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Patrick Cintas
Jalousies
roman
Égoïsmes **
© Patrick Cintas
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Dramatis personæ
Ben Balada
Lazare (Wadi El Assouan)
Jehan Babelin
Anaïs K.
[...]
L’action est ici.
Table
Anaïs K. —Au temps des Colonies
Frank Chercos – Roussin et pisse-copie
Commentaire de Jehan Babelin en marge
Histoire du chapeau en bison séminole
Première nouvelle ! Anaïs K. fut projetée par le lance-pierre familial. Au temps des Colonies. Elle traversa la mer et rencontra un tas de gens qu’elle ne connaissait pas. Elle mangea des frites avec les doigts en compagnie d’un curé. Elle observa la mer, sa surface, son coucher de soleil et les voiles qui cinglaient vers le paradis. Qu’est-ce que ça cinglait ! Et ça se gonflait dans le vent. D’ailleurs le curé banda entre ses jambes croisées. Elle portait une robe verte à pois rouges et était coiffée d’un foulard. On voyait l’ancre marine dans les plis du foulard et de petits nègres qui s’agitaient autour d’un feu. On voyait aussi des fruits et des promesses de retour. Le curé expliqua toutes ces choses. « Nous sommes une grande nation, » dit-il en lui prenant les mains. Les siennes sentaient la frite. Ce matin, dans le train qui approchait de la mer, elle s’était parfumée. Elle avait oublié le nom de cette senteur exotique. Comment fait-on pour partir ? pensait-elle tandis que le curé s’énervait à propos de son verre. Toute famille française, en ces temps de colonisation continue, possède le lance-pierre fourni par l’administration. Il suffit d’en actionner le mécanisme, ce qui est à la portée de tout le monde. Même un enfant peut s’en servir, mais on fit d’abord plusieurs essais à vide. On n’envoyait rien. Et ce rien était projeté par-dessus les montagnes et la mer et là-bas c’était le désert et de belles villes dorées par cette sécheresse. Ce n’était rien. Et Anaïs K. fut désignée parce qu’elle avait des seins. Un soir d’été, alors que la pluie battait les carreaux des vieilles fenêtres, elle entra dans la machine à projeter les rêves nationaux dans l’Histoire. Elle emportait un manuel contenant toutes les dates importantes et les portraits commentés des illustres. Il y avait aussi de la poésie dans les marges. Le charnier natal. Et le missel grouillait d’images saintes où les cousins et cousines proches et éloignés se mettaient à genoux devant des cierges et des croix de bois. C’était aussi des dates, mais elles semblaient plus réelles car elles avaient un nom familier. Richelieu avait l’air d’un bandit de grand chemin tout habillé de rouge. Augusta au beau visage anguleux avait déjà un regard de poète. Quelle famille ! Quel pays ! Et quel voyage ! Et quelle érection ! Le curé n’en pouvait plus. Il se renseignait sur la qualité du tissu vert à pois rouges. Il admirait les plis, le tombé sur le tibia, la cheville qu’étreignait une lanière de cuir blanc. Et cette boucle dorée ! Il s’émerveillait.
Voilà comment ça a commencé. Il n’était pas facile de se mettre tout ça dans la tête ni surtout d’en parler, d’autant que chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, le curé entrait dedans. Il répétait tout ce qu’elle disait, comme s’il tentait d’y mettre de l’ordre, de façon à constituer le récit qu’elle emportait dans ses bagages.
« Je viendrais prier avec vous ce soir, » proposa-t-il.
Ce soir, on serait arrivé. Elle coucherait dans un autre lit. Elle serait un peu étourdie par tout ce remue-ménage. Et pour commencer, elle se promènerait nue dans le jardin, une fois que tout le monde serait couché. Elle ne prierait pas. Elle aimait être parfaitement seule avant de s’endormir, sinon elle faisait de mauvais rêves et dès le lendemain matin, les autres devaient payer. Elle ne souhaitait pas continuer comme ça. Le mieux était d’aller seule au lit et de se coucher en ne pensant à personne. À midi, on lui présenta Fabrice de Vermort.
« Faites donc connaissance ! » s’écria sa tante parce que ni l’un ni l’autre ne parlait.
Ils allèrent dans le jardin, à l’ombre d’un grand mur fleuri.
« C’est curieux, dit enfin Fabrice, je n’avais jamais entendu parler de vous…
— Ni moi de vous ! » rétorqua-t-elle.
Ce qui était faux. Elle connaissait Fabrice pour l’avoir souvent observé dans les rues du village. Il revenait toujours des Colonies. Et le père d’Anaïs, qui enseignait la littérature à des ânes, exhibait la machine à projeter la jeunesse française dans les dédales de l’Empire. Elle avait vu Fabrice en rire en buvant de la piquette avec le père. Mais jamais elle ne s’était mêlée à ces conversations. C’est qu’elle était encore une enfant et Fabrice avait l’âge de porter un uniforme et même de s’en servir. Le 14 juillet, il exhibait une médaille rutilante d’or et de couleurs. On pouvait même entendre les paroles de l’hymne national si on regardait bien le mouvement de ses lèvres. L’enfant n’avait pas d’autres moyens d’écouter. Et pourtant, il y avait à peine quelques années, elle avait pu jouir de tous les bruits de l’existence, y compris la musique dont elle aimait les paroles. Ce soir-là, avec le même Fabrice mais de l’autre côté de la Terre, elle voyait les lèvres et il prenait soin de ne pas les soustraire à ses beaux yeux noirs. Peut-être y prenait-il du plaisir. Anaïs connaissait cet art, surtout depuis qu’elle avait des seins. Il la conduisit à l’écart, mais en pleine lumière.
« Voilà le soleil, dit-il d’un air enjoué. Et ce que vous voyez là, c’est l’ombre. Vous observerez qu’entre les deux, il n’y a rien.
— Ce n’est pas comme chez nous, » admit-elle.
Et il lui prit la main. Elle baissa les yeux pour apprécier l’érection. Il déposa un baiser humide sur la paupière.
« Chez nous, balbutia-t-il, j’aime le gris des nuances. Pas vous ?
— Si, si ! »
Ensuite ils rentrèrent. La tante se précipita sur eux. Elle cherchait une perle qui manquait encore à son collier. Fabrice se transforma en petit chien. Il regarda même sous le lourd bahut de la salle à manger. Anaïs en profita pour se regarder dans le miroir. Elle pouvait voir sa tante qui trépignait d’impatience juste derrière elle. Elle possédait un autre type de lance-pierre familial. Anaïs se montra tout de suite docile et elle fut projetée dans le giron de la famille de Vermort. Cela fit un bruit d’élastique qui se détend après la projection d’une chique. Fabrice apprécia bruyamment ce premier baiser dans le cou. Il avoua une éjaculation. Mais Anaïs resta discrète. Fabrice trouva une perle que la tante reluqua d’un air effrayé. C’était une autre perle. Des gens qu’elle ne connaissait pas l’avaient précédée dans cette location. C’était la seule explication. Fabrice se releva pour redevenir homme. Il était désolé pour la perle, d’autant qu’elle ne s’accordait pas à l’harmonie du collier. On en discuta longtemps avant de se mettre à table. Anaïs ne se goinfra pas comme d’habitude.
« Si vous preniez le train ? » exulta sa tante au dessert.
On partirait sans l’aide d’un lance-pierre cette fois. On n’irait pas loin. Saïda. C’était juste un prétexte pour se connaître mieux. Elle n’oublia pas son ombrelle, ni sa dentelle qui frémissait dans son souffle. Ils arrivèrent dans les faubourgs d’une autre ville. Fabrice poussa la porte d’un restaurant et on leur servit des plats régionaux. De temps en temps, il tournait la tête pour mesurer l’approbation du voisin de table qui s’y connaissait aussi et Anaïs lui pinçait doucement l’avant-bras. Il se transformait alors en insecte. Elle n’aurait pas su dire lequel parmi tous les insectes qui lui étaient familiers. Il agitait des ailes transparentes. C’était tout ce qu’elle savait de lui maintenant. Et elle le préférait en petit chien. Pour que cela arrivât, il fallait compter sur la tante. Cette complicité plaisait à Anaïs. Elle n’avait pas connu sa tante sous ce jour. Naguère, elle régnait plutôt en maîtresse de maison, autoritaire et inflexible. Mais le lance-pierre familial, quel qu’il fût, avait ses exigences. On ne projetait pas un enfant, une fille par-dessus le marché, sans prendre de fiévreuses précautions. Et cette fièvre la rendait aussi molle qu’un macaron. Elle avait aussi le goût du macaron. Anaïs la croqua dès la première heure de son arrivée.
Ils visitèrent des ruines historiques. Des fruits jonchaient le sol. Et dans les rigoles de brique rouge, l’eau chantait avec l’ombre. Ils passèrent un long moment sous un oranger où Fabrice se mêla aux autres insectes. Ce silence agité agaça Anaïs qui finit par se jeter à genoux au bord d’un bassin. Il caressa ses cheveux.
« Je suis sûr que je veux vous épouser, cousine, » dirent ses lèvres muettes.
Elle les lécha. Il donna sa langue. Elle la mordilla. Jamais elle n’avait mordillé avec une telle ardeur crispée. Et pourtant, elle avait beaucoup mordillé depuis qu’elle avait des seins. Elle s’était livrée à de soigneuses expériences. Des queues s’étaient dressées dans l’air moite du pays. Elle avait assisté en spectatrice à ces contorsions sauvages.
« Mais moi je ne veux épouser personne ! »
Il faillit tomber dans l’eau du bassin. Il s’y serait transformé en poisson. Les poissons avaient cessé de nager dans cette attente. Elle leur rendit leurs regards étonnés.
« Mais enfin… Anaïs ! »
Il pela une orange en attendant qu’elle ajuste sa robe à ses jambes. Des passants les observaient.
« Je ne sais pas quoi dire… » fit-il, désespéré.
Eh bien ne dit rien, pensa Anaïs. Elle sortit sans lui de ce palais. Elle héla une voiture. Il eut juste le temps de sauter sur le marchepied. Le cheval amblait. Il prit place sans la toucher et fit des signes au cocher. Anaïs se demanda si les autos pétaradaient comme jadis. Non, ce n’était pas si loin. Je ne suis pas venue pour ça, se dit-elle. Je les ai trompés, tous autant qu’ils sont. Avec leurs colonies, leur empire et toutes ces salades ! Le train les ramena. Il n’entra pas. Elle dut s’expliquer avec sa tante. Le repas fut sinistre.
« Je monte me coucher, » finit-elle par dire.
Mais plus personne ne s’intéressait à elle. Ils possédaient sans doute un autre lance-pierre ou celui-ci était réversible et elle atterrirait exactement à l’endroit où l’attendait son père. Elle passa un long moment nue sur le balcon. L’air était chaud, sans moiteur. Il lui semblait entendre la rumeur de la ville. Elle se caressa dans les coussins d’un fauteuil d’osier qui craquait comme un vieil instrument de musique sous la tension de ses cordes. Puis elle se coucha et attendit le jour. Il lui arrivait quelquefois de se livrer à cette attente. Le lendemain, elle exhibait des yeux rougis. On crut qu’elle avait passé la nuit à pleurer.
« Tu n’as peut-être pas compris ce qu’il t’a dit, » suggéra sa tante.
Elles étaient seules dans le jardin. Anaïs n’arrêtait pas de frotter ses yeux. Les joues rougirent à leur tour. Quel chagrin ! Sa tante cessa de tricoter et essuya ce qui pouvait être des larmes. Elle n’en était pas sûre. Elle frotta doucement pour ne pas augmenter la rougeur déjà vive et peut-être même douloureuse. Elle haletait. Anaïs lui arracha le mouchoir et le tortilla comme si elle se vengeait d’un outrage.
« Je suis sûre que tu n’as pas compris, dit sa tante qui reprenait conscience de la situation. Tu devrais recommencer et même t’excuser. Il comprendra. On ne peut que te comprendre, ma pauvre enfant ! »
Cette fois, Anaïs hurla. Elle envoya valser les pelotes de laine dans l’ombre. De la laine ! Ici ! Avec ce… ce désert !
« Mais calme-toi donc, mon enfant ! »
Ni une, ni deux, Anaïs fut immobilisée dans le gazon jaune. Les pieds nus de sa tante s’agitaient sur le dallage rouge. Anaïs s’arc-bouta. En vain. Un genou écrasait son dos. Et ses bras étaient noués. Deux mains avaient saisi ses chevilles. Depuis qu’elle a des seins, avait un jour décrété sa mère, on ne la tient plus ! Mais là, en ce moment primordial de sa projection hors du pays natal, on la tenait bel et bien. Elle ne pouvait plus bouger même le petit doigt, le seul organe vivant qu’elle pouvait entendre dans les moments de grand silence. Elle se tranquillisa et promit de bien se tenir. La pression se relâcha. Elle vit les deux chaouchs au bonnet rouge. Ils étaient prêts à recommencer au moindre signe de crise. La tante saisit les deux mains de la jeune fille et l’aida à se remettre debout. Puis elle fit signe aux chaouchs de disposer. Ils disposèrent. Anaïs compta les jours. C’était le troisième. Et déjà elle avait recommencé. Fabrice jamais n’aurait cette patience, la patience nécessaire dont la tante savait si bien parler. Et aussitôt parlé de ce sujet délicat entre tous, elle arma le mécanisme de retour. Peut-être que le curé voyagera avec moi, pensa Anaïs. Peut-être… On voit tellement de choses étranges dans ce monde tout nouveau pour moi.
*
Mauvaise nouvelle
Deuxième nouvelle ! Et quelle nouvelle ! Anaïs est projetée dans les airs et au lieu de retomber dans son village occitan voilà qu’elle se plante dans le sable du désert ! Ça fait mal ! la tête la première. Jusqu’aux seins. Elle agite ses jambes, mais rien. Ses bras, ses mains ne servent à rien. Rien ne sert de crier non plus. Le sable chaud entre dans sa bouche, salit sa langue, fait des trous dans ses poumons. C’est la fin.
Non. C’est un rêve. Un mauvais celui-là. Impossible de se réveiller. Comme si j’étais morte, pense-t-elle. Les draps résistent. Le coussin devient dur. « Sortez-moi de là ! » crie-t-elle dans le silence. Mais qui entend les morts quand ils reviennent dans le silence de la nuit ? Personne. Elle a appris ça à l’école en regardant mourir un enfant de son âge. Depuis, elle en rêve toutes les nuits. Il fallait le préciser, sinon elle est morte. Or, elle dort. Et de dehors, elle a le sommeil tranquille de l’enfance qui ne demande qu’à rêver. Et soudain, elle prend à pleine main une queue. Une queue d’homme. Dressée ! Chaude. Brûlante même ! Elle se réveille. Et elle se souvient. Elle avait oublié. Elle est mariée.
Et c’est comme ça toutes les nuits depuis qu’il est en voyage. Avant qu’il parte, elle ne se réveillait que dans la réalité et ils faisaient l’amour. Mais depuis qu’il n’est plus là pour la raisonner, elle rêve qu’elle couche avec une queue sans l’homme qui va avec. Les draps en sont mouillés. Aussi, le matin, avant que sa tante ne monte à l’étage où se trouvent les chambres à coucher, elle sort les draps sur le balcon et le vent chaud ne met pas longtemps à en sécher toute l’humidité. Il emporte avec lui une partie de l’odeur, pas toute l’odeur, mais c’est mon odeur, pense Anaïs. Il va bien falloir qu’ils s’y habituent, tous autant qu’ils sont.
Sa tante monte. Elle prend le temps de monter et pas la précaution de ne pas s’annoncer par la lourdeur de ses pas. Lourdeur de l’âge. De l’expérience. Elle gratte la porte qui s’ouvre chaque fois qu’on la gratte, de l’extérieur comme de l’intérieur. On peut raconter n’importe quoi, pense Anaïs.
« Bonjour, dit la tante sans embrasser personne. Je viens chercher les draps.
— Ils sont bien secs, dit Anaïs.
— Les nuits sont chaudes, dit la tante en sortant sur le balcon.
— Il manque un ventilateur à cette chambre, dit Anaïs. Pourquoi cette chambre est-elle la seule…
— Le facteur est passé. »
La lettre de Fabrice est coincée entre le bol et la théière. Il va bien. Il gagne beaucoup d’argent. Il revient bientôt. Il a « énormément » de choses à faire. Elle ne peut pas s’imaginer. C’est le destin de l’homme de travailler pour nourrir sa famille. Détail de la lettre qui rappelle à Anaïs qu’elle est mère de famille. Que le temps a passé. Que cet enfant qui la regarde est à elle. Elle en a vu d’autres. Mais à ce point !
« Vous irez prendre l’air au parc municipal, dit la tante en passant avec ses bras chargés de draps, tous les draps. Ils ont enfin rempli le bassin. »
Comme c’est intéressant ! pense Anaïs. Une journée à justifier devant la Justice. Elle beurre un toast et le donne à l’enfant qui se met à débiter des sornettes le concernant. L’année dernière (c’était en hiver), il était tombé dans un escalier. Et l’année prochaine (ce qui vous donne une idée du temps dont il est question ici), il se noiera dans l’eau saumâtre d’un bassin d’irrigation. Sans lui, pense Anaïs, je ne serai pas mariée.
« Comme je disais, dit la tante qui est revenue pour s’asseoir, ils ont enfin mis de l’eau dans ce bassin.
— Il ne manque plus que les poissons, » fait Anaïs sans y penser, sans penser aux conséquences de ce qu’elle dit.
La tante la regarde d’un air épuisé. L’enfant tousse. Anaïs fouille dans sa bouche et en extrait une peau de fruit. Ce n’est pas comme ça qu’il mourra. L’année prochaine, ils iront visiter pour la première fois la ferme du cousin Joaquin qui est considéré comme un bon colon autant par ses pairs que par les indigènes qui, selon la tante, l’adorent comme un dieu. Un dieu dans la famille. Et bon agriculteur avec ça ! Que des qualités. Il a eu trois enfants mais ils sont tous morts. Il n’en aura pas d’autres.
« Il doit faire bon sous les arbres, dit la tante. Ils ont planté de nouveaux arbres. Des grands. Comme ça ! Directement de la terre de France. Enfin, vous verrez ça après le petit déjeuner. Allons ! Allons, les filles ! Pressons ! Midi est vite là ! »
Près du bassin qui contient en effet une eau transparente et fraîche, Anaïs lit un livre de poésie et ne surveille pas l’enfant qui s’aventure. Une heure plus tard, il disparaît. Elle rentre chez elle, chez sa tante, et annonce qu’elle a perdu l’enfant. Elle a demandé au gardien mais il ne sait rien. Non, non, elle n’a pas pleuré. Elle a oublié le livre sur le banc.
« J’y retourne ! » dit-elle en s’élançant vers la porte.
Mais la tante l’arrête en la retenant par un pan de chemise qui se déchire sans bruit jusqu’à l’angle d’un bouton. La tante s’emploie alors à empoigner le visage serein d’Anaïs pour bien placer ses propres lèvres à la hauteur des yeux de sa nièce. Elle parle ! Elle parle ! Mais Anaïs s’endort. Quand elle se réveille, elle est morte.
Des tas de gens qu’elle ne connaît pas sont entrés. Ils viennent pour veiller. À la place des cierges d’angle, on a dressé des queues. On ne voit pas leurs hommes. L’air est doucement saturé d’une odeur de foutre. Et Anaïs est nue, jambes écartées, dans le lit à côté du cercueil d’où jaillissent les dentelles apprêtées de son linceul. Fabrice se recueille plus loin, près de la fenêtre fermée.
« Mais enfin, dit le policier, vous ne pouvez pas l’avoir quitté des yeux aussi longtemps ! Cinquante pages, c’est du temps ! Même en poésie !
— On perd notre temps, grogne la tante. On n’en tirera rien.
— J’ai envoyé trois hommes sur le terrain. »
Anaïs se redresse un peu malgré la douleur qui harcèle son dos.
« Fabrice ? s’étonne-t-elle encore. J’ai lu ta lettre ce matin… Tu parlais de nouvelles aventures… Encore des jours… Je ne t’attendais plus… pas…
— Ferme-la, veux-tu ! »
Et puis c’est devenu une habitude. Il partait et deux jours après l’enfant disparaissait. Il revenait en vitesse et on retrouvait l’enfant. On était habitué maintenant. Et l’enfant grandissait. Cependant pas assez pour se noyer et disparaître définitivement de l’existence. Le temps ralentissait à vue d’œil, comme s’il le faisait exprès. Anaïs étudiait le braille des fois qu’elle se crève les yeux comme elle avait déchiré ses oreilles. Elle n’avait pas touché aux seins. Elle ne touchait à rien d’autre. Elle le laissait la toucher. Il n’y avait rien d’autre à faire. Quand l’enfant saura lire (mais il ne lira jamais), elle lui enseignerait les bienfaits de la poésie sur l’esprit en proie aux démons de la nuit.
Il y eut beaucoup de monde à son enterrement. Anaïs faisait bien la morte, mais l’enfant ne reviendrait pas cette fois. Elle eut l’idée de creuser un petit trou dans sa chair pour recueillir un peu de cette eau, mais elle ne trouva pas l’aiguille nécessaire. La tante avait tout mis sous clé. Et Fabrice ne partait plus. Anaïs retint sa respiration pour plus de réalité. Elle emprunta une main pour la poser sur son sein. La main se retira vivement. Puis elle s’endormit.
Ce que personne ne savait, c’est que la nuit elle se réveillait. Ça ne durait pas longtemps. Juste le temps de corriger les défauts du rêve. Jamais elle ne rêva comme elle en rêvait. Alors elle se réveillait, sans doute volontairement, et elle s’appliquait à remettre les choses dans un ordre compatible avec les possibilités de la mémoire. L’enfant était mort depuis longtemps. Fabrice dressait sa queue dans le rêve. Il transperçait le rêve. Il adorait ça ! Et Anaïs ne disait pas non. La semence servait de lubrifiant aux engrenages de son imagination. Elle ne servait plus à faire des enfants. À quoi bon les perdre dans le labyrinthe de la lecture ? Et chaque matin, elle enduisait sa chatte avec un onguent tueur d’enfants en route.
« Ensuite, dit la tante, nous déjeunerons. Il y aura des raviolis pour tout le monde ! »
Il n’en fallait pas plus pour que l’enfant ressuscite. Ça ressuscitait facilement, un enfant, à cette époque. Il n’en fallait pas beaucoup. Et la tante connaissait tous les secrets de la route. Elle avait tellement voyagé ! L’Indochine, Madagascar, le Sénégal, le Mali, les Indes des Anglais et celles des Indiens. Le Far West. Les montagnes suisses, russes, américaines. Les typhons, les raz de marées, les tremblements de terre. Elle aurait pu écrire un livre, mais l’oncle était mort avant. Une maladie l’avait emporté Dieu sait où et ne l’avait pas ramené. Anaïs ne savait rien d’autre de cet oncle qui devait être un homme comme les autres. Un enfant qui a grandi.
« L’eau ne restera pas longtemps aussi transparente, ajouta la tante. Comme ils ont peint le fond en bleu (couleur du ciel), l’effet de profondeur donne paraît-il le vertige. Allons ! Pressez-vous, les filles ! »
Anaïs vit l’enfant disparaître pour la première fois. Elle avait elle-même beaucoup disparu et elle était revenue autant de fois sauf qu’à la fin elle s’était mariée et elle avait eu un enfant qui allait mourir noyé. Cette histoire n’était pas le produit de son imagination. C’était la réalité. On pouvait toucher l’enfant, sa mort, sa poésie de livre refermé sur la dernière page. La tante n’avait pas vécu ce genre d’expérience avec l’oncle qui n’avait pas non plus vécu au-delà de l’enfance. Elles arrivèrent au parc et, avant d’entrer, en firent le tour, se tenant par la main. Les cheveux de l’enfant rutilaient dans la lumière. Le bout de son nez commençait à rougir. La visière de sa casquette ne portait pas son ombre jusque-là. La tante en était avertie, mais elle avait déclaré que le nez d’un enfant aime le soleil. C’était absurde comme remarque. Et l’enfant, qui n’était d’ailleurs pas une fille mais qu’on traitait comme telle parce que c’était écrit dans le grand Livre de la famille, l’enfant avait ri en enfonçant un doigt dans une narine. La tante avait grondé. Ce n’était pas des manières !
Bon alors, s’impatienta Anaïs, tu disparais ou il faut attendre la saint-Glinglin !
Un homme la surveillait. Ou bien il la matait. Elle avait aussi de jolies jambes. Elle montra un genou en appelant l’enfant. Voilà comment ils ne disparaissent pas !
On rentra. Sans l’homme qui s’humidifiait sur le banc qu’il ne quitta pas. La tante remuait les raviolis dans la marmite. L’enfant râpa le fromage avec soin. Anaïs relut la lettre. Loin. Très loin. Il y a de l’argent là-bas. Imagine ce que nous en ferons. Toi et moi. Rien sur l’enfant. L’espace d’une seconde, Anaïs crut qu’il avait déjà disparu. Mais non. Il était là, debout sur une chaise, râpant le fromage sur la mandoline, reprenant le refrain de la chanson que la tante avait entonné en chassant les mouches. Anaïs se mit à pleurer en silence. Rien ne se passait comme elle voulait. Rien ne disparaissait. Rien n’apparaissait. On eût dit que seuls les autres possédaient ces pouvoirs. Elle n’était pas née pour ça. Elle commençait à en souffrir. À vingt ans, avec un gosse sur les bras, et les rêves d’un homme entre les cuisses, elle entrait dans la douleur. Mauvaise nouvelle !
*
Encore une nouvelle avant d’entrer dans le vif du sujet. On ne peut pas se passer d’Anaïs K. Sans elle, ce roman n’existe pas. Oui, oui, c’est un roman. On commence avec Anaïs parce que tout commence avec elle. Je ne le dirai jamais assez ! Il va falloir vous y habituer. Vous habituer à entrer dans le sujet. Je sais, je sais ! Vous avez l’habitude de caresser des objets. Grand bien vous fasse, mais ici, pas d’objets, pas de théâtre, pas de conte et si on peut appeler ça roman, appelons-le roman. Comme je disais, tout commence avec Anaïs. Sans elle… sans elle pas d’enfant. Et sans enfant, pas de roman. Rien ne commence jamais avec l’enfant. L’enfant arrive et tout s’achève avec lui. Qui suis-je ?
Comme Dieu, il était seul. Aux barreaux la petite bite frémissait. Il ne quitta pas son lit de la journée. La gamelle tinta deux fois. « Si je sais où je suis… et pourquoi… par quel cheminement… les années… les miennes et celles des autres… comprenez-moi… » ce qu’il demandait : être compris. Maintenant des années entre lui et moi. Quelle étoile ? Ne voyage pas. Ni en rond ni jusqu’à la bibliothèque. La société finit par rendre fou. Il le pensait. L’écrivait. Lazare quelque part. Vieillit sans moi. Mourra sans moi. Moi sans lui. Petite bite 45 degrés passe par deux points le plus court chemin « êtes-vous l’auteur de ce… cette… ? » Leurs murs. Ce qu’ils savent de moi. Et ce qu’ils en ignorent. Ben Balada était seul comme Dieu mais il était moins qu’un homme maintenant. « Décréé, » avait proposé le robin aux oiseaux. Voici ce qu’il est maintenant : moins qu’un homme. Or, Dieu créa la femme. Dehors, on brisait des trottoirs. Au grand dam des vitrines. Il avait connu la balade et les jours. Toqué lui aussi. « Vos pieds !... » Au bois aller. Grêles gambettes et plus loin on se vantait au bord de l’eau. Qui êtes-vous, Ben ? Ni homme, ni Dieu. Je ne sors plus. Mon cerveau produit des impossibilités. Comment appelez-vous ça ? La lumière éclairait des palpitements. Ô prépuce ! Ce qui a été créé ne le sera plus. Qui meurt détruit ? « Avez-vous lu ce livre jusqu’au bout… ? Personne ne le lit jusqu’au… » Revenait poussant le chariot et l’abandonnait devant. Ligne suivie non pas par habitude mais parce que. Cherchait à modifier les données afin que son cerveau, la nuit… Il était, mettons, deux heures de l’après midi quand ce roman (si c’en est un) a commencé à recréer les conditions de son histoire. Soleil d’été. Haut et fier. Mais ne le voyait pas. Ne pouvait qu’en observer les effets sur l’acier et le crépi ancien. Qui a dormi ici… depuis ? Comme les maillons d’une chaîne. Vous pousse à concentrer la dilution. Mais sommes-nous bien ici ? « Vous n’avez rien mangé… » Constate. Puis transmet l’observation. On ne sait jamais. Ce qui peut arriver. À quelqu’un qu’on enferme. Contre la loi naturelle. Qui veut : que l’existence soit vécue ! Mais qui es-tu si tu n’existes plus ? Ferma les yeux. Je suis toujours moi. Lazare n’est plus ce qu’il a été. Comme la télépathie est au mieux un tour de passe-passe nous ne serons plus ce que nous avons été. Silence, lieu unique, temps sans attente. Dire que j’ai été ce que je suis. « Lu ce livre… ? Mais oui… je crois… que je l’ai… » Or, le lit disait le contraire. Ne lit pas. Ni Homme, ni Dieu. Le gardien éberlué : « Animal. » Jeta les dés. « Non plus !... Vous ne trouverez pas… Pas prévu… pas écrit… pas lu… » Et l’esprit circule. Ne quittant pas un point sans avoir repéré le suivant. « Sinon, où se perdre… ? » Jamais perdu. Fixé comme on choisit. Punaisé au mur comme pin-up.
