Patrick Cintas
Chanson de Kateb
poéme
© Patrick Cintas
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Table
Il était une fois un royaume
il était une fois un homme
il était une fois Trapouz
Kateb c'est le nom de l'homme
le royaume a un nom
c'est un nom de royaume
lequel on ne sait pas
on ne peut pas tout dire
sinon ça servirait à quoi d'écrire
à rien
à dire des noms de royaumes
autrement dit à ne rien écrire de bon
ce qui est important
c'est le nom de l'homme
l'homme qui était une fois
il y a aussi un nom de femme
on s'en doutait un peu
un nom de femme
c'est doux comme la peau d'une femme
et ça s'écrit de la même manière
avec les mêmes mots
et forcément les mêmes lettres
l'homme vivait dans ce royaume
il vivait avec une femme
enfin près de la femme
c'est-à-dire à côté
il y a une distance entre l'homme et la femme
ils ne portent pas le même nom
ce qui n'a pas vraiment d'importance
vu qu'il est difficile à un homme
de porter un nom de femme
et le vice est versa
il y a des noms qu'on peut porter ensemble
par exemple Dominique
mais on se rencontre rarement de cette manière
il y a toujours un X et un Y
pour embêter le monde
où la femme ressemble à un trou dans une pomme
et l'homme à un ver
avec qui on peut mesurer les arbres
ce qui est bien utile
en temps de guerre.
il n'y avait pas de guerre
enfin pas encore
on n'enterrait que les malades et les vieux
et aussi les accidentés de la route
la route était très accidentée
on aurait dit un escalier
avec une rampe pour jouer avec la mort
et un grand nombre de marches
qui ressemblaient à des cercueils
Il n'y avait pas de guerre
dans le royaume où vivait l'homme
en question
les enfants faisaient la guerre
à l'aide de jeux vidéo
parce que les panoplies n'aidaient plus personne
à faire la guerre
on se déguisait en pixels multicolores
et on jouait à se déchirer le cœur
à coups de combinaisons aléatoires
sans rien savoir ni des combinaisons
ni même de l'aléatoire
on fait ce qu'on peut quand on est un enfant
et qu'il n'y a pas de guerre pour réveiller
ce qui dort.
L'homme travaillait au gouvernement
il était l'arbitre des Élégances
il y avait une grosse production d'élégances
dans ce royaume
et il fallait quelqu'un pour arbitrer
et c'est l'homme qui fut choisi
il dit : j'aurais préféré être gendarme
un gendarme ce n'est pas grand-chose
mais ça en impose
tandis qu'un arbitre c'est tellement noir
dans le stade
ou dans le tribunal
un arbitre c'est noir
et on voit des juges souffler dans leur hermine
et des arbitres de football
chatouiller l'oreille des greffières
qui rigolent quand même
parce qu'il vaut mieux être chatouillées
par un arbitre dans un stade
que par un juge qui applique la loi
quand c'est le cœur qui voudrait s'appliquer
et faire les choses comme il faut
exactement comme il faut
parce que l'amour c'est sérieux
on se caresse parce que c'est sérieux
si ce n'était pas sérieux
on se déchirerait le ventre
et on brancherait des piles électriques
sur les nerfs qui alimentent le sexe
les juges sont capables des pires choses
en matière d'amour
heureusement le sport c'est beaucoup plus chouette
que la justice.
— Arbitre des Élégances, dit l'homme
qui venait de recevoir son premier salaire
c'est bien payé
et puis on n'est pas obligé de porter l'uniforme
ce qui est un grand avantage
par rapport au métier de gendarme.
— Heureusement que tu n'es pas juge
dit sa femme en se grattant sous les bras
les juges sentent mauvais après l'amour
ce qui est un manque parfait d'élégance.
— J'arbitrerai si c'est mon destin
je déteste les comparaisons
mais je ferai ce qu'il faut faire
et je serai jugé pour ce que je ferai
de bon et de mauvais
je ne plairai pas à tout le monde
puisque le monde est divisé par définition
j'élèverai la main pour désigner l'Élégance
et certains s'en trouveront mal
ce qui est bien
puisque l'Élégance est une affaire de contradiction.
— Monsieur le Ministre, dit le secrétaire
voici votre bureau votre papier votre stylo
voici mes pieds mes mains et ma machine à écrire
et puis voici de l'aspirine
vous en aurez besoin tous les jours
c'est un sacré travail que vous avez choisi.
— Mais c'est que je n'ai pas choisi
dit l'homme en s'énervant un peu
parce qu'il ne voyait pas l'avenir
d'un bon œil
ni d'un bon pied d'ailleurs
le pied c'est important en matière de jugement
il faut se déchausser pour juger
et sentir un peu aussi
pour que tout le monde sache où il en est
— Je n'ai pas choisi, dit l'homme au secrétaire
je voulais être gendarme comme tout le monde
encore qu'une partie du monde
rêve de conduire des locomotives
le monde est divisé je vous dis
mais je n'aurai ni pistolet ni locomotive
j'aurai un bâton de pèlerin
et une bassine pour tremper mes pieds
c'est ça l'élégance monsieur
— Apportez-moi une serviette, dit l'homme
au secrétaire qui savait tout
du comportement des ministres
et le secrétaire lui apporta une serviette
soit pour ranger des papiers
soit pour s'essuyer les pieds
pieds ou papiers
c'est la question
C'était un secrétaire en forme de secrétaire
il avait toujours été secrétaire
ce qui ne l'empêchait pas de vivre avec des femmes
il n'avait jamais rêvé
ni de revolver
ni de locomotive
il avait rêvé chaque fois qu'une femme
l'avait embrassé dans le cou
les lèvres d'une femme dans le cou
ça le faisait rêver
et chaque fois que ça arrivait
il vivait un rêve
ce qui n'est pas donné à tout le monde
Qu'est-ce qui est donné à tout le monde ?
c'est l'esprit qui est donné à tout le monde
et le corps pour le ranger
quand on ne s'en sert plus —
La preuve, disait le secrétaire
à qui voulait l'entendre
j'écris des poésies que personne ne lit
et quand je fais l'amour à une femme
j'ai l'impression de jouer de la guitare
*
Le secrétaire ouvrit la fenêtre
regarda un passant très matinal
il regarda aussi les fenêtres d'en face
les fermées les ouvertes les condamnées
il les regarda toutes
avec le même sentiment d'inutilité que cette nuit
quand il regardait la fenêtre pas vraiment ouverte
et qu'il faisait de son mieux
pour caresser la femme de sa vie
— il y avait un grand vide dans sa tête
un vide qui ne se partage pas
il ne savait pas trop
ce que c'était le vide
il en avait entendu parler
le plus vaguement possible
ou alors avec fatalité
mais tout aussi vaguement —
Sur le mur blanc qui arrêtait tout
il fit défiler autant de fenêtres
que son imagination le permettait
Et les fenêtres s'ajoutaient aux fenêtres
c'était terrifiant cet objet d'accumulation
cette accumulation du même objet
pour former l'image de son désarroi
Sait-elle au moins
le prix que je paye
pensait-il dans sa tête de secrétaire
Si j'ajoute 1 et que je retranche 0
il ne reste rien : voilà ce qui m'arrive
Mais est-ce que ça m'arrive vraiment ?
Quelle drôle de question ! disait-elle
mais elle ne dit rien
et il écrit le poème suivant :
Il faut bien s'arrêter quelque part
mais où s'arrête-t-on ?
Nulle part
se dit-il pour interrompre son inspiration
j'écris deux vers
et ça me fait tellement mal
que je regrette d'être poète
à mes heures perdues
Il continua :
Nulle part
Je voudrais que ce soit nulle part
c'est quelque chose nulle part
facile à imaginer
facile de l'écrire
la preuve : je l'écris.
Qu'est-ce que j'écris ?
se demanda le secrétaire
il faut que j'écrive un poème
pour appeler le plaisir
Eh ! plaisir !
est-ce bien ton nom ?
Il faut bien s'arrêter quelque part
mais où s'arrête-t-on
Nulle part
je voudrais que ce soit nulle part
c'est quelque chose nulle part
facile à imaginer
facile de l'écrire
la preuve : je l'écris
Maintenant il comptait les fenêtres
et il faisait des paquets de dix
pour que ce soit conforme
au système décimal.
il fit des paquets de cent
il fit des paquets de mille
il fit des paquets de dix mille
il fit des paquets de cent mille
il fit des paquets d'un million
un million c'est beaucoup
c'est souvent beaucoup trop
mais c'est des millions de quoi ?
Il suffisait de fermer la fenêtre
pour arrêter le train et la locomotive
et le défilement de verre des fenêtres
et derrière chaque vitre il y a ton visage
et je ne vois pas si tu souris
ou si tu montres tes dents
qu'est-ce que tu fais derrière la fenêtre ?
derrière le million de fenêtres
qu'est-ce que tu fais à mon cœur ?
Quelle drôle de question ! disait-elle
mais elle ne dit rien
elle dort dans son corps
son âme est posée à côté
comme un mouchoir
et il pleure dedans
des larmes toutes chaudes d'amour
et de dépit.
— Monsieur le Secrétaire ! dit le Ministre
un peu brusquement
il donne du coude sur son bureau
le bureau résonne comme une église
Monsieur le Secrétaire, réveillez-vous !
et prenez note de ce que j'ai à vous dire
le secrétaire notait ce qu'il avait à lui dire
il notait ce qu'il ne disait pas
on ne sait jamais
s'il aimait à le dire
au lieu de dire ce qu'il a
— Monsieur le Ministre ! dit le Président
un peu fortement
entrompant l'encrier plein d'encre
et secouant le papier plein d'arbres
Monsieur le Ministre, cessez de rêver !
on ne fait pas d'omelette sans œufs
et pas d'œufs sans poule
cot cot codec Monsieur le Ministre
mettez le feu à votre rêve
de société égalitaire
mais le ministre regardait Kateb
Kateb le bel Arabe noir et or
Kateb détruit sur la plage
et les oiseaux qui secouaient le ciel
pour faire peur aux poissons
— Monsieur le Président ! dit Dieu
un peu bêtement
il souffle dans son doigt creux
et son épaule s'augmente d'un plastron
Monsieur le Président, soyons sérieux !
la question n'est pas de savoir
si j'existe
ou si je n'existe pas.
La question n'a jamais été là
pour les uns j'existe
et pour les autres je suis l'erreur des uns
qui autrement auraient raison
— Dieu ou pas Dieu, dit un enfant
je ferai ce je pourrai
sans doute pas grand-chose
comme la plupart des hommes
qui sont tous des êtres humains
ce qui les rapproche un peu des femmes
le Ministre n'écoutait pas les bruits
dans la tête du secrétaire qui composait
une Ode à la joie
il regardait Kateb
il buvait Kateb
il deviendrait Kateb si c'était permis
seulement voilà mes bons amis
ne devient pas Kateb qui veut
il faut avoir de la naissance
et tout le monde n'en a pas
— Moi, avait dit le Secrétaire à la femme de sa vie
je ne voudrais pas avoir un enfant
aussi stupide que celui-là
tout le désespoir l'aveugle
je voudrais un enfant qui sache se taire
quand le grand moment est arrivé
qu'il faut se résigner
que rien n'arrêtera la mort
pas même la vie
surtout pas la vie
ni même l'amour
celui qu'on fait et défait toute la vie
pour démêler en même temps
les filins et les chevelures
— Moi, dit l'enfant pour s'amuser
parce que c'était sa vocation
je ne voudrais pas qu'un pareil dieu existât
qui fait naître les secrétaires
dans la chaussure des ministres
uniquement pour que le Président
adresse à Dieu des messages de paix
que personne n'écoute.
— Donnez-moi cet enfant, dit Dieu
j'en ferai mon fils éternel
il écrira des livres que tout le monde lira
ce qui est une manière
de dire que j'existe
j'existe j'existe j'existe
cet enfant en témoignera
et j'existerai éternellement
si c'est la volonté des hommes.
Kateb souriait
pourquoi souriait-il ?
il n'était pas ministre
et donc n'avait pas réussi dans la vie
il faut avoir réussi dans la vie
pour devenir Ministre comme ça d'un coup
comme par miracle
comme si dieu existait vraiment
et qu'il n'y avait qu'à l'en prier
— Existe, dieu, existe autant que tu veux
les hommes qui réussissent dans la vie
deviennent ministres du gouvernement
ils font des sourires à tout le monde
et tout le monde croit que dieu existe
ce qui est faux bien entendu
mais tant pis puisqu'il existe quand même
Kateb, pourquoi souris-tu ?
tu n'as aucune raison de sourire
tu es complètement détruit
il a suffi d'un livre
et d'une femme pour le lire
et ta destruction a été envisagée
comme un mode d'existence littéraire.
qui détruit qui ?
Je suis un homme, dit le secrétaire
j'écris des poésies pour l'humanité
elle en fera ce qu'elle voudra
que dieu existe ou qu'il n'existe pas
je suis un homme et je souris
je souris parce que je ne suis pas devenu ministre
ce qui prouve que tout peut arriver
quand on a du talent.
Je détruis je
Je suis une femme, dit le Ministre
en prouvant le contraire
au moyen de sa virilité
qu'il trempe comme un doigt
dans l'encrier trop fin de sa mémoire
enfin j'aurais pu l'être
et je n'aurais pas aimé les hommes
et encore moins les enfants
qui sont comme des vieillards
ou le miroir qui les rapproche de la mort
ou la porte collée avec du chewing-gum
et le vent qui fait des bulles dans la serrure
ma porte est fermée à cette sorte d'amour
comprenne qui pourra
tu nous détruis
c'est plus exact, pensa le secrétaire
dans un livre farci de monologues intérieurs
comme avec des poignées de riz
on farcit les piments
au bout de la plage et au bord du ciel
commençait l'ombre de Kateb
et elle s'étirait jusqu'à nous
et nous en témoignons aujourd'hui
bien après l'avoir écrit
Quelle drôle de réponse ! disait-elle
mais elle ne disait rien
c'est une femme qui ne parle pas
ce n'est pas qu'elle se taise
il faut parler à sa place
dire ce qu'elle dirait si elle le disait
elle ne dit rien pour expliquer
on comprend que tout est dit
mais que dire après elle ?
faut-il parler d'amour
ou de la pluie et du beau temps ?
faut-il parler du chant de l'oiseau
ou de l'économie du raton laveur en terre d'Ariège ?
faut-il parler avec un peu de poésie ?
il arrive que la poésie soit la voix d'une femme
je n'ai jamais entendu cette sorte de poésie
la femme je l'ai rencontrée
mais elle manquait de poésie
parce que c'était une autre poésie
d'ailleurs j'entends très mal ce que je lis
il est vrai que c'est écrit avec l'encre abstraite
de ma mémoire esclave de la mémoire
qu'est-ce que j'ai de commun
avec cet empilement d'arbres dans ma chevelure
d'oiseau recomposé en partant des ailes
puis d'un coup de pinceau rageur
je dessinai le corps blanc et noir
et j'affinai le bec jaune et pointu
avec lequel l'oiseau que j'étais
tentait de tracer les lettres que ma mémoire
attribuait à la mémoire
Quel drôle de rêve que ton rêve !
disait-elle en rêvant la même chose
mais elle ne disait rien
parce qu'elle avait l'habitude de ne rien dire
elle écrivait pour ne pas oublier
elle n'oubliait rien à part le premier rêve
qui servait de décor
à sa nuit de femme fatale.
pensait le secrétaire
dans sa tête de secrétaire
tandis que le gouvernement s'interrogeait
sur la manière d'expliquer Kateb
enfin pas Kateb en tant que personne
expliquer la présence de Kateb
Kateb à la télé dans les journaux au cinéma
Kateb aux terrasses à la plage à l'école
à l'épicerie aux W.C. dans les postes de police
Kateb partout où on essaie d'exister
pour que ça se passe le mieux possible.
et chaque fois que le Ministre distrait
regardait par la fenêtre sans regarder
il voyait Kateb sur son estrade
Kateb expliquant sa composition
comptant les cellules de sa chair
et les aphorismes de son esprit
Kateb admiré par tous.
à l'œil nu ou dans l'écran
Kateb dont la voix était reconnaissable
pas moyen de lui échapper
il levait la tête pour vérifier
la hauteur de l'encre dans l'encrier
et Kateb apparaissait entre deux crayons
il secouait sa cigarette dans le cendrier
et tandis qu'il se frottait un œil
avec la jointure sclérosée d'une phalange
de l'index de sa main droite
Kateb clignotait au fond de la paupière
secouant ses innombrables os
et ouvrant la bouche toute grande
pour exprimer son profond étonnement
d' être encore de ce monde
malgré l'épouvantable destruction
qui augmentait son existence
d'un certain mystère
il déposait un très doux baiser
quelque part dans les cheveux d'une femme
et l'estrade se profilait avec la mèche
surmontée de l'oscillant Kateb
qui jouait à étonner le monde
en parlant dans une langue
qui n'était pas la sienne
Kateb qui lui-même se reconnaissait
dans le reflet télévisuel
qui parvenait sur les lieux mêmes de sa destruction
le Ministre arbitre rompit le silence
au moyen d'une feuille de papier
qu'il fit claquer en ses doigts
comme on tire les feuilles des arbres
et le Secrétaire sortit de sa rêverie
et il se mit à écrire sur la feuille sonore
sans doute un très joli poème
on ne doute pas que ce soit un joli poème.
même très joli en y regardant de plus près
qui dira le contraire
maintenant que c'est écrit
et puis qu'est-ce qui est le plus élégant :
écrire un poème qui manque d'élégance
ou l'effacer par manque d'élégance ?
en fait il n'écrivit pas le poème
pas sur la feuille de papier en question en tout cas
je dis en question en tout cas
comme j'aurais dit madame est-ce que
ou bien je ne sais pas si je dois
ou si j'ai mal fait c'est que
enfin vous voyez ce que je veux dire
la feuille entre les doigts du ministre en question
et le poème dans la tête du secrétaire en tout cas
le tout dans un bureau mitoyen
du bureau du président de la République
qui a d'autres choses à faire
que de se coltiner les histoires d'amour
d'un ministre et de son secrétaire
le monde rapetissait à vue d'œil
quelqu'un nourrissait le monde
quelqu'un on ne sait pas qui
et le monde se nourrissait à l'œil
et il se réduisait comme un savon
les lettres s'effaçaient à la surface
on ne voyait plus la marque
on ne savait plus comment s'appelait le monde
Pierre Paul Jean ou Ahmed ou Patrick
le monde n'avait plus de nom
et il diminuait et tout diminuait
et on ne voyait pas que ça diminuait
forcément puisque tout diminuait en même temps
les rapports ne changeaient pas
on ne s'apercevait de rien
on n'avait pas la sensation de l'infini
mais on y allait tout droit
et ça ne faisait pas mal du tout
simplement des doigts se levaient
pour demander des choses simples
comme de manger à sa faim
ou d'être aimé pour soi-même
et tant d'autres choses si simples
qu'on se demandait pourquoi
il y avait tant de doigts levés
sachant que tout le monde
n'avait pas la force de lever le doigt
pour poser la question
qu'il avait envie ou besoin de poser.
cela se passait dans le bureau mitoyen
entre un Ministre qui aimait le papier
et un secrétaire qui écrivait dessus
la fenêtre donnait sur la cour
et la cour sur la place
la place sur une autre place
et cette place sur l'avenue
au bout de laquelle il y avait
une marchande de pommes d'amour
et dans les pommes un goût de printemps
et dans le printemps une idée de l'amour
enfin de ce que pourrait être l'amour
si on avait vraiment envie qu'il existât
— Je me comprends de moins en moins
expliquait Kateb à un groupe de touristes japonais
qui avaient vu l'Alhambra et la Tour Eiffel
et à qui ça n'avait pas suffit
je perds ma forme humaine
en fait je me déforme
j'aurais pu m'abstraire mais non
il a fallu que je me déforme
je ne sais pas ce qui est le plus facile
se déformer ou s'abstraire
je sais que ce n'est pas la même chose
on ne se déforme pas comme on s'abstrait
et le vice est versa
on se déforme en dépit du bon sens
ce qui n'est pas le cas quand on s'abstrait
mais on s'abstrait sûrement sans douleur
ce qui ne manque pas de sens
si on y regarde d'assez prés
dans cette différence de résultat
est-ce que j'ai l'air de ne pas y toucher
à cette nuance qui me redonne la vie ?
Le Ministre baissa le son du haut-parleur
il diminua le contraste
et supprima toutes les couleurs
comme si le secrétaire allait le répéter
qu'il avait triché avec la réception des images
et que le son laissait à désirer !
il ferma les yeux pour ne plus voir
et il vit que c'était impossible d'oublier
quelque chose existait bien avant sa mémoire
et c'était peint sur le mur de la grotte primitive
regarde disait le premier
j'existe et je ne suis pas sûr de ton existence
toi tu ne peux pas douter de la mienne
mais tu ne sais pas ce que j'ai voulu dire
quand il rouvrit les yeux
il vit Kateb à la fois dans la télé
et dans l'écran de la fenêtre entre les rideaux
il vit deux Kateb dont un n'était que lumière
et l'autre simplement
un assemblage de couleurs
— dis-moi quelle est la différence
entre la lumière et la couleur
est-ce que tu me parlais de la même chose
quand j'ai appris ton existence ?
*
Donc le secrétaire écrivait des poésies
Et le ministre qui ne voulait pas être ministre
Était ministre quand même
— Mais que faisait Kateb ?
il n'était ni ministre ni secrétaire
il n'écrivait pas de poésies
il était simplement détruit
ce n'est pas facile d'être détruit
quand on n'est ni ministre ni poète
mais simplement un pêcheur d'oiseaux
et en plus complètement détruit.
Le Président de la République
avait convoqué le Ministre Arbitre des Élégances
suivi de son secrétaire poète à ses heures
et de sa femme qui jouissait d'une grande fortune.
— Monsieur l'Arbitre, dit le Président de la République
Kateb n'est qu'un Arabe de trop
ce qui n'est pas grand-chose
ayez l'élégance de me l'accorder —
Seulement voilà de trop ou pas de trop
c'est un Arabe qui existe
ce qui est vraiment très dur à avaler
quand on a soi-même du mal à exister
est-ce que vous me suivez ?
— Je vous suis parfaitement, dit l'Arbitre
qui suivait imparfaitement
mais qui mentait parfaitement
dans le but très louable
de parfaire l'imparfait.
— Il est très important que vous me suiviez
poursuivit le président de la République
qui était un grand escogriffe un peu poilu
dont la voix semblait sortir d'un haut-parleur.
— C'est très important, affirma l'arbitre
et très élégant je dois dire
c'est parfaitement dit
et je vais le noter sur le livre des Élégances
— Il y a un livre des Élégances ?
demanda le président en allumant un cigare
je n'en avais jamais entendu parler
ni même en Conseil des Ministres.
— Il y a un Conseil des Ministres ? dit l'arbitre
tout étonné qu'il y en eut un et qu'il ne le sût pas
— Certes il y un conseil des ministres
expliqua le secrétaire qui se sentait le droit
d'expliquer son métier à son maître de Ministre
dont la mauvaise volonté ne faisait pas de doute
— Voilà une bonne nouvelle, dit l'Arbitre
qui pensait que c'en était une mauvaise
vu qu'il y avait plusieurs ministres
et un seul conseil
ce qui est tout de même très embêtant
quand on veut imposer son point de vue.
— Ce n'est pas facile d'être ministre, dit le secrétaire
qui rêvait d'être ministre un jour
et qui se désolait que ce soit un rêve
rien qu'un rêve
un sale rêve de secrétaire
c'est-à-dire rien qu'un rêve
et pas autre chose qu'un rêve
autrement dit il ne serait jamais ministre
ce qui est dur à avaler
quand on rêve de l'être
et qu'on est secrétaire.
— Je m'en fiche d'être ministre ou cuisinier
dit le secrétaire au président de la République
l'important c'est d'aimer ce qu'on fait
sans vouloir vraiment le faire
je ne serais pas secrétaire si j'avais pu
mais j'ai pu être secrétaire
et poète à mes heures perdues
vu que je gagne mes heures
à faire le secrétaire
mon dieu ayez pitié de moi
je ne fais pas ce que je veux
je fais exactement ce que je ne veux pas
mais je le fais
pour l'amour d'une femme
c'est terrible et pas croyable
mais je le fais sans le vouloir
est-ce que c'est du temps perdu
ce que je gagne à ne pas tout perdre ?
— On ne prie pas dans le cabinet
du président de la République
dit la femme du Ministre
en donnant un coup de coude
dans les côtes du Ministre
— C'est vrai quoi, dit le Ministre
si c'est prier que vous voulez
allez prier ailleurs si j'y suis
et si je n'y suis pas
ce qui a de fortes chances d'être
revenez nous casser les oreilles
ce qui vaut mieux que ne rien entendre
— On devrait supprimer la poésie
dit le président de la République
on la remplacerait par la tauromachie
une bien belle chose qui manque à notre société
que cette chose incroyablement belle
qui fait figure de poésie quand elle manque
Qu'en pensez-vous monsieur l'Arbitre ?
— J'en pense, Monsieur le Président,
dit le ministre en se mouchant dans ses doigts
je pense que vous avez parfaitement raison
je ne voulais pas être ministre
je voulais être gendarme
pourquoi donc les poètes
ne deviendraient-ils pas des toreros ?
— Ou des secrétaires...
— Ou des secrétaires, oui, des secrétaires
ce qui ne les empêche pas d'être poètes
il y a des heures favorables à la poésie
entre une tâche bien remplie
et un hommage sexuel
il y a de la place pour la poésie
de la poésie élégante bien sûr
sinon ce n'est pas de la poésie.
— Monsieur l'arbitre des Élégances
vous ne serez jamais gendarme
dit le président de la République
moi je voulais être cordonnier
un beau métier la cordonnerie
eh bien je suis devenu président de la République
c'est comme ça je n'y peux rien
et je ne sais même pas si c'est élégant.
— Ce qui serait élégant, dit la femme du Ministre
ce serait qu'on m'offre de quoi m'asseoir
cette conversation m'a épuisée
j'espère que je ne suis pas venue pour rien
— Il y a, madame, que Kateb est un arabe
on ne s'assoit pas en présence d'un tel problème
et ce n'est pas manquer d'élégance
que de ne pas offrir un siège
je vous avertis que si vous continuez de vous plaindre
je vous désépouse et je vous donne à n'importe quel secrétaire
par exemple celui-ci
avec lequel vous ne vous ennuierez pas
puisqu'il écrit des poésies
et que ça ne manque pas d'élégances, paraît-il !
Écrire des poésies en un pareil moment
un moment où Kateb tente de se reconstruire
est-ce raisonnable, je vous le demande !
(ainsi commençait le discours du président)
Sadat ou sadati
je vous laisse le choix —
je peux dire : trapoutsacaraoulami
ou bien : je sais jouer de la guitare
ce qui ne veut pas dire la même chose
je veux dire que l'une proposition
n'est pas la traduction de l'autre
et le vice est versa
on ne fait pas de discours dans le but
de traduire ce qui ne veut rien dire
ou faire dire ce que ça veut dire
à ce qu'on ne dit pas
mais si vous choisissez
mesurez bien la mesure de votre choix :
ou bien je parle arabe
et personne ne comprend rien
ou bien je parle français
et tout le monde comprend pourquoi —
est-ce que vous me comprenez ?
Quelle folie de vouloir vivre à tout prix !
Ce qu'il faut payer, vous trouvez ça normal ?
Un jour tout va pour le mieux
le monde fait plaisir à vivre
et le lendemain tout va mal
quelqu'un est mort
ou bien un amour s'est achevé
ou on n'a pas trouvé la solution
et on vous condamne à la peine de mort
comment qui ça on ? nous nous tous vous tous
on se condamne à se casser les pieds
et on se casse les mains au travail
et le dos à faire des enfants
et la tête pour avoir des diplômes
et le cul pour pas grand-chose —
comment qui ça on !
on vit parce que c'est plus facile
et on meurt parce que c'est difficile de faire autrement.
Cassons-nous les pieds si c'est notre destin
moi je voulais être cordonnier
mais ce n'était pas écrit
et je suis devenu président par la force des choses
ou par le jeu démocratique si on préfère
j'étais un rêveur en cordonnerie
et me voilà moins rêveur
et pas du tout cordonnier
qui veut devenir cordonnier à ma place ?
moi je resterai président de la République
je sais très bien faire ce qu'il faut faire
pour diriger le royaume de la République
je ne sais plus très bien ce qui me plaisait
dans la cordonnerie
tant mieux j'y penserai moins
et je serai un fameux président du royaume
— que demande le peuple ?
tiens un oiseau vole
vous avez vu l'oiseau sur la corde à linge ?
on dirait un mouchoir de femme
avec un coin de rouge à lèvres
et un cheveu qui traverse la toile
il vole maintenant que je l'ai dit
je ne regrette pas vraiment ce qui est arrivé
le mouchoir est tombé dans l'herbe verte
et je l'ai ramassé pour le respirer
il sentait la bouche et la tête
un brin d'herbe me chatouilla le nez
c'était son doigt imperceptible
et ma narine un doigt de gant
pourquoi regretterais-je ce qui n'a pas eu lieu ?
j'ai marché jusqu'au bout de la rivière
le mouchoir se prenait pour un oiseau
il avait du rouge à lèvres sur son bec
il sentait sa chevelure et son épaule
je me serais jeté à l'eau
mais l'oiseau ne l'a pas voulu
— tu seras président de la République ou rien
dit l'oiseau en secouant ses plumes.
— Président de la République c'est quoi ?
j'ai demandé sans espérer aucune réponse
vu que je parlais en réalité à un mouchoir
j'ai volé le mouchoir
mais c'était par amour
je ne voulais pas être président de la République
je voulais être un oiseau
avec du rouge à lèvres au bout de l'aile
et un cheveu en travers de mon corps
qu'elle aurait transpercé sans rien dire
ayant compris le sens de mon rêve.
C'est quoi sident prédela pu réplique ?
je voulais être nierdocor
j'aimais une femme plus que toutes les autres
elle avait des cheveux noirs et des épaules blanches
j'écrivais des fantaisies musicales
dans ses cheveux
le vent ne m'a pas aidé à devenir musicien
j'ai écrit la symphonie de l'amour tombé à la renverse
mais je n'avais pas le sens du contrepoint
j'ai tout raté par excès d'instruments
et je suis devenu président de la République
— Quelle triste histoire ! dit l'oiseau
qui venait de l'inventer
pour faire plaisir à une petite fille
dont l'harmonieux derrière
ressemblait à un cor de chasse
moi, poursuivit l'oiseau des mers
je voulais devenir l'amant d'une femme
je me fichais pas mal de tout le reste
et je comptais sur mon charme naturel
— ça alors ! dit la femme en se réveillant
qu'est-ce que c'est que cet oiseau ?
— Je ne suis pas un oiseau, dit l'oiseau
je suis un amoureux, chantait-il
et je voudrais vous aimer, picorait-il
entre les cuisses qui jouaient avec l'ombre
que ses ailes portaient au bout du soleil.
— Je vois bien que tu es un oiseau
dit la femme en refermant ses cuisses
comme on ferme une porte à l'étranger
moi je n'aime que les présidents de la République
il n'y en a qu'un à la fois
et il ne peut pas aimer toutes les femmes
ce qui est un avantage considérable
quand on veut faire des enfants
Si tu connais un président de la République,
donne-moi seulement son adresse
et je lui donnerai tous les enfants du monde
si c'est ce qu'il veut.
— Je ne veux rien du tout
dit le président de la République
juste avant de se marier
avec la femme de sa vie
je veux simplement compter le nombre de mes doigts
et le diviser par le nombre de mes mains
pour voir si le résultat est impair
et plus proche de six que de trois
— Je ne connaissais pas ce problème
dit l'oiseau soudain intéressé
j'en connais un autre du même genre
mais qui n'a rien avoir avec le mariage
et encore moins avec les femmes
je ne dis pas qu'il n'y est pas question d'amour
parce que l'amour n'a pas de limite
— Voyons voir de quoi il s'agit
fit le président soudain intéressé
parce que l'oiseau soulevait de nouveau
dans la poussière volatile
de ce désert de l'amour et de la parole
que serait la femme
s'il n'y avait pas l'homme pour la fertiliser ?
— S'il n'y avait pas la femme
dit la femme en plumant l'oiseau
tu mangerais des clopinettes
et non pas de la volaille braisée comme il faut.
— Mince mon oiseau ! dit le président
quel dommage un oiseau si intelligent !
il faut être femme pour manger l'oiseau
et je ne suis pas un homme si je te laisse faire.
— Bas les pattes ! espèce de dictateur !
fit la femme en cherchant ses vêtements
je te donne de l'amour et tu ne le rends pas
tu n'es pas l'homme de ma vie
je te ferai avaler tous les oiseaux du monde
pour t'apprendre à vivre avec les femmes.
— Je ne veux pas vivre dans le péché !
dit le président de la République
qui avait beaucoup pêché sans le savoir
et beaucoup aimé cela sans y trouver
à redire ce que redisent les oiseaux
quand la femme pond des œufs.
Je veux vivre avec mon oiseau !
Je ne veux pas mourir sans mon oiseau !
— Ne fais pas l'enfant et mange
sinon tu rapetisseras comme tout le monde
et il n'y aura plus un seul bulletin de vote
dans l'urne blanche de ta destinée.
— Je me fiche de la démocratie !
Je veux vivre de la dictature
il paraît que ça rapporte beaucoup
si on a bien étudié le problème.
Ça rapporte de quoi vivre
plus longtemps que les autres
parce que la vérité elle est là mon vieux
si tu veux vivre vieux
il faut se payer le luxe de la vieillesse
sinon tu vis très jeune
ce qui n'est pas un luxe.
non ce n'est pas un luxe
ce n'est vraiment pas un luxe
mais j'aurais peut-être mieux fait
quand je n'étais pas encore assez jeune
c'est si vite fait un coup de couteau
en long en large ou en travers
on a vite fait de devenir un assassin
et pourtant on ne le devient pas
l'excuse c'est qu'on voudrait devenir cordonnier
alors qu'on sait très bien que tout est joué
qu'on deviendra président de la République
par le jeu de la démocratie qui vote
ou par le jeu de celle qui ne vote pas
j'étais très jeune en ce temps-là
je rêvais sous des peintures d'un temps passé
il y avait des animaux et des hommes
il y avait des armes pour tuer les animaux
mais on ne disait rien de la guerre
ni du destin des femmes
et je rêvais d'un ventre de femme
je rêvais d'un champ de bataille
et je coupais la gorge à un homme de couleur
et je violais sa femme avec délectation
et le champ de bataille se soulevait sous mes pieds
j'avais l'impression d'un nouveau voyage
et je ne me trompais pas
je voyageais en l'air
je traversais l'espace rond de ma mémoire
je me posais sur les branches
je signais mon nom avec mon aile
je picorais les fruits
et la branche giclait sous moi
et je voyageais encore
l'espace s'étirait en aval
je ne revenais plus
je m'éloignais
il y avait des croûtes de calcaire sous mon front
c'est ma mémoire qui s'écaillait
et je me demandais si la femme voyageait
si elle revenait au même endroit
si elle avait l'air d'un oiseau
quand le plaisir allumait son ventre
la fille des yeux aux yeux de jais
comme j'y tenais à deux mains
et comme je l'aimais sans le savoir
sous la peinture presque murale
il y avait notre lit de calcaire et de fer
notre lit de bauxite de pyrite d'or d'argent
et je rayais quelque chose dans la mémoire
je ne savais ce que c'était la mémoire
mais j'effaçais une ligne sur deux
et personne ne comprenait plus rien
de ce que j'avais à leur dire
ce que j'ai à vous dire je le sais
je sais toutes les courbes de son corps
mais c'était une excuse
de vouloir devenir cordonnier
en fait je voulais tuer quelqu'un
avec mes deux mains je l'aurais aimé
et en même temps je l'aurais détruit
première mort la destruction
et puis je l'aurais tué deuxième mort
et tout le monde aurait fini par l'oublier
troisième mort pendant que je finis de vivre
dans une prison d'encre et de papier
j'ai traversé la page avec une aiguille à coudre
qui a dit que les présidents n'aiment pas la République ?
C'est la République qui n'aime pas les présidents
et j'ai traversé une autre page avec la même aiguille
et puis une autre et puis une autre
c'était un rêve opaque dur lent
je traversais à bord de l'aiguille
je ne contrôlais pas la manœuvre
les arbres se réveillaient
les oiseaux s'éparpillaient
je savais que je n'étais pas loin de tout
au contraire je m'approchais de tout
et il y avait quelque chose de peint
quelque chose de rouge noir jaune
un pays de terre de pierre de sang
et pas une femme pour dire ce qui lui arrive
les animaux meurent sans un cri
on ne peint pas le cri des animaux qu'on tue
les flèches sont comme l'aiguille
elles traversent un champ de blé
il y a le mot « blé » qui s'écrit
elles traversent la poitrine d'un cerf
et le mot « cerf » s'écrit à côté du mot « blé »
cerf blé — blé cerf — ça ne veut rien dire
parce que l'homme ne se demande pas
si son destin est lié à celui de la femme qu'il aime
et le mot « amour » s'écrit aussi
le blé aime le cerf
le cerf aime le blé
l'amour du cerf pour le blé
ou l'amour du blé pour le cerf
le blé de l'amour et le cerf
le blé du cerf celui de l'homme
le blé de la femme
et la femme dans le cerf
il n'y avait rien que je comprisse
il n'y avait pas de mots
et je voulais qu'il y en eût
pour que mon destin ressemble à ma femme
pour que ma femme dise oui ou non
exactement comme ça lui plaît
et non pas comme je l'ai peint
sur le mur de la grotte préhistorique
où je n'ai aucun droit d'aventure.
c'est en cachette que je grave mon cœur
dans l'écorce des arbres de ton jardin
— mon petit bout de président
on t'a demandé de faire un discours
pas de raconter ta vie sentimentale
qu'on apporte un nouveau micro
celui-là a un défaut de langue !
on apporta un nouveau micro
au président qui épongeait son front
dans le revers de la manche de son veston
— Ce qu'on peut suer à la télé
dit-il pour tout commentaire
ce que tout le monde accepta de bonne grâce.
Le nouveau micro était une sorte de tube
de trois centimètres de diamètre
et vingt centimètres de longueur
il y avait un bout de fil d'un côté
et une espèce de pièce de monnaie de l'autre
la surface était bronzée comme le canon d'un fusil
il le trouva tellement joli
qu'il le montra à tout le monde
ce qui fut du plus bel effet
— Ce micro est une œuvre d'art
déclara un marchand de New York
et il acheta l'image télé pour un bon prix
avec quoi le président de la République
offrit à sa femme qui l'aima beaucoup
une limousine molle et verte
un jardin japonais avec un Japonais au centre
un Japonais avec un jardin dans la tête
une tête de jardin qui se plaignait
de n'avoir pas de jambes pour visiter
un visiteur qui aimait une visiteuse
un amour en carton-pâte
qui ressemblait à Bugs Bunny
un lapin qui se cachait dans les œufs de Pâques
une certaine quantité d'œufs
dont le moins qu'on puisse dire
si l'on a l'esprit bien affûté comme il faut
c'est qu'ils ne manquaient pas d'une certaine allure
qui rappelait à la fois
l'étonnante démarche de l'autruche qui a froid
et le parterre considérablement agrandi
des amateurs d'art sur le déclin
la femme du président de la République
acheta un grand sac avec ses économies
et elle mit tous les cadeaux dedans
et tout le monde fut stupéfait
de constater qu'après l'avoir secoué
le sac rempli de cadeaux était redevenu
le micro qu'il aurait dû toujours être
Le marchand au paroxysme de la joie
acheta cette deuxième version
pour un prix qui dépassait les limites
d'une imagination peu habituée
à créditer son compte dans la pensée
et le président de la République n'acheta rien
il courut au bordel pour tout dépenser
et on le vit à la télé
faisant des choses pas propres du tout
avec des femmes qui sentaient mauvais
le tout en couleur et en relief et en stéréo
et tout le monde sut alors
ce qu'en principe il n'aurait pas dû savoir
— j'aurais mieux fait d'acheter
un autobus avec une impériale
et une centaine de citadins
pour les mettre dedans
et jouer à l'autobus
avec l'enfant que je t'ai fait
avec celui que je t'ai donné
et avec celui ou celle dont tu m'as privé
on aurait creusé une route
en travers de l'appartement
une belle route avec des accidents
une route avec des pompiers
une route avec des avions crashés
et des personnages figés dans la mort
ce qui aurait certainement beaucoup amusé
l'enfant que je t'ai fait
celui que je t'ai donné
et celui ou celle dont tu m'as privé
espèce de remède contre l'amour !
dépensière ! dégoûtante ! culottée !
je t'aime encore parce que l'amour ne meurt pas
mais je n'ai plus envie de coucher avec toi
à quoi ça sert de coucher avec une femme
qui entretient des rapports équivoques
avec un marchand de New York ?
— Je ne répondrai pas à cette question
dit la femme en suçant le micro
il y a des questions qui ne regardent pas les autres
qu'ils regardent ailleurs s'ils ne veulent pas être surpris
par les visions de ma vie sexuelle.
tu aurais mieux fait de m'acheter
de la cervelle d'oiseau au fenouil
un carré de terre bien molle et verte
pour cultiver des plantes aromatiques
un livre livrant tous les secrets de l'aromathérapie
une guérison miraculeuse
un sachet de cailloux qui se mangent avec les doigts
et de l'eau de la grotte pour mes pieds
— Tu répondras à toutes les questions
qu'on te posera à la télé
sinon je vais passer pour un imbécile
je ne veux pas qu'on raconte n'importe quoi
à propos de ce marchand de micros
— Ce micro n'est plus un micro
c'est une parfaite œuvre d'art
mais tu n'as rien vu de sa beauté
et tu as perdu une occasion de te taire
quel beau micro ! quel minimum !
et quel maximum à lui tout seul !
je ne savais pas que c'était une œuvre d'art
je voulais acheter les quatre pattes d'un cheval
pour changer les pieds de mon bureau
dont le dessus a beaucoup servi
lors des dernières manœuvres de la marine française
en Mandchourie orientale
quel beau bureau j'aurais eu si j'avais su
mais j'avais rien su
j'avais un bureau et pas de pattes de cheval
qui aurait dit que ce sacré micro
aurait changé ma vie du tout au tout ?
personne à part quelques connaisseurs
dont un marchand de New York
il y avait aussi un paysan de la région de Moscou
mais le train était trop cher
et il n'y avait plus d'avion
dommage pour le paysan de la région de Moscou
il s'y connaissait vraiment
en matière d'œuvre d'art
il avait moins d'argent que le marchand de New York
mais il était plus sympathique
alors j'ai vendu le micro au marchand de New York
— Ce n'est plus un micro , dit le marchand de New York
en fait ça n'a jamais été un micro
ce qui est a toujours été
c'est le principe minimum de l'art
et ce qui sera n'existe pas encore
sinon dieu existerait
ce qui est impensable.
— Je ne comprends pas tout à l'art
pas tout à l'art , dit le président
moi je fais des discours électoralistes
ma femme me trompe avec un marchand d'art
ce qui n'a aucune influence
sur mon comportement d'amateur d'art
c'est dommage de ne pas profiter
de ce qui pouvait m'arriver de pire
mais la vie est une ombre qui marche
et le soleil ne sera jamais
dans le regard de la femme qui m'aime
qu'un reflet de la réalité
qu'il faut remettre à l'endroit
si l'on veut commencer à comprendre ce qui arrive
qu'elle est belle la femme qu'on aime
ce n'est pas qu'elle soit plus belle que les autres
on ne compare pas la femme qu'on aime
la femme qu'on aime est incomparable
ce n'est pas une œuvre d'art
pas un micro plus artistique que les autres
on ne met pas la femme qu'on aime dans un musée
pas même dans un livre
on ne se prive pas de lui écrire des lettres
de longues lettres qui ressemblent à des livres
tellement elles sont longues et douloureuses
parce que ça fait mal de t'écrire ma chérie
il faut faire attention à t'écrire vraiment
pas écrire « je t'aime » comme on écrit « je t'aime »
écrire « je t'aime »
comme on écrit d'un bout de l'oiseau à l'autre
décrivant le bec si ça s'impose
parsemant les ailes de taches d'encre
et glissant sur les pattes vers la branche
où j'ai vu ton sexe fleurir au bout d'une feuille
oh quel papillonnage avec la feuille !
quel cri de plaisir avec les bras et les mains
quelle lenteur avec les boucles de cheveux
je t'aime mais je ne l'écris pas
il ne vaut mieux pas l'écrire
ça ne sert à rien de l'écrire
il vaut mieux écrire des livres
qui ressemblent à des lettres
des livres en forme de pages d'ailes d'oiseau
avec des couvertures en forme de bec d'oiseau
et des lettres à l'encre de plume et de chant
qu'est-ce que ça peut siffloter dans ma tête
ce que j'ai envie de te dire
et que je ne te dis pas
parce que je ne sais pas écrire
ce que l'amour m'inspire
— Tu devrais te coucher, dit la femme
du président au président qui écrit
une lettre d'amour dans son bureau
un peu tard dans la nuit ce n'est pas normal
d'écrire si tard des discours pour le lendemain
pense la femme qui dit « tu devrais te coucher »
simplement pour exprimer son souhait
de ne pas être dérangée dans la nuit
par un président aux doigts tachés d'encre
qui bafouille encore de belles promesses
et des injures carabinées à l'opposition
— Me coucher avec qui dit le président
à la femme du président qui entend
« me coucher dans le lit » et qui répond
« où veux-tu te coucher imbécile »
je n'aime pas qu'on me traite d'imbécile
se dit le président sans rien dire
parce qu'il n'a pas envie de discuter
avec cette femme qui en est vraiment une
mais qu'il n'aime pas comme on aime une femme
quand on l'aime vraiment
Le président de la République n'a pas fini
d'écrire la lettre d'amour qu'il adresse
à une femme dont il est très amoureux
— ça me change d'être amoureux
ce que j'aimerais faire l'amour par amour
j'en ai marre de faire l'amour pour l'amour
quand je pense que je n'ai jamais fait l'amour par amour
et si souvent fait l'amour pour l'amour
quand je pense que je suis vraiment sûr
d'aimer une deuxième fois
cette fois je ferai l'amour par amour
ce sera beaucoup mieux que la première fois
quand j'ai beaucoup aimé
et que j'ai été très aimé
mais nous n'avions pas le sens de l'amour sans doute
et chacun est parti de son côté
pour aimer pour l'amour sans doute
mais cette fois je dirai tout
et je lui montrerai ce que je dis
et elle me dira la même chose
— La même chose que quoi, dit la femme
du président au président
mais le président ne daigne pas répondre
il se penche sur son écritoire
et il écrit encore une phrase qui veut dire « je t'aime »
et elle croit qu'il n'a pas entendu
la remarque qu'elle lui a faite
simplement pour exprimer sa crainte
d'être dérangée dans son sommeil
par un président qui écrit des discours
jusqu'au milieu de la nuit
et qui n'écoute pas ce que lui dit
la femme qui l'aime par ou pour l'amour
là n'est pas la question elle l'aime
et elle a envie de dormir
mais sans être dérangée dans son sommeil
par un président qui écrit des discours
jusqu'au milieu de la nuit
et qui n'écoute pas ce que lui dit
la femme qui l'aime tiens je me répète
dit la femme du président au président
qui se demande de quoi elle parle
cette femme qu'il n'aime que pour l'amour
et il écrit il écrit il écrit sur le papier moite
les mots que l'amour lui inspire
par exemple le mot « mésange »
il ne sait pas ce que c'est une mésange
sauf la mésange à tête noire
parce qu'il a été apiculteur
avant d'être président de la République
mais il aime tellement ce mot « mésange »
qu'il l'écrit aussi souvent que possible
c'est-à-dire aussi souvent qu'elle ne comprendra pas
ce que ce mot lui inspire
— et qu'est-ce qu'il t'inspire ce mot ?
demande la femme du président
au président qui se demande pourquoi
elle pose cette question intelligente
est-ce que c'est par ou pour l'amour ?
il voudrait bien savoir mais il faut répondre
ce qu'il m'inspire ce mot je ne sais pas
je ne sais pas c'est une manière de ponctuer
la phrase que je n'ai pas terminée
je ne sais pas ça ne veut pas dire je ne sais pas
c'est je ne sais pas attend un peu que je sache
parce que je sais très bien ce que ça m'inspire
et je sais exactement comment le dire
et je sais pertinemment si je dois le dire ou non
je te dis que je ne sais pas c'est je sais
ou ce n'est pas je sais c'est je ne sais pas
elle comprendra que le discours ne s'adresse pas à elle
elle lira la lettre et comprendra
que je fais la différence
entre l'amour qu'elle m'inspire
et celui que je dois à tout le monde
elle comprendra parfaitement ce que je lui dis
je n'aurai pas besoin de m'expliquer
on fera l'amour par amour
et des enfants si ça nous chante
qu'est-ce que ça serait chouette
d'avoir des enfants de président de la République
ce qui est normal quand on est président de la République
et des enfants de l'amour d'une femme
ce qui est le plus grand des bonheurs
même quand on est président de la République
et qu'on n'a pas forcément la chance
de croire à tout ce qui arrive de différent.
il me réveillera en plein milieu de la nuit
pas pour me faire l'amour
pour me pousser au bord du lit
prendre sa place de sommeil
parallèlement à l'amour
et j'attendrai la fin de la nuit
en regardant la chambre bouger
le blanc le noir ce qui danse
peut-être au fond de mes paupières
un rêve d'amour interrompu
comme si je ne savais pas qu'il ne m'aime plus
maintenant il écrit des lettres d'amour
au lieu d'écrire des discours
ah elle est belle la République
son président fait le joli cœur
et la présidente se réveille au milieu de la nuit
en se disant « tiens il a fini d'écrire
les cochonneries qu'elle a envie d'entendre »
il a fini d'écrire avec amour
il se couche avec amour
il dort avec amour
et il rêve
il continue d'écrire
les mots se croisent une nouvelle fois
mais n'est pas poète qui veut
les mots ne se décroisent pas
ils s'accumulent sans formes
ils ne déforment même pas
ils existent par absence de génie
que c'est triste de vivre l'amour de cette manière !
quand on est président de la République
et qu'on est amoureux d'une fille de vingt ans
qui n'a peut-être jamais fait l'amour
ni par amour ni pour l'amour
que c'est triste d'écrire des lettres d'amour
parce que rien n'existe encore
et qu'il faut crier l'existence
sous peine de vieillir d'un coup
et de n'avoir plus rien à écrire
que des lettres de mort à la mort
mais rêve encore si c'est possible
rêve tout près de moi je ne dors pas
je n'aime personne comme je t'aime
je suis simplement plus prés de la mort
je crois que c'est le sommeil et c'est la mort
comme j'ai cru que c'était l'amour
et c'était la vie de tous les jours
peut être parce que je suis une femme de tous les jours
que c'est moi qui aime la vie de tous les jours
comme j'aime le sommeil qui me ressemble
et le rêve qui s'y forme
impalpable mais si proche de moi
que je pourrais l'aimer s'il existait vraiment
mais qu'est-ce que je raconte
à la place de la femme que j'aime
et qui m'aime comme personne ne m'aime ?
il faut que je revienne à mon discours
au micro qui n'est pas une œuvre d'art
au lit qui n'est pas un lit de misère
au palais au ministère à la nation
je reviens tout à l'heure mes bons amis
d'abord je finis d'écrire la lettre d'amour
et puis je termine mon discours électoral
et puis je redeviens ce que j'ai toujours été
un président de la République qui aime
la présidente de la République qui aime
le président de la République qui aime
une jeune fille de vingt ans qui aime
un jeune homme de vingt ans qui l'aime
encore quelques instants de cette écriture
je dis je t'aime à la fille de mes yeux
je dis je t'aime à Saïda l'Heureuse
et Kateb peut bien aller se faire voir
c'est moi qui épouserai la belle Saïda
même si ça doit faire scandale
un président de la République française
qui épouse une Arabe noire et or
qu'un arabe noir et or voulait épouser
avant de se transformer en outre de sable et d'os
le président a crié dans son rêve
il a crié : Saïda je t'aime
il a crié : Kateb je te tuerai
et la femme du président de la République
qui ne dormait pas faute de sommeil
s'est dit : mon président est amoureux
elle s'est dit encore : ce n'est pas un assassin
et elle ne trouvait pas la solution
et le président s'est rendormi comme un enfant
ne pensant plus à rien que de très agréable
elle sent sa saucisse chaude contre sa cuisse
elle ne peut pas dormir dans ces conditions.
— Garde ! crie-t-elle dans la nuit
et aussitôt le garde entre dans la chambre
du président de la République
et de la femme du président de la République
qui a crié Garde ! sans le faire vraiment exprès
et elle montre ses seins au garde effarouché
qui gratouille le haut de sa hallebarde
en se disant : il ne se passe rien ici
qu'est-ce que je fais à reluquer ainsi
les nichons d'une femme qui n'est pas la mienne ?
et la femme du président de la République
dit : ce n'est rien et elle secoue son poignet
comme font les gens mal très mal éduqués
quand ils demandent qu'on se casse
il fait un demi-tour autour de la hallebarde
qui est peut être un fusil automatique
ou même une bombe thermonucléaire
on ne sait jamais ce qui se passe
dans les palais des présidents de la République
surtout quand ceux-ci sont amoureux
d'une belle Arabe noire et or
qu'ils ont aperçue au cours d'un meeting
et qui leur a souri pourquoi sourit-elle ?
est-ce qu'elle m'aime comme je l'aime ?
est-ce qu'elle voudra que je lui fasse des enfants ?
et qu'en pensera ma femme ?
est-ce qu'elle cafardera dans les ministères ?
— Vous savez mon mari de président de la République
il s'envoie en l'air avec une Arabe noire et or
je sais que vous n'en croyez pas un mot
mais c'est la vérité que je vous dis
— Ça alors ! dit le peuple interloqué
avec une Arabe noire et or
et Kateb qui ne dit rien qui laisse faire
— Que voulez-vous qu'il fasse le pauvre ?
demande une autre partie du peuple
qui cherche à comprendre ce qui arrive
ce qui ne veut pas dire du tout
qu'elle est prête à comprendre ce qui arrive
— Si on me demande mon avis
dit Kateb dans un gargouillement affreux
d'os de sable de salive et de fientes d'oiseaux
mais bien sûr on ne me demande rien
— On ne te demande rien
on ne te demande même pas
de continuer d'exister
ta reconstruction n'est pas à l'ordre du jour
d'ailleurs la leçon d'anatomie n'a rien éclairé
on n'a rien compris à cette science
ce qui n'est pas construit est détruit
et ce qui est détruit ne se reconstruit pas
nous ne sortirons pas de cette logique
(ici s'interrompit le discours
du président de la République
ce n'était pas une question de micro
ni de galerie d'art à New York
quelque chose avait traversé le ciel
quelque chose comme un oiseau
et tout le monde avait levé la tête
par habitude par habitude
quelle erreur ! quelle erreur !).
L'oiseau avait un bec jaune
deux plumes rouges des chiffres des lettres
il parlait plusieurs langues
la mort est à tout le monde disait-il
alors je parle à tout le monde
après tout pourquoi pas
c'est si vite fait le tour du monde
quand on est un oiseau de passage
de passage dans le ciel d'Arabie
regarde bien cet oiseau avait dit son père
ce n'est pas un oiseau comme les autres
si tu l'entends chanter le matin
c'est que tout va bien dehors
mais s'il chante le soir
c'est dedans que ça se passe
et c'est terrible quand ça se passe dedans
c'est terrible ça sent la mort
toi tu es trop jeune pour savoir
moi j'ai vu la mort de prés
quand je faisais la guerre
de l'autre côté du monde
l'oiseau sifflait dans ma tête
j'ai cru devenir fou
et je l'étais peut être en effet
parce que le monde est comme la lune
il y a un côté qu'on ne voit pas
c'est dieu ou quelque chose d'approchant
c'est une histoire à se rendre fou
que cette histoire de l'autre côté du monde
comme si le monde pivotait
pour faire de la lumière et de l'ombre
dans ma pauvre tête de petit soldat
mon dieu qu'est-ce que je dis ?
je ne voudrais trahir personne
et surtout pas l'oiseau qui passe
moi aussi j'ai des ailes
mais je ne sais pas encore voler
je suis une espèce d'oiseau
un oiseau qui ne vole pas
un oiseau qui pourrait voler
si le ciel n'appartenait pas à l'éternité
mon dieu qu'est-ce que je dis ?
je ne suis pas encore marié
c'est l'oiseau qui traverse ma mémoire
je devrais écrire ce que je dis
ce n'est pas tous les jours que ça arrive
et ma mémoire est une bonne branche
et le monde l'arbre qui s'enracine
je suis peut-être un oiseau sur la branche
je regarde passer les trains avec les vaches
j'aime la caténaire infinie
et le rail qui s'étire vers l'horizon
au bout il y a le même arbre
et je suis un avion pour faire le tour du monde
de branche en branche d'aile en aile
c'est à elle que je pense quand je pense
mais je ne pense pas beaucoup en ce moment
ce que j'ai semé n'a pas poussé
c'est la faute de la terre qui est mauvaise
la faute aussi de la vie qui n'est pas facile
j'ai rencontré tellement de médiocrité
quand j'ai posé mon aile immense
sur le monde qui s'étonnait
que cela puisse lui arriver.
mon dieu qu'est-ce que je dis ?
il y avait des lettres rouges et jaunes
les chiffres étaient noirs et il y avait
un message d'amour sur le ventre de l'oiseau
l'oiseau a raturé le ciel d'un coup d'aile
il racla le bleu
fit du blanc aux nuages
le désert brûle sous mes pieds
mon dieu qu'est-ce qui m'arrive ?
qu'est-ce qui m'arrive je ne sais pas
je devrais le savoir vous croyez
je n'ai pas regardé la télé depuis si longtemps !
mais on m'a nommé Ministre des Oiseaux
je n'ai rien à voir avec l'Arbitre des Élégances
je ne juge pas je contrôle
est-ce que tous les oiseaux ont volé aujourd'hui ?
je réponds oui ou non
ça dépend des jours
et j'écris le chiffre des oiseaux
sur mon calepin de Ministre d'État.
c'est important le chiffre
c'est important le nombre d'oiseaux
et je calcule ce qui reste
ce qui vit ce qui est mort
ce qu'on ne mangera pas
ah ce n'est pas facile comme l'Élégance
le Ministère des Oiseaux
je n'ai pas toujours volé
enfin pas aussi haut
j'ai été Ministre des Poissons
un obscur ministère sans gloire
— Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
— dans la vie rien
mais quand je dors
je ne rêve pas que je suis ministre des Poissons
— Je ne souhaite pas que ça vous arrive
ni que ça arrive à personne
c'est terrible d'être ministre des Poissons
— Et vous comment va la vie ?
— Je ne suis pas encore président de la République
on m'a mis secrétaire d'État aux Toitures
c'est important les Toitures en temps de guerre
j'ai beaucoup de travail mais je ne me plains pas
il y a tellement de gens qui meurent de faim
faute justement de travailler à leur faim
— Moi je travaille pour l'amour d'une femme
dit le ministre des Problèmes Sexuels
c'est chouette pour un ministre des Problèmes Sexuels
de travailler pour la femme qu'on aime
la femme que j'aime me coûte beaucoup de travail
mais ce n'est pas bien grave
puisque je suis ministre des problèmes sexuels.
— Remarquez bien, dit l'Arbitre des Élégances
il y a de l'élégance partout où il n'y a pas de laideur
c'est élégant la beauté ou ça n'est pas.
— J'aime travailler pour la femme que j'aime
heureusement parce que sinon
ce serait vraiment très difficile
d'occuper un pareil ministère
avec les bruits qui courent de maladies et autres
on parle de crime contre l'humanité
mais enfin quand on est juge et partie
— hein ? qu'est-ce qu'il dit ? je ne comprends pas.
dit le ministre du Sable au bord de la Mer
— au bord de la mer — rectifia le ministre
du Nombre de chaussures
je mesure la profondeur des traces de pas
et par un savant calcul
dont je vous fais harmonieusement grâce
je trouve la chaussure
et je lui fais un procès
ce que c'est amusant
d'être ministre du Nombre de Chaussures.
— hein ? je ne comprends pas
j'ai tout le temps du sable dans les oreilles
je ne peux pas entendre tout ce qu'on me dit
ce n'est pas facile de tout comprendre dans ces conditions
mais qui donc m'a fichu un pareil ministère
— je n'étais pas encore président de la République
je ne l'étais vraiment pas encore
je traversais des rues minées en criant :
ne tuez pas le ministre ! ne tuez pas le ministre
et les enfants riaient de ma panique
mais c'est tellement difficile
d'être ministre des Toitures
et de ne pas traverser des rues minées par l'ennemi
enfin tout va bien je n'ai jamais sauté
ça ne m'est même pas venu à l'idée
je n'ai jamais eu le goût du suicide
est-ce qu'on se suicide
juste avant de devenir président de la République.
— J'aurais pu le devenir si j'avais eu les sous
dit le ministre des Coups de Pied au Cul
est-ce que ce mauvais juge
a mérité un coup de pied au cul ?
oui il a mérité ce que vous dites
Monsieur le ministre des Coups de Pied au Cul
mais on ne le lui donnera pas
parce que c'est comme ça et c'est tout
je n'ai jamais goûté de l'oiseau
vous en avez goûté vous ?
de l'oiseau rouge et jaune
et même du blanc et noir
et de celui couleur de sable
qui s'avance comme un serpent
et qui s'arrête comme un scorpion
je n'ai jamais goûté de l'oiseau
ce ne sont pas les occasions qui m'ont manqué
y a-t-il eu un moment de paix totale
dans ce monde qui nous appartient
parce qu'on n'a pas demandé la permission
de le prendre rien que pour nous ?
il faut s'accrocher à quelque chose qui dure
qui dure depuis longtemps
et qui durera encore longtemps
par exemple Dieu ou l'Histoire ou l'Art
c'est comme ça qu'on peut vouloir vivre
sinon on ne veut plus
et on se fait tuer à la guerre
ou on se tue tout seul
— j'aurais pu devenir président de la République
mais il y avait trop de mauvais juges
la bourgeoisie enfantait mal depuis quelque temps
et les juges n'apprenaient pas comme il faut
et ils devenaient mauvais
c'était comme ça et c'était tout.
— Vous avez déjà goûté de l'oiseau ?
moi je suis le nouveau ministre des Oiseaux
ah ce n'est pas aussi facile que l'Élégance
mais c'est quand même plus rémunérateur
que d'être ministre des Poissons
ou celui des Coups de Pied au Cul des Juges
— mais c'est tellement difficile
d'être juge et méprisable et méprisé
dit un juge qui passait par là
j'ai beaucoup travaillé depuis vingt ans
de secrétariat en secrétariat
maintenant vous pouvez me faire confiance
vous n'aurez pas l'occasion de me botter le cul
— qu'est-ce que tu en sais ?
et puis d'abord arrête de parler de ton cul
et puis toi arrête de parler de tes pieds
arrêtez tous de parler d'oiseaux de poissons
de cannibales de sable d'alcool de bois
de pigeons voyageurs d'arbres calcinés
arrêtez de parler de n'importe quoi
on n'est pas là pour rigoler
mais pour diriger le pays
pour que tout marche comme sur des roulettes
qu'il y ait de l'ordre dans les rangs
et de l'argent dans la poche de ceux qui aiment l'ordre
— mais qui a parlé de cette manière ?
celui-là a l'étoffe d'un président
montrez-le du doigt qu'on le voit.
— pas la peine je peux me montrer tout seul
est-ce que ma tête vous dit quelque chose ?
faut-il que je la change
ou bien va-t-on me la modifier ?
faire du neuf avec du vieux ?
supprimer ici modifier là
rajouter un peu où ça manque ?
ne vous dérangez pas pour moi
je ne suis pas encore ministre
et je ne le serai peut être jamais
oubliez ce que je vous ai dit
c'est que je n'en pouvais plus
il faut bien que ça sorte un jour
— mais c'est que ça sort bien et tout et tout !
est-ce que je peux vous inviter à prendre un verre
ISYWYBAD ? c'est comme vous voulez
exactement comme qu'est-ce que vous voulez
l'essentiel étant qu'on devienne des amis
et que vous deveniez président de la République
et moi votre ministre préféré
je coucherai dans votre lit
si c'est une chose qui vous convient
je n'ai pas de principes en matière d'amour
le plaisir n'aime pas les principes
il aime exister le plus souvent possible
mais ce n'est pas toujours possible
à moins que vous préfériez les femmes
évidemment c'est beaucoup plus tendre
plus blanc aussi plus parfumé
je ne discuterai pas le sens de vos goûts
tant je mets de l'espoir en vous
tiens pour commencer
je vais voter pour votre loi
— ma loi ? mais je n'ai pas de loi ?
— mais si vous en avez une
tous les amoureux ont une loi
dites ce qui vous vient à l'esprit
— la mer ricane et ça ne me plaît pas
je sens que si ça continue
je vais lui coudre un blason sur la peau
ce qui lui donnera l'air
d'un gâteau d'anniversaire
j'ai dit tout cela sans y penser
comme vous m'avez demandé de le faire
— c'est parce que vous êtes très amoureux
voilà votre loi — je vote pour
— vous votez pour ce que je n'ai pas pensé !
mais c'est complètement insensé
moi je vote pour mon retour sur terre
ramenez moi dans mon pays ensoleillé
avant que je ne me fasse entrompiner
par ce magistrat qui porte le nœud papillon
comme d'autres portent une clochette.
vous avez vu l'oiseau celui qui vole
je ne l'ai pas touché c'est le ciel
vous voyez ce que je veux dire ?
non n'est-ce pas ? vous ne voyez pas
mais on n'explique pas l'amour
on n'explique rien en la matière
c'est le ciel je ne sais pas je ne sais plus
— Y a-t-il un ministre du Culte ?
on demande un ministre du Culte ?
— qui demande ?
— un mourant monsieur vous demande
— je ne suis pas ministre du Culte
mais je suis ravi de l'apprendre
— c'est que vous n'êtes pas à l'article de la mort
dit le juge en tournicotant son nœud papillon
je tournicote ajouta t-il en se léchant la moustache
du bout de la langue
parce que je ne peux pas faire autrement
mais qu'on me dise s'il s'agit de la mort
ou simplement d'une menace
exercée par une maladie mortelle
— on ne te dira rien du tout
espèce de rastaquouère ! dit l'infirmier
en secouant la bouteille d'eau salée
foutez-moi ce juge dehors
et ramenez-moi la femme qu'il a épousé
ce n'est pas la femme de sa vie
il n'y a jamais eu de femme dans sa vie
ce n'est pas maintenant qu'il va commencer
— vous ne m'insulteriez pas si j'étais dans mon élément !
— vous n'y êtes pas et je vous insulte !
— et moi je meurs ! et moi je meurs ?
ou alors je suis très malade
et c'est peut-être mortel
mais si vous connaissez un moyen
de me sortir de cette douleur
et surtout de la peur qui cogne dans ma tête
bon dieu n'hésitez pas parlez !
— je ne connais pas le ministre du Culte
personnellement personnellement
mais je connais très bien personnellement
un proche parent du ministre du Culte
si cela peut vous être d'une quelconque utilité
— je ne veux pas mourir
je veux vivre comme tout le monde !
— on demande un ministre du culte
et on ne le trouve pas
est-ce qu'il y a un ministre du culte parmi vous ?
— un ministre du Culte ?
je ne savais pas que cela existait
est-ce qu'un gouvernement peut s'en passer ?
— si on demande un ministre du Culte
c'est qu'il existe pour exister
enfin je suppose que tous les gouvernements
ont compris ce principe de base
qu'est-ce que je vous disais à propos de rues
de pâtés de maisons bien entendu
ah oui les maisons je les aime toutes bien sûr
elles ont voté pour moi
— et pendant ce temps je me meurs
je finis mal ma vie
couché par terre sur le froid carrelage
d'un couloir de palais
j'ai froid j'ai mal je vais mourir
ne restez pas là à vous tordre les mains
faites quelque chose pour moi
ne me laissez pas mourir comme ça
je n'ai pas toujours été président de la République
pensait le président de la République
en jetant un regard circulaire
dans le couloir où tout le monde parlait
et fumait et se bousculait un peu
j'ai aussi été un enfant
je fumais déjà beaucoup à cet âge-là
pas de grosses cigarettes
des petites comme ça
— comme ça ?
— non plus petites que ça comme ça
— si petites ?
— puisque je vous le dis
et je ne mens jamais comme dit le singe.
— c'est ce qu'il dit
moi je ne sais pas
je ne dis jamais rien
je m'épouvante un peu
à garder le silence comme ça
— comme ça je vous dis pas plus grandes
et je les fumais avec les filles
— avec les filles ?
— les petites filles bien sûr
— ah vous m'avez fait peur
c'est que vous étiez très petit
— comme les cigarettes comme ça
— ah bon ? si petit que ça
— je vous le dis et je fumais
— mince alors ! et vous fumiez
— des cigarettes pas plus grosses que ça
toutes petites je vous dis !
— c'est ce qu'il dit
moi je ne dis rien alors
qu'est-ce que je pourrais dire d'ailleurs
j'aime la démocratie comme ma mère
et elle me le rend bien regardez
c'est ma nouvelle voiture pas mal — hein ?
— je mourrai si je veux
— et si elle ne veut pas
— elle voudra la même chose que moi
ce n'est pas comme ça qu'on parle de la mort
— on en parle comment
de la mort qui vous intéresse tant
par ces temps de démocratie ?
— je ne sais pas ce qu'il faut dire
mais je sais que ce n'est pas comme ça
qu'on parle de la mort
il faut un peu d'élégance je crois
pas vrai monsieur le ministre ?
— mais qu'est-ce que c'est que l'élégance ?
est-ce qu'on meurt ou est-ce qu'on en parle ?
— un ministre du Culte dites-vous
non je ne vois pas attendez non vraiment
— mais on parle de quoi à ma place ?
est-ce qu'on parle de ce que j'aime
ou ce que je n'aime pas fait parler les autres ?
— je ne veux pas mourir
je ne sais pas ce que c'est je ne veux pas
je sais ce que vivre veut dire
ce n'est pas tous les jours dimanche
mais je le sais
et je peux même le vouloir
si cela doit m'aider à ne pas mourir
est-ce que vous croyez que ça peut m'aider ?
— on ne soigne pas la mort
c'est que ce n'est pas une maladie
et puis je ne sais pas tout faire
moi aussi je mourirai un jour
— mourrai...
— Hein ? et puis quoi encore.
— non je dis : mourrai...
— ce n'est pas mon heure
fichez le camp avant que je me mette en colère
— je n'ai pas dit : mourez !
— qu'est-ce que je me fiche de ce que vous dites !
mais qu'est-ce que je m'en fiche !
et puis d'abord vous n'êtes pas ministre
cela se voit au nœud papillon
les ministres ne portent pas le nœud papillon
ou alors ils n'ont pas fait exprès d'être ministre
vous êtes un juge ou un balayeur
il n'y a que les juges ou les balayeurs
pour porter un nœud papillon
et bien sûr les faux ministres
dont vous êtes peut être
— ni l'un ni l'autre ni l'autre
je suis un photographe et je photographie
j'ai carré ta sale gueule de toubib
je l'ai carrément portraiturée
et ça ne t'est même pas venu à l'esprit
— saleté de mouches dans ma tête
ça fait un zinzément je ne vous dis que ça !
c'est bien le palais de la Présidence ?
— Crac ! Crac ! Crac ! je fais l'oiseau
mais tu sais pas l'oiseau avec un bec jaune
celui avec le bec rouge et bleu
il fait crac crac crac toutes les fois
que je le regarde et que j'ai envie
de l'empailler comme les autres
— moi je m'en fiche je grignote
non je ne mange pas je grignote
— on fait comment pour grignoter ?
comme les écureuils de la campagne ?
— exactement comme les écureuils
— qu'est-ce que c'est un écureuil ?
— un écureuil c'est ce que tu voudras
dis moi qu'est-ce que tu veux ?
— je veux un gros baiser dans ma bouche
— c'est trop sale je ne veux pas
— j'en veux un sur le front
— c'est pas assez sale j'en veux pas
— un sur le bout du nez ?
— non plus
— un sur la moustache ?
— d'accord sur la moustache
mais sans tirer les poils d'accord ?
— d'accord pour ne pas tirer les poils
— cochons ! non mais regardez-moi ça !
deux pédés sur les bancs de l'assemblée
on devrait interdire ce genre de chose.
— mais c'est interdit chère madame
et c'est par conséquent puni
vous savez que tout ce qui est interdit
fait l'objet de punitions
est-ce que vous savez cela madame ?
— je sais que je suis amoureuse
seulement voilà je suis trop grosse
et il nous faut faire cela perpendiculairement
ce qui fait rire tout le monde
— vous n'avez qu'à fermer la fenêtre
quelle idée de se donner en spectacle
dans une pareille position !
— je n'ai pas de fenêtre à fermer
c'est juste pour embêter tout le monde
si j'avais une fenêtre à fermer
je l'ouvrirais chaque fois que le monde
se mêlerait de mes affaires non mais !
— il est de quelles couleurs l'oiseau ?
— c'est une bonne question celle-là
quelqu'un a-t-il vu les couleurs de l'oiseau ?
— il est rouge et vert, dit quelqu'un
qui pensait le contraire
mais qui ne songeait qu'au contraire
— au contraire, dit un autre quelqu'un
il était bleu et jaune ou jaune et bleu
mais je ne vois pas la différence
entre bleu et jaune et jaune et bleu
— au contraire, dit encore un autre
qui avait le sens de la contradiction très poussé
au contraire au contraire
et encore au contraire
voilà ce que je peux dire des couleurs de l'oiseau
— est-ce que la réponse te satisfait ?
si ce n'est pas le cas...
— c'est le cas !
— mais laisse-moi terminer !
si ce n'est pas le cas...
— je te dis que c'est le cas
je suis entièrement satisfait
— mais je ne le sais pas moi !
car si ce n'est pas le cas...
— ...tu me ficheras ta main sur la tête je sais
— et je te mordrai l'oreille gauche
— je sais !
— et je te lécherai les narines !
— je sais !
— mais ce que tu ne sais pas
— ce que je ne sais pas...
— C'est que je t'aime quand même
je t'aime de tout mon cœur
est-ce que tu crois que j'ai un cœur ?
— où est le mort ? où est le mort ?
qu'on me laisse passer !
qu'on laisse passer le ministre du Culte
JE SUIS le ministre du Culte.
Où est le mort qui me réclame ?
— Par ici, monsieur ! par ici !
c'est ici qu'on se meurt de la mauvaise mort
parce que pour ceux qui l'ignorent
il y a une bonne mort
une mort qui n'achève pas la vie
une mort en douceur
mais je sais je sais je sais
c'est un rêve n'en parlons plus.
— secrétaire, secrétaire de l'Arbitre des Élégances
voilà ce que je suis
enfin si ça vous plaît.
— j'aime les secrétaires
— je suis aussi poète à mes heures
— j'aime les poètes.
— je sais chanter la femme.
— j'aime bien qu'on me chante
même si je ne suis pas une femme.
— alors c'est une méprise, je vous méprise !
— mais non mon petit secrétaire
ne t'inquiète pas
je suis une vraie femme
belle je ne sais pas
mais j'ai une paire de seins
et un sadinet comme tu les aimes
quand je dis que je ne suis pas une femme
c'est une manière de dire autre chose.
— et quelle autre chose dites-vous ?
— plein d'autres choses des choses de femmes
des choses avec des enfants dedans dessus en bas
des choses avec des oui des non des peut-être
je ne sais pas ce qu'il faut dire
est-ce que je dis « je t'aime » si je t'aime vraiment ?
est-ce que je suis une femme si je ne dis rien ?
plein de choses de femmes mon petit secrétaire
écris mais écris ne te prive pas d'écrire
il y a plein de choses à écrire à propos des femmes
tu peux écrire dessus si ça leur donne du plaisir
le trait de la plume dans la peau qui s'y attend
est-ce qu'on peut lire ce que tu écris ?
— je vous dis que c'était un oiseau !
— eh bien décrivez-le !
au lieu de rester comme ça à pantiner !
— à quoi !
— à pantiner monsieur
à faire le pantin si vous voulez
à vous comporter comme un pantin
si vous préférez qu'on le dise comme ça
— est-ce que je vais savoir le décrire au-moins ?
donnez-moi le premier mot pour m'aider.
— mais puisqu'on ne l'a pas vu !
comment veux-tu qu'on en dise quoique ce soit !
— mais dites quelque chose !
ne me laissez pas comme ça tout seul
dans cette absence de mot qui s'insinue en moi
comme une bête que je n'ai pas appelée à mon chevet.
— faites fuir les chiens et les chats
si ça doit lui permettre de s'exprimer !
— est-ce que le mot « bec » te dit quelque chose ?
— pas vraiment non.
— alors ce n'était pas un oiseau.
— oui ! c'était un oiseau dans le ciel
— un oiseau qui volait ?
— oui il volait de toutes ses ailes !
— et il n'avait pas de bec ?
— je n'ai pas dit cela
je n'ai d'ailleurs rien dit du tout.
— Faites-le taire il ne sait rien
il a lu une vague histoire d'oiseau
et il nous en fait un roman
c'est un pauvre bonhomme et ce n'est rien
— c'était un oiseau ! c'était un oiseau !
si j'avais eu des ailes je l'aurais empaillé
voilà ce que j'aurais fait si j'avais eu des ailes !
— seulement tu n'as pas d'ailes
et pas même une goutte d'imagination
et ton oiseau n'était pas un oiseau
et nous ne sommes pas ton public
— qu'est-ce que vous êtes alors ? hein ?
si ce n'est mon public ma démocratie
mon pays l'amour de ma vie ma nourriture ?
— on n'est rien de tout cela et on est tout
et toi tu es rien mais alors rien du tout !
— j'ai vu l'oiseau ! je ne mentirais pas
ni en disant que je ne l'ai pas vu
ni en lui inventant un nouveau plumage
l'oiseau volait et moi aussi je volais
et si j'avais eu ce qu'il fallait
ce qu'il fallait d'amour de véritable amour
je l'aurais empaillé pour vous le montrer
je l'aurais paralysé pour l'éternité
et vous auriez vu à quoi il ressemblait
et comme il s'est donné à moi
le temps d'un peu de ciel et de vent
— Crac ! Crac ! Crac ! c'est moi l'oiseau
j'aime Valérie même si elle me fait des piqûres
j'aime pas les piqûres mais j'aime Valérie
c'est Valérie qui me sauvera de la Démocratie
pas les piqûres ! pas les piqûres !
— il n'a pas vu l'oiseau
il ment comme il respire
— Voler n'est pas mentir
mais vous ne voyez rien
vous vous fermez les yeux pour ne rien voir
— Crac ! Crac ! Crac ! Crac !
— faites taire cet oiseau !
dit le ministre du Culte administrant
les derniers sacrements à un digne mourant
faites taire cet oiseau où je change de métier !
— surtout pas ça ! dit le mourant
je ne veux pas mourir sans ma démocratie
encore un peu de démocratie monsieur le Ministre
je veux mourir la bouche pleine
et je veux que tout le monde me voie mourir
pour qu'il voie comme je meurs bien
ni à droite ni à gauche bien au centre
j'ai un peu mal aux pieds c'est normal
c'est la mort qui s'accroche
et je glisse dans le même sens.
— quelle folie ! dit Kateb en haut du promontoire
ce qui se passe est pure folie.
— je ne sais pas, dit Saïda
tout le monde est amoureux de moi
je ne peux pas me donner à tout le monde !
— c'est toi qui est folle ! dit Kateb.
Deux oiseaux virevoltaient
dans le ciel d'un autre pays
c'était des oiseaux voleurs
ils avaient déjà volé beaucoup de lumière
beaucoup spéculé sur l'ombre
et dans le miroir de leur regard
il y avait le monde qu'ils avaient éteint
parle-moi des oiseaux de ce temps
demande l'enfant gyrovague
je boirai la parisette si c'est ce que tu veux
mais je préférerais t'entendre parler
de ces deux oiseaux voleurs de lumière
voleurs d'ombre et tout miroir
le premier oiseau arracha une page
une page bien composée
une page où tout était dit
et le deuxième oiseau envoya en l'air
le reste du livre qui se prit
pour un troisième oiseau de passage
je ne comprends rien à cette histoire
dit l'enfant en reprenant sa route
je ne comprends décidément rien
à l'histoire des deux oiseaux
qui se donnèrent un troisième oiseau
pour plaire à qui ? hein à qui ?
arrête de chanter Kateb
et regarde dans la foule qui t'observe
personne n'a entendu parler
de l'enfant qui faisait la route
ni de l'oiseau qui arracha la page
ni de celui qui fit voler le livre
ni de celui qui était né du livre
ils ont entendu parler d'un tas de choses
mais rien en ce qui concerne les trois oiseaux
rien à part ta chanson Kateb :
Deux oiseaux virevoltaient
dans le ciel d'un autre pays
c'étaient des oiseaux voleurs
ils avaient volé tant et tant
mais tant volé jusqu'à plus soif
voler jusqu'à ne plus voler
voler à exister coûte que coûte
deux oiseaux et un troisième
qui n'était autre qu'un livre volé
qu'ils avaient pris pour un oiseau
— on peut se tromper assurément
dit le premier oiseau qui s'y connaissait
en matière d'erreur humaine
— je comprends bien dit le deuxième
qui n'y connaissait rien
mais qui ne voulait pas que ça se sût
— ça se sût pas ! ça se sût pas !
dit le troisième parce qu'il trouvait ça amusant
si ça se sût , si ça se sût
on le saurait , on le saurait
seulement voilà on ne sait pas
on a tout fait pour l'ignorer
tout fait pour que ça nous arrive
ce goût amer d'éternité
qui croît avec la vie
qui croît avec la vie
Kateb regarda l'horizon blanc et rouge
les vagues s'amusaient à le guillocher
c'était un jour avant la tempête
et tout le monde savait que ça arriverait.
— mais on est où ici ? demandait un bonhomme
qui portait une brosse à chaussures
sur l'épaule droite et une chaussette
gonflée à l'hélium sur la tête
est-ce que je suis vraiment fou ?
on ne le dirait pas à me voir
on dirait que je m'amuse
eh bien je ne m'amuse pas du tout
je suis sérieux comme un pape peut l'être
et si on me donne un bâton de pèlerin
je le plante dans le derrière d'un éléphant
et je me laisse emporter dans la savane
traversant les lions coupant les bordures
marchant sur des serpents qui crient au vol !
et quand j'aurai atteint la méditerranée
l'éléphant plongera dans la mer agitée
et je le suivrai de la même manière
tapant des pieds dans l'eau pour avancer
et traversant des baleines noires et blanches
coupant les murènes et les sardines
et ayant bien fossoyé le corail
l'éléphant prendra pied sur les marches de l'Europe
et je l'empalerai encore plus
et il barrira et il barrira
traversant les Pyrénées infertiles
coupant Paris en deux ailes et l'oiseau
l'oiseau Seine prendra son vol
d'abord comme un albatros
puis comme un pigeon
sifflant comme une mouette
et comme un moineau chiant sur le balcon
et il étirera le monde vers la lune
comme un collier de perles
autour du cou de la femme univers
l'énorme femme qui me fait la fête
chaque fois que je rentre du travail
mais quel travail ! mes frères quel travail !
peindre les éléphants est un travail de brute
et je n'ai rien de la brute que vous voyez
ce n'est qu'une apparence de brutalité
approchez mes petits agneaux
buvez mon lait et laissez-moi peindre vos fronts
en rouge en jaune en vert
c'est exactement comme qu'est-ce que vous voulez !
je ne suis pas chien je suis homme
je ne fais pas ouah ouah
je parle comme tout le monde
écoutez comme je parle bien
encore un peu et je parlerai comme un poète
et la femme gigantesque dans l'univers
bougera son énorme bras de constellation
et d'un doigt poussant la Voie lactée
cherchera le soleil dans ma tête malade
ma tête malade de n'avoir rien à dire
je suis malade et je ne dis rien
et je m'en vais si c'est ce que vous voulez
je m'en vais sans rien dire de plus
l'oiseau qui jouait à être un livre
eut une larme à l'œil
il l'effaça d'un revers de son aile
et fit le pitre en se dandinant
d'un coin de couverture à l'autre
ce qui les corna un peu
— ne pleure pas, oiseau de malheur
dit l'homme à l'éléphant
je vais changer de couleur
en épousant une femme de ton pays
une femme bien blanche
et nous ferons l'amour dans les branches des arbres
ce qui étonnera tout le monde
sauf les oiseaux qui font ça tous les jours
— ce n'est pas que je pleure, dit l'oiseau
mais moi les éléphants, c'est comme les oignons
ça me fait pleurer quand on les épluche
va faire ta cuisine ailleurs
on n'a pas faim de cette nourriture
— je disais ça comme ça, dit l'homme
dont l'éléphant commençait à se fatiguer
j'ai un éléphant pour me tenir compagnie
c'est beaucoup moins bien qu'un oiseau
c'est gros incolore ça sent mauvais
mais c'est mieux que rien n'est-ce pas ?
si vous ne voulez pas m'entendre
j'irai plus loin que Paris
peut-être jusqu'à Moscou
vers le pôle Nord et même jusqu'au pôle Sud
je ne dis pas que j'en ai envie
je dis que c'est ce que je ferai
si vous continuez de m'asticoter
avec vos histoires de femmes blanches
et d'hommes blancs pour les épouser
et leur faire des enfants de couleurs
pour embêter les habitants de l'Afrique
dont certains sont tellement sauvages
qu'ils ne savent pas ce que c'est un homme.
— Tu peux rester si tu le veux
nous ça ne nous dérange pas
on a volé le livre qui était important
pour les blancs pour les noirs pour les jaunes
pour tous ceux qui croient à la couleur
soit parce qu'ils sont blancs
soit parce que ça leur changerait la vie
qu'on arrête de parler de couleur
— alors je reste mais pas longtemps
c'est à cause de mon éléphant
c'est une bête très impatiente
qui n'aime pas le camping.
L'homme qui avait un éléphant
pour animal de compagnie
planta sa tente dans le sol de France
quelque part non loin de Paris
et il jeta un coup d'œil sur la carte du monde
pour se donner l'impression d'exister.
— moi j'aime pas les nouveaux venus
dit un habitant des environs
un nouveau venu ça vient d'arriver
que ça arrive ce n'est pas grave
mais c'est que ça vient voilà qui est grave
ne m'écoutez pas si vous voulez
mais on en reparlera de cet éléphant
— je ne vois pas d'inconvénient
à coucher dans le même lit
qu'un éléphant venu d'Afrique
il y a des éléphants partout dans le monde
même dans la chambre des petits enfants
monsieur fit celui-ci en s'adressant
à l'habitant des environs
à qui il ressemblait comme une goutte d'eau
ne ressemble pas forcément à une autre goutte d'eau
sauf si on veut bien se forcer
à l'éclairer de ce côté de l'intelligence
monsieur je ne suis pas d'accord
avec votre vision des choses
qui est peut-être une vision du monde
auquel cas je m'élève contre la possibilité
de voir votre nom inscrit
sur les bancs de l'Assemblée Nationale
je ne vois vraiment pas pourquoi
j'éprouverais du déplaisir
à faire l'amour avec un éléphant venu d'Afrique
— mais c'est qu'il n'en est pas question
s'insurgea l'homme à l'éléphant
qui venait d'Afrique selon ses dires
et du cirque voisin d'après d'autres sources
faire l'amour avec un éléphant
quand on est un homme civilisé
cela suppose qu'on ne trompe personne
or monsieur vous êtes marié
et ce serait tromper votre ombre
que de donner de l'amour à mon éléphant
vous ne pouvez pas vous ne devez pas
ne vous risquez pas à tromper votre femme
elle vous arracherait les yeux
et ce serait bien fait pour vous
— on parle de quoi exactement
dans ce chapitre un peu obscur
qui ne me regarde pas peut-être
mais que j'écoute d'une oreille attentive ?
quelqu'un peut-il me dire
où en est la reconstruction de Kateb ?
— tout dépend de ce que vous souhaitez
qu'elle réussisse ou qu'elle échoue
je peux répondre à votre question
mais d'abord je veux savoir
si vous êtes ami ou ennemi
— ni l'un ni l'autre mon bon monsieur
je ne recherche pas votre amitié
car je n'en connais pas la valeur
et quant à vous faire la guerre
ce n'est pas mon genre
ma nudité ne fait pas de doute.
— une bien belle nudité à vrai dire
dit une vieille femme toute nue elle aussi
si vous préférez me poser la question
je ne vois pas d'inconvénient
à vous répondre sans condition
ni d'amitié ni de guerre
si vous voyez ce que je veux dire
il jurait que chaque fois que je le dis
cela se voit bien sur ma figure
malgré le fard et tout le reste
est-ce que je me fais bien comprendre ?
— il faut choisir c'est la démocratie
entre l'éléphant qui donne des boutons
et la vieille femme qui les cultive
ce n'est pas comme ça que je veux choisir
entre l'amour et la solitude
je retire ma question jusqu'au premier mot
et je vous tire ma révérence
au revoir mesdames messieurs
surtout n'oubliez pas de fermer la porte derrière vous
c'est pour empêcher les chats de rentrer
ils abîment la moquette et les tapisseries
je déteste les chats destructeurs de mon intérieur
— et l'éléphant qu'est-ce qu'on en fait ?
— n'en faites rien, ne jouez pas
avec cette masse architecturale
l'espérance est au fond et j'épouse Pandore
je vous donne rendez-vous à demain
à la même heure au même endroit
et ne buvez pas la parisette
j'ai encore besoin de vous
montreuse de cuisses musicales
elles ont tout fait pour m'exciter
et elles ont bien vu que je l'étais
ce qui a fait rire tout le monde
— vous n'avez pas vu mon livre heu heu heu
mon livre j'ai perdu mon livre
y a-t-il des voleurs parmi vous ?
je cherche le livre que je lisais
si quelqu'un me l'a volé
qu'il se dépêche de le lire
j'ai très envie de faire pipi
— je suis l'oiseau qui ne vole pas
— je suis l'oiseau qui t'accompagne
— je n'ai pas volé ce qui m'arrive.
— il m'arrive la même chose
— je reviendrai pour te le chanter
— je serai à tous les refrains
— la même chose ! la même chose !
— la chose m'aime ! la chose m'aime !
— fichez le camp les deux oiseaux
je suis tellement occupé
à mettre la main sur ce livre
auquel je tiens comme à la fille de mes yeux.
— elle va être contente la fille
— ils vont tout voir les yeux.
— et qui paiera les pots cassés ?
— ce n'est pas l'oiseau numéro 1
— ni l'oiseau numéro 2
— c'est l'oiseau numéro 3
— montreuses de cuisses, tristes féminités
ce n'est pas l'univers qui vous hante
on vous a simplement payées.
— et bien payées tu peux le croire.
— il faut payer cher les oiseaux
— c'est la vie qui coûte cher
— la mort ça ne coûte rien
— ça laisse des traces
— pas longtemps
— ça dépend qui meurt
— ça dépend qui a vécu
— oiseau numéro 1 !
— oui, oiseau numéro 2 ?
— ressemble-moi le mieux possible.
— je fais cela sans effort.
— oiseau numéro 3 ?
— oui, oiseau numéro 1 ?
— sais-tu lire ce que tu écris ?
— je ne sais pas toujours
— alors n'écris plus !
— je ferai comme il te plaira.
— montreuses de cuisses je vous aime
vous voyez bien que je vous aime
il faut que le plaisir m'arrive
en même temps que vous
mais le soleil spécule dans ma peau
c'est un miroir où valsent les oiseaux
vous les voyez les oiseaux voleurs ?
est-ce que vous voyez leurs ailes baladeuses ?
— ce que je vois c'est que je t'aime
— ce que tu vois n'est pas pour moi
— je peux voir la même chose que toi
mais où ? en quel endroit
dont le nom m'échappe
qui êtes-vous ?
— moi je sais qui je suis
je l'ai toujours su
est-ce que tu me crois quand je te le dis ?
— moi je sais aussi qui je suis
la preuve je te suis
est-ce que je peux continuer ?
— moi je sais ce qu'ils veulent dire
je m'en sortirai un jour
un jour prochain
est-ce que je peux espérer demain ?
n'espère rien mon beau nabot
il n'y a rien pour toi sur terre
la vie n'est pas ta nourriture
c'est la mort qui t'élève où tu es
mange la mort avec appétit
mange lui les os mange lui le foie
mange ses cheveux mange ses ongles
mange lui la langue si elle te parle
mange entre ses cuisses
mange sur la pointe de ses seins
mange la mort où elle se trouve
quelque part entre toi et la vie
il y a ta mort et tu ne manges pas
qu'est-ce que tu attends pour mourir ?
personne n'a voté pour moi
j'ai pourtant fait de beaux discours
il y aura d'autres élections
j'inscrirai mon nom sur la liste
mais en attendant je suis secrétaire
j'invente des oiseaux qui se multiplient
par l'opération du saint esprit
mais que multiplie l'opération de ma solitude ?
personne n'a voté pour moi
je vous avais promis la lune le Vésuve l'enfer
vous n'avez pas voulu de moi
et demain je serai comme hier
exactement comme j'étais
écrivant aux femmes des lettres d'amour
aux amantes des poésies
et aux mortes des histoires d'oiseaux
personne n'a voté pour moi
pas même une femme par amour
l'amour ne compte pas en politique
ce qui compte c'est de continuer de vivre
et de ne pas mourir à la place des autres
qui votera pour moi demain ?
un oiseau qui traverse mon ciel
un autre oiseau qui l'imite si bien
un troisième qui s'éparpille
comme les pages d'un livre ?
le secrétaire planta son stylo
dans le bois tendre de son bureau
le stylo se mit à saigner
et il le regarda saigner
comme on regarde un chien crever
un chien qu'on aime bien
mais qu'on n'aimera plus maintenant.
une légère brise traversa la fenêtre
et se répandit en volutes
il ferma les yeux pour ne rien dire
simplement penser à ce qu'il allait dire
— il faut que j'écrive, pensa-t-il
il faut que j'écrive ce qui m'arrive
il n'y aura peut-être personne pour le lire
mais il faut que je l'écrive
tu liras toi peut-être si tu m'aimes vraiment
tu liras ce que j'ai écrit pour vivre
et tu ne le confondras pas
avec ce que j'ai écrit pour toi
— je t'aime
— j'écrirai ce qui me rend malade
ce qui m'empêche de devenir ministre
ce qui fait de moi un petit secrétaire
les ministres ne savent pas écrire
pas plus que les ambassadeurs
et il y aura des oiseaux pour danser
autour de mon corps nu maculé de soleil
de mon corps à l'épreuve du désir
de toute ma chair entre leurs ailes passagères
— je t'aime.
— j'aimerai ces montreuses de cuisses
et ce n'est pas moi qui tomberai le premier
le soleil augmente mon désir
mais je me coucherai avec lui
je ferai l'amour à son disque
et des enfants à sa lumière
O Cité ne m'abandonne pas à mes écrits
une femme pourrait m'aimer
et je pourrais m'en satisfaire
— je t'aime
— Qu'est-ce que vous fabriquez avec ce stylo ?
demanda soudain le ministre Arbitre des Élégances.
— mais rien monsieur le ministre
j'écris oui c'est cela j'écris et m'en voilà heureux
— et vous écrivez quoi ?
rien à soumettre à mon arbitrage, j'espère
vous savez que je n'aime pas ce genre de concussion
vous le savez n'est-ce pas ?
— mais je n'y pensais pas
bredouilla le secrétaire
qui examina la plume avec tristesse
— et vous pensez à quoi ? demanda le ministre
il semble bien que vous pensez
au lieu de travailler à votre ouvrage
— ce sera un bel ouvrage, je vous le garantis !
pensa le secrétaire dans sa tête
pour ne pas avoir à penser tout haut
ce qu'il avait peut-être dit tout bas.
— travaillez ! travaillez ! répéta le ministre
l'amour c'est de la bagatelle rien de plus
donnez de la poésie à la politique
l'amour a déjà tout reçu des poètes
c'est fini l'amour on n'en parle plus
à moins qu'une femme ne vous trompe
avec un éléphant de votre connaissance
elle ne me trompe pas
elle parle comme il faut
elle prend ma sexualité
elle occupe mon amour
elle gagne ma vie
elle ne me fera pas mourir
j'ai abîmé la plume de mon stylo
c'est dommage un si beau stylo
la prochaine fois je voterai pour moi
ça me fera au moins une voix
puisqu'elle ne veut pas me donner la sienne.
le soir il rentra chez lui
accompagné des deux oiseaux
de celui qui volait
de celui qui l'imitait
et du troisième qui étudiait le vol
il rentra chez lui sans s'arrêter
ni au café ni au bordel
il traversa des rues longea des murs
s'arrêta au feu rouge
grignota des marrons chauds sur les quais
au loin
entre la mer et le ciel
s'élevait le promontoire de Kateb
et Kateb regardait la télé
il regardait des filles nues
il regardait leur lumière
il les trouvait bien construites
et il aurait aimé être aussi bien construit.
est-ce que c'est bien de la chair cette chair ?
se demandait Kateb devant la télé
c'est un effet de ma solitude
cette absence de nom à donner
à la femme qu'on regarde avec plaisir
il se sentait vraiment très seul
la nuit était tombée d'un coup
et les fenêtres des ministères s'étaient éteintes
sauf une bien entendu
et il voyait la silhouette de l'Arbitre des Élégances
et le bureau du secrétaire dans le fond
et le chapeau accroché au mur
et la carte de la nation
et la porte pour sortir et entrer
il voyait ce qu'il y a dans un bureau
quand un ministre s'interroge
sur le sens à donner à ce qui arrive
d'étrange et de déroutant
dans le monde qu'il faut gouverner
parce que les uns sont riches et les autres noms.
Kateb voyait bien la tristesse du ministre
et il aurait pu lui dire quelque chose
pour le rassurer sur l'avenir de l'humanité
il l'aurait dit à la télé
tout le monde croit ce qu'on dit à la télé
même les ministres le croient
quand c'est la télé qui le dit
— elle dit quoi la télé aujourd'hui
— elle dit que c'est un garnerin
— un quoi
— un garnerin
— c'est quoi un garnerin
— je sais pas mais c'est ce qui est
— si ça y est à la télé c'est que c'est
— un garnerin et pas autre chose
— et si on crache sur les marches du Palais de Justice ?
— garnerin
— et si on refuse la priorité ?
— garnerin.
— et si on ne paye pas ses impôts
qui sont en fait les impôts de l'état ?
— garnerin et pas autre chose
— bon j'ai compris je vais me coucher
— avec qui
— avec garnerin
— garnerin ? garnerin ?
non vraiment je ne vois pas...
— ils l'ont dit à la télé
— ah oui ! garnerin comme à la télé !
je comprends que ce sera une bonne nuit !
— puisque vous le dites.
— garnerin !
— comment ?
— je dis : garnerin !
à demain ! si vous préférez
et portez-vous bien mon ami
l'amour c'est la seule santé.
— puisqu'on le dit à la télé
— on parle beaucoup d'amour à la télé.
— garnerin ?
— d'amour !
— ah ! garnerin
— si vous voulez
remarquez bien que je n'y vois pas d'inconvénient
n'est pas garnerin qui veut
et qui ne veut pas peut-être
pour reprendre le commentaire
du garnerin qui produit l'émission.
— vous savez ce qu'il vous dit le garnerin ?
— non je vous en prie pas ici à la télé
— vous savez ce qu'il vous dit le garnerin ?
— il dit ce qu'il pense
puisque c'est le jeu à jouer
est-ce que je me trompe de chaîne ?
— Kateb mon pauvre Kateb
mais où as-tu mis les pieds
sur terre ? mon pauvre Kateb
c'est sur terre que tu te trémousses
le ministre murmurait tout cela
il n'y avait personne pour l'entendre
et Kateb était trop loin pour comprendre
ou pour lire sur ses lèvres
il ferma la fenêtre tira les rideaux
poussa les tiroirs ouvrit la porte la ferma
descendit l'escalier sortit dans la rue
rentra chez lui
il rentra chez lui
de l'autre côté de la ville
et il ne se coucha pas
il y avait une femme nue dans son lit
c'était toujours la même femme
une femme qui avait l'air d'une saucisse
et qui était peut-être une saucisse
c'est bien pratique pour faire l'amour
mais c'est un peu garnerin
quand il s'agit de faire autre chose
ce n'est pas avec elle qu'il boirait un jour la parisette
l'ombre du promontoire de Kateb
se profilait au-dessus de la ville
qu'est-ce que c'était impressionnant
ce pylône qui montait
et cette ombre qui bougeait à peine
cette ombre qui n'avait plus rien d'humain
tant c'était vieux et détruit
est-ce que Kateb avait une âme ?
est-ce qu'il répondait vraiment
aux questions qu'on lui posait ?
tout ceci se passait à la télé
fallait-il croire ce qui se disait
ce qu'on montrait ce qu'on voyait ?
la télé est porteuse de plus de lumière
que n'importe quel autre objet
il faut se méfier de la lumière
quand elle se partage l'ombre avec le premier venu
— qu'est-ce que tu regardes ? demanda la femme
— je regarde rien, dit le ministre
qui regardait quelque chose
mais qui ne voulait pas en discuter
— tu vas attraper froid ferme la fenêtre
— je vais attraper chaud j'ouvre la fenêtre.
— viens dormir plutôt la place est chaude
et je me sens toute chose ce soir.
— viens te réveiller ou plutôt ne viens pas
la place est froide et tu ne sens rien
— cesse de faire le pitre et couche-toi.
— continue, tu es sur la bonne voie
reste où tu es, c'est la bonne place.
— oh ! ce que tu es pénible quand tu t'y mets !
— ce que tu m'intéresses, mon amour.
— désolée de l'apprendre dans ces circonstances.
— ravi de te l'entendre dire, bonsoir !
tiens, le ministre ne dort pas
pensa Kateb qui ne dormait pas
sa femme dort et il ne dort pas
moi je n'ai pas de femme qui dort
alors je ne sais pas ce que ça fait
de ne pas dormir seul
demain il fera jour
c'est cher les émissions de nuit très cher
le soleil est un bon compagnon de route
j'aime la route que j'ai prise
je ne suis pas beau à regarder
mais j'intéresse tout le monde
même le ministre s'intéresse à moi
d'ailleurs il ne dort pas
sa femme dort elle ne m'aime pas
elle ne regarde pas assez la télé
c'est une femme qui ne pense qu'à l'amour
les femmes devraient penser à penser
les hommes aussi
moins souvent que les femmes
mais enfin le problème n'est peut-être pas là
si nous ne sommes que des chiens.
— viens te coucher ne sois pas bête
j'ai de l'amour plein mon sac à malices
viens voir comme c'est intéressant.
— je ne dis pas le contraire, répond le ministre
mais on fera ça demain tous les deux
ce soir j'ai autre chose à faire
il fait quoi quand il ne fait pas l'amour ?
il écrase des mégots sur son bureau
il taquine son poète de secrétaire
il reluque le Kateb en reconstruction
est-ce que les femmes l'intéressent ?
il y a combien de femmes au monde
qui ne refuseraient pas de faire l'amour avec lui ?
mais je rêve
je rêve tant
je rêve complètement
c'est que je suis une femme
j'écris comme ça vient
qu'est-ce qui vient après ça
je n'en sais rien
je n'en sais vraiment rien
une couleur plus hardie que les autres
non un adjectif
le mot comme ou le verbe paraître
je ne sais vraiment pas ce qui m'arrive
je viens de me réveiller
je suis la femme du ministre
je suis toute nue dans mon lit
il travaille dans son bureau
pourquoi ne fait-il pas l'amour ?
il regarde la fenêtre
le promontoire qui se profile
l'ombre qui bouge à peine
Kateb, tu veux de moi ? prends !
Serai-je à la hauteur ? Serai-je à la hauteur ?
répétait l'écrivain du dimanche
en serrant son manuscrit sous l'aisselle
si je ne suis pas à la hauteur
qui le sera ?
et il se demanda ce que fabriquait Kateb
perché sur sa tige d'acier
presque à toucher la mer
en d'autres temps
c'est le ciel qu'il aurait touché
et j'aurais compris de quoi il retournait
mais maintenant ça ne veut plus rien dire
c'est une émission de télé qui a du succès
c'est tout ce qu'on peut dire
mais ça ne veut rien dire
alors on regarde en mangeant des pop-corn
parce que l'imbécillité ça creuse
moi j'ai écrit ce qu'il fallait écrire
ou alors je me trompe
expliqua-t-il à l'Arbitre des Élégances
qui regardait par la fenêtre
comme on regarde la télé
— moi je veux bien le croire
dit le Ministre en tapotant le manuscrit
du bout de ses doigts rêveurs
d'ailleurs je crois tout ce qu'on me dit
par contre je fais très attention à ce que je lis
je ne crois pas tout ce qui est écrit
mais je lirai d'un bout à l'autre
et je relirai si c'est nécessaire
et je donnerai mon avis sur la question
la question étant de savoir
si ce livre est un bon livre ou un mauvais
si c'est un bon je le dirai
et tout le monde le lira pour me donner raison
mais s'il est mauvais
on vous donnera tort
et dieu sait ce qui peut arriver alors
l'écrivain se mit à détester le Ministre
il aurait pu le frapper
ou même tenter de le tuer
mais il sourit en posant un regard attendri
sur l'épais manuscrit que tapotaient les doigts
du Ministre qui pensait à autre chose
je pense que Kateb est une bonne idée
je ne sais pas ce qu'il vaut en tant qu'homme
mais c'est une idée de valeur je crois
d'ailleurs je vais m'en assurer moi-même
en écrivant quelques pensées là-dessus
bien sûr je ne suis pas écrivain
je n'écrirai pas ce qu'écrivent les écrivains
d'ailleurs ce n'est peut être pas un sujet d'écrivain
c'est un simple sujet de télévision rien de plus
appuyer sur la bonne commande
et changer le rouge en vert
c'est amusant et ça ne coûte rien
et si ça ne s'écrit pas comme il faut qu'on écrive
et bien au diable l'élégance
je ferai ce que je pourrai
ce qui n'est pas sorcier.
— mon prochain livre ne vous plaira pas
dit l'écrivain en se suçant le pouce
je vais donner dans le mauvais goût
juste pour voir ce que ça donne
et si ça paye mieux que le bon goût
parce que j'ai le bon goût de crever de pauvreté
alors voyez-vous si le mauvais goût
m'empêche de mourir j'écrirai
ce qu'il y a de pire à écrire.
— vous ferez comme vous voudrez
personne ne vous empêchera d'écrire
ce qui vous passe par la tête
que ce soit bon ou que ce soit mauvais
ce sera écrit pour être lu
et ce qu'on lira aura le goût qu'on voudra
pourvu qu'il ne suffise pas d'allumer la télé
pour éteindre ce qui est peut-être du talent.
— je vous remercie pour ce bon conseil
dit l'écrivain qui ne pensait pas un mot
de ce qu'il était en train de dire
je vais me mettre au travail
et écrire dans le sens que vous m'indiquez
peut-être sur Kateb
puisque personne n'a encore écrit sur le sujet
— Quoi ! s'écria le Ministre
écrire sur Kateb serait une infamie
et puis ce n'est pas une question de goût
restez en à ce genre de questions
bon ou pas bon le goût est une bonne matière
laissez Kateb aux gens de télévision
à ceux qui ne savent pas écrire
mais qui ont plein de choses à dire.
— Soit, dit l'écrivain qui n'était pas convaincu
j'écrirai sur les gens de la télévision
je dirai un mot ou deux des ministères de la République
et quand j'aurai vidé mon sac
je chanterai l'amour
et puis je le ferai
avec qui je ne sais pas
est-ce que c'est important
de savoir avec qui on fait l'amour ?
— C'est une question de mauvais goût
dit le Ministre en montrant la sortie
je ne peux pas y répondre
dans le cadre de mes fonctions officielles
mais s'il vous plaît de me rencontrer
où mes amis se plaisent à me visiter
je vous ferai savoir de quelle manière je réponds
à ce genre de questions qui en effet
obsèdent jusqu'à mon âme.
— Je suis content de savoir
que quelque chose vous obsède
dit l'Écrivain sur qui la porte se refermait
il n'est pas mauvais qu'on soit sujet à l'obsession
c'est de cette manière que tout arrive
voulez-vous que je vous fasse une confidence ?
Mais la porte s'était refermée
et l'écrivain se retrouva dans le hall
qu'un huissier martelait du talon.
— Gauche ! Droite ! scandait l'Huissier
il faut marcher de long en large
dans le sens de la longueur
et dans celui de la largeur
il faut marcher la tête droite
de la porte d'entrée à la porte du fond
et le vice est versa
de la porte du fond à la porte d'entrée
où je vous prie de reprendre votre chapeau
votre canne et vos souliers vernis
merci pour la p'tite pièce à vot'bon cœur
la prochaine fois changez d'eau de Cologne
je déteste ouvrir les fenêtres
pour laisser échapper les mauvaises odeurs
quel désordre ! non mais quel désordre !
ces odeurs qui se mélangent dans les lustres !
Dehors il s'assit sur un banc public
un banc qui était à tout le monde
mais où tout le monde ne pouvait pas s'asseoir
à la fois
on comprend pourquoi.
il leva les yeux vers l'horizon vertical
et vit la flèche d'acier
et l'ombre de Kateb immobile et informe
que le vent approchait
et que les étoiles se disputaient
on comprend pourquoi
il pouvait voir à quel point le monde avait changé
bien qu'on y fît l'amour de la même manière
et pour les mêmes raisons
on comprend pourquoi
un enfant le frappa avec un ballon
ce qui fit rire d'autres enfants
ce qu'il ne comprit pas
on comprend pourquoi
on comprend pourquoi
il resta longtemps assis sur le banc
il regarda les jambes des femmes
il chercha leurs yeux mais ne les trouva pas
on comprend pourquoi
fallait-il parler à Kateb ?
qu'allait-il se passer s'il le faisait ?
et s'il ne se passait rien
qu'est-ce que ça changerait ?
il ne répondit pas à ces questions
on comprend pourquoi
il traversa la ville sans se presser
passa devant les restaurants sans avoir faim
devant les pissotières sans avoir envie
devant les arrêts d'autobus sans s'arrêter
on comprend pourquoi
il s'arrêta sur la jetée
donna à manger aux oiseaux en bas
et aux poissons en haut
fit plaisir à une petite fille
en lui donnant sa réserve d'hélium
ce qu'il fit qu'il n'avait plus d'hélium
on comprend pourquoi
— pourquoi ce silence ? dit Kateb
dont les paroles glissèrent le long de la flèche
— je me tairais si c'était le silence qui m'y forçait
dit l'Écrivain pour dire quelque chose
je ne sais pas ce qui me force à te répondre
sans doute que je n'ai plus rien à dire
plus rien qui te concerne en tout cas
je gratte mon cerveau du bout de mon crayon
et tu ne redescends pas
tu existes comme je ne t'aime pas
est-ce que tu écriras un livre plus tard
pour raconter ton étrange aventure
et gagner de l'argent ?
— je l'écrirai si j'ai le temps
— admettons que le temps ne te manque pas.
— alors je l'écrirai pour gagner de l'argent
si j'ai le temps il me faudra aussi de l'argent
mais si je n'ai pas le temps
à quoi bon gagner de l'argent ?
— tu as raison, dit l'Écrivain
ne mélangeons pas ce qui est distinct
que chaque chose soit à sa place
le temps dans un tube de verre
et l'argent au bout d'un fil d'acier
suspendu de chaque côté de la vie
avec le tic-tac tout prés des oreilles
et la trace des pas sur l'échiquier
qui pourrait n'être que le parterre
applaudissant dés que le rideau est baissé.
— Qu'est-ce que tu racontes ? s'écria Kateb
qui trouvait cela très amusant
ces paroles prononcées sans rien écrire
au gré du vent et des fuites d'hélium
entre l'os pariétal et l'occiput
là où se loge comme un serpent
d'un bout à l'autre de la même vie
le tube de verre menacé de rupture.
Qu'est-ce que tu racontes de beau !
mais qu'est-ce que tu racontes pour me plaire !
qu'est-ce que tu racontes que je comprends !
— Je ne sais pas, dit l'Écrivain
je ne suis pas complètement détruit
j'ai de l'encre pour y tremper ma pensée
et ce sont des mots qui s'animent
ce pourrait être des couleurs
mais ce sont des mots et je les aime
mais qui comprendra que je n'ai pas goût
justement à cause de ça.
— Tu ferais mieux de me reconstruire
il faut mettre de l'encre dans les fissures
et des morceaux de plumes en travers
pour que ça tienne debout
et que ça ait l'air d'un livre.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
Si tu savais, tu ne parlerais pas.
Tu existes mieux que les mots.
— Je veux redescendre
et voter comme tout le monde
et peut-être devenir député ou ministre
et pourquoi pas président de la République !
— tu peux bien faire ce que tu veux
mais tu ne seras jamais écrivain
même mort et oublié !
— Qu'est-ce que tu en sais ! dit Kateb désolé
de n'avoir pas le talent qu'il faut
pour ne pas mourir
et exister toujours dans la mémoire des hommes.
— En fait je n'en sais rien !
dit l'Écrivain en jetant un regard
vers la fenêtre éclairée qui semblait s'éclairer pourtant
je n'en sais rien, je n'en sais rien
je ne sais rien de ce qu'il faudrait savoir
j'aurais dû devenir peintre
et créer un modèle de beauté
ça aurait l'air facile
et ce serait inimitable
tandis que les mots me manquent
pour dire ce que j'ai à dire
et tout devient difficile
tellement difficile que j'ai envie de me taire
— Mais pourquoi ne tais-tu donc pas ?
— Hein ?
— Pourquoi ne te tais-tu donc pas ?
— Je ne sais pas c'est comme ça
il faut que j'écrive
il faut que je t'invente
chaque fois que trop de mots t'ont effacé
et je t'invente vraiment
et tu existes de nouveau
et il t'arrive quelque chose
quoi ? je ne sais pas — quelque chose
et tu grandis avec l'encre et le papier
c'est le destin des personnages, je crois.
et puis plus rien
le personnage de l'Écrivain s'était volatilisé
il avait disparu comme par magie
et le personnage de Kateb existait toujours
perché sur sa flèche d'acier et de lumière
dominant toute la ville
inquiétant les oiseaux virevolteurs
mais pas du tout les petites filles
qui ne voyaient aucun inconvénient
à ce qu'on ne leur explique pas
en quoi consistait le jeu.
— Si quelqu'un veut expliquer
dit une petite fille plus grande que les autres
qu'il ne se gêne surtout pas
non seulement on l'écoutera
mais en plus on comprendra
mais si personne ne veut expliquer
ce n'est pas ça qui nous empêchera
de jouer à la marelle avec les ballons
et au ballon avec les amoureux
tout le monde comprendra
qu'être une petite fille ce n'est pas
écouter des explications qui expliquent
ce qui est explicable ou ne l'est pas
mais on s'en fiche de savoir
ce qu'on est les seules à ignorer
ce que vous ne savez pas
est-ce que vous voulez bien qu'on vous explique ?
Livre intitulé Kateb !
je veux sortir de ton ventre ventre
verbal incantatoire
je veux m'extraire de ton vocabulaire
je ne veux plus exister
seulement par rapport à toi
ni en fonction de ce que tu impliques
dans mon existence quotidienne.
— Quel cri horrible ! dirent les petites filles
effrayées non pas par ce qui venait d'être dit
par la manière dont cela fut dit
car en réapparaissant à la page suivante
l'Écrivain s'était senti un peu mal
prêt à tourner de l'œil tant la douleur était forte.
— Je veux naître aujourd'hui
dit l'Écrivain dans l'oreille des petites filles
si je suis le personnage principal de ce roman
bien sûr
parce que si je suis un personnage secondaire
autant mourir tout de suite
ou même n'avoir jamais existé
et s'il s'agit d'un roman
ce qui n'est pas sûr.
en tout cas c'est aujourd'hui que je sors de l'ombre
Je suis un homme heureux comblé
je n'aime pas la mort
mais je l'accepterai
je préfère l'amour
c'est plus facile plus discret
et puis ça ne se fait pas tout seul.
— Qu'est-ce qu'il raconte ? demanda Kateb
aux petites filles qui s'assemblaient
pour écouter cet homme pas propre et mal habillé
qui prétendait faire l'amour mieux que la mort.
— l'amour je le fais avec ma femme
poursuivit l'Écrivain qui avait retrouvé son calme
je suis un homme c'est normal
je le ferais bien avec l'une de mes filles
mais c'est interdit par la loi
alors tant pis pour celle que je préfère
et qui aurait peut-être aimé ça
tant pis pour elle
et tant pis pour le monde
je ne lui ferai pas l'amour
puisque le monde ne le veut pas
ce que le monde veut n'est pas ce que je veux
le monde est rarement d'accord
avec l'esprit d'un homme
qui est d'ailleurs un homme d'esprit
et aussi cela va sans dire un homme du monde
même si le monde n'aime pas ça
je chante ce qui me plaît
pour le plaisir de me plaire
et non pas pour plaire à tout le monde
ce qui serait un manque total d'esprit
Je le chante tout haut
si ça ne coûte rien
je le chante tout bas
si la loi ne veut pas
l'amour ne me coûtera pas ma liberté
je préfère baiser ma vieille femme
par devant par derrière par côté en haut en bas
j'ai tous les droits en ce qui la concerne
je ne sais pas ce qu'elle en pense
elle peut bien penser ce qu'elle veut
pourvu que ça ne coûte rien
mais alors rien pas un sou rien rien rien
et qu'on s'en sorte chaque jour
avec l'envie de recommencer
C'est aujourd'hui que je sors de l'ombre
je viens dans la lumière pour m'éclairer
je veux voir mes mains d'ouvrier
dans la lumière qu'on me dispense
et dans le miroir me sourire
me reconnaître comme je m'aime
et tendre le miroir à qui voudrait le contraire
que je suis moche comme le cul de ma femme
comme si ma femme avait de l'importance
aujourd'hui que je vais paraître
comme je me suis toujours envisagé
c'est-à-dire à mon avantage
faisant de l'ombre à mon amour légitime
lorgnant l'épaule de mon amour interdit
et inventant de nouvelles amours
dans le regard des filles croisées
au hasard des trajets d'une place publique
Regardez-moi comme j'aime me voir !
Les vitrines n'aiment pas mon reflet
ce que je vends n'a pas de prix
qu'il fasse jour qu'il fasse nuit
je me fiche de reconnaître la lumière
mes mains sont visibles et ma trogne
et mon habit qui se déplie
et qui triomphe de l'immobilité
trempant ses ongles inattendus
dans l'eau de la mémoire.
Je ne ferai pas l'amour à celle que j'aime
je n'ai donc pas besoin de savoir pourquoi je l'aime
je l'aime c'est bien suffisant
il faut que ça suffise
sinon j'aurai de gros ennuis
et ce n'est pas ce que je cherche.
— C'est pourtant ce que vous avez trouvé
dit le juge en jouant au nœud papillon
sur les murs du tribunal
vous n'avez pas joué comme il fallait
on vous avait dit de vous tenir tranquille
mais non c'était plus fort que vous
il a fallu que ça vous arrive
et que ça ne plaise pas à tout le monde
— Mais je suis sage comme une image !
— Il n'y a pas d'image sage qui tienne
vous avez trouvé les ennuis que vous ne cherchiez pas
c'est un fait que tout le monde peut constater
— Tout le monde pourrait comprendre
si le monde avait de l'amour
pour ces choses qui font que l'amour
n'est pas donné à tout le monde
je suis le plus malheureux des hommes
j'ai fait le mal sans le vouloir
je savais que c'était mal mais je l'ai fait
j'ai voulu le faire et je l'ai fait
le monde pourrait comprendre ça !
Est-ce que le monde peut comprendre
que ce n'est pas facile d'aimer ?
surtout quand l'amour est interdit
et qu'il s'agit de ne pas se tromper
sinon le monde vous tombe dessus
et il vous juge et vous condamne
et s'en est fait de l'amour à jamais
mais qui fera l'amour à ma place !
Est-ce que le monde a songé à cela ?
il ferait bien de penser à tout le monde
avant de dire des choses
qui pourraient bien se retourner contre lui.
— Je vous condamne à ne plus faire l'amour
dit le juge en manière de sentence
car tout concordait
tout était parfaitement probant
et en plus c'était grave
ce qui justifiait la lourdeur de la peine
— Ne plus faire l'amour ! s'écria le condamné
mon dieu que ça va être difficile.
— Si vous doutez de vos compétences
dit le juge en reprenant son stylo
je vous condamne en plus à la mutilation
ce qui fait un peu mal il faut le dire
mais c'est le plus sûr moyen de ne pas se tromper.
— Je ne veux pas être mutilé
cria le condamné dans le micro
ça fait beaucoup plus mal que vous dîtes
et ça n'enlève pas l'envie d'assassiner
j'ai envie d'assassiner tout le monde
— Je vous ferai couper les mains !
cria le juge dans le micro
— Je me servirai de mes pieds !
— Je les ferai couper de la même manière !
— Je me servirai de ma tête
— Alors vous mourrez c'est sans remède
on meurt toujours d'être coupé
à cet endroit de l'anatomie
la peine de mort est interdite
mais on ne l'aura pas fait exprès.
— Mais coupez ! coupez ! coupez !
ce n'est pas le décor que j'avais demandé
il fallait des paillettes des femmes nues
des bottes de sept lieues des pattes de lapin
j'en ai assez de manquer de tout
chaque fois que je ne devrais manquer de rien !
— Je couperai si je veux !
cria le juge dans le micro
entre les ailes de son nœud papillon
qui se prit pour un papillon
et qui se transforma en chenille
pour embêter tout le monde
la loi m'autorise à tuer qui je veux
continua le juge qui était allergique aux chenilles
et si je ne veux pas il faut m'en remercier
Remerciez moi parce que je n'ai rien coupé
estimez vous heureux que ça vous arrive
donc vous ne ferez plus l'amour à personne
on ne pourra pas vous empêcher de rêver
ce qui arrive à tout le monde
si le monde est à l'endroit bien sûr
ce qui n'est pas toujours le cas
quand on écrit des romans modernes comme il faut
mais aux termes de la loi
le rêve ce n'est pas de l'amour
c'est du rêve
et la loi n'en a rien à foutre
alors rêvez si ça vous chante
moi ça ne me gêne pas le moins du monde
que le monde soit à l'envers ou à l'endroit d'ailleurs
il est normal qu'un homme rêve
si l'amour lui manque à ce point
qu'il ne trouve plus le sommeil
Huissier ! faites entrer le coupable suivant
s'il s'agit d'une petite fille
qu'elle attende encore un peu
j'ai l'estomac qui me tiraille
et je ne suis pas d'humeur à faire des galipettes
et vous greffier !
arrêtez de mâchouiller votre crayon
il n'y a aucune raison de se rendre nerveux
qui a dit que la justice est une folie comme une autre !
— On ne comprend pas tout ce qu'il dit
fit Thomas dans le micro
c'est son premier procès télévisé
il est nerveux il sue il pue il craque
ira-t-il au bout de sa pensée
qui peut le dire à ce moment de l'audience
Thomas occupait une partie de l'Écran
où il apparaissait en contre-jour
une lampe s'alluma dans les tringles
elle effaça le contre-jour
il régla le son de sa voix
ba ba bi ba ba ba bou
chut ! fit le juge avec l'index
un nouvel accusé s'assit dans le box
il croisa ses bras sur la balustrade
et donna un coup de pied
dans la serviette du gendarme qui s'excusa
on s'excuse toujours auprès des morts
pensa ce gendarme qui avait de l'expérience
en matière de justice expéditive.
