La nudité, le walkman, le chapeau de paille rempli d’un soleil
Impitoyable. Elle se retourne pour montrer les ailes des moulins.
À quelle heure se lève une femme qui ne dort pas ? Ochoa s’incline
Et trottine vers les moulins. Il ne rencontrera personne. Elle
Revient, monte l’escalier, nourrit les oiseaux des cages, cueille
Un fruit dans un compotier. Des lys larmoient sur la nappe,
Étourdissant d’obscénité. Elle évite le vis-à-vis de deux miroirs
En abîme, ne pénètre dans aucune possibilité de disparaître
Avec les transparences et la clarté s’accroît. Elle provoque
Les premiers chants d’oiseaux et la Petite Perse est traversée
De matérialités confuses. Cette femme est une miniature
D’ivoire et de pigments à regarder en contre-jour. Elle éteint enfin
La lampe. Elle range le livre et fait le lit. Une gorgée d’eau vive,
Vite et profondément, comme ne boivent pas les hommes que la même
Tristesse désespère un peu plus chaque jour, tristesse des immobiles,
Des inexplicables, des importuns. Le pain trempé dans l’eau vive
Est sa seule nourriture si l’on ne compte pas le fruit cueilli
Pour épuiser sa source. Expliquez autrement les rougeoiements
Du visage et les répliques obscures ! Expliquez la complexité
Des pas si vous désirez aller au bout de la recherche.
À sept heures et demie, doña Pilar lui téléphone. Viens ! Je suis
Au Limonero. Ochoa. Christ. Flores change ses habits. Ce matin,
Elle a chaussé ses bottes de cavalière. Quel jour sommes-nous ?
Oui. Oui. Ce matin. Un pain. Je revenais. Le dimanche, les
Vagabonds se donnent rendez-vous. Nous sommes si charitables
Le dimanche. Beaux bras nus de doña Flores à la fenêtre.
Au Limonero, il n’y a plus d’hommes excepté don Felix qui a chassé
Ses démons. Les femmes sont assises ou prêtes à s’enfuir.
Ochoa sourit. On lui donne du vin qui mouille ses yeux.
Un renard ? Flores grimace. Elle a noué le foulard autour du bras.
Petit chapeau aussi, paille bleue et ruban rose, un oiseau de plumes
Se détache, œil de verre. Il y avait de la buée dans le sac
De plastique. Une femme caresse la joue d’Ochoa comme on caresse
La joue de bébé avant de lui donner le sein. Sa chevelure
Éclabousse le visage du vagabond. Qui es-tu, chevalier d’ombres ?
Don Felix hausse les épaules. Do you speak english ? Parlez-vous
Français ? Deutsch ? Ich... eskualduna... Siècles des siècles !
Je suis Manuel, le propriétaire des lieux. Mon vin, le pain de
Don Matías. — La femme caressait la joue et approchait son visage.
Il y avait de la douceur dans ces regards, une douceur de dimanche matin
À huit heures moins cinq. Encore cinq minutes et nous nous en irons.
Pour aller où ? dit doña Pilar. — Oui, où irez-vous ? ajoute Flores,
La belle aux bras nus avec son petit chapeau bleu et son oiseau
De pacotille qui bat des ailes en attendant le moment favorable.
Don Felix consulte toutes les langues. Babel, ici, à ras de terre.
Il consulte aussi la langue des sourds-muets. Échec ! Échec ! Nous
Ne saurons jamais qui il est ! — Impossible ! décrète le magistrat-poète.
Priez aussi pour ces hommes qui prétendent en savoir assez
Pour guider les autres hommes sur le chemin de la droiture.
Priez pour leurs enfants et pour la durée de leur mandat.
Huit heures ! Flores agite sa montre-bracelet. Allons couper les fleurs !
Et le renard ? Don Felix se charge du renard. Manuel offre
Un morceau de ficelle pour faciliter le transport. Encore un peu
De vin ? Ochoa s’enivre. On ne boit pas sans faim. Encore du pain
Et du jambon. Flores abandonne des fruits et doña Pilar
Ne peut pas s’empêcher de penser à ce compotier de verre.
Es-tu si étranger que nous ne sachions te parler ? Tu es si beau !
Non. Il est tragique. La rousseur de ses cheveux. Les Juifs
De Palestine sont rouquins. Les vignes de Palestine. Le Jourdain.
Une femme commence à pleurer. — Je suis doña Pilar, la maîtresse
Des lieux. Tout m’appartient. Je possède la terre et l’air, c’est-à-dire
L’eau. Je ne sais rien du feu mais j’observe les hommes.
— Je suis ce qu’on veut que je sois. Priez pour nous, pauvres
Anarchistes. Priez pour les os de nos fusillés. Priez si prier
Vous inspire l’amour des autres. Je suis de chair et je le dis !
Manuel ne franchissait pas le seuil, une grosse pierre taillée
Sur place. Le rideau de perles se peuplait de mouches.
— Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, dit doña Pilar
Au risque de décevoir les autres femmes venues pour savoir.
Il n’y a aucun rapport entre Ochoa et le renard. — C’est ce qu’on
Va voir ! dit don Felix en nouant la ficelle avec une application
D’insecte au travail de sa proie. Ochoa répond aux sourires
Par d’autres sourires. Rien d’écrit sur lui. Don Felix niera même
L’existence du walkman. Quelle importance, cette musique que personne
N’a entendue ! — Si les abeilles avaient huit pattes, ce seraient
Des araignées ! — Les abeilles butinaient dans la vigne, innombrables.
Des araignées ? Les abeilles ? Je ne sais pas. Quelle différence
Entre l’homme et cet homme ? Don Francisco arrive sur sa bicyclette.
Il vient chercher les fleurs pour l’office. Flores se mord les lèvres.
Si les fleurs avaient plus d’un an d’existence, quel âge aurions-nous ?
Don Frasco n’est jamais tombé de sa bicyclette. Ceux qui s’imaginent
Que c’est déjà arrivé sont victimes du sommeil. C’est un renard
Trouvé par don Guillén. Doña Pilar se mord les lèvres. Scotchez-le
Encore ! dit don Francisco. Manuel lui apporte le vin, un verre
Transparent pour que chacun puisse témoigner de la quantité.
— Ce renard n’est pas un renard comme les autres. Priez pour
Ceux qui ne ressemblent pas aux autres, anarchistes revisités
Par les fantômes des morts des échafauds. — Nous ne les pendions pas.
Ils mouraient comme des mouches au bout de nos fusils d’assaut.
— Qui es-tu ? Tu ne le sais pas ? Tu ne veux pas le dire ? Tu ne sais
Pas comment on le dit dans notre langue ? Il n’a pas l’air d’avoir peur.
Ne lui donnez plus de vin. Couvrez ce corps. Quelle heure est-il ?
Ou quel jour sommes-nous ? C’est la question du temps qui nous retient
Ici, parmi les autres. Nous préférons les enfants aux autres. Priez
Pour ceux qui ne font pas la différence entre un homme et son prochain.
Christ. Douleur du fils et de la mère. Père parallèle et muet.
Frères et sœurs du recommencement et pas de recommencement
Sans attente. Peupler l’attente de rites. Les jours et l’heure.
Quelqu’un emporta le renard. — Voici une chemise, une culotte et
Un peigne. Ochoa, la docilité, pas un signe de révolte qui couve
Sous le feu d’une submissivité mise à l’épreuve des mains.
Que sait-il du renard ? Il est passé par le même chemin. Le renard
Était encore chaud quand moi-même, le suivant... Quel est ton nom ?
Ochoa ? Tu aimes le vin ? Tu avais faim ? C’est dimanche aujourd’hui.
Le savais-tu ? Que sais-tu de ce renard ? — Et si nous allions
Couper les fleurs de l’Office ? Voici nos corbeilles et nos couteaux.
Elles descendent dans le pré fleuri. Les talus étincellent.
Ochoa les suivit, comme amusé par la perspective de l’agitation.
Don Francisco verticalisa la bicyclette et l’enfourcha.
On le vit mettre pied à terre au bas du chemin montant vers
L’église. Quelle belle différence entre l’histoire de l’homme
Ordinaire et les prophètes de malheur ! Elles arrachaient les mauvaises
Herbes et coupaient les tiges au ras de la terre, tangentes
Obliques des couteaux. Ochoa accepta une brassée d’asphodèles.
Voici les aubépines de nos murs et les roses de nos jardins.
Elles récitaient la flore et des animaux les pourchassaient.
Ochoa paraissait apprécier la compagnie des femmes. Don Francisco
Cadenassa le cadre de sa bicyclette à la verticale d’un figuier.
Juché sur les fortifications, il s’indignait doucement.
Les corbeilles se remplissaient. On les aligna sur le talus
Au-dessus du chemin. Un fardier passa, chargé de marbre,
Une commande de dernière heure. Impossible de ne pas travailler.
Ochoa ne s’approchait pas des couteaux, comme s’il les redoutait.
Les gerbes de fleurs s’interposaient entre les femmes et lui.
Christ. Tu es le Christ et nous sommes capables de recommencer !
Il admirait la sueur des épaules, proposant la sienne une fois
Que les couteaux s’étaient éloignés. Elles lièrent le premier
Bouquet et le dressèrent entre Ochoa et une femme qui riait.
Les couteaux s’activaient. Il retenait le poignet de la femme
Et riait avec elle. N’était-il pas heureux de rompre le silence ?
Don Francisco, là-haut, ne comprenait pas le bonheur des femmes.
Doña Pilar travaillait comme les autres. Priez pour cette femme
Qui inspire les autres. Elle épongeait son front dans un mouchoir
Brodé d’autres fleurs et le petit chapeau de Flores rendait un écho
Subtil. Oiseau retenu par les pattes. Don Francisco donna le signal,
Claquements de main, autre écho qui traversa la tranquillité d’Ochoa
Comme un signe d’inquiétude. On le chargea de deux corbeilles.
Comme il étrennait une nouvelle chemise et que la culotte bâillait,
Il avait l’air gauche dans la montée. Des enfants mal réveillés
Le poussèrent comme si d’un âne il se fût agi. Priez pour les enfants
Qui obéissent pour ne pas avoir à se réveiller tout à fait. Ceux-là
Semblaient appartenir à un rêve. Pourquoi ne pas utiliser le vélo,
Don Francisco ? — Les pneus. Ils sont fragiles. Chers les pneus.
Au passage, Ochoa se laissa intriguer par la mécanique et par la chaîne.
La selle luisait comme un vieux meuble. N’as-tu jamais possédé
Quelque chose ? Don Francisco le surveillait du coin de l’œil.
Laissez passer doña Pilar et la première corbeille, celles des
Aubépines et des fougères. La maîtresse entrait cérémonieusement
Par la petite porte et l’hôte lui offrait un bras dépourvu
De surface. La netteté des lieux sidéra Ochoa. Il gémit son
Admiration, presque sans pudeur. Christ. La cloche tinta
Dans un coup d’essai. L’oreille de don Francisco frémit.
Des femmes tiraient l’eau du puits, l’une d’elles à cheval
Sur la margelle et une autre retenant la porte. Ochoa éprouva
Un vertige à la vue de cette profondeur obscure. L’eau se répandait
Dans l’allée de pierres, envahissant les interstices, croisant
Les parallèles de l’agencement et finalement disparaissant sous
Les bordures de briques. Les pots voyageaient du puits à l’entrée
Secondaire de l’église. Il entra dans un plan saturé de perspectives.
La nappe disparaissait derrière les bouquets que l’eau nourrissait
De déploiements triangulaires. Doña Pilar tira Ochoa par la manche
Pour lui montrer le prie-Dieu qu’elle lui offrait avec plaisir.
Il contempla la plaque de cuivre gravée. Je m’appelle Pilar.
Elle n’osait pas lui demander s’il avait appris à prier. Christ.
Les femmes s’agenouillèrent. Que sais-tu exactement de mes pensées ?
Sans les hommes, de quelle fille naîtrais-tu ? Pourquoi cette complexité
Biologique si la vie est une œuvre d’imagination et de génie ?
Ochoa ouvrit la bouche mais il n’en sortit rien que le son de la cloche.
Ces fleurs ! Raïssa ne voulait pas les voir ! Jonchée de fleurs
Sur le dallage. Les femmes les alignaient sur la murette,
Couteaux rapides entre les mains et les bouquets apparaissaient.
Elle observait le monde à travers la même fenêtre depuis dix ans.
L’enfance persistait comme un hiver tenace. Elle haïssait la pluie
Et le vent. Les barreaux de la grille étaient repeints chaque année,
Au début de l’été, par un ouvrier que l’intérieur de la chambre
Fascinait. Peinture noire du fer et chaux des murs. Des géraniums
Resplendissaient, verts et rouges d’un couchant. Un chat s’attardait
Le soir avant la fermeture de la fenêtre et elle le caressait
Sans rien perdre du monde finissant en beauté. Seize ans,
Et elle se souvenait du père endormi dans une flaque de sang.
Le cou était traversé par un acier noir. Manche des couteaux.
Un foulard n’absorbait plus les liquides que l’homme perdait
En achevant sa vie. Une rose était tombée d’un balcon, épines.
Depuis, les parterres de la maison sont couverts de tapis d’Orient.
On n’entend plus les pas, on écoute plutôt ce silence faussé.
L’air bouge comme s’il était habité de transparences.
Adolescence inutile. Le passage de l’enfance à la maturité
Dure plus longtemps qu’on le dit. Le visage du mort criait.
Des cris habitent la nuit. Elle est prisonnière de sa chemise.
Dans la cuisine, vit la mère du mort assassiné à cause de la mère
De celle qu’il donne au monde pour témoigner de son existence.
Les trois femmes ont mauvaise réputation : la vieille parce qu’elle
Se venge à petit feu, la belle-fille n’en parlons pas et Raïssa
Qui ne dit rien, ne répond pas aux questions relatives à la vengeance,
Semble étrangère à ce temps compté en minutes d’angoisse.
La vieille se décompose lentement dans un fauteuil d’osier.
Raïssa n’entend pas l’eau du bain. Elle franchit la limite
De la cuisine et entre dans la chambre pour aller à la fenêtre.
De l’autre côté de la rue-rivière, les femmes s’activent.
« J’ai vu Ochoa pour la première fois ». — C’est l’heure, dit la vieille
En abaissant le miroir. L’acoustique du dehors manque de géométrie.
Si nous exagérions la blancheur, l’abondance, la crudité ? disait
Une femme en traversant la rue. Le clocher à la pointe d’un triangle.
— Quand donc aura-t-elle fini de se baigner ? — Jamais, Amaxi, jamais.
Les jeunes hommes lorgnaient du côté de Raïssa. Elle se coiffait.
Ces anarchistes ne vont pas à la messe ! — Leur sang dans la rigole,
Jusqu’à la fin des temps. Raïssa savait tout de sa beauté.
Quel besoin ont-ils de cette douceur et de cette perfection ?
En quoi la beauté des femmes les concerne-t-elle ? Quel rapport
Entre leur violence et le passage de l’enfant à la morte ?
Ils fumaient en attendant. Nous serons beaux quand nous baiserons.
L’eau du bain forçait le temps à l’immobilité. La vieille était exaspérée.
Raïssa ! Il y a un trou dans mon ombrelle ! — Et il manque un rayon
À la roue droite de mon fauteuil ! Nettoyez mes excréments ! Buvez
L’air que je respire ! — Qui sont-ils ? À quel moment apparaissent-ils ?
Comme elle sortait du bain, une abeille la piqua. Cris d’une femme
Piquée par une abeille venue sucer le sucre des parfums. Raïssa !
Raïssa, c’est toi ! Cette femme, dix ans après, ce manque de pudeur,
Cette beauté dont j’ai hérité, cette possibilité de recommencer.
Ferme la fenêtre ! Les abeilles descendaient du toit. Le voisinage
S’en plaignait. Mais ce sont les oiseaux qui abîment l’écorce
De vos citrons ! Elle sortait rarement. Robe blanche, j’en ai le droit,
Et cheveux dans le dos. Une abeille ! dit la vieille en scrutant l’air
Vicié de sa proximité. Une abeille l’a piquée. Ce n’est rien. Les oiseaux
Ne piquent pas mais ils se gorgent de vos sirops. Voici une moitié
D’oignon. Frotte ! Jambes écartées, seins pendants, les orteils grimaçaient
Eux aussi. La peau piquée se gonflait doucement. Chassez les abeilles !
Grognait la vieille en agitant son éventail. Elle n’avait jamais été piquée.
Cette nudité de putain. Ce glissement de la mort de l’autre
À la continuité. On avait emporté un corps disloqué. La chemise
Perlait. — Maintenant l’eau de neige ! Oui, l’eau de neige, cet hiver,
Les précipices lointains, la nuit interminable, la glace qui faisait éclater
Les pierres. Le clocher retentit. C’est l’heure, dit la vieille.
Elle déploie le fichu et une dentelle. Un peigne traverse sa tête.
Raïssa ferme le rideau, à regret. Le regard de l’homme est un bon
Commencement. La poésie des livres évoquait une extase, comme un
Déchirement. Elle avait trouvé un phallus d’ivoire dans une malle,
Au grenier. Objet souvenir et si pratique en cas d’excédent de désir.
La vieille épiait le clocher. Vue perçante des oiseaux de proie.
Elle reconnaissait la première vibration au frémissement des oiseaux.
À regret. Les jeunes hommes évitaient le regard des autres hommes.
Elle les observa dans la fente. Une abeille ! L’eau éclaboussa les miroirs.
Ce corps l’exaspérait. Elle coupa l’oignon et l’appliqua sur la piqûre.
À l’heure de la messe, les rideaux se ferment. On ne voit pas les habitants
De cette maison sortir dans la rue presque précipitamment dans la rue.
La fente se remplit de l’image d’un Ochoa paraissant fier de sa chemise.
Vide l’eau du bain. Plonger son bras dans cette sauce de parfums
Et d’odeurs intimes. Les vapeurs continuaient de se dissiper.
Et pendant ce temps, elle démêlait sa chevelure devant un miroir.
Dernier son de cloche. La maison a fini de vibrer à l’unisson.
Verse un demi-flacon d’eau de Cologne dans les cheveux encore mouillés.
Les seins étaient toujours nus, arrogants et pitoyables.
On entend les portes de l’église se refermer. Nous n’y serons pas,
Chantonne la vieille. Sa belle-fille couvre enfin le corps d’une chemise
Et paraît devant elle. Nous mangerons de la viande de poisson
Aujourd’hui. Clairs poissons. Un jet de citron est nécessaire.
Ajoutez le thym et le laurier, un clou de girofle et les pépins
D’un beau piment. Accompagnez de vin du pays, un Galvez Cintas par exemple,
Excellent exemple de vin à partager. Raïssa n’aime pas sa mère
Et sa grand-mère est une relique d’un passé encore plus obscur.
Ochoa, grand et clair dans sa chemise à peine rapiécée, allait
Et venait entre la fontaine et le parvis de l’église. — Laisse-moi voir !
Elles épiaient le moindre changement et en rendaient compte
À la vieille qui en assurait le commentaire morose. Voir et dire.
Ochoa était seul. Avant de refermer les portes, don Francisco
Jetait un œil sur la place et rappelait les brebis égarées
Des coins de rue. Ochoa avait-il refusé d’entrer ou bien le curé
L’en avait-il empêché ? Nous n’avons pas vu ce moment à cause du bain.
— Je ne peux pas être à la foire et au moulin ! dit Raïssa, presque rageuse.
Ochoa attendait. Il caressait le chat. Raïssa se montra à la fenêtre.
Ferme la chemise ! Elle haïssait ces vieux seins. La chevelure
Se nouait dans le peigne. Tu n’as jamais su te coiffer, dit la vieille.
— Ne revenons pas sur ce passé ! C’est passé et c’est fini !
Raïssa voyait le corps transporté sur les épaules des autres pasteurs.
La tête était presque détachée. Le sang dégoulinait passablement.
— Si tu avais vu ce que je sais, dit sa mère, tu n’en rêverais pas !
Cauchemar des jours. Nous mangions du poisson faute de viande, dit-elle
À Ochoa quand il se montra doux avec elle. — Tu mélanges tout !
Dit sa mère en nouant les mèches autour d’un peigne de corne noire et dorée.
Le rituel chrétien dure une heure environ. Les juifs et les musulmans
Prient dans leurs maisons. Papa aimait la simplicité des juifs
Et l’humilité des musulmans. Il leur expliquait pourquoi Dieu
Ne pouvait pas exister. — Supposons que la mort n’existe pas. Dieu
Nous viendrait-il alors à l’idée ? Non, n’est-ce pas ? — Mais
Elle existe ! — En êtes-vous si sûrs ? — Raïssa parlait du cadavre
Avec une clarté qui épouvantait les examinateurs de sa souffrance.
— On n’explique pas la dyslexie par des traumatismes d’enfance.
Elle ne comprenait pas la physique des miroirs et doña Flores
Était la seule à comprendre. Dehors, elle redoutait la proximité
Et l’éloignement. Comment alors fréquenter les autres avec une chance
De les aimer ? Sa mère la poussait devant elle. Elles portaient
De beaux chapeaux de toile jaune. La vieille sortait quelquefois
Sur le seuil pour soumettre son visage à l’action du soleil,
Prescription médicale. Des enfants la harcelaient. Ses insultes
Rocailleuses. Sa propre prescription de malheur. Elle avait été
Une égérie. Qu’est devenu ce poète d’un autre temps ? Nous oublions.
Raïssa voyait le cadavre et ne doutait pas. La mort l’habitait
Comme les petits animaux habitent dans les troncs d’arbres. Écureuils
Rapides des araucarias du Jardin des Plantes. Maman pousse sa fille
Vers des garçons indifférents. Le soleil noircissait la face rogue
De la vieille. — As-tu fréquenté les garçons qui te trouvaient belle ?
Ce que tu vois, c’est ce que tu t’imagines. Accepte de jouer.
Ils s’amusaient à s’éclabousser autour du bassin. Eau des promeneurs.
Une douleur traversait son cœur quand Cayetano revenait sur la place,
À l’heure des vêpres. Elle attendait ce moment inévitable. Il lorgnait
Vers la fenêtre où elle daignait (sa mère) se montrer à son ancien amant.
Ils échangeaient des signes incompréhensibles. Comment peux-tu ?
Grognait la vieille. Raïssa mesurait cette approche précise
Comme une autre tentative de mettre fin à la vie. Elle peut.
Cayetano arrivait au bras d’une femme qui était la sienne.
Elle lui avait donné des enfants mais Raïssa ne les comptait pas.
Sa mère défiait le souvenir de plaisirs anciens en se montrant.
Parce que Cayetano le tuera comme il a tué mon père ! avait finalement
Déclaré l’enfant de l’homme tué par les mains de l’amant.
— Personne ne tuera Cayetano, avait seulement répondu la mère.
C’était compliqué. Mais c’était surtout imparfait. Tout ne s’expliquait pas.
Les gens ne connaissaient que la surface de cette souffrance.
Pas question de fréquenter cette fille ! Et ils demeuraient indifférents
Ou feignaient de l’être. La simplicité naturelle d’Ochoa ne pouvait
Que provoquer une autre tragédie. Comment ces choses arrivent-elles
Si elles ne sont que le fruit amer de l’imagination de Raïssa ?
Demandait ironiquement la vieille à sa belle-fille. Le soleil
Refermait les petites plaies de la vérole et la petite-fille
Appliquait des baumes transparents sur des cicatrices dénaturées.
Ainsi le godemiché passa de main en main. À dix heures, les portes
De l’église s’ouvrirent. Un paralytique descendit le premier la rampe,
Puis des femmes poursuivant des enfants. Un bourgeois alluma
Son cigare. Ochoa les attendait. Don Francisco, qu’on déshabillait,
Pouvait le voir à travers les carreaux de la sacristie. Ochoa
Patientait encore ou bien il n’attendait rien, difficile de se prononcer,
À distance. Les prie-Dieu, glissant sur le dallage, provoquaient
Un concert d’infrasons. Des vases renversés épanchaient des coulures
Sombres. Une fleur voyageait dans les cheveux d’une toute jeune fille.
Des personnages qui hantaient la mémoire de Raïssa, elle en vit quatre
Qui à eux seuls formaient le noyau de sa souffrance, quatre angles morts
De sa trajectoire parmi les autres et le rideau se refermait lentement
Sur ce jeu circulaire des réflexions. Ils rejoignaient maintenant
Le nouveau venu sans que Raïssa eût conscience de ce qu’ils cherchaient
Dans cette existence provisoire. Ochoa se laissait encercler sans
Révolte, sans conscience précise de l’enjeu, peut-être même était-il
La bonté même comme doña Pilar le leur expliquait, choisissant les mots
Dans le répertoire des visions, s’approchant des lèvres et des oreilles
Avec une imprudence troublante et sans doute accessible à l’attente.
Don Francisco, débarrassé de ses attributs, se joignit à eux.
On vit alors Cayetano essuyer la sueur de ses tempes.
Voici les enfants de Cayetano, petits êtres dépourvus de patience,
Visiblement souffrant d’un excès d’attention et prompts à reculer
Les limites du jeu. Ochoa apposa sa sainte main sur le front de l’un d’eux.
Cayetano recula. L’enfant tournoya autour d’un axe qu’Ochoa déplaçait
En direction de la fontaine, semblant obéir à une nécessité impérieuse.
Un autre enfant tournoya sans l’influence directe d’Ochoa que doña Pilar
Priait de recommencer sur elle son expérience centripète. Don Francisco
Exprima son indignation. Flores boutonnait la chemise du vagabond
Pendant que les enfants dinguaient. Don Felix sortit un petit bout
De langue pour traduire ses impressions. Don Guillén argumentait.
Dans le rideau, Raïssa souffrait sans mesurer l’importance d’Ochoa.
Cayetano le Meurtrier, don Felix son Sauveur, don Guillén le faux Témoin,
Et cette Flores qui enseignait si bien et mentait avec la même science
Du détournement du sens à donner à la moindre tentative de savoir
Ce qui s’est réellement passé. Raïssa imposait un cadavre vide de sens
À son imagination. La vieille s’était endormie et ronflait. Sur le feu,
Une casserole tremblait. L’eau du bain s’écoulait lentement
Dans les conduits. Dehors, le soleil se multipliait dans la géométrie
Des façades. À quoi jouent-ils d’un bout à l’autre de l’existence des autres,
Ces notables sans qui la vie devient impossible ? De qui tiennent-ils
Ce pouvoir de résoudre la question de l’égalité par l’économie
Et les tangentes de l’économie ? Ochoa ne leur est pas étranger.
Cayetano ne le menace plus. Don Felix exprime encore sa perplexité.
Don Guillén n’exprime rien. Flores se soumet au hasard de la chemise.
Voici doña Pilar aux prises avec une cohérence favorable à l’expression
D’un bonheur cassant. Les enfants virevoltaient avec les reflets
Perpendiculaires du bassin. Arc du jet d’eau insonore. Les plans
S’ajoutaient à une perspective cavalière. Masses planes des départs
De figures. Raïssa luttait contre la possibilité des divergences.
Ne plus te voir, pensa-t-elle. En même temps, un bruit quelconque
La retenait à la surface. Régularité de cette fréquence. Entre les secondes,
Permanence des objets. L’air se réchauffait. Un oranger envahissait.
Transparence des passants. Positions incertaines. Ou relativité.
Au lieu du tournoiement, la paralysie. La lente immobilisation
De la colonne vertébrale. Description d’un reflet. Une douleur
Traversait le corps jusqu’à se fixer autour de la bouche.
Ces changements n’affectaient pas sa beauté. Les arabesques de la grille
Recomposaient instantanément la fragmentation en puzzle.
Sa peau attirait des particules de temps. On n’explique pas la beauté.
Aussi commençait-on à en décrire les effets sur l’imagination.
Ils aimaient cette présence incompréhensible dans leur dos.
Mais ils n’avaient aucun moyen de l’incorporer à leurs jeux.
Matière à outrage. Elle continuait d’améliorer son apparence.
Vieillissant, et insatisfaits de leur descendance, ils cherchaient
Le moyen de s’approprier ce qui échappait à l’influence incontestable
Du Mariage, de l’Héritage et du Commerce. Comment espérer que finalement
Elle pût se donner ? L’apparition d’une imperfection les eût convaincus
D’une erreur légitime. Mais elle ne cessait d’accroître sa primauté
Et ils imaginaient des tortures à la hauteur de leur désespoir.
Le salon d’attente du docteur Alfonso Galvez Hoffman ressemble
À un coin d’église. Priez pour ce médecin solitaire qui ne cherche plus
Son âme sœur. Don Alfonso se nourrit d’une autre attente.
La tête du renard, il leur a bien expliqué qu’il était inutile
De l’envoyer à Madrid. Il leur a montré la carte sur Internet
Et ils ont aussi voulu voir la structure du virus. Ils l’ont cru.
Maintenant il rangeait les petits verres sur le potager, en ligne
Les petits verres de l’amitié, comme des soldats à la parade,
Les petits verres qu’il offre sous prétexte d’amitié mais il sait bien
Ce qu’il faut penser de l’amitié quand on n’a pas connu l’amour.
À dix ans, il regardait jalousement le monde à travers la biconvexité
Des petits verres que sa baronne de mère alignait dans l’évier
En pleurant. Il y a un monde entre le monde et soi et si l’on n’est pas
Poète, on court le risque des approches approximatives de la science.
Il négligeait plutôt son devoir de chrétien et aimait se souvenir
Que son ancêtre le plus ancien était un Arabe d’Afrique, beau noir
Hérité de la beauté originelle peut-être avant le grand voyage
Vers le Nord. Voici le Nord sur la carte du monde, Nord blanc
Des pôles. Il ne buvait jamais comme on bêche son jardin. Le jardin
Avait connu les légumes de la guerre et les fleurs des Colonies.
Il buvait en apnée, n’avançant jamais sans la possession de l’instant,
Et touchant à des vérités impossibles à partager avec des amis
Qui avaient épousé les plus belles femmes de leur génération.
Sur un autel profane, il y avait des revues de mode et des magazines
Scientifiques. Aux murs, des estampes pour illustrer le bonheur
De l’instant. La tapisserie jouait avec les graphes d’une plante
Envahissante. Le dimanche, don Alfonso regardait la boniche
Avec envie. Elle revenait de la messe. Son petit chapeau gris
Était cloué au mur. La mantille bougeait dans l’air des fenêtres.
Elle suivait un trajet défini depuis longtemps. Son corps fatigué
Ennuyait don Alfonso mais il le regardait avec envie. Elle s’approchait
Pour vider le cendrier puis s’éloignait pour s’adonner aux travaux
Des surfaces horizontales. Les mouches l’accompagnaient. Don Alfonso
N’attendait pas. Il allait d’un bout à l’autre de ce qui ne pouvait plus
Être de l’attente. C’était un fragment d’autre chose que le temps passé
À attendre ou à recommencer. Ce n’était même pas du temps, ce n’était
Rien. Le corps se fatiguait et il n’attendait rien du désir.
Elle changeait les fleurs coupées, effaçait les miroirs,
Vissait et dévissait des ampoules, contrôlait les connexions.
Ce matin, à peine débarrassée de son petit chapeau gris et de sa mantille
Noire, elle dit qu’elle avait entendu parler du renard.
Elle avait croisé les hommes dans l’escalier. La poussière commença
À concrétiser la lumière oblique. La tête du renard saignait
Dans un linge. Ils s’étaient lavé les mains avec du savon
Et une solution d’ammonium. Elle vida les bassins dans l’évier
Et compta les petits verres sans avoir l’air de les compter. Femme,
Dit-il, je mangerai au restaurant aujourd’hui. — Qui vous a invité ?
Fit-elle comme si elle ne disait rien d’important. Il dit :
— Nous nous réunissons autour de doña Pilar, à son invitation,
Ajouta-t-il comme si c’était nécessaire. Doña Pilar avait pris Ochoa
Sous son aile, expliquait la boniche, une certaine Esmeralda,
Voisine de Polopos, sur le chemin des moulins. — Je vous souhaite
De vous amuser, dit Esmeralda sans ironie. Son corps laissait
Une odeur de fruits confits. Il buvait un ou deux petits verres
Avant d’aller déjeuner chez les autres, le dimanche après-midi.
À une heure, il sortit. Le soleil pénétra dans le verre fumé
De ses lunettes avant de s’installer sur ses épaules. Il marcha
En pensant à la faim. La table de doña Pilar réunissait de vieilles
Connaissances. Il vit le vagabond dans le patio. Il regardait les fleurs
Sous les dattiers. Christ. Pilar avait peut-être raison. Il aimait
Cette femme. Il soignait les défauts de vieillesse de ce corps
D’un autre temps, un corps exemplaire du point de vue de la résistance
Qu’une femme peut opposer aux photographies témoignant de sa beauté.
Il monta. L’escalier était rafraîchi par l’arrosage constant des pelouses.
En se souvenant de la tête nue d’Ochoa, il pensa à des rayonnements
Compliqués d’une chimie non moins explicable. Doña Pilar interrompait
Toujours une réflexion et n’avait pas les moyens intellectuels de mesurer
L’intensité de cette activité purement cérébrale. Don Alfonso réagissait
Aux signes de bonheur par des absences spectaculaires. Elle lui offrit
Son bras et il se laissa conduire dans la salle à manger. Nous
Sommes seuls, précisa doña Pilar. Il s’étonna à peine. Un petit verre
Atteignit ses lèvres, brûlant comme un tison de mangeur de feu.
On frappa à la porte. C’était la jeune Raïssa qui apportait des fruits.
— Voyez comme il se précipite sur elle ! dit doña Pilar en pinçant le coude
De don Alfonso. — Je ne sais pas, dit le médecin. Ochoa recevait les fruits
Dans un autre panier. — Il l’attendait, dit doña Pilar. — Nous ne sommes
Plus seuls, dit don Alfonso. Doña Pilar descendit. Don Alfonso se servit
Un autre petit verre. Des cristaux de sucre scintillaient. Il n’entendait pas
Les voix. « Je leur ai dit que c’était inutile. Ils exigeaient
Des explications. Comment simplifier à ce point la complexité ?
Le renard ne portait aucune meurtrissure. Je leur ai promis
D’analyser le sang. Ont-ils seulement idée de ce qu’est une analyse ? »
— Vous la soignez, non ? demanda-t-elle en revenant. Ochoa la suivait.
— Il avait l’air d’un pauvre type qui entre dans un palais.
Les mets étaient rassemblés sur une table à l’abri du soleil.
Deux fenêtres adjacentes formaient une ombre rectangulaire.
Un tapis était roulé contre le mur, peau du dallage encore humide.
Raïssa apparut en domestique, cheveux dans un peigne et les bras nus.
Ochoa la suivit dans la cuisine, portant les paniers de fruits.
Mangeons, dit doña Pilar. L’invité toisa son hôtesse. Elle s’assit.
Vous devriez vous reposer dans votre maison des Alpujarras, dit le médecin.
Là-haut ? fit-elle en jetant un regard inquiet vers le corridor
Qu’Ochoa venait de traverser. — Elle ne lui tirera pas les vers du nez,
Confia-t-elle à don Alfonso. Il huma le vin dans un verre. Il avait
Des habitudes culinaires. L’hôtesse avait tout prévu, même le pain
Aillé. Il appliquait des incisives expertes dans la chair des olives.
Que croyez-vous qu’il est venu chercher parmi nous ? demanda-t-elle
Enfin. — Chercher ? fit don Alfonso Galvez Hoffman. Il luttait
Contre des incohérences trompeuses. Nous ne cherchons plus,
Dit-il et il parut satisfait de sa réponse. Ils ouvrirent des tomates.
— Soleil ! s’exclama le médecin en posant ses lèvres sur la chair
Fendue. Doña Pilar usait d’un petit couteau à manche d’ivoire.
Je ne sais pas, dit-il. Elle remplissait le verre, répandant le vin
Sur la nappe. Soleil ? Avait-elle parlé avec les autres femmes ?
— Je n’ai pas eu l’impression d’un être différent, dit don Alfonso.
Christ. Sous la table, elle caressait les perles d’un chapelet.
Vous l’auriez vu ! dit-elle. Mais il voyait rarement les autres
Au moment important de leur apparition. Son esprit se nourrissait
De reflets. Planches anatomiques. Il traduisait le monde dans la langue
Des descriptions. Elle préférait l’instant où le texte se déplace.
Ochoa revint avec des fruits. Il refusa encore de partager le repas.
Une larme rejoignit la lèvre supérieure de doña Pilar. Elle avait
Toujours eu cette bouche éloquente. Le nez offrait une arête droite.
Ochoa transportait sa couverture dans son chapeau. Préférait-il
La chemise ? Il avait refusé de se chausser. C’est l’été. Les habitants
Des hameaux vont pieds nus aux travaux, dit don Alfonso qui reconnaissait
Cette courbure de l’échine, l’étroitesse des épaules, les mains carrées.
— Mais, dit doña Pilar, ce regard ? La tranquillité ? La lenteur
D’un point à un autre de nos habitudes ? Cette différence indiscutable ?
— Il ne parle pas, constata le médecin. Mais, selon son opinion,
Il ne pouvait s’agir d’un étranger à la terre comme le soutenait
Don Felix. S’il parlait, il parlerait notre langue. Observez sa démarche.
C’est celle d’un travailleur. Il connaît la terre, notre terre.
Croix. Elle se leva pour lui offrir un verre de vin et il le but.
— Vous voyez ces cheveux ? continua don Alfonso. C’est la cendre
Et le romarin qui les rendent si soyeux. Et non pas la divinité,
Voulait-il dire. Doña Pilar caressa la joue du vagabond. Rasé de frais,
Constata le médecin. Couteau. Affûtage précis de nos couteaux
Sur la pierre formée à cet usage patient du minéral. Divin enfant
De l’imagination et non pas de l’écriture. Relisez. Il connaissait
L’anthropologie de ces habitants parallèles. Le vin. La femme naissante.
Ces érections de pasteur. — Vous êtes sûr pour le renard ?
Raïssa entra avec la viande cuite. Elle avait séparé la sauce de la chair.
Don Alfonso contempla ce monument de plaisir. — Que veut un homme
À qui la vie n’a pas pardonné sa connaissance de la nature humaine ?
Il se sentait persécuté. Il caressa le bras de la jeune fille.
— Si nous prenions le contre-pied des religions, dit-il, nous constaterions
Pour commencer que la multiplication est une erreur de jugement.
N’avez-vous jamais été interrogée par cette opération ? Pure addition
D’infini, quelle absurdité ! — Je suis sûre qu’il me comprend, dit doña Pilar.
— Même langue, mêmes usages, même facilité de communiquer au lieu
De révéler. C’est le fils d’une forcenée de la reproduction. Il vient
Chercher la différence, un accroissement sensible de sa fortune d’ouvrier.
Ses frères lui ressemblent et ses sœurs promettent le bonheur.
Voici le vin de mon obscurité. Mes répliques sont l’écho de mes répliques
Et non pas ce que je dois à mon interlocutrice. Travail des mots
Et non pas du sens. Je crois à des héritages et non pas à la découverte.
Elle se décoiffait lentement. Il conservait cette assurance que le mutisme
Confère aux inconnus. Don Alfonso craignit qu’elle se mît à lui laver
Les pieds. Un bassin d’émail blanc côtoyait le vagabond. Don Alfonso
Vida son verre et laissa Raïssa le remplir à nouveau. Elle souriait
Elle aussi, belles dents blanches de l’innocence prise au piège du désir.
Il la soignait pour ce qu’il croyait être la maladie de Dupré.
Albeñiz avait-il conscience de ce défaut de l’esprit quand il rencontra
Son maître à Paris ? Solutions imaginaires ou produits de la chair ?
Ochoa ramassa le peigne tombé à proximité de ses pieds.
Rien de plus. Don Alfonso Galvez Hoffman rentra chez lui. Il était
Huit heures. On avait sorti les chaises sur les trottoirs et on
S’instruisait mutuellement. Les petits verres voyageaient.
Don Alfonso ne se hâta pas. Il revisita le Jardin des Plantes
Que certains appellent le Jardin Colonial et d’autres le Paradis
Perdu. Il aimait les araucarias, le Chili, l’approche du bout du monde.
La jeunesse ne le fascinait pas autant que la possibilité de prendre
Plaisir au contact, physique ou purement intellectuel, des objets
Environnants. Il connaissait la multiplicité des formes bien qu’il
Se gardât d’en tirer des conclusions spirituelles. Les enfants
Envahissaient les lieux. Mères grotesques de l’avenir. Les boutiques
S’éclairaient. Il traversa les terrasses des cafés et des casinos.
Le pistou au mouton remontait. La langue subissait l’acidité du piment
Et l’indéfinissable souvenir des olives cuites. Le vin était oublié.
Il jeta un œil distrait sur les genoux des fillettes criardes.
Les fenêtres donnaient maintenant sur l’obscurité des intérieurs.
Rideaux ouverts et immobiles. Les seuils se remplissaient d’êtres
Accroupis. Des miroirs luttaient contre l’absence. Plafonds tranquilles.
Il fit le tour par les champs de canne à sucre, se limitant à les contourner.
Des ouvriers revenaient d’on ne savait quelle souffrance secrète,
Silencieux comme des animaux, lents comme un ciel d’étoiles.
Un peu de lyrisme, don Alfonso Galvez Hoffman ! Des octosyllabes le hantaient.
Un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre, un, deux, un, deux,
Trois, quatre, cinq, six ! Des oiseaux rentraient eux aussi chez elles.
Eux. Elles. Il nota la rencontre dans le petit carnet. Tout le monde
Connaissait ce talent. Il composait des satires sur les temps présents
Et savait évoquer ce qu’on n’avait plus aucune chance de retrouver
Intact. Miroir de l’instant et préservoir de la durée. On ne demandait
Pas plus aux mots. Il pianotait en chantant, laissant la guitare
À des chants plus profondément fidèles. — Donnez-nous des nouvelles
De notre éparpillement, don Alfonso ! Les laisses s’étiraient d’une image
Surprise au seuil de la réalité jusqu’à ce point presque indicible
Où la réalité explore elle-même ce que l’imagination vient de mettre à jour.
Refrains du quotidien et de l’éternité. Appauvrissement de la musique.
Micros de l’intimité. Il griffonnait à même les touches avec un crayon
Gras que doña Pilar, pianiste elle-même, mais virtuose, lui reprochait.
Il avait à peine approché Ochoa, évitant même de croiser son regard.
Il avait observé des mains peut-être un peu moins rudes que celles
Qu’on imagine nourrir les habitants des hameaux, des mains héritées
De la résignation, mains aux doigts exercés à l’arrachement et non pas
À la finition. L’échine était celle d’un fils comme il faut que soit
Un fils destiné aux creusements plus qu’à l’extraction du nécessaire.
Déception de doña Pilar. Elle avait accéléré la croissance d’un menu
Fait tout exprès pour satisfaire son hôte. Il s’était mis à boire plus vite,
Moins facilement, prenant le risque de dénaturer le ravissement.
Ochoa avait accepté de tremper un pied dans la bassine. S’était-elle
Décoiffée ? Il l’imaginait mal en putain repentie. Raïssa servait en silence.
À quel moment avait-il été invité à vider les lieux ? Le visage
De doña Pilar se durcissait progressivement. Elle l’accompagna
Jusque dans la rue. N’oubliez pas le renard. Elle enfonça le béret
Sur une tête instable. — J’avais ma canne en arrivant, dit-il.
Il ne l’avait plus. On ne chercha pas la canne. Il vit Raïssa glisser
Dans la fin du jour comme une feuille morte à la surface des eaux.
Ochoa s’était figé dans le patio, incapable d’aller plus loin.
Christ. Il se rafraîchit au jet vertical d’une fontaine. Sans ma canne,
Avait-il prévenu, je divague ! — On n’a pas besoin de canne à votre âge !
— Question prestance, je reviendrai ! Et il avait commencé par s’égarer
À cause d’une nette diminution de l’éclairage. Les cris des enfants
Eurent vite fait de l’éveiller. Ce besoin d’autre chose ! s’étonna-t-il
En pensant aux agenouillements de doña Pilar. — De quoi la soignez-vous ?
Avait-elle demandé au début du ravissement. Elle surveillait l’entrée
Du cabinet si la lumière était favorable. — Je ne suis pas compétent
En la matière, avait-il avoué à son hôtesse déjà déçue par sa prestation
De convive. — L’esprit est infini, expliqua doña Pilar, raison pour laquelle
Nous finissons par ne plus savoir. Mais elle insistait pour connaître
Mieux la petite vipère qui s’était glissée dans son sein, selon l’expression
Consacrée. — Je ne comprends pas qu’il refuse de nous accompagner.
Dit-elle doucement. J’ai peut-être eu tort de m’en remettre à vous.
Je n’ai pas l’habitude de l’anomal. — Où diable avait-elle péché
Ce vocable inattendu dans la bouche d’une personne aussi indifférente
Aux mœurs des oiseaux de nos places publiques ? Que dis-je ? Je n’ai
Rien dit. C’est la nuit qui tombe sur mon silence. Le ravissement
N’est plus que le souvenir d’avoir été un moment proche de la vérité.
Terre de l’asphodèle et du lièvre, terre de femme au travail
De l’enfant, terre des hommes cherchant des lois au partage
Et trouvant des raisons de hiérarchiser la possession,
Terre de l’enfance des arbres et de la mort des œuvres,
Terre de l’inhabité et des néoténies de la langue, terre
Du soir et des fenêtres, terre des transparences et des profondeurs,
Terre des jours circulaires et de la vie rectiligne, terre
De la fragmentation des textes, terre de l’existence de la mort,
Terre des preuves, des méthodes, des instincts, des orgasmes
Et de la foi, terre de l’assimilation et des conquêtes, terre
Trouvée sur terre en un moment de l’enfance, je n’ai hérité
Que de mon apparence et elle me rapproche de mon nom. Enfant
Sommaire apparue dès la première éjaculation, je te voyais
En haut des vignes, enfance toi aussi, prometteuse d’oubli
Instantané. Ils chargeaient tes épaules de la nourriture
Des hommes et, patiente ou soumise, je ne pouvais pas en juger
À cette distance, tu allumais le feu avec des branches d’oranger
Et d’amandier, tu installais le trépied et la gamelle, toujours
Avec cette lenteur reçue en héritage des femmes patientes ou soumises,
Et je te regardais touiller la mie et surveiller le lard,
Patiente si je rêvais de toi ou soumise si je te haïssais.
J’ai passé une grande partie de mon enfance à écouter de la musique
Et à regarder la télé. Ils désignaient une malformation intérieure
Si grave que j’avais du mal à me déplacer sans souffrir.
La nature est une question de dosage de la matière, une complexité
Chimique qui continue de se compliquer et l’enfance devient
Un problème d’adulte au travail de l’éducation. J’ai lu des livres
Où l’amour donnait le meilleur de l’expression, beaux livres
De lignes plus que de mots, de croissance plus que de présence.
Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais.
Terre de l’attente d’un meilleur moment, terre de la croissance
Des précisions et du détail, terre de l’ouvrage et du spectacle,
Terre de cette enfant que tu éloignais de moi par principe,
La pluie venait avec un vent reconnaissable par sa douceur.
Nous pouvions voir la mer et ses partances, la plage noire
De monde, la terre descendant par la route goudronnée comme
Tout le monde. Je n’ai pas rêvé. Un concert traversait ma tête
Cernée d’écouteurs. Et je te proposais une vie sans réjouissance
À la place de l’espoir, une vie de terrien arracheur de terre
En exemple de la nécessité de ne plus revenir pour toucher sa part
D’héritage. Enfant des hommes et tristesse des femmes, je te voyais
T’incliner patiemment devant la lourdeur des travaux à exécuter
Sous peine d’exclusion. J’ai eu la chance de posséder des os
Fragiles et un père travailleur. Ma mère vous expliquait les os
Et la pathologie des os. Elle parlait sous le couvert de l’expérience.
Abeilles des vignes et des amandiers, abeilles des ressemblances
Exactes, abeilles de la tranquillité des après-midi de sommeil
Après l’abus de vin et de nourriture, tu visitais l’enfermement
De l’adolescence, l’enfance en pleine croissance prise au piège
De l’avenir, terre des os et de la poussière des os, terre
De la nécessité de conserver le sang dans des corps fatigués
Par le travail et la protection des œuvres. Serpents des murettes,
Petites apparitions de la possibilité d’être plus rapide que l’œil,
Serpents et traces des animaux poursuivis par la nuit, possibilité
D’effacement de toute cette activité nocturne et peut-être intérieure.
Le matin, je te voyais porter le linge au lavoir, trottinant
Derrière les femmes, portant le linge et souffrant de n’être pas
Ailleurs, avec moi, avec un autre, loin de la terre et des os
Que la terre réduit à la terre, poussière de propriété, pluie fine
Des réveils. J’écoutais des concerts, je mesurais l’importance
De l’électronique et de la mémoire artificielle et ils rêvaient
De nouvelles nuits dans les jardins d’Espagne, partitions faciles
Du bonheur, enfouissement des trésors nationaux et érections des stèles
Exemplaires. Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi
Et tu t’en allais. Tu glissais sur la nuit réduite à sa surface,
Tu ne revenais plus sans cette intuition de l’issue, sans cette
Connaissance de l’hypothèse la plus probable et je rêvais de toi.
Ochoa, me disais-tu, je ne suis pas faite pour toi et tu t’en allais
En laissant toutes les traces de ton passage sur ma nuit exemplaire.
Nuit noire et blanche, nuit des couleurs et de la perspective,
Nuit d’une terre à facettes, nuit sans présence, fil tendu
Entre le savoir-faire et la paresse, nuit d’Ochoa écorché
Et pendu (essai non concluant) à l’arbre fournisseur d’ombre
Dans les pires moments de la journée. Tu n’expliquais pas
La virginité. Tu servais le corps commun avec une application
De miroir. Je te reconnaissais dans l’écorce des branches.
Il n’y avait rien de plus ressemblant que ces greffes pratiquées
Dans l’écorce de l’arbre planté pour faire de l’ombre à mon immobilité.
Terriens des hameaux !¡Arrabaleros ! Je vous saluais depuis ma claustration.
Quelle déception pour vous, mes imitations et mes petites révoltes !
Même le guitariste n’y croyait plus. Et ma station verticale devenait
Impossible parmi vous. Je me couchais dans les toitures de bruyères
Pour échapper à vos visions. Toujours plus haut sur vos constructions
Traditionnelles, moins facile et plus proche de l’incompréhensible.
C’est dans ces conditions que j’abordais vos filles. Elles travaillaient
Pour ne pas subir vos critiques, elles se soumettaient ou cultivaient
Cette patience qui me laissait nostalgique au bord de leur regard.
Voici celle que j’avais choisie. Ochoa, me disait-elle en substance,
Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait avec les autres,
Les autres continuaient d’agacer mon sens de la part qui me revenait.
Ochoa, elle ou une autre, ce n’est plus possible. Elles s’en allaient
Toutes ensemble, disparaissant progressivement dans le même chemin
De traverse, entre les prés et les vignes, le long des bois et des
Parois. Il n’y a pas d’autre nudité que ce cercle hérité du désir.
Rien d’autre que cette appropriation des choses. Et tu t’en allais
En prononçant le nom que je portais encore avant de le soustraire
Au cadastre. Dormant encore sur la fourrure des animaux, je rêvais.
Quel sens donner à ce désir de possession ? Quels noms portent
Ces nouveaux lieux de l’existence ? Quelles demeures pour les fous ?
Mais nous ne dormions pas ensemble. Bien qu’il m’arriva de coucher nu
Sur tes planchers, seul et nu entre les tapis et les plafonds
De ton ciel de lit. J’inventais les topographies exemplaires de ma
Passion. Maintenant, voici les personnages. Il m’a suffi de descendre
Et d’imposer mon corps. Il fallait que cela se passât non pas ailleurs
Mais plus bas, plus proche des centres d’intérêts, presque au cœur
De la nouveauté. Je descendis un soir de pleine lune. Je n’oubliais pas
La cassette contenant le concert par quoi je comptais m’obséder.
Simplement, je ne pris pas de quoi écrire. J’ai dormi dans l’ombre
Induite d’un bassin d’alimentation. Les pompes ont investi mon sommeil
De pacotille. Je ne voyais plus nos façades ni nos arbres.
Je te retrouverai, répétai-je sans me fatiguer de n’en être plus aussi sûr.
Moment crucial. La terre devient le seul objet. Et le corps s’engage
Dans l’hiatus. Découverte alors purement vocale de la différence
Entre soi et ce qui se propose à la croissance. Resserrement de l’errance.
Par quoi remplacer ce qu’on vient de quitter ? Quelle sera ta nouvelle
Position, ton possible exercice de la trajectoire ? À quel nouveau
Moment tout cela s’arrêtera-t-il ? Guetter la méprise. Plus de mots.
Boire pour remplacer les mots, leur action de surface. Raïssa apparut
Dès le début. Il a fallu que je n’attendisse pas. Christ. Je suis
Cet homme. Une femme me nourrissait. Je cueillais pour elle les fruits
Qu’elle te demandait de porter jusqu’à elle. Ochoa, me disais-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais, toi qui seule
Connaissait mon vocabulaire. Ils ne trouvaient pas mon lieu
De prédilection dans mes poches. Ils en oubliaient de t’interroger.
Voici l’herbe où tu t’es étendue pour regarder le ciel jusqu’à cécité.
Herbe de la première nuit passée avec un corps étranger à ma maladie.
Comment ne pas en laisser la trace ? Mais je n’avais rien pour écrire.
S’il en reste quelque chose, qu’en as-tu retenu ? Ochoa, me disais-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais comme on croit
À l’existence de la terre. Nuit facile. Je giclais plus facilement
Dans cette nuit que dans toutes les autres. Je giclais par excès
De substance. Tu disais que nous étions comme le ciel et les étoiles,
Toi le ciel infiniment et moi les étoiles une à une. Ochoa, je ne sais
Plus si j’avais raison de m’abandonner, disais-tu. L’herbe noire
Nous entourait. Des lueurs traversaient les feuillages. Je ne sais
Plus ce que je t’ai demandé, me confiais-tu. Je ne sais plus si
Nous existions avant de nous retrouver. Catimini. Suspension des effets.
Le ruisseau naissait clandestinement des tranchées d’irrigation.
Christ. Et si elle avait raison ? Soyons discrets ou plutôt approchons-nous
Du silence de la voix. Rien pour écrire alors que tu parles de nous !
Ochoa, me disais-tu, nous sommes faits l’un pour l’autre et je te croyais.
Nous nous éloignâmes encore. La nuit devenait transparente et tu voulais
Voir. Qui étais-tu ? — J’étais la promesse de l’intelligence et je
Ne l’ai pas tenue. J’étais la preuve d’une égalité des chances
Et je n’ai saisi que des opportunités de poète. J’étais le pain
Et le vin de tous les repas et j’ai laissé brûler l’attente
Dans le fourneau. J’étais sur le point d’en savoir autant que les autres
Et je m’exprimais comme un voyant. Je n’étais pas celui qu’on attendait
Ni la fin de l’enfance. Ni Falla, ni Machado. Rien d’autre qu’un malade
Des os et par conséquent de l’existence. Ochoa, me disait-elle,
Je ne suis pas faite pour toi et elle s’en allait. Ochoa, me dis-tu,
Nous sommes faits l’un pour l’autre et je te crois. Toi le ciel
Infiniment et moi les étoiles une à une. Moi relatif de l’attente.
Couteaux de ma résurrection ! Forges des rhéologies du texte ! Instants
Favorables à une approche intentionnelle de l’arrêt sur l’infini !
Toponymie des familles de poètes ! Je croyais exister sans la nécessité
De me reproduire. Je croyais te déposséder de ton héritage. Je croyais
Que rien n’était possible sans une bonne connaissance de l’instant.
Et je voyais à quel point je m’étais éloigné de toute sympathie.
Ils nous cherchent. Ils connaissent les recoins de leur terre. Leurs chiens
Aboient dans le lointain de notre existence commune. Faits l’un pour
L’autre et défaits comme un nœud naïvement compliqué de graphes.
Comment imaginer cette morsure et la répétition des griefs ? Comment
Mesurer dès maintenant la durée conditionnée par les usages du droit ?
Il n’y a rien de plus exagéré que ces intrusions dans la vie privée.
Rien de plus démesuré. Couteaux de ma deuxième vie ! Ils traverseront
Une chair tétanisée par le désir d’éterniser l’instant exact du bonheur.
Ils fendront la surface d’un dernier recours à la voix. Couteaux des
Imbéciles. Je ne veux plus vivre la cohérence au prix de la paix
Extérieure. Je peux encore me tenir à distance. Je peux provoquer
Sans me soumettre à la jalousie des couteaux. Ochoa, me dis-tu,
Je t’accompagnerai jusqu’au bout de cette existence de patachon et
Je ne te crois plus. Tu es la terre qu’ils répandent sous leurs pieds
Quand l’arable vient à manquer. Je suis le prétexte des mises à mort.
Saignante joue des encornés, au mieux. Entrejambes des mutilés du combat.
Têtes cassées des lents. Traces du piétinement, au mieux. Ochoa,
Je ne comprends plus ce que tu veux de moi et je t’en voulais
De refuser la petite souffrance d’un attachement par l’épine. Couture
Des amants. Rien que cet étroit percement de la surface pour résister
À la séparation par capillarité. Raïssa, c’est la première fois
Que je te demande quelque chose. Toi le ciel infiniment et moi
Les étoiles une à une. Un peu de terre sur ta terre et la proie
De mon regard sur ta langue dialectale. Exercice de l’enjambement
À la césure. Ils pratiqueront l’exercice du couteau ordinaire réservé
Aux amants immobiles si tu n’es pas celle que je croyais. — Ochoa, dis-tu,
Christ en croix sur le corps de la femme, de quoi te plains-tu ?
— Je ne me plains que de ma solitude mais je l’ai bien cherchée !
Je t’ai trouvée parce que tu te laissais voir. Imagine le contraire.
La place déserte et la rumeur des rites de l’autre côté des murs.
Sale petite anarchiste en phase avec son époque ! Elle ouvrait la persienne
Et laissait entrer ma lumière dans son appartement sans se soucier
De ses colocataires. Elle apparaissait comme la réponse possible
À mon tourment. Beaux cheveux des filles qui savent se coiffer ! Belle
Apparence du bonheur. Racines des seins. Les bras formaient les deux côtés
Égaux d’un triangle isocèle. Elle arrosait négligemment des géraniums,
Éclats de verre de sang sur les vitres. Mon propre reflet se divisait
En lumière descriptive et en ombre suggestive. Poésie de mon apparence
Dans les miroirs tendus. Les battants se croisaient dans la profondeur
De la pièce qu’elle venait d’ouvrir. Depuis, nous nous sommes aimés,
Ayant attendu la nuit pour nous retrouver nus dans l’herbe noire.
La nuit est favorable aux rencontres comme résultat d’un calcul enfantin.
Voici les seins et la limite des épaules. Voici la fente et l’ouverture.
Quelle différence ! J’ai situé le plaisir au niveau du sternum, la première
Fois. La seconde il scia ma colonne vertébrale. La troisième mes bras
Ont éprouvé les limites de l’étreinte. Que veulent les couteaux
Savoir de mon plaisir ? Que veulent-ils de réellement écrit sur le plaisir
Qu’on éprouve à la surface des femmes ? Je sais ce que vous ne savez pas.
La pénétration de l’acier jusqu’à l’organe vital n’est que la conséquence
De votre ignorance. Sinon vous apprécieriez la justesse de la métrique
Et des autres composantes d’une poésie digne d’existence publique.
Du pied vous écrasez les médiums. De la tête vous n’imaginez plus.
Votre sexe est une fleur arrachée à la terre. Pauvre fleur arrachée
À l’existence des fleurs ! Traversez mes sarcasmes de joue en joue
Si vous ne possédez que les couteaux de l’existence du genre humain.
Qu’allez-vous faire de cet autre corps ? Effacez mes traces ? Entrer en lui
Jusqu’à la racine de ma semence ? Le diviser pour mieux régner sur lui ?
Ma quantité de sang s’amenuise. Je ne pouvais pas mourir d’autre chose
Que d’une hémorragie carabinée. Ochoa, me disais-tu, nous sommes la proie
Des couteaux et tu ne sens pas la douleur ! Raïssa mon amour de femme !
Fin du règne d’Ochoa sur la pensée des hommes. Une flaque de sang
Éclairée par les lampes torches. Un visage qui s’éteint. Mes mains !
Je vous avais oubliées, vous porteuses des traces de la femme
Que je suis venu chercher et que j’ai trouvée dans une fenêtre !
Vous, exploratrices de mes obscurités textuelles. Prenez ma tête
Et tournez-la du côté de la femme qu’on emporte loin de moi,
À une éternité de ce que j’en sais maintenant définitivement.
À huit heures du soir, Gérard de St-Pé quittait les lieux
Pour se rendre à son rendez-vous quotidien avec les plaisirs
De la table. St-Pé est un fidèle des rendez-vous. Doña Pilar
Ne l’attendait pas. Il ne croisa pas don Alfonso. Elle le reçut
Avec des explications si confuses qu’il crut à un mensonge.
Mais quelle était la raison de ce mensonge si inattendu
De la part d’une amie aussi ancienne ? Il but avec elle la solution
De vin rosé et d’eau fraîche qui concluait habituellement
Leurs rencontres. Elle lui offrit des beignets au lait.
— Je ne sais pas, disait doña Pilar, ce qui m’arrive aujourd’hui
Mais je suis presque incohérente. Elle s’enfonçait dans un pouf.
— Voulez-vous que je dorme ici ce soir ? proposa monsieur de St-Pé
Qu’on ne pouvait pas soupçonner de luxure. Elle refusa de la main.
Dormir, elle ne dormirait pas et puis il était trop tôt pour penser
À dormir. Elle redoutait de mauvaises rencontres. Elle se signa.
Monsieur de St-Pé, dont la famille n’avait pas toujours porté
Ce titre (comtes ou quelque chose d’approchant), fuma un cigare
De La Havane en pensant aux jolis doigts de la cigarière.
— Je ne sais jamais ce qu’il faut répondre aux amis qui s’ennuient,
Dit-il en se vissant dans son pouf. — Je ne m’ennuie pas,
Dit doña Pilar. L’homme la regarda comme s’il était étonnant
Qu’elle lui fît ce genre de réponse. Les volutes s’accumulaient
Comme les nuages du mauvais temps. Têtes penchées d’une citadelle
Qui entre dans la nuit. Il lui conseilla de ne plus penser.
En traversant la salle à manger, il avait jeté un regard morne
Sur le repas achevé. Vous avez dîné ? demanda l’amie un peu agacée
Par ces observations parallèles. Il avait absorbé le nécessaire,
Avoua-t-il. Il rougissait sous l’influence des yeux. Sa maison
Avait appartenue aux Galvez Bonachera. Elle se dressait inutilement
Au-dessus des autres, gonflant sa façade de pierres rouges, inutile.
Le percement d’une baie vitrée avait, en son temps, un peu scandalisé
Les anciens propriétaires. Ce miroir monumental reflétait la cité
Comme la bouche ouverte qu’on avait d’abord dissimulée derrière
Une austérité de pierres croisées. Cet ancien agencement limitait
Maintenant la baie. Monsieur de St-Pé avait lui-même calculé
La finition en quatre côtés parfaitement rectangulaires, indubitablement
Rectangulaires. Il sauva la vigne et les contreforts de briques
Et de galets. Un bougainvillier gonflait sa voile sous les balcons.
Et la terrasse s’avançait comme une danseuse nue sous les feux
De la rampe. Il quittait facilement ces lieux verticaux. Derrière,
La paroi exhibait des cicatrices refermées et la terre lavée
Et concassée s’était figée en coulures jaunes. Il avait acheté aussi
Les mines. On ne s’y rendait plus guère que pour en admirer
Les peintures rupestres. — Encore un peu ? proposait doña Pilar
En soulevant la cruche dégoulinante de perles, petits miroirs
Fugaces. Il acceptait, se grisant lentement, comme il aimait se griser
En compagnie des amis et plus particulièrement de cette amie
Inexplicable dont la famille avait tout possédé jusqu’à une date récente.
Il admirait l’insolence du passé. — Pensez-vous qu’un arbre ajouterait
À la verticalité ? Il avait pensé à un arbre sans lui donner de nom.
Connaissez-vous un arbre qui ferait l’affaire ? Un arbre parfaitement
Vertical. Une colonne d’arbre. Son feuillage s’épanouirait dans
L’ombre des crépuscules. Il traçait la lumière de bas en haut,
Guidant le regard des deux mains. Non, elle ne voyait pas.
Un arbre à la place d’une tour qui avait manqué à cet édifice
De la possession et du droit chemin. Huit heures et demie et
Nous n’avons encore rien dit d’important. Elle lui parla d’Ochoa.
Christ. Il avait décliné toutes les invitations à s’asseoir
À une table. — Nous ne sommes pas assez humbles pour lui,
Ironisa monsieur de St-Pé. Christ ! Christ ! Christ ! Doña Pilar
Agita les perles de ses petites croix d’ivoires. Quelle belle soirée !
Dit monsieur de St-Pé en observant le ciel à la surface des verres.
Quel mystère, ce ciel, tout de même ! Et il se recroquevilla
Avec le cigare au milieu de sa nouvelle posture. Doña Pilar
Se penchait pour recueillir la cendre dans le creux de sa main,
Cassant le fût gris de la cendre avec le petit doigt.
Attendait-elle quelqu’un d’autre ? se demanda-t-elle soudain.
Il se souvenait maintenant de n’avoir pas été invité ce soir.
Il la soulageait d’un remords. — Voulez-vous que nous écoutions
De la musique ? dit-il. Elle préférait les bruits de la nuit
Qui froisse les draps de la réalité. De la musique ? Je ne sais pas.
Elle pensait à Ochoa qui avait refusé de s’asseoir à sa table.
Cet après-midi, elle avait relu le Sermon sur la montagne
En évitant les commentaires des mots riches et pauvres.
Mais le texte devenait incompréhensible sans ces éclairages
Inspirés par la pratique de la douleur. Jamais elle n’avait souffert
Au point de crier. Elle imaginait l’effet du cri que l’inspiration
Condamnait au silence. Chambre des meilleurs d’entre nous.
Les petites misères physiologiques n’ont jamais mené personne
Sur les chemins de la parfaite connaissance des faits. Personne
N’est entré dans le royaume de Dieu par la grâce d’un défaut
De fonctionnement. Il faut une croix à la vie pour avoir une idée
Exacte de la différence. Nous imaginons, répétait doña Pilar
À des interlocuteurs patients, ce qui pourrait arriver si cela
Pouvait arriver au commun des mortels. Il arrive plutôt des corollaires
À l’héritage. Et encore, souriait-elle, quand nous sommes fleuris !
Expression qui était restée pour désigner le meilleur de la société.
Monsieur de St-Pé préférait les poésies mystiques. Il n’avait qu’une idée
Vague de la souffrance à mettre en jeu pour trouver de la joie
À la place du bonheur. Ayant épousé un jeune cadavre, il l’avait vu
Vieillir. Cette descente aux enfers n’en finissait pas. Les tangentes
Avaient souvent réduit la vie quotidienne à un ennui passablement
Existentiel. Il se souvenait des cris du texte comme on rappelle ses chiens.
— Si vous aviez rencontré don Alfonso (et elle se demandait comment
Ils ne s’étaient pas rencontrés), il vous aurait parlé du renard.
— Un renard ? fit monsieur de St-Pé. Sa femme rêvait d’un renard
Argenté. Ce n’était pas le moment de badiner. Doña Pilar Galvez
Bonachera vivait un de ces intenses passages de la pensée aux réalités
Contradictoires. Le docteur avait-il plongé le même nez dans ces verres
De baccara ? Cessons de plaisanter. Il accorda une attention courtoise
Aux propos de son hôtesse. Ses mains se caressaient sur la table.
— Un renard, dit-il, vous voulez dire l’animal ? La question étonna
La roturière. Elle décrivit un cadavre encore chaud. Il frissonna.
Les joues de la bonne femme tremblaient comme si elle se préparait
À pleurer. Elle entrouvrit des lèvres blanches. — Un renard, dit-elle,
Qui nous arrive bien mal à propos. Et elle s’élança dans la nuit.
Il la suivit. Ils entraient dans une obscurité en formation.
Elle l’avertit que le jardinier avait oublié des trous. Renard,
Trou, qu’allait-il imaginer ? Elle tourna le bouton d’un interrupteur,
Demandant si la lumière était propice à la conversation. Il appréciait
Les insectes mais pas à ce point ! Elle sembla encore courir, s’éloignant
De lui, atteignant finalement l’invisibilité. Il était sous les branches
Et fumait une cigarette. Il lui parla d’un renard qu’il avait vu
Dans une vitrine. Vu mais pas acquis. Donc pas offert. Elle vous en veut,
Dit doña Pilar du fond des ténèbres. — Vous a-t-elle parlé de nous ?
Demanda-t-il comme s’il n’avait jamais abordé le sujet. Doña Pilar
Fit une brève apparition dans le contre-jour d’une lampe. — Jamais !
Dit-elle. Il croyait voir ses bras et les épaules comme un U renversé.
— Je ne connais rien aux fanfreluches, expliqua-t-il. Elle continuait
De se soustraire à l’abondance de possibilités. Il la poursuivit
À l’aveuglette. Il rencontra des buissons habités par des êtres
Terrorisés. Une allée montait entre les fleurs. Il la retrouva
Sous un portique. Elle se plaignit de sa jambe. Souffrance des
Immatures. Ochoa n’avait pas détourné son regard de l’exploration
Qu’elle avait entrepris comme un viol. Christ. Elle pénétrait en lui
Comme dans la douceur des textes. Les femmes avaient caressé ses joues
Et les cheveux. Elles avaient ressenti une brûlure presque douloureuse.
Essaye, toi ! Elle préféra le regard. Commencement d’une persécution jalouse.
Ses mains lui obéissaient. Les pieds s’arrachaient à l’instance des cris
Retenus par pudeur. Pourquoi ne dis-tu rien ? lui demanda-t-elle.
Je t’ai entendu parler aux animaux dans la forêt. Ils t’écoutaient.
— Les femmes n’avaient jamais rien entendu de pareil. Leurs mains
Brisaient des liens imaginaires. — Les animaux ? fit monsieur de St-Pé.
Elle imita les animaux. L’obscurité multipliait les ressemblances.
Il se posta dans un angle illuminé pour observer la femme qui se donnait
En spectacle. Et Raïssa ? demanda-t-il doucement. Raïssa ? Petite garce !
Le cri de douleur traversa la nuit. Monsieur de St-Pé quitta la lumière.
Quel cri ! Quelle douleur ! Mais rien d’assez profond pour comprendre
Ce qui se passe réellement. Rien de définitif ! Voulez-vous que nous
Parlions d’autre chose ? proposait-elle en se glissant entre la nuit
Et l’homme qui la confondait avec d’autres ombres. Voulez-vous que
Nous dormions ? Elle se déplaçait avec une lenteur égale au temps.
Mais dans quelle direction ? Il arpenta le souvenir d’une allée de graviers
Et atteignit la serre chaude. Elle l’attendait. Je savais que vous me
Comprendriez, dit-elle. Il la suivit. Raïssa ! Putain ! Elle griffa
Le ciel noir. Vous ne me suivrez plus si j’ai raison ! Doña Pilar !
Raïssa ! Putain ! Vous comprendre ? Il haletait. Putain ! Putain ! Putain !
Elle écorcha une ombre, répandant la lumière d’une torche. Putain !
Me comprendre, oui ! Comprendre que je veux savoir ! Comprendre
Que les femmes ne veulent pas savoir. Comprendre que les bras d’une putain
Sont ouverts ! — J’irai où vous voulez, dit-il sans y penser. Où je veux !
Mais nous n’allons nulle part. Nous quittons les lieux de ses fornications !
— Ici ? fit-il en reluquant l’herbe obscure des parterres. — Ici !
Si vous le voyez, ajouta-t-elle et elle consulta sa petite montre
Bracelet — il est encore temps — vous qui avez tant d’influence
Sur l’esprit, recommandez-lui de parler aux hommes. Les hommes sont
Taciturnes. Ils ne comprennent pas le silence obstiné des étrangers
À leur terre. Méfions-nous de Cayetano, de son juge et de son régisseur.
Vous n’avez jamais rien écrit sur les injustices de notre temps mais
Vous imitez si bien le fil du temps, sa cohérence de chanson, justement
Le refrain dont nous vous sommes à jamais reconnaissants. Raïssa est
La petite putain dont il faut se méfier. Il y a toujours eu une petite
Putain chez les femmes, une putain en bas âge, parodie de nos désirs
Légitimes. Putain ! criait doña Pilar en montrant le poing à l’ombre
Incalculable. Des ailes se pliaient dans la nuit la plus obscure
De cette existence de femme. Monsieur de St-Pé se retrouva seul dans la rue.
Il retournait chez lui, dans sa demeure ancienne, dans son lit ouvragé
Selon le style national, dans son sommeil d’architecte du lendemain.
Du voyage, il haïssait et redoutait peut-être les trajets, préférant
Les étapes. Nul voyage n’était plus angoissant que ces simples allers
Et retours entre la demeure et l’histoire particulière des autres.
Minutes de reconstruction de ce que la conversation venait de chambouler.
Il voyait à travers les doigts de la main. Revenu dans une lumière
Propice à l’observation des détails, il ralentissait petit à petit,
Non pas pour ne pas atteindre son but mais prendre le temps d’en mesurer
L’importance. Portées des ombres sur les façades. Vanité des fenêtres
Contre quoi les persiennes secouaient nonchalamment leur géométrie
Articulaire. Excroissance de la pierre aux angles. Grimaces des envergures
De la hauteur retenue par des arcs-boutants. Sinuosité des crêtes.
Le chemin était visible dans le feuillage des eucalyptus. Portail
D’inspiration gothique. Une boîte aux lettres crachait des nouvelles
Du monde. Il ramassa un journal mouillé par les condensations et le mit
Dans sa poche. Nouvelles de cet envers du monde qui est le lieu
De l’existence. Temps passé entre l’écriture et les voix répercutées
Par les murs de l’encerclement où il se reposait d’une existence
Dorée. La nuit détaillait les déplacements. Il salua un chien gris.
Dans son lit, il avait une préférence fébrile pour les putains
Expérimentées. Il interrogeait sa petite croix d’ébène avant
De s’endormir. Dialogue de l’écrit définitif et du texte provisoire
Offert sur l’autel de la reconnaissance. Il tournait rarement les pages
Des anthologies. Des œuvres achevées s’imposaient à l’esprit.
Actes purs de toute prétention à l’exactitude. Tragédie du bonheur.