— Vous le connaissez donc… ?
— De vue… Voisins… Conversations à propos de rien… oui… le temps…
— Revenez un autre jour.
L’écriture ne se densifiait pas. Au contraire elle s’étirait. Mais au fil de quoi ? « Toutes les histoires commencent quelque part et finissent à un moment donné.
— Je voudrais être seul…
— Mais vous l’êtes !
— Je suis deux ! »
Il l’était. Deux bites. L’une vue et l’autre caressée. « Nous savons… » Pourquoi ne sauraient-ils pas ? Passent et observent. Notent. Transmettent. Comme l’écume sur le sable. Révélant le coquillage. Ô mes pieds nus ! La proximité des corps. Il avouait tout cela dans le box. « J’ai péché… » Des muges au goût de vase. Pour appâter. Malaxant le pain trempé dans l’eau salée des roches.
« Quel jour était-ce… ?
— Un dimanche…
— Quelle distance vous séparait de… ?
— Je ne sais pas ce qui me conduit ici… ou là… J’étais…
— Seul… ?
— Désargenté.
— Pas possible payer son verre. Ni a fortiori celui des autres…
— Vous appelez ça de l’amitié… ?
— Comment dire en une phrase ce qui ne contient pas en dix ? »
Venait de loin. D’ici, les toitures grises du voisinage aperçu une fois depuis la vitre véloce. Des bras. Reflets de vitre. Pas un cri. L’interminable gémissement des joints et des chaînages. « Si j’avais su que vous le liriez… » Quoi… ? si vous aviez-su… ? Mais l’interlocuteur en question ne sait peut-être toujours pas ce qu’il allait dire. Son cerveau lui a ouvert la bouche, agité sa langue, mesuré le passage de l’air vers l’extérieur où je suis… seul. Pousse le chariot qui se vide. « Ça me distrait, » dit l’autre, mais ça ne le distrait pas. Ainsi, quand il dit qu’il pleut, il ne pleut pas. Et s’il ne pleut pas à ce moment-là, on ne peut pas savoir s’il neige ou autre chose d’aussi reconnaissable que le vent ou l’instinct. De loin. Venu sans bagages. Désert partout. On voulait aimer et même s’aimer. Cueillir. S’endormir avec la certitude de se réveiller avec le jour déjà haut dans le ciel. Mesura la quantité d’écriture possible et considéra l’étendue de la mémoire disponible : Sade se fit minuscule, pourquoi pas moi ?
— Je n’y pense plus…
— À quoi pensez-vous alors… ?
— À rien qui y ressemble. Je suis… asexué.
— … ?
— Et si je l’avais toujours été ? Et que vous vous êtes trompés sur mon compte… ?
— Les preuves… L’ADN… L’écoute de l’enfant… Spécialistes… Expérience garantie par l’État… Écoles nationales… Candidats triés sur le volet…
Je t’écris parce que rien ne sera écrit. Pas de tombe. Pas de pierre dans l’érosion. Ni ce temps que l’érosion définit. Ni les mots convenus. Achetés au coin de la rue. Ex-voto fleuris pour la circonstance. Mais il n’y a pas de circonstances. Tu n’es rien. Pas même ton ombre. Rien pour nommer cette attente qui n’en est pas une. Le nez dans les poils naissants. Qui veut savoir ce que je ressentais alors ? La salle pétrifiée. Les poils de l’enfant. Il écrirait un jour sur le sujet. Mais pour l’heure, il considérait la mémoire disponible avec angoisse, car elle était aussi étroite que le lieu qui le contenait. Ainsi, il s’intéressa aux outils nécessaires à la concentration de l’écriture. « Ça n’intéressera personne…
— Vous oubliez le scandale provoqué par un tel aveu…
— Mais vous ne l’avez pas tué !
— Je l’aimais ! Et il m’aimait ! Je l’aime ! Et il m’aime malgré vous ! »
Ce qu’il faut dire. Que personne n’entend. La chose est jugée.
*
On commence avec Anaïs parce que tout commence avec elle… Une tête en forme de miroir du matin. M’interrogeait. Au sujet de. Miroir… ? dites-vous. Du soir alors… ? Se voyait nuit. Dans la nuit. Seul avec moi devant. Suivis (nous sommes) par la foule des habitants des lieux qui ont cerné mon enfance. Alors Anaïs… qui dit… qui pleure… seule maintenant… grande salle avec ancêtres pas les siens. Les miens. Cours après la balle lancée depuis la meurtrière. Aux douves la poésie ! Des jonquilles déjà ! Court elle aussi, à la fenêtre, yeux jaunes de Naples. Au reflet bleu d’un ciel lazuli.
— Ça ne veut rien dire, Ben. Vous cherchez à m’égarer dans votre (ne finit pas comme si c’était facile de donner un mot à ce sens que je suis censé avoir donné à cette conversation qui n’en est pas une)
— Non, non ! Je croyais que… mais passons, si vous voulez… Les murs…
— Vous recommencez, Ben !
Pas le choix, mec : la petite bite de Lazare ou la langue maternelle d’Anaïs qui connut l’Empire. Roman en alternance selon la vitesse acquise par la descente. Anaïs et Lazare. Lazare et Anaïs. L’Empire et Dieu. Vous énervez pas… J’ai l’impression de revivre ces moments de non-temps. C’est grand, un château. Plus vaste qu’une mer. En patins à roulettes. Faute d’une goélette. Des couloirs je vous dis pas ! Casse-gueule des marches usées jusqu’à l’os qui les conçut en un temps si reculé que je m’en souviens. Sinon j’en viens. Et je vous…
— Ah ! Cessez donc de vous apitoyer sur vous-même ! Regardez les choses en face. Nous ne souhaitons que vous sauver. Nous connaissons votre douleur…
— Lazare ne souffre pas. Il l’a dit à mes juges.
— Il croit ne pas souffrir, mais il…
— Il deviendra un assassin si…
— Vous délirez, Ben !
Au fait : vous avez terminé le livre que je vous ai… ? Personne ne l’achève. Moi-même… étant enfant. Mais sans château ni goélette amarrée au port d’une résidence secondaire. Vous avez fichu en l’air une sacrément belle existence qui n’attendait que vous pour donner toute la mesure de la chance qui est née avec vous /d’Anaïs, je sais. Elle revenait de l’Atlas. Hâlée d’autres mœurs. Pris froid en remettant les pieds ici. Fabrice de Vermort…
— Dites : mon père…
— J’ai refermé le livre une heure après en avoir lu et relu la dernière page. Vous vous souvenez ?
Le vent, léger, secouait le battant bleu. Son visage comme extrait de ces pierres assemblées. Je croyais devenir fou. Mais pas l’âge de savoir ce qui attend celui qui perd la tête à cause de… vous savez. Vous savez tout. Des années. Il n’y a que ça.
— Vous héritez une sacrée…
Me séparer ainsi de ce que j’ai construit sur le socle en guimauve de mon enfance… Vous. Qui témoignera de ma patience ? Je n’ai plus l’impatience. Vous entendez… ?
— La gamelle… Rôti de porc à la moutarde… Accompagnement de légumes nains. Au dessert du chocolat et des paillettes d’or. Nous ne savons plus quoi faire pour vous redonner le goût de vivre…
— Dites-lui que je l’aime.
(un temps)
— Vous savez bien que c’est impossible, Ben. Plus tard, peut-être… s’il grandit…
— Vous en doutez ?
— Il grandira, mais pas autant que nous le souhaitons. Votre faute… l’enfance… Comment vous comprendre et vous...?
Livre refermé. Page tachée. Plus d’encre. La mémoire travestie. Venise. Vous y étiez. Conventions des genres. Petite bite fait pipi dans le feuillage des troènes en fleurs. Fragrance entêtante. Lueurs dansantes. Toute droite. 45 degrés. À croquer. Je sirotais un Gibson sous la charpente. Guitare andalouse au loin. Filles charmées, presque données. Lazare secoue soigneusement sa petite bite et revient parmi nous. Une tache sur la lanière de sa sandale. Anaïs (une autre Anaïs) frotte avec son mouchoir, genre « tu n’as pas honte ? À ton âge ! »
— Souvenez-vous…
Olive ou oignon. Mordillant le cure-dents. L’œil musicien. « Vous avez déjà vu ça… ?
— Vous voulez dire…
— Je vous parle de cette fille… Mère à son âge !
— Anaïs n’était guère plus âgée quand… je… »
Plus loin, un musicien m’encule. Une fontaine chuinte. Flotte un moment la capote puis disparaît sous un nénuphar. Et moi ? Mais le harpiste s’est transformé en nuit.
— Être surpris ? Vous n’y pensez pas !
— Si, justement… j’y pensais pendant que tu…
— Adieu !
Un rire féminin réinstalla vite la réalité d’une soirée conçue pour durer plus que Ronsard. Bras nu avec bracelets d’or. Reflet obscène d’un diamant fort bien imité. Je bavais encore. Elle se servit de son mouchoir pour. Belle perruque asiatique. Mais la coiffure est espagnole. Où est Lazare ?
— Nous le cherchons nous aussi, figurez-vous !
— Il est saoul.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Je l’ai surpris sous la table…
— Qu’est-ce que mon Dieu il faisait sous la table Sainte Vierge… ?
— Ah ! Nom de Dieu !
Nous courions. En tous sens. Nuit de feuillages et de graviers. L’air tiède des eaux glissantes. Anaïs (l’autre) allait et revenait. On aurait dit qu’elle se conformait à une stratégie déjà mise à l’épreuve des frasques de ce garçon. Je laissai échapper :
— C’est fou ce qu’il me ressemble !
— Oh ! mais pas du tout !
— Je vous assure que j’étais cet enfant !
— Je plains votre…
Croisant le musicien de tout à l’heure (rougissant) je devine l’enfant. L’ombre eut-elle quelquefois un secret à me cacher ? Je saisi son maigre bras. Il bande dans son froc. Il ne s’en cache pas. Ça n’arrive qu’aux vicieux dans mon genre. Jamais je n’écrirai cela. Il me regarde comme si j’allais le trahir et qu’il se soumettait déjà à la punition exemplaire que sa mère ne manquerait pas de me proposer de lui infliger en récompense de ma trouvaille.
— Nous le tenons ! crie une voix d’homme qui n’en peut plus de courir.
— Dans ses poches ! Mon affiquet !
Que je tiens de ma grand-mère… Mais la poche est pleine seulement d’une petite bite bien droite et frétillante comme si l’eau claire de ma pensée voulait la sauver de l’humiliation. Une gifle retentit. J’interdis la poche. Elle me revient. Selon la règle. Tout le monde est d’accord là-dessus. On se recule. Je tiens la petite bite. Elle est têtue. Mais pour ce qui est de l’affiquet…
— Je suis bien sûr que c’est lui qui me l’a volé !
— Un affiquet… voyons, ma chère… Filons avant de nous ridiculiser…
— Il a combien de poches ?
L’autre contient un coquillage et une sucrerie vénitienne typique.
— Nommez-la… c’est nécessaire… sinon on ne comprend plus rien !
— J’avais oublié le nom… On s’en passera. Ma main ouverte exhiba ces objets.
— Non, ce n’est pas à moi.
— Ce n’est à personne. Un coquillage ! Un massepain !
— Et l’autre poche… ?
— Ma bite ! dit Lazare.
En même temps je la libère de l’étreinte. Il s’enfuit. Il a une poche au derrière. Mais tout le monde avoue une fatigue insurmontable. On verra demain. Un affiquet. Vous m’en direz tant. Histoire de l’affiquet. Qui veut l’écrire ?
*
Ces prisons ! Qui les conçoit ? On y rencontre le pire. Le sang. Le sperme. « Vous habiterez ici, mais vous savez : ce n’est pas définitif. De temps en temps, on vous change…
— Montrez-moi sur la carte…
— Vous avez une carte ? Je ne sais pas si c’est…
— Montrez-moi, je vous en prie !
— Ça ne coûte rien… C’est ici !
Mais demain, ce sera peut-être là. On n’en sait rien d’avance. Mais pas plus loin que l’Empire. L’imagination en prend un coup ! Vous avez d’autres histoires du même cru… ?
— Vous écrivez… ?
— Non. Mais je raconte. Vous écrivez, vous ? Si vous voulez raconter, ne vous privez pas. Je vous écoute…
Curieux personnage. Écoute. Mémorise. N’écrit pas. Peut servir de mémoire. En attendant que j’écrive. « Vous écrirez. » Parole d’or. Prononcée alors que mon cul patine ma place d’écolier. Gondole où je croise le destin de Lazare. La brise du matin l’éternise. Nous observons les crustacés des murailles émergées. Je bande. Me frotte à son épaule. J’aime que l’enfant m’aime. C’est un trait caractéristique de ma personnalité. Je n’innove pas. Je perpétue. Il bande aussi. Bon.
— La soirée vous a plu, monsieur… ?
— Balada… Ben Balada…
— Je croyais que monsieur de Vermort… Anaïs… Moi aussi… Anaïs… Hasard. Sans intérêt. Vous reviendrez ?
— À Venise ?
— À Venise ou ailleurs.
— Je reviens toujours.
— Mais si ça ne vous plaît pas… ?
— Ça me plaît toujours. Je choisis les lieux de mon…
— De votre… ?
Lazare sourit. Je veux le voir nu. Peut-être sur la plage. Au dépourvu. Mais elle ne va pas sur la plage. À cause de la pollution. Lazare privé de plage. Moi privé de la nudité de Lazare. Je ne peux pas m’en passer. Et je ne peux pas non plus pénétrer sans effraction dans leur chambre d’hôtel. Dans le train au retour ?
— Vous retournez, vous ? À Vermort, je suppose…
— Je…
Je quoi ? Je rien. Ni retour ni rester. Désargenté. Coucher dehors ? À Venise ? Faut pas rêver !
— Vous… Vous restez… ?
— Nous résidons ici, mon cher !
(dit pas : nous habitons, bitons, bitons…)
Depuis oh ! des lustres !
Si vieille que ça ? Et lui si jeune.
— Vous n’aviez pas l’impression de plagier… ? (question posée pendant l’instruction)
— Réponse : Non.
Elle jette une serviette de bain sur les épaules de son petit qui se trémousse dedans, comme si je ne savais pas ce que cela lui inspire. Yeux larmoyants de joie.
— Vous êtes sûr que c’était à Venise… ? (instruction)
— Je lisais beaucoup…
— Elle n’a rien vu ? Rien deviné ? Pas un soupçon ? Vous ne la courtisiez pas. Elle aurait pu se douter. Mais vous êtes un sacré dissimulateur, monsieur de Vermort… Je commence à m’en apercevoir, moi !
Oui. Je ne suis jamais sorti de moi-même. J’ai toujours résidé ici (montrant la région du cœur) /Je ne sais pas ce que vous en pensez… L’idée de moisir en prison pendant tant d’années… brrr… à mon âge…
— Heureusement que vous ne l’avez pas tué…
— Tuer Lazare ? MON Lazare ! Comme s’il voulait me tuer maintenant que nous… nous ne nous reverrons plus… les années… l’enfance au placard… nos joies… le désir… Nous nous ressemblons tous. Tellement. Vous. Moi.
— Moi !
— Pourquoi pas ? Pas besoin d’inverser les rôles.
— Vous n’avez jamais mis les pieds à Venise…
— Je peux vous raconter des tas d’histoires. Des que j’ai vécues et d’autres encore.
Mais maintenant c’est fini. C’est joué. Le narratif judiciaire est joué. J’ai baissé la tête à l’énoncé. Ça m’a déçu, de baisser la tête alors que je ne souhaitais même pas m’excuser, me repentir, me damner ! Lazare aurait crié sa colère et son désespoir s’il avait été là. Mais il n’y était pas. J’étais seul. Anaïs en son château. Peut-être morte. Qui sait qui meurt si on n’est plus là pour s’en convaincre ? Gamelle après gamelle. Sauces divines des cuisines. Vous avez pas des histoires que c’est pas vrai qu’on y croie ? Personne. Questions du désir. Des années. L’enfant disparaît déjà, avec des années d’avance sur le désir mémorisé. Des histoires que j’en ai, mec ! Mais personne pour m’écouter depuis qu’on n’instruit plus. Vous guérirez. La science sait déjà des choses qu’aujourd’hui on sait pas encore. On y travaille. Vous travaillez pas, vous ? /Non, pas besoin. Même pas pour pas m’emmerder avec le troupeau encerclé.
— Vous serez libéré un jour, vous verrez. Mais attention à ne pas recommencer !
— Je ne suis pas Dieu !
*
Je ne sais pas si je vous en ai assez dit. Ceci est un écrit. Je ne témoigne pas, je m’emmerde. Je chipote dans la phrase. Me croiras-tu si je te dis que je recommence chaque matin ? Je vais finir par me ressembler. Il fallait que vous sachiez ça aussi. Et puis peut-être que vous connaissez Lazare : ce gosse heureux de m’avoir connu et d’avoir baisé avec moi, ce que vous rendez maintenant impossible, comme s’il fallait à tout prix qu’il soit malheureux et que j’en crève en attendant qu’il ne soit plus un enfant !
Au réveil, Babelin pensa être arrivé au bout de l’intérieur. Il changea son nom pour Ben Balada et sortit. Sortit. Ce mot passa avec lui le portail de sa maison. Sorti. Je suis. Le trottoir n’est pas un trottoir. Des noctambules rentraient chez eux. Sortir. Ciel ravissant comme frimousse de bébé. Il croise et décroise. Conversations courtes. Pas de temps à perdre. Je suis vieux. Dehors mais vieux. Cela va se terminer. Seul aussi. Pluie sur le parapluie. Fine comme particule. N’ai-je donc tant vécu. Je ne suis plus. J’étais. Chaque fois qu’il est sorti, quand il était dedans, la pluie. Pas un nuage dans le ciel. Pas d’orage. Les gueules enfarinées du citoyen moderne. Ni riche ni pauvre. Bambins charmants. Ô le beau parapluie que vous possédez (depuis si longtemps que je ne me souviens plus de ma grand-mère)
— Caresse d’autres portails, clôture de verdure et de fleurs, panique des feux. Si vous saviez comme elle est. Mais je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Je reçois des rythmes tombés de vos bouches comme des vasques de statues. Vous ne sortez pas. Vous rentrez. Jamais sortir. Toujours rentrer. C’est dedans que ça se passe. Égoïsme. Feux clignotant sur place. Les pneus de la cocaïne. Glisse sur la chaussée avec. L’extérieur s’est vidé. Mais je n’étais pas là. Moi non plus. Ma langue ne sortait pas. Léchait l’écran de mes films. À qui je ressemble, papa ? Ce n’est pas la mer. Pas une île où se sentir seul et peuplé. Bonjour monsieur Guillaume. Bonjour monsieur Jean-Arthur. Stéphane. Son bâton cliquète sur des barreaux. Vous n’avez pas de chiens ?
/J’en ai eu mais je ne me souviens pas de les avoir. Criez. Au réveil déjà passé. De mode. Rien devant dans cet extérieur. Je suis suivi par. Quand la nuit. Partition revue et corrigée dehors. Alors qu’il pleut. Que le vent. Rugissants. Pêle-mêle des enfants sur le chemin de. Me souviens pas. Ses jupes au fil du temps. Dis-moi ce que tu as vécu. (Je te dirai) cri. Douleur interne. Dehors cette fois sans fenêtre. Saute les murs. Les ruisseaux. Les ponts. Lazarillo en poche. Ne lisez pas si ce n’est pas. Qu’est-ce que la poésie ? Nous trouvons ou nous ne trouvons pas. Au café avale un verre de rouge perlé. Son visage se colore. Je ne connais pas d’autres moyens de. Monte. Redescend. Trouve quelque chose. Le perd. Ne cherche plus. Sors. Sortir. Sortir de là où : j’étais. Mais je ne suis déjà plus. Dehors c’est sous terre. Combien de fleurs. Jamais. Nous. La poésie des anciens, naïve et vraie. Cri. Au sommaire des pas. Où allez-vous ? Je ne vais pas bien. Je sors parce que. Criez. Vous verrez. La mer revient alors. Plage de coquillages et de cuisses d’or. Tapote sur un clavier les doutes contemporains hérités de l’information. Les relit. Trouve le chant et l’écrit. D’autres riment. Langue de bois. Êtes-vous triste ? Non pas : êtes-vous fou ? S’appeler Crevel et crever. Sous les pieds le pont. Je demeure. Mais où ? Quelle porte ? Dites-moi comment j’ai fait pour entrer ! Je vous dirais qui. Mais passons. Joues roses des liqueurs. Haleine empruntée à d’autres fermentations. Voyait la guerre à la télé. Lisait Stan Miller. Je suis Ben Balada. Mettons. Quelle baleine m’emportera au large pour m’y enfermer définitivement comme si je n’avais jamais existé ?
/Qui ne me donnera rien ?
/On se croit poète et la langue rentre dans sa niche. Bonjour Ernest. Je suis Michel. Ah bon excusez-moi je croyais. Pour une fois que je sors. Joues roses. Le pied alerte comme au temps de ma. Vous vous croyez poète et vous êtes. Mais n’en parlons pas. Criez. Comme si vous n’aviez jamais connu votre. Mais ne vous connaissait-elle pas avant de. Des comédiens regagnaient leurs logis, ombres des jeux. Rivière sans feux mais ensoleillée. Nous ferons du vélo si tu veux. Vitrine des salauds au passage. Des cadenas témoignent. Je ne suis pas sorti pour. Ne croyez pas que. Des heures devant. Peut-être des jours. Qui sait ce qui ne. Masques sans visages. Des fois je. Mon personnage sort après la nuit. Je l’appelle. Il me nomme. Béatrice au bout du chemin. Arpentant mais dehors. Sans draps ni ce qu’on met dedans quand on ne. Cessez de crier. Maintenant. Vous avez aimé. Vous n’aimerez plus. Aliène du temps. J’aurais aimé savoir. Mais je n’avais déjà plus l’âge. Vous me suivez ? Nous trouverons ensemble de quoi chantonner comme si nous nous connaissions depuis toujours. Vous êtes déjà venu ? Non. Je ne suis jamais allé. J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire. La soumission commence où finit la liberté de l’autre. Ces figures médiatiques qui nous égarent dans l’histoire quand nous rêvions de temps. Aller en attendant de sortir. Des années. Des années ! Ni jeune ni vieux. Ni amer ni joyeux. Pourquoi je suis sorti ? Demandez-vous plutôt comment. Résumé. Au commencement d’une ballade poétique.
~
Ne m’appelez pas Jean. Je suis Ben. J’ai changé de nom en même temps que de logis. Changé aussi le chien. Laurier rose à droite. Prunus des fans. Bonjour à tous. Pastis sans onde. Vrai. Nous n’aurons plus d’enfance. Vieux comme si rien ne s’était passé. Ici et ailleurs. Électron vole. Lève le doigt. Écran vole. Ne lève pas. Gagne à tous les coups. Intelligence injectée une fois le nom donné. De nostalgiques saisons aux châteaux. Mare où baigne la vie avec des joncs d’or et de noires pensées. Qui vient ?
— Mais vous venez ! Voiles américaines. Fendant les barrières. Nue. Faut-il donner un nom au prénom, dis ? Des voyages en train dans les vallées les mieux peuplées aux colonies. Sang des cotos privados. En fuite amère comme si. Ô comme si. Nous et le toi. Qui j’aime ? Mais ces objets. Ces traces. Ombres nées avec les matins. La nuit les explique si bien. Quelle angoisse ! On dit cependant que nous reviendrons. Ensemble. Jamais seuls désormais. Cendres des jardins nus. Clôtures traversées de gouttes de rosée. Un jour. Tu verras. Nous et toi. Ensemble. Mais je ne rentrerai pas ce soir comme d’habitude. Je suis sorti pour ne plus aller où bon te semble. Inutile versant. Au bar les commentaires. Dés lancés. Cri de joie en fille née ce matin avec l’aurore. Rosée prometteuse d’or. Nous serons fidèles. Nous et toi comme produit et non plus comme la théorie familiale de l’addition. Passant devant des églises de villages XIXe siècle Jean Valjean histoire de deux chandeliers improbables. Ne fumez pas l’herbe de nos prés. La cendre répandue entre les murs. Je me souviens d’avoir été heureux ici avant de rentrer avec toi. Ces années de forteresse poétique. Qui me reprochera. Pas un enfant. Rien à l’horizon de mes carènes. Pas même brisé le verre de tes fenêtres. La terre en cavale. D’or et de temps l’herbe de notre jardin. Nous. Avant de sortir il fume une clope sur le seuil. Ça monte toujours, pense-t-il. Dans la génoise dépeuplée en ces jours d’hiver. Il faut sortir en hiver car le printemps s’achève aussi. Bonjour André. Il y a. Instruments pour facettes. Des casses sans papier à imprimer. Le chien suit, le dépasse, revient, baise la main de sa truffe froide, repart, sort lui aussi. Jamais sorti. Première fois depuis. Un enfant ne me ressemble pas. Au matin le premier verre avec les autres. Dés jetés à la face de dieu. Pieds des églises et autres temples où ce qui ne peut pas se savoir se raconte. Invention des Confucius. Thé aux saveurs d’anéthol. Vous sortez ? Non, je sors. Ce n’est pas la même chose vous sortez et je sors : si vous n’avez pas compris ça vous ne deviendrez jamais poète. Rire. Gondole de l’oxyde. Des rayures au vernis. Traces des avant-guerres. Mais je n’ai ni nostalgie ni regret dans la poche. Question aux animaux. Provoque une seconde de silence. Puis le film enchaîne sans fondu. Regardez-les ! Ces connexions. La mixture des réseaux. Et en chanson sinon ils ne comprennent rien. De trois ans à plus tard. Des pédophiles fidèles aux rendez-vous des fées. Portails équipés de sycophantes soudés à la vague. Ça grince et on vient. Bonjour Jean. Non. Pas Jean. Ben. Balada. Maintenant j’écris et vous êtes des cons. Ah si je n’étais pas sorti ! Moi seul dans cette grande maison
/Depuis des siècles ma maison : je ne sais même plus qui continue d’y mourir. Chancis des glacis copulant aux angles des siècles. Parlez sans parler. Écrivez sans écrire. Chantez avec nous. Aux tramways des allées et retours entre nous et toi. Métissage en perspective. Une seule race au travail. Et l’ancienne au pouvoir. En passant nous saluons les vitrines reconnaissantes. Au profil des vendeuses et quelquefois leurs faces trahissent des angoisses que le roman des gares traduit fidèlement. Qui êtes-vous ? Fillettes des trottoirs et des balcons. Maintenant le tocsin des soirs d’été. J’irai, déclara-t-il au bar, plus loin que mon père (montrant l’arbre) jusque-là ! Dés en l’air. Accompagnant les rires féminins du fond. Aux miroirs des verres alignés. Comme s’ils étaient tous là. Qu’il n’en manquait aucun. Et qu’il fallait recommencer. Faux départ ? Non. Crainte du. Frisson nouveau. Éclaire les façades. Environs à peu-près. Oui. Oui. Je sors. Le monde me tombe dessus. Mais pas comme un ciel. Comme la mer. Je jouis. En pleine rue. Frémissant comme un oiseau dans la vasque des jardins. Toi. Qui n’a jamais existé. Qui n’a pas mon enfance. Qui ne sait rien de nous. Encore un verre ? L’ami. Le pourquoi pas. Actionnant la manette des gaz. Attire du monde. Ainsi vous partez ? Non : je sors. Je traverse. Je suis de l’autre côté. Voyant les dés joyeux en l’air du temps que je n’ai pas vécu. Dit Ben Balada. Nouveau dehors. Vieux dedans. Mais n’y est plus. Mort annoncée avec des j’aime. Vous le connaissez ? Nous connaître. Lui connaître. Nous et toi. Des fillettes dans les jupes des vendeuses. Les furtivités de l’homme en route vers d’autres cieux. Cieux d’îles. En connaissons-nous d’autres ? Blablabla des vices en vente. Qui ne connaissons-nous pas ? Question aux animaux. Des lignes d’acier entre les places fortes de la cité. J’y vais. Moi : je sors. Nuance. Ça passera pas à la télé. Prix littéraires attendus. Marchands de jalousies et d’hypocrisies. Mort. Entre guerre et paix. Dans cet interstice exact la mort. Mais vous n’y allez pas. Vous en sortez. Pluie d’employés sur les trottoirs à l’heure d’aller au. Traverse ça autant fendre la foule. Comment vous sentez-vous Jean ? Je me sens. Je schlingue. Pas mort mais dehors. Je ne dis pas enfin. Je dis : laissez-moi passer j’ai hâte mais vous ne m’écoutez pas. Vous avez tort : je suis un génie. J’ai écrit sur le sujet. Mais c’était dedans. Maintenant (c’est-à-dire demain) je récris. Ça parle. Qui es-tu ? Ben Balada. Sorti de nulle part. Galet rond et lisse. Ni jeune ni vieux. Comme ci comme ça.