— J'expédie mais ne romps pas
dit le juge à l'accusé qui ne comprit pas
que c'était à lui de plier
Serai-je à la hauteur ?
se demandait toujours l'Écrivain
qui se mettait à la place des autres
quand cela l'aidait à comprendre
les motivations de chacun
mais qui pourrait répondre à cette question ?
qui se mettrait à sa place
pour comprendre ce qui l'avait poussé
à écrire ce qu'il avait écrit
plutôt qu'autre chose peut-être mieux écrit
mieux pensé mieux restitué mieux mieux mieux ?
mieux quoi ?
maintenant que tout est dit
et que je vais être jugé pour ce que j'ai écrit ?
je ne devrais pas rester là à attendre
que la sentence me tombe sur la tête
et que ma tête s'ouvre par la bouche
pour exprimer ce que cela lui inspire
je ne devrais pas m'immobiliser
il faudrait que j'invente une guerre
j'inventerais la mort par conséquent
c'est si facile d'écrire
quand elle existe vraiment
et si difficile de le dire
quand on suppose sa nature
sans vraiment savoir ce qu'il en est.
Je dormirai si je veux
d'ailleurs je n'ai pas sommeil
je mangerai si j'ai faim
j'ai faim mais ça ne m'empêche pas de rêver
j'écrirai plus tard ce que j'ai vécu
personne ne me paiera pour ça.
— Kateb, viens boire un coup
mets un chapeau sur ta tête
et viens boire un coup par amitié
j'entre et je sors
je ne bois pas jusqu'à vider
il y avait de la lumière et je suis entré
j'aime bien les petites filles
je ne sais pas ce que c'est l'hélium
je ne le saurai sans doute jamais
mais j'aime bien aussi l'hélium
viens boire un verre et puis un autre
et puis un dernier pour finir
parce qu'il faut finir ce qu'on a commencé
Kateb regarda l'horizon
l'indéfinissable horizon peuplé d'autres oiseaux
dont le ciel est peut-être gourmand
qui sait ?
si le ciel se nourrit d'oiseaux
ou si ce sont les oiseaux qui le composent
d'un coup d'ailes décrivant sa profondeur
et d'un cri sa couleur
qui sait ?
si le ciel est l'esprit d'un seul oiseau
qui se multiplie pour mieux exister
dans l'assemblage des mots qui l'ont fait naître.
Je suis détruit
c'est ma première mort
il y en aura d'autres
il y aura la pourriture
il y aura l'oubli
est-ce que j'oublie une mort ?
j'ai vécu la première
je n'ai pas su tout de suite
que c'était la première
je croyais qu'on jouait
on ne jouait pas
on écrivait quelque chose de définitif
une bouffonnerie dans le ciel de l'éternité
et puis j'avais vraiment beaucoup d'amour
je t'aimais comme un fou
— Ce n'est pas une raison d'aimer.
— Je le croyais
il fallait que je sois fou
j'étais simplement détruit
— il fallait que je t'aime
mais je ne sais pas inventer l'amour
avec quelles couleurs l'arracher à l'ombre ?
— ni couleurs ni lumières ce sont des mots
ce sont des mots qu'il aurait fallu évoquer
et les écrire sur la page blanche
pour qu'ils forment ce qu'il y avait à dire
et qu'on le comprenne sans poser de question.
— il fallait que je t'aime mais c'était fou
et pas assez de lumière pour m'éclairer
pas assez de temps pour attendre
— ni lumière ni attente ce sont des mots
ce sont des mots que tout le monde devait comprendre
mais ce n'est pas facile de comprendre
si la vie n'est pas vraiment la vie
mais quelque chose qui approche de l'éternité !
et c'était le cas pour la plupart des gens
— Je ne comprends pas je ne comprends pas
Que pourrait-elle comprendre ?
On ne joue pas à jouer
On joue à écrire
ce n'est pas la même chose
ce ne sont pas les mêmes petites filles
et si l'hélium n'est pas de l'hélium
alors il n'y a plus rien à respirer
et on s'étire comme le verre
et on casse comme le verre
et on change de voix
comme le verre change de mains
mais toujours pour que tu y boives
et que tu m'accompagnes de verre en verre
et qu'on se mette à exister ensemble
parce que tu ne comprends pas que ce n'est pas un jeu.
Kateb avait crié bien sûr
ce genre de choses ça se crie toujours
et il y a toujours quelqu'un pour entendre
— Hein ? Quoi ? Comment ?
vous avez mal ? j'appelle un docteur ?
mais non
je n'ai pas mal
appelez le docteur quand même
on parlera de médecine
ça me changera de la littérature
je ne changerai pas de couleurs
j'ai de reflets de coquillage
je ne le fais pas exprès
c'est dans ma nature.
C'est du moins ce que s'imaginait le Ministre
de la fenêtre où il se tenait
tirant sur sa cigarette d'amères bouffées
il ne pouvait que s'imaginer
imaginer la pensée de Kateb
imaginer sa douleur
imaginer son sens de l'humour
son besoin de se faire aimer
son désir de changer de nature
qu'est-ce qu'on peut imaginer
quand on ne sait rien de la vérité ?
Kateb trônait au-dessus de la ville
informe au bout de la flèche métallique
vivant puisque tout le monde
était d'accord là-dessus
qu'arriverait-il s'il prétendait le contraire ?
mais non mais non vous vous trompez
Kateb est mort
ce que vous voyez est un cadavre
il se décompose
il n'y a qu'une mort
et c'est celle-là qui tue Kateb
mais Kateb leur disait le contraire
que ce n'était pas la mort qui tue
que c'était une mort qui ne tuait pas
quelle aberration !
Comme si la mort n'était pas la mort !
et tout le monde s'en fichait
ce que Kateb disait était important :
on meurt avant de mourir vraiment
ah bon ? et ça fait mal ?
ça fait très mal parce que c'est douloureux
et ça passe comme ça vient ?
ça dépend de l'oiseau
l'oiseau ? quel oiseau ?
mais l'oiseau qui vous empêche d'exister
quand c'est justement
ce que vous désirez le plus au monde !
et par exemple pour exister plus que les autres
vous écrivez des livres que personne ne lit
et vous demandez à l'oiseau
si vous existez plus que les autres
et l'oiseau vous répond : devine !
et comme il n'y a rien à deviner
on meurt avant de mourir
ce qui est logique puisque c'est l'oiseau qui le dit
enfin il ne le dit pas
il le laisse à penser
et on pense beaucoup.
est-ce que j'existe plus que Untel ?
ce serait dommage que j'existasse la même chose
parce que lui ne fait aucun effort
pour exister plus que les autres
il fait ce qu'on lui dit de faire
avec un maximum d'incompétence
et par-dessus le marché c'est un paresseux
on comprend pourquoi on a du mal
à accepter l'idée d'exister comme lui
pas moins que lui
parce qu'alors ce serait le comble
le comble de quoi je ne sais pas
le comble de ah ! non ce n'est pas possible
que j'existe moins que ce cancrelat
qui ne fait aucun effort pour exister
et que l'existence nourrit comme il faut
alors que la même existence ne me nourrit pas
et que c'est la raison pour laquelle
j'essaie d'exister ailleurs qu'ici
dans un monde où la faim
est une critique de la raison dialectique
C'est du moins ce que s'imaginait le Ministre
ne sachant rien de ce qui se passait
dans la tête détruite de Kateb
qui vit apparaître l'énorme cheval surgi du ciel
avec un étonnement tellement
tellement
Est-ce qu'il va se passer quelque chose d'insensé
comme le ciel à l'envers
ou la mer à l'endroit
comme la destruction de Kateb
et son érection au-dessus de la ville
ou bien encore comme l'apparition énorme
du cheval de six mètres de haut ?
Que va-t-il se passer d'extraordinaire
pour redonner du génie à ce roman
où l'on commence sacrément à s'ennuyer.
Bon d'accord —
Kateb fait le gaillardet ou le penon
chaque fois que je tourne la tête
c'est pour m'apercevoir que rien n'a changé
qu'il est toujours au bout de sa flèche de verre
et je donne l'inclusive au visiteur
qui va me proposer des élégances
ou ce qu'il suppose être des élégances
alors même qu'il s'agit
d'une vague procidence de coupe-bourgeon
Voilà ce que c'est que de tendre le crayon
vers le flébile passe-peintre
qui se refuse aux gouliafreries contemporaines.
Le ministre des Élégances
marmonnait tout cela entre deux feuillets
et le secrétaire écrivait un poème d'amour
ou plutôt il le réécrivait
car le président n'était pas totalement dénué de talent
il lui manquait simplement
ce dont le secrétaire s'enrichissait tous les jours
je veux parler de la poésie
de la mer au bureau de tabac.
coupe-bourgeon toi même
pensait le secrétaire en cherchant une rime à dais
on n'a pas idée de se mêler de littérature
quand on s'y connaît à peine en élégances
est-ce qu'on épouse des femmes quand on est élégant ?
c'est une histoire de l'art
fabriquée par des commerçants
pleine d'argent et de couleurs
et ne signifiant rien —
à midi le secrétaire alla manger dans un restaurant
il détestait manger dans un restaurant
même avec la plus belle femme du monde
mais enfin ce jour-là elle n'était pas la plus belle
et puis il n'avait pas faim
sa tête était pleine de rimes stupides
et de déclarations purement sexuelles
qui n'impliquaient rien que de très temporel
elle mangea des saucisses de Strasbourg
avec des pommes de terre et du lard
et elle but un affreux vin du midi de la France
qui lui donna un hoquet tempéré
— Mon dieu ! ma belle, fit le secrétaire
qui n'aimait que les bonnes manières
ma belle tenez-vous un peu
je travaille pour le Ministère des Élégances
pas pour celui de l'Emploi
retenez votre trop-plein de nourriture
avec la main avec les pieds
enfoncez-vous une mèche de cheveux dans la bouche
ou bien mordez votre serviette
mais veuillez cesser ce concert de flaveurs
on en peut plus on étouffe on se meurt
ma belle à l'idée que c'est la cause
du vieillissement prématuré qui vous déforme.
— Merci pour le compliment, dit la femme
c'est tourné comme il faut c'est élégant
c'est surtout très efficace contre le hoquet
écoutez je ne hoquette plus je me tais
comme c'est extraordinaire
cet effet de l'élégance sur mon comportement
je reprendrais bien de la saucisse
si ce n'est pas trop vous demander.
— Mais vous ne me demandez jamais trop
et je donne juste ce qu'il faut
garçon ! de la saucisse pour cette dame
maintenant qu'elle contrôle son diaphragme.
— Mon amour, dit la femme très heureuse
de faire un tel effet sur un tel homme
je ne sais vraiment pas quoi vous dire
pour vous remercier de manger avec moi
cela vous dirait-il de toucher à mon sexe
histoire de se retremper aux sources
aux sources de quoi je l'ignore
mais ce sont des sources j'en suis sûre.
Et pendant que le secrétaire passait le temps
le ministre jeûnait dans son beau cabinet
en compagnie du président de la République
qui lorgnait les brouillons du secrétaire
sans oser y toucher.
— Organiser un concours d'élégances
marmonnait le Ministre en léchant un crayon
c'est facile à dire très facile
seulement voilà c'est autre chose de le faire
l'élégance est une science de la fragilité
est-il vraiment sérieux d'opposer des fragilités ?
Que se passe-t-il alors ?
Personne ne peut répondre à cette question.
Un concours n'est-il pas le meilleur moyen de nier l'élégance ?
En un mot est-ce bien élégant de concourir ?
— Là n'est pas la question, dit le président de la République
ce qui importe ce n'est pas que ce soit élégant
mais qu'il y ait un vainqueur
et le vainqueur je veux que ce soit Kateb
je veux être réélu président de la République
mais ce n'est pas possible sans Kateb
il faut donc que Kateb me doive quelque chose
c'est un arabe
il aime l'argent et les honneurs
que Kateb soit le plus élégant des hommes
et je serai président de la République
— Je comprends le raisonnement,
dit le ministre en se grattant les sourcils
je dirais même que je l'approuve
mais Kateb sera-t-il d'accord avec vous
je veux dire sur les principes
car il y a des principes directeurs
et ce ne sont pas forcément les principes de Kateb
— Mais qu'est-ce que vous en savez mon vieux !
Kateb est un original
il se donne en spectacle pour le spectacle
il n'a rien à dire d'important
ce n'est pas le prophète d'une nouvelle religion
c'est une vedette de la télévision
une bien plus grande vedette que moi
il sera un héros de la nation
et moi je présiderai à son destin
ce qui est normal quand on préside.
j'aimerais aussi écrire des poèmes d'amour
pensa le président sans sourciller
mais le secrétaire ne sera jamais un héros
ni une vedette de la télévision
pourvu qu'il ne me survive pas
— Je vais réfléchir, dit le ministre.
— Mais c'est tout réfléchi, dit le président
en claquant la porte derrière lui
laissant le ministre seul
face à ses responsabilités.
Quelle guigne ! pensa le ministre
il va falloir que je parle à Kateb
lui parler ne m'embête pas
mais lui parler d'un concours
d'un concours qu'il gagnera
parce que c'est décidé un point c'est tout
est-ce que c'est une manière de parler
à une vedette de la télévision ?
Quel problème ! pensait le ministre
voilà trois jours que je suis ministre
trois jours de calculs de projets d'espoirs
et voilà que ça me tombe sur la tête
voilà le mensonge qui montre son visage
qui me propose des complicités
la toile se trame doucement
et je n'ai toujours pas faim
ce qui fait que je ne mangerai pas.
il rentra chez lui se coucher.
Kateb ouvrit les yeux
je ne sais pas ce que j'ai en ce moment
pensa-t-il en étirant son corps informe
c'est peut-être parce que je manque d'amour
soit je n'aime pas assez
ce qui est difficilement mesurable
soit je ne suis pas assez aimé
ce que je devrais pouvoir mesurer
tiens encore un oiseau sur mon épaule
enfin si je peux parler d'épaule
à propos de cette protubérance
oiseau ne me mange pas le nez
enfin si je peux parler de nez
à propos de ce relief sous ma peau
est-ce entre les yeux que ça se passe
oiseau ne me parle pas de tes amours
je ne sais pas si les oiseaux sont amoureux
mais que se passe-t-il dans ma tête
enfin si je peux parler de tête
à propos de cette excroissance
qui dépasse entre mes deux yeux
pour laisser parler ma bouche
tiens l'oiseau n'écoute plus ce que je dis
il me croit fou sans doute
il ne comprend rien à la télévision
les oiseaux n'aiment pas la télévision
ils préfèrent le ciel et la mémoire
de leurs traces obliques ou circulaires
les droites ascendantes les angles obtus
c'est leur géométrie qui les anime
les oiseaux ne sont pas comme nous
c'est qu'ils n'ont pas un dieu
pour présider à leurs destinée
moi j'ai des amis
ce sont d'autres oiseaux
et c'est un autre ciel
les amis de Kateb sont la véritable explication
de ce qui m'arrive aujourd'hui et demain
mes amis ne me manquez pas
je ne ressemble plus à rien
je ne sais pas si j'inspire l'amitié
on dit que je suis fou
et qu'il faut m'enfermer
d'autres disent que je suis informe
et qu'il faut me jeter
mes amis que dites-vous ?
à quoi me destine votre amitié
si j'avais de l'amour pour faire l'amour
je poserais la même question
à la femme que j'aimerais
mais je n'ai plus le goût des mots
je n'ai plus envie de les assembler
j'ai envie d'attendre que ça arrive
que le livre s'achève sans moi
est-ce que je suis fou mes amis ?
est-ce que je suis informe ?
y a-t-il une femme qui m'aime ?
le monde est-il peuplé seulement d'oiseaux ?
n'y a-t-il de place que pour le ciel ?
je voudrais plonger ma tête dans la mer
là où fondent les étoiles de l'infini
à cheval sur le dos de la baleine blanche
avec un oiseau qui a traversé la mer
pour conduire mes voyages
seul devant moi silencieux
courbant les lignes droites au hasard des rencontres
jusqu'à ce que l'infini s'achève
qu'il s'achève pour ne plus exister
et l'oiseau posé sur le mur où tout s'arrête
l'oiseau donne un coup d'aile et plonge
il plonge dans le néant et je suis mort
je suis mort pour toujours
je n'existerai plus
c'est l'oiseau qui m'a trompé
ce n'est pas la baleine
la baleine est un livre d'images
et j'écris entre tes jambes
c'est sur terre que je l'écris
ne sachant pas ce qui m'arrive
ni pourquoi ni comment qui es-tu ?
je ne savais pas que tu existais
Oiseau montre-moi le chemin
je veux mourir aujourd'hui même
pose toi sur le mur où commence la fin
oiseau tu es blanc et noir
c'est écrit sur ta blancheur à l'encre noire
mais personne ne lit
personne ne sait lire
il faudrait avoir beaucoup vécu
mais c'est à chaque fois que ça s'arrête
et jamais rien ne recommence
les livres ne disent rien là-dessus.
mes amis je n'ai plus envie de parler
ma barque s'est enfoncée dans la mer
couverte d'algues et de coquillages
que peut-elle signifier maintenant ?
je n'ai plus rien à dire de nouveau
je me déforme jusqu'à l'horreur
il ne faut plus me regarder
il faut éteindre la télévision
faire tomber cette flèche d'acier
mettre les petites filles dans leur lit
ranger les ballons gonflés à l'hélium
plus rien n'existe de ce que j'ai créé
sauf les oiseaux bien sûr
parce qu'ils sont éternels
parce qu'on ne peut pas oublier le ciel
mais la mer n'a plus aucune importance
il faut noyer toute cette imagination
je peux fermer les yeux
plus rien n'existe
tout est mort noir sans issue
il y a encore une image au fond de ma mémoire
elle s'éteindra pendant que je meurs
ce n'est peut-être qu'une chandelle
dans ce cas elle s'éteindra comme je meurs
je n'ai plus d'amis.
— Kateb mon amour reviens
c'est vrai que ce n'est pas facile d'exister
les amis n'existent pas vraiment
et l'amour n'est pas une solution
je sais que l'amour ne répond pas à la question
et la question reste posée
et il n'y a toujours pas de réponse
et il faut que ça s'achève un jour
mais quel jour ?
moi aussi j'ai traversé la mer
j'ai rêvé sa profondeur
et je l'ai traversée
et de l'autre côté il y avait l'infini
et l'infini s'est arrêté
et je savais que c'était la mort
j'ai connu beaucoup d'oiseaux crois-moi
des oiseaux m'ont aimée
j'en ai aimé beaucoup
l'amour n'a rien empêché
ni les mots pour le dire
mais est-ce bien le jour ?
— plus d'amis plus d'amour plus de vie
rien que ma forme qui se déforme
la haute flèche métallique
le jeu des ondes qui répercutent mon étrangeté
que s'est-il donc passé ?
je n'ai pas tout compris
ce n'est peut-être qu'une chandelle.
— Je vis si c'est ce que tu veux savoir
je vis la preuve : je peux aimer
veux-tu que je t'aime comme je sais aimer ?
— une chandelle, une lampe, un éclat de verre
je ne sais pas exactement ce que c'est
faites-moi une piqûre et qu'on n'en parle plus
je veux m'éteindre maintenant
ma barque est une poussière de coquillages
les algues en traversent la matière
de leurs membres infiniment
qui suis-je si je prouve le contraire ?
— Bien sûr, dit le président de la République
il faudra inviter tous ses amis
vous les ferez boire plus que de raison
afin qu'ils s'expriment sans retenue
j'aime savoir ce qui fonde l'amitié
— Ce sera fait, monsieur le président.
— Et puis vous ferez venir des femmes
des femmes comme il faut je veux dire
pas trop mariées bien sûr
mais pas trop célibataires non plus
— Ce sera fait, monsieur le président.
— Je veux un discours pas ordinaire
un discours qui flirte avec l'histoire
mais pas trop de femmes tout de même
un peu de pudeur aux entournures
— Est-ce que vous fumerez un gros cigare
ou bien faut-il le faire fumer par quelqu'un d'autre ?
— Je le fumerai moi-même merci.
il faut ce qu'il faut, pensa le ministre
Arbitre des Élégances
et il n'avait pas tôt fait de le penser
qu'une sorte de hennissement se fit entendre
— un hennissement ! s'étonna le président
mais qui hennit à cette heure de la journée ?
pas un cheval tout de même ?
— Mais oui, monsieur le président
c'est un cheval qui hennit
et quel cheval je ne vous dis que ça
il fait au moins six mètres de haut
il s'est arrêté aux pieds de Kateb
et il lève la tête pour regarder Kateb
et que fait Kateb ?
il regarde le cheval d'un air étonné
étonné non pas qu'il s'agisse d'un cheval
mais que celui-ci ait six mètres de haut
Kateb dites quelque chose dans le micro
le micro ! Branchez le micro
le micro de Kateb n'est pas branché !
vous allez tout faire rater
Kateb tirez sur le fil s'il y a un fil
secouez le micro si c'est un micro
dites quelque chose dans la langue de votre choix
— Crabou Crabou bababa Crabou !
firent les haut-parleurs accrochés
à la flèche métallique qui étincelait
entre le bleu du ciel
et la blancheur incroyablement blanche
de la crinière du cheval gigantesque
qui donnait du sabot dans le sable
ce qui effraya les oiseaux
— Craboubouboubaboucra Cracra Cra !
— Mais faites quelque chose pour cette émission ?
les oiseaux se rassemblèrent sur la place
les uns virevoltant au-dessus des autres
et un oiseau noir et blanc les traversait
s'approchant du cheval par instant
entre la crinière et la flèche métallique
au bout de laquelle s'agitait la forme de Kateb
— Crababa Crabababinbin Cra Cracrabin Bin
— Ce foutu micro qui ne marche pas
et le temps qui passe et qui n'arrange rien
rouspétait l'ingénieur du son
manipulant les boutons dans tous les sens
l'oiseau noir et blanc se posa dans la crinière
l'oiseau noir et blanc était un micro
et les haut-parleurs rendirent le frémissement
le frémissement incroyable de la crinière
— Fum Fum Fum Frou Frou !
et soudain une main s'empara de l'oiseau
l'oiseau se débattit de toutes ses forces
il déploya ses ailes noires et blanches
et elles claquèrent dans l'air qui s'agitait
et puis elle approcha sa bouche de l'oiseau
l'oiseau qui était en fait un micro
mais qui ne le savait pas
et il cherchait à lui donner des coups de bec
mais elle souriait et elle le maîtrisait
et elle le serra contre sa poitrine
il ne pouvait plus bouger
on entendit son cœur
— Boum Boum Boum Boum
Elle était debout dans la crinière blanche
elle tenait l'oiseau dans ses deux mains
et le cheval s'était immobilisé
il quouillait un peu
car des oiseaux virevoltaient
mais il était calme et gigantesque
et elle se dressait dans sa crinière
tenant l'oiseau à bout de bras
l'oiseau qui cherchait à lui échapper
l'oiseau qui était un micro
et le cheval leva la tête vers Kateb
et Kateb vit ses grands yeux noirs de Cheval
un cheval de six mètres de haut
c'est-y possible que ça existe à c'te heure
il faut le voir pour le croire
et l'oiseau ne sait pas qu'il est un micro
il ne le sait pas et il voudrait mordre
il lui mordrait la bouche s'il pouvait
mais elle le tient à bout de bras
et il remue l'air avec ses ailes
mais l'air ne lui obéit pas
l'air remue sans le soutenir
l'air remue comme de l'eau
et l'oiseau voudrait crier son désespoir
mais elle rit
et tout le monde entend le rire
qu'est-ce que c'est que ce rire ?
et puis pourquoi rit-elle ?
que fait-elle dans la crinière du cheval ?
pourquoi un cheval ?
que signifie tout cela ?
mais le cheval n'a pas besoin de micro
il hennit de toutes ses forces
et tout le monde retient son souffle
et Kateb en est tout secoué
et il change encore de forme
il ne ressemble vraiment plus à rien
est-ce que ça va continuer ?
est-ce que le cheval existe ?
est-ce qu'elle va parler ?
pour dire quoi ?
on entend son cœur encore une fois
boum boum boum boum boum
et l'oiseau n'y peut vraiment rien
— si j'avais su que j'étais un micro
j'aurais donné la parole à Kateb
mais je ne savais rien de ma nature profonde
et elle m'a arraché à mon vol
l'air m'a abandonné
je ne sais plus ce que je fais
je remue dans tous les sens
il faut que je m'en sorte ou qu'elle parle !
mais l'oiseau ne peut rien
Kateb ne peut rien non plus
le président de la République demande
si c'est dans son pouvoir
de pouvoir quelque chose mais non
lui répond le ministre désolé non
il n'y a rien que vous puissiez faire il faut
attendre qu'il se passe quelque chose mais
il se passe quelque chose ce n'est pas suffisant
dit le ministre en buvant le verre d'eau
que le secrétaire réservait au président
elle est belle elle est très belle
on dirait une poissonnière
mais c'est une cavalière
et le cheval est le plus grand cheval du monde
il mesure six mètres de haut
on n'a jamais vu ça
sauf le cheval de Troie
qui était en bois
celui-ci est un vrai cheval
c'est une vraie cavalière
elle est belle comme une poissonnière
les poissons le savent bien
qui ont rêvé de la baleine ce jour-là !
l'oiseau n'en peut vraiment plus
il arrête de gesticuler
il ouvre le bec et elle approche sa bouche
il sent son haleine
elle va parler
il ouvre le bec
que va-t-elle dire qui est-elle ?
pourquoi le cheval pourquoi Kateb ?
il ouvre le bec c'est formidable
sa langue s'approche des dents
elle lèche ses lèvres elle va parler
mais parle donc dans mon bec
c'est dans mon bec qu'il faut parler
je ne suis pas un oiseau
je suis un micro un microphone
je travaille pour la télévision
Kateb aussi travaille pour la télévision
est-ce que vous travaillez pour la télévision ?
on paiera le prix qu'il faut payer ?
est-ce que le cheval est d'accord avec nous ?
mais le cheval ne répond pas
il lève la tête et regarde Kateb
et Kateb ne comprend pas ce que ça veut dire
et elle le regarde aussi maintenant
et elle lui fait un signe de la main
et il comprend qu'il doit la rejoindre
quelle mise en scène pense Kateb
ils auraient pu me prévenir
de quoi j'ai l'air maintenant
est-ce que je la rejoins dans la crinière ?
que va-t-elle penser si je ne le fais pas ?
qu'est-il prévu que je fasse ?
mais personne ne lui dit ce qu'il doit faire
alors il bouge un peu son corps qui grince
les os retombent dans le fond de sa peau
il s'approche du bord de la plate-forme
et personne ne lui dit ce qu'il doit faire
elle sait sans doute ce qu'il faut faire
si elle lui dit de venir la rejoindre
c'est ce qu'il doit faire
autrement la régie aurait dit le contraire
mais personne ne dit le contraire
tout le monde attend qu'il se passe quelque chose
et il ne se passe pas vraiment quelque chose
le cheval a planté ses quatre solides jambes
dans le sable que lui jalousent les oiseaux
et l'oiseau qui était en fait un micro
ne bouge plus
il tient dans une main
il sait qu'il est un micro
son rôle n'est pas de voler
mais de restituer le son qui lui arrive
mais il ne m'arrive rien, dit l'oiseau
il ne m'arrive rien
j'attends comme tout le monde
va-t-il se passer quelque chose ?
Kateb va-t-il rejoindre la femme dans la crinière ?
que va-t-il se passer alors ?
Va-t-on le savoir aujourd'hui ou demain ?
— Mais qu'est-ce qu'il fabrique ?
peste le président de la République
moi je n'hésiterais pas une seconde
il faut faire quelque chose pour que ça arrive !
mais ça n'arrive pas
Kateb a trop peur que ça arrive mal
et les haut-parleurs soufflent doucement
c'est le souffle de l'oiseau
et elle y mélange sa langue Viens Kateb
Viens elle a parlé ! Viens dit-elle
elle a parlé chut qu'on se taise
le micro marche à merveille elle parle
ce n'est pas un oiseau la preuve :
on entend sa voix dans les haut-parleurs
je vous disais que ce n'était pas un oiseau
et le cheval est-ce que c'est un cheval ?
la question n'est pas encore posée ?
mais elle se posera tôt ou tard
Kateb se reforme autour de ses os
la question du micro ne l'intéresse pas
et le cheval n'est pas autre chose qu'un cheval
mais elle ? qui est-elle ? que me veut-elle ?
elle approche sa langue
elle l'enfonce dans le bec de l'oiseau
l'oiseau ne peut plus respirer
il est devenu totalement un micro
il perd ses ailes son bec son sexe d'oiseau
la dernière plume s'accroche à ses cheveux
on entend sa langue dans les haut-parleurs
qui descendent le long de la flèche métallique
sa voix descend jusqu'à elle
elle boit sa langue
la crinière couvre à peine sa nudité
Kateb regarde le sexe
est-ce que je pourrai faire l'amour avec elle si je descends ?
demande-t-il à la régie
mais personne ne répond à cette question
et Kateb ne se décide pas
il regarde tout le monde
et tout le monde lui dit de descendre
mais il ne descend pas il attend
le temps passe on le perd
qu'est-ce qu'on est venu faire ici ?
le cheval ? quel cheval ?
on n'est pas au courant — mais saute !
mais Kateb ne saute pas
il prend un livre ouvre le livre lit le livre
il aurait une pipe
il fumerait la pipe
mais il n'a pas de pipe
il ne fume donc pas
il allume la lampe
il met ses lunettes
il éteint le soleil
il arrange la lune
eh oui c'est déjà la nuit
et il ne s'est toujours rien passé
le cheval n'a pas bougé
elle s'est assise dans la crinière
et tout le monde attend
l'oiseau garde le bec ouvert
on ne sait jamais
il ne veut pas être surpris
d'ailleurs ce n'est plus un oiseau
ça n'a jamais été un oiseau
ça a toujours été un micro
et il n'a jamais volé dans les airs
comme font les oiseaux véritables
qui ne deviennent jamais des micros.
— Kateb, déplace les étoiles
mêle-les aux oiseaux
il fera nuit de ce côté de la terre
personne ne verra si tu viens
personne n'entendra si tu parles
fais ce que je te dis
veux-tu que je t'aide ?
je connais les étoiles je les peux toucher avec toi
les oiseaux ne diront rien
ils dormiront avec les étoiles pour l'amour du ciel
c'est toujours ce qui arrive
quand un homme aime une femme
et le vice est versa
fais-moi confiance tu verras
je n'existe que pour toi
c'est le cheval qui te fait peur ?
tu n'as aucune raison d'avoir peur
c'est un cheval comme les autres
c'est le cheval que j'ai choisi
n'hésite pas viens avec moi
Kateb regarda les yeux du cheval
il ne savait pas que c'étaient les yeux de Jean
de Jean le plus merveilleux de ses amis
de Jean qui était mort
parce qu'il avait choisi de mourir
et comme il ne le savait pas
que c'étaient les yeux de Jean
il ne vit pas que c'étaient les yeux de Jean
et il ne vit que les yeux d'un cheval
et il les trouva stupides et ternes
et il cessa de les regarder
il ne savait pas que c'était Jean
le cheval s'appelait Naej
et Kateb ne savait pas
qu'un jour il s'appellerait Betak
que c'était le destin de tout le monde
de s'appeler un jour Ednom
Kateb ignorait cette loi de la nature
sinon il aurait sauté au cou du cheval
et il aurait dit : Jean Jean Jean
que je suis heureux de te revoir
Jean tu n'es pas mort c'est formidable
et le cheval lui aurait répondu : non
je m'appelle Naej Jean est mort
toi tu es vivant tu ne t'appelles pas Betak
et le monde n'est pas Ednom
je ne sais pas ce que tout cela veut dire
ce n'est pas moi qui l'ai inventé
je suis un cheval différent des autres chevaux
comme j'ai été un homme différent des autres hommes
tu comprendrais si tu étais mort
mais tu es encore vivant et tu tiens à la vie
la mienne m'a quitté parce que je n'y tenais pas
la tienne te quittera pour une autre raison
et Kateb ne saurait pas quoi répondre
il dirait tu es mon ami je t'aime tu n'es pas mort
bien sûr tu n'as plus la même forme
mais est-ce que je n'ai pas changé de forme moi-même ?
j'étais un homme et regarde !
qu'est-ce que je suis maintenant ?
peux-tu donner un nom à ce que je suis ?
ce n'est pas Betak ça n'a pas de nom
je suis détruit et je ne meurs pas
c'est parce que je suis vivant que je te reconnais
Jean Jean continue de m'aimer
mais Jean n'était plus Jean
d'ailleurs Jean ne parlait pas
il faisait comme tous les chevaux
il n'avait pas de langage
et il portait un nom sans le savoir
que c'était un nom
et que c'était le sien.
le ministre installa un fauteuil sur le balcon
et il posa un cendrier sur un bras
et sa main sur l'autre
il aurait pu jouer au tison avec sa cigarette
comme il le faisait quelques fois
pour amuser les petites filles
mais il n'avait pas l'esprit à jouer cette nuit
il n'avait pas envie de dormir non plus
il fumait pour trouver un peu de calme
et il regardait la flèche au-dessus de la ville
et l'ombre informe de Kateb qui ne bougeait pas
le cheval dormait debout
et elle avait disparu dans la crinière
l'oiseau dormait sur la croupe
émettant un léger ronflement
mais les haut-parleurs étaient coupés
et personne ne s'en plaignit.
— Viens te coucher, mon chéri
la nuit est fraîche tu vas attraper froid
et puis j'ai besoin d'un peu d'amour
viens te coucher prés de moi
allez viens ne fais pas l'enfant
de quoi parle-t-elle ?
il va se passer quelque chose
à quel niveau ?
c'est la langue qui se restructure ?
c'est la pensée qui s'appuie sur quelque chose ?
Il n'y a pas de fumée sans feu
et elle me parle de l'amour
de l'amour des femmes de celui des hommes
l'amour dont on fait les enfants
mais c'est la langue qui refait le monde
ce sont les mots qui le composent
voilà sur quoi je peux penser
je jette un pont entre moi et l'avenir
il faut que je touche pour m'en rendre compte
— Viens, rejoins-moi, il dort
et le micro est redevenu oiseau
la ville s'est endormie tout est noir
autant de raisons de m'aimer ne crois-tu pas ?
— Qui est-ce que je croirais si j'étais mort ?
pensa Kateb en refermant le livre
elle me parle c'est l'âme de Jean
l'âme de Jean qui veut faire l'amour avec moi
je ne sais plus ce que je dis
Jean est mort ce n'est pas Jean qui parle
c'est mon cerveau détruit qui me dérange
est-ce que j'ai droit à la parole dans ces conditions ?
— Viens, j'ai vraiment besoin de t'aimer
un peu d'amour ne te fera pas de mal
c'est vraiment ce qu'il te faut crois-moi
mais il croyait au cheval
à la femme dans le cheval
il croyait que le cheval c'était Jean
que Jean était mort
et que la vie était un cheval et que
la femme qui parlait d'amour était
l'âme et que l'âme l'aimait ce qui est normal
je crois au cheval à l'âme
je crois à l'éternité de ma pensée
je crois à la solidité de mon langage
et ma langue n'est pas pure
ma langue n'ouvre pas la bouche
ma langue est celle d'un oiseau
un cauchemar d'oiseau au pays des oiseaux
tire la langue parle transmet
est-ce que les haut-parleurs fonctionnent bien ?
est-ce que tout le monde a entendu
ce que j'ai dit ce que je n'ai pas dit
le cheval n'est pas un cheval de bois
ce n'est pas un cheval de chair et d'os
ce n'est pas un cheval de mots
c'est un cheval de langue
c'est un cheval fabriqué avec la langue
il faut que je lèche les plats
mais non je ne me prends pas pour un chien
je lèche parce que j'ai ma langue
laissez-moi laissez-moi
vous n'avez rien compris
c'est un cheval d'éternité
moitié homme moitié femme !
hi hi hiiiiii hi hi hi hiiiiiii
tu le vois le cheval !
tu le vois le cheval ! le secrétaire était tellement étonné
qu'il en avait oublié le respect dû à un ministre
— je le vois ! je le vois !
s'exclama le ministre
qui n'en croyait pas ses yeux
sur la plage
les oiseaux firent de la place
se partageant en deux colonnes agitées d'ailes
de chaque côté du chemin
que le cheval gigantesque et majestueux
allait emprunter en direction du palais présidentiel
(à cette époque
ils ont vidé le château jusqu'aux entrailles
il n'y a plus ni astronomes
ni malades mentaux
on a gardé les meubles de bonne présentation
mais sans souci d'en conformer l'agencement
à la mémoire légendaire de mon père)
— Ça alors ! fit le ministre
est-ce que le président est réveillé ?
— Il l'est ! il l'est !
dit le secrétaire en cherchant
la longue-vue dans un tiroir
regardez monsieur le ministre
il est d'une taille mémorable ce cheval
— j'espère qu'il n'est pas dangereux !
on pouvait voir Kateb complètement détruit
gigotant d'étonnement au bout du pylône
car le cheval s'avançait vers lui
et la petite femme qui habitait la crinière
lui disait quelque chose
quelque chose qui avait l'air de l'émouvoir.
— Je n'entends rien avec cette longue-vue !
allez me chercher une longue-ouïe
ordonna le secrétaire au ministre qui
oublieux du respect
que tout secrétaire doit à son ministre
se mit à chercher l'objet demandé
sachant parfaitement qu'il ne le trouverait pas
parce qu'il n'avait jamais possédé un tel objet
mais enfin ça le calmait de chercher l'introuvable
et il était à peine tranquille
quand le président entra dans le bureau :
— Qui est cette femme ? demanda-t-il
du ton ferme qui est celui des chefs
— Quelle femme ? dit le ministre
qui commençait à manquer de l'attention
qui ne doit jamais manquer à un ministre
sous peine que son obscur secrétaire
se prenne d'ambition pour ses fonctions :
— Est-il possible de le savoir ? fit le secrétaire
— Mais oui c'est possible !
dit le ministre qui revenait à sa réalité politique
Bien sûr que c'est possible m'sieur le Président !
comme si c'était le président qui avait posé la question.
— Je ne veux pas savoir qui a posé la question
ni qui sera le ministre de mon prochain gouvernement
je veux savoir qui est cette femme
si c'est la mienne, pendez-la !
et claquant la porte furieusement
le président de la République les laisse seuls
le ministre et son secrétaire
à se demander qui peut bien être cette femme
et si c'est la femme du président de la République
qui se chargera de l'exécution ?
— Après tout, dit le secrétaire
il s'agit peut-être de votre femme
— Ou de l'une de vos amantes
dit le ministre agacé
(ce qui est quelquefois la même chose
pour le secrétaire qui commençait à s'amuser).
— Un ordre est un ordre ! lança le ministre
il faut l'exécuter !
— Mais si ce n'est pas sa femme !
— Je m'en fiche ! Tirez dans le tas !
— Et le cheval ?
— Qu'a dit le président à son sujet ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas.
— Faites comme s'il n'avait rien dit !
— Et Kateb ?
— Le président en a-t-il parlé ?
— Je ne crois pas monsieur le ministre.
— Alors n'en parlons plus.
Le cheval s'était arrêté au bord du ciel
Kateb le dominait
car le pylône mesurait bien plus de six mètres
Le cheval dut lever la tête pour regarder Kateb
Le peuple s'était rapproché :
— nous on veut bien, dirent-ils tous
on veut bien d'un cheval de six mètres de haut
mais à condition qu'on nous explique
ce que fabrique cette femme impudique
qui s'accroche à sa crinière.
On pourrait peut-être lui poser la question
mais la femme ne répond pas
elle a connu tous les amours
maintenant elle va aimer Kateb
cette femme c'est le prochain amour de Kateb
c'est une femme d'une taille normale
ce qui rend le cheval gigantesque
voilà l'explication que cherche le peuple
et c'est Kateb qui la donne
— Encore Kateb ! crachote le président
encore ce mal blanchi jusqu'aux os
et il songe à la mort de Kateb
comme il a toujours songé à la mort des vivants
quand ils vivent encore
quand ils ne sont pas encore morts
— Eh bien oui, monsieur le président
dit le ministre en faisant les cent pas
tandis que le secrétaire essaie de lire
sur les lèvres de la femme
à l'aide de la longue-vue
— Vous lisez quelque chose ? s'impatiente le ministre.
— Je lis qu'elle rit en ce moment.
— Elle rit ! explose le président. Montrez-moi ça !
il arrache la longue-vue des mains du secrétaire
et il met son œil dedans
cherchant un peu avant de le mettre
car il est très énervé.
— Je ne sais pas lire sur les lèvres !
crie-t-il d'un coup en tapant du pied
mais qu'est-ce qu'elle peut bien raconter ?
Le secrétaire écrit sur son calepin
— Qui est cette femme ?
— Que raconte-t-elle ?
— Y a-t-il une troisième question ?
demande-t-il au président qui déteste le tutoiement
mais qui ne dit rien cette fois
parce qu'il n'est pas sûr d'avoir été tutoyé
par cette petite frappe de secrétaire
— Lisez-vous ! dit-il au secrétaire
en lui fourrant la longue-vue dans l'œil
— Elle rit encore, commenta-t-il.
— Et Kateb ?
— Il se répète.
— Et le cheval ?
— Il hennit.
— Bon, dit le président,
vivement les élections !
les campagnes électorales me fatiguent
je ne sais plus très bien ce que je dis.
Qu'est-ce que j'ai dit à propos de ma femme ?
— Des broutilles, monsieur le président, des broutilles !
fait le ministre en se triturant les doigts.
— C'est tout ce qu'elle mérite d'ailleurs !
elle rit encore je suppose ?
— Oui monsieur le président.
— C'est ce qu'elle a toujours fait.
— Mais ce n'est peut-être pas votre femme !
— Faites comme si c'était elle !
le secrétaire note dans son calepin :
cette femme est la femme du président elle rit
— Y a-t-il une autre question ?
demande-t-il en exhibant le calepin
— C'est là-dedans que vous écrivez des poésies ?
dit le président en pinçant le livre.
— Oui monsieur le président.
— Rien sur ma femme, hein ?
et il sort sans claquer la porte.
— Ouf ! fait le ministre ouf et reouf !
elle ne rit pas elle parle
il lit tout ce qu'elle dit
le cheval renâcle un peu
le peuple se tient à distance
et Kateb l'écoute sans rien dire
c'est qu'elle ne lui pose aucune question
elle montre le château légendaire
— Hein ? fait Kateb qui n'est pas encore reconstruit
le château mes amis
c'est là que je suis né
c'est là que j'ai vécu
— Vous ne lisez toujours rien ? demande le ministre
elle a cessé de rire et elle parle ?
non elle ne parle pas
qui est-ce en vérité ?
votre femme ou la mienne ?
une femme est une femme n'est-ce pas ?
le château de mes ancêtres
il fallait que ça arrive
il fallait qu'il y ait une histoire
*
— Jean, réveille-toi, c'est l'heure
il ne faut pas rater le train
tu sais comme sont les trains
ils n'attendent pas
— oui maman.
Cependant que les autres jouaient
au gré des questions qu'on se pose
et des réponses qu'on ne se donne pas
Felix avait installé les tréteaux de son théâtre
non loin des pylônes entre lesquels Kateb
un peu indifférent à ce remue-ménage
mais toujours soucieux de sa reconstruction
observait le nombre des oiseaux
qui n'avait cessé de croître
depuis que les choses avaient commencé
à entrer dans la légende.
Felix avait beaucoup cloué agrafé ajusté
il était fatigué comme peut l'être un homme
qui vient de monter un théâtre
sous les yeux éberlués mais critiques
d'un public qui attend que ça se joue.
Une partie de la foule l'avait rejoint
abandonnant Thomas et ses jeux de micro
ils étaient assis maintenant
sur des chaises ou sur des genoux
ou même par terre
certains faisaient semblant d'être assis
pour avoir l'air sérieux qui convient
quand on assiste à une représentation
dont le monde a déjà dit le plus grand bien
Felix leur parla de l'amour
la petite dame boulotte se leva
elle montra ses deux charmants seins
et demanda si on les trouvait beaux
les myopes s'approchèrent
les aveugles touchèrent
c'étaient vraiment de très beaux seins
il n'y avait qu'à s'en servir pour le décor
la petite dame monta sur les planches
elle enleva tous ses vêtements
et chacun put constater
qu'à part les seins et peut-être aussi la bouche
elle n'était pas vraiment très belle
et qu'il valait mieux qu'elle se rhabille
— C'est à prendre ou à laisser, déclara-t-elle
si je monte sur les planches
c'est pour faire du strip-tease
et si on m'en fait descendre
je ferai la pute
ça ne me gêne pas de faire la pute
je peux jouer toutes les putes du répertoire
enfin celles qui ont un gros derrière
je montrerai mes seins moyennant finances
et les messieurs pourront entrer dans mon sexe
moyennant finances
je vais beaucoup moyenner dans la finance
il n'y a pas de raison que je me prive
alors qu'est-ce que je joue ce soir
la strip-teaseuse ou la pute ?
c'est à vous de choisir
moi je peux faire les deux
mais pas en même temps
si c'est mon gros derrière qui vous fait peur
ne le regardez pas
les messieurs penseront à toutes ces choses
et les dames n'en feront rien
je fais la pute ou je fais le décor ?
— Moi je préfère la pute
dit un vieil homme aux allures très courtoises
j'ai un peu d'argent à dépenser
je n'ai pas fait l'amour depuis dix ans
mais voilà que ça me reprend
je ne sais pas si c'est le derrière ou les seins
moi je préfère le derrière
mais les seins me plaisent bien aussi
c'est combien pour faire la pute ?
est-ce qu'on a le droit à la différence ?
ça ferait sans doute moins cher
on pourrait y revenir deux fois par exemple ?
bon dieu ! je perds la tête
chaque fois qu'on me parle d'amour
à mon âge ce n'est pas très sérieux
mais est-ce que c'est sérieux l'amour ?
non n'est-ce pas ?
un peu comme le nectar des fleurs
qui est leur véritable semence —
allez hop ! ma petite femme
fais la pute et on en parlera
tu as les plus beaux seins du monde
ça tout le monde le sait
pour le derrière tout le monde n'est pas d'accord
quoi ! je suis d'accord tout seul !
alors c'est bien moi l'homme de ta vie
Viens ! j'ai de l'argent plein les poches
et un zizi tout gonflé d'amour
dépêche-toi ! dépêche-toi !
l'amour et l'argent ne font pas bon ménage
il faut le faire maintenant
tant que l'amour n'est pas une question d'argent
et tant que l'argent n'est pas une façon
de payer l'amour qui n'est pas donné
Pas donné ! pas trouvé ! pas aimé !
qu'est-ce que j'ai fait de ma pauvre vie !
j'ai eu peur plus que de raison
et la raison ne me fait plus peur
je raisonne tes seins ton sexe tes pieds
ah ! que j'aime tes pieds
j'ai toutes les raisons de les aimer
est-ce que quelqu'un me comprend ?
personne ne comprend ce qui n'est pas raisonnable
le contraire ne serait pas normal
or l'humanité a toutes ses chances
elle n'a rien perdu au jeu de l'éternité
elle a beaucoup joué la vie
mais ce sont les hommes qui meurent
l'amour est une façon de payer sa dette
Viens ! on ne va pas s'ennuyer tous les deux
on va se frotter l'un contre l'autre
et puis je rentrerai tout entier dans ton sexe
c'est là que je veux habiter
et dilater toute ta chair
tu pourras regarder le ciel sans vertige
tes seins se rempliront d'étoiles comme l'infini
et mes livres se poseront au fond de toi
pour accrocher des mots qui m'ont manqué
mon propre sexe deviendra si petit
et le tien si énorme !
le vieil homme s'évanouit d'un coup
la foule l'ignorait
la petite dame boulotte se couvrit
et elle descendit dans la foule
elle s'approcha du vieil homme
il dormait doucement
— Ce n'est rien, dit-elle
c'est toujours comme ça la première fois
ce n'est vraiment rien
je sais tout de l'amour
tu peux me faire confiance
il n'y a rien de grave
je t'aimerai demain
tout ira vraiment mieux
je mangerai moins et je serai moins grosse
j'aurai toujours de très jolis seins
et mon derrière ne sera pas aussi gros
tu as bien aimé ma bouche n'est-ce pas ?
tu verras ce que je sais faire avec ma bouche !
je sais vraiment le faire
tu peux me croire sur parole
d'ailleurs je le ferai
je ferai tout ce qu'il te plaira
tu pourras me sodomiser si ça te plaît
ce n'est pas très poli
ce n'est pas très gentil non plus
mais j'aimerais que tu me le fasses
si c'est ce que tu veux me faire
est-ce tout ce que tu veux me faire ?
en matière d'amour
il y a tant de choses à faire !
j'ai des livres où tout est écrit
tout y est mesuré minuté calculé
on écrit bien ce qu'on aime
moi j'aime bien ce que tu écris
n'est-ce pas que tu écris vieil homme
et c'est pour ça que tu dors
au lieu de me faire l'amour
mais je suis très patiente
je saurai attendre le bon moment
il y a déjà beaucoup d'étoiles dans mes seins
pas toutes les étoiles parce que dieu existe
même si tu crois le contraire
il y a des étoiles pour chacun des enfants
que tu sauras me faire
les enfants ne peuvent pas vivre autrement
il faut les nourrir d'étoiles
ils ne meurent jamais
parce que les étoiles sont éternelles
mais toi tu prétends le contraire
au nom de quelle science
quelle science est présente
quand c'est par plaisir que je commence
à fabriquer des enfants par milliers
— ne te réveille pas
la foule ne veille pas sur toi
je l'agace un peu
parce que rien ne se joue sur la scène
je n'ai pas joué le strip-tease
je n'ai pas joué la pute non plus
on a parlé d'étoiles d'enfants
de sexe d'éternité de nourriture
on n'a pas parlé de la mort
parce que la mort n'existe pas
c'est en attendant mieux qu'elle existe
on dit : on n'a pas trouvé mieux que la mort
alors en attendant on meurt
ce n'est pas que ça nous enchante
ça nous fait un petit peu peur d'ailleurs
mais il n'y a rien de mieux que la mort
pour expliquer l'éternité
— ne meurs pas, mon chéri
mes seins sont pleins de vie
je te donne la vie
et donc l'éternité
c'est comme ça que je veux parler aux hommes
c'est comme ça que je te parlerai
quand tu te réveilleras
parce que tu vas te réveiller
et on ne se posera plus la question
de savoir si je dois m'effeuiller
pour montrer mon gros derrière
qui fait peur à tout le monde
ou bien si je dois faire la pute
et rendre malade tout le monde
pour que tout le monde soit puni
comme il convient.
— C'est vrai que, dit un petit garçon
moi les putes me font peur
elles ont toutes un gros derrière
et plein de poils entre les jambes
moi tous ces poils ça me fait peur
je comprends qu'on ait des cheveux sur la tête
les chauves font peur à tout le monde
mais qu'est-ce que ça peut bien servir à quoi
ces frisettes roses et noires
qui n'arrangent pas les culottes
même les plus soignées
Non vraiment je ne comprends pas
que dieu existe de cette façon !
quelle idée non mais quelle idée
saugrenue
de mettre des poils à cet endroit de la femme
il aurait pu y mettre des fleurs
pour que ça sente bon
ou bien un morceau de ciel bleu
ou la branche d'une étoile
ou le rayon d'un soleil
ou un petit torrent bien frais et plein de cresson
et pourquoi pas une bouse de vache
un pet de brebis ou une dent pourrie
quelle idée saugrenue
dieu n'est pas dieu tous les jours
ou alors il a de drôles d'idées
il avait vraiment envie que ce soit poilu
et il ne s'est pas gêné pour que ça le soit
et ça l'est
non mais regardez-moi ça
un beau gros beau derrière
et plein de poils autour
moi ça me dégoûte des femmes
je ne veux plus voir les femmes sauf en peinture
je les peindrai toutes lisses
avec juste quelques étoiles sur la peau
et j'installerai une plage de sable blanc
entre leurs cuisses
avec des coquillages et des barques
et je collerai mon oreille dessus
pour entendre la mer
et je serai fier d'avoir été utile à tout le monde
— qu'on ne me parle plus de poils !
qu'on ne me parle plus de femmes !
je veux entendre parler de la peinture
de la mer et des coquillages qui l'emprisonnent aimablement
ne me parlez pas de ce que je ne veux pas entendre
dieu est une fripouille pleine de sexe
et ce n'est pas la meilleure chose
que le monde ait vécue.
— Pauvre petit garçon, dit la petite femme
j'ai de la peine à te comprendre
mais c'est vrai
que je n'ai jamais été une petite fille
je t'aimerai peut-être
si ç'avait été le cas
mais c'est vraiment trop difficile
je renonce à comprendre tes blasphèmes.
— Je ne blasphème pas, dit le gosse
J'essaie simplement de comprendre
ce que personne ne comprend
on n'a pas envie de mourir
mais il n'y a rien à faire
il faut mourir un jour
avec ou sans amour
l'amour ne change rien
il fait passer le temps
il grise un peu la tête
et on n'est pas tout seul
on est deux à mourir
et c'est moins difficile
mais il n'y a rien à faire
et puis il faut vieillir
et s'aimer autrement
il faut s'aimer quand même
est-ce qu'on n'est pas tout seul
quand ça arrive
la mort elle est bien seule
et elle arrive
bon dieu ce que j'ai peur
pour moi-même pour ma peinture
la mort va me voler la vie
la vie me volera-t-elle ma peinture ?
je serai mort et toi le seras-tu
ma peinture en forme de femme
ma peinture pleine d'amour
ma peinture que personne n'a aimée
ou bien peut-être toi
à peine ton regard accroché à ma bouche
— qu'est-ce que je vais dire ?
qu'est-ce qu'il est important que je dise ?
je ne sais pas quoi te dire
certainement pas que je t'aime
j'ai horreur des femmes réelles
je préfère les femmes peintes
mais enfin tu existes
tu es belle comme une peinture
tu me plais
j'ai envie de te caresser
c'est plus fort que moi
je pourrais te peindre mais non
il faut d'abord que je te caresse
je connais toutes tes couleurs et toutes tes formes
je connais ta profondeur
et j'aime l'odeur de ton sexe
je pourrais prendre tout cela
mais c'est plus fort que moi
il faut que je caresse tes épaules
que j'embrasse ton cou tes yeux tes mains
je ne comprends pas
je peins si bien d'habitude
les femmes y sont nues
et le sable est si blanc
bon dieu qu'est-ce qui m'arrive
est-ce que je suis amoureux d'une femme réelle
moi qui n'aime que les femmes peintes
les femmes de couleur
les femmes transparentes
toutes les femmes qui ne te ressemblent pas
— je suis sûr que c'est à cause de tes yeux
tes yeux sont peints sur ton visage
voilà qui explique mon délire
tes yeux quelqu'un les a peints
ce n'est pas dieu
ce n'est pas moi non plus
d'ailleurs je ne suis pas un dieu
je ne peins pas des yeux sur des femmes réelles
qui a peint tes yeux ?
pourquoi les a-t-on peints ?
est-ce tout ce que tu veux me dire ?
c'est bien beau tout cela
ces yeux peints ces seins d'étoiles
ce sexe rose et noir et ton derrière si doux
c'est bien beau
mais c'est réel
et en plus c'est femme
ça ne me regarde donc pas
il ne faut pas que je regarde
d'ailleurs je suis trop petit
ce ne sont pas des choses
pour un petit garçon de mon âge
et puis mon sexe n'est pas assez gros
je ne pourrais pas faire ça tout seul
et bien sûr personne ne voudra m'aider
— Je t'aiderai moi, dit la petite dame
en chatouillant le sexe du petit garçon
je sais aider les petits garçons comme toi
j'en ai aidé beaucoup
veux-tu que je t'aide ?
ça ne te coûtera rien
— C'est quand même trop cher
je ne veux rien payer
à part mes tubes de couleurs
mes toiles mes pinceaux mes vernis
si tu veux faire le modèle
je te donnerai ce qui se donne
rien de plus
et si tu ne veux pas te déshabiller devant moi
va-t-en et laisse-moi tranquille
ce ne sont pas les modèles qui manquent
il y en a de tous les modèles
des grandes des petites des grosses des maigres
des avec beaux seins et des dont les seins ne sont pas beaux
des derrières en forme de confiture à la fraise
et d'autres qui rappellent tant de choses
des modèles j'en ai en veux-tu en voilà
mais ça ne me guérit pas
il y a quelque chose que je ne peux pas faire tout seul
ça s'appelle l'amour et ça me dégoûte
mais je le ferai quand même
je ne peux pas faire autrement
je le ferai avec celle que j'aime
je fermerai les yeux pour ne pas la voir
et je me fiche qu'elle me regarde
d'ailleurs que verra-t-elle
mon corps couvert de peintures
mon corps vert rouge bleu jaune noir et blanc
et violet et cadmium et ocre et terre
et quoi encore à coups de pinceaux
mon pauvre petit corps chatouilleux
qui ne veut pas mourir
et qui mourra quand même
non sans avoir vieilli
et qui aura aimé
pour rien bien sûr
parce que ça ne sert à rien d'aimer
je l'ai déjà dit
c'est juste pour se faire plaisir
on ne peut pas le faire tout seul
alors on le fait à deux
avec une petite fille si possible
quand on est un garçon
avec un petit garçon peut-être
quand on n'a plus l'âge
de porter des culottes de dentelles
— si tu veux m'embrasser tu peux
je fermerai la bouche
pour protéger ma langue
il ne manquerait plus que ça
que ta langue lèche la mienne !
— Je lécherai tes lèvres
c'est bien suffisant
tu ne vois pas d'objection à cela ?
— Non je ne vois QUE des objections !
l'amour n'est pas une solution
ce n'est pas la bonne réponse
il y a une autre réponse
mais je n'ai peut-être pas posé la bonne question
C'est que je suis si petit
il n'y a pas que mon sexe
il y a aussi ce que ma tête pense
c'est beaucoup et c'est peu
c'est beaucoup parce que je sais ce que je dis
c'est peu parce que je mourrai quand même
et je ne mourrai pas intelligemment
personne ne meurt de cette façon
on meurt atrocement c'est tout
avec qui ?
avec personne
on meurt tout seul
même si on aime beaucoup
même si on est aimé
on meurt d'une façon inexplicable
et on ne peut pas expliquer pourquoi on est seul
on peut toujours se vider une bouteille de whisky
avant de mourir
ce n'est pas conseillé
mais on peut
on peut aussi se faire péter la tête
avec des champignons ou des fleurs sauvages
on peut prier
c'est à essayer
sans réserve
il y a un tas de choses à faire avant de mourir
pour que ce soit plus facile
on peut faire l'amour si dieu le veut
il faut qu'il le veuille vraiment !
je ne pense pas qu'il le veuille
mais il peut le vouloir on ne sait jamais
« chérie je m'en vais pour toujours
aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
— chéri ne t'en va pas
aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! »
qu'il est con ce dieu de l'amour !
On ne fera rien avant de mourir
c'est plus simple
ça ne complique rien
on attendra que ça vienne
on regardera les femmes peintes
et on fera semblant de peindre
sur les murs de la chambre
tu me regarderas avec tes yeux peints
par qui on ne le saura pas
toi peut-être tu le sais
qui a peint des yeux sur ton visage ?
tu ne réponds pas à cette question
tu préfères la suivante :
pourquoi a-t-il peint des yeux sur ton visage ?
mais tu ne réponds toujours pas
tu souris
et tu demandes si je demande pourquoi
oui pourquoi
tu vas me répondre
tu peux répondre à cette question
mais la mort m'emporte au diable
et je n'entends pas la réponse
il est trop tard
tu as trop attendu
il fallait que je sois mort
pour que tu te décides à parler
à parler de notre amour en termes humains
avec la raison humaine
et avec le cœur humain
pas avec tes tripes de femme
ton sexe de tripes de femme
et l'enfant de ton sexe de tripes de femme
— quel diable t'a faite femme ?
— Mon pauvre petit chéri de bout d'homme !
fit la petite dame boulotte aux beaux seins pleins d'étoiles
pauvre pauvre pauvre petit bonhomme
que t'arrive-t-il de si grave et de si peu femme ?
ne ferme pas les yeux quand je te parle !
je ne suis pas si moche que ça
et puis il ne t'en coûtera rien
enfin si peu
et plus tard
quand tu seras riche
quand je t'aurai épousé
enfin je veux dire que c'est toi qui m'épouseras
ce sont les hommes qui épousent les femmes
les femmes aux formes changeantes
qu'il est difficile de les épouser
minute après minute les épouser encore et encore
sans arrêt se conformer se déformer se reformer
et reparaître toujours au même corps
chaque fois un peu plus proche de la mort
et elle ne meurt pas
elle continue de vivre
elle est épousée chaque fois qu'elle change
et elle change tout le temps
tout le temps la refond
s'y insinue sans jamais mourir
elle ne meurt vraiment pas
enfin on ne le dirait pas
et tu ne peux pas le savoir
ton sexe est si petit
si petit
et si loin des étoiles
ses seins portent les étoiles
et ta tête sonne le creux
il n'y a rien dedans que du plaisir
et les mots qui tentent de le dire
c'est vraiment peu de chose la peinture
les femmes sont arrêtées
elles n'existent donc pas
elles meurent avec toi
il n'y avait pas d'amour
c'est de ta faute
tu n'avais qu'à ouvrir les yeux
tendre tes mains vers mes seins pleins d'étoiles
et doucement avancer ton ventre contre le mien
et tu m'aurais rempli doucement
doucement avec plaisir et réellement
et je n'aurais pas cessé de t'aimer
et la mort aurait cessé d'exister
— Je ne crois pas, je ne crois pas
je ne crois pas ce que je vois
je m'appelle Thomas
et j'ai de qui tenir
ce que je vois ne m'inspire pas
il faut que je ferme les yeux
pour chercher ailleurs
là où tu n'es plus qu'une ombre transparente
un glacis jaune et vert
sur le rouge soleil
je me confonds avec mon rêve
j'existe où mon rêve s'efface
il faut que je sache ce que je dis
je n'ai pas le droit de dire n'importe quoi
il y a deux mondes
et le mien n'est pas le tien
c'est le mien pour moi seul
les femmes y sont peintes
et je les aime toutes
l'amour n'est pas l'amour
c'est ici que je le trouve
l'amour c'est exactement l'amour
parce qu'il existe où je veux qu'il existe
regarde celle-là aux cheveux comme le blé
sa jambe enjambe ma tête
ses bras embrassent mes yeux
sa bouche bouche ma bouche
je décortique ses glacis
et son sexe est une tache de jaune cadmium
un coup de brosse vertical
un arrêt au moment où tout s'est arrêté
jaune vertical
glacis après glacis
sexe horizontal
entre la jambe et la jambe
et ses bras m'entourent à jamais
lumineuses épaules
cou droit
lèvres
yeux
au fond de ses yeux
l'amour
le mien
c'est le sien
l'amour au fond des yeux
là où je ne meurs plus
éternisant mon moi
taches glacis couleurs formes
peut-être aussi la lumière
et l'ombre qui la mesure
ce n'est pas une femme
c'est l'amour que je donne
ce n'est même pas l'amour
c'est une pensée
une pensée délicate et calculée
je te la donne pour que tu continues de m'aimer
je te la donne
et tu la donneras à qui tu voudras
c'est une pensée en forme de femme
parce que les femmes ne meurent pas
parce que les hommes n'aiment pas mourir
— Qu'il est tristounet ce bonhomme !
murmura tendrement la boulotte femme petite
Ouh ! qu'il est triste
on en mourrait si on ne savait pas
que tout ceci n'est que du théâtre
rien d'autre que du théâtre
et que chacun a joué son rôle
avec amour
avec fidélité
sincérité loyauté confiance
avec cœur comme on dit quelquefois
Faut-il baisser le rideau sur cette tristesse d'enfant ?
La petite femme boulotte aux très beaux seins
le vieil homme qui n'était autre que Felix
et le petit Thomas qui avait joué le rôle du petit garçon
remontèrent sur les tréteaux
et tout le monde applaudit
ils saluèrent en se penchant
comme font les comédiens
ce qui est quand même plus pratique
que d'aller serrer la main à tout le monde
et puis le rideau tomba
et ils s'éclipsèrent dans les coulisses
le public se mit à croquer des choses croquantes
en attendant le deuxième acte
qui ne saurait tarder.
Dans les coulisses
la petite femme boulotte couvrit ses seins
Felix le regretta un peu
et il l'embrassa sur la joue
en signe d'affection.
Il effaça son maquillage de vieillard
et il frissonna un peu
quand il la vit effacer ses seins sur sa poitrine
elle effaça aussi son gros derrière
la toison qui masquait son ventre
elle effaça tout
et quand elle fut entièrement effacée
il regarda de nouveau dans le miroir
et il vit qu'elle existait toujours un peu
quelque part dans son propre regard
il eut un profond soupir
et il ouvrit la boîte à maquillage
il commença alors un long maquillage
mais vraiment très long
c'était pour un très beau rôle
mais vraiment très beau
il espérait beaucoup de succès
il était sûr qu'il ne manquerait pas
c'était comme ça tous les soirs
ce rôle était vraiment un très grand rôle
et le public était connaisseur
en matière de très grands rôles
il allait applaudir à tout rompre
et il savait que les choses se rompraient au bon moment
maintenant il soignait son maquillage
il dessinait bien les contours
et approfondissait bien les ombres
la lumière ferait le reste
Pendant ce temps
le petit garçon faisait patienter le public
en lui montrant son adresse de jongleur
et de prestidigitateur
le public applaudissait toujours au bon moment
fidèle à ses principes
et chaque fois Thomas leur donnait un sourire
et ils approuvaient encore en secouant la tête
— Public chéri, pensait Thomas
tandis que les balles jonglaient toutes seules
public chéri que je chéris
c'est toi mon spectacle
c'est toi que j'applaudis
c'est à toi que je rêve dans mon sommeil
c'est un sommeil d'enfant de la balle
un long sommeil de la vie à la mort
tout en spectacle illuminant la vie
et la mort n'est plus rien qu'un fait divers
regarde-les bien ces balles lumineuses
elles éclatent en jonglerie
pour arrêter le temps
ce que je sais faire
tu pourrais le faire
mais tu ne le fais pas
parce que c'est moi qui le fait
et cette femme aux si beaux seins
nous l'avons peinte avec de la lumière
et puis cette même lumière éclaire ton spectacle
y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ?
à part créer des formes de lumière
dont les seins te séduisent
à part jongler avec des rayons de lumière
qui te donnent le vertige
y a-t-il quelque chose qui te ferait plaisir ?
quelque chose que tu n'as pas encore demandé ?
laisse ta tête à la lumière
et demande-moi ce que tu veux
je suis sûr que je sais le faire
et il n'y a rien que je ne sache faire
je suis fait pour savoir faire
profite de ma présence
demain je serai ailleurs
avec un même public
et les mêmes questions se poseront
je réponds toujours aux questions qu'on me pose
mes réponses de lumière t'étonneront
vas-y n'hésite pas laisse-toi faire
je suis ton comédien
tu peux écrire pour moi
ne te gêne pas tu sais écrire écris !
— Moi, dit une petite fille
je me demande pourquoi je ne suis pas morte
est-ce que tu peux répondre à cette question ?
— Je regrette, dit Thomas en haussant les épaules
je ne réponds pas aux questions des petites filles
d'abord c'est interdit par la loi
et je ne veux pas avoir d'embêtements
ensuite ça risque de gêner les grandes personnes
et je ne veux pas perdre ce public
enfin les questions des petites filles sont toujours stupides
ce qui est une raison suffisante pour ne pas y répondre.
— Tu es gonflé, toi, dit une autre petite fille
non mais qu'est-ce que c'est que ce petit garçon
qui se prend pour un comédien
on a payé notre billet
on peut poser les questions qu'on veut
et tu dois y répondre —
on se fiche pas mal de tes réflexions
d'ailleurs on est des petites filles
et on n'a pas besoin des petits garçons
tu n'as qu'à aimer qui tu veux si ça te fait plaisir
ce n'est pas une raison pour nous embêter.
Réponds à la question si tu peux bien sûr
si tu ne peux pas on n'y peut rien
mais tu n'as pas le droit de ne pas vouloir.
— C'était quoi la question, dit Thomas
un peu troublé par cet assaut de vérités
— Je voudrais savoir pourquoi je ne suis pas morte,
dirent toutes les petites filles ensemble.
les grandes personnes applaudirent
sans doute pour impressionner le jeune comédien.
— Tu n'es pas morte, c'est un fait,
dit Thomas en ouvrant un livre
pour se donner un air sérieux qui convient.
pourquoi n'es-tu pas morte je n'en sais rien
on meurt rarement à ton âge
sauf si on a ouvert toutes grandes les portes du malheur.
tu n'as pas ouvert ces portes-là
je crois que c'est ça la bonne réponse.
— Je croyais que c'était un malheur de vivre
dirent les petites filles d'une seule voix
si c'est un malheur il n'y a plus qu'à mourir
— Eh bien mourez et qu'on n'en parle plus !
fit Thomas en refermant le livre.
Les parents froncèrent le sourcil
les petites filles étaient bien contentes
d'avoir posé un problème à Thomas
ça leur faisait un problème en moins
non mais ! qui c'est ce Thomas ?
il est tout petit
on a du mal à l'entendre
il amuse les grands
et puis quoi encore !
les petites filles ont le droit d'exister
et elles ne vont pas se gêner
elles n'aiment pas la peinture
et elles n'aiment pas montrer leurs seins
tout ça c'est du théâtre à bon marché
ce qui compte ce n'est pas l'amour
l'amour ça donne envie de faire pipi
nous on préfère jouer à la maman
on n'a pas encore un gros derrière
pour le gros derrière on verra plus tard
on a bien le temps d'y penser
mais pour jouer un petit derrière c'est suffisant
d'ailleurs on ne fait que de jouer
dis Thomas tu veux pas me souffler dans mon derrière
j'aurai l'air d'une femme et tu m'aimeras
tu sais au fond que je t'aime bien
je soufflerai dans ton zizi
si l'amour ne te suffit pas.
Pierre examina le rideau
il y avait une longue déchirure verticale côté jardin
il l'écarta avec précaution
redoutant qu'elle ne s'aggrave
et il poussa un soupir de découragement
en constatant que la toile était fendue de haut en bas
cela nécessitait une grosse réparation
il retourna dans les coulisses
pour aller chercher du fil et une aiguille
l'entracte durerait dix minutes encore
il avait largement le temps de réparer
Qui avait bien pu déchirer la toile ?
de cette horrible façon —
et sans que personne ne vît rien
ni n'entendît le bruit de la déchirure
parce qu'il y avait aussi le bruit
un bruit qui commençait et qui s'arrêtait
et qui continuait d'exister
dans la tête du coupable
non pas que le remords l'étreignît à ce point
il se fichait pas mal de ce qu'il avait fait
ce n'était ni bien ni mal
il avait déchiré la toile d'un coup
de bas en haut
et maintenant il fallait inventer un pli
pour cacher une couture disgracieuse
bien que parfaitement exécutée
Pierre avait appris à coudre
le temps d'une guerre
qu'il n'avait pas vraiment vécue
il cousait maintenant la toile d'un théâtre
une toile qui avait été déchirée
par quelqu'un qui se gardait bien
de dire son nom
tout le monde pouvait le savoir
ce n'était pas difficile
il suffisait de réfléchir un peu
un reflet dans une bouteille
est révélateur de ce genre de chose
— Qui a déchiré la toile ?
Qui a bu la bouteille ?
c'est la même personne
on la connaît
on peut même dire que son nom
est connu de tous
et maintenant les minutes passent
les points se succèdent et s'additionnent
Pierre fait ce qu'il peut
la toile sera réparée à temps
— Si je mettais la main sur ce vaurien
qui déchire les toiles de mon théâtre
voyons... qu'est-ce que je lui ferais ?
je lui tordrais les doigts
je lui mordrais les oreilles
je lui écraserais les pieds
et pendant ce temps la toile n'est pas réparée
il faut que je me dépêche
le rideau va se lever
il faut vraiment que je me dépêche
le spectacle n'attend pas.
Il jeta un coup d'œil sur les fils
les marionnettes y suspendaient
une étrange immobilité
elles avaient les yeux clos
et semblaient faire semblant de dormir
elles se moquaient de ce qui lui arrivait
ce n'était pas grave
ni les moqueries ni la déchirure
les marionnettes faisaient ce qu'elles voulaient
quand elles ne jouaient pas
et elles faisaient exactement ce qu'il voulait
quand il les jouait dans le spectacle
c'était là toute l'importance
il n'y avait rien d'autre à préserver
La déchirure était réparée
pas bien réparée mais réparée quand même
il arrangea un pli
en modulant un godet dans les tringles
on ne voyait vraiment pas la déchirure
on voyait bien qu'il y avait un pli de trop
dans la descente du rideau sur la scène
côté jardin
mais on ne voyait vraiment pas pourquoi
et on n'était de toute façon
pas obligé de se poser la question.
Encore quelques minutes
et il reviendrait pour s'asseoir
il lèverait le rideau
il avait dévissé une ampoule côté jardin
pour faire de l'ombre sur la blessure
il la revisserait en s'amusant
et il amuserait le public ainsi
il improviserait un dialogue avec l'ampoule
et avec le culot qui refusait de la visser
— Comment cela tu ne veux pas visser !
je te dis que c'est une ampoule
elle attend d'être vissée
si tu ne la visses pas
elle t'en voudra
ne me dis pas que tu n'as pas envie de la visser
tous les culots aiment visser
visse-la en vitesse
avant qu'elle prenne la poudre d'escampette !
Il arrangerait ça comme il faut
et tout le monde trouverait ça amusant
il fallait que le monde s'amuse
le monde est un peu triste
tout le monde le sait
ce n'est pas en s'amusant
qu'il se détriste
mais c'est tellement amusant
de s'amuser
le spectacle pouvait reprendre
le public fut plongé dans le noir
la scène s'éclaira
le rideau se leva
l'éclairage était vraiment de bonne qualité
on ne voyait pas les fils
pourtant il y en avait
des tas de fils qui partaient de ses doigts
et les personnages s'animaient
ils ouvraient leurs grands yeux de carton
leurs bouches parlaient comme il faut
ils évoluaient dans le décor
exactement comme font les hommes
dans le décor de leur vie
avec des femmes qui entrent et sortent
de grands lits pavoisés
c'est chouette cette ressemblance
exacte et parfaite
cette vie qui est la nôtre
exactement et parfaitement
le spectacle continue :
Felix achevait de se grimer
il regarda le personnage avec attention
c'était parfait
il lui ressemblait parfaitement
il regarda sa montre
il avait encore le temps
il le prendrait en buvant un peu de vin
pas trop de vin
la mémoire n'aime pas le vin
la mémoire préfère le texte
Il griffonna la petite dame dans le miroir
juste quelques traits sans importance
sans intention de recommencer
ce qu'il avait effacé sans regret
il s'appliqua à lui dessiner de beaux seins
il lui donna un derrière moins gros
et elle avait toujours cette bouche
qu'il ne pouvait dessiner autrement
il crayonna les cheveux en forme de vent
et elle sourit
elle aimait bien ce vent
il ne l'avait pas vêtue
mais le vent était chaud et elle aimait ça
et puis elle savait qu'il était très épris d'elle
de sa nudité
de son regard
et elle avait entre les cuisses
(mais il n'avait rien dessiné à cet endroit)
le plus beau sexe de femme
qu'il avait jamais observé
c'était un argument de poids
ce sexe
mais il ne l'avait pas dessiné
et elle attendait qu'il le fît
sachant que c'était la première caresse
qui comptait le plus
et que les autres n'étaient que les recommencements
pour que l'amour existe
ce qui est très difficile à réussir
quand on n'a pas été longtemps à l'école
ce qui est le cas de la plupart
des hommes et des femmes.
— Dessine-le, dit-elle doucement
qu'est-ce que ça te coûte de le dessiner ?
rien de plus que quelques secondes de ton existence
je ne suis pas grand-chose
si tu ne le dessines pas
et qu'es-tu toi-même s'il te manque ?
elle s'était tournée vers lui
elle était transparente
et immobile sur son propre visage
et elle montrait le vide entre ses cuisses
et elle parlait parlait parlait
il semblait qu'elle ne s'arrêterait jamais
qu'elle trouverait toujours les mots
et il pouvait se voir à travers elle
grimé comme c'était nécessaire
et déjà tragique comme son personnage.
— Dessine-le, rien qu'un trait vertical
entre mes cuisses
pour le reste on verra
je peux me passer de la couleur
je me passerai de l'ombre et de la lumière
je peux exister comme coups de crayon
dans le miroir où tu n'es plus toi-même
dessine-le, je suis une femme
pas un personnage de comédie
griffonné dans le coin du miroir
pour aider la mémoire à jouer
— qu'est-ce que tu veux jouer avec moi ?
dessine-le et je te le dirai
je sais ce genre de choses
les femmes savent tout sur ce sujet
dessine-moi un sexe
rien qu'un trait vertical entre mes cuisses
et je serai ta femme
pour toujours je ne sais pas
mais au moins le temps d'une comédie
c'est le temps qu'il nous faut
pour aller au bout de notre amour
il existe notre amour tu le sais
alors dessine-moi un sexe
ce n'est pas difficile
je suis presque parfaite
ma bouche mes yeux mes épaules
mes seins mes cuisses tout y est
sauf ce trait vertical
simple trait et je suis ta femme
rien que ce trait ce n'est pas beaucoup
ce n'est vraiment rien
dans la mémoire d'un homme
et je serai tout
si l'amour existe
Dessine-le, dit la petite dame dans le miroir
dessine-le, c'est facile
je ne peux pas le faire à ta place
regarde (et elle montrait avec un doigt)
c'est si facile un simple trait
ce n'est pas un pacte bien compliqué
tu ne t'engages que pour l'amour
et l'amour une fois terminé
tu peux partir et m'oublier
et dessiner des femmes qui ne me ressemblent pas
des femmes de couleur comme tu les aimes
oui — donne-moi la couleur
n'importe quelle couleur je suis à toi !
quelle couleur te plairait
le bleu ? le vert ? le rouge ? le jaune ?
ce n'est pas difficile
supprime ma transparence
au bleu du ciel
au vert de l'herbe
au rouge au jaune au blanc au noir —
je veux être noire
si c'est pour te plaire
donne-moi la peau noire
et je t'aimerai toute la vie
— non pas toute la vie
l'amour ne dure pas
je l'avais oublié
j'avais oublié ta mémoire de comédien
le spectacle s'achève de toute façon
la petite dame se mit à pleurer
il lui caressa les seins du bout des doigts
elle le regarda tristement
— donne-moi la couleur
je ne peux pas exister sans la couleur
je peux exister sans ton amour
on peut toujours exister sans amour
mais on ne peut pas se passer de la couleur
la couleur des yeux de la bouche de la peau
mon sexe sera une ombre bleue si tu le veux
et tu mettras une tache de jaune
sur la pointe de mes seins
pour que ça fasse de la lumière
mon corps a besoin de lumière
mes seins la porteront
puisque tu les as dessinés si beaux
— ne m'efface pas maintenant
donne-moi un peu de couleur
tu peux le faire sans crainte
je n'existerai pas sans toi
Felix mit un peu de jaune
sur la pointe des seins
et du bout du doigt
il étala du bleu
sur tout le reste du corps.
— Une femme bleue, dit-elle en riant
tu en as de drôles d'idées
est-ce que je te plais comme ça ?
je suis sûre de te plaire
quelle belle lumière sur mes seins !
et que ma peau est douce !
est-ce la couleur bleue qui la rend si douce ?
tu dois le savoir toi
tu sais tellement de choses
à propos de couleur
mais pour la bouche
je suis un peu déçue
une bouche bleue n'est pas une bouche
il faut du rouge si je ne me trompe pas
mets du rouge sur mes lèvres s'il te plaît
ça ne te coûtera rien
et je serai bien plus belle
n'est-ce pas que ça compte que je sois belle ?
tu le sais mieux que les autres
ah ! ces lèvres rouges
et cette lumière sur mes seins
et mes yeux ? mes yeux, as-tu vu mes yeux ?
c'est à peine s'ils sont ouverts
mets du vert dans mes yeux
et je te regarderai avec amour
c'est comme ça que tu veux qu'on te regarde ?
mes yeux verts, mes yeux verts !
et mes cheveux ? est-ce noirs que tu les veux ?
oui, c'est bien comme ça,
noirs mes cheveux et rouge ma bouche
verts mes yeux et mes seins de lumière
je suis presque une femme
on pourrait presque faire l'amour !
elle le regarda d'un air tout triste
mais avec un petit sourire
et la lumière s'accrochait
à la pointe de ses seins
et il mit le doigt entre ses cuisses
et il traça un trait vertical.
— bien sûr, ça ne compte pas, dit-il
c'était juste pour voir
il n'y a d'ailleurs rien de dessiné
je n'ai rien joué
j'ai rêvé un peu
là entre tes cuisses
où il n'y a rien encore
— Encore ? demain peut-être alors ?
fit la petite dame très excitée
alors efface-moi du revers de la main
ça fait un peu mal
mais ce n'est pas grave
j'aurai mal jusqu'à demain seulement
efface-moi demain on recommence
et tu dessineras mon sexe
c'est tout ce qui manque à notre amour
il y a tout sauf ça !
et tu sauras si bien le dessiner
et j'aurai tellement de plaisir
quand tu ouvriras mon corps
par ce simple trait
qui manque à notre amour.
Efface-moi, ce n'est pas difficile
je n'en mourrai pas
mes couleurs et mes traits répandus
entre le miroir et ta main
ta main qui recommencera demain
ta main où sont nées toutes les femmes
qui peuplent ta mémoire
— mais moi je ne suis pas vraiment une femme
je le serai demain si tu veux
dès que tu auras dessiné mon sexe
c'est si simple un sexe de femme
un trait vertical entre les cuisses
c'est facile regarde !
je les ouvre pour que tu vois
il ne s'agit pas de se tromper
c'est important la qualité du trait
c'est vraiment très important
ni trop court ni trop long
ni trop gros ni trop maigre
il n'y a pas d'autres traits que celui-là
je t'en prie fais bien attention
il faut que ce soit joli
il faut que ça te plaise
il faut que ça inspire l'amour
c'est bien l'amour qui nous fait chanter ?
Elle était triste de nouveau
elle doutait un peu d'elle-même
elle était très séduisante
mais elle ne pouvait pas séduire tout le monde
quelle peine elle aurait si elle ne séduisait pas
justement celui qui lui plaisait
quelle peine ce serait
de devoir renoncer à l'amour de cette façon
et puis quoi faire après
n'importe quel homme lui dessinerait un sexe
ce serait vite fait tu parles !
et il faudrait effacer et recommencer
et effacer et recommencer jusqu'à quand !
il devait bien avoir un moment
entre tous les moments de l'amour
où l'amour se reconnaissait sans difficulté
un moment où l'on n'a pas besoin de poser la question
est-ce l'amour ? c'est quoi l'amour ? je me trompe
j'efface on recommence dis monsieur
tu veux bien me dessiner un sexe ?
si tu le dessines bien
je ferai l'amour avec toi
ce sera entièrement gratuit
tu n'auras rien à payer
sauf si tu veux donner quelque chose
mais donner n'est pas payer
une fois acquis ce principe-là
on peut faire ce qu'on veut
effacer un bout du trait par exemple
réduire le sexe en quelque sorte
jusqu'à ce qu'il n'existe plus
se refuser à l'amour sous n'importe quel prétexte
et poser la question à un autre
qui s'étonne de ne pas voir de sexe
à l'endroit où toutes les femmes en ont un
mais qui ne se pose pas de questions
du genre : pourquoi toi ?
à quoi il n'y a pas de réponse
— moi je suis dessinée, répond-elle
on fait de moi ce qu'on veut
c'est triste mais c'est comme ça
mais ça peut ne pas être triste
c'est ça qui est chouette
on peut me faire l'amour par exemple
à condition de me dessiner un sexe
on ne peut pas faire l'amour autrement
ou alors je ne sais pas comment
moi aussi je peux dessiner un sexe
c'est possible que je te dessine
je te ferai un sexe sans que tu me le demandes
je ne poserai pas de condition
— c'est quoi un sexe d'homme
pas un trait — une tache ? une quoi ?
je n'en ai jamais dessiné
mais je saurai le faire s'il le faut
ce n'est pas difficile de dessiner une saucisse
tout le monde sait faire cela
même un enfant pourrait le faire
bien sûr les enfants n'ont pas de sexe
ils n'ont pas d'imagination en la matière
mais si on leur demande de dessiner une saucisse
ils dessinent une saucisse
et si on leur demande — c'est un jeu
de faire un trait au bon endroit
ils font un trait qui a l'air d'un sexe
et qui en est un si l'on regarde bien
c'est vraiment pas facile l'amour
je regrette d'en savoir autant
sinon je me contenterais d'une tache de lumière
sur la pointe de mes seins
qu'est-ce que tu les as bien dessinés !
je veux croire qu'ils te plaisent
c'est comme ça que tu les voulais
c'est comme ça que tu les as
ce que tu dessines bien quand tu dessines !
dommage que tu n'achèves jamais rien
et tout ça pour un trait
un petit trait entre mes cuisses
je les écarte autant que je peux
il faut que tu vois que je n'existe pas encore
je parle mais je n'existe pas
— dessine-moi un sexe mon amour
ce n'est vraiment pas difficile
essaye — tu verras — je t'aime
c'est parce que je t'aime que c'est facile
ce serait si facile si tu m'aimais
un tout petit trait pas plus grand que ça
et je suis la femme de ta vie
et tu es l'homme de toute ma vie
rien d'autre qu'un trait
un trait noir et égal entre mes cuisses.
Felix l'efface jusqu'au ventre
il barbouille le miroir soigneusement
puis il s'essuie les mains
— Pas ce soir, dit-il d'une voix calme
je ne penserai pas à l'amour ce soir
je dois penser à mon rôle
mon personnage ne m'habite pas encore
je ne dois pas décevoir mon public
— j'aime tes seins
et la lumière qu'ils accrochent
j'aime ta bouche j'aime tes yeux
j'aime la femme bleue de mon rêve
c'est une femme de théâtre
elle n'existe que parce que je lui donne la réplique
elle aura le sexe de qui la jouera
ce n'est pas moi qui le dessinerai
c'est un sexe de femme
il existe déjà
c'est une comédienne de grand talent
j'adorerai lui donner la réplique
elle aura du succès
et je l'aimerai à cause de cela
et puis un jour je la tuerai par jalousie
et les hommes me couperont la tête
pour m'apprendre à vivre avec les femmes
— non je ne te donnerai pas un sexe
un simple trait ne suffirait pas
c'est beaucoup plus compliqué que ça
ici on ne vit pas — on joue et on rejoue
on ne dit pas toute la vérité sur l'amour
on fait l'amour pour inspirer l'amour
ce n'est vraiment pas de l'art
mais ce qui compte c'est le succès
et l'amour fait toujours recette.
— Eh bien moi elle me plaît figure-toi !
le spectateur qui avait crié cela
était un homme maigre et gigantesque
il s'était dressé dans la foule
et sa haute stature faisait impression.
il arracha sa chemise
faisant sauter les boutons et
confiant le reste de ses habits
à une vieille dame qui riait aux éclats
(elle savait que tout cela n'était que comédie
tant elle avait vécu)
il se précipita sur la scène
bouscula les marionnettes qui n'avaient pas encore fini dans les coulisses
et s'arrêtant à deux pas de Felix
et le regardant d'un air méchamment puissant
lui déclara non sans orgueil :
— Cette femme me plaît
va te faire voir ailleurs si elle ne te plaît pas
non mais qu'est-ce que c'est que toutes ces histoires
à propos d'un simple trait
que tout le monde peut dessiner
monsieur fait des manières
et ne s'intéresse nullement
à ce que madame désire le plus au monde
mais qui est-ce qui m'a fichu cet apprenti
qui parle aux dames
comme on parle à une photographie !
donne-moi un crayon espèce de sagouin !
mille excuses, madame, pour le dérangement
il va falloir redessiner tout le bas
ça ne va pas être facile
mais je vais y arriver
et je vais vous le dessiner moi ce sexe
je peux même vous en dessiner deux
est-ce que ça vous fait plaisir ?
un seul suffira dites-vous ?
et c'est parti pour un seul sexe
entre les cuisses de cette jolie dame !
le bonhomme tira la langue soigneusement
ainsi que font les gens qui vont s'appliquer
et il pointa le crayon en direction de la petite dame
il vit le crayon s'approcher de son reflet
et au moment du contact la petite dame cria
— arrêtez ! je ne suis pas prête
il faut que je respire un peu
vous ne me laissez pas le temps de souffler
reculez-vous un peu
ne soyez pas si pressé
je ne suis qu'une marionnette en forme de dessin
regardez-moi ce que vous avez fait de mes fils
oh ! quel empoté ce quinaud-là !
mais qu'est-ce qu'il m'a cadelé !
Felix mon chéri fais quelque chose
je ne pourrai jamais m'en sortir toute seule
— Felix ? qui est Felix ? grogna le bonhomme
je veux savoir qui est ce Felix
est-ce que c'est toi ? fichu artiste
même pas capable de dessiner un trait
c'est bien cela qu'il faut dessiner n'est-ce pas ?
alors allons-y pour un trait
il faut d'abord dessiner le ventre
(il s'applique mais le ventre est énorme)
ensuite une belle paire de fesses
(elles sont affreusement lourdes)
et voici une jambe (trop courte)
et une autre jambe (trop longue)
je ne fais pas les pieds
je les ferai plus tard
quand je saurai dessiner
les pieds c'est très difficile
je n'ai pas encore tout étudié
je sais faire ce que je sais faire
ce n'est pas terrible mais ça marche
Il se recule un peu pour contempler son œuvre
la petite dame est épouvantée
elle essaie de marcher elle boite
son gros derrière ballotte comme un paquet
— C'est un marchand au pot renversé !
pleure-t-elle en se tenant le ventre
— Oui c'est ça, dit le bonhomme
que la fièvre de la création rend fou de joie
soulève un peu le ventre
c'est là-dessous que les cuisses se rejoignent
à l'endroit même où il faut dessiner le sexe
je vais faire un très beau sexe
je n'ai jamais dessiné de sexes de femme
mais il faut bien commencer un jour
ce jour est arrivé
ce n'est pas le moment de mollir
en avant sacré bonhomme
tiens-le bien ce ventre
et écarte bien les cuisses
Mais un des fils se rompt d'un coup
et le crayon dessine une grande rayure
du nombril jusqu'au bas du miroir —
le bonhomme est désolé
il rigole un peu
il a dessiné un très grand sexe
ça ne lui va pas du tout
et puis il dépasse
et il traîne par terre
avec une jambe plus courte que l'autre
un ventre qui tombe
et un derrière qui n'arrête pas de bouger
cette femme n'est pas faite pour l'amour
c'est une évidence
et le bonhomme pose la question au public
— Hein qu'on n'a pas envie de lui faire l'amour ?
— Sûr que non, dit le public très amusé
on n'a vraiment pas envie de ça
le mieux c'est de l'effacer entièrement
et de l'oublier totalement
c'est ce qu'il y a de mieux à faire
— On s'amuse bien quand même,
dit le bonhomme en pinçant les seins
de la petite dame qui pleure qui pleure
si on efface tout
je vous dessinerai la femelle de l'éléphant
et je lui dessinerai un sexe
qui partagera l'Afrique en deux parties
d'un côté il y aura les noirs qui ont faim
et de l'autre les noirs qui leur donnent à manger
je sens qu'on va bien s'amuser !
Quelle merde ! pensa Pierre
en constatant les dégâts
maintenant tous les fils sont emmêlés
je vais avoir un mal fou
à reconstruire ce guignol
ils ont vraiment tout saccagé
quel idiot ce bonhomme !
quelle imbécillité de ne pas savoir dessiner !
il redressa la marionnette de Felix
et vit que les fils étaient désormais inutilisables
la tête était un peu tordue
et un peu de peinture s'était écaillée sur le front
ce n'était pas très grave
ce serait vite réparé
plus grave était l'état de la petite dame
sans parler du ventre des fesses
des jambes et du sexe
le reste aussi avait été endommagé
tout le monde avait voulu caresser les seins
on comprend tout le monde
mais tout de même
une marionnette si petite
et en plus en forme de dessin !
la lumière était effacée
et les pointes avaient disparu
tout le monde ne l'avait pas embrassée
mais ceux qui l'avaient fait
l'avaient fait de façon dégoûtante
et la bouche avait disparu aussi
ce qui est pénible quand on a besoin de pleurer
c'est vrai que c'est pénible
ce livre qu'on a besoin de mordre
et qui n'existe pas
difficile de pleurer dans ces conditions
personne n'avait touché les yeux
on les avait beaucoup regardés
mais on n'y avait pas touché
on touche rarement les yeux d'une dame
sauf si c'est la seule chose qu'on peut toucher
auquel cas on les touche
en pensant à autre chose
qu'on ne touche pas de toute façon
— Tu vis donc toujours, dit Pierre
à la petite marionnette martyrisée
je suis si content que tu sois vivante
je vais très vite te réparer
et tu pourras encore rêver à l'amour
la petite dame secoua la tête
il y avait de grosses larmes dans ses yeux
elle semblait dire : rêver d'amour ?
je ne peux plus rêver
je veux faire
j'en ai assez de ce personnage
c'est trop difficile à jouer
confie le rôle à une autre que moi
je préfère mourir plutôt que recommencer
ce qui s'achève toujours par un drame
dans quel état je suis !
et laide par-dessus le marché
Maître Pierre je t'en supplie
fais-moi mourir une bonne fois
je ne veux plus recommencer
donne-moi un autre rôle
je sais jouer beaucoup de choses
tu sais que je peux
donne-moi l'amour au moins une fois
je le ferai une bonne fois pour toutes
et ensuite je serai qui tu voudras
exactement comme tu voudras.
— Je ne sais pas, dit Pierre
il faut que je réfléchisse
on ne change pas un répertoire comme ça
je ne suis pas un bon magicien
mais d'abord tu as besoin de grosses réparations
je vais y passer toute la nuit
demain le spectacle continue
la petite dame semblait se taire maintenant
elle était très triste
et il ne dessina pas la bouche de suite
il effaça les larmes dans les yeux
et il lui demanda de ne plus recommencer
elle secoua la tête
peut-être pour dire non
qu'elle recommencerait de toute façon
parce que c'était plus fort qu'elle
qu'il y avait en elle quelque chose de fort
et qu'elle ne pouvait rien contre cette chose
et que même elle n'avait pas envie
de pouvoir quoi que ce soit
elle secouait la tête
il ne dessina pas la bouche
mais il savait exactement ce qu'elle aurait dit
il redessina les seins
ce n'était pas difficile
ils étaient très beaux
il chatouilla doucement la pointe
avec le bout de son nez
la petite dame fronça les sourcils
et il se mit à rire en continuant
puis il embrassa une épaule puis l'autre
et elle lui faisait toujours de mauvais yeux
elle n'était plus triste maintenant
elle était coquette
et elle n'avait pas de bouche pour le dire.
il effaça l'horrible ouvrage du bonhomme
qui avait semé tant de pagaille
la petite dame en parut soulagée
et il lui dessina un beau derrière
et des jambes bien égales
elle regarda tristement entre ses cuisses
et il les referma doucement entre ses doigts
— Maintenant je vais te dessiner la bouche
dit-il en la regardant dans les yeux
promets-moi de ne pas me parler d'amour
mais la petite dame ne pouvait rien promettre
et il y avait tant d'amour dans son cœur
elle joua distraitement avec la pointe de ses seins
et Pierre s'en amusa
non décidément elle ne pouvait rien promettre
surtout pas de renoncer à l'amour
au moins le temps qu'il se repose
jusqu'au matin où elle ouvrirait les yeux
et lui dirait qu'elle a envie d'une nouvelle toilette
pourquoi ? pour qui ?
comme ça ? pour être belle ? et puis après ?
il ne dessina pas la bouche
elle avait trop envie de parler
et il n'avait pas envie de l'entendre
il savait exactement ce qu'elle dirait
elle dirait ce qu'elle disait toujours
chaque fois qu'il lui dessinait une bouche
après que le public l'ait effacée
à force de coups de langue.
pourquoi parler, petite dame
pourquoi me répéter ton rôle
je le connais par cœur
et j'aime ton interprétation
c'est ton rôle
et personne d'autre que toi ne le jouera
je te dessinerai une bouche demain soir
juste avant le lever du rideau
comme ça tu ne m'ennuiera pas toute la journée
et patati et patata.
dire qu'il suffit d'effacer la bouche
et tout est parfait pour ainsi dire
bla bla bla bla bla bla bla
comme sont les femmes quand elles parlent
quand elles n'arrêtent pas de parler
parlant de ne jamais s'arrêter
si on cherche à parler d'autre chose
et bla bla bla et bla bla bla
c'est chouette de dessiner les femmes
on n'est pas obligé de tout dessiner
par exemple on ne dessine pas la bouche
et on est tranquille
on dessine toujours les yeux
ce que c'est beau les yeux d'une femme
le sexe ? quel sexe ? il y a un sexe ?
et très distraitement
mais alors d'une façon très très distraite
il fit un petit trait vertical entre les cuisses
et il attendit patiemment qu'elle s'en rendît compte.
— Mais c'est la petite dame passe-peintre
dit Thomas dans le micro
et la foule se tourna vers la petite dame qui rougit
quels beaux seins ! s'écria Thomas
— quels beaux seins ! répéta la foule
— et quel beau derrière !
— oui ! quel beau derrière !
Thomas s'approcha de la petite dame
qui se mit à rougir encore plus
elle était toute chaude
et il se serra tout contre elle
c'est tellement chouette une dame qui rougit
il la regarda bien dans les yeux
elle avait les plus beaux yeux du monde
et tout en lui caressant les seins il lui dit :
— il me semble que vous ayez un sexe.
— je sais, dit-elle d'une voix timide
je sais bien que j'ai un sexe
je m'en suis rendue compte ce matin
ça m'a fait tout drôle
je n'en reviens toujours pas
c'est pour ça que je suis venue à la télé
j'étais au théâtre et je n'ai pas tout compris
à la télé je comprendrai ce qui m'arrive
pourtant je n'ai pas joué
je le saurais si j'avais joué, n'est-ce pas ?
et pourtant j'ai gagné
regardez comme il est mon sexe
rien qu'un petit trait pas bien grand
trop petit peut-être je n'en sais rien
je ne l'ai pas encore essayé
vous voulez l'essayer avec moi
ça ne vous engage à rien
je vous promets de ne pas faire d'enfant
(la foule rit de bon cœur)
avec les femmes
il faut s'attendre à ce genre de chose
mais pour avoir un enfant
il faut le vouloir très fort
je ne le veux pas
je veux simplement essayer mon sexe
faites-le avec moi
vous pouvez continuer à me caresser les seins
tout le monde les trouve très beaux
il n'y a pas de raison de ne pas s'en servir
si quelqu'un veut me caresser les fesses
c'est possible
mais alors un à la fois
parce que j'ai du mal à compter sur mes doigts
— je parle je parle qu'est-ce que je parle !
je ne sais pas s'il faut parler en même temps
(la foule murmure son conseil éclairé)
je ferai comme ça me vient de toute façon
il paraît que dans ces moments-là
on ne sait plus ce qu'on fait
même qu'il vaut mieux ne pas le savoir
on goûte le plaisir de cette façon
et il n'en est pas question
— qui veut essayer avec moi ?
il est tout petit mais je m'en fiche
qui est-ce qui s'en fiche qu'il soit petit ?
Thomas mon petit chéri
on dit que le tien est petit aussi
est-ce que tu veux le comparer au mien
c'est celui qui a le plus petit qui gagne
— il gagne quoi celui qui a gagné ?
Une petite fille s'écria : un ballon rouge !
— Oui mais comment on va le gonfler le ballon ?
— En soufflant dedans ! dit la petite fille.
Et elle se mit à souffler dans un ballon
qui gonfla gonfla gonfla
et quand il fut entièrement gonflé
elle montra le résultat à la foule éberluée
— On ne savait pas que les petites filles savaient faire ça
on ne sait pas grand chose des petites filles
c'est vrai
mais alors quel gros ballon
mais qu'il est gros
heureusement qu'elle ne l'a pas gonflé à l'hélium
il est chouette ton ballon petite fille
est-ce que tu veux en gonfler un autre ?
tu préfères manger une pomme d'amour avant ?
donnez donc une pomme d'amour à cette petite !
ce n'est pas le moment de la faire pleurer
quand elle se sera bien régalée
elle gonflera un autre ballon
ça ne te fait rien si c'est un ballon bleu
ne faites pas pleurer la petite fille
donnez-lui un ballon rouge
si c'est ce qu'elle veut
si elle pleure elle ne gonfle plus
et nous on aime les petites filles qui gonflent
c'est vrai que c'est chouette une petite fille
pas de seins un tout petit derrière
et un sexe juste pour faire pipi
elles aiment les chatouilles sur le ventre
mais c'est juste pour rigoler
on devrait épouser les petites filles
on ne leur ferait pas d'enfant
on les regarderait gonfler les ballons
elles mangeraient beaucoup de pommes d'amour
et nous on serait heureux comme des rois
mais il ne faut pas trop rêver
nos femmes ont un gros derrière
un gros sexe de grosses jambes
de gros yeux pour nous surveiller
des fois qu'on montrerait notre sexe aux petites filles
quel mal y a-t-il à montrer son sexe
à une petite fille qui n'en a pas ?
est-ce que quelqu'un peut dire le mal ?
les petites filles savent très bien
ce qu'il faut faire dans ce cas
il ne faut pas souffler dedans
et si on a soufflé dedans
il faut appeler sa maman
pour manger la pomme d'amour avec elle
quand on est une petite fille modèle
on partage tout avec sa maman
surtout les pommes d'amour
parce que c'est fête une fois l'an
seulement
et les hommes qui montrent leurs zizis
un jour qui n'est pas fête
le font parce qu'ils ont de mauvaises idées
et il faut s'en méfier comme de la peste
ce qui n'est pas si difficile
parce que c'est seulement les jours de fête
qu'on peut confondre le sexe des hommes
avec les ballons rouges.
— Voilà ce que je sais de la sexualité
dit la petite en observant le sexe de la petite dame
est-ce que je peux mettre un doigt dedans ?
si ce n'est pas interdit
je peux le faire
est-ce que c'est toi qui interdit
ou est-ce qu'il faut une loi pour ça ?
si c'est une loi je ne veux plus jouer
l'anatomie est une science sérieuse
exactement comme les petites filles
alors ! je peux ou je ne peux pas ?
et sans attendre la réponse
elle mit le doigt dans le sexe de la petite dame
et la petite dame rougit encore
et Thomas ouvrit de grands yeux
et il mordilla nerveusement le micro
ce qui produisit des craquements
dans les haut-parleurs sur les pylônes
et Kateb qui dormait un peu
depuis le début de la cérémonie
se réveilla tout à fait en rouscaillant
— qu'est-ce que c'est que cette pornocacographie !
s'écria-t-il d'une forte voix
a-t-on idée de ce que c'est
on devrait interdire ce genre de spectacle !
— Ce n'est pas un spectacle, monsieur !
dit la petite dame qui aimait beaucoup
ce que lui faisait la petite fille
c'est une conversation entre gens aimables
je ne sais pas qui vous êtes
ni ce que vous faites ici
mais je vous trouve bien importun
vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas
d'ailleurs vous n'êtes même plus un homme
vous êtes détruit à ce que je vois
c'est bien fait pour vous
vous l'avez bien méritée cette destruction !
— Dites donc espèce de petit boudin !
cria Kateb dans une colère terrible
va donc te rhabiller eh poufiasse !
tu n'as pas honte de te promener toute nue
avec ce sexe tellement ridicule
on dirait un coup de crayon
je suis sûr qu'on ne peut rien mettre dedans
et surtout pas ce que je pense
— Et tu penses à quoi, pleuronecte !
tu ne sais même pas ce que c'est une femme !
— Je ne sais pas, moi ? non mais
je dois en épouser une pas plus tard que demain
et j'en ai épousée une il y a au moins dix ans
je sais ce que c'est une femme
et je sais ce que c'est un sexe de femme
je peux te dire que ce trait ridicule
n'est pas un sexe de femme
mais bien sûr je ne peux pas essayer avec toi
je suis complètement détruit
et j'ai peut-être perdu un os ou deux
dans l'affolement qui a suivi
je voudrais que ce soit une phalange ou deux
ou même un tibia ou deux
mais peut-être que c'est plus grave
peut-être que je ne pourrai plus faire pipi
ce qui m'embête un peu
mais pas autant que ce qui m'embête beaucoup
si tu vois ce que je veux dire
pourvu que ce soit un ou deux tibias
ou même deux os du crâne
pourvu que ce ne soit pas celui-là
j'aime bien cet os
des femmes l'ont aimé
et je ne peux plus rien prouver
l'amour est un art éphémère
c'est un art populaire
et le peuple a souvent une mauvaise langue
ce qui n'est vraiment pas artistique
— mais je m'égare avec ces histoires de sexe
ne reste pas toute nue devant tout ce monde
et demande à cette petite fille
d'aller jouer à la corde avec ses amies
elle ne sait pas ce qu'elle fait
moi je ne sais pas si je sais encore
— quel fatras d'os !
habille-toi petite dame je t'aime bien
ce que tu m'as fait dire
m'a fait beaucoup de bien
il fallait que je le dise
j'ai tellement peur de donner raison à la malchance
habille-toi légèrement
et viens fouiller dans mes os
tu trouveras peut-être celui que tu cherches
je ne peux pas t'aider
il me faudrait des mains
et je ne sais même pas où sont mes phalanges
petite dame excuse-moi si j'ai été impoli
d'habitude je ne manque jamais de politesse
mais j'ai tellement peur
avec cette télé qui me casse les oreilles
et ce théâtre où il ne se passe rien
viens avec moi on parlera
et tu trouveras ce que tu cherches
aide-moi à le trouver
ce que tu cherches m'intéresse autant que toi
je crois que c'est ça l'amour
on cherche la même chose
au début on ne le sait pas
que c'est la même chose qu'on cherche
et puis un jour on se met à le savoir
et on s'étonne d'avoir eu la même idée
et on se dit qu'on cherche la même chose
que cette chose ce n'est pas l'amour bien sûr
on est sincère mais pas à ce point
cette chose c'est une chose sans importance
sauf que la trouver c'est très important
que la chercher ce n'est pas mal non plus
si on cherchait ensemble hein chérie ?
de temps en temps on pourra arrêter de chercher
et on se chatouillera partout où ça nous fait plaisir
on inventera un grand lit
ce sera notre lit
et il n'y aura personne d'autre dedans
que toi et moi
moi je serai entièrement reconstruit
j'aurai des mains et des yeux
pour redessiner ton sexe comme il faut
c'est vrai qu'il est riquiqui ton sexe
celui qui l'a dessiné manquait d'inspiration
ou alors il a eu peur de quelque chose
on ne fait pas ça à une femme
un petit trait et puis s'en va
et la chair toute rose ?
et l'huile pleine de reflets ?
et cette douceur qui n'emprisonne pas ?
il fallait dessiner ces choses aussi
mais pour cela il faut ouvrir le sexe
et il n'a pas osé le faire
quelque chose lui a fait peur
il a tracé un trait
comme une caresse verticale
et puis il a fermé les yeux
parce que ça lui faisait vraiment peur
et il t'a laissée partir vers d'autres hommes peut-être
mais quel homme peut deviner sa détresse
dans ce simple trait de crayon ?
Viens petite dame bleue
j'aime ta couleur moitié ciel moitié mer
je vais ouvrir ton sexe si tu le veux
et je te dessinerai de la chair
il faut de la chair à cet endroit-là
c'est une chose que je dessine parfaitement
je lui donnerai la couleur que tu voudras
bleu si c'est le bleu que tu préfères
ou jaune comme un tournesol
noir si le noir te donne des idées
la couleur de ton sexe c'est ton affaire
moi je donne je ne choisis pas
je peins je ne mesure rien
Qu'est-ce que je t'aime petite dame !
dommage que je sois détruit
je t'aurais enlevée à cette foule idiote
et je t'aurais fait l'amour au pays des oiseaux
seulement voilà voilà voilà
je ne suis pas le maître de cérémonie
et perché sur cette hauteur je ne vois pas bien
si tu m'aimes ou si tu t'en fiches
Habille-toi pour qu'ils ne te regardent plus
et monte jusqu'à moi
je veux lire dans tes yeux
il y a quelque chose d'écrit je le sais
il faut que je lise ces mots tu veux ?
la petite dame baillait aux corneilles
elle regardait la voix de Kateb
entre les deux pylônes
il parlait peut-être pour ne rien dire
ce qui arrive quelquefois aux hommes
moins souvent qu'aux femmes c'est vrai
mais ça leur arrive de temps en temps
et quand ça leur arrive c'est pour de bon
Est-ce que c'est bon ? se demanda la petite dame
est-ce que c'est vraiment aussi bon que je le souhaite ?
je commence à me poser de drôles de questions
— Prête-moi tes habits, dit-elle à la petite fille
qui à force de caresses
avait presque effacé le trait
— Mes habits ! ma robe et mon chapeau ?
tu veux rire ? comme ça ? devant tout le monde ?
on va me voir toute nue
et peut-être même qu'on me caressera le derrière ?
cette idée ne m'excite pas tellement tu vois ?
ne veux-tu pas demander à une autre petite fille ?
ce serait plus simple
et ça ne me compliquerait pas l'existence !
— Fais ce qu'elle dit, dit Thomas dans le micro
je caresserai moi-même ton derrière
ce qui empêchera les autres de le faire
— Dans ces conditions je veux bien
déclara la petite fille en se déshabillant
ceux qui pensaient me caresser sont bien attrapés !
il n'y en aura pas pour tout le monde hein Thomas
juste pour toi et encore je ne sentirai rien
— Tu sentiras si tu veux sentir, dit Thomas
en recommençant de mordiller le micro
ce qui n'irrita pas Kateb le moins du monde
parce que la petite dame
avait plongé un bras dans sa bouche
et elle remuait les os fiévreusement
certaine de reconnaître rien qu'en le touchant
celui qu'elle cherchait avec Kateb.
Pendant que d'une main
Thomas caressait le derrière de la petite fille
de l'autre il tenait le micro contre sa bouche
et il inventait un nouveau jeu
pour amuser le public
ce qui ravit encore une fois le producteur
qui fumait beaucoup de cigares
parce qu'il était producteur.
— Il nous faut un gagnant, expliqua Thomas
et nous n'avons pas de gagnant.
— Est-ce que je n'ai pas gagné moi !
s'écria la petite fille en tirant la langue
(de la manière la plus grossière qui soit
ce qui épouvanta les vieilles dames)
aux messieurs qui regrettaient beaucoup
très sincèrement et avec beaucoup d'amour
de ne pas caresser un si beau derrière
petit mais beau
beau et donc pas si petit que ça
parce que ce qui compte c'est le plaisir
c'est-à-dire une certaine façon
de se mesurer avec la vie
sans risquer la mort
— Non, tu n'as pas gagné, dit Thomas
il faut jouer pour gagner
et je ne t'ai pas vue jouer
si tu veux jouer tu ne seras pas seule
et par conséquent tu ne gagneras pas forcément
et si c'est un autre qui gagne
tu devras accepter sa victoire sans pleurer
et sans me reprocher d'avoir triché
ou d'avoir préféré ses yeux plutôt que les tiens
j'aime bien tes yeux
mais ce n'est pas une raison
pour te rendre jalouse
as-tu compris ce que je viens de dire ?
— Si je n'ai pas compris, qu'est-ce que je gagne ?
— Je te pince les fesses et tu vas te rhabiller !
— Et si je ne me rhabille pas ?
— Je te montre mon zizi pour te faire peur.
— Et si je n'ai pas peur ?
— Alors je t'aimerai beaucoup
et j'arrêterai de faire de la télévision
c'est un métier épouvantable
des fois je ne sais plus ce que je dis
et ça me fait beaucoup de peine
après tout je suis quelqu'un de bien
avec une tête des bras des jambes
je ne sais pas si je suis marié
et si j'ai des enfants
il faudra que je me pose la question un jour
est-ce que tu veux te la poser avec moi ?
— C'est une question trop difficile
pour une petite fille pas très grande
je peux toujours me la poser
avec toi si tu veux que ce soit avec toi
mais alors question réponse
ne compte pas trop sur moi
je suis un peu nunuche vois-tu
je parle beaucoup et je me crois
je suis vraiment très très petite
mais si tu continues de me caresser
je vais devenir très très grande
et je vais te manger d'un coup
dis ? tu aimes les grandes petites filles ?
— Je ne sais pas si on peut le dire à la télé
possible que ce soit possible
on dit qu'on peut tout dire
mais c'est un sujet vraiment délicat
les petites filles n'ont pas de sexe
ou alors très petit
est-ce qu'on peut parler
de ces petites choses à la télé
je ne sais pas je ne sais vraiment pas.
— Coupe le micro c'est le moment de la pub
on va pouvoir rigoler un peu tous les deux
ça ne t'embête pas de rigoler avec moi
j'ai vu à la télé tout ce qu'il faut faire
les trucs les machins les choses les bidules
il y a un tas de choses que je sais
par exemple pour embrasser
pas sur la bouche c'est trop cochon !
ne m'embrasse jamais sur la bouche
c'est ma bouche je fais ce que je veux
toi tu ne peux pas faire ce que tu veux
dépêche-toi c'est bientôt la fin de la pub
oh mince c'est déjà fini quel dommage !
c'est toujours quand ça commence que ça finit
j'en ai marre de cette vie
quel printemps d'hôtellerie !
la petite fille était vraiment déçue
elle se mit à bouder
à grimacer
à se dandiner
Thomas parlait dans le micro :
— Mesdames et messieurs il faut choisir
entre un spectacle pornographique
montrant les ébats d'une petite fille
avec un célèbre présentateur de la télé
et la leçon d'anatomie
nécessaire à la reconstruction de Kateb
si vous souhaitez le spectacle porno
vous toussez grassement dans votre main droite
et vous dites je le jure !
si par contre vous préférez vous cultiver
et qu'alors vous êtes particulièrement intéressés
par la leçon d'anatomie
et par la reconstruction de Kateb
(je vous rappelle que Kateb est un ami personnel
à vrai dire je suis son cousin germain
et de façon réciproque
il est l'oncle de la tante de mon grand-père
lequel n'a jamais été le père de mon père
ni celui de ma mère
mais mon propre père
ce qui paraît incroyable mais)
si donc vous préférez la science de l'anatomie
vous vous pincez le nez fortement
vous ouvrez la bouche toute grande
et vous imitez le cri de l'âne qu'on châtre
est-ce que tout le monde a compris ?
ceux qui n'ont pas compris
n'ont qu'à jouer de la trompette
et ceux qui n'ont pas compris
qu'ils devaient jouer de la trompette
n'ont qu'à demander aux autres
pourquoi on leur interdit de jouer du tambour.
— Est-ce que tout le monde a bien compris
et est-ce que ceux qui n'ont pas compris
savent jouer de la trompette ?
les joueurs de binious n'ont qu'à bien se tenir !
un deux trois c'est parti !
on vote comme on veut
vive la liberté !
Ceux donc qui avaient choisi la pornographie
se mirent à tousser grassement dans leurs mains droites
et ils disaient « je le jure » au bon moment —
en même temps les amateurs d'anatomie
tentèrent d'imiter la castration des ânes
et toujours dans le même temps
d'autres jouèrent de la trompette et du tambour
les joueurs de biniou ne savaient pas quoi faire
parce que le biniou a beau faire beaucoup de bruit
il devenait très difficile de se faire entendre
inutile de jouer dans ces conditions
Thomas rigolait comme un singe
il avait mis le micro sous son bras
et il applaudissait le vacarme incroyable
qu'il avait provoqué
en grand présentateur qu'il était
la petite fille n'avait pas tout compris
et elle tapait des mains en regardant Thomas
elle le trouvait très amusant
et tout le monde était très amusant
on s'amusait bien c'était très amusant
de s'amuser comme ça en s'amusant
il y a des choses plus amusantes que l'amour
la preuve regardez ce qu'on s'amuse bien
et pourtant on ne s'aime pas du tout
on se fiche complètement
de ce qui peut arriver aux autres
de bien ou de mal
de mal surtout
parce que le bien ça rend jaloux
et alors là on ne s'amuse plus du tout
mais ce soir la télé est géniale
on se sent transporté dans un autre monde
on jure de tousser le plus grassement possible
on châtre les ânes pour faire de la musique
et ceux qui ne comprennent rien à l'amour
peuvent jouer de l'instrument de leur choix
pourvu qu'on entende pas les gaitas !
Qu'est-ce que tu es beau Thomas !
tu as quel âge par rapport à moi ?
c'est l'âge qui compte celui-là
même si ça fait beaucoup c'est peu
on ne vit pas si longtemps
pour aimer tout le monde
il faut plusieurs vies
or on en a qu'une
une vie qui fait peur
parce qu'elle est toute seule
et quand elle n'est pas seule
et qu'on a bien fermé les yeux
pour ne pas voir ce qui se passe
juste à côté
alors on se sent vraiment bien
tout nu contre l'autre qui est tout nu
on peut se mentir encore
parce que la nudité n'empêche pas le mensonge
mais on est vraiment bien pas tout seul
tous les deux seuls
ce qu'on est bien
même si l'âge ne compte pas
même si on n'est pas là pour faire des bébés
même si on a bu un coup de trop
et qu'on a très sommeil
j'aime bien imaginer tout ça
pensait la petite fille qui n'entendait plus
le vacarme télévisuel
ça me fait du bien de penser que c'est moi
et pas une autre
ce sera peut-être moi je l'espère
ce sera moi si je ne suis pas trop bête
j'ai bien le temps d'y penser
et quand je l'aurai bien pensé
je serai une véritable bête d'amour
et il ne me viendra pas à l'idée de jouer de la cornemuse !
et Thomas rigolait rigolait rigolait
on ne jouait pas mais qu'est-ce qu'on s'amusait !
— eh espèce de vieux croupion
qu'est-ce qui pend à ta barbe ?
est-ce que c'est la vérité qui dégouline ?
tu peux tousser personne ne t'écoute —
eh patte-pelus ! prépuces de mer !
est-ce que les ânes jouent de la gaita !
ce serait amusant mais ce n'est pas possible !
jouez ! jouez ! jouez !
je suis le meilleur de tous les présentateurs !
la télé c'est moche comme un vieux derrière
mais c'est tellement divertissant !
au diable les querelles intestines !
il faut que les ondes abondent
et c'est reparti pour un tour :
— on tousse dans sa main droite
et on dit : je le jure
on jure quoi espèces de brouailles !
on jure que c'est bien gras
que c'est gras le mieux possible
quel foutu tribunal que la télé !
— et on châtre les ânes
ou bien ils se châtrent tous seuls
ils n'ont qu'à mordre dedans
et tirer d'un coup sec
il faut cracher avant de crier
ah bon dieu ! que je suis malheureux
tant que je n'ai pas vidé ma bouteille
bon dieu ! que l'amour me manque
et que les femmes sont belles !
n'hésitez pas à nous écrire
sur carte postale seulement
avec un timbre pour la réponse
parce qu'on vous répondra
bande de rastaquouères !
je vous ramènerai cent prépuces de Philistins
et je vous les ferai bouffer
ça vous dégoûtera de la télé
j'aurai moins d'argent mais j'aurai tout gagné
ce que c'est chouette de se foutre de la gueule de monde !
il faudra que je recommence !
Remarquez bien que vous pouvez voter
pour les deux spectacles en même temps
je me vois très bien en train de forniquer
avec cette charmante demoiselle
et dans le même temps je commenterai
la leçon d'anatomie
laquelle est illustrée en principe
par une dissection cadavérique —
je crois que ça m'excitera beaucoup
j'oublierai que cet amour n'est pas normal
et je m'en porterai bien
je ferai de la pornographie avec délice
et de l'anatomie avec beaucoup d'amour
Qu'on m'apporte un cadavre !
et qu'on écarte les cuisses de cette jeune fille
je vais montrer au monde
ce que c'est que l'amour
un sexe de présentateur de télé
est un gros sexe
et une petite fille est une petite fille
je m'en vais te barbouiller tout ça
de chair en décomposition
bon dieu ! je suis déjà malade
je vais vomir ça va puer
ce bruit cette odeur ce corps !
je ne sais plus si c'est vraiment de la télé
qu'on me dise si c'est la télé
ou ma tête qui explose
est-ce que je suis encore présentateur
ou est-ce que je suis malade à crever
Arrêtez de tousser, de jurer, de châtrer, de jouer
il n'y a plus de télé
on joue pour rien
il n'y a plus rien à gagner
et toi petite conasse en forme de femme
retourne à l'école pour apprendre à compter
est-ce qu'on mesure le sexe avec une calculatrice ?
non n'est-ce pas ? alors tire-toi
je vais vomir sur mes genoux
je vais crever à force de vomir
je ne sais plus si la télé est toujours branchée
qu'on me fasse un signe pour confirmer
est-ce que quelqu'un veut me faire un signe ?
— Pauvre Thomas, dit Kateb doucement
et pauvre de moi
ce n'est pas aujourd'hui qu'on me reconstruira
quelle idée de jouer ainsi avec ma vie
enfin ! c'est comme ça la télé
c'est à prendre ou à laisser
— C'est dégoûtant ! fit la petite dame
qui secouait les os au fond de Kateb.
— Alors laisse tomber si ça te dégoûte.
— Oh mais je ne parlais pas de tes os !
Je les aime tes os
et je trouverai celui avec lequel l'amour se fait
ce qui est dégoûtant
ce sont ces histoires de pornographie
que c'est dégoûtant de penser à ces choses
c'est pas humain
et ce n'est pas bien pour les petites filles
qu'est-ce qu'elles vont penser de ce monde
de ce monde où on leur demande de vivre
et d'aimer
on comprend vite qu'on ne peut pas faire autrement
que de vivre
mais ne se pose-t-on pas la question
de savoir si ça vaut vraiment le coup
d'aimer et de se faire aimer
quand on voit de pareilles choses
et qu'on est une petite fille
est-ce qu'on a vraiment envie
de se chatouiller
et de rire
et d'écrire des lettres d'amour ?
La petite dame était assise maintenant
sur le bord de la civière
Kateb était très laid
il avait la forme d'un sac
et elle aurait pu rire
de la bouche entre les deux yeux
— le petit garçon a bien essayé
expliqua Kateb en frissonnant
mais il n'a pas réussi à me reconstruire
la télé le fera peut-être
c'est un jeu mais pourquoi ne pas le jouer ?
— Je ne jouerai pas mon beau sexe à la télé
dit la petite dame en le caressant
il est déjà presque effacé
j'ai eu tant de mal à l'avoir
je pleurerais s'il n'en restait plus rien
bien sûr je ne l'ai pas essayé
je ne sais pas ce qu'il vaut
l'amour devrait lui plaire à ce qu'on dit
on dit aussi qu'on est quelquefois déçu
est-ce que l'amour t'a déçu toi Kateb ?
— Non, pas l'amour, mais je suis déçu quand même
je ne pense pas que ce soit la même chose
l'amour n'est pas un médicament
on n'aime pas pour se soigner
on se soigne pour aimer mieux
mais je ne suis pas vraiment malade
je suis détruit
et je n'ai pas perdu une seule de mes pièces
ou alors une ou deux pas plus
pourvu que le meilleur de mes os ne soit pas perdu !
c'est tout ce que je souhaite
et tu vas chercher encore hein ?
rentre tout au fond de moi
je ne suis qu'un sac ce n'est pas difficile
La petite dame entra toute nue
il observa son beau derrière qui remuait
il avait deux yeux pour ça
et pas d'os pour aimer
il l'aima quand même de tout son cœur
l'os était quelque part dedans
elle le trouverait c'était sûr
elle cherchait avec beaucoup de méthode
classant les os par grandeur
puis par diamètre
puis par poids
puis par couleur
elle savait ce qu'elle faisait
et elle le faisait bien
il avait tellement confiance en elle !