Nous finissons par ressembler aux personnages des littératures. Agonie
Sommaire avec arrêt du cœur à la clé. Une dernière souffrance avant
De s’en aller. Témoins fascinés et rapetissés par le temps qui exprime
Ses limites. Peu de mots ont franchi cette question de la seconde suivante.
Attirés par les bas-reliefs sculptés au couteau dans l’écorce des arbres,
Il déchiffrait de possibles inachèvements en lieu et place des fins
Tragiques. Il faut nourrir l’activité verbale d’éclats de pierre.
Pourquoi ne couchait-il pas toutes les nuits dans le lit de doña Pilar ?
Parce que doña Pilar limitait leurs rencontres à des conversations
Sur les moyens d’en finir avec les attirances mutuelles. Aujourd’hui,
C’est Ochoa qu’elle recrée dans le chaudron de sa misère sentimentale.
Et déjà Raïssa ouvre ses cuisses de petite putain. Nuit interminable
Des parfaits ! Il entra dans la place publique. Les chaises arrondissaient
Les angles. Son béret voletait au-dessus de sa tête. Il offrait
Un visage serein. On lui arracha quelques paroles compendieuses. Débris
D’un chant intime. Rien sur Ochoa. Rien sur Raïssa qui dormait peut-être
De son sommeil d’enfant agité par la proximité de son futur. Rien
Sur le renard. Rien sur les procès truqués. Mots du naufrage des vies
Dans les dallages et les parterres de fleurs. Mots sortis de la poche.
Il humectait ses lèvres et on lui proposait des rafraîchissements.
Il remettait à plus tard les compléments d’abus. Courtois et décidé
Au moment des trajets. Il s’observa glissant sur les vitrines. Moustache
Des Gaulois. Les éphélides avaient viré à la terre d’ombre brûlée.
Lunettes en collier. Il agitait une main désespérée dans un contexte
Parkinsonien. L’heure de sa montre était en avance sur celle du clocher.
— En ce moment, dit-il à quelqu’un, je relis les Russes. Il provoquait
Des inclinaisons faciales sur son passage. Ces Russes, quels écrivains !
Il aimait secrètement le génie des peuples. Il ne croyait pas
À l’aventure. Il décrivait des déplacements de populations.
— Je passerai demain après midi, dit-il. Demain. Des jours.
C’est en long qu’il faudrait scier le temps mais la musique exerce
Sa mauvaise influence. Poésie des glissements. Il se laissa flatter
Par un témoin de son influence sur l’esprit. L’expression était
De doña Pilar. Elle l’abandonnait souvent aux limites des prétextes.
— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !
Il ne dormait pas. Il s’endormait rarement avant la fin des conversations.
Il les entendait jacasser à propos de leurs voyages dans le temps.
Les terrains vagues s’étendaient vers la plage, tristes parcelles
De terre jaune où des murs de pierre se dressaient comme des moignons.
Cadavres d’une ancienne cité. Il comptait y construire un bonheur
De résidence d’été. Les barques pourrissaient parmi les treuils.
Troncs couchés comme des femmes nues et noires dans l’émergence
De palmiers nains. Des tas de tuiles romaines témoignaient de l’importance
Du projet. Il contemplait les couchers de soleil des photographies
Retouchées. Il avait choisi lui-même les caractères de la publicité.
La courbe des rues avait été inspirée par le sourire d’une femme
Peinte. Les camés piaillaient en marge du bonheur. Ils allumaient
Des feux de joie. Il pouvait voir les robes se déployer en ombre
Chinoise. Ponctuations de cris fragmentés en autant d’essais.
Sa fenêtre s’ouvrait le jour sur des baigneurs, la nuit sur ce spectacle
De l’attente. Le matin, les chiens de la municipalité s’activaient
Pour ramasser les seringues et les préservatifs. On éteignait les feux.
Arrivée des baigneurs. Ils garaient leurs voitures sur la plage.
Gosses trouvant des aiguilles. On ne marchait plus pieds nus.
Une guinguette s’épanouissait en chaises et tables de fortune.
Le vent amenait des odeurs de bergamote et de grillades. Quelquefois
On entrait dans sa propriété et il gueulait. Les intrus s’agitaient
En montrant à quel point il était difficile de trouver la limite
Entre le bien public et la propriété privée. Il s’égosillait.
La police ne venait plus. On le raisonnait au téléphone. Les nudistes
Défilaient dans le sentier jouxtant son jardin d’agrément.
Il souhaitait un affrontement définitif. Les plans attendaient
L’agrément des autorités urbaines. Il connaissait un ancien ministre
De l’ancien régime lui-même propriétaire des anciennes laveries de minerai.
Beau tableau de peinture au mur de son salon. Représentation des gens
Au travail contre le mur de leurs maisons. Rouge des tomates et vert
Des yeux. Verticales se rejoignant tandis que les obliques se rapprochaient
De l’horizontale. Un sardinier voguait sur les toits. Femme au cigare
Peut-être copiée sur une boîte. Prestige d’un taureau peint sur une affiche.
L’ombre d’une statuette s’agrandissait avec le jour. Rancis des angles.
Il sortait une fois par jour pour son rendez-vous avec le maire.
On les voyait prendre un café dans le bureau. Ils parlaient pendant
Une demi-heure et le Français (c’est un Français) sortait par le grand
Escalier. Il retournait chez lui. En chemin, il achetait sa nourriture
Et le journal. Il fumait le gros cigare de la boîte. Il était courtois
Et économe en paroles. Il économisait aussi sur les aumônes. ¡Tacaño !
Le maire sortait à la fenêtre et saluait les passants. Il regardait
Son hôte sans commenter sa vision du futur. Les commentaires, c’était
En d’autres circonstances et elles ne manquaient pas. Le Français
S’éloignait vers sa demeure. Il retrouvait des traces de la nuit.
Les baigneurs, nus ou attifés comme des poupées, transportaient
Leurs parasols. Il leur expliquait que le jardin lui appartenait
Comme l’air appartient à ceux qui le respirent. Lys d’argent. Un citronnier
Déployait une aile sur un carré de carottes. Des roseaux séchaient
En tas. Il interdisait qu’on s’en servît pour étendre les vestes.
Préférez les parasols ! Leurs circularités bombées coloriaient le spectre
Des couleurs en jeu horizontalement. Il comparait sa vision à celle
Des impressionnistes. Quelle différence entre l’imaginaire des fauchés
De la matière artistique et les exactitudes des habitués de l’existence
Sur un fil ! Il était réveillé par les conversations des balayeurs.
Leur brouette métallique résonnait au choc des seringues et des tessons.
Silence des capotes. Les râteaux révélaient quelquefois un bijou
Et il le voyait briller dans leurs yeux. Il ne s’interposait pas.
Au diable les bijoux des camés ! Rentrant chez lui, le matin,
Il parlait des méduses avec les baigneurs. Il portait son petit panier
De victuailles. Le goulot plastifié d’une bouteille émergeait. Queues
Des poireaux cueillis dans le Nord. Un pain gonflait la paille grise.
Consistance des choses trouvées dans le sable. Il préférait les carcasses
De crabes. Au chalumeau, il savait extraire les couleurs de la chitine.
On entrait dans le cabas avec lui. Il mangerait des crevettes avec
Une soupe de poireaux. Un enfant demandait pour les couleurs. Il avait
Un secret mais il ne voyait pas d’inconvénient à préciser que le chalumeau
Avait son importance. Outil du fabricant à la place du pinceau délicat
Des poètes. Il montrait l’endroit où le panneau publicitaire affronterait
Le vent. Ici, les fondations. Là, dans le ciel, les piliers d’acier
Et la voilure du message publicitaire. Sa petite maison avait besoin
D’être repeinte. — Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas
De lumière chez vous ! — Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil
D’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.
Je dors. Doña Pilar franchit la clôture et suivit le sentier de mâchefer.
— Pierre ! Pierre ! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous !
Il y avait pourtant une petite lueur sous les draps mais Pierre était
Discret comme l’intérieur des murs qu’on ne traverse pas. — Vous
Voulez me parler ? dit-il en apparaissant. Silence provisoire des camés.
Entrez, ma bonne amie. Et parlons de ce qui vous amène à cette heure.
Christ. De la lumière chez moi ! Pour qu’ils frappent à ma porte
En pleine nuit ! Au passage il gratta les cordes d’une guitare pendue
À un clou. Sinistre accord atonal. Doña Pilar frissonna. Il alluma
Une bougie dans un chandelier. Le ventre d’une carafe s’illumina.
Petits verres se frottant. Christ. Ce vin et nos corps. La lumière
Suivait les canaux de l’obscurité. Elle atteignait les tableaux
De peinture. Personnages nus dans les décors d’une observation sommaire.
Il était convaincu de voir ce que les autres négligeaient par paresse.
Nostalgique, il se référait à un temps qu’il n’avait pas connu. Raïssa !
Jeune putain ! Il effleurait des petits seins chargés de lait. Sa caresse
Poursuivait le désir. Les jambes comme le bouquet de deux arbres et
Le ventre, terreau de l’existence. Cette putain ! Doña Pilar avait frémi
Quand les fruits avaient changé de mains. De son côté, Pierre avait aperçu
Le vagabond en passant sur une place encore déserte. Fenêtre fermée
De la putain endormie seule dans son lit. Les persiennes se remplissaient
De soleil. Désignation matinale des lieux de la luxure. La lumière
S’épanouissait ensuite sur les façades. Doña Pilar le voyait passer
Mais elle ne se montrait pas en chemise. Exubérance des miroirs.
Pierre écouta le récit. La scène des paniers l’inspirait. Les fruits
Changeant de place, la proximité des mains cherchant à contenir la rhéologie
Du moment, le mélange parfait de deux existences. Il manquait cependant
Un modèle à ces didascalies. Christ. Puis la séparation provisoire,
L’étirement de cet instant décisif. Je suis un proxénète de la scène
De genre, proclama-t-il dans son silence. Pas assez de lumière
Pour que doña Pilar observât l’apparition de nouvelles éphélides. Elle
Ne connaissait que le visage commun à tous les Cintas. Portraits des chaises
Ayant servi jadis à l’appui de modèles soucieux de paraître conformes
À l’idée de reflet fidèle. Des croix désignaient les murs. Soleils noirs
Et blancs de la peau. Un cri de camé le ramena à la surface
De la conversation. Cette putain ! Ce Christ ! Cette journée passée
À interroger les transparences du temple. Il alla jeter un œil à travers
Les persiennes. Un feu montait dans le ciel. Des camés lançaient
Des coquillages. Le ressac envahissait les interstices de silence.
Confus, il proposait des verres tremblants et elle les buvait sans cesser
De parler. Je ne dormais pas. Il n’y avait pas de lumière dans mon lit.
Je n’étais pas un enfant. Je ne finissais pas par chercher à peindre
La réalité. Je n’étais pas cet homme finalement nécessaire au décor
De sa propre existence. Vie des Saints. Mémoire des dictateurs. Journal
D’une victime. Photographies d’intérieurs de rêve. Son index consultait
Le dos rapide des reliures alignées sur une étagère. Portée de la main.
Un fauteuil usé jusqu’aux ressorts avançait des accoudoirs égratignés.
Doña Pilar avait du mal à se détacher du détail influant son désir
De connaître l’opinion des autres sur des sujets tirés de ses observations
Quotidienne. Le vin la tourmentait. Cris des camés. Sans doute un mot
Mais elle n’en percevait pas la nature. Pierre s’efforçait lui aussi
De comprendre. Joue crispée sous l’œil rond. L’index et le majeur
Écartaient les lattes. Aucune lumière incidente. Elle luttait contre
La nausée. Qui sont-ils ? Jamais vus de près. Vu leurs ombres dansantes.
Trouvés les déchets de leurs activités nocturnes. Il arrivait après
Les employés municipaux. Question de priorité. Aucun bijou au palmarès.
Il griffonnait au-dessus des traces en l’absence de personnages. Christ !
Elle n’avait rien demandé à cette putain. — Oui, fit-il, la putain.
Les fruits, l’attente, peut-être le plaisir. Mais n’ironisons pas.
La beauté de doña Pilar réside dans son port de tête. Ne bougeons plus !
Cri d’un camé réclamant le répit. Ils avaient bien entendu cette plainte
Venant d’un autre monde. Laissez-moi respirer ! Pierre plongea ses doigts
Dans les lattes. Quelqu’un fuyait sur la plage, pieds dans l’eau. Christ.
Je ne dors pas, dit-il. Je m’éveille. J’ai dormi. Mais à quel moment
De cette existence ? Meurt-on dans ces conditions ? — Pierre ! Pierre !
Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous ! — Je n’en vois pas
Non plus dans mon sommeil d’enfant. Si vous passez du rêve à la réalité,
Ne me réveillez pas. Je ne dors plus. C’est dire si le rêve a son importance.
C’est dire que votre petite putain m’inspire. Dire que la nuit, c’est le jour
Et le jour la nuit. Je ne dis pas qu’une petite lumière n’agite pas
L’intérieur de mon lit. Frappez à ma porte si vous n’êtes pas camé.
Christ ! Cette putain m’inondait. Voyez la croissance de mon fleuve.
Dernier verre avant de retourner chez soi. Doña Pilar l’avala sans désir.
Posez votre main sur mon cœur. Là ! Christ et putain échangeant les fruits
De mon repas. Paniers d’un osier d’or. Je vois, dit-il. Il voyait
La scène comme s’il l’avait inventée. Le camé revenait en fouettant l’eau
Avec sa canne. Du seuil de la maison, on ne voyait que le feu montant
Vers le ciel. Il l’accompagna jusqu’au portail. Écoutez-les ! Camés !
Le rêve est une conséquence du sommeil comme la poésie se déduit de l’éveil.
Elle s’éloigna, belle ombre ralentie par les défauts de l’obscurité.
Elle agita le bras pour dédaigner les appels des camés. Femme saisie
Dans sa métamorphose. Combien de temps attendent-elles avant de se donner
La mort ? Il rentra. Petite froideur de l’air qui ne bougeait plus.
Sous les draps, il ralluma la lampe. Une page encore blanche. Appelez
Les démons dans ces circonstances. Les constructions de l’esprit
Ne demandent qu’à trouver le lit de l’expression. Ne pas mettre le feu
Par endormissement. Son corps se liquéfia. Camés ! Putains ! Christs
En tout genre ! Femme venue pour trouver la paix et repartie sans
Même en avoir deviné la présence tapie. Icônes à la place des idoles.
Après l’été, il participait au nettoyage des vitraux, juché sur une
Échelle. Poussière étrangement noire, boue de l’air respiré. Il descendait
En clopinant sur les barreaux à cause de sa décalcification lente.
Un quatuor imitait les voix célestes à quoi s’ajoutait l’ange trouvé
Chez les enfants. Dieu-famille. Le charpentier rabotait inlassablement
Les faces d’un lambris. Je ne serai pas ce père ! avait-il déclaré
À une enfance studieuse. Le reste n’était que l’afflux incontrôlable
Des effets. Puis tout se fragmentait dans l’âge adulte, tout devenait
Probable par éparpillement de ce qui avait été clair et parfaitement
Plan. Redouter l’espace. Mais le temps existe aussi dans l’infini
Des points. Heureusement, la vie est plus simple, plus coulante, claire
Par moments. Camés des nuits et baigneurs des jours. Je n’ouvrirai
Pas la fenêtre si j’étais sûr de regarder ailleurs. Elle demandait
Des nouvelles de son sommeil et lui cassait les pieds avec des apparitions
Prometteuses. Scène de l’échange des fruits dans son patio. Il connaissait
L’endroit. Fraîcheur des jets d’eau, lenteur des palmes, les murs
Exhibaient des coulures de la chaux. Aux angles, cette ombre plus
Descriptive que l’abondance de lumière à l’oblique des ouvertures.
Excès de perpendicularités. Le sol montait un peu au centre. Imaginez
La pluie dans ces circonstances topographiques. Une coursive sombre
Agrémentée de colonnes et d’arches induites. Les génoises se fendaient
D’un coup de crayon surpris dans un effort de parallélisme parfait.
Perfection ou irréprochabilité. Il exposait une toile blanche et traçait
Les aboutissants. Elle guettait la seconde de fragilité et il paniquait.
Voici les fruits des circonstances d’une rencontre. Panier dédoublé.
La flamme traversa le drap. Il surgit de cet embrasement retenu
Par l’exiguïté des lieux. Rien de tel n’arriverait si elle consentait
À m’accompagner au bout de la nuit. Il piétina consciencieusement
Les cendres. Les camés, attirés par la lueur et par son extinction
Subite, s’approchaient des limites imposées à leur présence. Le seuil
S’éclaira. Il ne les défiait pas. Portant le masque de sa nuit blanche,
Il niait toute trace de brûlure. Un chat ajoutait son passage aux malices
De la lune. Nuits comme un fil tendu entre soi et la pacotille. Christ.
Le panneau publicitaire semblait effectuer un vol immobile. Il caressa
Le chat comme pour démontrer l’innocuité du contexte. Ils retournèrent
Autour de leur feu de joie. Irisement des chevelures. Il trouva sa canne
Et entreprit d’arpenter les allées. Des cailloux blanchis à la chaux
Le guidaient. Les ombres pouvaient trahir sa vigilance. On ne s’enfonce pas
Dans la nuit sans prendre le risque d’une mauvaise rencontre. Dormez
Et rêvez. Ou bien ouvrez les yeux et écrivez. Mais surtout, évitez
Le somnambulisme. Préférez les cordes raides, les pentes glissantes,
Les virages dangereux. Le chat miaulait derrière lui. Il atteignit
L’emplacement de la future église. Des pieux numérotés bornaient
Cette croix démesurée. Il s’apaisait. La lune consentait à s’embraser
Un peu plus. Il distingua les gravats rapportés pour combler la pente.
Le chat ne franchissait jamais cette géométrie plane. Il disparaissait
Quelquefois et ne revenait que dans la nuit suivante. Chat hypothétique.
Le chapeau d’Ochoa était posé sur un piquet. Il dormait nu dans le sable.
Le walkman côtoyait une tête tranquille. Est-ce lui ? Il occupait
La place de l’autel futur. Vous ne pouvez pas dormir à cet endroit !
La bande magnétique se déroulait. Il perçut les chuchotements d’un concert.
Je ne dors pas. Cette nudité ! Au centre géométrique de la croix !
Ils se dévisagèrent autant que l’obscurité permettait à l’œil humain
De reconstruire l’autre. — Vous ne dormez pas parce que vous ne trouvez
Pas le sommeil ? demanda Pierre. La chemise pendait au même piquet.
Un fruit alourdissait la poche. Lune ! À la place du soleil de l’écriture !
Lune éclaire ce qui est en train de se passer sur ma propriété !
Je ne vois qu’un homme réduit au silence. Et ma petite putain
Qui s’enfuit en croyant ne pas laisser de traces ! Lune attise la surface
De ce qui m’appartient ! Qu’ils croient que je possède le feu ! Putain
En fuite dans les dunes, elle retournait d’où elle venait et l’homme
Se tenait debout comme s’il ne pouvait plus rien lui arriver.
Grillons, chouette et pneus. La nuit, cessaient le chant des oiseaux
Et la rumeur des voisins. Cessaient les cris d’enfant. La nuit en finissait
Avec cette apparence de vie sociale limitée aux soins. Nuit couperet.
Il n’était plus dans le fauteuil près de la fenêtre. On avait attaché
Un pied du lit à un piton scellé dans le mur. Ses poignets pouvaient
Se toucher, saisissant en général l’inhalateur d’eucalyptus. Nuit mesurée.
Une heure après la tombée de la nuit, il pivotait et sa tête se retrouvait
À la hauteur de la lampe éteinte pour l’occasion. On l’allumait le matin,
Pour écarquiller les yeux et elle pénétrait dans la matière cérébrale.
L’été, mais aussi vers la fin du printemps et au début de l’automne,
On laissait la fenêtre ouverte. L’angle inférieur droit était encore
Divisé par des pans de toitures. Une crête d’arbre montrait ses oiseaux.
On lui avait coupé les jambes parce qu’il était fou furieux. Ou bien
Il avait perdu la tête parce qu’il avait perdu l’usage de ses jambes.
Grillons bavards ! Je connais tout de vos modulations. Nuit surpeuplée.
Il se hissait contre l’ombre, sentant l’effort de la colonne vertébrale.
Une chouette dialoguait avec ses proies. Rien de sinistre cependant.
Une attente qui se concluait par une autre attente. Alba serena.
Des pas demeuraient sans objet. Il se nourrissait de cette cadence.
Pendu comme un jambon à une potence, il guettait les apparences.
Voici un piéton pressé d’en finir avec le jour encore vivace.
Des fenêtres descendaient, guidées par une arête verticale. Un volet
Claquait à intervalle précis. S’il se met à pleuvoir, nous fermerons
La fenêtre. Il haïssait les jours de pluie. Dans son obscurité tenace,
Le compresseur vibrait. Un pendule de sérum s’immobilisait. Temps
D’une accélération propice aux visions dantesques. Un personnage
Travestissait le voyage intérieur. Parallèlement, il voyait la réalité
Dans une fenêtre. Pneus sur l’autoroute. Incessants trajets de l’utile
Et de l’agréable. Les phares brouillaient les pistes. Le jour de la Vierge,
Ils fermaient la fenêtre à cause de l’affluence. Tu ne dormirais pas.
Il ne dormait pas. Son corps était à l’œuvre d’une observation fébrile.
Ses sens se rejoignaient sur le terrain des perceptions. Combien de temps
Peuvent durer ces calvaires immérités ? Ils injectaient la nourriture
Et se taisaient. Il pouvait voir les épaules des passants si son corps
Agissait sur le corps. Il voyait des épaules pressées. Continuant
Son ascension le long du piquet de la potence, il découvrait la nuit
Telle qu’elle lui était déjà apparue, une nuit égale, une ressemblance
Poussée. Des remontées de chile provoquaient des contractions douloureuses
Du visage. Vous n’avez pas fait ? s’étonnait quelqu’un au réveil.
Il vit passer doña Pilar abritée sous un châle. Elle marchait dans
Des espadrilles. Mais le vent oblique ne rapporta pas l’odeur. Le vent
Se laissait envahir par la nuit et il finissait par ne plus rien
Rapporter. Vent-chien fatigué par un usage excessif de la fidélité.
Doña Pilar était pressée. Elle se hâtait toujours la nuit, venant
De sa maison ou y retournant une ou deux heures plus tard. Le vent
Gémissait sous elle. Couché le vent ! Et l’odeur de rose et de poivre
Ne montait pas. Il s’étira jusqu’à la douleur. Elle allait n’importe où.
Il ne savait rien des petits secrets des uns et des autres. Rien d’autre
Que l’odeur de leur passage si le vent n’était pas en laisse. Son coude
Saignait sur la tranche du pied de lit. Il confectionna les divers
Bourrelets destinés à amortir les appuis. Torsions des draps, de la chemise.
Il agissait autant avec les dents, répandant l’odeur acide de sa salive.
Le vent se coucha enfin. Doña Pilar glissa dans l’obscurité des orangers.
La chouette couina, indécise. Quelle est la dimension des victimes ?
Il trouva tous les points d’appui habituels. Son corps s’affaissa à peine.
Passage de l’exercice à l’expérience. Les courroies cessèrent leur cri
D’alarme. Il aperçut le haut de son crâne dans le miroir qu’ils élevaient
À la limite connue de son regard. Il n’avait jamais poussé plus loin
L’analyse du visage. Par crainte, peut-être. Ou doutant que la nuit
Fût une assistante loyale. Plus tard, peut-être. Ajoutons cette distance
À la relativité des révélations futures. — Rien fait ! Vous allez gonfler
Comme une montgolfière ! Rires travaillés à la fraise. Étau-limeurs
De leur affection. Il remettait aussi à plus tard le récit de sa souffrance.
Le miroir s’obscurcissait ensuite. Ou il n’y pensait plus. Un passage
De la rue à une destination inconnue venait d’éveiller son attention.
Il suivait les grillons dans leur mesure. Le vent nichait sur le trottoir.
Le visage blanc de doña Pilar s’apparentait à un masque de carnaval.
Le châle subissait les conséquences des coups de talons portés sur
La chaussée. Mollets blancs aussi, pointus comme des doigts, cisaillant.
Il s’immobilisa à cause d’un cliquètement de la machine. La nuit
Exagère. Assise sur le vent qui se laisse caresser, elle portait la femme
Vers son obscurité. Sans souffrance, cette disparition. Comme s’il était
Possible d’espérer. Il traversa la douleur de l’étirement sans un cri.
Elle disparaissait. Bien sûr, elle reviendrait de ce voyage provisoire.
Sans le vent. Comment imaginer partir, même pour revenir et continuer
De réfléchir aux conditions d’une disparition qui ne porterait pas
Son nom. — N’en parlez pas, Jean ! Je vous en supplie ! Taisez-vous !
Pourtant, en invitant le vent à ne plus se prendre pour un chien.
Imiter le vent homosexuel, sa trajectoire de spirale, chapeaux des femmes
Arrachés aux chevelures décoiffées, doigts sortant du pare-brise,
Train des couchettes aux vitres embuées, gel des souliers un matin
De rentrée des classes, les glissades des enfants, les couvertures tirées
À soi, livres aux illustrations faussement tolérantes, discussions
Des patios tandis que les enfants exploraient le trou d’une serrure,
Pêle-mêle du vent couché comme un chien, pot-pourri des passages anonymes,
Reconnaissance d’un visage ou d’un style, vent ramassé par les mains,
Où aller ? D’où revenir ? Qui imiter sans risquer de s’approprier les pensées
Au détriment de la forme ? Lenteur et non pas immobilité. Doña Pilar
Disparut. Plus rien dans la rue. Un rectangle de lumière signalait
Une fenêtre aux volets clos. Gouffre d’une entrée dont le portier
Étincelait. Les grillons reprirent leur marche, houloulant la chouette
Et rapides les pneus sur l’autoroute. Rétablissement sur deux jambes mortes
Ou plus exactement tuées. La vie se ferme quelquefois au lieu de s’achever.
Le chien qui passait en pissant les murs n’était pas le vent. La lune
Était la lune en attendant d’être le soleil. La nuit la nuit. Le jour
Le lendemain. Le sommeil l’insomnie. Pas de réveil à la source. Retour
Des autres en fanfare. Qui étais-tu ? Point de pivotement de la question.
Il s’en éloignait malgré les efforts de mémoire. Le temps se rapetissait
Jusqu’à l’expression et de l’expression à la clarté de la conversation.
Ochoa passa au bras d’une donzelle. Elle secouait une chevelure intense.
Il n’était donc pas le pédéraste que je m’étais imaginé en écoutant
Le témoignage des autres cet après-midi. S’il n’avait reconnu la fille,
Il eût imaginé un travestissement pour continuer d’imaginer. Ochoa
Et la fille, Raïssa peut-être, se hâtaient vers la porte d’un hôtel.
La potence des solutions nutritives s’inclinait dangereusement.
Ils s’embrassèrent. Quelle valeur peut-on accorder à un témoin qui consomme
Des produits hallucinogènes ? Langues agitées de sensations exactes.
Le vent remuait la queue. Quelle est la différence entre le plaisir et
Le plaisir ? En général ils ne répondaient pas à ses questions. Ils éludaient
Les exactitudes. La conversation devenait obscure pour qui n’en possédait
Pas la clé. Grillons verbeux ! Laissez la chouette jouer avec ses focales !
Raïssa, si c’était elle, mais il n’en connaissait que le vol d’hirondelle,
Se laissait emporter. Ochoa, Christ d’un jour, et Amour de la nuit,
Guidait une créature conforme à sa recherche d’un double palpitant
Comme un organe extrait au cours d’une dissection pédagogique. Je suis
Ce devin de l’instant suivant. Grillons du texte ! Le vent s’intéresse
À vos fourreaux ! La potence se pliait dans le sens d’une explication
Qui serait inévitablement demandée à la première heure. Ne pas penser
À cette réplique. Maintenant, les corps s’imbriquent. Il pouvait voir
Son visage noir dans le miroir, tête penchée pour gagner un fragment
De distance. La longue-vue avait été confisquée suite à une plainte
D’un voisin de façade. Il regardait quelquefois dans les verres. Le vent
Se recroquevillait dans les pieds des amants. Traduis demain ce que tu vois
Cette nuit. En texte carré comme une fontaine. Ils fendaient les chemises.
Sillons des surfaces. Des organes se conjuguaient. Je suis ce voyeur
Sans optique. Chouette ! Transportez-moi dans des lieux moins propices
Aux solutions. Le col-de-cygne hantait l’obscurité, courroies pendantes
Aux boucles indéchiffrables, comme un animal en cours de métamorphose.
Ils graissaient les cuirs troués par leur soin. Pneus ! Noyez mon chagrin
Dans vos effets sonores. Ochoa continuait d’explorer les fissures blanches
De la chemise qu’elle lui donnait comme préfiguration de la dernière
Fraction de seconde. Il jetait des regards rapides dans les abîmes de la rue.
Grillons jacasses ! Vous n’arrêtiez pas de grillonner. À deux, vous peupliez
La nuit de sarcasmes adressés à la stagnation des lits. Grillons poissons
Des rigoles activées par les mictions des somnambules. Raïssa gémissait
Ou commentait sa lente dépossession des seins. Une injection de Mescal
Ajouta un premier miroir. Il glissa le long de la potence et se perdit
Un moment dans la complexité-spectacle des motifs de la tapisserie.
Les grillons maintenaient une certaine cohérence. La chouette se taisait.
Si l’influence des pneus vous empêche de penser à autre chose, nous
Vous proposons ces écouteurs dernier cri de la technologie « Surface
Intermédiaire ». Toujours mettre quelque chose entre soi et le monde.
Évitez la poésie et autres effets du texte. Ils remplaçaient d’office les
Rétrécissements de la focale par la planéité des images et la mesure
Des divertissements musicaux. Mescal, personnage à la fois convenu
Et secret, lisait des vers anciens, assis au bord du lit comme sur la berge
D’un canal d’eau verte. Ochoa, moins sonore, occupait l’aplomb de la nuit.
Raïssa, ou une autre petite putain, supprimait les intermédiaires.
On découvrait un corps connaisseur des pratiques érotiques. Cette nudité
Vainquait la timidité naturelle des immobiles. Ochoa donnait l’exemple
En pénétrant dans la putain, à l’image du Christ descendu de la croix
Sur les épaules de ses amis. Chouette, perce l’œil de mes solutions !
Le livre que Mescal tenait entre ses mains se multiplia et sa voix
Traça un contexte de grille. « Que dis-tu à la fidélité des autres
Qui en savent plus que toi sur l’existence d’un monde meilleur
Que celui que tu as voulu quitter en retournant la violence contre toi ? »
Mescal descendit. Les fleurs pourrissaient sur le dallage du parvis.
Il interrogea la nuit pendant une minute. La fontaine s’éteignait.
Ensuite il s’humecta le visage et continua son chemin. Calme des grillons.
La nuit, il ne dialoguait avec personne. Il rencontrait des gens pressés
De sombrer corps et âme dans leur intimité. Connaissant le chemin
De mémoire, il ne craignait pas l’obscurité et s’amusait même à fermer
Les yeux en traversant les rues. Faciles façades de mon village ! Impostes
Comme des têtes de poissons coupant la surface d’une eau tranquille !
Arcs et ogives ! Il paraissait glisser sur les choses sans les toucher
Et elles ne renvoyaient aucun signal de réalité. Soupiraux des bouteilles !
Des chats grattaient aux carreaux. Il tapait du pied pour les effrayer
Mais aucun son ne résultait du pavé. Angoissante, cette réduction
Au silence et peut-être à l’invisibilité ! Il croisait des chiens dociles
Et les suivait jusqu’aux limites raisonnables de la cité historique.
Le vent égratignait ses joues. En se hâtant un peu, il arriverait
Peut-être quelque part. Il fallait lutter contre la fatigue des membres.
Il ne volait pas les bicyclettes oubliées contre les murs. Il se contentait
D’en faire tourner les dynamos. Il éprouvait du plaisir à comprendre
Les mécaniques de chaque instant matérialisé. Il aurait ouvert le ventre
Des horloges publiques s’il avait eu la patience d’emporter avec lui
Une échelle. À l’entrée de l’hôtel, le portier ne clignotait plus.
Il entra la clé dans la fente verte. Le haut-parleur grésilla. Grillons,
Ne recommencez pas à déplacer les fréquences ! C’était bien la clé !
Bonne nuit, monsieur Mescal ! Voix automatiques des systèmes de reconnaissance.
Il frémissait à chaque expérience d’effraction. La porte s’ouvrit.
Le hall d’entrée était éclairé par des plinthes fluorescentes. L’escalier
Mécanique émit une vibration, comme si son système de reconnaissance
Était capable de faire la différence entre une véritable présence humaine
Et un personnage né de l’imagination. Mescal se régalait de ces moments
Où les systèmes s’approchent de l’erreur mais il n’avait jamais provoqué
Que des débuts de fonctionnement. Clac ! Un moteur envoyait un signal
À son condensateur. Il monta par l’escalier. La minuterie de l’éclairage
Échappait au contrôle des systèmes. Il décomptait mentalement, arrivant
Devant la porte à la seconde précise où l’interrupteur recevait le signal
Du relais. Cloc ! — Mais vous n’êtes pas celui (ou celle) que j’attendais !
Il ne répondait rien et entrait sans y être invité. Chambre morose
Où l’esprit en proie au désir ne trouve pas la sérénité nécessaire
Pour matérialiser les produits de la réflexion. Il buvait un verre
En observant les changements infimes des objets confinés dans l’espace
Retrouvé. — Je ne pensais pas venir ce soir, dit-il. Vous attendiez
Quelqu’un ? Le drap était plié à l’équerre, ce qui n’était pas de son goût.
Comment ne pas haïr ces manies obscures de l’autre ? — J’attendais
Le Christ. Elles attendent l’homme par qui la croix est arrivée. Femmes
Faciles ! Un chat de porcelaine griffait l’air d’une lampe. — Plus tard ?
Fit-il comme si ce projet était inconcevable dans les conditions de secondes
Actuelles, vous n’y pensez pas ! Il caressait du bout des doigts le dos
Des coquillages incrustés dans le couvercle de la cassette. — D’ailleurs,
Ajouta-t-il avec une nuance d’ironie, cet argent est à moi ! Il aimait
Le rougissement de honte. Vous ne pouvez pas savoir à quel point
Cette honte est véritable ! Honte de la femme surprise en flagrant délit
D’hypocrisie sexuelle. Il lécha une pierre précieuse entre les seins.
Il descendit. Chemin à l’envers. Il croisa Ochoa qui sifflotait en regardant
Le ciel. Raïssa remontait un bas, pied calé sur le rebord d’une fenêtre.
— Je suis pressé, dit-il en passant. Je suis toujours pressé de me couper
Les veines du poignet. — Pourquoi ? demanda Raïssa qui le connaissait un peu.
Il descendit encore. Il allait vers la mer, voyait de loin les émergences
De l’ancien parc à crustacés. Doña Pilar avait retroussé le bas de sa robe.
Christ. Il remarqua les traces de dents sur la petite croix d’argent
Qu’elle portait au cou. — Je suis pressé, dit-il. Elle ne s’arrêta pas.
Il la regarda entrer dans les roseaux. — Je ne peux pas être seul
À ce point ! Il emprunta un chemin de planches, croisant les pédalos noirs
Et les façades des guinguettes. Christ ! s’écria-t-il en apercevant
Les premières vagues. Ma vision s’achève sur un constat d’échec !
L’aiguille atteignit un point d’infiniment petit. Circulation lente
D’un nouvel afflux. Il s’agenouilla. Le sable était mouillé. Je n’ai
Jamais été aussi loin ! Mais c’est encore un échec. La lune dénaturait
La surface. Impossible de traverser l’infiniment grand. Mon esprit
Se refuse à cet exercice. Selon moi, il faut retourner l’arme contre soi
Pour avoir une idée de ce qui est en train de se passer sous nos yeux.
Mais que peut un personnage contre les immobilités mentales de son créateur ?
Voici les cris qui réveillèrent Françoise Garnier dans la nuit
Qui commençait : — Putain ! Ton père a honte de toi ! Comment te pardonner !
Comme si nous avions besoin de ça ! Je ne veux plus te voir dans cette maison !
Cris de femme. Pepa avait prévenu madame Garnier : — Vivre à côté
De la maison des anarchistes est un véritable calvaire mais Françoise
Avait signé le bail de location en souriant. Des anarchistes ? Une bande
À Bonnot ? Pepa avait vérifié les paraphes en expliquant un peu la situation
Et Françoise Garnier était rentrée dans son domicile provisoire en se disant
Qu’il n’y a rien de pire que les cris des enfants et les conversations
De poivrots pour perturber son inspiration. Elle redoutait aussi les bruits
Qui réclament toute l’attention pour être identifiés. Dans ses oreilles,
Vivaldi susurrait les harmonies d’un être réductible au contrepoint.
Elle laissait la fenêtre ouverte en face de son écritoire. Quelquefois,
Un détail lui inspirait une autre insignifiance. Elle assistait au coucher
De la lumière en observatrice des surfaces, peu soucieuse des relations
Et des implicites. La nuit devenait plan. Elle s’endormait si l’horloge
Cessait de marquer le temps, ce qui arrivait invariablement si elle
Avait trop mangé au dîner. Pepa, qui s’occupait aussi du ravitaillement,
N’écoutait que la raison de la langue. Ses plats de charcuterie embellissaient
Une table chargée d’un lendemain plus proche de l’idée qu’elle avait
Du plaisir des femmes. Une cigarette achevait le tournoiement par un arrêt
Aussi brutal qu’inattendu. N’écrivez pas sur les gens, conseillait Pepa
À celle qui revenait sur des évènements lointains avec la minutie des mantes
Au repas conjugal, « elle » se voit toujours autrement. Idée centrale
Des agacements de Françoise. Une goutte d’encre, vieux principe, maculait
La bouche entrouverte de l’étrangère. Vous êtes seule ? lui demandait-on
Quelquefois comme si on pouvait ignorer que tout le reste de la famille
Avait sombré dans la mer suite à un virage mal négocié. Elle revenait
En adulte. La route avait changé et le rocher de Saint-Patrick s’était
Amenuisé, conséquence de l’érosion ou des travaux d’élargissement du virage.
L’enfance sait. La maturité continue avec le sentiment de pouvoir y arriver
Avant la mort. Vieille, elle eût eu une œuvre, même relative, à opposer
Au temps compté. Pepa considérait les plumes cassées avec compassion.
Acier des plumes de l’enfance, or des plumes d’adulte, transmutation
Des métaux qui figurent le temps. Une coulure embrase les derniers instants.
Putain ! Je ne veux plus te voir ! Christ ! La rumeur disait la vérité !
Françoise se pencha à la fenêtre par-dessus les géraniums, petits seins
Dans la végétation mesurée des balcons. Il y avait de la lumière chez
Les anarchistes de la maison d’à côté. Un rideau sortait dans la rue,
Queue des phénomènes intérieurs. On entendait la plainte de la putain.
S’expliquait-elle comme on tente de le faire devant ses juges pour échapper
À un châtiment exemplaire ? Françoise attendait le premier claquement du fouet
Sur cette chair encore marquée par le plaisir. Gouttes d’encre
De mon ancienneté, jalonnez mes dérives ! Ils punissent la femme déroutante.
Ils s’en prennent aux petits cailloux du chemin, aux épines des têtes curieuses,
À la pertinence d’un moment d’expérience. Gouttes d’encre buveuses
De papier, décrivez l’attente et la fin, limitez le vocabulaire pornographique
Et la phraséologie des procéduriers. Gouttes semblables à toutes les gouttes
De sang humain, ne jaillissez pas, coulez ! Je suis dans l’antichambre
Du récit. Nuit pliée. Mes gouttes suivent les pliures de ma propre peau.
Petite putain inattendue, je ne t’ai pas non plus devinée. Putain novice
Et si proche de la vérité de l’instant. Femme du Christ ! Pourquoi pas
Un androgyne traversant notre imagination comme solution à notre angoisse
Présomptive ? Putain ! Je vous avais prévenus ! Chassez cette plaie
Au lieu de chercher à la refermer ! Premier coup de fouet, premier écho
De la peau qui nous sépare, première audience du plaisir retourné comme
Un gant. Cette putain fermait la bouche comme un taureau blessé.
Françoise avait éteint la lampe. Une goutte d’encre finissait d’influencer
Sa langue. Voulez-vous que nous changions de conversation ? Pepa haïssait
Les rebondissements sur les plans inclinés de la réalité. Sortir ensemble
De ce périmètre de jardin. Pas un portrait d’homme sur les murs. Un paysage
De mer et de rochers, trop évocateur. Pepa conseillait à la boniche
De laisser la poussière se déposer sur le sous-verre. Opacité d’une attente
Si différente de celle qui vous amène ici plus de vingt ans après les faits.
— Nous irions cueillir les fleurs de cet automne si doux. — Venin
Des simulations. Leurs bicyclettes dressées dans les thuyas. La mer
Ramenant des trouvailles. Nous irions visiter des ruines évocatrices.
Embruns des ailes. Qui est cette putain ? Entre l’enfant et la femme,
Cette putain du Christ ! On entendait doña Pilar raisonner facilement.
Cuir des fouets passagers, on ne vous aime pas assez. Les cris sortaient
D’une autre bouche. Petite putain mise au monde pour détruire ma vie
De femme ! Cuir des lanières et du manche. Si vous passez devant chez moi,
Entrez. Mon patio est exemplaire. Vous montrerez vos seins à un carré
De ciel. Voici la colonne des tristes. Enjambez les rehauts. Traversez
Les transparences. Buvez les traces. Cuir et gouttes. Vous punissiez
L’enfance achevée pour donner une leçon à la femme future. Cela n’arrive
Pas à toutes les putains. Mais toutes les putains n’atteignent pas cette
Perfection. Toutes les putains ne sont pas les putains qu’on imagine !
La lumière de leur patio s’éparpillait dans la nuit verticale. Dilution
Des étoiles à cet endroit du ciel. Françoise monta un étage et se retrouva
Dans la galerie. Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte
Dans les toits, pensa-t-elle en s’installant dans les craquements
D’un fauteuil. Les cris de la dispute n’avaient pas perdu leur intensité.
On entendait les répliques furtives de la putain. Le fouet cinglait.
Quand les autres descendent dans la rue, moi je monte dans les toits !
Fuites imitées de l’enfance. À Paris, ils possédaient un toit. Zinc
Des moineaux. Elle repérait les traces discrètes de l’acide. Paris
Broui. Quand vous reviendrez, n’oubliez pas mes cartes postales ! Paris
Plagié. Vous habitez Paris ! J’ai lu un tas de choses sur les poètes !
Paris des imposteurs. Le toit appartenait plutôt aux fusillés, aux
Décapités, aux pestiférés, aux morts de faim, aux putains nécessaires
Comme un mal, aux candidats, aux consommateurs, aux élus, à la gouaille,
Aux terrasses, aux entrées officielles, aux injustices flagrantes
Et aux délits supposés, Paris, vous comprenez, c’est loin maintenant !
Putain ! Les cris s’espaçaient, diminuaient, devenaient étroits comme
Un entrejambe, ne portaient plus aussi loin dans l’esprit à l’écoute
Des drames quotidiens. Putain ! Ma honte ! Demain ! Les jours suivants !
L’oubli qui ne s’installe pas ! La dernière seconde d’amertume ! Et toi
Encore vivante pour témoigner de ma souffrance ! Petite putain ! Ta mort
Ne me consolerait pas ! — Avec Pepa, elles parcouraient les plages infinies
Et les zones agricoles plastifiées. Ruines des tours et des remparts.
On trouvait de l’ombre et elle était occupée par des nudistes. Polopos !
Personne ne lui demandera donc de cesser de crier ! La nuit atteint
Son milieu. Je ne dors pas. La putain est dans son patio, tournoyant
Entre les vases. La lumière montait et se diluait. Rideaux extraits
Par une aspiration du dehors. Elle entendait les agissements des palmes.
Un oiseau piailla, dérangé par le faisceau qu’elle promenait sur l’air
Noir. Montez si vous vous sentez malheureuse. Raïssa escalada le mur.
Elle la retrouva dans le jardin. Visage mouillé des petites putains
Surprises en flagrant délit de commerce avec les hommes. Elle offrit
Son bras. Vous saignez, dit-elle en posant un doigt sur une plaie de la joue.
Ses griffes ! — Je n’ai pas vu ses yeux, dit Françoise. Elle poussa la putain
Dans l’obscurité d’un salon qui sentait l’encaustique. Photographie
Panoramique de Paris. Elle frotta doucement l’allumette contre la pierre
D’un angle. Ce n’est rien, les griffes des animaux qui vous jugent. Venez !
Un miroir reproduisait leur rencontre. Si vous regardez attentivement
Ces femmes, vous verrez à quel point l’homme est étranger à leur beauté.
Petite putain ! Quinze ans ! Seize ! Beau visage de la passion pour les formes.
Je ne te ressemble pas. Elles visitaient le miroir. Putain ! Où es-tu ?
¡Madre ! Cette putain s’est envolée ! J’ai oublié de lui arracher les ailes !
Claquement des portes, déchirures de rideaux. Des babouches traînaient
Sur le pavé du patio. Attendons le silence. Il finit toujours par s’imposer
Aux pipelettes. Françoise augmenta la lumière en agissant sur la tirette.
Petite putain ! Tu voulais tromper ton monde. Ils le tueront. Tu as toujours
Su qu’ils tueraient tout ce que tu touches de la pointe des seins.
Encore un peu de lumière. Voici tes yeux. Petite déchirure de la paupière.
Ses griffes ! Elle fond sur toi si tu te prostitues. Possession des enfants !
En quoi consiste le trésor des parents ? Mange les friandises que j’offre
Aux petites douleurs des boursouflures et des griffures. Mange dans ma main.
Qui est-il ? Pourquoi cette passion soudaine ? Cet abandon public ? Cette faute
Capitale ? Ne pense plus aux toits de Paris et reviens avec moi sur le fil
De ton histoire. Petite putain qui ne regrette rien. Dis-moi ce que tu sais
De lui. Je ne te trahirai pas. Christ ou amant ? La croix ou le couteau ?
Choisis ! Putain aux petits seins ! Petite chatte griffée par l’animale
Qui te possède encore ! Le miroir est approximatif. Mes yeux sont plus
Fidèles. Cesse de penser à ton Paris prospère ! Voici la chair de l’enfance !
Sang séché des joues. Cheveux défaits. La chemise s’ouvrait sur un dos
Interminable. Quelle animale t’a possédée à ce point ? Petite putain !
Voici le silence. Je te l’avais promis. N’as-tu pas acquis cette habitude
Du bonheur ? Orbite des passionnés. On ne s’éloigne guère de l’instant
Propice. Reviens avec moi si les putains sont pardonnables. Dehors,
L’humanité s’apaise comme un animal vaincu par la fatigue du voyage.
Passage des chiens. La lune coupée par l’angle d’une tour posée
Sur une poussée volcanique. Le chemin est visible par reflets de schiste.
Pepa sera jalouse, je la connais ! Cette fois elle m’emmènera jusqu’au rocher
Fatal. Elle ne dira rien mais nous y serons. Eaux profondes d’un instant
Dont j’ignore la durée. Les putains jalousent-elles les amoureuses ?
Que sais-tu des animales ? Petite souffrance de ta surface. Elle ne pénètre
Jamais. Elle atteint l’extrémité des nerfs, fouaillant l’air humide
De tes cris. Qui suis-je ? Un seul mot, s’il te plaît ! N’ouvre pas la bouche
Pour autre chose que ce mot qui te brûle la langue. Miroir à deux faces !
Abîme des dos-à-dos. Voici l’instant que ma promesse s’étonne de te donner
Encore. Coulures des lys envahissants. Lointains des fenêtres. Prostitution !
Mère ! Je retrouverai cet instant ! Ce n’est ni le plaisir ni la tranquillité !
C’était le bonheur, je le sais. Ce sera mon pied de nez à cette mort
Qui conditionne vos discours aux filles. — Et Raïssa se penchait
Pour déverser sa haine dans le patio voisin. Françoise Garnier se tenait
À l’écart, indécise et souffrante. Le scandale s’épanche à une vitesse
Croissante. Des persiennes se soulèvent sur des chambres obscures.
Vous ! dit Raïssa en se tournant vers Françoise qui revient dans la réalité
Avec des précautions d’enfant fautif, ne lui ouvrez pas la porte !
Elle monte ! Et Françoise dit qu’elle ne peut plus rien, elle le dit
En français pour ne pas être comprise. Raïssa tourne la clé au paneton
Brisé. Cette clé ! Plus rien ! Nous ne sommes plus seules. Les personnages
Reprenaient corps. Plus haut ! dit Raïssa en montant vers la terrasse.
Françoise la suit, lente et facile. La porte du dôme n’a pas de clé.
Raïssa voit les patios, les pentes, les éclats de verre des fenêtres,
Elle reconnaît cette topographie que l’enfant franchissait naguère
En conquérante du voisinage. Raïssa ! Putain née d’une honnête femme !
— Vous avez forcé ma porte ! — Le monde appartient à ma vengeance ! Raïssa !
La mère, en chemise, fondait sur les ombres de la terrasse. Oiseau
De malheur ! Ce n’est pas toi que je poursuis ! Et la chouette se déplaçait
Sur un fil. Cette porte, dit la mère, vous la lui avez ouverte ! La chouette
Atteignit l’arête de la cheminée. Les cheveux de Raïssa brillaient
Sous la lune. Putain ! On ne va jamais plus loin que la mort ! Françoise se
Penche dans la rue. — Je ne sais pas quoi faire ! dit-elle à un passant
Immobile. — Ce n’est pas la première fois, dit-il. Françoise revient
Au milieu de la terrasse. La chouette s’est envolée. Raïssa a le vertige.
Si elle tombe, pense Françoise, ce sera un accident. Raïssa tombe
Et c’est un suicide. La mère lance son cri contre la nuit. Françoise
Descends, ouvre les portes, ne les referme pas, cherche la rue, le passant,
Le corps de Raïssa qui se plaint d’une douleur lointaine. — C’est
Un suicide, dit le passant. Françoise s’arrête au bord de la flaque
De sang. Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. En haut, la mère
Fait des signes dans le ciel. On ne l’entend plus. Raïssa voit l’autre
Monde par intermittence. Elle veut en parler mais le sang envahit
Sa bouche. Petit taureau de combat, l’épée a bel et bien transpercé
Ton cœur d’adolescent. Jean ! Pepa ! Felix ! Pilar ! Cayetano ! Guillén !
Flores ! Alfonso ! Gérard ! Pierre ! Femme de Jean ! Enfants de Cayetano !
La grand-mère paralytique était sortie sur le seuil, incrédule. Raïssa !
Petite putain ! Françoise se mit à attendre la fin du drame. Dans l’ombre,
Elle mesurait ce temps accordé aux personnages présents et en route.
On poussait la chaise de la mémé vers le lieu dramatique. Raïssa trempait
Dans son sang. Elle voyait l’autre monde. Pas un mot sur Ochoa selon
Les témoins interrogés plus tard au procès. Don Felix arrivait justement,
Suivi de don Alfonso qui renseignait les gens sur les limites de son métier.
Descendez, doña Cecilia ! conseillait-on à la mère qui continuait d’adresser
Sa supplique à la nuit exemplaire. Descendez ! Votre fille a besoin de vous !
Elle ne descendait pas. Elle habite ma maison, pensa Françoise. Cecilia !
Cria la vieille qui conduisait son chariot à coup de canne, poussant
Sur le pavé de toutes ses forces. Cecilia ! Raïssa ! Mes filles ! Françoise
Souffrait. Votre maison, disait don Felix et doña Pilar le tirait par
La manche pour qu’il se tût. Oui, ma maison, ma terrasse, mes voisins
De patios et de toitures. Ma tranquillité. Mes recherches. Pepa qui dort
À l’autre bout de la nuit. Elle me promettait l’indifférence, le superficiel,
Une traversée de l’horizontale, des rencontres furtives, une attente
Des éphémères de la vie en terre étrangère. Fragile, elle ne cessait
De reculer, repoussée par la maison dont la vieille franchissait le seuil
En réclamant de l’aide. Cecilia ! Pas toi ! Françoise s’échappait, attirée
Par le silence qui pèserait désormais sur sa connaissance du personnage
Sacrifié ce jour-là à l’imagination. Doña Pilar s’interposa. — Françoise !
Que s’est-il passé ? — Rien, dit Françoise. — Où est-il ? — Qui est-il ?
Françoise ouvrit les mains de doña Pilar, y enfouissant ses propres mains.
Ochoa ! cria don Felix comme s’il venait de le voir. Mais ce n’était
Que la question adressée à son régisseur. Don Guillén revenait de la nuit
Passée à piéger les renards. Il ne pensait plus à Ochoa. Christ ! s’écria
Doña Pilar. Françoise mit le pied sur une imposte et se hissa contre un mur.
La nuit glissa ensuite sur elle. Mon jardin ! Elle n’avait pas été loin.
Mais le silence était consommé. Elle but à l’aveuglette une eau rapide.
— Je serais Jean si Jean n’était pas Mescal. L’eau coulait sous elle,
Intolérable. La nuit se finira sans moi ! déclara-t-elle à l’obscurité.
L’eau cherchait les capillarités de son corps. De quel autre monde
Faut-il chuter pour en finir enfin ? Ils quitteront ma maison avant
La fin de la nuit. Maison désertée par les personnages de la vie réelle.
On peut être enfin seul si les suicides ne laissent pas de traces.
Ravissement à l’idée que Pepa serait la première à l’apprendre.
Il était trois heures dans la nuit quand Ochoa aperçut le toit
De sa maison. Pas de lumière sous le porche. Ochoa vivait seul.
L’éclairage public n’atteignait pas la clôture de son jardin.
Il ne se hâtait plus. Dix minutes le séparaient de son lit.
Il couchait dans la couverture. Sa laine était mélangée de débris
Contractés par l’usage des sols. Des éclats de coquillages,
Aussi minuscules que possible, appartenaient maintenant à ce musée
Des errances. Il avait conservé le vaquero et la chemise, ayant plié
Le vaquero dans la chemise et roulé la chemise au bout d’une ficelle.
Nuit nue, me voilà ! Je n’appartiens plus à la terre. Voici mes bêtes
Dans un enclos, silencieuses les bêtes héritées de l’habitude
Et de la résignation. Elles le regardaient à travers les planches.
Nuit nue, me voilà ! J’ai parcouru le court chemin qui me sépare
Des autres et je n’ai trouvé qu’un instant de plaisir. Voici mes arbres
Fruitiers, mes amandiers, mes oliviers et mon âne patient qui attend
Toujours. Nuit nue, me voilà ! Ma cheminée ne fume pas comme en hiver.
Voici mon bois coupé et mon séchoir. Un chien qui ne m’a jamais
Appartenu me regarde rentrer dans ma demeure. Un chien que j’ai toujours
Connu. Nuit nue, me voilà ! Voilà de quoi je suis propriétaire. Voici
L’infini et le néant. Et encore le frémissement des bêtes qui s’assemblent
Pour assister à mon retour. Voilà la nuit nue et mon corps itinérant.
Il suivait le chemin, se fiant aux phosphorescences. Les talus montaient
Dans le ciel comme des échines. Homme nu au travail d’un déchiffrement
Des graphismes. Il passa au-dessus de sa maison. L’âne s’était déplacé.
Puis il descendit. On ne descendait pas longtemps. Cela se passait
Lentement, toujours de la même manière, ne rencontrant que des différences
De détail, un ravinement supplémentaire, la disparition d’un relief,
L’excroissance d’une racine longtemps immobile, presque morte, jaillie
De la paroi ou crevant la pierraille. Si j’étais seul, pensa Ochoa,
Je n’existerais pas. Comment exister si personne ne peut vous recréer ?
La remise, près de l’âne, était traversée d’une ombre plus claire.
On voyait l’établi et la brouette renversée comme un hanneton pris
Au piège de la vitesse. Le chien prenait des précautions infinies.
Il n’entra pas tout de suite. Il jeta son baluchon sous la vigne hirsute
Et contempla la terre montant sans limites vers les sommets enneigés.
Il n’écoutait plus le concert depuis que la mer avait disparu derrière
Les jaillissements volcaniques. Il avait acheté une provision de piles
Et quelques cassettes vierges. Un peu de tabac aussi, roulé en cigarettes
Fines comme le blé en herbe. Le chien prétendait se faire caresser.
Ils ne l’avaient pas poursuivi longtemps. Il avait atteint la limite
De leur propriété et ils n’avaient pas franchi cette infime différence.
Ils avaient attendu longtemps, immobiles sur les talus, agitant les torches.
Il s’apaisa dans les tranchées d’un fleuve, peut-être le même fleuve
Qu’il pouvait voir quand les bêtes s’aventuraient au-delà de la propriété.
Des saignées de gypse plongeaient dans le néant des fosses. Il était perdu.
Sans le chien, il s’égarait souvent. Il ne connaissait pas le chien
Comme le chien connaissait la complexité de cette géographie des biens.
Le chien semblait aimer sa seule compagnie. Il le nourrissait
S’il y pensait. L’âne était mieux traité. Il croyait le connaître.
Il connaissait son goût immodéré pour les fèves et pour les poignées
D’une fleur qui n’avait pas de nom mais que les abeilles visitaient.
Les arbres mouraient comme des personnages de tragédies. L’herbe revenait.
La pluie détruisait des agencements qui n’avaient plus d’utilité
Et le vent menaçait d’emporter tout ce qui avait perdu un sens.
Il n’y avait pas si longtemps, il était moins seul, en proie au désir
Mais pas si seul, pas si abandonné. Le fauteuil continuait d’exister,
Avec ses coussins qui sentaient l’urine, avec une autre couverture
Qu’il donnerait à l’âne ou au chien un de ces jours, aux poules peut-être.
Le fauteuil formait une ombre compliquée sur la terre battue
De la galerie, compliquée aussi par la vigne traversée de lune et de soleil.
Il y avait eu des moments d’un réel bonheur de la conversation quand
On évoquait le passé. Il connaissait par cœur la généalogie de ce sang.
Il se souvenait même de certaines présences, à table, devant la cheminée,
En route vers les hauteurs, sous les arbres, en ce temps-là le fleuve
Coulait en hiver, une canne témoignait de cette eau, pendue à un clou
Sous les solives de châtaignier. Un fusil rouillait sans sa crosse.
Les verres avaient cette opacité de la paresse et de l’attente, des verres
Qu’il traitait avec nonchalance, les remplissant rarement de vin.
Les linges de la cruche pourrissaient sur un roseau tendu entre les murs.
Nuit nue ! Mes mains s’accrochaient à des réalités furtives dont mes yeux
Voyaient la profondeur verbale. Je n’étais pas si seul, pas si désespéré,
Il n’y avait pas tant de choses à regarder sans en comprendre la nécessité.
Nous ne savions pas grand-chose les uns des autres. Nous ne savions rien
De la capacité de chacun à reproduire l’autre avec une fidélité de miroir.
Nous regardions les biens avec la tristesse de ceux qui ne s’enrichiront
Plus. La nuit couchait dans les objets familiers avec l’insolence
D’une jeunesse éternelle. Par-dessus les haies de roseaux, les niches
Du cimetière renvoyaient des reflets de lettres d’or. Montez, roseaux !
Montez encore d’un mètre ! Je ne veux plus voir ces constructions hâtives.
Croissez jusqu’à l’impudeur ! Que je ne vois plus cette grille de parois !
Et le vent ! Ne transporte plus ces parfums de femmes en deuil !
Jadis, à part quelques soldats partis en conquérants ou en légionnaires,
On finissait dans ces échiquiers, concessions durables jusqu’à l’oubli
Inattendu, étonnant qu’on finisse aussi par oublier les détails absolus.
L’enfant croissait dans les eucalyptus et les pins, découvrait du haut
Des murs, éprouvait sa vitesse au contact des chemins, l’enfant s’étourdissait
Au lieu d’apprendre plus que ce qu’on exigeait de ses mains, enfant
Donné faute de pouvoir lui enseigner la richesse. Rien que cet enseignement
M’aurait sauvé de l’épuisement et des mauvaises postures. Je ne pense plus,
Disait l’adolescent à l’aïeul enfoui dans le fauteuil pissé de son attente.
— Tu seras soldat ! prédisait le Mathusalem qui avait connu ce désir de partir
Pour être riche ou intelligent. Il évoquait des visages obstinés, soldats
Et commerçants, un poète qui écrivait des chansons, un marin qui entretenait
Des femmes, et des bergers, beaucoup de bergers et de cueilleurs de fruits,
Des hommes qui avaient changé de décor et qui n’avaient pas trouvé la force
De revenir dans ces conditions d’une humiliation bien compréhensible,
Bien compréhensible. L’enfant croissait dans ces existences lancées
Comme des pierres de l’autre côté du canyon, n’atteignant pas l’autre côté
Mais prometteuses malgré tout de cet écho parfait. Il y avait d’autres
Enfants. On trimait. C’était il n’y a pas si longtemps, Francisco Franco
Bahamonde flattait l’épaule du roi futur après l’avoir fait sauter
Sur ses genoux. Le portrait retouché du Caudillo figurait en bonne place
À l’église, avec son accompagnement de petites fleurs et d’ex-voto
Punaisés dans le bois dur et opiniâtre des lambris. D’où venait cette
Humidité ? De quelle profondeur, de quelle cavité parallèle ? Les enfants
Se poursuivaient sous l’influence des regards. Tu seras soldat, voulant
Dire qu’il n’était pas doué pour le commerce et que l’aventure réservait
Le combat et les reconstructions à l’homme en butte avec ses origines.
Intelligent, ils t’auraient proposé l’apprentissage de la menuiserie
Ou de la maçonnerie. Tu guidais les ânes sur l’aire de battage, les pieds
Dans les fèves dures, salué par des filles rugueuses, mordu des chiens.
Monsieur Fabrice de Vermort a pris possession de la maison un an après
L’engloutissement de Beñinar. Il avait touché une grosse indemnisation.
Ils ne donnèrent rien à ceux qui n’avaient perdu que le panorama, ceux
D’en-haut, les pasteurs. Ils montèrent pour faire des promesses électorales,
Plus tard. Ils payaient les cierges, pensant à relier le cimetière au réseau
Électrique pour donner une lumière automatique et pallier le nombre
Décroissant des vieilles qui entretenaient le feu mémorial. Des automobiles
Paressaient sous les pins. Ochoa pouvait les voir revenir ou simplement
Découvrir ce qui restait de tangible. Sur le mur d’enceinte, des affiches
Électorales firent bientôt leur apparition. ¿Por quién ? ¿Y porque ?
Fabrice de Vermort apportait régulièrement des fleurs à des hypogées
Surmontées de chapelles aux toitures d’ardoise. Il écrivait l’Histoire,
Ce n’était plus un secret pour personne et on le surprit même à s’en vanter
Quand il avait caché cette oisiveté à des autorités plus perverses encore
Que les marchandages de la démocratie. On le rencontrait à l’office,
Flanqué d’une femme et d’un domestique. La femme sentait bon et le domestique
Était rapide comme un oiseau. Fabrice de Vermort écrivait dans un carnet
Relié de cuir rouge. Il copiait aussi le nom des fleurs. Il ne voyait pas
D’inconvénient à montrer son écriture parfaitement géométrique. Il badinait
Avec les autres femmes et poussait les hommes dans les marges. Aux enfants,
Il souhaitait de bonnes études. La femme souriait et le domestique raflait
Les chapeaux des filles. Ochoa résidait légèrement au-dessus. Les maisons
Des pasteurs étaient vieilles comme le monde. Elles étaient entourées
De terrasses de pierres. Poussaient des amandiers et des oliviers. Ochoa
Possédait un oranger régulièrement pillé par les touristes. — Vous devriez,
Conseillait monsieur Fabrice de Vermort qui avait de l’influence, creuser
Vos idées. Ochoa creusait avec une pelle pointue comme un couteau. Creuser
La nuit dans le lit et le jour avec le soleil qui harcelait sa pensée.
Il creusait comme le lui conseillait Fabrice de Vermort, creusant nuit
Et jour pour ne rien perdre du temps précieux qui filait comme l’argent.
Depuis quand était-il seul ? Il n’y avait plus d’ânes à acheter au marché
De Berja. On achetait des chiens et on s’amusait avec eux comme on s’amuse
Avec ses proches. Pisseux les coussins du dernier signe de vie familiale !
Y dormait un chat robuste comme une femme. Il réussissait quelquefois
À caresser cette âpre tête. Voici ma demeure et mes animaux ! Voici le bien
Cadastral ! Et voici la Renaissance de la physique universelle réduite
À un lopin de terre suffisant pour nourrir son homme et éventuellement
Sa femme si elle n’exige que le bonheur. Souvent sur le point de forniquer
Avec les chèvres, il jaillissait dans la poussière d’une immensité
Capitaliste. Nuit nue ! Les bêtes dorment avec la même inquiétude. Le monde
Est désirable et je m’enfuis ! Mais je reviens chaque fois plus humilié
Et la terre possédée depuis toujours me renvoie à des travaux de survie.
Un peu de soleil sur l’herbe mouillée, il n’en fallait pas plus à Fabrice
Pour retrouver le fil du plaisir de vivre. Il aimait les talus de l’hiver
Et les talwegs fleuris de coquelicots. Le passage furtif d’un animal
Le rendait euphorique. D’autres identifications fébriles peuplaient
Son imagination de promeneur intranquille. On entendait sa canne bleue,
Canne des pastels, chercher le meilleur du chemin pour y laisser sa trace.
Cette nuit-là, tandis qu’Ochoa remontait, lentement déjoué, Fabrice
Sortit de chez lui pour installer sa lunette d’observation. Un coin
Privilégié, entre l’aire de battage et la ruine circulaire d’un moulin
Qu’il n’avait pas connu. Le ciel plombait. Son domestique portait
Les instruments. Une femme en chemise scrutait le ciel derrière un rideau.
Plus bas, un feu mouvementait un paysage d’arbres et de murailles.
Ils préférèrent s’asseoir et fumer, l’un ses cigarettes à bout doré,
L’autre une vieille pipe qui lui brûlait la langue depuis qu’il avait vu
Du pays. Ochoa marchait, nu et désespéré. Le chien l’avait rejoint.
Il gratta plusieurs allumettes contre un pilier, illuminant chaque fois
L’intérieur misérable de la galerie. Il secouait la lampe contre son oreille.
Fabrice cessa d’attiser son tabac, rejetant nonchalamment la fumée
Sur l’épaule du domestique qui le jouxtait. La lampe s’alluma. Ochoa
Vissa une clé dans une porte grise. Le chien s’était couché et reluquait
La couverture jetée sur l’autre. Le baluchon pendait maintenant à un clou.
— Nous l’interrogerons demain, dit Fabrice. Le domestique aimait
Les interrogatoires velléitaires de son maître. Il mordillait le bec
De sa pipe sans y penser, bec de cuivre si sensible qu’il ne s’était jamais
Brûlé les lèvres. Ensuite, il fallut bien admettre que la nuit n’était pas
Pas favorable aux observations cosmologiques. Fabrice n’avait pas ouvert
La carte, monde en formation avec un retard d’une observation sur son esprit
D’aventure. Le domestique envisageait des ports crevés d’étoiles. Il était
Dans le secret sans en comprendre la profondeur verbale mais il reconnaissait
Des pans d’une réalité visitée par la mémoire. — Vous oublierez le jour
Où nous saurons de quoi il retourne, promettait Fabrice en fouillant
L’intimité des talus. Ils condamnaient la femme au silence des cheminées
Ou à la solitude sans sa petite voiture de sport. Ochoa n’aimait pas
Ce voisinage. Ils arrivaient à l’improviste, chargés quelquefois d’un enfant
Criard qui ameutait des oiseaux fascinés. L’enfant surgissait des murs
Et l’esprit d’Ochoa, recueilli au contact de l’herbe mouillée ou d’une
Pierre particulièrement amicale, giclait comme la chair à saucisse
Dans le boyau. Promis à la haine des enfants depuis qu’ils avaient disparu
Tragiquement de sa vie, Ochoa fécondait le génie des apparences.
L’enfant dormait peut-être. Ochoa entra et ferma la porte. Il avait oublié
D’éteindre la lampe ou simplement il la laissait allumée pour signaler
Son retour aux habitants résiduels. Fabrice nota que le chien dormait
Déjà. Le chat avait pris possession du fauteuil. On entendait les bêtes
Contre les planches. Plus bas, le feu continuait de dinguer avec les arbres.
Le domestique attendait un signal. Sa pipe était suspendue dans un air
Saturé d’insectes. — Pouvons-nous d’ores et déjà imaginer cette conversation ?
Demanda Fabrice à ses mains. L’une écrivait ce que l’autre dictait.
— Il sait ce qui s’est passé aujourd’hui et nous désirons ce texte
Plus que tout. Le domestique frissonnait dans sa fumée. Il pouvait voir
La fenêtre derrière laquelle Ochoa tentait de retrouver le sommeil perdu
La nuit dernière au cours d’une crise de désespoir. Il était témoin
De cette éruption du tragique à la surface des tranquillités relatives
De l’hiver, talus perlés comme des vins de fête, coquelicots retournés
Comme des filles légères, exubérances des éjaculations nocturnes,
Réduction commentée au néant. Ochoa avait crié sa douleur avant de traverser
La nuit inclinée. — Vous en savez tous plus que moi, avait déploré
Fabrice à l’aurore tandis que la femme se renseignait auprès de son
Domestique. Il avait passé la journée à se lamenter. L’absence d’une pièce
À sa composition le réduisait à des hypothèses flagrantes. La femme
Se montrait distante s’il occupait toute la place et le domestique
S’agitait comme les feuilles des arbres. Fabrice s’était approché
De la maison mais le chien s’était posté au milieu du chemin comme
À l’entrée d’un enfer qu’il n’appartient qu’aux poètes de visiter.
Maintenant, le même chien se maintenait entre le sommeil et la nuit,
Comme un funambule à quoi s’ajoutent les balles d’une jonglerie éprouvante
Pour le guetteur des illusions d’optique. Heureusement, des bouffées
D’orangers tournoyaient. Fabrice se remplissait. — Il n’y a rien
Comme ces persistances, fit-il remarquer à celui qui l’accompagnait
Quelquefois aux limites de l’incertitude. Rien comme cette durée
Des intrusions. Nous sommes sur le point de changer les données primitives.
Je reconnais le texte là où d’autres découvrent la théorie la plus probable.
Reconnaissez mon utilité. Je vous supplierai presque de m’écouter
Alors que le temps menace de ne pas jouer en ma faveur si je mens.
La nuit continue, la nuit marquée d’une pierre blanche, nuit franche
Comme une surface d’eau dormante à peine déplacée par des courants
De fond, la nuit continue malgré l’apparente interruption du drame
Que la mort explique enfin. Thomas Folle s’éveilla à cause des animaux.
Ils grattaient le sol. Pas de rideaux à la fenêtre, de nuit comme
De jour, et les insectes s’en donnent à cœur joie, pillant les
Contenus, souillant les surfaces, et l’air crie de leurs ailes.
Folle luttait contre d’autres réalités moins tangibles. Dehors,
Le vieil autocar de marque Berliet abritait une colonie de chats.
Sa toiture crevée était surmontée d’un paresseux penché comme
Un habitant des couloirs, que le vent heurtait, que la pluie
Nourrissait. Les chats miaulaient toute la nuit et le jour Folle
Les apprivoisait. Ils aimaient ses restes et se les disputaient.
Il n’intervenait pas dans ces disputes de griffes. Il alimentait aussi
Des oiseaux noirs et un chien qui répandait son odeur. Un portrait
De femme remplaçait une femme disparue dans des circonstances tragiques.
Folle avait assuré pendant trente ans la liaison entre les villages
De la côte. Au volant, il évoquait des temps heureux à quoi le plaisir
N’était pas étranger. Il portait quelquefois le nom de sa mère, une
Galvez, mais il l’effaçait si la douleur devenait trop exigeante.
Folle est un nom de pays, assurait-il à ses voyageurs de courte durée.
L’autocar était tombé en panne à cause d’un incendie du moteur. Au début,
Il avait aimé cette retraite. Il attendait les pièces de rechange
Avec une sérénité de baigneur. Il avait reçu ensuite un courrier
Lui indiquant que les pièces dont il avait un besoin urgent n’existaient
Plus. Pendant un mois, il avait visité les autres concessionnaires
Pour discuter de l’adaption d’un moteur. Il avait tracé des plans
Et tout prévu. Mais la fatigue l’a surpris à la fin d’une journée
Passée à recalculer une rentabilité douteuse. L’autocar gisait
Dans l’allée bordée de pins. Il balayait l’intérieur et lavait
Les vitres. Il détestait l’odeur d’huile cassée mais il eut beau
S’échiner à décrasser l’acier mordu par le feu, elle persistait
Et atteignait le seuil de la maison où il avait l’habitude de s’asseoir
Pour regarder la fin de la journée sur les jardins. Il relisait
Les lettres de Renault Poids lourds mais la poésie avait sa préférence.
Il aimait les vers de Péguy et de Saint-Pol Roux mais les explications
De Renault Poids lourds revenaient et il s’acharnait à composer
Des réponses argumentées. À la banque, ils avaient estimé la maison
Et conclut qu’elle ne valait pas le prix d’un moteur et des travaux
Planifiés. Les chats entrèrent parce que les joints de la portière
Étaient pourris depuis longtemps. Ils dormaient sur des sièges crevés
Et scotchés. Folle les aima tout de suite. Il les connaissait depuis
Des générations mais il n’avait jamais songé à les approcher d’aussi près.
Il leur parla pour la première fois un jour de pluie et d’orage.
Ils tremblaient. Il découvrait la peur des animaux, peur facile
Mais tranquille. La pluie s’acharnait sur une toiture dont il découvrait
Aussi les sonorités. Il actionna l’essuie-glace et se laissa rêver
En regardant bleuir la façade de sa maison. Il pensa à la difficulté
De rassembler toute cette vie passée à traverser la réalité des autres
Pour oublier les conclusions de ce qui n’avait jamais été qu’une autre
Vie. La tourmente vrillait le paysage et les chats ne se disputaient plus.
Conscient de vivre les commencements d’un quatrième acte de sa vie,
Folle pleura. L’enfance était presque oubliée ou en tout cas il n’y pensait
Que pour se rendre compte qu’il était incapable d’en renouveler
La chronologie. La vie heureuse n’avait pas duré assez pour échapper
À la fragmentation d’un récit du désir. Trente ans de voyage circulaire
N’étaient que la répétition invariable d’un croisement de générations.