~
Embarque en pleine terre. Creuset. Métal dessous. Vit une porte éclairée. Hésita. Venait à peine de sortir. Entrer. Verre. Petites mains des liseuses. Penchées elles guignaient. Il fit un pas de danse. Écrivez- vous un roman ? Je ne sais plus ma langue tenir debout. Oui, oui : une histoire, une façon d’haleine. Filaient des somnambules hardis. Heurta l’un d’eux. Vous verrez : comme bulle de savon. Vous ne ramènerez rien de cette nuit sans morts. Ouvrez. Bleu des silences. Rose des murs. Pleine terre des commencements approximatifs. Mu en dedans. Des révolutionnaires bleus comme des flammes. Ne buvez pas si vous n’avez jamais bu. Comment trouver l’histoire qui conduit à l’enfer ? Question de chance. Il en manquait. Reçu un non avec la gifle. Connaissez-vous Johnny ? Il hocha la tête. Je suis déjà venu ici mais c’était avec mon père. Des mots. Il but. Tío Pepe. Entrez. Il n’y a plus de poésie à cette hauteur. Et descend encore marche après marche. J’habitais un taudis. Nous vivions. Fenêtre gagnée sur la rue. Jeu des massacres. Au mur les mains. Raison avec sa barbe à papa. Des lunes et du sang. Vous ne savez plus ce que vous dites, vous délirez. Je ne délire pas. Vous délirez. Je ne délire pas. Vous. Descendait l’un après l’autre pied. Comme un danseur de flamenco. Comme c’est joli ce que vous dites. N’entrez pas si ça ne vous fait pas plaisir de me regarder. Première nuit dehors. N’a pas vu passer le jour. Des heures bleues. Personnages collés aux basques. Agitait sa canne. Cri à l’assaut. Puis plus rien. Midi peut-être. Heures glissant d’une île à ses rendez-vous. Vous êtes déjà venu. Voyez c’est des quatrains. Sans rien autour. Le temps sautant à pieds joints califourchon. Brise une échine d’écolier. Vous aussi ? Prenez une taffe. Rien qu’une. Attention à la fenêtre. Attire les suicidaires. Comme mouche la lampe. Carbure sifflant. Lamparo des nuits passées avec la marée. Suis-je bien chez. Gratte le vernis des lattes et dans l’interstice qui se propose à son œil voit. Fumée sort. Esprit sort. Lecture sort. Lumière et son bataclan. Un jour vous reviendrez. La queue entre. Que cherchez-vous ici ? Personne au bout du fil. Fini l’ennui. C’est angoisse. Tâtonne. Dans quel noir ? Avant j’étais. Racontez-moi tout. Le lit tanguait entre les bouées de sauvetage. Vous êtes venu pour. Alors ne. Quel temps consacrer à l’attente ? Un roman s’annonce par un désir de ne pas l’écrire. Piquousez le réel. Monsieur rare. La nuit tombée comme plume sur un sol lunaire. Nous étions deux. Traversée des Andes. 8000 km de plaisir garanti par l’expérience acquise au cours des siècles. Le secret je l’ai. Vous conserverez le pouvoir. Que dit-il ? Il délire. Je vous dis qu’il. Fait sonner un maravédis sur le zinc. Un foulard de soie le caresse, serpent des joies au menu. Deux et je me tais. Il frotte les espèces l’une contre l’autre. Sans étincelle. Mon père était là. Guerre demain. Il faut qu’on s’entretue si on veut survivre à l’évolution. Paradis compris dans le prix à payer pour ne plus avoir soif. Dressait une queue familiale en attendant l’entracte. Jet aux rideaux de tergal. Machinez-vous. À cheval sur une frontière servant de limite au désir de fuir le plus loin possible. Mais je ne voulais pas fuir ! Et ainsi se lança dans une explication. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas expliqué. Et des camés se grattaient le crâne, tirant des langues bleues. Qui a pissé sur mes pneus avant d’entrer ? On s’examine. Tous sycophantes. Jaloux en tigre. Et hypocrites dantesques. On s’arrache des mots. Le mien. Le tien. Quels nôtres ? Mais ne pose pas la question. Peur des autres quand ils attendent aussi. Le même endroit prévu pour les rencontres fortuites par écrans interposés. Avant la fin du jour à minuit qui recommence en un clin d’œil ce qu’on a déjà donné aux uns et aux autres. Chantez mais en chœur. Retenez la belle allitération qui unit les cœurs. Que c’est beau ce que vous dites monsieur qui ne dites rien. Et en effet il réfléchissait. De midi à minuit le néant s’était installé. Jamais je n’aurais imaginé pareille absence, dit-il à la fille qui comprenait de travers. Il y avait aussi une fille qui comprenait droit. Pour rire il la chatouilla sous l’aisselle. Elle s’envola. Ce n’était pas une fille. Je bois trop ces temps-ci. Je ne sais plus si je suis ou si je possède. Dieu et son double en scène là. Quelle soirée les aminches ! Je n’ai rien à donner et pourtant je reçois. Je veux vivre et mourir en même temps. La fille dit : c’est pas possible en même temps et logique ajoute : mais si tu meurs d’abord tu auras vécu de quoi émerveiller les amateurs d’attente en perspective de fin avant d’aller se coucher. Il soumit son visage aux froideurs de la nuit dans l’intention de revenir sur ses pas sans toutefois rentrer. Poches vidées. Au comptoir et dans leurs jupes. Un peu aux dés mais je n’ai pas pipé mot. Quel est ton nom, forastero ? Un type en culotte de soie noire le questionnait. Curant les verres de sa langue de pute. J’étais sorti pour. Mais la nuit m’a. Vous voulez dire surpris mais la langue retient les mots mieux que la mémoire. Je sais cela. J’expérimente moi aussi. Sans soie ni noir. Ni putain au bénitier des entrées vip. Un peu de poésie ne me fera pas de mal. Les nuits sont fraîches en cette saison. Ce poids sur les épaules. Rapport à la distance. Il traça un graphe impossible à résoudre et les quitta sans autre cérémonie. Il avait envie d’autre chose maintenant.
~
Les salauds qui nous gouvernent. Les salauds qu’on élit. La terre en friche des matins. À l’automne des feuilles. Une allée, réfléchissant à cette vision dans le miroir au lever : deux mois. Sans effet de vis-à-vis : sans bruit : la fenêtre était fermée. Le cœur pressé d’arriver le premier. Dans le couloir des chambres anciennes, il revécut la solitude des premiers temps passés avec elle : deux mois, peut-être semblables : difficile à dire : pourquoi : comment : quand cette nuit : dans quel rêve oublié à jamais ? L’idée de sortir. Qui sort le premier ? Deux mois dans un seul miroir. Il était dans le couloir. Avançait sans ombre. Cœur en hâte filant du mauvais coton. Statue supposée de Platon en angle. Tapisserie abstraite puis figures des chasses ancestrales. Une lampe rousse comme les feuilles de l’allée. Venait de pleuvoir. Caressa le pommeau. Retrouva cette douceur familière. Qui êtes-vous ? Sans symétrie. Pauvres platanes dans le gazon mouillé. Les tours alentour. 15 étages celle-là. Observa les jardinières aux buis frémissants. Qui suis-je ? Pourquoi ces pères ? Cette terre gagnée. L’allée et son angle droit. Pensa au monde. Pour se voir. Ces salauds au pouvoir. Ces jeux de cabotins. Plaisirs en spectacle Delon. La surface d’un banc avec son carton d’emballage. Feuillages à travers. Enfant jouait avec les perdrix et le chien. Si ce n’est pas ici c’est ailleurs. Réservoir vide. Le monde progresse avec la phrase telle qu’elle se présente à l’écran. Deux. Et cependant seul. Seul et incapable de distinguer l’un de l’autre. Le miroir se promenait avec lui comme chien tenu en laisse. Plus de technique dans les interstices. Plages lointaines sans vacances. L’herbe couchée sous les arbres. Personne pour le dire. Je et moi. Prémisse majeure d’une question mineure posée là. Je suis. Comme : j’étais. Arrive dans un jardin. Jeux d’enfants sans enfants. Caresse les couleurs. Le ciel brise les formes. Quel sentiment éprouver ? Quel homme serai-je ? Entend ses pas aux feuilles mortes communicant les apparitions reflétées avant même de procéder à la toilette. Laver la nuit de mon visage. Yeux fatigués encore. Bouche entrouverte. Mâchoire tremblante de paroles tues. Vit deux visages semblables au sien. Premier jour d’une série annoncée au paravent. Kiosque clos aux planches vertes. Caresse les lettres peintes. Couleurs des jeux de jadis. Dessus les branches perlent. Froissements d’oiseaux en attente de vol. Un pin dispense ses aiguilles. Déjà venu mais en rêve : car tout ceci est nouveau pour moi, l’un ou l’autre. Le premier jour il joua avec deux reflets. Comme avec des enfants. Revit le monde mais cette fois sans écran. Glissa. Figea les figures. Retrouva la clé. Empocha cette chance et emboîta le pas au. Crâne d’un pommeau. Bois strict des rythmes impliqués. Un jour tu voudras revenir et quelqu’un t’en empêchera. Qui ? Quel inconnu ? Quel détour alors emprunter au hasard entre les murs ? Toucha la surface d’un banc pour en apprécier la tiédeur. Traces des feuilles dérangées. Qui ? Lequel suivre si on ne connaît personne ici ? Plia le miroir avant de sortir. Mon père n’agissait pas autrement. Mais c’était un autre temps. Bonjour cheval. Voyant la pierre qui heurte en même temps le pied, il sait. N’écrira plus. N’ouvrira plus la porte à l’inconnu. Dans la nuit enfin soumis. Au réveil il croise ses propres murs et devant le miroir subit le premier terme de la série qui ne le mènera nulle part. Mourir avant de mourir. Comme j’ai vécu avant de n’être plus. Brisa des mines et se rongea les ongles. Ces salauds des génériques et ces fantômes des spots. Jouir du spectacle avant de retrouver le noir des rues et des itinéraires. Masques des trottoirs. Pas même une vitrine, un jouet, rien à voir mais tout à revoir. Le monde sous les pieds du passant qui vient de nulle part et y retourne. Se mordit la langue pour ne pas dire. Qui se plaint à cette heure d’eau immobile dans les bassins ? Feuillète les poissons rouges aux dos d’or. Écailles prémisses. Puis efface. Revoit les feuilles et leurs oiseaux cachés. Ce matin il est et il était. Dernier jour donne son sens au futur. Bonjour toro des Guadalquivir. De Séville à Tolède la vitesse acquise puis la vie donnée et reprise comme si elle t’appartenait. Mois. La nuit les multiplie et on se retrouve un jour sur le parvis du monde à s’entretenir de news qui ne concernent pas l’instant et pourtant on est venu pour ça. Caressa encore le flanc mouillé d’un tobogan. Hirondelles ou étourneaux ? Ses vertèbres craquèrent. Il se pencha ensuite vers la flaque et y poussa des feuilles aussi mortes que sa pensée. Pas de joie ici. Silence de mort. Des voiles pour le regard. Des brises comme sorties de naseaux. Vous devenez ce que vous êtes. Bonjour écureuil des césures. Bonds des chiasmes et des oxymores. Pattes imprimées dans la boue. Peu de profondeur à cette altitude. Laissa couler une larme dans le lavabo. Suivit cette coulée. Puis ferma les yeux comme si la nuit revenait. Bonjour à Florence. Haie récemment taillée exhibe ses perpendiculaires. À travers on voit le monde tel qu’il est : parking des retours au bercail. Demain il ne fera pas jour. Salauds. Des pages de salauds pixellisés. Ce bruit incessant d’explications logiques. Replia le miroir et le reflet fantôme se dilua. Je ne veux pas être deux comme mon voisin. Mais il ne suffit pas de se convaincre pour vaincre. Une plume harassée lui rappela qu’il avait écrit pour ne pas écrire et raturé pour l’écrire. Bonjour insecte sous l’écorce. L’oreille dessus. Veines des surfaces habitées d’intentions masquées. Le voici multiplié comme nombre. Proche des rosées et même de la pluie. Un jour je vous raconterai ce qui s’est passé.
~
Nous serons trois. J’étais deux. Lazare saute le ruisseau. Riante journée ici. Et sans miroir. L’enfant a trouvé le bonheur chez un adulte. Or, justice dit le contraire, et il me le dit
« J’étais heureux avec cet homme »
/Plus loin le mur d’une prison. Je ne suis jamais passé par là et pourtant c’est chez moi : ma ville d’ancêtres et de jeux avec le désir : ville d’eau de vie. Sous les mûriers de la place l’ombre claire. Des créneaux hérissés. Les feuilles d’un quotidien par le vent déposées contre la paroi. Lazare se penche sans froisser cette encre où il git.
« Je suis mort et pourtant j’étais heureux de jouir et d’être aimé : pour une fois : cette existence pouvait être la mienne : une chance sur deux : ou sur i : je suis pas fort en maths ! »
Déchire la chair d’une pâte feuilletée, chair à la peau fuyante : avec le vent : des lambeaux de cette chair : que cueille le vent si la mort montre son nez ?
Des mûres écrasées par les pas, des croisements de pulpe, feuilles vertes encore. Lazare revient avec l’une d’entre elles : cette enfance à jamais nue maintenant qu’elle connaît le plaisir et le reconnaît. Nous avons froissé ensemble. Puis la Seine ou la Garonne. Les quais aux hommes. À qui se donner ? 15 ans de taule. Peut-être 10. L’amour plaisir + nous enfui avec le jugement des hommes.
« Depuis quand tu es deux ? »
— Je l’ai peut-être toujours été. Mais à l’intérieur l’ombre et son sujet ne font qu’un et je ne me souviens plus de mon enfance. De quelle loi suis-je l’enfant ? De quel pays suis-je né ? Malheur à celui qui ne reconnaît pas l’amour ! Ce cri poussé à l’audience. Huis-clos des sagesses convenues depuis longtemps. Cet enfant est heureux, dit l’avocat. Ne le condamnez pas. Et maintenant la haine, avoue-t-il. Mais je suis trois. Tel est le charme : chaque matin, comme K., je sors d’un rêve qui n’est pas le mien et je renais de moi-même. Tu peux comprendre ça, toi qui as aimé et qui fus aimé, l’es peut-être encore qui sait ? Demain quatre et ainsi de suite.
« Mais de quoi te nourris-tu si personne ne t’aime plaisir + nous ? »
/Pâte dorée en feuilles dont la peau est si légère que le vent existe. Sous les mûriers de la place les bancs sont peuplés d’attente avec enfants et paniers de victuailles.
« Vous aussi… ? »
Non, moi non mais lui oui : je veux dire que je n’ai pas connu ce plaisir à temps : lui oui : mon trois du matin. Après le rêve noir. Delirium tremens. Personne n’est entré dans mon enfance par le trou de mon cul. Puis : envol comme des étourneaux à travers les branches printanières aux fleurs des fruits de l’été. Je marche trois vers d’autres places. De quoi ai-je l’air si la poésie des lieux n’est pas au rv ?
« Vous voilà de sortie, monsieur Babelin ! »
Pour aller où ce matin trois avec enfant ayant connu le plaisir-nous feuilles mortes après les mûres écrasées ? Il fallait bien que trois arrive. Mort avant demain sinon quatre. Impossible quatre. Mort passagère puis cinq et l’impossible impose sa chevauchée. Des jours ainsi jusqu’à ne plus savoir compter. Lazare me regarde comme si j’étais fou. Pourquoi l’ai-je rencontré ? Rencontré l’enfant qui connut le bonheur d’être
« Violé »
Selon ce que veut la loi. Lazare comme possible rencontre. Un enfant comme les autres sauf qu’il a connu l’amour à l’âge où il n’est pas possible ou rend fou. Toute une existence froissée comme feuilles d’un quotidien. Parois des cheminements clairs. Aveuglante lumière des dogmes.
« À qui est cet enfant ? »
— Il est à deux et a connu l’amour plaisir + nous. Moi pas connu pareil bonheur. Vous non plus. Mais qui est donc ce personnage de la chose jugée ? Qui dit son nom ici ? À l’ombre des mûriers de la place de l’attente avec ses lois de fruits écrasés sous les pas une/deux en avant c’est pour toujours ! Vous avez enfermé le bien ! S’écrie-t-il paroi verticale avec porte et caméras. L’œil est dans la prison. Veuillez frotter vos pieds avant d’entrer. Défroisse feuilles l’une après l’autre mais Lazare ne peut entrer ni sortir, ni dedans ni dehors le Lazare de mes pensées trois. Comment écrire et à qui ? Nous entrons et sortons de la boulangerie avec la pâte dorée au four. Le chocolat dégouline sur ses doigts. Il lèche.
« Il me léchait et puis le plaisir venait et j’étais heureux d’être aimé
/Même caché par le mur de l’incompréhension : tu ne peux pas aimer de cette façon ! Lui non plus homme ne peut pas aimer il n’aime pas il jouit sans aimer l’enfance : la sienne est un enfer dont il n’a pas la clé : cela arrive quelquefois et c’est bien malheureux surtout que c’est sur toi que ça tombe ! »
« Quelle leçon, monsieur, donnée à l’enfant qui sait ce qu’il ne doit savoir à aucun prix ! »
Nous reculons alors jusqu’au fleuve. Se perdre dans la contemplation des péniches et de l’eau verte.
« Vous êtes seuls ?
— Non. Je suis trois et j’ai peur de demain car quatre…
— Qu’est-ce que vous racontez, mon pauvre ? J’appelle la…
— Pourtant je sais ce que je dis ! »
Franchit les plans sécants d’un pont et retrouve Lazare qui pleure sur son sort :
« Je hais les hommes qui noient l’enfance dans l’eau verte du viol ! »
Caresse cette enfance. Le banc est propice. Trois mais pas plus.
« Moi ? Plaisir dans la main puis putain du bon coin et l’amour m’attendait 1 + 1. »
La pâte feuilletée craque dans les dents. Haleine chocolatée de l’enfance aux colonies. Lait dans la bouche. Nous rions au wasserfall. Un lièvre détale. Coto privado de caza. Des vignes nous environnent, prometteuses de vin.
« À trois, je saute ! »
Beau ravin aux briques rouges de bauxite. Iguane bleu du temps. Des yeux remplis de ce soleil-vin.
« Quel temps fait-il ce matin, monsieur Babelin ?
— Trois, madame Platon.
— Ah ! Pardon. Je croyais que c’était quatre euh… ce matin.
— Je le croyais aussi ! »
Qui est ce Lazare qui tourne les pages ? Murs hauts de ciel sans nuage. Créneaux avec vue imprenable.
« Vous n’entrez pas ? »
Non, pas nous, dit Lazare croyant ainsi expliquer tout ce qui m’arrive. Je ne suis pas celui que vous croyez. Je suis sorti. Dites-le aux autres. Svp.
~
Moi et celui que je vois, que je sais, ici : mon chez moi en guise. Carrefour au sang. Vu de la rue. Aux pavés déchaussés. Bouche recevant les eaux impures. Lazare lança la pierre. Atteint l’œil. Tombe fleurie rose. Ricochets des surfaces gravées. Pas un oiseau ici-bas. Horizon de façades jaunes. À pieds joints retrouve l’enfance perdue. Seul temps possible. Puis tout se perd. Ses jambes maigrelettes dans le soleil couchant les blés. Vieillards revenus de loin. Bonjour Lazare. Petit cul stérile par définition. Qui veut s’ennuyer ?
« Nous désirons. »
Perpendiculaires des ors jetés dans le gris des pierres bleues.
« Revenez un de ces jours. »
Et il répondit
« Avec plaisir ! »
Nous nous éloignons de la prison où son mentor pense au suicide. Traverse d’une rue noire aux égouts. Il pleuvait. Je raconte tout ça. Trois. Demain quatre mais qui s’amène au beau matin quand nous sommes enlacés ?
« Je ne veux pas savoir ! »
Pourtant comment savons-nous ? Quelle nuit en perspective ! Déchirée à l’endroit de l’aube. Pas de château. Mort avant. Ce fer.
« Il n’y a que toi et moi ! »
Miroir : voici les quatre. Parfaite symétrie de la reconnaissance. Des passants ricanent. Des oiseaux piaillent. Branches raturent ciel. Écrivent.
« Il n’y a que toi et moi ! »
Et lui ! Qui comprendra qu’il a ouvert les yeux d’un enfant ? Son linceul payé par l’État. Vieux drap emprunté au lit qui le contient tout entier. Ici Lazare se frotte les yeux comme s’il voulait s’éveiller. Mais il ne dort pas. Nu maintenant. Offert. Pour recommencer avec moi. Mais je ne suis pas sorti pour ça ! Jardins fleuris au printemps. Des fruits. Des bouches ouvertes. Cris d’autres enfants qui jouent à devenir. Lazare les observe. Il en sait trop maintenant. Il étreint mes côtes. Allons où bon nous semble. Avec ou sans miroir 3/4. Vers la nuit puisqu’il n’est pas possible
/Ici
/De revenir sur mes pas : perdu de vue la maison de mon enfance : les hublots de larmes : étrave au prépuce électrique. Lazare aime Ben Balada
/L’autre rature les pliures de son existence de jouisseur. Entre les murs. Sans rime ni allitération. Sans tempo ni clé.
« Lazare sera un homme quand je sortirai. »
S’il sort. Lazare enjambe des dalles gravées à l’or du temps.
« Là-bas !
— Peut-être…
— Tu n’en sais donc rien ?
— Pas connu d’autres murs que les miens.
— Sort ! »
Passants des chaises assises autour. Enfants qui ne savent pas, ne sauront peut-être jamais, ou seulement par connexion, glissent sur le tartan, voient en même temps, giclent des jeux, s’extraient de leurs cachettes, vieux déjà. Lazare montre sa queue, ses ailes, son bec de prédateur, secoue leurs hochets, gratte au fond et le scandale éclate : des femmes coupent et cousent.
« Tu vois ? Je sais. Elles savent que je sais. Elles me jugent. Moi l’unique. Courons à la baille ! »
Sous l’eau des coquillages et des étoiles le spectacle des croisements de jambes. Crache dans son masque et replonge, cette fois avec conviction :
« Je sais et tu veux savoir ! »
Il a raison. J’ai lu Paterson. Cruautés des douceurs de vivre dans ces sortes de paradis.
« Dis-moi tout ! »
Double érection. Sans miroir pour fausser la perspective du bonheur. Lazare aime ce qu’il aime : il feuillète l’homme mais ne le lit pas : sommeille avec lui l’après-midi sous une pluie qui ressemble à ses insectes pressés. En cueille un avec la langue : je ne suis pas cet enfant : je n’ai pas connu ce plaisir, dit-il à ses juges bienveillants. C’est écrit. Lit à haute voix dans le parc. Sans musique. Mais croquant la pomme.
« Je te vois à travers ! »
Qui ne voit pas qu’il va mourir ? Il y a des rues pour ça. Des exemples à ne pas suivre.
« Jamais je n’oublierai ! Il est celui qui »
Ne sortira pas. Au kiosque une autre pomme, d’amour celle-là. Langue suce la mienne. Langue apprise sur le tas. Langue d’anus. Oh mon Antigone membrue ! Si jeunement gaillarde ! Nous nous voyons dans les vitrines tels que nous sommes : nombres imaginaires sans possibilité de reflet.
« Qui es-tu, merde ! Toi que je ne m’attendais pas à rencontrer en dehors de chez moi ? »
On me prend pour un fou : sujet de tous les délires possibles.
« Vous feriez bien, Jean ou Ben ou qui que vous soyez : de rentrer chez vous : là-même où le sang, celui de vos »
Mais Lazare arrache une grappe de raisin à l’étal et s’enfuit sans m’attendre : on me retient par les mains, les pieds, les cheveux, les testicules, la langue même qui m’a montré le chemin à suivre s’il s’agit de sortir pour trouver Lazare et recueillir le sperme de sa connaissance du monde.
« Vous êtes fou, Jean, Ben, ou qui que vous soyez ! Aveugle et fou ! Sortez avant que ça finisse mal pour vous et vos »
Mais je ne sors pas : je dis que je sors mais je ne sors pas : je suis là-bas, en prison, pour avoir séduit l’enfant et dénaturé l’enfance. Au mur les souvenirs du même sang mais tellement étrangers à la langue qui naît en moi : jeune garçon à l’anus exemplaire. Les cimetières sont propices à l’exercice de la sodomie enseignée pour savoir et non pas pour devenir. Je sors. Le seuil m’accueille. Je descends. Je touche l’herbe presque morte de l’été. Je suis et j’étais. Je sais que Lazare existe et ça me chante. Bonjour les vieux. Ou bonsoir les jeunes. Filles dorées et garçons d’argent. Foire d’empoigne des plaisirs entrevus par calcul. Voici les démonstrations. Imprimez-les. Mais ce qui suit ne contiendra jamais dans vos livres. Pas vrai, Lazare ? Je suis et je ne suis pas. Rien à l’horizon. Monte video ! Vous vous souviendrez de moi mais il sera trop tard = moi. Écriture si fine qu’une seule page contient tout le récit que je m’impose pour ne pas crever de solitude. Lazare me montre le jardin en question : le banc des enculades. La pluie tiède des étés.
« Comme c’est compliqué ! Regrette-t-il. Oh ! Comme je m’en veux de ne pas avoir su inventer une autre histoire que celle-là ! Ma voix d’enfant sous la voûte de la justice cathédrale. Ben ! Ben ! Ils ne m’ont pas cru ! Ils m’ont injecté leurs orviétans ! Avalés les perlimpinpins des lois. Mais moi aussi je suis sorti : et me voilà sur ton chemin amigo, alors que tu ne m’attendais pas. »
~
Médiocre qualité. Mauvais goût. Les chercheurs de « chromos » devant. Comprenez-moi. Babelin sortait.
Ayant relu La bataille de Morsang et bu en conséquence, PP rentra chez lui. Il salua le passant. La statue le salua. Un oiseau conchiait une génoise, pattes en l’air. Suivit cul aux plis de soie lunaire. S’en fit une idée qu’il poursuivit une fois assis. Devant l’écran prêt à remplir, formulaire existentiel. On lui suggérait un week-end au Lac. Il tenta de se remémorer l’ancien, vieux de quelque temps, sans chercher à mesurer cet espace conquis sur l’attente. Attendait beaucoup des autres. Rien de pécunier. Ni de sentimental. Des mots. La scène qui va avec. Le vent dans les tringles. Fumé une cigarette avec elle. Bord du bassin. L’œil à fleur. Devinait (elle) des carassius auratus (au pluriel) — « avant j’étais naïve… mais maintenant… » Les bouteilles contenant l’aventure passaient comme des péniches de bonheur. Mais il préférait les corps sans poil, leur lissé, la légèreté des mèches, surtout les petites bites facilement excitées, les dents, la peur. « Il y a longtemps que nous nous connaissons : alors tu peux me comprendre. » Juxtaposition fièrement grammaticale. Elle lui tenait la main, ne cessant de gambader sous les tilleuls de ce printemps harassé par les joies de l’hiver et les larmes de l’été. Lui, c’était l’automne sa saison. Grattait la terre de son jardin comme un ours. Voisine attentive derrière la fenêtre : « Je me vois. » Tous ces mots perdus pour toujours. Pas moyen d’écrire sans penser à autre chose. Ainsi se perd le temps, seconde future. Mais ce soir-là (fin d’après-midi, corrigea-t-elle), il était plus que gris. Il avait même joué et il avait perdu. Elle le lui reprochait. « Toi que j’ai connu alors que nous avions le même âge ! » Est-elle idiote ?
— Qu’est-ce que tu as… ?
— Mais rien ! Je…
— Tu quoi ?
Dans l’herbe le ballon ovale et son cuir de pacotille. Il avait transformé un essai dans les branches du cerisier. Quel tournoiement possible, cette forme, une fois lancé en l’air ! s’étonna-t-il. Et il prit le chemin du troquet où l’Histoire, la Grande, montrait ses fesses de danseuse de cancan, culottée et tout et tout. Pousse la porte. Trace sur le verre. La reporte plus loin. Avale avec conviction. Il sait qu’il perdra ce qu’il a gagné. L’extraterrestre est toujours là. Veut plus à sa « maison » retourner sans moi. Têtard à la croissance interrompue par nécessité audiovisuelle.
— Tu es venu pour jouer… ?
— Elle me fait tellement chier !
— Jouer sans argent n’a aucun intérêt.
Le barman sort le tapis, secoue les dés dans le cornet, mais ne les jette pas. Sa main obture le cône tronqué. Mais secoue, hochet énigmatique. Sans argent… Justement, il n’en a plus. Il a tout bu. Avec méthode, mais sans y regarder.
— Qu’est-ce que tu joues ?
Un autre écran, calé sur d’autres ondes, témoignent qu’on se tue. Compare avec ce qui se voit du dehors à travers la vitrine, au-dessus du rideau isabelle. Perruques et parapluies. Enfant trop court de taille pour être comparé. Femmes au profil laid. Comment pourraient-elles se passer de jacasser, même sous la pluie ? Le soleil de juillet les chassera, perdrix obèses. Jette les dés de sa pogne. Le cornet retourné entre les verres verts. Perdu !
— Tu reviendras. Je te connais. Tu ne vis pas, tu t’envieillis. Ce priapisme ! On t’enterrera avec. Et moi… moi… je…
— Toi tu… ?