De l'autre côté, au théâtre
le vacarme des téléspectateurs avait inquiété Felix
il n'avait jamais vu un pareil public
il avait d'abord entendu comme un grondement
un peu comme une catastrophe naturelle
qui se prépare et qui va tout dévaster
il avait mis le nez à la fenêtre
son propre public était silencieux
un peu inquiet peut-être
parce qu'il se passait quelque chose
ailleurs que dans le théâtre
ce qui était un paradoxe insoutenable
quelques-uns — des moins fidèles
avaient rejoint la télé
sans poser de questions
et maintenant ils jouaient
à tousser dans leurs mains droites
et à dire je le jure
ou bien ils faisaient l'âne qui a mal
et qui le fait savoir d'une voix déchirante
ils avaient tous compris
et pas un ne joua de la trompette
du tambour
et encore moins de la cornemuse
le public du théâtre
même déserteur
c'est un public intelligent
on ne lui fait pas jouer de la cornemuse
ou alors si la partition
est une bonne partition
ce qui arrive quelquefois
et ce qui évite de faire l'âne
ou le faux témoin.
« Je dépose un baiser entre tes cuisses :
c'est là que je veux aller »
C'était les premiers mots de la lettre
Saïda rougit
son père avait écrit cela
à qui ?
elle avait lu un peu vite
et juste les premiers mots
entre tes cuisses...
les cuisses de quelle femme
une femme comme toi
avec entre les cuisses un...
il en a de drôles d'idées
et elle va aimer ça
moi j'aimerais bien que ça m'arrive
Kateb m'a embrassé sur la bouche
il me léchait les lèvres
il aurait pu me lécher le...
il y a toujours une différence
entre ce que l'on écrit et ce qu'on fait
on écrit mal ce qu'on fait
et on ne fait pas toujours ce qu'on écrit
c'est juste un baiser rien de plus
un baiser écrit
entre les cuisses d'une femme qui existe
elle fera ce qu'elle voudra
elle ne dira pas non
les femmes ne disent jamais non
personne ne lira la lettre
personne ne lui volera ce baiser
il peut être content
il a fait ce qu'il devait faire
et elle aime qu'il le fasse de cette façon
l'écrivant
ce doux baiser entre tes cuisses
dommage que ce soit mon père
je l'aurais volé ce baiser
entre mes cuisses
Kateb ne sait pas embrasser de cette manière
viens mon petit amour
ta bouche entre mes cuisses est un autre sexe
c'est un sexe de femme et je l'aime
écris-moi que tu m'aimes
ce n'est pas difficile de dire je t'aime
c'est beaucoup plus difficile
de me baiser entre les cuisses
tu le feras
pas maintenant
il faut que tu le fasses
je t'aime tant.
c'est là qu'il veut aller
quelle belle attention
et quel beau projet
il est un peu fou
ça ne lui ressemble pas
« Saïda ! tes cuisses
c'est fait pour marcher
pas pour en faire un spectacle
à bon marché
fichez le camp vous autres !
le spectacle est terminé rideau !
tu pourrais leur montrer ton derrière
tes épaules tes seins ton...
— mon quoi ?
— ton rien ! il n'y a rien que tu puisses montrer
en tout cas pas de cette façon
— quelle façon ?
— il y a des façons de le montrer
on ne le montre pas comme ça
écris des lettres ça t'amusera
on ne verra plus tes cuisses
mais on saura où tu veux en venir
— Où ?
— ne te fiche pas de moi
tu recherches le plaisir rien que ça
ce n'est pas de ton âge
— quel âge ?
— le mien le leur l'âge de tout le monde
sauf de ceux qui ne l'ont pas
et qui ne sont pas tout le monde
il y a un âge pour ça aussi
ne montre pas tes cuisses
en tout cas pas de cette manière
serre bien les genoux et tais-toi
tu peux boire du vin si tu veux
fumer du tabac ou autre chose
je ne sais pas exactement ce que tu peux faire
mais je sais ce que tu ne dois pas faire
— Faire ?
— oui faire — faire et défaire
c'est comme ça que la vie se passe
on fait et on défait
jusqu'à ce que ça ne se refasse plus
il arrive toujours ce moment-là
il ne manque pas d'arriver
— Pourquoi ?
— est-ce que je sais s'il y a une raison ?
on fait l'amour toute sa vie
et ce n'est peut-être pas ce qu'il fallait faire
— Quoi d'autre ?
— je ne sais pas je ne sais pas
ne leur montre pas ton derrière
ils le caresseront par amour
et ce n'est pas l'amour qu'il faut faire
— Le faire avec qui ?
— Fais-le toute seule en attendant
et ne montre rien à personne
je te dirai quand il faudra montrer
il y a un moment qu'il faut choisir
une conjonction de regards
un point de rencontre favorable
je l'ai lu dans des entrailles peut-être
— j'attendrai que tu me dises
tu peux continuer d'écrire ta lettre
à qui écris-tu
— à quelqu'un que j'aime beaucoup
— tu peux aimer toi ?
— je l'aime vraiment beaucoup
— alors écris la lettre d'amour
— ne me dérange plus s'il te plaît
et ne leur montre plus tes cuisses
— je ne montrerai plus rien
tu peux écrire la lettre
je la porterai si tu veux
— il faut que je l'achève d'abord
mais tu ne la porteras pas à celle que j'aime
je ne veux pas que tu saches
promets-moi de ne pas chercher à savoir
— je te le promets
tu peux écrire
je te promets de ne pas lire. »
promesse non tenue
« et mille baisers sur la chair de tes seins... »
mille baisers
rien que ça
ça en fait des chatouilles !
moi aussi je pourrais écrire une lettre
c'est peut-être un bon conseil
je lui dirai je lui écrirai voyons
je dépose un baiser sur ton...
non il n'aimera pas ça
il n'aimera pas que j'écrive ce genre de chose
— veux-tu embrasser mes seins ?
je sais que tu en meurs d'envie
alors ne te gêne pas embrasse-les
écris-moi que tu les embrasses très fort —
il aimera ça
je l'écrirai dès que je pourrai
je n'ai pas le temps maintenant
ce soir je saurai écrire
il faudra attendre qu'il lise
cela durera quelques jours
et il m'écrira : mille baisers amoureux
sur la chair de tes seins
quel plaisir ! quel amour !
je n'ai pas tenu ma promesse
il faudra me tirer les oreilles
pour m'apprendre à vivre !
à moins que je sache vivre déjà
on dirait bien que je sais vivre
mon corps mon beau petit corps frémissant !
est-ce que tu sais vivre déjà ?
on le dirait bien à te caresser
est-ce qu'il faut te caresser souvent ?
— tu peux déposer un baiser entre mes cuisses
si tu veux —
et il m'écrit : je dépose un baiser amoureux
entre tes cuisses mon amour
ce que c'est chouette
d'écrire ce qu'on a envie de faire !
on ne le fait pas toujours
mais qu'est-ce que c'est amusant
quand on le fait vraiment —
en fait je n'en sais rien
j'imagine que c'est amusant
je le saurai un jour
pas plus tard que demain
après le repas de noces
il surgira dans la salle à manger
à cheval sur son cheval
et à coups de sabot sonores
il fera déguerpir tout le monde
il cassera les bouteilles d'alcool
il piétinera les douceurs
renversera les tables et les chaises
et les vieilles dames qui font tapisserie
se raconteront des choses rigolotes
et il me saisira par les cheveux
et il m'emmènera dans son château
dans la chambre où il écrit des lettres
à toutes les femmes qu'il rencontre
— je mords la pointe de tes seins —
si c'est ce que tu veux faire mords !
si c'est que tu as écrit
que tu voulais faire avec moi mords !
mords toute ma chair
et rentre dedans avec toute ta chair !
j'aime tout ce que tu écris
et faire aussi ce que tu n'as pas osé écrire
entre mes cuisses
tu peux voyager
fermer les yeux respirer
embrasser ma chair trembler
entre mes cuisses et toi
il y a un monde que je ne connais pas
c'est toi qui l'a écrit
et je n'ai pas tout lu
entre mes cuisses
à la surface de mes lèvres
effleure ce qui te plaît d'écrire
effleure-le du bout des doigts
je suis là pour te plaire
et je te rendrai tous tes baisers
entre mes cuisses
entre la femme que je suis
et la femme que tu écris
je te donne de l'amour
mon huile c'est ton huile
sur le bout de ta langue
comme si tu allais mourir
pour toujours
ne meurs pas mon amour
ce n'est pas le moment
quelque chose commence
rien qu'un baiser
au bord de mes lèvres
et toute ta chair est la mienne
Je ne devrais pas penser
à ces sortes de choses
se dit Saïda en souriant un peu
elle avait envie de rire
mais il n'y avait pas de raison pour les autres
et elle mit la main sur sa bouche
et personne n'en chercha la raison
elle marchait d'un pas alerte
elle sentait le baiser entre ses cuisses
et personne ne s'en apercevait
son ventre fourmillait de sensations
et elle avait un petit peu froid aux pieds
elle avait toujours froid aux pieds
quand son joli joli la chatouillait en dedans
et elle se mordillait doucement la lèvre
jetait de gros regards profonds autour d'elle
il embrassait vraiment très bien
sa bouche était chaude
comme un sexe de femme
et elle aimait bien cette caresse
elle entendait le clapotis de la langue
elle eut peur qu'on l'entendît aussi
mais personne n'entendait rien
il écrivait comme il faut qu'on écrive l'amour
sans en avoir l'air
entre deux mots mordant la chair
du bout des dents la recréant
comme font les dieux avec les mains
la chair du cou des épaules des seins
du ventre les cuisses les bras
toute la chair sucée entre les cuisses
par la bouche en forme de sexe
qui écrit ce qu'elle veut
avec les mots qu'elle a choisis
et qu'elle ne partage pas
qu'elle absorbe d'un coup
— j'espère que tu m'aimes vraiment
je n'ai pas tenu ma promesse
j'ai agi comme une petite fille curieuse
mais je n'ai pas tout lu
tu ne m'as pas dit son nom
est-ce que son nom
est un mot plus beau que les autres ?
oui bien sûr il est beaucoup plus beau
écris-le doucement qu'on ne l'entende pas
est-ce qu'il est écrit bellement
ou bellement sonore ?
dis-moi ce que tu sais de son nom
les femmes ont de si jolis noms
épaule
sein
cuisse
derrière
sexe
lèvres
plaisir
amour
les noms m'échappent
moi je m'appelle Saïda
c'est le nom d'une ville où il fait bon vivre
je ne sais pas
si je t'aime autant que je dis
je t'écris une lettre d'amour
parce que ça ne tue pas
sinon je me tairais à jamais
et tu ne saurais rien de mon amour
ni de tes baisers entre mes cuisses
ni du nom que je donne à l'amour
la prochaine fois je tiendrai ma promesse
— ne lis pas la lettre
ce sont des choses que les hommes écrivent aux femmes
— et que répondent les femmes ?
— elles disent simplement : je t'aime
et ça veut tout dire
tu le diras demain si tu es sage
— et si je ne suis pas sage ?
— je te vendrai à un marchand d'esclaves
et il fera de toi une courtisane
et les hommes te pinceront les fesses en riant
— est-ce que je gagnerai beaucoup d'argent ?
je tiendrai ma promesse
ou je me mordrai la langue
en signe de protestation
on ne donne pas de l'argent
aux petites filles qui lisent
ce qu'il ne faut pas lire
écris-moi que tu m'aimes
écris-moi ce que l'amour t'inspire
parle-moi de l'argent et du plaisir
prouve-moi que la vie est éternelle
je ne veux pas mourir autrement
ta bouche c'est mon sexe
c'est mon sexe qui baise le mien
je sais ce que je dis mon amour
même si je ne sais pas écrire
je dis ce que tu pourrais écrire
si tout ce que tu dis est vrai
par exemple mes mains
et les caresses qu'elles te donnent
le sexe qu'elles érectent
à la pointe de ton corps
par exemple ma bouche
les mots qu'elle ne connaît pas
et les mots que tu aimes entendre
par exemple mes lèvres
mes lèvres et mes lèvres
et tes lèvres dedans
pour dire que tu m'aimes
avec plaisir
elle tendit la lettre à Felix
— il m'a dit que vous sauriez à qui la donner
— je le sais et je la donnerai
— elle a un nom cette dame ?
— C'est une dame en effet
et elle a un très joli nom
— vous le trouvez joli vous aussi ?
— tout le monde le trouve joli
— tout le monde l'aime alors ?
— tout le monde l'aime bien
mais l'amour n'est pas facile
— vous l'aimez comment vous ?
— beaucoup moins que vous
je vous trouve très charmante
jeune maigre mais charmante
c'est important d'avoir du charme
— je vais me marier avec Kateb
— il a beaucoup de chance
il y a beaucoup de Kateb dans le monde
mais il n'y a qu'une Saïda
— il y a combien de Felix ?
— deux ou trois à ma connaissance
mais pas plus je te le promets.
— et vous aimez combien de femmes ?
— deux ou trois mais pas plus
je tiendrai ma promesse
— moi je ne l'ai pas tenue
— ah ? tu connais donc les hommes
à ton âge ce doit être terrible
— ils écrivent ce qui leur fait plaisir
— ils écrivent des lettres d'amour ?
— ils m'embrassent entre les cuisses
— ce doit être très agréable
— vous pouvez vous aussi si vous voulez
— je ne veux pas
— alors ne le faites pas c'est tout
est-ce que vous écrivez beaucoup de lettres ?
— deux ou trois cela m'arrive
deux ou trois fois pas plus
— et vous les embrassez entre les cuisses
— parfois et parfois non
je les embrasse où ça leur fait plaisir
mais je tiens compte de la politesse
— il y a moins de politesse quand on aime
je le sais depuis longtemps
d'ailleurs je n'aime pas la politesse
on ne fait pas l'amour avec politesse
— on peut être poli avant de le faire
et se contenter d'un baiser sur les mains
— d'un baiser avec la bouche ?
— c'est préférable en effet
si l'on veut être bien poli
— je ne veux pas être polie
tu sais ce que la fille répondait à sa mère
dans une chanson que je te chanterai :
« aujourd'hui ma mère je garçonne
et demain je me marierai »
— tu veux donc garçonner aujourd'hui
— je veux faire l'amour
— il faut le demander à Kateb
— je te le demande à toi
donne-moi un rôle dans ton théâtre
on fera l'amour devant tout le monde
et tout le monde croira que c'est du théâtre
j'aimerais bien aimer de cette façon
tu m'embrasseras entre les cuisses
et ils n'y verront que du feu !
— il faut écrire le rôle
il faut le jouer sans public
et quand il est parfaitement joué
alors on peut lever le rideau
c'est comme ça qu'on fait l'amour au théâtre
— fais-moi l'amour au théâtre
— ce soir je joue un autre personnage
il ne fait l'amour à personne
— c'est vrai qu'il faut écrire l'amour
avant de le jouer
j'avais oublié cette règle élémentaire
je suis si gourde quelquefois
écris-moi un baiser entre les cuisses
c'est important ce baiser
c'est comme ça que je veux t'aimer
mais ce sera pour une autre fois
est-ce que tu veux que ce soit pour une autre fois ?
— je veux toutes les fois où tu joues bien ton rôle
c'est la loi du théâtre
il faut jouer bien
ou bien se tirer une balle dans la tête
je n'ai aucune envie de mourir de cette façon
— je te ferai mourir d'amour
— on ne meurt pas de cette façon
on croit ne pas mourir et on se trompe
l'amour est un reflet et non pas le miroir
— tu parles comme un livre
est-ce que tu lis beaucoup ?
— je lis des histoires d'amour
qui ne finissent pas toujours bien
— ce sont de tristes lectures
et tu tiens toujours tes promesses ?
— je les tiens si c'est possible
— tu ne lis jamais les lettres des autres ?
— je les lis si c'est nécessaire
— tu ne les lis pas simplement pour savoir
pour savoir comment ils s'aiment
et compter le nombre de leurs baisers.
— je ne connais pas ces calculs
— mille baisers sur mes seins
sur la chair de mes seins
et un baiser entre mes cuisses
est-ce que tu as compté avec moi.
— c'est un calcul facile je crois
— je ne crois pas que ce soit facile
mais je crois que c'est possible
j'aime cet amour des chiffres
un baiser deux baisers trois quatre
c'est si long mille baisers
plus un baiser entre mes cuisses
sur mes lèvres que j'ouvrirai peut-être
si c'est vraiment de l'amour
si c'est vraiment bien écrit
et si c'est fait proprement
— tu ne parles plus de l'amour maintenant
— je parle de ce qui est écrit
je ne sais pas si c'est de l'amour
et si c'est l'amour je le veux
sinon j'efface tous les baisers d'un coup de langue
— un coup de langue sur ma bouche ?
— un coup de langue dans ta tête
pour te faire mal bien au fond de toi-même
— je ne sais pas si je vais t'aimer
tu me fais un peu peur
— je dis ce que je veux
il faut savoir ce qu'on veut
l'amour n'est pas un à-peu-près
il faut aimer exactement
au bon moment et la lumière
n'est pas le meilleur moyen de tout savoir
— savoir tout, quelle horreur !
j'aurais l'impression que tout est fini
et qu'il faut en aimer une autre
et encore une autre et une autre
est-ce que ça s'arrête un jour
l'amour est une pluie de rosée
il y en a pour tout le monde
mais le monde ne le sait pas
et on est tout seul à se réveiller
— je comprends ce que j'aime qu'on m'écrive
écoute : ouvre tes cuisses mon amour
et laisse-moi faire ce que j'aime
parce que j'aime que tu aimes
il écrit bien ce qu'il faut dire
ce sont les mots que j'aime
ils ne veulent pas dire grand-chose
si je ne les aime plus
ils ne diraient rien à personne
si on ne savait pas
à qui ils sont destinés
mais on le sait parfaitement
l'amour est un cri de joie en public
et tant pis pour ceux qui n'aiment pas
tant pis pour ceux qui ne se font pas aimer
ce qui est écrit ne les concerne pas
ils liront les lettres d'amour comme des romans
et ils ne comprendront rien de ce qui se passe
ils ne sont peut-être pas faits pour l'amour
moi je suis faite pour l'amour
mon corps est une preuve d'amour
et les bijoux seront la meilleure preuve
que je ne me suis pas trompée de plaisir
Felix achevait son maquillage
et il observait son reflet dans le miroir
elle était assise sur un pouf
et l'ombre l'absorbait presque entièrement
il voyait ses yeux et le reflet de ses yeux
vaguement ses épaules et l'ombre d'un genou
elle ne disait plus rien maintenant
et il avait envie de l'entendre encore
de l'autre côté sur les planches
le petit Thomas faisait ses jongleries
le public applaudissait à son adresse
et chaque fois le corps de Saïda frémissait
et elle le regardait à travers le miroir
semblant lui dire : laisse-moi jouer
je suis née pour être une comédienne
je sais lire les lettres d'amour
que les autres s'écrivent pour s'aimer encore
donne-moi le rôle qui est écrit
je le jouerai toute nue si tu veux
et je ferai l'amour avec toi devant tout le monde
et ils ne sauront pas que c'est de l'amour
ils diront que c'est de la comédie
et qu'on peut recommencer quand on voudra
et qu'ils seront toujours là pour applaudir
applaudir de toutes leurs mains
et nous aimer encore comme on s'aime vraiment
devant tout le monde entièrement nus
donne-moi le rôle
écris-le pour moi
j'ai lu la lettre malgré moi
je savais un peu ce qu'elle contenait
je ne savais pas tout
parce que je n'ai pas vécu l'amour
mais ce que je sais est entre mes cuisses
et tu m'as embrassée sur mes lèvres
dis-moi que ce n'est pas un mensonge
que j'ai lu ce qui est écrit
et que ce qui est écrit tu le feras
tu le feras avec moi dans moi
et tu n'oublieras jamais que c'est moi
Je l'écris ce rôle de femme
une femme dans mon théâtre
jouera le rôle que j'aurai écrit pour elle
et elle le jouera pour me donner du plaisir
et elle aura tout l'argent qu'elle voudra
et ma bouche sera le sexe de la femme qu'elle aime
et ses mains érecteront mon sexe d'homme
et j'y trouverai le plaisir que j'écris pour elle
elle est à peine la lumière et toute l'ombre
elle le regarde avec ses yeux de merlan frit
il ne sait pas ce que c'est le merlan frit
il en a mangé souvent
mais sans s'en rendre compte
et il n'a pas bien regardé les yeux qu'il fait
quand il est bien frit et bien mort
le merlan qu'on pêche au lever du jour
quand l'amour n'est pas encore écrit
et que la bite, toute frémissante
de pensées érotiques, se dresse toute seule
sans qu'on lui ait rien demandé
et elle se gonfle jusqu'à ce que ce soit écrit
et se regonfle tant que ce n'est pas bien écrit
et se dégonfle quand elle ne rit plus
et elle se couvre de bijoux
avec le drap les inonde de lumière
compare son épaule à l'or de l'anneau
et mes yeux se ferment doucement
j'ai eu le plaisir et je n'ai plus l'argent
j'ai eu ce que j'ai mérité je l'ai écrit
je me plaindrai quand je serai vieux
mon sexe sera devenu très petit presque mort
et j'aurai une très forte envie de mourir
je penserai peut-être au plaisir
la peur me donnera le plaisir
que ma chair aura oublié
et le rideau tombera sur l'énorme lumière
de son gros derrière fait pour l'amour.
ouais, se dit-il en ajustant le maquillage
il y a trop de lumière sur ce monde
je fermerai les yeux plus souvent
et l'amour sera moins difficile
elle aura moins d'éclat
et je dépenserai beaucoup moins d'argent
ce qui sera bien pour tout le monde
et particulièrement pour mes créanciers
pourquoi me regarde-t-elle comme ça ?
on dirait qu'elle m'aime vraiment
quel beau regard et je l'évite
pour ne pas tomber dedans
je tomberai avec plaisir
logarithme me le dira dans l'oreille
il dira : tu l'aimes — elle t'aime
et je dirai : je l'aime — elle m'aimera
et il dira : elle t'aime — elle t'aime
et je dirai : je l'aime — elle doit m'aimer
logarithme me le dira à voix basse
et je l'écouterai me parler de ses seins
et de son gros derrière qui m'inspire
et de ses mains qu'elle me tend
logarithme sait ce qu'il veut
il veut toujours bien ce qu'il sait
je ne joue plus un rôle j'aime
et je détesterai faire l'amour devant tout le monde
parce que ça amuse le monde
et que ça me la coupe !
— alors ce rôle ? dit-elle enfin
tu l'écris ou je pleure ?
tu préfères que je pleure
ou que je te fasse l'amour ?
— tu pleureras bien un peu
on pleure souvent quand on aime
on se donne toutes les raisons
mais j'écrirai le rôle de ta chair
le rôle que ta chair joue dans l'amour
et l'amour que je joue pour toi
j'écrirai et tu joueras
c'est la meilleure chose qui peut nous arriver
— mon petit amour de poète
qu'est-ce que j'aime ta poésie
et quel plaisir l'amour que tu me donnes !
pour l'argent on en reparlera
ce n'est pas très poétique l'argent
et on ne l'aime pas beaucoup
on lui donnera des coups de pied
pour qu'il se tienne tranquille
et qu'on en ait beaucoup
histoire de ne pas paraître ridicule
je veux une riche nudité
avec un bijou ici un bijou là
une couronne dans mes cheveux
tu ne peux pas savoir mon chéri
comme j'ai envie de ressembler à une reine
toi tu seras simplement un homme
c'est tellement ridicule
un homme qui se prend pour un roi
mais tu seras aussi poète
pas tout le temps mon chéri
parce que les poètes ont un tout petit sexe
et il n'y a aucune poésie dans l'amour
pour l'amour tu seras un homme
simplement un homme
avec un gros sexe tout rouge et tout droit
promets-moi de ne pas m'aimer avec ta tête
je connais les poètes
ils sont un peu fous
on ne fait pas l'amour avec sa tête
et je ferai la terre qui fleurit
et tu brûleras ma peur
comme le soleil dégouline en nectar
et pendant que je rêverai à d'autres plaisirs
tu écriras la suite de mon rôle
il faudra beaucoup de bijoux
et beaucoup d'argent pour les acheter
ma peau aime l'or et l'argent
mes yeux aiment la pierre
ma bouche peut mordre toutes les rivières
et ton sexe sera le seul bijou entre mes cuisses
ah mon gros troufignon de poète
j'aime la poésie et j'aime le théâtre
fais-moi la poésie avec amour
et le théâtre avec plaisir
je crierai chaque fois que je serai satisfaite
tu sauras quand tu te trompes
et je ne te tromperai jamais
avale tous mes cris
ce sont les mots que tu cherches
assemble-les pour le plaisir
je te dirai si je comprends
elle avait fermé les yeux
maman aujourd'hui je garçonne
le mariage c'est pour demain
je dépose un baiser entre tes cuisses :
c'est là que je veux aller.
eh bien vas-y ne te gêne pas
de toute façon
je ne tiens jamais mes promesses
j'ouvre toutes les lettres
et je lis ce qui est écrit
ce n'est pas bien de lire
ce qui est écrit pour une autre
mais je m'en fiche
je fais ce que je veux comme je veux
je ne demande conseil à personne
je me caresse si c'est bien
je referme soigneusement
ni vu ni connu
je sais tout mais je ne dis rien
continuez de vous aimer sans moi
petits cochons que vous êtes
avec vos baisers tout moites
dans les endroits les plus moites
petits cochons roses et bleus
je vous aime de tout mon amour
vous m'avez fait rêver
et j'ai aimé le rêve
elle ne disait toujours rien
elle avait fermé les yeux
elle ne dormait pas
elle rêvait
les femmes ne dorment pas
quand elles rêvent
— Ce soir le public sera fou de moi
pensa Felix en contrôlant le maquillage
et je serai fou d'elle
il faudra qu'ils le sachent
je ne peux pas me taire
tant pis pour l'argent
j'aimerai les bijoux comme sa propre chair
mais que les plaisirs que réclament !
quelles chairs m'annoncent !
vous applaudirez plus fort que d'habitude
et vous saurez pourquoi quand vous la verrez
vous n'aurez pas de mal à deviner sa chair
et ma propre chair dans tous ses angles
et ses rondeurs
c'est la femme que je sacrifie au théâtre
et vous partagerez son plaisir
tel que je vous le donnerai
c'est le rôle que j'ai écrit pour qu'elle joue
et elle jouera exactement comme c'est écrit
j'aimerai toute son écriture
et son écriture sera la mienne
Felix fit tomber le dernier voile
il sentit son sexe croître contre ses reins
il caressa lentement toute sa chair
descendant depuis les seins jusqu'au ventre
et il frissonna brusquement
lorsque ses doigts touchèrent entre les cuisses
elle se retourna
il ne voulut pas la regarder
il lécha la bouche qu'elle ouvrait
eh Felix c'est l'heure eh Felix
oh oh oh c'est pour toi les trois coups
le rideau va se lever
le maquillage va bien
dépêche-toi dépêche-toi
tu as l'air de dormir ne rêve pas
le public est chouette ce soir
c'est le moment de leur montrer ce que tu sais faire
la lettre ? quelle lettre ?
bon bon je la porterai à qui ?
elle s'appelle comment ton amoureuse ?
ce n'est pas ton amoureuse
un ami à toi qui aimes la femme que tu aimes
ah merde Felix pas ce soir
pas de chagrin d'amour avant de jouer
tu vas leur montrer ce que c'est qu'un acteur
dis leur bien des choses de ma part
je cours porter la lettre à la belle dame
elle n'est pas belle
comment se fait-il que tu l'aimes
ah tu voulais dire qu'elle est belle
et tu ne l'aimes pas vraiment
est-ce que je peux te donner un conseil Felix ?
l'amour c'est simple comme l'eau
on voit à travers
pas très bien mais on voit
non on ne boit pas on voit
je te dis qu'on ne voit pas très bien
ah et merde pour les conseils
tu feras l'amour une autre fois
elle lira la lettre j'en suis sûr
un ami à toi ?
ah c'est vrai celui qui aime ta femme
est-ce qu'elle l'aime elle ?
elle l'aime et tu t'en fous !
tu ne préfères pas que je brûle la lettre ?
ce serait plus simple pour tout le monde.
Là-haut sur la civière entre les pylônes
la petite dame cherchait toujours
et Kateb s'impatientait
elle avait un vraiment très beau derrière
ça doit être chouette
d'épouser une femme
qui possède un si beau derrière
je n'ai pas vu le derrière de Saïda
il est peut-être beau
ce serait dommage qu'il soit moche
elle est si belle
ce serait vraiment dommage
mais il n'y a pas de raison
on peut aimer les beaux derrières
et aimer quand même la femme qu'on aime
c'est chouette d'aimer la femme qu'on aime
on peut jouer avec ses seins
comme avec les seins de n'importe quelle femme
ça m'embêterait de ne pas l'aimer
mais j'ai confiance dans la télé
demain j'épouserai Saïda mon amour
et je la couvrirai de mille baisers
mille c'est beaucoup mais j'y crois
l'amour c'est mille et même plus
en dessous de mille c'est une autre femme
on l'aime bien mais juste pour aimer
la petite dame a un beau derrière
son sexe est tout petit et presque effacé
je ne sais pas si on peut s'en servir
je lui ferai neuf cent baisers
des pieds jusqu'à la tête
neuf cent baisers pleins d'amour passionné
même si c'est Saïda que j'aime
je peux aimer qui je veux
même si je ne l'aime pas vraiment
j'ai tellement confiance dans la télé
demain on aura reconstruit mon corps
et je montrerai mon sexe à tout le monde
je dirai à qui voudra l'entendre
mais il faudra se boucher les oreilles pour ne pas l'entendre
avec ce beau sexe reconstruit grâce à la télé
ce soir je vais aimer la belle Saïda
je ne sais pas si elle a un beau derrière
je ne sais rien de ses seins ni de ses épaules
mais son sexe est à la bonne dimension
et personne n'a tenté de l'effacer
Saïda mon amour il faut me pardonner
ce retard
— Oh ! s'écria soudain la petite dame
qui avait presque disparu dans la bouche de Kateb
j'ai trouvé un os de sexe
— Chouette ! dit Kateb en faisant bien attention
de ne pas mordre le beau derrière
de la petite dame
tout en parlant
Chouette ! on va pouvoir s'amuser
— seulement voilà, dit la petite dame
c'est un os de sexe de femme.
et elle montrait l'os de sexe de femme
— Quoi ! fit Kateb complètement abasourdi
c'est que je ne suis pas une femme
je suis un homme avec un sexe d'homme
il ne peut pas en être autrement
— C'est pourtant un os de sexe de femme
et si ce n'est pas ton os de sexe d'homme
c'est celui d'une femme que tu as aimée
il n'est pas possible de confondre les os
si l'amour n'y est pas pour quelque chose
— Je n'ai connu qu'une femme dans ma vie
et elle ne m'a pas donné son os de sexe
elle m'a écrit une lettre cochonne
et encore en se faisant aider par une amie
qui était bien plus cochonne qu'elle
il n'y avait pas d'os dans la lettre non plus
c'est peut-être un os de cochonne
quelqu'un aura mangé le sexe d'une cochonne
après l'avoir fait griller sur un feu de bois
et il l'aura jeté dans ma bouche par erreur
tellement j'ai l'air d'une poubelle
depuis que j'ai perdu l'esprit
— Moi je te dis que c'est un os de femme
dit la petite dame qui n'était pas jalouse
et qui était même très amusée
par la confusion du pauvre Kateb
elle mit le doigt dans son petit sexe
on ne sait jamais pensa-t-elle
ce n'était pas son os de sexe
mais peut-être n'en avait-elle pas
et c'était une occasion à saisir
— Pourquoi te mets-tu le doigt dans le sexe
espèce de cochonne pleine de cochonneries !
n'as-tu pas honte devant tout le monde
et les enfants qui te regardent
et qui veulent en faire autant
quand leurs parents auront le dos tourné !
— Je ne me fais pas des cochonneries !
dit la petite dame très sèchement
non mais pour qui te prends-tu
tu ne me donneras pas de leçon
je vérifie simplement qu'il y a bien un os
dans mon petit sexe qui s'efface encore
dépêche-toi de lui faire l'amour
avant qu'il ne soit complètement effacé
mais pour ça il te faudrait un os
et je n'ai trouvé que cet os de sexe de femme
je ne veux pas de cet amour-là !
— Mais est-ce que je sais à qui il est cet os !
peut-être que les hommes ont deux sexes
et par conséquent deux os de sexe
deux et deux ça fait quatre
le compte y est si je calcule bien
un os est un os
essayons avec celui-là
notre connaissance de l'anatomie est limitée
allons à la découverte du nouveau
fiche-toi cet os dans le sexe
et dis-moi que tu m'aimes !
— Ce que tu es grossier Kateb
ça ne te ressemble pas
je te souhaite beaucoup d'amour
une fois reconstruit
— Je ferai l'amour quatre fois par jour
huit jours par semaine
pour que le compte soit bon
et que l'amour soit vraiment de l'amour
— Tu feras ce que tu pourras
et elle aimera bien ce que tu feras
moi j'aimerais bien aimer
ou tout au moins essayer
le sexe de Thomas est trop petit
le tien est introuvable
je suis complètement désespérée
il faut que je l'essaye
avant qu'il ne s'efface
il s'effacera de toute façon
et je suis triste que ça n'arrive qu'à moi
fais-moi au moins un petit baiser sur la bouche
la langue est aussi un joli sexe
je ferai la femme et tu feras l'homme
ce sera toujours une question de sexe
mais le sexe sans le sexe
ce n'est pas tout à fait de l'amour
qu'est-ce que je suis triste quand je m'y mets !
— ma pauvre petite dame, soupira Kateb
qui avait oublié qu'il avait été une femme
avant de devenir un enfant puis un homme
je ne sais pas exactement de quoi tu parles
j'ai un sexe mais je ne le trouve pas
est-ce que c'est difficile de le trouver
quand on a vraiment envie de le chercher ?
— Il faut faire confiance à la télé
il y aura une solution pour tout le monde
et ton corps sera reconstruit comme il faut
avec un sexe bien droit et bien gonflé
et toutes les femmes t'aimeront
et Saïda sera la plus heureuse.
— Qu'est-ce qui va t'arriver, ma petite dame ?
est-ce que tu vas mourir bientôt ?
on ne peut pas vivre sans amour
et tu ne le pourras pas plus que les autres
tu es comme tout le monde
tu ne sais pas dessiner entre tes cuisses
personne ne sait faire cela
et moi je ne sais plus faire l'amour
ce que tout le monde sait faire
tu n'as pas de chance petite dame
je ne peux pas t'aimer moi non plus
— je ne sais pas si j'aimerai jamais
peut-être vaut-il mieux tout effacer
et attendre la mort doucement
je n'ai existé que pour mourir
que c'est triste quelquefois
et je n'arrive même pas à pleurer
— veux-tu que je te caresse les seins ?
ça te fera du bien et ça m'occupera
peut-être que je sentirai mon os parmi les autres
c'est un os de sexe
et mes mains lui disent qu'ils sont beaux
et qu'il faut les aimer
— Tes mains, Kateb ! mais tu rêves
tu n'as plus que les yeux et la bouche
mes seins tu peux les regarder
et avec les mots tu peux les baiser
mais tes mains manquent à l'amour !
Kateb avait envie de pleurer
on ne peut pas pleurer
et faire l'amour en même temps
mais comme il ne faisait pas l'amour
il pouvait pleurer de tout son cœur
il ne pleura pas cependant
il jeta un coup d'œil à l'intérieur de lui-même
l'os de sexe est un os amusant
tous les autres os ont un air un peu triste
parce qu'ils ressemblent à la mort
mais l'os de sexe amuse tout le monde
et il n'est pas difficile de le reconnaître
parmi les autres
peut-être que la petite dame ne le sait pas
elle est triste parce que les os sont tristes
elle ne voit pas ce qui est amusant
c'est toujours comme ça quand on est triste
surtout quand il y a des raisons d'être triste
tout est triste et rien n'amuse
et si quelque chose est amusant
on fait comme si ça n'existait pas
et on continue d'être triste et de mourir
il faut être heureux pour aimer le sexe
et l'os de sexe est vraiment très amusant
on le reconnaît du premier coup d'œil
on ne peut pas se tromper
ce n'est pas le tibia ni l'humérus
pas la mâchoire ni la phalange du pouce droit
la petite dame ne sait pas ce que c'est
de s'amuser
on s'amuse pour s'aimer
et vice et versa
personne ne sait ce que sait le versa
mais on aime bien le vice
c'est pour s'aimer qu'on s'amuse
et vice et versa
la petite dame ne comprendra pas
tout de suite
elle comprendra quand elle s'amusera
elle comprendra tout d'un coup
et son visage s'éclairera
comme une ampoule
et il y aura de la lumière pour tout le monde
— Ce serait vraiment très amusant
dit Kateb en riant
comme si la petite dame avait entendu
ce qu'il n'avait pas dit
mais pensé
— je n'ai pas envie de m'amuser
dit la petite dame qui avait envie de mourir
je n'ai même plus envie de faire l'amour
j'en ai marre de cette envie idiote !
et d'un coup de main elle effaça
le petit sexe en forme de trait de crayon
et elle se mit à pleurer violemment
et Kateb sentit son cœur se gonfler
se gonfler d'amertume et de mort
lui qui avait tellement envie de vivre
— Ce n'est pas juste, dit-il en retenant ses larmes.
— Je fais ce que je veux, dit la petite dame
qui se fichait complètement du monde
— Donne-moi un crayon, dit Kateb
— Je ne veux pas que tu me dessines un sexe
— Je veux t'aimer ! Je veux t'aimer !
tu ne peux pas m'empêcher de t'aimer
— Ce n'est pas moi qui t'en empêche
l'amour n'existe pas c'est tout.
— Je t'aime parce que tu m'aimes
— Je ne t'aime pas ! Je ne t'aime pas !
— l'amour existe je suis sûr qu'il existe
— Mais tu n'es pas tout à fait un homme
et je ne suis pas tout à fait une femme
l'amour ça se fait entre homme et femme
et il faut avoir un sexe pour ça
— Je te dessinerai un sexe, dit Kateb
qui avait presque l'air en colère
et qui l'était un peu c'est vrai
parce que la petite dame
commençait à lui casser les oreilles
il ouvrit le livre d'anatomie
à la page du sexe des femmes
il savait ce que c'était un sexe de femme
il en avait regardé beaucoup
il en avait vraiment aimé quelques-uns
mais il ne savait pas trop comment c'est fait
il savait ce qu'il fallait caresser
si l'on veut se faire aimer beaucoup
mais il ne savait pas tous les noms
la petite dame sanglotait doucement
elle était si triste et si amoureuse
c'est difficile d'être triste et amoureuse
elle en savait quelque chose maintenant
mais elle ne pleurait pas tout à fait
elle était en train de mourir
Kateb avait beaucoup de mal à lire
il fallait bien lire pour ne pas se tromper
on ne dessine pas un sexe n'importe comment
et surtout pas un simple trait de crayon
qui ne veut rien dire
au fond il valait mieux
que les choses se passassent ainsi
son petit sexe n'était pas fait pour l'amour
c'était un sexe de petite fille
un peu chatouilleuse mais sans plus
lui, Kateb, il allait lui dessiner
un vrai beau grand sexe de femme
un sexe avec de l'amour dedans
un sexe très confortable
tellement confortable
qu'on aurait envie de rester dedans
et on aimerait tellement cela !
le sexe c'est le pays de l'amour
et l'amour
c'est l'art d'exister
voilà ce que pensait Kateb
et il tournait les pages du livre
et il regardait les dessins compliqués
il ne comprenait pas toujours
mais il s'appliquait à comprendre
c'est compliqué un sexe de femme
ce n'est pas un simple trait de crayon
pas un petit trou rose entre les cuisses
il faut de la poésie pour faire des enfants
et beaucoup de plaisir pour faire de la poésie
on aime ou on n'aime pas
mais quand on aime
il faut savoir bien dessiner
des fois qu'il faille refaire
ce qui a été fait de travers
ce qui a été mal compris ou mal vécu
au fond du trou il y a un fond
c'est là qu'il faut s'arrêter
il ne s'agit pas de tuer le temps
Kateb avait beaucoup tué le temps
il n'avait pas tué de femme
parce qu'aucune n'avait cherché à le tuer
il les avait aimées de tout son cœur
et il avait bien regardé entre leurs cuisses
et il n'avait pas toujours vu la même chose
alors il tuait le temps
et le temps mourait
et ça lui faisait mal au cœur
il n'aimait pas tout à fait comme il faut
son cœur le savait
mais sa tête tuait le temps
et le temps mourait doucement
et l'amour n'avait plus le goût de l'amour
— Kateb veux-tu m'épouser ?
toi et moi ce sera formidable
— est-ce qu'on fait l'amour
quand on est épousé ?
— tu me feras l'amour dans le grand lit
et dans le petit lit tu me feras des enfants
et par terre je ferai pipi
chaque fois que je ne serai pas satisfaite
— est-ce que je veux t'épouser ?
— oui tu le veux et tu m'aimes
je t'ai rendu fou en ouvrant mes cuisses
dedans il y a tellement d'enfants
et dehors si peu pour les nourrir
mais j'aurai les plus gros seins du monde
et personne ne mourra de faim
— j'aime les femmes avec des gros seins
ça me donne plein d'idées
mais ce n'est pas suffisant pour écrire des livres
je ne t'épouserai donc pas
— salaud ! rends-moi mes seins mon cul
mon sexe mes épaules mes yeux
— mon amour, je ferai ce que je pourrai
APPAREIL GÉNITAL DE LA FEMME
autrement dit le joli
on dirait un oiseau
que d'apparaux apotomiques !
s'écrierait Kateb s'il avait de la science
mais il veut simplement dessiner
bien dessiner comme il faut
un beau sexe de femme amoureuse
pour la couleur on verra plus tard
la couleur c'est une question de goût
on peut la changer ça ne change rien
par contre le dessin peut tout changer
il faut que je m'applique
il faut que je comprenne tout
et surtout
il faut que je me fasse comprendre
ce qui n'est pas le plus facile
c'est même le plus difficile
mais je réussirai cette entreprise
j'hésite un peu il faut me comprendre
je n'ai jamais dessiné de sexes de femme
sur des bouts de papier oui
ou au coin d'un livre
en rêvant
mais aujourd'hui je ne rêve pas
elle va écarter ses cuisses
amoureusement
et je vais tracer le premier trait
elle aimera cette première caresse
elle en souhaitera d'autres
et je ne barbouillerai pas
je ferai tout bien comme il faut
et elle sentira son sexe naître
il n'y aura aucune douleur
rien que du plaisir
et quand ce sera bien terminé
elle pourra regarder
ouvrir les yeux la bouche respirer
et regarder ce que j'ai fait tout seul
rien qu'avec un peu d'imagination
et beaucoup d'amour
et elle me dira que c'est exactement ce qu'elle voulait
que rien ne manque
ni à son plaisir ni à son amour
— Je veux te dessiner un sexe
dit Kateb à la petite dame
dont les yeux s'effaçaient à force de larmes
ouvre doucement tes cuisses et laisse-moi faire
je ne me tromperai pas
je sais ce qu'il faut faire
fais-moi confiance
en échange je te donnerai mon cœur
et tu pourras en faire ce que tu voudras
tu l'aimeras si tu veux
tu ne l'aimeras pas si tu en aimes un autre
— Mon pauvre Kateb j'ai trop pleuré
je ne pourrai plus jamais aimer
je vais mourir c'est plus simple
c'est beaucoup plus simple que d'aimer
mais si tu veux me dessiner un sexe
dessine-moi un sexe
ça te fera plaisir
c'est dans ta tête que ça se passe
ça se passe où tu veux
mais moi je ne sens rien
et je ne sais pas dessiner
— Tu me dessineras un sexe
dit Kateb qui n'y croyait pas trop —
les femmes ne savent pas dessiner
ou alors tellement mal —
— Je ne saurai pas le faire comme il faut
dit la petite dame en mourant un peu
mais je veux bien essayer
après tout l'amour est une chance
il ne faut pas la refuser
elle arrive ou elle n'arrive pas
en tout cas on meurt quand même.
— Ne penses pas à ces choses tristes
c'est triste à mourir et tu en meurs
mon dessin c'est ta chair qui le peint
et ta chair est une preuve d'amour
ouvre tes cuisses et laisse toi dessiner
laisse-moi t'inventer le bonheur
et arrête de mourir
arrête je t'en supplie
pense à mon sexe mon amour
pendant que je dessine le tien
pense à ce morceau de chair tendue
qui te caressera aux caresses de ta chair
se caressant pour t'aimer
et t'aimant pour se caresser doucement
au moment où l'amour est le plaisir
et le plaisir tout près de la vie
la vie commence un bond après l'amour
et nous recommencerons chaque fois
que la vie nous paraîtra triste
c'est-à-dire le plus souvent possible
et cela simplement parce que nous aurons deux sexes
et qu'ils s'emboîteront exactement
et qu'on aimera ça plus que toute autre chose
toi et moi on aimera le plaisir
et on le cherchera chaque fois que la mort
nous assassinera
Kateb essuya les larmes de la petite dame
avec beaucoup de précautions
il n'évita pas le triste effacement
de quelques-uns de ses traits
et d'un peu de couleur
il recommencerait
petit à petit
trait après trait
tache après tache
il recommencerait tout si c'était nécessaire
mais elle retrouverait le sourire
et le goût de l'aventure
c'était une chouette petite femme
elle était bien dessinée
un peu effacée mais bien très bien dessinée
et il lui dessinerait un sexe digne de ce nom
qui est un joli nom
un nom de femme sans majuscule
donc très doux
bien sûr il épouserait Saïda demain
il avait promis de l'épouser
et il l'épouserait
Saïda avait déjà un sexe
il ne l'avait pas vu
mais il en avait entendu parler
il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter
et dès qu'il serait reconstruit
ce qui supposerait qu'il eut un sexe
il le mettrait dans celui de Saïda
et il chercherait le plaisir
on se marie ou on ne se marie pas
on ne fait pas ce qu'on veut
Saïda était une chouette femme
elle était très amusante
c'est chouette les femmes qui amusent les hommes
et pas simplement pour s'amuser
ce qui est terriblement frustrant
mais surtout pour aimer
aimer comme il faut
en écartant bien les cuisses
et en buvant le plaisir comme le vin
du verre à la bouteille
en riant de toutes ses dents
pourvu qu'on se nourrisse de son rire
et qu'on y meure le plus tard possible.
la petite dame était une chouette dame
elle lui dessinerait un sexe
elle n'avait pas besoin de la télé
elle saurait le faire de mémoire
ou elle l'étudierait dans le livre d'anatomie
on y compare les deux sexes
mais on ne les met pas l'un dans l'autre
on en parle même pas
on mesure
mais on ne dit rien de l'amour
l'anatomie est une science exacte
l'amour n'est pas une science
et il est totalement inexact
il y a de l'amour dans les livres d'amour
et de l'anatomie dans les livres de médecine
il ne faut pas confondre l'amour et la médecine
l'amour ne soigne rien
il ne guérit jamais
on le fait ou on ne le fait pas
c'est simple comme le ciel
on y vole ou on n'y vole pas
les oiseaux font l'amour dans le ciel
les hommes font le ciel dans l'amour
et les femmes préfèrent les oiseaux
mais c'est une autre histoire
il s'appliqua beaucoup
du pinceau et du crayon
de la couleur et du clair-obscur
cela lui procura beaucoup de plaisir
il regretta son absence de sexe
il aurait pu essayer au fur et à mesure
en faisant bien attention
de ne rien effacer
il est tellement difficile de refaire
ce qu'on a effacé
on refait mais pas aussi bien
mais la question ne se posait pas
il faisait l'amour avec ses yeux
ce qui est mieux que rien
mais beaucoup moins bien
que ce qui est le mieux
on fait toujours ce qu'on peut
c'est dommage pour tout le monde
le monde préfère ce qu'il veut
et quand le monde est une femme
il veut souvent ce qu'on ne peut lui donner
Kateb tu t'aventures
tu n'as pas assez réfléchi
tu dessines bien le sexe
et elle aimera tout ce que tu dessines
elle dessinera ton sexe comme elle pourra
elle pourra le mieux possible
mais tu sais comme sont les femmes
elles préfèrent les bijoux
Kateb tu vas trop loin
l'amour n'est pas un jeu d'enfant
on ne dessine pas l'amour
surtout pas avec une femme
tu ne veux pas écouter ce que je dis
tu continues de t'aventurer
dans les chairs roses et blanches
qui occupent tout ton esprit
c'est elle qui va te reconstruire ?
tu auras l'air de quoi ?
d'un gros sexe trop gros
bien sûr elle aura vu grand
elle est gourmande
et tes mains tes jambes ta tête ?
Kateb est un homme pas un sexe
Kateb a un sexe c'est vrai
il faut un sexe pour l'amour
méfie-toi Kateb c'est une femme
ne la laisse pas te reconstruire
elle fera ce qu'elle voudra
et ce qu'elle veut n'est pas toi
ses larmes ? quelles larmes mon pauvre Kateb ?
elle pleure pour que tu existes
comme elle veut que tu existes
et tu existeras comme elle veut
si tu continues de l'aimer
tu peux l'aimer, c'est vrai
et même tu peux lui faire l'amour
pour qu'elle sache que tu l'aimes
ou qu'en tout cas tu aimes l'amour
ce qui est la même chose ou à peu près
aime-la dans un lit
avec des draps bien propres et de la lumière
empêche-la de crier si c'est possible
personne n'a besoin de savoir
qu'elle aime l'amour plus que toi
et donne-lui à boire du vin
ça lui donnera un goût de poufiasse
qui ne sera pas du goût de tout le monde
on sait ce que fait le monde quand il goûte
surtout s'il s'agit de la femme de l'autre
Kateb ne t'aventure pas
fais l'amour puisque tu veux le faire
personne ne peut t'en empêcher
et si tu le fais fais-le bien
fais-le avec tout le plaisir possible
ne mesure pas
baise
mais ne t'aventure pas
tu ne sais pas où tu vas
et qui peut le dire ?
personne ne te renseignera exactement
mais l'amour est une inexactitude
je n'ai pas dit que c'était faux
je dis que c'est inexact
il y a une différence nom d'un chien !
même si ça s'emboîte exactement
et qu'on est content que ça se passe comme ça
on est content parce qu'on ne sait pas tout
si on savait tout
on ne ferait pas l'amour aux femmes
on ferait l'amour
parce que c'est humain
mais certainement pas aux femmes —
Mais Kateb acheva le sexe
elle ne sentit plus le pinceau dans sa chair
et elle devina que c'était un sexe
et rien d'autre qui bougeait dans sa tête
— Est-ce que je peux ouvrir les yeux ?
dit-elle en souriant très loin de la mort
— Je crois que tu peux, dit Kateb
qui regrettait de n'avoir pas de sexe —
on ne peut pas s'en servir tout de suite
il faut attendre que ça sèche
et il mit un oiseau entre les cuisses de la petite dame
— Un oiseau ? demanda-t-elle doucement
c'est un drôle d'oiseau pour faire l'amour ?
C'est avec toi que je veux faire l'amour
pas avec un oiseau que je ne connais pas
— C'est en attendant mieux, dit Kateb
et l'oiseau fit l'amour à la petite dame
il entra tout entier dans son sexe
et il caressa toute la chair avec ses ailes
la petite dame se mordit les lèvres
et Kateb trouva cela très amusant
et il lui caressa les seins avec la bouche
et il se secouait tellement
que ses os firent un bruit épouvantable
qui se répandit dans les haut-parleurs.
— Eh ! là-haut, cria Thomas dans le micro
qu'est-ce que c'est que ce vacarme ?
il est interdit de faire de la pornocacographie
vous êtes à la télé et il y a des enfants
arrêtez tout de suite ces cochonneries.
— On arrêtera si on veut, dit l'oiseau
qui battait de l'aile avec plaisir
on arrêtera quand ça s'arrêtera
c'est comme ça l'amour
on ne peut rien arrêter jusqu'à ce que ça s'arrête
— Alors coupez les micros ! ordonna Thomas
et le régisseur en chef de la régie principale
coupa tous les micros
sauf celui de Thomas
qui avait encore pas mal de choses à dire
à propos de l'amour
la petite dame ne disait rien
elle n'entendait plus le bruit des os de Kateb
ni les ratiocinations de l'oiseau dans son sexe
elle ne voyait que le bon côté de l'amour
et ça lui faisait terriblement plaisir
l'oiseau la caressait avec tellement d'amour
qu'elle se mit à l'aimer
ce qui arrive tout le temps aux femmes
même si ce n'est pas normal
pour une femme d'aimer un oiseau
mais les femmes aiment les oiseaux
elles finissent toujours par les aimer
on l'a dit cent fois et on le redira
même si ça nous embête de le dire
elle ne disait rien mais elle aimait bien
ses seins étaient devenus énormes
et Kateb avait l'air d'une mouche
mordillant l'énorme téton
qui se dressait devant lui
— Quel spectacle infâme ! rouspéta Thomas
en caressant le derrière de la petite fille
qui regardait comme tout le monde
les seins gigantesques qui grandissaient encore —
on n'a pas le droit de faire l'amour à la télé
on peut caresser le derrière des petites filles
parce que les petites filles ignorent tout de l'amour
donc ce n'est pas pornocacographique
et par conséquent très télégénique
mais personne ne l'écoutait
tout le monde regrettait de ne pas bien entendre
tout cela se passait si haut
et tout d'un coup les seins doublèrent de volume
on ne voyait plus Kateb agrippé au téton
la petite dame referma soudain ses cuisses
et l'oiseau s'envola sans rien dire
vers l'horizon dont on ne savait toujours pas
ce qu'il pouvait vouloir dire pour tout le monde
on n'entendit vraiment rien
et l'oiseau disparut
les seins se dégonflèrent sans bruit
et Kateb redescendait
après être monté très haut
et puis la petite dame s'assit
elle regarda son sexe en souriant
et elle dit quelque chose que personne n'entendit :
— Ouvrez les micros ! cria la foule en colère
ouvrez les micros ! la petite dame parle
si elle parle c'est pour nous dire quelque chose
et les micros furent de nouveau ouverts
malgré l'avis contraire de Thomas
qui montrait son petit sexe
à la petite fille éberluée qui le toucha
— ne touche pas, dit Thomas irrité
tu peux regarder mais pas toucher
tu n'es pas assez grande pour toucher
tu toucheras quand tu auras l'âge.
la petite fille haussa les épaules
et elle regarda la fin du spectacle pornocacographique
la petite dame accepta un micro
mais elle était très intimidée
c'est très intimidant de faire l'amour
devant tout le monde
tout le monde ne le fait pas
et surtout pas aussi bien
c'était un peu pornocacographique
Thomas avait un peu raison de s'inquiéter
mais la petite fille avait trouvé cela très marrant
et comme elle avait envie que ça recommence
elle se mit à battre des mains
et la foule applaudit en suivant
et la petite dame était très rouge de confusion
alors on hissa la petite fille
tout en haut des pylônes
elle avait un bouquet de fleurs dans les mains
et d'en bas on lui expliquait qu'il fallait l'offrir
à qui ? à Kateb ? à la petite dame ?
pas à l'oiseau, il est parti
moi j'aurais offert des fleurs à l'oiseau
quand je serai une femme
je ferai exactement comme toutes les femmes
j'aimerai les oiseaux de tout mon cœur.
Elle avait dessiné le sexe de Kateb
vraiment tellement gros
qu'il était impossible de le mettre dans le sien
elle était toute rouge de confusion
et Kateb riait de bon cœur
en secouant ses os.
— quel gros machin ! disait-il
et elle rougissait encore plus
non mais vraiment quel gros machin !
jamais je ne pourrai faire l'amour
avec un sexe de cette taille
ou alors il faudrait redessiner le tien
ce qui n'est pas souhaitable.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris
murmura-t-elle en se mordant les lèvres
j'ai trop rêvé voilà tout
je n'ai plus qu'à tout recommencer
— Tu aurais dû lire le livre plus sérieusement
il y a toutes les dimensions là-dessus
longueur diamètre et toutes les formes
en haut en bas au milieu
ne dessine pas ce que l'amour t'inspire
tu vois ce que ça donne
ce monument n'est pas fait pour l'amour
lis le livre et recommence tout
maintenant j'ai deux sexes
cet énorme pylône et l'os que j'ai perdu
je suis deux fois plus amoureux
de la même femme
c'est-à-dire de toi
mon petit amour enfin sexué
dessine-moi un sexe à la dimension de notre amour
Kateb fut très fâché cette fois
elle avait dessiné un sexe si petit
qu'il était impossible de faire l'amour avec
on ne pourrait même pas faire pipi
ou alors ça faisait très mal
elle avait très honte de sa bêtise
parce qu'elle était bête comme ses pieds
elle ne savait pas dessiner un sexe normal
donc elle était bête
qu'est-ce qu'il faut être bête
pour aimer aussi bêtement
— Je ne suis pas si bête que ça
dit-elle en pleurant de honte
et de colère un peu aussi
parce qu'elle avait un drôle de caractère
ce qui n'était pas toujours très drôle
mais enfin quand on aime
ce qu'on veut c'est s'amuser
même si ce n'est pas toujours drôle
— Pas bête ? dit Kateb en faisant les gros yeux
et en donnant à sa bouche
une forme épouvantable
bien sûr que tu es bête comme tes pieds
et en plus tu ne sais pas lire
c'est écrit dans le livre d'anatomie
ce n'est pas difficile de comprendre
mais toi tu ne comprends rien
de quoi j'ai l'air moi
avec ce sexe si ridicule
qui ressemble à un bout de crayon ?
je n'ai pas l'air d'un amoureux
et pourtant je t'aime
avec rien mais je t'aime
imagine comme je pourrais t'aimer
si j'avais un sexe à la bonne dimension
je le mettrais dedans le tien
et ça me plairait plus que tout
et tu aimerais ça aussi
et tu voudrais que je le fasse tout le temps
et on le ferait chaque fois
qu'on aurait de l'intimité
Aujourd'hui on n'a pas d'intimité
on fait de la pornocacographie à la télé
ce n'est pas du goût de tout le monde
mais ça plaît au plus grand nombre
on aime tous ton beau derrière
et tes seins qu'on a envie de mordre
tout le monde est d'accord pour dire
que je t'ai dessiné un très beau sexe
tout le monde l'a vu et a envie de l'embrasser
c'est comme ça qu'on réussit à la télé
il faut que les lèvres s'approchent de l'écran
pour embrasser ta chair
et pour qu'elle frémisse doucement
mais maintenant il faut qu'on fasse l'amour
avec quoi hein ? je te le demande
avec un sexe trop gros
ou un autre trop petit
ah mon dieu que je suis malheureux !
je n'ai pas de chance avec les femmes
elles ont toutes un très beau sexe
et j'aime les embrasser dedans
et elles savent que c'est une preuve d'amour
de grande qualité
mais elles ne savent pas dessiner
elles font n'importe quoi
en matière de dessin
et de quoi j'ai l'air avec ce petit machin
qui est beaucoup trop petit
et même plus petit que leur bidule
qui est déjà très petit ?
j'ai l'air d'un imbécile qui ne sait pas ce qu'il veut
seulement ce n'est pas moi l'imbécile
c'est toi espèce d'imbécile !
est-ce que tu veux faire l'amour oui ou non ?
alors dessine-moi un beau sexe
ce n'est pas difficile
c'est écrit dans le livre
lis le livre mon amour
prends le temps de le lire
je suis si malheureux si malheureux.
Elle fit un autre essai
elle ajusta bien la longueur
le diamètre était bon aussi
et elle le caressa doucement
pour qu'il soit comme il faut
elle n'avait pas mis la couleur
parce qu'elle avait peur de tout rater
en débordant les traits
ce qui est toujours gênant quand on fait l'amour
Kateb accepta
— faute de mieux ! dit-il
on fera l'amour faute de mieux.
elle savait bien que ce n'était pas ça
— je ferais mieux de recommencer
proposa-t-elle en rougissant un peu
parce qu'à force de dessiner des sexes d'hommes
elle était devenue un peu coquine
et elle ne pouvait pas s'empêcher
de se mordiller les lèvres
en se disant que c'était vraiment chouette
de caresser tous ces sexes
pour vérifier s'ils étaient comme il faut.
— Je ne dis pas qu'il me plaise vraiment beaucoup
dit Kateb en étudiant la question
ce n'est pas le sexe dont je rêvais
et puis cette absence de couleur
me fait douter de moi
et c'est toujours très embêtant de douter
quand la femme qu'on aime
est prête pour l'amour.
Je crois qu'il vaut mieux
que tu en dessines un autre
n'efface pas celui-là
on ne sait jamais
dessines-en un autre juste à côté
je ne suis plus à un sexe près
je ne sais pas si je vais supporter tout ce plaisir
et elle dessina un autre sexe
et Kateb ne disait rien
il tournait ses yeux en rond sur sa tête
et elle comprenait qu'il fallait recommencer
ce qu'il était embêtant ce Kateb
et comme elle n'effaçait jamais
Kateb se réservant pour le choix final
les sexes s'accumulaient les uns à côté des autres
et quand il n'y eut plus de place sur Kateb
elle les superposa
et Kateb devint une montagne de sexes
et elle les caressait de tout son corps
pour vérifier s'ils étaient comme il faut
et son corps devenait trop petit
elle ne pouvait pas caresser tout le monde à la fois
et soudain elle fut très fatiguée
elle laissa aller le crayon entre les sexes
traçant une ligne douloureuse
jusqu'en bas de Kateb
— Aïe ! fit Kateb en secouant
tous ses os et tous ses sexes
ne peux-tu donc pas faire attention
à ce que tu fais !
décidément je ne sais pas
si j'ai raison de t'aimer
au point de vouloir te faire l'amour
assurément j'ai tort
si j'en juge par le fait
que tu n'as pas été simplement capable
de me dessiner un sexe digne de ce nom
— J'ai fait ce que j'ai pu !
dit la petite dame en se réveillant un peu
je l'ai fait parce que je t'aime
ce n'est pas ma faute si je ne sais pas dessiner
je dessine comme je sais
et je ne sais pas colorier
ce qui est regrettable
je le reconnais
mais tant pis
j'en ai assez de dessiner des sexes
je suis devenue vraiment très coquine
et ça me donne mal à la tête
— elle a mal à la tête !
non mais qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !
et moi espèce de vilaine haha
est-ce que je n'ai pas mal au sexe
j'ai tellement mal que je vais pleurer
c'est malin de me faire pleurer
au lieu de me faire l'amour
l'amour comme je l'aime
avec une femme qui m'aime
parce que je suis aimable
et simplement pour cette raison
hein que tu me trouves aimable
et que tu as envie de me faire l'amour
pour m'en expliquer le sens
et l'étymologie
il y a si longtemps que l'amour existe
on devrait savoir le faire sans faute
il y a des fautes que je ne reconnais pas
parce que c'est la première fois que je les commets
pour les fautes dont j'ai l'habitude
je me les pardonne tous les jours de ma vie
c'est pour ça que je fais l'amour aimablement
et j'embrasse les femmes entre les cuisses
pour leur dire que l'amour n'existe
que dans ma tête
la petite dame se mordillait les lèvres
elle trouvait tout cela très coquin
elle avait des fourmis dans son sexe
mais il n'y avait pas de sexe dedans
c'était dommage ce sexe de femme
avec aucun sexe d'homme dedans
mais c'était une réalité qu'il fallait accepter
il n'y avait pas d'autre réalité
d'ailleurs il n'y avait qu'une réalité
on y faisait l'amour
pas tout à fait comme on voulait
mais on le faisait avec plaisir
et on n'avait pas envie de mourir
et on prenait ses désirs pour des réalités
ce qui n'allait pas sans poser des problèmes.
— Je t'aime Je t'aime Je t'aime
j'ai maintenant assez de sexes
pour aimer toutes les femmes du monde
mesdames ouvrez bien vos cuisses charmantes
l'oursin amoureux va vous rendre visite
et il n'a pas de temps à perdre
vous êtes si nombreuses
et si éternelles quelquefois
je vous aime dans toutes les couleurs de la peau
et dans toutes les formes de seins
j'ai pour vos yeux des regards éperdus
il m'arrive de ne plus savoir ce qui m'arrive
je suis le plus grand amoureux de tous les temps
un tonnerre d'applaudissements
s'éleva de la foule
Felix avait joué le rôle de Kateb
avec un génie que personne n'égalerait plus jamais
les gens se levèrent pour mieux fêter
et on sentait bien que leur admiration était sincère
on criait le nom de Felix et celui de Kateb
les gens ne savaient plus qui était qui
ils aimaient Felix autant que Kateb
et ils ne voulaient rien oublier
de cette incroyable représentation de la vie
et des éléments qui la composent
quand il regagna sa loge
accompagné de Saïda
qui avait elle aussi joué son rôle à la perfection
et que le public adorait comme une déesse,
la foule les acclamait encore
secouant les fauteuils
ne se lassant pas de commenter
ce qui avait été le meilleur moment de leur vie.
Felix embrassa Saïda entre les cuisses
et elle trouva cela très aimable
et elle rajusta sa robe sur ses jambes
parce qu'elle ne voulait pas tout dire ce soir
— tu seras une grande actrice, dit Felix
en lui caressant les cheveux
et je t'écrirai les plus beaux rôles
fais-moi confiance ma petite Saïda
tu aimeras l'amour que je te donne
c'est l'amour du théâtre et des gens
au théâtre il n'y a pas d'homme ni de femme
il y a des gens et on les aime
Saïda se leva lentement
et elle alla s'asseoir plus loin
elle ne voulait pas tout dire ce soir
son personnage était en elle
exactement comme un sexe
elle savait si peu de choses de l'amour
beaucoup moins que la petite dame
qui cachait beaucoup de choses à son public
mais c'était le jeu à jouer
ce n'est pas facile de jouer toute nue
et de montrer son sexe à tout le monde
le monde aime bien que ça lui arrive
et c'est vraiment bien s'il aime ça
mais ce n'est pas facile de jouer le jeu
et de dire tous les mots qui sont écrits
de les dire pour qu'ils soient compris
et qu'on en parle longtemps après
se souvenant que le baiser entre les cuisses
c'était un rêve d'amour
et que rien n'a existé que l'amour
la petite dame n'avait pas fait l'amour avec Kateb
elle avait caressé ses innombrables sexes
et ils s'étaient tous dressés comme il faut
et elle avait senti son cœur battre la chamade
son petit sein en était tout frémissant
elle était assise sur le bord de la scène
entre deux lampes
Kateb faisait l'amour avec toutes les femmes du monde
c'était son rôle
et il le jouait bien
et elle regardait le public qui se félicitait
de ne pas s'être trompé de spectacle
ce qui arrive quelquefois
quand on n'est pas très bien informé
tout le monde écoutait Kateb
qui racontait ses aventures avec les femmes du monde
il y avait des femmes du monde
sur tout son corps
elles se disputaient ses innombrables sexes
se tirant les cheveux
et se mordant les seins
et le public riait de bon cœur
tandis que la petite dame attendait
assise sur le bord de la scène entre deux lampes
que quelqu'un vienne l'embrasser entre les cuisses
pour lui dire je t'aime d'une façon originale
quelqu'un avec un sexe d'homme
qu'elle n'aurait pas besoin de dessiner
et qui entrerait dans son sexe de femme
sans qu'on ait besoin de l'écrire.
Saïda ferma les yeux en pensant à cela
elle aimait Kateb de tout son cœur
c'est lui qui l'embrasserait entre les cuisses
et après il lui ferait l'amour dedans
et elle aimerait ça plus que tout
même plus qu'un rôle de femme au théâtre.
Pierre manipula les fils
et Felix s'endormit dans le fauteuil
et il éleva doucement Saïda
et il la serra tout contre sa joue
— qu'est-ce que je t'aime petite marionnette
dit-il très doucement
pour que le public ne l'entende pas
je ne regrette pas de t'avoir inventée
tu es exactement comme je voulais
dommage que tu ne sois pas une femme
et dommage que ce ne soit pas un conte
le public s'impatientait
sur la scène il n'y avait plus grand-chose
Felix dormait dans un fauteuil
et Saïda s'était élevée dans les cintres
sans qu'une explication ne fut donnée
le public trouvait cela très imparfait
et il commençait à le dire
le théâtre a beau être moderne
ce n'est pas une raison pour jouer l'injouable
que Pierre s'explique sur ses intentions
nous on ne comprend plus ce qui se passe
ce qui est le comble pour un public averti.
et le public se mit à parler de plus en plus fort
Pierre jeta un coup d'œil depuis les cintres
il y avait été un peu fort
trop moderne quoi
et les gens avaient raison de rouscailler
il démêla aussi vite qu'il put
les fils de Saïda
et sans donner l'explication attendue
il fit redescendre doucement Saïda
qui se posa comme un oiseau
sur les planches du théâtre
c'était un événement de taille
enfin l'auteur savait ce qu'il faisait
on comprendrait plus tard
peut-être à la lecture
quand la pièce serait publiée
pour l'instant tout le monde se rassit
et croisant les mains sur les jambes croisées
chacun observa avec attention
ce qui se passait dans la suite de la pièce
l'auteur n'allait pas ménager les surprises
selon la règle bien connue
il n'est de bon théâtre qui ne surprenne
— C'est la même chose à la télé,
dit Thomas dans le micro
la télé doit beaucoup au théâtre
c'est une question de petite fille.
— Dis, Thomas, demanda la petite fille
dont le derrière était tout rouge à force de caresses
pourquoi tu as un sexe si petit ?
— Je ne sais pas, dit Thomas
peut-être parce que j'aime les petites filles.
— Mais les petites filles ne sont pas faites pour l'amour.
— Ou alors c'est toi que j'aime
— Tu crois que je suis faite pour l'amour ?
— Je me demande si je t'aime
je ne sais pas si c'est possible
je me pose la question pour savoir
— Qu'est-ce que tu sais de l'amour ?
— Je sais que c'est nécessaire
si on veut continuer de vivre
je sais qu'il faut être deux
et qu'il faut mettre un sexe dedans l'autre
je sais que si tu caresses le mien
il faudra que je caresse le tien
et que c'est comme ça que l'amour commence
— C'est tout ce que tu sais ?
ce n'est pas beaucoup
l'amour ça doit être beaucoup plus
sinon ce n'est pas grand-chose
Je sais encore un tas de choses
mais ce ne sont pas des choses
qu'on peut dire à une petite fille
sauf si on l'aime comme une femme
ce qui arrive quelquefois
on dit que ce n'est pas très beau
mais que c'est beau quand même
s'il n'est pas question de sexe
et s'il en est question
alors ça devient très laid
et on met tout le monde en prison
même la petite fille qui se demande
si elle est aussi cochonne qu'on le dit
— bon dieu que c'est compliqué l'amour
c'est compliqué avec les hommes
est-ce que c'est compliqué avec les femmes ?
— moins compliqué qu'avec les petites filles
mais c'est compliqué quand même
parce qu'un sexe de femme est une bouche
— Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit une bouche ?
— Ça fait que si ce n'était pas une bouche
ce serait beaucoup moins compliqué
— Est-ce que tu m'aimes comme tu dis
ou est-ce que tu le dis pour la télé
juste pour faire de la pornocacographie ?
— Caresse-moi le bout du sexe
il faut que tout le monde le sache
si je t'aime pour rigoler un peu
et faire de la pornocacographie
ou bien si je t'aime parce que je t'aime
et que personne n'y peut rien
— Je le caresserai plus tard
quand tout le monde sera parti
il est vraiment très petit
et je ne voudrais décevoir personne
surtout toi si tu m'aimes beaucoup
— On ne fera donc pas de pornocacographie
avec une petite fille amoureuse
vous pouvez éteindre vos magnétoscopes
la pornocacographie c'est pour une autre fois
mon sexe est vraiment trop petit
il n'inspire même pas les petites filles
est-ce qu'une petite fille veut faire l'amour avec moi ?
— Oui moi je veux bien je le veux !
s'écria une vieille dame toute nue
qui s'amena en courant comme une folle
je suis une très vieille petite fille
et je ne le trouve pas si petit que ça
ce petit sexe d'homme qui ne veut pas grandir
cette petite fille est d'une parfaite stupidité
elle ne sait pas ce qu'il faut faire
elle ne l'a jamais fait c'est normal
je vais te montrer ce qui plaît aux hommes
en matière de sexe
le sexe de Thomas
était devenu tellement gros
que la petite fille en fut étourdie
— ça alors ! fit-elle en reculant
je ne suis vraiment pas faite pour l'amour
il va falloir que je grandisse encore
et que je prenne beaucoup de poids
— ce sont les vieilles qui m'excitent !
s'écria Thomas en enfourchant la vieille
qui se mit à hurler de joie
on ne sait jamais exactement
ce qui nous convient en matière d'amour
moi je ne savais pas du tout
je suis enfin dépucelé
je t'aime mieux machin tout fripé
tu vas mourir bientôt
et je vais te regretter
est-ce que toutes les femmes
vivent aussi longtemps que toi ?
— Je n'ai vécu que pour l'amour
dit la vieille en se secouant de plaisir
j'ai connu la jeunesse et la maturité
mais ce que je préfère c'est la vieillesse
pourvu que tu m'aimes trois fois par jour
et que tu ne me laisses jamais tomber.
— J'aurais préféré un peu plus de tendresse
surtout avec une vieille femme comme toi
mais si tu préfères le plaisir à l'amour
on se fera plaisir trois fois par jour
jusqu'à ce que tu meures de vieillesse.
— Quand tu seras bien vieux, dit la vieille
qui bavait dans la bouche de Thomas
je te souhaite tout l'amour de la terre
tu penseras à moi, la vieille dépuceleuse
la mangeuse de prépuce récalcitrant
l'avaleuse de gland
la suceuse de sang
et tu dépucelleras toutes les petites filles
qui auront pensé à l'amour avant les autres
tu ne veux pas essayer ma petite ?
viens avec moi on va le faire mourir
le plaisir va lui crever les yeux
— mais c'est que je ne veux pas qu'il meure
dit la petite fille épouvantée
à l'idée de mettre ce gros sexe dedans le sien
je l'aime trop et je veux qu'il vive
en attendant tu peux lui donner du plaisir
moi je n'aurai pas ce plaisir-là avant longtemps
je suis vraiment très petite
d'ailleurs tu seras peut-être morte
quand je serai une femme
je préfèrerai que tu sois morte
ça me fera un problème de moins à résoudre
je n'aime pas les problèmes qui se posent à l'amour
j'ouvrirai mon sexe de toutes mes forces
et il mettra le sien comme il faut
et tu ne seras pas là pour critiquer
et patati et patata
« ce n'est pas comme ça que tu donneras du plaisir aux hommes
laisse-moi faire je vais te montrer
à toutes les deux c'est beaucoup mieux »
et patati et patata
je ne suis pas aussi cochonne que toi
j'aime bien les petites cochonneries
mais pas les grosses
je te trouve un peu dégoûtante
mais si ça lui plaît vraiment
tu peux vivre encore un peu
la vieille mit sa langue dans la bouche de Thomas
— tais-toi, dit-elle dans la bouche de Thomas
ne commente pas les commentaires
de cette petite cochonne
qui veut devenir grande
c'est moi qui t'ai dépucelé
c'est moi que tu aimes en premier
est-ce que je ne fais pas bien l'amour ?
— Je saurai ce que c'est l'amour
quand je l'aurai fait deux fois.
— Qu'à cela ne tienne, s'écria la vieille
et elle mordit le sexe de Thomas
qui devint gros comme un boudin
— Je saurai ce que c'est l'amour
quand je l'aurai fait trois fois.
— Trois c'est peu si on compte bien
et elle mit le sexe de Thomas dans son derrière
et Thomas fit l'amour pour la troisième fois.
— Je saurai ce que c'est l'amour
quand je l'aurai fait quatre fois.
elle secoua le sexe de Thomas entre ses seins
et Thomas avait fait l'amour quatre fois
— est-ce que tu sais compter jusqu'à cinq ?
lui demanda la vieille dame en sueur
elle se tâta le pouls avec inquiétude
non d'une pipe dit-elle en soufflant
ce ne sont pas des choses de mon âge
j'ai abusé un peu de mes artères
je n'ai pas envie de claquer
permets-moi de me reposer un peu
et elle s'écroula par terre
— Qui sait compter jusqu'à cinq ?
demanda Thomas dans le micro.
— Moi ! fit la petite fille tout heureuse
de savoir quelque chose que tout le monde sait
— Alors viens compter avec moi allez hop !
ceci est un spectacle de pornocacographie
très réussi.
Note de l'auteur :
l'objet de ce livre n'étant pas d'écrire des cochonneries
le lecteur est prié de sauter les pages
où Thomas commet l'irréparable
la petite fille est consentante
mais à son âge on ne compte pas.
les pages étant sautées de la belle manière
le lecteur peut continuer sa lecture
rien ne continuera de choquer son esprit
enfin je veux dire
tout continuera de ne pas le choquer
gardez ouvert le livre d'anatomie
pour expliquer les passages obscènes
Thomas exhiba le bocal
qui contenait son sperme
— et encore, dit-il d'un air très fier
il doit encore en rester dedans
et en effet la petite fille
observait son sexe mouillé
d'un air tranquille
qui ne peut pas être
celui d'une petite fille
qui vient de faire l'amour
avec l'homme qu'elle aime
de tout son cœur.
— C'est dégueulasse ! fit un spectateur.
— C'est dégueulasse, dirent d'autres spectateurs
qui trouvaient tout ça vraiment dégueulasse.
— On ne devrait pas écrire des choses pareilles.
qu'elles se fassent n'est déjà pas normal
les écrire c'est absolument anormal
les jouer ça mérite la mort !
— Eh ! Eh ! fit Pierre très inquiet
dont la tête apparut dans le décor
je ne suis qu'un montreur de marionnettes
les marionnettes n'existent pas
donc je ne montre rien
et quand bien même elles existeraient
ce que je montre n'a aucune réalité
donc il ne s'est rien passé.
— Alors remboursez ! s'écria un individu
qui avait envie de faire rire les autres
— Rembourser quoi ? demanda Pierre
vous n'avez rien payé
et je vous ai tout donné
et puis tout cela n'a pas existé
existez-vous vous-même ?
non n'est-ce pas ?
— Mais enfin, dit Thomas
dont les fils s'étaient gravement emmêlés
qu'est-ce que c'est que cette méthode
qui consiste à condamner le marionnettiste
simplement parce que l'auteur
se cache parmi vous ?
allez hop ! tout le monde dehors
on fera de la télé plus tard
quand vous serez un peu moins bêtes
ce qui va prendre du temps
parce que vous êtes très bêtes.
— C'est vrai quoi, dit la petite fille
qui se fichait pas mal de se montrer toute nue
on a fait l'amour parce qu'on en avait envie
de toute façon la vieille dame était fatiguée
et la petite dame n'a pas dessiné le sexe
moi je suis une petite fille pleine d'amour...
— non, dit Felix d'une voix très douce
que les comédiens appréciaient beaucoup
« moi je suis une petite fille
— là tu respires
ils savent bien que tu es une petite fille
mais quelle petite fille ?
ils le savent aussi
mais ils ne savent pas comment tu vas le dire —
pleine d'amour... pleine d'amour »
— pleine d'amour, répéta Saïda
en regardant bien les yeux de Felix
et ils lui disaient toujours gentiment non
ce n'est pas comme cela que tu es pleine d'amour
— pleine d'amour, répétait Saïda
mais elle ne trouvait plus sa voix
et elle allait se mettre à pleurer
si Felix continuait de la tarabuster
mais il lui flattait doucement la joue
et elle se détendit en souriant
— pleine d'amour, dit-elle encore
en regardant son sexe, pleine d'amour
les gens vont trouver ça très marrant
c'est ça la pornocacographie à la télé
c'est marrant parce que ça sort du sexe
ce serait autre chose ce serait moins marrant
j'ai tellement envie d'aller au bout de mon rôle
je le peux si tu m'aides
c'est un beau rôle écrit pour moi
qu'est-ce que je joue le mieux
la petite fille au petit derrière
la vieille dame au gros sexe profond
ou la petite dame qui fait pipi
en attendant qu'on lui fasse l'amour ?
Oh mon dieu la lettre !
la lettre de papa pour qui pour elle
il a écrit une tellement belle lettre d'amour
et il avait tellement confiance en son ami Felix
mais la lettre est toujours sur la table
je l'ai ouverte par plaisir
je n'ai pas tenu ma promesse
mais le plaisir me pardonne
je ne sais pas toujours ce que je fais
j'aime ce que je fais
mais je suis comme je suis rien d'autre
j'ai beaucoup aimé la lire
ce baiser entre les cuisses
où ?
entre les cuisses entre les cuisses
comme c'est amoureux !
Je lui porterais la lettre si je savais
— qui elle est
— où elle est
— si elle l'aime vraiment
— si ce baiser lui plaît
— et pourquoi lui plaît-il
— pourquoi en parle-t-elle
— pourquoi à moi
je lui porterais la lettre mais je ne sais pas
Felix me le dira si je l'aime
on dit tellement de choses quand on aime
on dit je t'aime et ça ne suffit pas
on aime de tout son corps
et ça ne suffit pas
il faut encore parler et tout dire
et ça suffit quelquefois
qui est-elle ? où est-elle ?
je veux lui parler de la lettre
je veux qu'elle me parle du baiser
je joue si bien l'amour
je jouerai tous les rôles
le sien si c'est possible
est-ce que je peux jouer le rôle de la dame ?
est-ce que c'est écrit pour moi ?
j'y mettrai tout l'amour
que ce baiser m'inspire
moi aussi je le recevrai entre les cuisses
et il me fera rêver
de mon vrai rôle de femme
celui que je ne jouerai pas
celui que je serai pour qui ?
il y a un nom que je ne sais pas encore écrire.
je l'écrirai
nous l'écrivons toutes
Elle était assise et elle attendait
je ne dirai pas son nom
qui est-ce ?
je ne le dirai pas non plus
on ne dit pas ces choses-là
on dit exactement ce qui s'est passé
mais il faut changer les noms
celui qui écrit n'est pas celui qui raconte
et il n'a jamais rencontré celle qui est écrite
elle attend une réponse à sa lettre
elle a écrit une belle lettre d'amour
elle sait que l'amour existe
et elle a confiance
elle aime la vie
elle la donnera si c'est bien
elle ne sait pas encore
il y a tellement de plaisir à épuiser
il y aura toujours du plaisir
elle mourra centenaire
elle le fera le plus tard possible
avec mille regrets à la place du plaisir
mais la vie est éternelle
il faut mourir pour le croire
et beaucoup aimer si c'est vrai
ce ne sont que des mots
elle a choisi leur musique
il n'y a pas d'image
il ne verra rien
il entendra la main sur la peau
et la langue dans la bouche
il verra s'il entend cette sonorité
et s'il ne l'entend pas ?
je l'aimerai beaucoup moins
je l'aimerai encore
mais quelque chose aura changé
il me demandera des images
mon corps est la plus belle image
et les mots de mon corps
sein ventre bras lèvres sein sexe épaule
mots images de mon corps
s'il n'entend pas ce que j'ai dit
de ma plus belle voix
la voix de nos caresses imaginaires
les tintements du plaisir avant le plaisir
la source où je bois le corps
mots après mots lui répondant
de ma plus belle voix
il a toute ma confiance
j'ai embrassé son sexe en fermant les yeux
en les fermant très fort
parce que je n'ai rien embrassé du tout
je l'embrasserai chaque fois
avant de faire l'amour
en signe de reconnaissance
et pour le faire sourire aimablement
et il me rendra mon baiser
pour que j'ouvre mes cuisses
j'accepterai l'amour sonore
et je recevrai tous les mots sur ma langue
je serai belle comme un dictionnaire
de la langue française
J'ai peur parce que je n'ai pas peur
qu'est-ce que je suis en train de faire de ma vie ?
qui me reprochera de m'être trompée ?
est-ce que je me trompe
si j'aime faire l'amour
avec mon sexe en forme de bouche ?
je n'ai pas peur de ne pas mourir
l'éternité me va très bien
j'adore les bijoux qui durent très longtemps
je le porterai chaque jour
ce bijou d'éternité
dans son écrin de chair toute rouge
la dame montra son sexe au public ébahi
elle avait soulevé la robe sur ses cuisses
elle la mordait en souriant pour la retenir
à la limite de son ventre
et d'un doigt d'anatomiste patenté
elle montrait la bouche
sa langue ses mots son ombre au fond
— je ne sais pas si vous aimez
cette leçon d'anatomie
moi je la trouve un peu longue
mais celui qui écrit est très amoureux
et il veut le faire savoir
apparemment il se fiche d'ennuyer tout le monde
il aime une femme au beau regard
de Berbère andalouse
et l'amour lui a inspiré l'anatomie
comme à d'autres il inspire la musique
la musique c'est l'art d'attendre
ce qui n'arrive peut-être pas
en attendant je vous montre mon sexe
il ressemble à tous les sexes de femme
on a envie de l'embrasser
parce qu'il ressemble à une bouche
on aime aussi le caresser
la chair en est tellement douce
est-ce que quelqu'un veut le caresser ?
je préférerais que ce soit un homme
il caressera sans regarder
ce sont les autres qui regarderont
les amateurs ne manquent pas
à ce que je vois
les hommes aiment beaucoup
caresser le sexe des femmes
monsieur aime les caresses ?
celles qu'il donne bien sûr
je ne suis qu'une comédienne
je donne ce qui est écrit
par exemple ma robe retombe sur mes jambes
on ne voit plus mon sexe
tout le monde le regrette
tant pis pour le monsieur
qui s'était si bien préparé
oh et puis tant pis pour ce qui est écrit !
venez monsieur venez caresser
sous ma robe est un joujou d'écrin
qui adore qu'on le caresse
venez venez il n'y a pas de honte
le plaisir est pour tout le monde
donnez-moi votre main
le sexe c'est par là vous le savez
vous savez cette chose-là ?
vous l'avez déjà faite ?
vous aimez les femmes et rien que les femmes ?
vous m'aimez moi aussi ?
monsieur je ne sais plus ce qui est écrit
j'attends une lettre qui n'arrive pas
j'ai envie de caresses et je les imagine
vous voulez m'aider à les imaginer ?
dites-moi ce que l'imagination vous inspire
— Je ne sais pas si je saurai le dire
votre sexe est si doux
je m'attendais si peu
à caresser votre sexe ce soir
qu'est-ce que je peux dire de plus ?
est-ce tout le sujet de la pièce ?
si ce dialogue n'est pas écrit
que faut-il écrire maintenant ?
et qui l'écrira à ma place ?
— Cette caresse m'a beaucoup plu
je vous remercie de me l'avoir donnée
je n'ai pas bien compris votre désir d'écrire
mais si mon sexe vous inspire
n'hésitez pas à me le faire savoir
j'écouterai toute la musique
je la jouerai si le public l'aime
et je serai toute nue pour la chanter
est-ce que votre imagination est satisfaite
ou est-ce qu'il faut tout recommencer depuis le début ?
— mon imagination ne sait pas faire l'amour
moi je sais mesurer les caresses
à la mesure de ton beau regard noir
je suis amoureux
j'ai caressé celle que j'aime
elle ne joue pas la comédie
— Eh ! doucement mon beau monsieur
ce n'est que du théâtre rien de plus
remettez-vous à l'endroit
je ne suis pas du tout amoureuse
je joue ce qui est écrit c'est tout
— Mais puisque ce n'est pas écrit
ce ne sont pas les mots que tu devais dire
et c'est bien le sexe que tu m'as demandé de caresser
— Je ne te demande plus rien
assieds-toi sur cette chaise
et regarde et écoute la suite
on n'y caresse plus mon sexe
ce que je regrette un peu
et j'attends une lettre qui n'arrive pas
je te propose d'attendre avec moi
et peut-être qu'à la fin de la pièce
je ferai l'amour avec toi
non pas par amour
parce que je ne t'aime pas
mais par plaisir
parce que j'aime ça
j'aime l'amour et le théâtre
mais je ne fais jamais l'amour au théâtre
et très peu de théâtre quand je fais l'amour
est-ce que ma proposition te convient ?
elle te convient n'est-ce pas ?
exactement comme c'est écrit
on jouera ce qui est écrit
et uniquement ce qui est écrit.
la dame retourna s'asseoir
près de la fenêtre
entre un bouquet de fleurs et un rideau
— il ne me répondra pas
j'attendrai toute la journée mais en vain
est-ce que je sais ce qu'il faut écrire
quand on est amoureuse
j'ai écrit ce qui me passait par la tête
j'ai fait un peu d'anatomie
parce que c'est le sujet de ce livre
mais je n'en ai pas abusé
enfin je ne crois pas
réponds-moi mon amour réponds-moi
je n'ai pas oublié un seul de mes mots
je te les donne avec amour
les mots n'ont plus le même sens
quand on les donne avec amour
par exemple on ne s'assoit plus sur la chaise
je ne sais pas ce qu'on fait avec la chaise
mais on ne s'assoit plus dessus
justement parce qu'on est amoureux
les mots n'ont plus le même sens
par exemple on ne mange pas avec une cuillère
on mange avec les doigts
parce qu'on est amoureux
les mots aiment l'amour qui les dénature
c'est fait pour ça l'amour
on ne fait d'ailleurs plus l'amour
quand on s'aime
parce que les mots n'ont plus le même sens
on fait l'amour quand même
mais ça ne veut pas dire la même chose
parce que les mots ne savent plus
si tout cela a un sens
ou bien si c'est l'éternité qui s'amuse
avec le sexe.
— elle s'amuse bien l'éternité quand elle s'amuse !
il y a de l'amour dans tous les cœurs
mais le cœur ne dure pas
c'est vraiment très amusant
hier j'étais pucelle
aujourd'hui amoureuse
demain je serai morte
quel drôle de haïku celui-là !
on n'en fera pas d'autre
à moins que dieu existe
auquel cas il vaut mieux renoncer à l'amour
c'est beaucoup plus facile que de renoncer à dieu
si dieu existe
s'il est amour
et si l'amour ne dure pas
autant que l'on voudrait.
il y a une réponse
il l'écrira de sa belle écriture d'écolier
il aura choisi tous les mots
bien regardé la définition dans le dictionnaire
et le sens sera exact comme une horloge
et je saurai exactement si l'amour existe
s'il existe comme je veux
ou si les mots lui donnent la couleur de ses yeux
ou si ses yeux ne colorent pas que les mots
la réponse peut tarder
ses yeux existent pour moi seule
tant que les mots ne disent rien
ni l'amour ni pas l'amour
les mots silencieux ne sont pas encore choisis
on va où tous les deux, tu le sais ?
moi je sais où je veux aller
est-ce que tu connais les lieux de mon amour ?
est-ce qu'il y a du soleil là-bas
ou est-ce qu'il fait encore noir ?
c'est la nuit et tu ne veux rien dire
tu ne sais pas très bien comment le dire
tu ne sais pas ce que je veux entendre
de ta bouche
ce que je veux lire
dans tes yeux et goûter
à ta langue qui ne parle pas
parce que les mots ne sont pas ceux
que tu aurais choisi
si tu avais eu le choix
ce n'est pas difficile d'aimer
il suffit de le dire
ces mots ne sont pas des mots d'amour
les mots d'amour ne viennent pas à l'esprit
ils n'existent que pour l'amour
on n'écrit rien de bon quand on aime
on écrit ce qu'on aime
est-ce qu'on aimerait ne pas aimer
si c'est possible
si ça n'engage à rien
si ça ne change rien à l'amour
enfin pas trop de choses
on écrit ce qui semble durer
ce qui va durer toute la vie
si la vie est éternelle
et si elle ne l'est pas tant pis
on écrit ce qui serait éternel
si la mort n'était pas ce qu'elle est pour tout le monde
mon petit amour en forme de lettre
ma chère lettre en forme de mot
que dis-tu de l'amour qu'on ne fait pas
parce que je ne sais pas encore si tu m'aimes ?
tu dis que l'amour
c'est plus chouette que l'amour
et que l'amour plus chouette que l'amour
ça ne vaut pas l'amour
on fera l'amour si tu écris bien
si tu écris mal on le fera mal
et si tu n'écris pas je le ferai toute seule
oh ! le vilain petit haïku de mon cœur !
je ne veux pas que ça m'arrive
je m'aime bien mais pas à ce point !
écris-moi un autre haïku
un haïku où l'amour existe
parce qu'on le fait
et qu'on aime ça
on se fiche de ce que pense les autres
ce que tu écris tu l'écris pour moi
et je leur ferai la lecture
s'ils ne montrent pas leur indifférence.
elle avait un sexe en forme de bouche
et j'aimais cette bouche
ce n'est pas moi qui parle
je ne comprends pas cet haïku
il n'est pas triste j'en suis sûre
mais je ne sais pas ce qu'il veut dire
écris-moi un haïku qui me fasse plaisir
parle-moi de ma chair de ta chair
de la chair de tout le monde
de ce qu'on fait avec la chair
quand on aime le plaisir
et de ce qu'on ne fait pas
parce qu'on n'ose pas encore
parle-moi de ce monde de chair
où ma chair est toute la chair
Je t'aime
tu m'aimes
nous ne nous aimons pas
c'est moi qui écrit celui-là
je suppose que tu m'aimes
mais tu ne m'aimes pas
ça ne change rien
on ne s'aime toujours pas
ça fera moins de caresses
j'aurais tant aimé les compter !
tu aurais trouvé le mot pour chacune d'elles
cette caresse c'est la mer
celle-là c'est toi
et celle-là n'est plus tout à fait moi
demain je te dirai ce que je pense
aujourd'hui je te parle du plaisir
c'est peut-être la même chose
le rideau tomba sur ces mots
le public applaudit doucement
la dame était une très belle dame
et elle avait de jolies jambes
de l'autre côté du rideau
la dame qui jouait la dame
se rafraîchit en croquant un fruit
le monsieur qui avait joué la caresse sur son sexe
n'osait pas bouger de sa chaise
il ne savait pas s'il était vraiment assis dessus
il regardait la dame qui ne le voyait pas
et quand elle se gratta nonchalamment la cuisse
il fut certain de ne pas être assis sur une chaise
il avait vu beaucoup de cuisses
dans sa vie d'amoureux
mais celles-là sentaient l'amour
il faut que l'amour ait une odeur
par exemple celle de l'huile d'olive
ça ne plaît pas à tout le monde
mais c'est l'odeur que l'amour peut avoir
si l'on a très faim
et le monsieur avait très faim
il aurait bien mangé un fruit lui aussi
pas pour se rafraîchir
il avait autre chose à penser
mais parce que les fruits se mangent bien
quand l'amour n'a pas encore l'odeur
qui lui convient le mieux.
le rideau se leva de nouveau
la dame cacha le trognon
dans le bouquet de fleurs
et elle reprit le rôle comme il venait
la robe relevée sur ses cuisses
qu'elle gratouillait du bout des doigts
comme pour rappeler le texte
qui ne voulait pas venir
exactement comme il était écrit
le monsieur fit un petit bruit avec sa bouche
et la dame le regarda d'un air étonné
il voulait l'aider et non pas l'étonner
pour l'étonner il ferait autre chose
qu'un petit bruit avec sa bouche
il ferait tout le bruit
qui lui passerait par la tête
et l'amour s'en porterait bien
mais il était assis sur une chaise
et comme elle regardait sans rien dire
il dit : je t'aime et elle ne comprit pas
alors il répéta exactement la même chose
comme c'était la même chose
mais très exactement la même
elle aurait dû ne pas comprendre
si vous dites : je t'aime à une femme
et qu'elle ne comprend pas
et si vous lui dites encore : je t'aime
elle ne comprendra toujours pas
mais celle-là était une dame de théâtre
elle ne ressemblait pas aux autres femmes
et quand il répéta : je t'aime
elle comprit ce qu'il voulait dire
et elle lui dit : je n'avais pas entendu
ce qui était un mensonge
parce qu'elle n'avait toujours pas compris
ou alors elle avait compris la première fois
et elle ne voulait plus comprendre
ce qui était terrible pour le monsieur
qui était vraiment très amoureux
terrible de dire : je t'aime à une femme
à une femme au beau regard noir
et de ne rien entendre qui lui ressemble
un simple : je t'aime comme un écho
qui a parlé ? c'est toi ? c'est moi ?
on a parlé en même temps
et on a dit la même chose
comme c'est beau de parler la même langue
on se comprend sans difficulté
on sait exactement ce qu'on veut dire
ce qui prouve que l'amour
est une science exacte
si on parle la même langue
et si on parle des langues étrangères
et que l'amour ne se dit pas de la même manière
alors il n'est pas possible de s'aimer
raisonnablement
on peut toujours s'aimer à la folie
l'amour fou aime toutes les langues
mais c'est un sujet qui sort du cadre de ce livre
ici quand on dit : je t'aime à une femme
c'est qu'on a raison de le dire
et elle a ses raisons de ne pas répondre
ou de répondre de travers
— Je t'aime, répéta le monsieur
pour la troisième fois
je ne sais pas si c'est dans le texte
mais je ne peux rien dire d'autre
je t'aime je t'aime je t'aime
je n'ai que ce mot-là à la bouche
je le dis avec facilité
et tu ne réponds rien
et je le répète autant de fois que tu ne dis rien
et tant pis pour la dramaturgie !
— Je n'avais pas entendu, dit la dame
en se grattant nerveusement les cuisses
ce n'est pas de ma faute tout de même
si ta voix n'est pas bien placée
tu n'es pas un comédien de métier
tout le monde comprend cela
mais ce n'est pas une raison pour ne pas dire le texte
— Je dis ce que je veux quand je suis amoureux
je dis : je t'aime si l'amour existe
et : je te veux s'il y a des chances pour que ça dure
est-ce que je sais ce que c'est qu'un texte !
est-ce qu'il faut l'apprendre par cœur
et ne dire que ce qu'il y a dedans ?
s'il y a écrit : je ne t'aime pas
tu me dirais : je ne t'aime pas
même si tu m'aimes de tout ton cœur !
en voilà un texte qui ne sait pas ce qu'il dit
on ne peut pas savoir ce que tu vas répondre
tu diras : je t'aime ou je ne t'aime pas
aucun texte ne peut le dire à ta place
fais-moi une place dans ton cœur
et tu verras ce que j'en fais du texte !
je t'aime, voilà ce que j'écris
je l'écris avec tout mon amour
je l'écris parce que je t'aime
est-ce que je l'écrirais si je ne t'aimais pas ?
— Ce qui n'est pas écrit n'est pas écrit
dit la dame en ajustant sa chevelure
ce n'est pas moi qui décide
il n'est pas écrit que tu m'aimes
et il n'est pas écrit non plus que je t'aime
ce qui ne veut pas dire que tu ne m'aimes pas
ni que je ne t'aime pas
l'amour n'est pas le sujet de la pièce
le sujet c'est une lettre d'amour
je l'ai écrite à quelqu'un qui n'est pas toi
et j'attends sa réponse en t'aimant peut-être
mais je n'ai pas le droit de le dire
— Si je te caresse le sexe tu le diras !
— Je ne dirai rien même si tu me caresses le sexe
je dirai ce que le texte dit
et tu me caresseras le sexe si c'est écrit.
— Au diable le théâtre ! Je vais tout casser !
je vais supprimer le théâtre
de la surface de la Terre !
il n'y a plus de théâtre
pour m'empêcher de te faire l'amour !
on fera l'amour sur les ruines du théâtre
et le monsieur fut saisi d'une rage terrible
il se mit à tout casser
la chaise le rideau la fenêtre le bouquet
et la dame riait aux éclats
elle trouvait cela tellement amusant !
ce n'était pas prévu
mais le public aimait bien le spectacle
il attendait que le théâtre soit détruit
afin d'assister à la scène d'amour finale
et la dame le savait bien
qu'il lui ferait l'amour
et que le public en redemanderait
ce n'est pas normal de faire l'amour en public
mais en matière d'amour
ce qui arrive est toujours de l'amour
et il n'y a aucune raison de se vexer.
— Nom d'une pipe et de trois chapeaux !
hurlait le monsieur très amoureux
est-ce qu'il y a encore quelque chose à casser ?
il ne doit rien rester de ce foutu mensonge
je ferai exactement le contraire
de ce qu'on me dit de faire
et si l'on me dit de vraiment tout casser
je reconstruirai le théâtre de mes propres mains !
Mais c'était des mots rien de plus
le théâtre n'existait plus du tout
il avait cassé même l'âme du théâtre
et la dame trouvait tout cela très charmant
comme il avait tout cassé
et que par voie de conséquence
il n'y avait plus rien à casser
il la regarda avec des yeux pleins de désir
qui voulaient dire : je t'aime
et je vais te montrer si je mens moi !
elle le regarda aussi mais elle riait
— Fais-le moi puisque tu l'as écrit
je ne jouerai que ce qui est écrit
tu as écrit cette scène d'amour
je la jouerai avec toi ou avec un autre
je me fiche de savoir
qui me donne la réplique
il faut que je joue de toute mon âme
et que tout mon plaisir soit le plaisir du public
— Ça alors, fit le monsieur désespéré
je ne peux pas faire l'amour dans ces conditions
je ne ferai rien de ce qui est écrit
ça aussi je l'ai écrit
tant pis pour mon corps et pour mon âme
l'amour je le trouverai dans un autre théâtre
je le détruirai s'il me refuse l'amour
je le reconstruirai si l'amour existe quand même
mais je n'écrirai rien
je n'ai pas la patience d'attendre
il faut que je fasse l'amour
avec celle que j'aime
et c'est toi que j'aime
même s'il est écrit que je t'aime
et je te ferai l'amour
même s'il est écrit que je te le ferai
je ferai exactement ce qui n'est pas écrit
parce que les poètes écrivent mal
ce que l'amour ne leur donne pas
mon cher amour je ne veux pas jouer
je t'aime parce que tu existes
et je te veux pour exister moi-même
parle-moi de l'amour qui existe
parle-moi de ton cœur de femme
je reconstruirai le théâtre si c'est ce que tu veux !
le public voulait de l'amour
il se fichait pas mal de la lettre d'amour
le monsieur voulait faire l'amour
parce qu'il aimait la dame de théâtre
et la dame voulait aussi faire l'amour
parce que c'était écrit dans le texte
il n'y avait donc aucune raison
de ne pas faire l'amour
comme il était écrit
ou comme on allait l'écrire
s'il n'était pas encore écrit
la dame savait tout cela
elle avait une longue expérience du théâtre
elle arrêta de se gratter les cuisses
ce qui énervait tout le monde
et elle enleva sa robe de théâtre
tout le monde admira son corps de théâtre
et elle s'avança sur le devant de la scène
marchant lentement dans la lumière
— qu'en dites-vous mes beaux messieurs ?
dit-elle en souriant
il est écrit que je me déshabille
n'est-ce pas que c'est écrit ?
quelqu'un peut-il me dire maintenant
avec qui je fais l'amour ?
tout le monde avait envie de faire l'amour avec elle
même les femmes
au théâtre ça ne compte pas vraiment
mais ça fait quand même plaisir
ça fait plaisir un point c'est tout !
le monsieur s'avança lui aussi
pourquoi avait-elle posé cette question ?
cette question ne se posait pas
c'est lui qui avait envie de faire l'amour
tout le monde pouvait en avoir envie
mais ce n'était pas une raison
pour devenir comédien
et profiter des avantages du métier !
— la question ne se pose pas !
dit le monsieur d'un ton péremptoire
— Eh bien moi je n'aime pas les monsieurs péremptoires !
dit la dame en lui tournant le dos
— Qu'est-ce que ça veut dire ? dit le monsieur
tu ne veux plus jouer ce qui est écrit ?
— Je jouerai ce qu'il me plaira de jouer
et puis je n'aime pas les messieurs
qui demandent ce que ça veut dire
— Mais c'est que j'ai envie de te faire l'amour !
— Je n'aime pas mais alors pas du tout
les messieurs qui ont envie de faire l'amour
avec moi ou avec une autre
— tu dis ça pour me faire languir
— Je n'aime pas les messieurs qui languissent
et qui le font savoir à tout le monde
— Je ne dirai plus rien !
— Je n'aime pas les messieurs qui se taisent.
— Dis-moi comment tu les aimes
les messieurs qui peuvent te faire l'amour
— Je les aime comme tu n'es pas
comme tu ne peux pas être
comme tu ne seras jamais !
— Je ne ferai pas l'amour ce soir
— Moi je le ferai ce soir et même demain
et chaque fois qu'il me plaira
avec des messieurs qui me plairont
et pas seulement parce que je leur plairai
— Tu n'es pas une comédienne, dit le monsieur
en regardant le public pour se faire approuver
mais la dame avait de très jolis seins
et personne n'avait envie d'approuver
les délires verbaux du monsieur —
laisse-moi au moins embrasser ton sexe
ce sera un petit signe d'amour
tu aimeras ce baiser d'amoureux
tu me diras que tout est oublié
laisse-moi t'embrasser entre les cuisses.
— Embrasse-moi où tu veux, je m'en fiche !
je ne sentirai rien et je ne t'aimerai pas
est-ce qu'il faut que j'attende encore la lettre ?
demanda-t-elle en regardant vers les coulisses
s'il faut que je l'attende dites-le moi
je commence à avoir froid dans cette tenue
il faudrait songer à chauffer le théâtre
surtout quand on a écrit
la nudité de la comédienne principale
j'ai froid vous dis-je
qu'on me dise ce que je dois faire
est-ce que je peux m'habiller maintenant ?
Elle n'attendit pas la réponse
et revêtit sa robe de théâtre
qu'elle avait négligemment jetée
sur le dossier de la chaise
où le monsieur avait confondu l'amour
et l'illusion de l'amour
elle retourna s'asseoir près de la fenêtre
remonta la robe sur ses cuisses
et elle les gratta en signe d'attente
le monsieur ramassa les fleurs
et il recomposa le bouquet
— ce sont des fleurs de théâtre
elles ne sentent rien
et surtout pas l'huile d'olive
et je ne peux pas te les offrir
ni en signe d'amour
ni parce que l'amour est une illusion
moi je croyais que c'était des mots
et qu'on pouvait parler avec
dire je t'aime à la femme qu'on aime
et je ne t'aime pas mais je t'aime quand même
à toutes les autres femmes
et faire l'amour dans un grand lit
avec l'odeur de l'huile d'olive
entre tes cuisses amoureuses
où je ne compterais pas les baisers les caresses
pour t'en laisser le soin
toi qui aimes classer compter mesurer
est-ce que tu as mesuré la longueur de mon sexe ?
et bien vérifié dans le livre d'anatomie ?
est-ce que tu as compté mes boutons d'amour
sur mon front et sur mes joues ?
la dame n'avait pas écouté
et le monsieur redescendit dans le public
on le regarda de travers
il n'avait pas su imposer l'amour
et tout le monde était frustré
la scène s'achevait d'une triste façon
sans amour sinon l'attente d'une lettre
et une autre lettre et encore une lettre
avec des mots d'amour
et des taches de sperme
des larmes silencieuses
et des traces de doigts
qu'est-ce qui s'effacerait un jour ?
on ne sait pas ce qui va s'effacer
on sait ce qu'on a dit et ce qu'on a écrit
on sait tout cela par cœur
et ce qui s'effacera n'a peut-être jamais été écrit
c'était un mot d'amour
entre deux orgasmes
et personne ne l'a écrit
et il s'est effacé sans qu'on s'en rende compte.
la dame pensait à tout cela avec tristesse
elle pensait aussi à son rôle
à sa nudité de comédienne
et à sa nudité de femme
c'était peut-être la même nudité
le même amour déçu
on ne sait pas où s'arrête la comédie
et où finit la vie
on sait que l'amour existe
on aime le faire s'il existe vraiment
et on joue le rôle s'il faut jouer
et s'il n'y a rien à jouer
il faut attendre la réponse
assise près de la fenêtre
sachant qu'on a tout dit
qu'on a bien embrassé entre les cuisses
sur le sexe et dans le sexe
on a vraiment rien oublié pour se faire aimer
on a parlé de la vie
on a parlé du corps
on a parlé de ce qu'on espérait
on a parlé de ce qu'on voulait
de ce qu'on savait vouloir
on a tout dit avec des mots
on a embrassé avec des mots
on a dit je t'aime avec des mots
autrement ce n'est pas possible
et on attend près de la fenêtre
vêtue seulement d'une robe de théâtre
dont les transparences ne trompent personne.
— Houm ! vous sentez bon
ce sera une belle soirée
c'est important cette odeur —
dit le comédien en respirant le public
qui ne comprenait pas très bien
ce qui leur arrivait de nouveau
mais qui était très heureux
que ça lui arrive justement ce soir.
— Ce soir je vais jouer devant vous
dit le comédien en ouvrant bien les yeux
j'espère que ça vous plaira
je ne jouerai pas que le texte
je ne le jouerai pas totalement
ce n'est pas qu'il soit mal écrit
je crois au contraire que c'est un chef-d'œuvre
est-ce que je peux vous dire pourquoi
je n'en jouerai que quelques morceaux ?
est-ce que je peux vous dire
ce que vous n'avez peut-être pas envie d'entendre ?
qu'est-ce que vous voulez entendre ce soir ?
Ma voix ou celle des autres ?
des autres moi-même je veux dire
des moi-même que je sais jouer
parce que j'ai appris le rôle par cœur
des moi-même en forme de personnages
le plus souvent il s'agit de personnages
mais je peux jouer aussi un objet
n'importe quel objet dans votre cuisine
ou dans votre chambre à coucher
ou au coin d'une rue qui sommeille
voulez-vous que la rue sommeille encore ?
la rue sommeille et je suis un réverbère
voulez-vous faire l'amour dans votre lit ?
je joue le rôle de la lampe de chevet
j'aime jouer la lumière comme vous voyez
j'aime jouer l'ombre
si c'est l'ombre de la lumière
je n'aime pas l'ombre de l'ombre
mais je la jouerai quand même
si c'est ce que vous voulez que je joue
je jouerai exactement ce que vous voulez
je le jouerai à l'heure qui vous plaira
avez-vous bien dîné ce soir ?
ferez-vous l'amour après le théâtre ?
je ne poserai plus de questions
si vous estimez que ce n'est pas mon rôle
voulez-vous que je me pose
les mêmes questions que vous ?
je ferme les yeux à cause de la lumière
et je serre les poings à cause de l'ombre
vous sentez bon
je respire la bonne odeur de vos pensées
la sentez-vous avec moi ?
la pensée de madame est bien jolie
c'est gentil de penser de cette manière
vous pensez à l'amour avec tant d'amour
je suis sûr que si l'on vous pose la question
vous répondrez : oui je suis amoureuse
pas de vous ni de vous ni de vous
d'ailleurs vous ne le connaissez pas
son nom ne vous dirait rien
et puis je ne sais pas je ne sais pas bien
— Qu'est-ce que vous ne savez pas ?
l'amour a l'air si beau dans vos yeux
— Je ne sais pas s'il répondra
dit la dame dans le public
il répondra s'il m'aime
et s'il ne m'aime pas
il répondra qu'il ne comprend pas
mais qu'il a apprécié le baiser
le baiser de papier
le baiser écrit avec le papier
— Ma pauvre dame amoureuse
il ne faut pas pleurer pour si peu
— Mais il est tout pour moi, je l'aime !
— Il aimera aussi
si l'amour lui convient
si le baiser l'anime
et si le temps le veut
il aimera il aimera
ce qui est écrit est écrit
l'amour témoigne de l'amour
il faut simplement attendre.
— Et j'attends si bien n'est-ce pas ?
j'attends avec tant d'impatience
il faut de l'impatience pour aimer
et je sais tout écrire si je veux
— On peut jouer aussi à l'amour
le théâtre c'est fait pour jouer
venez, montez sur la scène avec moi
on va jouer à l'amour
— Je ne veux pas jouer avec vous
en tout cas pas devant tout le monde !
— le monde veut vous voir jouer
ce n'est qu'un jeu rien que pour jouer
on fera semblant de faire l'amour
c'est comme ça qu'on joue
il n'y a pas d'autre manière de jouer
il y en aurait une autre je le saurais
deux — je voudrais le savoir
trois — je tuerais ma mère pour le savoir
quatre — mais je vendrais mon âme au diable !
cinq...
— Ça suffit ! ça suffit ! je vais jouer
puisque c'est ce que tout le monde veut
on parlera du diable un autre jour
vous en parlerez sans moi
j'ai tellement peur de ces choses !
— N'ayez pas peur, et montez sur la scène
on va jouer ce que je sais jouer
— Je ne sais pas si je saurai.
— Vous savez exactement ce que je sais
si vous savez danser
et que je danse avec vous
nous dansons tous les deux
et si vous savez parler aux hommes
comme vous écrivez
vous jouerez le rôle que je vous donne
et tout le monde applaudira.
— Parler ne me gêne pas du tout
je peux parler à tout le monde
je suis un peu bavarde
je peux dire tout ce qui me passe par la tête
ce ne sont pas les bavardages qui me font peur
j'ai peur de faire l'amour avec vous
enfin de faire semblant
de ne pas le faire mais de le jouer
c'est bien ce que vous voulez
c'est ce que tout le monde veut
je le veux moi aussi mais j'ai peur
j'ai peur de me déshabiller
et de me montrer comme ça à tout le monde
je ne plairai pas à tout le monde
on ne plaît jamais à tout le monde
je plairai aux autres
je plairai peut-être aux femmes
moi j'aime bien les femmes
mais je n'ai jamais essayé
est-ce que je peux essayer ce soir ?
écrivez-moi un autre rôle
je ferai l'amour avec une femme
et vous vous ferez le commentaire
j'aurai moins peur d'une femme
je ne crains pas les baisers de la femme
et puis il y a la question du sexe
j'ai peur que cette question ne soit la bonne
je ne veux pas que vous mettiez votre sexe dans le mien
au théâtre on fait n'importe quoi
pourvu que le public soit content
le public aime bien les grèches-dents
avec la lumière qui sort des yeux
pour éclairer les corps qui font semblant de s'aimer
mais qui le font quand même
pour que ça ait l'air vrai
et que le public en redemande.
non vraiment je ne sais pas quoi vous dire
l'amour m'inspire plein de jolies choses
qui me chatouillent le bout des seins
mais l'idée d'une scène d'amour
ce n'est pas l'idée que je veux avoir
pour que ma tête crève d'amour
et de soif.
— Je suis vraiment désolé, dit le comédien
au public qui se posait des questions
sur son talent d'improvisation
à la gomme
— Faudrait voir, dit le public
faudrait voir à avancer un peu
on en a marre de se faire allumer
l'amour est une question très délicate
mais ce n'est pas une raison pour ne pas le jouer.
— Je vais le jouer, dit le comédien
en se demandant avec qui il allait le jouer
il jeta un regard désespéré à la dame
mais elle haussa les épaules d'un air désolé
— Je ne peux vraiment pas, s'excusa-t-elle
je peux vous écrire une lettre si vous voulez
et je jouerai le rôle de la femme qui attend
qu'on veuille bien lui répondre
c'est un rôle que je joue à la perfection
c'est le rôle que je joue dans la vie
je répéterai ce que j'ai vécu
en résumant un peu toutefois
parce qu'il y a des longueurs insupportables
que le public n'apprécierait peut-être pas
— L'attente n'est pas un sujet de théâtre
dit le comédien qui savait tout de son art
et s'adressant au public témoin de sa science :
imaginez une pièce qui commence
par l'expédition d'une lettre d'amour
une femme écrit à l'homme qu'elle aime
elle porte la lettre à la porte du village
ou dans la boîte du coin de la rue
et elle attend que l'autre lui réponde
elle attend
et tout le monde attend
on attend quelque chose
et rien n'arrive
on se pose la question :
qu'est-ce qui va arriver ?
la lettre du monsieur
bon, on a répondu à la question
on a le droit d'attendre encore un peu
deuxième question
qu'on a le droit de se poser
si on a attendu suffisamment longtemps
une petite lumière rouge s'allume sur la scène
pour indiquer qu'on peut se poser la question :
que répond le monsieur ?
question difficile
on ne sait pas
donc on n'a rien répondu
donc on a perdu
donc on a mérité d'attendre encore
et cette fois il faut attendre longtemps
le regard fixé sur la lampe qui ne s'allume pas
et on se pose des questions sur sa propre existence
pourquoi le théâtre existe
et pourquoi j'existe moi aussi
et pourquoi je n'aime pas le théâtre
est-ce que je peux répondre à cette question
sans déroger aux règles du jeu
et pourquoi on ne joue rien
parce qu'il n'y a rien à jouer
on ne jouera rien tant qu'on n'a pas la réponse
on l'aura quand cette réponse ?
un jour ou l'autre
il y a des chances pour que ce soit plutôt l'autre
l'autre ça ne veut pas dire grand-chose
surtout si l'on n’a rien à faire
mais alors rien du tout du tout
on a acheté le billet pour rien
ou alors pour attendre qu'il ne se passe rien
c'est peut-être le sens de la pièce
si elle a un sens
ce qui est possible
mais pas forcément vrai
alors peut-être que la lumière rouge s'allume
on est un peu surpris
on ne l'attendait plus
oui ? quoi ? comment ?
il y a une question à poser
non ? c'est une réponse qu'il faut donner
je ne me rappelle plus la question
personne ne se la rappelle ?
ah oui, pourquoi avoir attendu si longtemps
avant de quitter le théâtre
en promettant de ne plus jamais
y remettre les pieds ?
Réponse : on ne sait pas bien
on a une pulsion incontrôlée
mais maintenant ça va beaucoup mieux
on mange des marrons glacés
sur les quais de la Seine
ça réchauffe les doigts et c'est dégueulasse
qu'est-ce qu'on fout là à vivre la misère ?
pourquoi on n'a pas épousé toutes les femmes ?
y a-t-il une femme qui veuille m'épouser ?
je voudrais aussi m'acheter un cheval
et galoper dans la Cour des Lions
en chantant des chansons d'amour
je voudrais marcher dans la merde d'un roi
et me laver les pieds
dans le purin d'une princesse encore pubère
je voudrais donner la messe
à Saint Pierre de Rome
et manger toutes les hosties
en montrant mon zizi aux bonnes sœurs
je voudrais manger les pieds
de la Présidente de la République
mais je ne les mangerai pas
s'ils sentent bon
je voudrais me tailler une part du gâteau
et l'offrir aux pauvres
je voudrais avoir un corps de femme
et faire l'amour aux femmes
je voudrais me faire cuire un œuf
et le partager avec la femme de ma vie
je voudrais faire pipi derrière les portes
comme Louis XIV et toute sa cour
et soulever les robes de toutes les dames
pour voir si elles font vraiment caca
quand elles en ont envie
je voudrais être un bon public
ne pas attendre qu'on me demande mon avis
et faire l'amour à une comédienne
je n'ai jamais fait l'amour à une comédienne
j'ai fait l'amour à une boulangère
à deux étudiantes
à la femme d'un dentiste
à celle d'un architecte
à une employée de la RATP
à une femme de militaire
dont j'ai oublié le grade
ce qui ne m'a pas empêché de faire l'amour
j'ai fait l'amour à une lycéenne
mais c'était quand j'étais lycéen
alors ça ne compte pas
ça aurait été plus amusant
si elle avait été lycéenne
et moi employé de chemin de fer
j'ai fait l'amour à vingt-trois putains
moins une putain qui avait l'air d'une putain
mais qui ne le faisait pas exprès
j'ai fait l'amour à une femme riche
elle aimait que je lui fasse l'amour
et elle voulait que ça continue
ça n'a pas continué
parce que je suis devenu impuissant
et il a fallu que je redevienne pauvre
pour faire l'amour de nouveau
je suis devenu tellement pauvre
que je me nourrissais d'amour
j'aime l'amour parce que c'est nourrissant
et je me suis nourri
de la femme d'un médecin
de la fille du même médecin
et de sa cousine
qui s'appelait Claire
et qui avait un sexe si beau
que c'est le plus beau de ma mémoire
et je l'ai embrassé si souvent
que j'en ai encore le goût dans la bouche
je t'aime Claire je t'aime je t'aime
je n'ai rien oublié de tes cuisses
je n'ai pas oublié non plus
tes rêves d'enfant gâtée
et si je ne les ai pas aimés
autant que tu aurais voulu
c'est que j'étais moi-même vraiment très gâté
et que je ne pouvais pas faire mieux
je t'aime encore du même amour
et je baise ta tombe
ta pauvre petite tombe d'accidentée de la route
et j'ai baisé encore la femme d'un artisan
qui magouillait dans la mécanique
automobile
j'ai adoré le sexe de Christine de Dolores
de la petite gitane toute noire
qui n'a jamais voulu me dire son âge
et que j'ai aimé cinq années
chaque fois que les roulottes s'amenaient
jetant le doute chez les gens
et l'amour me sautait au cou
tu avais encore grandi de trois centimètres
et tes seins étaient devenus tellement gros
et tellement amoureusement beaux
que je les ai moulés dans du plâtre
et tu as trouvé ça très amusant
et j'ai voulu mouler le reste du corps
pour passer l'hiver avec toi
en attendant ton prochain arrêt
mais il n'y avait pas assez de plâtre
et tu as souffert avec le sourire
de ma maladresse
et du plâtre qui avait séché
dans tes innombrables poils
de gitane amoureuse de moi
et puis je ne t'ai plus jamais revue
tu es revenue parce que tu m'aimais
même si c'était défendu
mais j'avais quitté ce monde pour un autre monde
et je t'avais oubliée
plus tard je me suis souvenu
en regardant les bras d'une gitane
qui te ressemblait
je me suis souvenu de tes jambes contre les miennes
et j'ai pensé être très bête
mais j'avais fait l'amour
à une négresse qui voulait que je l'épouse
et qui se demandait
si nos enfants seraient blancs
ce qu'elle souhaitait
moi je les voulais noirs comme sa peau
et je l'ai remplie de mon sperme
mais l'enfant n'est pas venu
et on a cessé de faire l'amour
et même de s'aimer
j'ai fait la fête avec la femme d'un bourgeois
qui était banquier ou politicien ou astrologue
je ne sais plus ce qu'il était
il se photographiait tout nu
en compagnie de sa femme
qui avait vingt ans de moins que lui
et elle tenait sa verge dans sa main
une petite verge de bourgeois
et elle serrait fort
pour que le gland ait l'air d'un gland
je ne l'ai pas aimée comme j'aurais dû
mais je l'ai bien baisée
sans jamais me faire mal
j'ai eu une aventure merveilleuse
avec deux institutrices
qui portaient le même prénom
je trouvais ça très amusant
et elles ne se rencontrèrent jamais
bien qu'elles connussent chacune
l'existence de l'autre
elles m'ont frappé au visage
en me disant des choses horribles
à une semaine d'intervalle
et j'ai vécu l'enfer
mais je n'en ai jamais parlé
j'ai connu une unijambiste
qui avait perdu sa jambe
dans un accident de moto
elle avait un joli sexe très profond
et un moignon caressant
elle est morte en buvant du gin
rue de Rennes à Paris
sur le trottoir glacial de décembre
à l'approche des fêtes
je ne l'ai pas assez aimée
je l'aimerais si elle était vivante
et je boirais du gin avec elle
pour mourir moi aussi sur un trottoir glacial
parce que j'ai honte
j'ai tellement honte de l'avoir si peu aimée
elle qui donnait tant à l'amour
c'était peut-être elle la femme de ma vie
elle faisait des économies pour acheter une prothèse
c'est cher une prothèse de qualité
une prothèse qui ressemble à une jambe
pour qu'elle ressemble à une femme
c'est moche une femme avec une seule jambe
c'est moche qu'elle boite
c'est moche de penser à une seule cuisse
et à un morceau de cuisse rouge et bleu
et à l'espèce de chaussette qu'elle mettait dessus
pour cacher le rouge et le bleu
la chaussette qui griffait ma hanche
pour me dire des choses atroces
et je ne la trouvais pas belle
et je ne l'aimais pas comme il faut
j'avais besoin d'amour
et au lieu de l'aimer
je lui faisais l'amour
je me pardonne j'étais jeune
elle était beaucoup plus vieille que moi
et elle sentait un peu la mort
le gin sent la mort
je n'aime pas le gin
ni les trottoirs glacés
ni la rue de Rennes
ni Paris
c'est elle que j'aime
mais elle ne le sait plus
que te dire de mes amours
je les ai aimées
et je ris ou je pleure ça dépend
ça dépend si je voyage
ou si la vie me fait chier
je pleure souvent maintenant
ça me fait du bien
parce que j'aime la vie
la vie est belle comme un livre
comme une femme qui lit mes livres
et j'aime cette femme
est-ce que je l'aime bien ?
bien comme il faut aimer ?
comme il faut aimer une femme ?
une femme si proche de moi ?
je n'ai pas assez aimé
j'aurais dû aimer dix fois plus
j'aurais aimé les bergères les serveuses
les balayeuses du métro
les vendeuses de beignets
les vendeuses de charmes
les pompistes dans les stations d'essence
les femmes des pêcheurs
les femmes des présentateurs de télé
les filles des présidents de sociétés commerciales
il manque tellement d'amour à mon amour
et j'ai si peur de mourir tout seul
je veux que tu sois là quand je mourrai
je serai dans mon lit
maigre et pâle comme il convient
et je te prendrai la main
et je la serrerai contre mon cœur
je ne penserai pas à mon sexe
je n'aurai plus de sexe
et je penserai à ton sexe
et tu ne me le montreras pas
on ne montre pas son sexe à un mourrant
tu le sais bien
ce n'est pas ce qu'il faut montrer
mais en te penchant un peu
pour m'embrasser sur le front
je verrai tes deux seins magnifiques
je verrai l'ombre qu'ils dessinent sur ta poitrine
et je saurai qu'ils sont gonflés d'amour
d'amour de moi et de ma vie qui fout le camp
et j'aurai envie de t'embrasser sur les seins
et je ne penserai même pas à t'embrasser entre les cuisses
comme j'ai toujours fait
pour te demander de l'amour
et pour te remercier de me le donner
chaque fois avec autant de plaisir
mais je ne dirai rien
tu n'ouvriras pas ta robe
je ne toucherai pas la pointe de tes seins
je fermerai les yeux sous ton baiser
et je serrerai un peu plus ta main
et je te dirai : chérie je t'ai menti
je t'ai menti je t'ai toujours menti
et tu te relèveras et tu me regarderas
en me pardonnant d'avance mes mensonges
toi aussi tu as menti et je te pardonne
et tu veux bien me pardonner
mais je regarderai tes seins avec frayeur
et tu liras ma terreur d'homme qui va mourir
et je crierai : je t'ai menti je t'ai menti
et tu me diras que ce n'est pas grave
tu penseras que c'est le délire
parce qu'à l'approche de la mort
le délire calme un peu la peur
mais ma peur sera intacte
mon esprit parfaitement mesuré
seule mon âme fera une tache sur tes seins
une tache que tu n'effaceras pas
je ne veux pas que tu l'effaces
ce sont les seins que j'ai caressés
je n'ai plus de sexe à mettre dans le tien
mais je peux embrasser tes seins
les lécher de toute ma force
et te crier dans la poitrine
je t'ai menti chérie je t'ai menti
je t'ai menti toute la vie
et tu ne me croiras pas
tu te ficheras de ce mensonge
tu veux te souvenir de l'amour
tu veux garder cette mémoire pour ta mort
et dans un dernier soupir
dans un râle qui est le premier et le dernier
je crierai : Je ne t'ai jamais aimée !
voilà pourquoi je ne peux plus attendre
monsieur le comédien
madame la comédienne
(qu'est-ce que je regrette
de n'avoir jamais fait l'amour à une comédienne)
je vous dis bonsoir
je vais me coucher dans mon lit
je vais rêver que l'amour existe
et secouer la boîte à pute
vous savez ce que c'est la boîte à pute
c'est une vieille boîte de pastilles Valda
j'y économise le plaisir
jour après jour pour une heure seulement
le public aime beaucoup les putes
il ne veut pas mourir idiot
il n'aimera pas la femme qui aime.