Maintenant il s’arrêtait pour de bon. La maison était restaurée
Et il possédait de bons placements. Il souffrait un peu du cœur
Mais qui n’en souffre pas après cinquante ans de cigarettes et de
Vin ? Il marcherait. C’était un beau projet, ces promenades dans la contrée.
Il connaissait les routes et les chemins. Il était entré dans toutes
Les maisons à un moment ou à un autre du temps que la vie réserve
Aux autres. Il s’était nourri du produit des jardins et des champs.
Il avait mangé la chair des animaux et bu leur lait. Il ne regrettait pas
D’être revenu pour changer de vie. Il ne la changerait plus sans doute
Mais il ne se passerait plus rien d’aussi tragique à part peut-être
La douleur du départ définitif. Il ne dédaignait d’ailleurs pas
L’idée de faire tomber le rideau lui-même. Putain de coup de fusil !
Ce dimanche, comme tous, il avait entendu parler d’Ochoa et au lieu
De hausser les épaules en prenant connaissance des visions de doña Pilar,
Il avait souhaité rencontrer le vagabond prometteur. Ochoa ? Le fils
De Rodrigo qui vendait ses mandarines dans les parkings des supermarchés ?
Celui qui a mis en vente sa maison et les terrains attenants ? Cet Ochoa
Qui reniflait les pneus de l’autocar quand il pistait ses animaux ?
Folle avait cherché à le rencontrer mais il n’avait pas osé frapper
Au domicile de doña Pilar qui était sa cousine. Il avait croisé Raïssa
Et reniflé son odeur de pipi. Sur la place, un brocanteur vendait
Des chansons et des posters. Il avait préféré cette conversation
Aux approfondissements rhétoriques. Il avait fini par perdre le fil
Par quoi tenait la rumeur. Christ ? — Vous devriez acheter un âne
Ou un Lambretta, don Tomás ! Il montrait la semelle de ses sandales
Et on riait. Il achèterait une auto. Madame de Vermort possédait
Une Porsche et elle ne dédaignait pas sa compagnie de connaisseur.
Ce soir-là il y eut une pluie de gouttes qui éclaboussèrent la façade
Comme des éphélides. Poussière rouge de l’Afrique ! On aurait dit un sang
Annonciateur. Il se prosterna dans la nuit, à peine sorti sur le seuil.
L’autocar étincelait, carreaux sans reflets mais cernés d’ombres.
La pluie ne dura pas. Il promena le faisceau de sa lampe sur les tavelures
En forme de taches d’encre. Une rigole avait amorcé une sonorité
Sous les arbres puis du bassin avaient surgi des insectes terrifiés.
Impossible d’échapper à ces interruptions du sommeil malgré la prise
De soporatifs. Paradoxe des rencontres un moment confondues avec
La réalité. Des étendards claquaient sur les jardins, renvoyeurs d’éclats
Lumineux. Le dernier pétard avait provoqué la fuite définitive des oiseaux.
Il toucha les coulures sur la chaux des murs. Glaise des ciels d’automne.
Les personnages persistaient. Il haletait encore. Un verre de vin
Ne suffit jamais à le tranquilliser. Les branches enfouissaient la lune,
Terre haute. Pourquoi pas un monde plan ? Il esquissait des projets
De vacances. — De quoi te plains-tu ? dit la voix. Il marcha dans l’allée,
Fouettant les fleurs avec le tuyau en caoutchouc. La chemise était ouverte
Et il se sentait sale. L’autocar s’embrasa facilement. Il recula.
Quel feu ! Il dut reculer jusqu’au seuil. Le feu créait un vent tournoyant.
Quelle lumière ! Il n’en voulait rien perdre. La rareté des phénomènes
Provoqués par un grattement d’allumette le poursuivait depuis l’enfance.
— Promets-moi de ne plus mettre le feu à la forêt ! Il promettait avec
Des grâces de fille, tirebouchonnant sa quéquette en sucre. Feu et lumière
D’une idée de la chaleur et de la combustion. Promets-moi ! La forêt
Embrasait des arbres tremblants, tortillons de couleurs. Je te promets
De ne plus chercher à te surprendre au saut du lit. Pompiers harassés.
Il pataugeait dans les flaques en attendant. La nuit se finissait.
Mais il n’avait jamais atteint les hauteurs de cette enfance appliquée.
Il n’y eut pas d’autres études. Un peu les poètes, mais par goût. Poètes
Peuplant. Leurs lieux le déroutaient quelquefois. Que vaut un esprit
Qui ne franchit pas les limites imposées par l’imagination ? Cette nuit-là
L’angoisse l’avait vaincu. Il aspira le mazout et le répandit sur les sièges.
L’autocar s’alluma, éclairant une colonne verticale de fumée noire
Qui semblait ne pas se terminer au contact du ciel. À quelle hauteur,
Le ciel, et à quel moment, l’air qu’on respire ? Une patrouille de gardes
Civils franchissait les ornières. — Tu avais promis ! Il avait toujours
Recommencé, souvent pour détruire, rarement par pur plaisir du feu.
Le 4x4 entra dans le jardin. Un garde inspecta la maison, en sortit,
Fit le tour, exigeait que l’autre manœuvrât la voiture pour diriger
Les phares dans sa direction. Don Tomás ! L’autocar s’affaissait. Le feu
Me maintient à la surface des choses. Le garde le trouva dans l’allée,
Prostré comme un mortifié, le visage tavelé par la pluie. Le feu gagnait
La cañada du lit voisin. Les pompiers étaient déjà à l’œuvre. Expliquez
Ces circonstances ! — Je n’expliquais rien. Le temps passait tandis qu’ils
Attendaient le diagnostic ou le verdict. — Des brandons rebondissaient
Sur le toit de la maison. Ils le menottèrent à la poignée d’une portière.
Un pompier examinait le fond de ses yeux. — Que voyez-vous à part mon
Pinceau de lumière ? On s’éloignait sensiblement. Il regarda à travers
La vitre. — Regardez où je vis depuis des années. Je n’arrive à rien.
— Ce n’est pas une raison. Ou bien : C’est de la folie. Vous ignoriez
Ce détail de mon existence ? On devrait porter l’enfance plutôt que son nom.
Qui êtes-vous ? — Je suis cet enfant, là ! Et d’enfoncer le doigt au bon
Endroit du personnage qu’on est devenu à force d’apparences. L’autocar
Se rapetissait dans les flammes et les roseaux communiquaient leur feu
Aux herbes folles du lit. Comme il court, le feu que j’ai donné à cet instant
Précis de ma vie ! Ils l’emmenaient au diable et il s’apaisait. Sur la route,
Des ombres s’agitaient au passage de la voiture. Ne montrez pas votre
Visage ! — Quel visage ? Le mien ou celui du pyromane ? Il tira la langue
Pour montrer le feu du mazout. Interrogez-vous, braves gens, sur ce qui
Arrive à l’autre quand le feu s’en mêle. Ils croisèrent les poursuivants
D’Ochoa. — Le fils de Rodrigo qui proposait ses mains à des touristes
Amusés ? Les hommes entretenaient le feu de leur lampe, surveillant
Les mèches et les jauges. Ochoa ? Le Christ ou ce marginal halluciné
Qui possède uniquement ce qu’il tient de sa race ? Ils montèrent à l’assaut
Des hameaux, se tassant dans les voitures et le 4x4 des gardes civils
Fermait le convoi avec Folle sur le siège arrière, fébrile et fasciné
Par le déroulement de ce temps qui n’était plus le sien mais celui
Que le feu imposait aux autres. Le canyon laissait entrevoir sa profondeur
Dans les virages. Les phares illuminaient les récents éboulements.
Fabrice de Vermort ne dormait pas. Il se joignit à l’hallali en serviteur
Du Réel. En haut, la lampe indiquait qu’Ochoa était chez lui. On arrêta
Les véhicules sur la route, tous feux allumés. Folle, menotté comme un
Larron, trottinait derrière son gardien. Qui parle ? demanda-t-on à l’encan.
On mesurait les influences. Don Felix, en sa qualité double de poète
Et de magistrat, leva sa canne et frappa sur la porte. Ochoa surgit
Comme quelqu’un qu’on n’attendait plus. — Il a tué son chien, le chien
Cristobal ! — On ne peut pas condamner celui qui tue son chien. — Mais
Ce n’est pas mon chien ! — À qui appartient ce chien ? La canne de don Felix
Souleva les babines du cadavre qu’on venait de jeter à ses pieds. — Je
Ne l’ai pas tué non plus, déclara Ochoa. Don Felix planta le bout de la canne
Dans la terre du seuil, juste à côté de la pierre. Cristobal ? À qui
Appartient ce cabot ? La canne s’enfonçait dans la terre et tournait.
— Nous ne sommes pas venus pour ça, dit quelqu’un. — Pourquoi alors ?
Dit Ochoa. Sa chemise était ouverte et laissait voir son thorax osseux.
Homme brisé par les os, il imposait un nez grossièrement planté entre
Les yeux. Joues traversées de coups de couteau. Ses mains semblaient
Soutenir le linteau. Toi ! dit une voix. Et Ochoa dit : Moi ! Fabrice
S’excusa longuement par-dessus l’épaule de don Felix. — Tu as mis le feu
À ta maison ? demanda Ochoa. Folle montra ses chaînes. Ça vaut quelque chose,
Une maison, dit Ochoa, et personne n’a le droit de la sacrifier au désir
Des autres. Sa main disparut un moment puis revint avec le fusil. L’autre
Main contenait déjà une cartouche. Je n’ai jamais tiré sur un être humain,
Dit-il en manœuvrant le chien. — Moi non plus, dit Folle sans parvenir
À amuser les autres. — Toi ! répéta la voix. Voix de femme. Ochoa dévissa
La mollette. La lampe inondait son visage de lueurs bleues. Moi, dit-il
Comme s’il acceptait qu’on le désignât. La canne de don Felix avait fini
De limer la terre. Moi et qui ? demanda Ochoa. Je n’ai jamais volé personne.
Qui se plaint de moi ? Quelle femme que je n’ai pas connue ? Montre-toi !
Je veux avoir le plaisir de te voir encore avant de m’expliquer.
— De quoi est-il mort ? demanda don Felix en désignant le chien. — Mort,
Rien de plus, fit Ochoa. Son orteil souleva les babines puis retourna
À la terre, la limant. De quelle femme nous parles-tu ? dit Fabrice.
Folle toucha le chien. Pas de sang. La maladie. La vieillesse. Je l’ai
Toujours connu, dit Ochoa, celui-là ou un autre. Maintenant partez !
Le fusil lança une gerbe de feu qui traversa la vigne. La bouche d’Ochoa
Contenait trois autres cartouches. Il en chargea une autre, tranquillement.
Quatre, dit-il. Sa mâchoire tremblait. C’était une voix de femme, dit-il.
Les mains de Folle se frottaient dans un jet de terre. Frotte ! Frotte !
Une femme ? dit don Felix. Il en extrayait une de sa clique. — Je le
Reconnais ! dit-elle, mordant le foulard. Le canon cracha encore dans la vigne.
Trois, dit Ochoa qui n’avait pas réussi à les faire reculer. Trois hommes,
Prévint-il. La vigne déchirée s’était réveillée et maintenant les insectes
Tournoyaient. Les mains les chassaient de la surface des visages. Fabrice
Posa un pied sur la murette. Sa pipe envenima l’air tiède de la nuit.
De quoi te plains-tu ? demanda don Felix à la femme. Elle se mit à pleurer.
Don Felix se pencha sur cette bouche blessée. — Que dit-elle ? dit Ochoa.
Toi ! dit Folle qui s’amusait de la tournure tragique du rassemblement.
Ochoa contempla la cendre que l’incendiaire répandait sur les autres.
On ne détruit pas sa maison s’il s’agit d’en finir. Il faut partir plutôt
Et ne pas chercher à revenir. D’où reviens-tu avec ce temps faussé
Par les péripéties du voyage ? Vends ta maison à d’autres mains et pars !
L’infini est circulaire mais pas au point de te ramener chez toi. Ignore
La critique des agents immobiliers et vends ta maison à l’étranger
Qui possède de belles mains de travailleur. Montre l’endroit le plus agréable
De ta terre à ce nouveau venu et commence le voyage interminable
De la gravité relative. Nous ne sommes que cette graine de partance,
Cette promesse d’enfant battu, ce renoncement à l’héritage. Nous ne détruisons
Rien. Nous parcourons l’ineffable et le dicible avec des yeux de vieillard.
Quelle femme me fera changer d’avis ? Cette putain ou ma mère ? Regarde-moi !
Le fusil vomit sans tuer personne. Deux ! Une pour toi, une pour moi.
Le temps devient précis. Mais sans unité de mesure. Regarde-moi et parle !
Qui suis-je ? Ma tête ou mon sexe ? Choisis ! Le moment est pathétique,
N’est-ce pas ? — Des phares illuminèrent la façade autour d’Ochoa.
C’était doña Pilar qui arrivait en taxi. Flores l’accompagnait, à peine
Coiffée. Folle reconnut Françoise Garnier et la salua en rougissant.
— Tu es folle ! dit doña Pilar à doña Cecilia. Ce n’est pas cet homme !
— Qui alors ? demanda don Felix comme si on venait de lui confisquer sa balle.
Qui ? grogna doña Pilar. Vous me demandez qui ? Êtes-vous aveugles à ce point ?
Deux coups de fusil trouèrent la vigne. Zéro ! dit Ochoa. Et il referma
La porte sur lui. Il n’avait pas oublié de visser la molette de la lampe.
Dans une lumière diminuée, les femmes se signèrent presque furtivement
Et le chauffeur de taxi demanda si c’était bien raisonnable, tout ce chahut !
À la fin de l’été, les Buganvillas étaient désertés et le jardinier
Vidait la piscine et taillait les mandariniers. Elle assistait
À la mise en place de sa propre solitude. Le jardinier s’assurait
Qu’elle possédait encore la clé de la grille d’entrée et que la serrure
Fonctionnait toujours. Il revenait chaque semaine pour l’arrosage
Et les petits travaux planifiés à quoi s’ajoutaient de menus gestes
Qu’elle lui demandait d’accomplir. Il aimait la compagnie de cette
Vieille dame solitaire qui avait été belle et qu’on croyait cultivée
Dans le terreau d’ancêtres parfaitement identifiés, traces arables
Qu’elle entretenait avec une minutie d’historienne. Ses livres,
Qu’il voyait de près quand il montait chez elle pour régler les radiateurs,
Entretenaient le personnage dans le bocal de la fin de la vie.
Il montait chez elle seulement puisque tous les habitants étaient partis.
La chaudière s’éteignait quelquefois et elle se plaignait à l’agence
Chargée de la gestion de la résidence. Il graissait les gonds de la grille
Sous les yeux inquiets de la vieille femme. Elle parlait somme toute
Assez peu, se contentant même souvent de l’interroger sur sa famille,
Quand elle savait pertinemment qu’il n’avait pas de famille à lui,
Étant par ailleurs prisonnier de collatéraux qui se disputaient les biens
Anciens. Elle détestait sa manière de soigner les rosiers. Ils en parlaient
Si un pied crevait. Il arrachait le cadavre de ce qui avait été une fleur
Exquise et elle lui adressait toutes sortes de reproches injustes.
Il la surprenait si elle s’était abandonnée à la contemplation.
Les mandarines étaient amères et belles. Le patio, avec ses circularités
De terrasses, se remplissait de soleil ou de pluie. Elle prenait
Possession des lieux à la fin de l’été. Comme elle en avait la seule
Clé désormais, il sonnait à la grille une fois par semaine et attendait
Qu’elle eût fini de s’arranger devant un miroir qu’elle brisait
Si l’angoisse l’avait réveillée avant le carillon électrique.
Il est si tôt, disait-elle en lui donnant la clé. — Vous devriez
Sortir un peu, conseillait-il sans y penser. Il ouvrait la grille,
Remontait dans sa camionnette, se garait sous un mandarinier tiède
Ou mouillé, et elle était déjà en train d’examiner l’état des plates-bandes.
Comment peut-on vivre sans au moins un peu de cet avenir à changer ?
Elle ne se plaignait pas. Elle renvoyait la réalité des jours au seul
Spectateur de son existence. L’été, elle avait toutefois partagé
De menus plaisirs avec des revenants aux croissances d’enfants.
Elle aimait les femmes au travail du couple reproduit avec des fidélités
De tradition. Les enfants perturbaient son propre labeur mais elle
S’en nourrissait. Les hommes, eux, lui appartenaient et ils agissaient
Comme des souvenirs revus et corrigés par les mots mêmes qui lui venaient
À l’esprit au moment de les approcher. La fin de l’été annonçait
Une autre attente. Elle se soumettait aux signes de l’automne avec
Un peu d’humilité et beaucoup de jalousie. Elle n’avait jamais agi
Autrement. Le jardinier reprenait son importance de visiteur exact
Aux rendez-vous qu’elle croyait lui fixer. Ne possédant aucun animal,
Ce qui l’eût contrainte à un minimum de conversation, elle n’exerçait
Pas sa voix, même devant le miroir où sa nudité prenait des allures
De double trop exact pour être illusoire. Avant qu’il ne s’absentât
Pour une semaine entière, elle remettait au factotum la liste de ses besoins
Naturels et l’argent nécessaire à l’accomplissement du rite auquel
Elle échappait. Sommes-nous déjà à la fin de l’hiver ? Six mois
Ont donc passé ? Ce temps ne ressemble pas au printemps. Les premiers
Touristes visitaient les appartements et les boniches s’activaient.
En même temps, elle envoyait son courrier et attendait les réponses
Mélancoliques. Sommes-nous déjà à la fin de l’été ? Est-ce l’automne,
Ce retour de la pluie ? Elle traversait les carreaux et se cognait
À la céramique des murs. Cette rose, commençait-elle à expliquer
Au commensal, est née, poursuivait-elle en pensant ne pas aller au bout
De la description, et elle provoquait le sourire des femmes soutenant
Cette recherche de compagnie. Oui, les roses, les mandarines des pelouses,
Les escaliers ébréchés comme des verres, la piscine jaillissant d’enfants,
Les restes des repas aux oiseaux brouillons, la chair des femmes chaudes,
Le passage de la beauté, le vocabulaire des radios et des prospectus
S’amoncelant sous les piliers métalliques de la grille qu’on laissait
Ouverte par lassitude, cette croissance dérivée de l’immobilité,
Et cette rose qu’elle désignait pour initier la conversation, la rose
Aux petits soins de son attention aux phénomènes naturels, une rose
Extraite de sa durée, imaginable maintenant qu’elle savait que c’était
Une rose et non pas ce que les autres pouvaient en savoir. Sa petite
Bouche s’arrondissait sous l’effet des voyelles. Elle n’interdisait pas
La destruction, n’étant pas propriétaire des biens qui fleurissaient
Les séjours temporaires, mais sa connaissance de la rose avait atteint
Une telle sérénité qu’elle se croyait capable de communication écrite
Avec ces passagers du soleil et elle les dérangeait au lieu de les étonner
Un peu. Rentrée dans sa coquille, elle continuait de se remplir de jus
Et de saveurs secrètes. Elle était obscure et délicate. Elle sentait bon
Et conservait l’essentiel de son ancienne beauté, le texte infiniment
Interminable de son attention aux objets du désir. Sous le masque,
Elle prenait des airs de tragédienne ou de soubrette, selon ce que l’instinct
Dictait aux intermédiaires de l’écriture et du cerveau, et son balcon
S’emplissait de fleurs ou d’un désordre de meubles fatigués à encaustiquer.
Des enfants questionnaient un petit chien dont elle niait la maternité.
Les oiseaux, plus distants mais affamés, raflaient les bonnes places.
Elle n’eut pas vent des évènements qui agitèrent les gens ce dimanche.
On n’en parlait pas à la télévision. Elle entendit les cloches, les pneus
Des voitures sur la chaussée mouillée, les ressacs et les cris des mouettes
Qui rentraient avec la pêche restreinte des dimanches. Elle passa la journée
À faire et défaire un ouvrage si abstrait qu’elle en égara finalement
Le titre. Elle picorait en agaçant les oiseaux. Par-dessus la toiture
Circulaire de la résidence, le ciel baladait des animaux éphémères
Qui s’accrochaient au faîtage comme des tangentes. Elle visita les parterres
Pour en mesurer l’humidité et secoua les paillassons des seuils
Sans pénétrer dans les cages d’escalier où s’épanouissaient des plantes
Vertes. Le téléphone sonna plusieurs fois mais elle ne répondit pas.
Elle ne trouva pas la patience de relire « L’homme invisible ». Le temps
S’imposait d’autant que cinq jours la séparaient de la prochaine visite
Du jardinier. Là-haut, un doigt plutôt qu’un souffle semblait animer
Les nuages. Elle but un peu de vin sans intention d’aller plus loin
Que l’exploration des sens concernés par cette pratique du plaisir.
Elle n’attendait rien du sommeil toujours un peu menaçant la lumière.
Quand l’homme apparut au bord de la piscine, elle vérifia que la clé
Était dans la poche de son petit tablier à fleurs. Les cloches venaient
De sonner. Elle sortit sur son balcon et héla l’intrus : — Par où êtes-vous
Entré ? L’homme désigna la grille. Elle était entrouverte. Nuit précaire !
Les crises de somnambulisme l’affectaient depuis l’enfance. Petit défaut
De l’esprit à quoi il fallait ajouter l’agoraphobie et une certaine
Obsession du divin malgré des apparences de doute. — C’est interdit,
Dit-elle. Vous n’avez pas vu le panneau ? Elle traça le rectangle entre
Elle et l’individu qui tentait déjà de se faire passer pour ce qu’il
N’était sans doute pas. Le panneau ? L’interdiction ? Et elle lui faisait
Signe de reculer, de retourner à l’extérieur, de ne plus revenir. Ochoa
Avait trouvé une entrée accueillante mais les fleurs sont décevantes.
Les dallages trop exacts finissent par désorienter les voyageurs du jour.
La vieille femme qui le harcelait à travers le soleil des génoises
N’ameuta personne. Les balcons demeurèrent désespérément déserts.
Le ciel était en effet impossible à décrire. Et la voix le charmait.
— Je suis désolé si je vous ai dérangée, finit-il par dire tandis qu’il
La consternait encore. Je n’ai pas l’habitude de désenchanter les habitants
De la tranquillité mais c’est hors saison que je visite les lieux
Qui recouvrent mon enfance ! Après un silence d’yeux, Constance invitait
À la poursuite des chimères nées de sa précipitation. L’enfance ? Et cette
Chape sur ce qui a existé pour vous seulement ? — Je n’étais pas seul,
Dit Ochoa en avançant. Pas seul ? Nous étions si seules mes sœurs et moi !
Vous n’avez pas connu les châteaux de mon enfance. De quoi s’agissait-il ?
De cabanes de pêcheurs ? D’un point d’eau et de ses gardiens ? D’une tour
Dont vous entreteniez le feu avec vos mains d’enfants et la connaissance
Héritée d’une lignée de soldats ? Êtes-vous né d’une femme infidèle
Ou d’une vierge surprise au saut du lit ? Nos fondations recouvrent
Tant de possibilités de personnages transparents ! J’en imagine chaque
Jour les circonstances. Chape de piscine et de dalles tracée avec une
Exactitude de visionnaire et non pas de témoin. Nous achetons sur plan.
Ochoa souriait. Ni pêcheurs, ni soldats, ni petite fille vendue à l’homme !
Nous voyagions en famille et la voiture s’arrêtait sur le sable.
La mer creusait des fleuves dans mon imagination et j’en remontais
Le cours avec mes frères. La terre était fendue comme une femme. Nous
Visitions les lieux de la même chair et les anecdotes fusaient. Il y avait
Une tour pour élever nos visons à la hauteur de l’espérance. Hôpital !
Elle descendit. — Vous n’êtes qu’un voyageur du pays voisin ? Un simple
Visiteur de photographies ? La nuit, j’ouvre la grille malgré moi.
Aucun de nous n’est parfait. Mais vous l’êtes, n’est-ce pas ? Parfait
Et improbable. Je n’imaginais pas une pareille enfance. La mienne est
Trop expérimentale. Une voiture, dites-vous, et un petit bateau ivre
Dans les canyons peuplés de servitudes. Vos frères ramant et vous
Contemplant des défilés sommaires. Je n’imaginais pas qu’on revenait
Sur les lieux. Je voyais des lieux envahissants. Comme personnage
Appartenant à tous les temps, j’imaginais la réduction au point
Et le seul cri du désespoir et bien sûr vous ne comprendriez pas cette
Attente. Vous demeureriez réfractaire comme la terre de vos feux.
Ne reculez pas ! Vous n’avez pas la clé et pourtant vous entrez dans ma vie.
Somniloquie du texte ! La nuit s’achève sans disparition du jour et le jour
Traverse d’autres ombres. Un peu de votre enfance me divertira. Entrez
Pour prendre la parole. Vous n’êtes donc pas celui que j’imaginais ?
Si elle sortait, elle empruntait un couloir entre les roseaux, court chemin
D’un point à un autre qui abritait les pénétrations graphiques de la mer
Et s’y baignaient d’oisifs pédérastes nus entre les pins, ô Cézanne.
Elle sortait en catimini et n’allait pas plus loin que son observatoire
De feuilles mortes tombées des eucalyptus. Le sable était toujours chaud
Et ses pieds nus s’y enfonçaient. Elle revenait à court d’inspiration,
Comme si les baigneurs n’avaient pas révélé leur secret de modèles.
Il n’y a pas d’autre secret, commençait-elle. Et les immersions, les sauts,
Les jaillissements, les gerbes alimentaient un silence de l’écriture
Qui prenait la place du temps au lieu d’en construire le théâtre nu.
Ochoa se laissa conduire. Il vit les baigneurs, l’eau renouvelée par un jeu
De canaux qui s’appliquaient à la terre comme un paquet de nerfs
Ou de veines, les corps joués au hasard, l’implication des arbres jouant
Avec la portée de leurs ombres, les lignes de force tracées en dépit
De la perspective, l’immobilité croissante, les fruits répandus.
Elle s’accroupissait pour recueillir ses bézoards. Rien de plus, dit-elle,
Que ces polychrestes. Mais je ne m’aventure plus ailleurs. Voulez-vous
Que nous les interrogions ? Je ne leur ai jamais adressé la parole !
Ochoa assista à la métamorphose des hommes en femmes. Elle jubilait.
Elle l’abandonna dans le chemin. Il ne la chercha pas. Nouveau jour,
À moins qu’il ne s’agisse plus d’avancer mais de fixer des instants.
Il reconnut la plage et les rochers environnants. Une île statufiait
Une ancienne figuration de l’attente, personnage à plusieurs têtes
Qui n’avait pas perdu son pouvoir évocateur. Revenir seul n’est pas
Revenir mais les mots reprenaient leur place et les objets ne fuyaient plus
Comme avant. Ils persistaient maintenant. Avec une arrogance d’enfant
Pris au piège de ses étonnements légitimes. Ici, j’ai travaillé le fer.
Il repoussa d’autres visions. L’eau émettait encore des phosphorescences.
L’odeur d’une algue éparpillée l’envenima. Nous ne possédons que l’art
Et nous sommes incapables de ne pas nous emparer de tout ce qui rappelle
Cette possession tranquille. Il ne revenait pas. Il n’avait jamais quitté
Ces lieux. Il n’avait pas non plus rencontré l’improbable influence
De ces objets. Les personnages appartenaient à d’autres personnages.
Il pouvait voir la promenade géométrique et les façades des hôtels.
Les mandariniers commençaient à délimiter les propriétés. Il recula
Jusqu’à la mer. Rien ne s’achève par la noyade. Il marche sur l’eau.
Le matin, il poussait les portails et pénétrait dans les patios encore
Obscurs. S’il pleut, je ne viens pas ! Il rencontrait des personnages
Surpris mais son regard leur inspirait une douce curiosité. Qui suis-je ?
On le retrouvait dans les ombres ou il disparaissait de l’endroit même
Où l’on pensait le retenir. Il cueillait les mandarines amères des jardins
Pour les donner aux oiseaux des plages. Qui est cette femme ? Constance
Hésitait. Elle ne descendait pas ou le rejoignait avec trop de certitudes.
Voulez-vous que nous allions voir les baigneurs de Cézanne ? Il y a
Des baigneurs de l’aurore à proximité. Elle décrivait la métamorphose
Des hommes en femmes avec une connaissance de l’anatomie qui le fascinait.
Entre la mer qui s’allumait et la promenade qu’on éteignait, il se croyait
Exact au rendez-vous. Mais ce n’était pas toujours elle qui arrivait.
Quel chemin se tracer entre la reproduction de l’espèce et l’histoire ?
Il envisageait d’autres lieux où il fût un étranger. Mais quel étranger
Résiste à un temps qui n’est pas le sien ? Quelle est la fin des voyages ?
Descendant de son petit appartement, elle lui proposait les tableaux
De sa connaissance de l’homme. Les baigneurs, en femmes, finissaient
Par quitter les lieux et les oiseaux s’installaient à la surface de l’eau
Tranquillisée par leur immobilité. Que se passe-t-il s’il n’est pas possible
De fixer les instances du texte ? Elle le contraignait à la pose, moment
Passé non plus avec elle mais en marge de ce qu’elle empoisonnait en lui.
Petites crottes de mes indigestions ! Les baies n’attiraient que son orgueil
De créatrice de l’instant. Il ne s’éloignait pas ensuite. Il atteignait
La mer et s’arrêtait pour contempler le rivage aux intervalles de façades.
Elle habite mon imagination ou bien elle a vieilli plus vite que ma
Croissance. Il ne courait pas pour rejoindre les rochers où il savait
Trouver des palliatifs à l’intranquillité. Il prenait ce temps comme
On s’attend à des nuances. Les traces de la veille n’avaient pas disparu
Dans la marée. Il reconnaissait le moindre détail. Puis les rochers
Vomissaient leurs tourments. Encore elle ! Et sa position de créatrice
Possédant l’intérieur des lieux. Les baigneurs se disputaient l’ombre
Maintenant. Le vent poussait les parasols vers les dunes. On courait
Pour rattraper des balles. Un enfant appelait au secours. Le ressac
Attirait des oiseaux. Comment répondre à l’invitation de cette tentative
De donner un sens à la baignade ? Il se glissait parmi eux et jouait
Avec leurs ombres. Elle riait s’il en parlait avec cette naïveté
De personnage menacé d’altérité comme la pluie traverse le vent.
Moins de poésie dans la piscine rose et bleue
De tes attentes, moins de mots pour l’évidence
D’un instant à vivre avec les autres sans risquer
De paraître moins fortuné. Tu t’abandonnais
Au regard comme l’insecte s’immobilise
Pour changer de couleur. La femme qui t’hébergeait
Ne dormait pas. Première nuit. Tu avais passé
La journée avec la poésie des décorations murales
Et le soleil t’avait inspiré les mots d’un temps
Dont elle ne savait rien. Et tu jouissais de le savoir,
N’ayant même pas la douceur à répandre mollement
Dans ses cheveux. À la fenêtre le monde
Ne changeait pas, ni dans la télévision. Le monde
Renvoyait un reflet à ton attente. Un monde noir
De monde et tu n’étais jamais allé à sa rencontre.
On ne te voyait plus depuis trois heures. C’est long,
Trois heures sans Ochoa, long pour doña Pilar
Qui réclame sa pâtée de Christ en croix, long pour Raïssa
Qui connaît l’Ochoa descendu des montagnes.
Constance dort le long de toi-même, agitée
D’un troisième Ochoa qui témoigne de ta multiplicité
Par sept, soyons cabalistiques de temps en temps
Quand il est question de ton existence de patachon
Au service d’une poésie de l’étroit et du fond.
Les autres, elles envient celles qui te connaissent,
Ou plutôt celles qui te reconnaissent dans la foule
Des passants qui voyagent au fil d’une imagination
Traversée de désirs et de réminiscences. Doña Flores
Ne sait rien de l’homme qui l’attend. Gisèle de Vermort
En sait trop sur celui qui conçoit ses enfants.
Françoise s’arrête au milieu des idées. Sept femmes
Ce n’est pas trop pour un seul homme qu’elles multiplient
Par sept fois l’infini. Rien à dire de cet homme possible.
Tu hantes les théâtres de l’attente rose de l’ombre,
Couché dans le lit ou dans l’herbe, sous l’olivier
Ou sous le plafond qui s’interpose de blanc.
Nous étions sept femmes parmi les autres
Et aucune ne nous arrivait à la cheville
Question multiplication des petits pains
De notre croissance géométrique tendancieuse.
Ne nous rappelle pas que tu as existé avant d’exister.
Ne nous parle pas de ces vies existentielles, tais-toi !
Le rideau indiquait l’après-midi. Tu te fies à des ombres
Chaque fois qu’il t’arrive d’aimer pour le plaisir.
Le dallage démontrait la turgescence viscérale.
Un corps ne te suffit pas et la possession
Ne garantit pas ta croissance de personnage tangent
Au cercle qu’elles veulent former pour te connaître.
Tu lances à l’air brûlant de leur poitrine que tu ne crains pas
Les couteaux ! Tu ne crains que l’instant,
Pas même une seconde qui menace d’échapper
À ta vigilance de langue de caméléon posée
Sur la branche avec les autres suppositions.
Un couteau dénoncerait celle que tu ne combles pas.
La télévision coupe le champ de ta vision, tremblante
Comme une feuille d’automne. La télécommande
Change les couleurs, pas le contenu. Ne reste pas là !
Nous ne sommes pas seuls, dis-tu à celle qui ne dort pas,
Comme tu ne dis rien à celle qui vient de s’endormir
Parmi les caresses fleurs de l’hiver et de la déraison.
Même la cigarette ne change rien aux images du monde
Qui atteignent ta mémoire d’homme sans existence.
Une immobilité est nécessaire aux âmes voyageuses,
Non pas un semblant d’hiératisme qui te va comme un gant
Chaque fois que tu franchis les seuils des églises
Ou que ta rencontre avec l’étranger t’inspire
Des imitations spécieuses. L’immobilité dont je parle
N’est pas non plus celle de l’insecte qui n’attend rien.
Une fleur donnerait une idée de ce que tu peux être
Quand tu n’es plus. Ochoa ! — Je n’attends plus rien de toi.
Elle ne dort pas aussi facilement qu’une dormeuse.
Elle dormirait si tu la peignais, mais tu ne sais pas
Peindre. Il y a tant de choses que tu devrais savoir
Faire. Et rien que tu ne sais inventer pour exister
À la surface de leur reconnaissance, rien de sérieux
En tout cas. Non, ce n’est rien, cet ébruitement du réel,
Ces notations constantes qui cisaillent les plans. Rien
N’est plus inutile que cette beauté et tu le sais
Pertinemment. — Veux-tu que je veuille moi aussi ?
Tu souris aux questions et les réponses te détruisent
Comme si elles étaient le mensonge et la vérité
À la fois. Il vaudrait mieux ne pas retrouver son chemin
Dans ces conditions d’existence qui ne valent pas
Tripette si on les compare à l’exubérance des forêts
Que ton cœur traverse comme dans une qasida,
Entre l’aube et le soir, en pleine lumière,
Alors qu’elle attend de toi la nuit et la mémoire.
Soupire comme le Maure qui connaissait la beauté
Et que la religion interdisait au monde qui la possède.
Une larme n’est plus possible compte tenu de ta dureté
De diamant. Cependant elle roule sur son épaule
Et elle croit que tu pleures. Elle croirait le monde
Si la télévision en savait plus sur les hommes
Qui le créent et l’anéantissent savamment. Maintenant
Les mouches ! — Tu m’agaces ! Mais ce n’est que le sommeil
Qui parle à la place de l’existence. C’est une mouche,
Chérie. Et ce n’est pas une larme, ou si c’en est une,
Il ne s’est rien passé. Dors. Nous reviendrons chaque année
Pour recommencer. Nous aurons des années pour exister.
Tu préfères la nuit et je te donne le jour, entre l’aubade
Et la sérénade, entre le départ et le retour, ces jours
Qui n’en finissent pas de m’inspirer comme si je me trompais
De sens. Invariablement nue malgré les apparences,
Elle critique le temps et se soumet à tes espaces.
Elle sait exactement ce que tu possèdes, et tu le sais.
Dehors, le Christ engage la conversation avec l’homme.
Raïssa écoute doña Pilar que l’attente rend folle
De désespoir. Qui possédons-nous si l’homme
N’est pas l’homme que nous croyons ? L’enfant
Qui descend de la Croix parce qu’il ne peut pas descendre
De l’homme ? (plaisanterie de don Alfonso Gálvez Hoffman)
L’homme qui fait des enfants aux adolescentes
De son existence ? Ou l’étranger qui couche avec
Les étrangères ? Ah ! Ah ! Ah ! rit Mescal à sa fenêtre.
Tu ne déchaîneras pas mon sperme ! Je le contiens
Depuis toujours ! Le rideau de Mescal n’en témoigne pas,
La fenêtre demeure la preuve de son existence de témoin.
Mais la télé n’est pas le meilleur moyen de nourrir
L’espérance. Constance voit un homme qui se lève
Dans son propre lit pour décoller la mouche écrasée
Au plafond. — Je croyais qu’on pouvait dormir
Et ne plus être seule, dit-elle en étirant ses jambes
Aux doigts si fins qu’il se met à les aimer comme
Si elle ne lui appartenait pas déjà. — Tu viendras,
Dit-elle, et tu me prendras, si c’est ce que tu veux.
Mais je ne m’éveillerai jamais de ce sommeil
Que je dois à l’homme comme l’homme m’est dû.
La mouche s’envole et rejoint les autres dans le rideau.
— Je croyais l’avoir… dit-il dans son oreille prête
À toutes les aventures de l’homme pourvu qu’il en parle
Comme il écrit. La larme goutte à la tangente
De sa chair pliée. Elle ne retrouve pas le sommeil
Et il ne s’en défend pas. Au contraire, il l’aime
Comme l’asphodèle des chemins et l’orage
Des rivières. Il n’y a pas de femme qui tienne.
*
* *
Ce qui reste de doña Cecilia, après tant d’années
De deuil et de solitude, ce n’est plus doña Cecilia,
Ce n’est même plus la mère de Raïssa
Dont on dit qu’elle a le feu au cul. La maison
N’a plus de maître et doña Cecilia n’y règne pas.
Moitié ombre, moitié lumière, un patio désespère
Les oiseaux descendus des eucalyptus. Un jet d’eau
S’est tu depuis longtemps. Sa vasque en forme
De main ouverte recueille la rosée et la poussière.
Habité de lichens moins vivaces, un banc de pierre
Ne reçoit plus l’offrande de ses fesses. On y lit encore
La soif de Cayetano à la pointe du couteau.
Une vieille somnole ou se rend utile, lente ou rapide,
Précise ou imprévisible, on ne sait jamais avec elle,
Dit doña Cecilia qui est sa fille depuis si longtemps
Que Raïssa n’a plus d’âge. Elle n’a que son cul,
Dit encore doña Cecilia qui mord sa langue comme
Si Cayetano lui appartenait encore. Les fleurs
Resplendissent. On aime l’eau claire des rigoles chez
Les Exeberri Gálvez, on aime que l’eau coule
Et se rencontre aux points précis d’une construction
Conçue pour l’extase et l’attente d’autres extases.
Doña Cecilia a conservé le couteau de Cayetano,
Mais ce n’est pas celui qui a tué Panxoa. La justice
A conservé ce trophée d’un autre temps. Seul
Don Felix Gávez Bonachera peut encore le toucher.
Doña Cecilia posséderait cette clé si don Felix
Aimait les femmes, mais il n’aime que l’homme
Et ne s’en cache pas. Le couteau a une histoire,
Dit-il en le désignant, et doña Cecilia sait tout
De cette histoire. Le monde n’est pas l’objet
De la Connaissance comme le prétend don Alfonso.
Le monde de doña Cecilia est une histoire
Et le monde auquel elle appartient un roman,
Mi-fable mi-chronique, comme dit don Felix
Qui écrit ce qui aurait pu arriver s’il n’était
Rien arrivé. — Tu ne coucheras pas avec cet homme !
Ironisait la vieille. Tu ne coucheras plus avec
Les hommes. Il manquera un homme à ton existence
Et la mort ne me renseignera pas. La vieille parlait
Aux habitants imaginaires de la maison. Elle entendait
Les voix d’une existence qui aurait eu lieu si Panxoa
Avait vécu pour concevoir un fils et non pas cette garce
De Raïssa ! Le sang de Panxoa ne coule pas dans ses veines
Et tu le sais ! — Toi, tu ne sauras rien du sang de Cayetano !
Raïssa fuit les dialogues, les descriptions, les récits
Que les murs retiennent comme l’humidité
Et les condensations de l’air qui s’accroît d’insectes
Toujours plus beaux. Elle n’observe pas, se contente
De regarder, ne regarde rien en particulier, voit des rites
D’amour et des apparitions inévitables et vaines.
Ochoa, qu’elle écrit Oxoa dans les lettres d’amour
Qu’il ne lit pas parce qu’il ne sait pas lire, cet Ochoa,
Se méfie du couteau de Cayetano comme d’une maladie
Honteuse. Il arrive la nuit si la nuit est noire, sinon
Il ne vient pas et doña Cecilia maudit la lune
En se disant que ce n’est pas le même Ochoa qu’elle aime
Comme on aime ce qu’on ne possède pas facilement
Comme les fruits des arbres ou la tranquillité de l’ombre
L’été. La graphie de l’X lui inspire des crucifixions
Qui n’ont rien à voir avec les hallucinations de doña Pilar.
L’homme qu’elle condamne à la souffrance
N’a jamais été un enfant, d’ailleurs elle ne sait pas
Ce qu’un enfant serait devenu si elle l’avait aimé.
En attendant, elle évite sa propre nudité. Les miroirs
Ne la rencontrent jamais. Son ombre doit se coucher
À ses pieds sinon elle recherche la pleine lumière
Et ne trouve que le patio. Ces maisons étreignent
Bien des passions. Et quand on n’aime personne
À ce point, on y raconte la passion des autres,
Jusqu’au crime qui les élève à la hauteur du mythe
Devant lequel la justice s’incline. Si la porte
Est ouverte, le rideau arrête les mouches. La rue demeure
Rectiligne malgré les habitudes. On ne s’y perd pas
Comme dans les villes construites d’après le modèle
Occidental. Doña Cecilia connaît la ville et ses plaisirs.
On dit que le train de 7h 47 contient le meilleur de ses passions
Et de ses rites. — De qui parles-tu ? demande la vieille
Qui brise les brindilles de son feu en abondance. Parler
Avec les femmes ne peut pas finir par constituer le poème
Dont rêve un peu trop l’esprit inconstant de doña Cecilia.
— Tu écris ? demande son Ochoa quand elle le voit et qu’il
Ne la regarde plus. Il chanterait si elle l’exigeait. Il perd
Son temps avec elle parce qu’il n’attend plus rien de cet
Amour. Réduit à l’envers des miroirs, il n’existe presque plus.
On n’en devine même pas l’attente dans les mains
Qu’elle met au travail pour les occuper ailleurs.
Le même corps voyage avec Raïssa, mais il atteint
Les lieux de l’attente et promet de ne plus perdre
Le temps. — Je l’aurais tué de mes propres mains !
Crie-t-elle dans la cheminée. Sa voix retombe dans la cendre.
— Nous n’avons jamais tué personne, dit la vieille
Qui n’en sait rien et s’en mord la langue.
Au matin, doña Pilar était arrivée avec la nouvelle :
Ochoa était dans le lit de madame Constance.
Doña Pilar n’avait pas vu le lit mais des personnes
De sa connaissance avait assisté à l’entrée d’Ochoa
Dans la résidence des Buganvillas. Il était nu, obscène
— Si vous voyez ce que je veux dire — Doña Cecilia voit,
Elle voit la queue de l’homme et la fascination de Constance
Qui n’a plus l’âge de s’abandonner. Elle n’a pas soulevé
Le rideau. Elle ne se montre pas. Elle ne se montre plus
En cas de confidences. Elle n’a plus le visage patient
Des commères, d’ailleurs elle ne fréquente plus le lavoir,
Ce qui explique la lavadora et le linge qu’on ne voit plus
Sur la broussaille. — J’ai tué Ochoa, dit-elle dans le rideau.
Doña Pilar aurait crié sa douleur si elle avait cru
À cet assassinat. Un, doña Cecilia n’a pas trouvé la force,
Cette nuit, de tuer Ochoa. Deux, ce n’était heureusement pas
Le Christ. Soulagement de doña Pilar qui croit que le Christ
Couche dans le lit de madame Constance. Elle a bien vu
Elle-même la belle queue dressée hier matin, souvenez-vous,
Doña Pilar. Mais le Christ peut-il coucher avec sa mère ?
— Il couche avec leurs filles ! grogne doña Cecilia.
Il faut reconnaître que les apparences témoignent en faveur
De doña Cecilia qui connaît les hommes, ce qui n’est pas
Le cas de doña Pilar qui n’a pas hérité de cette connaissance.
Pour le moment, elles s’accordent à penser que deux hommes
Les tourmentent, que l’un est encore en vie, alors qu’il mérite
La mort, et que l’autre, qui ne vaut pas plus cher selon Cecilia,
Trahit le cœur et l’esprit de doña Pilar qui croit en Dieu
Comme la lessive et la poussière sont l’apanage des femmes
De ce monde. — Entrez, donnez-vous la peine, faites-moi cette
Faveur — et doña Pilar pénètre pour la seconde fois dans le patio,
Ne se souvenant pas de la première et doutant qu’elle y prît
Du plaisir. Mais ce n’est pas le plaisir qu’elle est venue chercher.
Cependant, un petit verre ne se refuse pas, ô Anis étoilé
De mon enfance qui ne suce plus les bonbons ! Assises
Sur le banc qui les rassemble le temps d’une conversation,
Elles ne comprennent pas que l’homme qui couche
Dans le lit de madame Constance n’est ni le Christ
Ni le berger. C’est un autre homme qui passe par hasard
Et qui par hasard fait l’amour à une femme qu’il ne connaît pas.
Raïssa le sait parce qu’elle a vu l’homme. Elle lui a même
Parlé. Mais ne parle-t-elle pas aux hommes comme
Si elle les connaissait d’avance ? Ce corps défraiera
La Chronique, pense doña Pilar en disant autre chose
De moins authentiquement véridique. Nous verrons bien,
Dit doña Cecilia, qui est qui. Nous le verrons, dit doña Pilar
Que l’idée d’un Christ aux prises avec le corps de la femme
Ne répugne pas, au contraire. L’aguardiente rutile
Dans son regard. Est-il vraiment temps d’écouter les oiseaux
Des branches ? Le berger finira par le couteau de Cayetano
Qui lavera ainsi l’honneur de sa fille et le Christ s’expliquera
Dans une religion nouvelle. — Vous êtes folle, doña Pilar,
Vous délirez ! — Je suis ce que je suis, pense doña Pilar
Et elle dit : Je suis ce que je ne suis pas et vous le savez !
À deux, elles contiennent le monde : l’homme qui se nourrit
Des filles de la femme, et le Dieu fait homme qui finit
Dans l’amour de la femme. Cayetano tuera le premier,
C’est donné. Et l’homme rectifiera la position de la femme
Pour ne pas changer grand-chose à la religion. Que peut-on
Espérer de l’homme qui est plus proche de Dieu que la femme
Qui n’est que l’explication de la croissance et de la multiplication ?
— Rien ! dit doña Cecilia de sa voix cruciale. Elle mord le cœur
D’une orange coupée en deux. — Nous n’avons pas fini d’en parler,
Dit doña Pilar qui se souvient en même temps de sa première
Visite. — J’agissais comme témoin, dira-t-elle plus tard
Elle ne le dira plus si plus rien n’arrive à sa foi.
*
* *
Les fenêtres sont denses. Réduisez vos murs à la fenêtre
Qui a le plus de chance de contenir les faits. Mescal
Ne s’y penchait pas à cause des sangles qui le retenaient
Au bord de sa vision. Sans le carreau que la mouche heurtait,
Il eût souffert d’agoraphobie. La rue s’achevait en point
Virgule sous les orangers. L’éclairage public sciait la nuit.
Voir le Christ sur le trottoir n’est pas donné à tout le monde.
Doña Pilar le poursuivait avec une constance de mâle.
Et la femelle Cecilia la suivait en arrachant des mots
Aux passants et aux gisants des devantures. Mescal grattait
Les meneaux. Il y avait des années qu’il grattait les meneaux.
Il creusait le plâtre mou derrière le radiateur avec la même
Sensation de n’avoir jamais été un autre que celui qu’il voyait
Quand on le montrait. — J’ai vu, dit-il aux flacons d’éther,
J’ai vu bien des ochoas dans mon existence ordinaire
Et je ne les ai rencontrés que dans le récit que la poésie
Fait à ma voix. On ne comprenait rien si on était son père
Ou sa sœur ou même un lointain cousin venu s’enquérir
De l’état des biens familiaux. J’ai vu, j’ai croisé et j’ai touché
Des hommes qui se croyaient des hommes parce qu’ils parlaient
Et que les bêtes ne parlent pas aux hommes. J’ai vu des bêtes
Qui se prenaient pour des hommes et d’autres qui valaient
Ce que vaut un homme quand il n’a pas connu l’amour.
J’ai grossi la réalité quotidienne dans la lentille de mes flacons
Et j’ai cru à des substances de remplacement. Ce que je dis
N’est pas fait pour être entendu ni compris. Qu’on n’écoute
Que ce qui se passe et je dirai la vérité telle qu’elle m’apparaît
Aux fenêtres. J’ai vu et je vois encore des hommes qui parlent
De ce qui arrive à l’humanité. Je n’en parle pas, je parle
De moi-même et des autres. Ma pensée contient tout entière
Dans un de ces flacons. Suspendu à la potence d’acier chromé
Par une couronne d’acier chirurgical, je pourrais marcher
Jusqu’à vous. Vous me verriez tel que je suis et vous auriez
Peur et pitié de cet homme qui n’est plus ce que j’ai été
Et qui sera ce que je suis. Une femme me ressemble.
Quelle femme vous ressemble à ce point ? Ô mes amis
Défenestrés, je ne vous vois plus que dans l’optique des flacons.
Le cuir de mon carcan sent le plâtre de vos mains occupées
Ailleurs maintenant que je n’ai plus d’importance relativement
À ce que je possède encore. Mon squelette est dehors tel
Que vous l’avez conçu et il satisfait votre ego de constructeur
D’hommes modulaires. Ma chair n’est que l’objet du désir.
Je voyais des cris. J’entendais des espaces criards. Je me ruais
Sur le bruit que l’existence produit quand elle s’étire. L’homme
Revenait avec l’espoir et la femme le quittait par chance.
Ce matin, il entend les femmes monter. Il en manque une.
Françoise les reçoit dans son boudoir. L’exiguïté les rend
Fébriles et Françoise en profite pour les raisonner de sa voix
D’enfant. On entend les roulettes d’acier à l’étage. Mescal
Se déplace sur un nombre croissant de roulettes. Elles acceptent
Le thé et les dattes. L’azahar les étoile. Tu diras à Mescal
Que je ne l’aime pas. Je voulais juste l’aider. Tu lui diras…
— Mettons-nous d’accord, dit doña Pilar qui frissonne
Sous la Croix. Les cuisses de doña Cecilia chuitent comme
Un ruisseau. On ne demande pas des nouvelles de Raïssa.
Madame Constance sera jugée pour avoir couché avec le Christ.
Ochoa le berger sera tué par le couteau de Cayetano.
On fera fuir les remplaçants. Total : un Christ rien que pour
Nous. Nous. Doña Pilar prononce le mot avec une nuance
De désespoir relatif au partage qu’elle ne peut envisager
De restreindre sans s’attirer les foudres de l’Église. Le thé
Ne contient que du thé. Et non pas l’inverse. Un flacon
Ne contient pas un flacon. Ce qui est inversement vrai.
Essayez, et vous verrez. Vous verrez ce que j’ai vu. Des hommes
Et des femmes qui perpétuent la misère du genre au lieu
D’y mettre fin une bonne fois pour toutes. Mais Mescal
Ne parle pas à travers le plancher. On le sent immobile,
À l’écoute, frissonnant à l’idée de comprendre ce qui
Peut avoir un peu de réalité. — Je l’ai frappée jusqu’au
Sang ! grogne doña Cecilia. Je le tuerai s’il recommence.
On a honte pour elle mais on se tait. Mescal pèse ce silence
Dans le paquet de nerfs qui lui sert d’instrument pour approcher
La juste mesure. — Comment imaginer que le Christ couche
Dans le lit d’une femme qui pourrait être sa mère ? dit
Gisèle. Mais C’EST sa mère ! minaude la Flores. Mescal
Connaît d’autres femmes. Françoise les connaît toutes.
Que vit-elle cette nuit-là ? Elle ne parle jamais d’elle.
Elle entre, vérifie, mesure, règle, mais jamais il ne la voit
Parler. Attention à l’interstice ! Mon œil s’insère entre
Les bords de la vision. La calvitie menace doña Pilar
Qui finira par ressembler à l’homme qu’elle n’a pas
Trouvé. Personne ne ressemble plus à celui qu’elle a
Perdu. Il y a aussi les épaules de doña Cecilia qui peut
Retrouver ce qu’on croyait avoir perdu. Il voyait deux seins
Dans le miroir. À cette distance, la caresse s’en prend
À l’idée. Le carreau ne peut pas être franchi facilement
En cas de plaisir. Ni la brèche qu’il épargne
Pour ne pas voir les pieds nus de Gisèle de Vermort.
Elles crucifieront une femme à la place de l’homme.
Qui, de Raïssa ou de Constance ? Qui, de la vierge
Ou de la climatère ? — Vous ne toucherez pas un cheveu
De ma fille ! s’écrie doña Cecilia, deltoïdes crispés.
Pauvre Constance ! Imagine-t-elle qu’elle paiera le prix
De l’inconstance ? Mescal actionne le moufle,
Se situant au-dessus du lit aux draps ouverts.
Un claquement annonce la descente. Nœud des jambes.
Les fils d’acier se détendent. Tu iras chercher de l’eau
Au puits puis la nuit tombera encore sur ton lit. Seau.
La poésie raconte ce qui s’est passé. Elle envisage
Sereinement ce qui va arriver si on ne fait rien
Pour que ça n’arrive pas. Voilà ma joie, dit Mescal
Au mur percé d’une fenêtre. Si je ne suis rien,
Que tout arrive et que rien ne soit oublié. — Encore
Un peu de thé ? Prenez tout le thé que vous voulez.
J’ai du thé à ne savoir qu’en faire. Mescal et sa poésie !
Elle éparpillait les pincées d’azahar au hasard de leurs mains.
Et elles les tendaient en riant. Mescal contracte sa vessie.
Les flacons sont reliés par des tuyaux translucides.
Mon regard suit ces chemins maintes fois croisés
Sans jamais les reconnaître. Les liquides giclaient
Les uns dans les autres. Si vous revenez, n’oubliez pas
Le guide. Il n’y a rien sous le récit. La poésie donne
Ce qu’elle sait. Ne lui arrachons pas ce qu’elle ne possède
Pas. Ce serait de la tragédie et nous manquons cruellement
De tragédiennes. Elles semblaient fuir dans l’escalier. Françoise
Ne les poussait pas. Elle prévenait de sa voix douce,
Qui une marche, qui l’écharde ou la toile d’araignée.
Dans le vestibule, elles prononcèrent d’autres jugements,
Comme si la marche brisée, comme si l’écharde plantée,
Comme si l’araignée n’avait jamais existé que dans mon rêve.
Nous ne devrions pas hésiter devant le mot qui arrive
Le premier. À la fenêtre ou dans les interstices. Chaque
Premier mot contient l’histoire de tous les autres.
Tu ne tomberas plus de la fenêtre ! On ne tombe qu’une fois.
Survivre est un enfer parce qu’il n’est plus possible de tomber.
Si vous avez à choisir entre la mort et l’immobilité,
Que conseilleriez-vous à celui ou à celle qui n’est pas concernée ?
La poésie se tait à l’heure des choix. D’ailleurs on ne choisit
Pas entre le néant et l’impossible. Les dés sont déjà jetés
Et nous n’y sommes pour rien. Françoise ferme la porte
D’entrée. La vie continue. Je ne sais pas qui je suis et
Je prétends le contraire parce que j’ai du sang à la place
De la pensée. Demandez aux bêtes. Interrogez vos animaux
Domestiques. Il n’y a rien que je ne sache déjà et rien
Pour expliquer ce savoir impromptu jusqu’à la lie.
*
* *
Le poème à faire appartenait à cette surface d’existence
Plus précaire qu’éphémère. Écrire n’était plus le moment
Et la paralysie la seule menace à prendre en considération.
Il s’adressait plutôt aux conséquences du chant. Et s’il
Chantait, un peu agacé par les mouches et la lumière,
Seules les femmes l’écoutaient et les hommes mesuraient
Le style. Gisèle lui avait conseillé de ne plus toucher
Aux ersatz, à ces succédanés de la mort qui selon elle
Empoisonnait leur existence commune. Mescal fournissait
La matière. Et lui, Fabrice de Vermort, comte des Pyrénées,
Pensait voyager dans un autre pays avec d’autres moyens.
Son admiration pour Cayetano n’avait pas ces limites.
Il vit le Christ et participa à la poursuite du berger. Il vit
Même le troisième Ochoa entrer chez Constance qui
D’ordinaire ne recevait pas les hommes, il en savait
Quelque chose. Il suivit l’homme nu jusqu’à la piscine
Puis se cacha comme un narrateur possible de ce qui
Pouvait encore arriver au texte à peine entrevu.
L’homme ne s’appelait pas encore Ochoa, mais il dut
Convenir que c’était le Christ que les femmes pressées
Imposaient à l’imagination de l’homme occupée à revivre
Le passé sans elles. Doña Pilar le suivait de près, depuis
La nuit, suivant cette trace de la seule douleur à envisager
Sans l’homme. Elle se posa sur lui comme une feuille
Arrachée au travail en cours et qui revient de la fenêtre
Avec des instincts d’oiseau primaire, sans cette énergie
De la première heure qui témoigne de la facilité
Et de la providence. Posée ainsi sur lui, sur l’immobilité
Relative qu’il opposait à une autre résistance du regard,
Elle l’invita au silence et à l’observation. Cette science
Le sidéra pendant une bonne minute, le temps pour le Christ
D’entrer dans le vestibule et de le traverser en diagonale
Jusqu’à la cage d’ascenseur qui se fendit d’un reflet d’acier.
— Il monte ! dit-elle. Il reçut cette bouffée de croyance
Au paroxysme du vertige inspiré par les substances
Complémentaires que Mescal dosait savamment à la demande.
Il était maintenant fasciné par le clignotement de l’ascension.
Ils passèrent en catimini sous les tamaris. Un oiseau
Se réveilla, pionceur gagné aux lassitudes. Veux-tu, mon prince,
Que nous en conservions le secret par le scellement étroit
De nos bouches dans la cire de la fidélité et de la pudeur ?
Nous aurons des presciences de grandeur et des joies d’automne.
L’oiseau caqueta à leur passage. Les redondances de mon texte,
Que le critique taxe d’itération, invitent à l’appréciation
D’un espace décrit par le texte lui-même. Il avait dit cela
Hier à des auditeurs médusés. — Nous n’avons pas le temps !
Dit doña Pilar en le poussant dans le vestibule où rien n’appa
Raissait, Raïssa. Il injecta une dose hyperbolique au silence
Traversé. Ce manque de retenue outragea la douairière. Fa
Brice ! — Je brisse avec les femmes. Continuons. Doña Pilar
Dit tout haut qu’il ne servait à rien dans ces conditions
Et que le mieux était qu’il disparût avant de provoquer un scan
Dale. — Je la’i ! Encoru ne ! Brice ! Ne brissez ! Nous arrivons.
La porte venait de se refermer. Constance accueillait le Christ
Pour le prendre et être prise par lui. — Vous n’avez pas de re
Ligion ! Vous, un comte de l’Europe ! Vous qui inspirâtes
L’Orient de Muhammad ! — Ceci est mon corps. Buvez-le !
Il exhaussa la substance sobrante. Mescal n’en manquait.
Il vendait les invendus, laudanum des faibles. Et sa télé
Expliquait le malheur par le massacre des populations.
Prends place, ô marquis de Carabas, carabin des byzantins
Et des surcroîts. Il me reste dix mille milliards de cités
Pour rien. Tout le contenu d’une ampoule scellée au feu
De l’apaisement prévu. Voici l’ordonnance en blanc pour
La prochaine fois. Me feriez-vous le plaisir d’actionner
Le moufle ? J’aime que mes yeux soient à la hauteur
De votre visage. Quand partons-nous ? Jamais, n’est-ce
Pas ? Nous n’avons jamais quitté cette chambre prévue
Pour la mort. Ils en détruiront la mémoire, comme on
Efface les traces cristallines du pendu. Je vous propose
Un mélange d’hallucination et d’orgasme. Ma chimie
Naît de l’interne et du faux. Goûtez à mes principes !
¡Chitón ! fit la veuve soumise à des glissements hiératiques.
Le Christ est cloué sur la femme. Elle lui arrache le cœur
Comme s’il lui appartenait ! Son oreille frémissait, médium
Des instants que la mémoire proposera vainement à l’espace
Du texte, un jour, là-bas. Elle était entrée en lui
Par l’intermédiaire de la chair. Il s’efforça de ne pas
Y penser. Ils formaient l’être nécessaire au témoignage.
Elle le brandirait avec éloquence, dosant les quiddités
Mirifiques. Ses jambes sont déjà mes jambes. Christ !
Elle ploya sous l’étreinte, comme une herbe à fleur
De l’eau, couchée par le vent horizontal de l’érection,
Parcourue des habitants des lieux, impassible et sommaire.
Gisèle n’y voyait pas d’inconvénient. Elle ne lui don
Nait que le miroir, le soumettant à cette étreinte plane.
En parlerait-il dans le chant qui suivrait cette attente ?
Partons ! fit doña Pilar. Elle en avait assez vu pour
Ce matin. Elle marchait à sa place, vive et précise
Comme il n’avait jamais su l’être dans les moments
D’angoisse nue. Elle utilisa sa propre bouche pour
Exprimer la douleur que Constance traduisait en termes
De plaisir. Il ne disait rien, trottinant derrière elle
Sur la plage. Il se laissa convaincre par des embruns.
Mescal l’avait prévenu. Tu te mélangeras aux autres
Avec une facilité inconcevable dans les circonstances
Plates. Il modifiait les dimensions à distance. Doña
Pilar marchait vite malgré la fragilité du cœur. Il
Mit les pieds dans l’écume de l’eau, à peine visible.
Je nais d’elle. Elle me communique ses malheurs
Physiologiques. Rien d’autre pour l‘instant et surtout
Pas les récits de sa poésie. Ils atteignirent le parapet
Dans l’exultation. Comment pouvait-elle croire
Que le Christ couchait avec sa mère ? Parce que,
Parce que et parce que le Christ ne donne pas de filles !
Elle délirait suavement, la veuve en goguette rituelle !
Il ne douta pas de cette Parque indispensable au récit
Que la poésie poussait en lui. Elle était sous sa peau,
Agile et percluse, folle et raisonnable, hâtive et minutieuse.
Rien de la part du texte sans ces méticulosités narratives,
Rien sans la hâte des chemins de traverse, rien sans la faillite
Et le triomphe, rien, absolument rien sans l’atteinte
Physique et la joie de l’instant. Porteuse de sa philosophie
Appliquée, elle le coltina aux nues de la rue qui s’éveillait.
Ne me pique pas, abeille des limbes ! Ne me communique
Pas l’analgésique ! Ne crie pas dans mon esprit ! Entre le cri
Et l’angoisse, j’aperçois la doublure des hallucinations
Et même de la transe. Il s’agit de l’alpha. — Pas de bêtise !
Dit doña Pilar qui s’emparait maintenant de son visage
Et le proposait au commerçant des seuils. Christ ! Christ !
Le visage répondait à une nécessité physique, comme la merde.
Il s’efforça de sourire. Don Felix Gálvez Bonachera agita
Son béret pour les inviter à le rejoindre. — Tu ne me
Croiras pas. Il disait le contraire, la croyant en substance.
Fabrice, qui était envahi au lieu d’envahir, expliqua
La déraison par l’angoisse, ne convainquant personne.
Il monta chez Mescal. Françoise gisait comme d’habitude,
Au lieu de dormir. Mescal le reçut avec aménité. — Vengo
En son de paz. Mescal accepta la proposition. — Regardez.
Raïssa se regardait. Fabrice grimaça. Le corps était porteur
Des traces d’une violence inouïe. Mescal mit son sexe
À la fenêtre, ne traversant toutefois pas le carreau qui était
Sa seule limite existentielle. — Il existe au moins un x
Dont je ne sais rien. Aidez-moi ! Fabrice empoigna le chibre.
— Comment avez-vous réussi à lui échapper ? En force ?
Je n’ai pas la force, dit Fabrice. Le cathéter plongea dans
Le méat béant. — Pissez ! Mais pissez, bon Dieu ! Ce qui
Réveilla Françoise. — On parle de Dieu en ma présence ?
Demanda-t-elle en entrant. — Le Christ couche avec Con
Stance, dit Mescal qui n’existait que pour la forme
Que le récit peut prendre dans les nœuds. Françoise
Était douce et vieille. — Je n’ai jamais aimé personne,
Mais j’ai beaucoup désiré. Comment mesurer alors
Le plaisir et le différencier de la simple accoutumance ?
*
* *
— Si ce n’est pas le Christ, dit Gisèle à travers le drap,
Qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !
Constance jaillit du lit comme d’une onde, vivante.
La citation l’atteignit tandis qu’elle traversait le salon.
Proie d’un décasyllabisme joyeux, elle entra dans l’eau.
On ne peut pas tout savoir, gloussa-t-elle. Gisèle
Quitta le lit avec moins d’intentions. L’homme
Regardait les premiers passants. On sentait l’odeur
Du pain et de la marée. Il buvait comme un chien,
Le nez dans une tasse grand modèle aux armes
D’Almería, une croix rouge et carrée. Elle fila.
Dehors, elle dut attendre que l’homme cessât
De la voir. Elle ne se retourna qu’une fois, contrainte
Au salut de sa petite main agitée de crispations.
Elle ne connaissait pas la caresse. Elle ne caressait
Que les projets et depuis longtemps, pas un seul
Qui ne concernât de près ou de loin la fructification
De ses biens dont Fabrice écrivait inlassablement
La chronique. Elle grignota un beignet et en donna
Quelques virgules aux chats. Les hommes voient
La femme avant de l’aimer. Ce ne sont pas
Des regards. Soupiraux des nictations du désir.
Elle prit à peine le temps d’avaler un café.
La mer imposait des oiseaux nouveaux comme
L’air. Elle aimait ces renouvellements quotidiens,
Mais n’en percevait plus l’indicible. Il y a un âge
Pour la poésie et un autre pour les narrations
Constructives. Mais les personnages disparaissaient
Comme ils étaient venus au cours de l’existence,
Sans explication. Ce qui demeure, vois-tu, c’est
Le commentaire. Nous en travaillerons ensemble
L’épitaphe ou l’épigramme, selon l’instant, selon
La pierre dressée, le terrrain conquis ou inévitablement
Traditionnel. Elle croisait des Mauresques bleues
Et noires. Sa main courait sur le marbre rapide
Des balustrades. La voix tranquillisait la vue.
Inquiétante et disponible, elle retournait au lit
Pour y croître avec les croyances et les superstitions.
Jamais il ne consentira à me laisser conclure.
Fabrice l’écouta. Commençait-il à s’intéresser
Au personnage qu’elle inventait parce qu’elle
Le découvrait ? Le Berger de Raïssa, le Christ
De doña Pilar et l’Homme de Constance ne font
Qu’un... — Dans ton esprit ! Sinon je serais ton
Homme. Or, je ne le suis pas. Je ne suis l’homme
De personne, pas même de cette femme que j’ai
Conçue. Il s’envola, oubliant sa tartine de pain.
Une femme ! Quelle femme ! Je veux savoir !
Il retournait chez Françoise mais ce n’était pas
Françoise. Elle l’aurait su. Elle savait si c’était
Françoise ou une autre de sa connaissance. Fab !
Pourquoi crier ? On ne crie pas au balcon. On pleure.
En tout cas on ne crie pas son nom. Personne
N’a besoin de savoir pourquoi il m’arrive de crier.
Il était trop tard pour trouver le sommeil. Elle but.
Rien n’existe sans ces concordances précises ni
Sans coïncidences pour émailler le récit en fleurs.
Seule, presque mélancolique, oiseuse et sommaire,
Voilà ce que je suis. Doña Pilar croit, Constance jouit,
Raïssa se passionne, Françoise devient Mescal
Quand Mescal devient Françoise, doña Cecilia
Nourrit Cayetano à la pointe du couteau, Flores
Compte les jours et je ne suis pas la septième.
Fabrice avait aimé sa douce folie. Que reste-t-il
De cette chanson ? — Il en reste la confiture,
Dit Constance dans le lit qu’elle ne quitte pas
Si l’Homme persiste comme les gouttes de rosée.
Une septième femme envenimait son existence
Et ce ne pouvait être qu’un personnage de roman.
*
* *
Le Christ avait trouvé son lait, comme un chat
Des murs et des fenêtres. — Tu ne veux pas me dire
Ton nom ? demandait la septième femme sur le perron
De sa demeure ancestrale. Il ne répondit pas, lapa, lapa,
Comme le chat qu’il devenait le matin quand le sein
Rentrait dans la chemise du rêve. Elle descendit une marche
Et le regarda laper dans l’écuelle dont elle tenait encore
L’anse. Brandissant le pain chaud aux lardons et à l’aïl,
Elle continuait de descendre vers lui et le téléphone
Sonnait, sonnait. Il se hâta, pompant, picolant, le lait
Dégoulinait sur son menton, il s’abreuvait de chair
Alors que sa religion le lui interdisait. Le walkman
Grésillait. Quel beau matin tranquille ! Des oiseaux
Invitent au vol. On se prend à rêver éveillé. Cette joie
Le comblait. La Femme ne s’impatientait pas et
Le téléphone sonnait, carillonait, dérangeait l’esprit
Qui s’en inquiétait, et les oiseaux décrivaient la géométrie
Du possible. On ne sait jamais avec l’air. Le téléphone
S’impatienta clairement et brailla. Clara ! C’est pour
Toi ! — Toi... elle existait donc pour elle-même.
Le téléphone se lança dans une explication obscure.
Clara sait le chant des femmes. Il acheva la dernière
Goutte et mordit le pain. L’écuelle clignota et vira
Dans l’air des oiseaux qu’elle ne connaissait pas
De première main, alors que tu savais jusqu’où
Il était possible d’aller. Tu t’inclinas cérémonieusement
Et elle te le rendit en souriant comme si elle voyait
Une pauvreté relative, de celles qui inspirent la relativité,
Une pauvreté qui sauve sans dénoncer, qui rédime,
Une pauvreté de riche comme dans les images
Des leçons de bonheur par la survie et jusqu’à l’éternité.
Elle répondit au téléphone avec la même voix.
Je le vois de ma fenêtre, disait doña Pilar. Si ce n’est pas
Le Christ, qui est-ce ? — Comment veux-tu que je le sache !
— Qui veux-tu que ce soit ? Qui d’autre si je me trompe ?
Pas un homme ne peut répondre à cette question, donc
C’est le Christ ! La Femme admettait une ressemblance
Avec les images. Le nez est celui d’un Juif. Première
Nouvelle ! Mais quelle langue parle-t-il ? À quel sein
S’abreuve-t-il, lui, l’Homme de tous les instants ?
Le téléphone se tut. Il se couchait. — Tu n’auras pas froid
Si tu t’habilles comme le veut le bon sens. Accepte
L’offrande d’une chemise et d’un pantalon. Pour les pieds,
Tu demanderas à une autre. Veux-tu en connaître d’autres ?
Méfie-toi des couteaux. Il n’y a pas d’hommes chez l’homme.
*
* *
L’Homme salua les ravaudeurs et descendit sur la plage.
Comme il s’éloignait, on se demanda s’il reviendrait.
Don Felix était à la fenêtre de sa maison d’été, lointain
Lui aussi. Doña Pilar le harcelait. De temps en temps,
Le visage de la douairière apparaissait sur son épaule,
Mouette tragique des attentes. — Tu ne peux pas
Le laisser partir ! Pourquoi les ravaudeurs semblent-ils
Si lents au travail ? Pas une femme parmi eux. Qui sont
Les femmes des ravaudeurs ? Pas un enfant. Le ciel
Blanc des questions à l’univers. Don Felix buvait
Un dé d’alcool accompagné d’un café brûlant.
— Tu ne peux pas le laisser s’enfuir sans explications !
L’Homme sortait de chez Constance qui l’avait
Accueilli ou qui s’en était servi pour satisfaire
Un instinct que don Felix connaissait trop bien.
Il ne retournait pas à ses montagnes. Il allait
Vers le Nord, suivant le fil de l’eau. Encore
Dix minutes et on ne le verrait plus. — Ça
Ne peut pas se terminer comme ça ! cria
Doña Pilar que côtoyait Gisèle et la Flores
Qui se rongeait les ongles pensivement.
Doña Cecilia aimait l’alcool et ne cachait pas
Son penchant pour l’éréthisme matinal, croyant
Ainsi en imposer à la douleur et à l’angoisse
Si légitime chez cette amante possessive.
Croire maintenant que don Felix a le pouvoir
De contraindre un homme à demeurer parmi
Eux relève de la folie des femmes. Il lève
Le coude et doña Pilar remplit encore le dé
D’argent qui porte le signe de la langue
En hébreux soigneusement ciselé depuis
Des siècles consacrés à résister à la disparition
Du sang des Gálvez. Le visage du magistrat
S’empourpre sous la pression du sang. L’Homme
Reviendra si c’est ce qu’il veut, sinon il faudra
Se résoudre à des hypothèses en espérant clairement
Qu’elles deviendront des principes de la nouvelle
Foi. Doña Cecilia frémit en entendant ces mots
Prononcés par un homme qui n’aime pas la femme
Pour ce qu’elle est. Il aime l’homme pour ce qu’il devient
À force d’espérance. Don Alfonso ricane dans le même
Alcool. Un miroir trahit l’obliquité de sa tête, oblique
Lui aussi le miroir, comme tout ce qui habite ces lieux.