Interrompu par le rossignol des arbres nus, ceux qui sont morts cet hiver, ce passé. Rien de nouveau. Comme les bruits d’insecte à l’ombre. Le repas tout juste « ingurgité » te travaille de l’intérieur. L’enfant revient. Ses aventures au bord de l’eau. Et plus loin dans l’estuaire vaseux. Ne jette plus sa ligne depuis longtemps. Jette les dés s’il n’a pas jeté par la fenêtre son. Pas de rouge sans or. Elle lui fait la leçon. Puis le journal prend sa place :
BEN BALADA = 30 ANS
Boudiou ! Plus qu’il n’en faut ! Heureusement que je suis moi et qu’il est lui ! Avez-vous déjà tué un petit Arabe noir et or ? Ses petites jambes croisées nues assis sur le lion de pierre du patio. Mais après analyse, ce n’est pas un Arabe (bien qu’il en ait l’air et la chanson) : c’est un petit Andalou bien de chez nous, fils de quelque employée vouée à l’astiquage des cuivres et des bois, compagne d’un músico amateur de manzanilla. (Il déplia le jeu de cartes postales)
— Nous reviendrons, dit-elle. Des fois, c’est nécessaire. Deux semaines sur cinq. Et payées ! Une robe légère sur la peau. Et rien dessous. Vite enlevée si l’eau le veut. Tu te souviens ?
Le pliage se prêtait au jeu du ressort yoyo. Il joua. Elle en conçut un mal de tête ! Lazare. Qu’il nomma Wadi El Assouan. Travestissant le gamin en prince berbère façon Gide aux poumons fragiles mais capables de belles érections aux éjaculations digne de Bossuet. Forcément, si vous écrivez des vers, on vous compare à Racine. Sinon, à l’Aigle de Meaux plus qu’à monsieur Jourdain qui pourtant a le mérite de vous ressembler. Pensa-t-il sans cesser d’agiter le ressort de carton. Entre chaque intervalle de fréquence, il tentait de se remémorer le visage du jeune Andalou. Puis la petite bite 45 degrés dans le feuillage d’un laurier rose éclairé par les fusées du rocio. Couleur locale Lowry. Première fois qu’il touchait une bite d’enfant bien après avoir exploré les possibilités extatiques de la sienne à peu près au même âge. Fusées. Elle ne se souvenait pas d’avoir abusé de la Guita. Si elle en avait abusé : elle s’en souviendrait. Son style : juxtaposition. Une, deux ! Avec ou sans conjonction. Occupait l’accoudoir matelassé du fauteuil où il bandait, ressort en main.
— Cesse, veux-tu, de jouer avec ça ! Tu nous prives de voir !
Nous ? — Il scruta la lumière du salon où il pensait s’exposer seul avec elle : à part le chat : non pas Gide : ni Bossuet : l’autre Anaïs /car elles ne sont pas sœurs « sinon nous ne porterions pas le même nom, patate ! » Réplique donnée sur la scène du jardin de vacances, l’été aux forges de Vulcain deux semaines sur cinq. « Maintenant que nous sommes voisines… » Écho plus tard alors qu’il arrivait au bout de son éthylisme héréditaire. Je vais vite.
— Je ne me souvenais pas d’avoir acheté ça… (désignant le dépliant)
— C’était avant Grenade, non… ?
— Ou après, qu’est-ce que j’en sais ? (impatiente, menaçante) Nous laissera-t-il revoir ces…
— …souvenirs, achève-t-elle.
— Nous avons aussi des photos avec Lazare… Le Generalife…
— Non… le lion… J’entends d’ici…
— Qu’est-ce que tu entends, mon Dieu ? (étonnée)
— Nos pas sur le gravier… ce silence… un jour de pluie…
— Il ne pleuvait pas ! Allons, voyons ! La pluie en juillet !
— On aura tout vu !
Elle rit. Baisait bien à cette époque. Jamais nue, mais bien. La chambre sentait l’eucalyptus. Tu sentais quoi, toi ? Je sentais l’enfant, son sperme ensoleillé, ses gouttes de sueur dans la chaux des murs. « Ça fait du bien ! » Ha Ha : no more. Signe de reconnaissance toutefois. Je redevenais l’enfant que j’avais rêvé d’être. « C’est lui ?
— Avant le procès.
— Parce qu’après… » dit-elle avec un geste mou de la main au piano de sa conscience.
Après. C’est maintenant, pensa-t-il. Il titubait royalement, comme il avait perdu aux dés. La rivière charriait des feuillages arrachés aux berges encore gelées, là-haut où il n’avait aucune envie de retourner car : comme elle aimait l’effet de douche écossaise, l’hiver (s’achevant) c’était une semaine sur cinq (il en restait donc une et nous la consacrions à la religion). Lazare en bonnet de laine dans la congère occasionnée par la toiture maintenant ruisselante de soleil. « Tu vois que quand tu te souviens de ces choses tu en écris d’encore plus… » /je ne me souviens plus de l’épithète. Quand reviendras-tu ? J’évoque ce personnage (Pedro Phile) afin de ne pas laisser le roman prendre le large et m’abandonner sur le rivage rongé des eaux diamantines de la vérité. Il : avale le dernier verre possible et rentre chez lui sans son chien. Le chien aime la liberté. Celle d’errer mais pas au hasard. La liberté offerte par les pistes qui se multiplient par esprit de complexité. De quoi parle-t-on quand on n’écrit plus ? Même le plus aventurier des écrivains retourne aux sources de la raison qu’il appelle alors logique. Il finit par. Ou cela lui arrive de temps en. Mais à quel moment ? « Je m’angoissais pour des riens, je crois… » Sous les bougainvilliers ou les platanes du canal. Aucune structure dramatique en vue. La pensée prenait toute la place. Et je me… baladais. Au sens.
— Et ici… ?
— En pleine mer…
— Océan, corrige-t-elle.
— Au-dessus des volcans cachés. Le bastingage…
— Mon Dieu qu’est-ce que cela !
— Bastringue, non. Bastin…
— Ça va ! Elle a compris.
— Il y a des océans partout…
— De l’eau.
— Possibilités de voyage.
— Et leurs contraires.
— Sans contraire…
— Vous me saoulez avec vos… !
Replia le journal du jour d’avant. Avant l’après. Compte rendu du chroniqueur judiciaire le plus célèbre et le plus prolixe de tous les temps. Trois colonnes, demi-page. Il évalua (au pif) la quantité de mots. Et la traduisit en pages de son cru. Fini de jouer. Maintenant l’heureux Lazare ne l’est plus. Ni heureux, ni sans doute Lazare. Mais n’a-t-il pas connu ce bonheur ? Ce seul souvenir ne suffit-il pas à combler de joie le restant de son existence ? Selon la règle qui veut que qui a connu le bonheur s’il le perd connaît la joie sans autre limite que la mort. Car nous mourons tous, concluait le chroniqueur. Ou mourrons. Mes lunettes d’approche sont encore. « Tu oublies toujours tout ce qui a de l’importance… d’ailleurs pour toi comme pour les autres…
— Il est comme ça… ? Je ne le voyais pas…
— Moi, je le vois tous les jours.
— La nuit…
Croquer des crevettes trop cuites sous la toile d’un barnum qui sent la pisse de ses buveurs. Elle s’adonnait à la danse. Je ne dis pas : elle dansait. Je dis. Spectacle de ses hanches nues. Nombril poilu. Le slip trahissait une dentelle rose bonbon. Des vieux au dos usé finissaient de se lamenter, assis en ligne sur la murette descendante, à l’ombre des oliviers stériles. Petites filles espiègles dessous. Lazare les contemplait. Comment lui expliquer ce qu’est une fille, petite ou grande ? Il était accroupi sur la même murette, grattant le genou d’un ongle sale, l’œil noir sous la visière, chemise nouée sous les côtes qu’il avait saillantes comme des strates de roche. Plus loin, la mer gémissait comme une vieille qui n'en peut plus de recommencer. Et des rideaux prenaient le sirocco ensablé. Une fille, c’est… Comme il bandait (à ma demande), je saisis sa tige pour en caresser le gland, à l’insu des filles qui ne pouvaient pas s’imaginer ce que Lazare en pensait maintenant (d’elles). Puis nous rentrâmes à cause de la position méridienne du plaisir. À l’intérieur, l’air était moite, mais presque frais. Il éjacula sous la table.
Tout ceci raconté, ou plutôt évoqué, lors du procès auquel Pedro Phile assista par écran interposé. On n’y parlait pas aussi clairement, mais il entendait leurs voix, toutes leurs voix, ces protagonistes du malheur pour les uns et du bonheur pour Lazare seul. Car il fut heureux, messieurs, mesdames. Et vous allez le rendre si malheureux qu’il en perdra le goût de vivre (argument de pédophile). Ou bien : la joie, de temps à autre, le sauvera du suicide.
Tel était le contenu du roman qu’il projetait d’écrire dans l’intention d’avoir raison contre tous. Elle le savait. Il lui avait longuement parlé du roman, sans toutefois aller au fond de cette chose impie, et elle le connaissait assez pour savoir qu’il irait au bout de son obscénité. Elle ne se coucha pas pour dormir, encore moins pour rêver. Comme l’été approchait, la fenêtre ouverte respirait l’herbe fraîche et la terre encore humide de racines et d’insectes infatigables. Des branches se balançaient mollement pour ajouter à la paresse des lieux en cavale printanière. Il dormait. Ou ne dormait pas. Il ne s’agitait pas, signe qu’il pensait et se souciait de paraître endormi. Elle ne ressentait aucune tristesse. Et pourtant, elle était sujette à la mélancolie. Une langueur héritée de l’enfance, autre lieu qui ne revient pas. Irons-nous au bois ? Cinq semaines à gaspiller en plus des week-ends le plus souvent vides de sens et d’amitié. Elle avait oublié Lazare. En tout cas elle n’y pensait plus. Et dans l’après-midi il en avait évoqué la possibilité, trente ans après les « faits ». Elle s’efforçait de l’imaginer à cet âge, mais Joselito lui-même n’avait-il pas perdu sa beauté en vieillissant hors des écrans ? Perdu la voix aussi sans doute. Perdu toute chose qui signale l’enfant à des hommes tels que Ben qui, si on en croyait la rumeur, pourrissait encore dans ses murs, preuve qu’il était soupçonné de récidive. Encore heureux qu’il n’eût pas tué l’enfant ! Mais pourquoi l’aurait-il tué ? Il l’aimait. Et l’enfant l’aimait. Répétait notre Pedro devant son zinc en acajou. Les dés valsaient dans le vert. Perdu ! Il revenait sans le sou. Et sans poésie. Sans sujet à la portée de la poésie qui ruinait ainsi son existence de pantouflard. Au moins Camarón avait-il toujours été laid. Vous comprenez la différence ? Hoche sa tête de poivrot ubuesque. Cherche l’approbation. « Mais sacré nom de dieu comment qu’il a fait l’Arthur pour trouver la perfection en compagnie de ses chercheuses de poux ! » Qui peut comprendre une pareille réplique (au contenu hautement tragique) parmi ces ouvriers de la construction nationale ? Il ne posait pas la question de peur d’être jeté dehors comme un malpropre, disant : « L’Alfred a pondu sa bataille en une après-midi que si j’avais été là, sur son lit taillé au carré, j’en aurais profité pour ma pomme, mais je suis pas né pour que ça arrive, messieurs, mesdames… » Ou ça c’était au procès, ya trente ans… j’arrive plus que je me souvienne ô mon Dieu !
Mes murs ! Carré parfait. Cubique en soi. (il monte vers le vasistas entrouvert, chasse les mouches et jette un œil oblique vers le ciel, car l’obliquité possible interdit tout regard vers le bas) Ça fait… (il compte sur ses doigts) et imagine chacun des personnages (qui ont réellement existés) à l’âge qu’il vient d’avoir (depuis une heure selon le gardien) et il construit la scène dans le ciel nuageux qui ne s’ouvre pas. Trente ans (et plus, rectifie le gardien qui n’était pas là à l’origine de cette espèce de roman qui se construit là sous vos yeux) sans un seul enfant à portée du regard — fille ou garçon il s’en fichait maintenant qu’il ne bandait plus que dans la douleur du priapisme.
— Vous n’avez rien touché… (voulait dire : mangé, et la nuance le rasséréna soudain)
— J’ai besoin de perdre du poids… Et puis je n’ai plus de dents. Me reste la langue… et deux couilles qu’on ne m’aurait même pas proposé de vider avant de me guillotiner…
— Vous lisez trop… Vous avez écrit… je vois…
— Je n’écris à personne, alors… (geste de dépit)
— Vous pouvez bien écrire pour moi…
— Pour vous, peut-être… mais pas à vous…
— Je comprends…
Cette andouille de fonctionnaire illettré ne pouvait pas comprendre, mais il avait le pouvoir d’imaginer qu’il y avait quelque chose à comprendre dans ce… houp… fatras.
— Personne n’écrit si ya rien à comprendre, nom de nom ! Que ce soit pour ou à…
— Tu veux dire pour ou contre…
— Je dis ce que je dis, compagnon !
Et il le disait bien. Il pouvait même rentrer chez lui. Et se déshabiller. Se coucher. Jouir. Et rêver que demain est un autre jour. Et que la nuit c’est pas la nuit mais qu’on n’a pas fait mieux depuis. Pedro Phile savait aussi rentrer chez lui, peuplé et bavard. Elle l’écoutait. Elle s’endormait avant qu’il en arrive (enfin) à conclure. À ce moment-là, l’alcool avait perdu de sa puissance imaginaire. Et la douleur revenait au périnée. Il avalait deux ou trois comprimés et attendait que son cœur s’arrête. La nuit, cette nuit, il pleuvait. Elle avait fermé la fenêtre et roupillait. Il la rouvrit. La pluie tournoyait. Le vent était froid comme un mort, sauf l’immobilité. Ça le rasait de frais. Mais rien pour trinquer, à part du Chanel en eau. Et rien à croquer que le contenu de maints tubes torsadés durement. J’en veux à personne, pensa-t-il. C’est con, mais j’en veux à rien ni à personne. J’attends que ça n’arrive pas. Et si ça arrive, je serais plus là pour m’en réjouir. Cette possibilité de joie a posteriori n’est point aussi réjouissante que j’en ai l’air. La terre des pots bullait, allez savoir pourquoi. Il y trempa un doigt amer plutôt que de le planter, des fois qu’il me pousse quelque chose d’encore plus con à écrire pour ne pas le dire. La fenêtre s’agitait. Ou c’était le rideau que le vent attisait. Comment savoir ce qui ne se passe pas ? Là, devant vos yeux écarquillés que si la nature vous en avait privé vous ne sauriez même pas que c’est possible de voir et de finir par s’en trouver heureux. C’est pas ça, le bonheur, peut-être ?
— Qu’est-ce que tu dis ? Ah ! ce que tu peux être louf des fois !
— Dors, mon enfant, ma religieuse compagne sans ithyphalle. Tu m’as vaincu !
L’Arabe était mort. « Me dis pas que c’est un Européen qui l’a… et qu’il sera… » Elle fit « couic » avec l’index sur le cou de Fabrice qui frémit. Jeta le livre (de poche) dans l’Oued. « Flotte, maintenant, » dit-il et il se mit à parler de Beton, Boufarik, Trigo… C’qu’il peut être savant ! En tout cas il passait pour tel auprès de leurs amis /fréquentations /elle se sentait si seule, la pauvrette ! Tourna les pages du lazare comme à Grenade /et les descriptions lui venaient dans la langue de Goethe. Comme si l’ennemi… tourne. Papier glacé des beautés andalouses. « Jamais entendu dire qu’un Européen ait eu à subir ça pour avoir tué un… » Il n’en savait rien. Mais ce n’était pas le sujet. Elle se contenta de secouer la tête, chevelure noire sans reflet, un peigne en travers ou de travers /Tárrega trille encore écoute le cœur se brise et tout recommence parce qu’on n’est pas mort, dit-elle.
— Je ne sais pas si je me souviens de tout… et toi… ?
— De tout… c’est difficile… Nous ne saurons jamais si…
Mais elle n’écoutait pas. Ils étaient couchés sous le noyer et plus loin la feuillée jacassait.
— Jusqu’où retournerons-nous ?
Comme ils avaient vieilli ! Le passé cherche à habiter le présent. Seconde critique. Elle laissait venir les larmes. Mais il n’osait plus les cueillir « la joue a perdu le lissé d’antan » /larme choit dans des plis imprimés, « nous ne sommes pas où nous sommes » — Monts de Saida à l'Est et les Monts de Daïa à l'Ouest. La nudité signe de beauté ou de douleur. Il s’enferma. On s’enfermait beaucoup dans ses romans. On agissait derrière les portes, les rideaux, les murs-temps tapisseries déchirées des fenêtres et elle occupait les couloirs .brassées de fleurs arrachées aux plates-bandes. Et les jours de pluie elle déclarait son ennui : le dernier chapitre n’avait pas lieu. Observa un milan à travers les persiennes de la chambre d’enfant. Une heure d’observation, imaginant le stream-of-consciousness du rapace noir celui-là et non royal comme il le vérifia par écran interposé. Plus une heure à se lamenter parce que l’inspiration ne lui venait pas. Et elle sirotait sous la vigne encore vierge, agacée par les insectes ou les rayons fusant des feuillages secoués par le vent. Le Saint (écouté l’oreille collé au tronc) lui avait révélé qu’elle finirait par s’ennuyer et qu’alors elle songerait à la mort comme elle ne l’avait jamais envisagée. Le moment était venu. Il descendit. Sa limonade était servie, la cruche rutilait de gouttes vivaces encore, le torchon pendant à une branche. Il humecta ses. Eut envie d’une cigarette. Comme au combat. Dans l’attente de la douleur. Du cri. De la terreur inévitable. À Grenade (non, à Tolède) il avait offert son sexe à une colonne vieille de. « Tu me feras un enfant et ça ira tout de suite mieux… tu verras… » Et en effet il voit. Les tortillements incessants de ce paquet de chair en formation, étoile venue d’ailleurs, mais certainement pas de chez lui. C’est peu après cette naissance attendue (tant attendue) qu’il rencontra l’extraterrestre. Dans un bar. Ça sentait l’Amérique et le cinéma. Il y avait des filles qui auraient pu être (les) siennes. L’alien buvait du sang et fumait un os. Il se regardait dans le miroir, entre le barman et le percolateur. Les doigts dans les cacahuètes grillées salées gratuites. Leurs regards se rencontrèrent. Ils ne cessèrent pas de se regarder pendant tout ce temps (décrire le temps avec les mots de la chusma) /le barman crut à la naissance d’une idylle /deux naissances dans la seule journée qui avait une chance de prendre de l’importance : l’extraterrestre venait de si loin que ça n’avait pas de nom. Le barman fit un geste. Puis un autre pour signifier que c’était un cadeau de la maison et le visage de l’extraterrestre se colora (colorín, colorao, el cuento…) « ensuite nous sommes allés aux toilettes pour éjaculer l’un dans l’autre »
— T’es dingue ou quoi ? Qu’est-ce que t’as pris ?
Mais ça ne s’était peut-être pas passé. Ou pas comme ça. Elle n’avait aucune chance de comprendre ça. Pas faite pour ça.
— Vous aimez le soleil… ?
— L’extraterrestre voulait savoir si j’aimais le soleil…
— Le beau et divin soleil d’Al-Andalus.
— C’était le nôtre ! Tu m’avais promis…
— Oui, mais le Désir…
— Il n’y avait pas de majuscule à…
— Je viens de si loin que je ne me souviens pas… Avez-vous une idée de l’oubli qui… ah ! je parle pour ne rien dire, che !
— Mais non, mais non, dit le barman. Pas pour rien. Vous n’êtes pas venu pour…
— Laissez-le parler !
— Tu écouterais n’importe quoi, mon pauvre chéri…
— Il avait une voix…
— …venue d’ailleurs ! (elle rit au parfum wasserfall)
— Le barman l’aimait lui aussi, mais il n’était pas d’avis de se battre…
— Avec toi ? Mon pauvre… (chéri)
— Il proposa une tournée…
— Je ne te vois pas boire du sang (chéri)…
— Sang. No quiero verla.
— Ce sera demain dans les journaux, dit le barman.
— Je n’ai rien demandé. Vous avez demandé quelque chose, vous… ?
— Quand il est entré, dit le barman (en parlant de moi), j’ai tout de suite vu qu’il était en demande… J’ai l’œil… Vous pensez : trente ans de métier. Je ne connais même pas son nom.
— Et je suppose que tu le lui as dit (chéri)…
— Fa… Fa… Fab…
— C’est un Vermort, dit l’extraterrestre. Nous en avons aussi chez nous.
— Vous ne dites pas comment ils sont… fit le barman en [me] toisant.
— Comme vous et moi, mais sans elle…
— Je ne comprends pas…
— Heureusement qu’elle n’est pas là ! Si elle vous entendait…
— Tu n’as pas dit ça de moi… Tu ne parles jamais comme ça de moi… même quand tu as bu plus que de r.
— Tu as r. Je n’ai pas parlé. J’avais la bite dans le miroir, grandiose !
— Alice !
— Ensuite le barman a consulté son oignon et il est sorti.
— On ne le reverra pas, dit l’extraterrestre. Pas ce soir. On pourrait en profiter pour…
— Salaud !
Quel drôle de nom pour une servante ! Octavie. Elle plia le torchon encore humide, frais, soumis aux torsions qu’elle lui infligeait et renversa la cruche heureusement vide. Des guêpes se battaient sur le terrain d’une tache rouge. Sangria qu’elle acheva aussi. Restait des galettes mais Octavie les emporta « elle a un enfant » /parle-moi d’un extraterrestre qui ne remue pas quatre bras et trois jambes, avec queue et toute sa tête parce que je perds la mienne. Fonds baptismaux. « Comment pouvez-vous croire à ces histoires d’éternité ? »
— Viendrez-vous cet été… ?
— Nous emmènerons Lazare. Il a l’âge…
— L’âge des vacances ! Je n’y avais pas pensé, nom de…
— Oh ! Je t’en prie ne dis pas son nom !
— Je me retiens…
Rit. Voisins rient aussi. Guêpes mortes. Tache effacée. Des miettes huileuses. Une carte sur l’écran. Les pouces actifs. « Nous irons là. Vous nous suivez… ?
— Nous vous accompagnons !
— Lazare n’aimera pas ça… »
Ils écrivent des bouquins si simples ! Et ici, au pied du mont Valier (2838m), nous buvons des vins aux fleurs de sureau et ça nous rend aptes à la conversation avec l’extraterrestre que j’ai rencontré dans un bar (Roswell).
— Chez moi (nous), nous mangeons de la chair d’enfant.
— Vous avez des enfants… ?
— Comme s’il y avait de quoi s’étonner ! Bien sûr que nous n’en avons pas ! Nous ne savons pas en faire. Et même, nous ne sommes pas faits pour ça.
— Macarelle !
— Ainsi, nous descendons sur la terre pour…
— La Terre est plus bas que…
— Certes ! Sinon nous monterions. Nous descendons et…
— Vous voyez des enfants et ça vous donne envie de…
— Pas ce que vous croyez ! Nous sommes en mission.
— Vous êtes combien… ?
— Quand je dis « nous » je parle de moi, cela s’entend.
— Je comprends…
— Vous ne comprenez rien du tout !
Le sang (que nous buvions) avait un goût d’enfant, maintenant que j’y pensais. Et je n’y aurais pas pensé si l’extraterrestre ne m’en avait pas parlé, de son point de vue qui est (je le précise) assez différent du mien, comme chacun (et même toi, chérie) peut le constater en examinant leurs petits anus en fleur et la surface de leurs glandouillets.
— Chez nous, dis-je sans cesser de boire…
— Vous voulez dire : chez moi…
— Si vous voulez… mais comme on est plusieurs… et même beaucoup…
— La couleur de peau nous importe peu. Blanche, noire, jaune, verte…
— Le vert manque à notre… arc-en-ciel… ô Seigneur que je n’ai pas créé !
— Dites-le tout de suite : je vous fais peur.
— N… non !
— Je vous en mets un autre, té ! fit le barman.
Sous le soleil des Pyrénées. Rêvant d’Arabie et de poésie. Octavie donnait le sein. Dans la vitre indiscrète. Petit sein d’adolescente.
— Tu as fini ta limonade ?
— Et toi… tu as fini ta… ton… ah ! et puis j’en ai… j’en ai…
— On voit bien quand tu n’as pas pris tes médicaments… Et c’est moi qui prends !
Voui. Elle prend. Dans le parc, le petit Lazare ne sait encore rien. Il ne connaît que le mot des choses. Il fait d’ailleurs ce qu’il veut avec son lexique en phase anale. Baisons ces boucles saines que le soleil sait mettre en valeur sitôt qu’on ouvre une fenêtre sur un monde pas si lointain que ça. Un noir milan s’était figé dans le clair-obscur.
— Ça vaut mieux que le hibou de tes…
Sitôt que je sors, expliquait-il à l’extraterrestre, le monde (vous voyez de quoi je veux parler) s’accroît, mais je ne saurais pas vous dire de quoi...
— Vous pouvez me tutoyer... Entre amis…
— Et fiers de l’être !
— De même !
Le barman dit « à demain » mais je crois que je l’ai déjà dit et la nuit est tombée alors que je n’étais pas rentré chez moi. Bras dessus, bras dessous.
— Vous avez un enfant… ?
— Lazare.
— Le pauvre…
Fab ne sait pas quoi dire alors il dit « nous l’aimons beaucoup…
— Elle l’aime… ? Le contraire m’eût…
— Cette année, nous l’emmenons en vacances avec nous… L’été dernier, Octavie (les seins nutritifs) mais ça ne vous intéresse pas…
— Au contraire, mon ami ! Au contraire… Les enfants, nous les aimons aussi…
— Mais pour les manger !
Le barman entend ça avant de sortir et il sort. Son béret disparaît dans la foule du soir. Fabrice a peur de ne pas rentrer avant la nuit. Il a un fils maintenant.
— Ça change tout, en effet, dit l’extraterrestre.
— Je ne vous le fais pas dire !
Les enfants adorent les extraterrestres, même s’ils leur font peur au point de se pisser dessus. Voilà une pensée que je me charge d’élever à la hauteur de la littérature de mon pays. Mais on revient des Colonies un jour de tempête. Non pas de sable. D’eau. Et il y a un noyé. Qui est une noyée. Et depuis il n’arrête pas d’y penser et ça lui pourrit la vie. Il venait de l’enculer. Le verbe venir mesurait une heure. La mer était encore d’huile. Tu te souviens. C’était il y a tellement de temps !
*
Soirée pas fraîche, ni tiède. Je dis ça comme ça. « Tu montes ? » La chambre (nuptiale) est à l’étage. Ses pas, malgré le tapis. Interstices poussières vieille de. Allume une cigarette. Remplit un verre. Fais de la lumière. Enfonce le coussin. Au loin, les pierres d’une église, ruisselantes. Il a plu. Il en frissonne. Croise ses jambes aux genoux arthritiques. Les parfums du jardin virevoltent avec les mouches. On entend le vent. Il pense qu’il ne se passera rien. Et pourtant : comme on va le voir (lire), il va se. Tourne le bouton du potentiomètre. La nuit revient. Ses ongles brillent. Le livre est refermé. La cigarette se consume dans le cendrier. Il ne se passe rien et tout arrive, par bouffée. L’angoisse naît de la douleur ou la douleur de l’angoisse. Il aimerait entendre la mer, mais elle a choisi ce jour pour. Lazare dort-il ? Est-il même né ? L’extraterrestre n’a pas voulu entrer. Il habite les bois, plus loin, en bordure du sentier peuplé de ronces. Il scrute le ciel des fois queue. « Nous irons à Roswell et je vous montrerai ce qu’on ne montre à personne.
— On… ?
— Je n’en dirai pas plus ce soir, car c’est le soir, n’est-ce pas… ? »
Disparu dans le noir. Feuillages secoués puis silence des animaux cachés. Le sentier sentait le bois pourri. Il voyait la fenêtre du château, la même et même la seule éclairée à cette heure vespérale. Comme un phare dans la brume. Car il n’y voit goutte. Et pense mal. Ou peu. Ses pieds souffrent. Bientôt il sent sous la plante les poils durs du paillasson. Le décrottoir est crotté. L’enfant n’a pas joué avec. Quel homme l’a crotté ? Il la trouve sous la treille. Plongée dans une sinistre obscurité. Elle effeuille un mille-feuille. Secoue sa chevelure, yeux fermés. « Tiens ? Tu es là…
— J’ai rencontré un extraterrestre…
— Ça ne m’étonne pas de toi !
— Alors nous avons perdu du temps…
— Et le temps vous en a voulu… Je connais la chanson, Fab.
— Je ne vais pas me coucher de suite.
— Moi si. D’ailleurs bébé dort.
— Octavie… »
Elle monte. Beau fessier. Au début il la prenait par là. Puis. Le temps. Les inachèvements. « Finalement, je n’ai rien achevé, confessa-t-il à l’extraterrestre.