— Ça alors ! fit la comédienne
en s'asseyant sur le devant de la scène
entre deux lampes qui l'éclairaient
le public a fichu le camp
il n'y a plus personne dans la salle
est-ce qu'on peut faire l'amour dans ces conditions ?
— Moi je veux bien le faire si c'est pour jouer !
un petit homme chevelu surgi d'entre deux strapontins
s'approcha de la scène en se tordant les mains
— je n'aime pas le théâtre, expliqua-t-il
je n'ai pas assez de patience
ce que je veux il me le faut tout de suite
par exemple je veux faire l'amour avec une comédienne
et je vous pose la question
est-ce que vous voulez jouer une scène d'amour avec moi ?
Oh ! juste quelques baisers
comme dans l'ancien temps
et quelques caresses sur les mains
et le même banc pour s'asseoir
le même regard pour s'aimer
j'aime l'amour des amoureux
si vous voyez ce que je veux dire
j'aime que l'amour soit beau
et puis je n'oserais pas vous demander
d'enlever tous vos vêtements
et d'enlever les miens par-dessus le marché !
non, je veux bien dire le dialogue
et bien vous embrasser au bon moment
et le rideau tombera
et la salle s'éclairera
et tout le monde pourra imaginer la suite
nous on boira du champagne
pour fêter le succès
est-ce que cette proposition vous convient ?
la comédienne ne savait pas trop
que répondre à cet homme charmant
qui avait l'air de savoir beaucoup de choses
sur l'amour et sur les femmes
— je sais si peu de choses sur l'amour
dit-elle en rougissant
je sais ce qui est écrit dans le texte
ce n'est pas toujours la vérité
mais ça ressemble toujours à l'amour
je ne sais pas ce que vous voulez me dire
vous m'aimez d'un amour si doux
j'aime cette douceur qui éclaire vos yeux
vous avez de si beaux yeux !
venez vous asseoir près de moi
on ne se déshabillera pas
ôtez votre chapeau
et puis vos chaussures aussi
sauf si vos pieds sentent mauvais
ils sentent bon ?
c'est comme mes cheveux
tenez sentez mes cheveux
ils sentent bon n'est-ce pas
je les ai parfumés ce matin
vous avez parfumé vos pieds ?
non n'est-ce pas suis-je idiote
les hommes ne se parfument pas
sauf quand ils sentent mauvais
vous sentez bon parce que vous sentez bon
c'est la meilleure odeur que je connaisse
c'est comme pour l'amour
il existe parce qu'il existe
on ne se pose d'ailleurs pas la question
et on s'aime si ça sent bon
ne trouvez-vous pas que je sens bon ?
— Vous sentez un peu le pipi
mais ça ne me gêne pas
il est normal que vous ayez envie de faire pipi
faites-le si ça doit vous faire du bien
faites-le dans mon chapeau
c'est un beau chapeau tout neuf
il n'abîmera pas votre derrière
allez-y asseyez-vous dessus
et faites pipi comme il vous plaira
c'est bon n'est-ce pas
de faire pipi quand on en a envie ?
moi je n'ai pas envie
heureusement, il n'y a plus de place
dans le chapeau
alors si j'ai envie de faire pipi
je me retiendrai
je sauterai sur mes pieds
en attendant que vous soyez partie
et alors je ferai pipi comme un gros dégueulasse
dans les rideaux sur la table
entre les chaises et même
dans la pipe de grand-père !
mais pour l'instant ça va je n'ai pas envie
je préfère respirer le parfum de vos cheveux
je me prépare à vous embrasser
il faut d'abord que je vous mordille les lèvres
j'adore mordiller les lèvres
et puis je lécherai votre langue
et vous vous laisserez faire sans rien dire !
ne parlez pas pendant que je vous embrasse
ce serait vraiment très gênant
et ne me caressez pas dans le cou non plus !
mettez vos mains dans vos poches
et gardez les genoux bien serrés
les pieds joints et les coudes au corps !
non mais ! on ne s'embrasse pas de la même façon
ce n'est pas une raison
pour avoir tout d'un coup
l'envie de se déshabiller
pour faire quoi une fois tout nus ?
hein qu'est-ce qu'on fait quand on est tout nu ?
on ne s'embrasse plus de la même manière
ce qui veut dire qu'on ne s'embrasse plus
je ne sais pas si ça porte un nom
le fait d'être tout nu et d'aimer ça
le nom existe c'est sûr
s'il n'existait pas
quelque chose nous empêcherait de nous déshabiller
or, rien ne nous en empêche
vous avez fait pipi
je n'en ai pas encore envie
je vous ai embrassé comme j'ai voulu
mais vous avez bougé
si ! vous avez bougé les pieds !
ce qui veut dire si je ne me trompe pas
que vous avez envie de vous déshabiller
eh bien moi pas ! pas le moins du monde !
si vous voulez faire l'amour avec moi
vous caressez mes vêtements
je les tiens bien boutonnés
par-devant et par derrière
on ne sait jamais avec les femmes
des fois elles ont de ces idées !
des idées qui les font courir toutes nues
pour que les hommes les regardent
et qu'ils voient leurs chairs secouées
et les vibrations de la peau
et l'écartement des cuisses
et la bouche qui souffle qui souffle !
tout cela est tellement dégoûtant.
— Embrassez-moi encore, monsieur !
demanda la comédienne un peu confuse
d'avoir bougé les pieds inopinément.
— Je veux bien vous embrasser, dit le monsieur
mais promettez-moi de rester habillée
— Je le promets ! promit la comédienne
en se demandant si elle pouvait tenir
un pareille promesse
— Je vais d'abord vous mordiller les lèvres
donnez-moi vos lèvres comme pour dire « U »
dites « U » avec vos lèvres
vous voyez comme je mordille bien
et maintenant faites « O »
faites « O » sans vous poser de question
vous sentez ma langue sur votre langue
c'est adorable comme sensation n'est-ce pas ?
faites « i » maintenant « I » « i » « i »
ce sont vos dents que je lèche
faites « i » j'aime lécher les dents
des dames pour qui j'ai de l'amour
et maintenant « A » faites « A »
un grand A majuscule et bien dit
un A bien au fond de la gorge
vous sentez comme ma langue est adroite ?
et comme je vous aime !
et maintenant le plus difficile
faites bien attention de ne pas bouger les pieds
c'est le moment où tout se joue
vous faites « E » faites « E » « E » « E »
et voilà le moment où je retire ma langue
est-ce que vous avez bougé les pieds ?
y a-t-il une larme dans vos yeux ?
les genoux sont-ils bien serrés ?
Vous êtes parfaite ! s'écria le monsieur
vous êtes exactement la femme que j'aime
je ne sais pas si vous m'aimez
mais en ce qui me concerne le tour est joué !
je suis amoureux fou de vous
tellement amoureux
que je suis prêt à recommencer
voulez-vous que je vous embrasse encore ?
— Je ne sais pas si je veux
dit la comédienne avec un air tellement désolé
qu'elle donnait l'impression d'avoir oublié son texte
mais il n'y avait pas vraiment de texte
je le veux certainement
je suis une femme
et il n'y a pas de raison de ne pas le vouloir
mes mains sont moites dans mes poches
est-ce que vous voulez les lécher ?
— Voyons si elles sont assez chaudes.
— C'est peut-être encore le même monsieur
les messieurs se ressemblent tellement !
je ne sais pas si je dois dire oui
je dirais non si j'en avais la force
mes mains sont toutes chaudes
il les a embrassées avec une certaine gourmandise
il était sûr qu'elles seraient chaudes
moi je ne savais pas ce qui m'arrivait
il m'arrive ce que j'ai bien cherché
mais le voici qui revient
je ne vous ai rien dit
et vous n'avez rien entendu !
— Sont-elles encore bien chaudes ?
je suis allé faire pipi
je ne pouvais pas faire ça devant toi
c'est bon signe cette envie de faire pipi
c'est l'amour ou je me trompe
mais je ne crois pas me tromper
l'amour ne trompe personne
— Je ne sais pas, dit la comédienne
qui avait encore oublié le texte
je ne sais pas ce que je dois répondre
dit-elle complètement affolée
par ce qui lui arrivait
— C'est bien fait pour toi, dit le monsieur
avec une vilaine grimace
chaque fois que je te pose une question
il se trouve que tu oublies le texte
dans ces conditions on ne fera jamais l'amour
et le public est venu pour le voir
il est venu pour voir ton beau derrière
secoué dans la lumière
par l'ombre de mon corps amoureux
mais toi tu te fiches de l'amour
tu oublies ce qu'il faut dire
et tu veux me faire passer pour un comédien
mais je ne suis pas un comédien
je suis un vieux monsieur tranquille
j'habite une rue où les gens n'ont pas d'enfant
ça sent un peu mauvais derrière les portes
et les plus belles femmes sont des statues
ou des fontaines ou des poignées de porte
je suis venu au théâtre
pour faire l'amour avec toi
je n'ai jamais fait l'amour avec une comédienne
je sais que c'est un peu cochon
de faire ça devant tout le monde
mais je n'y peux rien
je suis amoureux
je n'explique rien
ma tête me donne un de ces mals !
et mon sexe qui me gratouille
et mon cœur qui a du mal à respirer !
si ce n'est pas de l'amour hein ça !
pas de l'amour le pied droit qui se heurte aux meubles ?
pas de l'amour mes lunettes que je ne trouve pas ?
pas de l'amour l'escalier
dont je ne sais plus s'il monte ou s'il descend ?
pas de l'amour le goût du café qui a changé ?
pas de l'amour les jeunes filles assises près de la fontaine ?
pas de l'amour ?
tu parles si ce n'est pas de l'amour
c'est de l'amour et on en parle
on le fera si dieu le veut
dieu veut ce qu'il veut en matière d'amour
s'il veut des enfants on a des enfants
s'il veut un livre cochon on fait des cochonneries
et s'il ne veut rien on se marie
on achète une voiture avec un radio-cassette
et on fait le tour du monde pour épater les pauvres
s'il ne veut rien on s'embrasse quand même
on vendra la voiture à un paysan du Tibet
on donnera la radio à une pute de Manille
en attendant qu'elle devienne une femme
et pour le tour du monde
on le fera à l'envers
et tu me feras l'amour comme un homme
et je me mordrai la langue comme une femme
et on se mariera de nouveau
devant toutes les églises du monde
pour que les choses soient bien claires
je suis la femme et tu es l'homme
et on le joue sur tous les théâtres du monde
pour embêter le monde et pour l'aimer
et chaque fois tu oublieras ton texte
je te ferai une bise entre les cuisses
et tout le monde trouvera ça très gentil
et il reviendra pour que tu oublies ton texte
et que je recommence ce que je veux toujours
t'embrasser t'embrasser t'embrasser !
— Ce que tu es amoureux ! fit la comédienne
voyons si tu embrasses aussi bien que tu le dis
Et tournant le dos au public
qui poussa un soupir contrarié
elle souleva la robe sur son ventre
et le monsieur regarda la bouche
il regarda ce qu'il n'avait jamais vu
sauf dans des livres pornocacographiques
et dans les pubs à la télé
il regarda ce que certains appellent un sexe
d'autres un appareil génital
ce qui au fond est la même chose
si on a très envie de faire l'amour
il s'approcha un petit peu
pas trop parce que c'était peut-être un rêve
et il ne voulait pas que ça s'éteigne
il sortit du fond de sa poche
le bouquin d'anatomie comparée
et il compara l'image du livre
et le rêve de sa réalité
et il vit que c'était la même chose
et que par conséquent ce n'était pas un rêve
bien que ce ne fut peut-être pas la réalité
il fallait simplement voyager entre les cuisses
et respirer comme ça sentait bon
et se faire tout petit et encore plus petit
et se poser dans la chair ouatée
comme un oiseau se pose sur une branche
La comédienne se disait que c'était de la comédie
mais ce n'était pas une raison
pour l'embrasser réellement
elle lui tira un peu l'oreille
pour qu'il arrête de faire des cochonneries
le public pouvait imaginer ce qu'il voulait
mais ce n'était pas nécessaire de faire vrai
et en plus ça la chatouillait beaucoup
et elle avait envie de beaucoup de chatouilles
elle lui tirait quand même l'oreille
en se disant qu'il aimerait ça
qu'on lui tire l'oreille pendant qu'il embrassait
ce qui n'avait jamais été
une source de comédie
et il aima beaucoup ce pincement
en haut du pavillon
ça faisait un petit bruit douloureux
au fond de son oreille interne
tout près du cerveau qui mesurait le plaisir
avec infiniment de calculs et de lois
— Qu'est-ce que c'est chouette
de jouer la comédie
en tournant le dos au public !
s'écria la comédienne en riant
ce qui fit rire tout le monde
tout le monde se demandait
si c'était du lard ou du cochon
on voyait bien une vibration dans les genoux
de chaque côté de son dos
on apprend ça dans toutes les écoles de comédie
et elle répétait : que c'est chouette
la comédie de l'amour qu'on joue !
ou alors elle n'avait pas les mains assez chaudes
il fallait qu'elle les remette dans ses poches
et qu'il retourne faire pipi
pour vérifier s'il était vraiment amoureux
et il n'oublierait pas de vérifier ses mains
d'en contrôler la chaleur contre ses joues
et de dire la vérité à tout le monde
elles sont assez chaudes
ou il faut attendre encore un peu
et exécuter un numéro de cirque
pour faire patienter tout le monde
pendant qu'elle fermerait les yeux
pour penser très fort à l'amour
et se rendre les mains assez chaudes
pour qu'on accepte de lui faire l'amour.
pas de l'amour ? pas de l'amour ?
un peu que c'est de l'amour
et pas n'importe lequel
il y a amour et amour
celui-là c'est de l'amour
pas de l'amour rien que de l'amour
et si tu ouvres encore un peu tes cuisses
le public constatera de lui-même
qu'il y a une télé dedans
et qu'on y joue des variétés
ce qui plaît à tout le monde
parce que c'est gai un peu bête
et que ça n'engage à rien
à rien de difficile ou de terrible
à rien qu'il faille reconnaître un jour
à rien qui empêche de vivre
à rien qui trouble le sommeil
rien qui empêche de mourir
mais on se sent vraiment bien avec la télé
entre les cuisses d'une femme amoureuse
qui programme les feuilletons policiers avec goût
et le journal télévisé avec le mauvais goût qu'il faut.
le rideau tomba devant le public silencieux
il fit : hein ? et il se regarda dans les yeux
il n'avait pas fini ses paquets de pop-corn
et le spectacle était fini
on pouvait venir le revoir un autre jour
ce serait exactement le même
à la fin elle montrerait son sexe
à tout le monde
et c'était la télé qu'il avait embrassée
il l'avait embrassée sur l'écran
et il avait fait des taches de salive partout
ce qui troublait l'image du feuilleton
à la sortie on vendait des télés
pour ceux que ça intéressait
ils les vendaient avec la cassette vidéo
du spectacle qui avait été joué
et à la fin on voyait bien la télé entre ses cuisses
et on n'avait pas envie de lui faire l'amour
avec quoi on le lui aurait fait
qu'est-ce qu'on met dans la télé
pour lui donner du plaisir
et en avoir aussi ?
on ne met rien, on regarde
on s'assoit et on mange des pop-corn
des pop-corn télévisuels
qui n'ont pas le même goût
que les pop-corn de théâtre
d'ailleurs on mange très peu de pop-corn au théâtre
on regarde manger les autres
ça fait moins de bruit
et on peut bien profiter du spectacle
tandis qu'à la télé il n'y a pas de spectacle
on ne sait pas s'il faut faire l'amour
ou s'il faut laisser faire
il n'y a pas de télé entre les cuisses des hommes
on ne sait pas encore ce qu'il y a
entre les cuisses des hommes
peut-être un vaisseau spatial
pour un futur voyage dans le monde
ou alors c'est un oiseau blanc et noir
un oiseau comme il en existe depuis longtemps
qui vole les images
qui appuie sur les boutons
qui dérègle l'antenne
qui change de chaîne
et qui se donne des airs importants
parce qu'on lui a accordé un crédit
Je n'irai plus jamais au théâtre
je l'ai déjà dit mais je le répète
on ne peut pas me demander
d'acheter un billet à l'entrée
et une télé à la sortie
on peut me demander de me taire
parce que je fais du bruit
en mangeant des pop-corn
ce qui est rare au théâtre
on peut me demander de poser une question
à la comédienne qui a oublié son texte
je pose la question et elle ne répond pas
c'est normal il y a une télé à la place de son sexe
c'est dommage cette femme et cette télé
mais c'est le sujet de la pièce de théâtre
et il est interdit de discuter le sujet à l'auteur
sauf si l'on a quelque chose à dire
auquel cas on peut remplir le formulaire
et faire le procès qui convient.
Au diable le théâtre et les comédiens
allons plutôt regarder la télé
là au moins les femmes ont un sexe de femme
elles font de la pornocacographie
avec beaucoup de talent
et le présentateur aime les petites filles
ce qui est très érotique
pas pour tout le monde bien sûr
parce qu'il y a des esprits chagrins
qu'ils aillent se faire voir au théâtre !
Kateb aussi était de cet avis
on avait perdu beaucoup de temps
à jouer la comédie
et pendant ce temps
le temps a passé
ce qui est normal mais insupportable
Pierre avait fermé le théâtre
et rangé les marionnettes dans la boîte
et il s'était approché de la télé
nonchalamment les mains dans les poches
n'ayant pas du tout l'air
de celui qui a embêté tout le monde
personne ne lui en voulait vraiment
il avait essayé de faire de la télé
mais il n'avait pas la manière
quelle idée de mettre une télé
entre les cuisses d'une femme
à qui on aurait bien fait l'amour
par amour !
et uniquement par amour.
— Assez parlé de sexe ! lança Thomas dans le micro
l'anatomie est une vaste science
et le sexe n'est qu'un chapitre parmi d'autres
si on parlait du pied et de ses cinq doigts
de sa plante et de son coup
de ses chevilles et de son talon ?
Est-ce que tout le monde est d'accord
pour dessiner le pied sur le dos du voisin ?
on ne peut pas dessiner sur le derrière des femmes
et on laisse tranquille le ventre des petites filles !
personne n'avait envie de dessiner un pied
l'anatomie est une science passionnante
quand elle permet d'expliquer l'amour
et de vérifier si on l'a bien fait
c'est une science qui n'intéresse plus personne
dès lors qu'il s'agit de dessiner des pieds.
— Je ne veux pas qu'on me dessine un pied !
dit Kateb aux femmes qui l'aimaient
je ne veux pas qu'on efface un seul de mes sexes
sous prétexte qu'il n'y a plus de place
et que je n'ai pas de pieds pour marcher
je marche très bien sans mes pieds
et l'amour ne me fait pas peur
est-ce que je fais l'amour avec mes pieds ?
non n'est-ce pas ?
alors ne me cassez plus les pieds
et laissez-moi aimer toutes les femmes
qui savent ce que c'est qu'un homme
les autres femmes peuvent aussi m'aimer
je ne refuse rien à l'amour
je ne tiens pas à mourir idiot
si les petites filles veulent se faire
une place dans mon cœur
qu'elles n'hésitent pas à en faire la demande
je donnerai du plaisir à toutes les femmes
même à celles qui ne le sont pas encore.
— On a bien fait l'anatomie du sexe !
expliqua Thomas dans le micro
mais maintenant que c'est fait
on peut changer de sujet
et faire l'anatomie de quelque chose
qui appartient au corps humain
le sexe c'est très intéressant
ce n'est pas une raison pour ne faire que ça
et si l'anatomie du pied n'intéresse personne
eh bien anatomisons autre chose
par exemple le système circulatoire
ou l'oreille ou la langue ou je ne sais pas
il y a tellement de choses dans le corps !
— En ce qui me concerne, dit Kateb à la foule
mon corps n'existe que par le sexe
et à part une bouche pour parler
deux yeux pour regarder
un tas d'os pour faire du bruit
et une peau pour les mettre dedans
je ne vois pas très bien ce que l'anatomie
pourrait ajouter à ma science de l'amour
l'amourologie c'est quand même autre chose
que l'anatomie comparée de la main et du pied
et si en plus on fait de la pornocacographie
ce qui est très télégénique
alors on a atteint le sommet de l'art populaire
qui consiste à jouir de ce qu'on a payé
après avoir payé ce qui ne pouvait jouir
sadat ou sadati
ne vous laissez pas faire
dans le fond je suis bien reconstruit
j'avais un corps d'homme et un sexe d'homme
maintenant j'ai un corps de sexes
et je suis toujours un homme
bien sûr ça ne fait pas plaisir à tout le monde
surtout ceux dont la femme est la mienne
parmi toutes les femmes qui ne sont pas les miennes
il faut accepter le sort tel qu'il arrive
et tel qu'il n'arrive pas
d'ailleurs c'est une loi mathématique
un sexe égale un sexe
deux sexes égalent deux sexes
une multitude de sexes égale une multitude de sexes
je ne sais pas s'il est possible
de compter mes innombrables sexes
on pourrait savoir combien
il y a de cœurs sur la terre
ce qui au fond n'intéresse personne
comme quoi ma vie sexuelle n'est pas un roman
je ne conseille à personne de l'écrire
pendant que vous réfléchissez à tout ça
je vais continuer de faire l'amour
il faut aussi que je mange beaucoup
pour nourrir tous ces sexes
si les femmes veulent me donner du lait
en échange de mon sperme
je les aimerai plus que les autres
et elles s'en rendront compte
pour les hommes que la jalousie rend aveugles
au point de vouloir m'assassiner
réfléchissez bien avant de me tuer
mes femmes ne sont plus les vôtres
et elles m'aiment vraiment beaucoup
elles auront vite fait de vous faire fuir
et c'est la honte qui vous tuera
la honte d'avoir été vaincus par des femmes
je n'aimerais pas être un de vos enfants
je ne survivrais pas à cette honte
et je détesterais les femmes
heureusement je ne suis pas votre fils
je ne compte pas les femmes
et elles comptent sur moi
pour repeupler le monde
d'une manière impeccable
c'est peut-être comme ça
que naissent les dieux
si je dois être dieu un jour
les prêtres seront des femmes
et les hommes des paysans
les femmes seront poètes
et les hommes chasseurs
tout le monde mangera des crevettes
avec de la sauce mayonnaise
sauf les hommes qui mangeront de la viande
pour qu'elle fermente dans leurs intestins
il ne faut pas souhaiter
que je devienne un dieu
je le deviendrai si les femmes le veulent
si elles aiment l'amour
et si l'amour ne me fait pas peur
je ne sais pas si j'ai peur de l'amour
je devrais en avoir un petit peu peur
et même beaucoup
vu le nombre de mes sexes
mais une femme me le dira un jour
elle me dira exactement où j'en suis
et je l'aimerai de tout mon cœur
et chaque fois que j'embrasserai son sexe
je n'oublierai pas de dire son nom
pour qu'elle me reconnaisse
qu'elle sache que je la reconnais toujours
et que je l'aime plus que les autres.
— Kateb a raison ! dit la foule qui avait écouté
l'anatomie est la science du sexe
on ne veut rien savoir de la science du pied
ou de celle de l'articulation du fémur et du tibia
on veut savoir le sexe des femmes
et aussi celui des petites filles
et celui des hommes qui aiment les femmes
et celui des hommes qui n'aiment personne
en particulier
Kateb est un monument de pornocacographie
c'est peut-être un dieu
que les femmes chanteront éternellement
Kateb est entièrement reconstruit
grâce à notre connaissance du sexe
c'est-à-dire de l'anatomie comparée
du sexe de la femme
et du sexe de l'homme
désormais nous sommes des savants
nous ne sommes pas encore amoureux
parce qu'on n'a pas rencontré
la femme de notre vie
mais on sait ce qu'il faut faire
et on le fera avec plaisir le moment venu
qui veut venir en attendant ?
on est prêt à faire ce qu'il faut
dans un souci d'étude et de comparaison
le régisseur n'avait pas assez de caméras
et rouspétait après la direction
et il manipulait tous les boutons
pour bien montrer ce qui se passait
il aurait bien voulu participer
mais son devoir passant avant tout
il ne descendit pas dans la foule
pour faire l'amour à toutes les femmes
et son assistante qui crayonnait
nerveusement dans son calepin
ne descendit pas non plus
pour faire l'amour à tous les hommes
la foule était entièrement déshabillée
et les enfants prenaient des leçons d'anatomie
qui ne se résument pas
comme on vient de le dire
à la mesure des parties du corps
mais au calcul
ce qui est beaucoup plus savant
du plaisir qui existe dans le sexe
moins dans le plaisir qu'on mange tout cru
il reste ce qu'on n'a pas bien fait
et qu'on se promet de refaire
avec un sourire complice
parce qu'il faut beaucoup de complicité
dans les affaires de cœur
les enfants le comprenaient très bien
et les petits garçons regrettaient beaucoup
que les petites filles ne soient pas faites pour l'amour
et que les femmes ne soient pas faites pour les petits garçons
on ne peut pas tout avoir
même quand on est un petit garçon
et qu'on montre son zizi aux petites filles
qui trouvent ça très marrant
et qui ne savent pas très bien ce que ça veut dire
sachant bien que ça veut dire quelque chose
et que c'est meilleur que la guimauve
et que les cornichons à la crème fraîche.
Kateb était fou de joie
il allait devenir le dieu des hommes
et les femmes seraient ses prêtresses
il écrirait un livre sacré
en trempant sa plume
dans le sexe des femmes
et elles souffleraient doucement dessus
pour apaiser sa chaleur insatisfaite
le premier chapitre expliquerait la création
il fallait toujours commencer par là
les hommes ne comprennent rien
si on ne leur explique pas tout
dieu aurait donc créé la femme à son image
et la femme lui aurait dessiné des sexes
sur tout le corps
il aurait trouvé cela très amusant
et il aurait créé plein de femmes
juste pour faire l'amour avec elles
et quand elles seraient un peu fatiguées
de faire l'amour
elles feraient des enfants
qui poseraient la question de dieu
et ils trouveraient la réponse dans des signes
par exemple il embraserait le ciel
un jour d'orage ou de grand vent
et les enfants diraient aux femmes :
qu'est-ce que c'est que ce feu ?
et les femmes répondraient :
c'est votre père qui a envie de faire l'amour
allez vite vous coucher avec vos nounours
vos mamans vont faire l'amour
ce n'est pas un spectacle pour les enfants
et les enfants prieraient très fort
pour que leurs mamans aient beaucoup de plaisir
et que dieu en ait beaucoup aussi
et ils souhaiteraient que le plaisir leur arrive
mais avec un seul sexe ce n'est pas possible
et ils renonceraient à ce projet insensé
et les petits garçons ne grandiraient jamais
et les petites filles ne seraient jamais prêtes pour l'amour
et elles n'auraient pas vraiment envie de le faire
et elles chatouilleraient le zizi des garçons
en pensant à autre chose
et les garçons regarderaient leurs petits derrières
en y pensant très fort
mais pour des raisons
qui n'auraient rien à voir avec le sexe
Kateb serait un chouette dieu pour tout le monde
un dieu qui fait l'amour aux femmes
sans distinction de race
ni de religion d'ailleurs
c'est un dieu qui inspire la vie
et tant pis pour la mort si elle est éternelle
la petite dame avait très mal au sexe
elle avait beaucoup fait l'amour
et les hommes ne l'avaient pas ménagée
elle avait rempli son sexe de pommade
et elle le montrait aux hommes
qui lui demandaient si elle voulait
ils comprenaient très bien la situation
et ils allaient chercher leur bonheur ailleurs
elle remonta sur la civière entre les pylônes
elle tira les cheveux des femmes
elle les mordit aux bras et dans la cervelle
chaque fois qu'une d'elles l'empêchait de passer
et elle arriva près de Kateb
qui cessa d'un coup de faire l'amour
toutes les femmes se mirent à secouer
ses innombrables sexes
mais Kateb ne faisait plus l'amour
et il les congédia du revers de la main
elles glissèrent le long des pylônes
se chamaillant un peu
s'accusant de jalousie
et elles se mordaient le derrière
un peu pour s'amuser
et un peu pour se venger
enfin la petite dame
se trouva seule avec Kateb
il avait un peu honte de tous ces sexes
mais c'est elle qui les avait dessinés
il vit la pommade entre ses cuisses
et il se douta qu'elle avait abusé de l'amour
il lui avait dessiné un très beau sexe
et il ne l'avait même pas aimée
il aurait bien aimé l'aimer en premier
mais maintenant c'était trop tard
elle avait connu l'amour sans lui
et même s'il effaçait le sexe
il n'effacerait pas la mémoire du plaisir
on peut dessiner tous les sexes qu'on veut
et les peindre dans la couleur de son choix
mais on ne dessine rien dans la tête des femmes
et on n'efface rien non plus
on ajoute de nouveaux souvenirs
et tout meurt avec elle comme c'est venu
d'un coup
un petit coup dans son sexe
et un autre dans son derrière
et un qui n'arrive jamais
parce que rien n'est arrivé.
est-ce que tu m'aimes si je te le demande ?
elle ne répondra pas à cette question
il y a trop d'amour dans son cœur
l'amour il faut le manger avec de la sauce
comme on mange les enfants quand on les aime
et l'amour d'une femme c'est bon comme la viande
et ça donne toute la force qu'on voulait
on voulait de la force pour aimer les femmes
on voulait de l'amour
pour qu'une femme en parle
elle parlera si je l'aime vraiment
elle dira tout ce que je sais
et tout le monde saura
il saura que les enfants n'ont pas de sexe
que les enfants ne font pas des enfants aux enfants
et que l'amour n'existe pas encore
même si le sexe est bien dessiné
et si on a bien compris la leçon d'anatomie.
— Tu peux effacer tous mes sexes
dit Kateb avec un tremblement dans la voix
je n'aurai plus aucune chance de devenir dieu
mais je ne le souhaite pas vraiment
je t'aimerai avec un sexe comme tout le monde
et personne ne m'en voudra
et je n'aurai pas honte d'être comme tout le monde
un peu jaloux mais vraiment amoureux
c'est toi que j'aime et le monde m'aime
le monde t'aime aussi
et tu vas l'aimer beaucoup
l'amour c'est fait avec de la vie
comme les maisons avec de la boue
et le ciel avec des oiseaux
efface tous mes sexes
et dessine celui que tu veux
un petit un grand peu importe
je serai comme tu voudras
et je t'aimerai comme tu veux
il n'y a pas de raison de ne pas s'aimer
il y en a au moins une qui réclame l'amour
ce n'est pas dessiné
mais ça existe dans notre tête
ta tête et ma tête l'une contre l'autre
comme les deux vers d'un poème qui rime bien
et qui chante comme chante la poésie
Je vais manger toute la pommade
elle a un goût d'oiseau de mer
c'est un vieux remède de bonne femme
— Tu peux la manger si tu veux
dit la petite dame en y goûtant
c'est vrai que ce n'est pas mauvais
ça ne te rendra pas malade
et je vais effacer tout ce mauvais travail
et refaire ce qu'il faut que je fasse
je ne sais pas si c'est le bon endroit
plus personne ne regarde par ici
le monde est occupé à faire l'amour à la télé
et la télé enregistre tout
même quand tu manges la pommade
et même quand j'efface un à un
ces pauvres sexes qui ont manqué de couleurs.
Kateb mangea toute la pommade
il ne laissa rien qu'un autre put manger
et il en profita pour bien caresser
ce qui la faisait se tortiller
sur son siège de peintre en sexe
et elle peignit le sexe aux couleurs du soleil
jaune orange jaune vert
ce sont les couleurs du soleil
pour ceux qui ne le savent pas
et Kateb sentit son sexe se dresser
il ne regarda pas parce qu'il avait peur
qu'elle ait encore dessiné n'importe quoi
c'était un sexe qui marchait bien
il sentait la térébenthine et le baume de Venise
et il craquait un peu aux entournures
et elle le mit dans son sexe de femme
et il sentit toutes les couleurs du soleil
le jaune l'orange le jaune le vert
et il sut qu'elle avait bien travaillé
et il lut dans ses yeux
dans ses beaux grands yeux noirs
où l'amour était un infini de sensations
dans ses yeux il lut qu'elle l'aimait
et il aima beaucoup ce plaisir-là.
Quand ils eurent fini de faire l'amour
ils tirèrent un peu sur les fils
parce que Pierre avait fermé les yeux
et il ne se passait plus rien
Kateb était entre les cuisses de la petite dame
et elle lui caressait tendrement la nuque
mais il fallait que le spectacle continue
ou bien qu'il s'arrête et qu'on n'en parle plus
qu'on revienne le voir pour éviter d'en parler
voir comment Kateb fit l'amour à la petite dame
et comment la petite dame lui fit l'amour
et comment on ne vit jamais d'erreur
de manipulation
comment les fils ne s'emmêlèrent jamais
et comment Pierre s'y prenait-il
pour que ça ait l'air vrai
et qu'on ait envie de recommencer
de s'asseoir et de regarder
en se disant que Kateb
était reconstruit pour toujours
et que c'était une chance pour l'humanité
qu'il ne fut pas devenu dieu des hommes
et que les femmes ne fussent pas ses prêtresses
une pareille religion aurait manqué de sens
et les enfants auraient grandi quand même
et ils auraient tué le dieu vivant
et mort ils l'auraient enterré
et enterré ils auraient interdit qu'on l'aimât
Pierre éteignit toutes les lampes
le public s'en allait en chuchotant
il donna un coup de chiffon
entre les cuisses de la petite dame
maintenant désarticulée
et il vérifia le mécanisme de Kateb
afin qu'il ne fit pas défaut
au moment de la fin
qui était en principe
le moment que tout le monde attendait.
Il avait bien aidé Kateb à sa reconstruction
et il lui avait offert l'amour
ce à quoi tout le monde n'avait pas songé
Qu'en serait-il à la télé ?
il faut s'attendre à tellement de choses
quand la télé se met à reconstruire
les hommes qu'elle a détruits
peu importe ce que ferait la télé
elle le ferait de toute façon
et ça ne plairait pas à tout le monde
il était sûr de ne pas aimer
le Kateb de la télé
il l'aimerait un peu parce que c'était Kateb
mais il préférerait toujours
la marionnette à l'image
ce qui était bien pensé
de la part d'un homme de théâtre.
— Regarde comme tu es écrite
avait dit Kateb à la petite dame
tu es comme un oiseau
est-ce que tu t'envoleras ?
Je ne rêve pas, dis-moi que je ne rêve pas
— Tu rêves, dit la petite dame
— Je te ferai huit enfants et demi
parce que je n'aime pas les comptes exacts
et puis l'amour est une exactitude
je l'ai déjà dit à tout le monde
— Que veux-tu que je fasse d'une moitié d'enfant ?
est-ce que je devrai l'aimer comme les autres ?
je ne sais pas si je pourrai
il n'y aura rien entre ses cuisses
sauf pour faire pipi
dessine-moi un truc pour faire pipi
ne dessine pas le sexe
dessine seulement le truc pour faire pipi
dessine-le entre les cuisses de notre moitié d'enfant
il fera pipi comme tout le monde
mais il ne pensera jamais à l'amour.
c'est peut-être lui le dieu que tu cherches.
Quoi la télé ! Quoi la télé !
la télé existe et ça me suffit
on s'amuse et on rit
n'est-ce pas que c'est l'essentiel ?
on couvre l'évènement
pour faire du spectacle
par exemple Kateb est détruit
nous n'y sommes pour rien
nous les gens de la télé
les présentateurs les présentatrices
les montreuses de cuisses
et les magiciens de la dent blanche
la destruction de Kateb
est un fait de haute littérature
bien sûr la littérature ne nous intéresse pas
je veux dire pas en soi
qu'est-ce que ça vaudrait une émission littéraire ?
rien pas grand-chose ou très peu
mais alors vraiment très peu
et puis ce ne serait plus de la littérature
par la force des choses
et par la volonté de dieu
— nous sommes ici pour faire de la pornocacographie
qu'on se le dise !
qu'on se le répète !
qu'on se l'avale
et qu'on ne recrache rien !
la pornocacographie est un nouveau mode de vie
c'est la télé qui l'a inventée
elle l'a inventée avec des images
et un commentaire dessus les images
pour que ça fasse comme un cornet de glace
que ce soit bon et que ça coule sur les doigts
la destruction de Kateb est un évènement
qui nous intéresse bien plus
que l'assassinat du Président du Bongou
par le Président du Movégou
on se fiche de savoir qui a mangé qui
et qui a commencé le premier
et qui s'en est sorti vivant
pour emmerder le peuple
la destruction de Kateb
suppose sa reconstruction
le mot d'ordre est : il faut reconstruire Kateb !
— IL FAUT RECONSTRUIRE KATEB !
hurla la foule des téléspectateurs
qui assistaient en direct
à la tentative de record mondial
de la reconstruction de l'homme
par les temps qui courent
— Il faut reconstruire Kateb
répéta Thomas dans le micro
et il offrit un bouquet de fleurs
à une petite fille qui lui plaisait bien
Kateb ne savait pas trop quoi penser
bien sûr au théâtre
il n'était qu'une marionnette de carton
il y avait été reconstruit
et il avait connu l'amour
ce qui n'était pas mal non plus
mais le théâtre n'est pas la réalité
le théâtre est une supposition que ça arrive
et ça n'arrive pas tous les jours
on ne peut pas vivre dans l'approximation
il faut de la réalité pour vivre
un peu d'amour aussi
et beaucoup de sexe
mais ça c'est beaucoup plus cher
que la réalité
Ce qui était important maintenant
c'était qu'il fut reconstruit parfaitement
encore plus parfaitement qu'avant
tant qu'on y était
on pouvait lui reconstruire des yeux supplémentaires
derrière la tête au bout des doigts et sur les pieds
ça ne dérangerait personne
et ça lui rendrait bien service
un pêcheur d'oiseaux
a besoin de beaucoup de regards
c'est que ça vole un oiseau
ce n'est pas facile de voler avec lui
Question sexe, pas question
de lui reconstruire deux sexes
en tout cas du même sexe
de deux sexes différents c'eut été amusant
mais on ne peut pas être à la fois
un homme et une femme
on n'a jamais essayé
et Kateb ne voulait pas servir de cobaye
à l'humanité
question sexe
un sexe ce serait largement suffisant
ça lui éviterait de faire l'amour
avec plusieurs femmes en même temps
ce qui est terriblement fatigant
quand on a plusieurs sexes
et qu'on est donc un dieu parmi les hommes
question sexe
il savait bien ce qu'il voulait
et question femme
il épouserait Saïda l'heureuse
elle n'avait qu'un seul sexe
de telle manière qu'elle ne pouvait faire l'amour
qu'à un seul homme à la fois
ce qui est vraiment très convenable
pour celui qui lui fait l'amour
même si un autre homme
lui fait l'amour dans un autre temps
question femme
Saïda était tout ce qu'il lui fallait
il l'épouserait contre dix oiseaux
et sept permissions de regarder les oiseaux
quand ils font l'amour
pour faire des enfants
et deux permissions seulement de les regarder
quand ils font l'amour
rien que pour le plaisir
c'était une bonne affaire non ?
un capital qui pouvait rapporter
à condition de ne pas le confier à n'importe qui
de son côté
Saïda amenait le linge de maison
le linge de son corps
le linge des futurs enfants
les meubles pour mettre dedans tout le linge
et les ustensiles
pour nourrir tout ce monde
Kateb avait promis de l'engrosser
trois fois par an
ce qui est tout de même pas mal
pour un pêcheur d'oiseaux
les éboueurs font beaucoup mieux
mais leurs enfants ne vont pas à l'école —
Ce serait un beau mariage
avec du vin et des filles pour tout le monde
Kateb ne boirait pas de vin
et il n'embrasserait pas les filles
le marié doit aimer la mariée
c'est la règle du jeu
et il doit lui faire dix enfants d'un coup
dans la nuit de noces
c'est ça le plus angoissant
ces dix gosses qu'il faut fabriquer
et les fabriquer avec plaisir
sinon tout est gâché
et la mariée fait la grimace
jusqu'à la fin de ses jours
ce qui n'est pas une bonne affaire
et tout ça, pour une nuit sans plaisir !
Les dix gosses, il les ferait
il mangerait beaucoup de fenouil
qu'il saupoudrerait de cannelle
et de poussière de rhinocéros
c'était un bon remède contre la toux
il verserait donc trois litres et demi de sperme
dans le sexe de Saïda qui mesurerait bien
des fois qu'il aurait toussé en cachette
et alors elle lui dirait qu'elle n'en peut plus
qu'elle a eu beaucoup de plaisir
mais que ça lui fait un peu mal
ce qui est normal
vu qu'il aurait un peu mal lui aussi
les choses se passeraient ainsi
Saïda glouglouterait comme une bouteille
chaque fois qu'il lui chatouillerait le ventre
et il lui ferait l'amour quatre fois par jour
la remplissant de sperme
et quand elle serait bien remplie
qu'il n'y aurait plus de glougloutements
il lui pincerait gentiment les fesses
et elle pondrait de gros œufs bien frais
que tout le monde viendrait regarder.
— Qu'ils sont beaux ces œufs !
Et il y en a beaucoup !
combien en avez-vous pondu ?
rien que ça ! ma chère petite
que de sperme ! que de sperme !
Et Kateb l'aiderait à peindre les œufs
de toutes les couleurs
pour le jour de Pâques
et on respecterait la tradition
qui consiste à cacher les œufs
pour que les enfants les trouvent.
— Dis maman, comment on fait les œufs ?
— Il faut du sperme, ma fille, du sperme
beaucoup de sperme beaucoup de sperme !
— Dis papa, comment on fait le sperme ?
— Il faut de l'amour, mon fils, de l'amour
beaucoup d'amour beaucoup d'amour.
Et les enfants les trouveraient
mais ils ne les mangeraient pas
les mœurs ont beaucoup évolué
et on ne mange plus les œufs de Pâques
c'étaient des mœurs barbares
mais les enfants ne se rendaient pas compte
les parents non plus d'ailleurs
mais ils avaient été des enfants
et ils ne s'étaient pas rendu compte non plus
donc les œufs on ne les mangeait plus
on les ramenait à la maison
et on les rangeait dans une armoire
sur des étagères couvertes de papier vichy
et on attendait que le temps passât
et il passait même si on n'attendait pas
on ne savait jamais ce qui allait se passer
on savait que ça se passerait
et que personne n'y pouvait rien
ni les femmes
qu'elles glougloutassent ou non
suivant l'état de leur grossesse
ni les hommes
qu'ils versassent leur sperme
ou qu'ils ne le versassent pas
Les enfants ne comprenaient pas tout
ils comprenaient l'amour et le sperme
ils comprenaient les œufs
ils comprenaient que le jour de Pâques
ce n'était pas le jour de Noël
mais c'était à peu près tout ce qu'ils comprenaient
le reste était écrit dans des livres
mais ils ne savaient pas lire
ils n'aimaient pas l'école
et il leur arrivait de ne pas vouloir grandir
et quand on leur demandait pourquoi
ce qui était rare
tellement on se fichait de le savoir
les petites filles parlaient d'avoir eu peur
en entendant glouglouter leurs mères
et les petits garçons se demandaient
si c'était vraiment un but dans la vie
de verser du sperme toutes les nuits
tout ça pour faire des œufs de Pâques
qu'on n'avait même pas le droit de manger
depuis que les mœurs avaient évolué
qui donc avait voulu les faire évoluer
c'était personne en particulier
et puis de toute façon c'était des statues
avec des trous à la place des yeux
et une plaque avec le nom
la date de naissance
et la date de la mort
ce qui ne voulait pas dire grand-chose
quand on venait de sortir de l'œuf
Les parents comprenaient mieux
depuis qu'ils avaient eu droit au crédit
pour acheter ce qui leur faisait plaisir
ils n'avaient pas assez du plaisir
de faire l'amour quatre fois par jour
il leur fallait d'autres plaisirs
qu'un cinquième amour
ne pouvait pas remplacer
on comprend bien la chose
pour ceux qui ne faisaient l'amour
que deux ou trois fois par jour
pour ceux qui ne le faisaient pas tous les jours
et pour ceux qui ne le faisaient jamais
mais l'essentiel c'était que les parents
comprissent mieux l'histoire des œufs
s'ils avaient acheté une voiture
plutôt que s'ils n'en avaient pas acheté
Le monde n'est pas fait pour être compris
les œufs et les voitures vivent dans le même monde
et les hommes et les femmes s'aiment
pour fabriquer des œufs et des voitures
des œufs pour repeupler le monde
et que ça recommence
et des voitures pour aimer les œufs
qui en ont bien besoin
surtout qu'ils ne comprennent jamais
pourquoi on leur peint le nombril en bleu.
Bien sûr tout ça ne valait pas
le vin et les filles
qu'est-ce qu'elles sont belles les filles
quand on ne les a pas encore épousées !
et qu'est-ce qu'on a envie de leur faire l'amour !
on a envie de soulever leurs jupes
pour regarder si elles ne mentent pas
si elles sont bien prêtes pour l'amour
et si c'est seulement pour le plaisir
mais il ne faut pas soulever les jupes
c'est très amusant pour tout le monde
et particulièrement pour les filles
mais il y a des statues qui nous regardent
avec leurs trous à la place des yeux
et on a beau savoir qu'elles ont vécu
ce que vivent les statues
le temps d'une révolution
on n'en est pas moins impressionné
et on hésite à soulever les jupes
ou alors à peine un peu
pour deviner la cuisse
et ce qu'elle annonce de pétillant
de poilu et de grassouillet
ce qui n'a pas de nom
sauf que c'est joli
et qu'on peut l'appeler comme ça
parce que c'est joli.
— Madame, est-ce que je peux voir votre joli ?
— C'est que je ne suis pas encore veuve.
— Vous me le montrerez quand il sera mort ?
— Il faudra me traiter en jeune fille.
— Mademoiselle est-ce que je peux voir votre joli !
— Je ne sais pas si maman voudra.
— Si elle veut, je pourrai le toucher ?
— Je n'y vois pas d'inconvénient.
— Monsieur, voyez-vous un inconvénient
si je touche le joli de votre fille ?
— Il n'y a aucun inconvénient
si vous avez les diplômes requis
et si vous avez fait votre service militaire.
Je n'ai pas les diplômes
je n'ai pas fait mon service militaire
je suis encore puceau
et les femmes me font peur
est-ce que je peux devenir curé
dans ces conditions ?
— Mon fils, il faudra vous la couper !
Je ne veux pas qu'on me la coupe
je préfère me marier avec une femme de mon âge
et lui faire des enfants
qui ne seront pas éternels
puisque c'est la volonté de dieu
je ne veux pas qu'on me la coupe
je ne demanderai plus rien aux femmes
et je ferai semblant de ne pas les aimer
pour qu'elles ne me demandent rien
ce qui m'évitera de leur faire des enfants
et de les tuer par la même occasion
ce qui me rendrait fou
sauf si je les aime beaucoup
ce dont je ne suis pas certain.
Ou alors je me ferai faire un enfant par une femme
le monde aura beaucoup changé
ce n'est pas demain la veille
mais on peut rêver
est-ce qu'on peut rêver à la télé
si ce n'est pas pornocacographique ?
— Bien sûr qu'on peut rêver, dit Thomas
voulez-vous que je vous raconte
l'histoire de l'homme qui se fit faire
un enfant par une femme ?
— Est-ce que c'est pornocacographique ?
dit le public en croisant les bras
parce que c'était un débat télévisé
où on se croisait les bras pour montrer
à quelle classe sociale on appartenait
on n'apprend pas à se croiser les bras
dans toutes les classes sociales
certaines classes se croisent les pieds
d'autres croisent le fer
d'autres encore croisent les voitures
certaines croisent les croix
il y en a qui croisent sur la ligne blanche
et d'autres qui croisent l'incroyable
des classes sociales il y en a des paquets
à croiser tout ce qui peut se croiser
mais les moins cons se croisent au morpion
c'est beaucoup plus amusant
et il n'y en a qu'un qui gagne.
— Est-ce que c'est pornocacographique ?
— Non, pas vraiment, dit Thomas.
— Alors on ne veut pas l'écouter ton histoire
nous on est venu pour voir de la pornocacographie
on nous a cassé les oreilles
avec des histoires de théâtre
qui nous ont énervés
tu ne nous feras pas mourir d'ennui
avec cette histoire inventée de toutes pièces
qui n'amusera que les contemplatifs.
— Je peux y mettre le grain de sel, proposa Thomas
pour faire un enfant
que ce soit l'homme qui le fait à la femme
ou la femme qui le fait à l'homme
il faut mettre un sexe dans l'autre sexe
et c'est terriblement pornocacographique
qu'en pensez-vous mesdames et messieurs ?
— Dans ces conditions on accepte
on paiera la redevance avant l'échéance
— Un volontaire pour faire le rôle du monsieur
et une volontaire pour faire la dame !
lança Thomas dans le micro.
— Est-ce que ça fait mal ? demanda un homme
qui commençait à se déshabiller.
— Est-ce qu'on fait semblant ? demanda une dame
qui vivait toute nue tous les jours de l'année.
— La pornocacographie est une réalité
on ne peut pas faire semblant de pornocacographier
ce ne serait pas télégénique
et on a besoin de la redevance
faites exactement ce que je raconte
ce n'est pas difficile entre homme et femme
nous sommes fait pour nous pornocacographier
n'ayons pas honte de notre nature
monsieur est-il prêt à nous faire un enfant ?
madame est-elle prête à faire le monsieur ?
le chronomètre est parti
la première question est la suivante :
qui a inventé la non-chaise ?
— Gutenberg ! Rubens ! Rimbaud ! Breton !
le roi de Jordanie ! celui du Maroc !
— Non, la réponse est : Alpenstock.
Deuxième question :
qui a dit : le soleil est mon père ?
— Tabarly ! Kepler ! Haroun al Rachid !
Mourousi ! Brassens !
— Non, la réponse est : Plateraine !
— Ce jeu est trop difficile
et pas assez pornocacographique
dit la foule qui avait mal à la tête.
— Je n'y peux rien, c'est le jeu
fit Thomas en remuant les fiches
si je vous raconte une histoire
c'est beaucoup plus facile
mais personne ne gagne
ce qui est beaucoup moins intéressant.
— Voyons ce que c'est ton histoire.
— C'est l'histoire de l'homme
qui se fait faire un enfant par une femme
c'est une histoire très pornocacographique
que les âmes prudes éteignent la télé
ce n'est pas un spectacle pour elles
donc un jour ce monsieur lit dans le journal
que désormais les hommes vont pouvoir décider
aussi bien que les femmes
si ça leur plaît ou non d'avoir un enfant
Tiens, se dit l'homme qui n'était pas marié
et qui n'avait jamais eu d'enfant
du moins à sa connaissance
voilà une affaire bien intéressante
une affaire qui m'intéresse au plus haut point
une affaire qui m'intéresse
comme aucune affaire ne m'intéressera jamais
et lisant bien entre les lignes
il lit l'adresse de l'institut pornocacographique
où les hommes peuvent se faire faire des enfants
moyennant finance bien sûr
dans un souci légitime d'économie.
Notre homme qui n'est pas sans le sou
écrit de sa plus belle plume
une déclaration d'amour à celle qui voudra
contre monnaie sonnante et bien sur ses jambes
lui faire un enfant digne de ce nom
il demande un rendez-vous
propose de verser des arrhes
et il adresse le pli à l'institut en question
en portant la lettre il croise une postière
au décolleté vertigineux
il se demande s'il fait bien
de dépenser de l'argent
et s'il ne serait pas plus économique
de se faire faire un enfant par une postière
dont la poitrine est un gage de prospérité
il ne lui pose pas la question
craignant qu'elle ne soit déjà mariée
mais il a un petit pincement au cœur
en se disant que la vie est mal faite
ce qui n'est pas le cas des seins de la postière.
Le temps passe, inexorablement
et un jour arrive la réponse
dans une enveloppe à en-tête
qu'il déchire nerveusement
le rendez-vous est fixé pour le lendemain
à neuf heures du matin précise
c'est une bonne heure pour faire l'amour
d'arrêter de fumer et de boire de l'alcool
il se bourre de vitamines
il essaie de dormir mais ne peut pas
et le lendemain à neuf heures
il frappe à la porte de l'institut
une grande porte en canard laqué
avec un regard qui porte un monocle
et un bas de porte chaussé de vernis
ce qui est très classe pour une porte
la porte s'ouvre avec un bruit d'engrenages
qui s'égrènent les uns dans les autres
mastiquant la graisse qui les sépare
et il s'engage dans le seul couloir
avisant une seule porte
sur laquelle il frappe du plat de la main
la porte s'ouvre
une jeune fille pas très belle le fait entrer
elle a une tête pas aimable
elle sourit sans le faire exprès
le monsieur espère soudain
que les femmes qui font des enfants aux hommes
sont semblables aux femmes
à qui les hommes font des enfants
sans le faire exprès.
il a raison de ne pas douter
une femme en tablier blanc arrive
une superbe femme avec deux seins
deux jambes et sans doute un beau sexe
une femme qui ne ressemble pas à un boudin
il a envie de lui faire l'amour
il lui ferait bien un enfant aussi
mais il n'est pas venu pour ça
il faut d'abord remplir la fiche
signer le chèque
et se faire tirer le portrait
la belle dame fait tout cela sans faute
on voit qu'elle a l'habitude des hommes
elle montre ce qu'il faut montrer
ce n'est pas beaucoup mais ça donne envie
de croire à la vie éternelle.
— Est-ce que vous me présentez d'abord ?
demande le monsieur un peu étourdi.
— Vous présenter ! fait la belle dame en tablier blanc.
Qui voulez-vous que je vous présente ?
— Eh bien, la dame qui va me faire un enfant.
Je voudrais d'abord lui parler
lui dire combien je l'aime
je veux savoir si elle m'aime
— Je ne vous aime pas, dit la dame
en riant un peu, je vous ferai un enfant
soyez sûr que le travail sera bien fait
mais ne me demandez pas de vous aimer.
l'homme n'en revenait pas
c'était elle qui allait lui faire un enfant
elle le ferait avec amour
on ne peut pas faire autrement
elle ne l'aimerait pas
elle n'était pas payée pour ça
mais lui il l'aimerait beaucoup
et il n'oublierait pas
qu'elle serait la mère de son enfant
— Suivez-moi, dit-elle gentiment
après lui avoir flatté la joue
ce qui était compris dans le prix
et nécessaire pour la suite des évènements
elle marcha devant lui
ce qui était nécessaire
et il essaya de la deviner
en train de lui faire un enfant
avec un plaisir qui ne pouvait être que grandiose.
Mais, changement de décor,
elle poussa la porte d'une grande salle blanche
où il était interdit de fumer
elle fit de la lumière
car il n'y avait pas de fenêtre
à cause de la pollution extérieure
et il vit que la pièce était presque vide
et aveuglante à force de blancheur
il y avait une table d'examen au milieu
avec une serviette blanche dessus
il ne savait pas que c'était comme ça
que les femmes faisaient des enfants aux hommes
ce n'était pas très poétique
mais il fallait accepter les faits
il allait faire l'amour dans une sorte d'hôpital
dans une espèce de salle d'opération
et la lumière était blanche comme la propreté
il regarda les mollets de la belle dame
juste pour se donner des idées
puis les bras qu'elle avait un peu musclés
et il retrouva les idées qui conviennent
quand on est sur le point de faire l'amour
avec une femme très esthétique.
— Déshabillez-vous, dit-elle doucement
et allongez-vous sur la table
je reviens dans un instant.
elle sortit par une autre porte
elle allait revenir dans un instant
il l'entendit remuer des instruments métalliques
dans la pièce à côté
les bonnes idées s'envolèrent d'un coup
il s'allongea sur la table
la serviette était trop petite
et le vinyle très froid
il regarda son sexe
mais il n'avait plus d'idées
il essaya de se rappeler un autre corps
n'importe lequel dans sa mémoire
mais les idées ne revenaient pas
et il se demanda si on allait
lui rembourser les arrhes qu'il avait versées.
Et puis soudain elle apparut
entièrement nue
elle laissa la porte se refermer derrière elle
et elle le regarda en souriant
pour que les idées lui viennent en foule
et pour que l'enfant soit vraiment très beau
il se tordit le cou pour la regarder
elle n'avait pas d'instrument dans ses mains
juste une bague au reflet rouge
et elle avança sur ses pieds nus
et il devint fou de son corps
et il se demanda
s'il était possible de payer un supplément
Elle grimpa sur le lit
et elle s'assit sur ses cuisses
il avait envie de parler
de lui dire combien il la trouvait belle
qu'il n'avait jamais fait l'amour
avec un corps de cette qualité
mais elle mit son sexe dans le sien
et il ferma les yeux
caressant ses cuisses du bout des doigts
l'écoutant clapoter comme une vague
et il eut l'impression de voyager dans un autre pays
où les femmes ne mangent pas de la viande
mais où elles boivent tout le vin
que les hommes ne peuvent pas finir.
C'était fini
elle l'embrassa tendrement sur le front
et il n'eut pas le temps de lui rendre son baiser
il n'avait même pas touché ses seins
elle se leva d'un bond
et retourna dans la pièce pleine d'instruments
— Vous pouvez vous rhabiller, dit-elle
revenez pour l'accouchement
tout se passera bien
revenez dans un mois.
— Un mois seulement, dit l'homme
qui ne savait plus très bien ce qu'il disait.
— Pour les hommes, c'est un mois
c'est normal mon chou
les hommes c'est si fort si grand
reviens me voir dans un mois.
— Je peux vous dire au revoir
si ce n'est pas trop vous déranger
— Ça ne me dérange pas, dis-le
et reviens me voir dans un mois
ne te fais pas trop de soucis
ne fume pas ne bois pas d'alcool
— Je voudrais vous embrasser
c'est ce que je veux dire
un petit baiser d'au revoir.
— Pas de baiser, mon chou
ce n'est pas sur la facture
va boire un bon café, ça te passera.
Les femmes !
il ne lui avait même pas caressé les seins
ni les fesses ni les épaules
pour le même prix !
il lui en voulut pendant quelques jours
et puis sa colère passa
quand il vit son ventre se gonfler
l'idée d'être un vrai papa
et non pas une espèce de faire-valoir
le remplissait d'une joie incroyable
et il suivait bien tous les conseils
qui figuraient dans le manuel
qu'on lui avait remis après l'amour
à la sortie de l'institut
il avait pris un mois de congé
pour ne subir aucun stress
cet enfant avait vraiment de la chance
d'être le fils d'un père
un mois passa sans douleur
le ventre était un peu gonflé
il gargouillait aussi
mais aucune douleur ne le réveillait la nuit
il se rendit donc à l'institut
où la belle dame le reçut chaleureusement
elle le conduisit dans la même salle
et il se coucha nu sur la même table
cette fois elle ne se déshabilla pas
elle mit un masque et des gants
et elle prit le sexe dans ses mains
l'examina attentivement
elle sourit un peu
ce qu'il vit à ses yeux
du résultat de ses manipulations
et l'homme fut très heureux d'avoir autant d'idées
le jour de la naissance de son premier enfant.
— Toujours pas de douleur ? demanda-t-elle
Il répondit que non
que le manuel ne prévoyait pas de douleur
qu'elle devait le savoir
et qu'il était en droit de se demander
pourquoi elle posait cette question
est-ce qu'il y avait une douleur
dont on ne l'avait pas prévenu ?
pourquoi mentir au client
alors qu'il a payé le juste prix ?
est-ce que c'était une douleur aussi insupportable
que celles qui font souffrir les femmes
auquel cas il préférait mourir tout de suite
et même ne plus faire l'amour à aucune femme ?
il parlait, il parlait, il parlait
cette histoire de douleur atroce
lui avait enlevé toute idée
de faire l'amour dans les mains gantées
de la belle dame au tablier blanc.
C'était peut-être ce qu'elle voulait
et elle regardait le sexe maintenant réduit
et ses yeux ne souriaient plus
elle avait toujours des seins magnifiques
et ses bras étaient faits pour l'amour
mais il ne fallait pas avoir des idées
il fallait en manquer totalement
et pousser pousser pousser
pousser de toutes ses forces
quelque chose était arraché à sa substance
ce n'était pas une douleur
mais ça faisait très mal quand même
pourquoi le manuel n'en parlait-il pas ?
pourquoi mentait-on dans cet institut ?
il y avait des tas d'instituts dans le monde
et il y en avait qui ne mentaient pas
on vous disait tout sur cet arrachement du cerveau
sur ce morceau de votre chair
qui se détache pour vous traverser le sexe
et venir à la vie
il y avait d'honnêtes instituts
où les hommes se faisaient faire des enfants
par des femmes peut-être moins belles
mais des femmes qui ne mentaient pas
qui vous regardaient dans les yeux
vous tenant le sexe entre leurs doigts
et plaignant votre souffrance
et vous leur caressiez les seins et les cuisses
pour tenter de vous faire une idée
de ce qui vous arrivait
et soudain la douleur devenait insupportable
et elle s'arrêtait
et on avait l'impression que ça pouvait recommencer
mais la femme très belle se levait
elle vous tapotait le ventre gentiment
et elle vous demandait d'ouvrir les yeux
et vous ouvriez les yeux
la douleur avait totalement disparu
vous pouviez sourire à la belle dame
elle souriait aussi en tendant la main
— On ne voit pas bien si c'est une fille ou un garçon
disait-elle en se mordant les lèvres
et vous vous demandiez ce qu'elle voulait dire
et vous regardiez dans le creux de sa main
et c'était étonnant ce qui arrivait
ce petit être bafouillant
dans la paume de sa main
dont on ne savait pas
même en regardant bien
si c'était un garçon ou une fille.
— Il est vraiment petit, disiez-vous d'un air désolé.
— C'est que, disait la belle dame
un sexe d'homme
c'est beaucoup plus petit qu'un sexe de femme.
Ainsi naquit Gnafron
le complice de Guignol
au théâtre des marionnettes
et toutes les petites filles
que comptait la terre à l'envers
se rassemblèrent sur la plage
au grand étonnement des oiseaux
qui n'avaient jamais
vu autant de petites filles d'un coup
Gnafron le nain avait gagné
au jeu des ballons qu'on crève
pour gagner le jeu
il faut jouer le jeu
si on ne veut pas perdre
et pour gagner il faut savoir
comment on crève les ballons
sans faire pleurer les petites filles
la règle est la suivante :
pour crever les ballons
sans faire pleurer les petites filles
sauf quelques unes bien sûr
qui n'ont rien compris au jeu
juste pour embêter tout le monde
ce sont de vilaines pétasses
et on n'en parle plus
d'autant que leur derrière
n'est pas beau à voir
une chose expliquant l'autre
parce que notre belle terre
contrairement à l'avis des savants
qui ne savent rien du tout
comme disent les philosophes
qui savent ce que tout le monde sait
sur notre belle terre
qui a la forme d'un chapeau chinois
sur la tête d'un guerrier berbère
dont le sexe est celui d'une femme
ce qui met en colère le prêtre de l'église
qui ne veut pas voir un seul genoux
et pas même une cheville
d'ailleurs il ne veut rien voir
ça lui fait trop mal à la tête
de rêver à l'amour
et de le faire avec son matelas
qui sent mauvais
qui sent l'amour tout seul
avec l'odeur des pieds
de la cire encaustique
et du parfum printanier de la bonne
ça sent quand même la vie
et on lui souhaite beaucoup de bonheur
à notre petit curé de campagne
qui vieillira bien un jour
et qui aura moins envie
de chatouiller le derrière des femmes
avec les mains et aussi avec le nez
qu'est-ce que ça doit être bon
de chatouiller leurs derrières
avec le bout du nez
pense le petit curé en regardant d'un air amusé
son zizi tout droit et tout rouge
je devrais essayer avec la bonne
elle sent bon la primevère
l'églantine et le pince-moi
mais la bonne est déjà mariée
et dieu n'aime pas l'adultère
tant pis je le ferai tout seul
dans ma chambre de solitaire ami de dieu
je me caresserai comme une femme
et à travers les barreaux de ma prison
les petites filles riront de ma solitude
et de mon plaisir
sur notre belle terre rien n'est facile
pensait le curé en se grattant discrètement
ce n'est pas moi qui ai inventé les petites filles
d'ailleurs si ç'avait été moi
je les aurais faites un peu plus grandes
je leur aurais donné des seins bien ronds
et un derrière bien joufflu
et je leur aurais interdit
de manger des pommes d'amour
en me faisant l'amour
sur notre belle terre il n'y a que l'homme qui compte
mais rien ne ressemble à l'amour
les petites filles sont trop petites
les femmes sont trop grandes
il n'y a que les fleurs qui sentent bon
elles sentent la bonne et le mariage de la bonne
elles sentent le printemps
et la cuisine au beurre
j'aime les fleurs de mon église
pensait le petit curé en carton-pâte
dont les fils ne s'étaient pas encore animés.
la règle n'est pas compliquée
expliquait la petite fille en se mordant les lèvres
quelqu'un lui avait volé sa culotte
cela faisait rire tout le monde
parce que tout le monde savait qui c'était
la petite fille ne le savait pas
mais elle savait ce qu'elle voulait
et elle s'en fichait pas mal
des mains qui lui chatouillaient le joli
sans l'aimer vraiment
juste pour s'amuser et se donner des idées
tout le monde a le droit d'avoir des idées
surtout quand l'amour est difficile
la petite fille savait cela
parce qu'elle avait un zizi d'homme
dans son joli joli
elle ne l'avait dit à personne
pour ne pas faire de jalouses
les petites filles sont tellement jalouses
et tellement cruelles
ce n'était pas un gros zizi comme celui du curé
c'était un zizi beaucoup plus petit que le doigt
mais c'était un zizi quand même
et la petite fille était très heureuse
d'être aussi un petit garçon
si je ne trouve pas un amoureux
je me ferai l'amour toute seule
je mettrai mon zizi dans mon joli
et je ferai ce qu'il faut faire
et j'attendrai ce qui doit arriver
et je ferai une vilaine grimace rouge
comme le curé à travers les barreaux
et tout le monde saura que je suis amoureuse
ce qui est très pratique
quand on rêve d'être une femme du monde
— Explique-nous la règle
dirent les autres petites filles
au lieu de nous raconter ta vie
qui ne nous intéresse d'ailleurs pas
tu rêves d'amour inutilement
tu n'as pas un corps fait pour l'amour
ton corps est fait pour les câlins
ce qui n'est pas la même chose
qui voudra tomber amoureux
d'une petite fille aux idées bizarres
qui rêve de se faire l'amour toute seule
avec quoi tu le feras l'amour
avec la main ce n'est pas de l'amour
avec un zizi de carton ce n'est pas de l'amour
avec le nez de ta copine
c'est de l'amour mais c'est cochon
l'amour des amoureux n'est pas cochon
même s'ils font pipi avec leur zizi
d'ailleurs nous on fait des enfants avec notre joli
ce qui n'est pas plus propre
si on se donne la peine de réfléchir
à quoi ça sert de faire des enfants ?
pour jouer d'accord c'est une bonne affaire
on adore jouer avec les jouets des autres
et on ne prête jamais les nôtres
il n'y a pas de règle dans notre jeu
on fait ce qu'on veut et on grandit
on devient une femme et on fait des enfants
les enfants meurent et on les met dans des boîtes
on les met dans les boîtes avec les pots de confiture
et on attend que le temps passe
on n'arrive pas à mourir
parce que la vie est éternelle
on n'aime plus les hommes
mais on fait l'amour quand même
on ferait l'amour à n'importe qui
pourvu que ce soit un homme
les hommes meurent si facilement
on les met aussi dans des boîtes
et on les range avec les boîtes de conserve
avec les champignons farcis
les coqs au vin et les magrets gras
on ne mange pas les hommes
on ne tartine pas avec des enfants
on mange du pain comme tout le monde
et on rêve que le plaisir est une espèce de mort
et tout recommence avec le même sexe
Explique-nous la règle
du jeu qui consiste
à crever les ballons
sans crever les yeux
des petites filles qui pleureront après
quand tout le monde sera parti
et qu'elles seront seules
pour compter ce qui reste
de leur chagrin
et du plaisir
qui ne vient pas
Explique-nous la règle du jeu
on les crève comment ces ballons
est-ce qu'il faut prendre un oiseau
le mettre bien droit en tirant dessus
et en lissant ses plumes blanches
les ailes bien collées au corps ?
ensuite faut-il jeter le bec en avant ?
les oiseaux n'aiment pas ça
ils sont faits pour voler
pas pour être jetés comme des pierres.
Oiseaux, oiseaux,
on va jouer au jeu des ballons qu'on crève
est-ce que vous voulez jouer avec nous ?
il y aura beaucoup de petites filles
et on pourra les caresser du bout de l'aile
ceux qui aiment les femmes pourront faire l'amour
ce n'est pas très réglementaire
mais on fermera les yeux
Gnafron avait gagné
il n'en revenait pas
lui si petit si chétif et si pauvre
il avait lancé les oiseaux avec rage
il voulait gagner dans la télé
c'était le moment où jamais de gagner
c'est par hasard qu'il avait tiré le bon numéro
par hasard aussi si les oiseaux avaient bien voulu
jouer le jeu
et il avait visé les ballons en tirant la langue
et il en avait crevé quatre cent cinquante-six
sans blesser un oiseau
sans crever un seul œil de petite fille
et tout le monde en était resté baba
comment un homme aussi petit
avait-il réussi à crever autant de ballons
c'est-à-dire plus que tous les autres réunis ?
hein ? comment il avait fait le Gnafron ?
ça c'était une chouette question à se poser
et tout le monde se la posait
on ne pouvait pas soupçonner de la triche
on avait tout vu de ses propres yeux
personne n'avait triché c'était sûr
Gnafron avait tiré le bon numéro
les oiseaux avaient joué le jeu
les petites filles aussi
personne n'avait été blessé
c'était une réussite parfaite.
— Qu'est-ce que j'ai gagné ? demanda Gnafron
à Thomas qui réglait le grossissement
Est-ce que j'ai gagné le droit de rejouer ?
Ça me ferait tellement plaisir
de le refaire de la main gauche !
je suis sûr de gagner encore
sauf si je ne tire pas le bon numéro
et si les oiseaux ne jouent pas le jeu
et si les petites filles font exprès
de se faire crever les yeux
— Tu as gagné le droit d'épouser
la petite fille de ton choix
déclama Thomas dans le micro
et le public était fou de joie
à l'idée pornocacographique
qu'on pouvait tirer de ce formidable sujet
— Quelle aventure ! s'écria Gnafron
et il lorgna en direction des petites filles
qui faisaient semblant de rien
mais qui travaillaient beaucoup leur regard
sachant que c'est le meilleur instrument
pour séduire les hommes
quand on n'a pas été prévenue
qu'il fallait les séduire
et qu'on n'a rien préparé de plus consistant
l'amour est une cuisine délicate
et il faut toujours avoir un plat préparé
le regard est le meilleur d'entre eux
ça marche presque toujours
bien sûr il y avait beaucoup de petites filles
3 018 457 001 petites filles exactement
ça faisait vraiment beaucoup
mais il vaut mieux beaucoup que rien
d'autant que Gnafron avait confiance
il était sûr de tirer le bon numéro
elles avaient toutes le même regard
et s'il en croyait leurs yeux
il n'y avait aucune raison
d'en choisir une plus que les autres
mais il ne croyait pas leurs regards
ni les tentatives frauduleuses
de montrer ce qu'il aimait le mieux
en matière de corps féminin
il se gratta la tête en pensant
que l'amour est une affaire de calcul
il divisa le nombre des petites filles
par le même nombre
cela faisait un exactement
c'était formidable que ça fasse un
parce que si dieu avait voulu que ça fasse deux
ça aurait fait deux
et c'était très embêtant
pour la suite des aventures de Gnafron.
la petite fille savait compter jusqu'à un
elle ne savait pas diviser
bien que un divisé par un
ça fait somme toute le même résultat
que le nombre total de petites filles
divisé par leur nombre exact
mais elle ne savait rien de la division
elle ne savait même pas qu'on pouvait diviser
elle disait un quelque chose
c'était tout ce qu'elle savait des mathématiques
et donc de l'amour
et en plus elle se fichait complètement
de l'univers merveilleux des mathématiques
ce qui comptait pour elle c'était l'amour
ça faisait un
un quelque chose qui comptait
elle ne savait même pas que un égale un
ce que tout le monde sait
mais ce que le monde sait
est écrit dans les livres
et pas dans la tête d'une petite fille
elle voulait un amoureux
ça faisait un si elle comptait bien
elle était une petite fille
ça faisait toujours un
donc ses calculs étaient exacts
elle ne retrouvait plus sa culotte
tout le monde avait vu le voleur
mais personne ne le dénonça
Pauvre voleur de culotte !
qu'est-ce que tu vas être déçu
quand la petite fille épousera Gnafron !
mais qu'est-ce que tu vas être déçu
de ne pouvoir rien mettre dans la culotte
à part ton vieux micro télévisuel !
Gnafron avait rencontré
le regard de la petite fille
elle n'avait pas de culotte
ce qui prouvait que ce n'était pas
une petite fille sérieuse
c'était un mauvais signe
pour l'avenir de leur vie conjugale
mais Gnafron ne savait pas pourquoi
pourquoi il préférait celle-là plutôt qu'une autre
avec ses taches de rousseur et son petit nez pointu
ses seins en forme de chapeau chinois
ses jambes comme des baguettes de pain
son ventre lisse comme un miroir
elle n'était pas vraiment la plus jolie
ses yeux ne disaient pas toute la vérité
les petites filles amoureuses
ne peuvent pas s'empêcher de mentir
elle montra ses dents toutes blanches
et toutes les petites filles l'imitèrent
elle se mit à rire de bon cœur
et les autres petites filles rirent aussi
mais de mauvais cœur
parce qu'elles savaient qu'elles avaient perdu
c'est dur de perdre ce qu'on a espéré
il y a toujours quelque chose à gagner
et on ne gagne pas toujours comme on veut
3 018 457 000 petites filles tristes
ce n'est pas vraiment beaucoup
si on compte bien
mais sur le coup ça fait de la peine
c'est émouvant comme la fin d'un film
et on ferme la télé
avec une bonne larme à l'œil
une petite tristesse qui fait du bien au cœur
c'est un entraînement au bonheur
il faut beaucoup s'entraîner pour être heureux
et pour ça la télé c'est formidable !
— Quel bonheur d'être avec toi, dit Gnafron
dans l'oreille de la petite fille
qui avait enlevé ses boucles d'oreilles
en cas d'ivresse.
— Moi aussi je t'aime, dit-elle
je ne suis pas encore faite pour l'amour
il faudra que tu attendes un peu
ça ne durera pas si longtemps
on dit que la vie est courte
je ne sais pas ce qu'elle dure
mais je veux t'aimer toute la vie
ce qui ne veut pas dire jusqu'à la mort
parce que là
je ne sais plus ce que je veux
je n'y ai pas encore réfléchi
est-ce que tu veux faire l'amour avec moi ?
Gnafron était vraiment petit
à peu près grand comme le pouce de la petite fille
il lui montra son zizi bien droit et bien rouge
et elle le trouva très beau
— Je crois qu'il est un peu petit, dit-elle
tu ne grandiras plus jamais
ce qui n'est pas mon cas
donc ton zizi sera plus petit encore
quand j'aurai l'âge de faire l'amour
je crois que ça va poser un problème
on s'est un peu précipité
l'amour nous a fait faire une bêtise
tu ne pourras jamais me faire l'amour
et c'est ce que je veux qu'on me fasse.
— Je sais faire l'amour aux femmes
déclara Gnafron en se mettant tout nu
mon zizi est bien assez grand
pour faire l'amour et pour faire des enfants
lève ta jupe et écarte les cuisses !
— Que veux-tu faire entre mes cuisses ?
tu ne pourras rien faire du tout
d'ailleurs je ne sentirai rien
je ne suis pas encore faite pour l'amour
— Ce qui n'est pas mon cas, dit Gnafron
en remontant le long de la cuisse
est-ce que ça te chatouille déjà ?
— Un peu, je dois l'avouer, dit la petite fille
je ne suis pas encore faite pour l'amour
mais je suis déjà presque une femme
alors ça me chatouille un peu
mais vraiment pas beaucoup.
Gnafron arriva tout près du joli
— Quel joli joli, dit-il en rêvant
Et qu'est-ce qu'il est grand !
— Je t'avais prévenu, fit la petite fille
qui croisa ses bras pour manifester sa déception.
— Et qu'est-ce qu'il est doux ! ajouta Gnafron
— Je sais bien qu'il est doux
mais il n'est pas encore fait pour l'amour
ça me chatouille bien un peu
mais ce n'est pas assez pour faire l'amour
d'ailleurs tu es vraiment trop petit
on n'aurait pas dû se marier
c'est une erreur on va le regretter
et patati et patata et bla bla bla
pensa Gnafron en entrant dans le joli
il avait oublié son livre d'anatomie
et il ne se rappelait pas tous les mots
c'était dommage de ne pas connaître le nom
de ce qui avait l'air d'une bouche
ou de ce qui ressemblait à son zizi
mais en cent fois plus gros
et de ce tuyau presque fermé
où il voyagerait parce qu'il en avait envie
mais l'ascension le long de la cuisse
avait été terriblement éprouvante
et il avait fait de gros efforts
pour quitter la cuisse
et parvenir à l'entrée du joli
il se coucha sur le dos et regarda le jour
elle ne mettrait pas sa culotte
et elle garderait sa jupe levée
il s'endormirait avec le jour sur son visage
et elle attendrait de devenir une femme
avec une belle impatience de petite fille
posant de temps en temps une question
et savourant chaque fois la réponse.
— Gnafron ! ne fais pas l'imbécile !
je te préviens, je vais faire pipi
tu ne peux pas rester là-dedans
et surtout pas dormir sur tes deux oreilles
quand moi je me pose des questions
sur l'avenir de notre vie conjugale
qui me semble bien compromise
vu la taille de ton zizi
ne fais pas l'imbécile, reviens parler avec moi
on a tellement de choses à discuter
il y a aussi la question de l'argent
et celle de l'héritage et celle du crédit
et celle de l'éducation de nos futurs enfants
ne t'endors pas dans mon joli
je te ferai pipi dessus
si tu te moques de moi
ah ! elle commence bien notre vie conjugale !
papa fait de l'anatomie
maman rêve d'amour
et les enfants lorgnent notre héritage !
Gnafron ! une dernière fois
sors de là, sors de mon joli, je fais pipi !
Eh bien fais pipi si tu veux faire pipi
je ne déteste pas le pipi
c'est très érotique le pipi
dégueulasse mais érotique
et même un peu pornocacographique
je vais d'ailleurs te caresser le zizi
je vais le mordre le serrer dans mes bras
et je ferai un petit trou dedans
pour y mettre le mien
ça ne te fera pas mal
il faut bien qu'on ait du plaisir ensemble
sinon à quoi ça sert de se marier !
A quoi ça sert d'aimer les petites filles ?
se demandait Thomas dans le micro
elles ne sont pas faites pour l'amour
pas encore
et elles ne sont pas toujours des petites filles
tout le monde change
moi aussi un jour je serai vieux
et je mangerai des pommes d'amour
en dépensant tous mes sous à la fête foraine
je reluquerai les petites filles
et je ferai la cour à leur maman
j'achèterai des pommes d'amour
à la marchande de pommes d'amour
j'achèterai l'amour
à la marchande d'amour
et je croquerai la pomme
avec une dernière petite fille
qui me conduira au paradis
on sera tout nus tous les deux
je serai vraiment très vieux et disloqué
elle sera alerte comme un jouet très neuf
et Pierre nous regardera d'un bon œil
il ouvrira la bonne porte
celle du paradis des petites filles
on y joue à la poupée
à la marchande à la maman
on se met tout nu pour se regarder le zizi
on sait que c'est une preuve d'amour
mais on ne sait pas comment
on ne sait pas comment ça compte
si ça compte avec des haricots
des allumettes ou des pommes d'amour
maman, je veux apprendre à compter
c'est important de savoir compter
si on veut beaucoup aimer
maman, achète-moi une pomme d'amour
Touma est tout triste ce soir
la petite fille n'a pas été gentille avec lui
elle n'a pas voulu manger la pomme d'amour
le caramel était trop dur
c'est la faute à la marchande
je la tuerai celle-là avec ses gros nénés
il y a plein de poils dessus
et ils n'arrêtent pas de bouger
quand elle touille le caramel
à quoi ça sert ces gros nénés
puisque le caramel est trop dur ?
maman j'aime bien tes nénés
mais je préfère ceux de ma copine
ils sont petits comme des coquillages
elle les montre à tout le monde
et personne ne les regarde
c'est pas comme les nénés de la marchande
tout le monde rit tellement ils sont gros
un jour son tablier s'est dégrafé
et les nénés se sont mis à bouger tout seuls
il y avait un énorme coquillage au bout
et j'aurais voulu que la mer le brise sur les rochers
à quoi ça sert une marchande
qui ne sait pas faire le caramel
au goût de la petite fille que j'aime !
ce n'est pas de cette manière
qu'on peut aimer les petites filles
il faudrait tuer la marchande
et la remplacer par une autre marchande
qui aurait des seins convenables
il y aurait un coquillage au bout
parce qu'on ne peut pas faire autrement
mais le caramel serait bien comme il faut
et ma petite amie y croquerait dedans
sans se faire mal à la langue ni aux lèvres.
Tuez la marchande de pommes d'amour !
tuez-la sans la faire souffrir
ça ne servirait à rien de lui faire mal
mais tuez-la pour qu'elle comprenne que la mort
est tout ce qu'elle mérite !
à cause d'elle je n'ai pas fait l'amour
à une petite fille
depuis vingt ans !
Qu'est-ce que je t'aime ! soupirait Gnafron
en caressant le zizi de la petite fille
il voyait bien que ça lui faisait plaisir
d'abord le zizi était beaucoup plus gros
ce qui est un signe de plaisir
et puis maintenant il faisait très clair
dans le joli joli
et on voyait toute l'anatomie sans défaut
il aurait pu écrire un livre sur ce sujet
mais il ne savait pas écrire
il préférait aimer
c'est moins difficile c'est vrai
mais il n'aimait pas la solitude
et il adorait faire plaisir
même si tout le monde doutait de sa capacité
à arracher des cris aux petites filles
et même aux femmes qui le réclamaient encore
il avait épousé la petite fille par jeu
il aurait préféré une femme
les femmes ont des cheveux à cet endroit
et leur zizi est encore plus gros
on peut y faire tous les trous qu'on veut
et chaque fois qu'on y met le sien
elles se mettent à ronronner comme des chats
et on a envie de devenir très grand
pour caresser leur corps entier
de la tête aux pieds
d'un coup de main amoureux.
la petite fille avait l'air d'aimer ça
elle ne voulait plus faire pipi
ou alors si elle le faisait
ce serait sans faire exprès
en oubliant les bonnes manières
parce que le plaisir est infini
ce qui n'est pas le cas des manières ordinaires.
Gnafron ne rêvait plus de devenir grand
il était comme il était un point c'est tout
son papa l'avait beaucoup aimé
et il avait beaucoup souffert pour le mettre au monde
son papa n'était pas normal
tout le monde le disait
mais le monde médisait
son papa était un poète
il avait aimé la plus belle femme du monde
et la plus gentille aussi
ce qui la rendait encore plus belle
elle lui avait fait un enfant
ce qui était normal
malgré ce que pensaient les gens
et il avait eu très mal en lui donnant le jour
ce qui est un signe d'amour
ce qui est normal
et parfaitement sensé
contrairement à l'avis des gens
qui pensent le contraire pour ne pas s'embêter
ce qui embête ceux qui pensent vraiment
comme c'était le cas de son papa
qui pensait à tout le monde
en termes très chaleureux.
— Quand je serai grand, avait dit Gnafron
en essayant d'apprendre à compter
à lire et à écrire et à se taire
et aussi à dire ses quatre vérités
au monde qui n'arrête pas de mentir
parce qu'il fait l'amour de travers
même si son zizi à la bonne taille qu'il faut —
quand je serai grand —
mais il ne savait pas qu'il ne grandirait plus jamais
et il parlait de grandir
parce que c'était normal
pour un petit garçon de son âge
d'espérer grandir comme tous les autres
même si les autres étaient déjà très grands
et très au fait des choses de l'amour —
quand je serai grand —
il se souvenait d'avoir dit cela
en gonflant sa chétive poitrine
et en se dressant sur la pointe des pieds
comme une ballerine
il se souvenait du regard triste de son père
qui comptait sur ses doigts
les mots que la poésie ne lui donnait pas
il se souvenait que son ombre
n'existait presque pas
au pied de la bougie immense
qui faisait une flaque
où le temps se prenait les ailes —
quand je serai grand —
est-ce que tu avais pensé au plaisir des femmes ?
le plaisir en forme de pomme d'amour
entre le goût incroyable du caramel
et la douceur acide de la pomme rouge et verte ?
c'était un plaisir pour les femmes aussi
des femmes avec de belles fesses rondes
des fesses amusantes et vives
et le joli s'ouvrait comme une fleur
et à l'intérieur il y avait une fête foraine
avec la grande roue qui fait le paon
le manège et le monde qui tourne autour
la marchande de pommes d'amour
qui fait la coquette
et qui essuie le bout de son doigt sucré
dans le sillon de ses seins magnifiques
en regardant les petits hommes
les petites femmes
les petits enfants
les petits chiens
les chats les pigeons les curés les bonnes
d'un seul regard envisageant le monde
comme s'il naissait de ses cuisses énormes
et que le monde voulait y retourner
mais pas sans plaisir
pas sans caresser la chair ronronnante
et la croûte terrestre s'ouvrirait soudain
comme la bouche rouge et blanche de la marchande
et une goutte de sperme
jouerait avec le reflet de ses dents
ou avec la lumière de sa roche brisée
et le monde serait toujours le monde
avec un poète pour mesurer les mots
et une marchande de pommes d'amour
pour faire rêver d'amour et de pommes.
— Je mangerais bien une pomme
dit le curé en songeant à l'amour
un amour de pomme me ferait plaisir
si on partageait cet amour hein ma mie
je veux dire : si on partageait la pomme
dieu aime qu'on partage
ce qui est à moi est à toi
tu me laisseras caresser tes seins ?
j'augmenterai ton salaire mensuel
si tu ne mets plus d'ail dans la soupe
je ne sens pas si mauvais que ça
si on partageait la pomme comme c'est écrit
on apprendra à faire des enfants
tu as tellement envie de faire des enfants
je t'en ferai un tous les jours
tu choisiras la couleur que tu veux
et on leur achètera des chapeaux
pour que le soleil ne les rende pas fous
je mangerais bien une pomme d'amour
les petites filles peuvent bien se moquer
mon zizi ne leur fait pas peur
elles ne savent pas que c'est un zizi
ce qui les impressionne c'est la grimace
j'espère que ça ne leur fait pas peur
je m'en voudrais de leur inspirer la peur
il ne faut pas avoir peur de l'amour
même si les enfants font mal au ventre
et s'ils coûtent cher en études
les petites filles seront bien gentilles
de me laisser bénir l'union de leur copine
avec cet impensable Gnafron
auquel il faut quand même penser
parce qu'il existe et qu'il aime
la bonne ne mettra plus d'ail dans la soupe
je me laverai les pieds deux fois par jour
et je garderai mon plaisir dans un bocal de verre
je le rangerai avec les confitures
et je mélangerai les étiquettes
je suis un vilain garnement quand je m'y mets
je ne sais pas ce que je ferais aux petites filles
si j'en trouvais quelques-unes dans ma chambre
je leur tirerais les oreilles en grondant
et je leur montrerais des photos pornocacographiques
ça leur inspirerait l'horreur du sexe
je leur parlerais alors de l'amour
je les caresserais avec un gant de crin
et quand leur peau serait bien rouge
je poserais mes lèvres dessus
et je me régalerais de cette chaleur
Gnafron ! soupirait la petite fille
en écartant bien les cuisses
pour faire pénétrer le jour
à l'intérieur de son joli Gnafron !
je sens que je vais devenir une belle femme
je me ferai toute petite pour t'aimer
et ton zizi sera bien assez gros !
la preuve, je ne sais plus où j'en suis
est-ce que je suis une petite fille ?
une femme ? une amoureuse ?
une enfant de dieu ? un rêve d'amour ?
Gnafron j'ai bien fait de t'épouser
je t'ai menti un peu à propos de ma culotte
mais quand tu sauras la vérité
tu me pardonneras gentiment
tu me diras que toutes les petites filles sont des menteuses
ce qui n'est pas une raison de ne pas les aimer
et je croirai tout ce que tu me diras
je te mordrai le dos pour que tu ne meures pas
je te réveillerai chaque fois que la mort
viendra te visiter pour prendre et détruire
notre amour pas commun
notre amour de carton-pâte et de papier mâché
notre amour par hasard
notre amour rejoué à la télé
chaque fois qu'il y a quelque chose à gagner
je suis une écriture
regarde comme je suis écrite
les mots n'ont pas de sens
mais je sais où je vais
— C'était très bien, cria Thomas triomphant
dans le micro qui secoua tout le monde
on applaudit bien fort le gentil candidat
et on envoie le générique.
— Question reconstruction, ça laisse à désirer
se lamentait Kateb qui regrettait doucement
la petite dame nue au théâtre de Pierre
la télé c'est plus spectaculaire
que le théâtre
mais c'est plus difficile à comprendre
quand on attend une reconstruction
j'ai de l'espoir mais je suis inquiet
est-ce que quelqu'un peut me donner l'heure ?
ils n'entendent pas ce que je demande
ils ne lèvent même pas le nez
Gnafron est le héros du jour
parlez d'un héros
crever plus de quatre cents ballons
et pas une petite fille blessée !
et mesurer pas plus de trois centimètres
et épouser la plus belle des petites filles
et lui donner le plaisir de l'amour
et tout ça dans la même journée
avec une vague odeur de pornocacographie
ce qui ne déplaît pas du tout
contrairement à ce qu'on aurait pu croire
et la journée n'est pas terminée
le plus dur reste à faire pour Gnafron
il faut un cadavre pour la leçon d'anatomie
on ne fait pas une dissection cadavérique
sans cadavre
c'est Gnafron qui a gagné le jeu
la petite fille ne compte pas
ce serait trop beau
il faut aller au bout de la victoire
c'est le destin de tous les héros
les héros de guerre
et les héros de la télé
ce sont quelquefois les mêmes
d'ailleurs
mais ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui
on parlera de la guerre dans un prochain volume
ce sera le dernier
parce que la guerre apporte la mort
et la mort termine les grands livres.
— Je veux aller avec toi
dit la petite fille à Gnafron
en tapant un peu du pied
mais pas trop comme font les jeunes mariées
tapant du pied en mordillant l'oreille
ou en déposant un baiser sur l'épaule
ou dans le creux de la main
mais tapant du pied quand même
parce qu'il ne faut pas exagérer !
je veux aller avec toi au pays des morts
tu ne peux pas m'abandonner
j'ai perdu mes vêtements
je n'ai plus rien à me mettre
je fais envie à tous les hommes
et ils ne s'empêcheront pas de me caresser
ne pars pas sans ta petite amoureuse
le voyage sera long
je ne t'ennuierai pas
je te ferai tous les câlins que tu voudras
et tu pourras me faire toutes les choses
que j'ai lues dans les livres sous mes draps
— Bon d'accord, dit Gnafron
qui ne savait pas résister aux femmes
même quand elles ne sont pas
encore faites pour l'amour
mais habille-toi chaudement
je ne veux pas que les morts se fassent des idées
en te voyant toute nue
pendant que je leur pose la question
de savoir si ça leur plairait
d'être disséqué sur la place publique
pour le bien de l'humanité.
— Mon petit bout de Gnafron adoré !
je vais m'habiller avec du papier tue-mouches
comme ça je ne risquerai rien
au niveau de l'amour
je n'ai rien à mettre sur mon petit corps
tant pis pour les morts
s'ils se posent des questions
sur mon comportement sexuel.
— Les morts se posent des tas de questions
dit Gnafron pour faire de la philosophie
et ce n'est pas aux petites filles d'y répondre
surtout quand elles sont mariées
à l'homme le plus petit du monde
qui est unique par définition
de quoi il résulte que tu es unique
mais aussi parce que je t'aime
et que j'ai peur que le papier tue-mouches
ne facilite pas nos rapports sexuels.
si un mort te pose une question
demande-lui de t'acheter une pomme d'amour
il te répondra qu'il n'y a pas de pommes d'amour
au pays des morts
parce qu'il n'y a pas de fêtes foraines
au pays des morts.
réponds-lui alors que ça ne fait rien
et tu comprendras pourquoi
le papier tue-mouches n'est pas la bonne solution
au problème que pose ta nudité.
— Je ne comprends pas tout ce que tu dis
mais si je suis toute nue
ce n'est pas de ma faute !
— Je ne peux pas faire l'amour aux filles
sans dévorer d'abord leurs vêtements
je suis un grand mangeur
de fibres et d'élastiques
ça ne me donne pas mal au ventre
et ça m'excite.
— Les cochons plus c'est petit plus c'est cochon
accroche-toi à la pointe de mon sein droit
on va aller au pays des morts
et tant pis s'ils me violent !
Gnafron s'assit à califourchon
sur la tétine dilatée
et la petite fille s'avança
au bord du ciel
Les oiseaux se rinçaient l'œil
en faisant des discours politiques
et la foule demeurait silencieuse
c'est à peine si l'on entendait
le souffle du micro dans les haut-parleurs.
— Bonne chance, dit Thomas
— Bon voyage de noces, dit Kateb
— Faites beaucoup d'enfants, dit la foule
— Ne marchez pas sur la pelouse, dirent les oiseaux.
Et la petite fille s'avança jusqu'à mi-cuisse
dans le ciel peuplé d'oiseaux
— L'air est un peu frais, dit-elle en tremblant
il faut que je m'habitue
les cuisses ce n'est rien
le ventre c'est autre chose
après ce sera plus facile
je plongerai la tête la première.
— eh ! fit Gnafron en mordant la tétine
ne te prends pas pour un oiseau
tu ne sais pas encore voler
ne confonds pas le plaisir de l'amour
et la réalité aérodynamique
ce n'est pas la même chose
— Ne t'inquiète pas, mon petit Gnafron
je sais ce que je fais
l'air n'est pas à la bonne température
ou bien c'est mon petit corps qui est trop chaud
donne-moi ton avis mon petit Gnafron.
— ne m'appelle pas petit
je le sais bien que je suis petit
de quoi j'ai l'air à côté de ton sein !
les gens se posent des questions
est-ce qu'elle a bien fait de l'épouser ?
et comment seront les enfants ?
petits, normaux ou entre les deux ?
est-ce qu'elle prend vraiment plaisir
à faire l'amour avec un nain ?
il faut du plaisir
pour que les enfants soient beaux
est-ce que les enfants seront beaux
s'ils sont petits ?
— Et qui répond à toutes ces questions ?
dit la petite fille en avançant un peu
l'air frais lui titilla les seins
Gnafron lui fit signe que tout allait bien
et elle s'enfonça d'un coup dans le ciel.
Les oiseaux n'en revenaient pas.
Elle descendit jusqu'au bord du plateau
là la terre s'enfonçait d'un coup
dans le ciel devenu noir
le pays des morts commençait au moment
où le ciel avait changé de couleur
il fallait se pincer le nez
et descendre prudemment le long de la roche
ce n'était pas facile pour une petite fille
et les oiseaux en profiteraient
pour lui caresser le derrière
ce qui mettrait Gnafron dans tous ses états
il aimait bien les oiseaux
à cause de leur manière de voler
qui est plus belle que celle des hommes
mais il détestait leur manière
de considérer les choses de l'amour
les oiseaux font l'amour avec leurs ailes
c'était toute l'explication
mais Gnafron ne comprenait pas
ce qui inspirait les oiseaux.
Et la petite fille s'accrochait à la roche
elle se blessait les pieds et les mains
et elle avait envie de pleurer
mais Gnafron lui avait fait confiance
elle irait au pays des morts
et ses mains et ses pieds saigneraient
et elle aurait des larmes plein les yeux
— C'est drôle, dit Gnafron en caressant
la peau autour de la tétine
il a suffit que je gagne un jeu à la télé
et me voilà en compagnie d'une petite fille
sur les pentes du pays des morts
— C'est drôle, dit la petite fille en rougissant
il a fallu que je perde ma culotte
et me voilà amoureuse d'un nain
qui fait des affaires avec les morts
pour le compte des vivants.
Ils rencontrèrent leur premier mort sur la pente
il remontait avec beaucoup de peine
il était presque un squelette
mais comme il avait perdu toutes ses dents
il n'avait pas du tout l'air terrible
qu'ont les morts qui sont morts
avec toutes leurs dents
— J'en ai marre d'être mort
dit-il pour expliquer son ascension
je m'embête depuis plus de vingt ans
sans femme ni plaisir
et je n'ai rien pour écrire
je retourne sur la terre des vivants
je sais que ça ne se fait pas
que chacun doit rester à sa place
mais c'est plus fort que moi
il faut que je tombe amoureux
d'une femme si c'est possible
mais je serais heureux d'aimer un arbre
une fleur des champs une fontaine Wallace
un bateau de pêche
n'importe qui n'importe quoi
pourvu que l'amour me tourmente
me fasse pleurer de grosses larmes
et rire de tout mon cœur
je n'ai plus de cœur et plus d'yeux pour pleurer
je parlais au figuré
les morts parlent au figuré
et le figuré leur parle du plaisir
du plaisir d'être amoureux quand on est vivant
du plaisir d'être mort
quand l'amour n'est plus un plaisir
le figuré c'est la langue des morts
et je la connais par cœur
il m'a fallu vingt ans pour l'apprendre
et j'en connais l'ardente richesse
voulez-vous que je vous parle au figuré ?
ça me ferait tellement plaisir
de parler avec des vivants
dans la langue des morts.
— Moi je veux bien, dit la petite fille
mais vous ne pouvez rien nous donner en échange
vous n'êtes même plus bon pour une dissection
sinon on vous aurait demandé
de vous faire découper en savants morceaux
en échange de vos discours
— C'est dommage en effet
que je sois un vieux mort
les morts jeunes préfèrent la mort
et je ne sais pas s'ils accepteront
l'opportunité d'une dissection
à ce moment-là c'est vous
qui ne pourrez rien donner en échange
— Est-ce que les jeunes morts
aiment le langage abstrait ?
demanda la petite fille qui avait fait des études
je parle très bien ce langage
surtout en matière d'amour
— Mais l'amour n'intéresse pas
les jeunes morts
surtout s'ils sont morts d'amour
ne parlez de l'amour qu'aux vieux morts
en langage abstrait
si c'est ce qui leur convient
ou bien avec d'innombrables figures
si l'amour les inspire encore.
— Pourtant c'est un jeune mort qu'il nous faut
ou une jeune morte, dit la petite fille
qui commençait à désespérer
de jamais trouver le mort
qui convenait à la dissection cadavérique
elle n'avait aucun intérêt
dans la reconstruction de Kateb
qui était un monument national
c'est-à-dire qu'on pouvait très bien s'en passer
et faire des enfants avec plaisir
entre hommes et femmes distingués.
— Les jeunes morts aiment la mort
dit le vieux mort squelettique
en offrant un de ses os à sucer
à la petite fille qui vomit d'un coup
ce qui ravit le vieux mort
qui avait fait exprès d'être dégoûtant
parce qu'il détestait les petites filles
qui se mêlent des affaires du monde
notamment de l'amour
pour lequel elles ne sont pas encore faites.
— On ferait mieux de continuer
dit-elle à Gnafron qui avait du mal
à se tenir sur le téton
depuis que la petite fille avait vomi
et qu'elle avait moins envie de l'amour
il la mordilla mais en vain
elle était très émotionnée
elle avait peut-être peur de la mort
ce qui est le pire des remèdes contre l'amour
— C'est ça, continuez, dit le vieux mort
qui n'était pas mécontent
de l'effet qu'il avait produit
enfin je parle au figuré, ajouta-t-il
en se donnant un air inquiétant
ce qui était difficile sans les dents
qu'il avait perdues dans un accident de moto.
Un peu plus bas il rencontrèrent un autre mort
il était assis sur la pente
et il tenait sa tête penchée entre les genoux
il n'était ni jeune ni vieux
mais il ne pouvait vraiment pas servir
à une dissection cadavérique
la petite fille lui demanda son chemin
et il la regarda fixement
c'est pas drôle d'être regardée
par cette absence d'yeux
pensa la petite fille terrorisée
le mort ne lui répondit pas
elle haussa les épaules
et continua son chemin
elle ne pouvait pas savoir que ce mort
était le cadavre d'un touriste étranger
et que quand il parlait de quelque chose
qui avait l'air de l'intéresser
on ne savait jamais si c'était au figuré
ou parfaitement abstrait.
si la petite fille l'avait su
elle aurait appris les langues étrangères
et elle se serait livrée à la prostitution
pour attraper des maladies
et les donner à tout le monde
le cadavre suivant n'était pas entier
c'était un morceau de cadavre
qui cherchait sa moitié
il ne parlait pas non plus
et de toute façon il n'aurait pas pu dire
si sa moitié parlait mieux que lui
puisqu'il ne savait pas
si cette moitié avait toute sa tête
comme il n'avait pas de tête
et rien pour regarder autour de lui
la petite lui vola un os bien sec
bien blanc et bien propre
elle ne savait pas pourquoi elle avait fait ça
ce n'était pas aussi dégoûtant
que de voler un os encore humide
jaune et couvert de ligaments
mais il y a dans la vie d'une petite fille
des choses qu'on n'explique pas
surtout en matière d'anatomie
elle descendait toujours
avec la même détermination
c'était une petite fille déterminée
comme le sont souvent les petites filles
et au moment où elle s'y attendait le moins
tandis qu'elle creusait du bout du pied
un morceau de terre instable
un mort apparut dans son dos
et lui caressant le derrière d'une main experte
lui posa la question qu'elle redoutait
et à laquelle elle devait répondre n'importe quoi
— Que fait une petite fille toute nue
si près du pays des morts
et si loin du pays de l'amour qu'elle inspire ?
demanda le mort tout excité
à l'idée que la réponse de la petite fille
serait exactement celle qu'il espérait.
— Elle va faire une pirouette
et se retrouver sur le derrière
ce qui n'est pas une position
très amoureuse, dit n'importe quoi
comment la petite fille
pour respecter la règle du jeu
qui veut que les morts ne comprennent pas
ce que tout le monde comprend.
— Vous n'avez rien à déclarer ?
demanda subitement le mort
qui n'appréciait pas qu'on se moquât
de ses dispositions amoureuses
qu'il avait si délicatement exposées.
Qu'est-ce que c'est que cette marionnette ?
ajouta-t-il très en colère
en montrant le pauvre Gnafron
qui chevauchait le tendre téton de son épouse.
— Ce n'est pas une marionnette !
déclara la petite fille
puisqu'on lui avait demandé de déclarer
quelque chose qui ne fut pas rien
C'est mon époux, il s'appelle Gnafron
et il a gagné au jeu de la télé
1 — le droit de m'épouser et de me faire l'amour
2 — le droit de fournir le cadavre
pour la leçon d'anatomie.
Je vous prie de lui parler avec respect
et de cesser de me parler avec amour !
— Je ne vous parle pas avec amour
il y a erreur sur la personne
je vous avais prise pour une morte
ce qui peut arriver à tout le monde
j'ai horreur des petits derrières tout chauds
et le vôtre est particulièrement brûlant
je souhaite bien du plaisir à monsieur
qui s'est engagé dans une voie dangereuse
en choisissant pour épouse éternelle
la pire des petites filles qui existent !
— Ça alors ! dit la petite fille au mort
en se retenant de lui faire pipi sur les pieds
vous n'avez pas le droit de vous mêler de nos affaires
on fait ce qu'on veut avec nos petits corps
et ça ne regarde personne
et surtout pas les morts !
— Passeport ! hurla le mort en ajustant son képi
je ne vous l'avais pas dit mais je suis douanier
c'est moi qui fais la loi sur la frontière
entre le monde des vivants
et celui des morts
cette ligne est le royaume des douaniers
qu'ils soient vivants ou morts
et on ne passe pas sans passeport
parce que c'est interdit par la loi !
— Puisqu'on vous dit que c'est un jeu !
expliqua Gnafron pour tenter de calmer le mort
qui s'était emporté à cause de la petite fille
qui était il faut le reconnaître
une véritable petite peste.
— Je n'ai pas la télé ! répliqua le mort
mais si vous me chantez une chanson
je fermerai les yeux et je l'écouterai
tandis que vous entrerez en fraude
j'ai bien dit : en fraude
ce qui est interdit par tous les règlements
vous entrerez donc en fraude
dans le royaume des morts
où la fraude est punie de mort
je ne devrais pas vous le dire
mais tant pis je l'ai dit
allez vous faire couper la tête tout de suite
c'est la deuxième rue à droite en sortant.
la petite fille n'avait aucune envie
qu'on lui coupe la tête pour si peu
— Je remonterai toute la pente
dit-elle à Gnafron qui la chatouillait
pour avoir un peu plus de place
on se fera faire des passeports
ça va demander du temps
ils n'avaient pas prévu ça à la télé
il n'y a pas de pays sans douane
et pas de douane sans douanier
tout le monde sait cela
sauf les responsables de la télé
quand je pense à tout ce temps qui est perdu !
remarque bien que le temps qui passe
me rapproche de la femme que je serai un jour
je ne perds pas vraiment mon temps
mais que c'est stupide cette histoire de passeport
n'y a-t-il pas un moyen de s'arranger
sans se faire couper la tête ?
je n'ai pas envie de mourir aujourd'hui
je n'ai pas encore connu l'amour
est-ce que les petites filles mortes deviennent des femmes ?
— Je vois bien un moyen, dit le mort
en offrant un bout de sa chair à la petite fille
qui se retint de mourir
ce n'est pas un moyen très légal
mais c'est un bon moyen de rentrer
au pays des morts sans mourir toutefois.
— Et quel est ce moyen ! fit la petite fille
en tapant du pied
— Tu dois m'embrasser sur la bouche,
dit le mort en montrant ses affreuses dents blanches
et tu ne dois pas être dégoûtée
tu me diras que ma bouche
a un goût de confiture à la fraise
et je te répondrai que tu te trompes
que je n'ai jamais mangé de fraise de ma mort
mais que j'ai vidé le pot de myrtilles
ce qui a énervé tout le monde
seulement voilà je suis douanier
je fais ce que je veux avec la confiture
et je me fais embrasser sur la bouche
par les petites filles en décomposition
ou par celles qui voyagent
pour connaître le monde
et l'amour qui le tourmente
que penses-tu de ce jeu érotique ?
c'est moi qui l'ai inventé tout seul
je n'ai pas de diplôme
j'ai un képi sur la tête
et la tête sur les épaulettes
je suis un douanier de première
je sais faire l'amour et je le fais savoir
alors dis-moi ce que tu penses
— Je pense que tu es complètement taré !
lança la petite fille en bousculant le mort
la prochaine fois que tu veux faire l'amour
ne demande pas ses papiers
à la fille que tu veux culbuter
écris-lui une lettre d'amour
elle fera pipi dessus
pour te dire qu'elle est d'accord
au sens figuré ou de manière abstraite
ça dépend de la couleur de ses cheveux !
et la petite fille entra toute nue au pays des morts
sans passeport et avec un passager clandestin
qui ressemblait à un jouet
ce qui est strictement interdit
au pays des morts
où on ne joue jamais
sauf à la roulette russe
et au jeu du flacon sans étiquette.
— Non mais ! fit la petite fille
serrant bien contre son sein
le pauvre Gnafron qui avait eu très peur
je ferai l'amour avec qui je veux
je le ferai toute nue ou en habit de soirée
dans une forêt de bambous
ou dans un musée national
on fait ce qu'on veut avec l'amour
pourvu qu'on le fasse à deux
et qu'on soit d'accord sur les principes
si on ne fait pas ce qu'on veut
c'est la guerre !
— Moi, dit Gnafron, je ne veux pas faire la guerre
la guerre est terrible avec les corps
elle les casse les déchire les coupe en morceaux
on ne peut plus faire l'amour dans ces conditions.
— Tu as raison, mon petit amour
le premier qui me touche le derrière
je lui envoie mon pied dans les tibias
et ma main dans les roustons !
je ne ferai pas l'amour avec n'importe qui
c'est toi que je veux dans mon sexe
et je ferai la guerre si ce n'est pas le cas !
Au passage elle bouscula deux morts
qui jouaient à la roulette russe
pour se rappeler le bon vieux temps
ils se répandirent dans le même fracas
tout étonnés qu'une petite fille
pût faire preuve d'autant d'énergie.
— Quoi ! lançait la petite fille autour d'elle
en montrant ses petits poings tout blancs de rage
il y a quelqu'un à qui je ne plais pas
j'écrabouille les figures et j'arrache les yeux
voilà ce qui me plaît de faire
aux individus mal intentionnés
qui se moquent de ma sincérité.
— Holà ! fit un mort qui n'appréciait pas
qu'un vivant donnât des leçons aux morts
pour leur apprendre à vivre, ce qui est insensé !
si tu veux faire du mal à quelqu'un
retourne dans ton pays de chair et de sang
ici le monde est tranquille
et l'amour est un souvenir
je ne te conseille pas de me faire la guerre
je te mordrai les pieds avec rage
et je te transmettrai la mort par les narines
approche un peu pour voir
essaie de me détruire
je vais te rasouiller les couettes
je tourmenterai tes oreilles et ton nez
voyons si tu as autant de courage que tu dis !
le pauvre mort vola en éclats
et se répartit aux quatre coins du monde
ce qui étonna le reste des morts
qui demeurèrent tout d'un coup pensifs.
— Quand je fais l'amour, dit la petite fille
je ne le fais pas à moitié
et quand je fais la guerre
c'est pareil
sauf que ce n'est pas la même chose
l'amour procure du plaisir et des enfants
la guerre donne du plaisir et des morts
la différence entre l'amour et la guerre
c'est la vie moins la mort
autrement dit l'éternité !
la petite fille avait de la philosophie
ce qui plaisait beaucoup à Gnafron
elle avait des allures de boxeur
et c'était très efficace
la preuve, les morts ne bougeaient plus
ils ne menaçaient plus leur amour
ils se taisaient, immobiles et blancs
et la petite fille les regardait d'un air insolent
et elle demandait avec autorité
qu'on se déclarait si on était encore
en état de faire un bon cadavre
pour une dissection cadavérique
qui avait pour but d'apprendre l'anatomie
à la nation tout entière
dans l'espoir de reconstruire Kateb
qui avait été malencontreusement détruit
ce qui était tout de même moins grave que la mort
sur laquelle on ne peut rien construire
comme chacun sait.
— Mesdames et messieurs,
disait la petite fille dans le micro
je suis toute nue mais je ne suis pas folle
j'ai perdu mes vêtements dans un jeu stupide
tout s'explique
est-ce que tout le monde est satisfait de mon explication ?
Les morts firent oui de la tête
ce qui occasionna quelques dérangements
ils n'étaient pas vraiment d'accord
mais la petite fille était une chipie
et il valait mieux être d'accord avec elle
— Alors, dit la petite fille, j'attends
personne ne m'offre une cigarette ?
pas même un verre d'eau pour m'étourdir ?
est-ce que mon joli est trop petit ?
est-ce que je n'ai pas assez de seins ?
j'attends qu'on veuille bien m'inviter
à faire un tour de danse sur la piste
je sais frotter mon petit ventre rond
je sais faire lever le sexe des hommes
et je sais le caresser avec mon sexe de femme
allons ! allons ! qui veut me faire danser ?
qui veut passer une nuit d'amour avec moi ?
Gnafron était épouvanté
la petite fille parlait comme une femme
mais elle n'était pas une femme !
elle imaginait ce qu'une femme disait
pour vendre son corps au plus offrant
mais elle n'avait pas assez d'imagination
c'était une imagination de petite fille
tout était simple dans sa tête
alors que la vie est si compliquée.
— Qui veut m'acheter le droit de m'aimer ?
clamait la petite fille en roulant les yeux
ce qui est très facile à faire
quand on est une petite fille.
— Moi je veux bien ! fit une voix très nette
et la petite fille fut très impressionnée
par la qualité sonore de cette voix.
— C'est qui, moi ? dit-elle sans perdre son assurance
de petite fille qui deviendra femme
quoi qu'il arrive.
— Je m'appelle Jean, dit la voix
je viens de mourir et je le regrette un peu
Kateb est mon ami de toujours
si je peux lui être utile, je suis d'accord
pour être disséqué sur la place publique
et si tu veux me faire l'amour avant
je ne dirai pas non
j'adorais faire l'amour aux femmes.
— Ce n'est pas encore une femme !
gronda Gnafron qui devenait menaçant
— Est-ce que tu es en bon état ?
demanda la petite fille en se mordant les lèvres
comme elle faisait chaque fois
qu'elle sentait le vent tourner en sa faveur
montre-toi un peu qu'on te voie
je ne peux rien juger à t'entendre
allez montre-toi ! les morts aussi sont nus
je verrai si tu mens quand tu parles d'amour.
Jean sortit de la foule, nu et impérial
il montra à tout le monde
le grand sexe qu'il avait bandé
pour impressionner la petite fille.
— C'est trop gros, fit-elle, je n'en veux pas.
ce n'est pas un sexe, ce n'est pas pour moi
d'ailleurs je ne suis pas encore une femme
et quand je le serai enfin
tu auras complètement pourri
ce qui incompatible avec l'amour.
La foule était déçue
Jean avait fait de gros efforts
et la petite fille n'avait pas tenu sa parole
elle paraissait un peu minable maintenant
elle avait parlé de l'amour sans savoir ce que c'est
ce qui arrive souvent aux petites filles
elle était rouge de confusion
et elle avait honte de sa nudité
mais elle ne pouvait pas la cacher
à moins de s'enterrer vivante
ce qui l'aurait soustrait au regard amusé
de Jean qui sans tenir compte de son refus
s'approchait d'elle lentement
insensible aux récriminations de Gnafron
et porté par le soupir de la foule
qui reprenait goût à la vie.
D'une pichenette il envoya Gnafron sur les rochers
la petite fille ne put s'empêcher de rire
en entendant la marionnette se briser
sans un cri
sa voix stupide s'était éteinte pour toujours
— On ne va pas faire ça devant tout le monde,
dit la petite fille d'une voix très douce.
— Ça fera plaisir à tout le monde
que tu soupires pour tout le monde
et pas seulement pour moi.
Et puis les oiseaux seront témoins
de toute façon.
— Les oiseaux, ce n'est pas pareil
ils s'envolent et on ne sait jamais
si c'était celui-là ou un autre
— Les oiseaux sont de stupides bavards
ne les entends-tu pas jacasser ?
ce qu'ils disent de ta peau, de tes yeux
ce qu'ils disent de ton superbe coquillage
crois-tu que personne ne l'entend ?
ce qu'ils disent de ta voix, de tes mots
ce qu'ils disent de tes cuisses qui s'ouvrent
crois-tu que personne ne l'entend ?
ce qu'ils disent de ton cri, de ta joie
ce qu'ils disent du plaisir que tu respires
crois-tu que personne ne l'entend ?
les oiseaux sont d'éphémères paroles
mais tout le monde en entend le sens
le crois-tu ? ou bien crois-tu les oiseaux
qui mentent chaque fois que leurs ailes
nous redonnent le plaisir et l'amour ?
ou bien ne mentent-ils que pour nous plaire
et notre amour existe bel et bien
et le plaisir n'est pas la moindre de nos erreurs.
Jean se pencha sur elle
elle avait fermé les yeux
elle ne voulait rien voir rien entendre
il n'y avait plus rien à respirer à goûter
seule sa peau en murmurait encore
le glissement masculin.
— Je ne suis pas encore tout à fait mort
dit Jean en caressant les seins de la petite fille
et tu es tellement vivante
je vais pourrir demain
on n'y peut rien
mais avant je te ferai un enfant
un enfant de chair et d'os
il faut que ma sève remonte
il faut que je remplisse ton ventre
je n'ai pas fait d'enfant
à aucune des femmes que j'ai connues
et j'ai choisi la mort sans y penser
je n'ai pas pensé à un enfant de chair et d'os
j'ai revu leurs cuisses amoureuses
mais je n'ai pas pensé à l'enfant
que j'aurais pu avoir
de chair et d'os
de chair de femme et d'os de femme
et toute mon âme dedans
pour l'éternité.
— Je ne peux pas avoir d'enfant
on peut caresser mon joli
même si c'est interdit par la loi
mais je ne te donnerai pas un enfant
je suis trop petite
et sans doute pas assez amoureuse
enfin je ferai ce que je pourrai
je vais crier le plus fort possible
je ne sais pas si ça aidera
je l'ai vu au cinéma
et ça les aidait bien
mais je n'ai jamais vu personne
faire l'amour avec un cadavre
encore chaud.
— la mort ne compte pas,
le premier ver n'est pas né
je suis encore vivant
même si je meurs
il me reste de l'amour
il me reste des liqueurs
il me reste ta peau
et la mort n'attend pas.
La petite fille mit sa langue
dans la bouche de Jean
ce n'était pas très propre
de faire ça avec un mort
parce que les morts sentent mauvais
et elle sentit le goût sur sa langue
et elle trouva ça un peu dégoûtant
mais c'était la première fois qu'elle faisait l'amour
et elle se fichait pas mal que ce soit dégoûtant
l'important c'est que ce soit fait une première fois
pensait-elle en donnant son baiser
ensuite je le ferai deux fois par jour
sauf le jour de Pâques à cause des œufs
Jean l'aimait vraiment beaucoup
il avait mis son gros zizi dans son joli
et elle n'avait pas eu mal du tout
et il la caressait maintenant
et elle attendait le plaisir
et puis soudain elle sentit son ventre se gonfler
une douleur immense la remplit tout entière
elle se mit à crier de toutes ses forces
elle sentit qu'elle allait mourir
le plaisir avait disparu d'un coup
il s'était annoncé en s'insinuant doucement
dans toutes les fibres de sa chair
et d'un coup il se transformait en douleur
une souffrance insoutenable
et elle criait pour refuser l'amour
mais il était trop tard
elle sentait bien qu'elle allait mourir
elle s'ouvrait lentement
le sang se répandait autour d'elle
et le sexe de Jean continuait de gonfler
il gonflait devenait noir et dur
et il la déchirait comme un oiseau
et elle ne pouvait plus crier
griffant la chair de Jean qui se changeait
elle vit la crinière les dents blanches
le reflet des sabots la queue en panache
elle ne comprenait pas
elle voulait le plaisir
elle aurait fait un enfant si cela avait été possible
mais Jean se changeait en cheval
et sa verge gigantesque la coupait en deux
elle cessa de vivre.
Les morts étaient terrorisés
ils n'avaient jamais vu ça
de toute leur existence
le cheval mesurait six mètres de haut
majestueux et noir
il hennit puissamment
et se cabra au-dessus du cadavre ensanglanté
ses sabots piétinèrent le corps disloqué
et il ne resta plus de la petite fille
qu'une tache rouge et blanche
qui n'était même pas la mort.