Doña Pilar essuie la sueur de ses joues. — C’est
Inadmissible ! dit-elle et les ricanements se propagent
Comme les nouvelles bonnes ou mauvaises que colporte
Le vent. L’homme frappe l’eau avec un bâton, vous
Voyez ? Vous voyez comme il est tranquille ? — Si
C’était lui, dit doña Cecilia, je le saurais. Et la haine
Revient sur son visage noir, presque obscur à force
De ressemblances. — Encore un petit verre, propose
Gisèle en tendant le sien. Il y a deux stigmates rouges
Sur ses joues, suçons des prédateurs. Elle boit l’alcool
Avec une précipitation de chatte nourricière. — Constance
Ne viendra pas, dit-elle. Elle dit que ce n’est pas le même
Homme. Elle dit que c’est l’Homme. Elle dit qu’elle
Ne couche pas avec n’importe qui. À son âge on ne
Couche pas avec le premier venu. On couche avec de
Vieilles connaissances. Que sait-elle que nous ne savons
Pas ? — Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas Ochoa !
Grogne doña Cecilia. Je connais cet homme comme si
J’étais sa mère. Nous le tuerons un jour, don Felix,
Et nous serons garrotés sur la place publique, lui et
Moi, Cayetano et moi garrottés sur la place devant
Ce monde qui ne reconnaît pas ses saints quand
Ils s’annoncent si clairement, n’est-ce pas, Pilar ?
— Quelle confusion ! soupire Françoise qui arrive
À peine. J’étais la proie de la rue (vous me connaissez)
Quand il est apparu, avec sa couverture et son walkman.
La Clara, que nous connaissons tous, l’a reçu sur le seuil
De sa maison. J’ai téléphoné d’une cabine. J’ai crié
Dans le téléphone, en vain ! Cristus ! Cristus ! Tu es
La croix que nous portons ! Tu es l’enfant de la douleur
Et du crime ! Nous t’aimons comme hypothèse de travail.
La Clara m’a ri au nez, si je puis m’exprimer ainsi !
Son lait d’ânesse achevé, il a repris son chemin
Et je l’ai suivi, voyant la Clara rentrer dans sa niche
De statue. J’ai suivi l’homme que nous aimons ensemble
Et je l’ai perdu parce que je ne le voyais pas. Comprenez
Ce que vous voulez, mais je ne suis pas folle !
Je suis cette femme qui perd la trace de l’homme
En chemin. Ne m’en voulez pas et traitez-moi de folle
Si vous voulez à tout prix que je sois cette femme.
Un petit verre d’alcool me fera du bien. Merci !
— Mais cet homme, doña Pilar, cet homme que vous
Voyez mieux que nous, cet homme qui revient chaque
Fois que vous apparaissez, qui est-il ? Question de
Journaliste. — Si Ochoa est le Christ, glousse doña
Cecilia, que je sois damnée ! Des cristaux de sucre
Miroitent sur ses lèvres. Je tuerai Ochoa de mes
Propres mains de Cayetano ! Vous verrez comme
Je saurais m’arrêter de respirer sans votre garrot,
Don felix Gálvez Bonachera ! Comment osez-vous
Rompre ces larynx sans demander l’explication ?
Je vous haïrais si vous n’étiez pas mon juge !
— Non, non ! dit Françoise, c’était le même homme
Mais ce n’était pas le même instant de bonheur.
Le temps est une facilité de langage, comme
Ces politesses qu’on cultive dans notre sein
Pour ne pas déranger l’ordre des jours qui pourtant
N’en ont pas. — Ravaudeurs ! Ravaudez ! On ne
Vous demande rien. Soyez les virgules des filets
Et que les filets soient le texte de vos poissons !
Dit Gisèle qui se souvient d’avoir été poétesse.
J’ai été ce que j’étais et je suis devenue ce qu’il sait.
— Tel est notre destin, soupire la Flores. Don Alfonso !
Méfiez-vous des miroirs ! La science s’y dénature.
Mais don Alfonso Gálvez Hoffman ne sait pas
Se débarrasser des miroirs qui envahissent l’envers
De son existence de chercheur et de praticien.
Don Guillén arrivait avec monsieur de St-Pé.
Je l’ai vu, dit Françoise Garnier. Je sortais de chez
Moi. Et elle raconta comment le téléphone avait donné
Son lait au sein du Christ que Clara poursuivait
Pour lui arracher son pompon. Monsieur de St-Pé
Baisa cette main et tendit la sienne aux autres.
Il est entré chez Pierre, dit-il, sachant très bien
Que la nouvelle était attendue. Comment ne pas
Entrer chez Pierre ? Les camés dormaient d’un
Seul sommeil, couchés sur le sable, enfants de la
Nuit. Chez Pierre, on ne pose pas de question.
Il fait entrer l’étranger et ne lui demande rien.
Il sert un vin de son pays, un vin noir comme la
Nuit, un vin capiteux et long en bouche, comme un
Jour sans pain, sans désir, sans rien. Un vin joyeux
Que les camés réclament et qu’il leur refuse, Pilar !
Espèce de reconnaissance. Espèce rituelle. Sans vin,
Nos verres sont vides et notre esprit s’éloigne de la
Chair. Pilar ! Cet homme ne nous reconnaît pas !
Libérez Thomas Folle ! Libérez Thomas Folle !
Mais Cayetano passa dans la rue, porteur d’espoir,
Et doña Cecilia sombra dans l’inconscience, Pilar !
*
* *
Revoir Pierre est une aventure du désir. Sa maison,
Nous le savons parce que nous l’avons déjà chantée,
Jouxte la plage où des camés finissent leur existence.
Ochoa, si c’est lui ce Christ nu sous sa couverture,
Entre dans le jardin par un sentier couvert de planches
De teck vernissées. Pierre n’a pas dormi de la nuit.
On se reconnaît, forcément. Les années atteignent
La perfection des ressemblances. La joie s’exprime
Facilement, sans une seule trace de ce désir viril
Qui a marqué l’enfance des deux hommes. L’un
Possède encore et s’accroche à son bien, cette maison
Que les camés dénaturent, il s’en plaint tous les jours.
L’autre ne possède plus rien. Il ne possédait pas
Grand-chose. Il n’a eu aucun mal à se séparer
Des objets du désir. L’autre ne croit pas que ce soit
Aussi facile, mais il accepte la différence, il y a
Toujours eu une différence pour les distinguer
Clairement l’un de l’autre. Ne pas dormir comme
C’est nécessaire est toute la tragédie de Pierre.
L’autre ne dit rien pour répondre à ce cri.
Le dallage lui rappelle la souffrance, il ne sait
Pas pourquoi. Le vin de Pierre est capiteux pourtant.
— Si tu es venu pour ne pas me voir, dit Pierre,
Ce n’est pas la bonne saison. Je ne vis que l’hiver,
Quand les camés remontent vers le Nord. L’hiver,
Je ne suis plus seul et la vie me sourit. Tandis que
Le soleil casse mon dos de taureau à la porte
De cette mort que je crains comme l’eau des rivières.
L’hiver, c’est presque le bonheur et la plage déserte
Reçoit mes offrandes érotiques. Je suis coquillage,
L’hiver. Je suis l’écume, la trace, la profondeur.
Sinon c’est l’été que les camés mettent à profit
Pour envahir ma sérénité et je sombre dans la colère
Pour ne pas nourrir mon désespoir. Leurs filles sont
Laides comme l’écorce, leurs enfants témoignent
De cette laideur en se jetant dans mes jardins
Pour y arracher les fruits que je destine aux oiseaux,
Pure beauté que je ne comprends pas parce qu’elle
Maîtrise le vol plané. Encore un peu de ce vin personnel,
Ne te gêne pas, tu es chez toi comme tu as toujours été
Ma meilleure idée. Cette enfance me traverse chaque fois
Que l’hiver annonce la fin de l’été, voix des tunnels
Auditifs, des plongées visuelles, de l’attrait pour le vide.
Les camés reviennent alors et me saluent comme on salue
Une vieille connaissance inévitable. Je ferme le portail
Avec la chaîne rouillée que les enfants secoueront la nuit
Pour m’empêcher de trouver le sommeil. Comment vivre
Sans cette part d’existence qu’est le rêve ? Cet autre lieu
Me manque, comme s’il existait et que je ne pouvais pas
Le savoir sciemment. Jamais je ne me suis senti aussi
Vaincu qu’à cet âge que j’ai vu venir comme le bout
De la route où nous rêvions ensemble d’un esprit coupé
À l’endroit où commence le rêve et où ne s’achève pas
Vraiment les jours. Nous sommes une conscience finie
Que le rêve introduit dans l’infini par la petite porte.
Ce que nous ne savons pas et ce que nous savons mal
N’explique pas ce que nous ne savons pas encore.
Ce vin, ami de toujours, est mon vin. Je veux dire
Que c’est ma vigne qui le produit. Je m’éreinte comme
Un triste sur cette pente caillouteuse, taillant la vigne
Ingrate comme si je ne lui demandais rien de grave.
Je suis seul comme il n’est plus possible de l’être.
Le chêne noir de ma bordelaise en témoigne ailleurs
Qu’ici où tu me vois propriétaire et fils de la terre.
Mais tu en sais plus que moi sur l’envers de la conscience.
Tu sais à quel point je m’embrouille quand ce n’est plus clair
Comme l’eau de tes roches d’abstème, ami de toujours
Que mon enfance reconnaît quand il n’y a plus rien
Qui ressemble à ce qu’elle sait encore de l’existence.
Ma maison serait la tienne si tu avais besoin d’une maison.
Ma nourriture et mon vin seraient ton corps si tu m’aimais
Encore. Mais je n’ai plus la tête aux croissances de l’être.
Je ne trouve plus le moindre chemin, immobile me vois-tu,
Et froid comme les murs de l’hiver qui m’enferme.
Il n’y a rien que tu puisses changer à cette tristesse
D’homme finissant. Nous n’avons pas aimé les femmes,
Erreur fondamentale de l’homme qui est une femme
Cachée dans la femme. Nous savions que la vie
Ne pardonnerait pas au vaincu. Il n’y a rien comme
Être dépossédé de l’héritage biologique. Je devine
La nuit comme si elle était la conséquence du jour.
Est-ce raisonnable ? Mais la nuit n’explique pas
Le jour suivant aussi facilement, aussi poétiquement.
L’obscurité est gagnée pour toujours, au croisement
De l’enfance et des voyages prometteurs que la maison
Inspire au cœur plus qu’à l’esprit. Ces mots que j’ai trouvés
Ne reviennent que pour ne pas être oubliés, Christ !
Des camés envahissaient mon existence, mon sable fin
Et mes gazons soyeux. Couchés comme des méduses
Échouées aux solstices, ils attendaient la magie du verbe
Et me reprochaient mes silences. Leurs filles nues
Accouchaient sans un cri. Des enfants menaçaient
L’intranquillité relative et des oiseaux interrogeaient
Le temps. Je suis cet homme que tu voulais oublier
Pour accroître ta part de rêve. Et voilà que tu entres
Dans ma maison, nu et pauvre, muet comme un insecte,
Gavé de femmes et de nourritures terrestres, assagi
Par l’aventure. Ta croissance est une leçon aux mots
Que je ne trouve pas pour t’accueillir dans mon lit.
Si j’avais un chien, je serais ce chien. Je suis oiseau
Parce que je ne possède pas de chien. Si j’étais chien,
Je ne toucherais pas au soleil, j’irais à l’aventure.
Mes os sont creux et je suis à peine plus lourd que l’air,
Ce qui explique des voyages immobiles, ma transe
Et le manque de femmes trahies pour d’autres femmes.
Je ne sais pas si tu reviendras ou si l’avenir
Nous réserve d’autres rencontres. Mais tu peux
Compter sur mon silence. Même les camés
N’arracheront pas ces écailles au poisson
Qui figure notre liberté. J’ai tracé hermétiquement
Les chemins de mes jardins, afin d’y égarer
Les camés et les docteurs de la loi et des principes.
Tu en connais les graphes, par habitude mais
Aussi par intelligence des lieux conçus d’avance,
On ne savait jamais. Comme il est doux d’être seul
Avec un homme qu’on n’épargne pas question enfance
Et héritage ! Tu te souvenais de la dernière raison
De se quitter pour le voyage et tu entrais dans la maison
Que t’avaient décrite les femmes couchées. Tu savais
Que je n’y vivais plus depuis longtemps. Tu venais
Chercher la trace de mon passage et tu interrogeais
Des camés médusés. Leurs filles te touchaient sous
La couverture et les enfants écoutaient les sonorités
Organiques de ton walkman. Le portail disparaissait
Dans l’herbe folle un moment verdie par les coulures
D’une existence savante. Les chemins croulaient
Sous les frondaisons de l’été. Il n’y a pas de maison
Au bout de ce court moment d’évocation véloce
Comme un vol en piqué. L’homme que j’étais
N’est plus, voilà tout. Tu rencontres mon aura
Quand tu aurais voulu me revoir. On t’explique
Les choses mais tu ne les comprends pas. L’été
N’est pas loin de s’achever. Des nudistes joyeux
Traversent les jardins en diagonale. Les camés
Se dénudent pour la circonstance, mais cette nudité
Offense la nudité pensante des naturistes qui plongent
La tête la première dans les cercles concentriques
Du bord de l’eau. — Christ ! Christ ! Je viens te chercher !
Pourquoi retournerais-tu en Palestine ? L’Espagne
Est la terre d’accueil de toutes les formes de l’enfance.
Laissons la liberté à la France et la chance aux Anglais.
Il n’y a pas d’Allemagne qui tienne ni d’Italie
Au Pausilippe. Ces îles que tu vois s’éloigner
Sont nos embarcations dans la Lune. Le taureau
Est une allusion au combat et non pas un combat.
La route est une proposition de route et non pas
Une route qu’il ne s’agirait que d’emprunter
Pour exister au voyage circulaire de la folie.
Ce sable, c’est de la lune en miettes, cristaux
Et éclats de coquillage, érosion et tournoiement.
Ces femmes sont les enfants des hommes
Et les hommes sont les femmes de l’enfant.
Le lit est une chance à ne pas laisser passer.
Pierre expliquait aux femmes qu’il ne reconnaissait
Pas les lieux, mais qu’il les aimait parce qu’ils
Lui parlaient aussi clairement que l’eau des roches
De l’enfance. — C’est donc toi ! lui ai-je dit.
Toi, mon ami de toujours, ma souvenance
Érotique, mon avenir de femme. Je reconnais
Ta barbe et tes oreilles. Tu chassais les oiseaux
Avec une précision de lame de couteau sans
Les mains de la femme trahie superbement
Par l’homme que nous ne serions ni toi ni moi.
Je lui ai dit ce que je pensais de cette manière
De revenir uniquement pour créer un effet
De surprise. Il a bu mon vin, qui n’est pas le meilleur,
Vous le savez, et il l’a trouvé assez bon pour ne pas
Le recracher dans les mains que je lui offrais pour la
Circonstance. Pierre était fou de joie et les femmes
Le croyaient fou de raison.
Gisèle retourna chez elle
Et demanda à Fabrice de lui caresser les seins.
— Pierre ? disait-il. Pierre connaît cet individu ? Mescal
Le connaît aussi mais ce n’est pas le même souvenir.
Que sais-tu de ces complications romanesques, femme !
*
* *
Aliz et Néron était deux poupons de chair rose et joyeuse.
On les voyait jouer aux osselets véritables que le berger
Leur donnait s’ils le lui demandaient. — Voici les petits
Baigneurs, roucoulait Gisèle si votre regard s’interrogeait
Sur la présence de ces deux angelots de porcelaine crue
Au milieu du corral de sable rouge. Le berger s’annonçait
Par sa houlette fourrageant les buissons à la recherche
Des asperges sauvages dont l’omelette envahissait
Bientôt vos narines sensibles à la nourriture des hommes.
Un ancien bassin d’irrigation avait été transformé
En piscine et les enfants y pataugeaient dans dix
Centimètres d’une eau limpide car la comtesse
Craignait la noyade et les maladies infectieuses.
Le berger Ochoa pouvait voir à quel point l’homme
S’ennuyait à la fois de sa femme et de ses enfants.
Il buvait de l’anisette sous l’auvent de bruyère,
Agacé par les insectes et peut-être tranquillisé
Par les montagnes dont il parlait souvent avec
Science et poésie. Ochoa descendait pour boire
Lui aussi. Il buvait debout, refusant toujours de
S’asseoir, invitation que le comte n’épuisait pas
Malgré la colère d’Ochoa qui montait comme
Les tournoiements noirs et rouges de la tempête
Qu’il était toujours le premier à annoncer.
La femme surveillait les enfants du coin de l’œil,
Dérangée par une autre femme dont elle fustigeait
Gaiement les bavardages ou par un homme fatigué
Des silences du comte qui pouvait durer jusqu’à
La fin de la nuit. Ochoa vivait seul et presque nu
Dans sa maison de planche et de caillou, belle
Demeure des Seuls, des Oubliés, des Inconsolables
Et des Tristes, peuple de son existence sans amour
Autre que celui qu’on lui donnait pour compenser
La misère de ses revenus. Les putains vivaient chez
Elles, il n’y avait plus de bordel depuis que la morale
Avait balayé la dictature. On le voyait aller et revenir,
Et son peuple le suivait, farouche et désordonné,
Enclin au vagissement plus qu’à la vocifération.
Dans la bruyère de ses toitures, on trouvait le repos
Des bêtes un peu précaire. On n’y montait pas
Avec lui, même si l’invitation était une menace,
Car l’homme qu’il était ne pouvait pas oublier
La femme qu’il n’avait pas connue et qui lui manquait.
Gisèle s’embrouillait dans le flux des notations.
Elle posait une croix sur les mots communs aux phrases
Et les appelait des répétitions si le comte réclamait
Sa pitance. Les enfants revenaient avec les brisures
De leur chair cassée aux angles sommaires de la piscine.
Elle ne les chassait pas en présence du père et ils
Le savaient, en profitaient, en riaient avec elle jusqu’à
En devenir hermétiques et savants. — Ne jouez pas
Avec la patience de votre mère, conseillait le comte
Passablement taxé d’anisette et d’olives piquantes.
Ochoa entendait le mot patience et il songeait aussitôt
À l’impatience des bêtes qu’il connaissait de toujours,
Une impatience de femme qui n’a pas de temps à perdre
Avec les instances d’un désir à la fois clair et à la teneur
Si variable qu’il pouvait paraître obscurément installé
Dans ce corps solide qui sentait la poussière des chemins
Et la crasse de l’attente et des éjaculations nocturnes.
Aliz est une petite fille qui ne fait plus pipi au lit. Néron
Inonde sa couche depuis toujours. Il y a une odeur
De bergerie dans leur chambre commune éclairée
Par le plafond ouvert. Ochoa avait déplacé cette dalle.
Il la déplaçait au premier jour de l’été, pas avant,
Au prix d’un effort inimaginable et surtout
Inexplicable. Gisèle voyait l’homme sur le toit, ripant
Sur le gravier et jurant en grattant la terre grise et dure.
L’interstice le tranquillisait. On voyait la lumière
Se répandre sur le lit commun aux deux enfants dont
L’un pissait et l’autre n’en parlait pas parce qu’elle
Ne désirait pas cet affrontement inutile. Ochoa ripait
Encore et la dalle était remplacée par un carré de lumière.
Le gravier et la poussière étaient balayés par une femme
À l’échine de vache, elle qui n’avait jamais vu de vache
De sa vie. Les enfants connaissaient les vaches de leur pays
D’arbres et de pluie. La femme retournait d’où elle venait
Et Ochoa buvait une anisette fraîche, debout comme
Un arbre, repoussant l’invitation à s’asseoir, refusant
De parler des sujets importants comme la politique
Et la place de la religion dans l’existence. Il amenait
Les olives que les enfants ne mangeaient pas parce
Qu’elles piquaient. Les olives étaient amères ou piquaient,
Il n’y avait pas le choix dans la maison d’Ochoa où
Personne n’entrait que son peuple de crasse et de douleurs
Acquise au long d’une existence de travaux des jours
Et de nuits sommaires comme le Droit à cette même
Existence. — Ce n’est pas la misère, disait le comte.
Il est propriétaire de la maison de son père, n’a perdu
Qu’une parcelle de cet héritage, retrouvera son chemin
Une fois passée l’amertume inspirée par la jeunesse.
Gisèle voyait mal cet homme vieillir sans sa colère.
Elle lui soumettait l’agitation constante des enfants
Qu’il ne jugeait pas comme elle aurait voulu qu’il
En parlât. Il revenait avec une bête blessée sur le dos
Et les enfants plaignaient la bête sans se soucier
Des souffrances de l’homme. La curiosité l’emportait
Sur la pertinence. Et le regard noir d’Ochoa le loup
Renvoyait la colère au diable. La comtesse frémissait
Et ordonnait aux enfants de ne pas poser des questions
Sans réfléchir au moins un peu aux réponses. Ochoa
Connaissait toutes les réponses. Il aurait pu commencer
Par là, mais la terre est dure aux bêtes et par conséquent
Aux hommes qui la possèdent et la travaillent comme
Des bêtes sous un soleil annonciateur de l’enfer.
Quand Ochoa sortit nu de sa maison et qu’il se couvrit
De cette immonde couverture qui avait servi de tapis
Au chien sans voix, la comtesse était à la fenêtre,
Et il n’exprima aucune colère. Il ajusta ses écouteurs
Et descendit. Sa belle queue se dressait à l’oblique.
Gisèle ferma les yeux et pria. Le comte roupillait
Comme un oiseau dans son nid, le nez dans les coussins.
Quand elle rouvrit les yeux, la vision avait disparu.
Elle reprenait à peine sa respiration quand Ochoa
Réapparut sur le chemin, descendant et suivi par le narrateur
Qui se cachait derrière les arbres. Elle faillit l’appeler.
Mais les enfants dormaient comme des santons
En chocolat. Elle les caressa sans les réveiller. La nuit
N’en finissait pas. Le chien s’était tu, habitant du seuil.
Elle n’avait pas entendu les bêtes frémir elles aussi.
Puis la nuit recommença, interminable et concise,
Ajoutée comme le jour mais sans l’estimation
Exacte de sa fin provisoire. Le corps flagellé
Par l’attente, elle ne chercha pas le sommeil. Des rêves
S’amoncelaient, exutoires et vains. La petite queue
Du comte frémissait dans l’air moite, proie des mouches.
*
* *
Il faut dire que Ramirez, Serafín Antonio Muñoz
Ramirez, fils légitime et frère infidèle, le Ramirez,
— Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
Il a beau parler de celle des autres, en mal,
Pour la faire voler en éclats au coup de feu
De ses expéditions canoniques chez les autres,
Il a beau tremper son porte-plume dans l’encrier
Et rédiger la chronique véridique de ses contemporains
Les moins chanceux et les plus discutables,
Il a beau se tenir propre et veiller au regard
Des femmes qu’il ne possède pas même
Quand il tente de marchander leur délinquance,
Il a beau posséder les biens de l’homme établi
Dans la société qu’il a le devoir de maintenir
Au niveau de la simple relation marchande
Et des principes qui établissent les fondements
Des contrats — Ramirez est tout de qu’il y a
D’imbécile, d’archaïque, de demeuré et d’inférieur
En amour à tous ceux qu’il jette en prison à grands
Coups dans le dos. Ramirez s’en prend aux entrejambes,
Ne ménageant pas la couille ni le clitoris, instituant
La raclée comme moyen de pression et de justice.
Ses collègues redoutent le témoignage des murs
Mais leur silence laisse faire Ramirez qui tire
Des coups de feu sur les mouches au-dessus
De votre tête de petit voyou ou de grande bête.
Voyou, il l’est lui-même dans un certain sens,
Et bête, il ne fait pas honneur aux animaux.
C’est un homme de droite, un ennemi de l’art,
Un soldat de Dieu, un antirépublicain, un saint.
La cervelle des mouches est peu de chose, il faut
En convenir avec lui sous peine de soupçon.
Il ne fait pas bon être soupçonné par Ramirez,
Même si on est un compagnon de route, même
Le Chef se méfie de cette grandeur qui fait les hommes
D’État et les grands généraux quand l’occasion
Se présente. Certes Ramirez n’a jamais tué personne
Et personne ne peut se vanter de lui avoir fait peur.
On signale quelques blessures profondes, une possible
Mutilation d’un principe fondamental de l’esprit,
Et la ruine de quelques connaissances indispensables
Chez les victimes de son zèle. Rien de bien grave
Il faut en convenir. On a beau aimer l’existence,
On a beau se tuer à faire des enfants aux femmes,
Et les femmes ont beau demeurer des femmes dignes
De ce nom, il n’est pas facile d’écouter les cris
De cette Espagne qui joue à la Démocratie comme
Elle a joué avec l’assassinat de son passé ou pire
Avec les différences de race et de convictions.
Si l’on n’est que le fruit sur l’arbre, si l’été
De l’existence ne promet rien de bien facile
Ni de réjouissant au moins une fois l’an, si l’enfant
Est porté et veillé parce qu’il n’y a pas d’autre explication,
Si l’attente est remplacée par les travaux et les travaux
Par une automobile et un appartement, si les études
Des enfants se limitent à l’apprentissage d’un métier
Qui représente une nette amélioration des conditions
D’existence, si toutes ces conditions sont réunies,
Et elles ne le sont jamais qu’imparfaitement, alors
Ramirez est un homme juste et sincère et sa chanson
Ne contient que la semence des futures nations, sorte
D’Islam que la Chrétienté réduite à néant par les rois
D’Europe appelle quelquefois de ses vœux parce que
Quand on est pauvre on se sent des affinités avec la religion
Et on n’est pas dupe des rois ni des princes du capital,
On sait parfaitement que Ramirez est un serviteur
Et que moins on a affaire à lui et à ses principes,
Mieux on se porte du côté de la tranquillité et même
Du Bien sans quoi la vie n’est que la litanie
Du Mal et de la Misère, croissance maîtrisée là-haut.
Toute société, qu’elle soit établie en nation ou en horde,
Trouve son équilibre dans l’eau : pn — pm = ρgh.
Mais il faut aussi compter avec la profondeur, celle
Des idées qui forment le lit de la volonté, comme en France
Et aux États-Unis d’Amérique par exemple, valeurs
Héritées et non pas admises par pure spéculation
Touristique. La Démocratie ne créera aucune autre
Démocratie, elle inspirera des imitations et il faudra
S’en contenter. Mais après combien de combats livrés
À la foi et à ses redoutables théories du savoir et de l’art ?
Ramirez ne sait pas que l’Espagne est une imitation
Et il doute que l’Arabie en devienne une tôt ou tard
Dans les mêmes conditions d’Histoire et de raison.
Il établit que la race est un principe qui explique
Les comportements, par exemple la duplicité
De l’Oriental et la vigueur au combat de l’Occidental.
Jamais il ne lui viendrait à l’idée que l’Espagne
N’est pas un pays occidental. Il sait que son sang
Est impur et lutte contre cette salissure de l’Histoire
Avec une cruauté de femelle qui ne veut pas sevrer
Ses petits. Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
Il a beau s’échiner à démontrer le contraire, il est bête
Et asocial, dangereux et lâche jusqu’à la trahison,
Sa main tremble de retourner au garrot, mais il y pense
Quand il voit ces peuples d’Afrique traverser son territoire.
L’Afrique parle du Mal et de la Misère ici même
Avec l’accent de la vérité et il n’y a pas un seul écrit
Soi-disant sacré pour dire le contraire. Ce n’est pas
Le monde de Ramirez qui s’écroule, c’est le destin
Des hordes d’alimenter les démocraties. Ramirez a beau
Ne posséder qu’une cervelle d’idiot congénital,
Il comprend que plus rien ne changera, que tout s’est joué
Et qu’il ne reste plus qu’à souhaiter que les grandes nations
De ce monde sautent sur leur arsenal atomique ou que Dieu
Ouvre la terre sous leurs pieds. Cette idée de l’abîme
Destiné à changer le monde ravit quelquefois Ramirez
Qui ne la trouve pas bête, au contraire. Il regarde les Noirs
Et les Maures passer devant le Cuartel et il se dit
Que l’Espagne est le juste milieu. — Dieu, ouvrez la terre
Et que les grandes nations soient anéanties par la catastrophe
Et que l’Afrique disparaisse aussi, et l’Amérique des Indiens,
Et la Chine et l’Inde des Atlantes. L’Espagne est le berceau
Du monde. Nous avons attendu trop longtemps. L’enfant
Demande à courir de ses propres jambes. Dieu ! N’attends
Plus le dernier moment pour décider de notre sort. Choisis
Avec nous, hurle Ramirez devant son miroir. Mais la solitude
De sa chambre ne renonce pas aux femmes et il téléphone
À Clara qui s’y connaît. Il n’y a rien comme une femme
Pour donner à l’homme le sentiment qu’il comprend tout
Ce que la terre et l’existence lui disent du matin au soir
Et du soir au matin, alors que derrière les barreaux, fers
À béton peints en vert criard, on se plaint mollement
De la promiscuité et du peu de chance de ne pas recommencer.
Ramirez attend la femme. La nuit s’achève dans la lumière,
C’est son destin de non-objet. La nuit eût été un objet,
Il l’aurait prise dans ses mains pour lui demander son nom.
Mais la nuit est une disposition de l’Univers en expansion,
Et Ramirez ne le sait pas. Il a beau ne pas avoir de cervelle,
Et on a beau se priver de le lui dire pour l’offenser d’abord
Et pour que la vérité soit, le jour est une promesse
Que personne ne tiendra. Don Felix Gálvez Bonachera
Arrive avec la patrouille qui ramène Thomas Folle
Et Ochoa qu’on prend pour le Christ. Ramirez ouvre
Deux cellules contiguës et attend. Don Felix est moins
Bête que lui, il le sait et ça le rend fou de jalousie.
*
* *
*
— On te demande si tu as vu ce qu’il t’a montré !
Néron riait comme un fou. Le magistrat voguait
Sur sa chaise. Un verre d’eau rutilait avec les mouches.
— Il n’a rien montré, dit Aliz, ou alors je n’ai pas vu.
D’ailleurs Néron n’a rien vu non plus. — Tu dis ça
Parce que c’est ton ami ! grogne Ramirez qui tient
La machine à écrire. — Elle croit encore que c’est
Un ami, dit don Felix Gálvez Bonachera. Un ami
Te montrerait-il ce qu’il est honteux de montrer ?
Néron n’en pouvait plus. Il riait comme un fou.
Don Félix Gálvez Bonachera l’avait traité de petit
Idiot de sa mère, une manière comme une autre
De tempérer sa pensée à l’égard de ce garçonnet
Qui « trouvait ça marrant après tout. Un ithyphalle
N’a jamais fait de mal à personne, » avait dit Fabrice
Sans vouloir offenser l’Espagne. Ramirez avait tapé
Cela. Il avait prévenu : — Je tape tout, c’est la règle.
Don Felix Gálvez Bonachera redoutait ces longueurs.
Il préférait le marivaudage des aveux à la rigueur
Des interrogatoires affectés par l’imbécillité du garde
Civil faisant office de secrétaire en ces jours de disette
Sociale. — Si tu n’as rien vu, dit le policier, tu mens !
Aliz savait très bien ce qu’on faisait aux menteurs
Dans ce pays étranger dont elle n’aimait que le soleil
Et les chats. — Si tu le sais, pourquoi mens-tu ? Les chats
Habitaient dans les fenêtres. Elle les nourrissait et Néron
Les agaçait. Ochoa n’aurait pas montré sa queue de loup
Si la nuit ne les avait pas réveillés. La nuit veille et réveille.
Un magistrat qui a vécu tant de témoignages intermédiaires
Devrait le savoir, mais la Loi ne parle pas de la nuit,
Elle n’évoque que les jours et les prisons, les travaux
Et les contrats, l’identité et la passion. Ramirez était trop
Bête pour comprendre ce que le magistrat ne comprenait
Pas lui non plus. Néron pouvait voir les prisonniers
À travers l’interstice que la porte ouvrait dans la chair
De la lumière. Cette fois, il n’hallucinait pas facilement.
Thomas Folle racontait comment il avait mis le feu
À son autobus. Il avait vu les chats fuser comme des étoiles.
— Vous auriez pu provoquer une explosion, dit Ochoa.
Ils étaient assis derrière la grille verte, les mains parlant
Ou se plongeant dans le silence têtu de l’innocence
Aux mains pleines. — Si tu es le Christ, dit Thomas Folle,
Pourquoi recommencer ? N’as-tu pas assez souffert pour nous ?
— Non, dit Ochoa. Je ne suis pas le Christ. Je lui ressemble
Chaque fois que je m’abandonne. Qui est cette fille ?
Tu devrais le savoir. Elle était fenêtre la nuit et chat le jour.
Elle cherchait l’eau de la rivière sous les cailloux.
Les animaux sortaient de la terre et tu expliquais
Pourquoi. Il n’y a pas d’animal sans cette frayeur au bout
De la nuit. Je me réveille parce que je ne dors pas.
Remontons jusqu’à ce que je sais de la source et taisons
Nous devant ce silence. À la croisée des eaux, un moulin
Abrite les essais de fornication de l’enfance qui atteint
La maturité par cette porte étroite. — Pourquoi le Christ ?
— Demande-leur. Ces femmes attendent ce que l’homme
Renouvelle. Paroles d’homme. Les ailes du moulin, brisées
Par le vent et les insectes, abritent des oiseaux bleus
Que tu appelas des chasseurs. Cette abstraction séduisait
La femme. Puis le mur du barrage impose ses espaliers
De roches grises et ses arbustes aromatiques. On se sent
Petit au pied de cette construction, levant la tête pour apprécier
Le tonnage et l’ampleur des travaux. Des camions, une
Quantité incroyable de camions circulant jour et nuit
Et les hommes ont dressé ce monument d’utilité publique,
Ce qui ménage l’esprit quand on songe à l’orgueil
Qui préside d’ordinaire à ses constructions monumentales.
Puis le chemin si dur à refaire jusqu’au-dessus du lac
Qui emprisonne à jamais un peuple aujourd’hui déplacé,
Remplacé. — Mon nom est celui d’un loup solitaire
Et cruel. Écris-le avec un X, ma poule. Fais-le sonner
Dans ta bouche-moulin à paroles. Et descendu au bord
De cette eau morte, il fallait se contenter de la vision
Des algues. Ces reflets d’argent, ce sont les poissons.
Et cet or qui ne se laisse pas regarder en face, c’est moi.
Moi dans la pureté d’un instant de croyance,
Moi au temps où cette terre était la mienne et celle des autres.
Il n’y avait que moi et les autres. Et les animaux tranquilles.
Il y avait aussi ce qu’on pouvait savoir, entre les mots,
Il y avait un infini d’autres mots et tout était tranquille.
La rivière est un fleuve, ma mie. Si tu ne vois pas son eau
Couler comme le sang hors de sa raison, tu ne vois rien,
Tu vois ce qu’on impose à ton esprit, tu vois des hommes
Qui appartiennent à l’homme et non pas à la terre. Tu vois
Des villes peuplées d’étrangers à l’homme et des rues
Traversées de femmes pressées d’en finir avec le jugement
De Dieu. Ici, tu pourrais voir l’homme et la femme,
Non pas unis mais parfaitement ressemblants, parfaitement
Équivalents. Cette eau qui s’arrête et que l’évaporation
Et l’immobilité attisent comme le feu qui couve sous la cendre,
Cette eau témoigne de l’homme-femme et de l’enfant
Que tu es. Je me souviens maintenant que tu le dis
À ces magistrats aux larmes de crocodile, je me souviens
De ma promesse d’un sermon sur la Montagne : Riches,
Vous périrez par le feu. Discours de riche, je sais. Mais
J’y crois, ma mie, j’y crois comme si Dieu pouvait encore
Exister après la mort. Si je n’étais pas si pauvre,
Et si la maison de mon père avait un sens, si ma vie entière
Était un chant et non pas une histoire, ma mie nous nous
Aimerions sans savoir qui de nous est la femme, qui l’homme
Et pourquoi l’enfant. Mais la terre ne se nourrit plus
De ses animaux ni de son eau, la terre métallique s’oxyde
Au lieu de prendre le feu promis par l’atome, la terre
N’est plus qu’une anecdote probable entre toutes les anecdotes
Dont l’univers s’accroît inintelligiblement. Nous descendions
Alors, l’esprit menacé d’inconstance, et elle reconnaissait
Le chemin. Nous possédons aussi un pignon de roche
Jaune et rouge qui s’avance dans la vallée. J’y construis
Un temple sans savoir qui en sera finalement le locataire,
Dieu ou moi ? Ici, le vent peut se montrer viscéral.
Des asperges nourrissent l’instant. Des feux-follets
Embrasent l’herbe. On dit que cet endroit est maudit
Depuis qu’un homme s’y est pendu. Voici l’arbre
Et la branche, voici la prétendue mandragore et ceci
Est l’ombre que le mort projette sur notre chance
De survie. Je sais, je sais, c’est compliqué et tu voudrais
Comprendre. Alors je te pousse dans le chemin le moins
Propice aux découvertes et tu te laisses prendre comme
La chienne que tu es. Homme et femme nous sommes
Et ne serons jamais. Mon cri n’effraie que la chauve-souris
Qui détale dans le ciel. Nous témoignerons des circonstances
Le moment venu. Sur le toit de bruyère et de pavots, les enfants
Étudient cette science naturelle avec un naturel étonnant
De la part d’enfants qui ne savent rien de toi, ma mie.
Mais ce sont les tiens et il faut leur expliquer que l’amour
Et le plaisir ne font qu’un sinon la femme est un homme
Et l’homme une femme, ce qui est contraire aux lois
De la nature et par conséquent du dieu qui la renouvelle
En même temps que notre destin de tragédiens tués
Par les poisons de l’existence et les coups d’épée
Dans l’eau. — Vous n’avez rien vu, il ne s’est rien passé,
Nous allons nous amuser à faire peur aux bêtes qui sont
Bêtes et aux hommes qui les conservent comme des
Photographies. Ils venaient à toi, ma mie, et tu les aimais.
Ma maison sentait la cendre de l’olivier et la sueur
De mon front. On y buvait pour ne pas oublier.
*
* *
Doña Pilar Gálvez Bonachera avait vu le comte Fabrice
De Vermort creuser la terre du chemin en pleine nuit.
Personne ne demande ce qu’elle faisait à cet endroit
Elle-même en pleine nuit. Nous ne le saurons pas
Parce que personne ne le demande. Elle traversait
Une nuit rose et noire et la lune éclairait le chemin.
Nous ne sommes pas loin de la maison d’Ochoa.
Fabrice creuse avec une pelle, ânonnant car ce n’est pas
Un homme de peine. Elle le voit creuser, c’est tout.
La lune n’est pas complice à ce point, doña Pilar.
Elle voit la terre s’accumuler mais ne voit pas le trou.
Puis Fabrice rebouche le trou et tasse la terre.
Il s’en va, sans lumière et en silence. La maison
D’Ochoa trahit une lumière jaune mais impossible
De savoir si c’est la lumière ou l’attente, impossible.
Doña Pilar attend une heure, assise sur la murette
D’une aire de battage. Elle attend sans savoir ce que
La lune lui réserve. Cette lumière est celle des fous,
Doña Pilar le sait depuis longtemps, depuis l’enfant
Qu’elle a été pour ressembler aux autres, l’enfant
Dont on disait qu’elle était plus fragile que les autres.
Il n’y a plus cette fragilité dans le regard de doña Pilar.
Elle est dure au regard comme à la caresse, éprouvante.
Attendre est une habitude de l’impatience. Il y a toujours
Une nuit pour attendre et un lendemain pour les narrations
Du bien acquis. Si vous la voyez en route vers l’extérieur,
Vous ne croisez rien qui lui ressemble. Il faut du vent
Et la rare pluie d’été pour réveiller ce visage ingrat
Et pourtant beau de ses ravissements vésaniques.
Il faut une secousse électrique de feu-follet pour
Réveiller cette âme égarée au pays des hypothèses
Et de la foi qui s’ensuit sans la moindre querelle.
Le vent est utile à la passion quand il s’essouffle.
Une heure passe avec les oiseaux cachés. Une heure
De pensées et de petites sensations qui établissent
Les conditions du recommencement, car ce n’est
Pas la première fois que doña Pilar recommence
Ce qui n’a pas clairement eu un commencement,
Ce qui se retrouve sans possibilité d’égarement,
À une distance considérable des bonnes intentions.
L’immobilité des choses augmente la nuit d’un cran.
Elle ouvre le trou et ne trouve rien. Ses mains
N’ont pas exhumé le corps du délit. Elle les insulte,
Ces mains qui n’ont servi à rien une fois de plus.
Elle crache dedans et recommence jusqu’aux racines
Qui écorchent ses mains. Il faut la roche, à trente
Centimètres de profondeur, pour arrêter cette folie
Qui consiste à creuser à l’endroit même du soupçon.
Elle demande à la nuit un peu de sa lumière, en vain.
La lune se couche dans un eucalyptus, corne de vache.
Voir est un combat contre l’obscurité si les conditions
Du mal sont réunies : l’attente dont on a déjà parlé,
L’angoisse lourde des paupières, la paresse des mains
Et l’écartement des jambes qui croissent dans la terre.
Examinant de plus près la roche mise à nue, elle voit
L’or d’un anneau, virgule d’éclat dans la motte noire.
Mais ce n’est que son anneau, celui qui porte un rubis
En souvenir de la tache de sang nécessaire au veuvage,
Taureau d’or et d’ombre couché dans le lit commun.
L’anneau glisse et apparaît, à la lessive comme à la
Terre. Désespérée, doña Pilar recommence et bouche
Le trou. La nuit ne laisse plus rien voir. Il faut avancer
À tâtons dans la broussaille et la roche émergente.
Le combat s’achève par ce glissement du sens
À donner aux actes les plus incohérents que la vie
Réserve à la fragilité, pour ne pas dire à l’immaturité.
Chez Ochoa, Christ ou pas Christ, Adonis ou Sylphe,
La lampe, si c’est une lampe, n’éclaire que le seuil,
Et encore, on ne voit pas le chien ni les espadrilles.
Quant à deviner ce qui se passe chez les Vermort,
Ne soyons pas chiens à ce point. Chienne, elle l’est
Pourtant quand elle revient et qu’elle se cache
Avec les oiseaux, ne rencontrant pas les oiseaux,
Et Mescal lui injecte de la morphine vraie, garantissant
La provenance et les effets. — Je n’ai jamais fait l’amour,
Dit-elle dans un ravissement digne de l’adolescente
Qu’elle a été, et ça me manque, Mescal ! Raconte-moi
Ton accident, celui qui a mis fin à ton existence d’amant
Pour te recommencer dans celle du plus grand fourgueur
Que cette maudite terre ait jamais porté dans son sein
De garce ! Et Mescal injecte les cristaux liquides
D’un monde qui n’existe pas mais dont la réalité
Est certaine et non point soumise aux hypothèses
De l’idéologie. — Va-t’en ! Va-t’en ! Je ne sais plus
Ce qu’il faut te demander. Et la nuit devient facile,
Facile à occuper et si facilement comprise entre
L’idée et l’acte. Chez elle, elle se lave les mains
Et brosse son anneau d’or au rubis tache de sang.
La rue est éclairée. On n’y passe pas encore.
Veux-tu que je t’attende ? O question nécessaire
À la tranquillité ! Mais personne pour la poser.
Ce jardin l’exaspère et ses fruits que personne
Ne mange à part ces insectes qu’elle rêve de clouer
Vivant. Jamais nue, ou seulement une fraction
De seconde incalculable entre l’enveloppe
Et la chemise, le miroir manque de temps pour
Lui renvoyer le reflet exact de sa pétrification.
Elle ne s’amuse pas avec les rideaux quand ils
Sont emportés par le vent et qu’ils reviennent
Parce qu’ils appartiennent à ce décor inchangé
Depuis tant de lunes que l’esprit en a perdu
Le compte à rebours. Le lit contient d’autres
Chaleurs. Le sommeil glisse sur ces sens à prendre.
Puis les jambes reviennent à la douleur, comme
Les rideaux à l’ubiquité de l’intérieur quelquefois
Renversé par l’inconscience, ce qui arrive quand
Mescal tarde à venir, quand Mescal n’existe plus
Que pour les autres, ce qui le ravit toujours, Mescal !
Si elle avait emporté la terre recreusée cette nuit,
Elle aurait fini par en découvrir le secret, un hymen
Encore chaud dans sa déchirure. Ce n’est pas facile
D’imaginer ce qui doit arriver quand les dés sont jetés
Depuis si longtemps qu’on a perdu le fil de la conversation.
Quelle eau de voilette se laissera enfermer dans les flacons ?
Pas ici ! Pas ici ! Et la tête du taureau coupée et natura
Lisée semble accepter son destin de tête coupée ayant
Appartenu au combat définitif de l’homme à peine épousé
Contre la nécessité de survivre à la féminisation de l’acte
D’attendre. C’est compliqué, je sais, dit Mescal, mais c’est
Pourtant la vérité. L’attente dévirilise son homme au point
Que le combat est perdu d’avance. Le taureau figure
L’instant du coup mortel porté à l’homme qui n’attend
Plus. Dans l’ombre, la femme demande la tête coupée
Et les cendres et elle obtient ce qu’elle veut, le jour
Même de la tragédie. Rien ne s’est passé autrement
Cette après-midi. Les funérailles furent grandioses
Aux dires des gens. — J’en entends encore parler,
Dit Mescal. — C’est vrai, reconnaît doña Pilar, j’ai été
À deux doigts d’en savoir plus, mais le rituel comprenait
L’encerclement de la mort et je n’ai pas vu l’existence
Filer entre les doigts de l’officiant. Comment retrouver
Un sommeil qui n’a jamais été donné ni même rencontré
Au hasard de l’amour, en chemin. De chemins, je ne connais
Que l’abondance de détails et la netteté des descriptions
Pourtant sommaires. Nos conversations sont le prétexte
Et non pas le genre. Nous nous dispersons comme le feu,
Éclair ou couvaison, durée à la place du temps, mémoire
Pour servir de personnage monolithique. Si j’avais creusé
Cette terre au lieu de la fouiller, j’aurais trouvé l’hymen
Et le rubis en perle. Mais j’ai cherché, cherché jusqu’à
L’angoisse et rien ne pouvait remplacer la morphine.
Cette nuit-là, doña Pilar vit le comte Fabrice de Vermort
Creuser la terre du chemin pour y enfouir l’hymen
Et la perle de sang. J’écrirais cela si je savais de quoi
Il est question quand cette femme traverse la nuit
De son rêve, au lieu de mentir à la justice et déclarer
Qu’Ochoa, Christ ou pas Christ, est le seul coupable
De ce creusement insensé en pleine nuit inexplicable
Autrement que par la sainte folie qui m’envahit alors
Qu’en temps ordinaire je suis la servante de Dieu
Et l’aimable compagne des hommes. — Prenez le temps,
Dit don Félix Gálvez Bonachera, nous avons tous le temps
(Ou tout le temps, je n’ai pas bien entendu la voix facile
De don Felix Gálvez Bonachera qui écoutait en grimaçant
Les bruits de la machine à écrire que le garde Ramirez
Activait comme le feu.) — Où en sommes-nous, Raïssa ?
*
* *
Cayetano aime les couteaux, qui ne le sait pas?
Qui n’en parle pas au moins une fois dans cette rue
Que les enfants éprouvent jusqu’à la paralysie ?
Le seuil est fendu et dans cette poussière Cayetano
Insère ses crachats en entrant comme en sortant,
Un instant suspendu au fil du regard qui détale
Tandis que des oiseaux demeurent aux génoises.
Le rideau porte les traces d’autres offenses, coups
De couteaux et bec de petit oiseau que l’enfant
Imite avec le cri entendu sur la plage. Cri Cri Cri !
On ne rit pas de le voir s’amuser aux dépens des oiseaux
Eux aussi suspendus mais au fil du temps parallèle.
Que Cayetano aime les couteaux ne surprend plus
Personne ici. Il possède le couteau, celui qui a déjà
Tué, du moins le prétend-il, car on suppose
Que la clémence des juges n’a pas rendu le couteau.
Les juges ne vont jamais aussi loin quand ils offensent
La tranquillité pour des raisons si obscures que l’homme
De la rue est sur le point d’exprimer sa colère. Mais
La femme tempère ces intentions. L’amour, peut-être.
Et Cayetano aime les couteaux et ne s’en cache pas.
Tout le monde sait que doña Cecilia fut son amante.
On sait qu’elle l’a aimé comme il n’est plus possible
D’aimer. Ainsi mourut l’homme qu’elle avait épousé,
Inutile d’entrer dans ces détails sordides, no vale la pena.
Les hommes tuent et se jugent responsables et innocents,
Ce qui constitue un sommet de l’art judiciaire ici
Bas. La femme finit-elle par oublier ce que la chair
Inspire à ce qu’il est convenu avec elle d’appeler
Son esprit ? Elle en oublia la nature mais certainement
Pas l’intensité. Elle n’oublia pas de préciser que pour
L’enfant, elle ne savait pas, c’était l’un ou l’autre,
« On verra si elle aime les couteaux ou les taureaux. »
Aussi Cayetano passa ces longues années de l’enfance
À regarder l’enfant qui jouait avec les autres dans la rue.
Il ne pouvait pas voir les yeux qu’il aurait reconnus.
Il n’y a rien comme les yeux pour se souvenir, rien comme
Le regard pour expliquer ce qui s’est réellement passé.
Il regardait les mains, les oreilles, ne voyant pas les yeux
Qui lui auraient tout dit et qui se taisaient comme une injure
Faite à son silence. « Si tu as tué mon père, je te hais.
Mais si tu es mon père, que la mort te tue elle-même ! »
¡Que la muerte te mata ! tataTAtataTAta. Ce rythme
Obsédait Cayetano qui haïssait la poésie et l’aimait
À la folie. « Que fais-tu pour gagner ta vie à part
La menacer constamment ? » — Je ne vis pas, ¡mu’er !
Je ne vis pas. J’ai tué ce qui me donnait la vie. Pas un enfant
Pour me le rendre comme tu me l’avais pourtant promis.
À moins que cet enfant possédât un pouvoir de fée.
Il manquait une fée à l’hermétisme de cet homme
Damné et absous à la fois. L’homme de la rue n’aimait
Que la femme qu’il aurait dû épouser pour la sauver
De cet amour injustifiable. Mais la femme jouait
À merveille son rôle de pavot et de coquelicot.
Que demander à la vie quand il ne reste plus rien
À exiger de la justice des hommes ? Une femme
Aurait pu sauver Cayetano de la tristesse, une femme
Comme le deviendrait cette enfant si elle était la sienne.
Mais doña Cecilia ne pardonnait pas et l’ambiguïté
De ses conversations alimentait la chronique locale
Comme il n’est plus possible de s’en satisfaire aujourd’hui.
L’enfant n’allait pas à l’église. On aurait toléré cette offense
De la part d’un musulman ou à la rigueur d’un Juif, mais
L’athéisme est une ignominie si l’on y réfléchit bien.
Et que dire de l’idéologie anarchiste que cette enfant
Héritait du cadavre toujours chaud de celui qui pouvait
Être son père et qui ne l’était peut-être pas ? Le dimanche,
Elle jouait seule dans la rue mais toute la semaine elle portait
Les habits du dimanche, ne jouant que de la voix et du regard
Que Cayetano ne voyait pas, pas plus qu’elle ne voyait les fleurs.
Doña Cecilia conservait sa beauté comme un souvenir
À ne pas oublier sous prétexte que le passé est le passé.
Le passé n’est pas le passé. — Comment voulez-vous que le passé
Demeure ce qu’il a été. Avec moi en tout cas, il se transforme,
Il hante le présent jusqu’à la présence et dame le pion
À ce futur qui est le mien aussi bien que le vôtre, peuple
Infidèle malgré les fidélités rituelles et les habitudes
De la foi. Cette fille est la mienne et vous n’en saurez
Jamais plus. D’ailleurs à quoi bon cet encore qui nourrirait
L’absence au lieu de la changer ? Ne vous éloignez pas
De moi, mais ne tentez pas d’analyser ce sang qui vous
Désignerait comme les seuls coupables de ce qui m’est
Arrivé. Je l’aime et je le hais, maintenant au-delà de la chair
Et par-dessus mon esprit qui retrouve les traces en amateur
De traces animales, disait en substance doña Cecilia qui
Recevait les femmes dans son boudoir aux rideaux écarlates.
Les femmes, surtout Françoise Garnier, se laissaient aller
Au rêve de la douleur, voyant l’enfant sans la voir, voyant
Ce qu’il n’était pas possible de voir autrement mais sans
Le voir comme on voit ce qu’il est nécessaire de voir
Pour se sauver du suicide. De l’autre côté de la rue,
Cayetano voyait l’enfant devenir une femme et cette
Femme n’était pas doña Cecilia. Elle était donc lui
Ou moi. Elle était à prendre comme le pion qu’on avance.
Qui jouait ? Qui d’autre que doña Cecilia ? Quelle femme
Possédait la rumeur à ce point ? Il ne la haïssait pas,
La désirait encore, ne la tuerait jamais, tandis que cette enfant
Lui promettait la mort, à pile comme à face. Cela se passait
Dans son esprit. La tristesse y noyait les poissons.
Une nuit, il entend le rire d’Ochoa. Il met le nez
À la fenêtre et voit nettement qu’il s’agit d’une fellation.
La fille n’est autre que Raïssa. Il sort la lame de son couteau
Et saigne sa propre chair. La queue d’Ochoa est une offense
À la chair. Nous nous reproduisons parce que nous nous
Aimons. Tuez la reproduction mécanique et la multiplication
Des possibilités de plaisir. La lame touche l’os. Il continue.
Les amants disparaissent au bout de la rue, feux-follets
D’une tension interne qui trouvera son expression dans
Le meurtre, on ne peut plus en douter. Il a vu les petits
Seins rutilants de salive. Mais la paralysie le cloue
À la fenêtre et le couteau s’extrait de la chair et de l’os.
Il tombe sur le dallage de terre cuite et l’écaille d’une
Virgule de sang qui s’épanche. Il ne souffre pas, ne sait
Pas à quoi il doit cette absence d’une douleur qui serait
La seule explication. Il a peut-être rêvé comme il rêve
À l’inexorable. Mescal fournissait aussi les hallucinations,
Mais cette nuit le sang de Cayetano était pur comme l’eau
De la fontaine publique dédiée aux femmes reproductrices
Et aimantes à défaut d’être amoureuses et nécessaires.
Il ne sort pas, se traîne dans sa maison, ne voit que le sang,
Le sien, peut-être le sien, ou le sien, qui peut savoir à qui
Appartient cette coulée verbale qui s’exprime par l’esthésie
Et l’anesthésie ? Il trouve le feu, le voit couver sous la cendre,
Mais la haine n’a pas cette odeur, un chien le dirait.
Doña Cecilia elle-même reconnaîtrait la haine si
Le moment était bien choisi pour en parler. Le corps
Prend la tangente de la réalité, si facilement qu’il croit
Mourir et s‘accroche au linteau. Il a besoin de lumière.
Il sait que la lumière lui rendra le corps et que l’esprit
Pourra alors y penser en toute sérénité. Mais la tristesse
Est si profonde cette nuit-là qu’il n’est raisonnablement
Plus possible d’espérer. Il n’attend plus rien ni du sang
Ni du feu, mélange propice à la lumière en cas de haine.
— Je haïrais l’homme si j’étais ce que la femme est à l’homme.
Comment haïrais-je ma fille si elle n’était pas la mienne ?
*
* *
Raïssa, elle parlait, mentait, voyait. Elle reconnaissait
L’hymen, l’enterrement, le plaisir, la douleur, la soie
Des caresses et l’or des usages. Elle aurait tout donné
Pour ne rien oublier, pour recommencer exactement
Sans nécessité d’en savoir plus. Sa voix n’étonnait pas.
La machine à écrire écrivait le temps, les lieux, le sang,
Écrivait, écrivait entre les mots, les mots qu’elle redoutait
D’oublier tant elle les savait proches de la vérité et capables
De mensonge. L’après-midi commençait par cet aveu
Et la confession s’imposait, plus longue et moins précise,
Mais plus claire, moins distante au fond. La terre
Sentait la terre, délicatement observée par don Felix
Qui cherchait, cherchait et trouvait les traces de l’offense.
Le garde Ramirez écrivait les mots de l’outrage et du vice.
Et Raïssa sentait à quel endroit de la conversation le fil
Pouvait encore se rompre, secret des sensations véritablement
Éprouvées et de la promesse renouvelée par cette évocation
Circonstanciée. — Ma tête contient la nouveauté.
Doña Cecilia expliquait la leçon des coups. On la comprenait.
La machine n’écrivit pas cela. Don Felix prit une photo
Par pure prudence procédurale. Il n’y eut d’ailleurs
Qu’un flash et la petite ampoule grillée disparut comme
Elle était venue. La chemise retomba sur les reins
De Raïssa. — S’il n’y avait que ma tête... — Parle,
Petite ! Oublions la dureté des coups et leur raison
Profonde. Cela s’est passé cette nuit, nous le savons.
Que sais-tu de Fabrice de Vermort et d’Ochoa ? Dis
Nous ce que tu veux savoir à ce sujet. Ah ! Voilà don
Alfonso. Entrez, docteur. Ne refermez pas la porte.
La gente veut savoir. Elle en a vu d’autres, allez ! Mais
Par pudeur don Alfonso Gálvez Hoffman ferme la porte
Et pousse Raïssa dans le petit cabinet obscur des observations
Cliniques où il ne se passe jamais rien avec les morts
D’habitude. Raïssa est tranquille, presque insolente
Tant la tranquillité explique le péché et la propension
À pécher plus que les autres et plus sérieusement. — Tu
Ne crois pas en Dieu ? demande don Alfonso. Pourtant,
Ceci (il ouvre le ventre avec deux doigts gantés de blanc)
Est l’œuvre de Dieu. Et cela explique cette œuvre infinie.
Raïssa n’éprouve pas la haine que lui a conseillé Amaxi.
Amaxi s’y connaît en haine de l’homme. — Ils te prennent
Par plaisir, jamais par amour. Si tu n’es pas leur mère, tu
N’es rien que l’orgasme. Veux-tu que je t’explique l’orgasme
Que nous les femmes ne connaissons pas ? Si Dieu
N’existe pas, ce que je crois, l’homme n’est que le sperme
Et nous sommes la vie. Il y avait de la haine dans ces mots
Prononcés en un moment de tranquillité relative. La haine
Alimentait les visions, condition de la connaissance.
— Nous n’avons que la haine pour expliquer l’amour.
Don Alfonso retira ses gants roses maintenant, beau rose
Des roses de la chair qui se repose des coups. — Tu viendras
Quand on te le dira. La porte se referme et elle attend.
Il faut attendre quelque chose pour attendre. Elle n’attend
Rien. Elle peut penser qu’elle espère, ce qui dans sa langue
Se dit de la même manière. On dit aussi « je veux » et
« Je t’aime » de la même manière. Confusion entretenue
Par les nuances de la voix depuis cette enfance passée
À soutenir le regard des autres pour ne pas se laisser
Deviner. La petite lampe qui éclaire le cabinet est verte
Et sa lumière jaune, comme si le jaune, qui est une composante
Du vert, était la couleur de la lumière, le bleu apparaissant
Dans l’ombre si on est tranquillement observateur. Mais
Ce n’est pas de la tranquillité, ce calme. C’est la mort
Qui ne redoute plus la mort. Les enfants se suicident
Plus facilement que les grandes personnes. On tue plus
Facilement le petit et le grand inspire tellement l’existence !
Elle ne possède qu’un petit couteau, petit en comparaison
Des couteaux que les hommes exhibent comme s’ils étaient
Les hommes que la femme désire. La saignée est douloureuse,
Elle le sait, mais la douleur des coups est si présente qu’elle
Sait aussi que ce ne sera pas une douleur de plus. Tout à
L’heure, pas maintenant, encore un peu, pense-t-elle comme
Si elle n’était pas aussi petite qu’elle veut le penser malgré
Les seins et les poils entre les jambes. On ne part pas
Facilement si le corps a au moins un sens. On s’accroche
Aussitôt que la vie se donne pour maîtresse de l’existence.
Il n’y a pas de jeunesse qui ne le sache un peu. La porte
S’ouvre et le garde Ramirez lui demande en fermant les yeux
De se montrer pudique, c’est-à-dire de ne pas offenser
Ce qu’il ne veut pas savoir de la femme, là, au creux
D’une chair qui donne la chair quand c’est le moment
D’être un homme comme les autres. La chemise retombe
Encore une fois, et les cuisses se croisent dans l’air saturé
De lumière et d’ombre, de ce vert qui est la lumière
Même. — Entre, dit don Felix. Elle s’assoit. Doña Cecilia
Lève la main en grognant. Si Dieu existait, je... ! Tu,
Toi ! Calmez-vous, doña Cecilia, elle n’y est peut-être
Pour rien. — Elle n’y serait pour rien si je n’y étais pas
Moi-même pour quelque chose, pleure doña Cecilia
Qui s’effondre par terre en prenant la précaution
De ne pas abandonner sa jolie tête de mécréante sur le
Dallage rouge et blanc. Même la robe ne s’est pas ouverte.
Ce n’est pas la première fois qu’elle tombe pour exprimer
Son désespoir, un désespoir capable de pudeur et d’attention,
Don Felix en a vu beaucoup dans cette chambre où la machine
Écrit l’impossible chronique des faits reprochés. On relève
Le corps souple de doña Cecilia qui accepte une chaise
Au dossier perpendiculaire et surmonté de deux couronnes
D’or. Repoudrez-vous le nez, doña Anarchie, et veillez
À vos petits pieds nus dans ces sandales qui ne cachent rien
De votre beauté cachée. Don Alfonso attend pour le rapport.
Il a pris quelques notes et ses lèvres les répètent en silence
Avant le grand moment de vérité dont le commencement
Sera initié par le petit marteau de don Felix. — Je n’écouterai
Pas, pleurniche doña Cecilia. Je sais déjà. Je la tuerai
Avec mes ongles ! — Vous ne tuerez personne si vous êtes
Sage, dit don Felix et le garde Ramirez dit : c’est vrai,
On ne tue plus de nos jours, sauf pour de mauvaises raisons.
Cayetano tuera, pense doña Cecilia. C’est bien ce que redoute
Don Felix qui a envoyé quelqu’un chez Cayetano. Ce quel
Qu’un n’est pas n’importe qui. Il revient dans la vie
Étroite de Cayetano qui promet de se tenir tranquille malgré
La haine. — Vous ne tuerez point une seconde fois. Une fois
Suffit à témoigner de l’esprit de justice qui vous anime
Quand la haine est si parfaitement nécessaire que le cœur
De la justice n’y est plus. Cayetano sait pour l’hymen.
Doña Pilar a parlé aux femmes. Elle a dit : Ce n’est pas
Lui. C’est un autre. Constance ne comprenait plus. L’Homme
Parlait encore avec Pierre. Ils avaient l’air de s’aimer.
Le vin répandait ses acidités. — Vous ! dit Constance,
Vous et votre amour de pacotille ! Ils vous cherchent et
Vous trouveront. Je vous aime encore assez pour vous
Désirer. Ils ont trouvé la preuve de votre sainteté, Christ !
Elle court encore, la vieille Constance. On la voit courir
Sans l’homme à ses côtés, elle qui ne court jamais sans
L’Homme. Pierre a promis d’aider l’Homme à s’enfuir.
*
* *
Alors l’Homme se met à fuir, à fuir et à parler, à parler
Et à tuer autant qu’il peut le temps qu’il lui reste à vivre.
On le voit dans la lande, noir et nu comme un rayon
De soleil. Il marche vers les montagnes qu’il connaît
De toute évidence. On téléphone à la Garde civile
Et on cadenasse les grilles des chambres où les filles
Sont cloîtrées. L’Homme s’est longtemps soucié
De ces mortifications. Longtemps il a remué la boue
Devant les fenêtres où elles n’apparaissaient pas si
Facilement. Il lui est arrivé de trouver les accords
D’une mélodie et de chanter à mi-voix ce que le désir
Inspirait à son cœur. Les sérénades ont nourri son
Esprit de leurs sirops d’ersatz du temps où l’existence
Annonçait l’orgasme et l’hallucination. Une fois
Il crucifia un hymen sur la porte d’un conquérant,
Une fois il eut le plaisir au bout des lèvres mais, comme
Plaisantait l’ami, une fois n’est pas coutume et il dut
Se résigner les autres fois, à l’attente et à la masturbation.
Homme, il pouvait courir plus vite que l’homme. Animal,
Il mangeait l’animal ou s’en servait à l’occasion. Pipeau
Des cimes, il éborgnait des ciels d’étoiles pour le plaisir.
Son chien avait renoncé à courir et même à fuir. Constance
N’aima pas le chien qui dut dormir sur le paillasson.
Constance aimait l’homme mais pas les chiens, or
L’Homme se sentait un peu chien, par solidarité mais
Aussi par habitude du chien, par aptitude pour l’aboiement,
Une conation qui s’achevait dans le malheur et la tristesse.
Alors l’Homme se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler
Et à tuer autant qu’il pouvait ce temps à déduire et cet autre
À estimer, ne sachant pas plus que le commun des mortels
S’il devait compter sur la chance ou s’en remettre au destin.
Et l’Homme croyait, croyait, tuant l’homme dans l’homme
Et la femme dans l’enfant, parlant de tout recommencer si
La mouche le piquait. Il traversait des contrées appartenant
Aux mélophages sycophantes qui le rendaient fou à force
De rapports aux autorités. Il allait par des chemins de traverse
Au lieu de se montrer dans ces voies circulatoires princières
Que sont la route et la rue, et l’escalier surtout le colimaçon
Des vieilles librairies où la poésie le nourrissait de prosodie.
La volatilité des poussières et la dureté diamantifère des sols
Recevaient son offrande, entre le buisson ardent et l’horizon
De la mer, au pied de ces montagnes qu’il adorait comme
Le simulacre de la déité si évidente à cette altitude. Il voyait
Les heures. Il voyait l’atome. Il pouvait voir l’évidence
Du fini. Mais n’écrivant que sur sa peau et sur celle de son
Chien, la poésie n’existait plus et promettait d’exister.
Alors il se mettait à fuir, à fuir et à parler, à parler et à
Tuer, tuer pour tuer, inlassablement comme si tout cela
Ne devait pas avoir d’autre fin que la destruction et l’ou
Bli. Ce n’était pas un combat, sinon il eût accepté la
Nécessité de la défaite, Hemingway. Il ne combattait pas
Pour tuer, il ne tuait pas pour être combattu. Il ne tuait
Que le temps, mais pas ce temps qui explique les disparitions
Et la nouveauté, non. Ce temps était celui qui demeure
La seule demeure, étroite et sans raison, sans raison, folle
Et rapide comme les particules de vent qui agitaient la nuit.
Parler ne servait pas ses projets. Rêver ne parlait pas à l’esprit.
Donner relevait du sacrifice. Prendre c’était voler ou au moins
Substituer. Ces remplacements pouvaient déplaire aux gens.
Il y avait des gens dans les sillons promis à la fertilité.
Il s’extasiait dans leurs bouches croissantes, provoquant
La colère et la justice, justifiant le prix à payer, profitant
Des instants de tranquillité pour penser à autre chose qui
Ne fût pas poésie ni Droit. Comment la société des hommes
Ne trouve-t-elle pas son équilibre de mortelle dans la justesse
Au lieu de la justice ? Dans la balance à estimer et à truquer,
Il y aurait la poésie et le Droit, au lieu du privilège et de
L’économie. On peut rêver à une légitimité des formes.
On peut soupçonner l’authenticité, apprécier la rigueur,
Croître avec la propriété. Mais n’oublions pas de parler,
Parler quand nous fuyons, fuyons une fois par jour pour
Échapper à des poursuivants moins capables de choix.
Nous étions au fond d’un trou figurant la diminution
De nos droits à l’existence. Lancer de la poésie en l’air
Ne servait à rien, elle retombait comme les balles
Du jongleur qui finit par mourir d’ennui à force de savoir
Jongler pour le plaisir. Tenez, dit l’hôte, c’est comme si
Je disais ce que je ne pense pas. Exactement cela et pas autre
Chose. Il fallait en convenir. Alors je fuis, je fuis et je parle,
Je parle et je ne tue pas le temps ni les hommes. On ne me
Crucifiera pas dans la cour d’une prison. Je ne suis qu’un
Voleur, un pirate, un escamoteur, un maître chanteur. Je fuis
Et les montagnes sont le miroir de ma déconvenue. Je parle
Et la nuit est toute la profondeur qui m’est donnée maintenant
Que plus rien n’existe que la rumeur et le bruit que font les
Lèvres en prononçant les sentences avant-coureurs d’un cri
Poussé par les filles au balcon. Ma queue est un hommage
Au sang qui la dresse par remplissage. Arrrrggglllllbbllll
lllarrrgggrrrrllllllaaaaaooooooooorrrrgggggmmmmmmmm
mmmmmmmmmmm ! Ces croix que vous soumettez
À mon jugement ! Ces rites qui vous honorent ! Ces beautés
De la langue et du cul ! Ces passions mises à nu par erreur !
Je ne courrais pas si je croissais, mais je cours et je plonge
Dans l’infinie croissance du Bien, magot des travailleurs
Pour le plaisir d’y gagner les moments de loisir et d’offense
À la beauté humaine. Jet d’existences infortunées d’avance !
Je ne fuis pas si je ne parle pas, je ne tue pas si je m’arrête,
Vous avez raison au fond. Un peu de cohérence c’est un
Peu de ressemblance. Il faut que je me taise et que l’immobilité
Ne me rende pas fou. Il faut que ces convenances du non-dit
Me soient agréables finalement. Il faudrait tellement de biens
À ma pauvreté, tellement d’existences à ma solitude ! C’est
Impossible, inconcevable, illusoire. Je ne fuis pas pour fuir,
Je ne parle pas pour parler, je ne tue pas pour donner, je fuis
Parce que j’ai une bonne raison et je parle parce que c’est
Le désir et pas autre chose. Quant au meurtre, n’exagérons
Rien. Je tue petit, en miniature, sans importance. Je tue presque
Pour tuer, mais si joyeusement, dans l’infinitésimal et le vrai,
Pas plus. Alors cette crucifixion et ces prisons qui voyagent,
Ces procès où l’Homme est caractérisé au lieu d’être jugé,
Cette voix qui coule sur vos barbes et sur vos seins, je les tue
Avec les moyens de la poésie, avec mes jambes à mon cou,
Avec cette volubilité qui me sauve de l’attente en croix
Sur vos chaises des seuils. D’accord, je tue, mais sans tuer,
Reconnaissez que je ne tue que le temps qu’il me reste à vivre
Et que votre espérance ne me concerne pas. Je suis désespéré,
Pas coupable. Vous ne comprenez pas que c’est le désespoir
Et que la culpabilité est celle des points de fuite sur l’horizon
De votre cruauté d’insectes belliqueux ? Vous n’apprendrez rien
En me suivant plus vite que moi ! Vous ne donnerez rien
À vos enfants que cette croix relative du Bien et du mal,
Du Bien acquis et du mal donné, cela va de soi. Alors
Je fuis, je crois fuir et j’espère que je fuis encore.
Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme
De chemin. Je vais sans vous, devant vous, par désir,
Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien, je ne suis
Pas ce chien que vous poursuivez dans la nuit des couteaux.
Vite, vite ! Je ne voudrais pas vous égarer. La nuit donne
Son opinion et c’est normal. Elle dit que je ne suis pas fou.
Comment dirait-elle que je le suis ? Non, pas pourquoi !
Comment ? Comment trouver ces mots définitifs ? Comment
Me sauver du garrot ou de la croix ? — Je ne sais pas,
Je ne sais pas comment ni même pourquoi. Vite, c’est
Relatif. Lentement, c’est risqué. Immobile, je ne veux pas.
Alors l’Homme que je suis fuit, fuit et parle, parle et tue
Tout ce qui se passe à portée de sa main qui écrit, écrit
Et recommence si la nuit est propice à d’autres jours
D’angoisse et, aussi, de cette petite haine que je cultive
À votre endroit, je le reconnais. D’ailleurs c’est tout ce
Que je reconnais. Vous pouvez torturer la chair de mon
Envers, jusqu’au sang et jusqu’au cul, je ne dirais rien
D’autre que cela : je vous hais, au fond. Je dis : au fond
Parce que je ne crois pas vraiment vous haïr. Je me crois
Capable-coupable d’amour. Mais les mots sont ceux
Que j’utiliserais si la parole m’était donnée. Je l’arrache,
Donc je hais. Enfin, ce sont les mots de la haine mais
Le cœur n’y est pas, vous pensez ! Ce cœur de crucifié
Qui fuit pour parler, parler et, à l’occasion, tuer, tuer
Ce qui est et ce qui n’est pas ou n’est plus, plus temps
Ou plus utile, plus la peine de se fatiguer à poursuivre
Dans cette nuit qui m’angoisse et me fonde, cette nuit
Blanchie à la chaux comme vos murs, nuit défenestrée
Au bon moment, soleil ! je ne veux plus qu’il fasse nuit,
Mais si ma demande est trop demander, je voudrais fuir,
Fuir et parler, parler et tuer tant que c’est possible, et si
Ce n’est pas possible, est-ce qu’au moins c’est joli ?
*
* *
Et Dieu dans tout ça ? — Dieu courait lui aussi, mais parce qu’
Il était dans l’Homme. Il ne l’aurait pas suivi, n’étant nulle part
Ailleurs que dans cet Homme conçu pour être un homme-dieu.
Dieu n’existait que par l’Homme et pour l’Homme, Dieu était
À usage humain et il ne sortait pas de l’Homme pour entrer
Dans les animaux ni dans les choses. Dieu n’allait pas loin
Si l’Homme voyageait mais il pouvait durer longtemps si
L’Homme le désirait. Il y avait de l’Homme dans l’existence
Et Dieu dans la pensée. Il y avait des hommes pour imposer
Dieu à l’Homme et d’autres qui pensaient qu’on pouvait
S’en passer sans prendre le risque de se damner pour cette
Éternité qui n’appartient pour le moment qu’à la pensée
Ou au moins à l’idée qu’on s’en fait avec ou sans Dieu.
Dieu logeait dans le foie. Il y trouvait toujours sa place
De métastase. Je veux dire qu’il était déjà ailleurs dans
Ce corps et que dans le foie, il vivait. Car Dieu n’est pas
Pensée, il est chair. Chair de l’Homme et par conséquent
De la Femme. Mais Dieu se fait pensée si l’occasion
Se présente et elle ne manque pas de se présenter au
Portillon de l’Histoire toujours avec la même objectivité
Du massacre et de l’hygiène. Cette pensée née de la chair
Est un signe reconnu de la maturité qui consacre les nations
Et les guerres. Mais le sexe doit demeurer secret, si secret
Qu’il n’explique que les enfants et les crimes sexuels.