— L’enfant, dit l’extraterrestre qui pensait à autre chose, se mange tout entier, comme le cochon des Terriens. Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de le reproduire. Mais nous n’en concevons aucune tristesse. Et nous compatissons, voilà ! »
Mais elle montait. N’écouta pas. Pieds nus sur le tapis aux contremarches barrées de cuivre étincelant sous la Lune. « Je ne voudrais pas que tu croies… » mais elle n’est plus là. L’odeur de l’anis l’entête. Il croque une miette en forme d’écaille de poisson. Pourquoi pas un extraterrestre ? Un mangeur d’enfants. Ne mange rien d’autre. Vient sur la Terre pour la cueillette. Ainsi Lazare disparaîtra si le roman le veut. Il sera mangé. Il ne connaîtra pas le bonheur que je n’ai pas même soupçonné dans ma propre enfance. Pourquoi n’en avons-nous jamais parlé, elle et moi ? À Saïda ou ailleurs du temps des Colonies. Tellement d’eau a c. s. l. p. (notes griffonnées à même la nappe) Il trace une ligne verticale qui scinde la dentelle aux taches sombres maintenant. « Souvenez-vous de moi. » « Je vous ai tellement aimé(e) ! » « Revenez quand ça vous chantera. Nous avons un enfant si jamais vous avez faim. » Autant de chapitres de ce monde destructeur de l’humain (et non pas l’inverse).
— Roswell !
Pas de réponse. Il vomit un peu dans un angle d’obscurité. « Je ne suis jamais venu ici. Je n’ai jamais mangé d’enfant. C’est la première fois que…
— ¡No me digas !
— Si je bois, je vais en enfer…
— Ou vous en sortez et ne retrouvez plus le chemin du retour…
— C’est loin… votre…
— Écoutez ! »
Nous montons. Curieusement, nos pas sont sonores, alors qu’elle. « Ça ne peut pas se terminer comme ça ! » Monte. Seul maintenant. Sans planète en guise de boulet. Elle est assise dans son fauteuil de couseuse sous la lampe familiale. Sa bouche écume. Langue dehors. Yeux clos.
— Elle en a avalé combien ? (secouant le tube)
— Comment voulez-vous que je le sache !
— Téléphonez donc ! »
Heureusement que l’extraterrestre était là. Sa civilisation est beaucoup plus avancée que la nôtre. Des siècles ! Je vous dis pas. Ah ! s’il n’avait pas été là ! Mais il était là. Et sa connaissance du phénomène l’a sauvée. C’est mieux pour l’enfant, n’est-ce pas ? Imaginer un enfant sans sa mère… oh ! non ! Je n’y arriverai jamais. Bien sûr il y a Octavie. Les enfants d’Octavie. Le mien. Le docteur regardait l’extraterrestre comme s’il ne l’avait jamais vu. Et je me suis dit qu’en effet c’était peut-être la première fois qu’il en voyait un.
Octave était gardien de prison. Il buvait chez Barman. Pas chez lui. Octavie n’aurait pas permis. Et puis il y avait l’enfant. Pourquoi l’avait-elle affublé de ce prénom ridicule : Lazare. Comme si un Lazare ne suffisait pas. Elle les pendait à ses seins. « Ah ! Je vous dis ! » Mais entre un Lazare de Vermort et un Lazare Cérastin, il y a loin, comme qui dirait de Dunkerque à Tamanrasset. Mais la comtesse avait des petits seins. Avec rien dedans. Qu’on se demandait ce que le comte pouvait bien en faire quand il avait envie. On en parlait en jetant les dés. Des fois on gagne et des fois non. Ben Balada n’avait pas gagné. Perdu le procès, mais pas l’envie. Il en parlait tous les jours. « Que je me mélange pas… » fit Octave Cérastin devant Barman dit Pissoton à cause de sa main qu’il avait héritée d’une chèvre. À ce qu’on dit. Le comte s’asseyait un peu en marge, mais assez près pour avoir l’air de participer à la conversation. On voyait bien qu’il avait un secret dans la tête et peut-être même ailleurs. Octave compta les années sur ses doigts. Il n’en avait plus assez, même avec les orteils. Barman proposa les siens en riant :
« T’es pas fait pour nous raconter ça… qu’on comprenne, dit-il et les dés virevoltèrent sur le tapis.
— Comme si yavait pas assez d’un Lazare, fit Octave.
— Le tien ou l’autre… celui qui…
— Je sais plus ! Je sais plus ! »
Chaque jour il voyait Ben Balada dans sa cellule et il comprenait de moins en moins. Il y avait pourtant eu un procès. C’est clair, les procès. Même si la vérité en prend un coup qu’à force on n’y comprend plus rien. Et c’est justement ce qui arrivait à Octave : il ne comprenait plus rien. Entre ce qui se disait, ici et là, ce que la Justice ne disait pas et la conversation que Ben Balada lui imposait, ce qui était sûr : c’est que s’il avait eu l’idée d’en faire un roman, il aurait eu droit au catalogue des œuvres incomplètes. Le cœur ne lui en battait que plus fort. Et maintenant qu’il avait atteint l’âge de la retraite, ça lui faisait mal. Barman ne comptait pas prendre sa retraite de sitôt. Il voulait mourir comme Molière. Et gare si on le traînait en coulisses en attendant le SAMU. Il avait prévu des reliefs derrière le bar, auxquels il comptait bien s’accrocher de toutes ses forces avant de les perdre pour toujours.
— L’alcool te conservera, dit Octave.
— Je le conserve bien, moi, en attendant !
— On est tous faits l’un pour l’autre, conclut Octave et il lança les dés dont un pivota avant de se jeter dans l’évier où il sombra.
Barman plongea sa main. Il avait une larme à l’œil. Des tas de choses lui revenaient à l’esprit. Et pas qu’au sujet de Lazare. Ah ! si Octave avait été assez intelligent pour remettre à l’endroit ce qui s’était compliqué d’un envers à force d’y penser. Dis-moi Vénus…
— S’il y avait eu un seul Lazare, lâcha-t-il en torchonnant le verre qu’il avait remonté des profondeurs à la place du dé, mais il a fallu qu’il y en eût… et qu’il y en ait (il claqua l’index contre son pouce) /alors on n’en serait pas à remonter le temps comme on fait d’un ressort qu’aujourd’hui ya l’électricité et des 0 et des 1 en veux-tu en voilà !
— Moi je lui avais dit de pas l’appeler Lazare !
— Faulknérien, gémit le comte qui s’était rapproché car avec l’âge il entendait moins et comprenait plus.
— Ils sont nés le même jour, dit Octave qui s’adressait au comte sans cesser de regarder les mains savonneuses de Barman.
— À une heure près, ajouta le comte.
— Sauf qu’on n’a pas la même religion, dit Octave dont l’esprit s’éclaircissait soudain.
— Pauvre gosse ! fit Barman et on sentait bien qu’il venait d’évoquer l’un d’eux et que l’autre ne faisait pas partie de l’histoire, celle que Ben Balada mettait au point jour après jour alors que la justice était passée.
Le comte commanda un autre et Barman avança des cacahuètes tout en surveillant l’évolution de la mousse. Octave maniait le dé. Le cornet faisait le mort en attendant, un dé gisait en sa profondeur, immobile et prêt à tous les aléas.
— Je le vois demain, dit Octave.
— On s’en doutait, dit Barman.
— Vous avez pas envie de le tuer ? demanda Octave.
Le comte ne réagit pas. Il observait les transparences de son verre sans y toucher. Il avait peut-être assez bu et sa conscience le conseillait. Oui, il avait souvent pensé à tuer Ben Balada, mais c’était du temps du procès et à force d’y penser il s’était convaincu d’insincérité, ce qui avait échappé au tribunal et à ses ouailles. Il avait gardé ça pour lui. Personne ne savait ça. Mais ça était peut-être une invention de Ben Balada et Octave n’avait pas les moyens de le savoir. Ça ne pouvait pas passer dans la conversation présente, laquelle n’était que la répétition d’une recherche qui n’avait rien à voir, mais alors rien ! avec ça. Mais comment recueillir le récit de Ben Balada dans la bouche d’Octave qui s’appelait Cérastin ?
— Forcément, dit celui-ci, on vous voit mal papoter avec lui, même à travers les grilles. Je ne sais même pas si on vous y autoriserait…
— Dans quel but ? dit le comte.
— Je sais pas, moi… Savoir… En savoir plus…
— Le procès nous a laissé un goût d’inachevé, déclara Barman.
Fabrice se mit à tapoter le zinc (acajou) du bout de ses ongles mal taillés. Il ne se décidait pas à vider sa chope. Il regardait à travers. Rencontrer Ben Balada eût tout changé, mais c’était impossible, et peut-être même interdit. D’autant que Lazare, c’était maintenant établi, avait connu le bonheur. Et que maintenant il souffrait parce qu’on le privait de ce plaisir.
— Vous voulez dire : le fils de madame la comtesse… ?
— Pourquoi me posez-vous cette question, Octave… ?
Octave se raidit comme si on venait de lui planter un manche dans le cul. Un manche ou autre chose, pensa Barman.
— Je sais pas… bafouilla le gardien. Vous avez dit…
— Mon Dieu qu’est-ce que j’ai dit !
Le comte ne feignait pas la terreur. Il était moche à voir. Barman s’empêcha de grimacer. Il torchonna le dé puis le tendit à Octave qui se mit à jouer avec les trois, sans les jeter ni les mettre dans le cornet.
— Il vaut mieux que je rentre, dit le comte. Je ne sais plus ce que je dis.
— Je le sais plus moi non plus, fit Octave.
— Vous m’avez pourtant posé une question précise…
— Oh ! pas si précise que ça… Vous savez, moi, la précision…
— Il a jamais été précis ! rigola alors bruyamment Barman.
Fabrice sourit. Il vida le verre cul sec. Barman siffla. Octave voulut en faire autant mais son verre était vide et son crédit était épuisé pour ce soir, selon ce qu’imposait maintenant le regard noir de Barman toujours prêt à se servir de son index replié pour agir comme une chèvre sur le crâne contenant un cerveau momentanément inapte aux compréhensions les plus simples et les moins susceptibles d’être comprises. Ça faisait américain, ce truc de barman, et pourtant c’était espagnol, comme il l’avait appris d’un émigré qui maçonnait entre deux cuites carabinées. Mais ne perdons pas de vue notre sujet. Le comte se sentait tout simplement fatigué. Et le verre qu’il venait de descendre n’allait pas le fortifier. Barman craignit une chute sur le perron dont la pierre avait perdu son adhérence depuis le temps…
— Le temps, dit le comte. C’est bien ça. Tout le monde ne sait pas ce que je sais…
Octave éructa. Les dés lui échappèrent et rentrèrent en jappant dans leur niche figurée ici par le cornet.
— Si vous les aviez dites au tribunal, continua-t-il, on n’en serait pas là…
— Et ouais… renchérit Barman.
Fabrice haussa les épaules. Il tenta de sourire, mais s’efforça plutôt de se taire.
tiens yavait longtemps qu’on l’avait pas vu çui-là rencontré bavardé tout et n’importe quoi croyais qu’il souffrait mais je sais plus de quoi Balzac est mort pourri passe devant ma vitrine jésuites babas croquants la vie est dure mais pas aussi que le de mon quand et alors je monte mais je vais pas raconter ça parce que je suppose que votre heu roman c’est ce sera quelque chose à mettre dans toutes les langues il paraît qu’il écrit lui aussi mais quant à savoir ce qu’il pense de vous de nous de moi d’elle vous la connaissez pas il y en a deux comme il y a deux Lazare un truc à vous compliquer l’existence et je suis sûre que c’est pas ce que vous cherchez pas facile de réinventer quand c’est déjà inventé ah trop d’idées et de sentiments de sensations et d’approximations des fois ça me revient et je pense à vous elle se tortillait une mèche sur le cou la dentelle amidonnée comme on le faisait du temps de ma mais vous avez deviné que j’ai besoin de ça avant de plus pouvoir comme on dit longtemps qu’il n’était pas sorti de chez lui entre l’ancien moulin et le château d’eau ce sentier que mon père a tracé sur son engin j’étais si petite que j’avais peur d’y passer moi aussi comme la broussaille de genets les boules de neige les lézards et plus bas le ruisseau l’Aulnier où elle fut violée par le futur magistrat du village aujourd’hui ville avec police nationale et une vue imprenable sur les Pyrénées qu’on vient de loin pour la nostalgie et ce besoin de retrouver ce qui n’existe plus nous avons tous un nom tous enfants je ne savais pas qu’il était encore vivant coupez (j’ai envie j’en ai pour trois minutes pas plus et elle revient avec le tube du rouleau oublié d’en acheter j’en ai eu tout juste assez et il pense : ) c’est dingue que je sois venu ici pour prendre de ses nouvelles alors que j’aurais pu /à cette dame /fort aimable /deux jésuites /non pas ma femme /collègue de travail /c’est elle qui conduit /je souffre de /de quoi souffrez-vous, belle dame qui sentez la vanille la fraise et l’amande (plus loin des enfants se jetaient par terre pour voir sous les jupes un même souleva un coin de chemisier et un petit sein apparut tressautant oh encore elle ! toujours elle ! ne regardez pas ! elle n’est même pas jolie) moi aussi j’étais nombelle quand j’étais mais on a la peau si douce à cet âge alors vous savez à l’endroit même où elle fut violée où le genet a poussé des feuilles mortes toute l’année ya p’us d’saison allez !
— Tu en mets du temps !
— Il paraît qu’il est sorti de chez lui…
— On l’attendra devant… Je suppose que le portail est fermé. On ferme tout à la campagne.
— Tu en sais quelque chose…
— Moque-toi !
(un temps puis)
Vous avez parlé de quoi, là, derrière la vitrine, le soleil empêchait de voir plus loin que l’étalage je l’ai vu passer mais sans le reconnaître maintenant que tu le dis tu en sais plus que moi les gens tu les connais mieux que moi ils aiment ton regard de petit garçon qui n’a jamais fait de mal à personne sauf à moi non je ne m’arrêterai pas de belle boulangère
— pâtissière
— encore faite pour
— il est sorti ce matin le jour à peine portail grince son chien le suit la dernière fois qu’il est sorti il est entré chez Barman et n’en est ressorti qu’à midi pas un mot sur tout ce temps passé à
— quoi
— personne ne peut le dire /il a écrit un tas de cochonneries à propos de
— je sais nous savons ils savent
— je pensais lui demander
— mais ce n’était pas la bonne question
— qui veut savoir
— nous le saurons bien assez tôt
— approchons-nous
Le film cliquetait sur l’écran. Les clôtures se succédaient, personnalisées. Portails en effet clos. Des dos courbés et la terre retournée. Des plants. Des merles en quête de printemps. Elle gara la voiture sous un platane dont le feuillage éparpillait ses insectes alentours, poudrant les bancs et les trottoirs.
— Sans doute parce qu’il n’y a que toi qui sais, dit-elle, répondant à une question qu’il n’avait pas posée. Si on se caressait en attendant… ?
Il la caressa. Mais elle ne connaissait pas le désir. Seule la volupté. Sans doute que de l’extérieur on lui trouvait une mine de bonne sœur prise en flagrant délit de mortification. Ses cheveux ternes. Ses lèvres sans trace d’humidité. Le menton frémissant, poilu à l’endroit d’une verrue.
— On ne le verra pas avant midi si on reste là à
— Laissons la bagnole et retournons sur la place
— Tu entreras chez Barman et
— S’il y est
— Tu aurais dû le suivre
— Elle ne se souvenait plus de quel côté il est allé
— La boul… la pâtissière
— Pour aller où
— Elle ne savait pas non plus
— La dernière fois
— C’était il y a quelques années personne
Chemin faisant il avait rouvert le dossier. Feuilles agrafées sinon le vent. Il l’ébouriffait. Elle chercha son foulard dans une poche, puis dans l’autre. Il lui assura qu’il resterait réaliste. Pas comme la dernière fois. Il s’en tiendrait aux. Même si c’était une vacherie. Faire ça à un poète. Mais le temps n’est plus à nous demander de. Au passage salua la boul… pâti… Elle salua aussi. Vit les enfants. Les gamines en jupette. La fille aux pantalons qui tombaient sur ses sandales crasseuses. Il zyeuta les petits orteils noir et rose. Elle le dévisagea. Il eut une érection.
— Là, dit-elle, faut tourner là. Barman fait l’angle avec l’autre rue.
— Tu te souviens…
— J’étais petite fille quand nous…
— Barman ne te reconnaîtra pas.
Il la reconnut. On reconnaît toujours les rousses. Octave Cérastin n’était pas d’ici. Il était arrivé en même temps que la prison. Il avait pris du galon. Il cessa de secouer le cornet, mettant ainsi fin au crépitement qui avait attiré son attention (elle) dès leur entrée dans le. Le rideau semblait ne pas pouvoir retenir le tremblement que l’ouverture de la porte venait de lui imprimer. Octave remit sa casquette de travers. Barman torchonna en vitesse le marbre fêlé d’un guéridon jouxtant la vitrine jaune tabac. Il savait que Jehan Babelin était sorti de chez lui ce matin. On savait qu’il allait tenter de frapper à la porte de la prison.
— Tenez… Pas plus tard que tout à l’heure, monsieur le Comte est sorti d’ici
— Peut-être avec la même idée
— C’est pas réaliste ça
— Déconne pas avec ça
Elle le pinça aux fesses juste au moment où il les posait sur le tabouret capitonné noir fendillé trou de braise en son milieu et en bordure des griffures. Il couina. Barman se frottait les mains dans son torchon.
— Vous êtes venus pour
— Ça fait longtemps qu’on n’est pas venu
— Toujours aussi rousse la Rouquine
— Entre autres traces oui
Bref Jehan Babelin était sorti et la moitié de la ville (au moins) était au courant. On allait surveiller de près l’entrée de. Il allait à pied. On ne lui connaissait pas de voiture. Mais quand elle avait l’âge de montrer sa culotte elle partageait avec lui le vélo de. C’était l’été alors. Jehan était blond comme les. Yeux bleus de mer. Elle était loin de se douter qu’il préférait les. Il avait fallu le procès de Ben Balada pour que cette histoire refît surface. Sans conséquence pour sa liberté. Il avait osé écrire des choses dans son blog. Au sujet de Ben Balada. De Lazare. Et le comte, en pleine audience, lui avait demandé de la fermer sinon. Un gendarme avait bondi. Mais à peine avait-il atteint la hauteur voulue qu’il s’était reposé comme un cerf-volant à qui le vent vient soudain à manquer. Le comte avait fait un signe de paix. Dans le box, Ben Balada n’avait pas bougé d’un poil. Et les hermines et autres peluches ont repris leur dialogue de surface bien patinée par l’usage et les stylismes en vigueur. Me souviens. Des jours soleil pluie intermittences de la pensée puis l’effort de comprendre que ça peut arriver à tout le monde. Mais n’en dites mot. Il écrivait de la poésie libre de toute contrainte.
— Qui
— Jehan il écrivait à haute voix sa fenêtre ouverte à tous vents hiver comme été pourquoi voulait-il qu’on sache ce qu’il pensait alors que l’affaire était jugée une bonne fois pour toutes quoiqu’il ne soit pas interdit de penser ce qu’on veut à condition de ne pas s’en prendre à l’institution ni à ses tâcherons zélés
— On aimerait bien comprendre
dit Octave Cérastin qui savait des choses qu’ils ignoraient mais qu’il n’était pas prêt à leur révéler car il éprouvait de l’affection (attention pas de l’estime confondez pas) pour le vieux Ben Balada qui pensait maintenant à la mort comme si elle n’avait jamais existé pour lui avant
— Avant quoi
— Il s’est passé des choses entretemps
— Entre quoi et quoi
— Hé bé entre le jour où il est entré et celui (que je vois venir) où Jehan Babelin se décide enfin à sortir de sa maison
— Tu nous caches des choses Octave
— Madame désire-t-elle que je pèle un œuf
— Madame préfère les cacahuètes
La question était de savoir si Jehan Babelin était encore en chemin ou s’il se posait la question non moins prégnante de savoir si le moment était bien choisi de se présenter à la porte pour solliciter une entrée qui lui serait refusée si monsieur le directeur était mal luné on ne sait jamais comment il a dormi ni pourquoi il s’est réveillé ce matin au lieu de
— On ne peut tout de même pas aller le surveiller
— Jadis on se planquait dans le jardin public mais il a disparu depuis le temps et puis on était gosse c’est pas la même chose
— Si ça se fait monsieur de Vermort y est déjà avant lui /qu’il avait l’air pressé tout à l’heure /et qu’il en a avalé plus d’un avant de sortir
— Manquerait plus qu’ils se battent
— Ça vous fera matière à dire
— Je ne lis pas le journal
— Poète !
Barman paraissait fasciné par les effets métalliques qui se reflétaient dans l’acajou vernissé. Elle n’avait pas perdu son profil de ballerine. Et ses mains, soigneusement onglées, était posées à plat pour figurer la colombe que l’amour lui inspirait. Ancien signe. Son cœur fibrillait. Il abaissa une manette et s’employa à remplir la chope selon les règles de l’Art. Rien que l’odeur le saoulait déjà. Jamais il n’avait eu l’idée de faire ça avec un enfant. Un garçon en plus. Jusqu’au procès. Qu’est-ce que ça fait ? Hé bé comment veux-tu que je le sache (susse) ? Ubu recocu.
— On le saura tôt ou tard, dit Barman au moment où la mousse lui coule sur le poignet. Vous devriez y aller. Vous pouvez pas rater ça. Si jamais il se passe quelque chose. Cérastin vous accompagnera…
— Oh ! moi… la Presse… je sais pas… Et puis ça va être bientôt l’heure. (il explique, mousse verte aux lèvres) : nous le personnel on passe pas par là
— Et par où vous passez donc hu je savais pas ho
— Ils ont leurs entrées té
— Ça vous servirait à rien que je vous fasse passer par où je passe
— C’est à voir qu’il nous faut !
Barman serra à peine la menotte qu’elle lui tendait. Il sentit la dureté adamantine et relâcha encore sa timide étreinte. Elle cligna des yeux comme si elle s’était attendue à une poigne d’homme et non pas. Mais il ne parvenait pas à convaincre son cerveau. La main glissa comme une caresse, mais à l’envers. L’homme qui l’accompagnait ne proposa pas sa poigne. Il se servit de cette main pour vider son verre et essuyer ses lèvres en même temps que sa langue les humidifiait. Octave Cérastin s’excusa de nouveau, debout entre deux tabourets dont celui qu’elle venait de quitter, se recevant alors sur la pointe de ses souliers puis les talons martelèrent le carrelage rouge et or jusqu’à la porte dont le rideau n'avait pas cessé de s’agiter tout le temps de la conversation. Ils sortirent. Octave Cérastin reprit sa place, les coudes sur le comptoir, un pied sur le barreau d’un tabouret et l’autre perpendiculaire à ce qu’on voudra si c’est réaliste qu’on a voulu se montrer en écrivant ce qu’on vient de relire pour en parfaire un tant soit peu à la fois l’expression et la profondeur.
— On n’avait pas prévu que Jehan Babelin sortirait ce matin
— C’est quand qu’il sort Ben Balada
— Jamais
— C’est dur pour Lazare
— Dur
Les deux hommes se faisaient face de chaque côté du comptoir aux reflets de rouille automnale. Barman éprouvait une saine envie de parler, même pour ne rien dire, mais l’autre avait choisi de se taire, passablement embrumé. Il n’y avait plus qu’à attendre. Si Jehan Babelin obtenait l’autorisation de visiter Ben Balada, ce qui était improbable selon Octave Cérastin, même si l’humeur du directeur était au beau, car le règlement ne prévoit pas ce cas de figure, de toute façon les journaux n’en sauraient rien de plus que ce que leurs journalistes pourraient imaginer, sans talent de romancier qu’ils sont, ni même de conteur comme on en a des tas dans nos théâtres municipaux que s’ils étaient pas municipaux ils ne seraient rien. Et si Jehan Babelin rentrait chez lui, comme c’était joué d’avance (on pouvait faire confiance à Octave Cérastin qui savait ce qui était jouable et ce qui ne l’était pas) hé bé on assisterait à une nouvelle fermeture de sa porte et à l’enfermement, pour une durée indéterminée, qui s’en déduit sans trop d’effort pour ne pas passer pour un.
— Moi, s’écria enfin Octave, si j’étais journaliste et que j’avais une collègue aussi rouquine que coquine, je sais bien comment je conclurais le récit de ma journée.
— Raconte-moi ça, Octave…
— Je raconte rien si j’ai pas touché mes droits d’auteur…
— Oh ! Putain ! C’est pas demain la veille !
Pendant ce temps Jehan Babelin nourrissait son chien dans l’ancien jardin public qui n’en était plus un. Le banc public, ancien et presque moussu, avait été épargné ou oublié. Jehan Babelin s’y posa et le chien, docile comme on peut l’être quand on n’a pas le choix, se coucha à ses pieds qu’il avait nus et qu’il glissa sous la fourrure tiède, ce qui lui provoqua une petite érection de rien du tout, pas désirée mais propre à lui procurer du plaisir. Lazare passa. Le fils d’Anaïs. Anaïs Cérastin, pas la Vermort. C’était un homme mûr à présent, mais Jehan Babelin s’en souvenait comme du petit morveux qui avait jalousé Lazare (de Vermort) en plein procès et ça avait mis la Justice sur les dents comme si c’était pas assez compliqué comme ça mais le temps avait passé et même si rien n’était effacé définitivement parce que personne n’était mort depuis on n’y pensait que si l’occasion se présentait et ce matin-là Jehan Babelin n’était pas sorti de chez lui pour autre chose, croyez-moi. Il salua Lazare qui lui rendit la politesse en touchant le bord de son béret avec l’index de sa main droite, la gauche demeurant obstinément dans la poche qui lui était destinée à la fois par son orientation et par son contenu que d’ailleurs il extirpa (le passé simple du verbe extraire ayant disparu des manuels de conjugaison) et c’était un papier légalement timbré (ou quelque chose comme ça) qui portait clairement en son langage que Lazare était autorisé à visiter Ben Balada dans sa prison ce jour-même et à l’heure qui n’allait pas tarder à arriver car
— Je suis visiteur de prison, dit Lazare.
— Depuis quand ? s’étonna douloureusement Jehan Babelin.
— Depuis que je suis plus au chômedu.
— C’est que j’y suis pas, moi, au chômedu !
— Hé non, monsieur Babelin, car vous êtes rentier. On n’a jamais considéré la rente comme du chômage.
— Si j’avais su…
Lazare parut décontenancé par cet aveu, lequel transpirait par tous les pores visibles, et exagérément expansés, que Jehan Babelin ne s’efforça même pas de dissimuler, tant la honte d’être surpris en flagrant délit de malheur ne lui était même pas venue à l’idée. Quoique l’idée de changer le nom de Lazare Cérastin par celui de Jehan Babelin, à l’aide de son PC et de sa fidèle imprimante, n’en était pas une si mauvaise que ça.
— Mauvaise elle l’est ! s’écria Lazare. Pour deux raisons dont l’une est que ce serait malhonnête…
— Et la deuxième… ?
— C’est papa qui vise…
— Et il vise bien, je suppose.
Lazare se frotta le cul pour situer avec précision et sans ambigüité la cible de ce que son papa visait quand il visait.
— C’est bien dommage, regretta Jehan Babelin, parce que justement je m’apprête, du mieux que je peux, à entrer dans la prison…
— Et pour quoi faire, ô nom d’Allah !
— Car je veux dire deux mots à cette andouille de Ben Balada qui…
— Qui quoi ? Par ?Isa !
Il avait l’air bien chahuté, le Lazare, comme le constata Jehan Babelin en se frottant le menton. Mais par quel moyen entrer dans la prison, premier facteur de l’équation, pour rendre une visite intéressée à un prisonnier qui, précisa Lazare, ne recevait aucune visite, ni même n’en reçut jamais ?
— Refuse-t-il de voir du monde… ?
— Il voit papa…
— Et puis c’est tout… ?
— Il ne me voit pas, si c’est ce que vous voulez savoir…
Lazare rougit, par référence à son comportement pendant le procès, lui qui avait prétendu être le seul Lazare. Il s’épongea le front d’une main non moins humide.
— C’est pas que je veuille pas vous aider, monsieur Babelin, mais avec ce papier, même si papa se laisse berner (ce qui est impensable), vous ne verrez pas votre ami…
— Ce n’est pas mon ami !
— Je croyais… Au procès…
— Je ne veux plus entendre parler de ce procès, nom de Dieu (pas le même) ! Je ne me suis pas tenu enfermé pendant toutes ces sinistres années pour me l’entendre dire !
Jehan Babelin était furax. Le chien se mit aussi à grogner. Lazare prit peur. Il recula. Mouilla le papier dont l’encre officielle dégoulina sur la jambe de son pantalon. Le vieil homme (car Jehan Babelin était vieux même si on ne l’a pas encore dit) se laissa mordre par le chien, à l’endroit de son poing qu’il ne voulait pas envoyer directement ou par-dessous ou de quelque autre manière que ce fût, dans la gueule maintenant enfarinée de Lazare qui, bien que n’étant plus depuis longtemps un enfant, pleurait comme s’il l’était redevenu pour les besoins de la cause.
— C’est une… cause… ? fit-il entre deux hoquets.
— Que je sois foudroyé à l’instant si c’en est pas une, ô Myriam !
— C’est que j’y peux vraiment rien… papa… monsieur Balada… mon honnêteté… Tout se ligue contre nous !
Jehan Babelin sourit en entendant ce propos, ou plus exactement ce nous. Avait-il le temps de réfléchir ? Ce papier timbré le lui laissait-il ? Il s’en empara sans permission ni ménagement. La date. L’heure. Les heures, car il y en avait deux. Pendant qu’il réfléchissait, Lazare pleurait, à petits hoquets de fillette, et sa poitrine se soulevait comme s’il s’agissait pour elle d’en agiter les seins qui, ne rêvons pas, ne valaient pas, même ensemble, une petite bite bien droite et bien tendue entre le fini et l’infini qu’on s’imagine que c’est comme c’est comme ça que ça finit… et qu’on s’achève.