— Qu'en as-tu fait ? demandèrent les morts
pourquoi l'avoir écrabouillée de cette manière
tu es un monstre de fureur
ta cruauté dépasse l'imagination
elle te l'aurait donné
cet enfant de chair et d'os
pourquoi l'avoir ainsi écrasée
pourquoi l'avoir réduite à ce fracas
ça nous donne envie de vomir
— Elle n'existe plus, dit le cheval
elle n'est même pas morte
je n'ai pas pu faire autrement
mon existence de cheval légendaire
commence par un assassinat
et je tuerai encore sans le vouloir
ma sauvagerie est une forme d'écriture
tant pis pour ceux qui ne lisent pas.
— Moi, dit un mort qui fumait la pipe
ce qui était étrange pour un mort
car la pipe est un plaisir de l'existence
et non pas de l'au-delà,
j'ai déjà assisté à une métamorphose
une seule dans toute ma vie
mais celle-là dépasse toutes celles
que j'aurais pu imaginer
pour ne pas m'ennuyer
si la petite fille n'est pas morte
c'est qu'elle est vivante
elle est simplement détruite
nous pouvons donc la reconstruire
si c'est ce que nous voulons.
— Faites ce que vous voulez, dit le Cheval
elle ne m'intéresse plus maintenant
j'ai fait ce que j'avais à faire
si vous voulez la reconstruire
il vous faudra apprendre l'anatomie
c'est une science très difficile
qu'on ne peut pas comprendre
si on n'a jamais fait l'amour
Moi je vais effrayer le monde des vivants
c'est ainsi que continue mon existence
je ne sais pas comment elle se terminera
c'est d'ailleurs sans importance
l'essentiel étant que j'exerce ma cruauté
comme je l'ai fait avec ce bout de chou
elle ne savait pas faire l'amour
mais elle aurait appris à le faire
je parle en connaisseur
mon existence d'homme
fut tout entière consacrée à la femme
j'en ai étudié l'anatomie et la physiologie
et j'ai toujours fait l'amour
en me fiant aux résultats de mes calculs
ça ne m'a pas empêché de mourir
ce qui est un drame comme les autres
ni plus ni moins
Écartez-vous de mon chemin !
dit le cheval en exécutant
une formidable ruade
qui projeta en l'air cailloux et verdure
Reconstruisez son petit corps
si c'est tout ce que vous voulez
elle vous en remerciera sans doute
si son corps est fait pour l'amour !
Et le cheval se mit à galoper dans la pente
faisant sonner ses sabots sur les rochers
les morts s'approchèrent de l'énorme crotte
qui sentait l'herbe des champs
— Qu'est-ce que c'est que cette chose ?
demandèrent plusieurs d'entre eux
en enfonçant des bâtons dans la crotte fumante.
— Ne voyez-vous pas que c'est une crotte !
dirent les plus savants en reculant
tous les chevaux font des crottes n'importe où
ils ne peuvent pas se retenir
c'est la nature on n'y peut rien
on y fera pousser des fleurs
les morts aiment bien les fleurs
et les fleurs aiment bien le fumier.
ensuite ils se rassemblèrent en silence
autour du corps écrasé de la petite fille
elle ne respirait plus
elle ne ressemblait plus à une petite fille
elle avait l'air complètement morte
mais le cheval avait sans doute raison
elle était simplement détruite
à quoi ça sert de détruire les êtres vivants
certainement pas à les faire mourir
quand on veut faire mourir un être vivant
on le tue, on ne le détruit pas
c'est tellement cruel de détruire les gens
et tellement difficile de les reconstruire
c'est pourtant ce que les morts allaient tenter
ils reconstruiraient la petite fille
ils n'avaient pas la télévision
ils n'avaient aucune raison
de ne pas avoir la télévision
mais enfin ils ne l'avaient pas
ce qui ne les empêcherait pas de reconstruire
la petite fille
et elle serait aussi belle qu'avant
un peu moins nue toutefois
afin de ne pas s'attirer des ennuis
ils mettraient le temps
le temps ne leur manquait pas
et un jour la petite fille serait vivante
et elle irait courir dans le monde des vivants
pour se chercher un mari
et lui faire des enfants
beaucoup de morts avaient des enfants
des enfants morts et des enfants vivants
et ils auraient bien aimé épouser une petite fille
rien que pour lui faire des enfants
qui mourraient un jour.
est-ce qu'elle pouvait parler au moins ?
est-ce que la bouche avait été détruite ?
non ? la bouche peut parler
c'est la tête qui n'a plus rien à dire
il faut reconstruire toute la tête
et donner à manger à la bouche
sans exiger rien d'autre
en attendant que le travail soit fini
ce serait long et difficile
on se tromperait quelquefois
ou bien la beauté ne serait pas recherchée
et on en trouverait une autre
et on apprendrait à chercher la beauté
et on trouverait celle qui conviendrait le mieux
à l'âme désormais tourmentée
de la petite fille toute nue
qui avait connu l'amour trop tôt
avec un mort qui ne voulait plus mourir
ce qui est rare et souvent impossible
et qui s'était transformé en cheval
en cheval légendaire et énorme
ce qui n'était pas du tout prévu
et qui changeait le cours de l'histoire.
Les morts rassemblèrent tous les morceaux
et ils remplirent beaucoup d'étiquettes
ils avaient une méthode infaillible
à défaut d'avoir une télévision
la bouche de la petite fille
leur souriait gentiment
elle avait perdu la tête
mais elle savait reconnaître ses amis
elle ne se souvenait plus que l'amour existe
ce qui n'avait vraiment aucune importance
pour une petite fille détruite
elle se contentait de sourire
elle ne savait pas très bien pourquoi elle souriait
et les morts avaient arraché toutes leurs dents
pour ne pas l'effrayer
Que c'est beau, tous ces morts si gentils
pensait la petite fille détruite
ils sont si gentils
que j'ai envie de les embrasser
ils sentent mauvais c'est normal
ils se parfument d'éternité
moi je sens bon encore un peu
qu'est-ce que j'aimais me parfumer !
ça me donnait un regard coquin
ce parfum où je baignais mes yeux
j'avais tellement envie de vivre !
j'aurais fait l'amour avec tant d'amour !
ce que c'était beau l'amour
quand il se réveillait en moi
et que je souriais
et qu'on me trouvait gentille
mais la vie n'a pas voulu de moi
l'amour me souriait aussi
entre un bouquet de fleurs
et l'envol de ma jupe
j'ai souri et je n'ai pas compris
le cheval a fait ce qu'il devait faire
j'ai eu très mal
j'ai cru que j'étais morte
je ne voulais pas mourir
les morts ne font pas l'amour
moi non plus je ne l'ai pas fait
il faudra que ça m'arrive un jour
je ne me déchirerai pas en saignant
je n'appellerai pas les pompiers
il n'y aura aucun cheval entre mes jambes
et je ne serai pas piétinée
je ferai l'amour une deuxième fois
et il me mordra l'oreille
et trois et quatre et cent et mille
et tant que ça m'arrivera
je n'aurai pas peur de la mort
l'amour la mort
je ne sais pas ce que ça donne
dans les autres langues
en français c'est terriblement vrai
on a envie de se taire
je fais l'amour
tu fais le mort
nous faisons ce que nous pouvons
quand le français
est notre langue maternelle.
là-haut Kateb s'impatientait
— Voilà cinquante ans que ça dure
se lamentait-il en regrettant amèrement
d'avoir préféré la télé au théâtre
elle a dû beaucoup vieillir depuis
est-ce qu'on peut jouer dans ces conditions ?
— Moi je ne peux rien commencer
dit Thomas dans le micro
si je n'ai pas un cadavre sous la main
on ne peut pas exécuter proprement
une dissection cadavérique
si on n'a pas un cadavre à disséquer.
— Il n'y a qu'à tuer quelqu'un
dit Kateb en désespoir de cause
je sais que c'est interdit par la loi
mais on peut toujours essayer
si on se fait prendre tant pis
— Veux-tu te taire espèce de crétin !
dit Thomas en mettant le micro sous son bras
je ne veux pas entendre parler d'assassinat
à la télé on fait de la pornocacographie
l'assassinat y est interdit
ce n'est pas de ma faute mais c'est comme ça
il ne peut y avoir de solution
que pornocacographique
— On peut bien tuer pornocacographiquement
dit Kateb d'un air entendu
c'est très pornocacographique la mort
il suffit de savoir s'y prendre
on pourrait au moins étudier la question
ça nous ferait passer le temps.
— Non, non, le public n'est pas encore prêt
à débattre de ce sujet devant tout le monde
je ne tiens pas à me faire éjecter
de mon siège de présentateur à la télé
on peut en discuter tous les deux si tu veux
ça me donne des idées pour faire l'amour aux femmes
au lieu de leur faire pipi sur le ventre
pornocacographiquement parlant
on les tuerait d'un coup de revolver
et quand elles seraient bien mortes
on leur dirait qu'on les aime
ce serait plus facile si on est timide
c'est tellement difficile de dire à une femme
l'amour qu'elle nous inspire
ce serait plus facile si elle était morte
bien sûr on ne pourrait plus faire l'amour avec elle
ce qui est un inconvénient
on continuerait de le faire
avec les femmes qu'on n'aime pas
et puis on disséquerait des cadavres bien chauds
et ta reconstruction ne poserait plus aucun problème
c'est comme ça que je vois les choses
c'est comme ça qu'elles arriveront
qu'en penses-tu Kateb ?
est-ce qu'on commence maintenant ?
j'ai une grosse envie de faire l'amour
ce ne sont pas les femmes qui manquent
j'en veux une avec de gros seins
et plein de poils sur le joli
qui veut mourir pour une bonne cause ?
est-ce que je leur pose la question ?
je vais me faire virer sans tambour ni trompette
Kateb je trouve tout cela bien cochon
j'ai terriblement envie que ça arrive
mais ça n'arrivera pas
je n'ai aucune morale
mais j'ai peur d'aller en prison
je préfère me priver d'amour
plutôt que d'aller en prison !
— Alors on attendra que ça vienne
dit Kateb, on attendra le déluge
parce que c'est bien ce qu'on attend ?
la petite fille était trop nue
et sa marionnette de bois bien trop petite
elle ne trouvera pas le cadavre qu'il faut
elle ne sait pas ce que c'est qu'un cadavre
et puis il y a les oiseaux
tu y as pensé aux oiseaux toi ?
elle les a regardés
elle s'est arrêtée pour les regarder
et ils lui ont plu
les oiseaux aiment faire l'amour
surtout aux petites filles
qui se promènent toutes nues
avec une marionnette bleue
entre leurs seins au coquillage
je n'aime pas les petites filles
je préfère les femmes bien en chair
et depuis cinquante ans je ne fais plus l'amour !
j'ai eu tort de choisir la télé
la petite dame du théâtre
ne savait pas très bien faire l'amour
mais elle le faisait !
avec moi
j'étais reconstruit un peu n'importe comment
de bric et de broc comme on dit au théâtre
mais j'existais !
avec elle
et tu ne veux pas tuer la femme que tu aimes !
Kateb avait raison
quelle idée d'avoir confié une mission
de cette importance
à une petite fille complètement nue
qui ne savait rien de l'amour
à part sa marionnette bleue
en collier sur ses seins
les oiseaux l'avaient sans doute séduite
et depuis ils la remplissaient d'enfants d'oiseaux
et elle enfantait des oiseaux
malgré la jalousie terrible
de sa marionnette bleue.
c'est comme ça que les choses avaient dû se passer
il fallait l'expliquer aux téléspectateurs
mais personne ne voudrait mourir
pour être disséqué devant tout le monde
on ne gagne rien à être disséqué
on peut jouer mais on ne gagne rien
et il n'y a aucun plaisir à jouer à ce jeu
d'ailleurs est-ce vraiment un jeu
que de se faire tuer
d'un coup de revolver dans la rue
ou d'un coup d'épée dans l'eau ?
non ça ne nous intéresse pas
d'ailleurs on va éteindre la télé
boire une tisane de verveine
et faire le tour du monde en 80 jours
ça nous distraira de ce mortel ennui
et puis que Kateb se débrouille
il n'est pas mort après tout
il peut très bien vivre longtemps
n'oubliez pas d'éteindre la lumière
on va encore avoir une note d'électricité
qui va nous faire regretter la vapeur.
En bas, les morts s'affairaient avec méthode
ils rangeaient les morceaux
enlevaient bien les petits cailloux et les brins d'herbe
pas question de reconstruire la petite fille
si c'est pour qu'elle se gratte toute la journée
à cause des cailloux et des brins d'herbe
pour reconstruire un être vivant
il faut de la méthode
la petite fille était très patiente
elle attendrait tout le temps qu'il faudrait
l'essentiel étant d'être bien reconstruite
sans cailloux ni brins d'herbe
il n'y a rien de pire que les cailloux
et que les brins d'herbe
pour empêcher de faire l'amour
comme il faut le faire
quand il n'y a rien pour l'empêcher
la petite fille avait connu le plaisir
elle l'avait inventé avec la marionnette
elle l'avait deviné avec Jean
un jour elle le connaîtrait
et elle en voudrait encore
non pas pour le connaître mieux
ce qui n'est pas vraiment intéressant
sauf pour les érudits —
mais pour que ça recommence
et que ça continue de recommencer
en s'arrêtant de temps en temps
pour régler les affaires ordinaires
et donner à manger aux enfants
et peut-être aussi pour aller voter
parce qu'on ne peut pas faire l'amour
si la loi l'interdit
surtout si la peine de mort
menace de s'appliquer
chaque fois qu'on efface les traces
de la nuit.
— Tu m'as cassé, disait la marionnette bleue
qui s'était un jour appelée Gnafron
et tu n'as même pas pleuré
en me voyant mourir.
— Tu n'es pas mort, et moi non plus
nous sommes simplement détruits
on a été un peu fous de jouer à ce jeu
on aurait pu mourir vraiment
et ne jamais connaître l'amour.
— Mais je t'ai donné de l'amour !
dit la marionnette en mille morceaux
ne me dis pas que tu l'as oublié !
— Je n'ai rien oublié du tout
mais depuis les choses ont changé
et puis on en reparlera plus tard
quand je serai entièrement reconstruite
pour l'instant je n'ai pas toute ma tête
je ne sais pas très bien ce qu'il faut en penser
et puis j'ai trop envie de faire l'amour
— Personne ne me reconstruira
les morts aiment les petites filles pas les jouets
je vais tout simplement disparaître
sans laisser de traces
et tu ne te rappelleras plus mon existence.
— Je ne t'oublierai pas
mais que veux-tu que je fasse
si personne n'a envie de te reconstruire ?
je ne peux rien pour toi, je le regrette
les morts ne jouent pas avec les marionnettes
avec les petites filles non plus d'ailleurs
mais une petite fille est vivante
les marionnettes sont toutes mortes
elles n'existent que pour jouer
tandis que les petites filles existent pour faire l'amour
ce qui est très beau du point de vue des morts
et même inoubliable
sais-tu ce que veux dire « inoubliable » ?
tu le saurais si tu n'étais pas une marionnette
— Je n'ai pas envie d'être oublié
moi aussi je veux faire l'amour
est-ce que je ne le fais pas bien ?
tu as bien ouvert tes cuisses pour que j'y aille
et j'y suis allé sans discuter
et je t'ai fait ce que j'ai fait
je te l'ai fait combien de fois ?
tu ne te rappelles déjà plus
veux-tu que je te dise
combien de fois je l'ai fait ?
— Ça ne compte pas, dit la petite fille
un peu irritée par la marionnette bleue
ce qui compte c'est le plaisir
et je te remercie de l'avoir inventé
mais ce n'est pas toi qui me l'a donné.
— Personne ne te l'a donné !
il est venu et il est reparti
tu n'as rien vu rien senti
tu n'as rien dit de plaisant à ce sujet
il ne s'est rien passé et tu le sais bien.
— Il ne s'est rien passé et je ne veux pas le savoir !
Je ne savais pas que je faisais l'amour
avec un cheval
mais je ne recommencerai pas
la prochaine fois je le ferai avec un homme
et tout se passera comme il faut
et je connaîtrai le plaisir qui me manque
— S'il ne te manquait que le plaisir !
dit la marionnette en riant un peu
il te manque deux ou trois autres choses
par exemple tu as une cervelle d'oiseau
c'est normal tu aimes les oiseaux
et ils te le rendront un jour
par exemple tu as un cœur de pierre
ce qui est normal
tu es toute remplie de cailloux
et de brins d'herbe
les morts te reconstruiront n'importe comment
ils ne savent pas l'anatomie
as-tu pensé à ce à quoi tu ressembleras
quand ils passeront le dernier glacis ?
les morts n'ont aucun goût
en matière d'esthétique féminine
je suis vraiment désolé pour toi
— Tu es jaloux comme une marionnette !
d'ailleurs tu ES une marionnette
et je ne veux plus parler avec toi.
Plus loin, dans la pente,
le cheval de six mètres de haut
avait oublié qu'il avait été un homme
et qu'il avait fait l'amour à une petite fille
il galopait remontant la pente
et la terre et la verdure volaient autour de lui
et les oiseaux effrayés par tant de gigantisme
se carapataient en piaillant à tue-tête.
le cheval regardait droit devant lui
il s'éloignait du pays des morts
à une vitesse vertigineuse.
il voulait vivre maintenant
et il traversait des contrées magiques
sans y prêter la moindre attention
toutefois, arrivé à l'orée d'un bois
il aperçut au loin sur sa route
une silhouette qui s'avançait dans sa direction
il ralentit un peu le pas
clignant des yeux pour deviner
non pas qui cela pouvait être
car il ne connaissait personne
mais ce qu'on voulait de lui
en un moment si important de sa vie.
en s'approchant,
il vit que c'était une femme
et elle lui faisait signe de s'arrêter
il s'arrêta en effet
mais loin devant elle
elle n'avait pas l'air d'avoir peur
elle souriait un peu bêtement
comme font quelquefois les femmes
quand elles veulent obtenir quelque chose
et elle s'approcha d'un pas décidé
elle aurait dû se méfier
d'un cheval de six mètres de haut
ce qui n'est pas une chose courante
dans le monde où les hommes sont ordinaires
elle ne se méfia pas
et elle se planta toute droite devant lui
retenant ses cheveux que le vent agitait
le cheval renâcla un peu
il ne voulait pas la menacer
il aurait pu l'ignorer
ou bien l'écraser sous son sabot
il avait bien écrasé une petite fille
pourquoi pas une femme ?
mais il ne bougea pas
il la regarda
et il frémit un peu en rencontrant ses yeux
qu'elle avait noirs et profonds
et dont elle savait se servir
pour qu'on l'écoute.
elle parla la première cependant
— Est-ce que tu es un cheval ?
dit-elle, est-il possible que tu sois un cheval ?
je n'ai jamais vu un cheval aussi grand.
Tu mesures au moins six mètres de haut
Veux-tu me porter sur ton dos ?
Je reviens sur la terre des hommes
j'ai été l'amante des oiseaux
pendant bien des années
et les oiseaux m'ont fatiguée
j'ai manqué de l'amour dont j'ai besoin pour vivre
et que dire du plaisir que je ne trouve plus
dans leurs ailes blanches et noires !
Veux-tu me porter sur ton dos ?
Je m'accrocherai à ta crinière de vent
je ne te dirai rien de ce que je sais
sauf si tu veux parler
dans ce cas je te parlerai de l'amour
Est-ce que tu connais l'amour ?
Y a-t-il une jument de cette dimension
dans ce monde incroyable ?
Je n'en ai jamais vue d'aussi grande que toi
Le cheval recula un peu
cette femme parlait trop
pourquoi parlait-elle d'amour
à un cheval qui ne connaissait aucune jument ?
les amantes d'oiseaux ont le bec bien pendu !
— Si tu ne veux pas, ce n'est pas grave
dit la femme en s'écartant du chemin
mais je t'en prie
ne m'écrase pas dans tes sabots
je veux vivre encore après ce que j'ai vécu
je veux connaître des hommes
les oiseaux m'ont fatiguée de l'amour
maintenant je veux boire
est-ce que tu bois quand tu es malheureux ?
Le cheval ne répondit pas
qu'aurait-il répondu d'ailleurs ?
il était sauvage comme le vent
il ne connaissait aucune loi
et il pourrait écraser n'importe qui
que ça plaise ou non
que ce soit bien ou pas
— Je suis contente de t'avoir connu
dit la femme qui s'assit par terre
continue ton chemin si tu veux
je parlerai toute seule ou avec mon âme
est-ce que tu sais si j'ai une âme ?
non, tu ne sais rien de la mentalité des femmes
je vois bien que tu n'es qu'un cheval
je t'avais pris pour un homme
un homme pas ordinaire
mais je me suis trompée
ce n'est pas ma route que tu choisis
va, galope jusqu'à la terre ferme.
les hommes t'attendent peut-être
ils adorent le spectaculaire
tu t'engageras dans un cirque
c'est très amusant de jouer au cirque
j'ai été une danseuse autrefois
et j'ai montré mes seins dans la lumière
est-ce qu'ils étaient beaux mes seins ?
tu ne t'en souviens pas bien sûr
tu es un cheval si étonnant
veux-tu m'étonner vraiment ?
donne-moi cette ruade en pleine tête
qu'elle éclate en mille morceaux
et que les oiseaux se régalent de mes restes
ils m'ont fait l'amour pendant des années
et j'ai aimé ça plus que tout
j'ai adoré le plaisir dans leurs ailes
mais ce sont là des choses du passé
maintenant je parle à un cheval
ça ne me trouble pas l'esprit
il y a tellement de choses étranges
qui ne me dérangent pas l'esprit
j'aurais adoré parler à un cheval
un cheval de six mètres de haut
avec une verge fantasmatique
et des yeux pour tomber amoureuse !
des yeux je ne vous dis que ça !
le cheval avait envie de parler maintenant
mais il ne dit rien
il ne donna aucune ruade
il ne se mit pas à galoper aveuglément
il demeurait immobile
et la femme le regardait
et elle racontait des choses de sa vie
et il ne comprenait pas tout
il comprenait que c'était une bonne cavalière
une cavalière sauvage comme lui
elle pouvait monter sur son dos
et s'accrocher à sa crinière de vent
il ferait exactement ce qu'il voulait
et il n'aimerait pas le vent
il n'écouterait pas les oiseaux
il ne répondrait rien à ses questions
il galoperait à travers le monde
avec une femme sur son dos
une femme bien plus petite que lui
mais aux dimensions exactes
une femme qui avait aimé les oiseaux
après avoir montré son anatomie dans la lumière
elle n'aimait plus les oiseaux
elle faisait ce qu'elle voulait de son anatomie
elle était simplement mêlée à sa crinière
elle lui parlait dans l'oreille des choses du monde
des choses qu'il ne savait pas
et qu'il oubliait
des choses qui revenaient l'habiter encore
et qui le quittaient quand le temps le voulait.
Voilà comment Kateb vit le cheval
le cheval de six mètres de haut
un cheval gigantesque et magnifique
avec un regard droit et impassible
il y avait une femme sur son dos
elle s'accrochait à la crinière de vent
c'était deux êtres sauvages
que personne ne maîtriserait jamais
ce cheval avait fait l'amour
cela se voyait
la femme avait fait l'amour aussi
peut-être avec les oiseaux
les femmes font beaucoup l'amour avec les oiseaux
et puis elles deviennent belles et sauvages
et celle-là ne conduisait pas le cheval
elle se laissait conduire
elle allait où il voulait aller
et ils avaient surgi du ciel
magnifiques dans leurs voiles de nuages
ils s'étaient arrêtés au bord du ciel
la femme parlait au cheval
comme si elle revoyait ce qu'elle avait connu
et le cheval semblait découvrir le monde
en l'écoutant parler de ce qui avait changé
et de ce qui n'avait pas bougé
Kateb aima le cheval tout de suite
il aima cette sauvagerie pure
il voulait la dompter
il la dompterait
et la femme aimerait ça
elle aimerait cette reconstruction lente.
Allez hop ! je vous dis
on cherche à se souvenir de Kateb
il n'y a plus personne sur la plage
il fait nuit
tout le monde dort
même les oiseaux dorment
c'est vous dire le sommeil
Kateb n'est plus ce qu'il était
vous vous souvenez sa bouche ses yeux
sa peau ses os le sable le vide
que se passe-t-il pourquoi comment etc. ?
et une petite voix qu'on entend à peine
qui chatouille l'oreille qu'il ne trouve pas
mais elle existe pourtant cette oreille
une voix qui ressemble à de la moelle
une voix entourée d'os
elle ressemble à la moelle dit :
« Voilà ce que c'est
de rechercher les preuves
de son autobiographie »
il n'y a pas eu de confidences
une simple histoire d'amour
entre deux personnages de roman
dont l'un est le créateur de l'autre
voilà ce que c'est !
enfin on n'y peut rien ou pas grand-chose
parce que ce qu'on peut ne sert à rien
Kateb est seul et il s'embête
le soleil ne s'est pas encore levé
c'est embêtant et ça esseule
il se lèvera quand ce sera l'heure
ce n'est pas l'heure et il reste couché
il cherche des yeux dans sa tête
ce n'est pas le moment de jouer
on ne peut pas dire que le moment est bien choisi
on peut dire qu'il est mal choisi
on peut se taire mais on a envie de jouer
alors on joue et on ne se tait pas
on joue à quoi et qu'est-ce qu'on dit ?
on joue à fouiller dans la mémoire
une partie de la mémoire est consacrée aux jeux
il ne faut pas se tromper de partie
si on se trompe on ne joue plus
on risque même de s'embêter
je ne veux pas m'embêter, pense Kateb
il faut que je joue à quelque chose
à un jeu de mon âge si c'est possible
si ce n'est pas possible
n'importe quel jeu fera l'affaire
je paierai le prix qui convient
même si c'est cher payé
on ne paye jamais assez pour s'amuser
et tellement pour s'embêter à être des hommes
dire qu'on a été des enfants
comment le dire ? c'est difficile !
j'irais bien ramasser ce coquillage
on dit qu'il est habité par un enfant
toc toc toc est-ce que je peux entrer ?
ou plutôt soyons plus précis
est-ce que mon imagination peut entrer ?
bonne question et pas de réponse
toc toc toc ou bien faut-il imiter la sonnette
dreling dreling qui est à la porte ?
c'est moi je m'embête je veux jouer
est-ce que tu veux jouer à des jeux ou à autre chose
je préfère les jeux
bien que mon imagination m'interdise
de penser à autre chose
j'ai bien un jeu mais je ne sais pas
si on peut jouer avec
est-ce qu'on peut essayer sans risque
on ne risque rien à gagner jouons
sur le tapis derrière l'arbre sous la robe
il faut jouer à ce jeu formidable
quel est le dernier livre à la mode ?
comment le retrouver s'il est perdu ?
mince ! je ne connaissais pas ce jeu-là
on ne peut pas gagner mais c'est jouable
jouons encore si vous le permettez
pourquoi Nicolas aime Pernelle ?
parce que ce n'est pas pourquoi c'est comment
qu'il faut dire si on ne veut pas se tromper
— fripons ! gueux ! traîtres ! imposteurs !
allez jouer ailleurs infâmes ! coquins ! insolents !
sinon je vais me fâcher
et écrire dans le journal
des choses qui diminueront
le chiffre de vos tirages
quand vous serez bien pauvres
vous m'en direz des nouvelles
de la manière dont je satirise
ce qui ne convient pas au monde !
allez jouer de la mandoline ou du pipeau
il faut savoir croquer dans la myéline
est-ce qu'on joue avec de telles connexions ?
bandits ! voleurs ! chenapans ! voyons voir
si vous faites toujours les malins
quand il n'y a plus de jouet pour jouer !
alors comme ça on veut jouer ?
et on se met à jouer avec n'importe qui
et donc de n'importe quelle manière
d'une manière qui n'est pas constructive
et on s'étonne de ce qui arrive !
est-ce qu'on s'étonne de ce qui arrive ?
un peu tout de même même plus qu'un peu !
et alors, qu'est-ce qu'on dit à son mentor ?
qu'est-ce qu'on dépose sur ses lèvres
à part le baiser obligatoire ?
il y a des preuves d'amour qui se passent d'amour
je vais vous faire savoir moi
de quoi il est question non mais !
Kateb n'arrivait pas à jouer
il y mettait du sien mais rien à faire
on ne peut pas bien jouer si on n'est pas bien construit
et Kateb ne l'était pas
il avait été un homme comme les autres
et puis il avait dû subir une intolérable destruction
et maintenant il n'y avait rien à faire
il était détruit et il le resterait
en attendant de mourir vraiment
et il n'arrivait pas à jouer pour passer le temps
il ne désirait pas jouer
pour découvrir quelque chose de nouveau
qu'il offrirait à l'humanité éberluée
qu'il ait réussi sa reconstruction
d'une manière aussi extraordinaire
non il n'avait pas le goût de la découverte
quand il pêchait quelque chose
du temps où il était encore construit
il savait toujours ce qu'il ramènerait
et c'est exactement ce que l'humanité attendait de lui
et c'est toujours comme ça que les choses s'étaient passées
maintenant il voulait jouer pour s'amuser
ça fait une sacrée différence
jouer pour s'amuser
c'est différent de jouer pour découvrir
c'est différent aussi de jouer pour pêcher
voilà trois manières de jouer
qui font toute la différence
c'est-à-dire qu'au goût improbable de la découverte
il faut enlever le goût du commun des mortels
et on obtient en principe
si le calcul est bien posé en termes clairs
un jeu dont on peut dire sans se tromper
que c'est le plus amusant qui soit
mais tout ceci n'est pas un jeu
c'est sérieux comme un calcul mental
et il vaut mieux l'écrire pour s'en souvenir
parce qu'on est prêt à tout oublier
tellement on a envie de jouer
non ce n'est pas l'envie qui me manque
répétait Kateb dans sa tête sans forme
l'os de ma tête est quelque part au fond de moi
et je n'ai pas envie de jouer à le retrouver
d'ailleurs à quoi ça me servirait ?
ça me servirait à trouver l'os de ma tête
ce qui ne sert à rien on le sait
on peut très bien penser sans os
à l'intérieur de la tête
je connais des tas de gens
qui n'ont pas d'os à l'intérieur de leur tête
et qui pensent fort bien malgré ce manque
ce qui prouve que l'os ne sert à rien
si tout se résume à bien penser
ce qu'on va dire à propos de soi
enfin chacun est libre je crois
de faire ce qui lui plaît de ne pas faire
c'est là une vérité sans réciproque
parce que celui qui est content de n'être rien
n'est pas forcément aussi libre qu'il dit
il y a des choses qui me traversent l'esprit
qui s'imposent à moi comme des vérités
celle-là en est une et je l'écris
je n'écris pas tout ce que je pense
bien que ce soit parfaitement possible
je ne veux vexer personne
surtout parmi les gens que j'aime
et qui sont une partie de mon anatomie
il faut deux âmes au moins
pour fabriquer un être convenable
et Kateb avait tellement envie de jouer
tellement envie de bien goûter chaque seconde
et les secondes passent si vite si vite
il aurait pu lire un livre
il n'y a pas de livre sur la plage
tout le monde sait cela même les oiseaux
qui d'ailleurs ne font pas un réel effort de lecture
mais il y avait tant de livres dans sa tête
il y avait un livre pour chaque fête patronale
ce qui faisait un grand nombre de livres
et il aurait pu se souvenir de l'odeur du papier
mais ce n'était pas un jeu vraiment amusant
on pourrait jouer à autre chose
par exemple à compter les feuilles d'un arbre
ce qui n'est pas très amusant c'est vrai
mais comme ça fait passer le temps
on peut faire comme si c'était un jeu
et trouver cela très amusant au fond
ou alors on irait faire un tour en Chine
là où vivent les Zoulous
et on jouerait de leur instrument national
qui est une sorte de guitare mais sans les cordes
on la coupe en morceaux égaux
et on se la partage équitablement
mais comme il manque toujours un morceau
c'est le jeu
il y a quelqu'un qui trouve que c'est triste
de jouer sans lui
et tout le monde lui répond
que personne ne se sent triste
ce qui prouve qu'il y en avait assez pour tout le monde
le pauvre type retourne sur ses pas
il ne retrouve plus ses pas et il se perd
il raconte ce qui lui passe par la tête
et il se met à parler de son enfance
parce que c'est là qu'il veut retourner
si j'en parle, se dit-il
c'est parce que j'aimerais bien regoûter à l'enfance
mais sans toutefois redevenir un enfant
parce qu'alors ça ne servirait à rien
quand j'étais un enfant je ne savais pas
maintenant je sais mais c'est trop tard.
enfin c'est le genre de choses qu'on se dit
quand on se rend compte soudain
qu'il ne reste plus grand-chose à vivre
on est prêt à faire des concessions
et on trouve que le monde est super
et qu'il n'y a aucune raison de désespérer
c'est comme ça qu'on devient à force de jouer
on pense que c'est amusant
parce que c'est la dernière fois
toc toc toc est-ce que je peux entrer
— on n'entre pas et on ferme sa gueule
ou alors on va jouer plus loin
je ne supporte pas la vie à deux
toc toc toc un enfant habite dedans
c'est un coquillage d'ivoire et d'ébène
avec une fenêtre de verre
et un rideau de papier
toc toc je ne sais pas ton nom
tu lis des livres que j'ai oublié
et je m'excuse de te déranger
à une heure aussi matinale
toc toc toc c'est la matin au coquillage
un enfant habite dedans
est-il aussi seul qu'il le dit
est-ce qu'il a l'âge que l'on croit
toc toc toc ce n'est pas l'âge qui compte
c'est le nombre de pages
ce n'est pas l'encre qui tache
c'est ce qu'on a écrit
sans le vouloir vraiment
encore une chanson ! se dit Kateb
en regrettant de ne pas savoir chanter
si j'avais appris à chanter
je ne serais pas aussi stupide
dommage qu'il n'y ait plus de petites filles
ce serait plus facile pour jouer
j'aurais beaucoup d'imagination
et ça amuserait tout le monde
enfin il n'y a personne pour le moment
j'attendrai qu'il y ait du monde
et je montrerai comment je sais jouer
ce qui n'est pas une mince affaire
il n'y a personne c'est dommage
c'est plus facile de jouer avec les autres
et puis jouer tout seul ce n'est pas sain
on passe le temps mais pas comme il faut
on le passe comme il ne faut peut-être pas
et si ce n'est pas la bonne manière de le passer
qu'est-ce qui se passe si on s'est trompé
est-ce qu'on est accusé de faux en écriture ?
ce serait terrible une pareille accusation
on ne s'en remettrait pas en aucune façon
et puis tout le monde nous oublierait
ce qui serait juste et de bon goût
on n'a pas idée de tromper les gens
les gens sont comme les lignes droites
il y en a qui se croisent
ça fait un point
par quoi il est toujours possible
de faire passer une autre droite
sans risquer de se faire accuser
de ce que le monde redoute
c'est qu'il a peur le monde
les gens aussi ont peur
parce que les gens croisent le monde de temps en temps
pas tout le temps
parce qu'ils ont peur aussi de la géométrie
mais enfin un point est un point
et on peut s'y arrêter pour reprendre son souffle
au pied d'une majuscule gigantesque
dont il n'est pas possible de dire avec certitude
si elle appartient à l'alphabet
on dit l'alphabet
prononcer alpha bête
mais c'est un pauvre pléonasme
parce que l'alpha est la plus bête de toutes
par exemple B est plus bête que C
et C est plus bête que D et ainsi de suite
ce qui fait que Z n'est pas plus bête qu'une autre
ce qui n'est tout de même pas mal
pour la dernière de la classe
et ainsi de suite
mais vite parce que ça presse !
mais le point
ce n'est pas qu'un arrêt ou une rencontre
on s'arrête pour réfléchir
on se rencontre pour s'aimer
un point c'est tout, dit la majuscule
dont la dernière syllabe est si belle
qu'on a envie de l'aimer sans condition
un point c'est aussi un angle
un échange de droites
un nouveau soleil
une nouvelle orientation
après le point
on peut changer de personnalité et
voir le monde avec les yeux d'un autre
le cercle n'y passe qu'une fois
mais c'est suffisant pour exister
et vivre d'une autre vie qui doit être éternelle.
toc toc toc est-ce bien un enfant
qui habite le coquillage
le coquillage noir et blanc
toc toc toc il a dit son âge
mais je n'ai pas bien entendu
non je n'ai pas voulu entendre
je suis menteur comme un enfant
toc toc toc je frappe pour entrer
est-ce comme ça qu'on fait avec les coquillages
ou bien faut-il chanter
comme on fait avec les oiseaux
toc toc toc ouvre-moi la porte au coquillage
toc toc toc j'ai vieilli mais pas tant que ça
on ne vieillit jamais trop
la porte est ouverte à tout le monde
si le monde est écrit pour ça
toc toc toc tant pis si tu n'ouvres pas
je rêverai l'enfance
tant pis si tu n'as pas entendu
je dormirai tout seul
Kateb commençait à s'amuser un peu
pas beaucoup c'est vrai mais un peu quand même
quand il disait toc toc toc
il se mettait à loucher
et ça lui donnait la nausée
et il chantait le couplet avec l'envie de vomir
ce qui lui donnait un ton particulier
enfin particulièrement drôle
par ce qu'il pouvait en juger
on n'est pas obligé d'aimer la drôlerie
il faut être triste pour ça
mais il faut savoir que la tristesse existe
qu'il y a des gens qui ne trouvent pas ça drôle
il y en a même qui inventent des potions
des potions composées pour guérir bien sûr
et il y en a qui guérissent c'est vrai
ils ne trouvent pas ça drôle mais ils guérissent
on dit d'eux qu'ils ne sont plus tristes
bien qu'il n'y ait aucune preuve de rapportée
il paraît qu'on peut se passer de preuves
on n'est pas au tribunal
il n'y a rien à prouver
on guérit ou on ne guérit pas
un point c'est tout
— Je suis guéri, dit un homme
qui avait été triste pendant vingt ans
on ne le dirait pas mais je suis guéri
je vais faire du sport et manger bio
comme ça on verra que je suis guéri
personne ne pourra plus douter de ma sincérité
un autre homme
qui n'était triste que par instant
il clignotait
un autre homme s'écria : moi aussi
j'ai quelque chose à dire
au sujet de la tristesse
je trouve que c'est triste
de ne pas pouvoir faire autrement
mais si vous continuez à rigoler
je vais rire plus fort que vous
mais j'ai plutôt envie de pleurer
je me mangerai les mains
ce sera drôle de ne plus pouvoir serrer les vôtres
vous ne m'en voudrez pas hein les amis ?
triste triste cette époque décadente
je vais me pendre demain à l'aube
et pour être sûr de ne pas me rater
je me ferai couper la tête avant
y a-t-il une question qui vous traverse l'esprit ?
l'homme rit de bon cœur
et il se servit une autre bière
qu'il avala d'un coup sans rire
ce qui le rendit triste et pleurnichard
Kateb ne supporta pas cette image
et il se passa la langue sur les yeux
les mots n'avaient plus le même goût
et il fut triste de nouveau
combien de temps je vais m'embêter
se demanda-t-il sans se répondre
parce qu'il savait déjà la réponse
la nuit s'achève un jour ou l'autre
non monsieur elle s'achève un jour
l'autre c'est pour demain
ne mélangeons pas le temps
il pourrait nous en vouloir
et ce serait alors difficile de vivre.
c'est difficile de toute façon
quand on s'embête c'est difficile
de ne pas dire n'importe quoi
il n'y a rien pour nous en empêcher
et puis ce qui est dit est dit
on ne peut rien effacer
rien cacher sous les ratures
on ne rature pas une parole qui s'envole
on rature le ciel
on crève les nuages au bout de sa plume
mais les mots sont des oiseaux
ils font de la géométrie
la langue n'est plus leur fort
écoutez les mots dans le ciel
ils piaillent et s'arrachent des plumes
les nuages s'en foutent
ce n'est pas leur affaire
le soleil se demande toujours
s'il a la tête en bas
et la lune lui donne des coups de pied dans la tête
je sais au moins où est ma tête
dit-il en encaissant les coups
ce qui ne m'avance pas
sur le chemin de ma découverte
attention de ne pas écorcher les nuages
les oiseaux m'en voudraient
les nuages c'est la ponctuation
et sans ponctuation on ne comprend plus rien
les mots sont des oiseaux la vie c'est le ciel
si j'ai la tête en bas
il y a une raison
il y a toujours une raison
sinon plus rien n'existerait
les oiseaux sont des mots le soleil c'est le temps
si j'ai la tête à l'endroit
je ne vois pas pourquoi
je ne continuerais pas d'exister
— ce n'est pas notre affaire
ce n'est pas notre affaire
on ne s'intéresse qu'à nos affaires
les affaires des autres c'est pour les autres
et le ciel est plus beau
les oiseaux ont un sens
ce n'est pas le cas du soleil
que personne ne comprend
— c'est la faute aux nuages
c'est la faute aux nuages
— non c'est la faute à la mer
qui a changé de place
pour aimer les poissons
qui vivaient dans le ciel
maintenant ils vivent dans l'eau
et les oiseaux n'ont pas perdu
leur âme de poissons
c'est comme ça que tout s'explique
pensait Kateb pendant que le jour se levait
les rayons n'étaient pas encore des rayons
ce qui explique bien des choses
Kateb tenta d'étirer son corps détruit
c'était difficile à cause des os
qui formaient un tas d'os
et de la peau qui formait un sac d'os
et puis ça faisait mal aux entournures
particulièrement aux commissures des lèvres
et puis au croisement des paupières
mais une fois la douleur éteinte
il se sentit beaucoup mieux presque reposé
un peu comme s'il avait dormi
ce n'était pas le cas tout le monde le sait
cette nuit Kateb n'a pas dormi
ou plus précisément il n'a pas fermé l'œil
ce qui n'est pas la même chose
chez un être dont les yeux
au nombre de deux comme chez tout le monde
dont les yeux n'ont jamais sommeil
même s'ils ont vu beaucoup de rêves
ce qui n'est pas un motif d'orgueil
Je ne sais pas ce qu'il faut mesurer
et même s'il y a quelque chose à mesurer
dans l'entrejambe qui raccourcit
la perspective qui me donne la chair de poule
vers un point de fuite qui se dédouble
il augmente le ciel et le nombre des oiseaux
mais tout ceci n'est qu'une pâle reproduction
la main qui a gravé l'acide
ne savait pas ce qu'elle faisait
l'œil le savait mais n'en a rien dit
je suis très heureux de vous apprendre la nouvelle
les journaux n'en parleront pas
mais c'est une nouvelle qu'il ne faut pas ignorer
il faut même la prendre au sérieux
ne pas s'asseoir sur les écrits qu'on a écrit
à propos du destin de l'homme
asseyez-vous sur le derrière d'un oiseau
il y a une plume pour chaque mot
ouvre une veine pour faire de l'encre
on ne peut pas écrire autrement
n'écrivez pas autrement
pourquoi avez-vous écrit autrement
c'est chouette de ne pas savoir ce qu'on fait
c'est comme ça qu'on fait ce qu'on veut
c'est la règle qu'il ne faut pas ignorer
dans l'entrejambe qui existe pour soi
par la perspective qui l'inaugure
par le point de fuite qui l'a déserté
la nouvelle est une bonne nouvelle
on ne l'écrira pas dans les journaux
apprenez-la comme vous pouvez
par exemple en plongeant votre tête
dans un baril de spermaceti
ne faites pas un pied de nez au passant
qui se demande si tout va bien
il ne sait pas qu'il y a une nouvelle
il faut de l'encre pour l'écrire
une plume pour chaque mot
et un oiseau pour chaque plume
ce n'est pas juste, s'écrie le nouveau gendarme
j'ai été désigné pour tuer des gens
il n'y a pas de gens dans cette campagne
et pas de tabac pour ma pipe
qu'on me renvoie d'où je viens
par la poste si c'est possible
je n'éprouve aucun plaisir
à lire ce que vous écrivez
à propos des armes à feu
bon sang, que m'arrive-t-il maintenant !
il faut que je lise un livre
je n'ai pas tout oublié
il doit rester un livre quelque part dans ma tête
rien qu'un chapitre n'importe lequel
le premier le dernier un chapitre à lire
dans les cases de ma mémoire
je veux être vivant avec le jour
ce ne sont pas les premiers rayons pas encore
le temps va s'écouler avec lenteur
et il n'y a rien à savourer
il faut que je m'absente c'est le jeu
il aurait bien aimé fumer une cigarette
c'est une chose qu'il ne faut jamais faire
c'est comme ça qu'on met le feu au livre
celui qu'on est en train d'écrire
et qu'on n'aime pas encore
on allume la cigarette du personnage
et il laisse traîner le mégot en bas de page
il n'y a pas de fumée sans feu
il y a du feu qui ne fume pas
interdit les cigarettes
interdit les cheminées
il faut interdire la guerre aussi
c'est un feu qui brûle tout même le souvenir
il n'y a pas de feu dans le livre
tout simplement parce qu'on est prudent
on aime la prudence on préfère
les livres sont comme le papier
il suffit d'un peu de feu
et ils disparaissent à jamais
attention à la mémoire de papier
peu importe si elle se froisse
il ne fumera pas cette cigarette
pourtant qu'est-ce que c'est beau
une volute de fumée
sur l'ombre blanche
et l'aile blanche
de la mémoire.
que va-t-il m'arriver maintenant ?
je ne sais pas me reconstruire
qui m'aimera assez ?
il faudra que le soleil m'éclaire
on jouera aux ombres chinoises sur ma peau
au tambour sur ma peau
deux os longs et blancs battant ma peau
doum doum les os battent ma peau
et des ombres s'amusent à créer leur histoire
qui m'aimera à ce point ?
on ne reconstruit pas un homme
avec des mots que le papier profile comme de l'acier
il faut de l'amour et je n'ai pas de l'amour
il faut de la science et je n'en sais rien
qui passera entre deux ombres s'arrêtant
et espérant me reconstruire
doum doum ce sont des os qui jouent
battant la peau que la lumière tend
entre les deux pôles de l'amour absolu
c'était peut-être un premier rayon
alors c'était déjà le jour
et la nuit s'éclairait
Kateb éprouva tout d'un coup une grande fatigue
le ciel ressemblait à la mer maintenant
et les premiers oiseaux tracèrent les premières lignes droites
le jour se levait c'était une certitude
le vent agitait l'écume de nuages dans le sable
Kateb poussa un soupir désespéré
et il y eut un oiseau pour s'en étonner
tête immobile à la surface du ciel
bec entrouvert sur une absence de voix
il regarda Kateb d'un air morne
puis se replongea dans les profondeurs
le ciel s'écoulait par une brèche.
— je suis fatigué parce que je n'ai pas dormi
se dit Kateb sans trop y croire
je n'ai pas dormi parce que ce n'était pas le moment
je dormirai même s'il fait jour
la lumière aussi peut éclairer les rêves
il chercha encore le livre dans sa tête
il y avait tant de choses à lire pour ne pas s'embêter
et ainsi on ne se sentait plus fatigué
on avait envie de vivre encore une fois
et on revivrait comme ça chaque fois
qu'il se présenterait une occasion de lecture
mais il avait beau fouiller dans sa tête
remuer tout ce qui composait sa mémoire
il ne trouva pas le livre qu'il avait envie de lire
ce n'était pas un livre ordinaire
et dans sa mémoire il n'avait pas une place ordinaire
mais sa mémoire avait subi les contre-coups
de la destruction inattendue de son corps
et les pages étaient écrites de la même encre
et personne ne pouvait soupçonner
que certaines avaient beaucoup vieilli
c'était les pages qu'il fallait oublier
des pages menaçantes d'histoires anciennes
et la voix qui parlait au fond de lui disait :
— Voilà ce que c'est que de rechercher
les preuves de son autobiographie !
il savait que le coquillage noir et blanc
était habité par un enfant de son âge
c'était son âge à un jour près
quand il rêva lui-même
d'habiter les coquillages de la plage
il y avait des tas de gens qui rêvaient la même chose
et il y avait assez de coquillages pour tout le monde
mais tout le monde ne frappe pas à la bonne porte
et toutes les portes ne s'ouvrent pas
et il avait certainement raté quelque chose
quelque chose d'important et d'inexprimable
quelque chose dont on n'avait d'ailleurs pas
besoin de dire l'importance
quelque chose d'entièrement faux
qui devait nourrir toute la vérité
et dont la vérité ne pouvait se passer
et maintenant il feuilletait les pages de sa mémoire
il y avait tant de choses inutiles
si peu de choses consacrées à la vérité
et tant de choses de disputées aux voisins
aux amis aux juges aux parents
tant de choses arrachées
que la vie ne retient pas
sauf qu'il faut manger pour vivre
et qu'on n'est pas tout seul à avoir faim
que de temps perdu
quand le temps est compté !
il faudrait vivre seul
à la limite de la mort
et savourer le temps qui passe
chaque mot sonnant le glas
chaque mot comme un oiseau
traçant l'incroyable géométrie
qui augmente sans cesse ses volumes
qui ne cesse d'augmenter
qui croît dans l'infini
toujours proche de zéro
créant sa symétrie parfaite
de l'autre côté de la page
où la vie se déroule à l'envers
seul et sachant que le langage n'est pas un vain mot
que c'est par lui que tout existe
que tout commence et que tout finit
que le monde n'a pas existé avant le premier mot
et qu'il cessera d'exister pour tout le monde
quand tu auras parlé pour la dernière fois —
il faudrait de la solitude
il faudrait de l'essentiel
contempler le mur de la vie
c'est aussi celui de la mort
pierre après pierre le démonter
et parler avec la mort
jusqu'à ce qu'elle commence d'exister
c'est un simple transfert de langage
il n'y a pas de douleur malgré la douleur
le dictionnaire est un piètre compagnon de voyage
il y a assez de rayons pour faire de la lumière
et Kateb constate l'ampleur des dégâts
son ombre sur le sable
a une allure déconcertante
il évite de la regarder
mais c'est difficile parce que c'est lui
informe terrifiant peut-être qui sait ?
il est très loin maintenant de ce qu'il a été
il n'a jamais été aussi loin
il s'est égaré il est perdu
il regrette ses audaces
il jure de ne pas recommencer
une pareille folie est inconcevable
et pourtant elle arrive
et personne n'y peut rien
même avec une bonne boîte à outils
il n'y a rien à faire
on ne retourne pas sur les pas
que des oiseaux furieux mélangent
c'est arrêté
doum doum doum l'os bat la peau
ce n'est pas le moment de danser
toc toc toc est-ce que tu y habites vraiment ?
l'os mesure le temps doum doum
la peau étire des ombres chinoises
toc toc toc frappe le coquillage
à la fenêtre on ne voit rien
il y a trop de lumière
l'escalier ne ressemble pas à un escalier
toc toc toc on n'entre pas c'est fermé
on ouvrira demain si la loi le permet
doum doum l'ombre manuelle résiste
aux éclats de lumière
où le jour se retrouve
est-ce que tu es vraiment entré là-dedans
il semble que ce soit trop petit
mais on entend battre ton cœur d'ermite
ouvre la porte pour qu'on te voie
laisse entrer la lumière
elle effleure les rideaux rature les tapis
est-ce vraiment ici que tu vis
il y a du sable sur les marches
on ne peut pas croire que c'est vrai
c'est une vision tellement artificielle
est-ce que Nicolas a bien touillé
est-ce que Pernelle a bien goûté
doum doum doum l'os choque l'os
on dansera même si ça ne plaît à personne
mais ça plaira à tout le monde
tu verras comme le monde est souriant
la mémoire est une manière d'oublier l'essentiel
laisse les pages à la savante numérotation
il faut une page un
et la dernière n'est qu'un arrêt
l'os bat la peau choque l'os
je vais retrouver la mémoire
la mémoire à la bonne page
la première est le bon repère
la mesure est une question de temps
voyons ne nous énervons pas
danser nous fera le plus grand bien
la solitude n'est plus qu'un souvenir
d'ailleurs je ne m'en souviens plus
j'ai même oublié le mot pour la nommer
qu'est-ce que j'ai voulu nommer
est-ce que j'ai voulu donner un nom à quelque chose ?
c'est quoi quelque chose dont on ne se souvient pas
est-ce que c'est encore quelque chose
Kateb sent la rosée sur sa peau
elle forme des gouttelettes
et il se voit dedans à l'envers
c'est amusant cette multiplication
il frissonne un peu
pas facile cette multiplication
ce n'est pas un simple exercice de calcul
doum doum doum
toc toc toc
l'os choque l'os bat la peau
le coquillage résonne comme un tambour
c'est un signe de vie
ne me dis pas que tu habites là-dedans
choque l'os bat la peau tape tape
je dis ce que je pense
je n'ai rien à cacher
j'habiterai un coquillage
si je dois y trouver le bonheur
Mesdames et messieurs, dit Thomas dans le micro
mesdames et messieurs il n'y a pas d'autres jeux
voici le chapitre le plus complet
le plus profond le plus passionnant le plus des plus
c'est le chapitre où l'on fait joujou avec la télé
le chapitre qui amuse tout le monde
c'est-à-dire les cailloux et les cancres
les bons et les mauvais le monde c'est
un mélange très simple de valeurs contraires
c'est du moins ce que nous pensons
c'est pourquoi ce jeu s'intitule « le Jeu »
il y en a d'autres mais est-ce qu'on s'amuse vraiment
quand on s'amuse moins ?
est-ce la première question que je pose aux candidats
en posant cette seconde question ?
je ne sais pas si je peux répondre
à la place de tout le monde
je ne sais même pas si cette remarque
à propos de cette première réponse
est la deuxième réponse à la deuxième question
qui en comprend deux
ce qui vaut toujours mieux
que de ne comprendre rien du tout.
Ayons l'art et la manière
personne ne nous en voudra
ce qu'on joue n'est pas joué
ce qui ne veut pas dire qu'on triche
est-ce qu'on triche est-ce qu'on joue
je pose les questions et vous y répondez
il y a des oui qui veulent dire non
et des non qui ne veulent rien dire
le principal est de se faire aimer
pourvu qu'il ne nous naisse pas un monstre
une de ces machines déchromosomées
que la loi nous oblige à aimer
le contraire nous aurait étonnés
nous avons le cœur sur la main
et la main devant les yeux
où avons-nous les yeux ?
ils sont juste derrière la vue
c'est pour ça qu'on ne voit pas grand-chose
heureusement nous connaissons par cœur
le mécanisme des miroirs
nous avons progressé sur le chemin de la mort
le chemin de la vie, moins abrupt
nous a quittés depuis longtemps
Le premier jeu est plus simple
c'est un question-réponse
on pose cent questions
celles qui viennent à l'esprit
quand on a peur d'en manquer
et on trouve cent réponses
peut-être pas exactement
parce qu'on est sûr que de la mort
et que ce n'est pas suffisant pour vivre
c'est un jeu facile à jouer
un jeu pour les enfants et pour les vieux
un jeu qui ne demande pas une réelle présence
on n'existe pas encore tout à fait
ou bien c'est bientôt l'heure de cesser d'exister
une bonne question est une question de temps
on a le temps de répondre
ou bien le temps va nous manquer
ce qui n'empêche pas la question d'exister
ce qui n'empêche rien d'ailleurs
tout peut arriver même rien
par exemple on croit se voir dans un miroir
on se pose la question
et on se répond de la même manière
on trouve cela très amusant
et on recommence —
voilà ce qui s'appelle jouer
il n'y a pas d'autres manières
il y a des manières de ne pas jouer
qui ressemblent sacrément
aux règles énumérées d'un jeu
auquel personne ne veut jouer
parce qu'il n'y a rien à gagner
je donne un autre exemple
de ma manière de voir les choses
en matière de jeux télévisuels
regardez le pied du passant qui boit
regardez le bois du pied qui chemin
je ne sais pas ce que vous voulez dire
mais ça veut sûrement dire quelque chose
quelque chose de très spirituel
c'est dire si ça fait du bien à l'esprit
on y trouve de quoi remonter à l'échelle
un autre exemple de ma sagacité
de présentateur de jeux télévisuels
prenez un morceau de chiffon humide
respirez-le avant de le donner au pauvre
le pauvre se lève d'un coup
il ne sait pas ce qui lui arrive
mais il sait au fond de lui-même
qu'il n'y a pas de bons présages
quand on n'a pas de quoi se payer un cierge
tel est le jeu des questions-réponses
mais avant de le jouer —
faut-il rappeler que nous sommes en train de jouer ?
— il faut que je vous présente un autre jeu
le jeu qui consiste à remonter la mécanique
avec une paire de bottes de caoutchouc
le pauvre Kateb n'aura pas le secours du miroir
le miroir ne soigne pas ce genre de maladie
il faut remettre ses os dans l'ordre
qui a dit qu'il n'y avait pas d'ordre
et qu'il fallait cracher dans la main de dieu ?
il faut remonter Kateb
sous peine de disparaître avec lui
pour cela il nous faut une bonne leçon d'anatomie
et j'en sais un à qui il ne déplaira pas
de faire savoir ce que tout le monde ne sait pas
n'est-ce pas monsieur le docte machin chouette ?
— Je suis tout à fait de votre avis
c'est-à-dire que je ne suis pas d'un avis contraire
il faut un 1 pour faire un 2
mais jamais vous ne ferez un 1 avec un 2
s'il s'avère que 1 n'existe pas
c'est de la logique élémentaire
je suis prêt à en expliquer toute la science
mais je vois que ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui
nous parlerons donc d'anatomie
dans cet énorme chapitre qui porte le numéro XVII et suivants
et que l'opinion générale en assemblée
a décidé de consacrer à l'étude de l'anatomie
dans le but avoué de reconstruire Kateb
que des évènements imprévus ont détruit
ce qui est dommage pour toute la communauté
j'aurais préféré prouver l'existence de 1
c'était beaucoup plus difficile
et beaucoup plus utile à l'humanité
si 1 n'existe pas ce que je redoute
alors la multiplication est un faux en écriture publique
et l'addition le seul moyen d'existence
mais je constate et je vois à mon grand regret
que les lois de ce monde ne gouvernent pas les hommes
nous ferons donc de l'anatomie
nous donnerons dans l'os et dans le muscle
il y aura du sang sur nos écrans
ça amusera les petits enfants
un et un ça fait deux moins un ça fait un
c'est comme ça qu'on tourne en rond
et si on enlève un il ne reste plus rien
ce qui est une chouette façon de mourir
un que multiplie un ça fait un
et que multiplie tous les uns du monde
ça continue de faire désespérément un
ce n'est pas un secret de jouvence
c'est une tromperie à laquelle moins un
enlève toute probabilité de vivre un jour de mieux
Après cette longue tirade du docte bidule
les gens ne savaient pas trop quoi penser
on fait de l'anatomie ou on n'en fait pas
il faudrait savoir
on n'a pas que ça à faire
il faut aussi fabriquer des enfants
et faire des trous dans le jardin familial
non vraiment quelle plaie ce savant trougniole
c'est le genre de personne qui peut parler
d'un bout de la vie à l'autre
sans jamais s'arrêter
sauf pour manger
ce qui n'intéresse personne
et quand il s'arrête enfin de parler
on n'est pas sûr qu'il soit vraiment mort
alors on lui élève une statue
justement parce que les statues ne parlent pas
non mais ! on ne va pas se laisser faire
alors qu'il est si simple de fabriquer des statues
bien sûr c'est un peu encombrant
on ne peut pas les mettre n'importe où
on en case le plus possible sur nos places publiques
à l'angle de deux rues qui portent un nom célèbre
sur le fronton des maisons bourgeoises
dans les jardins des ministères
on fait ce qu'on peut avec les statues
mais on ne peut pas éviter
d'en avoir quelques-unes chez soi
il faut vivre avec c'est triste
d'autant que les enfants ne comprennent pas
le sens de notre démarche
ils croient que les statues ont un rôle éducatif
et ils les contemplent avec respect
c'est triste un enfant devant une statue
mais un spectacle courant dans nos villes
à la campagne un peu moins c'est vrai
on a remplacé les statues par des arbres
c'est autre chose et les enfants
aiment bien grimper aux arbres
ça leur donne le vertige
c'est comme ça qu'on devient intelligent
il faut grimper aux arbres et vomir un peu
dans nos villes les statues se font grimper par les pigeons
les enfants n'ont pas ce droit
il y a de lourdes peines
pour les enfants qui ne respectent pas les statues
les pigeons sont d'intraitables juges
— En ce qui concerne l'existence du un
dit le chouette machin en se curant le nez
est-ce bien poser la question
que de la poser en terme d'existence ?
je sais que cette question n'intéresse personne
que tout le monde préfère l'anatomie
mais comme je suis le seul à savoir l'anatomie
je vais me permettre d'en profiter un peu
pas beaucoup parce que votre soif de savoir
pourrait bien s'étancher ailleurs
je parle d'expérience
l'année dernière j'ai été violé par douze vierges
j'en garde un merveilleux souvenir certes
et je ne cherche pas le renouvellement
de ces merveilleux instants
l'anatomie est une science exacte
et je serai au rendez-vous avec tout le monde
Cependant puis-je me permettre
de dire quelques mots de l'existence du un
ou de son inexistence si on préfère
calculer par les contraires
un existe parce que zéro n'existe pas
en termes clairs
1 existe parce que 0 n'existe pas
si 0 existe alors 1 n'existe pas
qu'est-ce qui existe hein 0 ou 1 ?
si 1 n'existait pas
2 n'aurait pas plus d'existence
qu'un 3 qui ne vaudrait pas un 4
tout simplement parce que 0 existerait
0 existe seul c'est la règle
si 0 existe bien sûr
mais est-ce exister que d'être seul ?
est-ce être vraiment que d'être nul ?
il y a de quoi douter
tout ce qu'on peut dire
c'est que 0 n'existe peut-être pas
ce qui revient à dire
que 1 existe peut-être
et 2 et 3 et 4 et ainsi de suite
je doute que 0 existe
donc il y a des chances pour que 1 existe
voilà comment on pose le problème de l'homme
voilà comment on évite de répondre
aux questions essentielles.
— Ça alors, se dirent les gens
qui avaient envie de s'amuser
aux jeux que Thomas avait promis
il se fiche de notre pomme
on n'est pas des trognons
on va lui faire savoir ce qu'on sait
à ce machin scientifiquement négatif :
pour que 1 existe
il faudrait d'abord qu'on sache compter
ce qui n'est pas le cas
zéro zéro et encore zéro
voilà ce qu'on vaut en matière de calcul
si quelque chose existe c'est bien zéro
on sait compter jusqu'à zéro
tout le monde sait faire cela
c'est pour ça qu'on est tout le monde
espèce de robinet qui grince
ce qu'il peut nous énerver celui-là
avec ses chiffres qui se multiplient à l'infini
non mais ce qu'il peut nous raboter les nerfs
cet hurluberlu qui ne vaut pas un clou
un clou multiplié par un clou ça ne fait rien
un clou plus un clou ça fait des clous
combien on ne sait pas
plusieurs clous est une bonne réponse
puisqu'on ne peut pas dire le contraire
bon — maintenant si on arrêtait de jouer à s'embêter
si on jouait à s'amuser
entre hommes et femmes
qu'est-ce qu'on peut faire
à part l'amour ?
— Et un chapeau, hein ?
qu'est-ce qu'un chapeau
qu'on ne porte pas sur la tête
et qui sent l'ail hein ?
qu'est-ce que c'est que ce chapeau
ce n'est pas un chapeau
c'est une cagouille bien cuisinée !
dit le savant docte machin très fier
d'avoir trouvé une réplique adaptée.
— Quel traquet de moulin ! dirent les gens
il ne pense qu'à son estomac
il se nourrit de chapeaux maintenant
est-ce un mangeur de chapeaux
est-ce un anatomiste déclaré ?
— Tant pis pour vous, cria le savant
qui avait envie de se faire violer
par une douzaine de vierges au moins
je m'en vais calculer ailleurs
et vous ferez de l'anatomie sans moi
c'est-à-dire que vous n'en ferez pas.
Mais Thomas lança le micro
dans la tête du savant
et la tête se mit à saigner
un sang fait de 0 et de 1
— Et ça hein qu'est-ce que c'est ? dit Thomas au savant
en trempant sa main dans le sang
et en montrant avec l'autre main
les innombrables 0 et 1 qui la maculaient.
— Ça ce n'est rien, bafouilla le savant
c'est une erreur de calcul rien de plus.
— Une erreur de calcul ? et puis quoi encore ?
et Thomas appliqua sa main saignante
sur le visage du savant qui se mit à pleurer :
— La première fois que j'ai saigné
expliqua-t-il en essuyant ses larmes
j'étais un tout petit enfant
et je ne savais pas compter
j'ai su alors que je pouvais compter jusqu'à un
en admettant que c'était une absurdité
de prétendre compter jusqu'à zéro
c'est pour ça que je suis devenu un savant
je sais que l'infini existe
non pas parce que j'ignore qu'il existe
mais parce que je sais compter jusqu'à un !
maintenant fichez-moi la paix
je n'ai même plus envie de me faire violer
ou alors il faudrait qu'elles soient très vieilles
on fera de l'anatomie plus tard
quand j'aurai retrouvé mes esprits
Plus loin, tandis que les gens riaient
et que Thomas enregistrait leurs rires
le savant s'arrêta et sans se retourner dit :
— Vous ne savez pas ce que c'est une enfance studieuse
c'est délicieux
et je l'ai aimée d'un bout à l'autre
je l'aime encore
et j'en mesure toute la distance
vous n'êtes pas des frères
vous êtes peut-être des ennemis
je n'en sais rien
je saurais si j'avais fait la guerre
je la ferai peut-être un jour
et je tuerai mes ennemis
voilà ce que je ferais
si la guerre éclate un jour
je suis sûr qu'elle éclatera
je serai parachutiste
j'aimerai les enfants et je tuerai les enfants
j'aimerai les femmes et je les tuerai
je détesterai les hommes
et je les tuerai quand même
vous ne savez pas ce que c'est
d'étudier du matin au soir
vous n'avez pas eu ce plaisir-là
vous n'avez eu aucun plaisir
parce que vous n'avez pas vécu l'enfance
il faut de longues études pour faire une enfance
vous n'avez pas d'enfance
vous n'avez rien vécu qui mérite de l'être
je vous aime et je vous tuerai
— C'est ça, dit Thomas dans le micro
va te faire voir ailleurs triste chouette !
on fera de l'anatomie tout seuls
qu'est-ce qui compte sinon le nombre ?
qui peut dire le contraire ?
il n'y a pas de contraire au nombre
il sait son anatomie
et il va le faire savoir
Thomas leva le micro comme un goupillon
et les gens applaudirent de toutes leurs forces
c'était si fort que les enfants
se bouchaient les oreilles avec de la terre
et les vieux croquaient leurs dents
en tirant sur leurs pipes éteintes
l'ingénieur du son manipula les curseurs
il vit la courbe s'élever
monter vers le haut de l'écran
il y a une erreur de programmation
dit-il en tapant du poing sur l'écran
je n'ai jamais vu une courbe semblable
il faut que je le signale à ma direction.
— Il n'y a plus de direction, dit la direction
il faut prendre la poudre d'escampette
on ne peut pas travailler dans ces conditions
vidons la caisse et tirons-nous
il va y avoir un sacré grabuge
l'anatomie est une science exacte
et personne n'est parfait.
Thomas fit le signe de la croix
ça ne voulait pas dire grand-chose
mais tout le monde fut très impressionné
et tout le monde se tut en silence
Thomas était grandiose
il avançait dans le sable au bord du ciel
et la foule reculait
les oiseaux s'immobilisaient
même Kateb n'en croyait pas ses yeux
Thomas fit un autre signe moins solennel
et deux gaillards en bras de chemise
se ramenèrent avec un brancard
sur lequel ils installèrent Kateb
puis ils hissèrent le brancard
sur deux pylônes prévus à cet effet
et la foule poussa un cri d'admiration
Kateb était élevé à douze mètres de haut
et entre les deux pylônes
ils calèrent du mieux qu'ils purent
un autel de marbre et de bois doré
derrière lequel Thomas se planta fermement
il éleva encore une fois le micro
et les haut-parleurs émirent un souffle rauque
— Nous jouerons, dit Thomas dans le micro
puisque c'est pour cela qu'on est venu
on est venu pour jouer à reconstruire Kateb
ce n'est pas une tâche facile on le sait
mais on a du courage plus qu'il n'en faut
et notre reconstruction sera phénoménale
Kateb tu peux compter sur nous
on t'aime comme si on t'avait fait
on te refera et on t'aimera encore
la foule applaudit impatiemment
Thomas disait juste comme d'habitude
ni trop haut ni trop bas juste comme il faut
— Nous reconstruirons ce qui a été détruit
tel est le jeu que nous avons décidé de jouer
pour cela il nous faut savoir de l'anatomie
ce qu'il faut savoir pour ne pas se tromper
l'anatomie n'est pas facile elle est exacte
nous détesterons l'approximation
et nous condamnerons l'homme approximatif
il nous faut des rimes bien sévères
pour que notre ouvrage ressemble à cette exactitude
nous en trouverons où nous savons en trouver
s'il y a un dieu qu'il parle !
sinon qu'il se taise à jamais !
c'est le moment d'un pur recommencement
Nous étudierons donc l'anatomie
elle nous enseignera l'ordre du corps humain
il y a un ordre et nous ne savons pas lequel
pour le savoir il faut démonter le corps
nous démonterons donc le cadavre d'un homme
et nous saurons avec exactitude
ce qui fait que l'anatomie de l'homme
n'est pas celle du chien ou de l'oiseau
ce sera un jeu formidable
que de pêcher un mort au pays des morts.
La foule fit oui de la tête
elle approuvait ce qui venait d'être dit
elle attendait ce qui allait se dire
— Nous jouerons à ce jeu, poursuivit Thomas
et le gagnant gagnera beaucoup
ensuite nous démonterons le mort
et nous écrirons tout sur un papier
tout le monde verra le démontage
on pourra lire comment c'est écrit
ce sera utile pour tout le monde
et sachant ce qu'il faut savoir
en matière d'anatomie
nous reconstruirons notre ami Kateb
en connaissance parfaite de cause
voilà ce qui est formidable dans le jeu !
Bien sûr il y a des âmes tristes
elles renonceront en chemin
qu'elles renoncent tout de suite
nous n'avons pas de temps à perdre.
Voilà ce que je vous propose, mes amis.
premièrement pêcher un mort
deuxièmement le décortiquer
troisièmement reconstruire Kateb
en connaissance parfaite de cause.
Mais avant de commencer par le commencement
et vu le nombre nombreux que vous êtes
il va falloir sélectionner couper choisir
choisir celui ou celle qui lancera la ligne
pour attraper un mort du pays des morts
pour cela il nous faut un jeu
inventons en un comme nous savons le faire
un jeu qui nous amusera
en même temps qu'il sélectionnera
d'une pierre nous ferons deux coups
ce qui n'est pas la moindre des choses
quelqu'un parmi vous a-t-il de l'inspiration ?
il faut un jeu qui plaise à tout le monde
ce n'est pas facile c'est même très exact
nous avons en horreur les approximations
qu'on se le dise si l'on veut jouer !
La foule baignait dans le regard impeccable de Thomas
un petit homme hirsute leva le doigt
— J'ai une idée mais je ne suis pas sûr de moi
balbutia-t-il pendant que la foule riait de sa timidité.
— Il n'y a pas de honte à avoir des idées
dit Thomas d'un ton rassurant
je dirais même qu'on devrait avoir honte de manquer d'idée
cette proposition me paraît plus juste
décrivez-nous cette idée amusante
— C'est que, dit le petit homme,
je crains tellement de vous décevoir
je ne sais même pas si c'est une idée amusante
je m'amuse rarement si rarement
en fait je m'embête tous les jours que dieu fait
sauf bien sûr si un jeu m'amuse
ce qui est rare comme je vous le disais
est-ce que je me fais bien comprendre ?
non n'est-ce pas je suis triste à mourir
je vois bien que je n'amuse personne
et pourtant tout le monde est prêt à rire
il faudrait si peu de talent
pour que le rire explose sur vos lèvres !
je regrette de vous avoir fait perdre du temps
je vais rentrer chez moi et m'embêter
je ne mérite pas de m'amuser avec vous.
Il salua timidement autour de lui
et il traversa la foule éberluée
— Ça alors, dirent les gens très étonnés
nous étions sur le point de nous amuser
mais on ne savait pas si c'était du lard ou du cochon !
ils chantèrent en s'amusant :
Du lard ou du cochon
on préfèr'le cochon
le lard c'est pas mauvais
mais on ne sait jamais
Qu'est-ce qu'on ne sait jamais
on ne le dira pas
on préfèr'le goret
ça n's'discute pas
On veut bien rigoler
on n'peut pas tout savoir
l'problème n'est pas d'aimer
mais de n'pas s'faire avoir
en matière d'aliment
on a not'mot à dire
on dira c'qu'i faut dire
et on le dira bien
— Moi, dit un petit homme très gros
avec une moustache sur le menton
je ne demande qu'à m'amuser
je manque de souffle c'est vrai
mais je ne suis pas le dernier
je veux bien aller pêcher un mort
je trouve ça un peu dégoûtant
mais j'ai bien compris que c'est nécessaire
si tout le monde est d'accord j'irai
comme ça on n'aura pas besoin de jouer
pour désigner le pêcheur
je propose que ce soit moi
moi ou un autre quelle différence ?
— La différence c'est moi
dit un autre qui portait des lunettes
et qui semblait savoir s'en servir
il ne me viendrait pas à l'idée
de faire une pareille proposition
il faut un gagnant donc un jeu
c'est la règle ou alors on ne joue pas
— Je suis d'accord je veux jouer
il n'y a pas de raison de ne pas jouer
qu'est-ce que c'est que ces manières
de demander l'impossible devant tout le monde
il y en a qui manquent de pudeur
quel dommage qu'il n'y ait pas de loi
pour interdire de pareilles prétentions.
— Et pourquoi pas ? pourquoi ne pas jouer ?
qu'il aille le chercher son cadavre
qu'on se dépêche d'étudier l'anatomie
je suis vieux et je suis pressé
je n'ai pas le temps de m'amuser
je vais disparaître pour toujours
cette idée me terrifie et tout le monde s'en fiche
regardez comme tremblent mes mains
c'est d'une tristesse mes enfants
d'une tristesse à n'en plus dormir
ne perdons pas le temps qui me manque
ramenons un cadavre au bout d'une ligne
peu importe qui pêche il pêche
pour tout le monde
l'essentiel est de vivre jusqu'au bout
ce qui n'arrive pas à tout le monde
non vraiment ça n'arrive qu'à moi
ce temps perdu qu'on ne retrouve pas
et qui ne signifie plus rien d'important
parce que ce qui va arriver
recueille tout le sens possible
ne laissez pas parler mon imagination
elle me terrifie
je ne connais pas tout son vocabulaire
et je n'ai plus le temps d'apprendre
j'espère que vous avez tout compris
et si ça n'est pas le cas tant pis
je fumerai une autre pipe
j'ai bien le temps de fumer
et puis ça fait passer le temps
le temps il faut le faire passer
je ne connais pas d'autre moyen
j'ai vécu longtemps pour le savoir
et ça sert à quoi de le savoir
je vous le demande entre quatre yeux
à quoi ça sert d'avoir vécu si longtemps
et de n'avoir qu'une si mince idée du temps ?
le vieux qui avait parlé
fit une première pirouette
mais à la deuxième il tomba sur la tête
il se fracassa le crâne
et il avala une dent
— décidément, dit-il en saignant de la bouche
je ne fais rien comme les autres
pas même les pirouettes
si on jouait au jeu des pirouettes ?
ceux qui se fracassent le crâne sont éliminés
ils avaleront une dent en punition
il faut punir ceux qui ont perdu
il n'y a pas de jeu sans châtiment
regardez-moi par exemple
je n'ai pas attendu qu'on me le dise
j'ai avalé une dent ça fait mal
mais je comprends ma douleur
ça me soulage de la comprendre
c'est ma manière de tricher
je suis un tricheur impénitent
on triche comme on peut
un tricheur un pélican on a le choix
je choisis le pélican au bec gourmand
et je bois du coca-cola
en attendant que ça passe
— ça passera, me dit une voix
qui a sa place dans mes entrailles
ça passera comme les pirouettes
après les pirouettes sur les galets
l'amour dans des draps bien propres
et puis le lit se transforme en tapis volant
ça ne vaut pas un bon vieux zinc
mais ça fait marrer les petits enfants
— on punira ceux qui n'ont pas des petits enfants
pour avoir des petits enfants
il faut avoir des enfants
on ne sait pas toujours comment ça se fabrique
puisque l'amour ne suffit pas
on fait ce qu'on peut en matière d'enfants
et on se trompe si souvent
— Prenez en exemple ma propre expérience des femmes
j'en ai connu onze qui aimaient les enfants
dix autres ne les aimaient pas
pour diverses raisons qu'elles ne donnaient pas
vingt et une femmes m'ont donné soixante-huit gosses
dont les trois quarts étaient des hommes
j'ai aujourd'hui neuf cent quatre-vingt-trois petits enfants
et ça ne m'empêche pas de me fracasser le crâne
en exécutant une simple pirouette
j'ai avalé la dent
on ne peut rien me reprocher
je suis puni comme il faut
je ne dois rien à personne
et si je tente encore une fois
l'impossible
et que mon crâne s'ouvre comme une orange
je mangerai ce qui me reste de dents
ça me fera mal
mais je n'en mourrai pas
je survivrai mais jeune mon repas
Voilà ce que je pense de la philosophie
j'ai été à l'école jusqu'à l'âge de deux cent trois ans
ce qui est beaucoup pour un pauvre cordonnier
j'ai appris l'anatomie du pied
et les formes de la chaussure
j'ai appris à marcher en regardant à gauche
sans écouter aux portes
et derrière les portes il y avait des amantes
qui n'aimaient plus leurs amants
et je ne le savais pas
j'ignorais tant de choses à cause de mon métier !
L'anatomie, bien sûr, c'est une autre question
que la philosophie
maintenant que mon crâne est ouvert
je comprends mieux l'anatomie
et je sais suffisamment de philosophie
pour expliquer ma chute
comme l'échec de ma pirouette
j'explique ce que je peux comme je peux
à mon âge n'est-ce pas
les pirouettes ont un goût d'aventure
il souffle un vent froid
et les montagnes s'embrument
les ours se font les ongles
dans l'écorce des arbres
où sommeillent les abeilles
je connais un serpent long comme une rivière
il clapote car l'eau n'a pas de secret pour lui
et il aime chatouiller les algues
à la tangente de ses anneaux mobiles et froids
Pour revenir à la question de l'anatomie
et puisque je constate qu'on m'écoute
et qu'on se tait
je dirais que c'est une affaire de connaissance
regardez les ombres de mon cerveau dénudé
tout le monde en comprend-il la lumière ?
non n'est-ce pas il s'en fout !
donnez-moi un miroir que je jette un coup d'œil
le jeu consiste à compter les photons
et à deviner le sens de leur nombre
ce n'est pas un jeu facile
ceux qui craignent l'échec échoueront
ceux qui ne le craignent pas n'ont pas gagné d'avance
on peut compter sur les doigts des voisins
si on n'a pas assez de ses dix doigts
et si le voisin accepte de se prêter à ce jeu
on commence quand vous voulez —
— Qu'est-ce qu'on commence ? demandèrent les gens
est-ce qu'on danse sur un pied avant de commencer ?
quel est le pied sur lequel il faut danser ?
ne pas nous le dire serait injuste et pas clair
on n'est pas chiens en matière de règlement
dites ce qu'il faut dire et on comprendra.
— Qui veut poser la première question ?
Qui veut poser la première question ?
répéta le micro dans la voix de Thomas
la petite speakerine en forme de citron
avait filé le bas nylon de sa jambe droite
et elle avait posé un doigt distrait
sur la dernière maille
— Qui veut poser la première question ?
gargota le haut-parleur entre les pylônes
y a-t-il quelqu'un qui veuille poser la première question ?
Thomas jeta un regard circulaire dans la foule
— S'il n'y a pas de première question, dit-il
en signe d'avertissement
il n'y en aura pas une deuxième
et a fortiori une troisième
et encore moins une dernière
on n'a pas idée de vouloir jouer
si c'est pour ne pas jouer le jeu
pour jouer il faut jouer le jeu
difficile de jouer autre chose
une première question est nécessaire
moi je ne joue pas
je ne peux donc poser
les questions que je voudrais qu'on pose
je ne veux influencer personne
surtout pas la petite dame boulotte
qui se ronge les ongles au premier rang
Madame ! une question vous embarrasse-t-elle ?
voulez-vous la poser pour le grand bien de tous ?
— Je veux bien, dit la petite dame
qui avait de très jolis seins
que tout le monde avait envie de caresser
Je veux bien mais qu'on ne se moque pas de moi
on se moque souvent de mon petit ventre rond
et de mon beau derrière un peu gros
vous aimez mes seins ?
ils sont beaux n'est-ce pas
presque aussi beaux que ma bouche
vous aimez aussi ma bouche
je ne peux pas embrasser tout le monde
je ne peux pas non plus donner le sein à tout le monde
il faut que je choisisse
est-ce qu'on est obligé si on est choisi ?
moi j'aimerais bien qu'on soit obligé
par exemple si je choisis ce beau jeune homme brun
oui toi là-bas yeux noirs et longues mains
c'est toi que je choisis
tu peux m'embrasser sur la bouche
tu peux aussi me caresser les seins
ils sont très beaux on l'a déjà dit
viens ! c'est toi que je choisis.
pourquoi ne viens-tu pas ?
as-tu peur ? ou bien tu t'en fiches ?
ça ne te fait rien d'être aimé par une femme ?
ou bien ce sont mes seins qui ne te plaisent pas ?
n'est-ce pas qu'ils sont beaux
tout le monde le dit
je les montre à tout le monde
et tout le monde les trouve beaux
seulement toi tu t'en fiches
tu ne veux pas entendre parler d'amour
quand c'est ma bouche qui te le dit
voilà j'ai posé la première question
personne n'a trouvé la réponse
je vais me caresser les seins toute seule
je ferai comme s'il y avait du monde
mais je serai vraiment très seule
et je mourrai sans avoir connu l'amour
— Qui veut poser la deuxième question !
Kateb, mon pauvre Kateb,
où as-tu mis les pieds ?
— Sur terre — Quel malheur !
Oh quel malheur tes pieds sur terre !
La tête saignante de Kateb
montait vers le ciel
c'était un ciel d'orage
la foudre venait de la terre
la terre illuminait le ciel
comme le soleil
les yeux de Kateb regardaient encore
en tournoyant avec la tête
ils regardaient le ciel la terre
ils ne verraient plus le soleil
la dernière lumière l'avait tué
dans un grand bruit de fête
de pétarades de cris de chants
la tête montait vers le ciel
toute seule elle montait
tournoyait dans le ciel
seule et illuminée
avec ses yeux ses oreilles son nez
sa bouche grande ouverte
où le vent se cherchait
et la pluie dans les yeux
peut-être que ce sont des larmes
Kateb a pleuré quelquefois
pas souvent quelquefois
pas beaucoup ce qu'il faut
la pluie pleure ce qu'il faut
quand il faut s'il le faut
C'est la tête de Kateb
qui monte dans le ciel
saignante
la bouche ouverte
le regard encore là
dans les deux yeux qui n'avaient pas tout vu
et dans la bouche qui n'a pas tout dit
Ce peu de sang
qui lui ait monté à la tête
peu de sang à vrai dire
il n'a donné que peu de sang
le pauvre corps de Kateb
que la terre les flammes les cris
que le fer le feu les larmes
que la terre soulevée
que le ciel secoué
que les arbres calcinés
que la rivière empoisonnée
que tout enfin
tout ce que la terre lui avait donné
en même temps que la vie
que tout a quitté en même temps que la mort
Sur terre oh ! quel malheur !
C'est sur terre que ça a commencé
que tout a fini
c'est comme ça tout le temps
depuis longtemps
et pour tout le monde.
Ta tête aussi retournera à la terre
tôt ou tard elle retournera
pas loin de ton corps
elle se posera comme un oiseau
sur une branche ou sur un mur
sur l'épaule d'un enfant
le bras d'une femme
qui sait qui sait
sur quoi elle se posera
comme un oiseau majestueusement
et elle enchantera sans doute
souhaitons qu'elle enchante
que ça serve à quelque chose
que rien ne s'est passé pour rien
Ta tête est un oiseau, Kateb
c'est un bel oiseau pas triste
il monte dans le ciel pas triste
et pas triste redescend
et se pose n'importe où
et enchante n'importe qui
ta tête n'est pas un objet inutile
arraché à un corps sans intérêt.
ta tête redescend
le long du vent elle vole
et se pose et enchante
ta tête est une belle preuve d'amour
si l'amour existe bien sûr
et s'il n'existe plus tant pis
tu ne peux pas mourir pour rien
on trouvera bien quelque chose
quoi je ne sais pas quelque chose
ta tête est montée si haut
dans ce ciel de désastre
on a peine à croire à l'oiseau
difficile d'y croire
il est mort tant de gens
tant de gens qui s'attendaient à mourir
mais pas de cette manière
pas si vite
et pas si loin de tout.
Un jour je serai grand
et Kateb sera mort
un jour je serai vieux
et Kateb sera mort
un jour je serai mort
et Kateb non plus
Donc, un matin, Kateb
qui avait les yeux presque aussi noirs que sa peau
et les cheveux beaucoup plus frisés que sa mémoire
un matin Kateb se réveille
et voit le jour
comme tous les jours que dieu fait
et défait
il voit le jour après le dernier rêve.
après que le dernier rêve ait cessé d'exister
dans sa tête ensommeillée.
il voit le matin
et respire l'air frais du matin
la rosée a des reflets d'or
c'est normal
la brise transporte des algues
le soleil a des apparences de verre
tout est normal
en ce matin qui commence à peine.
Et puis rien n'est normal
comme ça d'un coup
tout bascule se retourne
l'ombre est à la place de la lumière
il se frotte les yeux
n'en croit pas ses oreilles
et plus il se frotte les yeux
et plus la mer est à la place du ciel
et plus le ciel est à la place de la mer
Il s'est passé quelque chose
quelque chose que je ne comprends pas
quelque chose d'impossible
quand tout est normal
quelque chose d'anormal
quand tout est possible.
mais les choses sont ce qu'elles sont
il s'approche de l'impossible
il voit que c'est anormal
il sait que ça ne peut pas exister
mais ça existe
ce n'est pas normal
mais c'est possible
il y a de quoi devenir fou
de quoi s'enfuir à toutes jambes
enfin à deux jambes
restons possible
et normal si ce n'est pas trop demander
c'est qu'on demande beaucoup
dans ces cas-là
quand tout fout le camp
et qu'il n'y a rien à faire pour le rattraper
même avec une jambe de plus.
Mais Kateb se raisonne
Je ne suis pas plus bête qu'un autre
se dit-il dans sa pauvre tête
simplement il m'arrive des choses
qui n'arrivent pas aux autres
il faut croire que j'ai de la chance
ce qui arrive est toujours bon à prendre
je ne vais pas rater ça.
Rater quoi ?
Je l'ai dit :
le ciel est à la place de la mer
et à la place du ciel
la mer !
il s'affole un moment :
le monde est à l'envers
le monde est à l'envers
que peut-il nous arriver de pire !
— Rien, dit dieu. Je suis désolé.
Il secoue la tête
parce que ça se passe dedans
et ouvre grand les yeux
pour que ça sorte par quelque part
il ferme la bouche
parce que c'est par là que ça entre !
Les choses sont ce qu'elles sont :
le ciel a quitté sa place habituelle
la mer en a fait autant
et chacun a pris la place de l'autre
et s'il lève la tête pour regarder le ciel
des poissons volent
et s'il baisse les yeux
des oiseaux nagent.
Tout est normal :
les oiseaux sont dans le ciel
et les poissons dans la mer
voilà ce qui est normal
c'est simple comme le monde
ce qui a changé :
le ciel la mer
rien n'a changé sinon
que le ciel est à l'endroit où l'on nage
et la mer à l'endroit où l'on vole.
d'ailleurs s'il lève la tête
il voit des poissons
et dans le ciel à ses pieds
des oiseaux plein d'oiseaux
qui n'ont rien compris
ou qui s'en fichent.
Le ciel est aux oiseaux
et la mer aux poissons
il y a eu du changement
mais pas pour les oiseaux
et pas pour les poissons
il y a eu du changement
dans la vie de Kateb
dans la vie des chevaux aussi
qui vont avoir beaucoup de mal
à s'y faire
En tout cas
c'est un matin comme les autres
pour tout le monde
il faudra faire attention
de ne pas plonger dans le ciel
et pour se baigner
il faudra sauter très haut
ou bien se servir d'une échelle.
J'ai une très bonne échelle, se dit Kateb
il ne faudra pas que je l'oublie
avec ma pelle mon seau et ma serviette éponge
si je veux me baigner
et puis en attachant une corde à un arbre
je pourrais aller faire un petit tour dans le ciel
ça me changera les idées
heureusement la terre est restée à sa place.
où pourrait-elle aller d'ailleurs ?
Et qu'irait-elle y faire ?
Là-bas, si loin de tout
loin des hommes
et du ciel et de la mer —
elle est bien où elle est
sous mes pieds de bonhomme
mes bonhommes de pieds
et la terre dessous
et la mer dessus
et le ciel à côté
La mer est le toit du monde
chante Kateb
qui sait chanter
et pas seulement raconter des histoires
tout le monde l'écoute
même les vieux qui jouent aux dés
même les femmes qui ont autre chose à faire
— la mer est le toit du monde
où marchent les poissons
et le ciel est un puits
où plongent des oiseaux
et mes yeux ont des ailes
ma bouche fait des bulles
je suis un homme quand tout va bien
une femme quand le ciel est gris
un enfant si la nuit est noire
On dirait que les poissons
se prennent pour des oiseaux
mais il n'en est rien
tant qu'il y a de l'eau pour nager !
disent les poissons
et un ciel pour faire la nuit et le jour
un ciel pour décorer la saison des amours
et faire le tour du monde
dans les plumes d'un oiseau !
Vive le ciel, disent les oiseaux
pourvu qu'il soit profond
et bleu comme tes yeux
un ciel qui ressemble à la mer
et où le vent se grise
de parfumer ta peau
aux couleurs de la terre
Vive la terre, dit Kateb aux villageois
vive la terre et vive la vie
il n'y a de fleurs que pour t'aimer
et le vent pour t'emporter loin des tiens
il y a des arbres pour que l'amour soit frais
et qu'il soit chaud quand c'est le moment
il y a le fleuve qui monte dans la mer
et les poissons qui ouvrent la bouche
au-dessus de nos têtes
les oiseaux sortent la tête du ciel
jettent un coup d'œil sur la terre
un coup d'œil dans la mer
et replongent à tire-d'aile
dans le bleu qui s'étire
à l'infini
Il n'y a pas de quoi en faire un plat
il va falloir s'habituer
à cette nouvelle situation
— et Kateb tire un coup de fusil dans la mer
et cent poissons leur tombent sur la tête
il lance la ligne dans le ciel
et ramène mille oiseaux aux becs sanglants
— c'est une question d'habitude.
Je me ferai pêcheur d'oiseaux.
ma barque flottera dans le ciel
flottera-t-elle ta barque dans le ciel ?
je n'en sais rien
il faudra essayer
ça coûtera peut-être un peu
rien ne dit qu'elle flottera
on ne dira d'ailleurs plus qu'elle flotte
elle ne volera pas non plus
une barque est une barque pas un avion
on pourrait aussi se servir d'un avion
pour aller à la pêche aux oiseaux
pourquoi pas, dit Kateb
aux villageois éberlués
il faut un bon outil pour travailler
et si l'avion est meilleur que la barque
on flottera dans des avions
pour pêcher les oiseaux du monde
Et la barque
on la mettra au musée
avec les vieilles choses de ce monde
les choses qui ne servent plus à rien
qui ne serviront plus jamais
à moins que la mémoire oublie
— d'accord pour les oiseaux
dirent les villageois un peu affolés
pour les oiseaux nous sommes d'accord
mais les poissons hein Kateb les poissons ?
— les poissons je m'en moque
je suis pêcheur d'oiseaux.
voilà le métier que j'ai choisi
vous mangerez des oiseaux
et j'aurai beaucoup de travail !
que peut souhaiter un homme
à part le travail
et un bon ragoût d'oiseaux
pour se donner de la force
il faut de la force pour aimer
les oiseaux donnent de la force
j'en pêcherai des quantités
qui me rapporteront une fortune
En plus je serai riche
ce qui ne gâte rien
alors les poissons, vous voyez
je m'en moque éperdument
j'ai toute la vie devant moi
tout le bonheur qu'on peut souhaiter
un avenir formidable
je ne peux plus mourir
les pêcheurs d'oiseaux ne meurent pas
c'est une loi fondamentale
il faut être bigrement ignorant
pour ignorer ça
les ignorants n'ont qu'à manger des poissons
ça nourrira leur ventre
puisque c'est tout ce qu'il importe de nourrir
quand on n'a pas la vocation
d'un pêcheur d'oiseaux
Vous attendez la pluie
elle vient de la mer maintenant
c'est le nouvel ordre des choses
il y aura forcément quelques poissons
qui auront envie de faire un tour sur la terre
les poissons sont comme les hommes
ils aiment voyager
et la terre a l'attrait du lointain
— Je vous souhaite beaucoup de sardines
en pluie sur les pelouses de votre jardin
et quelques vraies baleines
sur le toit de vos maisons.
des murènes dans le lit de vos femmes
et des requins dans votre fauteuil préféré
je vous souhaite des histoires de poissons
aussi bonnes que mes histoires d'oiseaux
Kateb, le bel Arabe noir et or
Kateb est un peu ivre
toutes ces choses qui lui ont tourné la tête
ce sont les choses du matin
les choses qui arrivent au réveil
alors qu'on ne les attend pas
on s'attend à un tas de choses
le matin au réveil
mais rarement à celles qui arrivent
et qui mettent du gris dans la tête
comme le vin et les femmes
du gris qui trouble le regard
qui empâte la bouche
et bouche les oreilles
Le matin est un merveilleux moment
entre le sommeil et la vie
comme un fruit suspendu
à la branche d'un arbre
entre le soleil et la rosée
et ta langue au goût de miel
tes mains sonores sur ce qui bouge
tes mains en forme d'olivier
tes mains aux reflets d'argent
sur ce qui bouge de sonore et d'éternel
Rien n'a changé
tout est suspendu
l'air est trembleur
l'oiseau est un froissement de papier
sur ma table d'écriture
rien n'a changé
pas le fruit
l'arbre non plus
tu t'éveilles
à la rayure de la rosée
entre deux vitres froides
il y a de l'éternité
entre le vieux très vieux passé
et le lointain futur
un moment de fraîche éternité
une tache d'encre
blanche sur le papier noir
où rien n'est écrit
rien ni hier ni demain
à peine maintenant
un reflet entre deux moments
la brève éternité d'une tache
l'éternelle amertume de ta bouche
qui n'a rien dit
et qui aurait voulu tout dire
merveilleuse attente
il ne s'est rien passé
et tout peut arriver
Le soleil ricoche dans la mer
dans la vitre
le mur blanc
le drap ta peau
ricoche et retourne au soleil
le soleil
l'air bouge
fenêtre mur toi l'air
est passé
je me réveille
tout est clair
tu existes
et puis cette folie
ce moment d'écriture
cette invention maladive
cette eau secouée en lumière cassée
cette eau qui passe
entre deux pierres qui n'étaient pas là
au commencement
cette eau qui roule
qui accroche
qui étire
qui pleut
qui emporte
l'eau qui éclaire
Kateb, quel malheur
mais vraiment quel malheur
mais c'est sur terre que ça se passe pour toi
il y a des cœurs sur toutes les planètes
et dans tous les mondes
le bien c'est sur terre qu'il existe
c'est sur terre qu'il te sera arraché
le moment venu.
Les villageois ouvrent de grands yeux étonnés
le bel Arabe noir et or s'est tu
on ose à peine respirer
on se frotte les uns contre les autres
c'est un témoignage d'existence réciproque
on se regarde on attend
et Kateb relève la tête
il la secoue il sourit en la secouant
on sourit aussi
pour faire comme tout le monde
le bel Arabe noir et or ne dit rien
et il montre le ciel là-bas au pied des montagnes
et la crête des montagnes
qui disparaît dans le bleu vert de la mer
et le soleil qui ne sait plus où donner de la tête
Les filles se sont approchées de Kateb
elles le touchent à peine
pour qu'il continue d'exister
c'est à lui ce monde-là
on y est bien après tout
même si ce n'est pas très conforme
à l'idée qu'on se fait du monde
quand on croit en dieu
ce n'est pas conforme mais c'est arrivé !
disent-elles comme pour s'excuser
d'avoir touché le bel Arabe noir et or
c'est arrivé, on n'y peut rien
alors tant pis, la vie continue
il faut bien qu'elle continue
on fera tout ce qu'il faut pour ça
n'est-ce pas Kateb qu'on le fera
on le fera avec toi
et le monde sera aussi beau
et très peuplé
avec toi c'est possible
alors pourquoi se gêner
on t'aime de tout notre cœur
tu peux choisir si tu veux
mais ce n'est pas une obligation
nous ne sommes pas jalouses
nous aimons comme il faut qu'on aime
chacune à son tour
et toutes de la même manière
nous ne sommes pas avares
nous savons partager
c'est une qualité essentielle
si l'on veut avoir beaucoup d'enfants
et nous les enfants on aime ça
on les aime de tout notre cœur
nous sommes prêtes à te multiplier
par dix, par cent, par mille
il y a un peuple dans nos ventres
c'est écrit dans ta tête
nous avons lu ce qu'il faut lire
et nous sommes à toi, Kateb
toutes à toi et rien pour les autres
tu es celui que nous avons choisi d'aimer.
— À cause du ciel !
à cause de la mer !
dit Kateb qui redoutait la jalousie
des autres hommes du village.
Je ne mérite pas tout cet amour.
Je n'ai rien fait pour le mériter.
Il y a eu du changement
et j'en ai parlé comme j'ai pu
c'est tout ce dont je suis capable
rien de plus n'est sorti de ma bouche
qu'un peu d'amour
un peu d'orgueil aussi
et je m'en excuse
je ne suis qu'un pauvre pêcheur d'oiseaux
je parle souvent pour ne rien dire
comme tout le monde parle
il faut bien parler
sinon plus rien n'existe
le monde papote depuis si longtemps !
non, mes belles aventurières,
je n'ai pas le goût des épousailles
j'aime bien aimer
c'est très normal
aimer les femmes
ça se comprend
mais les aimer toutes
et leur faire des enfants
et vieillir en même temps
c'est une œuvre sans lendemain
j'ai bien peur de vous décevoir
mais vous reviendrez un autre jour
je me sens soudain très fatigué
et puis j'ai faim et très soif
et j'ai besoin de solitude
je suis déjà très seul dans ce monde
mais ce n'est pas assez
la solitude me va bien
elle ne me gêne pas aux entournures
je m'y sens bien
et j'ai raison
au revoir j'ai beaucoup à faire
et surtout pas des enfants
pour l'amour je suis d'accord
c'est quand vous voudrez
mais pour le reste pour le monde
il faut aller voir ailleurs
je n'y suis pas et c'est tant mieux.
Tout le monde se tait
Kateb se lève et marche vers sa maison
au bout de la plage.
Il n'entre pas il s'assoit
il regarde le ciel
qui s'avance dans le sable
des oiseaux virevoltent en ombres
il regarde la mer
quelques poissons la tête en bas
jettent un regard distrait
sur les choses de la terre et du ciel
ils s'accrochent à l'eau
de toutes leurs nageoires
il en tombera un c'est sûr
et il en tombe deux
tout près de Kateb
qui a eu un peu peur
deux poissons de bleu et d'argent
qui s'agitent dans le sable
et le cœur de Kateb cesse de battre
Qu'est-ce qu'ils font là ces deux-là ?
Quels maladroits et quels fichus poissons
que ces deux poissons-là !
la journée est presque terminée
le soleil va se coucher où il n'en sait rien
il ne sait plus où il en est le soleil
il a peur de se mouiller
on le comprend
et le ciel ne lui dit rien qui vaille
il se couchera de toute façon
ça c'est une chose qui ne changera jamais
il se couchera et je serai bien tranquille
enfin j'aurais pu être tranquille
en cessant de vivre et en dormant
moins vite que ces deux fichus poissons
qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas !
ils sautillent comme joyeux
ils n'ont pas l'air de s'ennuyer
d'ailleurs ils sont venus sur terre
pour ne pas s'ennuyer
ils étouffent et se crèvent
ils passeront avant la fin du jour
je ne me poserai pas de question
pas question que je m'en pose
et le soleil qui n'est pas pressé
le soleil qui hésite et qui me casse la tête !
couche-toi et qu'on n'en parle plus
j'ai eu mon compte pour aujourd'hui
il ne manquait plus que ces poissons
ils vont me poser des questions
et je n'ai pas de réponses
j'ai gaspillé toutes mes réponses
cette après-midi
avec les gens du village
il faisait beau
et je n'ai pas vu le temps passer
j'ai tout donné
même les points et les virgules
je n'ai plus rien qui vaille la peine d'être écouté
allez hop ! retournez d'où vous venez !
et d'un geste machinal
il jette les poissons dans la mer
seulement voilà
la mer n'est plus où elle était
même si elle continue d'exister
et les deux poissons s'enfoncent dans le ciel
mince ! dit Kateb ils vont se noyer
tant pis pour eux
ils auraient pu attendre demain
on aurait eu une bonne conversation
entre gens de bonne moralité
mais voilà le soleil va se coucher
et je n'ai plus toute ma patience
j'ai sommeil
et je me fiche qu'ils se noyent
dans ce qui n'est plus la mer
mais quelque chose qui m'échappe
à demain tout le monde
je vais me coucher !
— Ah ! pas question pas question !
dit un oiseau surgi du ciel
pas question d'aller se coucher
avant d'avoir remis ces poissons à leur place
non mais qui es-tu
pour oser déranger tout le monde
à une heure pareille
et d'un geste majestueux
l'oiseau balance un poisson
sur la tête de Kateb
— Remets-le à sa place
et ne recommence plus
sinon je vais me fâcher !
Kateb remet le poisson dans la mer
il le remet doucement
mais le poisson ne tient pas
et retombe dans le sable.
— Maladroit espèce de cancre !
dit l'oiseau surgi du ciel
— ah ! ne m'insulte pas, dit Kateb
en montrant son poing
je fais ce que je peux
il faut aussi qu'il y mette du sien
— Je ne mettrai rien, dit le poisson
et certainement pas du mien
je m'en fiche
— Il y avait deux poissons, dit Kateb
Donne-moi l'autre poisson,
dit-il à l'oiseau surgi du ciel
l'un raisonnera l'autre
c'est plus facile à deux
donne-moi l'autre poisson
— Je ne peux pas je l'ai mangé
je voulais t'éviter des problèmes
j'ai entrepris de les manger tous les deux
mais le premier m'est resté sur l'estomac
fais ce que tu peux
ça ne me regarde plus.
— Tu es gonflé comme oiseau !
dit Kateb en s'approchant du bord du ciel
tu as de la chance
que je ne sache pas voler
— J'ai de la chance d'être un oiseau !
— Et toi, maudit poisson,
retourne d'où tu viens
ou je te fais rôtir entre deux pierres
— Tu ne feras rien rôtir du tout
D'ailleurs tu ne manges que les oiseaux
depuis que tu as changé de métier
— Je pourrais bien en changer de nouveau
et te croquer tout vivant et tout cru !
— Ça va, ça va ! Je retourne d'où je viens
on en reparlera demain
dit le poisson en haussant les épaules.
Kateb le jette dans l'eau
et le poisson
qui a perdu beaucoup de force
agite toutes ses nageoires
pour ne pas retomber sur terre
Kateb l'aide un peu
et le poisson fait un saut périlleux
et se retrouve la tête en bas
comme sont tous les poissons curieux
de ce qui se passe en bas
— À demain, dit-il en soufflant
je dis toujours ce que j'ai à dire
personne ne m'empêchera de le dire
et surtout pas toi
pas plus que ce misérable volatile
qui se prend pour un oiseau !
— Volatile toi-même ! dit l'oiseau
et tout rentre dans l'ordre
le poisson file d'un coup
au plus profond de la mer
et l'oiseau se met à croiser les nuages
vers l'horizon qui s'éteint doucement.
Kateb s'assoit, pensif
il y a peu de lumière maintenant
on n'y voit plus grand-chose
la mer est toute noire
elle respire à peine
quelques gouttes d'écume se répandent dans le sable
il y a des reflets qui se répandent dans le noir
la mer est un immense chapeau
sur une tête de ciel et de terre
Le soleil s'est arrêté sur l'horizon
il trace des routes de lumière jusqu'à moi
et je voyage loin de ma maison
la vie me quitte peu à peu
doucement se détache de moi
de ma tête de mon ventre doucement
la vie n'est plus qu'un souvenir
ce n'est pas le sommeil
il reste encore un peu de lumière
un peu de lumière que le soleil arrête
au bord de l'horizon
entre le ciel et la mer
la vie est suspendue
tiède et raisonnable
elle attend que ça s'éteigne
que ça ne voyage plus
et c'est sur le point de s'arrêter
on n'entend plus rien
ni le clapotis de l'eau
ni le frottement des ailes d'oiseau
la lumière se ponctue
devient étoiles reflets rayons
suspendue un peu tiède
peut-être moite après tout
et le premier rêve se présente
nu dans l'ombre transparente du sommeil
et plus rien n'existe que lui.
Oiseau moqueur Oiseau rieur
oiseau avec un O
ne te moque pas de moi
je ne l'ai pas fait exprès
c'est arrivé comme ça
je ne l'ai pas voulu pas souhaité
c'est arrivé un point c'est tout
on n'enferme pas les gens pour ça
il y a des motifs plus graves
que la littérature
plus graves que la poésie
il faut survivre
c'est long pas facile
c'est amer quelquefois
mais ça se passe bien après tout.
la preuve je dors et je rêve
la nuit est douce sur mes lèvres
et je peux parler tranquillement
sans être interrompu par des questions
qui ne sont pas les miennes
sans avoir à chercher des réponses
qui m'éloignent de moi-même
je soulève mon sommeil à bout de bras
je suis fort quand je le veux
les rêves peuvent compter sur moi
j'ai de quoi écrire
du papier un crayon
et le silence autour de moi
très loin autour de moi le silence
parce que je sais me taire
si c'est le moment de se taire
c'est important le silence
c'est la propreté du langage
les rêves s'y abreuvent
pour nourrir leur histoire
à quoi tient un rêve ?
à la blancheur qui s'est tue
au milieu de la nuit
la vie arrêtée mais pas morte
la vie prête à respirer à pleins poumons
de l'autre côté de la nuit
si c'est nécessaire
si c'est important
inévitable
dans son rêve de silence et de vent
Kateb refermait la porte du monde
derrière lui
et il attendait que quelque chose se passe
au commencement de ce qui devait être
un autre monde
un monde de ciels et de vagues
où il était le seul à exister
connaissant toutes les ficelles de la vie
et jouant avec elles
pour que la marionnette émeuve jusqu'aux larmes
un public attentif à sa propre émotion
ayant payé pour ça un appréciable prix
dont il se nourrissait.
dont il vivrait longtemps encore
car il n'était qu'au début
d'une longue carrière de pêcheur d'oiseaux
ces pêcheurs-là ont la vie dure
en tout cas c'est ce qu'on raconte
au matin du deuxième jour
Kateb noua une solide corde
autour de l'arbre le plus proche du bord du ciel
et il entreprit de descendre
dans cet abîme de bleu et d'oiseaux
il vit tout de suite que le ciel était beau
et de quelle manière il l'était
et comment l'écrire sans tromper personne
C'est très tôt le matin
que Kateb descendait dans le ciel
il vérifiait d'abord l'arrimage
de la corde autour de l'arbre
puis il descendait lentement
se tenant à la corde
et regardant en bas
le plus loin possible au-dessous de lui
là où le ciel devenait opaque
après mille transparences
que les oiseaux traversaient d'un coup d'aile
il sentait sous ses pieds
la terre se dérober
des herbes se pliaient
des cailloux s'entrechoquaient
roulaient plus bas
et disparaissaient sans bruit
avalés par le silence bleu
la surface du ciel ondulait comme l'eau
il y avait des reflets de miroir
des éclats de verre et de métal
et l'oblique chant des oiseaux
le ciel d'un coup d'aile traversé
des moments d'humidité
d'autres de soleil insoutenable
le soleil vertical comme un arbre
vert aux extrêmes du jour
et la lumière qui giclait d'un éclat de corail
que la mer avait oublié là entre deux pierres
près d'une épave poussiéreuse
ou du squelette blanc et gigantesque
de la dernière vraie baleine.
une fois rien qu'une fois
il coinça le bout de la corde sous son pied
puis il chercha une pierre assez grosse
en trouva une qui convint
et la posa sur la corde
qui sembla s'immobiliser
aussi haut qu'il put voir
il se retourna regarda dans l'abîme
et il s'éloigna de quelques pas
il respirait très fort
et il n'aimait pas cette sensation
mais il continua de marcher
et il atteignit une plate-forme de sable blanc
qui se souleva sous ses pieds
et que le vent répandit autour de lui
il y avait peu de vent
il était un peu frais
mais cela ne gênait pas les oiseaux
qui se croisaient plus près de lui maintenant
il s'approcha du bord de la plate-forme
et vit la terre s'allonger
en une vertigineuse pente
de rocs et d'herbes grises
des oiseaux s'y posaient
y dépliaient des ailes fatiguées
noires et blanches
et le soleil était jaune et vague
plus loin le bleu était noir
parcouru de rayons opaques et verts
qui mouraient d'un coup
faute de lumière
la terre finissait par effacement
et des oiseaux disparaissaient d'un coup
en changeant de couleur.
Kateb n'alla jamais plus loin
il ne songea pas à allonger la corde
d'au moins la longueur du visible
il tendait ses filets
jetait les lignes
attendait que les cris d'oiseaux piégés
le tirent d'une certaine somnolence
avare de rêves
n'étant pas le sommeil
puis il remontait la pente poussiéreuse
tirant les lignes saignantes
amenant les filets gémissants
la pêche était toujours bonne
les oiseaux étaient nombreux
et leur chair était bonne
telle que tout le monde l'aimait
c'était une sacrée chance
pour un pêcheur d'oiseaux
qu'il y eut des oiseaux
et des gens pour les manger
Kateb avait de la chance
mais il n'en abusait pas
il s'en servait une fois par jour
pour aller à la pêche
et la pêche finie
il se couchait après avoir bu du vin
ou bien il sculptait d'étranges animaux
dans des os de baleine
avec la pointe effilée de son couteau
ou bien il nageait dans la mer
observait le comportement des poissons
jouait avec les algues et les méduses
toutes sortes d'activités
qui n'avaient pas besoin de chance pour exister
bien sûr tous les jours ne se ressemblaient pas
il y en avait de bons et de mauvais
quelquefois le vent se levait
et soufflait sur la terre
secouant les tuiles du toit
et la maison tremblait
la cheminée ne voulait plus fumer
ou elle fumait trop
les oiseaux allaient se réfugier très loin dans le ciel
et c'était très inquiétant
de les voir disparaître ainsi
de ne plus les entendre même
ils avaient tous changé de couleur
et semblaient avoir disparu pour toujours
mais il n'en était rien
le vent finissait par se calmer
le soleil le trouait de toutes parts
et les oiseaux revenaient
pour faire de la géométrie
et puis nourrir les hommes.
Quelques-uns étaient morts toutefois
et leurs cadavres blancs et noirs s'élevaient vers la mer
et l'eau les absorbait par autant de bouches
on voyait alors les poissons descendre
étincelants au retour du soleil
et l'eau était agitée de blanc et de rouge
comme à un enterrement
quelquefois aussi le vent touchait la mer
elle se creusait en frissonnant
se brisait en écume blanche
puis les vagues devenaient noires
de bleues qu'elles étaient
elles devenaient noires et menaçantes
et elles déferlaient sur la terre et dans le ciel
et il faisait très froid alors
même tout près de la cheminée
où le bois fumait à toute vapeur
mais les jours ordinaires étaient de bons jours
chacun y était à sa place
sauf le soleil qui ne savait pas trop
et qui se posait trop de questions
qu'une cervelle de soleil a du mal à soutenir
comme il est le seul de son espèce
qu'il n'a personne à qui parler
et tout le monde à éclairer
ce n'est pas facile d'être tous les jours à la hauteur
et il y avait des jours sans soleil
des jours tristes à mourir
et longs comme ce qui meurt
des jours à éviter mais comment
des jours impossibles et pourquoi
mais les vignes avaient déjà du corps
et les champs de blé sentaient bon le froment
alors le soleil croyait répondre
aux grandes questions de ce monde
et le vin était le meilleur qui soit
et le pain et la vie et les femmes
et tout ce qui passait dans la tête de Kateb
Kateb endormi au pied d'un arbre
ou bien la joue contre l'herbe
observant un coquelicot
ou le derrière d'un grillon
— Il fait beau, Kateb !
Viens te baigner avec nous
Viens, que ton corps réchauffe l'eau
où nous baignons nos corps solitaires
Viens, ne fais pas semblant de ne pas entendre
l'eau n'est bonne que près de toi
c'était les filles qui chantaient ainsi
ça se passait sur le coup de quatre heures
l'après-midi après la sieste
et les filles passaient devant la maison
en chantant des obscénités
leur peau ruisselait de lumière
elles s'arrêtaient près de la maison
elles inclinaient la tête sur le côté
en clignant des yeux
et leurs dents étincelaient
dans l'ombre de leur chevelure
alors Kateb ouvrait les yeux
il les frottait l'un après l'autre
du revers de la main
et il souriait en secouant la tête
et elles lui lançaient des plaisanteries
et il ne répondait pas souriait
secouait la tête ouvrait la bouche
elles étaient blanches et noires
et Kateb aimait bien leur apparition
il aimait bien leurs voix
en forme de cri de mouette
il n'écoutait pas ce qu'elles disaient
mais leurs voix lui plaisaient plus que tout
et leur peau noire aux blancs reflets
et leur chevelure en forme d'écume
elles étaient une agréable apparition
et le soleil y mettait beaucoup de lumière
pour ajouter du désir
et l'ombre était porteuse de beaucoup d'amour
enfin elles promettaient beaucoup
elles promettaient de l'or
des fleuves d'or
et la mer se nourrissait de baignades
où l'amour étudiait le futur
avec une certaine malice
Kateb fermait les yeux
écoutant le clapotis de l'eau qui bouge
et le sommeil revenait doucement
pour fermer la porte de la vie
et ouvrir celle du rêve
puis elles revenaient de la plage
tant pis, disaient-elles
ce sera pour une autre fois
tu nous a beaucoup manqué
les choses auraient été différentes avec toi
mais tout s'est bien passé
l'eau était bonne une merveille
et le soleil doux comme une éponge
et le vent à peine frais
ça a vraiment été très bon, Kateb
vraiment bon c'est dommage
que tu ne sois pas venu avec nous
mais ne vas pas le regretter
ne te réveille pas pour ça
il n'y a rien à regretter
nous passerons demain à la même heure
nous y serons toutes
et nous serons très belles
personne ne vieillira
et tu nous aimeras toutes
pas autant que nous t'aimons
tu aimeras comme il faut
tu aimeras à ta manière
demain si c'est possible
ou après-demain un jour viendra
elle ou elle ou moi ou elle
n'importe laquelle d'entre nous
la plus belle sans doute
et la plus douée pour les choses de l'amour
la plus éternelle parce que la vie est courte
elle est là c'est elle ou moi
je ne sais pas
je voudrais que ce soit moi
j'ai bien raison de le vouloir
qui voudrait à ma place n'est-ce pas
qui voudrait t'aimer
toutes
avec moi elles sont toutes
vraiment l'eau était très bonne
on s'est amusé comme des folles
nous sommes folles de nous amuser ainsi
mais faute d'amour
et faute d'exister avec toi et pour toi
que pourrions-nous faire d'autre ?
et puis soudain c'était des ombres qui s'éparpillaient
le soleil rasait les murs
les arbres devenaient gigantesques
la mer changeait d'odeur
et le ciel respirait beaucoup plus lentement
alors Kateb se grattait le menton
il lui venait un goût de vin et de fruits
quelque chose pesait sur sa poitrine
et il se disait
« Mais qui a parlé ?
laquelle d'entre elles a pris la parole
pour me dire ce qui m'a semblé être la vérité ? »
Qui ?
l'une d'entre elles
mais laquelle
l'une d'entre elles
n'importe laquelle ?
Certes non
ce n'est pas n'importe laquelle
celle-là sait ce qu'elle dit
et elle le dit si bien
elle dit exactement
ce que tu veux entendre
elle ne dit pas son nom
mais elle existe
elle est pour toi
c'est un don du soleil
c'est le vent qui te l'a apportée
comme il apporte des oiseaux
le vent s'est dérangé pour toi
et le soleil t'a tendu la main
il y a une femme dedans
elle est pour toi
c'est pour toi qu'elle chante
écoute écoute bien c'est elle
qui répond à l'appel de son nom
Il y avait déjà une femme dans la vie de Kateb
pas dans son cœur
elle n'était pas dans son cœur
mais la vie est-ce qu'elle est
elle était dans la cuisine au jardin
entre deux marmites
derrière une lessiveuse
elle était dans le lit parce que c'était sa place
elle était douce silencieuse
elle était ailleurs
et le cœur de Kateb ne battait pas pour elle
il battait mais pas pour elle
quelquefois oui
quand les choses n'allaient pas comme il faut
il battait tout près d'elle
presque pour elle
pas tout à fait
ou bien ce n'était pas elle
ou il n'était plus lui-même
ce qui arrive quelquefois
quand il n'y a pas d'amour
du linge propre et parfumé
une cuisine bien épicée comme il faut
le lit bien fait
et le vin toujours tiré à la bonne heure
souvent il n'en faut pas plus
tout va bien jusqu'à la mort
mais jusqu'à la mort seulement
elle est peut-être encore là
pour attacher le dernier bouton
de la dernière chemise
elle est toujours là quand il faut
elle lessive les murs
ouvre et ferme les fenêtres
elle allume les lampes
elle active le feu coupe le bois
et son gros derrière est une preuve d'amour
sûr que c'est une preuve d'amour
mais ce n'est pas tout l'amour
pas tout ce qu'un homme peut souhaiter
pas ce qu'un homme attend de la vie
qu'elle lui donne une raison
de partir avec tous les regrets
qu'un cœur peut contenir
il regrettera à se rendre malade
c'est comme ça qu'il s'accrochera à la vie
il lui en fera voir de toutes les couleurs
et elle durera jusqu'à la dernière goutte
il ne se passera rien avant la dernière goutte et puis tout deviendra blanc
à force de couleurs
il y en a une qui parle mieux que les autres
elle sait ce qu'elle dit
et elle le dit bien
elle parle mieux
elle parle juste
elle s'arrête dans le sable
elle repousse la mer
et sa voix est la meilleure
elle existe mieux que les autres
plus près que les autres
plus chaudement
elle s'est arrêtée dans ton regard
à la manière d'une vague
plus proche et plus immobile
son écume éclabousse ta langue
Kateb se retourne dans son lit
il n'arrête pas de bouger
il l'empêche de dormir
mais elle ne dit rien
elle ferme ses gros yeux
sa grosse main efface une grosse larme
elle a un gros chagrin
mais sa grosse poitrine est très grosse
elle contient beaucoup de chagrins
en voici un de plus
elle chantera doucement dans la cuisine
il l'entendra sans l'écouter
et elle sera toujours plus grosse
elle occupera tant de place
dans sa pauvre vie de pêcheur d'oiseaux !
Heureusement il y a les oiseaux
il n'y a pas que les femmes
il y a la pêche
et de sacrés bons moments à passer
dans ce ciel si bleu et si vaste
et toujours si nouveau
il n'y a pas que les femmes
il y a aussi celle qui répond le mieux à son appel
elle n'a pas dit son nom
elle ne s'est pas bien montrée
et il ne l'a pas bien vue
mais il l'a aimée tout de suite
il ne s'est pas fait prié
elles se sont tues les une après les autres
et maintenant elle est seule à parler
elle a l'esprit critique
mais avec beaucoup d'esprit
ce qui est rare
elle se détache de l'ombre
elle absorbe le contre-jour
comme au cinéma
et le cœur de Kateb s'arrête
plus rien n'existe
tout a disparu
il tourne de l'œil
il voit les choses
où elles ne sont pas
il les entend
quand elles se taisent
il fait tout à l'envers
il arrête son cœur
il s'arrête de vivre
un oiseau s'est immobilisé
entre le ciel et la mer
— Kateb ! je te parle
As-tu pêché beaucoup d'oiseaux aujourd'hui ?
Je n'ai pas encore mangé
Cette baignade m'a donné faim
J'ai si faim quand je sors de l'eau
pas vous les filles
une faim qui me donne le tournis
j'ai l'impression d'avoir beaucoup bu
tu me crois Kateb
ma tête est une éponge
je ne sais plus où sont mes yeux
touche mes yeux Kateb
touche-les et touche mes lèvres
j'ai faim et tu ne dis rien !
dis quelque chose à la fin
dis-moi ce que tu penses
de cette fabuleuse journée
tu ne l'oublieras pas
l'oublieras-tu Kateb
alors que j'ai si faim
et qu'il n'y a plus rien à manger
que ma langue
n'existe rien plu
disparu a tout
l'œil de tourne il
choses les voit il
pas sont ne allés où
la mer est à la place du ciel
et le ciel à la place de la mer
ça c'est passé un bon matin
un matin comme les autres
du point de vue du soleil
mais le soleil sait rarement ce qu'il dit
il parle beaucoup pour ne rien dire
il occupe le temps
il calcule l'histoire
il jongle avec les ombres
et la lumière est toujours la même
elle s'appelle Saïda
elle est longue étroite
elle a de longs cheveux d'argent
et ses yeux ont la couleur de la nuit
sa peau est dorée comme la rosée
ses mains sont des ombres sur le mur
et elle parle comme le vent couche les herbes
il est seul avec elle maintenant
elles se sont toutes envolées
comme les feuilles d'un arbre au coup de vent
elle a à peine frémi
et le vent l'a couchée
longue étroite
dans ses cheveux métalliques
il s'est couché aussi
plus près de l'iode
plus près du cœur
et ses mains ont rencontré
des coquillages
elle est seule à la fenêtre
le ragoût glougloute derrière
elle appuie sa grosse main au goût de poisson
sur ses grosses lèvres
elle ne va plus crier
ce n'est pas le moment
le miroir se briserait
et plus rien ne serait comme avant
les reflets ne changeront pas
ils ne changeront pas si elle se tait
mais elle ne peut pas ne pas regarder
elle ne peut pas ne pas écouter
elle peut se taire c'est tout ce qu'elle peut faire la grosse
elle peut se taire
et touiller la marmite
elle se taira
et la cuisine sera toujours aussi bonne
le miroir ne sera pas brisé
une larme l'aura à peine troublé
mais ça ne paraît pas
les oiseaux nagent dans le ciel
les poissons volent dans la mer
entre le ciel et la mer
il y a une zone d'incertitude
et c'est là que vivent les hommes
c'est là que pleurent les femmes
si c'est le moment de pleurer
c'est là qu'elles enfantent
si tout c'est bien passé
il pousse des enfants comme des fleurs
et la mort n'est pas une maladie
c'est un mauvais moment à passer
et ça passe
Elle pense trop à la mort
elle n'y pensait pas avant
quelquefois mais pas trop
mais maintenant tant de choses ont changé
rien n'est plus comme avant
l'amour était simple comme la cuisine
bon comme un plat du dimanche
si simple et si bon
qu'elle ne posait jamais de questions
qu'il lui suffisait de se taire
et d'exister doucement
mais sous le soleil couleur de rouille
à l'ombre des oliviers
ils existent eux aussi
ils viennent tout juste d'exister
elle ne le savait pas avant de l'avoir vu
elle ne savait pas que Kateb
avait tant d'amour dans son cœur
elle savait tout de Kateb
sauf ce détail qui n'était pas un détail
tant d'amour et si peu pour elle
tant pour une autre qu'elle ne connaissait pas
une autre qui avait l'air d'une ombre
passante dans le soleil couleur de rouille
et s'arrêtant dans le cœur de Kateb
pour y voler l'amour
l'avaler en silence
aux yeux de tout le monde
et le monde riait
non pas d'elle qui n'existait déjà plus
mais riait de bon cœur
parce que Kateb était heureux
et qu'elle était plus belle que le soleil
alors elle pense à la mort
elle pense qu'elle vieillit
et que c'est déjà fini
que ça ne vaut plus la peine
que ça peut s'arrêter
il n'y aura plus d'amour
pas de cuisine non plus
et plus de linge propre et parfumé
il y aura sa grosse bedaine
ses mains moites ses lèvres humides
son regard immobile
sa fenêtre préférée
son fauteuil à bascule
son attente longue attente
attendre pour que ça ne vienne pas
qu'il n'en soit jamais question
du moins pas dans cette vie
il faudra mourir pour ça
il faudra d'abord éteindre la lumière
mais qui l'éteindra
qui se souciera de l'éteindre
il n'y a plus d'amour plus de lumière
il n'y a plus personne
plus rien dans le cœur que de l'amertume
pas même un peu de jalousie
rien pour s'accrocher à la vie
tout pour ne plus espérer.