Le sexe est un Dieu qui s’exprime par la pensée des enfants.
Et l’Homme qui fuit pour ne pas être la proie des hommes
Ni le prétexte d’une idée que Dieu cultive dans le foie,
L’homme sent que Dieu préfère les hommes et que les hommes
Ne laisseront pas passer cette opportunité de croissance
Économique. L’Homme, dirait-on, a perdu la tête de courir
Vite et bien, mais inutilement et sans leçon à donner. L’Homme
Ne rencontre plus d’arbres à cette hauteur. Il trouve des animaux
Distants et ne croise que leur regard d’animaux que Dieu
A créé, selon ce qu’il faut nécessairement en penser, pour donner
À comparer l’humain à la bestialité. L’Homme n’a plus
Le temps d’y penser. Il continue de monter vers le ciel
Sachant qu’il n’atteindra que le sommet des montagnes
Et que même oiseau par mise en abîme de la pensée,
Il ne volera pas plus loin que l’atmosphère et que les
Fusils portent aussi loin qu’il est possible d’aller contre
Les hommes de Dieu. Il ne va pas contre Dieu qui est
En lui la chair qui le désigne. Il va contre les hommes
De ce Dieu extériorisé par extirpation mentale et im
Position de la Loi et de la Science, les deux piliers
De la sagesse religieuse. Heureux Sisyphe qui ne va
Pas plus loin que le sommet par définition d’homme
Et que le rocher éternise par remplacement d’homme.
Heureux celui qui revient sans cesse mais seulement
Pour prier, heureux dans la répétition et le soulagement
Des douleurs de l’existence qui est encore animale
Au travail de la nourriture et de la reproduction.
L’Homme ne trouva pas un seul arbre pour s’abriter
Du soleil et pas un animal n’envisagea de le manger
Ou seulement de l’empoisonner. Il ne reçut pas la
Morsure de l’animal à cette hauteur où l’herbe est bleue
Comme le ciel et l’ombre blanche comme l’aveuglement.
La dernière cheminée était la demeure des oiseaux,
Sortant de terre encore blanche et noire, dressée comme
Le dernier pylône, immuable et solennelle comme
Une église. Même le chemin s’était achevé dans la trace
Confuse des animaux domestiques. Et Dieu avait faim.
Il avait soif aussi. Il se comportait comme un homme
Ou pire comme une bête. Mais la pensée corrigeait
Joyeusement ces petits défauts de la cuirasse métaphysique.
L’homme exprima sa rage de vivre en constatant que
Les piles de son walkman étaient mortes avant lui.
Il secoua le walkman et finit par le jeter dans le canyon
Qui jouxtait sa marche contre les hommes de Dieu.
Plus de musique, et plus d’habit pour se protéger
De la seule morsure, celle des dents d’un soleil apprivoisé
Par l’idée de Dieu. Il sentit à quel point sa peau n’était
Qu’une extension idéationnelle des organes que Dieu
Agitait comme des clochettes dans cet intérieur impossible
À ouvrir sans les moyens de la chirurgie. Le canyon
Trahissait la voix des hommes qui réduisaient la distance.
Une roseraie giclait d’oiseaux à leur passage. Heureux Sisyphe
Qui redescend pour donner l’exemple de ce qu’il ne faut pas
Faire. Heureux l’Homme qui redescend pour expliquer son
Crime. Mais l’Homme ne pensait qu’à fuir et il fuyait comme
Jamais un homme avait fui devant les hommes de Dieu et
Dieu lui-même. Il fuyait vers le haut, prenant le risque
De redescendre de l’autre côté. À son âge, j’aurais plutôt
Traversé la mer pour aller chez les Arabes ou chez les Noirs.
Mais je n’ai jamais violé les filles et les filles me retiennent
Ici. Cet homme savait où il allait parce qu’il ne savait pas
Que Dieu, Dieu la Chair, Dieu le Sommet, que Dieu parle
Avec les hommes pour ne pas parler avec les animaux.
Ah ! si cette fille d’anarchiste avait cru en Dieu comme j’y
Crois ! Mais elle se comportait en femelle ardente pour
Le plaisir. Que sa chair soit martyrisée et qu’elle en porte
Les traces jusqu’à la poussière ! Ce n’est pas elle que tu fuis.
Un peu d’amour ne t’a jamais fait de mal et elle t’aimait
Et t’aime peut-être encore de cet amour qui possède
Pour donner, un amour de femme pas facile à envisager
Avec les seuls moyens du plaisir. Dieu la Queue d’homme
Bandait dans le foie. Ce corps qui salivait avec toi n’était
Que la jeunesse et non pas la femme, tu le savais. Mais Dieu
Lui-même s’en accommodait. Cette chair qui me forme
Au regard ne renonça jamais à sa nature de Dieu vivant.
Que ma pensée renaisse de cette erreur et je m’arrête !
Mais le soleil était dur à la peau, si complexe pour les yeux,
Si prompt à se multiplier dans la soif et l’hallucination !
Si je n’étais pas cet homme qui reçoit les montagnes
En héritage, je serais cet autre qui me poursuit à la place
De Dieu. Nous n’avons guère le choix, nous autres
Hommes dans l’homme à la place de Dieu. Nous sommes
Dans l’étroit et dans l’instant, et notre pensée en pâtit.
Si le soleil ne me tue pas, si la nuit ne suffit pas à ma
Disparition, si le jour suivant est celui de mon jugement,
Il ne restera de ma pensée que ce fil vite rompu au récit
D’une existence qui n’aura pas d’épilogue mortuaire.
Où jetez-vous les carcasses des suppliciés que le soleil
Ni la nuit n’ont interdit à cette justice qui n’ose plus
Juger les morts ? Je n’ai pas d’avenir au-delà de moi
Même. Je finirai dans votre langue, impossible à séparer
Des mots que vous aurez pourtant trouvés pour me dire.
Tenez ! J’abandonne. Je m’assois sur un rocher au bord
Du précipice et je vous attends. Vous ne serez pas surpris
De ma tranquillité. Il y a longtemps que vous ne me concevez
Plus sans cette indifférence qui peut alors passer pour une
Espèce de sérénité. Pas un coup de fusil. Pas un frémissement
De couteau. Pas de mains qui étreignent déjà mes mains
Dans la torsion et l’arrachement. Pas un signe de cette violence
Auquel Dieu vous donne droit sur l’Homme. J’imagine
Un peu votre déconvenue et je compte sur votre dignité
Pour m’épargner le bruit de coups portés à la chair
Que Dieu déserte pour ne pas être surpris en flagrant délit
D’occupation impensable. Imaginons un instant, cet instant
D’imagination, que vous veillerez à ne pas forcer le lien
À entrer dans la chair. Cela arrive. Vous êtes quelquefois
Si doux, si calmes devant l’horreur du crime. Vous êtes
Lents dans le procès et professionnels dans l’exécution.
Cette minute d’angoisse sans air ni liberté, et l’attente
Déjà de la cassure nette du larynx, j’en ai rêvé au lieu
De prier pour qu’il ne m’arrive rien qui puisse m’être
Reproché au point de justifier pleinement ma mort
Violente et immobile. J’y songeais chaque fois que
Ma main salivait avec ma bouche sur ce corps que Dieu
Inspirait pour en éprouver la pertinence d’épreuve. Je
Suis cet homme et je ne trouve rien pour le nier maintenant
Que ma chair attend ce que ma pensée n’a jamais compris
De vous. Nous sommes cet instant de réflexion avant
Que Dieu n’existe. Que peut savoir une fille qui ne croit
Pas en nous ? Je serai cette nuit si le soleil m’épargne !
*
* *
Don Felix Gálvez Bonachera trouve tout ça très compliqué.
Il prit une heure de repos chez sa sœur, dans le boudoir
Aux odeurs de jasmin et de santal, peut-être d’opium après
Tout, songea-t-il en attendant le petit verre d’or. Personne
N’était mort. Doña Cecilia prétendait que Raïssa avait été
Violée, mais le corps de la jeune fille avait subi l’outrage
Du fouet et son petit sexe pelucheux était celui d’une femme.
Ce qui ne concluait pas au viol ni même à l’abandon.
On interrogeait Ochoa qui en avait vu d’autres et Thomas
Folle répondait à un flot de questions si décousu qu’il
Ne savait plus de quoi on lui demandait de se sentir
Coupable. Les enfants n’avaient rien vu, contrairement
À ce qu’on espérait et l’analyse de la terre n’avait rien révélé
Qui ressemblât de près ou de loin à un hymen. Ramirez
Avait des problèmes mécaniques avec sa machine à
Écrire et réclamait les fonds nécessaires à l’achat d’un
Ordinateur. Le soleil ou la lumière avait fini par rentrer
Les gens chez eux. On se nourrissait maintenant, buvant
Aussi un peu pour libérer l’esprit des contraintes de l’art.
Don Felix n’avait pas traîné dans les rues et les boutiques
N’avait pas attiré son attention de reluqueur d’objets
À prendre ou à laisser. Il s’était hâté comme un écolier
En proie au besoin de sucre. Il n’avait pas pris le temps
De saluer les curieux légitimes et les mauvais esprits
Qui d’ordinaire formaient le fond glissant de ses récits
À l’Homme. Le petit verre d’or était vert comme d’habitude,
Rempli à ras bord de ce vert d’or et de cette transparence
D’anis à laquelle doña Pilar ajoutait de la fleur d’oranger.
Ses boissons avait la saveur des pâtisseries, pas de l’alcool
Qu’on boit pour ne pas boire davantage. Les rideaux
Tirés envahissaient la lumière, rouge et vert comme
Des arbres. Un tapis proposait ses solutions mentales
Ou spirituelles, arabesques des demeures et de la
Nostalgie de l’Arabe. Pourquoi ne partons-nous pas ?
Les pauvres sont presque tous partis naguère, en France
Et dans cette Allemagne qui jouait encore à l’autorité
Sur les quais de la gare d’Hendaye. Trains Norda
Ou Wastels comme des chenilles vertes et le tapis
Rouge sur le quai, la file d’attente devant le buffet,
La voix d’Auswitch dans le haut-parleur qui prévenait
Qu’un seul manquement à la discipline se solderait
Par le retour au pays via les mains exercées de la Guardia
Cívil. Derrière le grillage du quai international, les noirs
Chapeaux des carabiniers face à la prudence des CRS
Eux aussi armés de mitraillettes. L’enfant voyait l’Europe
À travers le prisme d’une organisation esclavagiste après
Avoir avalé la pilule anticholéra et traversé le liquide
Censé désinfecter les pieds comme on fait aux animaux
Chez moi, dans cette terre où je n’ai pas trouvé le bonheur
Promis par la destruction de la République et de la menace
Bolchévique. Je ne comprends pas, j’ai faim, je veux faire
Des enfants à la femme, je veux ressembler à un Allemand
Ou à un ouvrier français. Les employés du buffet s’activaient
Et leur Grec de patron se remplissait les poches, mais sans
Tricher sur la qualité du sandwich, parce que l’ancien officier
De la Wermacht veillait à la fraîcheur du jambon et de la
Citronnade. Ne jetez rien par terre, il y a des poubelles pour
Ça ! Dans le bureau commun à Norda et à Wastels, l’ancien
Collaborateur du régime nazi, soldat de circonstance et
Rêveur assidu, nous traitait de porcs et d’envahisseurs.
Je suis revenu parce que j’ai tenté une diversion mais le
CRS n’a pas marché avec moi. Il a pointé sa mitraillette
Dans ma direction tangente et le carabinier a tiré une rafale
Dans le bois dur du passage à niveau. Je suis revenu parce
Que je ne suis pas mort sous les coups ramassés à Irun
Entre deux leçons de comportement patriotique. Je suis
Revenu de la prison où j’étais inutile et coûteux. Vêtu
D’un sac de blé, chaussé de mes pieds et le ventre vide,
J’ai enfin crié pitié. Je me souviens de ma maison
Interdite, de la nuit froide, de l’attente du pain, des leçons
De morale nationaliste, et de l’angoisse devant cette mort
Dans la crasse et l’abandon. Pitié ! J’ai crié dans l’après
Midi des six taureaux morts pour rien. Le vin coulait
Dans la rigole, ou le sang. Le picador hué m’a donné
Un real et j’ai acheté un beignet. Dites, don Felix,
Quand me rendra-t-on ma maison maintenant qu’il n’est
Plus question d’être Allemand ? — De quoi vivras-tu
Dans cette maison dont la femme ne veut pas. Siemens
Ne t’embauchera pas ici quand ils construiront l’usine
Qui nous sauvera de la misère et de la honte ! — Je
N’aurais jamais plus honte, don Felix. À Hendaye,
Les Basques m’ont appris à ne plus avoir honte d’être
Un Espagnol. Ces cheminots me regardaient marcher
Devant les deux carabiniers chargés de ma disparition.
J’ai lu dans ces yeux le désespoir de ne pouvoir rien faire
Contre l’industrie européenne en marche guerrière
Contre l’Amérique toute puissante. J’ai du sang indien
Et une âme d’Arabe ou de Berbère, pour moi c’est la
Même chose, l’Arabe ou le Berbère, c’est l’Andalousie.
— Tu vivras dehors comme les bêtes. Une chance qu’ils
Ne t’aient pas achevé comme un cochon. Mais pour en
Faire quoi ? Du chorizo ? — Ne riez pas, don Felix, de ma
Misère et de ma honte. Je coucherai dehors puisque c’est
Mon destin. Je n’irai pas travailler chez Siemens quand
Ils reviendront tous d’Allemagne, forts d’un savoir indus
Triel, pour construire l’usine à l’endroit où l’on voit
Encore le figuier de Barbarie faire le lit des oliviers
Blancs et noirs. Donnez-moi une bête et je la fertiliserai
De ma propre semence. — Tu es fou, Ochoa, tu es
Complètement fou ! Ici personne ne vivra sans Siemens.
Ce sera Siemens ou rien. Et même un jour, ce n’est pas
Interdit de rêver, nous aurons une espèce de démocratie
Qui nous ouvrira les portes de l’Europe. Personne ne
Reviendra, sauf ceux qu’on aura contraints au retour
Pour construire les usines à la place de nos villages
Et de ce qui reste que les Anglais ne nous ont pas volé.
— J’aurais aimé la France si le mur de la rue du Commerce,
À Hendaye, n’avait pas été aussi haut. Les balles ricochaient
Dans la pierre grise et mes mains saignaient. Je n’avais plus
Honte. Ils m’ont remis à la Garde civile sous le regard
Triste des cheminots qui avaient l’air d’Allemands
Ou de Polonais. L’un d’eux m’a appelé « Loup »
Et je suis resté ce loup qu’on ramène au bercail pour
Montrer à quel point le bonheur allemand est nécessaire
Au destin de l’Espagne. — Nous aurons un jour droit au
Bonheur européen, tu verras. En attendant, voici la bête.
Fornique jusqu’à fonder le premier troupeau. Tu seras
Riche le jour où la démocratie proposera les mânes
Communautaires. Tu seras « Axuria », l’agneau fidèle
Des montagnes dont tu as hérité à la place de mes terrains
Prometteurs. Axuria ! Si aucune fille n’emporte ta raison
Sérieusement ébranlée par les balles et la trace d’urine
Sur le mur, tu seras un jour mon homme et je t’aimerai
Comme une femme, moi la femme et toi l’homme, nous
Aux extrêmes de cette existence qui n’est que la rencontre
De l’Arabe et du Barbare. Belle occasion pour te taire
Et oublier les Basques qui ont eu pitié de toi sur le quai
De la gare à Hendaye. Axuria, je crois en toi comme en
Dieu ! Agneau de sang et de lait, gorge printanière et pattes
De l’été, petit agneau léger de mon enfance de privilégié,
Je ne joue plus avec l’État ni avec cette terre exsangue avant
Même de commencer à la cultiver. Je veux être l’amant
Impeccable des sans nom, des sans-papiers, des sans domicile
Imaginaire, des plus-values immobilières et de la spéculation
Bancaire. Je te redonnerai le sens de la honte qu’il faut
À tout prix se reprocher face à son image d’homme. L’urine
Ne t’a pas enseigné l’agneau. Elle t’a inspiré le loup
Et le terrorisme. Le mur infranchissable en face du bureau
Minable du topo, tramway des pauvres qui traverse la saleté
Des villes repeuplées avec de la viande andalouse, ce mur
Qu’en effet tu n’as pas franchi comme tu l’espérais de la
France, ce mur, Axuria, je le vois comme si j’y étais, honteux
Dans la file qui attend la pilule anticholéra, les pieds dans
L’eau javellisée, comme un agneau aux ongles sales, comme
Toutes les bêtes que nous avons mangées sans jamais penser
À leur existence de chair et d’os, tellement nous communions
Avec l’esprit qui nous distingue de la race et de la mécréance.
Axuria, si tu n’as pas violé cette fille comme le prétend
Sa mère et s’il faut maintenant interroger ce comte de Vermort
Que ma propre sœur a vu enterrer le fruit de son inconstance
Sexuelle, pourquoi ne pas coucher dans mon lit, pourquoi
Ne pas céder à la tentation de l’Homme, pourquoi laisser
Parler les enfants et poindre ta petite queue excitée par
La fraîcheur inévitable de leur regard ? Ils parlaient
Eux aussi, de la queue, de la caresse, de la semence,
De Dieu ! Ils parlaient pour sauver le père de la honte,
Comprends-tu, Axuria ? J’écrirai ta chanson si tu le veux.
Mais il faut que tu me souhaites le bonheur et l’extase.
Petit agneau de ma terre, jadis loup et plus loin encore
Homme. C’est le Dieu que je cherche en toi. Ma sœur
Te trouve et je te cueille, nous n’avons jamais procédé
Autrement, elle et moi, elle la veuve par le taureau,
Moi l’eunuque par le même combat. Oublie Hendaye,
L’Allemagne, Norda, Wastels, Paris la brune et Toulouse
La rose qui sentait la violette et le vert de son canal.
Ici, la terre est acier, oxyde et promesse d’agneau.
Ta maison n’a plus de père malgré la pluie d’été.
Ton chien pourrait être un homme avec un peu
D’imagination. On pourrait même en inventer la femme
Pour sauver les apparences. Pas difficile de créer l’enfance
De toutes pièces avec les moyens de la poésie dont tu me sais
Maîtresse, Axuria, maîtresse et profiteuse, profiteuse
Et conquérante. Nous n’avons plus le casque d’acier
Ni les chevaux de feu, ni les forêts englouties par la mer
Suite à un malheureux combat contre la liberté et le fric.
Il nous reste l’agneau, et l’agneau se prend pour un loup
Depuis que les cheminots hendayais ont eu ce regard,
Ce simple regard qui a manqué, devant l’Histoire, aux
Allemands et aux Polonais. Sur le pont Santiago, à cent
Mètres et plus du gué de Priorenia, on s’est battu pour toi,
Perdant un œil dans le combat, ou n’hurlant que la douleur
De deux jambes brisées, et ton feulement courait rapide
Et vivace sur ma terre, cri d’agneau qui rêve encore
À ces regards portés sur la misère de l’Europe, en
Attendant que les Africains prennent le relais, et que
L’oubli soit enfin le fruit du silence offert à l’enfance
Qui croît à la hauteur de nos ambitions politiques.
Axuria, je ne veux pas te jeter en prison ni te livrer
À la poigne de fer de Ramirez. Tu as fui vers les montagnes
Alors que la mer était favorable à la noyade ou, qui sait ?
À l’Arabie qui illumine nos palais. D’un côté, les femmes
Qui t’adorent comme le Christ, et de l’autre les hommes
Au couteau facile. Je ne veux pas de cette tragédie
D’un autre temps. Ne joue pas avec les actes, Ochoa !
Ne joue pas avec mes personnages. Il n’y a pas
De loup assez loup pour résister à cette douleur.
Agneau, tu périrais dans mon plaisir qui est roi au
Royaume du sens à donner à toute cette agitation.
*
* *
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Monsieur de St-Pé veut
Une fontaine ! (je traduis) Blues des enfants qui ne vont plus
Nus-pieds et les rues sont goudronnées. Comme les choses
Ont changé ! (je traduis toujours) — Il n’y a pas dix ans,
La carcasse rouillée d’une SEAT jouxtait la fenêtre noire
Du fabricant de beignets à l’huile cassée comme celle
D’un moteur. Le Gitan d’à côté dormait sur une paillasse
Descendue sur le trottoir — aujourd’hui il descend son
Colchónflex et dort du même sommeil à minuit comme
À midi. La fontaine inaugurée par le Caudillo crachait encore
Son eau fraîche et bleue. Combien cet assassin a-t-il
Inauguré de fontaines dans ce pays où l’eau est la soif ?
La SEAT était encore italienne, pas encore allemande, ja
Mais espagnole bien sûr. Mais l’ouvrier de chez Siemens
Possédait une automobile et un téléphone et même,
Aux grandes heures de sa croissance de chien fidèle,
Un appartement comme en donnait Primo de Rivera
« qui fut empoisonné par les services secrets français. »
À l’abri dans une crèche digne de l’enfant Jésus, Paco
Est une photo éclairée par des bougies qui ne s’éteignent
Jamais tant on y veille. Une médaille de la vierge du Rocio
Pend à son œil de verre patriotique. Rien n’a vraiment
Changé, mais les enfants sont habillés et la fontaine
Ne coule plus de son eau bleue glaciale des montagnes
Où la patrie n’est jamais montée ni même avec son armée.
La fontaine a cessé de couler quand les banques, d’un
Commun accord, ont coupé la nappe phréatique en deux :
Une partie pour l’agriculture et l’autre pour le tourisme.
Rien pour la rue où le Caudillo ou son sosie inaugura
La fontaine dont les vers sont effacés, effacée aussi
L’effigie d’Apollon proposée en son temps par un poète
Local dont le nom est aujourd’hui celui d’une rue, car
On n’a rien trouvé à redire sur son comportement pendant
Les temps déjà anciens de la dictature. Poètes, vénérez
Les Dieux et soyez complaisants, mais sans cette clarté
Qui vous sera reprochée au changement des temps.
La fontaine existait donc encore. Comme elle n’était pas
De marbre, on voyait la chair de ses briques et le crépi
Continuait de se découvrir comme la peau fatiguée
D’une comédienne qui a passé l’âge des leurres. Mais l’eau
Ne coulait pas. Le bassin était rempli de terre et de détritus.
Comment les choses creuses ne se rempliraient-elles pas
De terre et de détritus dans ce pays où l’abandon est un
Complément des ressources catholiques ? Le fer rouillait
Aussi et le bronze des robinets avait disparu. La plaque
Commémorative, avec son médaillon hermétique et sa source
De poésie locale, ne portait plus le nom du dictateur
Que la majorité ne portait pas non plus dans son cœur.
Les enfants portaient des habits et chaussaient des souliers.
Les vieux continuaient de toucher leur pension de retraite.
Ils ne se souvenaient que des saisons, celle des amandiers,
Dure sous le soleil, celle des oliviers, qui tuait quelquefois,
Et les routes de l’été, ces routes que le touriste défonçait
Avec joie. Des femmes aux mains en forme de battoir battaient
Le linge et leur dos en forme de moulin moulinaient sans joie.
Il n’y avait rien d’autre à dire et on ne disait que cela.
Les enfants portaient sur eux la propreté des temps
Modernes, maillots aux couleurs du football et chaussures
De sport. Les fenêtres sentaient le savon des douches. Les
Cuisines la saucisse allemande et les frites à la française.
Comme on ne buvait plus l’eau de la montagne, la fontaine
Passa rapidement de son rôle décoratif prévu par les promoteurs
À celui de ruine qu’on ne regarde plus sans en reprocher
L’inconvenance lors des campagnes électorales. Monsieur
De St-Pé, qui figurait parmi ces messieurs et ces dames
Du Conseil municipal, avait beaucoup parlé de la fontaine
Et beaucoup promis de la détruire pour en reconstruire
Une autre. Un artiste de Macael avait été sollicité pour en
Concevoir la modernité. Dans le secret de la chambre,
Les principaux élus — ne devrait-on pas plutôt les appeler
Les princes des élus ? — avaient choisi un modèle
À la hauteur de leur connaissance de l’art et de ses
Conséquences. Monsieur de St-Pé, en tant que promoteur
De l’idée originale, fut chargé solennellement de la
Maîtrise de l’ouvrage. Les enfants chantaient l’hymne
De l’opposition socialiste : Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Il l’aura si Dieu
S’en fout ! Il n’y eut jamais de quolibets à son passage
Dans cette rue qu’il habitait. On respectait Monsieur de St
Pé qu’on appelait Gerardo el francés pour lui faire plaisir.
Ce doux aristocrate du royaume voisin ne dédaignait pas
Ces occasions de jouir de sa réputation d’homme de cœur.
Il sermonnait les enfants quand la horde à la poursuite
D’Ochoa passa en soulevant la poussière et les questions.
Abandonnant les enfants qui soutenait la restauration
De la fontaine dans les termes du parti socialiste, monsieur
De St-Pé suivit la horde, la remonta et atteignit sa tête
Pensante couronnée comme de juste par don Felix.
— Nous tenons le coupable, dit celui-ci. — Le coupable
De quoi ? demanda Gerardo qui craignit le pire.
Son ignorance était feinte et ne trompait personne.
On le renseigna sur les faits et sur les conclusions.
Il ne commenta rien et suivit sans rien dire.
Cayetano figurait parmi les hommes de tête. Don Felix
Ne se passait jamais de ses services quand une tragédie
En annonçait une autre. Mais le couteau n’apparaissait
Pas. Pas encore, pensa Gerardo. La poussière était chaude
Et sentait l’herbe qui n’y poussait pourtant pas. Au printemps,
Des fleurs surgissaient comme par miracle, mais l’été
On en avait oublié la joyeuse tranquillité. On marchait
Sans se concerter, comme un vol d’oiseaux migrateurs.
Gerardo soulevait son chapeau de paille pour éponger
Son crâne chauve. Il ne portait pas d’armes, pas même
Celles, légitimes et véridiques, de la famille dont il portait
Le nom glorieux, dit-il en plaisantant, ce qui amusa
Cayetano, et seulement Cayetano. L’heure était grave.
L’honneur d’une jeune fille était en jeu. Gerardo sourit
À cette pensée. Sauver l’honneur d’une sale petite anarchiste
Constituait, pour ce gouvernement de droite qui conservait
L’essentiel de la théorie fasciste, un amusement démocratique.
Capturer le coupable, un peon que les Basques avaient
Baptisé « loup » pour se sauver de la passivité, devenait
Un divertissement capitaliste. Gerardo ne partagea pas
Ces pensées avec don Felix qui ne se retournait que pour
Voir les yeux de Cayetano qui souriait comme si le jeu
Ne consistait plus à tuer un homme mais à l’humilier.
Cette nouveauté fascina Gerardo. On le crut sensible
À la dureté du soleil et son chapeau fut critiqué en toute
Amitié. Il n’y a rien comme l’amitié pour souder les hommes
Dans l’action et rien comme les femmes pour servir
De prétexte. Elles suivaient elles aussi, suivant la Pilar
Qui brandissait son Christ, suivie de la Cecilia qui criait
Vengeance et tirait Raïssa par les cheveux, suivies de
Françoise Garnier qui pleurait, de Flores qui riait, de
Constance qui expliquait que ce n’était pas le même
Homme et de Gisèle de Vermort qui accusait les enfants.
L’Homme avait abandonné. Il était assis sur une pierre.
Nu, obscène de soleil, les pieds sanglants. Il montra ses
Mains, nues elles aussi. Sa queue parut plus petite, moins
Queue. On lui tordit les bras dans le dos, ce qui était
Parfaitement inutile selon Gerardo qu’on fit taire. Une
Corde lia la gueule ouverte au cou. Pas un gémissement.
Pas une parole. Il marchait sur les genoux, rejoignant
Les femmes qui l’appelaient par son nom : — Christ !
— Ochoa ! — Mescal ! — Toi ! Cayetano souriait sans
Participer à la curée. Raïssa soutenait ce regard. La haine
Contre le venin. — Frappe ! semblait-elle dire à ce serpent
Que l’humanité locale abritait dans son sein de putain
Repentie. Frappe le cœur et frappe le cerveau. Éclabousse
Nos murs, comme s’ils n’étaient pas victimes de l’ombre.
Coupe le nez à la mode arabe. Enfonce le couteau dans
Les entrailles pour trouer le foie de Dieu. La haine m’explique
Mais rien n’expliquera jamais aussi bien tes phobies
Que l’impuissance de ton système reproducteur, serpent !
Je ne suis donc pas morte et rien ne vit. Cette terre n’est pas
La terre et c’est toute notre tragédie de conquérant. L’or
Nous aveugle encore. Tuer n’est pas résoudre. Oublier
Ne s’oublie pas. Voici toute notre poésie dans ce seul
Mot : hostilité. Pas un homme digne de ce nom ne sera
Détruit. Rien ne survivra mais tout sera dit. Je ne suis pas
Cette honte ni la raison. Et ils battaient l’homme et l’homme
Était réduit à ce silence obstiné de langue coupée de la réalité.
Raïssa se jeta dans le canyon et traversa la broussaille, nue
Dans le vide qui s’accélérait, broyée enfin par le temps
De la roche, ce qui permit à l’homme de souffler un peu.
Un acte se terminait encore par la mort et ce n’était pas
La sienne.
*
* *
*
Gerardo prit très au sérieux sa mission
D’enquêteur du Roi. Honteux d’avoir participé à la curée,
Il rentra chez lui et se posta derrière l’immense baie vitrée
Qui crevait l’ancienne demeure des Gálvez dont il était le
Propriétaire. Il allongea une mesure d’eau-vive de dix
De la bonne eau d’une autre fontaine qui avait sa préférence
Pour son fer et ses traces d’or. Camelot repenti, il évitait
Les faits trop marquants de la vie quotidienne et préférait
La secrète nourriture des comportements. Les enfants étaient
Assis sur les marges de la fontaine tue, alignement blanc
De baskets agités. Une femme descendait la rue en trottinant,
Secouée de nouvelles fraîches. Les commerçants croisaient
Des bras de fer sur le seuil de leurs boutiques dont les vitrines
Rutilaient à cette heure. Le 4X4 de la Guardia Civil fit une entrée
Solennelle dans la première cour du Cuartel que des orangers
Agrémentaient de leur ombre cylindrique. La horde stationnait
À l’endroit même où Gerardo l’avait abandonnée à son sort.
La couronne d’épine du vaincu allait de main en main, sordide.
Dans le verre, les glaçons s’entrechoquaient sinistrement. Gerardo
Buvait à petites gorgées, agitant une langue pointue. Il est arrivé
Ce qui ne devait pas arriver, pensa-t-il. Nous sommes la fin et le
Commencement, c’est-à-dire déjà une histoire. Il eut une crispation
Douloureuse des mâchoires quand ils libérèrent Thomas Folle qui
S’attarda pour se renseigner. Il se mêla peut-être à la caravane
Dont la tête et la couronne avait rejoint la patrouille à l’intérieur
Du Cuartel. Cayetano prenait lui aussi son rôle très au sérieux.
Les mains sur les hanches, il donnait des conseils ou son opinion,
Qui sait ? Le couteau n’avait rien dit, la main l’avait étreint et
Celle de don Felix avait étreint cette main étreignant, petit combat
Des circonstances au moment même où la cruauté trouvait le la
De l’outrage. Les sept femmes formaient un groupe à part, belles
À cette distance, désirables aussi, Gerardo se serait contenté
De ce désir et de la petite satisfaction si sa réputation de galant
N’avait pas été mise en jeu par l’humour et les mauvaises intentions.
Croissez, Monsieur de St-Pé, dans votre propre circonstance,
Croissez au fil de la petite queue qui fait de vous un homme.
Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Il l’aura si Dieu s’en fout !
Thomas Folle filait plutôt. Il perdit son paquet de cigarettes et en
Acheta un autre sans se presser puis il se pressa de nouveau et n’
Expliqua rien aux questions. Il respirait mal cette après-midi,
Sans doute parce que le mal menaçait sa tranquillité. Il avait
Promis à don Felix de ne plus mettre le feu aux choses qui
Ne lui servaient plus. Don Guillén Mañas Exeberri enverrait
Quelqu’un pour rassembler tout ce qui n’avait plus d’utilité.
Remarquez bien que ce qui ne sert plus aux uns peut faire
Le bonheur des autres. C’était vrai et faux à la fois, mais Thomas
Folle avait hâte de rentrer chez lui, malgré l’odeur de la cendre
Et le souvenir encore vivace de la torche qui avait embrasé
Son ciel de nuit. Il rencontra Pierre qui battait les murs de
L’église avec sa canne de bambou. Il fallait s’expliquer.
La bouche de Pierre avait le goût du vin qui remonte
Des profondeurs. Ils s’écartèrent du chemin et s’installèrent
Sur le mur de l’aire de battage, à l’ombre des eucalyptus
Et les pieds dans les brisures de fèves. Rien à boire cependant.
Des papillons visitaient les corolles, musées de la conscience.
Pierre se frappait le visage à pleines mains en se reprochant
De n’avoir pas pu sauver son ami de la vindicte populaire.
— C’est votre ami ? demanda simplement Thomas Folle qui
N’avait pas d’amis, pas un seul, rien. Pierre ne répondait
Jamais aux questions, mais il aimait en dire plus et il le dit.
Il y eu un moment de tranquillité pendant qu’il parlait,
Peut-être les papillons, ou la géométrie du dallage aux fèves
Éclatées comme des grenades. — Peut-être, dit Pierre,
Peut-être, mais je ne souhaite la mort de personne. Thomas
Le suivit. Ils marchèrent longtemps sur la plage déserte
À cette heure de l’après-midi. Seul un chauffeur de camion
Avait dressé sa chemise sur deux piquets de roseau et dormait
Dans cette ombre pacifique. Ils ne le réveillèrent pas malgré
Le cours que leur conversation prenait maintenant que Pierre
Savait que Thomas en savait plus que lui au sujet de la confusion
Des personnages qui envenimait les esprits. Les enfants des camés
Jouaient silencieusement sur le sable devant la maison de Pierre
Qui allait dormir ou tenter de le faire. Thomas Folle était fou.
Il l’abandonna aux questions des camés et se coucha dans
Son lit qui sentait le vin et l’homme. Il sentait l’amitié et
La trahison. Les draps ne se changeaient pas aussitôt fait
Que dit, chez Pierre qui avait du mal à dormir debout et
Se couchait comme les autres pour ne rien faire qui eût
Donné à penser qu’il n’avait pas la chance ni le désir,
Mutilations des pauvres d’esprit. La fenêtre montrait le ciel
Blanc et l’horizontale bleue du sable. Des têtes apparaissaient
Le temps de la traverser parallèlement à cette horizontale
Tracée mentalement depuis des lunes. Pourquoi avoir bâti
Sa maison au bord du chemin du Travail aux Vacances ?
Une drôle d’idée, tout de même, monsieur Pierre qui
Ne dormez pas. Mais vous n’en avez jamais eu d’autres,
Avouez que vous n’avez jamais su conserver ce qui reste
De l’amitié et de l’amour quand il n’en est plus question.
Pierre! Pierre! Dormez-vous ? Je ne vois pas de lumière chez vous!
— Je n’en vois pas non plus dans mon sommeil d’enfant.
Si vous passez du rêve à la réalité, ne me réveillez pas.
Je dors.
L’ami de l’amie Constance entra un doigt craintif dans la plaie.
Je ne souffre pas, dit-il. Mescal, sans doute. Comment en douter,
Maintenant que je suis la proie des hommes ? Les murs étouffent
Les conversations. Il entendait la balle dans l’écuelle à chien.
Don Alfonso l’avait extraite sans douleur. Une balle, c’est trop
Pour un seul homme. La chair ne semblait plus trouée, elle luttait
Pour se refermer sans traces de combat avec l’aide des sulfamides
Dont don Alfonso était un fin fan. Il se coucha sur le dos, voyant
Le plafond parfaitement blanchi et sa trace oblique de soleil.
Constance, mon amour ! Il ne voulait pas crier, il n’avait crié
Que pour protester. Jamais il ne crierait pour dire à quel point
Il l’aimait. Il est facile de dire aux autres : Je suis ce que vous
N’êtes pas ! Moins facile de reconnaître qu’on est d’abord
Ce qu’on est et que les autres n’y sont pour rien, pas même
Constance qui a mal vieilli à cause de cela. Je suis l’homme
De circonstance. Mais de quel homme s’agit-il si le narrateur
Et l’auteur ne s’entendent plus de la même voix au récit ?
Cayetano avait dit : Ce n’est pas lui et donc le couteau était
Rentré dans sa poche de couteau qui n’en sort que pour les grandes
Occasions. C’est lui ! avait hurlé doña Cecilia et la balle avait
Jailli de sa bouche. Doña Pilar jetait des pierres à Pierre qui
Arrivait à peine. Puis les coups, la douleur éteinte par la douleur,
La poussière mangée de force, les cailloux du chemin, la soif.
Jamais il n’avait éprouvé une pareille sensation de soif, jamais.
Ce désert de vin. Cette minutie du coup. La constance du regard
Qui en impose à la voix. Il n’avait jamais connu une pareille
Menace de destruction. Pierre dormait-il ? Ce cher Gérard
Devait se morfondre dans son verre coupé. Constance expliquait,
Il n’y avait pas de doute au sujet de Constance qui expliquait.
Il n’y eut jamais de Constance sans cette cohérence de l’ombre.
Quel récit n’a-t-elle pas influencé de correspondances exactes ?
L’homme revenait lentement à la souffrance, comme si le rêve
En était la promesse. La nuit, les lits sont éphémères comme
Les draps. Mais l’après-midi, sans draps et à peine avec un lit,
S’éternise comme si plus rien d’autre n’était possible que la vie.
Je vais vite, je vais bien, je vais mon petit bonhomme de chemin.
Je vais sans vous, devant vous, par désir,
Mais aussi par habitude car je ne suis pas chien —
Raïssa se coucha elle aussi, mais par terre, sans draps et sans habits,
Nue et dure comme le marbre, traversée d’angoisses filantes
Comme des étoiles. Il la voyait couchée et nue comme il aimait
Ses petits seins et son ventre. Elle parlait au soleil envahissant
Les rideaux, rouge lumière du vert. Un plateau de cuivre traçait
Une géométrie de voyage aux angles aigus, coups de burin
En fleurs. Elle saignait encore, comme le fruit inachevé d’un cri.
Que savait-elle du cri ? Et que penser à la place de ce fragment
De femme donné par les circonstances et aussi peut-être par les lieux ?
Ochoa, Ochoa ! me disais-tu,
Je ne suis pas faite pour toi,
Et tu t’en allais.
— Non, vraiment, c’est sérieux, cette mission aux ordres du Roi.
Je suis le colporteur de la rumeur à Madrid où le Roi est prince
Du monde. Personne n’est mort, mais cette jeune beauté féminine
A été violée par on ne sait qui, frappée par on sait trop laquelle
Et abandonnée à son triste sort de petite garce inutile au couteau.
Voyez comme l’aristocratie française peut se rendre utile
En cas de crise de l’aventure et de la narration. Oublions un
Instant la fontaine aux doux vers et méditons ensemble cette
Idée de culpabilité qu’un seul homme ne peut, ne pourra jamais
Assumer à lui seul. Seul, ai-je dit, mes amis. Seul parmi les
Autres et cependant multiple au point de créer la confusion.
Si vous m’écoutiez ne serait-ce qu’une seconde de ce temps
Qui vous travaille, mais don Alfonso sortait du Cuartel,
Porteur de nouvelles et de sang, ayant examiné de près
Les corps et même, dit-on, une balle. — Doña Pilar, SVP,
Expliquez-nous encore cette nuit inexplicable si l’on
Se place de votre point de vue. — Oh ! la virginité,
Dit don Alfonso qui sent la lavande de ses mains,
Ce n’est pas grand-chose la virginité. Alors la terre...
— Ne partez pas, don Alfonso ! Cette terre, justement,
Ne contient-elle pas ce qu’on y a caché en croyant
Ne pas être vu ? Les enfants sont encore à l’intérieur.
Vous êtes le premier à sortir si l’on excepte ce fou de
Folle qui a suivi ce lâche de Pierre on sait trop où.
Ils questionnent les enfants parce que les enfants savent.
Le rideau est tiré sur le visage blanc de leur mère qui
Accuse. Que savons-nous d’elle, de sa nuit, des enfants ?
Toi le ciel infiniment
Et moi les étoiles une à une
Moi relatif de l’attente
Il n’y a pas de chanson sans un refrain à la clé, pas
De musique sans fumée et pas de poussière sans ces
Yeux qu’on veut nous arracher à force de justice !
Don Alfonso monta dans sa petite voiture et répondit
À une dernière question sans toutefois trahir le secret
De l’instruction. — On instruit ? Un procès se prépare ?
Ils ont libéré Folle sans nous demander notre avis.
Nous serons là à l’heure des crucifixions, nous enfants
D’une idée circulaire de l’homme, enfants de Dieu le seul,
Dieu l’explication et le sens à prendre et à donner, Dieu
L’héritage d’une longue lignée de prometteurs doués
De la poésie sacrificielle des promesses et des sanctions.
Don Alfonso fit un signe à doña Pilar qui le lui rendit.
On dit qu’il se voient tous les soirs à la même heure.
Enquêtez, Monsieur Gérard de St-Pé, enquêtez pour le Roi
Et pour l’Espagne. Il y a de la vérité là-dedans, du vrai
Et du vraisemblable, du dicible et de l’inexprimable
Autrement que par l’innocence des enfants qu’on interroge
Pied à pied avec leur combat contre le père. Doña Pilar
Monta dans la petite auto de don Alfonso et ils partirent
Vers la mer que le savant voulait revoir avant de ne plus voir.
Les enfants de la fontaine piaillèrent sans jeter les cailloux.
Des femmes descendaient aux nouvelles, hardies et fraîches
Comme des serpillières. Les escaliers se peuplaient de vieux
À la recherche de ressemblances. On se souvenait plutôt.
Il est tellement plus facile de se souvenir de ce qu’on sait
Ensemble, c’est tellement plus favorable à la conversation
D’être d’accord sur l’essentiel et pointilleux question détails.
Doña Cecilia fut alors libérée. Absoute peut-être, elle traversa
La cour des orangers, belle comme ce qui l’a été. Plus d’armes
Dans sa rude main de femme qui connaît ses saints et les
Méprise. Ce fut Françoise Garnier qui l’accueillit, ouvrant
Ses frêles bras d’ancienne jouvencelle. Doña Cecilia jeta
La peineta aux hommes dont l’un se plia cérémonieusement
Pour la ramasser. On s’en doute, c’était Cayetano l’homme
Armé qu’on ne désarme pas, l’homme dont elle attendait
Le jugement mais qui ne se prononçait jamais sans son
Juge. Plus pâle encore, doña Flores priait en silence dans son
Mouchoir. Doña Flores ne connaissait-elle pas la chanson
Comme personne ? Les hommes s’approchèrent des femmes
Pour en écouter le murmure. Il n’y a pas comme un homme
Pour imaginer ce que la femme n’a pas encore dit à l’enfant
Qu’il devient dans la tragédie. Doña Flores laissa échapper
Un soupir qui en inspira plus d’un. Elle aimait la compagnie
Entre les actes et ne le souhaitait à personne, doña Flores.
Priez pour l’homme qui l’a détruite !
Priez pour les enfants qui ne sont pas nés de cette union !
Priez jusqu’à ce que les larmes vous sortent des yeux !
Ce n’était pas l’attente, non. Elle est trop merveilleuse, l’at
Tente, pour ces personnages de l’attente. On composait en
Attendant. C’est différent. Sinon l’attente les prenait à bras
Le corps et la tragédie devenait la poésie du temps passé
À être et à devenir. À l’heure qu’il était, les deux pigeons
(Doña Pilar et don Alfonso) devaient se balader avec les
Mouettes sur la plage, à deux doigts de la mer qui chatouille
Les pieds de la veuve en attendant que don Alfonso s’exprime.
Là-haut, dans sa tour de verre qui offense la lumière et les
Traditions de la façade, Monsieur de St-Pé parlait du Roi
À sa conscience de descendant de Cortina le comploteur.
On voyait son verre et ses petits glaçons métalliques.
Composer pour ne pas attendre, imaginer la suite pour ne pas
Durer, parler avec les autres des mêmes choses et recommencer
Chaque fois que l’occasion se présente à l’esprit ou aux mœurs,
Il n’y a rien de plus propice à la mélancolie et don Felix,
Qui les observait sans être vu à travers les orangers,
Se souvenait de sa mélancolie et de ses risques à prendre
Quand elle arrivait sans prévenir à l’heure de l’angoisse
Qui naissait de l’improbable. Ne pas expliquer l’enfant
Revenait à statuer sur la femme pour la désirer malgré
L’homme. La peau n’est pas arrachée, la langue sursoit,
Et pourtant ce n’est pas l’attente, c’est la composition.
L’ombre avec la lumière, la chose et son explication,
L’extérieur et le circulaire, le jardin et la saison, la douleur
Et l’extase, la vitesse et l’instant, le désir et les faits,
La joie et son bonheur, non, la peau n’est pas arrachée
À ce corps qui contient tout ce que je sais et peux savoir.
Jamais nous ne posséderons ni l’eau ni l’air
Des insinuations et des tiraillements, mais la terre
Et le feu nous contiendront pour ne rien expliquer.
Il n’y a pas de mort, rien n’existe que la disparition.
Pourquoi n’apparaîtrions-nous pas au lieu de naître ?
Ma mélancolie est comme une fleur qui refuse de faner,
Une fleur rebelle à la connaissance de l’intimité,
Fleur des malchanceux.
Vous en connaissez d’autres ? Et cette envie de le crier
Au lieu d’en chercher la raison chez l’autre qui ne dort
Pas du même sommeil. Cet appétit peut-être, jalousie
Pratiquée à fleur des peaux qu’on caresse par curiosité
Esthétique. Je ne suis pas l’homme de l’Homme !
Et cette machine qui frappe le texte de nos ennuis !
La machine frappait en effet, elle frappait durement
La feuille de son encre, frappant des mots recueillis
Sans en altérer les contenus dilatoires, et Ramirez
Était conscient de ces tentatives de retard sur l’heure
Qui viendrait à son heure. Il avait bien rangé sur la table
Les rapports d’audience : chanson des enfants qui s’entendaient,
Colère de doña Cecilia et son petit revolver américain,
L’odeur de Gisèle qui parfumait tout, l’obscurité
Que Fabrice opposait à la clarté hallucinée de doña Pilar,
Ce que savait monsieur Pierre, ce qu’ignorait la Folle,
Ce qu’on imaginait avec un peu d’impatience et beaucoup
De technique conversationnelle, ce qui était attendu
Et ce qui arrivait, avec la balle extraite et son revolver
D’opéra qui tuait quelquefois, qui tuait la parole en
Commençant par la voix. Il y avait une infinité
D’existences probables sur la table que Ramirez lustrait
De son coude et de sa salive. Il avait hâte de passer
À l’action que doña Cecilia avait entamée de sa meilleure
Part d’inconnu. La torture s’explique par la nécessité
D’aller plus vite que la pensée que les chemins déroutent.
L’Homme, quel qu’il fût et quelle que fût sa responsabilité,
Répondrait à la douleur et non pas à l’attente dont l’intérêt
Se perd en volubilité. Après la machine, qui a son intérêt,
L’instrument de la douleur et de la connaissance des faits !
Il faut dire que Ramirez,
Fils légitime et frère infidèle,
Il faut dire que Ramirez n’a pas de cervelle.
On peut en rire si le moment est bien choisi. Choisissez
Le moment. Ne laissez pas passer cette chance. Ramirez
Écrase les mouches entre ses mains, pas sur les murs.
Oui, oui, le Roi vous recevra dans son palais de L’Escorial
Près de Madrid où les forêts de pins sont hemingwayennes.
Pas d’aventure sans un sommet et pas de royaume sans a
Nimaux. Gerardo sortit par la petite porte de son jardin d’hi
Ver. Qui le vit trottiner dans la rue descendante vers la mer ?
Il n’aimait pas plaisanter aux fenêtres malgré la beauté
Des femmes. Il arriva sur la place en nage. Un moment
D’ombre le ravigota puis il continua ce qu’il convient
Maintenant d’appeler un chemin. Son esprit voyait clair
Dans cette complexité d’intentions et de coups fourrés.
La vie, c’est l’existence, et ce qu’on en sait, c’est de la
Poésie ou du Droit, on n’a guère le choix. Oui, oui, le Roi
Vous attend dans son palais aux cours peuplées d’histoires
Édifiantes. Un oranger vous est réservé. Vous aurez tout
Loisir de vous entretenir avec sa Majesté de cette affaire
Qui vous turlupine depuis des années. Vous vous déplacez
Dans un espace clos par des arbres que vous savez habités
Par les morts qui reviennent. Quel silence, cette mort qui
Revient comme si de rien n’était ! Les rues étaient fraîches
Comme des enfants et lentes comme des vieillards, mélange
De saveurs et de cris, passage de l’idée d’obstination
À celle de l’accompli qui détermine la position du coucheur.
Vous transportez votre lit dehors et il vous transporte dedans.
C’est bien pratique comme pratique ! Vous buvez trop ou
Pas assez. Coupez l’anis d’olive et remettez en jeu votre sens
De la redite. Une fois passées les rues, le quai grimace un peu
Sous la douleur des grues qui étreignent le blanc du gypse.
Un drapeau claque la Chine ou la Russie sous pavillon de com
Plaisance. Saluez le matelot jaune et gris qui vous regarde com
Me si vous n’existiez pas encore pour lui. C’est loin, le pays
D’où l’on vient si on tourne en rond pour gagner sa vie d’ex
Istence précaire et toujours printanière. Vous vous souvenez
Des voyages avec la femme de Morandelle qui était votre a
Mi d’enfance et que vous trahissiez par le sexe après l’avoir
Vaincu par le fric et l’emploi. Ces femmes d’ingénieurs
Qui savent bien que l’ingénierie n’est que de la main
À la pâte quand vous, Monsieur de St-Pé, vous héritez des
Siècles le privilège et la recommandation qui assoient votre
Réputation. Passons. Ici se traînaient les forçats que le Roi
Utilisait par pure charité chrétienne. Il vous en parlera, vous
Entendrez et vous verrez sa bouche qui a sauté sur les genoux
Du Caudillo, petite bouche qui aime l’anis et les olives, vous
Verrez et entendrez ce que l’oranger qui vous est destiné au
Ra décidé de vous dire à la place de ce personnage charismatique.
Voici, en attendant d’être reconnu, la plage interminable
Qu’empruntent les amants et les coureurs de fond. Un petit chien
Fait le chien avec un autre chien, ce qui vous amuse. Vous en
Parlerez au Roi si le sujet n’est pas tabou dans ce palais magique
Ment élevé dans son architecture géométrique. Un bonbon à
La menthe, vite ! Vous le sucez pour ne pas entreprendre une des
Cente par trop risquée dans les rochers de marbre que la mer
Flagelle comme si d’une femme il s’agissait. Un petit escalier
Conduit en descendant au sable des crabes et des coquillages.
La mer est un pont entre nos civilisations. Sans elle, il n’y
Aurait pas eu d’aventures. Le Roi comprendra. L’aventure
Est à l’ordre du jour, mais à part l’Emploi et le Commerce,
Que voulez-vous ? Vos premiers pas vous déroutent un
Peu. L’écume est rageuse, coupante, animée par la jalousie
Qui n’est pas la meilleure fenêtre sur le monde. Mais c’est
Une vie d’exister et mourir de n’être plus à la hauteur
De l’aventure et du hasard qui n’explique rien et surtout
Pas Dieu. Gardez-vous bien d’en parler au Roi. L’imprévu
Est prévu. On vous tapera sur les doigts et vous ne reviendrez
Plus, voilà. Un poisson mort cligne d’un œil. Des pas
Vont plus vite que prévu. On ne tue pas, Monsieur de St
Pé dit Pierrot au village, on ne tue plus par amour mais seul
Ement par intérêt. Vous avez un bon avocat, oui, le Roi
Appréciera les données de l’aventure au pays de l’irréversible.
Car, mon cher compatriote, qu’est-ce qui est plus irréversible
Que le temps ? L’acte, et non ce qu’on en dit. L’acte tout
Cru. Retour à l’enfance des insectes transpercés vivants
Mais sans parvenir à en distinguer toujours la grimace.
Donnez-moi une bête
Et je la fertiliserai de ma propre semence !
— Tu es fou, Ochoa ! Tu es fou !
Je le suis. Pourquoi le nier ? Je reconnais aussi le délire.
Il faudrait être fou pour penser le contraire. Ce mal qui
Ne me ronge pas, qui m’explique sans me ronger les os,
Ce mal est si nécessaire que je n’en connais pas l’origine.
— Parlez-en au Roi qui comprendra. Un oranger pour vous
Seul, oui. L’Escorial. Lui-même. Une seconde d’inattention
Et c’est l’aventure. Un facteur chance est à prendre en
Considération. Et ce mal qui vous transporte au seuil de
L’amour. Un instant à la place de l’éternité ! Vous plaisantez ?
— Je ne plaisante pas vraiment. Rien n’est moins mesuré que
L’instant. C’est presque de l’espace, cet instant qui ne se
Mesure pas avec les instruments de la conscience. Le Roi
Attend une explication, pas un traité d’alliance avec cela...
— Cela ? — Oui, cela. Cette aventure de l’instant qui ne doit rien
Au temps qui nous sépare d’une tête. Voici la pleine mer
Des noyades et des solstices. Je serais fou de ne pas y penser,
N’est-ce pas ? — Fou n’est peut-être pas le mot qui convient
À ces tiraillements qui démontrent l’existence d’un dedans
Et d’un dehors des choses. Qu’est-ce que cela ? Entre rien
Et tout, qu’est-ce que cela ? À part le désir et la peur, qu’est
Ce que je fais ici avec ça ? Fou n’est pas le mot, le Roi
Vous dira ce qu’il en pense le moment venu. Voici l’oranger
En attendant. Un oranger sur la plage à la place d’un palmier
Et la lave d’un volcan pour pallier l’océan qui manque
À votre histoire de peuplement. Vous les voyiez, lointains
Et proches. À cette distance, ils ne sont encore rien de vrai.
Votre cœur bat la chamade, mais qu’est-ce qu’une chamade,
Qu’est-ce qui se bat à ce point comme on compte les lurettes ?
À petit pas, vous avancez dans votre regard qui sait d’avance.
Don Alfonso soigne les varices de doña Pilar, rien de plus,
Dit le Roi. — Vous croyez ? Moi je crois, ou plutôt : je croyais
Que les varices n’y étaient pour rien. L’amour s’explique
Par la vie qu’on prend et qu’on donne. J’en ai parlé souvent
À cette femme que j’aime de cet amour-là. — Qui êtes-vous,
Ô étranger à toutes les terres qui ont le nom d’homme pour
Humanité ? — Je suis cet homme. Et je ne le suis pas.
Je viens de loin, toujours à pied,
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
Comme s’il était possible d’atteindre ce qui se promet comme
Horizon. Comme si ce n’était pas un recommencement mais
Le sentiment d’avoir vaincu l’instant. Un instant de cette
Victoire me rendrait le Pausilippe et la mer d’Italie. Ô Roi
D’Espagne, donne-moi plutôt cet oranger que tu promets
Depuis si longtemps que cette terre n’a plus d’existence
Nourricière. Je suivais le fil d’un raisonnement sur la vie,
Pas plus. Qui sommes-nous, nous qui ne sommes rien ?
Et qui êtes-vous, les chanceux ? Si je me noie aujourd’hui,
Sera-ce l’évènement du jour, ou bien s’acharneront-ils à
Détruire l’Homme que je ne suis pas ? Ma petite noyade
Attirera-t-elle du monde à l’inverse du poisson mort à l’œil ?
Putain ! Où es-tu ?
¡Madre ! Cette putain s’est envolée !
J’ai oublié de lui arracher les ailes !
Voilà comment un personnage devient fou avant de ressembler
À quelqu’un. C’est compliqué, la littérature, ou cela n’est pas
De la littérature, C’EST DE LA MERDE ! Mais pourquoi pas
La merde, au fond ? Au fond de quoi ? À la surface de quelle
Profondeur gagnée par hasard sur l’irréversibilité calculable
Du temps ? Alors, oui, je sais : l’homme se met à fuir, à fuir
À fuir et à parler
À parler et à tuer
Autant qu’il peut le temps qui lui reste à vivre
Ou à mourir d’ennui. Oui, l’homme fuyait, il fuyait le Roi,
Les amants, les tueurs, les personnes majeures et les vers
Mineurs. Il fuyait de côté, ne connaissant pas d’autres chemins
De traverse. Il ne se noyait pas, il fuyait. Ah ! le Roi peut
Attendre, l’oranger peut crever, le palais peut exister, l’Espagne
Peut encore survivre aux traités de l’Europe, tout peut arriver
Au fond, surtout l’homme qui se met à fuir pour ne pas être
Poursuivi et qu’on poursuit quelquefois pour des raisons qui
Ne s’expliquent pas et qu’on explique pour cette raison.
Alors, oui, l’homme se mettait à fuir et il devenait
Perspective. Il fuyait le jour et vivait la nuit, seul,
Se nourrissant d’insectes à sept pattes et de lait
De dragonne. Il connaissait le paroxysme en toute
Matière et pratiquait l’arrêt au bord des signes.
L’exercice de l’aube lui inspira le soir et inverse
Ment. Je ne suis pas cet homme ! criait-il mais il
L’était. Je suis un autre et il ne l’était pas. Et le temps
Se mit à devenir et l’espace à n’être que cela. I
Maginez ce crevage de nerf rien que pour vous en
Donner à moindre frais une idée approximative, mes
Amis. L’enfant était enfoui au cours d’une apnée
Et l’organe secrétait ces paroxysmes tenaces avec
Un son de cloche. Connaissez-vous l’homme s’il
Ne fuit pas ? Non, bien sûr, vous ne connaissez rien
Qui l’appelle par son nom au moins pour le dire.
Mais cet instant de lucidité vous rend malades
À crever et vous crevez pour ne pas crever ce qui
Est normal. Je ne fuyais pas pour fuir. Je ne fuyais
Pas pour échapper ni pour m’éloigner. Je fuyais pour
Étirer, pour éviter de rompre une seule de ces lignes
De fuite qui donnent un sens à ce que j’étais et à
Ce que vous demeurez. Pas de drogue, pas de rêve
Insensé, pas de caprices et plus de tentatives de cri.
J’ai cru à une tranquillité dans la vitesse d’exécution.
Trop vite j’allais et mieux je me portais. Puis l’accident,
Inévitable dites-vous, l’accident en ferraille, le tour
Joué au corps qui n’en peut plus de changements chi
Rurgicaux. En une fraction de seconde, moi Ochoa
La Montagne je suis devenu Mescal l’Immobile.
Maintenant que vous savez tout depuis longtemps,
Mes amis, maintenant que tout s’explique depuis
Toujours et même avant que je me mette à fuir
Dans les règles, voudriez-vous refermer la porte
Et oublier que pendant un instant je me suis arrêté
Au bord d’autre chose que le signe ? Moi l’Homme
Je demande qu’on me foute la paix ! L’immobilité
Ne fuit pas, elle, hélas. Quelle vitesse du choix !
Encore un peu et j’atteignais la pudeur des enfants.
Dans cette existence où je suis ce que j’étais, l’Homme
Se raréfie et c’est la Femme qui se multiplie jusqu’au
Nombre. Je voulais faire un enfant à la nuit et l’enfant
Était le silence. Quelle angoisse ! Quand je bouge
Un petit doigt je sais que c’est mon pied qui existe
Et quand je sens les zigzags de l’insecte je sais que
Ce n’est pas un insecte. Comment le sauriez-vous,
Buveurs d’instance ? Alors je fuyais par le haut
Comme la fumée et par le bas je revenais cendre.
Beaux voyages pour rien, belles cités pour pas grand
Chose et rencontres des circonstances au lieu de l’hu
Main. Quelle fragilité la pensée alors ! Quelle ténuité
De la forme ! Et ces instants de douleur inexplicables
Autrement que par la douleur que vous n’expliquez pas,
Cette attente conçue pour ne rien attendre et connaître
La proximité des choses placées pour servir. Je fuyais
À fleur de vos observations cliniques, n’est-ce pas
Françoise ô mon amour ? Et tu ne fuyais pas pour de
Meurer ce que tu as toujours voulu être. Je suis cette
Attente à l’infini finie un jour ou l’autre, comment ? tu le
Sais bien, comment ? Un drap noué autour de la nuit
Et je fuis. Le même drap déplié sous moi et je dors.
Sommeil cristallin, il n’y en a pas d’autres pour moi.
Moi ? Mais je ne suis pas moi ! Je suis ailleurs, en
Fuite, en avance, jamais à l’heure, toujours à midi
Et quelquefois à minuit, fuyant l’enfant des lignes
Et de ce point qui constitue le centre d’intérêt, là-bas,
Où je vais et quand je n’y arrive pas. Ou pas tout seul,
Avec toi ou malgré toi selon que tu patientes ou exiges.
Il manque une ligne à nos deux lignes de rencontre
Fortuite. Il manque le croisement triangulaire, la portée
De l’ombre qui explique l’endroit et la circonstance.
Rien ne manquerait si nous n’étions pas deux.
Je viens de loin, toujours à pied,
Je suis jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
Alors, finalement (excusez ma perversité d’immobile
Et de passablement enfumé) finalement je me suis mis
À penser. On ne pense pas quand la pensée ne sert à rien.
On va, bien ou mal, en avance, à l’heure précise ou seule
Ment s’il n’est pas possible de faire autrement. Finalement,
J’ai projeté ma science dans la rue et j’ai marché. Oh ! pas
Avec vous, pas à vos côtés, jamais au pas et toujours à
L’heure. Broyez une famille avec passion et vous obtenez
L’être qui l’explique. Pas de psychologie, pas d’impressions
Suggestives, plus d’acrostiches ni d’épigrammes, rien que
L’être familial, broyé certes, et incapable d’exister pour en
Dire quelque chose, mais la famille, la famille et ses saints,
La famille qui sert et qu’on ressert. Finalement, j’ai broyé
L’Homme et la famille, broyé l’immobilité fonctionnelle
Et la pensée en fuite perspective. Que de temps passé !
Que de moments cliniques ! Et quels paroxysmes, voyez
Vous, à l’envers de l’endroit, au dedans du dehors, et dans
Le lit ! Je me sers d’un pilon comme tout le monde,
Mais au lieu de concasser des épices bonnes à modifier
Le goût de la viande, je pense et je fragmente, je fuis
Et j’écrase les perspectives, j’arrive avant ce qui arrive.
J’arrive avant Gerardo et les camés m’accueillent avec
Des enfants que je broie comme le noir de fumée, pilon
Obscène et croissant. Je suis le fournisseur de ces âmes
Perdues pour l’âme, pourquoi pas ? On gagne sa vie comme
On peut et non pas comme c’est possible. Pierre creuse
Sa tombe dans le jardin. Le rocher sera gravé au burin
Et au marteau, éclats de son qu’on trouve un peu dans
L’herbe rare du sable et de l’humus des agaves. Camés !
Vous n’aurez pas mon sommeil ni ma maison ! Quel fou !
Les touristes pensent que c’est une piscine, mais non,
C’est sa tombe. Il y pousse depuis longtemps les primevères
De la paralysie et le trèfle de l’angoisse. L’été calcine
Ces émergences. Bonjour Pierre. Vous avez vu don Alfonso ?
— Vous êtes malade, ô monsieur que je ne connais pas qui
Partagez l’herbe et l’hallucination avec cette racaille bleue ?
Vous n’aviez pas remarqué le bleu de leurs langues et le vert
De leurs enfants. On ne remarque rien quand j’en ai besoin !
Remarquez que je m’en passe, de vos observations cliniques.
Un peu de vin ? Vous accepterez le vin de Judas ? Il donne
Soif et ne nourrit pas. Mais c’est le vin de ma vigne, mon
Sieur qui arrivez comme un cheveu sur la soupe, comme
On dit ici-bas, ou comme ce qu’on n’attendait pas, dit-on
Si l’on est à l’heure, ce que vous êtes, monsieur ! Entrez
Dans la maison où les amis finissent mal à l’occasion.
Gerardo entra. Il redemanda si don Alfonso se promenait.
Pierre n’en savait rien. Il ne voyait pas don Alfonso s’il voyait
Doña Pilar. — Elle soigne ses varices dans la vaguelette, vous
Savez, monsieur qui ne sait pas ? C’est bon, la vaguelette,
Pour les varices et pour autre chose encore dont je ne me
Souviens pas car je suis malade d’oublier. Prenez place,
Monsieur qui ne tient pas en place et qui ne prenez pas
De place. Voici le vin dont je vous parlais il n’y a pas
Une seconde. Comme les secondes se ressemblent !
Ce qui explique mes petites confusions, monsieur qui
Vous asseyez pour boire ce que je ne bois plus qu’avec
Une parcimonie d’échaudé. Oui, le Roi reçoit ses amis
Le dimanche, dans sa maison de campagne à Donostia.
Vous devriez le savoir vous qui avez perdu des proches
À Guernica de Picasso ! Mais vous ne savez rien, monsieur
Qui prétend le contraire, quand il s’agit d’avoir de la
Conversation et non pas l’air d’y être pour la forme.
La jalousie est un poison du vin. Les vaguelettes n’y
Sont pour rien. Je connais la mer aussi bien que la mer !
J’y étais, monsieur qui n’êtes jamais nulle part et chez vous,
Comme on dit quand l’évènement est passé à l’Histoire,
Ce qui est le cas, monsieur le cas qui buvez mon vin
Sans lui accorder toute l’attention qu’il reflète pourtant.
L’homme dont vous parlez pour ne rien dire est passé
Ce matin mais vous n’en parlez plus. Vous en parleriez,
Monsieur qui parlez pour parler d’autre chose, si vous saviez
Que je suis celui qui l’a vendu pour rien, monsieur qui
Commercez avec les hypothèses, pour rien, pas un duro!
¡Nada ! Pas un fifrelin pour cet homme qui se vend cher
Quand il arrive aux hommes ce qui n’arrive pas aux femmes.
Monsieur qui monsieur le monsieur, je vous interdis d’en
Penser autre chose. Je suis votre homme si je suis perdu
Et votre femme si vous êtes un homme. Ne me dites pas
Qu’au lieu de fuir vous poursuivez ! On les voit souvent
Faire l’amour sous le vieux phare qui ne sert plus qu’aux
Oiseaux des phares. Voilà comment elle soigne ses varices !
Mescal gicle ! Les camés le voient gicler comme une seringue.
Le sable le suit à la trace. — J’avais pensé au phare, à l’amour
Et aux oiseaux conchiant les vitres, mais c’était pour fuir,
Pas pour oublier. — Ne partez pas ! crie Pierre sur le seuil
De sa maison et de sa tombe, ne partez pas sans achever
Votre verre. Cela porte malheur et avec la chance que j’ai,
Vous en aurez plus que moi ! Mais comment ne pas partir
Si le Roi vous attend ? Trouvez au moins une raison
De ne pas répondre intelligemment à cette question
De principe ? — Ils tueront l’Homme, dit Pierre aux camés.
Ils vivent leur vie quoi qu’il arrive et l’Homme meurt
Sur la croix. Sans ces femmes, on aurait compris que l’Homme
C’est l’homme et que la femme ce sont les femmes. Encore
Un refrain, ô camés de mon jardin et de mes attentes.
Mon vin n’arrive pas à la hauteur de vos mélanges, mais
C’est mon vin et je le dispute à l’Homme. Dans sa prison,
Il fuit les murs. Il ferait mieux d’attendre son heure
Car c’est tout ce qui arrivera si je ne suis pas fou.
*
* *
Cette après-midi, on tuait le taureau. Moment que don Felix
Gálvez Bonachera redoutait entre tous les temps morts de son
Existence de castrat. Le soleil empoisonnait l’air en compagnie
Des mouches. Il suivit les évolutions d’une libellule rouge
Qui se posa sur l’épaule de l’Homme. Quel privilège !
L’Homme laissa le bonheur perler sur ses lèvres. Taureau !
Ramirez rassemblait les témoignages dans le même dossier.
Presque un roman déjà, songea don Felix que la libellule
Harcelait du bout des ailes comme un défaut rétinien.
— Il vous est reproché 1) d’avoir montré votre sexe à des
Enfants (qui n’avaient rien demandé) 2) d’avoir abusé
D’une jeune fille qui a perdu sa virginité (ne précisons
Pas quand ni avec qui) 3) D’avoir volé du lait chez la Clara
Qui vous l’aurait donné (beau sein) 4) de ne rien posséder
Pour témoigner de votre sociabilité 5) de ressembler étrange
Ment à tous les hommes de ma connaissance (mettez cela
Entre parenthèses) 6) d’être une légende (celle du loup pro
Mise par les Hendayais) qui apporte de l’eau au moulin
Des fédéralistes sans parler des séparatistes 7) d’aimer
La seule femme qui le sait et pourquoi (Constance qui
Porte le nom de sa mère) 7 raisons de vous en vouloir
Et de commencer par vous le reprocher —
PRIÈRE DE DON FELIX
Ô Dieu
Qui aimez les hommes qui se reproduisent comme
Les animaux (car si les animaux sont mangés par
L’Homme, l’Homme ne mange pas de l’homme), Dieu
Qui sait tout de lui-même et n’en dit rien, Dieu du verbe
Donné à l’Homme pour qu’il y reconnaisse son maître,
Dieu des Rois promis aux nations ennemies que la terre
Nourrit malgré l’homme et contre l’idée de pensée, Dieu
Qui pousse le taureau et sauve l’Homme de la femme,
Dieu du cercle et du centre qui l’explique, Dieu donné
Par l’inexplicable et repris par le malheur, Dieu que j’aime
Comme si vous existiez de cette existence qui ne peut être
Que la nôtre mais que par un abus de langage nous étendons
À votre hypothèse, Dieu je t’adresse cette supplique : sauve
Cet Homme de l’homme et rend lui la parole au moins
Une seconde avant sa mort, afin que nous sachions qui
Nous avons tué.
— Il comprend, dit Ramirez, il comprend
Très bien ce qu’on lui dit et pourrait parler si on se servait
De sa langue. Il agita une électrode imaginaire et vit la
Libellule en même temps. Admiration. Enfant, il appelait
Les oiseaux qui ne venaient pas. Maintenant, il a un chien
Qui vient et un autre qui ne vient pas aussi facilement mais
Qui vient finalement. Un troisième chien n’a pas encore pris
La forme d’un chien mais aboie déjà. Riez, don Felix. Riez,
Car le moment est bien choisi pour s’abandonner aux petits
Plaisirs de l’existence, comme ces minimes satisfactions
Que la bêtise et la cruauté inspirent aux hommes qu’il vous
Arrive de juger ou d’absoudre. Ramirez frappa l’épaule
De l’Homme avec un journal et la libellule s’envola par mi
Racle. La voici sur le rideau, assez haut pour ne pas être atteinte
Par le journal mais pas à l’abri des insecticides que Ramirez
Nourrit dans son sein. L’Homme remplace le bonheur par la
Haine. Ramirez aime la victoire. Les gens sont liés, il le sait,
Jamais personne ne se libère assez pour gagner à tous les
Coups. Dans la rue, ici, ailleurs, les gens sont attachés à la
Vie et la vie les retient de... ! de... ! n’en parlons pas ! Ramirez
Attend toujours ce mot de trop, cette raison de s’en prendre
Une fois de plus à l’animal qui court dans l’homme quand
L’Homme est inspiré par sa nature de penseur libre et fou.
Ce n’est qu’une libellule. L’Homme ne mange pas de libelle
Lules. La libellule ne mange pas de l’homme. Au hasard
Des rencontres, elle se pose ou pas sur votre épaule et vous
Ressentez alors cette admiration ou la déception sournoise
De ne pas pouvoir admirer. L’écrasement, c’est autre chose.
Mais c’est encore la chance. Ramirez pose le dossier sur le
Bureau de don Felix qui regarde d’abord les photos qui ne
Prouvent rien, sauf que l’Homme a été un peu bousculé.
Qui me le reprochera ? À cinq heures et demie, le premier
Taureau meurt sans un cri. Encore cinq et c’en est fait
De cette mort qui ne dit rien de la vie et tout d’une existence
Supérieure. Il voit la photo de l’Homme dans la rue, avant
Que les femmes l’abandonnent. Laquelle croit encore en lui ?
Je crois que c’est complet, dit-il. Ramirez dit que c’est complet.
Qui ne le dira pas, à part l’avocat du diable, pour la forme ?
L’Homme ne sort pas sans jeter un œil sur la libellule
Qui descend. Il lui dit, en langage libellule : ne descend pas !
L’Homme t’écrasera. Il attend le moment. Il ne sortira
Pas d’ici avant de t’avoir écrasée. Et la libellule obéit.
Elle ne descend plus. Ramirez pousse l’homme qui sort.
Dans la cour, les hommes jacassent sous les orangers.
Ils ne savent rien de la libellule, mais s’en doutent un
Peu. L’expérience de l’homme au contact de l’Homme.
Il n’y a rien comme l’expérience. Puis le taureau entre.
FRAGMENT D‘UNE LITTÉRATURE JOURNALISTIQUE
Un taureau s’est échappé, franchissant la barrière d’un saut
Et écrasant plusieurs corps qu’on a transportés aussitôt dans
L’infirmerie où un picador soignait sa jambe percée au vin
Et à l’olive. Par la fenêtre, il reconnut le taureau et rappela
Philosophiquement que ce matin il avait prévenu El Cano
Que cet animal possédait la force que personne ne vainc
Avec une épée et un savoir de tueur. Il sourit malgré lui,
Malgré la compassion que lui inspirent les blessures des
Gens qui geignent en retenant le sang qui est toute la vie.
Retenez, retenez, il n’y a que le sang qui ressemble à la
Vie et il n’y a que la vie pour le reconnaître. Le taureau
Ne fuyait pas et l’Homme l’admira, reconnaissance que
Ramirez reconnut comme celle qui l’avait fait rougir à
Cause de la libellule sur l’épaule. Les choses se compliquent
Par l’élémentaire, ensuite on se met à penser et c’est
La vie qui devient invivable. Quelle confusion, ce taureau
Dans la rue et encore, nous parlons en tant que journaliste,
Parce que si les gens aimaient la poésie, ce serait presque
Beau ! Mais c’est tragique comme le quotidien un instant
Secoué par la beauté du geste. Le taureau transperce un ventre,
Brise une échine, crève une joue, sépare deux amants qui
Dormaient du même sommeil, et la rue se vide, prenant alors
Tout le sens qu’on lui souhaite quand le style devient triste
Ment évocateur des faits et des choses qui s’écartent pour
Laisser passer le taureau. Ramirez rassemble ses hommes,
Agitant son pistolet qui peut tuer le taureau s’il a de la chance
Mais le taureau entre et les hommes montent dans les orangers
Et les oranges amères tombent et se mettent à rouler. Nous
N’en savons pas plus pour l’instant. Nous attendons. Il se pas
Sera quelque chose si le taureau ne meurt pas avant. Signé :
Mon nom est mon nom et je suis ce que vous êtes, mortels !