Pluie. Pierres nues. Curieux : les gouttes ne pleuvaient pas sur le carreau. Le vent. Sans doute. L’allée encore praticable. Carrossable. Les ormes penchaient. Le nid des merles se voyaient d’ici. Il frotta le carreau à cause de la buée. Derrière lui dans fauteuil vieux coussins de cuir cramoisi elle lisait le perroquet empaillé dans le miroir. Note. Ses doigts grattaient les formes amoureuses du radiateur. Il gémit.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle.
Genre roman. Elle lisait des idées à avoir et d’autres à rejeter. Il dit c’est l’extraterrestre trois jambes quatre bras il demande si c’est sa maison
— On devrait l’enfermer ajoutant une bonne fois
— On n’enferme pas les
Interrompu par le fait que l’extraterrestre empruntait l’allée dans le sens du château et non point de la grille où giclait une toiture sur un tas de. Nous n’aimons pas être dérangés. C’est lui qui est dérangé on devrait l’en
— L’en quoi ? rit-il secoué oh mes dents
— Qu’est-ce que tu as aux dents ? Encore des
Frais. Nous avons beaucoup d’à-côtés ces temps-ci. Soigner le sang l’attente penser à la mort revoir quelques-uns des. Il vient !
— Il est sur la terrasse !
Et elle projeta cette image dans le miroir au perroquet : l’extraterrestre en quête de sa maison sous son manteau à grand col de fourrure et les manches qui tombaient sans ses bras. Il s’abritait sous le balcon d’une des chambres du premier étage.
— Je descends ! dit-il
Deux étages pour arriver au rez-de-chaussée. Il heurta un bahut qui n’était pas là la veille et s’approcha de la baie vitrée. « Je viens pour le disjoncteur, dit l’extraterrestre.
— Il a sauté et j’ai beau rien à faire ne restez pas sous la pluie
— Je vais d’abord fumer une cigarette si vous le permettez. »
Fabrice ferma les yeux quand du briquet jaillit la flamme. L’extraterrestre fit grésiller le tabac puis sa langue sortit pour lécher la lèvre supérieure : tu as bien noté tout ça ?
Pour ton roman, voulait-elle dire, mais l’extraterrestre les regarda (il l’avait vue descendre le vaste escalier du hall malgré le manque de lumière) et il ne se demanda pas de quoi elle parlait à moins qu’il ne fût question que du disjoncteur et de l’impossibilité de le remettre en route même en gardant le bouton appuyé et elle montra comment Fabrice s’y était pris et ça n’avait pas marché.
— Lazare n’est pas là ? demanda-t-il.
Elle fit non. Fabrice entrouvrit la porte un peu plus. Le vent entrait. L’extraterrestre fit encore grésiller la. Il n’était pas pressé et vous savez pourquoi ?
— Je suppose qu’il n’y avait rien à faire. C’était un vieux modèle de disjoncteur, pas même différentiel et je vais vous dire : il n’y avait pas de disjoncteur et les plombs n’étaient plus des plombs depuis longtemps le comte (son père) décortiquait un vieux câble électrique et ça faisait l’affaire.
— J’entre après, dit l’extraterrestre (parlant de la cigarette qui) happait la fumée aussitôt sortie de ce qui lui servait de bouche.
— Vous serez mieux à l’intérieur pour parler, dit-elle.
Les pages de son livre s’effeuillaient dans le vent s’immisçant entre la porte et le montant que Fabrice semblait soutenir comme si tout l’édifice (un peu semblable à un vaisseau tel qu’on l’imagine venu des profondeurs intarissables de l’Univers mais il n’en n’était pas question précisa-t-elle dans ces pages que le vent tournait sans qu’elle ne s’en inquiète) menaçait de s’arracher enfin à la gravité terrestre qui le retenait depuis la nuit des temps familiaux. Il écrasa le mégot dans une flaque et d’un doigt poussa la porte qui céda Fabrice s’écartant pour l’inviter cérémonieusement à le suivre vers l’escalier descendant (encore) à la cave où le disjoncteur émettait une petite fumée blanche et entêtante. « Je vous suis. » On entendait un grésillement assez semblable à celui que produit la braise du tabac quand on tire dessus l’air chargé à bloc d’oxygène s’infiltrant dans ce brasier comme l’avait observé Anaïs qui remontait mollets solides se dit-il et la première marche lui parut reposer sur l’eau. Expérience de la barque à quai. Fabrice descendait à reculons pour éclairer les marches sous les pieds fourchus de l’extraterrestre qui n’y allait pas franchement et se tenait à une rampe fragilement scellée dans le salpêtre d’un mur invisible. On entendait la pluie ruisseler sur les vasistas. Une toile d’araignée en guirlande qu’il déchira, sentant l’araignée sur une de ses écailles, elle cherchait un interstice pour le pénétrer de sa colère et le mettre alors dans un état tel qu’il ne maîtriserait plus son propre comportement.
— Je sais pas pourquoi on installe les disjoncteurs dans la cave, dit-il.
— Personne ne vous l’a donc expliqué… ?
— Ils m’expliquent rien.
— Faut demander.
Rien que cette idée, de demander quelque chose à quelqu’un, ça le mettait en situation d’une telle fragilité mentale qu’il ne demandait jamais rien à personne. Mais il n’en dit rien : Fabrice éclairait le coupable dont le bouton rouge saillait de sa carcasse noire. Il appuya. En vain.
— Vous pensez bien que j’ai essayé, mais rien à faire ! Il s’obstine !
— Faut voir les plombs…
— C’est du vieux… Mon père se servait de ça…
Il exhiba le câble effiloché. Avec ça il frappait. Le petit cul de Lazare. Il frappait la petite bite. Pas au point de le faire crier. Mais il serrait les dents. « Il avait la tête dure, Lazare ! »
— On peut essayer avec ça, reproposa Fabrice.
— Des fois c’est pas ça et c’est pire, professa l’extraterrestre, entendant la voix de la comt. d’Anaïs qui du haut de l’escalier demandait si on y arriverait ou s’il ne valait pas mieux courir aux ateliers municipaux pour en ramener des bougies /l’extraterrestre rit :
— Les bougies (qu’on appelle chandelles dans ce cas) c’est à l’église que…
Une étincelle jaillit dans les doigts de Fabrice qui jura, fouettant le disjoncteur avec le câble tandis qu’elle s’était tue comme si Lazare remontait l’escalier en se tenant la bite à deux mains, la culotte à mi-cuisse et ayant perdu un de ses souliers.
— Avec ce qui tombe… dit-il.
Ils remontèrent. L’obscurité avait augmenté, sans doute à cause des nuages « parce que vous savez, la nuit, les nuages… » et ils avancèrent entre les meubles, les reconnaissant mais ne s’attardant pas à les toucher et lui, l’extraterrestre voyait la pluie redoubler de force, frappant le dallage sonore de la terrasse, gouttes rebondissantes jusqu’à hauteur d’homme, plus loin des dahlias périssaient. Ils étaient de nouveau près de la baie vitrée et le vent secouait le battant que Fabrice avait mal refermé heureusement aucun carreau n’avait
— Vous êtes sûre de pas en avoir, des bougies… ?
— Je n’ai qu’une pile, constata le comte.
— D’habitude, dit la comtesse, il y arrive… sans avoir besoin de… On vous a dérangé pour rien…
— J’ai la lumière à mon vélo, mais avec cette pluie…
— Vous avez un vélo ? s’étonna Fabrice.
On referma. Il n’était pas prudent de s’exposer au mauvais temps. Le ciel commençait à se zébrer. C’était encore loin. Mais ça venait. Et ça arriverait. L’extraterrestre se demanda si son vélo…
— Rien, dit Fabrice qui éteignit la lampe. On n’a rien qui puisse servir de…
— Mettons-nous près de la télé…
— Elle ne nous tiendra pas chaud !
— Je suis venu pour rien…
— Dites plutôt qu’on vous a appelé pour rien.
— Sans électricité, la télé…
— J’y avais pas pensé ! L’habitude de…
— Chez Barman, ils ont le groupe… et l’essence qui va avec…
— Vous coucherez ici… La chambre de Lazare…
L’extraterrestre frissonna. Cette perspective ne le réjouissait pas. Sans lumière en plus. Il ne dormirait pas. Anaïs était repartie dans son étage, qui est aussi celui de la chambre de Lazare, celle où son enfance. Il y couche quand il vient. Toujours de loin. On ne sait pas ce qu’il.
— En tout cas, dit-il, il y a du jus. Mais peut-être que tout à l’heure il n’y en aura plus. Alors on aurait travaillé pour rien.
— De toute façon, on n’a pas travaillé. Votre briquet… ?
L’extraterrestre venait justement d’en actionner la molette pour allumer une autre cigarette et son visage s’était encore éclairé, triste figure de celui qui a perdu de vue toute perspective de retour chez soi, si jamais on en a eu un, ce dont doutait Fabrice, mais il n’était pas question d’en parler, on ne sait jamais où on va quand on ignore de quoi il s’agit.
— C’est que, j’ai pas amené d’essence. Ça fera pas long feu !
Il rit. Long. Court. Fabrice cherchait déjà quelque chose à brûler, de durablement inflammable, pas question de brûler ces. Il tâtonnait. Une lampe à huile. On avait l’huile. Une assiette. Un bout de tissu tirebouchonné. « Ça vaudra mieux que la dynamo de votre bécane…
— J’ai bien peur que la nuit… »
Fabrice connaissait le chemin de la cuisine. Nous retournons en enfance. Il ouvrit un placard (ça ne pouvait être qu’un placard) tirebouchonna mesura le niveau au pif actionna la molette et la lumière. « Viens voir, Anaïs !
— Oui, venez voir ! »
Descendant l’escalier elle dit « heureusement que vous aviez ce briq.
— Heureusement qu’il fume
— Comme un p
— Monsieur ne fume pas : ce qui explique
— Vous fumez pas ? À votre âge…
— Ne vous gênez pas, vous
— J’y vois assez pour cuisiner
— On mangera froid
— Surtout n’ouvre pas le frigo
— J’ouvre une boîte. Ça vous dérange pas au moins… ?
Elle répartit les sardines dans trois assiettes. Il mangea. Il n’avait rien ingurgité depuis ce matin. Il avala la première sardine de la journée, à presque minuit. Il n’avait jamais mangé de sardines passé l’heure de dîner. Sa cigarette se consumait lentement dans un cendrier. Il la reprenait de temps en temps et la fumée n’incommodait pas la comtesse. Fabrice se laissait envahir par les souvenirs. Il n’était pas passé à l’acte. Il avait éprouvé ce désir. Lazare remontait après que son grand-père l’eût. La culotte aux chevilles. Petite bite raide comme. Quoi d’étonnant que Ben Balada croisât leur chemin. Il habitait à la limite du village. C’était un village à l’époque. Il venait de loin. Il parlait facilement. Répondait aux questions. Ne donnait aucun signe de choses cachées. N’entretenait aucune relation amoureuse. Ni amicale d’ailleurs. Chacun se souvenait qu’il n’avait jamais cherché l’amitié ni l’amour. Et pourtant, Lazare était tombé dans. Ou il n’était pas tombé. Au procès, on n’avait pas réussi à dénicher un piège à. Rien qui ressemblât à. Sardines huileuses à souhait. Il partagea sa tartine et la beurra. Le vin colorait les joues obscures de l’extraterrestre. Anaïs ne put s’empêcher de dire :
— À quoi penses-tu donc, mon ami… ?
L’extraterrestre pivota sur son tabouret. Attendit la réponse. Mais les mâchoires du comte s’activaient et la bouche demeurait close entre les bouchées et les gorgées. Les yeux du comte pétillaient, mais il était difficile de pénétrer le regard, même avec le dispositif d’analyse mentale qui grésillait en même temps que la cigarette chaque fois qu’il aspirait dans le filtre presque brûlant maintenant. La lampe aussi interdisait toute interprétation et les visages et les mains n’apparaissaient que par intermittence, ce qui rendait le travail des composants aussi complexe que tout ce qui venait d’aussi loin que l’inconnu. Lui aussi était témoin. Lazare entrant dans le jardin où Ben Balada sommeillait sous les feuillages, tout le corps reposant sur des coussins aussi moelleux, sans doute, que la chair de l’enfant. Mais la clôture de planches couvertes de lierre, bien qu’à claire-voie, jamais n’avait trahi le silence. Il avait fallu un procès pour. La flamme vacilla. Fabrice laissa couler un filet d’huile et donna de la mèche en tirebouchonnant, le visage penché sur cet appareillage sans fluide venu des profondeurs de la matière, tout en surface que c’était, et la lumière n’en était pas moins agréable. Pas une trace d’inquiétude sur leurs deux visages maintenant vieillis et finissant de se donner à voir. Il accepta la dernière sardine et elle ouvrit un bocal de pâté qui embauma aussitôt tout l’espace disponible. Il était venu une fois pour ranger du bois contre le mur de l’atelier où le comte passait le plus clair de son temps tandis qu’elle écrivait au deuxième, où elle écrit toujours sans qu’on sache de quoi elle s’inspire pour cacher ce qu’elle estime constituer son seul « avantage sur le Monde ». Elle a dit ça ce jour-là. Le vieux était mort (je crois). On ne l’entendait plus rugir sous les carreaux brisés de la serre. Il en sortait avec la tignasse de Lazare dans une main et la badine dans l’autre. Petite bite raide agitée par ces secousses impossibles à contrer. Cette habitude de s’en prendre au cul nu de l’enfant. Vieille méthode qui a fait ses preuves. Ça giclait bien aussi sur les mollets, mais la préférence familiale allait aux fesses, sans égard pour la petite bite qui se raidissait sans que ça n’inspire, du moins à voix haute, aucune interprétation, ou alors elle en écrivait les spectacles. Pâté bon graisse de canard un petit friton niché au cœur et la joie. On pouvait jouer aux cartes ou aux dés, en attendant d’aller se coucher, c’est-à-dire d’en avoir envie ou d’en éprouver le besoin. Chambres mitoyennes « si je me souviens bien » avec porte communication elle l’avait fait percer après une nuit comme celle-ci : Lazare avait disparu dans la nuit et la pluie s’était mise à tomber à verse et l’orage n’a pas mis longtemps à zébrer la nuit. « Si je m’en souviens… ? » Le bois à peine rangé il voyait le comte raboter une planche et les copeaux sauter en l’air comme des papillons et elle est sortie ébouriffée ayant perdu ses rubans et la robe fendu de haut en bas l’enfant avait laissé un mot avant de fuguer. Et où l’a-t-on retrouvé si c’était pas chez ce vieux Ben Balada (vieux pas d’âge mais on commençait à trouver le temps long) quelqu’un passant en vitesse dans la rue l’avait aperçu derrière une fenêtre alors vous pensez si on a eu vite fait de mettre tout le monde au courant avant de recourir aux roussins qu’à cette époque c’étaient encore d’anciens collabos. Petite bite bandait dans la culotte c’était pas difficile à voir et Ben Balada expliqua qu’il n’avait pas le téléphone et que la pluie et l’orage ne semblaient pas vouloir la pluie vouloir mais l’orage a-t-on jamais entendu parler d’un orage qui
— Vous allez vous brûler les doigts si
Il eut tout juste le temps de balancer le mégot dans le cendrier et encore heureux que la cendre ne s’est pas éparpillée comme il l’avait craint le temps que le mégot atteigne les autres
— Vous aviez l’air ailleurs…
— Je pensais…
— C’est la pluie, le vent, l’automne…
— C’est surtout le manque d’électricité.
Fabrice donna encore de la mèche, de la main gauche et de la droite il suçotait le contenu de son verre venu de loin lui aussi comme Ben Balada le Malheur entre par la porte et ressort par le cœur il considérait l’extraterrestre d’un œil morne maintenant et la lumière faiblissait malgré ses efforts :
— Demain il fera jour dit-il et l’extraterrestre frissonna humant la graisse qui surmontait son pouce levé la langue s’apprêtant à sortir de sa cache pour mettre fin à cette conversation qui n’avait plus de sens
— C’est toujours ce qu’on dit quand on ne trouve pas le sommeil, murmura la comtesse sans doute sujette à l’insomnie
— Il faut changer toute cette vieillerie qui date d’un temps que même votre papa n’a pas connu
— Ici, dit Fabrice, rien ne changera tant que je serai en vie
— Lazare aimera peut-être changer
— Comment veux-tu qu’il change quoi que ce soit si on ne le voit jamais
— Je sais pas ! Je sais pas !
Tête dans les mains elle effleurait la lumière dansante de mon regard
L’extraterrestre se rapetassa. Le tabouret lui meurtrissait les fesses. Il se contorsionnait et ses genoux heurtaient le dessous de la table. Fabrice lui proposa de transporter la lampe à huile improvisée afin qu’il puisse se vider « on ne va pas au lit avant d’avoir fait sa prière » prière au sens de
— Ça ne se voit pas, dit l’extraterrestre, mais je rougis devant
— Moi aussi je rougis mais c’est le vin qui me
— Allons je fermerai les yeux ne vous en faites pas
Elle, en pensée : avec quoi on fabrique ces romans qu’on nous vend au prix du temps perdu à les lire ô mon Dieu pourquoi et elle jeta un œil sur le robinet qui lançait de verts reflets en direction de la table où
— On fait ça vite ! Entre hommes…
Elle se retrouva seule et sans lumière. Cette fois, c’était le noir complet. La lumière diminua et elle voyait vaguement leurs ombres diminuer aussi dans un encadrement de porte qu’elle n’identifia pas pourtant elle vivait dans ce château depuis des /inutile de chercher à percevoir /inutile ces bruits ces sensations /inutiles les mots qui viennent non pas de l’esprit mais du fond de la mémoire /elle trouva une miette et la posa délicatement sur sa langue tirée à l’extrême « personne pour me voir » écrivant le poème suivant /que personne (pas même lui) ne lira /mais c’était autre chose qu’une miette et bien que cela ne fût animé d’aucun mouvement ni cri imperceptible pour une oreille humaine : elle se sentit plus idiote que si elle n’avait rien dit /du fond de l’obscurité il dit
— Je ne t’entends pas !
— C’est pas que je sois bruyant quand je (rire de l’extraterrestre qui avait trop bu reconnut-elle sans le dire)
— Comme des gosses… commença-t-elle mais il était inutile d’en dire quelque chose que de toute façon il ne lirait pas une fois que ce serait écrit là dans la nuit avant de
La langue ressortit avec sa chose sur sa pointe. L’index ou l’auriculaire (comment savoir ?) délicatement retira cette impureté inconnue et la déposa par frottement mesuré sur la nappe dont le relief était celui d’une fleur brodée. L’orage se rapprochait. On entendait la pluie maintenant sur la toiture tôlée de l’atelier et le chien s’est mis à aboyer, sans doute entortillé dans sa longe. Puis se tut, comme si l’éclair qui venait d’illuminer l’intérieur de la cuisine et de ses perspectives vitrées l’avait foudroyé ou quelque chose comme ça. Puis l’obscurité se referma et elle attendit que tout ce qui venait de se produire se reproduisît. Sans Lazare et ce malheur qu’il n’avait pas connu avec Ben Balada. Il n’en avait été souillé uniquement par ce qu’ils avaient voulu soumettre aux lumières de la Justice qui /la nuit zébrée de nouveau : intense pour la chair : comme si je me réduisais à ce cerveau hérité de tout ce temps dont je ne sais rien passé ce que mon enfance a vécu :
— Vous avez fini ?
— Tu veux y aller ? Je tiendrais…
Elle n’entendit pas la suite. Sans doute « la chandelle ». Ce qui expliquait le rire enfantin de l’extraterrestre.
— Vous en mettez un temps ? Je suis dans le noir, moi…
À peine avait-elle prononcé cette sentence qu’il apparut dans l’intensité lumineuse de l’éclair. La lampe, faiblarde maintenant, le suivait. Elle devait lui apparaître terrifiée, ou quelque chose dans cet ordre, car il la regardait avec angoisse, elle connaissait cette angoisse, elle en connaissait l’origine, même si rien de tout ceci n’avait été évoqué ni même soupçonné durant le procès. Puis la lumière aveuglante de l’orage laissa la place aux lueurs incertaines de la lampe cette fois portée comme un calice par l’extraterrestre qui se plaignait de la chaleur à peine supportable de l’assiette qu’il s’empressa de poser sur la table, parmi les miettes agitées que Fabrice épousseta de la main :
— Des fourmis ! Elles ont profité de pour
— Je me disais aussi… fit Anaïs, satisfaite de savoir ce qui ajoutant : ma pauvre langue…
— Quittons les lieux ! Mañana veremos…
Elle montra le lit, elle avait ouvert les draps, lissé les draps, les volets étaient clos et bien « barrés », elle l’invita à déposer ses vêtements sur le dossier d’une chaise joliment anglaise qu’elle avait remontée du premier où elle, « mais ce serait trop long à vous expliquer » et elle sortit sans refermer la porte, il était dans le noir, porte ouverte en grand, la cheminée ronflait derrière un volet d’acier dont il connaissait les armoiries, « êtes-vous déjà venu
— mais oui souvenez-vous Lazare
— oui Lazare nous étions [raturé] en ce temps-là
— le même âge alors vous pensez si
— les enfants aiment jouer et nous autres ne comprenons pas toujours ce qui
— il y avait aussi ce géant
— vous voulez dire Jehan
Puis le sommeil ouvrit la porte du rêve et il rêva /rêva au retour /vit la maison qu’il avait quittée pour finalement se perdre en mission et le rêve fini il se réveillait et la nuit était aussi morte que s’il l’avait tuée et il se souvint de l’endroit où il avait abandonné son vélo jamais le comte n’avait évoqué le désir qui avait coûté cher à Ben Balada à Lazare et « pourquoi est-ce que tout ça me tourne par la tête que j’ai pas aussi solide que celle qui m’a donné le jour » puis le comte lui-même trouva le sommeil non sans se promettre de ne plus « déconner » avec cette histoire d’extraterrestre et avec l’extraterrestre lui-même.
Passa le bras sous son cou, entre le cou et le coussin, l’œil sur ses lèvres, parlait de ce qu’elle avait vu, entendu, partagé aussi le temps de s’en lasser puis elle avait harcelé un employé à cause d’un billet périmé selon lui, payé en liquide, nouant et renouant le foulard sous le menton, « des heures à attendre que ça s’arrête » et pendant ce temps il avait suivi le procès de chaîne en chaîne, serrant les dents chaque fois que son nom était prononcé, « nom changé » car à cette époque il était (lui) encore un enfant. La chambre était illuminée par un printemps précoce.
— Nous ne savons plus ce que nous disons, dit-il pensant conclure ainsi le récit de sa folle après-midi de chargée de mission.
— Je hais cette guerre !
Il observa les effets de la lumière sur ces lèvres, rouge et or d’un couchant qui, chaque jour, représentait pour elle le commencement de son existence nouvelle avec elle-même. Il n’avait pas travaillé aujourd’hui. Aveu à demi-mots. Avait attendu l’heure du programme en fumant sur le balcon, fenêtres aux vitres couleur de rideaux agités par la brise tournoyant entre les façades. Elle reprit le récit, l’homme qui l’avait interpelé, les frôlements au passage, odeurs cachées, conversations tronquées, la fumée d’un incendie parcourait les couloirs, transparente et tiède, l’homme consultait sa fiche, la compara à une autre puis ses doigts tracèrent un numéro sur l’écran et il attendit.
— Ce n’est pas la compétence qui étouffe nos contemporains, dirent les lèvres et la langue passa.
Pas un soir sans récit, circonstances et sentiments éprouvés puis revécus avec encore plus d’intensité, jamais question du bonheur autrement que par polarité décrite « avec preuves à l’appui » et pendant ce temps, il est couché sur le même lit, toujours défait, retendre les draps avant qu’elle arrive, et de temps en temps il sort sur le balcon et tente de voir à travers un rideau que le vent, personne au-dessus, la génoise en ruine, traces d’oiseaux dont il ignore le nom mais ce ne sont ni des pigeons ni des hirondelles.
— Tu as regardé la télé, dit-elle (ses lèvres le disent), on sent cette chaleur d’ici, derrière le mur noirci…
— N’exagère pas !
— À trois heures le sujet était : Procès d’un pédophile et tu attendais, je le sais, comme si j’avais été là, des années à essayer d’en écrire quelque chose que personne n’a encore eu l’idée de mettre sur la table,
— Je n’y pensais plus, justement, quand
— Pendant ce temps je ne trouvais pas ce que je cherchais et tu sais parfaitement que c’est exactement le genre de situation qui me rend
— Si tu étais malade ça se saurait
— Je n’ai pas dit ça d’ailleurs
— J’avoue ! Là !
La veille ils avaient dîné avec les « Cérastin », elle n’avait aucun atome crochu avec ses beaux-parents, elle savait se montrer agréable sans toutefois adhérer aux « idées familiales » sur le sujet : Ben Balada croupissait dans sa cellule, il n’écrivait plus, il n’en parlait plus, et la psy lui avait rendu visite et elle était ressortie de la cellule en pleurant dans son mouchoir, récit d’Octave Cérastin qu’Anaïs Cérastin écouta comme s’il s’agissait d’un prêche, Lazare avait déjà consulté le programme de la télé, un ami l’avait informé que le sujet de l’émission en question était. Ce soir-là (hier) elle était rentrée plus tôt, ravalant son récit et le rouge avait reçu la lumière du soleil couchant, disant « on va être en retard » et ses voiles parcoururent le couloir jusqu’à l’ascenseur qui sentait la pipe froide du « monsieur d’en bas ». Lazare tordit le cou à son angoisse, sans toutefois ne plus y penser, ils arrivèrent à l’heure prévue, comme d’habitude. Anaïs était plongée dans une lecture « ardue » et son visage avait à peine souri, le dîner venait tout juste d’arriver, Octave éteignit la télé, embrassa son fils avant de tendre la main à sa belle-fille, sur le bahut les photos côtoyaient les bibelots qu’on voyait sur les photos. Il en avait toujours été ainsi, le temps. Lazare ressentit encore un pinçon au cerveau, le gigot se réchauffait dans le four, une bouteille était débouchée, il se regarda encore une fois dans la face concave d’une cuillère, Octave dit :
— Vous avez l’air bien triste, ce soir, les enfants…
— Si vous saviez… lèvres si rouges le soleil toujours à la tangente mais les persiennes étaient closes (à cette heure) et Lazare savait qu’il ne dormirait pas. Ils s’attablèrent. Et maintenant il pensait à cette conversation de trois heures autour de la table et les odeurs de l’ail et du vin, le café, la vanille, Anaïs accepta les félicitations, même si le repas n’était pas son œuvre, elle cuisinait « assez chez les autres ! » L’ami (celui qui avait lu le programme) savait que Lazare avait connu Lazare, même âge et proximité relative mais bien réelle, en tout cas à prendre en considération comme l’avait souhaité le juge, c’était écrit sur le programme, « un jour vous me remercierez » Une photo ancienne de Ben Balada en haut de page, en noir et blanc, ombres faussées par la mauvaise qualité du cliché, un regard qui pouvait appartenir à n’importe quel homme, une symétrie parfaite malgré le rendu imparfait, la tignasse était encore frisée à cette époque, mais la photo datait de dix ans avant le procès, c’était au sortir d’une adolescence dont il avait été longuement question le deuxième ou troisième jour, je ne me souviens plus, pourtant j’étais là. Que savait-il que personne ne savait ? Rien que cette question faisait de lui un personnage. Il était enfant. Il y avait d’autres enfants. Et la lourde porte s’était refermée sur ce silence cataleptique, du frisson à la grimace, les culs ayant trouvé l’appui finalement. Lazare, le petit de Vermort, commença par une longue description du bonheur, qu’il avait connu, et n’acheva pas sur celle du malheur, qu’on attendait. Dans le box, Ben Balada sourit, provoquant la seule interprétation possible, pourtant contraire à ce que Lazare venait de dire, de chanter presque, « vous vous appelez aussi Lazare ? » et son père s’interposa pour expliquer la coïncidence, « comme si c’était le sujet »
Au lit il dit « je crois que tu ne comprendras jamais »
Elle n’avait pas achevé son. La lumière baissait en même temps. Il aimait ce corps. Ce n’était pas celui d’une fillette et il n’avait aucun rapport avec ce qu’il savait, par expérience, de celui des garçons. Elle lui demanda si le documentaire de l’après-midi avait révélé des « choses » qu’on ne savait pas. Il savait tout, mais n’avait pas tout dit. Il reconnut que « quelques angles ne manquaient pas de pertinence
— Du nouveau ou du déjà vu ? On a tellement ressassé tout ça depuis…
— Nos visages étaient floutés. On se ressemblait. Je veux dire
Que c’était le même enfant mais que le procès en voyait deux, et tout le monde était d’accord là-dessus, il y avait deux enfants, un qui savait tout et l’autre qui n’en savait pas autant qu’il le prétendait. Octave Cérastin se souvenait de ce moment de valse-hésitation, la Presse parlait aussi de deux Anaïs mais on ne pouvait pas les confondre car. Les pères, par contre, portaient deux prénoms bien distincts : Octave et Fabrice. Fabrice de Vermort ne put s’empêcher de sourire ce qui fit rougir la présidente, Octave nota ce détail sans importance immédiate, mais ne collectionnait-il pas les doutes depuis avant même d’avoir un enfant lui-même ? »
— Tous les enfants descendaient…
— Tu veux dire : jusqu’à la rivière… ? Et à quoi jouiez-vous… ? Au ballon ? Avec les filles ? Vous pêchiez ? C’était jour de fête… ?