Kateb remonte de la plage
avec d'autres rayons de soleil
sous la véranda
il jette un coup d'œil aux cordages
au filet aux lignes aux hameçons
il a l'air parfaitement bien
il se gratte le menton en souriant
il ne veut pas sortir de son rêve
alors il reste sous la véranda
tandis que le soleil se couche
et que les derniers oiseaux s'épanchent dans le ciel
il chantonne imperceptiblement
tambourine du bout des doigts contre la barrière
respire une fleur dans un bouquet
mais qu'est-ce qui se passe dans sa tête
je vais te le dire moi ce qui se passe
je vais te dire pourquoi je chante
pourquoi je t'ai oubliée
et pourquoi je n'ai plus faim
je vais tout te dire de mon bonheur
et tu pourras le raconter à tout le monde
ils te croiront quand ils me verront
la fumée de ma pipe n'a plus la même couleur
d'ailleurs je ne fume plus
c'est mauvais pour la santé
et je veux toute ma santé
je veux mesurer mon vin et mon sommeil
tout se passera bien
il ne pleuvra pas dessus
le soleil aura un goût de miel —
de la douceur
c'est le poète qui a raison
tout manquait de douceur
il fallait que ça change
et voilà venu le bon moment
le moment d'ouvrir la bouche
pour que tout le monde l'entende
il faut que tout le monde sache
que Kateb est heureux
et qu'il trompe sa femme
avec une étoile
venue du ciel
dans le bec d'un oiseau
qui écrit une histoire d'amour
Oiseau, as-tu écrit le dernier mot
celui qui s'achève dans un baiser ?
il faudra que je te pêche
et que je mange ta cervelle
il faudra que je regarde
dans le fond de tes yeux
et que je goûte ta salive
que je lisse tes plumes
il faudra que je fasse le tour
de ton étrange personnalité
tu m'as donné l'amour
et je te le rendrai
Cette nuit Kateb ne trouva pas le sommeil
aussi quand le soleil se leva
il ne trouva pas la force
de préparer le matériel de pêche
et il renonça à descendre dans le ciel
il descendrait demain
les oiseaux pouvaient bien attendre
jusqu'à demain
tout le monde peut attendre
quand Kateb est heureux
même les oiseaux impatients
ils attendront leur tour
un jour de plus ne leur fera pas de mal
et il regarda les oiseaux
s'approcher de la mer
Je l'épouserai demain se dit-il
je l'épouserai et on en parlera plus
ce sera moins beau après les épousailles
mais je ne veux pas rater cette noce
ce sera la plus belle noce de ma vie
il n'y en aura pas d'autres
il y en a trop eu
il faut que ce soit la dernière
puisque c'est la plus belle
et puis on en parlera plus
je me sentirai bien mieux après
je refumerai la pipe
je reboirai du vin
elle ne m'en voudra pas
elle sera toujours belle
jamais vieille toujours belle
et il faudra que le temps se passe
comme il passe toujours
quand on en parle plus
et que le vin est bon
et la fumée de nos pipes
je l'épouserai demain toute la journée
et je serai le plus heureux des hommes
demain il n'y aura pas d'autres noces
Elle avait l'air toujours plus grosse
elle avait une odeur de pipi de chat
elle dormait profondément
ou elle ne dormait pas peu importe
elle négligeait tant de choses ces temps-ci
tant de choses lui échappaient
il se leva et sortit sous la véranda
le soleil hésitait encore
la mer avait la bonne odeur de la marée
il y avait des algues et des coquillages dans cette odeur
le soleil transportait
des taches de lumière
et les premiers oiseaux mesuraient l'air
il imagina qu'elle pouvait être là près de lui
le frôlant de son bras magique
de ses lèvres toujours proches
et il ferma les yeux dans cette attente
tout allait bien
la mer était toujours à la place du ciel
et le ciel à la place de la mer
les poissons ne se prenaient pas pour des oiseaux
et les oiseaux ne jouaient pas aux poissons
le soleil n'était pas au mieux de sa forme
mais c'était sans importance
Kateb pensa que tout allait bien
et qu'un jour de repos
le ferait aller encore mieux
et rien ne serait mieux
qu'après les épousailles
longtemps après très longtemps
il y aura toujours du temps
on trouvera toujours le temps
on vivra très longtemps
avec cette sensation d'éternité
Kateb allait très bien
et le monde allait bien
le ciel la mer les oiseaux les poissons
tout allait et allait bien
il pouvait garder les yeux fermés
rien ne viendrait troubler cette tranquillité
elle était là dans son cœur
et il le gardait bien
c'est le moment que choisirent les gens du village
pour frapper à sa porte
il ronchonna un peu
et il s'assit parmi eux
un morceau de son rêve
était resté accroché à ses yeux
et ça lui donnait l'air d'être ailleurs
alors quelqu'un demanda si on le dérangeait
et il répondit que rien ne l'avait jamais dérangé
et qu'il n'y avait aucune raison
pour que ça changeât
parfait je suis content de savoir
que tu es toujours prêt à écouter
d'ailleurs nous sommes venus te voir
pour te féliciter
et te souhaiter tout le bonheur possible
le bonheur tu ne l'as pas volé
tu l'as bien cherché et tu l'as trouvé
ce n'est pas le cas de tout le monde
tant pis pour ceux qui n'ont rien trouvé
il faut de tout pour faire un monde
il y a des petits et des grands bonheurs
il n'y en a pas pour tout le monde
mais ça n'empêche pas le monde d'exister
ni le bonheur de rendre heureux
Qu'elle soit donc la plus belle
et qu'elle soit éternelle
c'est tout le mal qu'on te souhaite
et tant pis pour ceux
qui ne savent pas ce que c'est
tu auras bien vécu la vie
et tu ne seras pas le dernier
la mer et le ciel et la plus belle des femmes
sont venus à toi sans que tu demandes rien
c'est donc que tu avais beaucoup à dire
et nous t'écouterons toujours
nous savons ce que vaut ta parole
et nous ne pouvons plus attendre
il faut te dire ce que nous pensons
tes oiseaux sont les meilleurs du monde
il n'y a pas de meilleur pêcheur que toi
et voilà que tu n'as pas la place que tu mérites
les uns sont princes
les autres sont maçons ou financiers
les rues leur appartiennent
et les théâtres jouent leurs vies
toi tu es notre pêcheur d'oiseaux
nous t'aimons plus que tout
et pourtant tu ne nous appartiens pas
Kateb, ce jour est un jour comme les autres
pour tout le monde,
et si tu acceptes notre amour
rien ne changera
mais nous saurons que nous avons eu raison
de t'aimer
Kateb alors se réveilla tout à fait
il oublia le dernier rêve
et il les regarda d'un air amusé
ils s'amusèrent aussi et ils rirent
et Kateb rit aussi
et on voyait qu'ils avaient l'air tous parfaitement
heureux.
Comment Kateb parlait aux enfants
Ils étaient tous vraiment heureux
et ça se voyait sur leurs visages
le bonheur est une sacrément bonne lecture
et un visage d'homme heureux
la meilleure des rencontres
Ils virent donc passer Pierre le Chasseur
et comme il grimaçait étrangement
en regardant la mer
(on ne peut plus dire en l'air dans ce cas)
ils s'égaillèrent dans le jardin de Kateb
et Kateb sortit sur le seuil de la maison
et lui aussi regarda Pierre qui s'éloignait
regardant la mer de son œil impeccable
On parlera de Pierre un peu plus tard
quand ce sera le moment d'en parler
il faut mettre de l'ordre dans ce qu'on écrit
à l'attention des hommes
il faut de l'ordre sinon on ne sait plus
qui est qui
laissons passer Pierre
et sa tristesse de chasseur
laissons un rayon de soleil
jouer avec le canon de son fusil
et revenons à nos moutons
à nos enfants et à notre Kateb
qui n'est plus un enfant
c'est dommage mais c'est comme ça
c'est vraiment dommage
qu'il ne soit plus un enfant
on aurait écrit un autre livre
celui-là même qu'on aurait voulu écrire
mais c'est trop tard
l'enfance est le plus court moment
de la vie des hommes
c'est donc celui qui passe le plus vite
celui dont on sait le moins de choses
et sur quoi il est difficile d'écrire
sans se tromper au moins un peu
mais enfin tant pis
Kateb est un pêcheur d'oiseaux
ce n'est déjà pas si mal
et les enfants du village ont bien vu
qu'il valait mieux que Pierre
que Pierre le Chasseur
le Chasseur de Poissons
parlez d'un métier que celui-là
les poissons sentent mauvais quand ils sentent
et s'ils ne sentent rien
c'est qu'ils n'existent pas
les oiseaux n'ont pas d'odeur
mais ils sont beaux comme des oiseaux
Qu'est-ce qui est plus beau qu'un oiseau
la réponse est un oiseau
il n'y en a pas d'autre
et comme il n'y a qu'une question
il n'est pas question de se tromper
— Soyons clairs, dit Kateb aux enfants
les choses ne sont plus à leur place
mais est-ce vraiment cela qui a changé ?
Qu'est-ce que ça change
qu'on pêche les oiseaux
qu'on ne les chasse plus
qu'on chasse les poissons
qu'on ne les pêche plus
ça change pour les oiseaux
parce qu'il faut s'élever haut
pour plonger dans la mer
ça change pour les poissons
parce qu'il leur arrive
de tomber dans le ciel
ce qui était autrefois impossible
Mais pour nous, qu'est-ce qui a changé ?
On préfère toujours les oiseaux
parce que les poissons ne chantent pas
On marche pieds nus si ça nous chante
et on met un chapeau
ou on n'en met pas
les graines continuent de pousser dans la terre
quelques-unes dans la mer
et très peu dans le ciel
Ce qui a changé
je vais vous le dire
une chose a changé
mais alors du tout au tout
et vous savez ce que c'est
non bien sûr
puisque je vous pose la question
ce qui a changé
c'est qu'on ne jette plus les lignes de la même façon
avant c'est dans la mer qu'on les jetait
et il y avait une pierre au bout
et un bouchon à l'autre bout
et ça marchait si bien
que la pêche était toujours bonne
le bouchon était plus léger que l'eau
et c'était une sacrée chance
sans quoi nous serions morts de faim
c'était l'époque où nous ne mangions que des poissons
et nous avions l'haleine forte
mais ça ne nous gênait pas
sauf quand on parlait aux oiseaux qui
comme tout le monde le sait
ne peuvent pas se pincer le nez
les oiseaux ont toujours eu beaucoup de patience
mais nous ne savions pas tout des oiseaux
et nous parlions beaucoup trop
et ils nous écoutaient
parce que les oiseaux sont très courtois
surtout quand ils arrêtent de chanter
pour écouter les hommes parler
Et puis les choses ont changé
le monde s'est mis à l'envers
et le bouchon était plus lourd que l'air
ce que nous ne savions pas
avant d'en avoir fait l'expérience
et chaque fois que je jetais la ligne dans le ciel
elle disparaissait avec le bouchon
et elle était inutilisable
et comme désormais
nous aimions les oiseaux
au point de les manger
et comme il n'y avait pas
d'oiseaux à manger
dans nos assiettes vides
on s'est mis à désespérer
c'est-à-dire qu'on a d'abord eu faim
et puis ça s'est mis à faire mal
et on a eu peur que ça continue
il y avait des montagnes d'oiseaux
mais elles étaient trop hautes
et nous avions peur du vide
mais la faim donne des idées
pas toujours
quelquefois
on ne peut pas dire
que la faim donne des idées
on peut à peine dire
que ça arrive quelquefois
nous n'avions pas si faim que ça
nous étions simplement pris au dépourvu
mesurons nos paroles
à la mesure de notre faim
d'ailleurs nous avons un appétit d'oiseau
et je remplaçai le bouchon
par un ballon gonflé à l'hélium
la petite fille à qui je l'avais volé
pleura beaucoup
mais qu'est-ce qu'une petite fille qui pleure
pas grand-chose
son ballon gonflé à l'hélium
ne mérite pas tant de larmes
elle ne mérite pas non plus
qu'on s'intéresse à elle
enfonçons-lui la tête dans le sable
et quand elle aura la bouche pleine de sable
elle comprendra ce qu'on attendait d'elle
Donc un bout de la ligne s'éleva
tandis qu'à l'autre bout
une solide pierre la maintenait
le ballon gonflé à l'hélium
flottait à la surface du ciel
comme un bouchon aurait flotté
à la surface de la mer
si cela avait été encore possible
À ce sujet je précise
mais on en a déjà parlé
dans un chapitre précédent
qu'entre le ciel et la mer
on a encore rien mis de précis
on ne dit pas qu'on n'a rien mis
la logique voudrait qu'il y eut un horizon
on peut appeler ça un horizon
ce serait une facilité de langage
tout à fait acceptable
mais on peut aussi l'appeler
par n'importe quel nom
qui ne signifie plus rien
dans l'état actuel des choses.
C'était une parenthèse
c'est malheureux d'avoir à faire des parenthèses
pour se faire comprendre !
l'essentiel étant qu'entre la pierre
et le ballon gonflé à l'hélium
un grand nombre d'oiseaux
tous plus beaux les uns que les autres
avait une goutte de sang qui perlait
à l'endroit où l'hameçon
avait percé leur ineffable bec.
Ce fut la première pêche
elle était réussie
et depuis nous n'en avons raté aucune
nous avons du talent
nous sommes de bons techniciens
la leçon est bien entrée
elle ne sortira pas de sitôt !
C'est ainsi qu'un jour
ramenant la ligne
et décrochant les oiseaux
aux becs ensanglantés
je fis la connaissance de l'Oiseau-Pierre
un drôle d'oiseau celui-là
un oiseau différent
d'abord parce qu'il avait un nom
ce qui n'est pas le cas
de l'oiseau ordinaire
qui a un genre
et c'est tout
— Oiseau-Pierre ! Oiseau-Pierre, dis-je
pourquoi Oiseau-Pierre.
— Et pourquoi pas, dit l'Oiseau-Pierre
il faut un nom c'est la loi
et il ôta lui-même l'hameçon de son bec
et il regarda les autres oiseaux
s'entasser dans les cages
il eut un soupir
et il secoua la tête
— On ne met pas en cage
un oiseau qui a un nom
j'ai le bec un peu meurtri
mais ça ne m'empêche pas de parler
Ce que dit l'Oiseau-Pierre à Kateb
Il essuya son bec sanglant
du revers de son aile blanche
et, « je vais te raconter ma vie, dit-il
ça te fera un excellent exercice
de diction »
et l'Oiseau-Pierre alluma sa pipe
en forme de baleine fabuleuse
« Je ne te raconterai
ni le début ni la fin
non pas par principe littéraire
mais parce que je n'ai aucun souvenir du début
ce qui est normal
et que comme tu peux le constater
je ne suis pas encore mort
d'ailleurs vais-je mourir un jour
rien n'est moins sûr
il n'y aurait alors pas de fin
et je pourrais supposer
qu'il n'y eut jamais de commencement
pourquoi ne pas rêver un peu
la vie est si courte
un homme ne meurt pas proprement
s'il n'a goûté à l'éternité
moi je veux mourir proprement
pas dans une cage
avec d'autres oiseaux
qui ne chantent plus
parce que tu as blessé leur bec
ça me fait mal de chanter
ça me fait mal jusqu'aux tripes
mais je me fiche d'avoir mal
à l'approche de la mort
cui-cui tireli-reli
cui cui cui
pirouli pirouli
je n'ai plus mal
tu peux me couper la tête
et le sifflet en même temps
cui cui cui
ti ti ti tut pireli titi tutu
me couper la tête et le sifflet
tut tut retitirelitutu
je ne suis pas encore mort
je ne suis pas encore mort
je ne suis pas encore mort !
— Mais je ne vais pas te tuer ! dit Kateb
je t'accrocherai sur mon épaule
et je te peindrai de toutes les couleurs
— Quoi ! comme un perroquet !
je ne suis pas un perroquet
je suis un oiseau noir et blanc
un oiseau à la plume et au crayon
et je n'ai pas l'intention de me laisser peindre
et qu'on m'accroche à une épaule
et qu'on me caresse sous le bec
et patati et patata
je ne suis pas n'importe qui
je suis un oiseau qui parle
et quand je parle je chante
ce qui est mieux que de ne rien dire
tristes sires que vous êtes
dit-il en s'adressant aux oiseaux en cage
vous n'avez pas même une idée du bonheur
pas la moindre étoile d'idée
rien dans vos caboches au bec meurtri
rien pour vous dérider
vous allez mourir comme des oiseaux
les oiseaux meurent si tristement
cui cui tireli tutupireli
je ne suis pas mort je ne suis pas mort
et je suis heureux si heureux !
— Mais rien ne t'empêche d'être heureux
dit Kateb en caressant l'aile de l'Oiseau-Pierre
je soignerai ton bec
et tu nous enseigneras le bonheur.
— Je ne t'enseignerai rien du tout
je suis jaloux de ce que je possède
je possède tant de choses que tu n'as pas
je suis un riche oiseau plein de bonheur
et le sang séchera sur mon bec
et mon chant ne te dira rien
et tu mourras comme un homme
la bouche ouverte comme pour la tétée
mais ce sera fini et bien fini
ce sera fini pour toi et pour les autres
vous ne saurez rien de mon bonheur
dit l'Oiseau-Pierre en pleurant.
— Qu'est-ce que c'est que ce bonheur
qui t'arrache des larmes !
— C'est un bonheur d'oiseau
un bonheur simple
et j'ai failli le perdre par ta faute
et tout allait se compliquer
j'ai pleuré pour simplifier
encore quelques larmes
et il n'y paraîtra plus
j'ai eu vraiment très peur
j'ai cru que tout était fini
et les autres qui ne disaient rien
les autres qui ne chantaient plus
qui pendaient à leur bec et saignaient
qui ne voulaient rien dire rien entendre
et le vent chahutait dans nos plumes
il avait cette voix et cette humidité
qu'on oublie plus
et ce froid qui me perçait le cœur
j'avais mordu à l'hameçon
c'était salé un peu juteux
et je ne regrettais rien
c'était arrivé un point c'est tout
et puis le sang avait un autre goût
mon sang d'oiseau
et puis ma peur
voyant les autres qui ne bougeaient pas
qui rouspétaient quand je bougeais
un peu
pour dégager mon aile
ou pour que ma langue me libère
d'un caillot plus gros que les autres
c'était comme une guirlande
accrochée dans le ciel
et le ballon gonflé à l'hélium
avait l'air d'un derrière de petite fille
bien sûr moi je suis un oiseau
les derrières de petites filles
sont des derrières de petites filles rien de plus
mais enfin quand même
là à l'approche de la mort
attendant que ça arrive mais comment
attendant dans le silence morne
et balancé par le vent
et le ballon gonflé à l'hélium
rouge et vert ou bleu et jaune
je ne sais plus quelles couleurs
je ne sais plus de quoi il avait l'air
ah oui d'un derrière
d'un derrière de petite fille
et je ne suis qu'un oiseau
un maigre oiseau suspendu
deux ailes au gré du vent
un bec et mes yeux larmoyants
qu'est-ce qui va m'arriver ?
qu'est-ce qui va m'arriver ?
quelque chose c'est sûr
avec la mort on ne sait jamais
je veux parler de la mort des oiseaux
qui n'est pas celle des hommes
je ne sais rien de la mort des hommes
c'est une mort sale à ce qu'on dit
sauf dans certains cas exceptionnels
mais tellement exceptionnels
qu'il faut en inventer
on n'invente pas la mort d'un oiseau
on ne triche pas avec la mort
quand on a l'âme d'un oiseau
et je regardais autour de moi
et le vent nous arrachait les plumes
et il séchait nos larmes
et le moindre mouvement était si douloureux
la moindre tentative de vol un supplice
ne bouge plus me disais-je
il te reste encore la chance
il ne faut pas négliger la chance
cette douleur ne durera pas
il faudra qu'elle s'arrête un jour
et alors tout ira bien
il ne faudra pas se souvenir
il faudra se taire aussi
ne rien écrire
ne pas dire comment pourquoi
personne n'en parlera plus
le bonheur est si fragile
le moindre souvenir
la moindre douleur
si fragile si fragile
le moindre vent
un ciel à peine gris
il n'en faut pas beaucoup
il ne faut rien
le vide autour de soi
l'ombre après ce qui existe
rien pour effacer
rien rien rien !
— Que c'est donc triste un oiseau heureux !
fit Kateb en enlevant son chapeau
j'ai dû attraper un coup de soleil
qui aura faussé mon jugement
je pêche des oiseaux pour me nourrir
ce que je mange
ne doit pas me rendre malade
il faut que je fasse attention
il y a de mauvais coups
et ce soleil-là n'en est pas avare !
— Qu'est-ce que tu sais du soleil !
Qu'il éclaire et qu'il chauffe !
Que s'il n'existait pas
tu ne serais pas homme
tu serais pierre ou feu
et tu n'aurais pas un oiseau dans la tête
Kateb je suis fatigué
de parler
de chanter
d'être un oiseau
d'être heureux
de ne pas être un homme
je suis fatigué
je n'en peux plus
rejette-moi dans le ciel
il faut que j'essaie mes ailes
elles ne sont plus ce qu'elles étaient
avoir été heureux
et savoir que tout s'achève
ça m'a fichu un coup
c'est plus que mon cœur ne peut supporter
Embrasse-moi sur le bec
je caresserai ton œil du bout de mon aile
disons nous adieu
on se reverra entre ciel et mer
là où brille le soleil
tu ne m'as rien appris
je ne t'ai rien donné
on est quitte ne crois-tu pas
tu ne mangeras pas ma chair délicate
parce qu'il y a des mots dedans
et je ne t'insulterai pas
parce que tu as une bonne tête
parce que tu me plais
que j'aurais bien fait ma vie avec toi
si tu avais été un oiseau
je t'aime bien mais je n'ai plus le temps de discuter
maintenant que je sais
que tout a une fin
même moi même mon chant
tu te rends compte Kateb ?
c'est triste et je dois être heureux
c'est que je n'ai pas encore tout compris
espérons que je vivrai assez de temps
pour tout comprendre
pour comprendre ça surtout
tellement de choses sont sans importance
tu sais de quoi je parle
allez hop ! jette-moi dans le ciel
et qu'on n'en parle plus
enfin tu en parleras plus tard
s'il est utile d'en parler
je suis un personnage comme les autres
je répondrai à mon appel
si le besoin s'en fait sentir
je suis à ta disposition d'homme-livre »
Et Kateb jeta l'oiseau dans le ciel
et le vit tomber comme une pierre
et puis les ailes se déployèrent
blanches et noires comme le jour et la nuit
et l'oiseau s'éleva
et il toucha la mer du bout du bec
ça le piquait un peu
mais c'était si bon de vivre
nom de nom ce que c'était bon
quelque chose s'était détruit dans sa tête
bien sûr personne ne peut le nier
surtout pas lui
c'est un drôle d'oiseau
et il sait beaucoup de choses
mais c'était bon
et les poissons avaient un drôle d'air
et les bulles éclataient en silence.
Ce que les enfants répondirent à Kateb
Ce qu'elle est triste ton histoire !
qu'elle est triste ! qu'elle est triste !
ah ! mon dieu quelle triste histoire
nous qui étions venus pour respirer un peu
échapper à la morosité de tous les jours
boire un peu de nouveau
quelle triste histoire que cet oiseau
dont on ne sait même pas
s'il a existé vraiment
on suppose que non
les histoires ont toutes le même goût
et patati et patata
et il était une fois
et si tu fais ceci
il t'arrivera cela
voilà le bon exemple
ce qu'il ne faut pas faire
et comme on souffre
et comme on est heureux
et patati et patata
nous sommes des enfants
ce n'est pas une raison
pour nous assommer
on aime vivre nous aussi
on sait bien qu'il y a des oiseaux
il y a aussi des lions
des baleines des vaisseaux spatiaux
il y a un tas de choses
dont on peut parler
elles existent ou elles n'existent pas
on s'en fiche un peu
on se fiche de savoir
qui a raison et qui a tort
on choisit ses couleurs
et on boit de la bière
un point c'est tout
c'est bien gentil tout ça
mais qu'est-ce qu'on a vécu ?
il fallait faire ceci
on a fait cela
et il arrive ceci
alors qu'il aurait pu arriver cela
bon d'accord
c'est une belle histoire
on essaiera de ne pas l'oublier
on n'a pas l'habitude
et on est un peu con
et puis on ne rêve pas que la nuit
on a nos moments de grandeur
de bons moments
il faut les vivre
il faut vivre pour savoir les vivre
on n'a pas encore beaucoup vécu
mais on sait ce que vivre veut dire
on aurait préféré un peu plus d'amour
et beaucoup moins de baratin
la petite fille avait un joli derrière
à ce qu'il paraît
on est resté sur notre faim
on aurait voulu en savoir un peu plus
on n'est pas riche
alors on tend la main
et puis il n'y a pas que son joli derrière
qui soit joli
il y a aussi ce qui est joli
et ça nous intéresse
ça nous ferait chanter comme des oiseaux
et peut-être que ça lui plairait
elle essuierait ses larmes
elle oublierait le ballon gonflé à l'hélium
elle nous regarderait
ce serait une belle apparition
et on verrait l'ombre de son petit derrière
portée sur les pâtés de sable
et ce qui est joli nous ferait chanter
ce qui est joli nous ferait voler
comme des oiseaux comme des oiseaux
chantent volent
nous sommes pleins de poésie
ces temps-ci
et on aime les petites filles
qui ont un joli derrière
et qui ont un joli joli
pour nous plaire
voilà une bien belle histoire
bien sûr toi tu vas te marier
alors tu te fiches de ce qui est joli
l'amour t'aveugle et tu souris
et tu n'as pas vu ce qui est joli
et tu as beau nous raconter des histoires
la petite fille a beau avoir tout beau
et l'oiseau n'est plus qu'un oiseau dans le ciel
un oiseau parmi les oiseaux
sauf une tache au coin du bec
une tache rouge comme ton sang
une tache qui signifie tout pour toi
et rien pour les autres
pas grand-chose pour nous
qui avons écouté jusqu'au bout
ce que tu voulais dire
ce que tu croyais chanter
ce que nous avons entendu
sans trop y croire
nous ne sommes que des enfants
la petite fille a le derrière en l'air
et la bouche dans le sable
on ne voit pas très bien son joli joli
mais on le devine
on a beaucoup d'imagination
et puis on a tout écouté jusqu'au bout sans rien dire
on parle maintenant que tu te tais
on aurait pu attendre encore un peu
peut-être qu'on te fait du chagrin
tu l'aimais bien la petite fille
la petite fille au goût de sable
elle dort quelque part dans ton cœur
et tu racontes des histoires
des histoires d'oiseaux dans le ciel
et de ciel dans la tête
des histoires où le ciel est tout
et la tête dedans
elle a la bouche pleine de sable
il fallait bien la faire taire
il le fallait c'est une certitude
c'était une voix de trop dans la conversation
et cette conversation était tant attendue
elle avait lieu au bon moment
il y avait un oiseau comme il faut
avec un bec saignant
des ailes fatiguées
et des mots plein la bouche
il était là enfin
il avait la priorité
elle n'avait qu'à se taire
il était le plus beau
elle mangerait du sable
chaque fois qu'il paraîtrait
noir et blanc et bleu de ciel
toute la terre montant jusqu'à lui
jusqu'à son chant
jusqu'à ce qu'il n'existe plus
dans ta tête à l'envers
ce qui arrivera un jour
tu sais que ça arrivera
c'est comme une goutte en suspens
il y a ton visage dedans
tes yeux tes dents
elle tremblote
on ne respire plus
elle se détachera
comme une feuille de l'arbre
et la feuille comme un nuage
arrachée au soleil
et le nuage comme l'écume
au bord de la vague et la vague
comme tes lèvres au moindre mot
le mot comme une goutte
la virgule d'un reflet te ressemble
mille regrets papa Kateb
oh bel Arabe noir et or
mais le sommeil nous visite
on ne va plus pouvoir parler
comme tu voudrais qu'on parle
notre sommeil a un goût de miel
notre bouche s'est ouverte pour goûter
on va disparaître pour un temps
demain il fera jour
tu nous raconteras une autre histoire
on aimerait une histoire de lions
avec de vrais lions bien sûr
tu nous amèneras au cirque une autre fois
quand on sera plus grand
et qu'on pourra comprendre
aujourd'hui on rêve d'Afrique
de ses vertes collines de ses chapeaux de neige
de ses roses des vents et de ses arabesques
l'Afrique c'est là où on veut aller
la prochaine fois que tu parleras
Ce que Kateb fit ensuite
Les enfants s'endormirent près de la maison
et Kateb s'approcha du ciel
qui brillait comme une ampoule
les oiseaux s'éloignaient
c'était des ombres déjà
et elles se ressemblaient
mais l'Oiseau-Pierre était perché sur un rocher
il dit « ce soir je ne vais pas me coucher
autant rester ici avec toi
je suis une triste compagnie
mais j'accompagne bien
j'aime bien aussi la petite fille
c'est vrai qu'il est joli son joli joli
j'ai déjà vu beaucoup de jolis jolis
mais celui-là est particulièrement joli
il est vrai que la nuit tombe doucement
elle est menteuse cette lumière
je ne crois pas tout ce qu'elle montre
mais c'est plus fort que moi
je crois tout de ce très joli joli joli
je crois parce que je t'aime
je t'aime comme je n'ai jamais aimé personne
je t'accrocherai avec d'autres étoiles dans le ciel
oui je t'aimerai toujours »
L'oiseau se tut
on ne pouvait voir que son ombre
il n'avait ni regard ni bouche ni plumes
c'était une ombre et une voix
cela durerait toute la nuit
et Kateb ne dormirait pas
il regarderait et il écouterait
et il penserait à ce qu'il raconterait aux enfants
demain quand ils se réveilleraient
et qu'ils auraient soif d'aventures
et qu'ils seraient très exigeants
il leur faudra des personnages dignes de ce nom
mais qu'est-ce qu'un personnage
qu'est-ce qui est digne
de quel nom s'agit-il
bon sang que c'est difficile
d'être un Arabe noir et or
et d'avoir tant d'enfants à nourrir !
et le ciel est épuisable
et la mer est infinie
et le nombre des étoiles n'a pas changé
et la Voie lactée est une mer de corail
La nuit était un peu fraîche
mais elle avait un goût de ciel et de mer
et c'était suffisant pour ne pas dormir
et réfléchir à un tas de choses
qui s'éclairent entre deux infinis
et qui n'ont plus de significations
quand on tente d'échapper
à cette drôle de conception
du monde et des choses
si seulement ma cervelle d'oiseau
pouvait arrêter des limites
mais je suis comme tout le monde
je vois plus loin que le visible
et c'est là tout mon malheur
il ne faudra pas le dire aux enfants
ça leur ferait très peur
cette bête sans grâce
qui enfonce ses membres
dans la tête des hommes
et qui mange leur esprit
et qui sauve leur âme
ainsi que c'est écrit
Les enfants aiment les lions les baleines
ils croient aux lions
croient aux baleines
il y a des étoiles pour le dire
dans le ciel de l'Afrique
les enfants n'aiment pas mourir
ça fait mal quand on meurt
et ça n'est pas joli
pour ceux qui regardent
même s'ils n'aiment pas les lions
s'ils ont les baleines en horreur
comme cela arrive souvent
mais les enfants n'aiment pas mourir
ils sont comme tout le monde
ils sont comme les lions
comme les baleines
la mort n'est pas jolie
c'est la faute à la vie
c'est-à-dire à tout le monde
il y a un soleil pour effacer
les chagrins qui n'existent plus
dans le ciel de l'Afrique
il y a la lune
un arbre centenaire
où dorment les singes lointains
non vraiment les enfants n'aiment pas mourir
je leur raconterais bien
une histoire qui m'est arrivée
quand j'avais à peu près leur âge
mais je ne suis pas sûr
d'en être le personnage principal
il y a d'autres personnages
il y a des dialogues
et je ne savais pas parler
surtout je ne savais pas compter
ce qui est grave
quand on raconte des histoires
Ils dorment et leurs rêves s'accumulent
tache après tache composant le tout
pourquoi il faudra paraître un jour
ils dorment et ils sont beaux
ils seront toujours beaux
si le sommeil le veut
le sommeil c'est le maître à penser
ils dorment et je rêvasse
j'aime bien rêvasser
j'ai tout le temps devant moi
et si je n'ai pas tout le temps
qu'est-ce que ça change ?
je ne change rien
j'écris avec les plumes d'un oiseau
qui vivra toujours
je sais ce que j'écris
je sais ce que ça vaut
j'aime bien ce que j'écris
j'aime bien les oiseaux
j'aime le monde
j'aime l'Afrique
où je suis né
je suis plein d'amour
pour un tas de choses
qui me le rendent bien
alors je ne me prive pas
je peins l'ouverture
et la fermeture des portes
je peins ce qu'il y a dedans
et ce qu'il y a derrière
je fais comme j'aime qu'on me regarde
je ne suis plus un enfant
j'ai le sommeil agité
je ne suis plus très beau
j'ai du mal à rêver
alors je rêvasse
et j'ombre de nuit
ce que je ne comprends pas
j'éclaire de soleil
ce que j'ai cru comprendre
je me réserve la lune
pour les mauvais jours
— Bien parlé, dit l'oiseau
Tu peux écrire le chapitre suivant.
Jean était parmi eux
il était nu
et un juge lui demandait pourquoi
et il lui expliquait
que rien n'interdisait à un homme
de mourir nu
— C'est exact, dit le juge
rien ne l'interdit
mais cependant rien ne l'autorise
il y a là matière à discussion
c'est-à-dire qu'un procès se prépare
j'ai deux ou trois collègues
que la question intéresserait
si vous n'y voyez pas d'inconvénient
de toute façon
peu importe les inconvénients
que cela vous procure
ce qui compte
c'est la justice
rien d'autre
pas même la satisfaction
de produire de la jurisprudence
avec mon nom de juge
au bas de l'arrêté
non ne parlons pas de moi
c'est de vous qu'il s'agit
qu'est-ce qui vous autorise
à mourir nu
qu'est-ce qui ne vous interdit pas
de mourir nu
voilà la question plus justement posée
voyons et jugeons
il y a de la matière
cela va prendre du temps
vous mourrez un peu plus tard
quand nous aurons une réponse
et puis
jusqu'à l'heure de votre mort
personne ne doit mourir
sans connaître la réponse
en forme de jugement
que ma cervelle aura produite
j'interdis qu'on meure
jusqu'à nouvel ordre
Oyez tous oyez et obéissez
personne ne doit mourir
une question est posée
et elle est sans réponse
on ne mourra pas aujourd'hui
on ne tuera pas non plus
on peut bien sûr se préparer
c'est la moindre des choses
tambours ! trompettes !
tout le monde doit savoir
Jean peut-il mourir nu
d'autres le pourront-ils après lui
rien ne l'autorise
qu'est-ce qui peut bien l'interdire
y a-t-il quelque chose qui l'interdise
en termes juridiques
je pose la question
bien qu'en termes humains
elle ne se pose pas
je suis là pour ça
je suis un juge pas un homme
méprisez-moi mais obéissez-moi
qu'on arrête ce massacre
qu'on le remette à demain
fermez les portes
ne remboursez pas les billets
vous reviendrez plus tard
ceux qui veulent mourir le pourront
ce n'est que partie remise
ils mourront nus
si rien ne l'interdit
en avant la police
en avant les ministres les députés
tous au palais de justice
qu'on me suive et qu'on se taise
c'est moi qui règne
on ne vote plus
on écoute
je vais parler
je vais juger
j'ai un nom
et je veux le faire savoir
— Mais enfin, dit Jean encore nu
laissez-moi mourir tranquille
qu'ai-je à faire de la justice
elle ne me concerne plus
je suis nu et je vais mourir !
— Rhabillez-moi ce délinquant !
je vais perdre le sourire
ce qui ne m'empêchera pas d'être serein
on se tait quand la justice parle
et on fait attention à ce qu'on dit quand elle ne parle pas
— Monsieur le juge ! Monsieur le juge !
dit la greffière mal coiffée
qui n'avait pas mis sa culotte
Monsieur le juge ! Monsieur le juge !
il n'y a pas erreur bien sûr
et c'est encore moins une faute
mais la loi est si compliquée
même les juges peuvent se tromper
sans que ça soit une faute ni une erreur
c'est se tromper tout simplement
comme on se trompe quand on est juge
Monsieur le juge ! Monsieur le juge !
je n'ai pas mis ma culotte ce matin
parce que je souffre d'incontinence
mais on ne voit pas mon hideux derrière
c'est une chance pour tout le monde
car ce que j'ai à dire est très important
aussi ne le dirai-je qu'à vous
mon gros petit bonhomme de juge que j'aime
mais ce n'est pas le moment
de se chatouiller le nombril
il faut être sérieux
quand on est habillé de noir
il faut avoir l'air de croque-morts
on a l'air de croque-morts
on a l'air qu'il faut qu'on ait
vous avec votre petit nœud papillon
moi avec ma verrue au coin de la bouche
vous avec votre petit air pincé
moi avec ma tête de chauve-souris
Monsieur le juge ! Monsieur le juge !
il faut que je vous parle
non pas pour demander une faveur
j'ai passé l'âge des faveurs
malgré mon très jeune âge
mais que voulez-vous !
il y a des métiers qui usent
ou alors j'étais déjà usée
ce qui est bien possible
parce que je n'ai pas l'impression d'avoir changé
Quoi qu'il en soit, monsieur le juge
quoi qu'il en soit
c'est une façon de parler
quoi qu'il en soit
je ne sais plus
ce que je voulais dire
qui avait de l'importance
qui pourrait bien n'en avoir pas
puisque j'ai tout oublié
que voulez-vous !
j'ai trop de problèmes
j'aime tout le monde
et personne ne m'aime
je fais ce que je peux
je ne peux pas beaucoup
mais ce n'est déjà pas si mal
ce qu'il est chouette votre nœud papillon
on dirait un vrai papillon
ah oui
je voulais vous parler des papillons
des chenilles aussi
parce qu'il est difficile
de parler des papillons
sans parler des chenilles
je ne sais plus exactement
ce qu'ils m'ont fait ces papillons !
je ne sais plus
mais en réfléchissant bien
et en secouant la poussière
comme je sais la secouer
les papillons auront de l'estime pour moi
et peut-être que le vôtre s'envolera
et se posera sur mon épaule
et il me regardera dans les yeux
et je verrai autre chose que le monde
je ne sais pas ce que je verrai
mais le monde n'y sera pas
il est tellement laid le monde
je le déteste
et je déteste tout le monde
sauf ce beau papillon posé sur mon épaule
un papillon un seul
qui me fait perdre la tête
tiens ! allez ! laissez-moi
je vais pleurer avec mon papillon
et il pleurera avec moi
on pleurera tous les deux
et je détesterai les montagnes
allez vous faire voir
beaux messieurs
je ne suis belle que pour moi
et je n'ai rien à vous dire
— Il me semble que non
dit le juge tourneboulé
en grattant le nœud impeccable
de son papillon
il me semble justement
que vous aviez à nous dire
quelque chose de notre erreur
remettez votre tête à l'endroit
la bouche sous les yeux
et les narines vers le bas
secouez-la si ça vous fait du bien
mais dites-nous en quoi consiste
ce qui vous a mis dans cet état
il nous est difficile de considérer
qu'il s'agit là d'errements
il semble que c'est important
— C'est que, dit la greffière en sanglotant
s'il est vrai que la loi n'interdit pas
qu'on meure nu
la chose s'est déjà produite
et la justice n'a rien trouvé à redire
elle a même dit et c'est écrit
que chacun a le droit de mourir
avec ou sans vêtements
c'est écrit là monsieur le juge
c'est écrit en petit mais c'est écrit
— Ceci ne te donne pas raison
dit le juge à Jean toujours nu
nous t'avons évité un procès
par la qualité de notre discussion
et la profondeur de nos recherches
embrasse la justice
à l'endroit à l'envers
embrasse-moi sur la bouche
c'est permis je le permets
et puis j'aime ça
et si tes mœurs te le permettent
je n'y vois pas d'inconvénient
la loi non plus
tant pis pour la jurisprudence
je signerai un autre jour
un jour viendra où je signerai
les juges sont pauvres en signatures
mais il ne faut pas désespérer
il est vrai que les écrivains
sont rarement des assassins
quelquefois de mauvaises langues
— Ça alors, dit Jean
je l'ai échappé belle
enfin je mourrai comme je veux
c'est l'essentiel n'est-ce pas
il est très important
de mourir comme on veut
ce n'est pas aussi important qu'un livre
ou qu'un tableau de peinture
ne rêvons pas
ce serait trop facile
et rien n'est facile quand on va mourir
en tout cas je t'attends
il était parmi eux
il y en avait exactement
quatre-vingt-huit
hommes et femmes de tous âges
il n'y avait pas d'enfants
la loi l'interdit
une fois par an
ceux qui voulaient mourir se rassemblaient
sur la place publique
chacun avait ses raisons
et personne ne les discutait
ceux qui ne voulaient pas mourir
enfin pas encore
parce que de toute façon
il faut vouloir un jour
et si on ne veut pas
c'est pire
ceux qui ne voulaient pas mourir
s'asseyaient à la périphérie
de la place publique
une fois que les juges avaient jugé
si tout était conforme à la loi
les conversations reprenaient
et l'on discutait de tout et de rien
de la mort si le sujet avait de l'importance
de la vie si la mort comptait peu
on mangeait des churros
et on se régalait de pastèques
on attendait la nuit
rien ne pressait bien sûr
on avait tout le temps de mourir
ceux qui avaient choisi de vivre
avaient une petite larme au coin de l'œil
mais rien qu'une petite larme
on pleurerait après
qu'ils fussent morts
on les regretterait
on se demanderait
pourquoi on veut mourir
maintenant plutôt que demain
on respectait le choix de chacun
mais la mort n'est pas souhaitable
— Je ne souhaite pas mourir
dit Jean à Kateb qui était venu le saluer
il était venu
avec un lointain cousin
qui avait une autre éducation
et le cousin était très impressionné
parce que chez lui
on ne choisissait pas la mort
elle arrivait un point c'est tout
alors on était condamné
et il n'y avait rien à faire
c'était horrible d'être tué par d'autres hommes
mais ça arrivait de temps en temps
moins souvent que la guerre
où l'on n'est pas vraiment tué par d'autres hommes
c'est la machine qui tue
et puis on meurt beaucoup
ça ne ressemble pas à un assassinat
il y avait ceux
qui mettaient fin à leurs jours
c'était interdit par la loi
— Je suis vraiment très impressionné
dit le cousin en regardant
ceux qui allaient mourir
je n'ai jamais vu cette mort-là
et puis c'est la première fois
que j'adresse la parole
à un homme nu
c'est très impressionnant
je dois être un peu amoureux
il faut me pardonner
je n'ai pas l'habitude des cérémonies
— C'est bien d'aimer, dit Jean
moi je trouve que c'est bien
c'est bien et ça fait du bien
il n'y a rien à pardonner
si vous voulez m'aimer vous pouvez
mais il faut faire vite
vous pensez !
je meurs ce soir
je devrais dire : enfin
je ne dis rien, ça vaut mieux
d'ailleurs je ne meurs pas tristement
c'est pour ça que je veux mourir nu
on voit bien que je ne suis pas triste
et je suis bien comme ça
non vraiment je n'en veux à personne
— Mais enfin, dit le cousin très gêné
qu'est-ce qui vous permet de mourir ainsi ?
— C'est la loi, dit Kateb qui était triste
c'est la loi on n'y peut rien
les innocents ont le droit de mourir
une fois l'an seulement
mais c'est déjà pas mal
on ne peut pas faire moins
dit-il avec un peu d'humour
pour que ça lui fasse du bien
une fois l'an on tue les innocents
seulement ceux qui veulent
ceux qui ne veulent pas sont épargnés
on ne tue pas les coupables
ceux-là ne choisissent pas de mourir
ils vivent jusqu'à la mort
la mort sale
celle qui met fin
celle qui arrête
celle qui efface
une mort vraiment très sale
il faut être coupable pour la mériter
nous avons peu de coupables
car nous sommes des gens heureux
nous en avons quelques-uns
et on ne leur interdit pas de se suicider
Ainsi chaque année que dieu fait
un certain nombre d'innocents
se rassemblent ici
leurs cas sont examinés par la justice
c'est normal on a de l'ordre
et puis à la tombée de la nuit
ils sont tous exécutés
à la manière qu'ils veulent
les uns sont pendus
d'autres écartelés
brûlés électrocutés coupés en tranches
que sais-je comme on peut mourir
mais la plupart choisissent la noyade
parce que c'est une noble façon de mourir
Qu'as-tu choisi, Jean ?
— Je suis comme tout le monde
sauf que je suis nu
je serai noyé dans la Grande Citerne
et on ne parlera plus de moi
je suis triste de partir ainsi
j'aurais pu choisir plus tard
j'aurais cultivé la vie un peu plus longtemps
mais à quoi bon cultiver
j'ai de bons amis
je suis heureux
qui sait ce qui se passerait demain !
demain il ne se passera rien
c'est bon de le savoir
et j'aime le savoir
voilà pourquoi je meurs
il y a longtemps que j'aurais pu mourir !
— Je suis si triste, dit Kateb
c'est un ami qui me quitte
le plus cher de mes amis
je te regarderai vivre
jusqu'à la dernière seconde
et puis il faudra que je t'oublie
ce n'est pas bon de se souvenir
on peut se rendre malade
et il faut se souhaiter beaucoup de bonheur
— Je t'en souhaite, dit Jean
je te souhaite tout le bonheur du monde
je sais que tu vas te marier
c'est la plus belle des filles du village
peut-être que si je m'étais marié
peut-être mais ce n'est pas sûr
je te souhaite d'autres femmes
et quand la mort t'apparaîtra
il faudra qu'elles lisent dans tes yeux
à quel point tu les aimais
— Ne parlons pas de moi, dit Kateb
il reste peu de temps
regarde le soleil a changé de couleur
il compte le temps désormais
si peu de temps pour aimer
et puis il faudra se passer de toi
c'est une nourriture qui n'apparaît plus
on a envie de te rejoindre
c'est comme ça qu'on meurt proprement
il faut voir mourir un ami
il faut aimer sa mort
applaudir avec tout le monde
et la minute qui suit
est la plus longue de toutes
on a vécu un rêve
ou on n'a pas vécu du tout
c'est encore un moment d'éternité
on touche dieu du bout des doigts
mais la nuit est noire maintenant
il faut se coucher
et le sommeil fait son office
remplit de rêves le pot à rêves
et il faut boire jusqu'au réveil
boire sans ivresse
boire jusqu'à se faire mal
et ce n'est plus le même soleil
ce n'est plus la même lumière
la vie a changé
mais il faut la vivre
il le faut c'est elle qui le veut
elle veut sans demander
c'est une outre
qui la boira ?
— Arrête de te faire mal, dit Jean
demain sera un jour comme les autres
ni plus ni moins
on jettera les cadavres dans le ciel
et les oiseaux s'en nourriront
c'est un peu pour ça qu'on meurt
pour être mangé par les oiseaux
— Votre loi est des plus étrange
dit le cousin visiteur en frissonnant
et vos mœurs ne sont pas les miennes
c'est normal que je ne comprenne pas tout
je comprends ce qui me ressemble c'est normal
mais je ne voudrais pas mourir de cette façon-là
moi il faut que la mort me dévore d'un coup
par exemple quand je fume ma pipe
je regarde la mer
j'écoute le chant des coquillages
et d'un coup la mort me dévore
à la surprise de tout le monde et de moi-même
je n'ai rien vu
et j'en suis heureux par avance
enfin je pourrais l'être
parce que les choses jamais ne se passent
comme on voudrait
il y a l'ignoble maladie
la vieillesse hideuse
il y a aussi la solitude
c'est beaucoup pour un homme
qui ne veut pas mourir
c'est beaucoup mais on peut espérer
un peu de clémence
qui sera clément
mais qui cela peut-il bien être ?
ils se turent soudain
la foule se resserrait
et puis voilà qu'elle s'orientait
vers un coin de la place publique
il se forma un cortège
et ceux qui voulaient mourir
poussèrent un cri de terreur
le moment était venu
tous les yeux se tournèrent vers le soleil
qui changea encore de couleur
et le cortège s'ébranla
un murmure s'éleva vers la mer
il y avait des prières des conversations des chants
on s'étreignait beaucoup
certains avaient un peu peur
et ils avaient le regard fixe
d'autres plaisantaient ceux qui allaient
continuer de vivre
d'autres encore ne disaient rien
ils regardaient autour d'eux en hochant la tête
il ne leur venait pas de mots
pour exprimer une petite chose
pas grand-chose mais quelque chose
une dernière parole bien tournée
pour que ça reste dans la mémoire
mais leur bouche était vide
il n'y avait rien dedans
vraiment rien pas un mot
c'était terrible de n'avoir rien à dire
avant de mourir
c'est-à-dire rien à dire
avant de disparaître corps et âme
rien à dire au moment de vivre
la seconde qui va effacer toutes les autres
On regardait Jean parce qu'il était nu
il faisait ce qu'il voulait après tout
celles qui n'avaient jamais vu un homme nu
en voyaient un pour la première fois
et il allait mourir sans dire son nom
c'était dommage parce que c'était un bel homme
et les belles filles aiment les beaux hommes
mais enfin celui-là allait mourir
il ne marchait pas plus vite que les autres
il avançait au rythme de la foule
il regardait ceux qui vivaient encore
il regardait leurs yeux
pour y lire n'importe quoi
qui le ferait changer d'avis
mais on le regardait parce qu'il allait mourir
il n'y avait pas d'autres raisons
il n'y avait aucune raison pour qu'il changeât d'avis
Le cortège des suppliciés s'arrêta
un héraut fit l'appel de ceux
qui ne voulaient pas mourir
dans la grande citerne
ils furent quelques-uns
qu'on pendit sur le champ
un qu'on guillotina
il y eut même une femme
qu'on eut beaucoup de mal à hisser
au haut d'un immeuble
elle se jeta ensuite dans le vide
mais elle ne mourut pas de suite
elle souffrait beaucoup
elle ne voulut pas qu'on l'achevât
après tout c'était à elle de choisir
et puis le cortège se dirigea vers la Grande Citerne
Jean frissonna
il avait vraiment très froid maintenant
il baissa la tête
il aurait voulu être aveugle
il n'aurait pas vu tous ces yeux
et puis la Grande Citerne ne serait pas apparue
gigantesque et grise
et il n'aurait pas entendu le cri de terreur
qui naissait dans sa tête
C'était un fantastique édifice de pierre et de métal
ça ressemblait un peu à un stade de football
il y avait une grande porte
et elle était ouverte
et tout le tour des hublots aux verres épais
ça ressemblait aussi un peu à un paquebot
les hublots
c'était pour ceux qui voulaient
qu'on les voie mourir
ils n'avaient qu'à s'en approcher
et ceux à qui était destiné
le spectacle de leur mort
pouvaient s'en rassasier
et puis les corps se rassemblaient
au fond de la Grande Citerne
et on vidait toute l'eau
on ouvrait la porte
et on pouvait se dire
que c'était vraiment fini
qu'il n'y avait plus rien à faire
et qu'il fallait attendre l'année prochaine
s'il y en avait une
et si la mort se vendait toujours bien.
Pierre vérifiait le fonctionnement des vannes
— Bonjour Pierre, dit Kateb.
— Bonjour Kateb, bonjour Jean, bonjour monsieur.
— Bonjour Pierre.
— Bonjour monsieur.
Pierre était taciturne
il n'aimait pas ce travail-là
il était chasseur de poissons
pas noyeur d'hommes
mais il connaissait l'eau comme personne
c'est lui qui actionnait les vannes
c'était un travail ordinaire
mais il fallait que quelqu'un le fasse
je ne suis pas bourreau, disait Pierre
je fais ce qu'on me dit de faire
un point c'est tout
et ça ne me flatte guère
je n'ai aucun goût pour ce genre de travail
et puis chacun fait ce qu'il veut
on est libre d'entrer dans la Grande Citerne
pour y mourir comme on estime
qu'un homme doit mourir
je suis libre d'ouvrir les vannes
ou de ne pas les ouvrir
mais il n'empêche que je n'aime pas ce métier-là
je n'ai d'ailleurs jamais regardé
à travers un hublot
ce doit être atroce
de voir mourir un ami
et de ne rien pouvoir pour lui
pas même l'écouter
puisque l'eau noie même son cri
il doit bien y avoir un cri
on ne meurt pas sans crier
même si l'on a choisi de mourir
et puis l'eau change de couleur
les noyés ne saignent pas
mais il n'empêche
que l'eau n'a plus la même couleur
la mort a bien une couleur
mais la lumière n'en sait rien
ni l'ombre qui s'accumule
je suis chasseur de poissons
on me demande d'ouvrir les vannes
j'ouvre les vannes
on me demande de les fermer
je les ferme
je vois bien que l'eau a changé de couleur
mais je ne compte pas les morts
ça non je ne les compte pas !
L'heure de l'exécution approchait
« Bien sûr, dit Jean
il est encore temps de renoncer
personne ne m'en voudra
je peux toujours remettre ça
à une autre fois
ça ne regarde que moi
j'ai ma vie et j'ai ma mort
je peux perdre ma vie dès maintenant
je ne gagnerai rien
il est vrai que je n'ai pas joué
j'aurais bien aimé jouer
je n'en ai pas eu les moyens
il faut avoir de quoi jouer
à quoi ça tient-il ?
un héritage
un mariage en or
un coup de pot
je ne sais pas
je n'ai pas joué
j'ai simplement vécu
maintenant je suis nu
et je prétends mourir ce soir
c'est ce que je dis
je peux dire le contraire
je ne me serais pas trompé
j'aurais simplement changé d'avis
je pourrais en discuter
mais ça ne regarde que moi
qui d'autre cela pourrait-il regarder ?
il n'y a personne que moi
c'est absurde
je ne peux pas mourir comme ça
j'aurais pu choisir la guillotine
ça m'aurait peut-être plu cette mort-là
j'ai préféré mourir
d'une manière ordinaire
je vais donc respirer de l'eau
nous respirerons la même eau
et peut-être qu'on se regardera
une minute pour se regarder
le dernier regard avant de mourir
ce sera le tien ou le tien
peut-être le tien je ne sais pas
qui sait comme ça se passera
personne ne peut savoir ce genre de choses
j'aurais pu mourir d'une autre manière
je n'ai pas vraiment choisi
je me suis dit que le moment était venu
il n'y a pas vraiment de raisons
le moment est venu
c'est tout ce qu'on peut dire
peut-être que quelque chose s'est terminé
et qu'avec cette fin tout est fini
j'aimerais bien que ça soit déjà fini
il n'y aurait plus rien à dire
ce serait beaucoup plus simple
mais ce n'est pas encore simple
ça devient très compliqué
ce n'est pas que j'ai peur
il y a longtemps que je n'ai plus peur
longtemps que je suis prêt
je crois que je voudrais revivre
bien sûr je m'imagine que ce serait différent
je sais bien que non
on ne change pas comme ça
d'un coup de baguette magique
ce qu'on refait a un nom
c'est le nôtre
il n'y a pas d'autres noms
on ne fait que se croiser
j'aime bien mon imagination
jusqu'à un certain point
je ne peux pas me tromper comme ça
je ne tente pas un voyage
je ne vais pas recommencer
je ne laisse pas une mémoire
je disparais
je n'existe déjà plus
non je ne peux pas mourir comme ça
j'ai pris un mot pour l'autre
cela m'arrive quelquefois
mais je n'ai pas joué à être mort
non plus
je n'ai joué à rien
j'ai vécu quoi ? je n'en sais rien
je vais mourir quoi ?
la question est absurde
je vais mourir comment
je vais mourir quand où
peut-être même pourquoi
on peut répondre à cette question
même si on a toutes les chances de se tromper
mais qu'est-ce que je vais mourir demain ?
c'est aujourd'hui que je meurs
c'est aujourd'hui que ça s'arrête
je ne peux pas me faire à cette idée
il le faudra bien pourtant
une fois que la porte est fermée
est-ce qu'on peut renoncer ?
quel est le dernier moment ?
est-ce qu'on peut choisir ?
est-ce qu'on peut demander aux autres
d'arrêter de mourir un petit moment
juste le temps de revenir à la vie ?
non techniquement impossible
n'est-ce pas mon ami Pierrot ?
on ne peut pas leur demander ça
moralement impossible pas vrai Kateb
et vous monsieur le cousin lointain
qu'est-ce qui vous passe par la tête
en ce moment terrible ?
j'ai dit : terrible
c'est vrai je l'ai dit
je l'ai pensé alors je l'ai dit
je suis comme ça
pas pour longtemps
mais rien n'est joué n'est-ce pas ?
c'est donc quand la porte se ferme
qu'il faut avoir du courage ?
il y a un clic de serrure
le dernier son est métallique
et puis les jets d'eau
les bulles les battements de mains de pieds
le coup de tête dans le couvercle
ce qu'on a envie de crier
et qui ne sort pas
une dernière vibration
presque un plaisir
et il vous semble qu'on a éteint la lumière
il va falloir rentrer à tâtons
vous vous cognerez à vos maisons
bon sang mais qu'est-ce que j'ai ?
je tremble comme un oiseau
j'ai envie de chanter
j'ai besoin de communion
voilà ce qui ne va pas
je suis seul et nu
et j'ai un tas de choses à dire
il me faut un auditoire
il faut qu'on applaudisse
après que j'ai parlé
et il faut que je parle
après qu'on m'ait applaudi
il ne faut pas que ça s'arrête
le public est vraiment formidable
je l'aime de tout mon cœur
je reviendrai l'année prochaine
c'était un faux départ
on est comme ça un peu artiste
on a toujours quelque chose à dire
et le temps passe
on ne se voit pas vieillir
on applaudit on applaudit
rien ne presse mes amis
rien ne presse
on a tellement de temps
et on se reproduit si bien ! »
La porte s'était refermée
Pierre escalada la grande échelle
et il manœuvra la vanne principale
il y eut d'abord un chuintement
puis l'eau se mit à siffler
et toute la conduite vibra tout le long
enfin l'eau ronronna
très égale
et des visages très calmes
sont apparus derrière les hublots.
Nous nous avançâmes le cœur serré
et il y avait un grand silence dans notre tête.
Ce matin
Pierre était allé à la chasse
comme tous les matins
il avait vérifié
l'état du matériel
son fusil les cartouches
il avait flatté son chien
il avait regardé le premier soleil
d'un œil expert
là-haut, la mer était apparue
et les premiers oiseaux venaient y picorer
il mangea un morceau de pain avec du lard
du lard de baleine
il but de l'eau avec du vin
et enfin il se mit en route
il escalada le rocher au bord du ciel
et se posta sur une hauteur embrumée
tout près de l'eau qui clapotait
c'était un sacré chasseur Pierre
il ne lui arrivait jamais de rentrer bredouille
et il tuait toujours
ce qu'il avait prévu de tuer
une baleine ou de simples harengs
des congres des bernards des crabes
il tuait proprement
d'un coup de fusil là où il faut
il n'aimait pas faire souffrir
après tout les poissons ont une âme
enfin on suppose qu'ils en ont une
il est difficile d'imaginer
qu'on peut exister sans avoir une âme
au moins une toute petite
il faut une âme pour exister
tous les chasseurs savent cela
sinon quel plaisir éprouverait-on à tuer !
Ce matin, il était inquiet
c'était le grand jour de la Grande Citerne
et la communauté l'avait désigné
pour s'occuper des eaux
c'était un sale boulot
en ouvrant les vannes
il avait l'impression de tuer
ceux qui voulaient mourir
évidemment ce n'était pas lui qui tuait
d'abord parce qu'ils voulaient mourir
on ne les tuait pas
ils mouraient selon leur volonté
il faut le préciser
pour qu'il n'y ait pas de confusion
c'est terrible les confusions
il vaut mieux les éviter
et écrire ce qu'il faut dire
comme ça on est sûr de ne pas se tromper
voilà pourquoi il ne les tuait pas
il y avait une deuxième raison
beaucoup plus profonde
et chère à son cœur
mais je l'ai oubliée j'ai oublié
la deuxième raison
pourtant il y en a une
peut-être même une troisième
une quatrième une cinquième
toutes les raisons du monde quoi
il ouvrait les vannes et ils mouraient
c'était simple
mais il ne tuait personne
il faisait ce qu'on lui disait de faire
Pierre n'entretenait pas de bons rapports avec ses concitoyens
on ne l'aimait pas beaucoup
on ne le détestait pas bien sûr
on l'évitait le plus possible
on faisait comme s'il n'existait pas
mais il continuait d'exister
malgré la volonté ambiante
il chassait des baleines
et il n'y avait aucune loi pour le lui interdire
c'était sa manière à lui d'exister
ça ne plaisait pas à tout le monde
en fait ça ne plaisait à personne
pas à cause des baleines
elles avaient ce qu'elles méritaient
elles mouraient comme on voulait
les baleines n'avaient pas d'importance
c'était comme si elles n'existaient pas
sauf bien sûr quand elles tombaient sur la voie publique
ce n'était jamais sans dommage
une fois Pierre avait tiré un coup de fusil au hasard
et la baleine était tombée sur un jardin d'enfants
et les enfants étaient tout aplatis
et on avait d'abord trouvé ça drôle
parce que c'était drôle
et puis on avait trouvé ça triste
parce que c'était triste
mais enfin il arrive ce qui arrive
une baleine est un énorme poisson
(si si c'est un poisson)
et les enfants sont si petits
il n'y a pas de commune mesure
il faut que l'un écrase l'autre
c'est ce qui est arrivé ce jour-là
on a fini par pleurer
parce que les enfants
c'est quand même gentils
ce qui n'est pas le cas de la baleine
ce n'était pas la faute de Pierre
il avait tué par hasard
il aurait pu tomber des sardines
et les enfants auraient eu de quoi manger
et ils auraient trouvé ça très bon
ils auraient même un peu aimé Pierre
ils l'auraient aimé un petit peu
mais la baleine était trop grosse
ils n'avaient pas pu la manger
et elle les avait aplatis
d'une manière vraiment comique
une autre fois c'est une pieuvre
qui s'est accrochée au clocher de notre église
le coup de fusil l'avait blessée
mais elle avait décidé de ne pas mourir
elle avait décidé aussi de vivre
pour embêter tout le monde
et elle était accrochée au clocher
et on ne pouvait rien faire pour la décrocher
on demanda à Pierre
de tirer une seconde fois
elle avait beau s'accrocher à la vie
elle finirait bien par mourir
il n'y avait pas d'autres solutions
et Pierre tira un coup de fusil
et personne n'avait vu le curé
qui tentait de débloquer les cloches
et le coup de fusil le frappa
et il se transforma en œuf de pieuvre
il en avait de la chance le curé
sinon la pieuvre l'aurait mangé
comme mangent les pieuvres
un peu à la manière des sauterelles
c'est dégoûtant et ça fait du bruit
enfin il ne fut pas mangé
et il aima un peu Pierre
il l'aima un petit peu
parce qu'il avait failli mourir
et que ça ne lui arriverait plus jamais
il avait compris la leçon.
il y eut d'autres incidents de ce genre
pas beaucoup mais c'était trop
comme le jour où un vieux du village
tandis qu'il cherchait sa pipe
entre deux nuages
se mit à ressembler à un bernard-l'hermite
ni une ni deux Pierre tire un coup de fusil
et le vieux se retourne
et avec des yeux pleins de reproches il dit :
« ce n'est pas de cette manière
qu'on cherche la pipe qu'on a perdu
tu n'as pas appris les bonnes manières
et maintenant il est trop tard
je ne suis pas un coquillage
je suis un vieux bonhomme
qui a perdu sa pipe
mais comme je vois
que tu n'es pas convaincu
je la chercherai un autre jour
et le vieux s'enfuit à toutes jambes
les bernards n'ont pas de jambes
ils ont des pattes
on dirait des insectes
ce sont des crustacés
et ils ne fument pas la pipe. »
Une autre fois
Pierre tira sur un requin monstrueux
tous les requins sont monstrueux
parce qu'ils ont plus de dents que nous
mais celui-là en avait vraiment beaucoup
il était très monstrueux
pas mangeable mais monstrueux
alors Pierre lui tire dessus
mais le coup ne part pas
il reste dans le fusil
il s'est coincé quelque part
et Pierre a beau secouer le fusil
le coup ne veut pas partir !
Vous avez déjà vu un requin rigoler ?
vous auriez dû être là ce jour-là
le requin dit :
« je l'ai échappé belle
mais c'est comme ça
je fais peur à tout le monde
même aux fusils »
Le fusil de Pierre n'avait jamais eu peur de personne
c'était la première fois que ça lui arrivait
et Pierre eut peur un petit peu lui aussi
il avait déjà eu peur
mais jamais de cette façon.
Les gens n'aimaient pas
les histoires de Pierre
elles ne faisaient rire personne
et les gens n'aiment pas
ce qui ne fait pas rire
ils aiment rire ou pleurer
il faut que ce soit l'un ou l'autre
les deux à la fois ce n'est pas possible
à moins de tricher
mais il est rare qu'on triche
on se trompe souvent
on ne triche jamais
en tout cas les histoires de Pierre
je veux dire celles qui arrivaient à Pierre
et par conséquent à tout le monde
ces histoires n'avaient rien pour plaire
on pouvait les raconter
mais ça n'intéressait personne
on était triste pour les enfants aplatis
on avait toujours de l'estime pour le curé
on comprenait que les vieux
font semblant de perdre leur pipe
alors qu'ils l'ont cassée par maladresse
et puis les requins n'ont jamais existé
que dans le cerceau des unijambistes
qui cherchent à expliquer
ce qui leur est arrivé.
Pierre n'était pas unijambiste
et il ne cherchait pas à expliquer
ce qui lui arrivait
il disait
mais personne ne l'écoutait
qu'il faisait son travail
que le travail était le travail
et qu'il n'y avait rien d'autre à dire
il tirait des coups de fusil dans la mer
et les habitants de la mer mouraient
et ils tombaient sur la terre
et les habitants de la terre
ne tombaient jamais dans la mer
parce que personne ne leur tirait dessus
les poissons n'aiment pas les hommes
ils mangent des poissons
les hommes n'aiment pas les poissons
ils mangent des oiseaux
et les oiseaux vivent dans le ciel
c'est-à-dire ni dans la mer ni sur la terre
d'ailleurs Pierre n'aimait pas les enfants
il n'aimait pas les curés non plus
et il détestait les vieux
il n'était ni enfant ni curé ni vieux
et tout ce qui ressemblait
à un enfant à un curé ou à un vieux
ne lui inspirait que du dégoût
les enfants avaient beau être aplatis
et faire rire tout le monde !
les curés pouvaient bien se transformer en œuf !
et les vieux, ils n'avaient qu'à fumer
autre chose que la pipe !
les baleines, c'est quand même autre chose
voilà ce que j'aime par-dessus tout
les baleines majestueuses et gigantesques
je suis sûr que j'aimerais les lions
si les lions vivaient dans la mer
C'est si loin l'Afrique
Le soleil était maintenant bien levé
de quelle manière
on ne va pas revenir sur la question
on ne l'a pas résolue
dans le chapitre précédent
je ne vois pas pourquoi
on ferait mieux dans celui-ci
il faisait jour
et Pierre n'avait rien tué
c'était comme ça tous les matins de la Grande-Citerne
il ne pouvait pas tuer
sachant que dès la fin du jour
tant de gens continueraient
de vouloir mourir
et mourraient sans changer d'avis
sans que rien ni personne
ne les fassent changer d'avis
Pierre n'avait aucune envie de mourir
il n'en voyait pas l'intérêt
à quoi ça sert, pensait-il
(mais il était chasseur
alors il ne comprenait pas tout)
à quoi ça sert de mourir
alors qu'il est si simple de vivre ?
non vraiment Pierre ne comprenait pas
la moitié de ce qui lui arrivait
il avait l'âme d'un chasseur
il était peut-être éternel
moi je crois qu'il était éternel
mais il ne faut pas tenir compte de mon avis
je ne suis pas un personnage
je n'ai rien à faire ni à dire dans cette histoire
oubliez-moi.
Il aperçut Kateb dans le ciel encore rouge
il avait maintenant modifié sa barque
après avoir abandonné l'idée
un peu folle il faut le dire
d'acheter un avion
il avait calculé
qu'il fallait cinquante deux
ballons gonflés à l'hélium
pour soulever la barque dans le ciel
il les vola à cinquante-deux petites filles
et comme tout le monde aimait bien Kateb
personne ne trouva à redire
les cinquante deux petites filles
firent cinquante deux crises de larmes
mais Kateb avait raison
selon l'opinion générale
et on ne fit rien pour les consoler
elles finirent même par énerver tout le monde
et on les gifla
et elles pleurèrent encore plus fort
et comme il semblait
selon l'opinion générale
qu'il n'y avait rien à faire pour les calmer
on les donna à manger aux oiseaux
après les avoir coupées en petits morceaux
parce que les oiseaux
ont un petit bec
le bec c'est ce qui leur sert de bouche
une petite fille ne rentre pas dedans tout entière
on peut la faire rentrer par morceaux
ça fait beaucoup de morceaux une petite fille
d'autant plus que les oiseaux sont petits
enfin le problème avait été résolu
de cette manière-là
et Kateb le pêcheur d'oiseaux
pouvait voler dans sa barque
et les ballons gonflés à l'hélium
avaient de très belles couleurs
Kateb le salua de très loin
et il n'entendit pas ce qu'il lui disait
il le salua aussi
mais il ne dit rien
il regarda la barque s'éloigner
avec son cortège de ballons
gonflés à l'hélium
Kateb avait sacrément bien perfectionné son matériel
c'est vrai qu'il est plus difficile
de pêcher les oiseaux
que de chasser les poissons
c'était l'opinion générale
c'était aussi l'opinion de Pierre
mais il ne l'avoua jamais
jamais il n'aurait avoué une chose pareille
ceci dit Kateb avait vraiment de l'allure
dans son vaisseau aérien
Pierre n'avait pas de vaisseau
les barques autrefois en usage
ne tenaient pas dans la mer
elles tombaient et se fracassaient sur la terre
il aurait pu monter sur le dos d'une baleine
mais les baleines ne sont pas obéissantes
et le dos d'une sardine est trop petit
c'est dommage
parce que les sardines sont très obéissantes
et puis il n'avait pas besoin de vaisseau
il suffisait de tirer un coup de fusil au bon endroit
et il avait tout le poisson qu'il voulait
le poisson se vendait mal
seuls les pauvres en achetaient
alors forcément il n'était pas cher
et Pierre en mangeait beaucoup
il ne mangeait jamais d'oiseaux
il ne comprenait pas qu'on mange les oiseaux
les oiseaux c'est fait pour voler
non pour être mangés
mais ça c'était l'opinion de Pierre
ce n'était pas l'opinion générale
et Pierre ne partageait pas
le bonheur de tout le monde
il ne savait pas
si les oiseaux étaient malheureux
il supposait que oui
il ne parlait pas l'oiseau
et puis de toute façon
il n'aurait jamais osé leur demander
des nouvelles de leur bonheur
ça ne se fait pas, se disait-il
on peut parler de la pluie et du beau temps
avec les mêmes mots
dans toutes les langues
mais demander à un oiseau
s'il est heureux s'il est malheureux
c'est quelque chose que je ne comprends pas
ce n'est pas poli
ce n'est pas courtois
c'est absurde
ça n'a aucun intérêt
les oiseaux sont des oiseaux
ils parlent l'oiseau
et volent comme des oiseaux
nous sommes des humains
on parle l'homme ou la femme
ça dépend si on est amoureux ou pas
on parle l'enfant aussi
si on rêve de voler comme les oiseaux
non décidément je ne comprends pas
qu'on demande aux oiseaux
Vous êtes heureux ?
Vous êtes malheureux ?
et pourquoi pas leur demander :
Vous êtes des oiseaux ?
Ça se voit non qu'on est des oiseaux
d'abord on vole
c'est un premier indice
ensuite on parle oiseau
et puis on a des plumes
et le ciel est notre royaume
est-ce qu'on demande à un chien
s'il est un chien ?
essayez pour voir
il est capable de vous mordre
ou de vous enseigner l'aboiement
ce qui est pire que tout
mais vraiment pire que tout !
Il vit alors un homme
qui marchait sur les mains
« Moi, monsieur le chasseur, dit l'homme
qui marchait sur les mains
je n'aime pas le monde
tel qu'il s'est retourné
la place normale du ciel est dans le ciel
et celle de la mer dans la mer
et ainsi le soleil ne se pose plus de questions
moi monsieur j'aime le monde
tel que je l'ai connu dans mon enfance
les étoiles étaient de lumière
et chacun avait son étoile
accrochée dans le ciel
je n'aime pas les étoiles de mer
elles sentent mauvais
elles sentent le poisson
je n'aime pas les poissons non plus
je suis un homme normal
alors je marche sur les mains
et le monde est à l'endroit
il ne me plaît que comme ça
sinon je n'aurais plus qu'à mourir
et j'aime trop la vie
j'en ai connu un
qui s'est construit une machine à miroirs
ainsi il voit le monde comme il l'aime
et il le vit comme il peut
mais je trouve que c'est une manière
bien artificielle de vivre le monde
je préfère marcher sur les mains
j'aurais pu marcher sur la tête
mais ce n'est pas pratique
et puis j'abîmerais mon chapeau
ce qui est loin d'être commode
et puis pourquoi me regarder comme ça
je suis à l'endroit moi monsieur
c'est le monde qui est à l'envers
vous êtes-vous posé la question
de savoir comment
la mer tient en l'air
et comment le ciel fait-il
pour ne pas s'envoler ?
la terre est restée à sa place
c'est curieux non
qu'il ne soit rien arrivé à la terre ?
Vous ne trouvez pas ça curieux ?
et puis autrefois, monsieur
c'était le ciel qui jouait l'infini
mais on ne me fera pas croire
que la mer peut faire la même chose
il y a là quelque chose d'incroyable
je me demande même si ce n'est pas impossible
Vous êtes-vous posé la question ?
Essayez de marcher sur les mains
essayez d'être normal
et vous verrez que le monde est encore vivable
bien sûr j'ai un peu mal à la tête
la loi de la gravitation n'a pas changé
alors le sang me monte à la tête
oui monsieur je dis bien qu'il monte
comment cela les baleines ne sont pas des poissons !
je vais vous montrer de quoi il retourne
mais il faudrait pour ça
que je me mette à l'envers
ça ne vaut pas le coup
et puis mes pieds n'ont plus l'habitude
regardez mes mains monsieur
ce sont de solides mains
j'ai été charpentier autrefois
aujourd'hui je n'ai plus de métier
mes pieds n'ont aucune habileté
ce n'est pas faute de travail
mais un pied est un pied
c'est ça qui est terrible
on peut se mettre à l'envers
rien n'interdit de le faire
je dirais même que c'est facile
c'est presque à la portée de tout le monde
mais à la fin
on n'a rien changé
on vit autre chose c'est sûr
mais on est toujours le même
et le monde fait ce qu'il veut
il change de couleur de forme
il est à l'envers ou à l'endroit
il est rond ou carré
il ressemble à un cheval
ou à un coquelicot
mais nous ce n'est pas la même chose
c'est fragile la chair
et c'est petit ce qu'il y a dedans
il ne faut pas abuser
il faut faire très attention
on pourrait se rendre malade
et ça ne sert à rien de vivre
si quelque chose s'est cassé !
ça s'arrête si c'est cassé
et on voudrait que ça continue
mais les choses sont ce qu'elles sont
ce qui est cassé est arrêté
c'est-à-dire mort et enterré
et ce qui marche est à l'envers
c'est-à-dire à l'endroit ! »
Mieux valait ne pas répondre
L'homme comprit qu'il n'y aurait pas de conversation
il s'éloigna en direction du village
il titubait un peu
ses pieds avaient l'air de deux oiseaux
à qui on a coupé les ailes.
À peu de temps de là
il rencontra un homme nu
qui le salua : — Monsieur bonjour.
— Bonjour, monsieur
je marche sur les mains
mais il n'y a là rien d'extraordinaire
c'est simplement plus fatigant
que de marcher sur les pieds
ça m'est égal que ce soit fatigant
ce n'est pas ce que je recherche
c'est que de cette façon j'ai l'impression
que le monde n'est plus à l'envers
les choses qui ont changé de place
ainsi retrouvent leur endroit
je suis très heureux d'être comme je suis
et je n'en veux à personne
de ne pas être comme il faut
qu'on soit
chacun est libre de marcher
comme il veut
ce n'est pas important
la façon de marcher
ce qui compte c'est le monde
et il faut le voir comme il est
c'est-à-dire à l'endroit
et non comme il paraît
avec un sens du dessus dessous
qui n'est pas de bon goût
L'homme qui marchait sur les mains se coucha sur le côté :
c'est vraiment très fatigant
de ne pas faire comme les autres
mais quand on ne peut pas faire autrement
que voulez-vous qu'on fasse ?
Il n'y a rien à faire que ce qu'on fait
d'ailleurs on ne fait rien d'autre
et les choses sont mieux ainsi
en tout cas je les préfère de cette façon
prenons un exemple : la mer
j'aime la mer
ça ne se discute pas
j'aime la mer
parce qu'il y a de l'eau dedans
en fait j'aime l'eau
j'aime aussi les fontaines
les jets d'eau sur les places publiques
j'aime les regards des femmes
j'aime les rues de ma ville
la ville où je suis né
où le monde est si beau
et les rêves si vrais
l'eau me donne sommeil
envie de me coucher
mais se coucher où
pas dans la mer
elle est en haut
pas dans le ciel
il est à la place de la mer
alors je me couche sur la terre
je me couche sur mes empreintes
elle est dure la terre
et elle est poussiéreuse
elle est toujours au même endroit
mais le soleil n'est plus le même
ce n'est plus le soleil
c'est de la lumière de la chaleur
c'est de la gravité
mais ce n'est plus le soleil.
L'homme qui était nu s'appelait Jean
il n'avait aucune raison de s'appeler ainsi
mais c'est le nom qu'on lui avait donné
et tout le monde s'en servait pour le dire
il était trop tard pour en changer :
ce serait un peu
comme si je me mettais à marcher sur les mains
ce serait stupide
et ça ne voudrait rien dire.
— Ce n'est pas la même chose
dit l'homme qui marchait sur les mains
je ne m'appelle pas Jean
évidemment si je m'appelais Jean
les choses seraient différentes
et j'éviterais de marcher sur les mains
devant tout le monde
mais je ne m'appelle pas Jean
et le problème n'est pas posé
il se pose pour Jean
qui d'ailleurs ne marche pas sur les mains
il marche nu c'est différent
ça ne veut pas dire la même chose
Jean est Jean
et Pierre est Pierre
ce n'est pas la même personne
et ce n'est pas la même façon de marcher.
— Moi je trouve stupide de s'habiller
dit Jean en regardant le soleil
je ne crains pas les coups de soleil
sauf sur la plante des pieds
mais je ne marche pas sur les mains
alors je n'ai pas peur du soleil
— Moi j'en ai terriblement peur
depuis que je marche sur les mains
pas à cause de la plante de mes pieds
c'est une plante verte
et elle fleurit deux fois par an
alors j'ai deux chapeaux
un pour chaque saison
et je mets mes deux pieds dedans
non la plante de mes pieds
ne me pose aucun problème
c'est une plante comme les autres
— Je n'ai pas de plantes
mais j'ai des cheveux sur la tête
ils me servent de chapeau
c'est un joli chapeau
qui fleurit quatre fois par an
parce que si je compte bien
il y a quatre saisons et non deux
— Vous comptez bien
dit l'homme qui marchait sur les mains
mais vous ne savez pas calculer
votre tête est trop près du soleil
et le soleil est un voleur
méfiez-vous des mains du soleil
surtout le matin
quand il fait semblant de se réveiller
alors qu'il a simplement ouvert
son manteau de nuit
— Je ne calculerai plus jamais
dit Jean en s'asseyant
à côté de l'homme qui marchait sur les mains
et qui était couché maintenant
de telle sorte que personne ne pouvait dire
de quelle manière il marchait
les calculs sont ennuyeux
et je regrette d'avoir appris à compter
j'aurais mieux fait d'apprendre
à marcher sur les mains
j'aurais gagné du temps
que je perds aujourd'hui
si mes calculs sont bons.
— C'est vrai que je suis mauvais en calcul
je n'ai rien sur la peau
c'est-à-dire zéro
mais je suis toujours le même
c'est-à-dire un
je ne peux pas compter plus loin
et si j'ajoute 1 à 0 ça fait 1
et si je retranche 0 à 1 ça fait 1
et si je multiplie 0 par 1 ça fait 0
si je divise 0 par 1 ça fait 0
le monde a retranché 1 à 0 et ça fait 1
ce qui est terriblement déprimant
vous, vous avez divisé 1 par 0
et ce qui ne vous frappe pas l'esprit
c'est que c'est impossible
enfin jusqu'à la preuve du contraire
mais vous n'avez pas l'esprit de contradiction
vous voulez simplement remettre à l'endroit
ce qui est à l'endroit pour tout le monde
vous n'avez pas de méchanceté
et vous ne cherchez pas à mettre à l'envers
ce qui est déjà à l'envers
ah ! si je n'étais pas nu comme je suis
et comme vous pouvez voir que je suis
je vous aimerais de tout mon cœur
mais les gens pourraient se tromper
dans le calcul de notre amitié
le résultat serait faussé
par leur manque de savoir-vivre
et nous passerions pour deux amoureux
ce que nous ne sommes pas
quoique les gens continuent de trouver étrange
qu'un homme qui marche sur les mains
fasse la conversation à un homme nu.
— J'ai bien peur que vous ayez raison
dit l'homme en marchant de nouveau sur ses mains
de sorte qu'il ne pouvait plus y avoir de confusion
d'ordinaire les gens nus n'ont pas de jugement
mais l'ordinaire n'est pas le nôtre
et je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance
On a parlé un peu pour ne rien dire
mais c'est la meilleure manière de se comprendre
de 1 à 0 il y a un infini
ce n'est pas facile à comprendre
parce que ça n'explique rien
mais c'est bon de le savoir
parce que c'est avec de tels principes
qu'on se fait des amis
Monsieur Jean je vous salue bien
n'attrapez pas froid surtout
méfiez-vous du soleil
quand il se met à tousser
le vent est chaud alors
et l'ombre si froide
c'est une chose qui n'a pas changé
on attrape froid et on en meurt.
— Ravi mais tellement ravi
votre chapeau est magnifique
mais un peu trop habillé
je vous remercie de ne pas me l'offrir
ça me ferait mal de ne pas le mettre sur ma tête nue
et qui doit le rester
je vais mourir ce soir
puisque je l'ai choisi
on ne se reverra donc plus
mais c'est sans importance n'est-ce pas
puisqu'on s'est rencontré
une bonne fois pour toutes
— J'espère en effet que cette fois est la bonne
— et ils se séparèrent et Pierre les salua de loin
il n'avait pas tout compris
de ce qui s'était dit sans lui
mais il avait aimé la façon
dont les deux hommes s'étaient salués
les politesses qu'ils avaient cultivées
les formules qu'ils avaient dépensées
c'était des bonnes manières pas faciles
des manières très chères et précieuses
des manières de gens très biens
et qui avaient de la fortune
Pierre n'avait pas de fortune
il n'avait même jamais failli en avoir
il connaissait deux ou trois personnes
qui avaient failli devenir riches
et qui ne le devinrent pas
et qui par conséquent ne l'étaient pas
c'était des personnes sans éducation
des gens qui ne savaient ni se rencontrer
ni se séparer
c'était des personnes très seules et très bavardes
et on ne gagnait rien à les fréquenter.
Pierre caressa la tête grise de son chien
il eut droit à un baiser sur le doigt
un baiser de chien plein de salive
ce chien était un brave chien
il avait tout le temps l'air de sourire
et de se plaire dans le monde où il vivait
bien sûr il avait tout le temps faim
mais il mangeait de tout
même les poissons et les os de baleines
ce n'était pas un chien difficile
sur la question de l'alimentation
il avait peu d'idées
et de toute façon ne les partageait pas
le monde lui plaisait
et la nourriture était bonne
il était amoureux deux ou trois fois par an
et chaque fois avec une fièvre telle
qu'aucune chienne qu'il avait aimée
ne pouvait oublier que c'est lui qui aimait
il aurait pu écrire un livre sur ses amours
mais les chiens n'écrivent pas
enfin quand ils écrivent
ils n'écrivent pas des livres
et ça n'a donc aucun intérêt
il aurait pu en parler à Pierre
mais les chiens n'aiment pas comme les hommes
et puis ils n'aiment pas les femmes
et il y avait toutes les chances
pour que Pierre n'aimât pas les chiennes.
Thomas arriva par la grande route
qui disparaît dans les montagnes
loin très loin après le village
voilà deux jours qu'il pouvait voir le ciel
il n'avait jamais vu le ciel
il vivait dans une région sans ciel
où les rivières étaient de vraies rivières
il n'était pas venu pour voir le ciel
c'était un voyage d'affaires
et il ferait très attention
à ne pas mêler le plaisir aux affaires
et maintenant qu'il avait le ciel à ses pieds
il avait presque envie de pleurer
tellement ça lui faisait plaisir
il n'avait jamais vu d'oiseaux non plus
sauf sur des photographies
où on ne voyait jamais le ciel
et les oiseaux piaillaient tout près
il vit des plumes sur les rochers
et il en ramassa une ou deux
qu'il observa et qu'il respira
ça avait l'odeur du ciel
une odeur incomparable
et il ne trouva pas de mots
pour exprimer son contentement
c'était donc là que Kateb travaillait
c'est là qu'il chassait les oiseaux
c'était un peu cruel de chasser les oiseaux
surtout pour les manger
mais à chacun son métier
pensait Thomas en regrettant un peu
que la vie n'ait pas fait de lui
un chasseur d'oiseau
au pays du ciel
Thomas était un homme d'affaires
il n'avait pas choisi ce métier
il l'avait hérité
il avait étudié dans ce sens
il avait vécu toute sa jeunesse
dans l'optique de ce métier-là
et il était devenu un homme d'affaires
pas un grand ni riche par conséquent
un homme d'affaires très modeste
et quand il eut l'âge de faire la guerre
ce qui arrive à tout le monde
il n'eut pas assez de relations
pour éviter les champs de bataille
il en connut une dizaine
ce qui est beaucoup
ce qui est un sacré manque de chance
et comme il n'avait vraiment pas de chance
il perdit une jambe
et ne la retrouva pas
la guerre est une belle cochonnerie
il n'y en a pas d'autre
pensait quelquefois Thomas
quand il avait le loisir de penser
ce qui est rare dans ce métier
et de plus complètement inutile
C'est vrai qu'il ne pensait pas souvent à la guerre
pourtant il y en avait toujours une en préparation
dans la tête des hommes de ce monde
maintenant que les fleuves se jettent dans la mer
il pensait souvent à sa jambe
celle qui lui restait
et qui lui était très utile
parce qu'il faut avoir de bonnes jambes
pour exercer ce métier
c'était encore possible avec une seule jambe
cela faisait six jambes en tout
parce que les chameaux
ont une cinquième jambe
— Je viens acheter des oiseaux
dit-il à son cousin Kateb
— Ça tombe bien, dit Kateb
je suis pêcheur d'oiseaux.
— Chasseur, corrigea Thomas
on ne pêche pas les oiseaux
il y a un tas de choses qu'on fait de travers
mais pas celle-là.
— Ici on pêche les oiseaux
je suppose qu'il y a des poissons dans vos rivières
la confusion n'est pas possible
les oiseaux c'est vraiment autre chose
— en tout cas, dit Thomas
qui n'avait pas vraiment compris
nous paierons le prix
nous sommes décidés
rien ne nous arrêtera.
— C'est donc que je vais encore m'enrichir
dit Kateb en regardant le ciel
je n'ai pas besoin de la richesse
elle m'arrive sans que je demande
c'est vrai que c'est bien la richesse
ça permet d'être riche
et il vaut mieux être riche que pauvre.
— Nous autres hommes d'affaires
nous aimons que les autres soient riches
mais il faut des pauvres pour créer la richesse
c'est une fatalité qu'il nous faut accepter
ce qui est inacceptable
c'est d'être pauvre soi-même
heureusement on peut devenir riche
ce qui n'est pas une maigre consolation.
— Je pêcherai donc beaucoup d'oiseaux
dit Kateb qui n'avait pas tout compris
je suis vraiment heureux de te rendre service
la dernière fois que je t'ai vu
tu n'étais pas plus haut qu'un pissenlit
tu as beaucoup grandi depuis
comme le temps passe !
comme il passe ce temps qui nous reste !
— Il faut être riche pour s'en rendre compte,
dit Thomas pour changer de sujet
ta femme est d'une beauté vraiment particulière
je ne sais pas si tu as bien fait de l'épouser.
— Toutes les femmes ne sont pas belles
et tous les hommes non plus
qu'est-ce qu'on peut faire
même riche et veinard !
on ne fait rien contre la laideur
on la regarde ou pas
on en parle ou on se tait
elle existe de toute façon
mais est-ce que c'est vraiment laid
une chair qui n'est pas faite belle ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles
dit Thomas pour revenir
au sujet précédent
on dit que tu vas épouser la plus belle de toutes
ce n'est pas à moi que ça arriverait
mais tu es riche toi
et tu as de la chance
alors forcément on ne se ressemble pas
et il ne nous arrive pas les mêmes choses.
— Je suis désolé si ça te fait de la peine
désolé mais pas malheureux
si tu vois ce que je veux dire.
ce sera les plus belles épousailles
qu'on ait vu au pays du ciel
enfin je voudrais que ce soit ainsi
mais ce que je veux
n'est qu'un moment d'égarement
j'espère que tu te plairas ici
je ferai en sorte que ton séjour parmi nous
soit le plus agréable
qu'il t'ait été donné de vivre
je te couvrirai d'oiseaux
et en échange tu paieras le prix
tu connais le prix d'un oiseau
et tu sais multiplier
ce qui est un mode de calcul
plus rapide que l'addition
les comptes seront justes
et il n'y aura que des amis pour s'en féliciter.
— Ce qui me ferait plaisir vois-tu
dit Thomas en baissant les yeux
mais il s'agit là de plaisir non d'affaires
et tu connais mon intransigeance
pas de plaisir dans les affaires !
et rien que du plaisir où le plaisir existe !
tu me connais !
nous sommes cousins
nous sommes aussi de vrais amis
je t'aime comme si je t'avais fait !
ne parlons plus d'argent
parlons du plaisir que je suis venu chercher
— Je t'écoute, dit Kateb pensif
— Je n'avais jamais vu le ciel
sauf dans les lettres que tu m'écrivais
tu écris bien Kateb
tu écris vraiment très bien
et le ciel de tes lettres
mérite d'exister
mon âme y a volé
ses premières amours
tes oiseaux étaient beaux
et ils volaient si bien
je ne savais pas ce que voler voulait dire
mais je savais que c'était possible
puisque tu l'écrivais
et je vivais le ciel
que ton âme transportait dans mon âme
il a existé avant même d'exister
voilà ce que tes mots voulaient dire
ce qu'ils me disaient à voix basse
peuplant d'oiseaux ma tête
mangeant les algues de mon imagination
j'ai aimé plus que tout
le ciel de tes poèmes
— Je ne regrette donc pas d'avoir écrit ce que j'ai écrit
dit Kateb en essuyant une larme
il y a peu de choses
que j'ai souhaité écrire
le ciel en est une
mais ce n'est pas la seule
je suis vraiment heureux
que mon ciel ait peuplé d'étoiles
ta lointaine présence !
je t'aime bien tu sais —
Je t'aime moi aussi
et puis je viens de si loin
et le ciel est si beau
et les oiseaux chantent si bien
tu m'emmèneras faire un tour dis ?
tu me baladeras dans ton ciel magique ?
il faut que je vois ça
il faut que je le touche
il faut que je le boive
je ne peux pas rater ça
je m'en voudrais jusqu'à la mort
un bain de ciel dans ton incroyable vaisseau
porté par des ballons
et les pleurs des petites filles
nous servent d'alizés
Kateb emmène-moi dans ton énorme ciel
il faut que je caresse des oiseaux
il faut que je vole avec eux
il faut que je me modifie
c'est possible Kateb
je l'ai lu dans les livres
les livres ne se trompent pas
les mots sont plus vrais que nature
révèle-moi dans ton ciel littéraire
elle doit bien exister cette coïncidence !
— Mon pauvre vieux Thomas !
dit Kateb qui avait maintenant un peu peur
mon pauvre vieux Thomas
je ne suis qu'un pêcheur
je ne suis pas un capitaine
ma barque n'est rien qu'une espadrille
la corde en est fragile
nous voguerons si tu le veux
mais il faudra beaucoup imaginer
et même si les oiseaux sont proches
ils sont inaccessibles
ils sont comme les fleurs
ils n'existent pas
ils sont de passage
et si leur vol est fantastique
ce n'est pas pour toi qu'il existe
tu n'es qu'un visiteur
tu n'as pas le droit de parler
tu n'as pas le vocabulaire qu'il faut
ni moi non plus d'ailleurs
et personne que je connaisse
il y a des oiseaux
et le ciel est leur royaume
que veux-tu qu'on dise de plus ?
il n'y a rien d'autre à dire
c'est vrai qu'il vaut mieux se taire
je sais de quoi je parle
quand je parle de silence.
— J'ai peut-être un peu rêvé
mais pourquoi ne pas rêver ?
J'étais loin quand j'ai rêvé
et maintenant que je suis tout proche de mon rêve
il faut que je me sépare de lui
ce n'est pas si facile
j'aime bien mon rêve
il m'a porté jusqu'ici
il m'a nourri de son existence
il faut que je dorme encore
et alors nous irons dans le ciel
y trouver des jeux vraiment amusants.
Thomas posa sa tête sur l'aviron
et il s'endormit doucement
l'aviron ne servant à rien
parce qu'il n'y avait pas d'eau dans le ciel
et le sommeil de Thomas
ne pouvait pas déranger le silence
La barque s'éloigna de la côte
et bientôt Kateb ne vit plus le rocher
ni le phare ni les voiles dans le port
— C'est ton cousin Thomas, n'est-ce pas ?
dit l'Oiseau-Pierre en virevoltant
au-dessus de la barque
c'est un homme dangereux à ce qu'on dit
il n'en a pas l'air
mais c'est ce qu'on dit
et je préfère croire ce qu'on dit
plutôt que de risquer ma vie
je l'ai vu descendre de la montagne
il n'a pas dormi depuis deux jours
et voilà qu'il se met à dormir
quand ce qu'il attendait lui arrive
il est comme les enfants
qui s'endorment avec leur rêve
ce qui ne les empêche pas de rêver encore
— Ce n'est pas un enfant, dit Kateb
c'est un homme d'affaires
il vient ici pour faire des affaires
et entre deux affaires il dort
c'est son droit
il va m'acheter tous les oiseaux possibles
tous les oiseaux du monde si c'est possible
je ne sais pas si c'est possible
mais je vais devenir très riche
ce n'est pas ce que j'ai souhaité
mais on ne devine pas la vie
— Tous les oiseaux
je te le dis tout de suite
ce n'est pas possible
il n'y a pas de ciel sans oiseaux
tu connais mes secrets !
— C'est une façon de parler
de toute façon il n'y a pas assez d'hommes
ni de femmes ni d'enfants
pour manger tous les oiseaux
il y a beaucoup trop d'oiseaux
le ciel est infini
— Je n'aime pas les acheteurs d'oiseaux
dit l'Oiseau-Pierre en se posant
sur l'aviron immobile
il regarda Thomas de près
non je n'aime pas ces gens-là
je pardonne aux mangeurs
parce qu'ils ont faim
je pardonne aux pêcheurs
parce que chacun a le droit de devenir riche
même si c'est une erreur de jugement
mais les acheteurs me font horreur
je n'aime pas les intermédiaires !
— Ne parle pas si fort, dit Kateb
tu vas le réveiller !
mais Kateb n'a pas fini de parler
que Thomas se redresse d'un coup
et crie : je veux cet oiseau-là
il parle c'est formidable
et il vole comme un oiseau
ce n'est pas un oiseau et c'est un oiseau
il y a là quelque chose d'inoubliable
donne-moi ton fusil
je vais lui faire sa fête !
— Un fusil ! dit l'Oiseau qui s'enfuit
et puis quoi encore !
un fusil pour me clore le bec !
il rêve cet oiseau-là !
— Je n'ai pas de fusil, dit Kateb
je ne suis pas chasseur de baleines
je pêche les oiseaux
et celui-là ne se pêche pas
— Je ne le tuerai pas bien sûr
je le blesserai seulement
il continuera de parler
il fera ma fortune
je l'ai vu le premier
il est à moi il me le faut
quel dommage ce fusil
je n'ai même pas un lance-pierre
qu'est-ce que je pourrais lancer ?
mes lunettes non — ma jambe de bois !
ma jambe de bois t'atteindra en plein cœur !
— On se reverra un autre jour
dit l'Oiseau-Pierre en plongeant au fond du ciel
suis-moi si tu sais voler
mais tu ne sais pas
quel dommage que tu ne saches pas voler !
— Un oiseau qui parle
crie Thomas en se frottant les yeux
je l'ai entendu donc il parle
je ne savais pas que cela pouvait exister
j'aime le ciel pour cet oiseau
voilà le prix de mon amour
c'est un oiseau qui parle
il me le faut il me le faut
— Calme-toi, dit Kateb
c'est toujours comme ça la première fois
il nous monte à la tête
et on ne sait plus ce qu'on fait
tu as manqué de nous faire chavirer
il ne manquerait plus que ça !
je détesterais tomber dans le ciel
et croiser des oiseaux étonnés
qui savent que les hommes ne volent pas
ils ne savent pas non plus qu'un oiseau parle
c'est un secret entre lui et moi
c'est un secret que tu dois partager
il n'est pas possible que cela se sache
nous sommes seuls dans le secret.
— Je veux cet oiseau, dit Thomas
je le mettrai en cage
et un rideau devant la cage
et chaque fois que le rideau se lèvera
je serai encore un peu plus riche
j'adorerais mourir riche
il faut que je meure de cette façon.
— Mais ce n'est pas une façon de mourir !
dit Kateb en s'accrochant aux ballons
tu vas nous faire chavirer
ça c'est une façon de mourir
ce n'est pas celle que j'ai choisie !
— Reviens, oiseau, dit Thomas
en regardant dans le ciel
reviens reviens reviens
ce n'est pas possible que tu me quittes
on s'est à peine rencontré
il faut que ça dure encore
je vendrai des canaris chantants
je vendrai des perroquets répétants
je vendrai des merles siffleurs
des mouettes gaviotant des tutus imiteurs
mais toi je t'aimerai
je t'aimerai comme je n'ai jamais aimé personne
on se parlera sans arrêt
on se dira tout ce qu'on sait
reviens oiseau à peine entrevu
tout ne va pas s'arrêter comme ça
tu ne peux pas me faire ça
tu dois revenir ou bien je vais mourir
qu'est-ce que tu diras de ma mort
toi que les dieux ont initié
qu'en diras-tu si je suis mort ?
— Je préfère cette rengaine
dit l'oiseau qui se percha sur le plat-bord
je préfère l'amour au fusil
même l'amour bavard
vaut mieux qu'un coup de fusil
puisque tu m'aimes
il faut que je te regarde de près
je n'ai jamais vu un amoureux de près
sauf Kateb
mais ce n'est pas moi qu'il aime
il aime une femme
et tout le monde trouve ça normal
parce que c'est normal
toi tu prétends aimer un oiseau
alors l'oiseau te dit : voyons ce que ça donne !
— Je te tiens, oiseau bavard !
exulte Thomas en sautant sur l'oiseau
Tu vas beaucoup parler
parce que je t'aime beaucoup
tu vas parler tous les jours de ma vie
et je serai chaque jour plus riche !
— Tu veux que je te dise un dernier mot ?
dit l'oiseau en secouant ses plumes
je te dirai un dernier mot
et tu ne gagneras pas un sou
le dernier mot sera pour toi
et tu seras plus pauvre !
— Je reconnais bien là mon oiseau préféré !
dit Kateb en flattant l'épaule de son cousin
cet oiseau a une parole
il fera ce qu'il dira
il fait toujours ce qu'il dit
je le préfère dans le ciel
il parle quand il veut
il répond quand ça lui plaît
c'est un oiseau de collection
il a besoin de liberté pour exister
laisse-le voler comme il aime
il parlera comme tu veux
et tu ne seras ni plus riche ni plus pauvre
tu m'avais promis de ne pas mêler
les affaires au plaisir
je croyais que tu avais des principes
tu n'en as pas pour l'oiseau et tu as tort
c'est le plus bel oiseau du monde.
Thomas ne parle plus
il ouvre ses mains
et l'oiseau arrange ses plumes
avant de s'envoler :
je l'ai échappé belle
j'aime les hommes
c'est plus fort que moi
je m'approche de trop près
je respire tant d'amour
quand je respire
il faudra que je me méfie de ma nature d'oiseau
elle me jouera des tours
mais tous les oiseaux ne parlent pas
et si je parle
c'est pour le dire.
— Je suis désolé, dit Thomas
je suis vraiment absolument désolé
je me suis laissé emporter
par ma nature d'homme
ce qui parle a l'attrait de l'éternel
j'ai cru que je pourrais mettre la main
sur un sacré magot
c'était un bon rêve
et je ne l'oublierai pas
je ne crois pas que je t'oublierai
j'ai respiré comme jamais
je n'avais respiré
je suis désolé mais c'est ainsi.
j'ai un cœur et j'y pense souvent.
c'est là toute l'explication.
— Je n'aime pas les explications
dit l'oiseau un peu flatté
elles expliquent trop
ce qu'on n'explique pas
quand on aime vraiment
moi je préfère les larmes
elles n'expliquent rien
mais elles éclairent tout
quand on a cessé de s'aimer.
— Je ne suis pas un homme qui pleure
dit Thomas en montrant ses yeux
si tu trouves une larme là-dedans
ce n'est pas la mienne
mais c'est bien possible
que quelque chose pleure
au fond de moi
ce n'est pas moi mais je l'accepte
j'accepte ton mouchoir
c'est une plume bien douce à mon regard
donne-moi une plume
j'ai envie de pleurer !
— Brave garçon, dit Kateb
je t'aime bien, Thomas, je t'aime.
— Je l'aime bien aussi, dit l'oiseau
dommage qu'il ne vole pas.
La barque touchait l'horizon maintenant
Les vagues de ciel
se brisaient doucement
en écume de soleil
et le vent aimait ces embruns
et c'était sacrément bon
de respirer la fumée de sa pipe dans cet air-là
l'air du large et une bonne pipe
et deux amis qui font connaissance
pensait Kateb
je suis un sacré veinard
non vraiment j'ai de la chance
j'ai les meilleurs amis du monde
et le monde est plein de poésie
— Non d'un caca d'oiseau !
s'écria soudain l'oiseau
ils regardèrent dans la direction
qu'il désignait de son bec
et ils poussèrent un soupir de contentement
et Thomas dit : — Non d'un oiseau qui parle !
et Kateb dit : — Non d'une petite fille qui pleure !
Non d'une pipe, dit l'oiseau.
Dommage que Jean ne soit plus là
dit Kateb, vraiment dommage.
et ils s'appuyèrent sur le plat-bord
et la barque pencha un peu
mais les ballons gonflés à l'hélium
avaient fait pleurer beaucoup de petites filles
alors il n'y avait pas de risque
pour que la barque chavirât
Remarquez que c'eut été dommage
ils avaient dérivé vers la côte
et sur la plage qui s'étirait maintenant
d'un bout à l'autre du ciel
Saïda prenait un bain de ciel
et c'était le plus beau spectacle du monde.
— Qu'est-ce que c'est chouette une fille nue !
s'exclama Thomas en hochant la tête
qu'est-ce que c'est chouette
c'est sacrément plus chouette
qu'un oiseau qui parle.
— Je ne te remercie pas, dit l'oiseau
mais je suis de ton avis
ce qui serait vraiment très chouette
c'est que je sois un homme
je saurais alors ce qu'il faut faire
et rien ne pourrait m'arrêter
ni la police ni les coups de fusil
je leur montrerais moi
à tous ces bons à rien
comment je sais éterniser l'amour !
— Tu n'éterniseras pas celle-là
dit Kateb en arrachant une plume à l'oiseau
ce qui était une marque d'affection
c'est la femme que je vais épouser
c'est la plus belle et je vais l'épouser
tu ne trouves pas ça fantastique
que ce soit moi qui épouse la plus belle !
— Ce que je trouve fantastique
dit l'Oiseau
c'est d'être là pour en témoigner
— C'est la plus belle
et c'est Kateb qui l'épouse !
cria Thomas en embrassant son cousin
sur les deux joues
je suis l'homme le plus heureux du monde
la plus belle de toutes n'est pas loin de moi !
L'oiseau cligna des yeux
Kateb avait l'air si heureux !
et il embrassait son cousin sur les deux joues
et l'oiseau clignait des yeux
et ça lui donnait un air étrange
mais il souriait
et Kateb aimait le voir sourire
parce que l'oiseau était un oiseau triste
un oiseau avare de sourire
un oiseau enchanteur mais triste
et Thomas se réjouissait avec bruit
d'avoir une cousine aussi belle et aussi rare
et l'oiseau clignait des yeux
« Ce qu'elle est belle ! disait Thomas
en embrassant son cousin sur les deux joues
Quel bonheur que ce soit toi qui l'épouse !
Ce pourrait être moi
l'oiseau aussi pourrait l'épouser
on dit qu'il aime les femmes
et que les femmes ne le dédaignent pas
méfie-toi de cet oiseau, mon cousin
il parle bien et il sait vivre
il pourrait bien l'aimer
faute de l'épouser
c'est un oiseau qui sait ce qu'il veut
il a du charme et il le fait payer »
et Thomas riait en chatouillant son cousin
avec une plume arrachée à l'oiseau
l'oiseau clignait des yeux
il fouillait l'ombre
il atténuait la lumière
et l'ombre était transparente
mais il n'avait pas cet air triste
que Kateb regrettait
il y avait un sourire dans son bec d'oiseau
et Kateb aimait bien ce sourire nouveau
et il écartait doucement la plume de son nez
et Thomas faisait beaucoup de bruit
tellement il était heureux
que son cousin épousât la plus belle
des filles de ce pays de ciel
— Quel vraiment beau pays ! dit-il
je ne suis qu'un homme d'affaires
et je ne décide de rien
mais je me souhaite un pays comme celui-là !
— il n'y en a qu'un, dit Kateb
on ne l'invente pas
il existe où il est
et on y est heureux
tous les oiseaux ne parlent pas
ils chantent si bien
et c'est un vrai bonheur
de chanter avec eux
c'est mon pays que j'aime
et qui me le rend bien
c'est ici que je veux mourir
— De quelle mort parle-t-il ? s'écria Thomas
on ne meurt pas
il s'agit de vivre
et j'ai tellement envie de vivre
j'aurais bien chouravé ce bavard
et fait fortune dans mon pays sans ciel
c'était déjà une bonne affaire
mais il n'est pas question d'affaire
je n'épouserai pas la plus belle
mais elle sera si près de moi
si près que je pourrai
si près qu'il me sera possible
je peux toujours rêver
en matière de plaisir
le rêve est une bonne marchandise
j'ai de quoi payer le prix !
— Que parle-t-il de payer
cet homme d'affaires de cousin
qui vient d'un pays où le ciel
est une reproduction qu'on monnaye !
Tu ne paieras rien du tout
tu es mon hôte et je t'invite
a cesser de me chatouiller l'oreille
avec cette plume qui ne t'appartient pas !
— Avec cette plume
j'écrirai dans ton oreille
des chansons que tu n'entendras pas !
— Pourquoi me les chanter alors !
— Justement pour que tu n'entendes pas !
— Je ne comprends rien de ce que tu me chantes !
— Je ne chante pas pour toi
je chante parce que je suis heureux
et mon bonheur est un secret.
— Si c'est un secret, dit Kateb
et s'il s'agit de bonheur
tu partageras si c'est possible
je sais ce que c'est le bonheur
j'ai un secret moi aussi
dans le fond de mon cœur
mais je ne le partagerai
pas avec toi ni avec l'oiseau
je vous aime bien
mais pas à ce point
et puis ce ne serait pas beau
ce serait contre nature
et un peu dégoûtant
tandis que sa peau
est un ciel infini
où je ne finis pas
d'exister
j'aime les secrets de ses yeux
j'aime qu'ils me mentent et m'éclairent
il y a de l'amour dans ses bijoux
et je suis une goutte de rosée
où l'or s'épanche
je connais toutes les ombres
et il y a de la lumière dans son âme
— C'est le prix à payer, dit l'oiseau
Thomas ne disait plus rien maintenant
il regardait et il était immobile
il voyait à quel point il pourrait être heureux
si une pareille chose lui arrivait
mais dans son pays d'ombre et d'humidité
il n'y avait pas de ciel pour les filles
il y avait des rivières
où elles se baignaient
et il n'était pas interdit de les chatouiller
c'était même recommandé
et il ne s'en privait pas
il chatouillait avec beaucoup d'entrain
il y avait de l'art dans les chatouillements
qu'il prodiguait aux plus rieuses —
parce que les plus rieuses
sont les plus chatouilleuses
et parce que les plus chatouilleuses
sont les plus proches
dans son pays de vert et de bleu
il avait acquis beaucoup de science
dans l'art du chatouillement
il y cultivait beaucoup de plaisir
et il ne lui arrivait jamais
de regretter qu'un ciel
n'en illuminât pas
les contours rieurs
l'eau était une bonne compagne
et elle coulait en abondance
et le ciel n'avait pas l'importance
qu'il lui donnait maintenant
Elle était vraiment très belle
le ciel l'éclaboussait
et il pouvait voir son visage
et les couleurs de ciel vert et rouge
comme un fard
et les yeux la bouche le cou
repoussant les bijoux
toute la nudité imitant le ressac
dans l'écho d'un coquillage qu'elle manipule
Je peux aimer ses mains
je n'ai pas le droit de l'épouser
demain est un jour mal choisi
on évitera toujours de se souvenir
il ne s'est rien passé mon amour
tes mains sont une esquisse du possible
je n'ai pas vu le temps passer
tes mains ne sont pas inépuisables
et je n'ai aucun droit à opposer
à cet assaut de lumière que je n'attendais pas
L'oiseau ferma les yeux et elle disparut
Thomas n'existait plus
et il sentait la douce chaleur de Kateb
et il avait vraiment beaucoup d'amitié pour lui
une amitié solide jusqu'aux larmes
et il ferma les yeux encore
et Kateb avait une bonne odeur
et il ferma les yeux tellement
qu'il eut mal dans sa tête
il pouvait les fermer encore
il supporterait la douleur
il y avait une très grande douleur
et elle n'avait pas de prix
et tout cela se passait dans sa tête
Saïda avait envie de faire un rêve
elle n'avait pas sommeil
elle n'était pas fatiguée
elle se sentait bien
elle avait simplement envie
d'un rêve inoubliable
un morceau de mémoire bien pesé
découpé quelque part dans le noir
et chaque couleur serait à sa place
et on pourrait compter sur la lumière
il fallait jouer avec la lumière
pour que ça existe vraiment
elle aimait bien ces jeux
avec la lumière au fond de ses yeux
il y avait des visages
des commencements de rêves
les premiers mots d'une histoire
qui deviendrait la sienne
si bien sûr elle ne l'oubliait pas
et il fallait des mots pour s'en souvenir
et chaque moment avait ses mots bien à lui
et il n'était pas possible de tricher
avec le vocabulaire
c'était un vieux livre aux pages moites
il y avait une image pour chaque mot
et une couleur pour chaque circonstance
un vieux livre à la mémoire alambiquée
une vieille histoire d'amour
qui commençait par la solitude
qui racontait l'attente interminable
et qui finissait bien comme par miracle
parce que l'attente était une épreuve
et qu'on l'avait surmontée avec courage
c'était ce livre-là qui comptait
dans la mémoire de Saïda
et elle avait fermé les yeux
elle n'avait pas sommeil
elle voulait rêver
et dans son rêve
les mots avaient beaucoup d'importance
parce qu'il y avait une dernière page
son père finissait d'écrire une lettre
il était penché sur son bureau
près de la fenêtre et de la lumière
il écrivait et la page était noire
et il avait l'air préoccupé
c'était la lettre qui le chagrinait
on aurait dit qu'il avait beaucoup de mal à l'écrire
et il s'arrêtait à chaque ligne
pour raturer des mots
et les mots revenaient sous sa plume
et il secouait la tête en murmurant
il avait peut-être l'air malheureux
et la page était toujours plus noire
et il avait fini par la plier dans l'enveloppe
et maintenant il regardait l'enveloppe blanche
et il s'interrogeait sur le bien-fondé
des choses qu'il avait écrites
il y avait des mots qui ne convenaient pas
ce n'était pas les mots qu'il fallait
pour dire ce qu'il avait à dire
à ce moment précis de son existence
et il avait fermé l'enveloppe d'un coup de langue
c'était une enveloppe blanche
il n'y avait rien d'écrit dessus
et il ne semblait qu'il eût voulu
y écrire quoi que ce soit
il dit : — Saïda ma chérie
ce n'est pas le moment de dormir
ouvre tes yeux écoute-moi
c'est une lettre que j'ai écrite
tu la porteras toi-même à son destinataire
tiens je vais écrire le nom
c'est de l'autre côté du village
tu demanderas on te dira
et puis tu reviendras
et nous parlerons d'autre chose
et il écrivit le nom du destinataire
mais la lumière absorbait l'encre
c'était une fenêtre pleine de lumière
et il n'y avait rien d'écrit sur l'enveloppe
pas tant que cette lumière existât
— Ne traîne pas en route
je te connais tu es bavarde
et curieuse comme un oiseau
ne te laisse pas distraire
et ne fais pas de commentaires
il s'agit de remettre la lettre
à son destinataire c'est tout.
il sourit en disant cela
c'était sa manière à lui
de se faire pardonner
sa curieuse autorité
il sourit et il était beau
et Saïda l'aimait beaucoup.
— Ce n'est pas la première fois
que je joue au messager
dit Saïda en souriant elle aussi
elle se détachait de son rêve
mais ce n'était pas facile
il y avait tant de choses à dire
et si peu de temps pour les dire !
tu écriras d'autres lettres
ajouta-t-elle en se frottant les yeux
et je serai toujours là
pour jouer le messager
c'est un rôle qui me plaît
je ne sais pas ce que tu as écrit
je ne sais pas ce que tu as voulu dire
mais j'ai un rôle à jouer et je le joue
et je ne suis pas aussi bavarde que tu le dis
je serai à l'heure comme d'habitude
pourquoi me taquiner à ce sujet ?
tu sais bien que je suis sérieuse
je reviendrai sans la lettre
et sans savoir ce que tu as écrit
et alors je retournerai à ma recherche de rêves
et je trouverai le rêve exact
et je ne l'oublierai jamais
c'est important de ne pas l'oublier
il est si difficile de mourir !
— Pense plutôt à tes noces prochaines !
Kateb est une espèce de poète
et je suis sûr que c'est un amant de qualité
je lui donne ta main sans regret
il n'y a rien que je regretterai
je n'aurai que de bons souvenirs
et les jours auront moins d'importance
un peu quand même
parce que rien n'arrête le temps
porte ma lettre
et ne me pose plus de question
nous parlerons demain de ton bonheur
nous parlerons des fruits que tu nourriras
et il n'y aura que des mots ciselés
sur la page de ma mémoire.
et Saïda se met en route
elle arrange ses cheveux
prépare les bijoux
parfume sa peau
elle s'habille de vent
elle traverse le village
rien ni personne ne la distrait
elle tient contre son cœur
l'enveloppe blanche et la lettre noire
elle a bien retenu le nom
elle sait où est la rue quelle maison
elle fera les choses si bien
et les choses arriveront exactement
au moment où on les attendra
c'est une lettre qui ne pèse pas lourd
et son cœur bat au rythme de ses pas
elle rencontre le vent
et les arbres s'inclinent et se froissent
au bout de l'allée il y a un kiosque à musique
il y a un musicien qui attend
il est seul et il ne joue pas
il va jouer bien sûr
et tout le monde est prêt à applaudir
il n'y aura aucune raison de ne pas applaudir
le violon est encore dans son écrin
le musicien manipule un mouchoir
il a les mains moites
et il a l'air inquiet
c'est normal il va jouer
et on n'est jamais sûr de rien
on a beau être un bon musicien
avoir bien étudié ce qu'il faut étudier
un violon est un violon
et c'est comme ça pour toutes les choses
prenons une quille dans un jeu de quilles
il y a le jeu
et il y a les quilles
il y a le fait qu'on peut jouer
mais ce n'est pas une obligation
on peut gagner ou pas
il y a ceux qui applaudissent
et ceux qui se taisent
et il y a des jours qui se ressemblent
il y a aussi des à-peu-près
et ce n'est pas facile de les accepter
mais c'est si difficile l'intransigeance
et la quille est un mauvais exemple
pour illustrer le propos en question
et puis à quoi bon illustrer
ce qui existe pour tout le monde
on ne peut pas exister sans le monde
et le monde n'est rien
s'il n'y a rien à jouer
jouer de la musique est une autre façon d'aimer la vie
dit le musicien en regardant Saïda
qui a l'air d'une petite fille
quand elle pose ce genre de question
c'est malin de sa part
parce qu'on se sent obligé de lui répondre
et elle aime les réponses
parce qu'elle est boulimique.
— Ah bon, dit-elle au musicien
je croyais que mourir était très difficile
il faut d'abord vieillir ou devenir malade
ce qui est toujours une grande perte de temps
et puis il faut avoir très mal
sinon ça ne compte pas
il faut tout recommencer à zéro
on n'a pas joué comme il faut
si on n'a pas bien mal partout
et ce n'est jamais facile de recommencer
il faut revivre ce qui a été vécu
mais je suis heureuse de savoir qu'il n'en est rien
que la musique est un remède contre la toux
qu'il n'y a pas de danger si l'air est frais
et que vous êtes le meilleur des musiciens.
— Le meilleur est une bonne question
mais ce n'est pas le moment de se la poser
il y a un moment pour chaque chose
sinon il n'y aurait pas de musique
est-ce que tu as compris cela ?
si tu ne l'as pas compris
il faut que tu t'arrêtes
tu ne peux pas continuer ton chemin
si tu n'as pas compris ce que vivre veut dire.
— Mais je dois porter cette lettre, dit Saïda
et je ne dois pas me laisser distraire.
— Je ne suis pas une distraction !
et qui me dit que cette lettre a de l'importance !
— Ça ne te regarde pas, dit Saïda
ça ne te regarde en aucune façon
mon père a écrit cette lettre
elle lui a coûté beaucoup d'efforts
personne ne t'a demandé ton avis
et je t'interdis de me distraire
j'aime mon père et je ne te connais pas.
— Si je joue c'est pour toi
c'est pour ta mémoire auditive
veux-tu que je joue
ou bien est-ce trop demander ?
je veux bien croire que ton père
a des raisons de te faire confiance
est-ce que j'ai dit le contraire ?
que te plairait-il d'entendre ?
dis-moi quel est ton répertoire
je jouerai ce que tu voudras.
— Je n'ai pas de temps à perdre
j'aime bien ton idée
de vouloir jouer pour moi
elle me fait plaisir
et je t'aime beaucoup pour ça
mais je dois porter cette lettre
mon père l'a écrite pour qu'on la lise
il doit y avoir un temps pour la lire
puisque je ne dois pas me laisser distraire.
enfin moi je fais ce qu'on me dit de faire
je vais me marier très prochainement
et je ne veux pas m'attirer des histoires
Kateb est vraiment un gentil garçon
et je l'aime de tout mon cœur
— Tu es belle parce que tu ne mens pas,
dit le musicien avec une larme à l'œil
moi je joue toujours le mieux possible
je joue comme si c'était la dernière fois
et bien crois-moi si tu veux jeune fille
mais c'est très dur de mourir à chaque fois
que je cesse de jouer
il y a des jours où je ne le supporte pas
et j'ai envie de me jeter sous un train
mais heureusement ce n'est qu'un mot de trop
et je suis le premier à ne pas l'entendre
tous les applaudissements me réchauffent le cœur
le musicien se tut tout d'un coup
il tortillait le mouchoir dans ses mains
il soupira enfin
et il sortit le violon de son écrin
— Je vais jouer, dit-il, c'est ce que j'ai de mieux à faire
je ne suis pas fait pour les bavardages
et je ne veux pas te retarder
tu n'écouteras pas ma musique tant pis
j'aurais aimé te montrer
ce que je sais faire avec un violon
un autre jour peut-être.
— Un autre jour, dit Saïda, certainement
et elle traversa la foule en courant
et elle sortit du jardin public
elle entendit à peine
les premières phrases du violon
quel musicien stupide, se dit-elle
bien sûr je n'ai pas voulu le vexer
je ne sais pas jouer du violon
mais ce n'est pas si rare
qu'on se prenne pour le roi des arts musicaux
ou bien il m'a plaisantée
parce qu'il m'a trouvée à son goût
c'est bien possible je le sais
les musiciens savent jouer
mais je ne veux pas rire avec lui
mon père m'a confié une lettre
je dois la remettre à son destinataire
je n'ai pas le temps de jouer.
Comme elle le pensait
elle s'approcha de la haie d'aubépines
qui bordait le jardin d'une maison
au pied d'un arbre
qui pouvait être un chêne
il y avait un homme nu couché sur le dos
— C'est mon homme, dit une voix
on peut regarder mais pas toucher !
— Je n'ai pas l'intention de toucher
dit Saïda un peu surprise
je vais me marier prochainement
ajouta-t-elle pour tout expliquer
— Je vous souhaite beaucoup de bonheur
dit la voix qui était celle d'une femme
d'une femme vraiment très belle
qui tenait un arrosoir au bout de son bras d'ivoire
— Je regardais ce que je n'ai jamais vu
c'est ce que je verrai n'est-ce pas
je préfère savoir avant que ça n'arrive
je serai moins surprise
mais pas moins experte je suppose
qu'en pensez-vous madame ?