L’Homme se retrouva face au taureau. Dans l’arbre, Ramirez
Pensa à la libellule et à l’épaule. Il fourguait son arme avec
Les manchettes de sa chemise. L’Homme voulait mourir
Maintenant. Lui qui n’avait tué personne ne tuerait plus.
Le taureau voyait le sang de sa propre gueule. Que voit
Le taureau dans le sang propre et rapide qui sort de lui
Même ? Il voit l’Homme et l’Homme le reconnaît. Don
Felix, à la fenêtre, ne dit rien non plus. Un seul homme
Demeure et il faut que ce soit celui-là ! Il continue sa
PRIÈRE
Dieu aime l’homme parce que c’est un animal
Amélioré. Ne cherchons-nous pas nous-mêmes à parfaire
L’homme ? Que fera l’Homme une fois que l’animal
Cessera d’exister en lui ? Notre combat est une croissance
De la connaissance, rien d’autre. Les Rois le savent, qui
Veulent savoir et interdire en même temps. Les Rois
Dont personne ne meurt et qui tuent l’homme dans l’Homme,
Les Rois ne sont pas taureaux. Ils sont libellules. Dieu
Qui donnez à l’homme l’occasion de s’émerveiller,
Comment expliquez-vous la peur autrement que par
L’animal ? Et comment la technologie autrement que par
L’Homme ? Je prierai jusqu’à ma dernière seconde qui
Sera la première.
Puis le taureau tue l’Homme. Cela
Ne dure pas une seconde. Il meurt en l’air, soulevé
Par la corne. Il meurt dans le silence même des hommes
Qui habitent les arbres pour l’instant (il n’y a pas d’autre
Solution). Le ciel est blanc comme un visage qui cesse
D’être celui d’un homme pour redevenir celui de la femme
Qui l’a conçue. Mais le cri, si c’est un cri cette libellule,
N’est pas le même cri, ce n’est pas un cri de guerre contre
Le père, le cri ne dit rien, ne rappelle rien, il est en avance.
*
* *
Le sang retombe sur la statue. L’Homme vole et se pose
Dans l’arbre. Beau visage de la tranquillité retrouvée.
De quoi suis-je rempli, moi paillasse d’apparences ?
De sang, d’organes, de sécrétions, de tentatives d’ex
Xistence moléculaire. Dans l’arbre, j’ai l’air d’un autre
Homme, et je le suis peut-être, peut-être cet homme moins
Discutable dans la conversation des femmes, un homme
Enfin réduit à sa parcelle d’acte perpétré sur terre.
Je n’agis plus, je sais. Je suis le critère d’extinction
Et le témoignage du retour à la réalité. Disloqué, mais
Intégralement rendu à la croissance de l’espèce d’homme
Que nous devenons homme après homme à la surface
De ce qui ne peut être qu’une profondeur inexplicable.
Moi mort, vous êtes vivants. Comme je vous ai aimé !
Alors l’Homme est dans l’arbre, projeté par le taureau
Et non pas motivé par la peur qu’il inspire. On sait
Tellement de choses sur les blessures et la souffrance !
L’Homme pend comme un fruit et commence la dé
Composition de sa géométrie. On s’attend à la graine,
Comme d’un pendu ou d’un fruit, une giclée à couper
Le souffle. Dans les arbres, on habite en spectateur.
Dans la rue, on n’habite plus mais on met un pied
Pour mesurer le risque. On claque la nuque des enfants.
On s’attend à un suicide ou à la pluie. Le soleil rend
Un son de branches frottées au vent. Plusieurs moteurs
Tournent au ralenti. Le taureau secoue ces parasites
D’une hallucination qui ne se laisse pas limiter par les
Murs. Plusieurs corps sont immobiles ou s’agitent comme
Des feuilles. Le taureau écrase encore, encorne, arrive,
Revient. Les rues sont barricadées. On a l’habitude, mais
Le taureau tue d’abord si on n’a pas de chance, il tue au
Hasard d’une poignée d’existences dont on ne sait pas plus.
Maintenant l’Homme est dans l’arbre, photographié au télé
Objectif, cadré, proie du grain qui élimine les détails épi
Dermiques. D’autres hommes proposent leurs masques
Pour ne pas être reconnus mais on reconnaît l’uniforme.
On en parlera à la Virgen del Pilar, entre la friture et la
Bière, une fois par an on parle de l’arbre et on explique
Mieux la présence de la garnison dans ces branches ensol
Eillées. En attendant, l’Homme continue d’être mort. Un
Jour, il sera le personnage de l’arbre et la chanson du
Taureau. Touillage des vérités. Il y a toujours un poète
Pour s’en charger. La statue est justement l’un d’eux, saignant
L’Homme aux entournures, plus vivante que jamais.
Hommes, s’il vous arrive ce qui ne m’arrive pas aujourd’hui,
Je veux parler de cette statue qui me ressemblera physique
Ment, laissez les oiseaux saigner et éjaculer, même conchier
Si c’est tout ce que j’inspire à vos constructions mentales.
Et si c’est une fontaine, que l’Homme y boive les noyades
De ma prose. Et si c’est une rue, que la femme l’arpente
Pour mesurer la distance qui me sépare d’elle. Quant à toi,
Taureau, que les oranges t’atteignent comme elles giclaient
Des arbres où j’étais mort, par rage et par impuissance.
Un coup de feu claqua. Le cuir tressaillit, pas plus. Puis
Une autre balle se logea dans l’œil étonné d’un enfant
Qui ne jouait plus. Deux autres balles n’expliqueront pas
La maladresse. La main qui tenait le révolver tremblait
Dans l’arbre au bout de Ramirez qui ne croyait pas à la
Réalité de l’enfant ni à celle du taureau qui piétinait
Cette carcasse inachevée d’homme qui ne tient pas ses
Promesses. On lui crie, à Ramirez, qu’il cesse de tirer,
Mais il tire encore et la balle traverse une femme qui
Tombe face contre terre et ne bouge plus. Le taureau
Secoue la femme au bout de sa corne, comme un foulard.
Une épée ! crie un vieux que la fenêtre arrête cependant,
Vitre d’extase. Des cris de haine n’étonnent personne, pas
Même l’Homme qui bouge un peu et ne se vide plus.
Si j’étais taureau au lieu d’être poète, dit la statue, JE
Briserais le silence. Mais la statue rend un son de cloche.
Le taureau s’en prend aux apparences. Il a perdu le sang
De l’Homme en même temps que l’homme. Ne tirez plus !
Hurle don Felix qui monte dans le rideau et rencontre la
Libellule bleue. Une balle perdue revient dans l’arbre
Qui frémit à cette idée de mort miroir. Cessez le feu !
Crie un sergent qui s’écroule et voit le taureau grandeur
Nature avant de ne plus le voir. Un pare-brise s’étoile.
Est-ce possible, mon Dieu ? demande une vieille femme.
Qui est mort ? Qui est blessé ? Je serai ce taureau qu’on en
Cercle. Un enfant mourra ma corne dans le cœur et quatre
Autres personnes seront blessées à la limite de la mort.
Qui tuera le taureau ? L’Homme glisse sur le sang, lent
Ement. Le taureau voit le mort qui descend de l’arbre.
Je ne connais pas grand-chose de l’existence, comme
Un enfant palestinien promis au sacrifice. Je ne connais
Que la terre et le soleil et j’ai vu beaucoup d’arbres.
J’ai vu des arbres avec des oiseaux et des hommes.
L’Homme atteint le pied de l’arbre et se rassemble comme
Un feu qui s’écroule. Le taureau envoie ce paquet de l’autre
Côté de la rue, dans les vitrines bleues que l’Homme croise
L’air de rien. Tirez ! Mais tirez donc ! L’Homme touche
Un trottoir sans pieds, sans attentes ni hâte. Tirez sur ce
Diable en personne ! Personne est un mot de trop, on le sent
Bien, on le sent mal. Le Diable n’est jamais apparu à l’homme
Dans la peau d’un taureau de combat. La personne non plus
Si l’on y réfléchit. Le taureau est taureau, sorte de Dieu
Qu’on vainc par l’épée ou qui détruit par le sang. Échappé,
Il n’a plus de sens, il ne tue plus pour donner un sens, on
Se sent victime des circonstances et non pas jouet du jeu
Dangereux. Il jette encore l’enfant en l’air et le troue, il
Troue quelqu’un qui n’est pas encore mort et qui ne veut
Pas mourir troué par un taureau qui n’agit plus en héros.
La libellule atteint le ciel. Ce qu’elle voit, c’est un Homme
Détruit et un taureau qui ne construit rien. Elle voit des morts
Et des blessés. Don Felix la voit un peu. Il devine une intention
Poétique. ¿Cómo no ? Une balle l’a effleuré et s’est logée
Dans le calendrier de la Virgen del Pilar, le 6. Comme le
Temps passe ! Les yeux deviennent sang et l’air conscience.
Comme il n’y a pas de faits divers sans raison, on cherche
Dans le ciel. On interroge des enfants. On leur impose le
Récit. On trouve un fusil à éléphant chez Hemingway,
À l’Hôtel, et quelqu’un accepte de s’en servir pour tuer
Le taureau. On monte un étage au-dessus des arbres
Tachés d’oranges qui agissent comme les éphélides
Sur le beau visage d’une adolescente élevée à la hauteur
Du mythe. Quatre taureaux attendent dans l’ombre.
Un homme a-t-il vécu pour en arriver là ? Suspendu
Aux étoiles, il rêve et sait qu’il rêve. Mais tenaillé par
Le soleil, plongé dans cette réalité tenace, il tue. Il ne
Joue plus. Il tue ce qui existe pour que ça n’existe plus.
L’enfant revient en morceaux. Plus de visage d’enfant,
Une main sur deux et l’épaule fracassée. Avec la statue,
Ça fait deux, dit obscurément un vieillard que la retraite
Atténue comme l’ombre s’en prend à la lumière et non pas
Le contraire. La poésie de l’enfant est difficile, convient
Don Felix qui se prend pour une libellule dans ses grands
Moments d’inspiration. Métaphore au sang constellé de
Nuits blanches. Parallèles des jours d’endormissement
Cutané. Il reconnaît que la ressemblance est frappante.
Comme on ne tire plus, le souffle du taureau prend de l’im
Portance. L’épée a traversé son cœur sans couper l’aorte.
Manque de chance du tricheur. Et l’air sent le sang.
On lève le nez comme des chiens. L’air sent le sang, la
Chaux, l’orange et la pierre frottée par la pierre. L’air
Est la saison de l’air. Pierre me disait un jour que le sang
De l’Homme est surtout une odeur. On se laisse facile
Ment traverser par le rouge des globules et souvent
On ne cherche pas pourquoi ce rouge n’est pas la couleur
De l’odeur du sang. Pierre pense au lapis-lazuli qu’il
Broie avec une ferveur de croyant. C’est fou de croire
Au bleu du sang. J’y pense. Je vois le taureau tuer
Ce qui existe et je pense à la couleur d’une odeur. Sang
Des trottoirs. L’Homme y pourrissait, marqué de mouches
À merde et à sang, coupé de reflets de vitrines et revisité
Par cette lumière jaune qui est bleue dans les yeux vides
Du mort. Deux, répète le vieux qu’on bouscule, sa cigarette
Tombe. Nous n’avons pas le choix : vivre encore ou crever
Maintenant. Le rideau a l’odeur des plafonds comme les tapis
Ont celle de nos rencontres. Le nez au fond de cette odeur,
Don Felix pleure de rage. Il ne se passe plus rien depuis
Une minute. Ramirez ne tire plus. On entend les barricades
Se rapprocher. On voit le reflet vert du fusil à la fenêtre.
Une photo me montre avec un poisson. Je suis heureux.
*
* *
Fabrice de Vermort était fier de son Mannlicher-Schönauer .256.
L’arme figurait aussi sur la photo, dans les mains de Madame
Qui souriait, petite culotte de serge rose et chemise de soie bleue,
Un corps agréable. On voyait la mer au-delà du malecón, autre
Bleu que les roses du ciel appelaient des oiseaux sans les nommer,
Une habitude du regard revenu sur les lieux pour juger de l’été.
Ne revenez pas, ma douce Gisèle qui ne connaissez pas l’amour
Véritable. L’été est le meilleur moyen d’en finir avec cette pseudo
Existence dont vous auriez été l’hommage si votre désir de l’Hom
Me l’avait emporté sur la croissance des enfants. On photographiait
Ces coulures de l’existence. Vous apparaissiez quelquefois plus
Heureuse que nécessaire et on vous prenait pour une femme sans
Véritable cervelle. Pas de vie, pas de cervelle, pas de désir vrai,
Rien que cette beauté qui n’en était pas une ou alors seulement
Pour le photographe qui aimait le nu des contre-jours. Soleil
Des crépuscules, presque horizontal et tenant à un fil, ce fil
Qui vous retient encore, chère Gisèle, et vous rend mélan
Colique comme une fleur en pot. Sur la peau, à peine cette
Chemise toujours entrouverte et cette culotte légère, pieds
Nus dans des sandales de corde. On vous voyait descendre
Dans votre petite voiture sportive et rouge comme le blanc
De vos yeux. Choisissez, Señora, choisissez les poissons
Et la chair des animaux que votre cuisine accommode à
L’idée que vous vous faites de notre ascendance verte.
Croisez dans nos filets la nécessité du travail et dans
Le regard de nos femmes, rencontrez le bleu du vert
Et du rouge qui composent nos crépuscules si voyants
Derrière les photos. Vous avez l’air fragile et vous êtes
Tenace comme un coquillage. Et comme le coquillage,
Vous êtes coquille, vous contenez l’essentiel, possible
Ment. Vous aimez ce qui apparaît à vos yeux comme
De riches occupations des heures. Vous appréciez ces dos
De ravaudeurs et savez nouer l’hameçon vous aussi.
Vous empruntez aux gestes pour être reconnue, c’est bien.
Je dirais même que cela flatte notre sens des responsabilités.
Nous vous aimons parce que vous êtes agréable et fière
De notre amitié. Voici nos conditions de l’amour, vous
Le savez depuis longtemps. Il ne s’en soucie pas. Vous
N’expliquez plus rien, vous n’attendez plus, rien n’arrive
Avec lui et presque tout sans lui. Une espèce de bonheur
Habite vos yeux en même temps que la tristesse et vous
Êtes belle, attachante, exotique aussi, leçon de légèreté
Tragique. Deux enfants vous vieillissent joyeusement.
Sans eux, vous êtes nue. Comment ne pas les anéantir ?
Vous passez comme une promesse et vous tenez à leur
Prophétie. Il y a ainsi des bonheurs qu’on n’habite pas.
On sent d’ailleurs à quel point ce lieu est précaire et
Peut-être faux. Pas une de nos femmes ne vous ressemble
De près ni de loin. Beaux corps quelquefois, sereins ou
Charpentés pour l’exécution amoureuse. Des corps utiles
À défaut d’être faciles. Elles ne vieillissent pas vraiment,
Elles changent. Et vous êtes transparente comme un musée,
Demeure des traces que rien n’altère, pas même la lumière
Des fenêtres encore acceptées à cette hauteur de la durée.
Si j’étais libre, je vous aimerais et j’irais même jusqu’à
Vous donner cette part de liberté qui n’appartient qu’à
L’Homme. Vous le savez un peu, peut-être même trop.
Mais je ne suis pas libre. Il y a trop de mort en moi
Et pas assez de femme. De plus, je hais les hommes
Qui vous aiment, ce qui me rend dangereux, coupable
De hasards dont les cristaux ne se laissent pas rayer
Par la surface du verre, et par conséquent anecdotique.
Une pareille aventure du temps détruirait le peu
Qui me reste à penser avant d’oublier vos tragédies
Et vos attentes. Non, je vous aime en chemise, nue
À l’intérieur des choses, captive de ces objets
Que je recrée au gré de l’inconstance des vagues.
Je ne cours pas dans cette eau, j’imite l’algue cou
Chée à la surface, je touche des fonds immobiles
Comme vos draps sens dessus dessous. Ne croyez pas
Que j’y prends plaisir. Je connais mille femmes et
Je les prends sans vous. Je paye et je travaille pour payer,
Belle dame venue de France où la langue est une langue
Arrachée à l’Histoire. Je connais mille pays et la mer
M’en promet mille autres. Que me promettent vos yeux ?
Mort, je suis taureau, et taureau, je suis la femme
Que l’Homme devient par miroitement des côtés.
Figure de l’achèvement, hypothèse du recommencement.
Où irais-je si je n’étais pas toi ? Si je ne vous aimais pas,
S’il était possible que vous fussiez mienne et tienne ?
D’autres voyages reviendront, à moins qu’un taureau
Échappé de l’asile où on le tue avec des rites d’hommes
Au spectacle de l’Homme, à moins que le taureau en
Finisse avec ce que je redoute de devenir sans vous.
On a dit que je me suis donné à lui. Rien n’est plus
Faux. Je ne me donnais pas. J’interrogeais son attente.
Quelle douceur cette pénétration de la corne dans les
Entrailles d’homme ! Puis le ciel tournoyant avec la mort
En oiseau circulaire. Je montais, chérie, je ne voyageais
Plus en terre étrangère. Le ciel est vert à cette altitude
Et dans ces conditions de tournoiement. Le corps giclait
Ses organes inutiles. Je n’étais plus à la surface, ni dedans,
Mais à distance, comme j’eusse aimé être loin de toi.
Un mort ne parle pas de la mort, je sais. Il meurt pen
Dant un jour sur la glace comme un poisson de poisson
Nier. Puis l’obscurité ferme ses yeux vides, il disparaît.
Nous sommes l’ordure de la mort. J’aurais voulu être
La mort d’une certaine beauté du geste. Avec toi, c’eût
Été facile. Sans toi. il me fallait un peu de cette poésie
Qui fait les statues à la place de l’homme. Mais je n’ai
Rien à ajouter, rien à redire. Le taureau m’emporta
Dans sa mort d’abattoir, mettant fin au rite de l’après
Midi et condamnant quatre autres taureaux à l’équarrissage,
Vu la tragédie. Un seul est mort dignement aujourd’hui,
Et ce n’est pas celui qui me donne la mort. Je choisis
Un moment sans connaissance de l’irréversible ni
Du sens donné à l’acte. Je ne choisis pas le lendemain
Ni le conte qui le commence : il était une fois.
Tu ne diras rien. Tu reviendras parmi les femmes.
On n’en parlera pas. Le Mannlicher sera devant.
Sur la photo, rien ne sera dit du poisson géant comme
Une donnée de l’imagination. Tu seras nue dans la couleur
Et belle en mon absence. Dans la rue, plus de sang,
Plus d’os, plus de pensées figurées par les morceaux,
Pas même une plaque commémorative. Un bouquet
De fleurs, le temps de concevoir d’autres voyages.
Je ne suis pas le poète d’une rue qui en a vu d’autres.
Alors le taureau s’immobilisa, traversé. Le cœur
Ne battait plus, mais le cerveau voyait encore la mort,
Clairement, comme si un homme pouvait imaginer
La mort sans le taureau, exactement comme si rien
D’autre n’arrivait et qu’on guettait ce moment promis
Par l’expérience des planches. Le Mannlicher broyait
L’air en le vrillant comme la vigne des toits. Éparpille
Ment des insectes. L’air se purifie des localisations son
Ores. Le taureau reçoit la mort comme une habitante
Qui revient d’un long voyage à peine perçu dans les blés
Voisinant l’herbe des prés. Quelle jeunesse, la mort !
Et quel temps passé à le savoir ! La femme était à la
Fenêtre. Le taureau la regardait. Comment ne pas en penser
Quelque chose ? Dans un moment pareil ! Ce regard qu’elle
Lui rend alors que l’Homme n’existe plus. Une corne
Vola en éclat. Quelle maladresse ! Avec un Mannlicher !
Et tranquillement posté à l’étage. Mais le taureau était
Immortel. Il traversa la place et creva la porte de l’hôtel.
Il montait ! On mit un pied dehors. Un bruit d’enfer
Secoua l’escalier. Il montait vers l’Homme, le taureau !
Et l’Homme attendait la fin de l’hallucination. Mescal
Abusait quelquefois. Gisèle sortit sur le balcon, déshabillée
Par le soleil. La maison appartenait à un taureau furieux
De combattre l’Homme et non pas la Mort des animaux.
Le couloir était étroit. La corne renversait les miroirs.
Puis le taureau mourut, au milieu du couloir, sans l’Homme
Qui attendait, prêt à tuer encore si c’était encore possible.
Il sortit sur le balcon et annonça la mort du taureau. En
Effet, on ne l’entendait plus. La femme prit une photo
De l’Homme et de la foule en contrebas. — Si c’est la fin,
Dit un homme de mon âge, qu’on m’explique pourquoi
Je veux compendre. Et il disparut comme il était venu,
Inopinément. On ne confie pas ses émotions à l’étranger,
Mais l’appareil photographique de Gisèle est un sein.
Homme ou femme, on aime bien les seins, en souvenir
Sans doute, et puis parce que c’est doux, surtout après
Une pareille histoire. — Ne bougez pas ! Ne bouge pas
Toi surtout. Et souris ! Tu ne seras jamais l’Homme
Et il sera toujours le loup. Le taureau, si tu veux, restons
Maintenant il faut que le soir arrive, même lumière.
Plus une trace de sang, Cayetano qui passe dans la rue,
Plus que l’agitation des rideaux que la brise aspire
Au dehors, Cayetano qui passe parce qu’il est poursuivi.
Cayetano ne va pas voir la femme du moment, la rue
Est propre dans la lumière du soir qui tremble comme celle
D’une flamme qu’on apporte. À l’abattoir, on a assommé
Les quatre taureaux qui attendaient dans l’ombre, quatre
Sur les six dont un seul est mort de sa belle mort de taureau,
Le deuxième n’est plus qu’un fait divers, mort de la mort
De l’Homme, dans le meurtre et le désordre. Les six
Ont été éviscérés et on leur a arraché le cuir à la machine
Et non pas au petit couteau, celui qui naguère, dans la main
De don Pedro Bonachera Hoffman, sciait la surface avant
L’écorchement. On a des machines maintenant qu’on est
Américain comme tout le monde, on ne passe plus le temps
À regarder les viscères couler dans la rigole, poussée par
Les balais des mozos au regard neutre comme midi au soleil.
Ces quartiers de viande de lidia, chair du combat, mais quel
Beau mot ce lidia pour montrer ce qui n’est pas un combat
Mais un rituel ! — ces quartiers de viande sont délicieux ac
Commodés en sauce ou grillés sur le feu. Il n’en reste plus rien
Sur les os qui attendent dans le frigo. Les têtes sont données
Au taxidermiste. Elles seront vendues à des touristes. Leurs
Yeux de verre ne contiennent pas le combat secret de l’Homme
Avec la nécessité d’interroger les dieux par le moyen du rite,
Sauf ceux que Cano a rencontrés dans le premier combat,
Mais ce n’était pas un bon taureau, tout le monde est d’accord
Sur ce manque de chance. Le deuxième a surpris par sa férocité.
Puis il s’est passé ce qui s’est passé et on cherche les raisons
De la mort : balle du garde civil ou corne du taureau, pas facile
Quand le corps de l’enfant contient la balle et saigne au trou
Pratiqué par la corne dans son petit corps qui n’en demandait
Pas tant à la victoire. Justice sera faite. Sans doute pas, mais
Personne n’est en colère. La Justice n’aime pas savoir, elle
Est la leçon des pratiques et il n’est pas facile d’être juste
Et humain, pas toujours, quelquefois jamais quand les gardiens
De l’ordre s’en mêlent et s’emmêlent. Quelle organisation !
Malgré la vétusté des moyens et la pauvreté des connaissances.
Il faut reconnaître que la tragédie, si le taureau en est le personnage
Principal, et c’est le cas aujourd’hui, n’inspire pas la colère.
On est rentré dans sa maison si on en a une ou chez les autres
Si on a faim et sommeil. On n’évoque pas les personnages morts.
On parle plus facilement de ceux que la chirurgie est en train
De ressouder. Parler n’est pas le bon mot. On attend de dire
Et la voix n’envenime rien. Il n’y a pas de poésie dans cette
Attente. Cayetano est seul dans la rue, ni rapide ni lent, et
Certainement pas oisif. Il marche vers une autre mort, fermé
Du côté des sens et parfaitement béant question conception.
Il marche sans couteau. L’enfant était le sien. Quel hasard
Frappe l’Homme ? Il n’y était pour rien, ni dans l’Histoire
Confuse de l’Homme, ni dans le choix des taureaux de lidia.
Il n’aime pas les ragots ni la fête. Il prend la femme où elle
Se trouve et donne l’enfant au monde si Dieu le veut, un
Point c’est tout. Seule colère dans ce concert de suppliques
Silencieuses, il marche sans couteau. Assez de sang ! Il va
À la Morgue pour voir l’enfant sur la glace. Balle ou taureau,
Ce n’est plus la question. Il ne saura jamais. Don Alfonso
Dit que c’est le taureau et n’explique pas la létalité des balles.
Ce n’est pas de la glace mais des tuyaux où coule le fréon
Des frigos. Il perçoit alors le ronronnement du compresseur,
Premier signe de sens. Éveil de la peur d’avoir à expliquer
La mort à Dieu lui-même. Pour les balles, non, don Alfonso
Ne peut pas les donner, comme ça, avant que la justice soit
Faite. L’enterrement dans un mois, peut-être plus. Les gens
Voudront savoir demain et la Justice ne le veut pas, qu’ils
Sachent ce qui s’est vraiment passé à la fin de cette histoire
De l’Homme. — Je suis venu sans couteau, dit bêtement le
Gitan. — Et qu’en aurais-tu fait, incrédule ! couine don Alfonso
En refermant le tiroir. Ils reviennent dans le petit bureau gris
Où croît la lumière d’une lampe posée sur la table. Le taureau
A tué, on ne peut pas le nier, dit le Gitan. Mais les balles,
Les balles des gardes et celle du tueur d’éléphants ? Peut-être
Aussi le couteau mais je n’y étais pas. — On vérifiera, dit
Don Alfonso. On vérifie tout. On saura ce qu’il faut dire.
Et Cayetano est de nouveau dans la rue, triste, sans colère,
Comme s’il n’était plus Cayetano, ou plus exactement comme
Si l’enfant n’avait jamais existé. Il va voir la femme de l’enfant.
Elle ne demande rien. Il dit que pour les balles, c’est impossible.
Pour les cojones non plus. On recherche celui ou celle qui les a
Substitués. Cette plaie offense l’Homme qui n’aime que le combat
Et non pas la mutilation des corps avant l’équarrissage. — Tu iras
À l’abattoir, dit la femme, et tu re renseigneras pour la tête.
— La tête ? Il n’y a plus de tête ! Le Mannlicher ! Le Français !
— Plus de tête, plus de balles, pas de couilles, la peau peut-être,
Dit la femme qui a perdu l’esprit pour retrouver sa folie d’avant
L’amour et ses conséquences économiques. Cayetano n’aime
Pas le chagrin. Il n’a jamais consolé personne, mais l’enfant
Devenait plus triste que lui en cas de désespoir, plus triste
Et plus dangereux. Couteau des signes ! Il scinda une orange
Et la pressa contre sa bouche. — Je ne suis pas cet Homme,
Moi ! J’ai vu l’enfant et les tiroirs, si c’est ce que tu veux
Savoir. J’ai vu la mort de près, comme si je la donnais.
Il quitte la femme sans l’embrasser. La rue est noire. Doña
Pilar le touche, amicale et sinistre. — Tuez-les tous ! dit
Elle. Pas un ne mérite de vivre. Tuez la graine en même
Temps. Tuez la graine de l’Homme avant que la femme
Ne devienne un enfant. Voici le couteau et la promesse.
Ne me décevez pas, Homme que je n’ai pas connu charnel
Lement. Cayetano recule. Ne jamais reculer dans la nuit.
Elle prend tout ce qui ne la voit pas, s’en sert pour cauche
Marder. Mais Cayetano recule dans cette nuit glissante
Comme l’herbe des prés. — Nous ne saurons jamais la
Vérité, Femme ! Et tu deviendras folle si je te crois.
— Croire ? Un homme qui croit ! Qui croit croire ! Qui
Ne sait pas, ne sait plus, en sait trop. Sans ma chair, qui
Es-tu ? Avec toi, qui suis-je ? Je cherche l’Homme, pas
L’enfant ! Retourne d’où tu viens, Égyptien ! Non-race !
Elle le suit, flot incessant de la parole qui contient tout
Ce que je suis et ce que je vais devenir sans elle. Nous
Sommes à la limite de la poésie. Un chant s’annonce
Toujours par des blessures ayant causé la mort sans ex
Pliquer la mort. — Tu m’aimeras à la lumière du soleil,
La nuit comme le jour, Homme dont je ne veux pas
Un enfant ! Il va vite, vite et mal, sortant de la nuit,
Y revenant parce qu’elle lui parle et qu’il ne peut
Pas ne pas l’entendre. — Si c’était ton enfant...
Mais à quoi bon ? Pourquoi l’enfant entre elle et lui ?
Pourquoi la chair d’une autre ? Elle connaît toutes
Les femmes. Depuis le temps qu’elle aime ce qu’elle sait
De l’Homme ! Et toute cette eau condamnée à la terre !
Tout ce temps passé avec les ombres de la croissance !
On ne vieillit pas. On se raisonne ou on devient fou.
Tel est le choix de l’enfant : devenir Homme ou Femme.
Et pas une Nation pour expliquer le combat autrement
Que par le désespoir des questions sans réponses. JE
T’AIME ! Qui ? Toi ou moi ? Et les autres ? Et les races ?
Et cette perspective d’infini dans la poussière ? Je ne crois
Plus à la tranquillité. Elle tue Cayetano et sait que personne
Ne pensera à elle mais aux autres, ces autres qui ont des enfants
Et cette autre dont l’enfant est mort sans perspective de vengeance.
Cayetano meurt à la place du garde civil ou du chasseur,
Il meurt avec le taureau, à dix heures du taureau en pleine nuit.
Ce n’était pas un couteau. C’était le poison et ses sinistres
Visions prémonitoires. Surdose ! Piqué au vif de l’Homme,
Il meurt dans la rue comme un vagabond. On n’a pas
Le temps de le ramener chez lui. Il meurt avant même
Qu’on ait le temps. Homme, je t’aurais aimé. Enfant,
Je te tue. Elle retourne chez elle et Françoise Garnier,
Qui papote avec Constance dans un patio, interroge la nuit
Sans espoir de réponse. — Pilar ! Bonne nouvelle !
L’homme fuit, fuit et parle, parle et tue ce qu’il peut
Au passage. — Il m’a téléphoné, dit Constance dont
La joie est un spectacle. — Qui tuer maintenant que
Vous le dites ? demande doña Pilar sans se montrer.
— Mais il n’est pas question de tuer ! Nous voulons aimer
Pour le plaisir ! Quelle vieille femme tu fais, Pilar !
Vieille ? Un peu. Pas d’amour, la vieillesse. Ou l’enfant,
Avec un peu de chance de toucher l’Homme à froid.
Je n’ai pas vécu pour tuer, mais je tue. Vous vivez pour
Forniquer, et vous n’aimez pas. Traçons ce graphe, mes
Amies. Amour, Vieillesse, Tuer ! Jouir ! C’est l’Enfant
Ou l’Homme, au choix de la Femme ! Sinon, le Neutre
Est-il vivable, ô Nuit vivace comme si j’y étais encore
Ce que le sommeil est au rêve ! Neutre et belle au fond
De cette nuit, entre la sérénade accomplie et l’aubade
Promise. Je ne suis pas seule. Je suis avec moi. Non pas
Double, mais coupé comme le jour. L’existence nous
Peuple et nous sommes la Nation, sans autre forme
De procès. J’ai aimé l’idée du Neutre avant qu’elle
Ne devienne une idée. Est-ce possible de croire à ce
Point qu’on n’aime plus que l’Idée ? Je veux y croire
Mais le corps, ah ! mes amies, le corps ! Le chiffre 3 !
L’existence vouée au fait que la somme des deux premiers
Chiffres est exactement le troisième. L’Homme m’avait
Promis de m’initier aux Nombres, mais ce salaud
N’est plus là pour tenir à ce que je continue d’être !
Pas une seule dualité à l’horizon de ma pensée si elle
Ne produit pas la troisième. Voilà où j’en suis maintenant
Que vous le savez. C’est un peu compliqué, non ? Demain,
Il fera jour. Couchez-vous, avec ou sans l’Homme. Qu’il
Existe encore malgré le fait divers ou qu’il coure les montagnes
Pour redescendre encore, venant de loin, toujours à pied.
Il est jeune et vieux à la fois, triste et heureux,
Mort et vivant, presque homme et femme, enfant.
L’AUTEUR
Cézanne, la question est de savoir
Comment tu as voulu qu’on se souvienne
De toi — ces chemins aujourd’hui
Disparus n’ont pas perpétué la trace
De tes pas à l’aventure du paysage.
Des touristes à la peau fragile
Ont investi les lieux et l’État
A installé ses terminaux dans une autre
Perspective — la disparition des traces
De pas affecte les photographies
Comme l’absence de voix nous habitue
À une lecture passive des vieux testaments.
Cézanne c’est à Paris, au Café Guerbois,
Que tu croisas tes contemporains mineurs,
Le promeneur infatigable Paul Guigou
Et l’inventeur de la brosse à peindre
Ce que le soleil de Provence recrée
À la surface du sol, Adolphe Monticelli.
Peu de promeneurs ont accompagné
Ton déplacement commencé chez Pissarro.
Se souvenir de toi c’est apprécier
La documentation photographique
Et les témoignages retardataires.
On voudrait savoir comment Manet
Et Courbet ont été touchés par
Tes premières toiles, l’Assassinat
Par exemple, sans doute le meilleur
Et le plus beau à la fois, cette maîtrise
Qui n’inspira pas le besogneux Zola
Mais qui te classa parmi les peintres
Par la seule force de la toile peinte.
Il n’aura pas suffi d’un roman
Peut-être triste pour te réduire
Au personnage et à l’intrigue.
Nul texte n’approchera d’assez près
Le cercle infini de tes rectangles.
Peintre de la leçon donnée à la peinture
Plus qu’à des peintres qui n’ont pas
Ta photogénie, tu ne dispensas pas
L’enseignement ni la critique, seuls
Les nez en barreaux de chaise illustraient
Ta patience de bachelier. Comment un ami
Aussi proche que Zola n’a-t-il pas
Saisi au vol l’exigence de ta langue ?
Que se passe-t-il chaque fois qu’un enfant
Se livre à des démonstrations de différence ?
Pourquoi n’y a-t-il pas toujours un ami,
À défaut de père, pour faciliter les introductions
Dans ce monde si peu fait pour l’enfance
Et ce qu’elle invente au seuil de l’âge ?
Se souvenir de toi est un effort surnaturel.
Ton dos chargé du maigre fardeau, ton chevalet
De bambou (j’imagine), tes godasses qui sentent
Et ta chemise doublée d’aiguilles de pin,
L’arsenal complet du Provençal qui a vu
Paris et les environs de Paris, les villages
Porteurs de la lumière et les toits qui témoignent
De la vie, gris ou rouges, bleus quelquefois
Comme un étang, pans plans de l’oblique
Nécessaires à tout regard porté comme l’ombre
Sur le principe de l’intersection géométrique.
Toute la peinture occidentale gisait à tes pieds
D’enfant. Beau musée des gravures qu’on tourne
Comme des pages. Il t’arrivait peut-être
De les comparer avec ce que tout le monde
Pouvait voir en même temps que toi, depuis
Le même degré, les mollets glissant
Sur la contremarche servant d’appui
À ton équilibre précaire, et des oiseaux
Que tu ne peignis jamais malgré une existence
De peuplement têtu, gravissaient la pente
En même temps. Concordance des temps vécus
À proximité du génie, pourquoi ne savent-ils
Pas reconnaître ? Pourquoi leurs reconnaissances
Se limitent-elles à l’acquisition des valeurs
Sûres ? Mais que savais-tu toi-même
De ce qui restait à franchir pour devenir
Ce que tu étais en puissance ? Cette enfance
Confiée aux édiles, point commun des Français,
Est l’enfer dont il faut tirer le bonheur
Ou à défaut de bonheur la joie de l’instant
Et ta future peinture n’était que du temps
Mais pas celui qu’on passe ou qu’on retrouve
Après l’avoir cherché, — ce temps arrivait
Comme une bourrasque de juillet dans les pins,
Porteuse des agglomérats formés au sol
Par d’autres tournoiements dont il est
Raisonnable de penser que tu étais
L’origine et la conséquence. Se souvenir
De toi tel que tu aurais voulu te voir
Dans nos yeux éternels, c’est reconnaître
Le fil de ce temps qui ressemble de si près
Au paysage, à la nature morte et aux nus
Qui reconstruisent ta pensée à ta place
Maintenant que tu jouis d’une existence
De musée et de collections privées.
Au Grand Palais en 1978 j’ai pu comparer
Les versions de tes baigneuses et j’ai appris
Ce que c’était une version, promesse
De n’en plus confondre les enseignements
Avec ce que les variations camouflent
De prétentions à l’exactitude. Caressant
Tes rêves, nous étions libres de nous arrêter
Malgré l’affluence et des gens couraient
Entre les statues de Maillol pour venir
Te regarder tel que tu avais existé
Pour tes proches qui ne surent pas à temps
Devenir tes contemporains. Proximité
Des familles à l’heure de retourner
Aux travaux exemplaires qui consolident
Les liens. Mon père évoquait Xavier de Langlais
En effleurant tes toiles d’un regard
De connivence ou de circonstance, comment
Savoir ce qui se passe dans la tête
De ces admirateurs venus de loin
Pour se frotter à tes surfaces fatiguées ?
Pourtant ta pendule a conservé sa fraîcheur
Hollandaise et ton assassin est exemplaire,
De même que ta neige fondant à l’Estaque
Et tes personnages sans regard, tout en mains.
Nous nous fréquentions sans doute
Pour la première fois, empruntant les mêmes
Allées peuplées ou bornées par tes existences,
Forts de notre mémoire et capables
De reconnaître les détails révélés
Dans les musées de nos bibliothèques.
Ici un rehaut que la photocomposition
Signalait par un excès de clarté, là
L’existence d’ombres travaillées au cœur
De l’ombre elle-même. Quel savoir-faire !
Les thermomètres et les capteurs gracieux
De l’humidité ambiante composaient dans
La discrétion des objets rapportés
Pour la circonstance. Des regards
Nous suivaient avec cette autre discrétion
De rajout. La soif me torturait et le poids
Du catalogue cher payé m’imposait des haltes
Sommaires qui m’interdisaient de pénétrer
Au-delà de tes accidents polymères.
Tu ne ressemblais pas à tes musées
Mais personne ne songea à te le reprocher.
Ici, la déification est un principe
Physique d’importance. Mais tu appartenais
Aux Russes et aux Américains plus
Qu’à ta Provence conquise par la langue
Nationale. Aucune révolte sur ces visages.
Simplement le bonheur, la conscience claire
Du tourisme parisien. L’air entrait en nous
Comme dans les moulins de tes promenades.
Nous n’avions rien à dire et tout à donner
Maintenant que nous avions vu ce que personne
Ne pourrait jamais nous arracher. Je doute
Que Picasso ou Matisse n’atteignent jamais
Nos centres épileptiques avec cette précision
D’anode. Nous savons qui est qui. Dehors,
On revenait de l’expo avec des commentaires
D’enfant séduit par le sommeil réparateur
Des circonstances, à fleur des travaux
Des champs, exhibant des mains savantes
De voyeurs et des lèvres passées au fil
D’une histoire qui ne s’achève pas comme
Les régimes politiques ou les gloires
Cinématographiques. Des quais plantés
De réverbères s’allumèrent. Les péniches
De la Seine transportaient de l’uranium
Et au partage des eaux on finissait
De raconter ton histoire de dessin
Et de couleur appliquée à la surface
Dans la nette intention de changer
Le regard et les conditions de l’œil.
Je pouvais voir l’énergie nucléaire
De la lumière tournoyante des quais
Traversés de phares. Paris bourdonnait
Comme une ruche dont on cherche la Reine.
Les gens s’attardaient sur les ponts
Pour respirer encore l’air d’une autre
Époque. J’imaginais les contrôles précis
De l’humidité et de la température
Que nous venions de changer. Le temps
Du pont Mirabeau n’était déjà plus
Le tien quand Apollinaire y pensa
En passant. L’Algérie du pétrole
N’avait pas tenu ses promesses. Fos
Non plus. Par contre les touristes
Creusaient des fosses pour leurs caravanes.
Ils pratiquaient des terrasses et plantaient
La végétation espagnole de leurs rêves.
Ils buvaient l’eau rare de nos bêtes.
Les mondes ne se mélangent pas aussi
Facilement que les teintes démontrant
L’infini de tes possibilités artistiques.
Mais ce n’est pas la nostalgie qui t’emporta.
Le vent contient les germes de notre mort.
Il érode le minéral, couche les plantes,
Change l’eau en vagues et nous emporte
D’un lieu à l’autre comme s’il s’agissait
De temps. Nos regards ne changeront pas
Les familles impériales qui t’exhibent
Comme une relique de leur propre histoire.
Nos yeux ne trouvent que le temps de les fermer.
Des hirondelles prenaient ce vent de face
Pour recommencer avec lui les tourmentes
Annoncées par la fraîcheur. Je remontais
Les chemins jaunes d’une contrée aux roches
Cassées verticalement. La maison d’Ochoa
Donne dans le canyon, vertige d’une fenêtre
Où je couche quelquefois quand la nuit
Nous surprend au bord d’un verre de trop.
Nos liquides se confondent dans les récits
Que le personnage recrée au fil du temps.
OMERO
Nous voici à Polopos, sous une façade de marbre
Blanc qu’on n’exploite plus depuis longtemps.
Une coulée menace les toits adjacents,
Griffure d’un instant, goutte de sang.
J’ai pensé à toi, Cézanne, en observant
Les blancs scorpions des oliviers.
Le miroitement est obsédant, l’ombre peuplée
D’attente, de puits, de lenteurs assouvies.
Un fruit rend une saveur chaude et l’œil
Croise une infinité de possibilités graphiques.
Nous n’errons pas sur cette surface tangible
Comme un regard porté sur un bouquet de fleurs.
Nous avançons avec des précisions de langage
Que tu n’as pas connues. Le corps impose
D’autres contraintes. Sa beauté est en jeu.
Imagine notre existence depuis un siècle
Que tu n’es plus ce que tu deviendras.
Ces oliviers qui fréquentent des pins
Et des eucalyptus bornent encore nos rêves
D’hommes vécus avant de devenir les personnages
De nos romans de gare. Ce n’est plus
Une promenade d’un point à l’autre
De la connaissance des lieux. C’est
L’arrêt, le gisement, le creusement
Incessant, sur une échelle des points
De fuite que nous n’avons pas conçue
À cet effet. Résultat : nous visitons
Les lieux au lieu de les occuper mais
Comment occuper ne serait-ce qu’un instant
De ce qui appartient toujours à quelqu’un ?
En France les gendarmes posent des questions
Indiscrètes au dormeur des talus. Ici,
Pour l’instant, on peut encore s’endormir
Sans inquiéter les gardiens de notre sommeil
Civilisateur. Mais quelle est la limite
De cet infime pouvoir que nous possédons
Encore sur la fréquence du temps ?
Ils passent dans des 4X4 vert olive
L’œil rivé sur les pousses de camomille.
Le berger ne soigne plus ses maux d’estomac.
En allant chez Ochoa pour acheter mon vin,
Je rencontre les promeneurs d’enfants
Étourdis par le soleil. Les fontaines
Les éblouissent quand ils s’en approchent.
Des paysans silencieux surveillent le fil
D’eau claire qui entre dans les bouteilles
De plastique. Je n’avais jamais vu autant
D’oiseaux au-dessus de nos têtes. Le chemin
Redescend derrière le cimetière où j’ai
Mes entrées génétiques, clé des songes.
Je pensais à toi en constatant l’ascendance
Du pin sur l’olivier. Leur obliquité
Les rejoint quelque part dans la complexité
Du bleu. Après la construction du barrage,
Ils ont jeté un pont par-dessus la vieille
Route aujourd’hui envahie de fenouil
Et de blancs cailloux de la taille d’un œuf.
De l’autre côté, une hacienda s’entoure
De noirs palmiers immobiles et des murs roses
Renvoient leur ombre agitée d’animaux.
Le pont est inachevé, un pont en arc
Aux équerres touffues, et les traces
Des chevaux forment un 8 autour d’un pilier
Où les oiseaux se posent pour se chamailler.
Ayant trempé mes bras jusqu’à l’épaule
Dans l’eau d’une fontaine, je remonte
Et un instant m’égare au seuil de l’ombre
Que les adelphes illuminent de roses
Et de blanc. La pierre exhibe ses blessures
Nocturnes, crachat d’ocre et coulures
Du fer dans des vases de granit vert.
Glissement d’un être dans les roseaux,
Sa cassure aux angles, son cri retenu,
Sa discrétion de survivant, sa dimension.
Des enfants m’observaient en guetteurs
Fatigués des découvertes de l’enfance
Sur les traces de l’âge, regard d’un visage
Réduit à sa couleur. On entendait
Le commentaire fleuve des pilotes.
Quelle enfance voyage au bout de la vie,
O barcasse de papier ? Leurs petits chiens
Sentent le drap de lit et le parquet
Des bahuts. Un jour, un homme furieux
Balança son père hors de la maison.
Arrête ! cria le vieux. Arrête ! Moi
Je n’ai jamais balancé mon père plus loin que cet arbre !
Écrit Gertrude Stein pour commencer
D’écrire. Je n’ai jamais vu cet arbre
Mais nous n’avions pas de jardin, pas
De terre où hériter des arbres, rien
D’aussi précis que le décor romanesque
De cette anecdote. Ces enfants me regardaient
Avec des yeux d’habitants des seuils,
Ils vivaient avec des chats tranquilles
Et le chien menaçait de ne plus retrouver
Son chemin si on allait trop loin. Enfants
Sommaires du Code civil et des arrangements
Bibliques. Leurs gouaches ne valaient pas
Tripette mais ils avaient « compris » la leçon.
O maîtres de nos profondeurs psychologiques,
Que ne devons-nous à vos applications d’encre
Violette et à la bille fantasque de vos plumes !
Il fallait que vous leviez la tête au passage
Des arbres pour vérifier que nous n’y étions pas.
Nous étions plus haut, dans les niches des falaises,
Avec des traces préhistoriques sous la main
Et des histoires de marin dans l’imagination.
Vous n’avez rien deviné de cette attente.
Vous vous attendiez à changer le destin
Et vous auriez faibli s’il avait changé.
Nous avons guetté ces signes de faiblesse
Mais la vie n’a pas changé non plus
Et nous sommes de nouveau l’enfant
Que nous croisons dans un autre voyage,
Celui du recroquevillement poétique,
Le voyage de la surface aux profondeurs
Verbales, océan des mythes revisités
Et de la fable qui s’impose comme une passante
À l’attention de ceux qui se sont arrêtés
Pour attendre ce qui va se passer d’inattendu
Et d’arable. Poursuivant mon chemin,
Je rencontre de vieux monstres d’acier
Couchés ou encore dressés comme des vivants
Au travail de la terre blessée. Les poulies
Et les treuils, les engrenages, les paliers
Sont arrêtés aux angles morts des poutres
Composant les habitants du décor, carrière
D’argile aux fossiles brisés et des insectes
Tournoient dans cette rouille et ces éclats
De peinture. Plus haut la concasseuse
Impose une ombre blanche à la pente
Et la route s’achève en cassure d’os.
Un vieil Anglais remonte à grand-peine
Des ébauches de visages endormis
Comme des dieux fatigués d’avoir vécu
Aux limites de l’imagination des peuples.
Salut à l’Anglais aux mains calleuses
Et à son odeur de gin et de citron.
Demain ses statues recomposées
Se multiplieront dans les miroirs des murs.
Des chenilles surgies de la terre jaune abritent
Les petits animaux de l’attente. Un chapeau
De tôle jette de l’ombre sur des caisses vidées.
Cette accumulation De détails n’est pas la profondeur
Ni la surface. S’agit-il de l’attente ? Les museaux
Gris paraissent aux créneaux et s’agitent.
Une photographie trouverait les plans
Successifs et les retiendrait tous
Au lieu des deux ou trois qui fondent
La perspective des tableaux de peinture.
C’est l’attente tout simplement,
La vigilance croissante de l’homme moderne,
Sa circularité mentale, la vitesse acquise
À force de mouvement linéaire courbe.
L’acier ne contient pas le soleil
Et ses écailles de rouille et de peinture
Rejoignent la terre concassée sans histoire,
Sans cette infime parcelle de temps
Qui trompe l’attente pour donner l’écriture.
L’AUTEUR
Nous sommes à Polopos, à l’équerre
De la montagne Sainte-Geneviève
Et du chemin de bois du Château-Noir
(1895-1900). Ta lenteur légendaire
Trouve ici aussi sa justification.
Les mêmes touristes s’abandonnent ensemble
À l’inconsistance de la réalité comparée
À tes incursions. Des arrachements crispent
La roche descendant dans le lit déserté
De la rivière. On hésite entre la géologie
Du regard et les désirs de paysage.
La langue même s’en prend aux descriptions
À la fois de l’imprimerie où des protes
De la couleur et des rehauts agissent
En pédagogues de l’histoire et du destin,
Et des salles climatisées où tes pigments
Luttent contre la polymérisation interminable
Et les abus de matière volatile. Langue du feu
Appliquée à des existences si transparentes
Que le reflet est impensable. Langue
Des retrouvailles et non pas de la rencontre.
En 1978 tes aquarelles bornaient ta pensée
Heureusement. Ma propre pensée n’a plus à lutter
Avec les arrangements héliographiques.
Depuis, je sais où tu allais et comment
Cela t’est arrivé : entre le vernis
De ton gigot de 1865-67, cette présence
De l’Espagne de Goya et de la Hollande
De Rembrandt, et les aquarelles du début
Du XXe siècle : rien de mesurable, l’infini,
Son contraire et son point zéro sur la ligne.
Infini pur, celui du regard parce que la parole
Est silence et que la musique est une approche
Des circonstances exactes de ton rendez-vous
Avec l’enfant. Zola aima-t-il ta pendule
De copal ? Que reste-t-il de ce qui fut
Sans doute la pire des attentes comparée
À ce qui dut passer sans rien attendre
Que le désir, ce père d’à côté, cette présence
Qui rendait possible ou impossible
Mais qui n’empêcha pas, qui ne détruisit rien ?
Qui apprécia le fait que tu étais peintre
Et que tu étais destiné à le rester malgré
Les injures du temps ? Comment notre pensée
Est-elle à ce point capable de renoncer
Aux exigences du prote ? Pas tout le monde,
Certes, mais un nombre croissant de spectateurs
Arrêtés comme tu aurais détesté qu’on s’arrêtât
Derrière toi pour lire par-dessus ton épaule
L’ébauche infinie et la lenteur tachycardiaque
De ton corps en posture d’exigence absolue.
Pudeur, secret jalousement gardé ou simplement
Irritation causée par la présence d’un autre
Qui ne peut-être qu’un passant, une trace
D’escargot causant la désynchronisation
Durable de tes rythmes biologiques ?
Nous ne savons rien de tes oscillateurs.
Et pourtant nous recréons le personnage
Comme si nos connaissances de l’esprit
Relevaient d’une science de l’homme
Nettement distincte des croyances.
Que savais-tu toi-même de Dieu, donateur
Du fond de tes poches ? Quelle influence
Avait-il sur ton idée de la nature ?
Sur quel chemin rejoins-tu pourtant
Le marquis de Sade ? Ce n’est donc pas
Sur ce fond de pensée que croissent
Les nouvelles formes, les formes trouvées
Par l’exploration systématique des formes.
Face à l’œuvre en cours d’achèvement,
Il ne serait plus question de philosopher
Et donc d’apprendre à mourir ? Il s’agirait
D’exister comme nous n’avons jamais existé.
L’art est devenu alors si proche de la vie
Que la matière, écriture tangible jusqu’à
La souffrance, se propose à des exigences
De l’attente, l’attente que je cherchais
Sur ces visages rayonnants d’admiration
À Paris, un jour d’expo au Grand-Palais,
(1978) sous l’œil lointain et caressant
Des femmes rondes et lisses de Maillol.
Nous étions enclins à des injections
Dont nous ne connaissions pas toutes
Les hypothèses. Comment ne pas enfin
Absorber les cristaux liquides
De nos découvertes tangentes à l’art ?
Comment, disions-nous, et non pas pourquoi ?
Comment ne pas s’arrêter pour ne plus attendre
Ce qui n’arrive pas aussi facilement
Que la date prévue ? Aux terrasses des cafés,
J’observais ce bonheur, le discours
Au bonheur, le fil de la conversation
Dans la clarté sommaire des liquides
Et des coulées de sucre, les fragrances
Qui reviennent au temps comme le vent
Retourne aux sommets après avoir tourmenté
Les toitures tranquilles de nos vallées.
Un photographe pourchassait un animal
Inattendu dans cette intrication
D’arrêts. Un portraitiste commençait
Par l’œil puis trouvait le contour
D’un visage par noircissement appliqué
De la surface l’entourant théoriquement
Sur le papier tenu obliquement dans la lumière
Blanche. Comment ne pas penser alors
Que tout a commencé par cette lumière ?
Il y avait belle lurette que les musiciens
Savaient tout de la résonance naturelle.
Peintres, vous ne connaissiez que le théâtre
De votre art, de la perspective à l’effet
De trou. Rien sur la nature même de cet art
Si universel, si pratiqué, si partagé.
Il a fallu que le monde change pour que
L’expérience pousse les hommes à s’observer
De nuit comme de jour. La division
De la lumière était probable par affinité
Avec la résonance. L’alchimiste Chevreul
Donna une couleur à la lumière de la matière
Et par conséquent à l’ombre de vos visions.
Et voici la peinture en harmonie avec la musique,
Voilà ce qui a changé les temps modernes
Et non pas cette accumulation d’hypothèses
Qui toutes se rejoignent dans le rite
Et par conséquent dans l’imitation aveugle.
L’arbitraire est le propre des sentences.
Rien ici ne coupe à cette évidence
Et nos connaissances sont entachées
De valeurs morales qui favorisent
Le retour des religions sur la scène
Et nos actions périssent lamentablement
Dans des constructions esthétiques
Difficilement contestables sinon moralement.
Ton intuition et ta connaissance du dessin
Ont approché les mécanismes de la jouissance
Avec une précision qui vérifie le jeu
Des perceptions et des inhibitions.
Quel musicien, sinon par tempérament,
A exécuté ce saut périlleux dans l’air
Que nous respirons en même temps que la langue ?
Quel poète, dépourvu de théorie et surtout
D’instrument de mesure appliqué au désir,
A atteint ce pouvoir de description
Qui rend l’achèvement non pas impossible
Mais inutile même comme perspective.
Même le temps en prend pour son aile.
C’est l’attente, le nourrissement
Interminable, la posture définitive
De l’esprit bourgeoisement enclin
À des sorties parallèles et les chemins
Ressemblent aux chemins comme les mains
Ne se distinguent que par leurs actes.
Nous n’avons rien trouvé sur la langue.
Il n’y a peut-être rien sur la langue
Aux usages si divers et si dissemblables,
Jusqu’à l’étrangeté du propos des poètes,
En commençant par les intimes convictions
Et les usages indiscutables de nos protes.
Pas étonnant que la littérature t’atteigne
En plein cœur ! Mais de la part d’un ami,
Est-ce bien de la littérature, ce roman ?
Dire qu’il n’y a rien sur le génie de l’enfant !
Se souvenir de toi c’est te voir debout
Devant un chevalet dressé dans la nature.
Peinture d’homme à la surface de la femme.
Quelle femme eût pu aimer un homme
De ta vigueur ? Même ton fils dénaturé
Ne te ressemblait pas. Quel génie
Eût éclairé les petits chemins rapides
D’une enfance vouée à l’admiration
De ton propre père ? Je ne veux pas me mêler
De ce qui ne me regarde pas mais enfin,
Comme tu t’es accroché à cette ténuité !
Et me voici une fois de plus sous le soleil
De Polopos, montant pour aller chercher
Le vin de mon ennui, pensant à toi
Comme si je n’avais jamais réussi
À te faire exister en biographe zélé.
Les lauriers roses sont blancs comme
Les neiges du mont Mulhacén et des traces
De lièvres m’ont un peu égaré dans ce lit
De roches et de terre craquelée comme
La moindre de tes peintures. Des enfants
Buvaient comme des chevreaux ne voyant pas
Le crapaud discret des roseaux et le merle
Des branches calcinées. Comment voir
Ce qui n’existe qu’à la condition
De lui accorder toute l’importance
D’un personnage enclin à l’écriture ?
Que voyais-tu que Zola ne voyait pas ?
Des filles invitaient au repos
Comme sur ces berges déchirées
Par l’accroissement des orages après l’été.
Des filles qu’on habille pour les dénuder
Sans qu’il soit question d’amour
Mais de chair ou plus exactement de corps.
À moins d’en peindre les pures apparences,
D’en recueillir la géométrie sexuelle
Par soumission aux données du tableau.
Elle filait comme la seule existence,
En l’absence totale de lit à la place de l’herbe
Empruntée à la tradition de la pose.
Se souvenir d’Hortense en croisant les femmes
De ce pays qui ressemble à ta culture.
OMERO
Une hirondelle brise les lois chimiques
De l’air saturé de cris d’enfants et l’eau
Éclabousse le visage de la fille rieuse
Qui se mouille comme le ciel se grise
D’appartenances chaudes. Des petits cailloux
Ont perdu l’équilibre et les rejoignent
Au bord de la fontaine dont les briques
Absorbent tandis que l’émail autorise
Les coulures. La femme est penchée
Sur la chevelure qui s’amenuise
Et l’homme consent à rire au bord
Du même angle d’ocre calciné. Clinkers
Des yeux. Les oiseaux reculent encore
Et l’âne retourne dans l’aire de battage.
Je m’éloignais d’eux comme on s’active
Au contact de l’animal indésirable
En ce moment d’observation immobile
L’AUTEUR
Comme tes tableaux que je pensais,
En 1978, à Paris, oublier comme le pain
Des après-midi passées avec la femme.
Je n’expliquais pas mon retour aux visages
Autrement que par la nécessité de finir
L’infini des possibilités au lieu d’achever
L’œuvre ou ce qui est une approche des travaux
Que l’esprit s’est proposé de donner
En exemple d’exemple. Visages dialoguant
Au fil des terrasses sur le même plan
Que le fleuve qu’on vient de souhaiter
Aux noyés. Une péniche grouillait comme
Un chalutier à la levée. Ils aiment les lampions
Et les tournoiements que l’homme implique
À la femme comme s’il devait s’en différencier.
Je n’entendais pas l’orchestre ni la voix
Qui charmait en marge du rythme. L’eau
Décrivait le voyage entrepris à l’aube
Des temps modernes, revenant sous la robe
D’un pont où des barques noires dissimulaient
Les véritables intentions du citadin.
De quoi revient-on quand on revient inquiet ?
Monet trouvait des apparences d’infini
À l’endroit même où tu renouais avec
Le fonctionnement des mécanismes sensoriels.
Degrés des couleurs, limites des formes,
Succession des plans, tu facilitais
Le chemin qui encercle les voyages
De l’homme au bout du monde que l’homme
A déjà atteint sans explication convaincante
De la part des chercheurs du voyage.
Tu flattais la science des physiciens
Avec des appétits d’homme cultivé dans le Sud.
Pendant ce temps l’alchimiste Chevreul
Se donnait à Nadar et à l’éternité,
Mauvais visage de la vieillesse encline
À des postérités nationales. Que jamais
Nos protes ne songent à vous soumettre
À l’omniprésence de ce cœur fossile
Qui nous hante comme langue morte
Et terre de l’échec prosodique.
Rue Saint-Jacques je piaillais du Verlaine
Aux murs répercutant d’autres circulations,
Mais en vitesse parce que le temps me pressait
De me rendre à un sommeil bien mérité,
Le sommeil des visiteurs marqués à jamais
Par cette nécessité de se demander comment
Tu eus souhaité qu’on se souvienne de toi.
Était-ce seulement le temps comme il passe
Sous le pont Mirabeau ou dans les veines
Des personnages de Proust ? Temps bien fragile
En comparaison de ton immobilité de chose
Définitive. Avec le temps va tout s’en va
Chante Ferré à l’autre bout de la poésie
Nationale — comme si l’éternité pouvait
Affecter les monuments nationaux ou qu’elle fût
Presque dérangée par la netteté indiscutable
D’une pensée qui n’a rien donné aux simplifications
Et moins encore aux choses simples qu’on goûte
Quelquefois avec une hâte de passant
Qui n’a pas compris la leçon du promeneur.
Se souvenir du personnage qui n’a pas connu
La faim, qu’on n’a pas pourchassé ni
Enfermé le temps de s’imprégner d’autres
Cavales moins justifiées et l’esprit
Se retourne comme un corps à la recherche
De ce qu’il vient juste de quitter,
Cette fraîcheur de classique véritable
Que tu partages, en ce siècle des fées,
Avec le seul écrivain qui eût apprécié
Ta petite attente de fils à papa : Sade.
Te servis-tu un jour de tes poings
À l’occasion d’une rencontre fortuite ?
N’as-tu jamais corrigé l’enfant qui hantait
Ta ressemblance ? Hortense comprit-elle
Les données de sa présence parmi tes objets
Du regard ? Comment se souvenir de toi
Si tu cesses d’imposer ta minutie légendaire ?
Rue Soufflot je crachais dans la rigole
Avec l’accent rimbaldien de la décennie.
OMERO
D’un cri, me voici à Polopos avec des enfants
Que je n’ai pas donnés à cette terre ingrate.
Ils jouaient avec l’eau de nos bêtes, l’eau
Chère à nos attentes de gardiens de troupeaux.
Ma houlette accroche la lumière comme le strass.
Je suis ce personnage agile, sac à vin
Et masturbateur intranquille, Omero
L’innommable, l’homme inqualifiable,
Suppôt de l’attente et bertsulari vacant
Au pays des jarchas et du cante jondo.
Toutes les femmes ont assisté à mon érection
Et aucune n’a voulu de mon sommeil agité.
Les vignes d’Ochoa ont inspiré ma chanson
Comme le pain s’accroît de l’enfance.
Ici je me souviens que j’ai connu Cézanne
À une époque où Paris était à la portée
De ma voix. Plus pauvre et carrément seul,
Je suis revenu pour ne plus repartir
Et me voici à Polopos en plein soleil
Bleu des murs et ocre de la terre des jardins
Où l’homme partage son eau avec ses bêtes
Tandis que les familles amènent des enfants
Et les nourrissent de reliques si vieilles
Qu’elles n’ont plus de nom à donner à l’homme
Ou à la femme qui en hérita. Se souvenir de toi,
Avec ou sans l’aide de l’assonance,
Est un exercice de la voix en plein soleil,
Et mon vin donne à ma peau l’odeur de l’attente
Qui sent un peu l’ail comme la mort.
Me voici victime du premier ravissement
Que la vie accorde quelquefois au praticien.
Nous n’allons jamais bien loin quand
Nous n’allons nulle part et c’est ce qui m’arrive
Comme cela n’arrivera jamais à ces enfants
Que je reconnais comme si la femme avait été mienne
Avant de n’appartenir qu’à elle-même.
L’homme désigne ma gourde, proximité
Sommaire que je ne citerai pas en exemple
Si on me demande d’être moi-même une fois
De plus sur la scène des représentations
Territoriales. Gourde vide et phallus prospère,
Facilité aussi pour l’improvisation qui me vaut
La gratuité du vin et le bas prix de l’hygiène.
Les femmes reconnaissent facilement l’homme seul.
L’AUTEUR
Et sur la trace d’un lièvre plus rapide que moi,
Je retrouve les sensations de l’enfant
S’éloignant du château d’Abadie d’Arrast
À Hendaye (Eskual Herria). La mer ravageait
La roche jusqu’à ces effondrements de verre
Dont personne ne fut jamais le témoin
Pas même moi et pourtant j’ai attendu
Devant les signes annonciateurs, brèches
Revisitées en rappel, les pieds au mur
Et l’œil attentif aux différences
Toujours révélatrices d’un fossile.
Ces spirales nous fascinaient et l’éclat
Incontestable d’une pointe de flèche
Comparée au mirage bien compréhensible
Provoqué par les gisements en ruban
De la pyrite. Ascension et descente
Suggéraient une égale montée en puissance.
Voici les premiers murs de Polopos
La bien nommée. L’herbe signale l’asperge
Ou l’escargot endormi. Des scarabées
Surgissent du néant, déployant des signaux
De forge. Un oiseau se tait dans le bleu
Des murs et des poutres mesurent en paix
Le degré d’effondrement atteint
Par cette absence d’homme. Les enfants
Finissent de boire et je les vois monter
Vers les grenadiers dont Ochoa le mal nommé
N’est pas jaloux. Les voici au plaisir
De la chair végétale, la connaissant
Aujourd’hui pour l’oublier demain
Et l’œil de leurs pilotes scrute
Des ombres improbables. L’âne d’Ochoa
Porte des lunettes. Riez en le voyant
Vous voir. Riez comme les petits enfants
Que vous êtes encore avant de n’être
Plus en mesure de retrouver l’enfance
Par le simple jeu de la tache et des contours.
Omero le gardien de troupeau, agneau
Entre les agneaux, montait vers la maison
D’Ochoa pour y trouver le vin de son repos.
OMERO
Pas de repos sans vin et pas de vin
Sans une Ode au vin et mon Ode à Cézanne
N’intéresse personne quand j’ai soif.
Je trouvais les mots à fleur de la terre.
La palabra es sangre.
L’AUTEUR
En quelle année
Ai-je vu Caroline Carlson dans l’improvisation
De la femme aux prises avec la vie
Terrestre ? Ses pantalons décrivaient
Les graphes d’une attente cézannienne.
Belles mains dans les complexités
De l’espace chorégraphique. Nous buvions
Déjà. Nous retrouvions des rues si lentes
Que l’esprit y perdait ces chemins
De hallage. Lourds chevaux à l’aurore
D’une vie propice aux égarements
Sentimentaux. La Seine miroitait
Sous les ponts. Nous attendions peut-être.
Mais le temps n’était plus aux recherches
Facilement poétiques et psychologiques.
Nous avancions sans l’argent nécessaire
À la relative tranquillité de l’employé.
Le prix du papier avait doublé.
Nos efforts n’avaient plus de sens.
Je commençais l’Ode à Cézanne en ces temps
De ralentissement. Seule la dette
S’accroissait de l’attente. Es-tu
À ce point pauvre que personne ne te lit ?
Carlson creusait sa tombe et Michaux
Se promenait dans les fossés de Vincennes.
Comment finit-on mal ? Avec la mort
Qu’il est difficile d’imaginer en détail
Ou avec la vie qui annonce ses lendemains
Sous l’influence de la nuit ? La douleur
Est une habitude contractée dans la vitesse
D’exécution. Prévoyez la paralysie
Avant l’âge où les hommes ne seront plus
Des femmes et où les femmes n’enfanteront
Plus. Prévoyez une existence anthologique.
Vous aurez trop écrit ou vous n’aurez rien
Écrit du tout. Vous étiez ce personnage
Têtu ou cet autre qui s’abandonne au vin
Faute de femme pour accepter les raisons
D’une pareille situation littéraire.
Vous n’écrivez plus ? Vous écrivez toujours ?
OMERO
Je suis Omero et je bois le vin d’Ochoa
Le loup. Les femmes d’Ovidio connaissent
Ma chair comme si la chair de l’homme
Était à ce point facile à comprendre.
Je veux dire que jamais je ne parlerai
À la place des femmes pour me dire
Ce que je ne veux pas entendre,
L’AUTEUR
Omero
Dont la parole est le sang même
Qu’il retrouve en quittant Paris
Un été de la décennie 70. Polopos
Est un paysage, une possibilité
D’attente, une croissance apparente
De ma connaissance des lieux et des hommes.
Vin innombrable des points communs
Avec ces vacances interminables ! Omero
Gardait les troupeaux en attendant
L’inspiration devenue la seule responsable
OMERO
De ce désastre existentiel. Je vous parle
D’une terre que j’extrais directement
De moi-même, sans ces intermédiaires
Conjugaux qui faussent les perspectives
Jusqu’à la profondeur. Je reproche à la vie
Ces détails accrocheurs du meilleur
Éclairage et voilà que je parle comme
Un photographe ! Omero photographie
Ce qu’il est venu peindre à l’imitation
De Paul Cézanne comme Paul Cézanne
Imita Poussin en des temps plus favorables
À la création poétique. Et Omero écrit
L’Ode au vin comme s’il s’agissait
D’une véritable improvisation et non pas
D’un calcul inspiré par la nuit.
Il n’y aura jamais d’Ode à Cézanne
Dans ce cœur fatigué au niveau de l’aorte.
Mes tableaux, je les peins aussi la nuit,
Quand vous dormez et les bêtes dorment
Du même sommeil biologique. Omero écrit
Et peint la nuit quand le vin devient
Moins exigeant. Omero connaît ces moments
Précis de l’exécution de l’œuvre. Lantier
Fils de Gervaise, qui étais-tu exactement ?
Cézanne ou ce que Cézanne menaçait d’être
À force d’opiniâtreté ? La raison de Cézanne ?
On n’écrit pas impunément sur les autres.
On ne sort pas indemne de l’arbitraire
De la prose et moins encore des techniques
De narration. Si l’Ode au vin survit
À mon existence, je serais le vin des mots
Mais la palabra es sangre, sangre, sangre !
Je sais tout ce qu’il faut savoir avant
D’écrire. Je ne sais rien du vin,
L’AUTEUR
Omero
Ne sait rien de ce qu’il boit avant
De donner à l’improvisation ce qu’elle mérite
De négligences et d’approximations, Omero
N’a jamais rien écrit sans l’influence
Du sang et des voyages, Omero écrirait
Une Ode à Cézanne si la femme le désirait
Mais la femme retenait ses enfants
En attendant que les bêtes s’écartent
De son chemin. L’homme observait les chiens
Et paraissait apprécier leur science.
OMERO
Dans ces moments, je deviens obséquieux
Sans inspirer aucune docilité de circonstance.
Les femmes peuvent alors mesurer les rugosités
De mes surfaces. Je me donne à leur regard
Sans aucune altération de l’apparence.
Mes yeux noirs sont cernés de noirs
Et ma lèvre est surmontée du noir
De mes poils. Peau creusée de noirceurs
Qui se déploient en griffures précises
Sur les joues. Le front bas comme Gauguin,
Équerre des yeux qui s’embroussaillent
Et réclament le peu d’attention que la bouche
Voudrait exprimer plus simplement mais
La palabra es sangre. La palabra brota
Como el tiempo de los relojes. Viene
De lejos y no dice nada del futuro.
Palabra de sangre, palabra de mujer
Y ¡yo ! con mi vino y mis textos
Escondidos. La femme ne s’écartait pas
De mon chemin et l’homme semblait fuir
L’instant à venir comme s’il en connaissait
Les tenants et les aboutissants, homme
De paille comme les chevaux qu’on renvoyait
Au combat en des temps moins discutables.
La fillette atteignit la toison recherchée.
Le garçon surveillait le bouc, Torpedo
El Grande fils de Torpedo el Buscón.
La femme me remercia pour mes explications.
Sa main accompagnait les joues de la fillette
À proximité de la toison couleur de bois
Calciné d’un chevreau qui cherchait un sein.
GISÈLE
Ils n’ont pas l’habitude,
OMERO
dit la femme.
Moi non plus je n’ai pas l’habitude
Malgré des années de fréquentation
Des lieux privilégiés du tourisme.
Pas l’habitude qu’on se demande
Si je suis bien l’auteur de ces
Charmants paysages si pittoresques
Et si représentatifs de la tendance
Que nous avons nous gens de la terre
À proposer ce que nous possédons
Pour en être finalement dépossédés.
Nous ne vendons pas notre peau,
Elle ne nous est pas arrachée.
Nous n’en changeons même pas.
Nous assistons à la dépouille
En spectateurs tranquilles.
Il n’a jamais été question
De bonheur et de durée du bonheur.
La question n’était pas posée
En termes de possession, question
À ne pas poser aux plus anciens.
Oui, elle m’a vu sur le Paseo
Avec ma petite enfilade d’images
Peintes, sous les lampes au néon
Qui pose la question de l’éclairage.
Elle se souvient de l’explication,
De ma tendance à revenir sans cesse
À l’Histoire pour justifier un rehaut
Ou un cerne, éclairage et Histoire
Elle ne se souvient de rien d’autre,
De mon visage peut-être, que je porte
Comme un masque, comme une métaphore
De Vigny aux prises avec la modernité,
Comme une réponse à toutes les questions
Que nous n’avons pas pu poser aux vieux
Qui nous conseillaient de voyager un peu
Avant de décider ce qui était bon pour nous.
Visage aux angles viscéraux, mémoire
Des forceps et de la malnutrition, visage
Qui provoque encore des réminiscences
Quand je suis en conversation avec ceux
Qui ont un peu vite oublié d’où ils venaient.
L’homme se présente : Je suis Fabrice de Vermort
Et il révèle le nom de la femme : Gisèle
Sans les deux L si romantiques qui ont marqué
Sa rencontre avec l’Élégie. Néron porte
Le nom de son grand-père maternel, héros
De la Guerre. Aliz est coquette en prévision
D’une vie consacrée à son petit bonheur
De femme résolument conquise par le monde
Qu’elle ne laissera pas faire à sa guise
De monde trop méchamment masculin.
FABRICE
Vous
Êtes le peintre que nous rencontrons chaque soir
Au fil de notre promenade rafraîchissante.
Vous êtes aussi ce gardien de troupeau
Qu’on ne s’attendait pas à rencontrer.
Je veux dire que les gardiens de troupeaux
Sont rarement des peintres. Des musiciens
Peut-être, encore que le pipeau m’agace
Un peu.
OMERO
Et adepte prolixe du bertsu.