— Nous voilà tous les deux sous un arbre, un noyer, parce que quelqu’un a crié notre nom et que ce quelqu’un était dans l’arbre ô culotte !
— Ce n’était pas monsieur… Balada… dans l’arbre… ?
— Jamais je l’ai vu dans un arbre… et toi… ?
— Jamais de la vie ! Et je sais ce que je dis.
— Et cette personne, qui était-elle ?
— C’était… Oh ! je sais pas si je peux le dire… Dis-le, toi !
— C’était ma mère !
On s’étonna. Une comtesse dans un arbre ? Vous suivez ? Elle était montée dans l’arbre, sans pantalons, en culotte et en jupe, et elle cueillait des noix et les jetait dans nos casquettes sans jamais les manquer.
— Et que faisait monsieur… Balada… pendant que vous… les noix… casquettes… ?
— Péchait.
— Pêchait quoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais moi ? Demandez-lui...
— Rien de particulier…
— Pourtant, que je sache, on ne pêche pas le goujon comme la carpe… Mon père s’y connaissait… Et j’ai bien vu… à l’époque… (ici la présidente rougit et veut allumer une cigarette)
— La grosseur de l’hameçon, le bas de ligne, même le bouchon… On connaît ça, elle a raison.
— Il n’était pas là pour pêcher.
— Elle non plus n’était pas là pour cueillir des pommes.
— Des noix.
— Vous êtes dingues !
Il les traita de dingues chaque fois qu’ils interprétaient les scènes rapportées par les uns et les autres. Elle se plia à l’équerre et jeta un regard fatigué en direction des persiennes. Elle se souvenait du noyer. Elle ne savait pas que sa belle-mère y montait pour. Les casquettes. Plus loin elle jouait avec les autres filles. Ben Balada portait un chapeau de paille. Il ne pêchait pas. Il était assis sur une souche et regardait l’eau et le pont plus loin et il entendait comme tout le monde le moteur du tracteur dans le champ jouxtant l’aire de jeu. On le voyait souvent, mais jamais il ne pêcha.
— Qu’en sais-tu ? Personne ne t’a demandé de témoigner. Tandis que nous, on est entré dans cette salle, grande salle tu t’imagines, on y jugeait les criminels, sans fenêtres, des lustres poussiéreux au-dessus de nos têtes, une lumière sale et des insectes nous agaçaient. Tu ne manquais pas. Personne ne t’avait demandé de…
— J’en avais envie. J’en ai toujours envie. Ceci explique peut-être cela.
— Ton comportement hier soir après le repas…
— Ton père délirait… Ta mère…
— Oh ! Cesse, veux-tu ! Nous n’étions pas venus pour…
— Nous ne venons jamais pour…
Ainsi. Et pourtant, il l’aimait. Il aimait ce corps. Elle était nue sous le drap. Les persiennes changeaient le vent. Comment le changent-elles ? Tu es fou.
— Si nous cessions de… J’ai sommeil…
— Ou tu as envie de rêver… C’est comme penser à autre chose. Ça me ferait du bien de. Mais c’est là. Et je n’écris rien qui vaille. Regarde cet écran…
Elle se tourna vers la ruelle. Dos nu et vaste maintenant. La chevelure sur l’épaule. Il lui arrive de fumer une cigarette dans cette position, tenant le cendrier hors du lit, et il observe la fumée qui monte vers le plafond comme on cherche à savoir dans le marc de café. Tu étais là. Pas moi. Je sais. Et ça nous éloigne l’un de l’autre. Suffit de pas grand-chose pour. Et nous continuons. Pas le même chemin. Se croisant. Au soir de préférence. Je reviens de la ville avec mon récit. Elle revient. Ayant sans doute eut le temps, pris le temps de peaufiner certains détails. Il y a toujours un détail au moins un, qui n’a pas sa place dans ce récit au fond sans intérêt. Profil de garce. Octave avait failli la gifler. Autre récit. Le sien cette fois. Et il ne ressentait pas le besoin d’en changer les détails qui le rendaient improbable.
— Savais-tu au moins où tu mettais les pieds ? On ne sait pas ce genre de chose à cet âge. J’avais le même…
— Mais personne ne t’avait rien demandé.
— Pourtant j’étais là, le noyer, les casquettes, la cul…
— Tu n’étais pas là au bon moment !
— Parce que le moment était bon ? (elle lui fait face de nouveau, ayant pivoté en soulevant le drap pour ne pas le découvrir) Tu finiras bien par avouer des choses que…
— Pas moi ! Non ! Pas moi !
Il avait crié. Elle se figea. Me souviens pas si elle avait une cigarette dans les doigts. Elle était échevelée, voilà ce que je voulais dire. Il faudra que j’apprenne à écrire ce genre de chose. Jamais personne ne m’a autant demandé d’écrire. C’est pour ça que je l’. Achève d’y penser pendant qu’elle revient à sa position dos tourné vaste nu la fumée montait en volutes grises vers le plafond rougeoyant.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Je sais ce que j’écris !
— Ce que tu écrirais si…
— Si je t’écoutais… ?
Il vit la tête hocher sur le coussin. Octave n’avait pas aimé cette idée. Il n’avait pas expliqué pourquoi cette idée lui paraissait nettement idiote. Et elle avait répliqué que cette idiotie avait peut-être un sens. Et il s’était réfugié dans son vieux fauteuil à bascule pour rétorquer qu’elle n’y connaissait rien parce qu’elle n’avait rien vécu d’important.
— Qu’est-ce que vous en savez si j’ai jamais vécu… ce que vous dites sans savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas ?
— Lazare se confie à moi, vous savez… dit Anaïs.
Lazare : Maman !
Ce qu’il me dit de vos… voyages en ville… en quelle compagnie ça il ne le dit pas mais on peut avoir des doutes…
— Lazare ! Tu doutes de moi… ? (elle va pleurer)
Il n’écoutait plus. Il n’entendait plus. Il ne comprenait plus. Il n’avait jamais compris. Demain après-midi, à trois heures pétantes (avait précisé son ami) il pourrait en savoir plus, en tout cas pas moins, ils ne sauront pas plus que ce qu’ils pensent…
— Ça va, dit-elle, je ne recommencerai pas.
— Tu ne peux pas comprendre…
— Je n’ai pas envie ni besoin de te comprendre, mon pauvre Lazare…
— Pourtant… cette existence promise… Tu promettais…
— Je n’ai jamais rien promis (elle se retourne encore) et tu sais pourquoi ? Parce que je ne possède rien. Toi tu…
— Je voudrais bien savoir ce que je possède…
— (se retournant) Tu le sais bien… Cette histoire. On ne saura jamais ce que tu y joues.
— Nous jouions avec nos casquettes. C’est tout !
— Ben Balada ne jouait pas à pêcher.
— C’est ce que tu dis et personne d’autre que toi le dit… ou l’a dit… quand il était temps de le dire… mais tu n’étais pas invitée à dire ce que tu…
— Cette histoire nous pourrit la vie, oui.
Cette fois, elle allume une cigarette. La fumée est bien réelle. L’air venu des persiennes en joue puis le plafond éparpille ces jeux. Tu ne peux pas savoir ce que c’est de…
— Et Lazare ? Qu’est-ce qu’il en pense lui ? Après tout, c’est lui qui…
— Il y a bien longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, je ne sais même pas si…
— Qu’est-ce que tu ne sais pas, Lazare… ?
— Comment savoir si je suis incapable d’en écrire la première phrase ?
Elle est sur le dos, remonte le drap sur les seins, plie les jambes, souffle la fumée vers le haut, ne pense pas, ne pense rien, ne trouve pas le sommeil, maudit cette existence, il n’en dira pas plus.
— Éteins, chéri.
— C’est diablement éclairé dehors.
— Qu’est-ce que le diable…
— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça… comme ça…
— Tu écris trop, chéri…
— Je n’écris pas comme je sens. Un jour…
On ne sait pas comment ça arrive ni jusqu’où ça va et on est là au milieu à se demander ce qu’on y fait, dit-elle. Ou quelque chose dans le genre. Pas les mêmes mots l’un et l’autre. Octave Cérastin, malgré la modestie de son savoir essentiellement acquis sur les bancs de l’école, voyait comme je vous vois ce qui les différenciait et Anaïs ne se couchait jamais, à ses côtés, sans en parler au moins un peu. Il aimait cette conversation. Ben Balada ne cachait pas qu’il l’enviait. « Il est absolument nécessaire à l’équilibre mental que quelqu’un vous parle comme vous avez envie qu’on vous parle et non point comme ce quelqu’un d’autre s’imagine parler d’autre chose.
— C’est un peu compliqué pour moi, mais je note…
— Jamais de mots que le commun des mortels ne connaît pas comme il connaît ses défauts, c’est… heu… c’était ma règle d’or du temps où je… vous savez…
— Je comprends pas vraiment mais je vais y penser.
— Vous savez trop de choses sur votre fils et pas assez sur elle.
— Faudra que je creuse le sujet…
— Vous avez des nouvelles de Lazare ? »
Tout le monde sait ce qui l’a rendu malade comme un chien, mais personne ne fait rien pour que ça change, vu que Ben Balada ne sortira jamais de cette prison, en tout cas pas comme il faudrait. Le chapitre suivant (crise) n’a rien à voir avec la réalité, mais son auteur espère avoir atteint un certain de degré de vérité telle qu’on se féliciterait publiquement de l’avoir écrite.
Anaïs — Anaïs K. à cette époque, dix-huit ans, blonde, « bien faite » — n’avoua jamais, ni ne confia jamais à personne, que Lazare n’avait pas une goutte de sang Vermort. La peau de Lazare en témoignait, moins que son profil « égyptien » et son arrogance quelquefois destinée à clore le caquet de son aristocrate de père. L’enfant avait quelques mois. Depuis des semaines, Anaïs avait constaté, à l’emmaillotage, une érection, disons, assez vivace. Elle n’était pas une spécialiste éclairée de la turgescence caverneuse, mais cette tension lui parut assez extrême pour en informer le docteur Vincent, qui était un ami de la famille, si proche que le comte et lui se tutoyait alors qu’Anaïs avait eu du mal à imposer un voussoiement qu’elle estimait de règle. Le brave docteur finit par s’y conformer. Il tutoya cependant l’enfant et Anaïs ne broncha pas. Ayant un peu tourné son visage poupon vers cette maîtresse jalouse des lieux et de ses locataires (le mot propriétaire ne lui vint pas à l’esprit), dès le premier « tu » qu’il prononça avec toute la prudence (délicatesse selon lui) nécessaire en pareille circonstance, il la tourna dans l’autre sens pour remettre le sexe de l’enfant dans sa ligne de mire. L’enfant bandait. Joyeusement, pensa-t-il, mais il n’en dit rien. Il approcha la pince de ses doigts boudinés de la tige tendue sans autre effort que celui que le cerveau en formation lui imposait (ainsi allégrement) et s’en servit pour mesurer la pression, se privant de préciser qu’il n’existait, à sa connaissance, aucun instrument prévu à cet usage. Il sentit, sans tourner la tête, qu’Anaïs — Anaïs de Vermort, trente ans, toujours aussi blonde et « ma foi » aussi bien faite — se raidissait dans sa robe d’été qu’elle portait pourtant comme si elle allait s’en défaire à tout instant, instants que le vent, profitant d’une fenêtre ouverte, suggérait au cerveau non moins alerte du docteur cette fois surveillé en flagrant délit d’analyse sujette à interprétation. Il pinça plusieurs fois la petite verge puis se redressa, sans cesser de jouer avec cette pince experte en la matière, sous le regard à la fois inquiet et dubitatif de la comtesse qui avait cependant reculé, comme saisie aux épaules, qu’elle avait nues, par le vent, un vent toutefois assez discret comme peut l’être un souffle d’été au zénith d’une journée étouffante. « Bref, dit-il en enfonçant ses mains dans la serviette humide (et chaude) qu’elle lui tendait, rien d’anormal, Anaïs (il ne la tutoyait pas, mais elle ne lui avait pas interdit de l’appeler par son « joli » prénom, ou du moins ne donna jamais signe de désapprobation, attitude dont elle ne se privait jamais si elle pensait avoir raison contre tous, mais sans doute qu’elle ne le considérait pas comme « tous » ou du moins ne le confondait-elle pas avec eux)…
— Tout de même, ânonna-t-elle… C’est chaque fois… comme si… Je n’en ai pas parlé à Fabrice… Ces questions le… Oh !
— Il y a bien des moments où il ne…
— Qui ? Fabrice ? Oh !
— Je parlais de l’enfant ! Je ne suis pas venu ici pour parler de Fabrice qui fait ce qu’il veut de son…
— Mais il aime son fils comme si je…
— Bref, je reprends : il y a bien des moments où… cela n’arrive pas…
— Mais jamais ! Chaque fois que je le… déculotte, il…
— Il est… dans cet état chaque fois… Ainsi, vous ignorez si… s’il ne l’est plus quand… il est emmaillotté… C’est ce que vous voulez savoir.
— Voilà ! (elle rougit)
— Et bien tâtez, ma chère !
— Que je… Oh ! Votre…
— Non pas la mienne ! s’écria le docteur exaspéré. La sienne. Cette chair qui… vous savez… une fois dans les langes, il se peut… en tout cas je l’espère… que ça cesse…
— Vous l’espérez… ? Vous n’êtes pas sûr ?
— Si vous voulez dire que je suis venu pour rien… (il soupira comme au théâtre)
— Jamais je n’oserai…
— Et bien osez, madame ! Osez donc ! Ça ne vous prendra pas de temps, ni n’exigera de vos menottes un effort tel que votre esprit s’en trouverait mal… Tenez… je vais vous montrer. Emmaillottez-moi ce petit garnement né en Afrique et qui s’en vante, le coquin !
Anaïs emmaillotta, prenant grand soin de ne pas briser la tige qui, de dure qu’elle était, lui paraissait aussi fragile que du verre. Le docteur, souriant, assista à ce rituel sans autre souci que de surveiller la manipulation de l’épingle à nourrice. Il effaça une goutte sur l’arête de son nez, qu’il avait à l’équerre, fuyant aussi abruptement dans deux profondes narines qui exhalaient un souffle chaud que le vent tempérait toutefois.
— Voyons, dit-il, je commence. (il pinça) Ah… C’est encore… Il faut attendre. La question est de savoir combien de temps. C’est que…
Il agita sa montre au poignet. Elle comprenait. Était même désolée. Mais c’est toujours bien de n’être pas venu pour rien…
— Je vous offre le café, dit-elle en enjambant un tabouret qui portait la bassine aux ustensiles d’usage.
Il ne dit pas non et, avant qu’elle ne quitte la chambre, il pinça encore les langes puis ses lèvres. Elle haussa les épaules et disparut. C’était un bel enfant. On voyait bien que le sang qui coulait dans ses veines en avait nourri d’aussi spectaculaire, car le docteur s’était mordu la langue pour ne pas laisser son cerveau exclamer le pur sentiment d’admiration et de désir que lui avait inspiré la dimension peu commune de l’attribut en question. Cet enfant était doté d’un organe certes pas monstrueux, mais de belle allure. En vérité, malgré une carrière riche en observation dans ce même domaine (où il excellait), c’était bien la première fois qu’il s’était laissé gagner par ce que lui inspirait cette trouvaille somme toute extraordinaire comme dans un conte de Poe. Il tâta à travers les langes, sans noter aucun signe de repos, état qu’il redoutait maintenant de ne pouvoir enseigner à son hôtesse d’une heure. Car le temps passait et il avait un mourant à « économiser ». Elle remonta avec le café. Il y trempa des lèvres d’angoisse, car elle avait formé ses doigts délicats en pince et s’apprêtait à s’en servir. Il interrompit ce mouvement non sans verser un peu de café sur les langes déjà souillés.
— Attendons encore un peu, proposa-t-il, tenant fermement le fragile poignet, j’ai connu un cas…
— Vous savez donc de quoi il s’agit !
— Ne me dites pas, Anaïs, que vous vous êtes déjà renseignée…
— J’en ai entendu parler, voilà tout !
Elle se déroba. Il sentit sa chair glisser dans la sienne, humide et tiède comme l’été, et la robe le cerna d’une odeur que la proximité des langes sales troubla à ce point qu’il se sentit mal. Ce léger malaise n’échappa pas à sa féminine et sans doute diabolique attention. Il s’assit.
— Ça ne peut pas être ça, dit-il avec un accent de désespoir qui envenima une atmosphère déjà lourde de sens. Tâtez encore !
Elle tâta. Prit son temps. Il lui semblait que… Non, c’est encore…
— N’y a-t-il rien à faire… ?
— Je ne peux pas vous quitter sans constater que…
— Cela va-t-il prendre autant de temps… ?
— Vous avez à faire sans doute vous aussi…
Elle ne répondit pas. Il consulta sa montre. Le temps se perdait. Pendant un instant, il se crut emporté par ce néant définitif. Il haïssait cette fatalité, se surprenant quelquefois à lutter contre ce qu’il croyait le sauver de la philosophie. Le mourant, lui, n’attendait pas.
— J’ignorais que… Je suis désolée, dit-elle en se mouchant un peu, de vous avoir fait perdre votre temps, mais je suis si inquiète… Partez donc ! Je m’en débrouillerai.
Il descendit et elle le suivit. L’odeur de merde les rejoignit à peine avait-elle ouvert la porte à la tangente de ce grand et triste hall où les pas se perdaient depuis des générations de cocus. Elle lui tendit une main moite, qu’il étreignit autant qu’il put car ça glissait, puis il s’éloigna, se surprenant à dire :
— Je reviens aussitôt que…
Elle comprit. On attendrait que le mourant meure. Pourvu que le docteur ne lui administre pas un de ses savants remèdes ! Il en connaissait, d’après tout le monde alentour, des potions capables de redonner au pauvre ce que le riche lui a pris ! C’était un homme juste. Elle pleura. L’enfant dormait. Elle s’en approcha, les lèvres prêtes à se poser sur cette chair in progress, sa main cherchant à s’introduire dans les langes malgré ce que l’épingle à nourrice leur imposait d’étroitesse. Elle y réussit cependant. La main coulissa sur la chair qui respirait si doucement qu’elle faillit bien s’endormir elle aussi.
— C’est drôle, dit-elle plus tard au téléphone au docteur qui était toujours au chevet du mourant en compagnie d’un curé qui tournait des pages sans prouver qu’il avait raison comme il le prétendait, mais d’abord j’ai cru que je me trompais, vous savez ce que c’est…
— (Eh non, je ne sais pas, mais je voudrais bien…)
— On aurait dit un petit doigt comme on a à la main, mais sans articulation et tendre comme…
— Vous voulez dire qu’il ne bande plus ?
Plus tard encore (il était nuit ou presque et le curé s’était endormi), le docteur ne se souvenait plus si le mourant en avait profité pour mourir ou s’il l’avait abandonné à son sort (et au sommeil du curé) pour aller constater par-lui-même, sa conscience professionnelle l’y obligeant derechef, que le petit Vermort ne donnait plus de signe priapique, ayant trouvé (ce n’est qu’une théorie comme une autre) un sommeil dit réparateur qu’il écouta dans son stéthoscope sous la surveillance inquiète et joyeuse d’Anaïs qui faisait chut avec des lèvres plus pulpeuses que jamais. La petite verge se reposait dans le caca.
— Oh ! fit-elle et il eut soudain envie de lui en barbouiller le visage.
— Voilà, se contenta-t-il de dire, cette fois je n’y suis pour rien…
— Et votre mourant… ?
— J’y cours mais…
Il s’empara de ses mains.
— Surveillez-moi ce phénomène de près, ma chère. Et tenez-moi au courant.
— Promis !
Et quand elle revint dans la chambre du petit comte, le comte en titre s’y trouvait. Il avait jeté sa veste au pied du petit lit qu’il berçait maintenant, tout penché sur le petit corps qu’il avait commencé à démailloter. Et dans le caca se dressait le phallus introduit dans la famille à la suite d’une aventure dont il ne savait pas grand-chose. Elle se figea sur place, sous la lampe. La vision de cette érection recommencée faillit lui faire perdre conscience. Rien pour s'accrocher à quelque chose. Et le comte chatouillait la tige de son index. L’enfant était-il réveillé ? Elle ne sut pas (plus tard) le dire. À qui ? Mais au docteur Vincent qui, la recevant dans son obscur cabinet (à cause de l’été, de l’après-midi et des volets clos), l’écoutait maintenant après lui avoir demandé si l’enfant était réveillé pendant que son papa se livrait à cette grotesque imitation du désir attrapé par la queue.
Le curé (un de Vermort mais est-il nécessaire de le préciser ?) lutta une bonne minute contre une apnée puis se réveilla, le visage congestionné et la langue dehors, comme s’il avait soif. Il étreignit les accoudoirs comme si son cul était retenu sur le siège par une force sortie tout droit du sommeil qui l’avait pris au dépourvu une heure plus tôt. Le docteur Vincent devait être au petit coin. Il nota que son cigare avait formé une cendre parfaitement cylindrique et se proposa, après avoir jeté un œil morne sur le corps de Jehan Babelin qui respirait encore mais n’allait pas tarder à demander la clé si c’était possible mais ça le curé en doutait vu le contenu de la confession qui avait eu lieu quelques heures avant et même avant le coucher du soleil, d’en trouver (per scientiam ad salutem ægroti) la fonction par le moyen d’une dérivée dont il avait plus qu’une petite idée. Miladiou ! pensa-t-il, il en met du temps pour… et moi qui… et il entreprit d’aller jeter un œil dans le corridor. Il eut vite fait de constater qu’il n’y avait pas de lumière sous la porte des. Il manœuvra la poignée, avec la souplesse qu’impose la possibilité d’une défécation (longue dans ce cas) dans le noir. On ne sait jamais avec ces… La porte s’ouvrit, ou céda. Il actionna l’interrupteur. Le siège n’était pas occupé. On ne sait jamais avec ces évanouissements causés par d’imprévisibles… Le docteur s’était évanoui. Il en profita pour pisser. Son esprit rêveur, quelque peu surréaliste en matière d’amour secret, agissait encore sur sa queue dont il sentit la possibilité d’une. Mais il n’en fit rien. Il y avait un mourant au même étage et comme le docteur s’était évanoui Dieu sait tout il se retint de descendre au rez-de-chaussée où le WC des invités était beaucoup plus spacieux et surtout rarement visité, tant Jehan Babelin recevait peu. Le curé en avait d’ailleurs fait un usage rapide en arrivant en fin d’après-midi, le docteur Vincent ayant fixé l’heure du décès aux alentours de minuit. Il était dix heures du soir. Les fenêtres étaient noires. Il s’en approcha pour voir la nuit et donc la rue à peine éclairée par de chiches réverbères datant du siècle passé, au moins, Jehan Babelin ayant élu domicile dans le Vieux Quartier qui descendait vers la rivière, planté de platanes et déroutant à force de façades plus moroses qu’un enterrement qui ne dit pas son nom. Dans la chambre, toutefois, la fenêtre était restée ouverte, tant son hôte avait supplié qu’on ne le laissât pas mourir sans l’air du dehors, lui qui ne sortait jamais. Les chandeliers étaient prêts, dressés comme des bites d’amarrage aux quatre coins du lit. En attendant, le moribond traversait une phase de sommeil si profond qu’on eût pu le croire déjà mort. Un sifflement digne des trois coups sortait de sa bouche grande ouverte et les narines, non moins sollicitées, participaient à cet effort sans autre espoir que d’être compris de Dieu malgré une existence fort éloignée de la sainteté. Le curé appela le docteur, penché sur la balustrade qui courait au-dessus de l’entrée, laquelle n’entretenait aucun rapport de dimension et de prestige avec ce qu’on se prenait dans la gueule en pénétrant, par la grande porte, dans le château des Vermort. Mais, non seulement cet appel demeura un long moment sans effet, il provoqua le réveil du mourant qui aussitôt en proie à la réalité de sa situation désespérée, poussa un cri comme on n’en entend qu’à la télé ou comme on les imagine à la lecture des romans pornographiques que le curé confisquait depuis quelques décennies, ce qui expliquait sa connaissance de la douleur comme il est dit dans l’ouvrage non moins pertinent de Gadda. Celui-ci, couvert de cuir et de traces d’ongles, trônait sur la table de chevet, et non point un exemplaire de l’Écriture una cum famulo tuo Papa nostro N.
— Hé bé cé qué vous m’avez fichu une trouille, mon pauvre… ! s’écria le curé en se précipitant dans la chambre. J’ai bien cru que…
Mais Jehan Babelin était assis dans son lit. Sa chemise lui était tombée des épaules et cette nudité inspira au curé des réflexions qu’il se retint, encore une fois, d’étaler dans ce qui d’ailleurs ne pouvait plus s’appeler le silence, car Jehan Babelin, après avoir crié comme si on le torturait à vif, parlait fort à propos de choses qui n’avaient aucun lien avec son état. Le curé s’approcha pour écouter. Les borborygmes étaient entrecoupés de ce qui ressemblait à des proverbes comme on en fait aux repas de fêtes quand le vin a échauffé l’inspiration de ses goguettiers.
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites… fit le curé en manière d’excuse.
— C’est que je ne vous parle pas !
— Et à qui donc… ? (ici, il va de retro) Oh ! Si c’est ce que je pense…
— Vous pensez mal, curé. Le Diable n’y est pour rien. Je crois plutôt que j’ai pété un vaisseau à un endroit du cerveau que quand c’est pété c’est foutu… Manquait plus que ça.
— Mais c’est que vous vous exprimez comme un poissard, mon ami ! Je ne vous connaissais pas ce goût pour le bas…
— Je crois que mon cerveau est foutu… Je vais mourir avec un cerveau foutu !
— Le docteur pense que c’est plutôt le cœur… les poumons…
— Moi je vous dis que c’est le cerveau.
— Vous n’en savez pas grand-chose…
— Il me parle que je suis plus moi-même !
En effet. Le curé reprit sa position dans le fauteuil près du lit, les genoux enfoncés dans le tombé de la couette. Jehan Babelin avait perdu non point l’esprit, mais son esprit, le sien, non pas celui qu’on s’attend à extraire en salle d’autopsie à la suite d’un assassinat commis par plus con que soi. Il tenta de se saisir de la main de Jehan Babelin, mais elle était occupée à autre chose. Le visage du moribond était si pâle qu’on eût cru à trop de lumière pour l’éclairer et donner à voir à quel point son propriétaire était proche de la fin.
— Vous devriez vous reposer, mon ami, dit le curé d’une voix d’enfant de cœur.
Il n’en fallut pas plus à Jehan Babelin pour penser à Lazare. Et il se laissa tomber sur l’amoncellement de coussins qu’on avait pris soin de disposer selon les instructions du docteur qui s’y connaissait en coussins au moment de les disposer sous la tête et les épaules d’un mourant. Jamais mourant ne s’en plaignit. Et mort on ne touchait pas à cet arrangement qui avait l’avantage d’exposer le visage à l’endroit exact où les rayonnements lumineux des cierges se rejoignaient pour n’en former qu’un, comme il est dit dans je ne sais plus quel passage ni quelle épître, s’empêtra le bon curé qui n’avait jamais voulu de mal à personne et même quelquefois du bien. Cette fois, Jehan Babelin était tout proche d’en finir avec ses jugements et toutes ces choses qu’on racontait à son sujet, surtout depuis le procès qui avait interrompu, pour un temps défini par la loi des hommes, ses agissements intolérables bien que compréhensibles de la part d’un homme qui en avait vu de toutes les couleurs, selon ce qu’avait mis à jour la cour, du temps de son enfance et même au-delà. Justement, Jehan Babelin avait maintenant envie d’en parler.
— Je ne sais pas, bougonna le curé, si le moment est bien choisi…
— Je n’en ai plus pour longtemps, non ? Ne me prendra-t-on pas enfin en pitié et ainsi me permettre d’en dire plus et même tout ? Vous avez lu Gaddis… ?
— Voulez-vous dire que votre confession n’était pas aussi complète qu’elle aurait dû l’être… ? Vite ! Mon étole !
— Nous n’en aurons pas besoin ! Je vous ai tout dit. Je n’ai rien caché.
— Mais alors… qu’attendez-vous de moi, Jehan… ?