— Je pense que cet homme est le mien
et que le tien sera plus beau à tes yeux
tu peux regarder si tu veux
je n'y vois pas d'inconvénient
je l'arrose deux fois par jour
et il est chaque fois plus beau
vois-tu à quel point il est beau
c'est ce que j'aime de toute ma force
il est à la mesure de mon amour
je suis moi-même une très belle plante
comme tu peux le constater
et je sais le nourrir de ma force
il faut savoir ce genre de chose
il n'y a pas d'amour autrement
c'est mon jardin et je le soigne
il y a de l'eau et du soleil
dans ma force de femme
as-tu songé à ce genre de chose
avant de dire oui à ton père
car je suppose que tu n'as rien refusé
tu sais ce que tu veux
et tu diras de nouveau oui
et les choses seront jouées une fois pour toutes
mais je n'ai rien à t'apprendre
c'est une plante qu'il faut soigner
un peu d'eau et beaucoup de soleil
je ne vieillirai pas
il n'est pas possible que ma peau se fane
pas possible que mes seins ces fleurs !
pas possible pas possible la vieillesse
je le soigne trop bien pour que ça arrive
il faut de l'amour
et je n'en manque pas
il croît auprès de mon arbre
et je partage l'ombre et la lumière
mon jardin est rempli de délices
et sa bouche en parle si bien
si bien de moi et si bien de l'amour
que je cultive sur sa peau éternelle
si bien qu'il n'est pas possible
que ça s'arrête un jour
pour cause de vieillesse
c'est de l'eau de source
et le soleil ne se couche jamais
vois comme mon amour est éternel
tu peux le respirer encore
je ne suis pas jalouse
respire-le ne te gêne pas
— C'est que j'ai une lettre à remettre
à quelqu'un que je ne connais pas
mais qui entretient avec mon père
des relations dont j'ignore la nature
— Ne te presse pas surtout
la mort est présente partout
elle habite la vie
et la vie n'est qu'un vêtement
il faut de l'amour pour survivre
il peut faire très froid quelquefois
et la vie est si mince
c'est un voile léger
le vent s'y déchire parfois
et le cœur s'arrête
pour que tu écoutes
pour que tu te réveilles
pour que tu revives
méfie-toi du vent
il aime la mort
La femme s'éloigna vers l'arbre
qui pouvait être un chêne
et elle arrosa le corps de l'homme
qui demeurait immobile
— C'est l'heure, dit-elle
c'est comme ça deux fois par jour
il faut beaucoup d'eau mais pas trop
il faut savoir ce qu'il faut
il faut avoir vécu tu es si jeune
je te trouve vraiment très jeune
— Mais je suis amoureuse, dit Saïda
qui n'avait pas envie d'être triste
mais simplement amoureuse
je suis amoureuse et je veux m'informer
je vous ai écoutée avec beaucoup d'attention
et je vous remercie de m'avoir parlé de l'amour
je ne vous remercie pas pour la mort
j'aurais préféré ne pas en parler
j'ai le temps
j'en parlerai plus tard
quand ce sera le moment
mais je ne vous en veux pas
je vais porter la lettre à qui je ne sais pas
j'ai le temps
il ou elle peut attendre je suppose
qu'est-ce que je dois supposer à ce sujet ?
qu'il ou elle existe
est-ce qu'il y a une histoire d'amour
est-ce que mon père est amoureux
en voilà de drôles de questions
qui me viennent à l'esprit
comme ça sans que je le veuille
c'est parce que je discute avec vous
on a parlé d'amour et ça m'inspire
on n'aurait pas dû parler de la mort
ça change le sens de notre conversation
ça ne veut plus dire la même chose
on n'en parlera plus c'est mieux
on a de l'inspiration
puisqu'on est amoureuses
mais on bavardera un autre jour
non vraiment je n'ai pas le temps
il faut que je me sauve
que penserait mon père
oui que penserait-il
si la lettre n'arrivait pas
et si c'était ma faute
on a de l'imagination
mais pas à ce point
je ne veux pas penser à ce genre de choses
et je ne veux pas savoir qui est-ce
un homme ou une femme
c'est quelqu'un qui attend
ou qui n'espère plus
je ne sais pas et je ne dois pas le savoir
je suis contente d'avoir parlé d'amour
avec une aussi jolie femme que vous
tant pis pour la mort qui a tout gâché
il faut que je me sauve
embrassez-le pour moi
je l'aime autant que vous
— Ne perds pas du temps en mondanités
dit la femme en arrosant
passe me voir quand tu veux
et surtout ne vieillis pas
je ne supporte pas les vieilles femmes
elles ont beau avoir aimé
elles ne sont que les ombres
d'un amour qui n'est plus
qu'un tas de feuilles jaunies
parce que c'est la saison
et seulement pour cette raison
regarde-moi encore une fois
il y a de la lumière dans ma chair
c'est une chose que tu dois voir
n'est-ce pas que tu la vois ?
— Je vois que je suis encore là
à papoter pour dire quoi
pour dire que l'amour
voyons qu'a-t-on dit de l'amour
tout non bien sûr c'est long si long
laissez-moi regarder encore une fois
il ou elle peut attendre
tandis que je m'informe
des choses de l'amour
papa ne m'avait rien dit
et j'en suis vraiment désolée
j'imagine ma surprise
si vous ne m'aviez prévenue
tiens je vous aime comme ma mère
sauf la mort dont vous avez parlé
et qui n'était pas hors sujet
mais qui aurait pu attendre
on a toujours le temps pour ça
vous avez été si légère
mais je ne vous en veux pas
je vous ai dit que je vous aime
maintenant il faut que je me sauve
je n'ai plus de temps à perdre
encore une rencontre de ce genre
et mon père n'aura pas la réponse
qu'il attend avec tant de patience
ce qu'il est patient
et ce que je suis bavarde
mais j'aime tout le monde
depuis que je suis amoureuse
est-ce que je vais l'aimer
pourquoi pas je n'en sais rien
c'est il ou elle qu'il faut dire ?
il s'agit d'amour ou d'argent ?
pas des deux j'espère
ce serait une triste histoire
et je leur souhaite beaucoup de bonheur
il faut du bonheur pour vivre
pas que du bonheur
parce que ce n'est pas possible
mais du bonheur par-ci par-là
du début à la fin
du bonheur inattendu et même rare
enfin je ne sais pas de quoi je parle
je parle d'amour de bonheur
de mort puisque vous en parlez
je parle parce que je suis bavarde
et non parce que je sais
enfin je sais ce que je sais
et je ne serai jamais très riche
au revoir madame au revoir monsieur
aimez-vous bien sous l'arbre
qui est peut-être un chêne
moi je vais porter cette lettre
et je vais savoir si c'est l'amour ou l'argent
qui me fait courir aujourd'hui.
De l'autre côté du village
il y avait un pré fleuri
où paissaient vaches et chevaux
et il y avait des ruches à la bordure du pré
des arbres fruitiers aussi des cerisiers
il y avait des mûriers des églantiers
des mirabelliers des noisetiers des figuiers
c'était un pré qui sentait bon l'éternité
et Saïda s'arrêta un instant
rien qu'un instant parce que je suis pressée
mais enfin qu'est-ce qui presse
et elle s'assoit dans l'herbe fleurie
elle arrache quelques fleurs autour d'elle
elle les respire et en fait un petit bouquet
qu'elle accroche à sa chevelure
c'est classique et ça ne coûte rien
c'est un cliché beau comme un sourire
c'est un instant de repos bien mérité
elle est belle et rien ne s'oppose à sa beauté
il y a même le ruisseau musical
et les reflets dans l'onde musicale
et la mousse sur les cailloux
la fraîcheur qui monte le long des jambes
et les yeux fermés qui arrêtent le temps
il y a tout je vous dis
il y a tout pour être heureux
excepté cette lettre qui me brûle les doigts
je ne l'ouvrirai pas
je n'en ai pas le droit
l'envie non plus je ne veux pas savoir
ce qui se passe dans la tête de mon père
je ne veux pas qu'on sache
ce qui ce passe dans la mienne
je suis un peu grise j'ai bu
je ne sais pas ce que j'ai bu mais j'ai bu
il faudra que je me méfie de ma soif
quel plaisir d'être jeune !
quel plaisir d'être belle !
Le grillon faisait la sieste
il avait creusé une profonde galerie
entre les racines de sainfoin
et il dormait quand elle se mit
à lui chatouiller le derrière
avec une brindille d'herbe
— À ton âge, dit-il en rouspétant
ce n'est plus un jeu de ton âge !
et il était apparu les yeux éblouis
parce qu'au fond de la galerie
il faisait très sombre forcément
il n'avait prévu aucune fenêtre
— Arrête de me chatouiller le derrière
cria-t-il, arrête de m'enquiquiner
j'ai autre chose à faire que de jouer
avec une femme qui joue à la petite fille
j'accepte que les petites filles
mais aussi les petits garçons
me titillent pour que je chante
et pour que je vienne voir
qui frappe à ma porte
de cette drôle de façon !
ça oui j'accepte bien des choses
et en particulier les chatouilles
mais pas d'une femme ma foi belle
qui n'a rien de commun avec l'enfant
que peut-être elle a été
que je n'ai pas connue
et que je le regrette
parce que tu as vraiment un beau derrière
ce n'est pas une raison pour s'asseoir sur ma maison !
— Excuse-moi, dit Saïda
qui avait envie de rire un peu
excuse-moi d'avoir un gros derrière
et de ne plus être une petite fille
de toute façon pas question tu entends !
pas question !
qu'un grillon me fasse la cour !
j'ai une lettre de mon père
là tu vois — dans mon corsage
là vois-tu là mais enfin petit grillon
qu'est-ce que je t'ai fait
tu ne vois pas que j'ai une lettre ?
— Je te remercie de m'avoir chatouillé le derrière
ça m'a fait du bien
et puis je suis sorti
c'est plus fort que moi
quand on me chatouille le derrière
il faut que je sorte et que je vois
qui tient la brindille d'herbe
je suis heureux que tu sois une femme
ça me permet de discuter avec toi
veux-tu que je joue de mes ailes ?
— C'est vrai que tu joues bien grillon
mais il faudra te contenter de ce jeu
tu ne joueras pas avec moi
je te vois venir
d'abord tu rouspètes
parce que je ne suis plus une petite fille
ensuite tu me trouves belle
et puis tu préfères que je sois une femme
et maintenant tu donnes dans la musique
et tu te rapproches de moi
et tu me caresses un peu
si si ne le nie pas tu me caresses
mais qu'est-ce que c'est que ces petites pattes !
ne dis pas le contraire
tu voudrais que je joue avec toi
pas avec les ailes je n'en ai pas
mais j'ai un joli joli
et il te plaît mon joli joli
ne dis pas le contraire
et ne ferme pas les yeux quand je te parle
ils sont pleins de choses que les grillons
aiment donner aux femmes
quand ils en rencontrent une
ce qui est rare mais ça arrive
alors ils rouspètent
et ils mettent le nez à la porte
avec un air de pas-y-toucher
et puis ils demandent pourquoi le monde
n'est pas rempli de petites filles
ce qui vaut mieux que les femmes
et ils se mettent à chanter
ils effleurent et s'excusent
ils chantent et ils reluquent
et voilà bien le joli joli qui les fait rêver
ils auraient pu le dire tout de suite mais non
ils ont préféré attendre
qu'est-ce que tu attends petit grillon malicieux
pourquoi ne pas le dire et puis voilà
— C'est vrai, dit le grillon en rougissant
c'est vrai mais je suis tellement poli !
tu ne sais pas à quel point je suis poli
est-ce que tu es polie toi ?
tu demandes s'il vous plaît ?
et tu prends merci ?
tu sais donner aussi
le joli joli par exemple
pas tout le temps mais quelquefois
— Plus jamais, dit Saïda, plus jamais, dit-elle
avec un petit sourire malicieux.
— Plus jamais ! dit le grillon épouvanté
mais c'est toi que j'attendais
il faudra bien que tu me le donnes
à quoi bon ma vie et même ma mort
si tu ne me le donnes pas ?
— Je l'ai déjà donné
enfin pas encore
j'ai un papa qui m'aime
et je l'aime moi aussi...
— Tu l'as donné oui ou non !
je veux savoir
il n'est pas trop tard
dis-moi ce qui s'est passé
cria le grillon très anxieux
en espérant que rien n'était joué.
— Pas encore, t'ai-je dit
mais je le ferai je le ferai je le ferai !
Le grillon eut un peu peur
parce que Saïda avait un peu crié
il avait peur que ce fût de sa faute
qu'elle criât et qu'elle lui en voulût
de lui avoir posé une stupide question
une question qui ne se posait pas encore
parce que rien n'était joué
mais Saïda lui sourit aussitôt
et elle cacha le joli joli
et il regretta de ne plus le voir
bien sûr il n'avait pas touché
ça ne se fait pas la première fois
elle avait simplement voulu lui montrer
qu'il était vraiment joli ce joli très joli
et que ça ne lui coûtait rien de le montrer
parce qu'il avait promis de ne pas y toucher
il n'avait qu'une parole
et des ailes tellement chantantes
qu'on pouvait lui faire confiance
les yeux fermés comme on dit
c'était un bien gentil grillon
comme il y en a dans les contes de fées
et les fées aiment bien les grillons
elles les aiment tant
qu'il y en a à toutes les pages
et c'est tant mieux pour la musique
et tant mieux pour la vie aussi
parce qu'une vie sans musique
c'est triste comme un jour sans pain
— Je t'invite à ma noce gentil grillon
tu seras le symbole de mon amour
pour l'homme de ma vie, dit Saïda
en embrassant le noir insecte.
— Tant mieux pour l'homme, dit le grillon
qui se sentait un peu triste
maintenant que les choses étaient jouées
symbole c'est pas mal comme occupation
j'occuperai du mieux que je pourrai
enfin j'accepte puisque je t'aime
et que je n'ai pas le droit de toucher
est-ce que je pourrai regarder de temps en temps
non plus on ne regardera plus
bon ni toucher ni regarder c'est la vie
on est un symbole ou on n'est rien
je ne vais pas me rendre triste
j'aurais pu être une abeille
ou une sauterelle : un caméléon !
un mangeur d'insectes oh dis-moi
est-ce que les mangeurs d'insectes ont la côte !
au pays où les femmes sont belles
et les insectes si déprimés !
il vit l'anneau qui lui était destiné
sur le chaînon autour du cou
et il s'y accrocha de toute sa force
et Saïda vérifia que le pendentif
allait bien avec la couleur de ses cheveux
elle a les cheveux noirs et la peau dorée
c'était une belle Arabe et elle vit
au pays où le ciel est à la portée de tout le monde
ce matin son père lui a confié une lettre
mais elle l'a oubliée
elle n'y pense vraiment plus
elle a suspendu le grillon à son cou
et le grillon est très fier de son rôle
c'est un symbole que tout le monde comprend
parce que c'est facile de tout savoir
c'est tellement facile qu'on n'y pense pas
Saïda s'est approchée du bord du ciel
elle a envie d'un bain
elle enlève tout sauf le grillon
et le grillon est fier comme un grillon
il bombe le torse et il examine
les merveilleuses courbes autour de lui
il touche ce qu'il peut toucher
et il trouve cela très agréable
qu'en pense-t-elle pas grand-chose
elle s'approche du ciel
elle entre dans le ciel jusqu'aux genoux
elle prend le ciel dans ses mains
et elle s'en asperge le visage
et puis le ciel s'accroche à ses cheveux
elle a des perles de ciel sur tout le corps
le grillon est un peu ivre
il a du mal à respirer
il caresse ce qu'il peut caresser
il y prend du plaisir
mais ça fait vraiment beaucoup de ciel
beaucoup trop à la fois
elle ne sait pas se mesurer
et elle s'éclabousse et elle plonge
et le ciel se répand en courants d'air
un peu comme l'écume dans l'eau
on l'a dit : le monde est à l'envers
pourquoi le répéter
ça servirait à quoi
ça servirait à se répéter rien de plus
alors on ne répète plus
et on ne sert à rien non plus
on écrit et on se tait ça vaut mieux
Saïda a bien vu qu'ils l'observent
la barque de Kateb et les ballons
les ballons gonflés à l'hélium
et les cris des petites filles frustrées
et Thomas vissé dans ses jumelles
et l'oiseau qui rigole
et Kateb un peu confus
elle les a vus
mais elle ne les regarde pas
et tout d'un coup elle arrache le grillon
à la chaîne qui pend à son cou
et elle se le fourre dans son joli
mais alors vraiment très joli
que dis-je très très joli joli joli
mais qu'est-ce que c'est joli !
La caméra descend lentement
Thomas a trouvé la lettre
il ne sait pas lire il a quatre ans
à quatre ans on ne sait pas lire
Thomas ne fait pas exception
contre-plongée noir et blanc pas de son
qui a frappé à la porte ?
c'est moi dit Thomas c'est Thomas
j'ai trouvé une lettre dans le sable
c'est sur la plage que je l'ai trouvée
il y a quelque chose d'écrit
forcément c'est une lettre
Kateb pêchait des oiseaux
il y avait son cousin
et aussi ce drôle d'oiseau
pourquoi ne le pêche-t-il pas
il lui parle comme à un homme
il y a cinquante-deux ballons
c'est une invention de Kateb
et il va se marier la semaine prochaine
est-ce que je peux lire la lettre ?
c'est moi qui l'ai trouvée
je peux la lire dans un an et un jour
c'est la loi je suis certain de ce que je dis
un an et un jour ce n'est pas long
j'aurai cinq ans et quelques jours
je saurai lire le style épistolaire
et après je lirai des romans d'aventures
parce que j'ai envie de vivre
je vivrai quand je saurai écrire
en attendant je demande l'aumône d'une lecture
mon nom Thomas âge cinq ans
je posséderai bientôt
la lettre que j'ai trouvée
vous n'avez pas le droit de la lire
quelqu'un l'a écrite pour quelqu'un
on ne connaît pas ces deux personnes
il y avait une femme nue sur la plage
elle faisait des simagrées
dans dix centimètres de ciel
moi je mesure quatre-vingts centimètres
je suis grand pour mon âge
et si j'avais un ballon gonflé à l'hélium
j'irais où je n'ai pas pied
et ce serait comme si le ciel était à moi
parce que je n'ai pas peur des oiseaux
qui me mordent les pieds
ils ne le font pas par méchanceté
c'est un jeu et il y a un gagnant
je ne connais pas les règles
je ne suis pas un oiseau
je connais bien une petite fille
mais elle n'a pas de ballon rouge
elle a un chewing-gum à la menthe
elle m'appelle Touma
c'est presque mon nom
— Touma tu veux jouer à la poupée
je sais que les garçons détestent ça
mais si c'est moi la poupée tu veux ?
— Je ne veux pas jouer à la poupée
même si c'est toi qui fait la poupée
je ne sais pas quoi dire à une poupée
on peut parler à une petite fille
même si on est un petit garçon
jouons plutôt à la petite fille
c'est un jeu de notre âge
et il n'y a pas de raison que je n'y joue pas
la lettre quelle lettre ?
— Ne fais pas l'innocent Thomas
tu as trouvé une lettre
et je veux la lire
donne-moi ce bout de papier
tu ne sais pas ce que ça coûte d'écrire
bien sûr tu ne sais pas écrire !
— Je sais écrire le nom des oiseaux : deux ailes.
— Tu vois bien que tu ne sais pas écrire
tu ne sais pas former le pluriel des noms
il n'y a qu'un « l » à l'oiseau
et un « x » quand ils sont plusieurs
deux par exemple c'est plusieurs
trois quatre dix cent mille c'est plusieurs
c'est comme ça que l'on compte
quand on sait l'orthographe
on peut aussi faire des mathématiques
mais ça n'est pas donné à tout le monde
il faut accepter de ne jamais diviser par zéro
il faut le jurer sur la tête de sa petite sœur
et il faut tenir sa parole de mathématicien
ce qui n'est pas facile je te le dis
d'avoir une parole quand on sait compter
— Ça alors, dit Thomas, c'est fort !
il faudrait mesurer trois mètres de haut
et peser vingt tonnes
jamais la nature ne le permettra
— Qu'est-ce que tu racontes ? fait Marie
qui s'appelle Marie
tu racontes des sornettes comme d'habitude
dans la vie il faut savoir écrire
écrire le nom des oiseaux par exemple
et il faut savoir compter
compter des oiseaux ce n'est pas facile
à cause des ailes qu'il faut multiplier
et de la vitesse qu'il faut soustraire
non vraiment tu n'as aucune chance
de devenir un savant un poète
tu ne sais même pas ce que tu veux devenir
Savoir Vouloir Devenir
elle parle bien cette petite fille
moi je veux bien jouer à la poupée
avec une petite fille très scientifique
qui sait vouloir devenir
qui veut savoir devenir
et qui devient ce qu'on veut sans le savoir
ou qui devient ce qu'on sait sans le vouloir
je jure de ne plus faire de fautes d'orthographe
et de mesurer mes mots avec un compas
je l'embrasserai sur la bouche
et je ne l'épouserai jamais
on n'épouse jamais son premier amour
et on ne l'oublie jamais
ça vaut bien une partie de poupée
— Qu'est-ce que tu fais de mes rêves ?
questionna Marie qui connaît la réponse
Thomas réfléchit un moment
parce que les rêves c'est sérieux
on ne joue pas avec les rêves
comme avec une poupée
on ne joue pas sans risque
au pays du sommeil
— Il y a ceux que je connais, dit Thomas
et ceux dont tu ne m'as jamais parlé
je peux répondre pour les uns
et rien pour les autres
ce n'est pas ma faute si tu es bavarde
d'ailleurs tu ne sauras rien de ma lettre.
— Ce n'est pas ta lettre, dit Marie
c'est la lettre que tu as trouvée
parce que quelqu'un l'a perdue
et qui ne la trouve pas
parce que tu ne sais pas lire ?
— Je sais lire les noms d'oiseaux
même ceux qui ont des fautes d'orthographe
même ceux qui ne savent pas compter
donne-moi un nom d'oiseau
et je te le lirai sans hésitation.
— Il n'est pas question de cela !
la seule question c'est la lettre que tu as trouvée
il n'est plus besoin de la chercher
mais comment le savoir
je me fiche que les oiseaux aient un nom
ça sert à quoi qu'ils en aient un
à voler ?
avec seulement deux ailes ?
arrête de me dire des bêtises
une lettre c'est plein de mots
quel dommage qu'on ne sache pas lire !
— C'est comme si on n'avait rien trouvé
dit Thomas en reluquant l'enveloppe
on va jouer à la poupée
et faire semblant de savoir lire
on dira que la lettre est celle d'un lointain cousin
qui fait des affaires dans un paysage sans ciel
et qui croit qu'on achète le bonheur
on lui répond que son prix sera le nôtre
et la réponse ne vient jamais
parce que c'est une question vraiment difficile
alors on a tout le temps de jouer à la poupée
et on finit par se marier
et on a beaucoup d'enfants
découpés en silhouettes dans du papier journal
et il y a un poêle dans la chambre à coucher
ce n'est pas une très bonne idée mais tant pis
ça brûle d'un coup les enfants de papier
mais c'est facile à fabriquer
alors on en fabrique quatre tonnes cinq cent cinquante
et vingt-trois grammes à deux grammes près
on aime la précision dans notre famille
— Il vaudrait mieux la remettre où tu l'as trouvée
c'est là qu'elle cherchera
une fois qu'elle en aura assez
de s'asperger de ciel et de sable
elle n'y verra que du feu
nous aussi parce qu'on ne sait pas lire
ce qui ne nous empêche pas d'avoir des idées
— Je préfère attendre un an et un jour
dit Thomas qui est têtu comme une mule
et qui a sacrément envie d'apprendre à lire
j'attendrai le temps qu'il faudra
mais je saurai de quoi il retourne
dans un prochain chapitre
levez la main et dites je le jure
il n'y a pas de raison de se rendre malade
la vie est belle et tu es une petite fille
c'est une chance que tu ne sois pas un garçon
parce que je t'aurais cassé la pipe.
— Pipe toi-même espèce de crapaud !
dit Marie en s'emparant de la lettre
attrape-moi si tu le peux crapaud-pipe !
— Rends-moi ma lettre, pleure Thomas
un an et un jour ce n'est pas long
c'est juste le prix que je peux payer
ça tombe bien tu ne crois pas ?
— Je crois que je vais rendre cette lettre
à la baigneuse qui t'a tourné la tête.
— Ma tête ne tourne pas, dit Thomas
j'aime les baigneuses mais pas à ce point
pour qui me prends-tu espèce de poupée
— Je te prends pour ce que tu es
un voleur de lettre
et un reluqueur de jolies filles
à ton âge c'est prometteur
— Ce que je te promets, crie Thomas
c'est de te mettre ma main sur la figure
rends-moi cette lettre je l'ai gagnée
j'ai joué et je l'ai gagnée
— Tu n'as rien gagné tu as volé
et puis tu as regardé sans demander
vraiment tu es plein de défauts
je ne sais pas comment je peux accepter
de jouer à la poupée avec un type pareil !
— C'est parce que tu aimes les voleurs
et tu aimerais qu'on te regarde
avec des yeux de voleur
— Tu dis ça pour me faire pleurer
je suis sûre que tu vas y réussir
j'ai la larme facile et tu le sais
— Je te ferai pleurer, dit Thomas
ou bien rends-moi ma lettre
rends-moi mon année et mon jour d'attente
rends-moi ce que j'ai reluqué toute l'après-midi !
— D'accord si on joue à la poupée, dit Marie
mais je ne veux pas être la poupée
— Tu feras ce que je te dirai un point c'est tout
dit Thomas en arrachant la lettre
des mains de la petite fille
qui a envie de pleurer
parce qu'on ne l'aime pas assez.
— Tu ne m'aimes pas comme je mérite
et puis tu peux bien en faire ce que tu veux
de la lettre que tu ne sais même pas lire
et de ta baigneuse qui se fiche de toi
ce qu'elle se fiche de toi
non mais ce qu'elle se fiche de toi
et toi tu es là comme un singe
qu'est-ce que tu veux imiter que tu ne sais pas ?
avec ta lettre qui m'enquiquine
et ta baigneuse qui n'est même pas belle !
Marie s'en va d'un coup
comme si elle avait fondu
et il ne reste plus que le décor de carton
il tourne le dos au public
il n'entend pas les applaudissements
— Eh ! dit la baigneuse qui s'appelle Saïda
le spectacle est fini
c'est l'heure de rentrer à la maison
espèce de petit cochon !
elle s'habille à toute vitesse
la chair apparaît entre deux plis
elle rit en s'habillant
et elle le traite de petit cochon
— J'aime les petits cochons, dit-elle
mais seulement les roses
toi tu es tout bleu
tu as l'air malade
eh regarde-moi un peu dans les yeux
cochon de petit cochon bleu !
il la regarde dans les yeux
ce n'est pas facile
il y a tellement de choses à regarder
et elle est tellement grande
et sa robe est tellement petite
— J'ai trouvé la lettre dans le sable
dit-il très vite pour ne pas se tromper
et risquer de parler d'autre chose
— Ma lettre ! comment sais-tu que c'est ma lettre
il n'y a pas écrit mon nom dessus
donne-la moi que je vérifie
tu es un petit cochon bleu
je ne crois que les cochons roses
donne-la-moi petit cochon bleu
je vais te dire si c'est la mienne
elle examine la lettre entre ses doigts de nacre
elle a une manière de parler des cochons
vraiment étrange
le bleu c'est pour les garçons
le rose pour les filles
les cochons roses sont des cochons
qui se sont trompés de couleur
on n'a pas idée de s'habiller en rose
quand on aime les filles !
— C'est ma lettre, dit-elle
et maintenant on dirait qu'elle a peur
elle fourre la lettre dans une poche
de la robe pas encore fermée
et elle ferme la robe
son corps est encore dégoulinant de ciel
il y a des gouttes qui perlent sous ses pieds
il regarde les pieds
et il se met à les aimer
il commence par aimer les pieds
il est petit c'est un enfant
les pieds sont tout près de lui
elle a des seins bien sûr
et un joli joli d'une certaine dimension
un derrière vraiment énorme
avec deux fesses qui se ressemblent
elle a des jambes si longues
et des bras parfaitement symétriques
il faut penser aux mathématiques
et ne pas faire de fautes d'orthographe
quand on se met à aimer deux pieds
qui appartiennent à la même personne
un et un deux et un trois et un cinq
je me suis trompé d'exercice
je n'aime pas la géographie
et je n'aime pas les histoires
je vais me faire taper sur les doigts
je ne sais pas ma leçon
— Tu as combien d'enfants ?
demande Thomas d'une petite voix
ou plus exactement
posons le problème d'une autre manière
un et un ça fait deux
et tu le multiplies par combien
pour obtenir le nombre d'enfants qui te fait rêver ?
— Je n'ai pas d'enfant, dit Saïda
et je suis à peine une femme
trop jeune pour être ta mère
mais juste l'âge qu'il faut
pour épouser l'homme que j'aime.
— Je le connais, dit Thomas
tout heureux de savoir quelque chose de certain
c'est le pêcheur d'oiseaux sauf un
il pêche tous les oiseaux moins un
il n'est pas fort en mathématiques
tout moins un ça fait tout
ce n'est pas difficile à retenir
difficile à comprendre c'est vrai
que c'est difficile de comprendre
comment le monde est devenu ce qu'il est.
— Gentil petit cochon bleu
dit Saïda, tu deviendras rose
un de ces jours que dieu fait !
— Je ne veux pas devenir rose
et puis je ne crois pas en dieu
il ne manquerait plus que ça
que je me trompe de chemin
tant sur la question de l'esprit
que sur celle non moins essentielle du sexe
j'ai un sexe et je veux m'en servir.
— Oh ! mais je ne voulais pas te vexer
le bleu te va très bien
mais pour ce qui est de ton sexe
laisse-moi rire il est un peu petit
il n'est vraiment pas à la mesure de tes ambitions
c'est le moins qu'on puisse dire
— Je ne sais pas ce qui me retient
dit Thomas en pleurant de rage
non vraiment je ne sais pas
ce qui me retient de te mordre les pieds !
— Je ne peux pas répondre à ta place
aux questions que tu te poses, dit Saïda
débrouille-toi avec tes problèmes de couleur
moi j'ai un problème de lettre
et je n'ai pas encore la réponse.
— Dire qu'il suffisait d'un an et un jour
dit Thomas en hoquetant
un an et un jour d'attente
et j'étais assez grand pour t'aimer.
— Dans un an et un jour mon petit
je serai mariée et j'aurai un enfant
plus petit que toi et pas aussi cochon
je serai heureuse
et tu m'auras oubliée
n'oublie pas que les enfants ont la mémoire courte
— Ce n'est pas un problème de mémoire mais de sexe !
tu mélanges tout pour que ce soit noir
mais je sais bien à quel jeu tu joues
c'est parce que je t'aime et que je te la rends
cette lettre trouvée cette lettre pas lue
ce que je regrette ma couleur et mon âge !
— Ne pleure pas, petit cochon bleu
sinon tu deviendras rose
et tu ne pourras pas m'aimer !
— C'est que ma couleur te plaît !
le bleu me va bien n'est-ce pas
c'est juste la couleur qu'il me faut
et j'aime tellement tes pieds !
je ne peux pas attendre un an et un jour
il faut que je t'aime tout de suite
tu te marieras après
il n'y verra que du feu
il n'a pas le sens des couleurs
c'est vraiment le jour ou jamais !
— Alors c'est jamais non mais !
tu te prends pour qui espèce de cochon
laisse mes pieds tranquilles
ne bave pas dessus
j'ai le droit d'aimer — qui je veux.
— Mais moi aussi mon amour
j'ai le droit d'aimer qui je veux
et c'est toi que j'aime pas une autre.
— D'accord pour l'amour, dit Saïda
mais laisse mes pieds tranquilles
ce n'est pas une façon d'aimer
ce n'est pas comme ça qu'on aime les femmes
je sais ce qu'il faut faire
je l'ai lu dans la lettre
je sais tout et je vais te montrer.
— Quoi ! tu as lu la lettre !
Tu veux me faire croire
que tu as lu la lettre !
Je ne te crois pas tu n'as rien lu du tout
moi c'est tes pieds que j'aime rien d'autre
pour le reste on verra après
on a toute la vie
on a bien le temps de mourir.
— Bon c'est vrai je n'ai pas lu la lettre
je ne sais même pas ce qu'il y a d'écrit
des choses qui ne me regardent pas
et c'est un ou une destinataire je ne sais pas
il est tard ce n'est pas le moment
de s'amuser avec nos pieds
tu peux m'accompagner si tu veux
c'est de l'autre côté du village
on parlera d'amour si ça te fait plaisir
— Plaisir, je ne sais pas
mais on en parlera, dit Thomas
en haussant les épaules.
ils s'engagèrent dans la rue principale
Thomas tenait un bout de robe
et Saïda avait l'air d'être très amoureuse
elle avait des pieds comment dire des pieds
des pieds tellement beaux tellement proches
des pieds faits pour l'amour
des pieds avec cinq doigts un talon une plante
des pieds de femme quoi de beaux pieds
on aime ou on n'aime pas c'est vrai
il aurait pu y déposer un baiser
elle aurait trouvé cela très charmant
et puis il aurait léché les doigts un par un
et elle aurait trouvé cela très amusant
mordu la plante et le talon
trouvé tout ça très excitant
je t'aime parce que tu as de beaux pieds
finit-il par dire en reprenant son souffle
tandis qu'ils traversaient la grande place
où le comité des fêtes arrangeait des banderoles
il y avait aussi des ballons gonflés à l'hélium
et des petites filles suspendues en l'air
et un haut-parleur annonçait la nouvelle
quelle nouvelle il n'en savait rien
tout le monde était heureux et le faisait savoir
moi je serais heureux, pensa-t-il
s'il n'y avait pas ces pieds et mon amour
ce n'est pas que je suis malheureux
mais elle pourrait avoir un mot gentil
même deux plus un multiplié par quatre
il est interdit de diviser par zéro
mais en matière d'amour on fait ce qu'on veut
on n'est pas obligé de faire des mathématiques
et on peut dire je tème au lieu de je t'aime
ça ne change rien au fait qu'on s'aime
mais comme je suis seul à aimer
avec deux pieds ça fait trois
et les comptes sont justes et bien écrits.
on ne va pas se disputer pour si peu
non vraiment ça ne vaut pas le coup
d'autant qu'avec mes deux pieds ça fait cinq
c'est beaucoup trop pour que l'amour existe
— On est bientôt arrivé, dit Saïda
enfin, si je ne me trompe pas
tu as l'air très fatigué petit cochon bleu
on va s'arrêter un moment pour respirer
— Je ne suis pas fatigué, dit Thomas
j'essayais simplement de faire un poème
mais tes pieds ne m'ont pas inspiré
ça veut peut-être dire que je ne t'aime pas
que je me trompe quand je parle d'amour
ça n'aurait rien d'étonnant n'est-ce pas
je suis petit et ma couleur ne te plaît pas
— Qu'est-ce que tu me racontes, petit cochon bleu ?
un poème au sujet de mes pieds !
il y a quelque chose qui ne va pas dans ta tête
on n'écrit pas ce genre de poème quand on aime
tu aurais pu parler de mon regard
de mes bras de mon cou de notre avenir
voilà de beaux sujets pour faire des chansons
tu as besoin de te reposer un peu
arrêtons-nous dans ce jardin
il y a de l'ombre c'est ce qu'il te faut
manges-tu à ta faim au moins ?
tu vois des étoiles quand tu regardes
et même quand tu ne regardes pas ?
c'est que tu es malade petit cochon bleu
— Malade ! malade d'amour oui !
mourir tes beaux pieds d'amour me font !
— Oublie mes pieds et oublie-moi un peu
il faut que tu apprennes les mathématiques
c'est bon pour la santé et aussi pour l'amour
— Et pourquoi pas la course à pied !
Je me ferai infatigable voyageur
et je connaîtrai le nom de toutes les plantes
il n'y a pas que les oiseaux dans la vie
et puis il n'y aurait plus de couleurs sans les fleurs
les oiseaux seraient un film en noir et blanc
et ce serait triste comme l'époque
où le cinéma n'existait pas
quand je pense à cette époque-là
et quand je pense aux oiseaux qui y chantaient
et aux pauvres pêcheurs qui se les coltinaient !
tiens c'est un bouquet de fleurs
j'espère que les couleurs sentent bon
— Tu es si mignon, dit Saïda
en serrant le bouquet contre sa poitrine
tu es mignon comme tous les petits cochons bleus
— Je croyais que c'étaient de sales petits cochons cochons
— Je n'ai jamais dit ça
je préfère les roses c'est tout.
— Ce sont des renoncules des bugles des pissenlits
c'est beau c'est jaune et bleu et ça sent bon
je t'offrirais un agaric si j'en avais un sous la main.
— Mais voilà il n'y en a pas !
— Tu voulais un agaric ? dit Thomas
désolé que ce ne soit pas l'époque.
— Oui, je voulais un agaric
j'aime les fleurs des champs
mais je préfère les champignons
C'était pourtant un beau bouquet
il y avait mis aussi un peu de persil
deux brins d'herbes sèches
et un os de salamandre
il n'y avait pas d'agaric
ça ne s'invente pas un agaric
ça se trouve ou ça ne se trouve pas
il aurait pu mettre fin à cette histoire d'amour
répandre le bouquet à ses pieds
additionner trois mots pour faire une phrase
mais c'était plus fort que lui
elle avait les plus beaux pieds du monde
et il n'y pouvait rien
il ne dit rien quand elle s'en alla
elle avait ajusté les plis de sa robe
et elle n'avait pas oublié le bouquet de fleurs
elle avait laissé sa trace dans l'herbe chaude
et il y respirait d'incroyables odeurs
qui avaient la couleur de quelque chose
qui ne pouvait être que de l'amour
il vit le chapeau s'approcher de lui
c'était un chapeau de feutre gris
avec des bords bien retournés
un chapeau pas très neuf mais portable
il s'était approché en sifflotant un air à la mode
c'était un chapeau qui en savait long
sur les mœurs de son temps
un chapeau très chapeau
et pas fier de l'être
un chapeau comme il faut
avec un air pas distingué mais propre
c'est important la propreté pour un chapeau qui parle
parce qu'il parle oui pourquoi pas ?
on a fait beaucoup parler ces temps-ci
pourquoi pas un chapeau libre de ses mouvements
il se déplace il siffle il parle
il a de la personnalité
il est un peu surprenant
forcément c'est un chapeau
c'est peut-être le premier chapeau parlant
on ne sait pas on n'a pas tout vu
en tout cas il s'approche de Thomas
et s'adresse à lui en ces termes :
— Bonjour petit homme ou petit oiseau
tu m'excuseras si je me trompe
mais je ne sais pas bien ma grammaire
je n'ai pas été longtemps à l'école
et ça explique bien des choses
je te serais gré si tu voulais bien
m'indiquer le chemin de la Grande Citerne
je ne vois plus comme j'ai vu
et dans ce pays où tant de choses sont à l'envers
on n'a pas retrouvé les panneaux de signalisation
afin que des personnes atteintes de mon infirmité
puissent se rendre où ça leur plaît d'aller.
Un peu étonné mais pas plus
Thomas soulève le chapeau
il n'y a rien dedans c'est un chapeau vide !
— Remets mon chapeau sur ma tête !
crie le chapeau qui parle de lui-même
comme s'il s'agissait d'une autre personne
je n'ai pas envie d'attraper un coup de soleil.
— Un coup de soleil sur ta tête, chapeau !
mais elle est où ta tête ?
— Où est ma tête ? Sur mes épaules !
Où donc est la tienne ? sur tes épaules
nous sommes tous faits de la même manière
un tronc deux bras deux jambes une tête
et sur ma tête il y a un chapeau
sauf quand tu te permets de l'enlever
ce qui me fait courir le risque
d'attraper un coup de soleil.
— J'ai besoin de réfléchir tout d'un coup !
murmure Thomas en se grattant le menton
ce chapeau est posé sur une tête que je ne vois pas
il y a une solution à ce problème
ce chapeau est posé sur la terre
c'est-à-dire sur la tête de quelqu'un
qui a deux bras deux jambes un tronc
et la terre est une tête comme une autre.
je suis ravi de faire votre connaissance
et je m'excuse de vous marcher dessus
dit Thomas en remettant le chapeau à la place
et il ajoute avec malice :
en voilà un bien petit chapeau
pour une tête aussi énorme !
— D'abord je n'ai pas une tête énorme
et mon chapeau est trop grand
c'est un chapeau d'occasion
c'était à prendre ou à laisser
on n'a pas toujours le choix
mais on a toujours la même tête.
— Je ne comprends rien de ce qui m'arrive
dit Thomas un peu effrayé
par ce qu'il venait d'entendre.
— La terre n'est donc pas ta tête ?
— C'est la tête d'un autre, pas la mienne
dit le chapeau en tremblotant
je te présente mon chapeau
à défaut de pouvoir me présenter moi-même
— Mais où es-tu, que je ne te vois ?
— Je suis sous terre, dit le chapeau
c'est comme ça on ne discute pas
d'habitude ce sont les morts qui vivent sous terre
c'est là qu'on les met quand ils sont morts
moi je ne suis pas mort et je suis enterré
c'est la faute à ce foutu monde !
toi tu marches sur la terre
comme tous les gens normaux
moi je marche dessous
et je crains les coups de soleil !
— Ce qui explique le chapeau ! s'écrie Thomas
il n'y aurait pas de chapeau
s'il n'y avait pas les coups de soleil
je comprends ce que tu veux me dire
c'est beaucoup plus facile à comprendre que l'amour
tu en sais des choses toi sur l'amour ?
— Ici c'est autre chose, dit le chapeau
mais au fond c'est la même chose
quelquefois on croise des morts
mais ils ne sont pas dangereux
ce sont des oiseaux souterrains
et leur vol est quelquefois beau
heureusement j'ai un chapeau
et je me fais connaître dans le monde
je regrette de ne pas te voir
est-ce que tu es un voleur de chapeaux ?
— Non, dit Thomas, je suis un enfant
je ne savais pas qu'il existait des voleurs de chapeaux
— S'il existe des voleurs de chapeaux !
C'est une question que tu me poses ?
Il y a aussi des voleurs de chapeaux
c'est tout ce que tu voulais savoir ?
— Il y a un tas de choses que je voudrais savoir
mais nous ne sommes pas du même monde
tant pis ce sera pour une autre fois
j'espère qu'elle a porté la lettre
ce doit être une lettre importante
il y a des lettres aussi sous terre ?
— Seulement des majuscules
et une seule par phrase
on n'a pas de temps à perdre
je me demande d'ailleurs si au fond
tu n'es pas un voleur de chapeaux
— Et moi je me demande si au fond
tu n'es pas seulement un chapeau.
Et Thomas donne un coup de pied dans le chapeau
que le vent emporte loin dans la mer
il n'entend pas ce que dit le chapeau
à propos des coups de soleil
il pense à la lettre qu'il aurait pu lire
s'il n'avait pas manqué d'informations
elle était partie comme ça d'un coup
elle n'avait pas oublié le bouquet de fleurs
et maintenant elle était peut-être
sur le chemin du retour
c'est-à-dire sur le même chemin
mais dans l'autre sens
il décida de l'attendre à l'endroit même
où son corps avait couché les herbes
il respira l'odeur de l'herbe
et il trouva cela très excitant
tellement excitant qu'il s'endormit
en revenant de l'autre bout du village
elle vit le petit cochon bleu sur le bord de la route
il était endormi et suçait son mouchoir
il avait la couleur du ciel
et un grain de beauté sur la joue gauche
ce qu'il est mignon, pensa-t-elle très émue
car le petit cochon bleu
savait émouvoir les grandes filles
il faudra que j'en mette un dans mon jardin
ça amusera les enfants
ça les aidera à grandir
il faudra que je trouve un petit cochon rose
c'est plus rare mais ça se trouve
en tout cas c'est nécessaire
on ne me reprochera pas
de ne pas faire ce qu'il faut
petit cochon bleu
petit cochon rose
il y a deux cochons
dans le jardin de mon père
et je les aime tous les deux
chantait Saïda sur le chemin du retour
petit cochon bleu
tu as les mains bleues
petit cochon rose
tu as les yeux roses
les mains bleues et les yeux roses ?
mon dieu mon dieu
mais que va penser mon père !
petit cochon bleu
dis-lui la vérité
petit cochon rose
ne me cache rien
petit cochon bleu
petit cochon rose
le bleu est une couleur
le rose est une chanson
j'ai vraiment de la chance
papa ne m'en veut pas !
Pierre lui avait parlé
de son projet d'élevage de baleines
c'était un projet un peu insensé
mais ça avait l'air de tenir le coup
bien sûr personne n'avait jamais élevé des baleines
et l'étude technique laissait un peu à désirer
il y avait pas mal de questions sans réponses
et c'est le genre de chose qui peut inspirer de la crainte
à juste titre quand on est un banquier
il n'y aurait pas de banquier dans l'affaire
il y aurait des amis un point c'est tout
il y avait un marché formidable
pour le lait de baleine
et le conditionnement ne posait aucun problème
puisqu'il existait des structures efficaces
pour le lait des vaches ou des chèvres
non vraiment l'idée lui plaisait bien
ce ne serait plus tout à fait des baleines
parce qu'on a du mal à imaginer
de majestueuses baleines dans un enclos
mais une fois réalisée la chose
on y verrait certainement un peu de poésie
après tout on ne leur coupait pas le cou
c'était vraiment une affaire intéressante
et Pierre avait bien pensé chaque détail
enfin presque chaque détail
parce qu'il restait deux ou trois problèmes à résoudre
et on ne peut pas raisonnablement
se lancer dans une affaire de cette importance
si on n'a pas la réponse à ce genre de problème
mais même si on avait eu ces réponses
le gosse aurait continué de poser ses sacrées questions
et de toute façon il fallait perdre du temps
à inventer des réponses
qui obtenaient son acquiescement
ou pire qui reposaient d'autres questions
encore plus embarrassantes
merde ce que c'est chiant un gosse
quand ça se met à poser des questions
qui n'ont rien à voir avec la réalité
mais enfin un gosse est un gosse
il faut bien qu'il vive sa vie et cetera
vous comprenez un peu ce que je veux dire
du genre : pourquoi la mer ne nous tombe pas sur la tête
comment elle fait pour tenir dans le ciel ?
— On te dit que ce n'est pas dans le ciel qu'elle tient
d'ailleurs elle ne tient pas
elle est en l'air, je dis d'un air savant que je ne peux pas avoir
— Donc dans le ciel, dit le gosse pensif
l'air est dans le ciel et la mer est en l'air
donc dans le ciel, dit ce sacré gosse
que si j'en avais deux
je lui ferais sa fête
et on n'en parlerait plus
de cette mer qui ne tombe pas
pourquoi elle ne tombe pas
est-ce que je sais ? c'est la mer
pourquoi veux-tu qu'elle nous tombe sur la tête ?
imagine un peu que ça se passe comme tu dis
bon mettons elle nous tombe dessus
c'est-à-dire sur la terre et dans le ciel
et alors où est le problème ?
— Il y a combien de mers un peu beaucoup ?
— Putain de gosse ! où est ma mère !
Je veux retourner d'où je viens
bien sûr la première fois qu'on vous pose ce genre de question
ça vous fait marrer un bon coup
et vous vous dites que c'est un sacré gosse
et qu'il est cabochard comme son père
voilà ce que vous vous dites la première fois
la deuxième fois vous allumez une cigarette
parce que vous vous dites que ce serait vraiment chouette
de trouver une réponse satisfaisante
enfin une réponse qui satisfait
la curiosité de ce fils de mes deux
qui commence à nous les raboter
et puis il y a une troisième fois
parce que forcément vous n'avez rien répondu
alors le type vous en veut
et en plus il vous prend pour un con
mais pas pour un petit con si vous voyez ce que je veux dire
la nième fois il faut que ça pète :
— Dis donc, fiston, si on allait à la pêche ?
toi et moi comme deux copains.
— Moi je veux bien, dit le gosse
mais est-ce qu'elle voudra, elle.
— Ta mère n'est plus de ce monde, petit
elle a tourné de l'œil depuis longtemps.
— Moi je me demande pourquoi elle ne tombe pas.
On ne tue pas sa propre chair !
moi je me demande ce que vaut cette loi
le type qui a fabriqué cette loi
et tous les types qui l'ont approuvée
ils n'avaient pas un fils pour poser des questions
ou alors ils ne l'aimaient pas comme j'aime le mien
sacré gosse ! il sait ce qu'il veut
ça lui passera enfin j'espère
imaginez qu'on se pose ce genre de question à notre âge !
dis chérie elle va nous tomber dessus la mer
comment voulez-vous vous faire aimer
avec ce genre de questions pas idoines ?
non, je suis sûr que ça lui passera
curieux que ça ne soit pas passé pour moi
ça s'est passé comment pour moi ?
j'avoue que je ne sais plus trop
je devais être un sacré gosse
on est une sacrée lignée de sacrés gosses
remarquez que sa mère était un peu marteau
je veux dire qu'elle se tapait souvent sur la tête
enfin on est-ce qu'on est
et on épouse ce qui arrive
le fait est que Pierre en avait un sacré caillou
il avait calculé tout ça au millimètre près
à part deux ou trois choses dont il disait :
je n'ai pas de réponse à cette question
alors de deux choses l'une
ou bien la réponse coûte pas mal d'argent
ou bien elle ne coûte rien
on paiera ou on ne paiera pas
est-ce que c'est vraiment important ?
présenté comme ça non pas important
pas négligeable non plus
simplement on pouvait se passer
de réponse dont on ne connaissait pas le prix
le gosse lui connaissait le prix
il regardait la mer avec un drôle d'air
et il calculait le prix que ça coûterait
sans doute le plongeon et comment revenir
en cas de pépin
il attacha les lignes tout le long du plat bord
et avec le gosse ils s'appliquèrent
à leur donner un mouvement de bas en haut
cinquante centimètres pas plus, disait Felix
au bout il y a cinq crochets
et le plomb est tout ficelé de fils de couleurs
on fera une bonne pêche tu verras
c'est simple comme le bonjour
et demain tu pourras me poser
toutes les sacrées questions que tu voudras
au sujet de la mer et au sujet des filles
je préfère le sujet des filles
je connais mieux ce sacré sujet
oh ne vas pas croire que je sais tout
mais ce que je ne sais pas
n'est pas la réponse à une question
sur ce machin-là il n'y a pas de question
c'est un chouette moment à passer
et on le passe sans question
c'est ça qui est chouette
essaye un peu si l'occasion se présente
tu verras à un moment donné
tu ne te poses plus de questions
je crois que c'est à ce moment-là qu'on vit
ouais c'est là qu'il y a toute la vie
maintenant qu'on en parle vois-tu
je me demande si ce n'est pas là toute la vie
ce n'est pas une question
ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit
essaye et tu m'en diras des nouvelles
c'est un sujet dont on peut parler tous les jours
là je crois que je pourrais supporter
et puis peut-être que quand ce sera ton tour
tu ne te demanderas plus si la mer ceci
et si la mer cela et si l'infini et si je ne sais pas quoi
sacré bon dieu je crois bien que j'ai raison !
le gosse regardait son père en souriant
il avait un père marrant
ce n'est pas donné à tout le monde
maintenant il allait se lancer dans une drôle d'affaire
qui lui coûterait la peau des fesses
et il expliquerait sa faillite
avec des arguments tellement marrants
qu'il ne verrait pas le prochain mauvais coup
et ça lui arriverait de la même manière
le gosse aimait pêcher dans la barque
quelquefois il pêchait sur les rochers
c'était bien aussi mais pas aussi bien
il pouvait sentir la mer sous lui
elle respirait doucement et la barque roulait
et il n'avait pas mal au cœur
il se sentait bien
c'était un vrai plaisir
— Je sais ce que tu vas me demander
dit son père tout d'un coup
dans ce monde détraqué
qui ne veut plus fonctionner normalement
je ne dis pas que tu as tort de poser ces questions
il faut des questions
que le monde soit détraqué ou pas
on construit sa vie sur des réponses
alors forcément il faut poser les questions
et tu poses les tiennes parce que ce sont les tiennes
et je n'ai pas toutes les réponses pour cette raison
et je sais bien qu'il y a de mauvaises questions !
de ces sacrées non de dieu de questions
qui te font tourner en bourrique
c'est qu'il y a des réponses sans questions tu comprends ?
il y a des réponses qui tiennent toutes seules
pas besoin de questions pour qu'elles tiennent en l'air
elles ne nous tombent pas sur la tête
par exemple si tu dis enfin si tu demandes :
est-ce que dieu existe ?
et bien ce n'est pas une question
c'est une réponse : dieu existe
on peut dire aussi : est-ce que dieu n'existe pas ?
là il faut répondre oui ou non parce que c'est une question
et tu réponds par exemple :
oui dieu n'existe pas
ou bien : non dieu n'existe pas
ce qui ne veut rien dire
parce que : qu'il existe ou non
il n'y aurait qu'une question de valable :
est-ce que dieu existe ?
mais ce n'est pas une question, c'est une réponse
est-ce que tu comprends que c'est une réponse ?
Le gosse n'avait pas l'air de comprendre
quand je me mets à débiter ce genre de truc
personne ne comprend ce que j'ai voulu dire
alors il n'y a aucune raison pour que le gosse fasse mieux
que ce tas d'incapables qui traînent la savate
en attendant que ça leur tombe dans la gueule !
Felix aimait ce genre de conclusion
c'était une chute de grande valeur
d'un point de vue scénique bien sûr
il y avait des mots qui roulaient bien sous la langue
et ils rouleraient comme il faut
le rideau tomberait d'un coup
sur la dernière syllabe
il retiendrait sa respiration
et un machiniste quelconque actionnerait
l'interrupteur électrique
et il sentirait la lumière lui chauffer la nuque
juste au moment où les applaudissements
commenceraient de naître de l'autre côté du rideau —
il commanda une deuxième bière
et humecta ses lèvres dans la mousse.
Le gosse jouait bien aussi
il avait une bonne voix
elle était sonore et juste
et il comprenait son rôle
il avait peut-être du talent
en tout cas c'était une réplique de qualité
la pièce était bonne aussi
et son rôle avait beaucoup de grandeur
c'était important cette grandeur
et le gosse pour s'appliquer à la mettre en valeur
et une pièce qui tenait debout
le public ne s'y trompait pas
il avait son compte de larmes et de rires
sans compter la secrète admiration pour les comédiens
c'est là le véritable mobile du théâtre.
il n'y en a pas d'autres au fond.
Les représentations commenceraient demain
aujourd'hui c'était jour de fête
et le théâtre faisait relâche
il y avait des affiches partout dans le village
et les gens s'arrêtaient pour les déchiffrer
c'était un signe avant-coureur du succès
la pièce avait eu du succès un sacré succès
partout où ils l'avaient jouée
il n'y avait pas de raison qu'il en fût autrement ici
c'était un village bien organisé et propre
il y avait de la lumière
et l'ombre était calculée
les gens parlaient beaucoup dans la rue
et ils souriaient en se regardant
il n'y avait pas de raison de ne pas être heureux
et c'était jour de fête aujourd'hui
on avait ajouté de la couleur à la couleur de tous les jours
et la bière était bonne et fraîche et parfumée
c'était la quatrième ou la cinquième
et son cerveau ne fonctionnait plus normalement
c'était jour de fête aujourd'hui
et il n'y avait aucune raison de ne pas la faire avec tous
il allait d'abord se saouler
c'était une bonne manière de manifester sa joie
ensuite il imiterait ses voisins les plus proches
il n'y avait pas de raison de se faire remarquer
c'était comme ça qu'il allait faire
et demain il serait frais et dispos
pour la première représentation dans ce village
c'était important la première
les suivantes n'étaient que des imitations
il n'y avait pas de raison de passer à côté
il irait tout droit de sa propre personnalité
au rôle qui lui était confié
et puis il sortirait de son rôle
pour saluer le public émerveillé
et puis il irait boire autant de bières qu'il pourrait
il n'y avait pas de raison de ne pas boire
c'était comme ça et pas autrement
la bière était fraîche et parfumée
et c'était exactement ce qu'il lui fallait
pourquoi aurait-il cherché autre chose
il avait de quoi payer
et il tenait le coup
personne ne le ramènerait chez lui
il n'y avait pas de raison
il rentrerait sur ses deux jambes
et il n'y aurait personne pour le soutenir
il dormirait comme un enfant
et demain il serait frais et dispos
il savait exactement ce qu'il avait à faire
il n'y avait aucune raison pour qu'il s'étonnât
si quelque chose avait changé dans sa vie
d'abord il crut qu'on avait placé un miroir devant lui
et il se mit à rire
en précisant que c'était une bonne farce
mais qu'il n'était pas saoul au point
de se laisser prendre à ce genre de plaisanterie
son reflet s'abstint de rire
il lui tournait le dos maintenant
il se dit qu'un reflet fait toujours face
qu'il est impossible de retourner un reflet
excepté s'il y a plusieurs miroirs qui jouent
il pensa qu'ils avaient vraiment mis le paquet
et que la farce était mieux qu'une bonne farce
c'était un jeu savamment étudié
et il n'était donc pas au bout de sa surprise
il leva la main pour se saluer
mais le reflet ne lui répondit pas
ce qui n'avait rien d'étrange
parce qu'à moins d'un jeu de miroirs
particulièrement compliqué et onéreux
il n'avait pas pu voir qu'il l'avait salué
et c'était la seule raison valable
il n'y en avait pas d'autre
alors il l'appela par son propre nom
sachant qu'il y avait peu de chance
pour qu'ils portassent le même nom
en effet l'autre ne répondit pas
mais il l'entendit commander une bière
ce qui le détendit un peu
parce qu'il avait eu peur un moment
que la farce tournât à son désavantage.
l'autre siffla la bière rapidement
et il avait encore de la mousse sur la moustache
lorsqu'il commanda la seconde bière
et Felix n'avait plus envie de boire
il regrettait même d'avoir bu
maintenant qu'il avait besoin de tous ses esprits
il aurait pu analyser la situation
avec un maximum de clarté
et convaincre cet inexact reflet
de retourner à son image
ce qui eut été tout de même plus commode
pour continuer la soirée avec le même bonheur
mais seulement voilà il avait bu
pas plus que de raison mais il avait bu
et c'était suffisant pour rendre la situation inconfortable
et il se mit à rouspéter contre cet étalage de bonheur
qui se répandait autour de lui
en autant de couleurs et de sons
le reflet n'était pas un reflet
il n'y avait pas de miroir
et personne ne lui avait fait une farce
d'ailleurs qui s'en serait avisé
jusqu'à demain il était inconnu
et personne n'aurait osé tromper un inconnu
en tout cas pas de cette façon
le reflet était un autre homme
et il avait un nom
il buvait de la bière
et il ne pouvait pas voir son visage
il n'avait pas l'air franchement heureux
il buvait comme s'il se préparait
à affronter quelque chose vers quoi il allait
il buvait peut-être pour se donner du courage
parce que la chose en question était terrifiante
ou qu'en tout cas il fallait une certaine dose de courage
pour la regarder bien en face
c'était exactement comme un nouveau public
dont on ne sait pas s'il est venu
pour la même raison que vous
Felix frissonna en pensant
qu'il n'aurait peut-être pas dû boire autant
l'autre était son exact reflet
une image parfaite et dans le même sens
c'était lui-même en face de lui
et il trouva cela très amusant
parce qu'au fond très ordinaire
ce n'était en tout cas pas plus extraordinaire
qu'un véritable reflet dans un vrai miroir
ça arrive et la surprise n'est pas
aussi grande qu'on l'aurait souhaité
bien sûr on n'a rien souhaité
parce qu'on ne savait pas
et si on avait su
on n'y aurait pas cru
ce type c'est moi-même exactement
s'amusa-t-il à penser
c'est le comédien qui joue mon personnage
donc il faut supposer qu'il connaît le rôle
il y a aussi l'inévitable coup de théâtre
sans quoi il n'y a plus de théâtre
et le dénouement impeccable qui met fin
le moment où le personnage n'existe plus
prêt à revivre si c'est possible
c'est-à-dire si le public le veut bien.
l'autre continuait de boire
sans se douter qu'il faisait l'objet
d'une attention particulièrement fiévreuse
Felix sentait sa chair se tétaniser
il luttait fébrilement contre les effets de l'alcool
mais ses sens s'évaporaient lentement
il perdait le contrôle de sa personne
il n'osait plus le moindre mouvement
en fait il économisait son énergie
et il se réservait l'inévitable regard
par quoi il commencerait d'exister pour l'autre
mais il ne se passait rien
et ses yeux étaient lourds et fumeux
et il avait du mal à les garder ouverts
aussi il éprouva une profonde frayeur
lorsqu'il s'aperçut que l'autre avait disparu
le garçon ramassait les verres
et la chaise était de travers
dans le sens où il était parti
Felix jeta un regard éperdu dans cette direction
et il ne vit que la foule
il ne rencontra que des rires insignifiants
et des regards qui ne cherchaient pas à le voir
il se leva brusquement
sa tête lui fit très mal
à tel point qu'il crut s'évanouir
mais l'alcool avait moins d'effet maintenant
il voyait les choses plus clairement
il n'était pas loin de recouvrer ses sens
et il s'éloigna de la terrasse du café
pour se mêler à la foule
à l'endroit même que lui désignait
son sens de la déduction
pendant ce temps le double de Felix
avançait dans une foule moins dense
et comme il s'arrêtait devant la vitrine
d'une marchande de fleurs
le gosse vint à sa rencontre
et il se demanda pourquoi
il était maintenant planté à son côté
dans une allure nonchalante
et le regard parcourant les bouquets
parmi lesquels il avait peut-être l'intention de faire un choix
l'homme lui montra un bouquet de tulipes
et le gosse secoua la tête pour dire non :
— Il paraît que les fleurs ont un langage, dit il
tu le connais toi le langage des fleurs ?
— Ce n'est pas exactement leur langage
dit l'homme qui croyait tout expliquer
moi j'aime les tulipes
non pas à cause de leur forme
qui ne m'intéresse pas le moins du monde
ni à cause de la couleur
ni même de la matière
mais simplement parce que leur nom me plaît
tulipe moi je trouve ça très joli
alors je pense qu'un bouquet de tulipes lui plaira
parce qu'elle comprendra sans qu'on lui explique.
— Ça m'étonnerait, dit le gosse
qui en savait long sur les femmes
moi ce qui m'inspire dans les fleurs c'est l'odeur
je ferme les yeux pour ne pas voir
je ne sais même pas de quelle fleur il s'agit
elle peut bien s'appeler de n'importe quel nom
mais l'odeur c'est la présence certaine
je lui offrirai l'odeur qui me plaît
et alors elle comprendra
et je ne lui expliquerai rien
— C'est une façon de voir les choses.
dit l'homme un peu déçu
je te trouve un peu bizarre comme enfant.
— C'est que j'ai un trou de mémoire
dit l'enfant en riant
tu devrais m'aider un peu !
— Mais je ne sais pas ce que tu veux dire
dit l'homme maintenant amusé,
comment veux-tu que je t'aide !
— Ah ! tu ne connais pas ton rôle
et tu veux prendre la vedette !
j'en ai assez d'être ton faire-valoir
il n'y a qu'une vedette sur cette scène
et je vais te le faire savoir
de la manière que tu sais !
— Du calme ! Jeune présomptueux,
dit l'homme que ce jeu amusait vraiment
si je suis la vedette c'est que je le mérite
je ne te permets pas de me parler sur ce ton
s'il s'agit d'une comédie
tu seras le dernier à en rire
mais si c'est une tragédie qui se joue
alors tu disparaîtras dans les flammes
d'un enfer machiné de coulisses !
l'enfant avait l'air étonné maintenant
et il regardait l'homme sans rien dire.
— C'est vrai que tu as un trou de mémoire
dit l'homme en lui caressant la tête
on dirait bien que tu ne sais pas ton rôle
alors elles ne sont pas belles mes tulipes ?
c'est pas un joli nom à offrir à une femme ?
mais ne fais donc pas cette tête
je plaisante et je ne t'en veux pas
j'ai cru jouer comme il fallait
est-ce que je me suis trompé de rôle ?
parle-moi un peu de tes ambitions
qu'est-ce que tu vas devenir plus tard
ou plutôt non —
qu'est-ce que tu ne veux pas devenir ?
elle est chouette cette question non ?
il y a de quoi alimenter une sacrée conversation
mais cette optique n'a pas l'air de te plaire
tu n'aimes donc pas l'odeur des tulipes ?
l'enfant le regardait toujours
et il n'avait pas l'air de vouloir répondre
à ce genre de question
l'homme haussa les épaules en riant
et le gosse lui dit soudain :
c'est profond comment la mer ?
l'homme n'avait peut-être pas entendu
il lui avait flatté la tête
et il était parti sans répondre
alors il vit les reflets dans la vitrine
au milieu des fleurs
et Kateb chahutait Saïda qui riait
Thomas caressait l'oiseau noir et blanc
qui s'était perché sur son épaule
et Felix s'entretenait avec Pierre
d'un sujet qui avait l'air de les passionner
il salua leur reflet
et ils trouvèrent ça très amusant
ce gosse était vraiment le digne fils de son père
— Je l'ai perdu de vue, dit Felix
et Pierre l'écoutait avec attention
il a disparu dans la foule
il s'est mis à ressembler à tout le monde
ce pouvait être n'importe qui
enfin c'est une émotion de passage
je ne crois pas que ça m'arrivera encore
je n'ai pas cette chance
je reprendrai mon rôle où je l'ai laissé
c'est un bon rôle et ça vaut mieux
que cette apparition inquiétante au fond
c'était moi-même et ce n'était pas moi
j'espère que ça n'est pas un comédien
en tout cas il ne connaît pas mon rôle
il n'a pas vu mon nom sur l'affiche
il sera peut-être là demain
pour applaudir avec les autres
il trouvera plaisant de me ressembler
et pensera peut-être qu'il faut du talent
pour ressembler à quelqu'un comme moi
ou bien il se dira qu'il a de la chance
et il en calculera le prix
je déteste cette sensation de doublure
c'est tout simplement grotesque
il a été absorbé par la foule qui m'applaudira
elle l'a mangé pour se nourrir par pur plaisir !
— Voilà une chose qui ne m'arrivera pas, dit Pierre.
— Oublions, et buvons le coup qui convient !
ils s'installèrent à la terrasse d'un café
et Felix passa la commande au serveur
il était en verve ce soir
et il faisait beaucoup rire autour de lui
et il expliquait qu'il n'avait aucun mérite
qu'il se contentait de dire ce qui était écrit
que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire
parce que le théâtre est une affaire de mots
et qu'il ne lui arrivait jamais de confondre
le bon théâtre et les spectacles rituels
il y a des comédiens et de tristes curés
disait-il en levant le verre de bière
moi je suis comédien je joue
je ne prie pas pour que ça arrive
je joue et je n'aime personne
à par le personnage que je joue
j'ai simplement besoin qu'on m'applaudisse
quand la pièce est terminée
c'est une question très personnelle
et je n'en discute jamais
avec qui que ce soit même le diable !
il était comme ça Felix
il aimait briller parmi les ombres
et ce n'était pas facile
de lui donner la réplique
rien n'était facile avec lui
le maquillage était toujours savant
il y avait toujours quelque chose à deviner
derrière le fard savamment ajusté
c'était le meilleur comédien de la troupe
il n'avait pas volé le rôle
il avait mérité toute la pièce
et personne ne contestait son génie
voilà ce que pensait le gosse
il regardait Felix boire de la bière
et il pensait qu'il avait de la chance
et que ça lui profiterait un jour
parce qu'un jour il serait comédien
et il y aurait quelqu'un pour lui donner la réplique
et alors il n'y aurait plus qu'à travailler le mieux possible
et la mort serait un évènement sans importance
il n'y aurait aucune progéniture
ni de chair ni de papier ou de pierre ou de musique
il y aurait une accumulation de présent
un empilement de moments uniques
un formidable collage d'émotions et d'idées
dans autant d'âmes destinées à disparaître
et ni le feu ni les déclarations d'existence
ne pourraient en venir à bout
et il suffirait de devenir comédien
et le meilleur d'entre eux était un bon exemple.
d'ailleurs Felix aimait bien le gosse
il aimait bien qu'il y eût un gosse dans la pièce
c'était une bonne idée
et il l'avait parfaitement recréée dans son jeu
c'était ça le secret de sa réussite
et il n'y avait aucune raison pour que ça s'arrête
il comprendrait toujours la bonne idée au bon moment
et il en tirerait le meilleur parti
la mer était un peu agitée ce soir
et il pluvinait
n'oublions pas que nous sommes toujours dans ce monde
et quand la mer s'agite il pleut
il ne faut pas oublier ça
sinon on ne peut plus comprendre
il n'y a que le soleil qui ne sait plus très bien
s'il doit se lever du bon pied
et se coucher sur ses deux oreilles
c'est sans doute ce qu'il doit faire
mais il ne sait pas traduire
il parle le soleil comme si c'était
sa langue maternelle
mais il n'a plus l'inspiration d'autrefois
et il se fie à son sens de l'orientation
il pluvinait légèrement
et Felix devait craindre pour son chapeau
et le gosse l'avait suivi
il s'était arrêté au bord de la foule
et il avait assisté à l'exécution d'une femme
au moyen de la machine à écarteler
c'était une savante façon de mourir
et Felix n'avait pas manqué de commentaires
et il avait été très écouté
puis il avait poursuivi son chemin
parce qu'il semblait bien avoir un chemin à suivre
et il avait vu la pendaison par le cou
d'une jeune fille pas faite pour mourir
il n'avait fait aucun commentaire
mais le gosse savait qu'il en avait un de prêt
et qu'il s'était gardé de le révéler
par simple souci de décence
parce que le spectacle d'une jeunesse qui veut mourir
se passe de commentaires.
toute l'avenue jusqu'à la Grande Citerne
était ponctuée d'exécutions libres
il s'agissait de ceux qui avaient choisi
de mourir d'une manière différente
il y avait sans doute une infinité de styles
et on était loin d'en avoir exploré une partie significative
il y avait une histoire avec un ou deux siècles prestigieux
et des exécutions inoubliables
qu'on étudiait dans toutes les écoles
des écoles s'étaient nourries de cette pratique
et on les citait en exemple
on les classait même
non pas par ordre d'importance
mais de la façon la plus strictement chronologique
afin que la précédente explique la suivante
et que chacune définisse une époque
c'était une manière un peu simpliste
d'analyser et de perpétuer cette tendance
mais c'était tellement logique
qu'on avait fini par en fixer les règles et les moments
et maintenant tout le monde était d'accord
et on ne se disputait plus pour savoir
si telle exécution faisait partie de telle école
et si elle était à l'origine d'une autre école
et ainsi on ne discutait plus que de l'essentiel
qui était de faire de son mieux
dans l'exploration de cette marginalité particulière
qui consistait simplement à refuser
de mourir noyé dans la Grande Citerne
comme tous ceux qui avaient le droit de mourir.
cette année-là l'exposition fut de qualité
on n'y nota pas l'émergence d'un nouveau courant
et on le regrettait
mais on apprécia la qualité de la matière
qui avait été si souvent négligée
à des époques antérieures
on pouvait donc contempler ces œuvres
sur l'avenue principale du village
on y mourait avec un talent certain
il y avait de nombreuses références à l'histoire de cet art
parce que certains avaient le souci
de faire état de leur éducation
peu d'œuvres furent réellement novatrices
il y eut bien comme d'habitude
la tentative de morts simultanées
mais la technique n'était toujours pas au point
et certains pensaient d'ailleurs
que ce n'était là qu'une question de technique
qui n'a rien à voir avec l'art
on vit même une mort par disparition
ce qui avait été tenté par le passé
mais jamais réussi
faute d'une technologie idoine
un homme se fit donc disparaître
et il y avait foule
pour tenter de démontrer le contraire
le débat était ancien
et il n'était pas possible de le conclure
même au moyen d'une parfaite disparition
enfin il y en avait pour tous les goûts
du burlesque au philosophique
de l'horreur au mélodrame
c'était une bonne exposition
et les œuvres avaient les qualités requises
pour figurer en bonne place
dans les livres d'histoire de l'art.
cependant il parcourut le reste du salon à grands pas
les cloches annoncèrent la Grande Noyade Annuelle
cela avait beau être un spectacle populaire
et sans aucun intérêt artistique
il n'en était pas moins d'un certain attrait
en tout cas il y avait beaucoup de monde
et c'était une bonne justification
pour chercher une bonne place
près d'un hublot choisi
la plupart du temps au hasard
mais derrière lequel il se passait toujours
quelque chose certes de déjà vu
mais tellement inoubliable
le gosse le vit se frayer un passage
au milieu d'une foule déjà compacte
il le suivit et les gens avaient l'air
de s'écarter pour le laisser passer
bien sûr il n'en était rien
Felix n'allait pas mourir
il n'en avait pas le droit
les comédiens ne meurent pas de cette façon
il ne pouvait pas tricher avec la mort
le gosse aurait été vraiment déçu
si Felix entrait jamais dans la Grande Citerne
un comédien qui triche avec la mort
ne joue plus
il meurt
et ce n'est pas son rôle
non Felix allait simplement au spectacle
il trouverait un bon hublot
et il lui ferait une petite place
exactement comme sur la scène
et il lui donnerait la réplique
et cette fois Felix applaudirait
et ce serait vraiment incroyable
de le voir applaudir et peut-être crier
il saurait si bien jouer le rôle du public !
ils arrivaient près de la Grande Citerne
et le gosse suivait Felix
et alors Felix s'est arrêté
et il a dit quelque chose très bas
quelque chose comme : ce n'est pas possible
et l'autre était exactement devant lui
et il n'y avait aucun miroir
et le gosse n'en revenait pas de son étonnement
Felix regardait Felix
et Felix s'étonnait devant Felix
ce n'était pas extraordinaire
se disait le gosse
ce sont des choses qui arrivent
mais ça arrive ça arrive
il n'y a pas à discuter
et l'autre est entré dans la Grande Citerne
pas à reculons mais presque
parce qu'il continuait de regarder Felix
il avait l'air plus étonné encore
surtout l'air de se demander
si la mort n'était pas un mensonge
et s'il n'était pas en train de se tromper sur son compte
la porte se referma cependant
et il apparut dans le hublot
et Felix le regardait sans rien dire
il fallait qu'il se passe quelque chose
la porte était fermée pour toujours
il n'y aurait pas de survivants
rien ne pouvait arriver pour arrêter
cet échange de regards
et puis l'autre s'est mis à sourire
on entendait l'écoulement de l'eau
et il souriait derrière le hublot
il ne pouvait rien dire
c'était inutile
le verre était trop épais
il pouvait sourire et il souriait
et le visage de Felix s'éclaira
il était venu pour applaudir
et il y avait vraiment de quoi.
Il y avait quatre-vingt-huit cadavres
raconta Thomas à ses compatriotes
lorsqu'il fut de retour dans son pays sans ciel
ils étaient couchés sur le dos
le long du ciel où le sable était blanc
ceux qui n'avaient pas été noyés saignaient encore
et Pierre fermait les yeux de ceux que la mort avait effrayés
ajustait les têtes de ceux qui avaient choisi la guillotine
couvrait d'un mouchoir les visages et les sexes
il allait et venait d'un cadavre à l'autre
il avait l'air de butiner
mais son visage était dur et triste
et alors il avait l'air d'un fonctionnaire
et les cadavres étaient moins horribles
et on avait l'impression
que le travail avait été bien fait
comme il faut qu'on le fasse
et personne n'avait rien à se reprocher
les noyés étaient propres
mais ce n'était pas le cas des décapités
ni celui des pendus qui se faisaient dessus
et on se demandait avec justesse
s'il était bon de permettre des morts aussi sales
la noyade était une mort propre
pourquoi ne pas l'imposer comme seule mort possible ?
il suffit d'un texte
et tout le monde était d'accord
bien sûr la décapitation paraissait sans douleur
mais on ne tenait pas compte de l'attente
puis de l'ajustage du corps qui va mourir
à l'appareil qui va le tuer
puis du glissement de la lame
et du dernier spasme non vraiment
la décapitation n'était pas une bonne mort
il fallait être un peu détraqué
pour choisir ce genre de mort
d'ailleurs ceux qui la choisissaient
n'étaient pas aussi innocents que ça
ils avaient un passé sexuel
leur innocence avait connu le plaisir
on pouvait dire exactement les mêmes choses
de la pendaison par le cou
qui avait de plus en plus de succès
parce que la mandragore était une fleur à la mode
ce n'est pas innocent
de laisser une fleur au monde
qui continue de vivre lui !
et puis cette torsion du cou
au dernier moment
cette tête à l'équerre
et la bouche pleine d'une langue
qui avait changé de couleur
non la pendaison était une sale mort
et il n'y avait pas de raison
pour permettre que quelques-uns
dont on pouvait d'ailleurs douter de l'innocence
se permettent une dernière fantaisie
de sperme ou de fleur
qui n'ajoutait rien au sens de la loi
les noyés étaient beaucoup plus simples
et leur innocence était certaine
ils entraient dans la Grande Citerne
on fermait les portes
l'eau leur montait le long du corps
ceux qui ne savaient pas nager
se noyaient tout de suite
et l'eau giclait en écume autour d'eux
les autres ceux qui savaient nager
maintenaient la tête hors de l'eau par réflexe
et l'eau montait toujours
et ils pouvaient parler entre eux
jusqu'au moment où leur ascension
était interrompue par le couvercle
alors les bouches se pressaient contre le couvercle
et l'eau finissait par les engloutir
ils ouvraient de grands yeux étonnés
ils avaient acquis une étonnante lenteur
et l'eau les pénétrait
et puis soudain ils cessaient de vivre
et leurs corps descendaient lentement jusqu'au sol
où ils finissaient par s'immobiliser
après avoir un peu hésité
c'était un spectacle fantastique
un scénario impeccable
et les hublots étaient de bonne qualité
il n'y avait aucune raison
de calculer une autre mort
d'autant que le sang n'attirait plus personne
et que les mandragores passeraient de mode un jour
— Le principe de permettre aux innocents
de mourir à l'heure de leur choix
me paraît bon,
dit un homme qui avait des allures
de docteur de professeur ou de savant chercheur
c'est un bon principe
et je n'y reviendrai pas
le principe de confier la décision à la justice
me paraît bon
je n'y reviendrai pas non plus
on m'accordera que ce qui est bon est bon
un point c'est tout
et on n'en parle plus
j'ai étudié le bon et le mauvais toute ma vie
je sais de quoi je parle
on est bon ou pas
le principe d'un seul moyen de destruction
et de son choix par le plus grand nombre
à savoir la Grande Citerne
et la noyade qu'on y concocte
voilà encore un principe
que je ne discuterai pas
— Voilà bien parlé pour ne rien dire
dit une vieille femme
dont les yeux venaient de beaucoup pleurer
si vous n'avez rien à dire d'autre
je vais prendre la parole
ce que j'ai à dire est important
— Mais c'est que je n'ai pas fini
interrompit le savant docteur
j'ai posé le problème me semble-t-il
et une fois posé comme je l'ai posé
on est en attente d'une réponse
ou alors je ne connais pas mon métier.
— C'est quoi ton métier ? dit un enfant
plus malin que les autres.
— Je pose des problèmes à tout le monde
dit le docteur savant en secouant son doigt
à la hauteur du front
et tout le monde me déteste
parce que le monde est ainsi fait
il déteste qu'on lui pose des problèmes
c'est un monde de solutions
— Qu'est-ce que c'est une solution ?
demande l'enfant en rigolant
parce que des trucs comme ça
ça le fait tout le temps rigoler
— Il n'y a pas de solution à ce problème
résout le docte savant professeur
je ne peux donc pas répondre à ta question
je te répète que je suis un spécialiste en problèmes
pas en solutions.
on ne peut pas être tout à la fois
et puis imagine que je puisse poser les problèmes
et trouver les solutions
quel intérêt alors de poser les problèmes ?
il me suffirait de donner les solutions
je gagnerais du temps
et tout le monde m'aimerait
parce que c'est un monde de solutions
seulement moi j'aime qu'on me déteste
alors je pose des problèmes
et je me fiche des solutions
on a le choix des solutions
si on veut vraiment en passer par là
le monde est-ce qu'il est
il joue au massacre des pauvres
et les pauvres sont une solution de choix
c'est la solution à tous les problèmes
pose par exemple,
le problème de l'existence de dieu
dieu aime les pauvres
dit-on dans les manuels de croyance en dieu
pose le problème de la guerre
les pauvres y meurent plus que les autres
pose le problème de l'amour
les pauvres font des enfants sans réfléchir
pose le problème des pauvres
il y en a beaucoup trop, dit-on
il faut que cette situation cesse
dit-on encore
il faut trouver une solution à ce problème
seulement voilà ce n'est pas un problème
c'est une solution
et il n'y a pas de solution à une solution
ce serait stupide bête sans intelligence
ce serait contraire aux règles de l'esprit
— Ça alors ! dit l'enfant en rigolant
parce qu'il ne pouvait pas s'empêcher de rire
quand le docte machin truc savant
secouait son index contre son front humide
— Je ne vois plus où est le problème
dit Thomas que la foule regarda
comme on regarde les étrangers
quand on se méfie de leurs questions
à propos de problèmes
qui ne les regardent pas.
— Il y avait un problème, en effet
dit le savant docteur en clignant des yeux
pour retrouver celui qu'il avait perdu
un problème est un problème
on le pose ou on ne le pose pas
c'est une question de liberté
et dans ce pays
on ne badine pas avec la liberté
c'est un avertissement qu'on se le dise !
Le professeur machin chouette claqua les talons
comme un militaire qui en a assez
qu'on le prenne pour un imbécile
et qui salue tout le monde
en lui tournant le dos
et en s'éloignant d'un pas cadencé
et rempli du rythme
qui motive ses choix
on ne saura rien de son problème
il n'y a aucune raison de le détester
— Les étrangers ne sont pas une solution !
cria-t-il de loin et sans se retourner.
Ceux qui avaient la permission très légale
de faire de la chair à saucisse avec les morts
amenèrent des brancards
et ils prirent les morts qui avaient accepté
d'être transformés en saucisse de Toulouse
il restait donc soixante-deux morts et demi
ce qui faisait beaucoup de saucisse
on mit de côté les cadavres
réservés à l'École de Médecine
mais il n'y eut rien pour les pauvres
car il était interdit de manger les morts
il restait donc quarante-huit morts et demi
et on donna la moitié aux chiens
qui ne tenaient plus de gourmandise
il en restait donc quarante huit
sans doute parce que la moitié
de quarante-huit et demi fait quarante-huit
ce qui est une erreur de calcul
d'un point de vue mathématique
mais pas du tout du point de vue
qui nous préoccupe ici
si tant est qu'on est toujours sur la même longueur d'onde
— J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps
expliquait la vieille dame aux yeux rouges
— Pourquoi pas seulement la moitié ?
dit l'enfant qui avait envie de rigoler
— Tais-toi, dit sa mère en lui mettant
sa main grassouillette sur la bouche
si tu continues de poser ce genre de questions
le juge te condamnera à la vie éternelle
ce qui sera terrible pour toute la famille
car c'est une infamie.
— Je ne conçois pas qu'on vive éternellement
dit l'enfant en arrêtant de rire
je vais cesser de rire jusqu'à mon baccalauréat
et on verra ce qu'on verra.
et comme tout le monde le félicitait
pour ses bonnes intentions éducatives
il se mit à rire de nouveau
et sa mère lui appliqua une gifle
qui fit un bruit tel
que tout le monde cessa de parler
on regarda l'enfant d'un air désolé
on voyait bien qu'il avait perdu son innocence
c'était terrible de le constater
et l'enfant ne savait pas ce qui l'attendait e
et quelle bataille juridique il devrait mener
seul devant la justice
parce qu'aucun avocat
n'accepterait de défendre une cause perdue d'avance
il sortirait du tribunal la tête basse
et il regarderait autour de lui
et les regards se détourneraient
et chaque année il tenterait
de pénétrer dans la Grande Citerne
et chaque année avec un sourire contrit
le garde champêtre l'inviterait
à se tenir à l'écart avec les autres
ceux qui voudraient mourir
ne le regarderaient même pas
tant ils seraient proches de la mort
il vivrait comme un bagnard de la vie
il n'attirerait pas la curiosité
on aurait peur du contact de sa peau
et on jetterait systématiquement son couvert
au restaurant où il prendrait ses repas
c'était une vie impossible à vivre
et un jour il songerait au suicide
et il en parlerait autour de lui
et on l'écouterait en acquiesçant
on lui fournirait même
l'arme de sa propre destruction
et il l'étudierait avec attention
et il s'en servirait sans hésitation
voilà ce qui l'attendait
et sa mère lui tordait une oreille
en espérant qu'il se mette à crier
comme font les innocents
quand on leur fait mal quelque part
mais l'enfant ne pouvait pas crier
il riait et continuait de poser des questions
auxquelles personne ne répondait
il vit la vieille dame aux yeux rouges
penchée sur le cadavre de son fils
elle avait enlevé le mouchoir
et elle regardait le visage de celui
qui avait été un moment de sa vie
— Je ne peux plus pleurer, dit-elle
comme si elle cherchait à s'excuser
j'ai pleuré et ça n'a rien changé
il est entré avec les autres
et quand l'eau est entrée
il a reculé il avait peur
l'eau a touché ses pieds
et il s'est mis à crier
et puis j'ai fermé les yeux
je les ai fermés jusqu'à me faire mal
et quand je les ai ouverts
les cadavres flottaient dans l'eau près du sol
et ils soulevaient des petits nuages de poussière
et j'ai eu du mal à le reconnaître
tant il y avait de terreur dans ses yeux
et ses bras écartés en croix
comme s'il était mort en suppliant
qu'on arrête tout ça
et ses dents toutes blanches
ses lèvres livides avec un dernier cri
je n'aurais pas dû regarder
il n'aurait pas dû mourir de cette façon
il n'aurait pas dû mourir maintenant
je suis vieille et seule
il n'y a personne pour me consoler
je vais mourir un jour
parce que tout le monde meurt
mais simplement pour cette raison
c'est comme ça que j'aurai jugé le monde
elle avait l'air très malheureux
et l'enfant n'avait plus envie de rire
il avait envie de secouer le cadavre
et de lui dire : imbécile que tu as été
est-ce que tu avais besoin de mourir ?
tu ne pouvais pas attendre
tu voulais savoir
et maintenant voilà tu es mort
et qu'est-ce que tu as gagné
est-ce qu'on gagne quelque chose quand on est mort
on gagne bien sa vie quand on est vivant
on gagne donc sa mort
une fois que c'est fini
je ne crois pas en dieu
ni à la vie éternelle
je suis un morceau de matière
qui traverse l'univers
et je ne sais pas prier
je pense
je mesure et j'écris
je ne vais pas finir simplement
ça tu peux me croire
je ne m'en irai pas sans rien dire
et si personne ne m'écoute
je connaîtrai la mort
comme on aime une femme
et je lui ferai un enfant de papier
tout près des flammes de l'enfer
mon enfant sera de papier
et mon cœur sera dur comme la pierre
— Quel sale boulot, dit Pierre
en désignant l'alignement des corps
il faut un croque-mort
et c'est moi qui le joue
ils sont morts et bien morts
ça je peux le jurer
foi de croque-mort et foi de Pierre
quarante-huit c'est une bonne année !
il avait un peu bu
et son visage était écarlate
Thomas pouvait sentir son haleine puante
et il ne répondit pas
d'ailleurs qu'aurait-il répondu ?
c'était un sale boulot
et c'était de drôles de poissons
ils étaient blancs et noirs
et il y avait quatre-vingt seize mouchoirs blancs
pour cacher les visages et les sexes
la foule des curieux s'était approchée
et elle attendait murmurante
la suite de la cérémonie
— pourquoi des mouchoirs blancs ?
dit l'enfant qui faisait pleurer sa mère.
Thomas lui flatta la tête
l'enfant lui sourit et il dit :
tu sais pourquoi étranger ?
— Je ne sais pas, dit Thomas prudemment.
les étrangers ne savent rien
et s'ils savent quelque chose
ils se taisent c'est plus prudent
je ne pose pas de questions
et je ne réponds à aucune question
c'est un principe bon pour les étrangers
dans tous les pays du monde
et dans celui-ci en particulier
— Laissez cet enfant tranquille
dit la mère en tirant l'enfant vers elle
vous ne savez pas ce que vous dites
d'ailleurs comment pourriez-vous savoir
vous ne savez pas ce que c'est qu'un enfant
et celui-là ne vous aimera jamais.
elle s'éloigna avec l'enfant
qui fit de loin un clin d'œil à Thomas
Pierre était accoudé au comptoir
d'une buvette installée tout près
il invita Thomas à prendre le dernier verre
avant la suite des festivités.
— Qu'est-ce qu'on attend ? demanda Thomas
en effet les morts étaient bien alignés
sur le sable au bord du ciel
et le ciel déferlait doucement à leurs pieds
la foule s'était rassemblée en bon ordre
les petits devant les grands derrière
et tout le monde était très heureux
à part deux ou trois femmes
que la police écarta sans ménagement
— On attend le signal, expliqua Pierre
— Il y a un signal ? dit Thomas
— Il y a toujours un signal.
— Le signal de quoi ?
— D'abord, expliqua Pierre
on va choisir le corps
qui servira à la Grande Dissection Publique
celui-là sera écarté des autres
et hissé sur un brancard spécial
les autres corps seront bannis
et ils iront au ciel qui est leur destinée
— C'est un sacré programme, dit Thomas
le spectacle n'est donc pas terminé
non, dit Pierre en sifflant un verre de bière
et tu n'es pas au bout de ton étonnement
l'horreur est à son commencement
tu n'as rien vu et tu verras tout.
c'est un spectacle unique au monde
je n'ai jamais rien vu de semblable
c'est une hallucination et tout existe
on ne peut pas croire et pourtant c'est vrai
ces pauvres gens sont morts comme ils l'ont voulu
ils sont allés à l'abattoir comme des bêtes
mais il y a pire que l'École de Médecine
il y a pire que la chair à saucisse
pire qu'une meute de chiens affamés
c'est facile d'étudier la médecine
c'est facile de fabriquer des saucisses
facile d'affamer des chiens
mais ce qui va suivre est le pire de tout
Pierre avait beaucoup trop bu
il était salement triste et éméché
et un policier le lorgnait savamment
— Pire que tout, je te dis, pire
pire que tout, pire que tout
et Pierre se mit à pleurer
et le policier s'était rapproché
examinant les faits notant les détails importants
et Thomas tentait de faire écran
mais Pierre délirait maintenant
et le policier demanda
si quelque chose ne tournait pas rond
dans la tête de cet individu.
— C'est lui qui a mis les mouchoirs blancs
sur les visages et les sexes des morts
expliqua Thomas au policier incrédule
— J'ai du mal à le croire, dit le policier
mais puisque vous le dites
je ne vois pas de raison d'en douter
vous êtes un étranger à ce qui paraît ?
vous aimez cette soirée pas comme les autres
vous voulez participer au tirage du loto
il y a un bonus d'innocence à gagner
le juge en tiendra compte le moment venu
vous avez déjà pensé à mourir ?
vous devriez c'est important la mort
c'est un capital à surveiller de près
ainsi vous êtes un étranger
je n'aime pas les étrangers même morts
mais vous je vous aime bien
vous avez une bonne tête qui me plaît
est-ce que je vous plais au moins ?
je ne plais pas à tout le monde
c'est le métier qui veut ça
mais je n'ai pas toujours choisi
il m'est arrivé de prendre ce qui est arrivé
et je n'ai pas réfléchi aux conséquences
on devrait toujours réfléchir quand ça arrive
mais ça arrive tellement vite
vous n'avez jamais souhaité mourir ?
sinon vous n'êtes pas comme tout le monde
mais on a beau souhaiter ce qu'on souhaite
il arrive ce qui arrive
tout le monde est heureux c'est l'essentiel
votre ami n'a pas l'air dans son assiette
si l'alcool le rend triste
qu'il arrête de boire
on ne peut pas empêcher les gens de boire
mais on peut interdire la tristesse
s'il est triste il n'a rien à faire ici
ici tout le monde est heureux
le spectacle a toutes les qualités qu'on peut souhaiter
et ce n'est pas fini
il y a le final que tout le monde attend
c'est le plus beau moment de la vie
je vous conseille de vous tenir tranquille
et d'assister à la suite du spectacle
sinon je vous ferai déguerpir
et vous manquerez l'inoubliable
c'est de l'émotion à vous arracher le cœur
de l'enfance aux vieux jours
c'est le grand moment une fois par an
ne ratez pas cet exotisme inattendu
Thomas opina de la tête
pour montrer qu'il avait compris
et il salua le policier qui s'éloigna
en direction de la foule impatiente.
— Je n'ai pas fini mon travail
dit soudain Pierre en revenant à lui
j'ai ouvert les vannes
je les ai fermées
j'ai posé les petits mouchoirs blancs
j'ai fait ce qu'il fallait faire
et j'ai bu plus que de raison
mais maintenant le moment est venu
il y a une suite et il ne faut pas la manquer.
je te conseille de rejoindre la foule
il faut te mêler à l'émotion commune
fais ce que je te dis
et tu n'oublieras jamais
Tandis que Pierre se rapprochait des morts
Thomas s'y fit une place dans la foule
et soudain il y eut un signal
et chacun saisit la main de son voisin
et le murmure s'intensifia
Thomas sentit la moiteur des mains
qu'il tenait dans les siennes
une vibration étrange pénétra son corps
et il vit Pierre arpenter la plage
le long des morts couchés sur le sable
il avait un pas rapide et mesuré
et soudain il s'arrêta
et la foule poussa un soupir
on vit arriver une voiture
tirée par quatre gardes en armure
la voiture s'arrêta au bout
de l'alignement des cadavres
et l'une des portes s'ouvrit
tandis que la foule retenait son souffle.
Kateb apparut alors
et il montra à la foule éberluée
les quarante-huit ballons gonflés à l'hélium
Le juge agita son mouchoir blanc
une trompette émit une sorte de gémissement
qui alla droit au cœur de chacun
la greffière épousseta le fauteuil d'un coup de manche
et le désigna au juge qui avant de s'asseoir
exprima le désir de porter un toast
à cet effet il exhiba le verre
la greffière y versa une larme de vin rouge
et montrant la bouteille
elle invita l'assemblée à en faire autant
il y eut un moment d'éclats de verres
son et image
puis le vin glouglouta dans la foule
le froissement des linges s'estompa
et voici que le juge présentait son verre en ces termes :
— Je n'ai pas choisi d'être juge, dit-il
j'aurais pu être un chien
ou peut-être même un oiseau
on a le droit de rêver
mais je n'avais pas d'ailes sur le dos
et je parlais la langue des hommes
de plus j'étais jeune et puceau
je n'avais donc l'expérience ni des femmes
ni des dédales de la vie ordinaire
et puis j'ai connu la première femme
c'était une putain à bon marché
et je l'ai aimée de tout mon cœur
et puis j'ai jugé le premier homme
c'était un voleur à la tire
et je l'ai aimé malgré les avis contraires
et les conseils bien intentionnés.
j'ai aimé la femme comme on aime un ami
et j'ai aimé l'homme comme on aime une femme
et j'ai beaucoup jugé depuis
c'est-à-dire que j'ai beaucoup aimé
je ne regrette donc pas mon choix
j'ai toujours su que je ne pouvais pas me tromper
applaudissements
— Quatre-vingt-huit ! poursuivit le juge
après avoir vidé son verre
et la foule l'imita
et il y eut un moment de désordre
et les verres furent de nouveau remplis
et la greffière levait le pouce
en clignant de l'œil
pour dire que le vin était bon
et que le toast était digne de lui
— Quatre-vingt-huit ! disait le juge
il disait : quatre-vingt tuite
et l'enfant qui s'appelait Thomas
trouva cela tellement drôle
qu'il ne put s'empêcher de vomir le vin
qu'il avait bu à l'insu de sa mère
le quidam qui se trouvait là
observa ses chaussures d'un air désolé
— Tu aurais pu faire ça ailleurs
dit-il comme s'il demandait un conseil
pour le nettoyage de ses pompes
vraiment tu es dégoûtant
ça ne se fait pas de vomir
sur les pieds de n'importe qui
c'est dommage que tu doives vomir
à chaque fois que tu ris
c'est dommage et c'est dégoûtant
je te serais très obligé
si tu cessais de rire
à propos de n'importe quoi
n'importe quoi n'importe qui
c'est un vomi qui sent mauvais
j'ai des chaussures mais tout de même
ce n'est pas une raison
je suis un brave homme mais tout de même
c'est sur moi que ça tombe
— Quatre-vingt tuite ! disait le juge
quatre-vingt-huit âmes qui se sont envolées
vers le pays où les âmes sont reines
et cela par la force de la chose jugée !
mes amis il faut boire encore une fois
buvons aux quatre-vingt-huit !
applaudissements on vide les verres
on les remplit et on les revide
on prend de l'avance sur le discours
on vide encore les verres et on les reremplit
on demande des bouteilles
pleines de préférence
on a le sens de l'humour
puis l'assemblée se remet dans l'ordre
elle hésite encore un peu
mais l'ordre revient au galop
et les visages se tournent vers le juge
— Il n'y a ici que des gens heureux et des morts
dit-il en levant le verre très haut
et l'enfant éclate de rire et il vomit
il vomit le vin et un gâteau à la crème
des olives aux anchois
et un beignet fourré aux pommes
le quidam ne peut rien éviter
il reçoit tout sur les chaussures
il secoue la tête pour dire à quel point
il est désolé que ça lui arrive
il n'a pas envie de rire
mais il est tellement rigolo
avec son air triste et désolé
que l'enfant rit encore plus
et il vomit l'avant-dernier repas
les vermicelles la contre-cuisse d'un poulet
deux gousses d'ail et un verre de coca
il y a aussi une tranche de pastèque
et une génoise à la crème au beurre
— C'en est trop, dit le quidam
cet enfant est insupportable
il faut l'empêcher de vomir
je ne vois qu'un moyen
que le juge se taise !
— Oui c'est ça, dit la foule
profitant de l'opportunité
qu'il se taise à la fin !
il fait rire les enfants
et ce n'est pas bien de vomir
sur les chaussures du premier venu !
Le juge rougit un peu
puis il rougit beaucoup
il s'éponge le front
avec sa manche de juge
il a une tache de vin sur l'hermine
il la montre à la greffière qui dit zut !
le juge dit zut ! aussi
et il balance le verre de vin
au visage de la greffière qui se met à crier
il y a un moment de confusion dans l'assemblée
on se jette des verres de vin à la figure
et on se dit des insultes
les enfants se mettent tous à vomir
et les quidams disent : non ça suffit !
on peut vomir ailleurs que sur nos pieds !
le juge interdit aux enfants de vomir
il interdit à la greffière de dire zut
et il condamne les quidams à marcher sur des braises
il réclame un stylo pour écrire tout ça
et l'assemblée croit qu'il veut écrire un poème
et tout le monde dit :
— Non, pas un poème
pas même une chanson !
on en a marre d'être pris pour des cons !
le désordre atteint maintenant un certain paroxysme
le juge s'est calmé il ne juge plus
il boit un verre de vin qu'il avale d'un coup
mais les enfants ont vomi dedans
et ça a vraiment un sale goût dégoûtant
il a envie de vomir
mais il est interdit aux juges de vomir
c'est la loi il ne peut pas vomir
il ne veut pas non plus
mais il ne peut pas faire autrement
et tout d'un coup une gerbe de vomi
gicle de sa bouche passe
par-dessus la tête de la greffière
et s'écrase sur les pieds des quidams
sur qui on sent passer un vent de révolte
— Non, disent-ils, pas du vomi de juge !
ce n'est pas pour rien qu'on l'a interdit !
et effectivement on comprend très bien
qu'on ne peut pas autoriser le vomi de juge
le juge lui-même ne le conteste pas, il dit
— ça m'a échappé, je m'en excuse
d'ailleurs je ne suis pas vraiment sûr
que ce soit vraiment du vomi !
— On va y goûter pour s'en assurer !
disent les quidams en colère
et puis quoi encore ! ajoutent-ils.
— en tout cas je vous fais mes excuses
poursuit le juge en s'essuyant la bouche
avec son hermine tachée de vin
ce sont les enfants qui me font vomir
heureusement que je ne sais pas les faire
sinon j'en ferais tous les jours
et je les détruirais tous les jours
mais je ne sais pas faire les enfants
en fait je ne sais pas comment on les fait
j'ai essayé avec les oreilles
mais ça ne donne pas de bons résultats
j'ai essayé aussi avec les femmes
mais il fallait beaucoup donner
et j'ai renoncé à cette astuce
je suis astucieux quand je m'y mets
mais je mesure ce que je donne
tant mieux sinon il y aurait beaucoup d'enfants
morts de mes propres mains
je me ferai tueur d'enfants
c'est un métier qui paye
quand il est bien fait
je construirai des usines
à faire mourir les enfants
et le monde aura pitié de mes usines
et je deviendrai riche
j'ai toujours rêvé d'être riche
rien n'interdit aux riches de vomir
ce que j'aimerais vomir à mon aise
et qu'il est dur de juger les hommes
Le juge se frappe le front avec son verre
que les enfants remplissent de vomi
ils y mettent aussi du papier mâché
et le juge ne se rend pas compte
que c'est mauvais pour sa santé
et il boit le tout d'un trait
et le tout se coince dans sa gorge
il fait signe à la greffière de décoincer le tout
et il désigne sa gorge avec son index
il ouvre des yeux gros comme des assiettes
c'est-à-dire plus gros que son ventre
il agite son index contre sa gorge
et la greffière croit qu'il a envie de mourir
elle se tourne vers le public
et d'un coup de tête
elle lui demande son opinion
le juge continue de montrer sa gorge
et le public baisse son pouce
les enfants arrêtent de vomir
les quidams ne se plaignent plus
la greffière prend un couteau
et elle donne un coup sur la gorge du juge
le juge est tout étonné
qu'on lui tape sur la gorge avec un couteau
il veut dire : non, pas avec un couteau
vous pourriez me couper la gorge
et je n'ai pas envie de mourir !
et le sang se met à gicler
sur les chaussures des quidams
qui secouent la tête d'un air désolé !
Mesdames et messieurs c'est extraordinaire
la greffière donne un autre coup de couteau
personne ne comprend cette fois
elle a frappé dans le ventre du juge
pourquoi dans le ventre mesdames et messieurs
sadat ou sadati personne ne comprend
le ventre du juge s'ouvre c'est du direct !
et en direct bon sang quel bon moment
quelque chose sort du ventre du juge
quelque chose qu'on ne voit pas bien
il y a du sang partout on ne voit rien
mesdames et messieurs je suis comme vous
je suis dans l'attente je ne respire plus
le juge s'est écroulé par terre
et la chose continue de sortir
sadat ou sadati la chose c'est
la chose mesdames et messieurs
la chose est un ballon gonflé à l'hélium !
Quarante Neufs ! dit Kateb.
le compte y est —
C'était la onzième émission
et le public en redemandait
ce soir c'était la onzième fois
qu'ils avaient allumé leur poste de télé
et Thomas était apparu sur l'écran
avec une onzième djellaba encore plus belle
cette fois brodée de noir et de blanc
avec des motifs qui rappelaient des fleurs
sur lesquelles on n'arrivait pas à mettre un nom
tout simplement parce qu'elles n'existaient
que dans l'imagination de celui ou de celle
qui les avait si adroitement dessinées
Thomas salua le public
dans la langue de son pays sans ciel
et tandis qu'il regardait tout le monde
le monde retint sa respiration
en mangeant beaucoup de cacahuètes
la musique s'estompa doucement
et la voix de Thomas se répandit :
Après cet intermède inattendu
qui dérangea tout le monde
Kateb un peu confus
exhiba les quarante-neuf ballons
et le public retrouva son calme
— Un deux un deux trois
et quatre et cinq et six
scandait la foule en montrant du doigt
les ballons que Kateb retenait
et sept et huit et neuf et dix
— Stop ! cria Kateb dans le haut-parleur
vous voulez jouer à compter les ballons ?
et la foule hurla : Oui on veut !
— Mais est-ce que vous savez compter ?
dit Kateb pour faire rire tout le monde.
— Pas trop mais on se débrouillera !
répondit le public
qui avait compris la plaisanterie
— Et en voilà ! lança Kateb
en montrant le premier ballon
— Un ! cria le public en tapant des mains
— Et ! fit Kateb en hochant la tête.
— Deux ! répondit le public exalté
qu'est-ce que c'était amusant
de compter les ballons gonflés à l'hélium
et qu'est-ce qu'on s'amusait vraiment !
s'il n'y avait pas eu ces ballons
et si Kateb n'avait pas su compter !
on ne voulait pas penser
à ce qui se serait passé en pareil cas
c'était un jour de fête
et tout le monde était heureux
il y avait aussi quatre-vingt-huit morts
dont il restait quarante-huit
parce que quarante et demi
avaient été ôtés pour diverses raisons
(voir plus haut si ça intéresse)
et comme on avait ajouté un
et qu'il y avait quarante-neuf ballons
on se rendait bien compte
qu'en matière de calcul
Kateb était le plus fort.
— Et avec celui-ci ça fait !
— Trois ! le public était fou de joie
il avait compté jusqu'à trois
et personne n'avait copié sur l'autre
chacun avait compté dans son coin
et c'était tombé juste
quelle chance ! et quel talent !
c'est beau d'avoir de la chance et du talent
quand on est au pied de la scène !
— Quatre ! fit encore le public
et Kateb fronça les sourcils
et tout le monde crut s'être trompé
et il y eut un grand silence désolé
comment cela pas quatre ?
on s'est trompé bêtement dès le début !
— Mais non, dit Kateb en éclatant de rire
admettez que je vous ai bien eus !
— Ça alors, dit le public soulagé
on s'est fait avoir comme des débutants
bien sûr que c'est le quatrième
comment pourrait-il en être autrement
un deux trois et... quatre
au total ça fait dix
qu'est-ce que tu penses de notre perspicacité hein Kateb ?
— Vous en avez dans le ciboulot !
répondit Kateb en se tapant le crâne
avec le bout de son index droit
voilà bien les dix ballons gonflés à l'hélium
ôtés de quarante-neuf ça fait !
— Trente-neuf ! cria le public
et Kateb fronça les sourcils une nouvelle fois
c'était peut-être une blague
avec Kateb on ne sait jamais
mais quand on ne sait pas bien la leçon
on ne sait jamais où commence
et où finit la plaisanterie
alors le public fit mille
trois cent soixante deux
têtes carrément interrogatives
et Kateb confirma son erreur
— Quarante-neuf moins dix
expliqua-t-il en écrivant l'opération
sur le dos d'un poisson-tableau
qui s'était arrêté dans la mer
pour qu'on écrive des opérations sur son dos
quarante-neuf moins dix
ça fait quarante-cinq, déclara Kateb
et le poisson secoua les nageoires
quarante-cinq fois pour montrer
que Kateb avait trouvé le bon compte
— Qu'est-ce que c'est étonnant les mathématiques !
s'étonna le public en tapant du pied
vivement qu'on soit mort et enterré
le calcul c'est vraiment difficile !
— Il ne faut pas désespérer, dit Kateb
et le poisson lui défronça les sourcils
voyons donnez-moi le numéro du suivant
quel est le numéro de ce magnifique ballon
dont les couleurs ne vous rappellent rien ?
— On ne sait plus où on en est !
dit le public en regardant ses pieds
tu as été trop vite
on n'est pas des savants
un deux trois quatre dix
c'est le numéro onze !
murmura le public pas sûr de lui
— Mais non, fit Kateb en soupirant
c'est le numéro douze voyons !
vous ne voyez pas que c'est le numéro douze ?
— Non on ne le voit pas, dit le public
et on commence à en avoir marre
d'être pris pour des imbéciles.
tu nous diras quand tu auras fini
de faire le singe pour la télé !
— Ne vous énervez pas, dit Kateb
je me trompe peut-être
vous n'êtes pas si bêtes que ça !
— Merci pour le compliment.
on reviendra demain à la même heure.
— Allons ! continuons ce jeu amusant
allons on frappe dans ses mains
et on arrête d'être triste
est-ce que vous voulez que ce soit le ballon numéro douze ?
— Non, dit le public pour faire un caprice
on préfère que ce soit le numéro cinq
on ne sait pas pourquoi mais on préfère.
— Mettons que cinq est le bon numéro
on continue ou on en reste là ?
— On continue, dit le public en relevant la tête
le numéro du ballon suivant est le six !
est-ce qu'on a bien compté cette fois ?
— Si vous voulez que ce soit le six, dit Kateb
et il écrivit une fausse opération
sur le dos du poisson-tableau
qui aurait haussé les épaules
s'il avait eu des épaules
à la place d'un accordéon.
— Et puis sept ! cria le public en chœur
sentant que cette fois il avait gagné
— Sept ! répéta Kateb et il cracha
dans l'œil du poisson-tableau
qui avait une oreille à la place de l'œil droit
l'histoire ne dit pas parce qu'elle est incomplète
ce qu'il y avait à la place de l'oreille gauche
il jouait si bien de la gaita
qu'on ne lui posait jamais ce genre de question.
— Je suppose, dit Kateb, que huit
est le numéro du ballon suivant ?
— Et si on se trompait un peu ?
demanda le public au public
et le public ne dit pas non
c'est le ballon numéro cent trois !
déclara-t-il avec assurance.
— Pas possible ! exulta Kateb
en jetant la craie dans la mer
le poisson crut qu'on jouait maintenant
au jeu du rapporte-moi-la-craie-
que-j'ai-jetée-dans-la-mer.
et il nagea vers la craie qui crut
qu'on ne jouait plus
mais qu'on en voulait à sa peau.
— Ce n'est pas possible, répéta Kateb
je veux bien me tromper pour vous faire plaisir
ça ne me coûte rien
on ne m'en voudra pas
mais se tromper à ce point dépasse l'imagination
on redevient donc réaliste
si tant est qu'on l'a été avant
cent trois c'est une erreur
ou c'est de la folie
cent trois ça ne se peut pas !
Le public était interloqué : peut pas !
et pourquoi donc ?
en vertu de quel règlement ?
— Il n'y a pas de règlement
dit Kateb très méprisant
il y a une imagination
et on ne peut pas la dépasser
ou du moins si on la dépasse
on se trompe dans le calcul
et on déclare sans y prendre garde
que cent trois est le bon numéro.
— Alors c'est quoi le bon numéro ?
fit le public qui doutait maintenant
que Kateb fut si bon que ça en mathématiques
— Celui que vous voudrez mais pas cent trois
il y a quarante-neuf morts
il ne peut donc y avoir un numéro cent trois
ne soyez pas macabres !
— Mince ! dit le public en se mordant la lèvre
Kateb a raison comme d'habitude
qu'est-ce qui nous a pris de compter jusqu'à cent trois
on s'est trompé de millésime
voilà l'explication il n'y en a pas d'autre !
et le public se mit à tourner en rond
la tête basse et le dos rond
les yeux mi-clos parce que ça aide
— Ne cherchez pas, dit Kateb de plus en plus méprisant
il vaut mieux arrêter de jouer.
— Pas question ! hurla le public
en s'arrêtant de tourner en rond
il avait soulevé beaucoup de poussière
et maintenant il avait envie de tousser
c'était interdit de tousser le jour des morts
et chacun se pinçait le bout du nez
ce qui obligeait à ouvrir grand la bouche
et à montrer toutes ses dents.
— Pas question d'arrêter de jouer !
répéta le public en parlant du nez
et ils continuaient de se pincer le nez
c'était un jeu vraiment très amusant
beaucoup plus amusant que de compter les ballons
et on ne risquait pas de se tromper
c'était beaucoup plus facile
que d'élever des éléphants
dans un bocal à poissons rouges
cela faisait donc mille trois cent soixante deux
mille trois cent soixante deux quoi ?
dit un quidam qui essuyait ses chaussures
avec un tournevis et avec la vis qui va avec
— Je suis sûr de ne pas me tromper
dit celui qui avait compté sans hésiter
jusqu'à mille trois cent soixante deux
mais je suis prêt à recommencer mon opération
si cela peut faire plaisir à quelques-uns
— Ce n'est pas une question de plaisir !
répliqua un vieil homme rabougri
qui regardait tout le temps par terre
parce qu'il n'avait pas encore trouvé
ce qu'il cherchait depuis si longtemps
mais qui n'avait pas perdu l'espoir
qui avait motivé toute sa vie
— Je n'éprouve aucun plaisir
à compter dans l'ensemble des entiers naturels !
dit le compteur qui en savait long
en matière d'ensemble de nombres
il y a un nez sur chaque tête, dit-il
en montrant son nez comme exemple
et je ne vois pas de raison raisonnante
pour que le nombre de nez ici présents
ne soit pas exactement compris
entre le nombre de pieds moins un divisé par deux
ce qui fait une virgule de très belle apparence
et le point d'exclamation que j'écris
à la fin de cette phrase
qui ne va pas tarder à se terminer
et qui correspond aux nombres d'yeux
divisés par le nombre de mains
et multiplié par le nombre de langues
à quoi il faut ajouter un
point d'exclamation
— Je n'ai pas tout compris, dit Kateb
en tapotant du bout des doigts
sur la membrane multicolore
d'un ballon gonflé à l'hélium
qui devait être selon toute probabilité
le cinquième ballon c'est-à-dire
un ballon purement imaginaire
puisqu'il était encore de ce monde
mais alors tellement de ce monde
qu'il se sentait vivant et amoureux
il montra à tout le monde
à quel point il était amoureux
il était vraiment très amoureux
double point d'exclamation.
— Je vous aime ! Je vous aime !
Je vous aime multiplié par mille
dit-il pour montrer à quel point
son amour n'avait pas de limite
le public aimait les preuves d'amour
aussi il applaudit de toutes ses mains
et personne ne souleva le problème
de la fréquence qui se posait pourtant
et qu'il n'était pas difficile de résoudre
Kateb et Pierre se mirent donc au travail
cela consistait à attacher un ballon au cou des morts
quand le mort avait un cou
sinon on l'attachait à une des mains
qui ne pouvait pas manquer
parce qu'on ne meurt pas d'une main tranchée
Les morts s'élevèrent donc un à un
dans cet espace indéfinissable
entre le ciel et la mer
retenus seulement par un pied
par un enfant qui ne savait pas ce qu'il faisait.
il y avait donc quarante neuf ballons
quarante-neuf morts
et quarante-neuf enfants
dont les parents n'étaient pas peu fiers
ou plus exactement quatre-vingt-douze
puisqu'on avait bien compté les orphelins.
Kateb lança le micro en mer
le rattrapa avec une adresse
qui étonna tout le monde
et il annonça la couleur :
— Maintenant mesdames et messieurs
on ne retient plus son souffle
mais on ne crache pas non plus.
et d'un ample mouvement de manche
il désigna l'alignement impeccable
des ballons des morts et des enfants
tant d'un point de vue horizontal que vertical.
le public émit un soupir d'admiration
pour cet exercice de géométrie
et comme la géométrie est l'art des oiseaux
on vit apparaître des têtes d'oiseau
à la surface clapotante du ciel
Kateb débarrassa le micro de son encombrant trépied
et il alla se placer en tête du macabre alignement
l'enfant qui tenait le premier mort par le pied
était une petite fille tout heureuse
et toute souriante de retrouver le ballon
qu'on lui avait odieusement confisqué
Kateb caressa l'ondulante chevelure de l'enfant
et le public s'émut encore un peu
avec Kateb on ne sait jamais
il a une façon d'aménager les rites
qui décourage les uns et étonne les autres
mais Kateb se contenta de déposer un baiser
sur les lèvres juvéniles qui souriaient
et il donna une petite pichenette
sur l'œil coquin qui reluquait le public
avec un amusement qui ne passa pas inaperçu
il y eut des amateurs et de nombreux portraits
s'accumulèrent dans les chambres noires
Kateb prit la petite fille par la main
et il l'amena jusqu'au bord du ciel
les oiseaux avaient un drôle d'air
avec leurs yeux ronds
de chaque côté de la tête
et leur bouche pointue entrouverte
le bout de leurs ailes apparaissait de temps en temps
pour agiter la surface du ciel
et la petite fille les trouva un peu drôles
mais aussi enquiquinants
parce qu'il y avait un mort un ballon
et une petite fille ravie d'être là
mais Kateb aimait faire pleurer les petites filles
et la petite fille ne le savait pas
et elle souriait sauf que les oiseaux
étaient un peu inquiétants
bien sûr le ballon était maintenant compliqué
il y avait un mort accroché dessus
et la petite main ne faisait pas le tour de la cheville
elle tenait un orteil qui craquait un peu
et les oiseaux n'aimaient pas ça
alors ils attendaient pour voir ce qui allait se passer
il n'était pas question que ça recommence
qu'on lui pique son ballon
sans donner aucune explication
elle voulait bien rendre le mort
mais les oiseaux n'en voulaient pas
enfin ils semblaient dire non
on ne veut pas le mort on veut le ballon
pour voir à quoi ressemblent les petites filles
— Je ne suis pas la seule petite fille
il y en a plusieurs
il y en a même beaucoup
je n'ai pas envie de jouer avec vous
Le public s'impatientait
c'était beau on ne pouvait pas le nier
mais on avait mal aux pieds
et puis les enfants avaient envie de faire pipi
les vieux aussi
et il y avait quarante-neuf morts
et quarante-neuf petites filles
on ne pouvait pas envisager de consacrer
plus d'une minute à chacune
Kateb exagérait comme toujours
il ne savait pas se mesurer
il n'avait pas le sens de l'impatience des autres
il avait du talent mais quand même
quarante-neuf minutes c'était déjà très long
et les enfants se feraient dessus
les vieux aussi
et on attraperait froid au bout du nez
et on était bon pour passer le lendemain au lit
ce qui était triste pour un lendemain de fête
devant ces arguments indiscutables
Kateb céda à l'impatience commune
et il mordit la main de la petite fille
le ballon s'éleva au-dessus du ciel
poursuivi par le cri de l'enfant
et le mort se balança lentement
et les oiseaux le reluquèrent en le suivant des yeux
Kateb serra le cou de la petite fille
pour l'empêcher de crier
il y eut soudain un grand silence
sauf le froissement des plumes des oiseaux
dans les ailes qui battaient à la surface
soulevant de silencieuses gerbes d'écume.
alors un oiseau noir et blanc
traversa la surface tranquille
et il s'éleva dans la zone sans nom
et d'un coup de bec puissant
il creva le ballon qui explosa
le mort descendit d'un coup dans le ciel
c'était facile et c'était possible
le public frémit à peine
et quand Kateb desserra son étreinte
il vit que la petite fille était morte
— Cinquante, fit-il.
et on amena un ballon rouge
on l'accrocha au cou de la petite fille
Kateb poussa le ballon vers les oiseaux
mais ils n'y touchèrent pas
le ballon restait suspendu au-dessus d'eux
et la petite fille ne ressemblait pas du tout à une morte
le public essuya ses larmes
Kateb haussa les épaules
et Pierre arracha les morts
des mains des quarante-huit petites filles
qui n'osèrent pas se révolter
il poussa les morts au-dessus du ciel
et il y en avait bien quarante-neuf
les oiseaux ne bougeaient pas
il restait quarante-huit petites filles
— C'est une erreur de calcul, expliqua Kateb
en traçant des signes étranges dans le sable.
tout le monde peut se tromper la preuve !
d'ailleurs je vais inventer un instrument de mesure
qui vous en bouchera un coin
ce n'est pas difficile de vous étonner
c'est vrai que vous êtes médiocres
mais je ferai ce qu'il faut
je ne manque pas de talent
comme vous pouvez le constater
je tordrai le fer comme je le veux
il sera exactement proportionné
et il s'articulera selon ma volonté
j'en graduerai les longueurs
à l'échelle de ma pensée
il pivotera à l'endroit précis
où commence le cercle de ma parole
et il n'y aura plus d'erreur
on ne me reprochera pas l'aventure
il faudra me suivre mesure après mesure
vous verrez comme je serai supérieur
il faudra me croire et se taire
vous vous taisez parce que vous n'avez rien à dire
et effectivement tout le monde s'était arrêté de parler
Kateb était assis dans le sable
la tête entre les genoux
il dessinait des plans et il les citait
et on ne voyait pas bien à la lumière de la lune
Les morts étaient suspendus
et les ballons gonflés à l'hélium les soutenaient
il y avait une bonne brise océane
et les morts se croisaient avec lenteur
les oiseaux étaient immobiles
le ciel à peine secoué
les quarante-huit petites filles jouaient dans le sable
il y avait une mère éplorée
qui ne voulait pas reconnaître la réalité des faits
il y avait pourtant une réalité
il y avait quarante-huit réalités
il en manquait une
c'était un résultat indubitable
mais elle ne croyait pas à la preuve par neuf
elle croyait à son amour
et il était éternel
elle arpentait la plage le long des petites filles
en réalité elle ne les regardait pas
elle allait de la première à la dernière
et il n'en manquait pas une
elle regardait Kateb et elle l'aimait bien
il dessinait des petites filles dans le sable
elles avaient une abondante chevelure
et leurs robes ruisselaient de soleil
mais elle continuait de chercher
elle avait trouvé mais on ne sait jamais
Les morts glissaient et le ballon zigzaguait
quelqu'un murmura dans la foule
on se tourna vers lui
on n'avait pas compris
il murmura encore et on comprit
la foule murmura un court instant
l'homme avait dit : j'ai froid aux pieds
ce n'était pas une bonne année
Kateb en faisait trop
on aurait dit qu'il ne voulait pas achever
il fallait bien pourtant
on ne pouvait pas rester comme ça
à regarder les morts se balancer au-dessus du ciel
et les oiseaux presque indifférents
et Kateb qui tournait le dos
et qui parlait de projets insensés
il fallait que ça finisse maintenant
Pierre s'inquiéta en constatant
que les enfants étaient allés se coucher
et que les vieux avaient éteint leurs pipes
— Kateb ! dit-il doucement à son ami
il faudrait voir à en finir
ce n'est pas le moment de rêver
demain est un jour férié
il y aura du monde sur les routes
tu feras ce que tu as à faire
et je te donnerai un coup de main
j'ai toujours rêvé de pêcher des oiseaux
ce n'est pas donné à tout le monde
je le ferai si tu veux bien
mais il faudrait voir à en finir
les gens perdent patience
il n'y a plus d'enfants
et les vieux ne fument plus
on termine le travail et on va se coucher
Kateb sourit et il effaça les dessins
et il regarda la trace de ses doigts dans le sable
— il faut vraiment que ça finisse
je vais me réveiller et le soleil sera déjà levé
il n'y a pas de raison pour que ça continue
c'est un rêve et je n'ai aucune réalité
je vais me réveiller dans la peau d'un autre
ce sera comme une mort et je serai un autre
mais que faut-il faire pour se réveiller ?
il y a un secret et je ne le connais pas ?
Pierre avait amené son fusil
un beau grand fusil de bois et d'acier
et Kateb lui demanda de le réveiller
Pierre leva le fusil vers la mer
et il tira deux coups qui secouèrent l'eau
— Il est fou, dit la foule exacerbée
et si une baleine nous tombait dessus
espèce de fou ! c'est déjà arrivé
on ne veut plus que ça arrive !
et ils reçurent quelques gouttes d'eau salée
elle était froide et ils frémirent
il ne tomba rien d'autre
et Kateb secoua la tête en disant :
— Ce n'est pas le bruit qui me réveillera
il faut de la douleur, une atroce douleur !
et il montra sa poitrine
et la foule éberluée se demanda
ce qu'il pouvait bien fabriquer
il y avait un rite et il n'était pas respecté.
et voilà qu'on tirait des coups de feu dans la mer
au risque de recevoir une baleine sur la tête
et maintenant le maître de cérémonie
écartait sa chemise des deux mains
pour montrer une poitrine très ordinaire
qui n'offrait aucun intérêt
— Ça suffit, dit la foule en s'avançant
pourquoi nous montres-tu cette poitrine ?