Je ne passe pas un été sans améliorer
Les angles encore trop austères de mon Ode
Au vin. Pourquoi écrire ce qu’il est plus facile
D’improviser ?
GISÈLE
Les enfants ne comprennent pas
Ces subtilités,
OMERO
dit la femme que le soleil
Me renvoie comme le plus intense des reflets
Que l’ombre porte en soi dès le berceau.
Je ne cherche pas à éviter ces rencontres
Avec l’inconnue qui garde son secret
Sans le protéger. Démesure des descriptions.
Elle scrutait mes noirceurs. Mes ongles blancs
Comme la neige éternelle de la Sierra, le blanc
De l’œil que je connais par ses figurations
Dans le miroir, mes dents héritées de la patience
Légendaire des femmes qui ont peuplé cette terre.
FABRICE
Vous parlez notre langue comme si elle vous
Appartenait,
OMERO
constate l’homme qui recherche
L’approbation de la femme et les enfants
Ne comprennent toujours pas ce qui est en jeu
Ici. Comment les enfants trouvent-ils leur place
Quand il ne leur vient même pas à l’idée
De poser la question du bonheur ? Comment
Cette question se pose-t-elle enfin un jour ?
Et quel jour plus atroce que le temps passé
À regarder les vieux mourir comme si la mort
Était la réponse à toutes nos questions ?
Il y avait des filles destinées à rester.
Tu sais parfaitement ce qu’elles sont devenues.
GISÈLE
Nous avons du sang espagnol,
OMERO
dit la femme.
Du sang ? Des mots qui coulent comme de source.
Le soleil l’embellissait tragiquement. Sangre
D’une seule parole prononcée pour l’émerveiller.
En comparaison, nos filles sont passagères.
Ensuite, si je me souviens bien, elle remonte
La pente au-dessus de la fontaine et rejoint
Néron qui a trouvé le moyen d’en finir
Avec la chair d’une grenade. —
FABRICE
Castelpu
Est aussi rempli de réminiscences,
OMERO
dit l’homme.
FABRICE
Nous y vivons quand nous ne voyageons plus.
OMERO
C’était du sang qui sortait de sa bouche.
Y a-t-il un seul instant de voyage dans la vie
Que je consacre à mon existence ? Du sang
Sortait de cette bouche encline à l’hypocrisie.
Moi j’avais le vertige des somnambules
Qui rencontrent des miroirs. Ma gourde
Était vide comme mon lit à l’heure
De m’y vautrer avec l’imagination.
Dans ces moments de remise en question
De ma présence parmi les autres, le vertige
Me traverse comme le fer, je me roule
Par terre et je mords la poussière.
Les animaux reviennent, le silence s’impose
Et je revis la lenteur du manque, son entropie.
Mais je n’ai pas le dos mouillé ! Je ne viens pas
De si loin ou de si différemment semblable
Que l’Afrique dont la complexité nous fonde.
Je viens de la mère enracinée et du père
Propulsé sur d’autres trajectoires. Ne pas
Poser de questions aux vieux qui savent
Parce que la mort est une question plus
Facile.
L’AUTEUR
« Vous chantez tous par ma propre bouche. »
Se souvenir de toi, Cézanne, dans le canyon
Du rio Jauto que des promeneurs infatigables
Parcourent comme un territoire romanesque
Et que le témoignage de mes interminables
Séjours réduit à l’Ode faute d’atteindre
Les degrés du Poème et cette femme m’inspire
L’Élégie ou peu s’en faut ! Se souvenir
Que tout homme n’a pas la chance de posséder
À la fois les moyens d’existence et le génie
Du travail à faire sous peine d’inexistence.
Se souvenir avec amertume que les gardiens
De troupeaux ont commencé par le voyage
Conseillé par les vieux et que je suis le seul
À être allé aussi loin que possible.
Vivre d’une tâche à accomplir chaque jour
Et ne pas revivre ce que le voyage
A enraciné dans la complexité géométrique
Du corps un instant promis à l’aventure
Et à des séjours moins pathétiques.
OMERO
Je me souvenais du moindre détail
Avec cette application qui fit de moi
Un enfant prometteur. Mais je n’avais rien dit.
Ils écoutaient leurs propres circonstances.
Vieillards conseillés par des vieilles.
L’arpenteur allemand ne désignait pas
Les émigrés sans rechercher leur avis.
Ils dirent : Non, lui, il ira à Paris.
L’arpenteur me toisa. J’avais l’œil
De l’oiseau parallèle. Il ratura mon nom.
Rien de moins que cette présence assise
Sous la vigne, un jour de juillet, l’autocar
Ronflait dans l’ombre, répandant sa fumée.
L’alignement des hommes jouxtait celui
Des femmes et des enfants. Des enfants ?
Demandai-je aux vieux. Ils se turent.
À Paris, les menaces de guerre atomique
Étaient réelles. Quel vertige ces souvenirs
En vrac ! Cette vie qui revient au point de départ
À un âge où on s’attend à transmettre
Le flambeau des exigences et de la minutie !
Maintenant les maisons sont ouvertes
Comme des fruits. Le feu a calciné les arbres.
La broussaille menace de flamber à tout instant.
L’aqueduc a cédé à des pressions d’équerre.
Seule la fontaine a conservé le charme
De nos anciennes pauvretés. Le champ
De patates d’Ochoa forme une langue verte
Entre les roseaux et le lit craquelé
Comme une poterie. On ne se couche plus
Sous les oliviers maintenant que le temps
Ne se mesure plus en conditions d’existence.
Vendez tout ce que vous possédez avant
D’en être le propriétaire ! Vendez votre âme
À des amateurs de traces laissées pour mortes
Par ceux qui n’ont pas franchi les limites
De la récence. Ils pratiquaient la mortification
Sur l’autel de notre chair d’enfant. Vendez
Les momifications inattendues de l’enfance
Prise en flagrant délit d’héritage culturel.
Rien ne vous sera arraché sans ce consentement
Du bout des lèvres, rien d’aussi important
Que les racines de votre explication, rien
Qui n’entre pas dans le cadre de ces recherches
D’objets à contempler comme si nous n’en
Connaissions pas les véritables tourments.
Mais ne vous en prenez pas à la femme
Qui vous inspire des passions lamartiniennes
Au bord des reflets que le bassin propage
Sur son visage enclin aux pires prétextes.
Elle mouillait les joues de l’enfant rieuse
Comme une mouette. Comme elle paraît flotter
Quand elle descend un escalier, écrit Eudora
Welty. Comme il est facile de s’interposer
Entre sa persistance de jaune et les bleus
De l’ombre qui limite nos approches de l’eau.
L’enfant minaudait sous les gouttes précises
Et couleur d’éphélides. J’avais fini de souffrir.
Maintenant les roses de l’air tournoient
Comme des insectes. L’eau est ralentie
Par l’attente. L’enfant s’immobilise
Et je la peins, comme Cézanne depuis le talus
Voyant passer des saltimbanques ou des hommes
À cheval, comme Welty et ses acrobates passants.
Je peins des rencontres fortuites et faciles
À mémoriser. Je ne vais pas plus loin
Que la surface mise en perspective bleue.
Les témoins de ma prescience me renvoient
Au travail de l’instant. Pendant ce temps,
Torpedo el Grande poursuit le comte de Vermort
Parmi les roseaux de la berge et nous rions
Pour mettre fin à notre entente visuelle.
Les cris du comte nous apprivoisaient.
Une tourterelle se détacha des cimes
Et se posa parmi les hirondelles des fils.
ALIZ
Sommes-nous à Polopos ou à Castelpu ?
GISÈLE
Le comte avait une fâcheuse habitude
De l’animal rencontré fortuitement
Au détour d’une clôture ou en plein
Chemin. Un comte facilement désarçonné
Par le débucher. Il s’était fêlé le crâne
Sur la pierre même des trois seigneurs
De la légende de Rabat. Les coups de fusil
Agitaient ses couilles comme des nymphes.
Il n’avait pas le sens de l’orientation
Et s’était perdu dans un palais cambodgien.
OMERO
En attendant les roseaux frémissaient
D’un autre combat que celui de la bête
Taraudée contre la bête postée. Rire
De l’autre quand il se montre à la hauteur
De sa véritable nature. Mais que savais-je
Moi-même de cet homme distant qui saluait
Avec le bord de son chapeau de paille
Qu’elle lui reprochait de porter la nuit
Quand ils se promenaient en famille
Sur le paseo ? Je riais pour l’accompagner.
J’accompagnais aussi l’enfant gracile
Qui se colorait comme un poisson.
Le petit-fils de Néron était juché
Sur les restes du vieux moulin à vent
Et se grattait les tempes des deux mains.
Le comte ne sortit pas vainqueur de la joute.
Torpedo el Grande l’avait vaincu
Grâce à sa connaissance profonde des lieux
Et particulièrement de cette géographie
Des berges où l’œil ne distingue pas
La profondeur de la distance. Le comte
Se calma en nous voyant euphoriques.
Un chien ramena l’irascible Torpedo.
Elle avait oublié de me dire que le comte
Poursuivait encore un amour de jeunesse
Et sa bouche se posa sur mon oreille
Comme la coquille vide sur le sable.
J’attendais sa langue, o impatience !
FABRICE
Vous a-t-elle dit que j’ai aimé
Un homme et que je n’en rougis pas ?
OMERO
Il toisait ma gourde et je la secouais.
Des hommes j’en ai aimé moi aussi
Comme on aime les femmes. Quelle différence
Entre cet homme que sa femme décrit
Sans que je ne lui aie rien demandé
Et cet homme que je ne suis plus maintenant
Que les baigneurs de Cézanne ont déserté
Les rives de cette rivière asséchée ?
Ochoa n’a jamais aimé les hommes croisés
Dans les cheminements revécus à la place
Des voyages promis. Ochoa le mal nommé,
Doux comme la caresse du vin sur la langue,
N’a aimé que les femmes tombées
Comme les quilles de notre enfance,
Femmes culbutées des rives tranquilles
Et de la plénitude de l’ombre. Pour que
De notre amour naisse la poésie. Rire
Avec toi est un parfait malentendu.
Et pourquoi rechercher si visiblement
Le témoignage de cette fillette rose
Comme le vent ? Nous étions assis
À l’ombre d’un olivier, sur la pierre
Qui évoquait pour elle Rabat et l’Arize
Traversée par un soleil d’hiver immobile
Comme un personnage de tableau. Le jour
Où l’homme enfantera de l’homme sera un jour
Plus déterminant que celui où viendront
La ribambelle de vos enfants saphiques.
Ma sœur, côte à côte nageant, nous fuirons
Sans repos ni trêve vers le paradis
De mes rêves ! Elle était si proche de moi
Que je pus lire dans les yeux de l’enfant
Ce qui m’attendait une fois achevées
Les présentations. L’homme exhiba
Sa blessure provoquée par la cassure
Des roseaux. Ces gouttes de sang versées
Sur la terre comme une offrande arrachée
À la femme capturée sans promesse de bonheur
Un jour d’averses successives à Vermort,
Château des comtes de Castelpu et d’Alamo.
Vous connaissez ? Ces parentés m’obsédaient.
Des Pyrénées à la Sierra Nevada, combien
De voyages avons-nous vécus sans rien changer
À nos habitudes ? Mais que savais-je moi
De la monotonie et des reproches ? Qui
Étais-je si je n’étais plus à mes yeux
Ce que j’avais implicitement promis
À mon ascendance ? Les yeux de l’enfant
Se remplissaient de mon vertige. Dit-elle.
Elle me regardait comme on s’approche
De l’instant. Vous ne comprenez pas
Ce que je veux dire de cet homme.
Mes dents sont l’héritage des femmes,
Je l’ai déjà dit. Le noir qui me cerne
A aussi une explication. Ma langue
Ne promets plus rien à qui veut l’entendre.
Voici mon Ode au vin et Cézanne n’est plus
Qu’un souvenir du Paris revisité
Avec les moyens de l’abandon à soi.
Et voici mes paysages, mes portraits
Et mes natures mortes et Cézanne n’est plus
Que la relique des promesses de l’enfant
Que j’ai été peut-être à votre place.
GISÈLE
Ne partez pas,
OMERO
dit-elle,
GISÈLE
je voulais
Vous demander notre chemin. Nous perdons
Tout ce que nous trouvons. Que pensez-vous
De cette inclination ? Nous envoyons
Des cartes postales comme s’il s’agissait
De témoignages mais nous savons bien
Au fond que nous venons alors de perdre
Ce qui constituait peut-être une trouvaille.
Ne parlez pas à ma place s’il vous plaît !
Et ne me décrivez pas votre vertige d’homme
Que les yeux de cette enfant racontent si bien.
Adressez-vous à des femmes appropriées.
OMERO
Vin du landier ! Ce n’est pas en volant
Que j’atteindrai les cimes de notre horizon !
Vin du retour à la pleine terre,
L’AUTEUR
Omero
N’a pas l’Ode comme Hugo, il n’a pas
Le Poème comme Vigny, ni l’Élégie
Qui jadis lui inspira quelque admiration
Pour le poète du drapeau national.
Omero ne possède que la Chanson
Et il veut écrire une Ode à Cézanne !
Mais quel sédentaire s’il n’est pas
Impotent trouve le La au fil des pages
Qui bornent sa vie de gardien de troupeau ?
OMERO
Quel homme seul et donc foutu d’avance
Revient au bercail dont le plancher
A pourri sous l’effet du manque
De lumière ? Ils visitaient les lieux
Comme si personne n’y avait jamais vécu
Et désignant les maisons vouées à l’immersion
Ils s’attardaient pour en admirer la vigne
Suspendue comme la meilleure des métaphores
Où l’insecte est roi de la statique
Et de la disparition. Ces hommes venus
D’ailleurs pour calculer les effets
Du barrage sur notre esprit mangeaient
Dans nos assiettes avec un plaisir
Qui flattait notre conscience du drame.
Descendez ou montez, mais ne restez pas là.
Et nous avions du mal à imaginer
Ce que pouvait être la vie après
Une telle somme de calculs prévisionnels.
Le río Chico ne mêlera plus ses eaux jaunes
Aux glissements bleus du río Grande.
Et le lac portera le nom du village.
Voilà comment nous changeons la géographie.
Nous changeons aussi la vie, Grands
Travaux, Pacification, Conquête, Intérêt
Supérieur, Europe, Progrès, et la vie
Devient ce petit jardin si précieux
Que la mort en héros ne concerne plus
Personne. Les vieux furent les premiers
À occuper les appartements coquets
Que l’État mettait à leur disposition.
Maintenant partagez le peuple en émigrés
Qui partent pour revenir un de ces jours
Et en condamnés à ne pas quitter cette terre
Ou plutôt à se situer en marge de la terre
Dont on n’a jamais possédé que l’aumône.
Et voici Omero qui revient dans une voiture
Et la route qui se dérobe puis s’achève
Avant même le seuil de sa maison.
Voici les traces sommaires de Quevedo
Et de Goya. Rien de vraiment profond,
Rien en comparaison des influences
Copiées avec application à l’école
Laïque. Rien de la copla ni du romance.
Rien de ces points précis de la conversation
Où la littérature rencontre ses données
Populaires. Rien de la moindre berceuse
Qu’une voix de femme donnait au soleil
Des après-midi torrides qui sentaient
L’olive et le calcaire de nos mines.
Vous avez de la chance, avait dit
L’ingénieur en vissant son œil
Dans le théodolite. La maison pouvait
Encore exister si quelqu’un y vivait,
Quelqu’un vivant avec une femme. Sans
Femme, pas de vie accrochée aux pentes
Que les amandiers éclaboussent
De petites ratures de noir et d’or.
Sans femme, pas de reconnaissance.
L’AUTEUR
À Paris, en 1978, je portais la barbe
Des Maures. Nous n’avons pas balayé
Notre seuil avec ces poils de conquérant
Mystique. Nous en avons aussi hérité.
La barbe sentait bon comme les épaules
Des femmes légèrement vêtues. Les tableaux
Marquaient des endroits précis du voyage
Mais rien sur le temps passé à parfaire
L’outil de travail, temps de l’adolescence
Si on en juge par les premières toiles
Si définitives. Qu’en est-il de l’enfant
Que je fus au regard de ces autres aujourd’hui
Disparus ? Que possédais-je d’aussi vivace
Qu’un souvenir de transes ? Quelle Ode
Coula de source ? Je pensais à l’enfant
Qui s’arrêtait inexplicablement pour attendre
Ce que personne ne voyait venir. L’enfant
Ne devient pas bachelier. L’enfant s’arrête
Quelquefois et ce sont les autres qui agissent
À sa place. Sommes-nous l’enfant que nous avons
Été ou bien ce que les autres ont fait de nous ?
Que signifie alors la femme promise et oubliée
Et toutes les autres femmes qui participent
À cet oubli majeur ? Nous ne retrouvons rien.
Nous jouons avec ce côté évocateur des mots
Comme si la langue, comme langage, avait accès
À ce qui faute d’être de la profondeur
N’est que la marge de l’existence. Omero
N’a pas échappé au destin des plus pauvres
En esprit et il n’a pas compensé ce destin
Par une situation dans le monde du travail.
Je ne suis pas un travailleur. Je travaille.
Je ne suis pas un rebelle. J’écris tous les jours.
Je ne suis pas un génie comme le Cézanne
Du Grand-Palais. Je suis un landier de l’instant
Propice à tous les vents de bout. Je ne suis
Pas ni l’oiseau des cimes ni la fourrure
Rapide des broussailles. La terre ne connaît
Pas mon glissement. Le soleil n’éclaire
Pas mes nuits de transit. Pas de situation
Sinon cette vocation à garder les troupeaux
D’une terre qui ne me laisse rien, ni Quevedo
L’incontrôlable ni la maison aux traces
Évidentes de savoir. Voici ce que nous sommes,
Cézanne, nous qui ne sommes ni prophètes
Ni employés, nous qui buvons en cachette
Ce que nos joues révèlent à tout le monde.
Nous allons à Paris et nous revenons toujours
À l’endroit même de notre dernière conversation
Sensée.
OMERO
Le porche existe encore, moins fleuri
Certes, mais il a conservé les rognures d’ongles
Et les peaux d’oignons. Aux fenêtres sans verre
S’agitent les petits rideaux de ma promiscuité.
Mes coussins contiennent le crin de nos chevaux.
Pas une femme ne dormira dedans si ce n’est celle
Qu’on me promit et qui a mystérieusement disparu.
Pas un homme ne partagera le vin de mon attente,
Pas même l’homme joueur de cartes ou de dominos
Qui me serait tellement utile. Mes bras comme
Mon esprit ont acquis une lenteur qui m’éloigne
De toute l’attente conquise sur le temps.
Vin du landier qui a voyagé jusqu’à Paris !
Vin de la rue qui sent la friture au vin
Qui a la saveur immobile de la pierre.
Nulle extase s’interpose. Je reconstruirais
Si je connaissais les principes. Je vivrais
Si je savais voir ce qui explique les apparences
Et non pas ce qu’elles dissimulent. Je mourrai
Comme un poisson, remontant doucement
Au fur et à mesure, comme un pendu !
Vous déportez et nous émigrons, ô Paradoxe !
Des villages entiers voués à la reconstruction
De l’Allemagne et à la mise à jour de la vie
Quotidienne des Français. Nous revenions
Avec le sentiment d’avoir déserté la terre
Qui nous donna le jour. Ma voiture, une Citroën,
Ne fit pas son effet. Ils étaient tous partis.
Seul Ochoa, qui était né avec une tête de loup,
Avait conservé la maison familiale
Que les eaux n’avaient jamais menacée
Comme elles avaient menacé les autres.
Et la vigne aussi fut conservée avec
La même obstination. Les hauteurs
De Polopos sont maintenant le haut lieu
De ma substance. Ochoa connaît le secret
Du vin et j’en chante les effets
Sur un esprit qui ne pouvait être
Que le mien. Qui d’autre au-dessus
De l’eau tranquille qui a tout effacé ?
Qui d’autre sinon cet autre moi-même ?
Ma gourde est vide, étrangère. Pas de souci
Pour l’homme qui t’accompagne. Il a soif
Et il boit l’eau de notre fontaine,
Pas le vin que je ne partage plus depuis
Longtemps. J’ai rendez-vous avec le diable
Chaque fois que j’en finis avec ce fini.
La fillette proposait ses joues aux embruns
Ou à la rosée, comment nommer ces gouttes
D’eau ? Maintenant courrez avec l’homme !
Tournoyez parmi les bêtes qui m’appartiennent.
Me voici seul avec la femme d’un instant
Passé à évoquer Paris et son Cézanne
Perpétuel. O mouvement ! Elle regardait
La ligne brisée de l’horizon en proie
Aux tourments de l’été et ses yeux
Ne retrouvaient pas le chemin emprunté
Il y avait une heure à peine. Sa langue
Gouttait les gouttes avec parcimonie.
Ses cheveux comme la toile d’araignée
Des matins d’hiver et ses bras comme
Ces personnages imaginés dans la paroi
Du calcaire de nos mines. Les mains
Décrivaient le voyage d’un point
À un autre du paysage. Elle se trompait
Sur les détails que l’attente me donne
Comme points de repère de mon périple.
Les mots naissaient des complexités
De la narration là où moi-même eusse
Accompli le rite de la chanson.
Bientôt elle n’aurait plus rien à dire.
Alors le silence s’accroît d’une autre
Femme et la boucle est bouclée, je le sais.
Il se passe que j’appartiens au paysage
Retrouvé. J’en extrais les scories bleues
De mon ciment verbal. Le vin coule
Entre la description et les passages flous.
Voici ma main, ma langue et l’extrémité
De mon corps. Ce qui arrive est un moment
De source que Cézanne a rencontrée enfant.
C’est l’enfant qui est le secret de tout.
À l’œil nu, elle perdait la perspective
Du chemin de l’aller et espérait naïvement
Que je lui montrerais les prémices du retour.
Vous qui connaissez le moindre détail
De ce décor. Mais je ne connais que l’attente
Et encore je n’en dis rien pour l’exorciser.
Nous passons notre temps à trouver le temps.
Nous ne trouvons pas les lieux ni les personnages.
Et que penser de cette logorrhée qui me prend
À proximité de la chair ?
GISÈLE
C’est la poésie
Des voyageurs immobiles,
OMERO
dit-elle comme
Si elle se souvenait d’en avoir rencontré
D’autres au long cours de son immobilité
Relative. Nostalgie d’un temps réduit
Au pire à des photographies et au mieux
À des lettres d’amour. Croiser la femme
Accrocheuse d’étoiles est une habitude
D’enfant. Elle s’arrête un instant
Pour évoquer les lieux du bonheur
Et des personnages apparaissent entre
Les lignes. Un accompagnement d’enfants
Et d’homme fragilisé par ses infidélités
Trouble l’eau de la conversation. Je sens
Le bouc et vous vous souvenez de l’instant
Passé à prévoir la sentence suivante.
J’adapte le berstu à ma condition
De gardien de troupeau étranger à toute
Nation et Ochoa m’en veut comme une femme
S’en prend aux miettes de pain sur la table,
Celles qu’on réduit au parterre d’une main
Habituée au harcèlement des insectes.
Nous nous quittons. Chacun son chemin,
Moi en rond pour revenir et vous en ligne
Droite qui se brise finalement avant
La fin des voyages d’agrément. Les enfants
Sont des petits chevreaux et l’enfant
Qui s’en distingue est une proie facile.
Mais il arrive qu’un troisième enfant
Ne tiennent pas ses promesses et Paris
Est un enfer comme les autres. Cézanne,
Je te salue sur la crête de coq de mon mirador.
D’ici, je prends la mer et la terre me ressemble
Comme tu aurais voulu qu’elle ressemblât
Au commun des mortels. Des oiseaux reviennent
De je ne sais quelle apparence dont tu es
Le responsable. Seul parmi les hauteurs
Dont j’hérite comme le pauvre trouve de quoi
Exister encore, je donne mes mains à la couleur
Et mes entrailles au silence. La rivière
Ne coule plus comme elle nous a nourris
D’instances plus probables que la poussière
Des chemins. Les arbres s’en vont aussi
À moins qu’on ne les dresse sur leurs pieds
D’argile. Murs blancs des résidences d’été.
Ma Citroën a l’air d’un personnage.
Voici le chien à l’ergot caractéristique.
Nous te saluons à la base des points de fuite.
Nous sommes seuls comme des étoiles.
Peu d’hommes ont survécu à l’enfant.
Ici les enfants sont des petits chevreaux.
L’AUTEUR
Il n’y a pas d’enfant qui s’en distingue nettement.
OMERO — berger et poète
OCHOA — idem
FABRICE DE VERMORT — touriste
GISÈLE DE VERMORT — son épouse, mariée depuis seize ans
ALIZ — leur fille, huit ans
NÉRON — leur fils, dix ans
LE CHEF — garde civil, sergent
RAMIREZ — idem, subalterne puis chef
PILAR — femme du village
ANGUSTIAS — idem
VIRGINIA, DOLORES, TROISIÈME JEUNE FILLE
L’ÉTRANGER, LA TOURISTE — promeneurs
LE JEUNE HOMME — comédien
GARDE CIVIL
LES ÉRINYES (trois)
L’AUTEUR
ACTE premier
Hier
Scène unique
Gisèle, Omero, l’Auteur, Fabrice, Ochoa, Néron, Aliz
Premier temps
(La terrasse de la maison d’Ochoa, sous la vigne. Des tables comme dans un café. Au fond, la roche et côté jardin, le paysage montagneux. Côté cour, la maison, la cuisine.)
GISÈLE — Vous autres ! Mais si j’en crois l’évolution des sciences, ce sera vous ou nous. Nous ne pouvons pas perdre tout ce temps passé à reproduire. Le spectacle de vos compensations ! Le plaisir vous agresse à notre place, moment favorable aux disparitions. Je ne veux plus souffrir. Pas même une pensée. Nous avons beau aimer avec sincérité, vous n’allez jamais au bout de cette voie tracée entre la chair et sa durée. Jamais plus loin qu’un cri. Entre nous, l’enfance pourrait devenir l’unité véritable mais la trilogie fatale vous sert de roman et nous nous retrouvons seules avec ce qui reste de l’enfant conçu avec vous. Nous sommes l’avenir des peuples primitifs ! À quel moment devient-il inévitable de nous séparer en laissant toute trace d’histoire en marge de la nécessité ?
OMERO —
Hay un camino,
sin piedras
para decir
a los pies :
Yo existo
Hay un camino,
el horizonte
no es el futuro
el polvo
no es el pasado
De presente
quizás una mujer
quizás nada
El camino
de la espera
L’AUTEUR —
L’été
à Polopos
les oiseaux
produisent des cigales
sur les troncs
des eucalyptus
et des oliviers
Je dors
à l’abri
de ton feu
universel
sous les pentes
des toitures
où vivent
des oiseaux
Le matin
à Polopos
les oiseaux
réveillent les cigales
et les troncs
des eucalyptus
deviennent rouges
comme les turgescences
du printemps
Les oiseaux
se réveillent
au-dessus de moi
dans les branches
qui touchent
le toit
de ma maison.
Il y a un chemin
et pas de pierres
pour dire
J’existe
Horizon
Poussière
et Femme
sont les maîtres mots
de cette existence.
La guitare
d’Omero
remplace le pipeau
des bergers
Et les chants d’oiseaux
mes rêves
les plus récents
ceux qui ont encore
des ressemblances
avec la réalité.
Puis les oiseaux
s’identifient
un à un
puis par couple
par volées
géométriques
et faciles
hirondelles des fils
tourterelles des cimes
des poteaux
moineaux des feuilles
d’ombre
la chouette demeure
invisible
et le merle
croise les geais
bavards
Puis les insectes
me visitent
tous plus ou moins
menaçants
L’air change
la terre se peuple
en surface
et en profondeur
la terre aimée
comme la vie
et le ciel
et toute la matière
qui fonde
les théories
de l’infini
et du néant.
Ayant perdu
la place
qui me revenait
parmi les penseurs
de ce monde à genou
je tisse des toiles
au lieu de les peindre
j’enfile des mots
et je ne les dis pas
au passant
à la passante
qui peut être
un enfant
Perdu
le fil
et invisible
l’autre côté des carreaux,
cet intérieur
de bois
et de terre
ne m’appartient plus
comme il a reproduit
toutes les existences
qui m’expliquent
Écrivant
au lever
de ce corps
maintenant
moitié vivant
moitié mort
avec la poésie
qui me mord les lèvres
et les anecdotes
et les pensées
qui reviennent
avec leur charge d’enfance
et d’adolescence
je croîs
dans les statues
et leur présence
projette des ombres
de personnages
OMERO —
Il y a un rythme
et ici
je différencie
la prose
du vers
la prose est féminine
et le vers est l’homme
en proie
au vertige
Je reconnais
la femme
comme si elle était mienne
et l’homme je le crée
comme la boue
existe déjà
Je les ai perdus de vue après que les enfants eurent jeté les coquilles de grenades. Je suis allé jusqu’au barrage mais cette fois je ne suis pas monté pour contempler l’eau. Trop miroir, l’eau et le ciel pas assez reflet et moi comme une existence générique. Les bêtes ne m’ont pas suivi. Pas assez d’herbe ou trop de cailloux et de terre craquelée. En revenant, j’ai sucé les sucs des berges et mâché le cœur des chardons. Je faisais le chien avec les oiseaux et l’oiseau avec l’ombre. De quoi avions-nous parlé ? Qu’avions-nous évoqué qui impliquât une suite ? D’habitude, les touristes passent et nous les réduisons facilement à cet éphémère. Comment expliquer qu’un homme tombe amoureux d’une femme s’il n’est pas dans le besoin ? Voici l’auteur qui cueille des trouvailles comme dans le lit du Lot. Nous montons pour notre vin. Il ne boit pas le vin. Il en fait ce qu’il veut. Rien n’est perdu qui a été payé. Rien à regretter en cas de commerce. Il marche comme un soldat. Il marche sur les fleurs et trouve des objets du regard à fleur de la terre. Il me donne à observer des pertinences compliquées de géologie et de croissances superficielles. Ses mains caressent tout ce qu’elles trouvent. Avec des mains pareilles, ma chanson s’éterniserait. On n’écrit pas quand on possède des mains capables d’une telle exigence rétinienne. Et c’est moi qui joue ! Sous la tonnelle d’Ochoa, bien à l’ombre mais pas à l’abri des insectes, ils parlaient d’eux :
Deuxième temps
GISÈLE — Quelque chose ! Dis-le ! Dis ce que je veux entendre maintenant que la vie est définitivement changée par la persistance de tes obsessions. Ce temps perdu à observer. Qu’est-ce que j’attendais de ce silence ? J’étais presque obstinée ! Et j’attendais que tu me parles, attendant que ton corps me le dise puisque tu te taisais.
FABRICE — Il n’y avait que le silence et ta paresse.
GISÈLE — Le lit et la fenêtre ! La lumière du matin est si différente de celle qui nous abandonne la veille ! Je n’avais pas dormi.
FABRICE — C’est ce que prétendent tous les paresseux.
GISÈLE — Je n’avais pas dormi ! Et le rêve dans les gouttes de ta sueur. Je haïssais cette caresse mais je te la donnais. Le temps arrive à s’apaiser comme la rivière de mon enfance après les bois de nos contes.
FABRICE — Les vieilles racontent n’importe quoi.
GISÈLE — Ta facilité à revenir des plus longs voyages. Je n’attendais plus. Mon corps devenait envahissant. Nous ne parlions jamais de tes découvertes. J’imaginais ta patience et les dédales d’une ville inconnue. Parfois la forêt s’interposait et ses animaux s’avançaient. L’hiver, nous fermions les volets et l’attente s’ajoutait à la croissance. Je te suppliais de ne plus t’en aller aussi loin.
FABRICE — Tu aurais dû épouser un employé de la préfecture.
GISÈLE — Mais ne m’a-t-on pas donnée plutôt ? J’avais ce désir intense de choisir. Leur influence s’annulait dans mon désir. Le matin devenait transparent comme le carreau des fenêtres. J’agitais les rideaux pour noyer mon regard. Tu passais sur le chemin. Tu me désirais. Et j’interrogeais mon corps au lieu de le soumettre à tes exigences. Ils m’ont trahie !
FABRICE — Nous trahissons avec une telle facilité à l’heure de remettre de l’ordre dans le monde qui nous appartient ! Je ne me souviens pas de ton visage derrière le rideau. Je te voyais plutôt juchée sur une échelle pour cueillir les cerises de ces beaux mois de juillet qui promettaient tous les recommencements. Tu n’étais pas à la vitrine de tes pensées ! Tu agissais comme toutes les filles en âge d’être dépossédées. Tu te donnais en spectacle sur les échelles !
GISÈLE — Ne parlons plus !
FABRICE — Ils ne comprennent pas.
GISÈLE — Il comprend, lui.
FABRICE (à Ochoa) — Vous comprenez, vous ?
GISÈLE — Tu deviens inconvenant. (à Ochoa) Excusez-le s’il vous a offensé.
FABRICE (à Ochoa) — Excusez-la si elle vous a promis de vous revoir.
GISÈLE — Il n’est question que de ton obscénité !
FABRICE — Appelle cela comme tu voudras. Je suis détruit. Je ne recommencerai que dans mes rêves.
GISÈLE — C’est bien ce qu’ils en pensent : pas de regret. Ils condamnent cette absence de repentir.
FABRICE — Tu en sais des choses sur ce sujet !
GISÈLE — Il y a longtemps que je me renseigne.
FABRICE — Il y a longtemps que je souffre. Je ne sais même pas ce que je cherche dans cette pratique douloureuse.
GISÈLE — Et tu te plains ! Quelle honte sur nous !
FABRICE — Passage de la confidence aux reproches. Elle arrivera au seuil du tribunal avec ce qu’il faut pour exagérer la portée de mon geste.
GISÈLE — Nous n’en sommes pas là.
FABRICE — Tu ne lui as encore rien demandé ? On dirait qu’il attend. (à Ochoa) Nous ne sommes pas venus pour notre vin. Je veux dire que ce n’est plus la raison. Nous venons de changer nos habitudes pour cet instant qui ne se reproduira plus dans la prison à quoi elle veut me condamner. Oublions plutôt.
GISÈLE — Ils ne regrettent jamais. Jamais un regard, ce regard qu’on s’attend à rencontrer finalement comme s’il était encore possible sinon d’oublier du moins de... raisonner.
FABRICE — Elle parle comme si je ne souffrais pas moi-même. Je me défendrais. J’irai au bout de ma confession.
OMERO (jeu) — Nous arrivions. Moi avec ma gourde gonflée d’air et l’auteur avec sa petite poterie de vermeil qui ressemble à un objet du culte. Je n’ai jamais rien pu savoir de ce culte. Il ne boit pas le vin. Ochoa alourdissait l’ombre de son immobilité patiente. L’homme était assis au fond de la terrasse, contre la roche. La femme côtoyait la petite Aliz qui me souriait comme si rien ne venait de se passer. Nous avions rencontré Néron dans le chemin où il chassait des insectes plus rapides que sa lenteur de petit paresseux. Un jour, nous haïrons les enfants que nous n’avons pas été, prédisait l’auteur. Il parlait de Jephté et de sa fille, de Vigny qu’il relisait. Il avait une idée pour expliquer aux autres ce que c’est la poésie et pas seulement en commençant par montrer ce qu’elle n’est pas. Je suivais le fil de sa conversation et il me sembla que Gisèle s’apprêtait à le rompre. Ochoa parut soulagé par notre arrivée inattendue. L’auteur comme moi-même, pour des prémisses différentes et peut-être contradictoires, avions prévu cette visite pour le lendemain. Ochoa imposa sa carrure blanche aux sourdines qui le dérangeait depuis au moins une heure.
OCHOA — J’ai un Gálvez-Cintas de quatre ans d’âge. Ce matin ils me l’ont livré. Je ne l’attendais plus.
L’AUTEUR — Pas bon le vin qu’on vient de transvaser.
OMERO — Pas bon en France. Bon ici !
L’AUTEUR —
Je lui dois une hostie
o ma fille
et c’est vous !
OMERO —
Qui
ne voyant arriver
l’ombre d’une promesse
se soucie
du temps qui passe ?
GISÈLE — Je voudrais téléphoner. C’est possible ?
OCHOA — Je vais vous composer le numéro. Le cadran est un peu encrassé.
GISÈLE — Vous parlerez aussi. Je ne sais pas cette langue.
FABRICE — Elle veut dire qu’elle l’a oubliée.
GISÈLE — Il faudra leur expliquer...
OCHOA — Leur expliquer quoi ?
GISÈLE — C’est si difficile ! Je ne sais plus !
FABRICE — Elle sait depuis le début.
OMERO — Nous, on est toujours dans l’embarras quand le temps nous mêle à ses circonstances. Nous préférons les marges de l’attente. Nous évitons les impératifs des voix qui n’appartiennent pas à notre patience. Fais ceci ! Fais cela ! Cela finit par ressembler à une conversation mais nous ne sommes jamais sûrs d’en être les dépositaires attendus. Laisser Ochoa chez lui ! Il cracherait demain dans notre vin !
L’AUTEUR —
Les choses
les pays
l’infini
ce qu’on en pense
comment on résout
la division par zéro
pourquoi on ne part pas
et le plaisir
qu’on trouve
au gré
du temps
seul chemin
reconnaissable
Je ne suis plus seul
quand je suis seul
je suis infini
quand vous cessez d’exister
Ce que nous ajoutons
peut durer
comme durent
les choses
les nations
et cette idée
que nous avons
de la création
quelle que soit cette idée
ce que nous ajoutons
par division
infinitésimale
ou nulle
si la mort
devient obsédante
comme le pain
quand on a faim
et que personne
n’a ce désir
de sauver le corps
de sa détresse
Ce que nous ajoutons
a quelque chance
d’exister
si la langue conserve
ses adjectifs.
Troisième temps
FABRICE — Faites ce qu’elle vous dit.
OCHOA — Bonjour Omero.
OMERO — (Ode au vin — épure)
Le vin
n’a pas raison
mais il n’a pas tort non plus
Pas de verre
pour le boire
juste le soleil
et l’attente
sous un chêne
où la pierre
est le seuil
de moi-même
Pierre creusée
par dix générations
de bergers
Leurs fesses
ont modelé l’idéal
de la position assise
face à la distance
qui nous sépare
de la civilisation
Le vin attend lui aussi
le moment vient toujours
la nuit encercle le jour
qui ne meurt pas
sinon il renaîtrait
et nous aurions le temps
de tout recommencer
au lieu de remplacer l’attente
par le jeu
Le vin a ses raisons
Il n’explique rien
Ne donne rien
Ne remplace pas
ce qui manque
ce qui finit
dans l’oubli
La terre du vin est un chef-d’œuvre
des lieux consacrés
à l’attente
La vigne se répand
sur les mottes dures
et nous traversons l’invisible
sans trouver les mots
pour le dire
La terre
en pentes
douces
les ravinements
des pluies
l’herbe folle
et les chemins
calculés
dans la trajectoire
des pierres
qui descendent
des parois
de marbre
et de calcaire
Le vin revenait
au premier jour
à la première fermentation
à l’alchimie
de l’instant
que personne
n’a encore exprimé
Le vin et la terre
se croisaient
comme des oiseaux
dans le ciel
et je cherchais le sommeil
comme s’il n’existait pas
comme si je devais
l’inventer
Nous écrivons
sur les arbres
à la pointe du couteau
comme le couteau témoigne
des moments de désespoir
dans la chair des femmes
ou de l’homme
qui n’a pas attendu son heure
Le vin des garrots
a donné sa place de vainqueur
au vin des perpétuités
relatives
Ce n’est pas plus mal
On se sent moins haï
On tue plus facilement
que la maladie
Vin des enfants
nés du plaisir
si ce n’est pas mentir
de le croire
Une femme s’interpose
belle comme l’avoine des talus
ou mauvaise comme l’eau des agaves
une femme arrive à point nommé
pour achever
l’œuvre du vin
lui donner un sens
une raison
de plus
Le vin n’a pas raison
à la place de la femme
que le hasard a mise sur votre route
mais si ce n’est pas le hasard
et que la femme s’en est allée
sans vous
parce que vous ne partiez pas
aussi facilement
alors l’attente
est pire
que la rotation infâme
de l’étau
pire qu’un lit
refait chaque jour
par habitude
de l’ordre
Le vin sortait de ma bouche
comme les mots
de tes mains
sur ma chair
endormie
créature de ma facilité
à recréer les circonstances
prévues
par la communauté
créature née du croisement
de la transparence
et de l’invisible
plan sécant
des cassures
peut-être plis
de mes draps
Le vin
et la terre
La terre
et nos errances
Nos errances
et l’attente
de ceux qui voyagent
au lieu de tenir leurs promesses
Nos fenêtres sans carreaux
Nos chambres sans fenêtres
Les dalles de nos toitures
Le rayon oblique du matin
que répercute un miroir
placé avec justesse
Viendra l’automne
et sa coulée de marbre blanc
qui fit couler l’encre
des journaux locaux
L’hiver à point nommé
cristallisera infiniment
les surfaces
Puis le printemps
et ses calculs
de rentabilité
Au vin
il ne reste guère
que l’été
et encore
à condition
de le boire
et d’en attendre
ce qui lui revient
de droit
d’aînesse :
le rêve
et ses petits animaux
de peinture
et de murs
langage du désert
et langue de l’appui
au sol
Voici le vin
chanté par l’homme
qui le connaît
Vin des matins et des soirs
Fil d’Ariane des récits
Mémoire de nos chemins
et des ruelles
aux seuils inspirés
par les caprices de la roche
Mémoire et oubli partiel
des meilleurs moments
de cette croissance de l’homme
à la fois en marge et au cœur
de la civilisation
Vin des rideaux tirés
et des chaises des seuils
Vin de la sagacité
et du désespoir
Vin de l’entente
et des voyages
Les chats traversent l’air
comme des chauves-souris
et le chien
s’endort
sur la murette
désertée
Plus d’hommes pour jacasser
plus de femmes pour occuper les fenêtres
plus d’enfants pour la rapidité des seuils
et plus de vieux pour la patience des murs
Voilà où nous en sommes
ce que nous quittons
ce que rien ne remplacera
Il n’y a pas de vin sans raison
mais le vin n’a pas raison
et pour ce que je viens d’évoquer
on ne peut pas dire non plus
qu’il a tort
D’ailleurs
est-ce bien un personnage
si nous en sommes les buveurs ?
La poésie aurait-elle un corps
si nous nous en nourrissions ?
Quatrième temps
FABRICE — Bravo !
GISÈLE – Il s’amuse !
OMERO — Ma gourde et un verre plein !
OCHOA (embêté) — Je ne sais pas trop, pour le téléphone... Vous devriez retourner à l’hôtel et en parler avec quelqu’un. C’est délicat.
GISÈLE — Vous ne me croyez pas ?
OCHOA — Si, je vous crois ! Je n’ai pas de raison de douter mais il me semble...
GISÈLE — ... que ce n’est pas votre affaire. Nous ne pouvons tout de même pas rentrer ensemble après ce qui s’est passé.
OCHOA — Il restera ici. Il a l’air... comment dire ?
GISÈLE — Ne dites rien si vous craignez de lui trouver des excuses.
OMERO — La gourde pas trop pleine à cause du bouchon qui ne visse plus à fond et le verre à ras bord pour je ne sais plus quelle raison. (à l’auteur) Allons nous asseoir à l’écart. Nous parlerons. Mes chiens savent attendre.
GISÈLE — Je vous laisse le garçon.
OCHOA — Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Il ne me connaît pas. Qui sait ce qui se passera si...
GISÈLE — Téléphonez, s’il vous plaît ! Vous leur expliquerez.
OCHOA — Ils ne comprendront peut-être pas aussi vite que vous croyez. Ce sont des hommes. Moi non plus je n’ai pas compris tout de suite. J’imaginais autre chose puis j’ai pensé...
GISÈLE — Je ne vous en veux pas. Téléphonez ou bien gardez le garçon, je vous en prie.
FABRICE — Tu devrais cesser d’ennuyer cet homme.
OCHOA — Je vais remplir la gourde et le verre servir.
OMERO —
Ce n’est pas que nous soyons discrets
ni indifférents
mais la femme
nous amène
l’orage
en pleine sécheresse
Nous préférons trouver de l’eau
plutôt que de la suivre
sur ces chemins
jamais empruntés
sauf pour retourner
chez soi
sous l’averse orange
qui nous a surpris
en plein sommeil
l’après-midi de son arrivée
parmi nous.
L’AUTEUR — De quoi parlez-vous ? Vous avez encore omis de me raconter le début.
OMERO —
Il n’y a pas
de commencement
à ce qui ne s’achève pas
La femme traverse
la vie
en ligne droite
La femme segmente
notre temps passé
à chercher le bonheur
Elle nous reproche
de perdre du temps
Qui la suivra demain
quand la nuit
nous aura inspiré
la chanson de la séparation ?
OCHOA (servant) — La gourde, pas trop pleine et le verre puisque monsieur ne boit pas. Quelque chose vous mangerez ?
L’AUTEUR (intervenant) — Je goûterai aux olives au fenouil.
FABRICE — Tu peux partir tranquille. Je ne m’enfuirai pas. D’ailleurs où irai-je ? Je ne veux pas renoncer avant d’être convaincu par leur jugement. Personne ne me convaincra avant que ce soit écrit. J’ai peur.
GISÈLE — Néron, mon amour, tu ne peux pas comprendre mais maman doit te laisser un moment ici. Tu comprends ?
NÉRON — Je peux jouer malgré ce qui s’est passé ? Aliz part avec toi ? Où l’emmènes-tu ?
GISÈLE — Ces hommes ne peuvent pas m’aider...
NÉRON — Ils me croiront. Je suis un homme.
FABRICE — Cesse, veux-tu, de harceler cet enfant !
NÉRON — Oui, c’est vrai : si je dois rester, donne-moi la raison.
GISÈLE (presque suppliante) — Je ne vous demande pas grand-chose. Vous parlerez à ma place sans donner tous les détails.
OCHOA — Mais je ne les connais pas, les détails, moi ! Dites-leur que c’est grave, que vous êtes menacée, qu’il est dangereux, que moi-même je ne peux rien tenter ! Ce n’est pas si difficile de téléphoner soi-même !
GISÈLE (à Aliz) — Tu comprends pourquoi tu ne peux pas rester ? Néron nous fera perdre du temps. C’est sa fragilité, là, quelque part je ne sais où dans sa poitrine, le cœur et autre chose.
ALIZ — Nous courrirons ?
NÉRON — Je ne parle jamais de vos fragilités devant les autres ! Au moins, quand je joue, les insectes me font oublier que j’ai toujours un peu mal et si je ne souffre pas plus, c’est grâce aux médicaments. Tu n’es pas obligée de comprendre, Aliz. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Maintenant elle veut mettre fin à tout ce que nous connaissons. Elle a décidé de tout casser avant que ça arrive encore. Elle savait peut-être que ça arriverait aujourd’hui, peut-être exactement comme c’est arrivé.
OCHOA (à l’auteur) — Elle ne semble pas affectée. Regardez son visage. Croyez-vous que la femme ment ?
OMERO — L’homme mentirait-il si elle mentait ?
L’AUTEUR — Téléphonez-leur. Qu’on en finisse !
FABRICE — J’ai peur. Peur de ne jamais rien regretter. Où trouverai-je un pareil moment de sincérité dans ce corps voué aux passions de l’instant ? Quelle peur pourra leur inspirer des circonstances atténuantes ? Je ne serai même pas jugé dans mon pays mais j’y purgerai ma peine. Ma peine ! Comme le mot est inexact ! Je voudrais du vin moi aussi !
OCHOA — Oui mais alors pas trop parce que je ne sais pas moi !
OMERO — Donne-lui tout le vin qu’il veut ! Ou bien téléphone et laisse cette femme écouter par-dessus ton épaule ! Le moment est venu de choisir. (à Gisèle) Voulez-vous que je téléphone ? Je promets de ne pas avoir l’impression de trahir un homme. Je serai votre interprète.
OCHOA — De ce qui ne te regarde pas tu te mêles !
FABRICE — Le vin, demi-verre et quelques olives comme monsieur.
GISÈLE (heureuse et désespérée) — C’est gentil à vous. Dites-leur que je n’en peux plus.
FABRICE (imitant Ochoa) — Peur elle n’a pas.
OCHOA — Le téléphone est dans la cuisine.
L’AUTEUR — Il faut bien faire quelque chose sans trop chercher à comprendre.
FABRICE — Mieux vaut téléphoner. Elle se perdrait en chemin, trouvant le temps d’injecter son venin dans le cerveau de cette enfant.
L’AUTEUR — Elle raconte des histoires ?
FABRICE — Non. J’ai caressé cette enfant. Ce n’est pas la première fois. Cette fois...
GISÈLE — Cesse, veux-tu ! Ce n’est pas le moment !
FABRICE — Maintenant ou dans les circonstances que tu suggères déjà ?
OMERO — Il y a la tonalité ! Qu’est-ce que je dois faire ?
OCHOA — Composer le numéro.
OMERO — Dire !
OCHOA — Ah ?
FABRICE — Dites-leur, pour commencer, que je suis tranquille comme si rien ne s’était passé. Quelquefois rien ne se passe et c’est la femme qui devient l’auteur des circonstances. Rappelez-lui que ce sont les faits qu’on juge et non pas l’homme. L’homme est déclaré responsable si les faits le démontrent ou innocent si sa responsabilité n’apparaît pas aussi clairement que la haine compréhensible des victimes collatérales. Demandez à Aliz ce qu’elle pense.
NÉRON — Nous ferions mieux d’aller jouer.
ALIZ — Plus loin ? On n’entendrait que nous...
GISÈLE — Aliz je vous interdis d’aller jouer maintenant !
OMERO — « Vous » ?
OCHOA — Oui, « vous ».
OMERO — Plus de tonalité.
OCHOA — Attendons.
OMERO (troubadour) —
Comme qui s’en irait
à la guerre
sur un palefroi
ou un roussin
OCHOA — Chut !
Cinquième temps
L’AUTEUR (Ode au bonheur — improvisation) —
Quel poète,
qui ne serait pas
le reflet exact
de son semblable,
est lu
ici-bas ?
Quel poète,
à défaut
de bonheur
proposant la langue,
est apprécié
ici-bas ?
Quel poète
ici-bas
trouve
le terrain
du partage
équitable
entre l’écriture
et la lecture ?
Quel poète
renonce
aux métiers
de l’Ananké ?
Et pourquoi
ne serais-je pas heureux
au contact de la nature
qui s’en va
aussi bien qu’à la surface
impénétrable
des zones industrielles ?
La question
douloureuse
de la littérature
à quoi on appartient
ou pas
selon la chance
ou le désir
se pose
en marge
des lieux
où le bonheur
est celui
du contact
du glissement
de la pénétration
du moi agissant
à la surface
du visible
de l’audible
du compréhensible
et de tout ce que l’errance
autour de soi
décrit
raconte
raisonne
Je serais simple
comme un bonjour
aux éléments
ou complexe
comme l’insomnie
Ai-je le choix ?
Entre la nuit
qui lutte
contre le sommeil
et le jour
qui se donne au soleil
est-ce le bonheur
ou la tentation de l’ivresse
ou pire de l’oubli
qui m’inspire
un instant
de lucidité
élémentaire ?
Simple ou complexe
tout ou rien
beaucoup ou pas assez
les choix sont comme la pluie
— nécessaires —
Nous qui avons le génie
des déséquilibres
et l’infinie patience
de la cohérence
sommes-nous à ce point
solitaires
que le bonheur
devienne une fin ?
Le bonheur
est une goutte
parmi les autres gouttes
de bonheur
occasion d’écrire
pour être lu
par n’importe qui
mais la langue n’est pas
aussi légère
reconnaissons-le !
La langue
façonne
elle n’explique pas —
Nous étions mille
un seul a survécu
à ce qui n’est
ni usure
ni complot
ni paresse
C’était quelque chose
de mesurable
mais nous avons pensé
à des institutions
à des idées appliquées
à la nécessité du repos
à l’angoisse
aux morts qui témoignent
sans arrêt
de la mort
Nous avons pensé
au lieu de pratiquer
ce qui donne une existence
commune
à la langue
Nous étions loin
de toute appréciation
tranquille
loin d’un simple bonjour
peut-être même
de l’autre côté
des lieux de réunion
J’achèterais une maison
si le temps m’était aussi précieux
que la langue
Les chemins reconnaîtraient mon pas
et les arbres ma présence immobile
La toiture métallique
des anciens ateliers de sculpture
me donnerait l’idée
d’un espace
à conquérir
Nous étions quelquefois
sur le point
de nous toucher
mais le vent ou l’averse
intervenait
et nous nous quittions sur un adieu
Nous n’étions pas
importants
à ce point
J’imagine qu’autrement
ni le vent
ni la pluie
n’eussent imposé
ces petites fuites parallèles
qui rejoignent les maisons
louées grâce à des revenus annexes
ou achetées avec une part d’héritage
Sinon nous n’avons pas vu
ceux qui dorment dehors
et tiennent l’éveil
à bout de bras
comme une lampe
au-dessus de l’écritoire
Qui sont-ils
ceux que nous ne voyons pas
mais qui résistent à nos effacements ?
Sixième temps
OMERO — Tonalité !
GISÈLE — J’arrive.
OMERO — Je compose [...] J’espère que vous avez de bonnes raisons [...] Oui ? [...] Omero [...] de Polopos [...] le berger oui [...] Je vous salue [...] Non, ce n’est pas pour vous saluer que je téléphone [...] Il semble que ce soit, disons, sérieux [...] sérieux, grave peut-être, vous en jugerez vous-même (à Gisèle, bouchant le combiné avec sa joue) Je ne suis pas en bons termes avec eux à cause des lièvres (la voix d’Ochoa : ce n’est pas le moment, les lièvres !) [...] Alors voilà [...] elle aurait [...] non, c’est moi qui dit elle aurait [...] je dis elle aurait parce que [...] elle dit qu’il l’a fait [...] Qu’est-ce que j’en sais, moi ! On vient crier au secours dans ma maison et [...] non, dans la maison d’Ochoa [...] Nous sommes chez Ochoa [...] le vin ? [...] nous sommes à peine entrés et [...] l’auteur [...] il ne boit pas, non [...] mais je n’ai pas bu moi non plus (à Gisèle) Je ne sais pas si j’ai bien fait, il y a tellement d’histoires entre eux et moi ! [...] une petite fille [...] il l’a [...] je n’y étais pas [...] des détails ? Elle vous parlera [...] Elle ne connaît pas notre langue [...] l’auteur traduira [...] par signes ! [...] quels signes ? (la voix d’Ochoa : au grain !) [...] Ochoa [...] Il disait au grain, nous y voilà [...] elle dit qu’il aurait [...] oui la fillette [...] parenté ? degré ? [...] elle le dit et moi je dis elle aurait, c’est cohérent non ? [...] Mais c’est vous qui manquez de jugeotte ! Je vous téléphone parce que (grognement d’Ochoa)
L’AUTEUR — Vous n’en finirez jamais !
GISÈLE — Dites que vous êtes témoin.
OMERO (qui a oublié de boucher le combiné) — Mais je n’ai rien vu ! [...] Si j’avais vu [...] on intervient, oui, même si on n’est qu’un berger crasseux [...] je n’ai pas dit que vous étiez [...] Je parlais de moi [...] Ne raccrochez pas !
GISÈLE — Mais que faites-vous donc !
OMERO — On parle de nouveau [...] oui, Omero [...] non, je ne suis pas aveugle [...] je n’ai rien vu, c’est elle qui [...] elle aurait [...] il aurait si vous préférez ! je ne suis pas responsable de [...] de rien, chef [...] il aurait, d’après elle, mais je n’étais pas là pour vous le confirmer maintenant [...] oui, c’est mieux (à Gisèle) Il vaut toujours mieux parler à un chef (la voix d’Ochoa : tu ne l’as pas fait exprès !) Je sais bien que c’est grave [...] Mais je n’accuse personne ! [...] Venez lui expliquer [...] Comment voulez-vous que j’explique à une femme que [...] Son état ? (à Gisèle) il me demande si vous vous sentez bien [...] Comment se sent à votre avis une mère qui surprend son homme en train de caresser leur fille ? [...] sa fille à elle en tout cas [...] Vous devinez [...] je ne vous donne pas d’ordre (la voix d’Ochoa : Il n’y a pas de chef au-dessus de celui-là) [...] elle joue [...] avec son frère [...] plus jeune, je crois [...] ils jouent sous les eucalyptus [...] oui, le cimetière [...] nous aimions nous poursuivre [...] je franchissais les murs [...] si j’étais resté, je serais devenu facteur [...] place promise, oui [...] si vous avez du temps [...] peut-être pas autant qu’elle voudrait [...] difficile ! difficile ! [...] Personne, nous vous attendons (à Gisèle) Ils arrivent.
OCHOA — Caltons !
OMERO — Pas question ! Il veut nous voir tous.
OCHOA — Tu es flic à présent ?
OMERO — À qui abandonnerais-tu ta maison ?
OCHOA — Tu as oublié de raccrocher.
OMERO — J’espère que je vous ai rendu service. (en aparté) J’ai presque envie de m’excuser auprès de cet homme. Comment peut-on souhaiter qu’elle mente ? (à Ochoa) Mieux vaut débarrasser les tables. Quelques gouttes de vin suffiront. Et les noyaux d’olives avant que le chat s’en accapare. Vraisemblable. (en aparté) Quelle angoisse, ces situations qu’on n’attendait pas et qui ne vous concernent que de loin !
FABRICE — Laissez mon verre. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce que je boive un peu de vin après ce que j’ai fait.
GISÈLE — Combien de temps ?...
OMERO — S’ils ne s’arrêtent pas chez Ovidio pour jeter un œil par la fenêtre du salon, une heure.
FABRICE — Une heure à tuer le temps.
OMERO — Il n’a tué personne, juste caressée. Un instant qu’elle a trouvé long pour la première fois. Elle l’a dit. Ce n’était pas la première fois. Et là, aujourd’hui, avec cette chaleur et ce manque de conversation, elle atteint le point de non-retour. Je ne comprends pas.
L’AUTEUR — Vous étiez le personnage de la situation.
OCHOA — Vrai il dit.
OMERO — Qu’est-ce que tu sais, toi, des situations où la femme est maîtresse du jeu ? T’es-tu jamais marié avec l’une d’entre elles ?
OCHOA — Chez Ovidio, oui, une fois par semaine, l’argent que je me gagne en sept jours.
L’AUTEUR — Triste comptabilité !
OMERO (à Gisèle) — Nous verrons leur 4x4 quand ils atteindront l’Hermitage.
GISÈLE (aux enfants) — Ne jouez plus ! Ce n’est pas le moment. Néron ! Tu...
NÉRON — Je ?
OMERO — La dernière tempête a emporté nos offrandes. C’est ce jour-là que nous sommes tombés sur la dalle. Même le curé n’en connaissait pas l’existence. Nous nous sommes dit : reliques ou trésor. Et nous avons creusé.
L’AUTEUR — Je ne connaissais pas cette anecdote. Qu’avez-vous trouvé ?
OMERO — Une autre dalle, avec des inscriptions et sous cette autre dalle, encore une dalle !
L’AUTEUR — C’était un escalier !
OMERO — Personne n’est descendu. Après tout, l’Enfer n’est pas si loin. Nous avons les pieds sur une poudrière et nous appelons cela l’Enfer. La dernière dalle était...
OCHOA (en riant) — ... brûlante !
OMERO — ... la dernière. En tout cas, nous n’en avons pas trouvé d’autres. Le tas de terre...
L’AUTEUR — Je vois le tas de terre.
OMERO — Et l’état de nos mains pourtant habituées à creuser.
OCHOA — Qui t’accompagnait ?
L’AUTEUR — Vous n’y étiez pas ?
OCHOA — Je ne vais jamais à l’Hermitage depuis...
L’AUTEUR — Ne me dites rien si vous craigniez...
OCHOA — Je ne crains rien.
OMERO — Il n’est pas le bienvenu.
L’AUTEUR — Si ça ne me regarde pas...
OCHOA — Je n’ai pas dit ça !
OMERO — Les enfants ne jouent plus.
L’AUTEUR — Je ne les vois pas.
OMERO — Ils parlent et elle les écoute.
L’AUTEUR — Et lui, que fait-il ?
OMERO — Il se regarde dans le verre. Il aura un besoin intense de miroir maintenant.
OCHOA — Qu’est-ce que tu en sais ? Par-là tu es passé ?
OMERO — Au Diable si j’ai jamais !...
OCHOA — Non, autre chose... je ne sais pas... tu étais si loin, si indifférent. Tes lettres disaient que tu allais bien mais que tu manquais d’argent. Nous disions : Pourvu qu’il ne se mette pas à voler !
OMERO — Non. Le miroir...
L’AUTEUR — Chut ! C’est la voix d’Aliz qui...
OCHOA — Vous l’entendez ? Comment...
OMERO — Comme s’il savait ce qu’elle était en train de dire. Miroir.
OCHOA (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (fasciné par l’immobilité d’Ochoa) — Peut-être rien à voir avec nous. Décroche !
OCHOA — [...] Oui ? [...] Je confirme [...] Qu’est-ce que je confirme ? [...] Et bien, c’est ce qu’elle dit [...] Il le dit aussi mais [...] Mais quoi ? [...] ce n’est pas la même chose [...] Et bien ce que peut en dire une femme blessée et ce qu’un homme confie à un autre homme [...] Trois hommes [...] pas de femme [...] je n’y avais pas pensé (à Omero) pourquoi je n’ai pas appelé moi-même ? [...] Omero a voulu aider cette femme [...] moi aussi mais [...] mais quoi ? [...] je ne suis pas qualifié [...] Omero non plus [...] personne ici n’est qualifié, c’est la raison pour laquelle [...] oui, c’est Ochoa [...] ma voix [...] quelles inversions ? [...] chez moi je suis ! Où voulez-vous ? [...] de quelques jours, pas plus.
GISÈLE (souffle) — Nous venons depuis dix ans. Elle n’était pas née quand...
OCHOA — La voix de la femme [...] Si vous faites votre métier comme elle parle notre langue, alors nous sommes jolis ! [...] Mais non je n’offense personne ! [...] On se fait bien assez d’offenses soi-même [...] pas vous ? [...] Il a raccroché, le chef.
GISÈLE — Une heure...
OMERO — Peut-être moins.
OCHOA — La maison d’Ovidio.
L’AUTEUR — Chut ! Les enfants...
Septième temps
NÉRON —
La grenouille connaissait
Un coin de terre et de gazon
Mais le soleil l’envahissait
Elle perdait la raison
L’AUTEUR — Ce n’est pas tout à fait ça.
OMERO — Chut ! Le refrain.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi deviens-tu folle ?
Les fous c’est la nuit
Pom pom
Qu’on les rencontre.
NÉRON —
La grenouille pataugeait
Dans un carré de verdure.
Le soleil n’écoutait mais
La grenouille à l’aventure
De l’ombre et de ses secrets.
Ne franchis pas la clôture !
Le soleil interdit les
Les visites importunes.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi n’écoutes-tu pas
Ce qu’on te dit,
Pom pom
Petite folle !
L’AUTEUR —
Le soleil a mis le feu
Au jardin, aux herbes folles.
Toutes les fleurs caracolent
(charme de la cheville dans la chanson)
Dans la cendre chaude.
La grenouille s’abandonne
Sans un cri, sans un reproche.
Le ciel devient couleur d’automne.
Il fait froid dans la chaleur.
C’est la mort
Qui s’approche
Pour annoncer l’hiver.
OCHOA — Pas mal !
OMERO —
Grenouille ! Grenouille !
Tu vas trop vite avec l’été.
Ne sais-tu pas
Que l’été appartient au soleil ?
Que l’automne n’est pas une saison
Et que l’hiver est la fin de tout ?
C’est le printemps qui te le dit
Et le printemps ne ment jamais
Aux grenouilles.
OCHOA —
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants...
Huitième temps
GISÈLE — Ça suffit !
OMERO — Dommage.
OCHOA — Pom-pom-pom pom-pom-pom...
FABRICE — On ne joue pas avec les mots comme on s’inspire des petits corps qui s’accrochent à notre imagination comme les gouttes de pluie aux carreaux de nos fenêtres.
OMERO — Il travaille sa défense.
OCHOA — Indéfendable.
FABRICE —
On ne joue pas
avec les mots
comme on s’inspire
des petits corps
qui s’accrochent
à notre imagination
comme les gouttes
de pluie
aux carreaux
de nos fenêtres.
OMERO — Facile !
GISÈLE — Tu...
FABRICE — Continue, mon amour. Qui sont ces gens ? Je leur ressemble, d’après toi ? Je t’ai toujours trouvée un peu masculine. Dans l’acte d’amour et dans son expression verbale réduite à l’onomatopée et aux mots convenus d’avance par je ne sais quelle autorité.
GISÈLE — Promets-moi de ne pas te défendre, de demeurer...
FABRICE — Digne ?
GISÈLE — Tu n’as jamais eu...
FABRICE — De dignité ? N’as-tu pas manqué toi-même d’imagination ?
GISÈLE — La vie n’est pas...
FABRICE — ... ce que tu voudrais qu’elle soit...
GISÈLE — ... aussi...
FABRICE — ... simple...
GISÈLE — ... les enfants...
FABRICE — ... vivront avec cette mémoire : deux leçons si différentes qu’ils en perdront leur chemin. Nous aurions dû nous mettre d’accord avec la même fermeté que l’acte authentique qui nous unit. On ne fait pas des enfants...
GISÈLE — Vous ne faites pas les enfants !
FABRICE — Nous participons tout de même un peu !
OMERO — Vaste débat !
OCHOA — Chut !
FABRICE — Je regrette pour vous, messieurs, que nous ne sachions nous exprimer en vers. Nous ne savons pas non plus improviser. Nous répétons depuis quinze ans.
GISÈLE — Seize.
FABRICE — Le premier est mort-né.
GISÈLE — Que veux-tu que ça leur fasse ?
FABRICE — Il faut bien que j’explique les six années qui précèdent la naissance de Néron. Les attentes, les déceptions. On a l’impression de faire son jardin dans une mauvaise terre.
GISÈLE — Mauvaise graine !
FABRICE — La poésie naît plus facilement du vin, messieurs. Sur ce point, vous serez d’accord avec moi.
OMERO — Un vin à peine bu. Il faut préciser.
OCHOA — La chair chez Ovidio. Un peu aussi avec tous ces cuirs et ces miroirs qui donnent le tournis.
L’AUTEUR — Ne vous mêlez pas d’une conversation dont vous ne connaissez pas les hypothèses.
FABRICE — Nous parlons poésie !
NÉRON — N’oublie pas tes amants...
GISÈLE — Néron ! Je vous interdis...
OCHOA — « Vous » ?
OMERO — « Vous ». Dans ces familles... je voussoyais ma mère. Le père supportait le tutoiement. Comment expliquer ces petites différences qui finissent par vous obséder à un âge où on ferait mieux de penser à l’avenir ? Je franchissais les murs. Le chef s’en souvient comme si c’était hier. Ma facilité, due à un poids négligeable, à sauter les reliefs de notre architecture rurale. Se souvenir d’Omero en plein saut au-dessus de ce qui pouvait bien représenter la limite à ne pas dépasser sous peine de ne plus revenir. Il voulait le poste de facteur. Évidemment, comme tous ceux qui ne l’obtiennent pas, il est devenu gendarme. C’est une femme qui occupe le poste aujourd’hui, la fille de...
OCHOA — La fille de... le fils de... voilà à quoi nous en sommes réduits à notre âge. Quant à l’avenir qui ne te brûle pas les lèvres...
OMERO —
Le lendemain
est si proche
que j’ai l’impression
de toucher
son duvet
de petit oiseau
tombé du nid
— Demain
en commençant par le matin —
Le lendemain est si probable
que ma chair
le connaît
par surprise
Le lendemain est une mesure
de contenu
et de distance
cube et unité
Que me dirais-tu
si je risquais
une allégorie
qui donnerait la surface
à la nuit
qui nous sépare
du lendemain ?
Cherchons encore
oiseaux en moi
cherchons le mot
qui convient
à tant d’insomnie
et à si peu
de repos
Cherchons le moyen
de ne pas nécessiter
le repos exigé
par ce qui n’est plus
et qui deviendra
hier
Rideau
ACTE deuxième
Demain
Scène première
Ochoa
(La terrasse de la maison d’Ochoa)
OCHOA (au téléphone) — [...] Je comprends [...] hier en fin d’après-midi [...] un malheureux accident... du diable si je m’attendais [...] pauvre enfant [...] oui, oui, nous les plaignons tous [...] elle a passé la nuit ici [...] nous ne savions plus quoi dire [...] pas une larme mais pas cette dureté de la veuve qui attend ce moment depuis [...] comme ma mère, oui [...] [...] sauf que ce n’est pas une veuve [...] autre affaire [...] le bouchon ? dans... [...] nécessaire ? nous n’y avons pas pensé. Les femmes savent ce genre de choses [...] fermer les fenêtres [...] détails atroces [...] des chandelles ? Nous n’y avons pas pensé non plus [...] oui, oui, je comprends la raison [...] tout se nourrit de l’air que nous respirons [...] du diable si j’avais pensé que la journée [...] celle d’hier, oui [...] l’auteur, Omero, les enfants et elle, sans compter avec ce [...] comme vous dites [...] le bouchon... je voulais vous demander [...] du coton [...] celui qui me sert pour les oreilles [...] toutes les chandelles de la maison [...] une lampe-tempête [...] j’allumerai la cheminée [...] il faudra monter sur le toit pour remettre le bardeau en place [...] pas trop chaud jusqu’à midi [...] vous en aurez terminé avec cette tâche [...] nous descendrons [...] Omero conduira [...] pas de vin, promis [...] ce n’est pas l’envie qui [...] tous les orifices, j’ai compris [...] la putréfaction a commencé à quel moment ? [...] je ne me fais pas de souci [...] dommage pour cette vie [...] elle a dit : malade, et elle a posé le doigt sur le sein gauche [...] le cœur je suppose [...] l’enquête le dira [...] nous désirons tellement cette connaissance des faits [...] seul pour l’instant [...] je vais descendre jusqu’au cimetière et récupérer tous les cierges de la chapelle [...] je prierai, oui [...] les orifices et l’air environnant, j’ai compris [...] l’obscurité, la lumière des flammes, c’est autre chose [...] pourtant [...] ne vous inquiétez pas, j’ai compris [...] nous vous attendons avant midi [...] la brise jusqu’à midi, ensuite l’air s’arrête et on ne trouve plus le repos [...] Elle a raccroché.
(à voix basse, presque faux)
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants,
Les beaux jours de l’enfance
Et le sourire des aïeux.
La mort est entrée par la bouche,
Par la peau ou pire encore,
Elle est entrée par effraction
Sans trace de clé,
Sans bonjour ni bonsoir,
Sans même le bruit des pas
Qui m’éloigne de la veillée.
Tes amants ne sont plus
Qu’un peu de cendre,
Un peu de vin
Répandu comme offrande
Avec les poignées de main
Et les jets de sel.
N’oublie pas qu’ils ont vécu
Un instant de toi-même
Surprise en flagrant délit
De bonheur et de richesse.
N’oublie pas, petite amoureuse,
Que les jardins appartiennent
Toujours à quelqu’un.
N’oublie pas de remettre
En place
Le fil de fer.
On ne quitte pas le jardin
Sans se souvenir
Que c’est ici,
Entre amandiers
Et asphodèles,
Que les amants obéissaient
À tes caprices.
Il n’y aura plus
De rendez-vous
Comme si le jardin
Avait existé
Pour que tu t’en souviennes
Et que je ne me lasse pas
De te le rappeler.
Scène II
Ochoa, Omero
OMERO (qui entre) — Tu chantes faux ! Je me réveille pour entendre ta voix de fausset... A-t-elle dormi ?
OCHOA — Comment veux-tu que je le sache ? L’œil j’ai fermé moi aussi. Les femmes seront là avant midi. D’ici là, il faut que tu me prêtes main-forte.
OMERO — Je suis ton homme ! Ordonne et je franchis tous les Enfers que la sagesse universelle a semés sous nos pieds.
OCHOA — Ne blasphème pas ! Il ne s’agit pas d’un travail d’homme. D’habitude, ce sont les femmes qui...
OMERO (s’assombrit) — Je vois. Mais je te préviens tout de suite que je n’y connais rien.
OCHOA — Je vais d’abord récupérer les cierges de la chapelle, une brassée de ces cierges qui me donnent le vertige rien que d’y penser.
OMERO — Des cierges ? Qu’avons-nous besoin de cierges en ces circonstances ?
OCHOA — Tu n’y connais rien. Tu trouveras le coton dans mon coffre, sous les mouchoirs. Pour les oreilles je m’en sers.
OMERO — Du diable si je comprends quelque chose !
OCHOA — Laisse le diable où il est et fais ce que je te dis !
OMERO — Tu ne te prives pas, toi, de l’invoquer quand les choses ne tournent pas comme le temps. Coton ! Cierges ! Et le vin ?
OCHOA — Pas de vin. Pas avant midi.
OMERO — Nous avons le temps d’avoir chaud. J’aurai plus vite fait de trouver le coton que toi de ramener les cierges. (Ochoa s’éloigne) Vas-tu t’expliquer enfin, fils de...
Scène III
Omero, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Chut ! Elle dort.
OMERO — Voilà au moins une bonne nouvelle.
L’AUTEUR — La porte de sa chambre était entrouverte...
OMERO — Je l’ai fermée moi-même hier soir.
L’AUTEUR — Il fait si chaud !
OMERO — Il faut que je trouve du coton. Dans son coffre, a-t-il dit... pas de vin... on aura tout dit sur ce sujet !
L’AUTEUR — Oui, le coton, et les cierges qui brûlent. Les fenêtres qu’on ferme. Si la nature en avait décidé autrement, non... si la nature n’était pas ce qu’elle était, et que l’air fût nécessaire en abondance et que la chair, au lieu de...
OMERO — De quoi parle-t-il ?
L’AUTEUR — La lumière eût été le symbole de la mort et nous serions à la recherche de l’ombre pour nous reposer du malheur.
OMERO — Vous verrez à quelle heure on va commencer à la rechercher, l’ombre... et ce vin qui me turlupine !
L’AUTEUR — Les Turlupins...
OMERO — Silence ! Elle se réveille.
L’AUTEUR — Ouïe fine des existences solitaires. Je n’entends rien.
OMERO — Elle n’entre pas dans la chambre funèbre.