— Ce n'est pas à vous que je la montre ! cria Kateb
je ne veux rien vous montrer
rentrez chez vous !
— Mais le spectacle n'est pas terminé !
fit la foule en reculant car Kateb était terrible maintenant
— Il est terminé pour moi
il est terminé pour tout le monde !
Partez ! retournez dans vos chaumières
je ne veux plus vous voir pleurnicher
parce que vos pieds sont gelés
ou parce que ces enfants ont la coqueluche !
partez ! et que je ne vous revois plus !
vous allez voir de quel bois je me chauffe !
Kateb fit un pas en menaçant
et la foule recula d'un coup
— Nous n'avons pas peur de toi, fit-elle en tremblant
et nous n'avons plus froid aux pieds
on fera du café en attendant
— Et vous attendez quoi, bande de cochons !
qu'est-ce que vous attendez de moi ?
vous ne savez pas attendre
et puis rien ne vous attend que la triste mort !
— Nous ne voulons pas mourir
mais il faudra bien que ça se passe.
Ne sois pas dur avec nous Kateb
nous sommes nombreux si nombreux
et puis nous n'avons pas toute notre tête
nous avons des enfants plus qu'il n'en faut
et les vieux sont si vieux non d'une pipe !
ne nous renvoie pas maintenant
on s'excuse et on ne recommencera pas
on te le promet Kateb
fais ce que tu as à faire
il n'y aura aucun désordre.
mais Kateb avait soufflé dans le clairon
et la foule roula dans les pieds des chevaux
en poussant des cris de terreur
il n'y eut pas de mort
parce que ce n'était pas prévu
mais la foule se dispersa en pleurant
et bientôt il n'y eut plus personne dans les rues
et la grande place était vide
le capitaine des soldats s'approcha de Kateb
— Est-ce qu'on emmène les petites filles ?
dit-il au garde-à-vous très droit dans son uniforme jaune
Kateb regarda les quarante-huit petites filles
elles étaient assises dans le sable
elles étaient calmes et elles regardaient les morts
les soldats s'impatientaient
— Pas de petites filles ce soir ! déclara Kateb
le capitaine se redressa d'un coup
il se tourna vers ses soldats qui attendaient une réponse
les chevaux piaffaient et donnaient du sabot dans le sable
il forma un zéro avec le pouce et l'index
les soldats se regardèrent sans rien dire
-Zéro ! murmura le capitaine
ce n'est pas possible ! ce n'est pas assez !
pas ce soir Kateb ! c'est un jour de fête
tout le monde est heureux même les soldats !
Kateb regarda d'un air menaçant :
— Veux-tu que je rappelle la foule ?
Le capitaine recula d'un air effrayé :
— Non, pas la foule, je t'en supplie
nous ne l'avons pas mérité
nous avons fait notre travail
ce n'est pas une façon de nous remercier
tu as soufflé dans le clairon et nous voilà !
et Kateb le menaçait de souffler dans le saxophone !
— Non, pas le saxo, cria le capitaine
les chevaux se cabrèrent à ce cri
et tous les soldats tombèrent en poussant des hurlements
les chevaux hennirent d'une manière affreuse.
— En selle ! ordonna Kateb d'une voix forte
qui est-ce qui m'a fichu de pareils cavaliers
en selle et que ça saute nom d'un cheval !
et tous les soldats le capitaine y compris
s'échappèrent au grand galop
dans les noires profondeurs de la nuit
Kateb regarde les petites filles
elles ne savent pas ce qu'il faut faire
alors elles ne font rien
et Kateb se tourne vers Pierre et lui dit :
— J'ai bien fait, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas une question, dit Pierre
tu as fait ce qu'il fallait faire je suppose
dans quoi vas-tu souffler maintenant
y a-t-il un instrument pour souffler dedans ?
— Je vais souffler dans ton fusil
dit Kateb en saisissant le bout du canon.
je vais souffler pour voir ce que ça donne
je vais peut-être me réveiller de ce mauvais rêve
tu sais, Pierre, dans mon pays
ailleurs que dans ce sommeil infernal
il n'y a pas de petites filles
il n'y a pas de ballons non plus
il y a des morts bien sûr
parce qu'on ne peut pas faire autrement
mais au moins je n'y dors pas
je me couche avec une femme
qui a l'âge de faire l'amour
et mes amis ont deux jambes deux bras
une tête comme tout le monde
et un tronc pour faire tronc
je veux parler du ciel et de la mer
est-ce que tu comprends, Pierre ?
Et Kateb mit le canon du fusil dans sa bouche
il regardait Pierre d'un air très calme
— Je ne peux pas faire ça, dit Pierre
je ne suis pas un assassin !
et sans faire exprès il regarda le ballon rouge
et Kateb ferma les yeux.
— Non vraiment je ne peux pas, dit Pierre encore
ce n'est pas facile de tuer un homme
les petites filles on les tue sans faire exprès
on ne se rend pas bien compte
c'est facile et on n'a pas envie d'oublier
un homme c'est autre chose
même s'il le demande
s'il ne peut pas y avoir une erreur
je ne peux pas, Kateb, je ne peux pas !
Il retira le canon de la bouche de Kateb
et Kateb tomba sur les genoux dans le sable
et il y enfonça sa tête en la secouant
il criait un peu et les petites filles
se demandaient à quoi il jouait
elles s'approchèrent en silence
elles se pressaient autour de lui
et il continuait d'enfoncer sa tête dans le sable
c'était peut-être amusant
ou peut-être même qu'il pleurait
elles se regardèrent en ouvrant de grands yeux
il faisait ce qu'il voulait
on pouvait le regarder
on ne comprenait pas
il n'y avait peut-être rien à comprendre
les choses arrivaient et ça ne voulait rien dire
ça pouvait dire quelque chose si on voulait
on le veut quelquefois à tout prix
il faut que ça parle
et ça finit toujours par dire quelque chose
parce que les mots sont porteurs d'histoire
et qu'il y a une mémoire
même dans la tête d'une petite fille
Pierre regarda les oiseaux d'un air désolé
qu'est-ce qu'on pouvait faire ?
hein ? je vous le demande, qu'est-ce qu'on pouvait faire ?
pas grand-chose vous êtes d'accord
et je n'ai rien fait comme de juste
j'ai trempé mes pieds dans le ciel interdit
j'avais un bon fusil et il était chargé
j'aurais pu tirer sur un de ces maudits oiseaux
il aurait volé en éclats comme du verre
et ça m'aurait avancé à quoi
hein je vous le demande ? à rien
à rien de bon pour un homme
même pas le plaisir de viser juste
et je leur ai fichu la paix
à ces oiseaux de malheur
ils me regardaient avec un drôle d'air
comme si j'appartenais à un autre monde
forcément moi je ne suis pas un oiseau
je ne vole pas je pense
enfin de ce côté-là je fais ce que je peux
si vous voyez ce que je veux dire
Les oiseaux sont en grève, dirent les images !
La nouvelle fit le tour du monde
enfin du monde en question
qui n'est pas tout le monde
comme chacun sait ici bas
ce n'est pas partout
qu'il faut lever les yeux
pour regarder la mer
et qu'il faut les baisser
pour regarder le ciel
heureusement il y a des mondes
où le ciel est à sa place
et par conséquent la mer
ce monde-ci est une particularité
c'est pour ça qu'on le montre à la télé
les images aiment bien ça
heureusement heureusement
parce que sans les images
il n'y a plus de télé
et sans télé
il n'y a plus de gouvernement
imaginez un peu
la tête du gouvernement
qui apprend qu'il n'y a plus de télé
— Quoi ? s'étonne-t-il, je n'existe plus
et tout ça à cause de la télé
ce que c'est embêtant
de ne plus exister —
et hop il n'a pas fini de le dire
et il disparaît d'un coup
c'est comme ça la vie
pas de télé pas de gouvernement
c'est la règle et on ne joue pas
on ne joue pas à ce genre de chose
c'est trop sérieux et ça coûte
alors comme ça il n'y a plus de gouvernement !
autrement dit on n'est plus gouverné
c'est exactement ce que ça veut dire
et cependant on continue d'exister
sans gouverner cela va sans dire
on pourrait inventer la télé
mais c'est très compliqué
ces histoires de rayons qui ne se croisent pas
et toute cette électricité nous fait peur
pas de télé pas de gouvernement
pas de gouvernement pas de télé
il y a une réciproque c'est mathématique
qu'est-ce qu'on ferait sans les réciproques
on ferait la grève si c'était permis
mais il n'y a pas de gouvernement pour le permettre
pas de grève pas d'oiseaux
c'est un corollaire inévitable
vous entendez les oiseaux de la télé ?
il n'y a pas de grève dans notre vocabulaire
donc on ne voit pas comment la faire
allez hop au travail les oiseaux
c'est le jour des morts dans le ciel
il y en a quarante-neuf qui attendent
que les oiseaux veuillent bien
un bec plus un ballon égale
un mort qui plonge dans le ciel
c'est la seule loi le jour des morts
les oiseaux doivent crever les ballons
ils ne peuvent pas changer d'avis
et encore moins faire la grève
les caméras moteur action là devant
on tourne les oiseaux et les morts
c'est un film rituel
on aime ou on n'aime pas
ce n'est pas la question
on regarde la télé ou on se tait
on écoute le gouvernement et on se calme
il n'y a pas d'oiseaux grévistes
c'est une fausse nouvelle
voici le démenti officiel du gouvernement des hommes
Quoi ! les oiseaux ont un roi
donc une télé —
le ciel appartient aux oiseaux
il est inutile de discuter cette vérité
et les oiseaux sont les gardiens du ciel
donc de la mort des hommes
c'est écrit dans le grand livre de la nation
quand un homme meurt
les autres hommes arrachent un ballon
un ballon gonflé à l'hélium
à une petite fille qui se met à pleurer
c'est bien fait pour elle
ensuite on attache le ballon à une main
et le ballon et l'homme flottent dans le ciel
et alors un oiseau vole
il crève le ballon
d'un savant coup de bec
et le mort disparaît dans le ciel
on applaudit l'oiseau
on prie pour le mort
on achète un ballon gonflé à l'hélium
à la petite fille ravie
qui cesse de pleurer
on ne lui explique pas pourquoi
on la fait pleurer
ni pourquoi on lui donne un autre ballon
elle ne doit pas comprendre
sinon il n'y a plus de mystère
d'ailleurs le mieux serait
que personne ne comprenne
pas même les grands pas même dieu
que j'écris ici avec une minuscule
parce que je ne suis pas sûr de son existence
le mystère serait total
ce qui serait vraiment bien pour un mystère
Le mystère aujourd'hui
n'est pas un mystère pour tout le monde
il y en a qui tirent les ficelles
tout le monde le sait
sauf les petites filles qui ne savent rien
qui croient que l'amour éternel
est un baiser qu'on se donne sur la bouche
comme preuve d'amour et de vie éternelle
aujourd'hui le mystère
ce sont les petites filles rassemblées
le long de la plage blanche au bord du ciel
il y en a quarante-huit
et elles agitent quarante huit mouchoirs
elles trouvent cela amusant
de secouer un mouchoir blanc
elles regrettent les ballons et les couleurs des ballons
elles ne savent pas pourquoi
c'est un mystère
c'est leur mystère ce regret
elles ne savent pas très bien ce qu'elles regrettent
c'est au sujet des ballons
au sujet des couleurs
il n'y a rien dans leur tête
au sujet des morts et des oiseaux
de ce côté-là pas de mystère
les morts sont morts
et les oiseaux vont crever les ballons
c'est là le regret qui picote leur cœur
ils vont crever les ballons
et il faudra être courageuses
pan ne pleure pas
pan tu as vu c'est un oiseau
pan pan deux oiseaux deux morts
pan pan pan je compte jusqu'à trois
pan encore un c'est-à-dire deux
pan pan pan pan pan
quarant' neuf oiseaux
et autant de morts pour visiter le ciel
les oiseaux mâchent du chewing-gum
et ils font des bulles dans le ciel
c'est comme ça qu'ils comptent les morts
ils savent voler
mais le calcul n'est pas leur fort
ils savent compter les bulles
pas les morts
pan c'est le reflet de mes yeux
pan cette fois c'est toi qui disparais
pan pan c'est trop vite on n'a rien vu
pas si vite les oiseaux
c'est plus difficile de compter les morts que les bulles
et puis ce n'est pas poli de mâcher du chewing-gum
les bulles ça peut gêner tout le monde
arrêtez les oiseaux
on ne sait plus compter
ce n'est pas juste
et puis c'est difficile avec un mouchoir
combien de larmes contient-il ?
une deux trois dix cent pas autant
essayez pour voir les oiseaux
on échange les mouchoirs contre vos becs
— et puis quoi encore ! dirent les oiseaux
on n'échange rien, on fait grève
et quand les oiseaux font grève
les hommes ne doivent pas mourir.
— C'est qu'on ne savait pas
qu'il y avait grève des oiseaux !
dirent les hommes pour répondre quelque chose
si on avait su mais on ne savait pas
il fallait prévenir
et personne ne nous a prévenus.
— C'est un grève-surprise, dirent les oiseaux
personne ne meurt un jour de grève
alors à quoi bon faire la grève
cette fois on s'y est pris comme il faut
il y a quarante-neuf morts
et pas un oiseau pour les sauver.
voilà ce qu'on appelle du travail bien fait
ils pourriront comme des pendus
ça fait longtemps que les pendus ne pourrissent plus
ceux-là pourriront comme il faut
foi d'oiseaux et vive la grève !
Kateb n'était pas assez vieux
pour avoir déjà vu un pendu
pourrir au bout de sa corde
il n'y avait pas plus de cinq vieux dans le village.
qui pouvaient prétendre à ce privilège
cinq ce n'est pas beaucoup
et puis ce ne sont pas des choses dont on parle
on n'aime pas ce genre de souvenir
c'était du temps où la mort était difficile
un peu comme une boulette de pain rassis
qui a du mal à passer dans la gorge
c'était un temps à tuer une bonne fois
et il n'était pas loin de finir
sauf que ces maudits oiseaux en reparlaient
ils savaient que c'était mal d'en parler
ils savaient que les hommes
pouvaient en pleurer de douleur
ils savaient ce qu'ils faisaient ces sacrés oiseaux
et Kateb avait relevé la tête
il avait les cheveux plein de sable
il y avait aussi du sable dans sa bouche
et les petites filles trouvèrent cela très amusant
et elles se mirent à rire
en cachant leur bouche avec le mouchoir
Kateb sourit en voyant leurs yeux ravis
et il avait du sable aussi sur les dents
et dans les narines deux pâtés de sable
— Ce que tu es rigolo comme ça !
dirent les petites filles vraiment heureuses
tu es un peu fou, Kateb !
et Kateb éclata de rire
le sable jaillissait de sa bouche
au lieu de parler comme tout le monde
il crachait du sable
en fait il était tout rempli de sable
il y avait du sable partout
dans tous les endroits de son corps
il fit tâter son ventre et ses bras
et les petites filles virent bien
qu'il y avait du sable dedans.
— Comment cela est-il possible ?
dirent les oiseaux d'un air incrédule
— Je ne sais pas, dit Kateb en riant
c'est la première fois que ça m'arrive
je suis rempli de sable
et vous faites des bulles
je ne vois pas le rapport
mais il y en a un !
— Foutaises ! dirent les oiseaux d'une seule voix.
— Et pourquoi pas ! glapirent les petites filles
pourquoi pas le sable
pourquoi pas les bulles
et pourquoi pas nos petits derrières blancs
et pourquoi pas ceci
et pourquoi pas cela
on en a marre des questions
on en a marre qu'on nous pique nos ballons
on en a marre de rire et de pleurer
à chaque fois que quelque chose nous arrive
on n'a pas l'âge de ces sortes de choses
ce sont des amusements de grandes personnes
on n'a jamais vu de pendu pourrir
et on ne veut pas voir ça
au travail ! bande d'oiseaux de malheur
ou on vous passe sur la tête !
— Des menaces maintenant !
crièrent les oiseaux en secouant le ciel
puisque c'est comme ça,
non content de faire la grève des morts
on fera aussi la grève du chant
les pendus pourriront sans musique
voilà ce que vous avez gagné
à laisser caqueter ces petites filles !
Kateb était plein de sable
et il voulait voir les morts pourrir
au bout de leur ballon gonflé à l'hélium
il haussa les épaules et s'approcha du ciel :
— Vous pouvez bien aller vous faire voir ailleurs !
lança-t-il d'une voix puissante.
Alors Pierre tira un coup de fusil
la tête d'un oiseau vola en éclats
— Raté, dit une petite fille
— Un de moins, c'est l'autre
fit un oiseau en disparaissant dans un nuage
— Mince, fit Kateb interloqué.
— Ça alors, murmura Pierre
en regardant le drôle de fusil
qu'il avait dans les mains.
Ce n'est pas mon fusil
je visais le ballon pas l'oiseau
c'est un mauvais fusil nom de dieu !
où est passé mon fusil ?
il tira encore un coup dans le ciel
il avait bien visé le ballon rouge
mais un oiseau explosa sang et plumes
et Pierre ne comprenait pas
et il regardait les oiseaux en hochant la tête
— Je ne sais pas ce qui se passe
dit-il en s'excusant
c'est un mauvais fusil
je ne veux pas tuer les oiseaux
ce n'est pas mon métier !
— Donne-moi ce fusil ! dit Kateb
et il visa un ballon dans le ciel
il tira les oiseaux s'éparpillèrent
il tira encore des oiseaux mouraient
il tira jusqu'à vider le chargeur
et il y eut autant d'oiseaux morts
— Ça alors ! dit-il, quel gâchis !
tous ces oiseaux morts pour rien
ils sont tombés dans le ciel
personne n'en profitera.
la prochaine fois je tendrai un filet
ce fusil est vraiment un bon fusil !
— Mais ce qu'il vise mal ! dit Pierre
— Parce que ce n'est pas un fusil à ballon !
expliqua Kateb en chiffonnant le canon.
c'est un fusil à oiseaux tiens regarde !
et il tira dans le ciel
et un oiseau éclata en mille morceaux
— Je suis convaincu, dit Pierre
mais cela ne me dit pas
où est passé mon fusil.
— Ton fusil à poisson est passé quelque part
et c'est sans importance
puisque c'est un fusil à poisson
et que ce n'est pas un fusil à ballon
— Mince, je n'y avais pas pensé
fit Pierre en se mordant les lèvres
il ne doit pas être bien loin
je le retrouverai demain c'est vrai
cela ne résout pas notre problème
les oiseaux ne crèveront pas ces ballons
et je crains que ce massacre
n'augmente les motifs de grève.
— Et comment ! lança un oiseau
aux allures de meneur, et comment !
C'était une terrible menace
une menace à prendre au sérieux
d'autant qu'il faisait nuit
et que les oiseaux ne plaisantaient jamais la nuit.
Vous le saviez, ça que les oiseaux
ne plaisantent jamais la nuit ?
vous ne le saviez pas, hein ?
et ça ne vous empêche pas
de vous réveiller la nuit
qu'est-ce qui vous a réveillé
c'est un oiseau, non, pas un oiseau
vous ne croyez pas aux oiseaux
mais quelque chose vous a réveillé
vous avez froid ou chaud
vous ne savez pas très bien
vous vous sentez terriblement seul
c'est fou ce qu'on peut se sentir seul
dans ces moments-là
et pourtant on sait bien qu'on n'est pas seul
il y a quelqu'un derrière la porte
ou derrière la fenêtre
parce qu'il y a aussi une fenêtre
la fenêtre c'est pour le matin
et la porte c'est pour le soir
vous avez compris pourquoi
devinez un peu si vous pouvez
vous n'avez jamais pu deviner ?
qu'est-ce que vous savez faire ?
jongler avec trois balles ?
deux rouges et une blanche
je ne vous conseille pas de jongler
dans ces moments-là
ce n'est vraiment pas le moment de jongler
vous pouvez tricoter
ou faire de la planche à voile
mais évitez les jongleries
ce n'est pas un bon truc
pour retrouver le sommeil
si je connais un bon truc ?
pas plus que vous
je n'ai rien dans les manches
d'ailleurs je dors tout nu
et je me réveille tout nu
avec quelque chose d'inachevé
quelque chose de terrible aussi
je ne sais pas ce que c'est
je ne veux pas le savoir
je veux dormir encore
et rêver autre chose
mais le rêve revient
toujours le même toujours me réveillant
toujours au même endroit
vous avez compris le coup de la porte
vous avez compris le coup de la fenêtre
alors dites-moi un peu
le matin c'est... la fenêtre
le soir c'est... la porte
vous n'avez toujours pas compris !
il faut que je sorte de ce cauchemar
les oiseaux menacent maintenant
c'est une heure terrible
on ne pourra pas éviter le pire !
vous ne le saviez pas, hein ?
vous ne savez rien
et vous ne comprenez rien !
C'était une vieille télé en noir et blanc
elle était posée sur une chaise
et ça faisait un drôle d'effet
de le voir grimacer ainsi noir et blanc
et de demander si on savait
et si on avait compris de quoi il s'agissait
pas bien compris non
et on ne savait pas tout
on avait la télé un point c'est tout
et il avait beau grimacer
et employer de grands mots
dont le sens nous échappait sans doute
la télé était une télé comme les autres
sauf qu'il n'y avait pas de couleurs
et comme on ne savait pas ce que c'était la couleur
on voyait bien qu'il cherchait à nous dire
quelque chose d'important
d'important pour tout le monde mais quoi ?
Ce que vous êtes bêtes ! qu'il disait
enfin il vaut mieux oublier
les oiseaux sont en grève
c'est la nouvelle de la journée
Kateb a trouvé un fusil
et Pierre cherche le sien
les morts vont pourrir comme des pendus
et quarante-huit petites filles
se disent dans l'oreille
des choses importantes
qui ne regardent pas les adultes
un oiseau noir et blanc
tira un calepin de sous son aile
son aile blanche et noire
et il fit le compte des morts :
un deux dix trente quarante-neuf
écrivit-il sur le calepin
cela fait quarante-neuf morts
parmi les hommes de ce monde
un deux trois dix douze
douze oiseaux sont portés disparus
c'est beaucoup pour une seule nuit
d'autant que nous sommes en grève
c'est grave de forcer un oiseau à mourir
un jour de grève
il faudra payer ces douze fantômes
un plus deux plus trois plus quatre
et cetera plus onze plus douze
multiplié par quatre
et élevé à la puissance soixante et onze
et tout ça sans que rien ne m'oblige
à justifier quelque chiffre ni quelque loi que ce soit
ça fait en tout et pour tout
et selon les mathématiques des oiseaux
ça fait à moins que je ne me trompe
non c'est bien ça je recommence
pour plus de sûreté
on a besoin d'être sûr dans ces moments-là
mille quatre cent quatre-vingt-douze
élevé à la puissance quatre que multiplie
la puissance onze de cent vingt-trois
c'est bien ça je ne me trompe pas
et rien ne m'oblige à me justifier
d'ailleurs il n'y a rien à justifier
tout le monde sait que un et un ça fait deux
sauf si un égale deux
auquel cas deux égale quatre
je suis un sacré oiseau calculateur
et je chiffre le dommage à un.
— Un quoi ? demanda Kateb
qui se sentait un peu responsable.
— Un massacre, fit l'oiseau
c'est un massacre
et ça vaut un massacre.
— Ah ! non, dit Pierre, pas ce film !
Je l'ai vu onze fois
depuis que je sais compter
— Ça fera douze ! dit l'oiseau irrité
moi aussi je sais compter
à l'endroit et à l'envers
et quand je dis que c'est un massacre
je suis en dessous de la vérité
si quelqu'un connaît un mot du même sens
mais plus près de la vérité
qu'il le dise tout de suite
c'est la guerre
il n'y a pas de temps à perdre
il y aura beaucoup de morts
et ce ne seront pas les derniers
— Les oiseaux perdent la tête,
fit remarquer Kateb à Pierre
mais il sentait bien qu'il avait tort
de s'amuser parce que l'oiseau noir et blanc
qui avait parlé pour les autres
était très vieux et incapable
de soulever même une épée de bois
— Je soulèverai le monde s'il le faut
fit l'oiseau en tendant le cou et les ailes
je soulèverai tout le monde
et tout le monde sera soulevé !
il y avait de plus en plus d'oiseaux maintenant
certains s'étaient aventurés sur le sable
et ils déambulaient entre les petites filles
qui n'aimaient pas ça du tout
c'était d'un effet terrible à la télé !
on savait bien que l'oiseau noir et blanc
était capable de soulever le monde
il était vieux et incapable
de soulever une épée de bois
mais le monde ne lui faisait pas peur
on voyait bien qu'il n'avait peur de personne
Tout le monde sursauta
quand l'oiseau noir et blanc
arracha le fusil à oiseaux
des mains de Kateb qui demeura
immobile et sans rien dire
— C'est le fusil de Pierre, dit-il
pour expliquer ce qui s'était passé.
— Non, justement, dit Pierre en s'avançant
il se trouve que ce n'est pas mon fusil
mon fusil est un fusil à poissons
celui-ci est un fusil à oiseaux
la confusion n'est plus possible
il nous faudrait un fusil à ballons
mais nous n'en avons pas
il est vrai que nous n'en avions pas besoin
puisque nos amis les oiseaux
sont de grands creveurs de ballons.
Pierre essuya son front du revers de la main
L'oiseau noir et blanc se mit à siffloter
et tous les oiseaux l'imitèrent aussitôt.
c'était infernal ce sifflotement
et Kateb et Pierre et les petites filles
se bouchèrent les oreilles avec des algues sèches
mais l'oiseau noir et blanc sifflait plus fort
et leurs têtes allaient éclater
c'était vraiment insupportable
rien à voir avec un chant d'oiseau
et tout d'un coup l'oiseau noir et blanc
jeta le fusil à oiseaux dans le ciel
et il se tourna vers Kateb et Pierre et il dit :
— On arrête de siffler !
et tous les oiseaux arrêtèrent de siffler
ils arrêtèrent aussi de battre des ailes
de claquer du bec
de secouer les ailes
et de faire des traces dans le sable
ils arrêtèrent tout
et ils regardèrent l'oiseau noir et blanc qui dit :
— Et on siffle de nouveau !
et tous les oiseaux se remirent à siffler
à battre des ailes
à claquer du bec
à secouer les ailes
et à faire des traces dans le sable
et l'oiseau noir et blanc dit encore :
— On arrête de siffler !
et tous les oiseaux arrêtèrent de siffler.
— Ce qui veut dire, dit l'oiseau noir et blanc
que la guerre est finie
ou qu'elle sera terrible pour les hommes.
La guerre n'avait pas commencé
elle n'était pas finie non plus
c'était une terrible menace
il fallait la prendre au sérieux
elle concernait les hommes du monde entier
et qui y avait-il pour la prendre au sérieux
soyons sérieux :
un pêcheur d'oiseaux
un chasseur de poissons
et quarante-huit petites filles
qui rêvaient de ballons gonflés à l'hélium.
ça fait cinquante d'accord
mais est-ce bien sérieux ?
la moitié de cent —
il y avait des millions d'hommes dans le monde
sans compter les femmes et les enfants
les chiens les chats et les oiseaux en cage
qu'il ne faut pas confondre
avec les oiseaux du ciel
et voilà que le sort de l'humanité
de la chienté et de la chaté
et des oiseaux en cageté
le sort d'un monde était entre les mains
de cinquante personnages de papier
dont quatre-vingt-seize pour cent
rêvaient d'un ballon gonflé à l'hélium
et peut-être aussi d'une sucette à la menthe
— ce n'était pas sérieux
et l'oiseau noir et blanc le savait
il ne croyait pas à la guerre
il ne croyait pas aux fusils
il ne croyait ni à la pêche ni à la chasse
il croyait aux oiseaux
parce que les oiseaux existent
et il croyait aux petites filles
qui existent si les ballons existent.
— Que t'arrive-t-il, oiseau noir et blanc ?
dirent les visages dans la télé —
il t'arrive quelque chose de nouveau
tu es le roi des oiseaux du ciel
et tu méprises les oiseaux en cage
tu as brisé le fusil à oiseaux
et tu l'as jeté dans l'abîme
et tous les oiseaux t'ont admiré
même la baleine qui aurait pu être un oiseau
si elle avait eu des ailes
à la place de deux jets d'eau
tu es vraiment un drôle d'oiseau
dirent les images et les couleurs —
et voilà que tu te mets à aimer les petites filles
il y a des petits oiseaux dans le ciel
tu les aimes mais pas à ce point
à quel point aimes-tu les petites filles ?
oiseau noir et blanc
on te voit en couleur
sur l'écran de nos télés
c'est terrible la couleur
c'est si proche de la vérité !
Que t'arrive-t-il ? que t'arrive-t-il ?
disaient les images disaient les couleurs —
les petites filles ne volent pas
elles ne sont pas faites pour le ciel
regarde comme le sable colle à tes pattes
tu n'es pas fait pour la terre
entre les petites filles et toi
il y a un monde où tu n'existes pas.
c'est bien de ne pas croire à la guerre
c'est moche un oiseau qui croit à la guerre
c'est peut-être même impossible
c'est une chose qu'on doit pouvoir calculer
un oiseau plus la guerre égale zéro
pas tout le temps mais d'une manière générale oui
la télé est fière de toi oiseau
oiseau de noir et de blanc
ton cœur est en couleur
tu n'as pas cru à la guerre
et tu as bien fait
ils ont quand même eu sacrément peur
le Pierre et le Kateb
quels imbéciles ces deux-là
avec leur fusil qui tire dans les coins !
mais tu n'aurais pas dû effrayer les petites filles
ce n'était pas gentil de ta part
c'est si fragile une petite fille
elle ne sait ni lire ni écrire
elle sait chanter et dessiner des dessins
elle ne sait pas dessiner autre chose
il faut l'excuser
elle saura plus tard
plus tard elle saura lire dans tes yeux
mais tu ne l'aimeras plus
ce sera vraiment beaucoup plus tard
et les oiseaux vivront en cage
dans le ciel il y aura des avions
il y aura aussi les âmes des hommes
ce ne sont pas des oiseaux
elles ne savent pas voler
elles flottent et se frottent
les unes contre les autres
les âmes des hommes et des avions !
mais que lira-t-elle dans tes yeux ?
Kateb se tâta partout
il était vraiment rempli de sable
c'était amusant bien sûr
Pierre était rempli d'eau
et il ne trouvait pas ça amusant
de quoi étaient remplies les petites filles ?
pas d'hélium sinon elles voleraient
et les oiseaux seraient jaloux de leur ascension
Il regarda l'oiseau noir et blanc
et il vit qu'il pensait à quelque chose d'intraduisible
l'oiseau avait les pattes dans le ciel
et il regardait l'horizon
et tous les oiseaux s'étaient rassemblés sur la plage
il y en avait des milliers sans doute
— Pourquoi tous ces oiseaux ? demanda Kateb à Pierre
— Ils font la grève sur la grève,
plaisanta Pierre mais sans rire
je ne comprends rien aux oiseaux
je ne comprends pas pourquoi ils volent
ni pourquoi ils chantent
ni pourquoi le ciel est leur royaume
je n'aime pas le ciel
c'est aussi le royaume des âmes mortes
en tout cas c'est ce qu'on dit
on n'est pas obligé de croire ce qu'on dit
on croit ce qu'on veut croire
j'espère que la mort n'est pas la mort.
Ils regardèrent les morts pendus à leurs ballons
et quelque chose comme une boulette de pain
s'était arrêtée dans la gorge
entre la bouche et l'estomac
et aussitôt la tête s'était mise à tourner
un peu comme le vertige en haut d'une échelle
il aurait peut-être suffi de fermer les yeux
effacer les morts les ballons le ciel le vent
pourquoi pas le vent
et les morts iraient rejoindre l'horizon
peut-être que là-bas
les oiseaux ne faisaient pas grève
ici les oiseaux cherchaient des histoires
et les morts étaient immobiles dans le ciel
à peine secoués par le ciel trembleur
Kateb prit la main de son ami Pierre
et il l'appuya contre son ventre
Pierre sentit le sable sous la peau
et il frissonna
Kateb pressa la main contre sa nuque
et Pierre sentit le sable crisser
le sable crissait encore sur la gorge
et sur la poitrine dans les bras
Kateb le regardait en souriant
il semblait ne pas croire
à la nature de son intérieur
et il lui demandait de donner son avis
c'était du sable et c'était impossible
il n'y avait pas de sable dans le corps humain
il y avait des muscles des organes des os
on n'avait jamais trouvé de sable
dans les entrailles d'un être humain
c'est bien ce que pensait Kateb
et pourtant c'était du sable.
il avait mangé trop de sable
pour faire rire les petites filles.
et il les avait amusées
ce qui était bon signe.
Pierre ne faisait pas rire les petites filles
elles sentaient le poisson
mais elles étaient bavardes
on ne pouvait pas se tromper
ce qui arrivait était de sa faute
pourquoi avait-il tiré ce coup de fusil ?
maintenant tout avait une place
les oiseaux qui déambulaient
les petites filles qui suçaient leurs pouces d'un air inquiet
Kateb qui se faisait tâter
l'oiseau noir et blanc et l'horizon
les morts et les ballons
tout était arrêté dans la tête de Pierre
l'oiseau immobile
l'horizon horizontal
les petites filles
les pouces
les oiseaux
le sable à l'intérieur de Kateb
tout s'était arrêté dans sa tête
et il ferma les yeux
pour que ça s'arrête une bonne fois pour toutes
c'était un peu sa faute ce qui arrivait
sauf le sable à l'intérieur de Kateb
maintenant Kateb ressemblait à un épouvantail
il sentait le sable
et il avait un bruit de sable
et les oiseaux l'évitaient
il leur demandait de tâter ses bras
mais ils se détournaient
ils frôlaient les petites filles
et les petites filles s'inquiétaient
en suçant leur pouce
elles ne suçaient pas le pouce d'habitude
mais d'habitude elles jouaient au ballon
au ballon gonflé à l'hélium
au ballon rouge
et au ballon de toutes les couleurs
elles riaient et ne songeaient nullement
à sucer leur pouce
seulement il n'y avait plus de ballon
on les avait fait pleurer
et maintenant c'étaient les morts
qui jouaient avec les ballons
ça n'avait pas l'air de les amuser d'ailleurs
ils étaient là le bras en l'air
suspendus aux ballons
les yeux grands ouverts
ne disant rien
n'ayant peut-être rien à dire
et en plus ils étaient tous nus
ce qui n'est pas bien intelligent
surtout devant des petites filles
qui ne savent rien des choses de l'amour
mais alors vraiment rien
Thomas fit remarquer que c'était un problème de lumière
le photographe pointa sa cellule dans l'ombre
puis il explora la lumière avec le même instrument
il fit un rapide calcul mental
leva le nez vers les projecteurs
et enfin il donna des ordres
qui furent rapidement exécutés.
Thomas jeta un coup d'œil sur l'écran de contrôle
cette fois l'ombre était bleutée comme il faut
et il leva le pouce pour indiquer sa satisfaction
— Et la voix ? fit-il, est-ce que ça va aussi ?
— Ça va, dit quelqu'un qui manipulait des boutons
tout est bon, l'image, le son, tout
ce que je ne contrôle pas, c'est le discours
j'espère qu'il est de qualité
— Je l'espère aussi, dit Thomas
et il suivit le parcours de l'aiguille sur le cadran
à douze le générique
à six Kateb demanda si quelqu'un
voulait bien avoir l'extrême amabilité
de compter les grains de sable sur son corps
un par un ou par un savant calcul
— Peu importe la méthode, dit Kateb
c'est la première fois de ma vie
que je suis rempli de sable
je suis curieux de savoir
comment cela est devenu possible
en admettant que c'était impossible avant
le nombre de grains de sable
doit expliquer le phénomène
ou alors je n'ai rien compris de la leçon !
il parlait aux oiseaux
à l'oiseau noir et blanc
à Pierre le chasseur de poissons
et à quarante-huit petites filles
il parlait en présence
de quarante-neuf morts
moins une petite fille au ballon rouge
— Le problème n'est pas la méthode, dit Kateb
non vraiment ce n'est pas un problème de méthode de calcul
le problème est ailleurs
et je crains que ce ne soit un gros problème
— Il ne faut pas confondre les gros et les grands problèmes
dit un oiseau que tout le monde approuva.
— Le problème est que j'interdis
qu'on me vide de mon sable
il faut compter sans me vider
c'est vraiment un très gros problème
— Et c'est aussi un grand problème
dit le même oiseau qui recueillit la même approbation
— C'est surtout un autre problème, dit Kateb
et je n'ai pas la solution.
— On pourrait deviner, dit le même oiseau
ce serait amusant de deviner
beaucoup plus que de faire la guerre
et le gagnant gagnerait quelque chose
quelque chose de beau je suppose
— Ou de cher, dit un autre oiseau
— Ou d'éternel, dit encore un autre.
— Oui mais seulement voilà, dit Kateb
qui aimait bien poser des problèmes à tout le monde
bien qu'il ne fût pas savant machin docteur
quand on s'amuse à deviner
on devine ce qu'on veut
et ce n'est pas forcément ce qui est
comment vérifier que c'est la bonne réponse ?
cette méthode ne me paraît pas bonne
je veux savoir la vérité
et pas seulement jouer à gagner
quelque chose de beau de cher et d'éternel
— Kateb a raison, dit le même oiseau
on ne peut pas deviner la solution
et ce ne serait pas bien de jouer
bien qu'il soit toujours amusant de jouer
et qu'on soit toujours prêts à s'amuser
n'est-ce pas mes frères les oiseaux ?
— Kateb a tort de ce point de vue là
dit un oiseau qui portait des lunettes
il ne faut pas oublier que c'est notre point de vue
le point de vue de Kateb ne nous intéresse pas
il faut donc s'amuser et gagner
quelqu'un gagnera ce qu'il mérite
quand est-ce qu'on commence à deviner ?
— Je ne veux pas jouer au jeu des devinettes
dit Kateb en secouant le sable de son corps
je veux le chiffre exact ou rien !
— Eh bien tu n'auras rien
puisque c'est ce que tu veux
dit un oiseau qui avait envie de s'amuser
et qui était très en colère
parce que quelqu'un l'en empêchait
de la manière la plus absurde qu'il soit.
— Tu ne sauras rien, ajouta-t-il
ce qui ne nous empêchera pas de nous amuser
n'est-ce pas mes frères les oiseaux
qu'on va bien s'amuser ce soir ?
— On va se gêner ! dirent les oiseaux
et les milliers d'oiseaux noirs et blancs
dans le ciel de nuit et sur le sable blanc
se mirent à danser une danse d'oiseaux
avec le cou et les ailes rythmant le chant
et les petites filles s'étaient assises dans le sable
et elles se bouchaient les oreilles et les yeux
et les oiseaux les caressaient de leurs ailes
leurs ailes blanches et noires.
Kateb cracha un jet de sable
et Pierre ne put s'empêcher de rire
le sable giclait encore
entre les dents de Kateb
il était très en colère contre les oiseaux
mais il ne trouvait pas les mots
alors il se vidait et bientôt
il ne resta plus que la peau de Kateb
comme un sac avec les os dedans
et Pierre s'amusait comme un fou
parce que Kateb ne pouvait plus parler
il n'y avait plus rien à l'intérieur de son corps
c'était comme si il avait cessé d'exister
et Pierre gonfla un ballon.
Kateb n'était pas mort
et c'était terrible pour lui
de voir un ami gonfler un ballon
en riant aux éclats
tandis que les oiseaux chantaient et dansaient
et que les petites filles ne voulaient plus
ni entendre ni voir ce qui se passait.
La peau de Kateb avait de grands yeux
qui semblaient dire toute sa révolte
il ne pouvait pas les fermer d'ailleurs
il essayait de toute sa force
mais les yeux restaient ouverts
et du sable les picotait doucement
il chercha sa bouche
et ne la trouva pas
elle avait disparu dans les replis
c'était dommage d'avoir perdu la bouche
de l'avoir perdue de vue pour tout dire
c'est utile une bouche
et il en avait sacrément besoin
en ce difficile moment d'égarement.
Ses mains n'existaient plus
il essaya de se rappeler
à quel endroit elles avaient existé
il calcula la longueur la largeur la surface
mais il ne trouva pas les mains
une seule aurait suffi cependant
mais il n'avait plus la tête à calculer
en fait à part les yeux
mais il ne pouvait pas les voir
il ne trouvait plus rien
de ce qui avait été son corps
il avait l'air d'un sac vide et fripé
dedans il y avait des os
mais maintenant ils étaient mélangés
et il n'y avait aucun espoir
de retrouver le montage initial
c'est-à-dire le bon montage
que de problèmes se posaient maintenant
que de problèmes et pas de solutions
et Pierre qui gonflait le ballon avec de l'hélium
Pierre qui savait qu'il n'était pas mort
il n'avait pas le droit de faire ça
mais qui ferait respecter le droit d'un sac d'os
qui ne se rappelle rien de ce qu'il a été ?
les oiseaux s'amusent à faire peur aux petites filles
les oiseaux aiment s'amuser
les petites filles n'aiment pas avoir peur
mais on n'échappe pas à son destin
dans ce monde à l'envers
qui reste à l'envers
quelque soit l'endroit qu'on lui donne.
C'était un étonnant ballon
aux couleurs métalliques
c'était un cube à six faces
et donc six couleurs fondamentales
Pierre mesura la quantité de gaz nécessaire
à l'aide d'un instrument muni d'une aiguille
dont il soustraie l'exacte mesure
à la mesure non moins précise
d'un autre instrument dont l'aiguille
décrivait sur un tambour de papier
des courbes relatives à l'interrogation
qui s'agitait en molécules égales
dans le cerveau encore présent
du pauvre Kateb ex-pêcheur d'oiseaux.
l'étonnant ballon aux couleurs métalliques
s'éleva lentement dans la zone incertaine
il toucha un peu la mer
d'une de ses quatre pointes
et donc de trois de ses couleurs
Pierre noua le bout à un piquet
et le ballon se stabilisa au-dessus de la plage
il s'approcha de ce qui restait de Kateb
et le toucha du bout du pied
les deux grands yeux bougèrent
ils le regardaient fixement
mais il n'y avait pas là autre chose
que le pouvoir actif de leur géométrie
qui est la géométrie de tous les yeux du monde
il souleva la peau par un bout
les os se mêlèrent encore un peu plus
il examina l'objet dans tous les sens
évita chaque fois la géométrie du regard
dans lequel Kateb avait l'air d'exister encore
mais il ne trouva pas ni un membre
ni une excroissance une branche un mât
où accrocher la longe et la nouer
il décida donc de se servir d'un crochet
et il perça la peau de deux trous
dans lesquels le crochet s'inséra
ajustant ainsi d'une manière efficace
le corps de Kateb au ballon gonflé à l'hélium
Kateb n'avait rien senti
il avait vu les deux trous dans sa peau
et le crochet d'acier dedans
et le ballon cubique au-dessus
et la longe comme un trait d'union
il n'avait rien senti sauf dans sa tête
enfin dans ce qui composait maintenant sa tête
que va-t-il m'arriver maintenant
pensa-t-il sans pouvoir vraiment souffrir
le ballon me portera au-dessus du ciel
bien sûr les oiseaux font grève
je n'irai pas tout de suite au ciel
j'irai plus tard après la grève
je tomberai comme une pierre
et je mourrai sans doute en touchant le fond
je ne sentirai rien à ce moment-là
je serai vraiment mort une bonne fois
mais il faudra attendre la fin de la grève
et flotter dans le ciel avec les morts
ils n'attendent rien puisqu'ils sont morts
mais moi j'attendrai et je verrai
je verrai tout ce qui se passera
j'aurai peur peut-être
et il n'y aura personne avec moi
je ferais mieux de mourir tout de suite
il faudrait que je puisse fermer les yeux
c'est en fermant les yeux que tout s'arrêtera
et Kateb faisait d'incroyables efforts
pour fermer les yeux
Pierre n'en savait rien
les yeux étaient une géométrie
c'était un langage universel
que tout le monde comprenait
mais personne n'était dupe
la mort ne tue pas la géométrie
elle tue le sens ce qui a cessé d'exister
Kateb était mort d'une drôle de façon
il s'était vidé de son sable
comme d'autres se vident de leur sang
ou comme d'autres encore
qui perdent leur âme un jour
sa peau pleine d'os était suspendue
et le ballon cubique touchait la mer
ne pouvant aller plus haut
dans cette zone d'incertitude
où le soleil et la lune se confondent
Pierre était triste au fond
il avait perdu un ami irremplaçable
et il était sûr que personne ne le remplacerait
il était mort comme personne
n'avait jamais osé mourir jusque-là
une mort audacieuse c'est vrai
mais triste aussi il faut le dire
parce que le cadavre n'était pas un cadavre
et que personne à part lui
ne pouvait témoigner de son identité
on pouvait même douter que ce fût un mort
et ramener le ballon à la surface de la terre
et jeter la peau et les os aux ordures
heureusement il n'y avait personne pour douter
et il n'avait eu aucune difficulté
à part cette histoire de crochet
que les yeux avaient monté en épingle
mais il ne fallait pas se fier à ces yeux
c'était une géométrie sans signification
autre que celle du dictionnaire
Pierre commençait à défaire le nœud
qui retenait encore le ballon
lorsque d'un coup les chants d'oiseaux cessèrent
il se retourna et vit
que les oiseaux le regardaient
les petites filles s'étaient toutes levées
et maintenant elles s'avançaient vers lui.
C'est vraiment très impressionnant
quarante-huit petites filles
qui vous regardent droit dans les yeux
et qui s'approchent lentement
mesurant chaque pas qu'elles avancent
— Par exemple, dit Pierre très impressionné
si vous avez quelque chose à dire dites-le
pour une fois que les enfants ont la parole
on peut jouer au jeu de la parole
c'est un jeu pour les enfants de votre âge
voulez-vous jouer à ce jeu ?
il faut d'abord que je fasse mon devoir
ce mort était un ami très proche
il faut faire ce qu'il faut
il aurait fait la même chose pour moi
c'est Kateb qui vient de mourir
ça ne lui ressemble pas beaucoup
mais je vous assure que c'est lui
ne regardez pas les yeux
c'est une trompeuse géométrie
vérifiez dans le dictionnaire
vous verrez si j'ai tort
qui sait lire dans le dictionnaire
personne je crois
vous êtes si petites
les dictionnaires c'est pour les grands
autrement dit c'est pour plus tard
quand vous saurez la différence
entre géométrie et poésie
c'est un problème de grande personne
à votre âge on sait la géométrie
par les moyens de la poésie
et vice et versa
la poésie par les moyens de la géométrie
vous savez sans savoir
ce qui explique votre beauté
Les petites filles firent le cercle
autour de Pierre qui alluma sa pipe
sa pipe légendaire en ivoire de cachalot
et il les regarda d'un regard circulaire
ce qui convenait à sa géométrie.
— Je vous assure que c'est vraiment
un problème de géométrie élémentaire
dit Pierre en formant des volutes
au-dessus de leurs têtes
un simple exercice à vrai dire.
et comme il défaisait encore le nœud
qui retenait Kateb et le ballon
elles poussèrent un soupir unanime
et Pierre en fut tout ému
il fit beaucoup de fumée sans volutes
et il comprit qu'il lui fallait d'abord
expliquer les raisons de ses actes
ce n'est pas facile de parler à des enfants
ce n'est pas facile et c'est périlleux
on n'est pas bien sûr de ce qu'on explique
bien sûr on ne perd pas de vue la question
mais voilà que la réponse se dérobe
elle joue à faire de la fumée avec une autre pipe
les enfants n'ont pas le droit de fumer
sauf dans certaines circonstances
quand les grandes personnes
ont perdu le goût de vivre
et que les questions des petits enfants
ne les ramènent pas à la raison.
— Je vous dis que c'est Kateb,
dit Pierre d'un air très convainquant
parce que Kateb ne se ressemblait plus
— On sait bien que c'est Kateb
dit une petite fille qui portait des lunettes
on n'a pas besoin de toi pour le savoir
et puis on ne t'a rien demandé
tu parles beaucoup pour ne rien dire
ça nous agace tu ne peux pas savoir !
tu ferais mieux de te taire
et de réfléchir un peu
tu n'as pas beaucoup réfléchi
et tu as fait n'importe quoi
heureusement que nous sommes là
pour corriger tes erreurs de jugement
— Non mais dites donc petites morveuses
dit Pierre en secouant sa pipe d'ivoire
je ne vous ai pas demandé votre avis
et puis de quoi voulez-vous parler
est-ce qu'on parle de cette manière
à un vieux monsieur comme moi
quand on a un peu d'éducation
et qu'on est une petite fille
on se met un mouchoir sur la bouche
et on ne regarde pas
les messieurs
dans les yeux
— On te regardera où on voudra
fit une petite fille sans lunettes
tu es bête comme tes pieds
ce qui ne nous étonne pas du tout
Pierre n'eut pas le temps de se défendre
les petites filles le renversèrent dans le sable
et tandis qu'elles le ligotaient au piquet
il criait de toutes ses forces « au viol ! au viol ! »
mais les oiseaux ne bougeaient pas
ils regardaient la scène sans rien dire
c'était une affaire d'homme et de petites filles
ce n'était pas une affaire pour les oiseaux
ils reprirent donc leur chant de grève
et martelèrent de leurs pattes
le sable blanc où le ciel venait mourir
— Au viol ! criait Pierre au piquet
vous n'avez pas le droit au viol ! au viol !
— Mais est-ce qu'on te viole au moins !
dit une petite fille en ôtant ses lunettes
on n'a pas l'âge de violer les vieux messieurs
tu le sais bien qu'on n'a pas l'âge
mais tu veux te faire remarquer
et tu voudrais qu'on nous punisse
et puis quoi encore espèce de faux jeton !
et elles serraient les liens très fort
et les mains de Pierre étaient devenues toutes blanches
il tenta d'arracher le piquet
mais la douleur l'en dissuada
et après avoir crié et s'être remué en tous sens
il se calma d'un coup
et il les regarda d'un regard circulaire
elles dansaient autour de lui
au rythme de la chanson des oiseaux
qu'elles reprenaient à contre-temps
dans un murmure à contre-voix
— Bon sang que m'arrive-t-il ?
dit Pierre en regardant ses mains blanches.
— Il t'arrive ce que tu mérites
dirent deux petites filles en même temps
il ne serait rien arrivé sans toi
mais tu en as trop fait comme d'habitude
on ne t'aime pas du tout
Kateb était un gentil monsieur
mais tu n'as pas pu t'empêcher
de le remplir de sable à son insu
et tu voulais le faire disparaître
tu ne voulais pas qu'on voye ce que tu en as fait
non mais regardez-moi cette espèce de sac
ça ne ressemble même pas à un mort
sauf les yeux mais c'est de la géométrie
dommage que ce soit de la géométrie
c'est un beau regard comme on aime
et on n'a rien pu faire pour empêcher
on ne savait pas que c'était possible
et quand même on l'aurait su
on ne sait toujours pas ce qu'il faut faire
quand ça arrive à une petite fille
pauvre Kateb on t'aimait bien
on va te regretter toute notre vie
mais on n'a rien pu faire pour empêcher
il faut que tu nous pardonnes si c'est possible
si ce n'est pas trop tard
que va-t-il nous arriver maintenant ?
Que c'est triste, pensa Kateb
en agitant ses deux gros yeux ouverts
que c'est triste d'être encore vivant
et d'entendre une telle preuve d'amour !
mais je ne peux rien faire maintenant
j'attendrai la fin de la grève
il n'y a pas autre chose à faire
c'est triste pour Pierre aussi
les oiseaux le violeront c'est sûr
c'est triste d'être violé par des oiseaux
ça n'arrive pas à tout le monde mais ça arrive
la preuve que ça arrive à n'importe qui
dommage que je ne puisse rien dire
je parlerai aux petites filles
pour leur dire que le sable est un mystère
que Pierre n'explique en aucune façon
je parlerai aux oiseaux noirs et blancs
et les oiseaux en cage m'écouteront aussi
je leur dirai qu'il vaut mieux violer les petites filles
Pierre écoutera aussi ce que j'ai à lui dire
au sujet du ballon gonflé à l'hélium
d'où l'a-t-il sorti ce ballon magique
de son chapeau magique impossible !
il n'a pas de chapeau Pierre
et il n'est pas magique du tout
voilà ce que je dirai à Pierre
et il n'aura rien à répondre
que pourrait-il répondre d'ailleurs !
Kateb répéta encore une fois :
que pourrait-il répondre d'ailleurs !
une fois encore aussi fort qu'il put :
que pourrait-il répondre d'ailleurs !
il vit la peau se soulever un peu
juste entre les deux yeux
il loucha du mieux qu'il put
en concentrant toute sa force dans ce regard
il cria : je suis vivant ! Je suis vivant !
La peau se souleva complètement
et la bouche apparut entre les yeux
— Quel imbécile je suis ! dit Kateb
mais quel imbécile nom d'une pipe !
j'ai cherché ma bouche où elle n'était pas
et elle s'est cachée où je ne la chercherais pas
je n'ai pas su la convaincre d'exister
mais que je suis heureux de l'avoir retrouvée
même s'il me faut loucher pour la regarder !
ma bouche oh ma bouche je t'aime
je t'aime de mes deux yeux et je ne suis pas mort
je vais pouvoir le dire et ils m'entendront
m'entendez-vous ! ma bouche parle
mes yeux vivent je suis vivant vivant vivant !
décrochez ce crochet et crevez ce ballon
dites-moi si ma voix a reconstruit mon corps !
mon corps ! mes os ! il faut le reconstruire !
La voix de Kateb avait éclaté comme une vague
déferlant sur le chant des oiseaux
et la mer avait laissé tomber un peu d'écume
le ciel avait été parcouru d'un long frisson
qui avait émietté les nuages
— C'est moi, Kateb, le pêcheur d'oiseaux !
exultait Kabeb d'une voix formidable
et tout le monde vit la bouche entre les deux yeux
le monde c'était les oiseaux les petites filles
et Pierre aussi qui avait mal aux mains
— Kateb ! dit une petite fille, Kateb !
tu parles comme un vivant
ça n'est que de la géométrie bien sûr
mais qu'est-ce que c'est étonnant
cette bouche qui parle
et ces yeux qui regardent !
— Je suis vivant, dit Kateb
je suis aussi vivant que vous
je vous vois et je parle et vous m'entendez
c'est la preuve que je vis !
détachez-moi de ce ballon funéraire
il faut me reconstruire pour que j'existe vraiment.
Personne n'osait bouger maintenant
on avait un peu peur de cette chose
cette chose qui avait été Kateb
et qui ne lui ressemblait plus
cette chose qui faisait de la géométrie
et qui cependant avait une bouche
et s'en servait pour parler comme tout le monde
on se regardait les uns les autres
on regardait Pierre qui ne regardait personne
il fallait que quelqu'un se décidât
il fallait parler à cette chose
par exemple lui poser une question
et examiner attentivement sa réponse
il fallait une question pertinente
pas n'importe quelle question
comme tout le monde peut en poser
on ne pouvait pas être tout le monde
pour poser ce genre de question
mais qui la poserait et qui écouterait
l'inévitable réponse qui suivrait ?
Pierre regardait ailleurs
et se plaignait d'avoir trop mal aux mains
on ne pose pas des questions avec les mains
avec les ailes non plus d'ailleurs
et le bec n'est pas fait pour la parole
quant aux petites filles
elles étaient trop petites
leur vocabulaire était trop limité
en plus elles ne comprenaient pas tout
ce qui augmentait la difficulté
il ne fallait pas compter sur les petites filles
ni sur Pierre ni sur les oiseaux
autrement il n'y avait personne sur qui compter
c'est injuste d'un point de vue mathématique
mais les choses sont ce qu'elles sont
il faudrait que ça change
mais il n'y a rien à changer
Kateb était désespéré
il avait une bouche pour le dire
et des yeux pour pleurer
mais ça ne servait à rien
en retrouvant sa bouche
il n'avait en aucun cas
retrouvé son intégrité !
il pouvait toujours se consacrer
à la géométrie des larmes
et trouver les mots pour le dire
ce qui revient à faire de la poésie
mais à quoi bon la poésie
ils écouteraient en silence
mais personne ne poserait une bonne question
une de ces questions qui fait qu'on se sent vivant
et qui appelle une réponse sans ambiguïté
personne n'avait assez de cran
et au moment de tomber dans le ciel
pour regarder les âmes des morts
il pourrait pousser un cri de terreur
ou dire quelques vers bien ciselés
de toute façon il n'était pas question
de modifier le cours des choses.
— Quarante-sept ! dit une voix
qui n'était pas celle d'une petite fille.
— Quarante-sept ? pensa Kateb
est-ce qu'une petite fille vient de mourir ?
c'est triste mais j'y suis pour rien cette fois
quarante-sept ! cria-t-il pour qu'on l'entende
et une petite fille se détacha
du reste de la troupe
et les oiseaux les oiseaux noirs et blancs
s'étonnèrent en battant des ailes.
Quarante-sept ! cria Kateb encore plus fort
je ne sais pas ce que ça veut dire
mais je suis si heureux que ça dise quelque chose !
dis-moi ce que ça veut dire
c'est toi qui a parlé la première
— La première, non, dit la petite fille
je ne suis pas la première
mais c'est bien moi qui ai parlé
— Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux !
— Je suis heureux moi aussi.
— Heureux ? pourquoi heureux ?
— Parce que je t'aime bien, c'est tout
je te préfère vivant que mort, c'est tout
c'est bien que tu aies retrouvé ta bouche
je savais bien que tes yeux
c'était autre chose que de la pure géométrie
je le savais parce que j'ai bien regardé
et je suis heureux vraiment très heureux.
— Heureux ? pourquoi pas heureux ?
dit Kateb qui avait la bouche entre les deux yeux.
alors la petite fille jeta sa robe aux oiseaux
et les oiseaux piaillèrent en se disputant
elle jeta ses bracelets ses bagues ses colliers
ses chaussures pointues et son chapeau marrant
et Kateb n'en croyait pas ses yeux
et sa bouche ne le croyait pas non plus
— Ce que tu es dévergondée ! dit-il
je ne devrais pas te le reprocher
parce que tu es une très belle petite fille
mais ce n'est pas bien de jeter sa robe
de la jeter aux oiseaux piailleurs
et de faire rougir tes petites compagnes
toi tu n'as pas rougi
tu n'as pas honte
tu te montres telle que tu es
belle c'est vrai personne ne peut dire le contraire
mais ce n'est pas normal
de faire ce que tu fais
les petites filles ne doivent pas
se promener toutes nues
je ne sais pas si c'est interdit par la loi
c'est beau personne ne peut dire le contraire
mais il ne faut pas le faire
même pour me faire plaisir.
— Quarante-sept ! te dis-je !
fit la petite fille qui cachait son joli joli
derrière ses deux mains croisées
— Quarante-sept ? dit Kateb
c'est le nombre des petites filles
qui ne veulent pas se promener toutes nues
un c'est toi et je n'aime pas
te voir exhiber ce qui n'est pas encore achevé
— Un c'est moi, et je sais ce que je dis !
La petite fille était un petit garçon !
ça alors qui l'aurait deviné ?
et il fallait garder le secret
ne rien dire ni aux oiseaux
aux oiseaux noirs et blancs
ni aux quarante-sept petites filles
qui avaient été trompées comme tout le monde
— Personne n'en saura rien,
dit le petit garçon en retirant le crochet
et Kateb tomba par terre
avec un bruit d'os qui s'entrechoquent
il eut peur un moment d'avoir reperdu sa bouche
il ne perdrait pas les yeux
ils étaient imperdables
mais la bouche était si capricieuse
elle s'était bien perdue une fois
et ça pouvait recommencer.
Le petit garçon regarda à l'intérieur de Kateb
à travers les trous du crochet
il y avait deux trous
et il avait deux yeux
comme ça tombait bien !
il vit la salade d'os au fond
il n'était pas très fort en anatomie
enfin en anatomie des os
et il se demanda si la recomposition de Kateb
n'était pas une tâche au-dessus de ses forces.
il regarda Kateb droit dans les yeux
et Kateb comprit son désarroi.
— Ça ne va pas être facile, je le sais
dit Kateb, qui ne savait rien de l'anatomie
enfin de l'anatomie des os
on fera ce qu'on pourra n'est-ce pas ?
Le petit garçon fit un premier arrangement
ça n'allait pas du tout
Kateb avait l'air d'une armoire
d'une armoire avec les portes ouvertes
et ça ne lui allait pas du tout
il détruisit l'armoire et ses portes
et arrangea les os en forme d'homme
mais la forme n'était pas encore celle d'un homme
cette fois on aurait dit une chaise
avec quatre pieds barreaudés
et des accoudoirs en forme de lion
décidément ce n'était pas facile
de recomposer un homme
il y avait le problème de la bouche
— Avant ma bouche était à la place de la bouche
et les yeux à la place des yeux
c'est un problème qui nous échappe je crois
il vaut mieux ne pas s'en occuper
l'essentiel est de pouvoir parler
bien sûr ça me donne un drôle d'air
on verra plus tard si c'est possible
Le petit garçon ne savait pas
ce qui était possible
et ce qui ne l'était pas
en matière de recomposition d'un homme
il avait une vague idée
de la composition du squelette
— Pourrais-tu te contenter d'un bras ?
demanda-t-il à Kateb qui répondait
qu'un bras c'est mieux que rien
mais qu'il vaut mieux en avoir deux
c'est plus naturel et c'est plus beau aussi
— Je t'assure qu'il n'y a qu'un bras là-dedans
expliquait le petit garçon en montrant les plans.
et Kateb comptait les pièces une fois de plus
il n'en manquait pas une
pas même la moitié d'une
mais ils avaient beau tourner et retourner
le problème dans leurs têtes
chaque fois qu'ils assemblaient l'ensemble
Kateb ne ressemblait pas à un homme
mais à quelque chose de familier
un meuble ou un arbre une machine
et c'était très ennuyeux ce qui arrivait
parce que Kateb était un homme
et qu'il avait besoin d'une forme d'homme
pour exister d'une façon décente.
Ils s'escrimèrent pendant deux heures
et puis le petit garçon s'assit dans le sable
la tête dans les mains il pleurait
il avait fait tout ce qu'il pouvait faire
il y a combien d'os dans un squelette d'homme
un Arabe est un homme comme les autres
ç'avait été si facile de le démonter
et c'était si difficile de le remonter
il devait bien y avoir une solution
Kateb était cette fois en forme
d'essieux de wagons de chemin de fer
du type bogies avec roues à bâton
ce n'était pas une forme confortable
ni utile d'ailleurs ni belle en plus
quel fatras d'os dans cette peau !
pensa-t-il en commençant le démontage
où sont les bras les jambes le tronc
et la tête ma tête ma tête de Kateb
une tête pour loger mes yeux ma bouche mon nez
quelque chose cloche dans notre raisonnement
et comme il retirait un os essentiel
toute l'architecture s'effondra d'un coup
dans un bruit qui étonna tout le monde
le monde c'était les oiseaux les petites filles
Pierre et le petit garçon qui ne savait rien
mais alors rien de l'anatomie.
Pierre mangea ses mains
ce qui était le meilleur moyen
de se libérer du piquet
auquel les petites filles l'avaient attaché
avec un lien qui n'était pas bon à manger.
il perdit donc une dent
qu'il cracha et qu'il enfonça
dans le derrière d'une petite fille
qui s'enfuit en hurlant
dans les rues du village
où elle disparut corps cris et âme
— Quarante-six, fit Pierre d'un air satisfait
je ne peux plus compter sur mes doigts
mais je connais la solution
au problème qui vient d'être posé
quarante-six c'est le nombre
de petites filles qu'on va violer cette nuit
à moins que le sort en soustrait
encore quelques-unes
les moins propres à ce genre de délassement
les plus sales surtout à l'endroit du pipi
parce que j'aime ça sans raison
qu'il n'y a pas de raison de ne pas l'aimer
je n'ai pas demandé son avis au bon dieu
je ne demande l'avis de personne d'ailleurs
je fais ce que je veux
par exemple je mange mes mains
il me tombe une dent
et je la mets dans un derrière
c'est le derrière d'une petite fille
je n'y peux rien c'est comme ça
chaque fois que je fais ce que je veux
— Moi aussi je fais ce que je veux !
dit le petit garçon qui avait été une petite fille
il abandonna son ouvrage de peau et d'os
au grand dam de Kateb
qui empêcha sa bouche de sourire
ce qui était une manière
de l'empêcher de faire ce qu'elle voulait
elle voulait beaucoup en ce moment
il n'y avait pas de raison de la laisser faire
non mais ! dit Kateb avec sa bouche
qui ne voulait pas le dire
mais qui le dit quand même
non mais ! répéta-t-il avec la même bouche
qui ne contenait pas sa colère
et qui laisse passer le message suivant :
mon nez ! ce qui désappointa Kateb
à ce point qu'il se tut
non mais ! fit la bouche en cul de bouche
en voilà des manières
de ne pas s'accorder avec sa pensée !
Le petit garçon n'avait pas écouté la leçon
qui venait d'être donnée à son usage
aussi il arracha le minuscule sexe
qui pendouillait entre ses jambes
il poussa un petit cri de douleur
mais comme il avait du courage
il fit semblant de ne pas avoir mal
il serra les dents et ravala ses mots
tandis que la douleur augmentait
il pensa : non ! quarante-sept
et quand j'aurai fait de Kateb une fille
le compte sera bon à quarante-huit
et cette histoire retrouvera le sens
qu'elle avait avant qu'on se mette
à supprimer des petites filles
pour un oui ou pour un non
non mais ! pensa-t-il mais personne
n'entendit ce qu'il disait derrière ses dents
ce qui n'avait pas vraiment d'importance
parce que « un » les petites filles ne savent pas compter
« deux » Kateb a autre chose à faire
et « trois » Pierre est un menteur
ce que tout le monde sait
maintenant que je suis une petite fille
je ne vais pas me laisser violer
par un professeur de violon !
— C'est curieux, dit Pierre interrogeant
une calculatrice avec ses pieds
c'est curieux mais c'est vraiment curieux
— Qu'est-ce qui est curieux ? dit le petit garçon
qui pouvait poser ce genre de question
parce qu'elle n'augmentait pas une douleur
déjà à la limite du supportable.
— C'est toi qui est curieux ! dit Pierre
est-ce que je te pose des questions, moi ?
non, n'est-ce pas ? aucune question
n'a franchi le seuil de ma bouche
pour frapper à la porte de ton oreille !
— Je ne suis pas curieux ! cria le petit garçon
Je suis curieuse, ce n'est pas la même chose !
— C'est donc toi que je vais violer en premier !
— Me violer ? Pas question ! dit le petit garçon
enfin... le petit garçon-fille
la petite fille-garçon... c'est curieux
qu'il n'y ait pas de masculin à fille
ce serait vraiment pratique
mais voilà ça n'existe pas
et en plus il faut faire attention
à la confusion fille fille
ce n'est pas la même chose pas du tout !
il ne faut pas confondre fille et fille
sinon on se fourre le doigt dans le nez non mais !
— Ce qui me plairait bien, dit la bouche de Kateb
c'est une glace à la fraise
avec des morceaux de chocolat noir
une feuille de menthe sauvage
et les pages 1143 à 1247 de mon dictionnaire
je ne sais pas si quelqu'un peut m'aider
quelqu'un peut-il me le dire ?
il faut bien que j'éprouve du plaisir
sinon où irait le monde
dont je parle si bien quand je parle
— Tais-toi, ma bouche ! dit Kateb
en se mettant la main sur la bouche
ce qui l'empêche de parler
du coup il ne dit plus rien
et la bouche non plus
— Je sais faire des miracles quand je m'y mets
dit Pierre au petit garçon incrédule
enfin à la fausse petite fille incrédule.
— Ce n'est pas faire un miracle que de me violer !
tout le monde sait faire cela
les miracles c'est justement
ce que tout le monde ne peut pas faire
par exemple moi je peux
me transformer en chapeau melon
et tu n'y verras que du feu
tellement tu es bête tellement tu es médiocre !
— En chapeau melon ! et puis quoi encore !
et puis ce n'est pas un miracle
que de se transformer en chapeau melon
c'est de la magie pure et simple
et le bon dieu n'aime pas cela.
— Je ne suis pas un magicien !
et puis on ne parle pas du même dieu
— C'est donc qu'il y en a deux !
fit Pierre incrédule sur un ton railleur.
Le petit garçon
qui était en réalité une petite fille
souffla dans le sexe minuscule
mais gonflable
qu'il s'était arraché
avant de devenir une petite fille
il exhiba le sexe tendu
en prenant bien soin de pincer l'ouverture
afin que l'air ne s'en échappe pas.
— Ce n'est pas un miracle, déclara Pierre
et les petites filles semblèrent l'approuver
je vais te montrer, moi, ce que c'est qu'un miracle.
il ferma les yeux et gonfla les joues
les petites filles l'imitèrent à la perfection
et le petit garçon haussa les épaules
— Ce n'est pas un miracle, dit-il à Pierre
tout le monde sait faire des imitations
je ne suis pas du tout impressionné.
mais le petit garçon n'était pas au bout de sa surprise
car il faut le dire sans rien cacher
il était quand même un peu étonné
que les petites filles aient été capables de perfection
et soudain il vit l'énorme chose
qui apparaissait entre les jambes de Pierre
— Ça alors, fit-il sans cacher son étonnement
je ne sais pas si c'est un miracle
mais je te souhaite de ne pas l'avoir gonflé à l'hélium !
— Trop tard pour le conseil ! dit Pierre
et il s'éleva lentement suspendu
— Ce que c'est chouette ! s'exclama l'enfant
je n'ai jamais rien vu d'aussi chouette
tu l'as vraiment gonflé à l'hélium
on peut dire que tu n'as pas peur quand tu oses
— Je te l'avais dit, disait Pierre d'en haut
en matière de miracles, mon petit
tu ne m'arrives pas à la cheville
reluque un peu la dimension
ce qui est déjà une donnée miraculeuse
mais vois un peu les avantages de l'affaire
je vole comme un oiseau !
je suis un oiseau !
essaie d'en faire autant, minable magicien !
c'était une insulte étonnante
aussi le petit garçon ne s'en offusqua pas
d'ailleurs il n'était ni magicien ni minable
ce qui était encore plus étonnant.
il dégonfla son sexe maintenant ridicule
ce qui fit beaucoup rire les petites filles
et il demanda à Kateb si ça lui plairait
d'avoir deux sexes une fois reconstruit.
— Je préférerais avoir deux bouches
dit Kateb qui n'avait pas envie de rire
une pour parler comme tout le monde
et une autre pour parler aux oiseaux
je n'ai pas l'ambition de voler dans le ciel
j'irai au ciel quand le moment sera venu
je ne sais pas si je choisirai ce moment
mais moi aussi je jouerai au ballon
au ballon gonflé à l'hélium
et si les oiseaux font grève ce jour-là
le jour de ma descente dans le ciel
je ne souhaite à personne de se dé-composer
comme cela m'arrive un peu bêtement
deux bouches ce serait vraiment une bonne affaire
mais je vois bien que ce n'est pas possible
je me contenterai donc d'un deuxième sexe
il est petit on ne peut pas dire le contraire
mais il plaira aux petites filles
n'est-ce pas les petites filles qu'il vous plaira ?
— Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
— Bien, puisque je ne me trompe pas
ce qui m'arrive rarement ces temps-ci
je te remercie d'avoir pensé à moi
je te remercie aussi pour tous les efforts
qui n'ont pas abouti à ma reconstruction.
— Ce n'est rien, dit l'enfant, ce n'est rien
rien qu'un peu d'amitié, simplement de l'amitié
je suis heureux de savoir
que désormais tu pourras me violer
enfin dès que ce sera possible bien sûr
quand je serai une femme
ce qui m'arrivera un de ces jours
tu pourras m'épouser ce qui est mieux je crois
je ne sais pas exactement pourquoi
mais quelque chose me dit que ce sera mieux
pas mon petit doigt rapporteur
parce que je te l'ai donné
et que tu l'as accepté
je t'en remercie du fond du cœur
quelque chose quelque part dans ma tête
me dit que ce sera mieux
que d'être violé par son propre sexe.
— Je n'ai pas tout compris, dit la bouche de Kateb
sauf qu'en matière de miracle
tu n'es pas aussi fort que tu disais
les chapeaux melon ne se mangent pas
les glaces à la fraise c'est autre chose
si tu avais un peu le sens de l'amitié
tu ferais un miracle pour moi.
l'enfant regarda le regard géométrique de Kateb
pour y chercher une réponse qui ne s'y trouvait pas
Kateb n'avait pas forcément envie
d'une glace à la fraise et de pages de dictionnaire
il avait d'autres soucis plus inquiétants
par exemple comment maîtriser cette bouche
qui réclamait des miracles faciles.
Pendant ce temps Pierre s'était approché du ciel
son ballon avait la forme d'une saucisse
à vrai dire sa saucisse était un ballon
un ballon gonflé à l'hélium
il navigua entre les morts
frémit un peu au contact
de la petite fille qui était morte pour rien
et il s'arrêta un peu à l'écart
observant les oiseaux qui le regardaient
c'est inquiétant un oiseau qui regarde
il a deux yeux c'est deux fois plus inquiétant
d'autant qu'il ne regarde qu'avec un seul œil à la fois
multiplié par des milliers d'oiseaux
ceux qui sortent la tête du ciel
et ceux qui foulent le sable blanc au bord du ciel
cela fait vraiment beaucoup d'inquiétude
mais enfin c'est comme cela la mort
c'est inquiétant un point c'est tout
on est là suspendu à son ballon gonflé à l'hélium
et le ciel s'arrête quelque part
contrairement aux idées reçues
parce que le monde est plein d'idées
reçues de préférence c'est plus commode
des idées sur la mort il n'en manque pas
de l'idée numéro un à la nième
des idées sur tout et surtout sur la mort
la mort qu'on reçoit en plein dans la tête
comme ça hop un jour que dieu fait
et même les jours que dieu ne fait pas
la mort est possible tous les jours
il paraît qu'elle arrive même la nuit
la nuit est un moment mal choisi
on ne devrait pas choisir ce moment-là
d'abord on n'y voit pas grand-chose
ce qui est une mauvaise affaire en soi
ensuite on a un petit peu froid
même tout près de la cheminée
on pourrait se jeter dans le feu
mais ce n'est pas une façon de mourir
ça pue tellement
ça pue pour tout le monde et tellement !
enfin le monde est plus petit la nuit que le jour
ça peu de gens le savent mais c'est vrai
je l'ai vérifié avec mes instruments
ce sont des instruments de bonne qualité
et je sais m'en servir pour mesurer exactement
et ce que j'ai mesuré confirme le fait
le monde est plus petit la nuit que le jour
c'est une idée terrifiante
c'est pour ça que je l'ai vérifiée
on ne s'amuse pas avec la peur
il vaut mieux mesurer
et avoir peur comme il faut
plutôt que de ne rien comprendre
et avoir peur quand même
ce que le monde est petit la nuit !
surtout si c'est le moment de mourir
ou si c'est la dernière nuit
alors là le monde ressemble à une saucisse
et on est enfermé à l'intérieur de la saucisse
on est la chair de la saucisse
et c'est un immonde boyau de cochon
qui nous sépare du néant
moi ce genre d'image terrifiante
ça me donne envie de vomir
je vomirais même avec un boyau de vache
ce n'est pas une question de cochon
ni même une question de vache
c'est une question d'homme ou de femme
pas d'enfant
parce que les enfants n'ont pas le droit de mourir
il arrive qu'ils meurent bien sûr
la justice n'est pas parfaite —
voilà ce que Pierre pensait
pendant qu'il était suspendu au-dessus du ciel
attendant qu'un oiseau se décide
à crever le ballon gonflé à l'hélium
et que la mort s'éteigne doucement
sur son visage halluciné
tandis que l'hélium siffle à ses oreilles
et l'air du ciel éclaté de nuages blancs et noirs
jusqu'à ce que la mort ne soit plus
qu'une ombre au fond du ciel
là où la matière est une autre matière
et où la vie doit être une autre vie
voilà ce que Pierre pensait
et il regardait le regard des oiseaux
c'était irrésistible cet homme suspendu
et ce ballon en forme de saucisse
qui hésitait entre le ciel et la mer
dans cette zone d'incertitude
où l'horizon est un point d'interrogation.
— Je peux en faire autant, dit le petit garçon
aux petites filles qui n'en croyaient rien
parce qu'elles pensaient à autre chose
— On n'en croit rien, disaient-elles en riant
d'ailleurs tu n'es plus un petit garçon
tu n'es pas non plus une petite fille
qu'est-ce que tu vas gonfler, dis-le nous ?
— Je ne gonflerai rien, dit le petit garçon
il ne me poussera pas des ailes non plus
je m'élèverai très haut au-dessus de vos têtes
et la mer m'engloutira à jamais
un pareil miracle n'a jamais eu lieu
il faudra que vous me croyiez
la mer est infinie et mon âme est sincère.
— Fais-le ! fais-le donc ! disaient les petites filles
fais ce que tu dois prouver à tout prix
nous serons les témoins de ta science
et quand nous serons grandes et amoureuses
on l'enseignera à nos petites filles fais-le !
Le petit garçon avait la fièvre
la terrible fièvre qui fait mal aux yeux
à ce point que tout devient trouble
et qu'on ne se demande pas pourquoi
c'est une fièvre rare qu'il vaut mieux éviter
si on n'a pas vraiment le sens du miracle
ou si l'on n'est qu'un simple magicien
le petit garçon ferma les yeux gonfla la bouche
et le sable s'effilocha autour de lui
il serra les poings et tira la langue
et le sable se creusait sous ses pieds
les petites filles ne croyaient pas aux miracles
à la magie non plus d'ailleurs
et c'était très difficile de les convaincre
il fallait aussi étirer le cou comme font les oiseaux
rentrer les épaules creuser le ventre
ce n'était pas facile comme posture
et c'était pas mal du tout d'y arriver
mais était-ce vraiment très efficace ?
c'est la bouche de Kateb qui posait la question
c'est comme ça quand on a envie
d'une glace à la fraise ou d'une pastèque juteuse
on pose des questions sur les sujets graves
et comme on n'a pas la réponse
on embête tout le monde
on ferait mieux de la fermer
cette bouche de trop et pourtant solitaire
mais il ne faut pas trop l'espinguer
elle est capable de trafiquer les mots
de vous faire dire « mon nez » au lieu de « non mais »
je sais ce que je dis quand je parle de bouche
vous pouvez écouter le conseil d'un ami
— Tu n'es pas mon ami, cria la bouche
à Kateb qui venait de dire
ce que je viens d'écrire
et puis quoi encore ! cria-t-elle encore
et si j'étais étrangère, hein ?
avec un horrible accent étranger, hein ?
et du rouge à lèvres indélébile
qui te ferait ressembler à une femme, hein ?
Tu parles d'un ami que j'ai là !
un perroquet, oui ! une chimère
d'ailleurs il lui pousse une tête de chèvre dans le dos
ça ne va pas du tout
avec la couleur de sa crinière !
— Ne te moque pas boum de moi plouf
tentait de dire Kateb
rachpapon et plon toi derrière meuh !
ça suffit bouche théorique
non c'est rhétorique que je veux dire !
est-ce que je sais ce que je veux dire seulement ?
plaf plif plouf ruru banban zim !
arrête de te moquer de moi
devant tout le monde !
je t'arracherais si je n'avais pas perdu la tête
seulement voilà je l'ai perdue
je ne sais pas ce qui m'arrive
et comme c'est humiliant et terrible
tu me laisses parler maudite bouche !
tu me laisses parler quand je suis médiocre !
Kateb avait crié si fort mais si fort
que tous les oiseaux d'un coup s'envolèrent
c'était une bouche très embêtante
mais elle avait beaucoup de voix !
— Quinze parties de quinze chapitres de quinze pages
soit trois mille trois cent soixante-quinze pages
c'est la dimension que tu devras donner à ton œuvre
si tu es un auteur sérieux
ce dont je doute
bien sûr.
nous avons
donc déjà parcouru
à peine un peu plus de six pour cent
de cette exigeante et irréversible dimension littéraire
ce n'est rien Kateb à côté de ce qui se prépare
Kateb avait frémi en entendant la bouche
il n'écrirait plus jamais c'était sûr
à moins que quelqu'un le reconstruisît
mais qui trouverait la solution ?
pas les petites filles les petites filles
ne sont pas assez grandes
pour reconstruire les hommes détruits
Pierre non plus ne le ferait pas
maintenant qu'il faisait des miracles
le petit garçon avait tout essayé
tout ce qui était possible dans sa tête
et Kateb était toujours détruit
et les oiseaux s'en fichaient complément
d'ailleurs ce n'était pas une affaire d'oiseaux
les oiseaux ne sont pas faits pour construire
ils volent ils piaillent
ils aiment les hommes
ou ils ne les aiment pas
mais sitôt qu'un homme est détruit
de la plus sinistre façon
et Kateb est un bon exemple
alors les oiseaux faisaient semblant de chanter
de voler de piailler et de se reproduire
ce n'était pas par méchanceté
ni par impuissance devant l'impossible
rien n'est plus moral que la nature
seulement les oiseaux sont des oiseaux
ils ne savent pas ce que c'est qu'une destruction
ils vivent ils meurent
ils s'aiment ou ils se font la guerre
ils fabriquent des raisons irréfutables
pour tous les actes de la vie civile
(y a-t-il une autre vie je me le demande)
et ne sachant pas détruire ni être détruit
ils ne peuvent pas reconstruire
ce qui leur paraît exister normalement
et qui est pourtant détruit foi d'homme !
non ce n'était pas une affaire d'oiseaux
ce pouvait être une affaire de miracle
mais qui croit aux miracles encore de nos jours ?
il faut croire pour que ça arrive
ça arrive toujours de cette façon
et ni Pierre ni le petit garçon ne sont des gens sérieux
ils s'amusent aux miracles
c'est un jeu dangereux mais c'est leur affaire
jeu plus danger n'égalent pas miracle
c'est tout ce qu'on peut dire de cette affaire-là
et ne me parlez pas de ma bouche
disait Kateb à des auditeurs imaginaires
ne me parlez pas de cette infidèle
j'en ai besoin pour parler
mais peut-être n'ai-je plus besoin de parler
maintenant que je suis détruit à jamais
c'est une question qu'il faut que je me pose
il n'y a peut-être pas de réponse
ça me fera passer le temps
jusqu'à ce qu'on me reconstruise
ce qui saura tarder le temps qu'il faut
quel temps faut-il aujourd'hui ?
c'est la question à poser à une passante
elle ne passait pas elle tapinait
et la question ne fut pas comprise
comme elle aurait dû l'être
tant pis ce sera pour une autre fois
les questions de sexe sont en attente
le siècle prochain sera très sexy
et on pourra poser toutes les questions qu'on veut
bien sûr on voudra beaucoup de questions
« il faut plus beau qu'hier
et moins beau que demain »
« il faut le temps qu'il faut »
« il faut bien assez beau
on n'aime pas les touristes »
« il faut un sale temps
pour aller chercher les champignons »
« il faut si beau quand on s'aime »
C'est amusant de se poser les questions
que les hommes futurs se poseront
on est en avance sur son temps
on est un précurseur des temps futurs
la pensée passe par cet amusement
pour devenir sérieuse au bon moment
au moment où quelqu'un écoute
et s'imagine préparer le futur
le futur dont tout le monde sait qu'il n'existe pas
« et quelle heure vous faut-il, madame »
« une heure me suffira n'importe laquelle »
« il faut que je vous fasse un enfant c'est important »
« s'il le faut n'importe lequel me suffira »
plus tard beaucoup plus tard
les poules auront toujours des dents
et la question sera toujours la même
« est-ce que je peux vous faire un enfant ? »
« est-ce qu'il faut que je vous fasse un enfant ? »
« est-ce bien prudent de faire un enfant ? »
« est-ce nécessaire cet embryon ? »
c'est l'embryon de Pierre ou du petit Thomas ?
c'est un miracle ou c'est de la magie ?
Qu'est-ce qui existe après la question ?
qu'est-ce qui meurt après la réponse ?
c'est la bouche qui parle qui parle qui parle
elle n'arrête pas de parler
et je ne dis pas ce que je veux dire
je n'arrête pas d'être détruit
et je ne détruis rien de ce qui ne s'arrête pas !
Kateb avait encore crié très haut
mais cette fois les oiseaux ne s'envolèrent pas
ils marchaient entre les petites filles
ils les regardaient des pieds à la tête
des pieds surtout pourquoi ? on ne sait pas
c'est une question un peu annexe
et il n'est pas nécessaire d'y répondre
par le moyen de l'écriture
chaque œuvre nouvelle doit écraser la précédente
jusqu'au jour où tout s'arrête en forme d'échec
c'est une chose que les oiseaux ne savent pas
ce qui ne les empêche pas
de reluquer les petites filles
des pieds à la tête des pieds surtout
il y a pourtant des têtes très jolies
des têtes avec des cheveux des yeux une bouche
des têtes bien construites comme il faut
mais c'est une chose que les oiseaux méprisent
peut-être parce que les pieds ont cinq doigts
les mains aussi
mais on ne marche pas sur les mains
est-ce qu'on vole en claquant du bec ?
— C'est quoi cette saucisse ? dit un oiseau
en montrant la saucisse de Pierre.
— Je ne sais pas, dit un autre oiseau
mais si tu penses que c'est une saucisse
je te crois sur parole foi d'oiseau !
— C'est quoi cette saucisse ? dirent d'autres oiseaux
l'autre oiseau ne répondit pas
— C'est quoi cette saucisse ? dirent mille oiseaux
c'est une sacrée question
la question de mille oiseaux
on ne sait pas s'il faut répondre
ou leur tourner le dos et s'envoler vers l'horizon
si l'on est un oiseau bien sûr
ce qui n'est pas toujours le cas
en tout cas dix mille puis cent mille oiseaux
se mirent à poser la question
en chœur en canon à contre-chant en syncope
si bien que la question n'était plus posée de la même façon
y répondre était inutile
de plus c'était dangereux
parce que tout le monde n'avait pas forcément
la même idée sur la question
l'autre oiseau se mura dans son silence
et comme il était le seul oiseau
parmi des millions d'autres oiseaux
à ne poser aucune question à qui ? à quoi ?
il s'attira des regards pleins de reproches
des reproches pas très clairs mais sévères
et il s'envola vers l'horizon
pour échapper aux questions
que chacun se posait à son sujet.
Le petit garçon connaissait la réponse
les petites filles aussi et ça les faisait rire
ce qui n'enlevait rien à leur innocence
on peut être innocent et tout savoir
d'une question aussi particulièrement particulière
n'est-ce pas les petits enfants n'est-ce pas ?
n'est-ce pas qu'on peut tout savoir
et cependant ne pas vraiment savoir ?
— Je l'ai gonflé à l'hélium, voilà tout !
dit Pierre sur un ton docte machin
il n'y a pas de secret c'est de l'hélium
du plus léger que l'air
ce qui n'a rien à voir
avec le secret des oiseaux
voilà je pense que j'ai tout dit
j'espère n'avoir déçu personne
ça m'ennuierait beaucoup mais si c'est le cas tant pis
que les ennuyés se rassurent
on ne s'ennuie pas tous les jours
c'est la règle des vivants et des morts
de ceux qui vivent sur la terre
et de ceux qui meurent dessous
heureusement qu'il y a des règles
et des gens pour les respecter
sinon où irait le monde
et avec le monde où irait l'humanité
et avec l'humanité où irait dieu
enfin l'idée de dieu soyons honnête
d'un point de vue strictement scientifique
le seul qui nous préoccupe ici
puisque nous considérons après l'avoir vérifié
que la littérature est une science exacte
soyons honnête disais-je
l'idée de dieu est inexacte
ce qui prouve que ce n'est pas une idée scientifique
Justement ! rétorquent les amateurs
ce n'est pas une idée scientifique
c'est notre idée et ce n'est pas la science
qui nous l'a donnée —
c'est la science qui nous a donné l'hélium
et l'idée de s'en servir pour imiter les oiseaux
ce n'est qu'une imitation
elle n'est pas parfaite mais ça marche
c'est l'essentiel que demande le peuple ?
et Pierre ouvrit un robinet
qui laissa échapper un mince jet de gaz
— c'est un problème de robinet, dit-il
il n'avait pas de craie pour écrire sa pensée
mais devant un auditoire aussi peu savant
il pouvait se contenter d'un vague commentaire
que tout le monde apprécierait
à sa juste et mesurée valeur mathématique.
— Étant donné que ma saucisse
renferme une quantité A de gaz hélium
et que le robinet à un débit B
calculer la vitesse de la descente dans le ciel
et le moment exact où cette vitesse
ne dépendra plus de ce problème
mais d'un autre qui est beaucoup plus simple
et qui tient compte de la gravité terrestre
dans un ciel si serein
le problème de l'impact est d'un niveau tel
qu'il faudra un miracle pour le résoudre.
à moins que monsieur le magicien
(il s'adressait au petit garçon)
n'ait une solution magique à nous proposer
ce qui ne semble pas être le cas
à moins que je ne me trompe tout à fait.
Le petit garçon se fichait complètement
de la question des miracles en mathématiques
il y en avait eu de nombreux au cours des siècles
et ça n'empêchait pas les hommes de mourir de faim
quand il n'y avait plus rien à manger
on pouvait calculer ce genre de mort
avec une exactitude stupéfiante
mais tout le monde sait
qu'on meurt exactement
au moment où on meurt
et si l'on multiplie ce moment
par des millions d'hommes qui ne mangent pas
on mesure exactement la folie
qui habite ceux qui mangent à leur faim
évidemment c'est un autre problème
on ne peut pas comparer
d'autant que l'hélium ne se mange pas
on vole dans les airs
ou on crève de faim par terre
c'est un problème mathématique
dont tout le monde connaît la solution
et tandis que Pierre amorçait la descente
la bouche de Kateb lâcha un cri énorme
un cri en forme de girouette sur la pointe de l'église
les petites filles eurent très peur mais les oiseaux
les couvraient de leurs ailes maintenant
il faisait chaud sous l'aile des oiseaux
et l'écho ne rendit pas le cri de Kateb
ç'avait été un cri terriblement déprimant
et maintenant qu'il n'existait plus que dans la mémoire
on attendait que ça recommence
que sa bouche s'ouvre entre les yeux
qu'elle écarte la peau de chaque côté
et que soudain le cri surgisse
ne sachant d'où vient le vent
et si l'écho a encore de la voix
c'était terrible cette attente sous l'aile
on ne voyait pas les yeux des oiseaux
on entendait la voix de Pierre
il parlait de miracles
de dieu de la vie de la mort du néant
il descendait lentement dans le ciel
où les âmes des morts se croisaient sans cesse
comme Ulysse il avait le cœur serré
mais rien ni personne ne l'empêcherait
de continuer sa folle et fantastique entreprise
les oiseaux l'admiraient un peu
il mourrait d'une façon ou d'une autre
noyé pendu guillotiné écartelé
il lui arriverait quelque chose de mort
avant de toucher le fond du ciel
dont seuls les oiseaux connaissaient le terrible secret
maintenant il avait les pieds dans le ciel
l'hélium giclait avec une régularité d'horloge
il sentit une fraîcheur le long de ses jambes
peut-être un nuage porteur d'humidité
ou une brise en quête d'orage
cela montait comme des veines
irriguait tout l'intérieur de son corps
comme un poison s'insinue jusqu'à la vie
de chair en chair jusqu'à toucher la vie
il pouvait sentir la vie en lui
c'était un poids et il le mesurait
avec une exactitude qui le réjouissait
ses pieds étaient déjà morts
ou bien il faisait tellement froid
le froid était une possibilité
la mort une certitude
qu'est-ce qui est noir quand on meurt ?
il n'y avait pas de drap
et ses mains cherchaient le vide
le vide était insondable
mais ses mains aimaient le vide
il y avait beaucoup d'amour dans son cœur
maintenant qu'il finissait de vivre
il s'arrêtait avant la mort
ce n'était pas du tout comme il avait imaginé
il croyait au voyage
et il ne voyageait pas
il était arrêté
et le ciel l'absorbait lentement
le froid montait encore
son ventre s'était arrêté de vivre
il pouvait fermer le robinet
pour savourer ce passage inouï
mais le chuintement du gaz l'aidait à mourir
c'était une dernière voix
le souffle sans les mots qui ne veulent plus rien dire
au moment où il n'y a plus rien à dire
où tout est à espérer
où tout se compose une bonne fois pour toutes
où personne ne sait ce que ça veut dire
des personnes qui voudraient tout savoir
de cette mort énigmatique
de cette mort qui est peut-être une maladie
une maladie quelque part dans la tête
au moment du plus grand besoin de vivre
le souffle
les mots
le jet de gaz
les molécules
la mort
la vie
puis les poumons un froid terrible
la gorge la bouche disparaît
il reste les yeux pour regarder
des milliers d'oiseaux se pressent sur le bord de la plage
pourquoi ne volent-ils pas ?
on dirait qu'ils font la grève
il y en a des milliers
pourquoi ne feraient-ils pas la grève ?
robinet
Le temps avait passé
la télé n'était plus ce qu'elle avait été
on reconnaissait les mêmes chansons
mais le maquillage ne trompait personne
il y avait un nouveau générique
pas mieux que le précédent mais pas mal
on y voyait une tortue multicolore
mais multicolore pas comme un échiquier
multicolore avec des plans superposés
je ne sais pas si je m'explique bien
le fait est que la tortue était multicolore
elle traversait l'écran de gauche à droite
exactement dans le sens de l'écriture
et elle ne rencontrait rien sur son passage
tiens ? se demandait-on alors avec justesse
elle ne rencontre rien sur son passage
et pourtant elle est multicolore
tout le monde n'est pas multicolore
mais ceux qui le sont le savent bien
quand on est multicolore comme une tortue
on écrit de gauche à droite ce qui est normal
et on rencontre beaucoup de monde
bien sûr si l'écran est vide c'est plus difficile
de rencontrer quelqu'un qui ne s'y attend pas
alors on éteint la télé et on recommence
et c'est exactement la même chose
rien n'a changé
sauf qu'on n'a plus la couleur
ce qui est vraiment très embêtant
la tortue parle alors à l'intelligence
ça fait mal par où que ça passe
et ça se passe dans un concert de gris
ce qui fait qu'on ne comprend pas tout
remarquez, dit le zozo en question
en allumant un pétard au safran
le générique n'est qu'un avertissement
on le prend au sérieux ou pas
la tortue ne rencontre personne
elle a perdu toutes ses couleurs
ça doit bien vouloir dire quelque chose
parce que si on lit bien de gauche à droite
au lieu de faire le contraire
par un goût inconsidéré de la complication
et peut-être même aussi de la contradiction
ce qui est grave pour la survie des tortues
alors on voit bien que c'est un jeu de mots
ce qui veut dire que c'est amusant
mais pas forcément savant
ils sont comme ça à la télé de nos jours
ils jouent avec les mots-images
jusqu'à ce que la couleur ressemble à une panne
c'est fortiche comme trucage de la pensée
et en plus c'est nourrissant
la preuve depuis l'année dernière
on a doublé le volume de notre présence
c'est chouette parce qu'on a l'impression
d'être plus nombreux
en fait comme il y a eu
plus de morts que de naissances
on est effectivement moins nombreux
mais c'est la qualité individuelle qui compte
c'est à cause de nos mains
en forme de pattes de tortues
depuis qu'on n'a plus le droit
de mettre nos doigts dans les prises électriques
on s'amusait à l'ampoule qui s'allume
ça nous donnait un regard terrifiant
en fait on ne terrifiait personne
mais tout bien considéré
il y avait de quoi faire peur
c'est comme ça qu'on écrit des livres
il y en a qui croient que pour écrire un livre
il suffit de se trancher la main
et de la donner à manger aux oiseaux
la main ne veut pas se laisser manger
elle court aussi vite qu'elle peut
et les oiseaux lui donnent des coups de bec
si l'on additionne le nombre de pas
que la main a exécuté dans sa fuite
au nombre de becs qui l'ont frappée
(et non pas au nombre de coups de bec
erreur commise jadis par une école littéraire
dont par égard spécial je tairai le nom)
on obtient le nombre de pages à écrire —
bien sûr le roman ou le poème le livre enfin
n'est pas écrit de cette manière
on a obtenu par exemple
trente mille quatre cent quatre-vingt-onze pages
elles sont blanches c'est vrai
mais le moyen cité nous a permis
de connaître ce chiffre hallucinant
à nous de décider si l'aventure nous tente
si tel est le cas et c'est souvent le cas
il ne reste plus qu'à écrire de la page un
à la page trente mille quatre cent quatre-vingt-onze
on écrit ce qu'on veut
on choisit la méthode qu'on veut
l'essentiel est de ne pas se laisser distraire
par un phénomène que je peux décrire
en attendant que la télé se rallume —
pendant que vous écrivez
mais pas tout de suite
pas à la page un
évidemment vous avez mal à la main
les coups de bec d'oiseaux ne sont pas mortels
mais c'est douloureux essayez vous verrez !
ce mal vous préoccupe un peu
puis un peu plus et enfin beaucoup
et vous avalez la pilule qui est sur la table !
Erreur ! c'est une pilule verte
la pilule qui empêche d'écrire
elle est toujours sur la table de l'écrivain
ou dans son lit
pour celui qui écrit dans son lit
c'est une pilule anti-écriture
c'est-à-dire une pilule anti-écrivain
et vous cessez soudain d'écrire
vous n'en avez même plus envie
vous avez envie d'autre chose
par exemple d'aller en prison
ou bien de gagner de l'argent
ou de faire le tour du monde
sur le dos d'un caniche peint en vert
ou de faire le même tour mais à l'envers
en compagnie d'un jambon de serano
vous n'avez vraiment plus envie d'arriver
à la page trente mille quatre cent quatre vingt onze
vous vous en fichez éperdument
vous préférez croquer les pastilles vertes
et par exemple vous devenez chanteur de rock
ou président de la République
ou présentateur à la télé nationale
jusqu'au jour où vous n'avez plus de pastilles vertes
alors vous vous mettez à les piquer
vous faites des tas de malheureux autour de vous
et tout le monde vous en veut
vous vous en fichez éperdument
vous avez en réserve une pastille bleue
dedans il y a trente mille quatre cent quatre-vingt-onze pages
il y en a très peu d'écrites
admettons cinq cent soixante-sept
il y en a vingt neuf mille neuf cent vingt-quatre
qui ne demandent que de l'encre
à environ deux cent pages par stylo
il en faudra à peine cent cinquante
ce qui représente un investissement
de soixante-quinze francs environ
à quoi il faut ajouter une soixantaine
de ramettes de bon papier blanc
soit pas plus de deux mille francs -
non vraiment ça ne coûte rien d'écrire
on se demande pourquoi on n'écrit pas plus souvent
il est si facile de croquer des pastilles vertes
quand on a faim
on mange ce qu'on trouve
quelquefois on mange sa propre femme ses enfants
c'est plus nourrissant et c'est sans effet
sur la poursuite de ce périlleux travail
on peut aussi manger les femmes des autres
c'est très bon nourrissant je ne sais pas
mais c'est très bon
mais quelquefois le cœur est fatigué
une pastille verte c'est vite fait
surtout quand elle est rouge
ça calme la faim et le monde est meilleur
on n'embête personne
on aime bien les tortues de la télé
elles écrivent de gauche à droite
sans rencontrer personne
ce qui est peu probable
mais à la télé on ne se pose pas de question
le générique s'achève sur un zim-boum
et Thomas apparaît en gros plan
il a un peu vieilli
depuis que la couleur est la norme
mais il connaît son métier
s'il y a un message
il le fera passer
il connaît tous les gouvernements.
Pierre avait disparu totalement
il y avait un léger mouvement de nuages
à l'endroit où le ciel l'avait englouti
le petit garçon fut le seul à applaudir
Kateb aurait bien voulu mais faute de mains
il se contenta d'ouvrir de grands yeux étonnés
sa bouche ne dit rien ni lui non plus
les petites filles gloussaient sous l'aile des oiseaux
elles n'avaient rien vu de la disparition
elles se demandaient simplement ce qu'on applaudissait
il y avait quelque chose à applaudir
mais les oiseaux n'applaudissaient pas
sans doute parce qu'ils étaient envieux
s'ils avaient été déçus par le spectacle
ils l'auraient fait savoir en tapant du pied
mais ils ne disaient rien
et les petites filles se demandaient
ce qui pouvait les rendre si jaloux
que c'est moche un oiseau jaloux
que c'est moche la jalousie des oiseaux
pensaient les petites filles en tremblant un peu
parce qu'elles ne savaient pas
ce qui allait leur arriver
dans les histoires de petites filles
il arrive toujours quelque chose
aux petites filles quand cela fait un bon moment
qu'il ne leur arrive plus rien
c'était une histoire pas seulement de petites filles
mais avec des petites filles qui attendaient
qu'il se passât quelque chose quoi quelque chose
quelque chose qui les troublerait
quelque chose qui changerait leur vie
elles ne savaient rien de la mort
sauf que quand on était mort
on n'était plus vivant
et que quand on n'était plus mort
on était quelque chose que tout le monde ignorait
mais sur quoi certains avaient des idées très arrêtées
des idées auxquelles il fallait croire
à moins qu'on ait d'autres idées
des idées auxquelles il était interdit de croire
par exemple mais ce n'était qu'un exemple
qu'une fois mort et enterré
et qu'une fois la mort terminée
on pouvait faire exactement ce qu'on voulait
par exemple se baigner toute nue
par exemple épouser non pas un oiseau
mais un vol d'oiseaux tout entier
ça fait beaucoup d'oiseaux et ça chatouille
mais tout cela n'est pas très clair
cela demandait beaucoup d'explications
et quelques unes avaient entendu dire
qu'on ne pouvait pas tout expliquer
ce qui était terrible si c'était vrai bien sûr
comment pouvait-on mourir tranquille
sans un cri qui fait peur à tout le monde
s'il restait une seule chose inexpliquée
une seule question sans réponse
il y avait de quoi crier
et faire peur à tout le monde
bien sûr on ne pouvait pas ne pas mourir
jusque là tout s'expliquait très bien
la vie est courte disaient certains
et si on n'arrêtait pas de mourir, hein ?
est-ce qu'on avait tout bien expliqué de ce côté-là
c'est bien joli la vie éternelle
mais la mort est-ce que c'est éternel ?
s'il n'y a pas de réponse à cette question
il ne faut pas se retenir de crier
et faire peur à tout le monde
ça ne servira à rien bien sûr
mais ça soulagera un peu
pas longtemps mais un peu
il vaut mieux que ça dure le moins longtemps possible
quand on n'est pas sûr de quelque chose
c'est mieux si le temps va plus vite
Un oiseau avait dit : Zéro !
tous les oiseaux n'avaient pas compris
mais ceux qui avaient compris
s'étaient approchés du bord du ciel
et ils avaient regardé le flottement des morts
avec un regard d'oiseau
c'est-à-dire ni triste ni autre chose
et alors ils saisirent les petites filles par le cou
et ils leur brisèrent la mâchoire
et ils les jetèrent dans le ciel
elles volèrent comme des oiseaux
même leur cri était celui des oiseaux
elles décrivirent la courbe parfaitement
et chacune rencontra un ballon gonflé à l'hélium
qui explosa sous le choc de cris de dents de regards
et tout le monde fut précipité dans l'abîme
les morts les ballons gonflés à l'hélium
les petites filles à la mâchoire brisée
il ne resta plus personne dans le ciel agité
à part quelques oiseaux étonnés
qui se demandaient si la grève était vraiment terminée.
Puis tous les oiseaux blancs et noirs
d'un coup d'aile gagnèrent l'horizon
secouant l'air déjà trembleur
le petit garçon applaudit encore une fois
et Kateb encore une fois une fois de plus
regretta de ne pouvoir en faire autant.
— Qu'il est dur de ne pas pouvoir applaudir
quand on en a envie
et quand c'est mérité —
Vive la fin de la grève !
Vive les oiseaux et vive le ciel !
Vive la mort ! Vive la vie !
Ce que c'est que de ne pas pouvoir
taper ses mains l'une contre l'autre
pour faire savoir qu'on est d'accord
qu'on a tout compris tout aimé
qu'on est prêt à revenir une autre fois
par exemple l'année prochaine
On fera les comptes selon les règles
on ajoutera ce qu'on peut ajouter
on multipliera ce qui peut se multiplier
il y aura bien des erreurs de calcul
mais au bout du compte lon la
au bout du compte zéro égale zéro
la vie recommence vive la vie !
et vive les oiseaux qui savent voler
ce que ne savent pas les hommes
les femmes non plus d'ailleurs
les enfants un peu mais pas tout le temps !
vive les oiseaux que le ciel nourrit
vive la nourriture et vive le vin !
— Arrête, ma bouche ! arrête !
on va se faire remarquer
tu connais ma timidité
je n'aime pas la solitude
— Se faire remarquer ? par qui ?
dit la bouche en rigolant un peu
parce que ce genre de remarque
ça la fait toujours rigoler — un peu
il n'y a ici qu'un enfant en bas âge
dont on ne peut dire sûrement
s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille
est-ce qu'il maîtrise le langage au moins ?
Le petit garçon n'était pas du genre
à se vexer pour un oui pour un non
et puis c'était la bouche de Kateb qui parlait
et celui-ci en était tout de même responsable
même s'il ne pouvait empêcher la bouche
de dire ce qu'elle avait envie de dire
il pouvait mourir et la bouche mourrait aussi
c'était simple mais ce n'était pas une solution
la bouche avait le sexe de Kateb
c'était tout ce qu'ils avaient l'air de partager
en plus ils ne s'aimaient pas
comme on s'aime quand on s'aime
Kateb n'avait qu'à se débrouiller
il avait trois problèmes à résoudre
le problème de sa bouche premièrement
deuxièmement celui de son sexe
qu'il ne serait pas aussi facile de trouver
en tout cas entre les deux yeux
la bouche s'était fait une place forte
mais elle n'avait pas l'intention de la céder
à moins qu'il y eût un prix à payer
mais elle n'en avait jamais parlé
elle avait parlé de beaucoup de choses
mais de cette deuxième question
qui semblait avoir un rapport avec la première
le troisième problème était plus évident
il fallait reconstruire Kateb
lui redonner sa forme originelle
lui le petit garçon ou la petite fille
(on ne saura jamais ce qu'il faut dire
à cet endroit du texte
qu'on est en train d'écrire
pendant que vous lisez)
il ou elle avait tout essayé
enfin tout ce qui était possible
parce que Kateb était plein de ressources
comme tous les personnages de roman
il devait y avoir une solution
mais ni Kateb ni le petit enfant
(ou la petite enfant si on veut dire
les choses d'une autre manière
qui n'est d'ailleurs pas forcément la bonne)
ne savaient de quoi il retournait
il retournait bien de quelque chose
il devait retourner de ceci ou de cela
et hop Kateb pouvait retrouver
ce qu'il avait toujours été
avant de se transformer pas de chance !
de se transformer en sac d'os.
Le petit garçon avait beau retourner
et retourner la question dans sa tête
il ne retournait rien de quelque chose
il retournait à l'erreur première
Kateb s'édifiait au rythme de ses os
et puis patatras il s'effondrait lamentablement
et la bouche montrait ses dents
entre les deux yeux qui n'en croyaient rien
il y avait une solution c'était sûr
combien y a-t-il d'os dans le corps ?
un certain nombre qu'on peut compter
et si on peut les compter
on doit pouvoir poser le problème
de manière à le résoudre justement
remarquez bien que les problèmes
qui comme dit l'adage populaire
n'arrivent seuls que quand ils n'arrivent pas
il vaut mieux les résoudre avec justesse
parce qu'autrement on en fait de faux problèmes
et on a perdu de précieuses secondes
combien y a-t-il de secondes dans une minute ?
tout le monde peut répondre à cette question
sans se poser un autre problème
par exemple celui du temps qui passe
par rapport au temps qui ne passe pas
si on appelle T1 le premier et T2 le second
le rapport T1/T2 est égal à la différence
qui existe entre ce même rapport
qu'on peut chiffrer d'une manière certaine
et la valeur du temps qui reste à vivre
qui est une parfaite incertitude
comme quoi il vaut mieux cueillir les fleurs
quand elles sont mûres et les fruits
avant que les oiseaux n'en picorent les vers
Kateb, mon pauvre Kateb, mon ami
est-ce que je suis utile ? est-ce que tu m'aimes ?
je fais ce que je peux
je peux ce que je fais
tout ceci est parfaitement réversible
c'est comme l'imprimerie
les miroirs se brisent c'est dommage !
les pages brûlent c'est presque terrible !
il y a un envers et un endroit
avec le même nombre d'os
avec la même surface de peau
sauf que la bouche dit la même chose
on ne peut pas mettre les mots à l'envers
personne ne comprendrait plus rien
ou alors seulement si c'est un jeu
on aime bien jouer de ce côté du miroir
on ne connaît pas toutes les règles
ce qui est dommage au fond
parce qu'on réduit les chances de gagner
mais ce n'est pas très important
on aime vivre on verra ce qu'on verra
par exemple rien pourquoi pas ?
si tel est le monde dont on ne sait pas tout
et dont il n'est pas possible de savoir tout
il y avait une larme au bord de l'œil
et la bouche se taisait parce qu'elle écoutait
— Je ne pleure pas vraiment, dit Kateb
d'une voix si blanche si lointaine
je fais ce que je peux et vice et versa
Pierre n'était qu'un magicien
c'est bien un magicien mais ça ne suffit pas
notre devenir a besoin d'autre chose
oh non pas de certitude puisqu'on meurt
on ne demande pas autant
on ne sait pas exactement ce que c'est
ni même si cela porte un nom
il y a tellement de noms
et peut-être pas un de bon
on peut toujours en inventer de nouveaux
mais encore faut-il trouver la place
c'est que ça prend de la place un nom
il en faut de la place pour une nouveauté
et puis on n'a pas toujours le temps
on a quelquefois l'amour bien sûr
c'est bien l'amour quand ça arrive
ce n'est pas nouveau mais c'est bien
je veux dire que ça marche bien
on a ce qu'il faut pour ça
il faut de l'amour pour que ça marche
et l'amour n'est pas ce qui manque
on a tellement de mal à oublier
tellement de mal à refermer la mémoire
mais la mémoire n'est pas un livre
il n'y a ni pages ni encre
tout se passe dans la tête
qu'on soit malade ou bien portant
ce n'est pas un problème de santé
il manque un mot et tout est fichu
est-ce qu'on a vraiment envie de vivre ?
envie de continuer avec les mêmes mots
les mêmes alliances
les mêmes conjugaisons
voilà une bonne question de posée
je savais que je la poserais un jour en public
c'est fait je suis soulagé
un poids de moins sur un cœur déjà lourd
entre la tristesse et l'indolore
au point où j'ai fondu l'acier
par quoi je vais reparaître.
— Ça alors, dit Kateb tout haut
mon corps est à l'image de ma pensée
il va falloir que j'achète un vélo
je récupérerai les roues
et j'en fixerai une à chacun de mes yeux
je mettrai la chaîne dans ma bouche
pour actionner les roues d'une façon impeccable
j'aurai beaucoup de mal
à me faire une place dans la société
mais avec beaucoup de cœur on arrive à tout !
un vélo c'était une bonne idée
les roues ça c'était moins bon
la chaîne c'était très mauvais
là où la magie a échoué
la mécanique ne résout rien
un enfant savait cela
il n'en dit rien à Kateb cependant
il imagina le vélo
avec ses deux roues comme deux zéros
et le pédalier comme le signe X
ce qui est le comble pour un vélo
mais il ne dit rien sur ce sujet
Kateb n'avait pas besoin de ça
il était terriblement déprimé
et le jour allait bientôt se lever
les gens du village sortiraient des maisons
et ils viendraient sur le bord de la plage
ils seraient satisfaits de la fin de la grève
mais que leur répondrait Kateb
quand ils demanderaient enfin
où étaient leurs charmantes petites filles ?
que répondrait Kateb à cette question ?
c'était à lui de répondre
on n'attendait rien d'un petit garçon
et encore moins des oiseaux
on attendrait tout de Kateb
et les visages se fermeraient lentement
on regarderait bien les yeux en face
on aurait un air terrible très terrible
et la bouche ne dirait pas un mot
pas bête la bouche elle se tait
et puis a-t-elle quelque chose à dire ?
et puis des questions des questions des questions
des questions à propos de tout et de rien
à propos de la peau informe et du désordre des os
à propos des yeux qui n'ont pas sommeil
malgré le manque de rêve
à propos de la bouche qui ne veut rien dire
il faut parler mais de quoi parler
des petites filles de vos petites filles ?
pourquoi ne pas en parler un autre jour ?
demandez à ce petit garçon
il sait beaucoup de choses malgré son jeune âge
quel âge a-t-il me demandez-vous ?
l'âge de ses artères si je plaisantais
mais il ne faut pas plaisanter avec la mort
qui oserait plaisanter d'un pareil sujet
d'ailleurs est-ce vraiment un sujet de conversation ?
demandez-lui il vous le dira
que peut-il dire à part ce qu'il sait ?
il sait ce que savent les enfants
qu'on ne sait pas tout qu'on ne saura jamais
mais qu'on saura mieux si on a de la chance
ce n'est pas lui qui le dit c'est moi
il ne faut pas lui en vouloir
sa dimension l'excuse
et ma forme mesdames et messieurs
est-ce qu'elle n'excuse rien ma forme ?
il ne vous vient pas à l'esprit je le vois bien
que j'ai le droit de m'excuser comme tout le monde
et que vous avez le droit de me pardonner
j'ai deux ou trois choses à me reprocher
ce petit garçon sait tout de moi
il n'est pas à l'origine de ma destruction
remarquez bien que je ne suis pas une horloge
je peux fonctionner même dans le désordre
ce n'est pas l'heure que j'indique
peu importe le montage original
demandez le lui il vous le dira
il a beaucoup d'esprit pour son âge
tenez laissez-moi faire eh Thomas
combien ça fait un et un
non c'est trop facile plus difficile
zéro multiplié par zéro non c'est facile
ça fait multiplié par zéro
tout le monde sait ce genre de chose
y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas
et que ce petit garçon devrait savoir ?
est-ce la question que vous me posez ?
ce n'est pas cette question
il y a une autre réponse
mais je suis désolé mesdames et messieurs
personne n'a gagné aujourd'hui
quelqu'un gagnera demain
envoyez les tortues pour le générique
l'émission s'achève toujours avec les tortues !
— Non pas tortue ! TORTURE
dit le petit garçon d'un air désespéré
— Mince ! dit Kateb, ça change tout !
Bon d'accord — on change tout
mais il ne faut rien regretter
une fois changé on ne peut plus changer
moi je l'aimais bien la tortue multicolore
elle avait de l'allure et elle était sympathique
c'était la vedette du générique
tout le monde en parlait mais bon !
puisqu'elle n'existe pas et qu'on souffre
paraît-il — on souffre de quoi exactement ?
on ne saura rien si on ne regarde pas ?
alors on regardera tout du début à la fin
on n'aime pas les questions sans réponse
surtout quand il s'agit de tortue
on aime les tortues dans notre monde
c'est un monde bien pensé et qui pense
à quoi il pense le monde ?
à toutes sortes de choses aux tortues
à leurs carapaces multicolores
qui leur donnent une allure inimitable
on sait de quoi on parle
quand on parle de tortue
on change tout si vous voulez
nous on ne veut rien précisément
c'est vous qui choisissez votre destin
chacun possède son paradis
oui oui nous aussi le paradis
de ce côté-là rien n'a changé
si vous voyez ce que je veux dire
qu'est-ce que je dis à propos de tortues ?
ce que je dis ne changera rien à votre décision
ni aux conséquences de votre décision
oui on voit bien que c'est moi qui regrette
on voit ce qu'on voit n'est-ce pas ?
l'important est de ne pas se tromper de canal
vous connaissez la fréquence par cœur ?
quelle chance vous avez vraiment !
il y a des choses que ma pensée n'accroche pas
par exemple la fréquence en question
et puis je ne sais pas manipuler les boutons
qu'est-ce que vous savez faire d'autre ?
danser sur les pouces ! ça doit faire mal ?
ça ne fait pas mal — tant mieux pour vous
je sais aussi préparer un excellent cocktail
vous voulez lui donner un nom ?
je ne peux pas vous le refuser — quel nom ?
je dis : quel nom vous semble le plus approprié ?
là n'est pas la question — on fait ce qu'on veut
par exemple : écrire des romans que personne ne lit
c'est chouette comme alexandrin pas vrai ?
celui du pauvre est beaucoup mieux réussi
de l'avis de tout le monde oui —
vous ne voulez pas changer d'avis ?
c'est votre dernier mot ?
on en reste là ?
O.K.
Le petit garçon se mit à la recherche d'un coquillage
pas n'importe quel coquillage
pas un coquillage Saint-Jacques par exemple
ça ne convenait pas du tout
à l'usage qu'il avait prévu
non — ce n'était pas pour imiter le bruit de la mer
le petit garçon se sentait très fragile
et sans se prendre toutefois pour un bavard
il avait décidé de loger dans un coquillage
il en trouverait un dans le sable
c'est là qu'on les trouvait d'ordinaire
il fallait un coquillage à la bonne dimension
un petit garçon ce n'est pas grand
mais ce n'est pas petit non plus
rares sont les coquillages de cette dimension
et en plus ils sont très recherchés
on le comprend — ils sont si rares
il ne fallait pas désespérer
il fallait chercher sans se laisser distraire
par les vagues de ciel à écume de nuages
qui déferlaient à ses pieds comme de vraies vagues
il n'y avait aucune raison de désespérer
le sable est riche en coquillages
on dit même qu'il s'en nourrit
et que ça lui réussit très bien alors —
si ça lui réussit pourquoi pas à moi
je ne veux pas d'un coquillage déjà habité
je veux un coquillage vide pas triste
je ne veux pas rencontrer un autre petit garçon
ou un crustacé aux yeux vert et rouge
vert pour l'œil gauche rouge pour l'œil droit
je précise à cause de ce qui pourrait paraître
une faute d'orthographe intolérable
ce qui d'ailleurs n'aurait pas vraiment d'importance
puisque ce n'est pas une solution mathématique
remarquez que je ne veux faire peur à personne
le crustacé a des yeux pour nous plaire
il nous plaît tellement qu'on se met à l'aimer
c'est comme ça que commence l'amour
par une erreur fondamentale mais pas tragique
sur la nature profonde de la solution
que le hasard nous a proposé gentiment
sans qu'on lui demande rien d'ailleurs
Le petit garçon parlait tout seul
exactement comme s'il parlait à quelqu'un
ce n'était ni étrange ni inquiétant
il n'avait pas trouvé le coquillage
il fallait bien qu'il s'occupe l'esprit
Pendant ce temps Kateb s'entretenait avec Nicolas et Pernelle
Nicolas et Pernelle étaient de vieux amis
qui n'avaient pas sommeil ce soir
ils étaient venus prendre le frais au bord du ciel
comme de très vieux amoureux qu'ils étaient
ils étaient passés près de Kateb sans le voir
forcément il était méconnaissable
on ne reconnaît pas un homme détruit
ils ne l'avaient donc pas reconnu
enfin pas tout de suite
et Kateb n'avait pas osé parler
ce n'est pas facile de parler
quand on a changé à ce point
on peut faire peur ou au moins déranger
ce n'est pas comme ça qu'on se fait des relations
bien sûr Nicolas et Pernelle étaient de vieux amis
« Nicolas est papa et Pernelle est si belle ! »
ils comprendraient sans doute
ils ne comprendraient pas tout
parce qu'on ne peut pas tout expliquer en une minute
ils comprendraient ce qu'il fallait comprendre
c'est comme ça qu'on aime ses amis
mais Kateb n'était pas sûr de lui
il y avait la question de la bouche
celle des mains sur lesquelles il n'arrivait pas à mettre la main
la question du squelette qui était la première à résoudre
ensuite on le remplirait de sable
et il reprendrait le cours de sa vie
exactement comme s'il ne s'était rien passé
il faudrait pour cela que personne n'en parle
il pouvait compter sur ses amis
et Nicolas et Pernelle en étaient de fameux
de vieux amis qui n'avaient pas vieillis —
écrire des romans que personne ne lit
Nicolas est papa et Pernelle est si belle
en voilà deux beaux alexandrins
je devrais me mettre à compter
les alexandrins que j'écris
j'en ai marre du système décimal
j'en ai marre des calculs et de l'exactitude
de l'exactitude pas exactement
on ne peut pas se passer de l'exactitude
il faut être exact au rendez-vous
c'est comme ça qu'on réussit sa mort
qu'est-ce qui se passe quand on la rate ?
Nicolas et Pernelle ne répondirent pas à cette question
les amis ne répondent pas à toutes les questions
d'abord parce qu'ils ne connaissent pas toutes les réponses
ensuite parce qu'il y a des réponses qui détruisent l'amitié
il y a des silences aussi
des silences désespérants
exacts parfaitement exacts silences d'or
mais ça n'a rien à voir avec l'amitié
il faut choisir le bon moment et ce n'est pas facile
et le petit garçon trouva le coquillage
un coquillage en forme d'escalier
un coquillage noir et blanc et or
un coquillage avec une porte d'ivoire
et il entra dans le coquillage
il faisait noir il n'y voyait rien
il actionna le briquet il se brûla le pouce
les pièces étaient spacieuses mais un peu poussiéreuses
il n'y avait pas de meubles
les murs avaient un peu de moisissure
deux couches de peinture et il n'y paraîtrait plus
il épuisa le briquet et il resta dans le noir
il s'assit pour mieux goûter au silence
il se sentait vraiment très seul
mais ce n'était pas grave en ce moment
le monde n'existait plus
mais maintenant il y avait un léger filet de lumière
qui prolongeait l'ombre jusqu'à lui
il avait mal fermé la porte
tant pis pour cette fois
la prochaine fois il la fermerait mieux
et il vérifierait avant de s'endormir
la lumière ce n'est pas bon pour les rêves
je ne sais pas mais alors pas du tout
si vous avez déjà rêvé dans un coquillage
moi non je l'avoue, dit Nicolas
c'est une chose qui ne m'est jamais arrivée
mais il ne faut jurer de rien
— Puisqu'on s'aime, dit Pernelle doucement
en ajustant un vieux ruban dans ses cheveux
— L'amour n'explique pas tout, dit Nicolas
d'ailleurs les amoureux ne comprennent rien
— L'essentiel c'est qu'ils s'aiment, dit Pernelle
est-ce qu'on ne s'aime pas tous les deux ?
tu ne peux pas dire le contraire
il n'y a que Kateb pour contredire tout le monde
est-ce que c'est une façon de recevoir ses vieux amis
cette robe de chambre qui ne lui va pas
et ce chapeau en forme de bouche
qu'il se met sur le ventre pour rigoler !
non vraiment Kateb tu n'es pas sérieux
tu n'as plus l'âge de ces amusements
il faudra que tu vieillisses un peu
que tu arrêtes de fumer aussi
ce n'est pas bon pour ta santé
tu as les yeux si rouges et le front si pâle
est-ce que ce sont là des manières ?
l'oiseau se gratta le bec
il ne connaissait pas le nom de ces personnages
il en avait vaguement entendu parler
mais personne ne l'avait informé
sur l'identité de ces personnages
un autre oiseau la lui révéla
et il trouva cela très drôle
il ne savait pas que c'était permis
de porter des noms aussi drôles
il s'exerça à les prononcer
mais avec un bec ce n'est pas facile
mais alors pas du tout facile.