L’AUTEUR — Les cierges et le coton ! Nous avons perdu un temps précieux ! Dans le coffre, le coton ? (se hausse sur la pointe des pieds) D’ici, je le vois tourner la clé dans la grille du cimetière. Que de temps perdu ! Une nuit entière. Et la chair qui n’attend pas ! (il sort)
Scène IV
Omero
OMERO (seul) — Elle... pourvu qu’elle ait réellement dormi ! Moi je n’ai pas fermé l’œil comme j’ai dit à ce bourrin pour ne pas avoir à m’expliquer. (se hausse sur la pointe des pieds) En effet, il est entré dans la chapelle et il défonce un carton à coups de couteau. Quelle finesse ! Quelle brute ! Quelle éducation ! On se précipite quand le moment est venu de s’apaiser comme le métal qu’on vient de tremper. Mes pieds dans le sable ! J’ai besoin d’une goutte de vin et non pas d’une de ces gouttes de rosée qu’on recueille du bout du doigt sur les toiles d’araignée ! Ou sur les carreaux si le matin vient de surprendre notre attente.
Scène V
Omero, Gisèle
GISÈLE (qui entre) —
Gouttes de rosée
qu’on recueille
du bout du doigt
sur les toiles d’araignée
de nos murs
et de nos charpentes
ou pire sur les carreaux
de la fenêtre
où l’on attend
depuis si longtemps
que plus rien ne nous surprend
pas même le premier rayon
du soleil
qui revient
où nous en étions
avant d’avoir tenté
de n’être plus
au moins un instant
arraché à la nuit
comme un moment
de notre disparition
et de cette possibilité infime
de revoir le jour
sous un angle différent.
Vous souvenez-vous ?
OMERO (après un silence) — Vous ne le dites pas bien (il répète l’ode et aussitôt terminée :) Si nous n’avions pas ce goût pour le commerce, si nous étions plus proche du désir, si...
GISÈLE — Je ne veux plus rêver ! Vous m’avez fait rêver. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé que c’était facile, qu’il suffisait de ne rien perdre, de recommencer jusqu’à ce que l’oubli devienne l’attente ?
OMERO — Ce n’est pas de moi, ça. Je me contente de rechanter les conversations et de repasser dans les lieux. Vous avez bien dormi ? J’ai tellement envie de vous poser cette question...
GISÈLE — Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas lutté non plus, si c’est ce que vous voulez savoir, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’était pas vraiment de l’insomnie et si j’avais dormi, ce ne serait pas le sommeil.
OMERO — Voilà ce qui se passe quand le rêve prend le dessus. Comment ne pas rêver dans ces circonstances ?
GISÈLE — Appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas dormi, c’est tout.
OMERO — Je vais faire chauffer un peu de lait.
GISÈLE — À la manière d’Ochoa, s’il vous plaît. Cette pierre me fascine. Il l’a ramenée d’Iraty, je crois. Elle doit être sous la cendre. Plongez-la dans ce lait du matin, qu’il bouille !
OMERO (entrant dans la cuisine) — Du feu en plein été, il faut être fou ! Pas de vin !
GISÈLE — Je n’ai jamais vraiment souffert, pas vraiment perdu non plus. Je ne renais pas, je ne suis pas détruite, on dit que je suis mélancolique mais c’est pour flatter ma tendance aux confessions. Vous ne m’avez rien dit, vous.
OMERO — Je ne vous connais pas. Je ne suis jamais entré dans une femme.
GISÈLE — Je croyais.
OMERO — Pas comme vous croyez. (il sort de la cuisine) Enfin, je veux dire...
GISÈLE (amusée) — Les amants ont quinze ans eux aussi.
OMERO — Que voulez-vous dire ?
GISÈLE — Il y a bien un moment plus favorable que les autres, cet instant qui contraint toute la vie à la circularité. Je n’ai rien vécu de tel et quand je leur demande leur âge, ils ont quinze ans. Quel âge ont-elles ?
OMERO — Ce ne serait pas convenable. Les filles de quinze ans sont prometteuses, tout au plus.
GISÈLE — Et les femmes de quarante ans n’ont pas tenu leur promesse.
OMERO — Quelle promesse une femme peut-elle tenir ?
GISÈLE — Jamais malheureuse, un peu triste quelquefois, des larmes de crocodile et d’imperceptibles pincements au cœur. Je n’ai pas été sensible à tous les évènements de ma vie. Il m’a manqué la contradiction d’un bonheur prêt au partage.
OMERO — Nous vivons comme nous mourrons.
GISÈLE — Je ne suis pas seule, ni abandonnée.
OMERO — Pas de chance alors.
GISÈLE — Par quel hasard, en effet, devient-on ce qu’on peut être ?
OMERO — Voilà le lait qui bout ! Il monte !
GISÈLE — Quelle bonne odeur, le matin ! Dire que nous ne préparons rien parce que nous ne sommes pas des travailleurs mais des mondains.
OMERO — Je travaille, moi. Librement, mais je travaille. (apparaissant avec un bol fumant) Voici le lait.
GISÈLE — Vous êtes adorable.
OMERO — Maintenant, le pain.
GISÈLE (brusquement) — Les taluak de mon enfance !
OMERO (interloqué) — Vous avez...
GISÈLE — J’ai...
OMERO — Crié.
GISÈLE — Et cela ne se fait pas devant un bol de lait ?
OMERO (de plus en plus intrigué et prudent) — Vous êtes si...
GISÈLE — Compliquée ? Ou seulement difficile ? La douleur ne crèvera pas ma carapace, si c’est ce que vous craignez. Je ne me suis jamais donnée en spectacle. Pas même dans un lit avec...
OMERO — Les amants de quinze...
GISÈLE — Chut ! On entend des pas.
OMERO — L’auteur tourne en rond sur l’autre terrasse chaque fois que vous occupez le devant de la scène.
GISÈLE — Timidité ?
OMERO — Prudence. D’ailleurs moi-même...
GISÈLE — Ne vous éloignez pas trop !
OMERO — Ce qu’on entend, ce sont les recherches d’Ochoa. Si vous saviez...
GISÈLE — Je ne veux rien savoir ! Ochoa se dévoue avec une telle lenteur !
OMERO — Jamais aucune femme n’a songé à aller plus vite que lui. Elles le suivent ou le quittent.
GISÈLE (s’effondre) — Quel destin ! Et moi qui ai donné trois enfants, dont un mort-né et celui-là, mort... si absurdement... en un moment de conflit... nous atteignions la limite de notre patience... mort si inattendue... j’aurais tellement voulu qu’elle s’annonçât, même pour me punir...
OMERO — Moi avec ma lourdeur je ne sais jamais ce qu’il faut dire ! Buvez votre lait avant qu’il ne refroidisse. Je ne recommencerai pas...
GISÈLE — Je ne souffrirai pas, vous le savez. Vous le savez depuis le premier instant, quand ils ont ramené le corps et que nous ne pouvions pas le reconnaître à cause des algues et des coulures jaunes.
OMERO — Voici les taluak fourrés de confiture d’orange. Ochoa pense à tout quand les choses se compliquent. Il jette un regard distant sur les choses et il sait ce qu’il va faire le lendemain. Entendez-vous comme il s’acharne sur les cartons ? Tous ne contiennent pas des cierges.
GISÈLE — Si vous saviez à quoi servent les cierges en pareilles circonstances !
OMERO — Il donne des coups comme si la lutte était inégale. Nous finissons par perdre notre courage et nous nous jetons au taureau comme s’il n’était plus question de spectacle.
GISÈLE — Vous avez peut-être raison pour le spectacle, pour le courage aussi, pour le taureau, pour l’après-midi, pour...
OMERO — Il se bat comme l’hidalgo. (aparté) À quel moment reviendra-t-il pour me sauver de cette femme ?
GISÈLE — Vous avez fermé ma porte mais qui l’a ouverte ce matin ?
OMERO — Le vent. C’est la seule chambre avec porte. Les autres ont un rideau mangé par les mouches. Le vent ouvre cette porte chaque matin. Nous ignorons pourquoi. (elle rit)
GISÈLE — Quelle belle vie au fond que la vôtre ! Vous possédez un peu, donnez un peu moins et vendez avec parcimonie.
OMERO — Jamais on a fait entrer toute ma vie dans si peu de mots et autant de promesses ! J’y réfléchirai. Je crois même qu’il ne manque rien à la description, sinon les détails et particulièrement celui qui revient au refrain.
GISÈLE — Le vin ?
OMERO — Non. Le vin est un élément. D’ailleurs le mien est moins élémentaire depuis que j’en abuse. Pas le vin, non...
GISÈLE — La fille de quinze ans ?
OMERO — Ni elle ni ses compagnes ! Mais elles sont exemplaires, oui.
GISÈLE — Laissez-moi deviner ! Une vieille femme qui savait tout.
OMERO — Je confondais toutes les vieilles. Je les confondais aussi avec les vieux et j’avais tellement peur que les autres s’en prennent à mes petits écarts de conduite que je ne les approchais jamais.
GISÈLE — Personne ? Vraiment personne ?
OMERO — Personne.
GISÈLE — Maintenant c’est moi qui ne sais pas quoi dire. Personne, pas même un personnage ?
OMERO — J’exagère peut-être. Il faudrait donner une âme à ce qui n’en a pas.
GISÈLE — Ce fut à ce point difficile ?
OMERO — Je n’en sais plus rien à vrai dire. Je me raconte peut-être des histoires. Entre mon enfance et moi, il y a des voyages.
GISÈLE — Et vous n’en disiez rien ! Il manquait l’essentiel à ma description. Des voyages ! Ce que cela suppose de lieux et de personnages. Rien que les lieux et les personnages. Pas d’aventure sinon le temps limite...
OMERO — Limite quoi ?
GISÈLE — Ce qu’on possède d’impossible à donner en héritage : l’écriture, le bonheur, l’exactitude, la pertinence, le partage, aidez-moi !
OMERO — En tout cas me voilà de retour et je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus. Je me demande...
GISÈLE — Demandez-le-moi !
OMERO — Ce qui vous arrivera maintenant.
GISÈLE — Vous ne pensez donc plus seulement à vous-même !
OMERO — Ah ! Mais va-t-il cesser de donner des coups sur ces maudits cartons ! Vous ne l’entendez pas ? Voilà ce qui revient au refrain : les bruits qu’ils font en existant ! Ce kaskarote !
GISÈLE (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (surpris) — Qui ? À cette heure ?
GISÈLE — Décrochez !
OMERO (téléphone) — [...] Oui [...] Qui ? [...] Je vais me renseigner [...] Non, pas un hôtel. La maison d’Ochoa à P... (à Gisèle) Quelqu’un qui se renseigne...
GISÈLE — Mais qui ?
OMERO — Qui est à l’appareil ?
GISÈLE — Et sur quoi se renseigne-t-il ?
OMERO — ... beaucoup de questions [...] Il vous demande...
GISÈLE (agacée) — Vous pourriez... (téléphone) Oui ? [...] Ah ! C’est vous...
OMERO — Elle le connaît. Elle ne paraît pas tracassée d’avoir à lui parler. Qui est-ce ? Les nouvelles vont vite. Où en est Ochoa ? Parti il y a une heure ! J’exagère. (il monte sur la murette) Toujours à l’œuvre. Quelle lenteur ! Il en deviendrait précis. On ne peut pas être plus lent qu’une horloge. Ni plus rapide. On est à l’heure ou... ou quoi ? (il fait un signe en direction de l’horizon) Encore en conversation avec ses laminak ! (criant) Ce n’est pas le moment. Je jurerais qu’il est avec un de ces lutins androgynes qui ne tiennent pas leurs promesses. Pas de vin ! Il ne parlait pas pour lui.
GISÈLE — Chut ! [...] Non, c’est quelqu’un [...] quelqu’un qui habite ici [...] la nuit seulement [...] je veux dire que j’étais si fatiguée et puis ils se sont proposés si gentiment [...] le corps [...] je vous raconterai [...] oui, il le faudra bien [...] Qu’est-ce qu’il fait ? (Omero gesticule toujours à l’adresse d’Ochoa dont on entend l’irintzina) [...] ne venez pas, nous nous retrouverons à l’hôtel [...] (à Omero) Chut !
OMERO — Elle ne me dit pas qui est-ce ni n’a l’intention de me le dire. Elle paraît tellement étrangère à tout ce qui arrive. (à Ochoa qui ne peut pas entendre) Je m’occupe du coton !
GISÈLE — Chut ! Ils sont bruyants !
Scène VI
Omero, Gisèle, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Je m’en suis occupé.
OMERO — Vous avez...
L’AUTEUR — Non, je n’ai pas... les femmes...
OMERO — Nous devons le faire. Avez-vous une idée de ce que...
L’AUTEUR — Nous dérangeons cette dame. Éloignons-nous. (ils sortent)
Scène VII
Gisèle
GISÈLE — Ils sont partis [...] oui, deux, trois avec celui qui [...] la gravité de mes [...] déclarations [...] je mesure, oui [...] en finir avec cette [...] je ne sais plus si vous ne m’aidez pas [...] non, je ne comprends pas ! [...] secondaire, oui [...] ce n’est plus la mort, c’est le [...] cadavre [...] pauvre enfant ! [...] et au moment où Fabrice et moi [...] ce soir, à l’hôtel, pas avant, il faut que je réfléchisse [...] Et bien ça ne lui fait pas de mal à lui ! (elle laisse tomber le combiné) La prison ! Est-ce que je sais ce qu’est une prison ni ce qu’on y endure ! (elle sort)
Scène VIII
L’Étranger
UN ÉTRANGER (qui entre) — Il y a des choses qui... personne ! Le téléphone est décroché. [...] Oui, quelqu’un ? [...] Personne non plus... (il raccroche et monte sur la murette) Ochoa n’est pas seul. Un lutin ! L’illusion comique. (il fait le lutin entre les tables) Ils sont fourbes et exigeants. Ne soyons pas leurs dupes. Ils ne peuvent se passer de nous, les lutins ! Je n’ai pas assez dormi. Cette paillasse m’a brisé les reins. L’homme en proie à l’alcool rencontre les bêtes qui témoignent de sa capacité à imaginer sans le recours aux autres. Celui qui n’a pas trouvé le sommeil comme on trouve son chemin ne rencontre que des panneaux indicateurs. Hier, à cette heure-ci, nous ne pensions guère à de pareilles circonstances. Lutin, ne me demande pas d’intercéder auprès du Roi de la Forêt. Je sais bien que tu sais où se trouve son château, ce qui est un secret bien gardé. Il a fallu lui raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre. Je tombais de sommeil mais une fois dans ma paillasse, je n’ai rien trouvé ! Les lutins d’Ochoa tournoyaient encore. Et cette forêt infinie ! Avons-nous réussi à l’endormir ? (on entend un bruit de voiture) Je ferais mieux de m’occuper de ma santé. Chérie, tu es prête ? (apparaît une jolie touriste en pantalons et chemise)
Scène IX
L’Étranger, la Touriste
LA TOURISTE — Nous ne déjeunons pas ? Ces nuits me mettent en appétit.
L’ÉTRANGER — Partons. Je crois qu’on arrive. Ce ne sont pas nos affaires.
LA TOURISTE — Trop tard ! (entrent deux gardes civils)
Scène X
L’Étranger, la Touriste, le Chef, Ramírez
LE CHEF — Bonjour à vous !
L’ÉTRANGER et LA TOURISTE — Bonjour messieurs !
LE CHEF — Vous êtes matinaux comme les chouettes.
L’ÉTRANGER — Je ne comprends pas l’allusion...
LA TOURISTE (le pinçant) — Chut !
LE CHEF — On m’a dit que vous étiez ici hier au soir... quand c’est arrivé.
LA TOURISTE — Nous sommes au courant pour l’enfant qui s’est noyé mais nous ignorons ce qui s’est passé entre cet homme, que nous avons à peine vu, et cette femme qui paraissait désespérée.
L’ÉTRANGER — N’en rajoute pas !
LA TOURISTE — Nous montons au lac.
LE CHEF — Je vous y invite. Nous avons tous quelque chose à dire sur le lac. J’espère qu’Omero ne vous a pas trop ennuyés. (désignant la ceinture de l’étranger) Qu’est-ce que c’est ?
L’ÉTRANGER — Un podomètre.
LE CHEF — Pour mesurer l’altitude ?
L’ÉTRANGER — C’est aussi un altimètre. Ici, c’est tout simplement l’heure.
LE CHEF — Vous n’avez vu personne ?
LA TOURISTE — Nous avons entendu des voix...
L’ÉTRANGER — Ochoa est allé à la chapelle.
LE CHEF — Le bougre ! L’a-t-on jamais vu prier ? Je me demande à quelle heure viendront les femmes.
LA TOURISTE — Nous l’ignorons. Nous prenons du retard. Nous avions prévu...
LE CHEF — Nous nous reverrons ce soir. Vous avez passé une bonne nuit ?
L’ÉTRANGER — Excellente !
LA TOURISTE — Mais nous ne reviendrons pas ce soir... sauf si...
LE CHEF — Ramírez ! Prends leurs dépositions. (touchant le coude de la touriste) Ce sera un moment. (Ramírez les pousse dans l’escalier qui descend)
Scène XI
Le Chef
LE CHEF — Toujours pressés, ces touristes ! Je ne le suis pas, moi ! Depuis le temps que j’attends ! Je ne sais même plus ce que j’attendais ! Ne vous mariez pas, les bleus ! Tiens ? Qu’est-ce que c’est ? (il se baisse pour ramasser une feuille de papier) À quoi ils passent leur temps ! (marmonnant) la mort... mmmmmm... l’infi... mmmmmm... ni... paysage... visage... mmmmmm... pas très poétique... mmmmmm... on fait mieux dans les livres de classe... mmmmmm... je préfère les auteurs de chansons... une chanson, ça n’a pas vraiment d’auteur... mmmmmm... le dé... désespoir... et oui... qu’est-ce qu’on écrirait sans désespoir ?... mmmmmm (penché à la balustrade) Ramírez !
VOIX DE RAMIREZ — Ouais, Chef !
LE CHEF — Quand vous aurez fini, montez-moi mes lunettes.
Scène XII
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (apparaissant) — J’ai fini, Chef !
LE CHEF — Déjà !
RAMIREZ — Ils n’avaient pas grand-chose à dire.
LE CHEF — Serais-tu bête ?
RAMIREZ — Vos lunettes, Chef.
LE CHEF (Ode à l’enfant mort — improvisation) — Mmmmm....
A los niños no les gusta la muerte
Les enfants n’aiment pas la mort
Vieux
malgré le peu de temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
(c’est de l’Omero, ça !)
malgré le temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
je n’ai pas eu le temps
(lui non plus !)
de veiller l’enfant mort
dans mon enfance
d’enfant joueur
(ricanements de Ramirez)
dans mon enfance
d’enfant joueur
Il jouait lui aussi
quand la mort
est entrée
dans son petit cœur
à la place de la vie
attendue
Le petit cœur s’est arrêté
comme une horloge
qu’on a oublié
de remonter
la veille
Le petit cœur
n’était pas arraché
comme les fleurs
des talus
au passage
du bonheur
d’être libre
Le cœur
n’était pas offert
non plus
(vous ne riez plus, Ramirez !)
pas offert
non plus
Ce n’était pas
une cérémonie
pas un oubli
ni même une mauvaise rencontre
Mais le soir venu
je n’ai pas veillé
comme les autres
Je ne me suis pas souvenu
avec les autres
ou plus secrètement
sans les autres
Ma solitude
d’enfant fugueur
n’explique pas
mon infidélité
mais la mer aimait
mon corps
comme je jouissais
de ses vagues
et je n’ai pas souhaité
le confier
à l’ombre
et au silence
Les enfants n’aiment pas la mort
On s’habitue
à revenir
à recommencer
à retrouver
à rejouer
mais rien n’est plus facile
que de rompre
un instant
le fil
qui existait encore
une seconde avant
que la mort traverse
l’esprit
comme une invention
renouvelée
Mes pauvres mains
sont faites pour boire
à vos fontaines
et pour aimer
vos femmes
(ne riez pas Ramirez !)
et pour aimer
vos femmes
Mains joueuses
de l’instant
mains soumises
au hasard
Ce n’est pas la mort
d’un enfant
qui explique
ce qu’elles sont devenues
à force de boire
et d’aimer
mais cette mort
revient
chaque fois
que la vie quotidienne
exige de moi
les cérémonies
les évocations
les rencontres
qui construisent
patiemment
ce que je détruis
chaque jour
avec ou sans toi
mon amour
RAMIREZ (amer et railleur) — Mon amour !
LE CHEF — Serais-tu bête ? Et chaque fois je me promets de le faire moi-même, ce rapport !
RAMIREZ — Mais Chef...
LE CHEF — N’en parlons plus. Sommes-nous seuls maintenant que tu as laissé partir ces deux somnambules ?
Scène XIII
Le Chef, Ramírez, Ochoa, Aliz
OCHOA (qui entre avec Aliz) — Quand on parle du loup...
LE CHEF — Bien jolie petite fille ! Bonjour, Maître.
OCHOA — Ongi etorri.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
OCHOA — Maintenant, le lait ! Vous permettez, Chef ?
ALIZ (timide) — Avec les taluak à la confiture de pruneaux.
LE CHEF — Elle sait ce qu’elle veut.
OCHOA — Et vous, chef, qu’est-ce que vous voulez en un pareil moment ?
LE CHEF — Venu voir. On ne peut pas le laisser en prison sans au moins une raison valable.
OCHOA — Chut !
ALIZ — Je peux m’asseoir là ?
OCHOA — Prends place où tu veux. Ils n’ont pas emporté tous les taluak.
LE CHEF — Ces touristes sont envahissants.
OCHOA — Un verre, chef ?
RAMIREZ — En service, je ne sais pas...
LE CHEF — Serais-tu bête ? On ne te demande rien, à toi !
RAMIREZ — Alors un verre pour moi aussi.
OCHOA — Pas si bête !
LE CHEF (tendant la feuille de papier) — C’est à vous ?
OCHOA (parcourant) — Ils parlent trop d’eux.
LE CHEF — Toi tu parles trop de la maison de ton père.
OCHOA —
La maison de mon père
je la défendrai.
Contre les loups,
contre la sécheresse,
contre le lucre,
contre la justice,
je la défendrai,
la maison de mon père.
Je perdrai
mon bétail,
mes prairies,
mes pinèdes ;
je perdrai
mes intérêts,
les rentes,
les dividendes
mais je la défendrai la maison
de mon père.
On m’ôtera les armes
et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains
et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera
sans bras,
sans poitrine
et je la défendrai avec mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai,
mon âme se perdra,
ma famille se perdra,
mais la maison de mon père
demeurera debout.
LE CHEF — Gabriel Aresti.
OCHOA — Vous êtes cultivé, Chef.
LE CHEF — Entre une Ode au vin et cette déclaration de guerre, j’ai choisi.
OCHOA — On ne choisit pas. On se rencontre.
LE CHEF — C’est peut-être juste mais tout le monde n’a pas l’impression de faire des rencontres.
RAMIREZ — C’est une question de tranquillité. Pas d’habitude.
LE CHEF — Serais-tu... ? (à Ochoa) J’ai besoin de lui parler.
OCHOA — Elle dort.
ALIZ — Elle fait semblant pour que je dorme mais je ne dors pas moi non plus.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
RAMIREZ (riant, entre les dents) — ... mais on t’a pas sonnée !
OCHOA — Dure journée que nous n’avions pas prévue dans notre combat quotidien !
LE CHEF — Tu ne te battras pas longtemps.
OCHOA (servant le vin, à Ramirez) — Il y tient, le Chef, à sa petite victoire.
RAMIREZ — Si on vous avait rendu à moitié sourd !
ALIZ (au chef) — Tu es sourd d’oreille ?
RAMIREZ (singeant) — Une explosion comme un million de millions de pop-corn ! Tu t’imagines ?
LE CHEF — Est-il bête ? Avale ton vin, fils de Ramírez et de Rosetti l’Italienne de Provence.
OCHOA (riant) — Fils de sa mère ! J’ai connu le vieux Ramírez qui transportait les glands toute la journée. Il possédait un âne et trois murs derrière la maison des Gálvez. Le jardin ne lui appartenait pas.
RAMIREZ (amer) — Vous parlez trop des autres.
LE CHEF (heureux) — Bois ton vin et redemandes-en !
RAMIREZ (pas rancunier) — Oui, Chef !
OCHOA (servant Aliz) —
La maison de mon père
Arrue l’a peinte
un matin de printemps
et Jammes l’a chantée
un soir de veillée
à une époque
que je n’ai pas connue
mais que personne
ni rien
n’effacera
de ma mémoire
La maison de mon père
demeurera
un tableau de peinture
sur le mur de ta maison
éternellement
Et au piano
j’interpréterai
un peu de Ravel
La nostalgie
une petite douleur intime
sous la chemise
la perspective
la lumière
l’orientation
et toute mon enfance
revient
avec ce que je n’ai pas possédé
mais qui demeure mien
parce que mon père
dure plus que les rois
et que la destruction
que les royaumes imposent
à ceux
— peuples et libertins —
qui ne reconnaissent pas les rois
La maison est peinte
par Arrue
et chantée
par Jammes
et je joue
du Ravel
sans tristesse
une petite douleur
mais je n’ai rien perdu
et j’ai plus d’avenir
que les rois
— Voilà comment j’explique
mon bonheur
LE CHEF (irrité) — Et cette petite fille ? Qu’est-ce qu’elle dit ?
ALIZ (inquiète) — Je sais des poésies de Maurice Carême...
RAMIREZ (amer) — Tu ne sais rien. Mange tes tortas et va jouer avec...
LE CHEF — Serais-tu bête ? (à Aliz) Tu ne sais rien de Machado, le frère ?
OCHOA — Le frère, c’est plus simple.
LE CHEF — Je traduis...
Tant que le peuple ne les a pas chantées
Les chansons ne sont pas des chansons ;
Et quand enfin on les chante
Personne ne se souvient de leur auteur.
Telle est la gloire, Guillén,
De ceux qui écrivent des chansons :
Entendre dire finalement
Que personne ne les a écrites.
Débrouille-toi pour que tes chansons
Finissent dans la bouche des gens,
Même si elles cessent d’être les tiennes
Pour appartenir à tous les autres.
Ainsi, parce que le cœur des chansonniers
S’est fondu dans l’âme populaire,
Les noms se sont perdus
En échange de l’éternité.
ALIZ — Comprends pas.
RAMIREZ — C’est ça, mange !
LE CHEF — Il faudra bien qu’elle se réveille.
OCHOA — Vous êtes patient comme une araignée.
RAMIREZ — Les araignées tissent leurs toiles quand on a le dos tourné et quand on lève la tête, elles attendent. Je n’aime pas les araignées.
LE CHEF (rieur) — Ramirez préfère les mammifères, si possible avec de grosses mamelles !
ALIZ — Nous avons un chat, vingt-deux chiens et trente-trois chevaux. Il y a aussi les tourterelles des toits et les hiboux des greniers mais ce sont des oiseaux.
RAMIREZ — Mange tes tortas, tête de piaf !
LE CHEF — Un chat, ce n’est pas beaucoup.
ALIZ — Les autres chats ne nous appartiennent pas. Comme les insectes, les campagnols, les loirs et tout ce qui n’est pas à nous, comme l’herbe sous les arbres mais les arbres sont à nous et la terre...
RAMIREZ — ... jusqu’à une certaine profondeur.
LE CHEF (à Ochoa) — Il a étudié le droit. Il montera vite.
ALIZ — Les hommes n’appartiennent à personne mais une femme peut appartenir à un homme si c’est ce qu’elle veut.
LE CHEF — Et qu’est-ce que tu veux, toi ?
ALIZ — Continuer de voyager et d’apprendre toutes les langues.
RAMIREZ — Il lui a parlé de sa langue.
LE CHEF (désignant le carton) — Qu’est-ce que c’est ?
OCHOA — Les cierges. Je ne sais pas où en est Omero.
LE CHEF (à Ramírez) — Je savais bien que c’était d’Omero.
RAMIREZ — Je le pincerai un jour.
LE CHEF (à Ochoa) — À cause des truites. C’est moins grave que de s’attaquer aux biens publics mais c’est un délit.
OCHOA — Elles sont bien bonnes, les truites d’Omero ! Et ses lièvres !
RAMIREZ — Je n’ai pas oublié les lièvres. Et les femmes qui se plaignent de lui.
OCHOA (riant) — Il les aime !
LE CHEF (à Ramírez) — On ne peut pas tout réprimander. D’ailleurs monsieur le juge...
ALIZ — Papa est juge et partie.
OCHOA (au chef) — Il est maire de son village, là-bas, de l’autre côté des Pyrénées.
LE CHEF — Et tu l’aimes beaucoup, ton Papa ?
RAMIREZ — Serait-il... ?
ALIZ — Où est-il ? Où l’as-tu emmené ?
RAMIREZ — On se disperse.
OCHOA — Je vais voir où en est Omero avec le coton. Les femmes arrivent à midi pile. (il sort)
Scène XIV
Le Chef, Ramírez, Aliz
RAMIREZ — Il nous laisse seuls sans votre permission, Chef.
LE CHEF — Il est maître chez lui.
RAMIREZ — Cette petite morveuse en sait plus qu’elle ne dit.
LE CHEF — Vous n’aimez pas assez les filles, Ramírez.
RAMIREZ — Je ne les aime pas au berceau mais quand elles ont bien mûres, je me défends.
LE CHEF — Défendez-vous contre les hommes, Ramírez. (à Aliz) Tu as fini ton petit-déjeuner ? C’était bon ? Tu l’aimes bien, Ochoa ?
ALIZ — Je n’aime pas les imbéciles qui font des grimaces.
LE CHEF — C’est pour vous, Ramírez. Cessez de grimacer. Vous ne plaisez pas à cet enfant. Nous ne sommes pas mandatés pour nous faire des ennemis.
RAMIREZ — Ni pour plaire. Pas bête.
ALIZ — Les cierges, c’est pour l’air. J’ai compris. Vous avez un cerf-volant ?
RAMIREZ — J’ai un fusil à cerf-volant.
ALIZ — Aujourd’hui, le vent est idéal pour jouer avec un cerf-volant mais passé midi, la mer se réveille comme si elle n’avait pas dormi la nuit et les parasols s’envolent.
RAMIREZ — EH ?
LE CHEF — Si elle ne dort pas, tu pourrais aller lui dire qu’on aimerait bien lui parler.
ALIZ — Vous ne comprenez rien : croyez-vous qu’elle vous accordera une audience si vous n’en sollicitez pas le sujet ?
RAMIREZ — Petite... !
LE CHEF — Nous souhaitons parler avec elle de ton Papa.
ALIZ — C’est clair. Mais elle dort.
RAMIREZ — Tu disais le contraire tout à l’heure !
ALIZ — Si elle dit qu’elle dort, elle dort. Et si je ne dors pas, je ne dors pas.
RAMIREZ — Il l’a empoisonnée !
ALIZ (au chef émerveillé) — Si tu avais des enfants, tu saurais leur parler. C’est ce que dit Néron.
RAMIREZ — Que vient faire Néron dans cette... ?
LE CHEF — Néron, le frère... celui qui...
ALIZ — Il n’y a pas de secret. Tout le monde peut le savoir. Il est mort. Vous voulez savoir comment il a mouru ?
RAMIREZ — On le sait.
LE CHEF — Serais-tu bête ? Sait-on ce qu’on sait ou seulement ce que les autres savent ? Le Droit !
ALIZ — Moi, je ne voulais pas me baigner toute nue. Et encore moins mourir toute nue. Vous ne savez pas ce que c’est de mourir dans l’eau.
LE CHEF — Comment le sais-tu, toi ? Tu n’es pas morte. Tu ne t’es même pas baignée.
ALIZ — Néron n’écoute personne et maintenant qu’il est mort, il fera sans doute tout ce qu’il voudra. Vous ne savez pas ce que c’est d’être libéré de la chair.
LE CHEF — Certes. Je ne m’en suis jamais trop éloigné de peur qu’on me la vole. Je défends ma chair avec autant de courage qu’Ochoa défend la maison de son père.
ALIZ (riant) — Quelle idée !
RAMIREZ — Si tu n’avais pas mangé trop de tortas, je t’en donnerais.
LE CHEF — Serait-il bête ?
ALIZ — Confondre des taluak avec des tortas ! C’est comme prendre un Basque pour un Espagnol.
RAMIREZ (hors de lui) — Ça suffit, ¡coño !
LE CHEF — Il ne faut pas répéter tout ce que dit Ochoa. Tu peux écouter mais ne rien dire si on ne te le demande pas.
ALIZ — Vous croyez peut-être que j’attends la permission des gens de maison pour me mettre ce que je veux ?
RAMIREZ — On nous avait prévenus ! Elle est...
LE CHEF — Allez me chercher mes lunettes, Ramírez !
RAMIREZ — Vous les avez sur le nez.
ALIZ (amusée) — C’est pour ça que tu ne me vois pas bien ! Ce sont des lunettes de lecture ! Je ne suis pas un livre !
RAMIREZ — Elle me rend...
LE CHEF — Vous l’êtes déjà.
RAMIREZ — Quand je serai...
LE CHEF — Je sais, je sais. Vous vous vengerez. Mais d’après mes calculs, je serai à la retraite.
RAMIREZ — Vous calculez mal.
LE CHEF — Allez me chercher l’appareil photo !
RAMIREZ — J’y vais ! J’y vais ! (il sort)
Scène XV
Le Chef, Aliz
ALIZ (dure) — Bien fait. Moi, je l’aurais tué.
LE CHEF — Tu parles de la mort comme si tu savais tout d’elle.
ALIZ — On sait ce que sont les morts et les mortes. Pas plus.
LE CHEF — Ta mère parle dans son sommeil.
ALIZ — Je vous ai dit mille fois qu’elle ne dort pas !
LE CHEF — Alors dis-lui que je voudrais parler avec elle de...
ALIZ — On ne lui parle pas quand elle est en compagnie.
LE CHEF — Omero !
ALIZ — Bien visé.
LE CHEF — Où vas-tu ?
ALIZ — Regarder.
LE CHEF — Mais regarder quoi, au nom du ciel ?
ALIZ (sortant) — Tu n’es qu’un valet !
LE CHEF — Je vais finir par le croire.
Scène XVI
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (entrant) — Croire quoi, Chef ? On n’a plus que ça comme pellicule. 400 ASA. D’après ce que je sais...
LE CHEF — Quel est le problème ?
RAMIREZ — Trop de lumière, Chef, et trop de sensibilité. Ça ne va pas ensemble.
LE CHEF — Qu’est-ce que tu me racontes ! Allons-y !
RAMIREZ (suivant) — Où, Chef ? (ils sortent)
VOIX DU CHEF — C’est quoi ce bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Je n’en sais rien, Chef.
VOIX DU CHEF — Comment voulez-vous essayer si vous ne savez pas quel est le bon bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Mais il n’y a pas de bouton pour ça, Chef !
VOIX DU CHEF — Maudits Japonais !
Scène XVII
Pilar, Angustias
PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) — Toujours la première malgré l’âge et les infirmités !
ANGUSTIAS (entrant, idem) — Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier.
PILAR (observant la pente) — Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces.
ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) — Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous.
PILAR (riant) — Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux.
ANGUSTIAS — Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ?
PILAR — Ils m’aimaient pour mes seins.
ANGUSTIAS — Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête.
PILAR — Quelqu’un ?
ANGUSTIAS — Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante (elle fait une révérence sans quitter la chaise)...
PILAR — Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau.
ANGUSTIAS — Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma sœur.
PILAR — Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions.
ANGUSTIAS — Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse.
PILAR — Mes seins, je te dis.
ANGUSTIAS — Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?
Huit fois j’ai enfanté.
Les portes sont fermées.
Je suis vieille et passée
Comme le riz de ma platée
Neuf fois j’ai connu la douleur
Et dix fois j’ai perdu la tête
Onze fois le plaisir
Douze fois l’amertume
Puis plus rien pour me plaire
Plus de lumière d’or
Dans les oliviers du matin
Plus de terre rose
Dans l’ombre des matins
De ces vendredis treize
Quand Pedro de la Once
Glisse le billet de loto
Entre mes seins faciles
Comme ceux d’une fille
Que le rêve ensommeille encore
Treize fois j’ai désiré
Et treize fois j’ai perdu
Il n’y a pas de chance
Pour celles qui ont égaré
Les clés de l’enfance
Mais l’enfance appartient
À celles qui promettent
Et je demandais trop
À l’homme qui passait
Et pas assez à celui
Qui s’arrêtait pour souffler
Voilà comment on se retrouve
Dans le lit des travailleurs
À treize je m’en vais
Ce n’est pas une promesse
C’est tout ce que j’attends
De la vie qui s’achève
Et du temps qui recommence
Sans rien changer au temps zéro
Parle-moi de la vie facile
Et des domestiques qu’on chasse
Comme les oiseaux des branches
D’un jet de pierre
Ou d’un cri d’enfant
Parle-moi de ce qui arrivera
Aux filles, à la chance et aux rimes
Que l’enfance attend
Pour que tout s’achève
En queue de poisson
À treize ans j’ai conçu
Sans la grâce de Dieu
Le premier de mes fils
Le deuxième à quatorze
Et à vingt j’ai vieilli
Voilà comme on devient
La grand-mère de ses enfants
PILAR — À trente, j’étais vierge.
ANGUSTIAS — Que tu dis !
PILAR — Sinon il ne m’aurait pas épousée.
ANGUSTIAS — Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ?
PILAR (riant) — Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot !
ANGUSTIAS — Je n’ai pas fini ma chanson.
PILAR — Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste !
ANGUSTIAS — Tu parles comme un homme !
PILAR —
Jeunes et jolies
À défaut d’être belles...
Scène XVIII
Pilar, Angustias, Dolores, Virginia, Troisième jeune fille
PILAR — Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas !
DOLORES — Virginia a laissé le savon en chemin.
VIRGINIA — On peut te confier un secret.
DOLORES — Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon.
VIRGINIA — Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus.
ANGUSTIAS — Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien !
PILAR — Il y a de la cendre dans la cuisinière.
ANGUSTIAS — Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder !
VIRGINIA — Elle ne garde pas les secrets, elle !
TROISIÈME JEUNE FILLE — Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées.
PILAR — Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ?
ANGUSTIAS — Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ?
PILAR — Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain.
ANGUSTIAS — Pilar et ses refrains !
Par ici les petits
J’ai de la soupe sur le feu
Par ici mes amants
Il fait nuit
PILAR (riant) — Garce !
ANGUSTIAS — Du bruit ! On vient.
Scène XIX
Les mêmes, Gisèle
PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) — Qui est cette femme ?
ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) — Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.
Rideau
ACTE Troisième
Plus tard, peut-être, jamais
Scène première
Le jeune homme, la jeune fille
(Le salon d’une suite à l’hôtel. Baie vitrée avec terrasse. Horizon de mer. La nuit tombe en même temps.)
VOIX DE JEUNE HOMME (rieuse) —
Petite fée de mes surfaces
Je voudrais avoir un enfant de toi
Mais s’il te plaît, o magicienne,
Ne lui donne pas le silence d’or
Qui tombe après les changements.
JEUNE FILLE (chemise entrouverte, entrant par la terrasse) — Tu n’es qu’un imitateur et tu sais que cela m’amuse...
JEUNE HOMME (débraillé) — ... à la folie. Si nous ne sommes pas fous tous les deux, alors le monde est une illusion. Encore un peu de tes fruits !
JEUNE FILLE (montrant un sein) — Choisis !
JEUNE HOMME (s’effondrant dans un fauteuil) — Dire que c’est l’instinct qui nous pousse à nous aimer ! Nous pourrions aimer n’importe qui. C’est l’instant qui impose ses lois.
JEUNE FILLE — Mon père écrit de pareilles sottises. Je ne lis jamais plus loin que la page onze.
JEUNE HOMME — Onze ? Pourquoi onze ? Demain, promets-moi de pousser jusqu’à la page treize.
JEUNE FILLE — Treize ? Pourquoi treize ?
JEUNE HOMME — Je suis terriblement superstitieux depuis que je fréquente des gens bien.
JEUNE FILLE — Mon Dieu ! Bien en quoi ?
JEUNE HOMME — Sais pas... corps soignés, conversations fluides, beaux objets, distance, cette distance que j’observe maintenant avec un regard de spécialiste, comme si je venais de traverser le miroir.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de miroir ici. Il n’y aura jamais plus de miroir.
JEUNE HOMME — Tiens ! Encore une suppression d’objet. Ta mère finira par prendre toute la place.
JEUNE FILLE (songeuse) — Mais mon père ne lutte pas. Il a cet art de glisser sur les choses et les moments au lieu de les traverser.
JEUNE HOMME — Je t’envie d’en savoir autant sur les gens qui t’accompagnent. T’es-tu déjà demandé ce qu’ils deviendront quand tu seras ma femme ?
JEUNE FILLE (riant) — Mais je ne serai jamais TA femme !
JEUNE HOMME (jouant) — Tu me l’as pourtant promis.
JEUNE FILLE (jeu) — Promesse d’enfant.
JEUNE HOMME — Changeons-nous à ce point ?
JEUNE FILLE — Oh ! Voilà qu’il recommence !
JEUNE HOMME — Tu ne peux pas comprendre ! J’ai cette angoisse, là ! Il n’y a guère que ta compagnie pour me tranquilliser un peu.
JEUNE FILLE — Un peu seulement ? Je croyais être capable de tenir mes promesses.
JEUNE HOMME — Promesse de femme. Si nous parlions d’autre chose. De ta peau, de ta voix, des petits défauts qui changent ma caresse au moment le plus inattendu...
JEUNE FILLE — Mais nous venons à peine de...
JEUNE HOMME (imitant) — Pas de conversation sérieuse après l’acte d’amour. Un petit verre, les étoiles, l’odeur des touristes qui monte comme l’encens de mes églises... N’as-tu jamais tenté de vivre sans ces lois qui te rendent...
JEUNE FILLE — ... laide. D’ailleurs, je suis laide quand je suis nue. (riant) Je suis laide, pas angoissée !
JEUNE HOMME — Non, non ! Belle, inassouvie, prometteuse ! Je te reconstruis jour après jour.
JEUNE FILLE — Jours d’été ! Vous abusez des mots.
JEUNE HOMME — Vous ? Les hommes ? Moi ?
JEUNE FILLE — Je n’ai pas encore réussi à t’imposer le silence. Je voudrais te voir nu, réduit, sur le point d’être détruit. Je ne te sauverais pas. Tu serais mon spectacle !
JEUNE HOMME — J’exige le retour des miroirs !
JEUNE FILLE (dure) — Si tu n’étais pas son petit amant de quinze ans...
JEUNE HOMME — Dix-sept... n’exagérons pas.
JEUNE FILLE — Si tu ne m’aimais pas...
JEUNE HOMME — Je te l’ai dit, pourquoi on s’aime. C’est l’instinct et nous ne savons rien de l’instinct.
JEUNE FILLE — Je ne t’aime pas, moi ! Je m’impose seulement. Nous avons tellement de souvenirs à partager !
JEUNE HOMME — Souvenirs d’été. Tu abuses de la mémoire.
JEUNE FILLE — Comme un livre !
JEUNE HOMME — Comme les onze premières pages d’un livre que je voudrais écrire mais qui demeure à distance. Cette fois, impossible d’avoir de la chance avec les...
JEUNE FILLE — ... femmes vieillies qui ne donnent pas encore une idée de ce qu’elles deviendront finalement.
JEUNE HOMME — Ce n’était pas l’instinct mais la chance.
JEUNE FILLE (rieuse) — J’avais tout prévu.
JEUNE HOMME — Ça ne m’amuse plus. Tu t’approches trop près, trop vite, trop...
JEUNE FILLE — ... trop réelle ! J’ai la réalité des inconnues et la possible inexistence des personnages de l’existence même.
JEUNE HOMME — Bah ! Trop intelligente pour moi ! Nous ne nous marierons pas. Je connais mon instinct.
JEUNE FILLE — Tu connais ta chance !
JEUNE HOMME — Si je n’avais pas cette angoisse, ce défaut d’explication au moment où une conversation me rendrait le peu de bonheur que l’enfance m’a donné quelquefois, mais quand ? à quel moment de cette enfance qui ne commence pas et qui s’achève sans prévenir ?
JEUNE FILLE — Queue-rouge !
JEUNE HOMME — Baladin ! Auguste ! Fagotin !
JEUNE FILLE — Gracieux ! Pasquin !
JEUNE HOMME — Que de synonymes pour ce que je ne suis peut-être pas malgré de bonnes intentions !
JEUNE FILLE — Ce soir tu as joué comme un pied. C’était faux, inaudible, infidèle et...
JEUNE HOMME — Le coup de grâce !
JEUNE FILLE (lançant le coussin) — ... posthume !
JEUNE HOMME (après un moment de réflexion amusée) — Je suis trop fatigué pour chercher à comprendre maintenant. Posthume comme « après » ?
JEUNE FILLE — Comment veux-tu ?
JEUNE HOMME — Après quoi ? Une fois que...
JEUNE FILLE (cruelle et amusée) — Non ! Après. Rien qu’après. Et puis plus rien. Nous avons applaudi par instinct.
JEUNE HOMME — Petite garce ! J’aurais pu choisir dans le bouquet et c’est toi que l’instinct m’a désignée encore.
JEUNE FILLE — Tu étais tout simplement obscène.
JEUNE HOMME — Visiblement ?
JEUNE FILLE — Outrancier !
JEUNE HOMME — Et toutes ces femmes qui ne disaient rien ! Et moi, innocemment épris de celle qui commença par envahir mon enfance ! Pas une seule pour m’arracher à cette loi ! Je jouais pour toi et je croyais m’adresser à l’univers.
JEUNE FILLE — Petit univers des patios d’hôtels, précisons.
JEUNE HOMME — Je ne recommencerais plus.
JEUNE FILLE — Je ne te nourrirais pas.
JEUNE HOMME — J’avais oublié ce détail.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de détails dans les miroirs. C’est pour ça que ma mère les supprime. (imitant) « Faites enlever les miroirs [...] Oui, comme l’année dernière (à Papa) Ils oublient avec une facilité ! » (ils rient en se déshabillant)
Scène II
Les mêmes, Fabrice
FABRICE (ouvrant la porte d’une chambre et entrant) — Mais qu’est-ce que c’est que ce chahut !
LE JEUNE HOMME (s’enfuyant par la terrasse et riant) — Adieu, belle famille, richesse, tombeau dans la grande allée !
Scène III
Fabrice, Aliz
ALIZ — Mon Félix ! Mais enfin, Papa, tu n’es pas drôle !
FABRICE — C’est le petit comédien de nos soirées ! Ce diable est leste comme un animal !
ALIZ (minaudant) — Ni diable, ni animal, pas même comédien, pas de talent, pas d’avenir, juste une petite frimousse qui sera du plus bel effet sur les photographies.
LA VOIX DE GISÈLE — Ne me dites pas que ce poussin est venu picorer ici !
FABRICE — Dors, mon amour. Il n’y a plus personne.
LA VOIX DE GISÈLE — Je dors ! J’ai cru entendre la voix de miston de cet affreux petit décrocheur d’étoiles.
ALIZ — Tu n’as rien entendu, Maman. Tu dors.
FABRICE (refermant la porte de la chambre) — Joli petit oiseau ! J’espère que tu ne lui as pas tout donné.
ALIZ — Je ne donne rien, tu le sais, il faut prendre si on veut de moi, tu le sais, tu le sais, tu le sais !
FABRICE — Regardons le ciel plutôt. Que d’étoiles et si peu d’explications convaincantes !
ALIZ — La mer est noire comme la nuit qui devrait l’être si tout était réel. Ce petit oiseau n’est pas tombé du nid.
FABRICE — Nous n’avons pas de chance l’été. Nous sommes mieux disposés l’hiver quand les arbres sont nus ou au printemps quand les agglomérats de neige martèlent obstinément les piliers du pont...
ALIZ — Comme c’est poétique ! (sur la terrasse) Reviens, petit oiseau ! (revenant à l’intérieur) Il était si petit que j’en ai eu pitié !
FABRICE — Ma petite Aliz perd tout son charme quand elle devient obscène.
ALIZ (dure) — La prochaine fois, continue de feindre le sommeil et écoute autant que c’est possible mais n’ouvre pas cette porte !
FABRICE — La prochaine fois, tu seras moins amusée par tes petits avantages sur le désir. Pauvre garçon ! La nuit commence mal pour lui. J’ai connu ça plus d’une fois. Je rentrais au château la tête basse et ma mère me chahutait pendant que j’étais au bord des larmes.
ALIZ — Mes yeux sont secs comme les fruits de toute la vie.
FABRICE — Referme ta chemise et parlons d’autre chose.
ALIZ (refermant la chemise) — Ne parlons pas comme deux êtres qui n’ont rien à se dire. Tu t’imagines ? N’avoir rien à se dire, même si on ne se connaît pas ce n’est pas une excuse. Ne pas pouvoir trouver une seule chose que l’autre, même inconnu, pourrait comprendre et recevoir comme ce qui lui est exactement et justement destiné. Nous sommes des toupies !
FABRICE (sombre) — Je ne suis pas dupe de ce garnement !
ALIZ — On n’en parlait plus !
FABRICE — Quinze ans et il me prend la fleur de mon âge !
ALIZ — Dix-sept, n’exagérons pas. (espiègle) Demande à Maman.
FABRICE (surpris et abattu) — J’ignorais.
ALIZ — Maintenant tu sais et ça ne change rien.
FABRICE — Je sais ce que tu me dis.
ALIZ — Moi je sais ce que je vois. Je suis une visuelle. J’aurais dû choisir les arts plastiques pour destin. Je ne suis qu’une petite secrétaire. J’épouserai un héritier connu de tous après avoir voyagé avec des petits oiseaux pas loin de votre chambre.
FABRICE — Je te paierai un voyage en Orient. J’y ai échappé dans ma jeunesse mais tu ne connais pas les mêmes circonstances. Et puis j’étais un mâle.
ALIZ — Il n’y a pas de géants dans ma vie mais la terre leur appartient. Qui me possèdera quand j’aurai tout possédé ?
FABRICE (amer) — Je n’ai jamais su prévoir, mesurer les possibilités, ni donner à penser autre chose que ce qui se voit sur ma figure. Je m’accrois du passé. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est atroce, cette diminution du lendemain à une question tellement vaste que je ne trouve pas les mots pour la poser. Il faudrait déposer son angoisse sur le seuil de la maison qui nous a donné le jour.
ALIZ — L’angoisse en réponse. J’y songerais. Je peux tout ce que tu ne peux pas.
FABRICE — Tu n’es qu’un petit oiseau sur la branche familiale. Tu me voles mon nom. Peut-être un de tes fils s’en souviendra-t-il à temps.
ALIZ — J’ai le nez des Vermort. J’ai hérité aussi de cette petite tendance à l’incohérence qui est quelquefois le signe avant-coureur de la maladie mentale. Nous ne parlons jamais de la maladie mentale, de ses conséquences sur la fortune familiale et surtout sur l’avenir des filles qui finissent toutes par reproduire la même chair. On n’épouse pas sans ce risque les filles de Vermort.
FABRICE — Tu es la seule. Et plus de fils pour moi !
ALIZ —
Je me souviens de tout
comme si c’était hier,
la chaleur,
la lumière
si intense,
la surface de l’eau
avec ses insectes
qui formaient des ondes,
la nudité,
l’enfoncement du corps
dans cette couleur verte
qui est celle des algues
microscopiques,
l’attente,
tu ne peux pas savoir
comme j’ai attendu,
attendu,
attendu et le silence
ne m’a pas inspiré
une seconde
cette petite réflexion
qui l’aurait sauvé.
J’étais si seule
et persuadée
que plus personne
ne reviendrait
pour m’expliquer le silence,
l’attente,
l’infini commencement du lendemain.
FABRICE — Pauvre petit oiseau !
ALIZ — Non, te dis-je !
L’oiseau,
c’était ce petit oiseau
qui s’est envolé
sans achever
ce qu’il avait commencé.
Je suis
l’air
que tu respires,
l’eau
que tu bois,
la caresse
qu’on te donne,
le bruit
qui te réveille.
L’oiseau
revient chaque été
avec un plus d’espoir
et je ne lui dis pas
que je l’attends
pour lui donner
à mesurer
mes différences.
Tu imposes tes mots,
l’usure
de tes mots
condamnés
au texte,
tes mots
provoquent l’oiseau
et il s’envole
comme s’il n’avait jamais
existé.
Tu courbes
la vie
comme le fer,
à chaud.
Lui préfère
le hasard des caresses
jusqu’à la précision.
Je n’ai pas choisi
mais je sais
ce que je désire.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
Entre l’horizon
et mes mains,
il n’y a
que les oiseaux.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Ainsi,
invitons-nous
au festin
du lendemain
mais ne nous croyons pas
capables
d’exprimer
ce que l’autre réserve
à son silence.
Côtoyons-nous
dans l’usage
familier
de la langue
et de ses racines
chronologiques.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
(elle sort)
Scène IV
Fabrice
FABRICE — Aliz ! (désespéré) Mon petit oiseau ! Les mots n’ont pas un tel pouvoir. Je mens comme je respire. Je ne suis qu’un Gascon. Les Vermort... (la paroi s’ouvre. Gisèle dans le lit, entourée de coussins. Odeurs d’excréments et de parfums.)
Scène V
Fabrice, Gisèle
GISÈLE — Des aveux au poussin quand il n’est plus là pour écouter.
FABRICE — Tu écoutes bien, toi !
GISÈLE — Mais ce n’était pas pour moi. Je n’écoute plus rien qui me soit destiné. Crois-tu que c’est d’elle ?
FABRICE — Ou de ces jongleurs qui s’installent sous ma fenêtre pour continuer la leçon entreprise il y a... dix ans ?
GISÈLE — Ce n’est pas son style.
FABRICE — Tu ne connais pas son style.
GISÈLE — Qui est le plus proche de ce qui demeure de notre...
FABRICE — Promiscuité.
GISÈLE — Le mot juste pour chacun des instants qui marquent le début de quelque chose. La vie ne se tisse pas. On tire les fils plutôt. (elle joue) Voici ma dépouille de fils ! Je n’en ai plus l’utilité. Que pensez-vous en faire ? Quelle question ! Rien, bien sûr. Mais je n’ai pas d’autres questions à vous poser avant de m’en aller définitivement.
FABRICE — Tu ne sais pas de quoi tu parles.
GISÈLE — Je sais de quoi il est question mais je ne sais plus l’exprimer avec la netteté de la jeune fille que j’ai été pendant si peu de temps.
FABRICE (regardant dans la rue) — La nuit commence. Ils reviennent.
GISÈLE — Quelle souffrance, cette attente !
FABRICE — Omero installe son chevalet et ses toiles. Yasmina monte sur un escabeau pour visser une ampoule. Des enfants regardent ses jambes. J’aimerais tellement regarder les jambes de Yasmina sans passer pour un obsédé. La lumière de la lampe tombe sur un grand paysage bleu et jaune. Il accroche la palette à un angle et le chiffon à l’autre.
GISÈLE — Nous n’aimons plus les mêmes choses. Nous les avons aimées si peu de temps avec la même intention de les comprendre et de les expliquer aux autres. Tu te souviens ? Comme le temps passe !
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
Mais le corps n’a pas changé. Voici les mêmes exigences, une géographie de la satisfaction tellement précise que nous n’étions pas à l’heure. Maintenant, c’est l’heure même qui manque à nos raisonnements de créatures vieillissantes.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Quelle idée des oiseaux et de l’air ! Je préfère posséder. Ce qui m’appartient se précise. J’ai seulement l’impression de perdre haleine au moindre mouvement. Je ne suis pas si vieille ! J’ai tellement vécu... si peu de choses ! Je recommence avec une application de petite fille prisonnière de son cahier d’écolière.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Quelle pertinence ! Ou quelle malice ! Je ne sais plus ce qu’il faut penser de ce qui demeure de notre... imminence. Cette douleur d’avoir perdu accidentellement l’objet d’un désir si clair encore. Et cette enfant qui perpétue le souvenir avec une adresse de jongleur.
FABRICE (abandonnant un instant son observation crispée de la rue) — Nous y voilà !
GISÈLE (doucement plaintive) — Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Cette vie bornée par les suppressions ! Il ne me restera plus rien au moment d’en finir avec cette attente !
FABRICE — Une jolie touriste se renseigne. Il est intarissable, ton Omero ! Elle l’écoute comme s’il la nourrissait déjà. Yasmina mesure encore ce qui les sépare malgré les arrangements notariaux.
GISÈLE — Pas de chance, Yasmina ! Dans toute la vie, il y a un homme et nous ne le rencontrons pas. Nous finissons dans la propriété ou la possession.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
C’est sincère. Tellement sincère que je suis toute prête à croire qu’elle en est l’auteur. Elle s’inspire peut-être mais elle ne vole pas.
FABRICE (exultant) — Elle lui achète la toile ! Veinard ! Il obtient ce qu’il veut. Yasmina paraît satisfaite.
GISÈLE — Je suis bien heureuse quand la critique te couronne !
FABRICE — Il lui explique comment on plante un clou dans le mur. Que lui a-t-il dit de la lumière nécessaire ?
GISÈLE — Il est tellement minutieux ! On a l’impression de recommencer avec le même plaisir. On se réveille épanouie comme la fleur qu’il a si longuement interprétée en vous. Cette seconde d’arrachement ! Je sentais la terre et la pluie.
FABRICE — Ses mains décrivent l’effort. Elles se croisent à la surface de la toile. Il n’en finira pas. Je l’aimerais si elle était impatiente mais il ne s’agit pas de patience. Elle n’attend rien. Elle a déjà tout reçu. Elle cherche le détail perfectible. C’est lui qui attend ce moment. Il se défendra avec les moyens du chevalier servant.
GISÈLE — Comme si nous n’existions pas réellement ! Mais nous sommes la racine tenace, il le sait par expérience. Toi, tu imagines le contexte. Ce sont des hommes qui te lisent. Tu ne seras rien de vraiment important tant que les femmes ne commenteront pas tes glissements.
FABRICE — D’autres femmes s’approchent. Yasmina règle la lampe. Elle est complice de l’infidélité, je le savais. Moi-même j’ai préparé le terrain de ton inconstance.
GISÈLE — Inconstance ! Constante, oui ! Et sans duplicité. Je ne dissimule rien. Je donne à voir et à penser.
FABRICE — Ces jambes ! Elles grouillent comme les vers sur une charogne. On se demande de quoi elles se nourrissent. Et Yasmina qui a l’air d’une domestique ! Yasmina aux seins pointus comme des fruits. J’aimerais même les femmes qu’il détruit si ma propre fille ne me condamnait pas à l’exil sexuel. J’aimerais jusqu’à ma femme cul-de-jatte.
GISÈLE (doucement) — Salaud !
FABRICE (exulte) — Il caresse ! Ce coquin est leste comme un animal !
GISÈLE (haut) — Cesse, veux-tu ?
FABRICE — Un cri ? (il revient dans la pièce) Il y a longtemps que je n’avais entendu ton cri. Ils achevaient l’œuvre de l’accident quand j’ai entendu ton cri pour la dernière fois. (touchant les moignons à travers le drap) Il m’accusait, ton cri, il me condamnait au remord. Puis ton cerveau s’est laissé pénétrer par les substances. (il s’assoit au bord du lit) Et j’ai vu passer la table roulante avec le drap propre et la petite tache de sang qui menaçait leur discrétion d’officiants. Depuis, pas un cri, quelquefois la plainte qu’on adresse à ses fantômes, le coup de rein dans le lit au moment de ces passages de la mémoire corporelle. Je me suis imaginé les états de ta conscience mais sans jamais en approfondir les hypothèses. La question de ma responsabilité ne se posait plus sans doute parce que la probabilité d’un cri venait d’être réduite à zéro par la réalité du retour.
GISÈLE (doucement) — Mon amour !
FABRICE (ironique) — Évoquer ton amour ! Même à la pointe de la langue ! Quel exercice de la description lente et du dialogue inachevable ! Quelquefois, oui, mais avec parcimonie, là, dans les marges du récit en cours, ces notes en pattes de mouches que ta fille s’acharne à déchiffrer. (il s’empare de son visage à deux mains) Non !
GISÈLE — Je ne t’ai rien demandé aujourd’hui. J’ai lu et j’ai pensé à autre chose. Mais un jour, pourtant...
FABRICE (revenant à la terrasse) — Non !
GISÈLE (triomphante) — Je ne veux pas mourir autrement. J’ai beaucoup lu sur le sujet. Une minute d’étouffement. Je ne te demande rien d’autre que cette résistance à mes dernières ressources.
FABRICE — Tu ne mourras pas facilement.
GISÈLE — Tu redoutes de lutter avec moi !
FABRICE — Je ne veux lutter avec personne et surtout pas avec un corps qui se défend contre la mort.
GISÈLE — Qui se défend parce qu’il est impossible de croire qu’il se laissera faire. Il y aura une dernière minute d’effort contre la méthode, rien de plus.
FABRICE (observant la rue) — Encore des femmes ! Elles entrent dans sa peinture comme il finit par sortir de leur vie de passante. Il écrit des quatrains sur leurs mouchoirs et elles doutent de sa sincérité sans lutter contre la griserie de l’instant. (fort, vers le lit) Son sexe rayonne selon un principe que je n’ai pas pu même imaginer !
GISÈLE — Il n’y a jamais eu d’odeur dans ce que tu écris aux autres, sauf pour se plaindre des mauvaises et dire des platitudes à propos de la peau des femmes. Il donne le voyage à dos de ses parfums.
FABRICE — Hum !
J’en connais de plus forts mais c’est avec un autre
Qui se nourrit de l’air comme l’oiseau suspend
La géométrie de mon lit solitaire.
Rivière de l’éveil de mes propres nuits,
Je caresse le temps et l’attente m’étire
Comme un premier rayon dans le dernier miroir
Que tu n’as pas brisé à l’angle du regard.
Il donne le voyage à dos de ses parfums
Et tu fermes la porte à mes yeux voyageurs
De l’instant immobile. Et plus rien ne m’arrive.
GISÈLE — Il manque des rimes à ton dizain.
FABRICE — Il s’y connaît en rimes, lui ! Elles devraient le trouver ridicule. Au contraire, elles ne vérifient pas, elles approuvent, elles se concertent pour apprécier. Il compose les bouquets de sa cueillette sexuelle. Quelle volupté ! Et quelle leçon à l’homme qui tergiverse encore à quarante ans au lieu de déposséder enfin ces corps de leur pouvoir sacramentel. (il s’assoit sur la balustrade)
GISÈLE — Quelle tautologie ! Il est inépuisable, le compagnon de ma lenteur. L’ami de mon ralentissement !
FABRICE — Nous parlions de son odeur.
GISÈLE — Je parlais de ma capacité à la respirer sans chercher à comprendre.
FABRICE — On ne comprend pas sans au moins une seconde de résistance.
GISÈLE — Je n’y pensais plus. Tu me donnas cette leçon à Venise ou à Florence.
FABRICE — À Nice. D’ailleurs, ce n’était pas une leçon. J’éprouvais ta beauté d’adolescente.
GISÈLE — Robe déchirée ! (jouant) Mon collier de perles rares !
FABRICE (riant) — Les soubrettes à quatre pattes sur la mollesse d’un tapis quatre étoiles !
GISÈLE (dure) — Ton petit frémissement circulatoire.
FABRICE (dur) — Nous ne nous aimions pas. Nous préférions les voyages. (professoral) Je l’ai dit à ta fille : les voyages, d’accord, mais nous devons en parler d’abord. Notre expérience...
GISÈLE — Nos futilités.
FABRICE — La complexité de notre richesse résiduelle. Je lui en ai donné une idée en trois mots.
GISÈLE — J’imagine les mots.
FABRICE — Je ne me souviens pas des mots...
GISÈLE — Trois...
FABRICE — Mais sa réduction au silence m’a...
GISÈLE — ... donné du plaisir.
FABRICE — Exactement. (la rue) Quelle animation ! Il en est le centre et la périphérie. Ombre et lumière, cet homme venu d’on ne sait où.
GISÈLE — C’est son père qui venait d’on ne savait où. Sa mère...
FABRICE — J’oubliais ces détails d’une vie qui sut être la tienne dans les meilleurs moments de sa croissance.
GISÈLE — (Ode aux autres)
L’odeur d’un homme
qui a l’air d’un arbre
au bord du chemin
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’herbe du talus
glisse sur moi
comme si je commençais
à ne plus exister
que pour devenir
l’explication la plus probable
de cet instant
de bonheur
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
avec les hommes
qui conquièrent
inutilement
la perspective
Après l’herbe la terre
que la pluie
vient de trouer
Les mottes
entre les pattes des insectes
Et la fleur des racines
couchée d’ombre
et de réminiscences
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
J’aimais ce sommeil
comme on préfère
mourir
sans le savoir
Les autres ne posaient pas de questions
pas le temps
pas le temps
ou bien ce n’est pas l’heure
c’est la distance
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’arbre est un cerisier
en fleur
ou un châtaignier
à l’automne
ou encore le frêne
aux suées rouges
Les autres ne se retournaient pas
Ils bavardaient entre eux
et leurs conversations
ne me concernaient plus
Dans les branches
des peuples me guettaient
et je m’endormais
pour ne pas avoir
à m’expliquer
On n’explique rien
à ces rencontres
parallèles
des lendemains de fête
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
et je ne dors pas
pour rien
Quand ils viendront me chercher
ils me croiront morte
comme meurent les fleurs
arrachées pour un bouquet
et oubliées pour d’autres raisons
que je n’ai plus le temps
de donner à mon bonheur
Ils m’ajouteront aux détails
de leur aventure quotidienne
sans un regard pour l’arbre
sans se douter qu’un arbre
peut m’éloigner d’eux
comme l’horizon
les disperse
ou les dilue
je ne sais pas
je n’ai pas bien vu
je dormais presque
Les autres m’accompagnent
ou je suis leur fardeau
ou simplement une de plus
à ajouter aux travers
de l’existence
J’épouserai le châtelain
ou le notaire
rien n’est encore décidé
Les radiographies sont pleines d’espoir
Je peux enfanter
Je peux donner
On pourra me prendre
et me multiplier
comme le pain
des bouches
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
La vie est une vitre
qu’on brise
pour les appeler
— et pour expliquer le bris de la vitre
il ne reste plus
qu’à donner
le spectacle de son angoisse
avec des mots choisis
à fleur de leur langue
vernaculaire
L’odeur d’un homme
que je n’avais pas vu
changeait mes chemins
(un éclair dans le ciel)
FABRICE — Un éclair de chaleur ! (il tombe. Entrent les Érinyes.)
Scène VI
Gisèle, les Érinyes
ÉRINYE I — Bienveillantes, c’est fait. (elle se penche. On entend le grondement) Il regarde le ciel d’un air étonné.
GISÈLE — De l’orage ! En août ? Que vois-tu exactement ?
ÉRINYE II — Nous pouvons nous en aller.
ÉRINYE III — Ne doit-elle pas mourir elle aussi ?
ÉRINYE I — Il prononce les dernières paroles, seul dans le gazon. La terre est molle à cet endroit, bien irriguée. Mais la colonne ne résiste pas à une pareille chute.
ÉRINYE III — Je t’ai demandé, Bienveillante...
ÉRINYE II — Laisse-la ! Elle mesure la croissance du désir chez l’homme en proie à la fragmentation de son intégrité, de ce qu’il croyait être son intégrité.
ÉRINYE I — Ils y croient toute la vie. (main en porte-voix, vers le bas) Il est long, ce dernier soupir !
ÉRINYE III — Que dit-il ?
ÉRINYE I — Il l’appelle. La voix est tellement faible qu’il a conscience qu’elle ne l’entendra pas.
ÉRINYE III — Pauvre homme ! Jouet du temps, rien de plus.
ÉRINYE I — Et du hasard.
ÉRINYE II — C’était prévu mais avec une certaine dose de hasard, reconnaissons-le.
ÉRINYE I — Nous n’avons plus de prises sur ce monde. Nous obéissons à d’autres lois dont la clarté n’éclaire pas encore les textes qu’on inspire.
ÉRINYE III — Qui sommes-nous si nous avons changé ?
ÉRINYE II — Question aux murs qui nous entourent. Ne posez pas vos questions aux miroirs. Cachez vos yeux dans les draps.
GISÈLE — Tu ne réponds plus ?
ÉRINYE I — Il est seulement blessé. Avec un peu de chance, il survivra. Les conséquences d’une fracture de la colonne vertébrale sont imprévisibles dans les cinq premières minutes.
ÉRINYE II — Je ne sens pas l’écoulement de la moelle.
GISÈLE — C’est mon Ode aux autres qui te donne à réfléchir ?
ÉRINYE I — Je n’ai jamais supporté les femmes qui se prélassent dans un lit. Ce n’est pas l’endroit de la paresse !
ÉRINYE II — Celle-ci n’a pas choisi.
ÉRINYE I — Qu’elle choisisse le fauteuil ! Qu’elle prenne l’air !
ÉRINYE III — Inspire-lui l’air, o Bienveillante.
GISÈLE — Je veux me lever [...] Fabrice ? [...] Tu n’es pas drôle [...] Ces terrasses qui communiquent ! [...] Je ne peux pas me lever toute seule. Tu me contrains à cet aveu une fois par jour. C’est fait. Maintenant, aide-moi [...] Fabrice ? Ce n’est pas le moment. Je te promets de ne pas regarder dans la rue [...] Fabrice ?
ÉRINYE I — Aidons-la ! (elles se transforment en femmes de chambre)
GISÈLE (sucrée) — Oh ! Vous êtes si gentilles ! Il est donc sorti ?
ÉRINYE II — Si on veut. Oh ! Le fauteuil est plié !
GISÈLE (amusée) — Écartez les accoudoirs, d’un coup.
ÉRINYE II — Facile à dire !
ÉRINYE I — La réalité te donne le vertige à ce point ?
ÉRINYE II — Nous n’en avons pas une habitude tellement profonde, de la réalité ! Elle a dit : écartez.
ÉRINYE III — Les accoudoirs. À deux, peut-être.
ÉRINYE II — Si nous n’agissons plus ensemble, nous n’agissons pas.
ÉRINYE III — À trois alors !
GISÈLE (amusée) — Quel étrange dialogue ! Vous êtes maladroites !
ÉRINYE I — Nous n’avons pas l’habitude de servir.
GISÈLE — Il faut avoir servi pour servir, en effet. Le sang est d’une importance capitale pour la domesticité. Mon père nous enseignait la vérification systématique des curriculum vitae.
ÉRINYE II — Elle parle latin maintenant.
ÉRINYE III — Une langue que nous ne maîtrisons pas aussi facilement que celles que nous imitons quand est venu notre tour d’agir.
ÉRINYE I — D’être là plutôt. Je crois que nous avons réussi.
ÉRINYE III — Cela ressemble-t-il à un fauteuil, Madame ?
GISÈLE (légèrement outrée) — On ne vous demande pas ce genre de chose ! Couvrez mes jambes, je vous prie.
ÉRINYE I — Faisons ce qu’elle dit.
ÉRINYE III (à Gisèle) — Il s’en sortira.
ÉRINYE II — Nous sommes venues avec de mauvais renseignements.
ÉRINYE I — La porte à côté, peut-être. Quel est le numéro de cette chambre ?
GISÈLE — Vous ne connaissez pas l’étage ?
ÉRINYE I (imitant) — Nous ne connaissons pas l’étage !
ÉRINYE II — Chut ! Tu es folle. On va finir par se faire remarquer.
GISÈLE — C’est lui qui vous envoie. Vous êtes bien jolies. Il choisit avec une élégance ! (elles tirent le drap) Je suis indécente !
ÉRINYE I — Mais vous n’avez pas froid.
ÉRINYE II — Nous ne savons que faire.
GISÈLE (amusée tout de même) — Vous êtes un peu impertinentes, mes filles. Fermez bien ma chemise et donnez-moi un livre.
ÉRINYE III — Quel livre ? Il y a quatre livres.
GISÈLE — Celui qui est marqué !
ÉRINYE I (rapide) — Par une feuille séchée de ce chêne que je vous ai montré dans le parc...
GISÈLE (étonnée) — Comment savez vous ?... Oui, confidences sur l’oreiller. Je ne m’étonne plus de rien.
ÉRINYE III (amusée) — Il vaut mieux !
ÉRINYE II — Le pot est vide.
GISÈLE — Je vous en prie : n’évoquez pas ces détails devant moi.
ÉRINYE I — C’est ça : vidons et n’évoquons pas.
ÉRINYE III — Il est déjà vide !
ÉRINYE II (hilare) — Alors n’évoquons pas !
ÉRINYE I — Bienveillantes, nous nous égarons.
GISÈLE (manipulée) — Oh ! Mes fesses ! Mes genoux ! La douleur s’installe dans les membres fantômes !
ÉRINYE III — Pauvre femme !
GISÈLE — Je ne vous ai pas demandé de me plaindre !
ÉRINYE III — Ce que j’en disais...
GISÈLE — Il le sait, que je déteste la compassion.
ÉRINYE II — Pas de pitié pour soi-même ! C’est la règle.
GISÈLE — Vous êtes idiotes !
ÉRINYE I — Aïe ! Une insulte.
ÉRINYE III (consultant sa montre) — Il a dû passer.
ÉRINYE I — Finissons-en avec cette éclopée !
GISÈLE — Éclopée !
ÉRINYE III (poussant le fauteuil) — Roulez jeunesse !
GISÈLE — Vous êtes folles !
ÉRINYE I (regardant en bas) — Il ne bouge plus. Sa chute est passée inaperçue. Attendons le premier témoin.
ÉRINYE II — S’il s’arrête.
GISÈLE — Sa chute ? Fabrice ?
ÉRINYE I — De qui s’agirait-il ? Qui tombe quand c’est le moment de tomber ?
ÉRINYE II — Fabrice de Vermort, comte de Castelpu.
GISÈLE (effrayée) — Que se passe-t-il ?
ÉRINYE I — Il ne se passe jamais rien. Il s’est passé quelque chose et on n’y peut plus rien. Quant à ce qui va se passer, il faut le savoir pour en dire quelque chose.
ÉRINYE II — Elle veut dire que nous le savons.
GISÈLE — Je vous reconnais ! Vous jouiez ce soir avec...
ÉRINYE I — Le petit amant de quinze ans. Il n’y a vu que du feu.
ÉRINYE II — Son expérience de la scène est si sommaire qu’il ne distingue pas les vraies des fausses.
GISÈLE — Les vraies des fausses ? Je vous prie de cesser ce petit jeu.
ÉRINYE I — Non ! Cette fois, le jeu en vaut la chandelle. Nous avons agi dans une parfaite unité toutes les trois.
ÉRINYE III — On peut le dire !
ÉRINYE II —
Ne cachons rien maintenant
mais ne soulevons pas le voile
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