Jehan Babelin se rengorgea. Sa tête humide s’enfouit dans la mollesse des coussins qui le tenaient aux trois-quarts assis. S’il y avait eu un ciel, il y aurait égaré son regard, lequel le curé ne put apprécier à cause de l’angle de prise de vue que le fauteuil lui imposait. Il se contenta d’imaginer le ciel à qui Jehan Babelin destinait donc ce supplément de confession (car il n’avait pas tout dit après le confiteor). Il était toutoui, comme le plaisantait quelquefois son cousin à l’heure des repas de fêtes donnés au château sous la houlette de la comtesse qui concluait ainsi la dernière de ses œuvres. Jehan Babelin trouva la force de se pencher sur le côté, où se trouvait assis son confesseur, et de se dévisser la tête pour le regarder en face. Son haleine empestait, mais le curé avait l’habitude des pets, même à l’air libre. « Voyons, dit-il, de quoi il s’agit…
— On me dit, commença Jehan Babelin, que le petit Lazare…
— Oh ! il n’est pas si petit que ça ! Il a grandi depuis…
— Ne m’interrompez pas s’il vous plaît ! /le bruit court, et jusqu’à mes oreilles encore disposées à en connaître le sens, aussi complexe soit-il, que le petit Lazare bande bien…
— Oh ! s’écria le curé, mais il ne se leva pas. Il comprit que le pauvre Jehan Babelin se trompait d’époque, ce qui arrive quand on ne sait plus où on est, ni où on va. Je vous écoute… Mais qui donc vous a rapporté ce… cet…
— Figurez-vous que je sais bien d’où ça vient ! Et comme je le sais, j’y crois sans mettre en doute la véracité du propos…
— Ce qui ne me dit pas…
— Ceci n’est pas une confession ! J’ai égrené tout le chapelet comme vous me l’avez prescrit, docteur…
— Je ne suis pas le docteur…
— Et je vous en remercie. /ainsi que je l’ai appris hier, entre l’assiette et le baquet, le petit Lazare donne dans le priapisme et, heu, sans douleur…
— On vous a mal renseigné, mon cher. Quand il était petit (je tiens l’anecdote du docteur Vincent lui-même) il arriva en effet que la comtesse, ma cousine (comme vous le savez) s’inquiétât de certaine disposition affectant l’organe, conditio sine qua non, dont l’usage…
— Oh mais j’en connais l’usage, rassurez-vous, curé ! Je ne vous demande pas de m’envoyer au ciel avec votre science du sujet.
— Mais alors que me demandez-vous ? s’énerva le curé.
— Je vous demande si c’est vrai… enfin… si c’était vrai… parce que voyez-vous… je ne l’ai pas su… et je voudrais savoir…
— Mais ça ne vous servira à rien de savoir… à l’heure de…
— Je veux savoir si ça m’excite encore ! »
Croyez-vous que le curé fût alors transporté de son fauteuil au corridor dans le seul but d’abandonner le mourant à son délire, sans doute le dernier ? Que non ! Il ne cilla pas. Il ne laissa pas son regard larmoyer de tristesse ou de colère comme cela lui arrivait si les circonstances ne lui imposaient pas toute la retenue qu’on attend d’un dépositaire de l’ordre universel et même plus si on aime la géométrie. Il joignit ses paumes un peu humides toutefois.
— Essayez, dit-il d’une voix d’homme cette fois, de penser à autre chose, mon fils. Stop ! (ici il élève la main comme si elle avait le pouvoir d’arrêter les répliques attendues de pied ferme) je sais ce que vous allez me dire : je ne suis pas votre père.
— Je ne suis pas votre fils…
— Bref, comme dirait le docteur Bianchon… heu… Vincent, qui n’a rien d’un Céline, comme vous le savez…
— Alas… !
— Je pense… si toutefois vous me laissez penser… que nous devrions parler d’autre chose. Et même pas parler du tout. Autrement dit de nous taire, comme dirait La…
— Vive le maréchal !
Sur ce haut cri, Jehan Babelin s’effondra. Le curé le vit se recroqueviller sous le drap et s’immobiliser. Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’ecclésiastique soulève le drap pour constater la mort de sa brebis égarée. L’odeur lui arracha une grimace. Il ferma bouche et yeux, se pinça le nez, recula enfin et fila comme un animal blessé hors du champ où le chasseur retient son deuxième coup dans le seul souci de ne pas rater sa proie cette fois. Car le curé eut le sentiment, en ce moment tragique ou en tout cas délicat, d’avoir échappé à la mort qui, dans son esprit apeuré, s’était glissé sous le drap à la faveur d’un AVC ou d’une de ces attaques dont le docteur Vincent avait le secret. Il parcourut la mezzanine en un rien de temps et si le docteur Vincent ne l’avait pas reçu dans ses bras d’athlète encore vaillant pour son âge, il eût dégringolé l’escalier et sans doute eût eu moins de chance que la fois où il s’y était seulement tordu la cheville, ce qui avait fait bien marrer tout le monde.
— Qu’est-ce qui vous arrive, nom de D… ! s’écria le bon docteur qui crut aller à la renverse mais eut la chance ou le bonheur de trouver la rambarde à la mesure de son attente. Ensemble ils roulèrent sur le tapis de la mezzanine et Jehan Babelin, qui s’était levé en même temps que sa queue, les reçut avec un « Ha Ha » qui mit fin à toute interprétation abusive, voire malintentionnée.
Referma le volume pensant épais. Trônait dans son aquarium, ventilateur sollicité par la fumée qui hésitait sous la porte de verre, formant des tentatives de fuite vers cet autre espace où la Rouquine consultait, le menton dans une main et l’autre main tournicotant une mèche descendant de la tempe. Personne autour. Bureaux désertés à cette heure. Mais tous les bureaux n’étaient pas occupés à l’heure du briefing. Chômage. Les fenêtres basculantes renvoyaient des reflets de circulation rare. En face, rien de changé, pas même aux carreaux, sales ils étaient, et les plantes des jardinières périssaient depuis l’hiver, alors que le printemps battait son plein. Il jouait avec un crayon, à faire des ronds et des ratures, les yeux sur elle, ne sachant que penser d’elle, qui avait si peu de talent, mais, en temps que rédacteur en chef, il lui disait le contraire. Chaque jour il renouvelait ce qu’elle ne recevait plus comme un compliment mais comme un fait. Belle chevelure rousse auburn. Ample, bouclée par endroit, des boucles d’oreilles rutilaient. Elle n’exhibait plus l’anneau nuptial qu’elle lui avait imposé au début de. Doigts agiles. Il écrivit une série de mots sans parvenir à en trouver la phrase. L’écriture est une activité biologique, sinon on n’écrit pas, et on devient journ. Passa le mot sous le silence de son tapis. Là-dessus jouait au 421, seul avec son. Le garçon lui apportait ce qu’il n’osait plus boire au comptoir depuis que. Rarement installé à table à l’époque. Regardait les autres. Écoutait sans mémoriser, en tout cas pas dans le détail pourtant nécessaire si le roman que je. Il écrivit le titre, le ratura, sans nervosité, presque sans sentiment. À midi le soleil n’entrait pas dans cette. On n’entendait plus l’ascenseur, les voix du palier, la cafetière. La question avait toujours été, depuis sans doute l’enfance, même la plus lointaine et donc la plus proche de : « Qu’est-ce que je fous ici ? » Elle se leva et se pencha à la fenêtre qui jouxtait son écran. Sa cigarette était éteinte. Bout liège. « Il faut que j’arrête. » Ces résolutions sans solution. Puis elle pivota, sans doute sur un talon, et le regarda comme si elle arrivait et qu’il l’attendait. Il renversa son dossier et croisa ses bras sur sa bedaine, le crayon entre deux doigts, elle allait lui demander si ce sujet avait encore (aujourd’hui) quelque chance d’intéresser le p. Il s’en foutait. Se foutait autant du p. que de ceux qui crevaient sous les bombes quelque part aux frontières de notre. Elle lui reprochait quelquefois son insensibilité. Or, il était sensible. Il en crevait même, d’être sensible. Et ça lui coupait ses moyens. Elle ne comprenait pas que l’âge a des effets sur. Elle entra. La porte de verre sembla se gondoler, sans doute à cause du mibémis par les gonds. Entrouvrit puis alluma la. Leurs volutes se croisèrent puis se mélangèrent plus haut. Le ventilateur gémissait.
— Moi je suis prête, dit-elle.
Elle écrasa le mégot.
— Tu en sais autant que moi alors…
— Ça nous occupera tout l’après-midi…
— On couchera là-bas. Je connais un… Mais as-tu oublié ton enfance à ce point…
— Pas connu de géant Babelin.
— Jehan. Vincent dit qu’il est ressuscité.
— Quelle blague !
Pas d’autre métier. Pas de famille suffisamment aisée pour entretenir des relations étroites avec. Il en était arrivé là à force d’abandon. Et ça le minait. De plus en plus. Avec l’âge. Elle était trop jeune pour comprendre. Et puis elle n’avait aucune ambition littéraire. Cherchait autre chose que l’aventure. On n’était pas fait pour se comprendre ni s’. Aveu tardif. Il serait alors trop tard. Pour. Il arracha sa veste de cuir à un dossier. Vérifia le contenu de ses poches. Parut satisfait. Elle balançait son sac à main. Il n’avait jamais fouillé dans ce. Retenue inexplicable. Elle lui tapota le dos au passage. On y va !
Dans la voiture, il cessa de se demander ce qu’il foutait là. À l’époque du procès, celui de Ben Balada, il se fichait de gâcher son talent dans ces sortes de recherches sans archéologie littéraire. Du judiciaire pur. L’institution vous y contraint. Et ses larbins appliqués. Sans compter la concurrence des autres chroniqueurs. Et ces forums où il apparaissait quelquefois. Sa calvitie. Ses lunettes aux verres légèrement teintés de rose. Bonbon des yeux. Elle croisait d’hypothétiques guiboles. Se grattait le genou comme L. dans ce massacre d’H. qui fait encore école malgré la connerie de F. (tu confonds pas, des fois ?) Tout vieillit, pour cause d’irréversibilité. Pas le moment de pensa-t-il en manœuvrant le levier de v. La route serpentait, mangée d’arbres rabougris mais feuillus. Ici ou là, mais où. Ils arrivèrent par le château d’eau et elle poussa un petit cri comme si elle le reconnaissait. C’’était le même mais sans carreaux. Un âne paissait au pied. Des bobines vides gisaient dans l’herbe pourtant fraîchement tondue autour. Il bifurqua pour atteindre la rue où Jehan Babelin mais sur le portail un écriteau de cuivre indiquait Jean et pas Babelin. C’était là.
— Tu es sûr qu’il n’est pas mort… ? dit-elle en mettant pied à terre.
— Vincent le dit… alors…
Il rompit la chaînette et, le portail étant fermé à clé, il appela, d’abord « Vincent » puis « Babelin » et ce fut le curé (un de Vermort mais est-il n. d. l. r. ?) qui s’amena en dandinant dans une soutane fendue comme au Crazy Horse. Pas de jambes poilues mais un tergal au pli impeccable. Nota que la ceinture s’ornait d’une boucle d’inspiration texane. Vous êtes… ?
— Oui… Je suis… et voici ma…
Le curé se plia pour saluer. Elle portait des espadrilles sans une seule trace d’usure et les lacets remontaient sur ses mollets récemment colorés au soleil d’Andalousie. Elle sentait encore l’algue et le coquillage. Un soupçon de chuleta chez l’Anglais. La Guita aux lèvres qui exposaient les conditions de l’entretien avec. Il buvait ces paroles, une main cherchant la fente pour se glisser dans la poche, tel il se donnait une allure qu’elle apprécia, plus tard elle dit j’ignorais que les curés pouvaient aussi être jeunes /aussi jeune que moi /crois-tu qu’il était beaucoup plus vieux ne disant pas âgé car elle n’y croyait pas. Le curé passa devant, après une politesse d’usage et ils le suivirent. Un escalier montait, un autre descendait, ils montèrent et la porte était tenue ouverte par une chaise paillée. Ils entrèrent.
— La chambre est en haut, dit le curé en désignant la mezzanine et l’escalier qui lui aussi montait, en tout cas dans ce sens.
— Il dort… peut-être…
— Il ne dort pas. Il lit.
— Ah oui ? Et il lit quoi… ?
— Un livre de monsieur… qui m’excusera si je n’ai pas retenu le titre… Je lis beaucoup, mais sans doute pas assez…
Il était déjà dans l’escalier, agile comme la chèvre qui. Elle sembla s’accrocher à ses basques. Il les suivit sans chercher à tenir la cadence. Sur le palier, le curé les arrêta et porta son index à ses lèvres.
— Vous connaissez ses colères… fit le curé en sourdine.
— Tu connais ça… ? dit-elle sans le regarder.
Il connaissait. Lui aussi pouvait se montrer colérique. Mais pas avec elle. Sans elle. Jehan lisait. Mais c’était La connaissance… Pas… Il faillit dire qu’il ne s’appelait pas Emilio… Mais Jehan Babelin explosa alors de joie. Il ne sortit pas de son lit. Il ouvrit ses bras. Il sentait la lavande et la pisse.
— J’embrasse beaucoup ces temps-ci, exultait-il. On m’a cru mort. À cause de ce con de Vincent. Mais je suis en forme…
— Oh pas tant que ça… précisa le curé qui fit mine de se retirer alors qu’il n’en avait pas la moindre envie. Il avait hâte de mieux connaître Gadda. En personne SVP !
— Yo soy que soy ! clama l’ex moribond. (il se gratte le front, peigne un sourcil avec un ongle) Mais par contre je ne sais plus où j’habite…
— Que non ! dit le curé qui s’interposait. Habiter, vous savez où. (se tournant vers la Rouquine) C’est le temps qui va pas chez lui…
— Et du coup j’ai bien cru que ma dernière heure était arrivée !
— Nous l’avons tous cru, avoua le curé. De bonne foi…
— La foi que Vincent vous a inculquée, profitant de mon état pour vous soumettre à la Science !
Le curé recula. Il interposa cette fois seulement la paume blanche et molle de sa main. C’était un curé sans jardin. Et comme il lisait peu, il avait de bons yeux. Comme si les yeux ça servait à quelque chose quand on n’a rien à dire !
— Installez-vous, les amis ! Prenez place. J’ai monté moi-même ces chaises. Je monte et je descends, par pur esprit d’exercice.
— Au lieu de prier pour son…
— Je ne prie pas « pour », nom de… Je prie ceci… ou cela… ou mademoiselle…
— Madame, fit-elle sans rougir.
— …de, acheva-t-il, mais ce n’était pas une conclusion.
Pendant que le curé augmentait l’éclairage par écartement des lourds rideaux qui plombaient sur le plancher vaguement disjoint, on se regarda longuement, le sourire aux lèvres, à voir qui poserait la première question ou qui y répondrait sans lui laisser le temps de la poser. Puis le curé descendit et remonta avec le café et des bouchées « de toute sorte ». Ainsi elle ouvrit la bouche pour ne rien dire et Jehan admira la perle sur la langue. Il en connaissait les effets sur. Mais leur réputation était exagérée, selon ce qu’il en savait. On peut fumer, bien sûr. Alors je… (renversement de la vapeur) je redevins l’auteur que j’avais cessé d’être sans le tuer. Je m’appelle Alfred Tulipe. Mettons. J’habite loin, très loin de Nantucket, mais j’y vogue souvent, possédant le lit de Faustroll dont j’ai hérité par friction de la lampe. Elle la frictionnait elle aussi, et depuis elle ne portait plus l’anneau. Jehan la sentait mariée, il ne savait pas pourquoi, mais il me demandait confirmation de cette hypothèse intuitivement conçue rien qu’en me jetant un regard complice de temps en temps, entre deux questions qu’elle avait préparées alors que j’avais négligé de m’y mettre, dans ce vieux merdier que je croyais enterré pour toujours ou en tout cas jusqu’au jour de ma. Il me disait, sans le dire, qu’on ne finirait pas la journée sans partager un bon verre de ce vieux (tu sais… tu sais toujours… tu sais encore… vieux…) /dire que j’avais dormi dans cette pièce qui, de mon temps, n’était pas une chambre, mais la.
— Ah la la ! ânonnait Jehan Babelin en remontant le drap sous son nez humide et froid, si je l’ai connu, Ben Balada ! Plus que vous ne pouvez croire. Comme deux…
— Nous étions souvent deux en ce temps… ajoutai-je mais incomplètement.
— Béni soit-il ! psalmodia le curé.
On n’avait pas touché aux cierges qui d’ailleurs n’avaient pas été payés. Pas encore. Ou encore un crédit à accorder à ce con qui n’arrivait pas à mourir alors que tout le monde s’accordait pour le vouloir sans lui demander son avis. Il y a des choses qu’on ne recherche pas quand on a hâte de retrouver la vraie nature des jours pour lesquels on a été conçus. Mais Jehan Babelin entretenait de coupables rapports avec le désir qu’il confondait avec la prière. Mort, quelqu’un hériterait. Mais quel fils putatif ? On me lorgnait comme si j’en savais quelque chose. Je n’étais pas venu pour ça. Et cette idée n’avait même pas traversé la cervelle pressée de ma compagne de travail. Le curé, assis sur la chaise voisine, me caressait le genou, le tapotait, l’étreignait sans insistance cependant, et je redevenais moi-même. Cet enfant avait voulu devenir écrivain et il ne l’était pas devenu. Quelle tragédie journalistique !
— Ensuite, dit Jehan Babelin, on mangera un morceau et je vous raconterai des histoires que Rick connaît d’ailleurs mieux que moi, comme s’il m’avait fait devenir ce que vous voyez… heu… madame.
— Il est bien tôt pour y penser, dit-elle, tout à son calepin numérique.
— Vous coucherez ici. (il nota un frissonnement de ses joues rosies par l’effort de ne pas y penser) Ne me dites pas que vous avez retenu une piaule chez ce con de Barman… !
— Ils vous le disent pas, mais ils l’ont retenue, fit le curé presque joyeux, mais à une bonne distance de ce qu'il en pensait. Même que c’est moi…
— Je ne vous ai d’ailleurs pas remercié pour ce service, dis-je, mon p…
— Voilà qui mérite récompense, s’écria Jehan Babelin. (toisant le curé d’aussi près que le lit l’y autorisait) Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, mon p… ?
— Hé bien je ne sais pas…
Jehan Babelin (me regardant avec son air de) — Il est venu sans son chapelet. Je le connais. N’y songez donc point, mon p.
— Mais à quoi voulez-vous que je songe, enfin !
Rires. Elle et Jehan. Le curé se renfrogna. Je tapotai sa main qui tapotait mon. Elle décroisa ses jambes et les recroisa. Les narines de Jehan frémissaient. Enfin, le soir s’annonçant par une brise tout ce qu’il y avait de tiède et de propice aux déshabillements sans passion plus qu’il n’en faut pour demeurer ce qu’on vient de cesser d’être, le curé referma sa soutane, cessa de me caresser le, mâchonna une dernière fois son cigare et, profitant de la célérité de ses talons, reluqua une dernière fois les mollets sanglés de la Rouquine dont il rappela aussi soudainement que hors de propos qu’elle avait habité le village et qu’elle y serait née si la sage-femme n’avait pas déserté les lieux pour aller voir ailleurs. Elle rougit, ce qui enflamma ses éphélides. Elle savait se montrer plus belle qu’elle n’était.
— Non, non ! Ne vous donnez pas la peine de vous lever. Restez assis. Et couchez-vous tranquilles ce soir. Je vous demanderais seulement d’attendre le docteur Vincent… j’ai un mourant sur les bras… confessé et absous… ah mé cé qué Vincent est devenu presque fou de joie quand je lui ai annoncé, mon cher Rick, que vous nous honoriez enfin d’une visite tant attendue, vous pouvez me croire, tant par les uns que par les autres… Il sera certainement ravi de revoir notre belle rouquine dont il dit se souvenir… à moins que ce soit de votre mère… (hésitation)
— C’était mon père le rouquin. Ma mère était…
Mais le curé, tel le hibou dans le premier rayon rayonnant, disparut dans l’escalier et la porte claqua, ce qui fit sursauter le pauvre Jehan qui commençait à s’ennuyer. Je connaissais cette impatience. À l’époque de l’enfance, on se mordait les uns les autres pour manifester ce genre de fâcherie. Oh ! Rien que le sang ! Pas la chair. Le sang. Pas menstruel comme aujourd’hui. Le sang tel qu’on se l’imagine quand on ne sait pas encore ce que c’est d’exister sans cesser de vivre.
*
— Je suis sûr que le docteur peut vous arranger ça, lâcha Jehan Babelin toujours plus entouré de draps et de coussins.
— Et comment ? fit le docteur.
— Vous me le demandez ? À moi… ?
— Et que oui je vous le demande, Jean !
— Et comment voulez-vous que je le sache ? J’y ai jamais mis les pieds, moi, dans cette prison.
— Il s’en est fallu de peu… (c’est la Rouquine qui parle, elle semble savoir de quoi elle parle, elle a étudié le dossier pendant que je)
— Mais pas pour la même raison ! s’écria Jehan qui se mit à râler comme si la mort revenait le visiter en commençant par les pieds, comme Socrate. (tournant péniblement la tête vers le docteur qui ne s’est pas assis faute de chaise) On vous y a surpris plus souvent qu’à votre tour…
— Mais de quoi parlez-vous donc ? (indigné) Le tribunal m’avait demandé… alors je… ah ! mais c’est de l’histoire ancienne !
— C’est justement pourquoi on est là, dit la Rouquine visiblement heureuse de voir le docteur dans les cordes, soumis au punch du moribond qui râlotait sans plus pouvoir extraire un mot de sa bouche grande ouverte pourtant, comme si l’air manquait à son inspiration. Je ne sais pas qui a voulu qu’on y revienne, dit-elle avec son charmant accent limousin, mais maintenant qu’on y est…
— Vous feriez mieux d’aller vous coucher, dit le docteur exaspéré. La nuit porte…
Je me levai. (vapeur renversée de nouveau) Ils laissèrent la voiture dans l’herbe près des chiottes municipales. L’hôtel n’en était plus un depuis longtemps, mais sa lanterne brillait gaiment dans la rue obscure. La chambre était étroite et sentait la lavande des dessous d’oreiller. La fenêtre, restée ouverte pendant le temps des parlotes, avait laissé entrer une myriade d’insectes aussi divers qu’importuns. Elle se cacha sous les draps, en fœtus. Qu’est-ce que je fous ici… là… pas chez moi… ? se dit-il devant un miroir qui ne lui ressemblait pas. Ne pas savoir où. Il écrasa un être bruyamment ailé, à même le miroir qui pivota oblique, lui s’attendant à ce que son reflet suive ce mouvement, puis ajustant le dossier d’une chaise à sa position réelle dans ce décor de pacotille dont il ne parlerait pas, le public étant censé aiguiser son opinion sur la question de la libération anticipée (par quelle procédure ?) de Ben Balada que Lazare avait déclaré attendre « comme le Messie ». Quelle suite donner à cette histoire ? Ça ne dépend pas de moi mais de…
— Qu’est-ce que tu marmonnes [ici elle prit le temps de caresser son nom, mais ne le prononça pas aussi clairement qu’elle y pensait] ajoutant : mon chéri ?
Un balcon eût été. Il se pencha à la fenêtre, harcelé par. La ruelle paraissait mouillée. Il n’avait pas le souvenir de cette pluie. Il n’avait pas plu pendant le trajet de la maison de Babelin jusqu’à l’hôtel. La nuit était doucement tombée et ils avaient poussé la porte sans la pluie qui. Une dondon chaussée de charentaises, les manches retroussées jusqu’aux coudes, les accueillit et. Ensuite [voyons…] elle sortit de la douche, nue et frissonnante, chassant les insectes avec une serviette qui acheva sa trajectoire sous le radiateur, tablette de marbre vieux, sans veines visibles ni cette perfection qui d’ordinaire émane de, où elle avait posé son sac à main maintenant ouvert, où il jeta un œil de loin, d’aussi loin que c’est possible dans un espace aussi réduit.
— Viens m’en parler. J’ai froid !
Il se glissa sous le drap, nu lui aussi, coulissa jusqu’à ces fesses encore humides, banda puis entreprit de jouir avant de parler. Elle s’esquiva.
— Pas maintenant que je suis propre !
Il s’allongea sur le dos, soumis aux suggestions graphiques d’un plafond qui n’avait pas connu mieux depuis longtemps. Dire tout. Revoir les lieux. Considérer comme un mathématicien le nombre d’années écoulées. Redevenir ce que j’étais avant de. Elle s’en fout. D’ailleurs nous n’en avons jamais parlé. Elle ne trouvait pas le sommeil dans ces conditions et finissait toujours par le lui reprocher. Nous ne sommes pas comme les autres.
— Tu ne comptes tout de même pas que je vais me mettre à l’ouvrage ! grogna-t-il.
— Tu en es bien capable. Je te connais.
— Tu ne sais rien de moi. Tu n’as pas lu. Tu ne connais que. Avant j’étais. La rupture avec soi. Cette interruption au moment de. On n’y est pas préparé. Ni par filiation ni par expérience. D’ailleurs sur quelle expérience compter alors que. Si peu de temps à traverser ce qu’ils nomment jeunesse et qui n’est que le plus court trajet d’un point à un autre.
— Parle ! Parle !
— Vivre aussi vite tue l’homme qu’on a en soi.
— Ou la femme…
— Pas de femme ici.
— Oh !
— Je ne veux pas dire que. Quelle méprise t’inspire ? Je ne suis pas venu pour. Ce ne sont que des personnages.
— Il a bien fallu que tu en rencontres quelques-uns pour…
— Je te revois. Jupette et petits souliers vernis au blanc. Bouclettes de feu.
— Ce n’était pas moi. Tu n’as jamais vécu ici… !
— Je sais ce que je. Ou je ne le sais pas et je crois. Si je sortais maintenant, ne sachant où aller dans ce village fermé la nuit, où crois-tu que mes pas me mèneraient ?
— Je suppose que chez Jehan Babelin. Il est mort.
— Non. Pas cette nuit. Personne ne meurt avant que Ben Balada n’ait franchi le seuil de la prison dans le sens de la liberté cette fois. Et les caméras cadrent la rencontre. Trente ans après. Lazare n’est plus un enfant. Anaïs a vieilli. Le comte marche avec une canne. Et toi… ?
— Moi je m’endors parce que je ne comprends que ce que je veux comprendre !
Oui, oui. Il sortit. Sortir de cet endroit qui n’est pas une maison parce que c’est. Il pleuvait. À petites gouttes têtues. La rue avait conservé son pavé d’antan. Aucun signe de rénovation abusive. Même le trottoir est de pierre. La rigole peuplée de traces impossibles à identifier. Il les suivit. La lumière baissait, les lampadaires s’espaçant. L’herbe était noire. Les pissotières sentaient. Arbres fantomatiques et façades déboussolées. Il atteignit le pont vieux. Coupé depuis longtemps. Plus long le nouveau recevait un balayage blanc cru sous ses arches. Qu’est-ce que je fous ici ? Je ne lis plus. Je n’en parle plus. On veut savoir et je n’ai plus la force de. Elle prendra ma place. Dès demain. Folle de nouveauté. Cette sortie renouvelant le thème entrevu à l’époque du procès. J’étais là. Il mesura ces pas. Il savait tout de ces lieux. Et elle voulait en savoir plus. Moi le Chauve. Elle la Rouquine. Plans sécants de l’actualité à propos d’une histoire si vieille que même les preuves ont disparu. Avec les objets du délit. Un dossier illisible à moins d’en prendre le temps comme Gaddis. Mais je n’ai pas le temps. Je ne l’ai plus. L’ai-je jamais eu ? Je n’en sais rien maintenant. Clopin-clopant. La casquette à la main comme pour faire la. « Sous un soleil de plomb ». Les tics d’écriture enseignés dans les écoles. Ainsi vous direz tous la même chose à propos de. Vous n’aurez pas le roman. Vous aurez le temps. Et il passera.
« Toujours derrière son petit. Comme la poule… » La comparaison n’était ni bienveillante ni pertinente. Elle trottinait dans les pas de son. Ici trottoir étroit on va sur la chaussée. Chiens et pigeons crottent. Des seuils ainsi souillés et la vitrine d’un horloger révèle un spectacle de charpente effondrée poussière avec le vent de l’arrière-boutique aux fissures du pas de porte. Lazare se dirigeait droit vers le pont vieux puis virant à bâbord il s’engagea dans le chemin de Vermort qu’on appelle aussi la route des feuilles un vieux bouquin /de messe dit-on/ s’y effeuilla avec d’autres pans d’automne / « cette année-là ». Ici /au château/ Anaïs Cérastin perdit son prénom le retrouvant une fois sur la route vers son chez-soi. Trois fois par semaine même en août alors qu’Octave prenait son congé. La première fois /qu’elle revint du château ayant décroché l’emploi de factotum il se demanda si ce terme avait un féminin non car fait et tout n’en ont pas un verbe n’a pas de f. ni un adv. et tandis qu’elle lui contait ce qui était arrivé à son prénom celui qu’elle portait depuis […] années et porterait en dehors des limites de Vermort le château et encore que le balai ou autre chose à la main quand elle pensait à elle c’était toujours à Anaïs mais la comtesse avait rechigné au moment de remplir le formulaire d’embauche :
— Cérastin… ? [moue si expressive qu’Anaïs cru que ce nom, qui n’était pas le sien car /« oui oui je sais » fit la comtesse/, inspirait à celle-ci un sentiment incompatible avec ce qui venait d’être convenu entre elles] — puis la comtesse leva son stylo et marmonna : « Vous ne pouvez pas vous appeler Anaïs !
(crispation d’Anaïs Cérastin, les doigts triturent un coin de foulard)
— C’est pourtant bien ainsi que je me nomme… Madame…
— Je l’entends bien, mais…
— Ah hé bé s’il y a un mais… je voudrais bien savoir lequel !
C’était un cri du cœur. Et la comtesse en saisit la douleur, l’associant à la nécessité de bosser pour compléter des revenus familiaux à la dérive, car Octave Cérastin avait la réputation de. Elle secoua une tête amusée, ce qui ne rassura pas la pauvre Anaïs qui mouillait sa culotte malgré le resserrement de ses cuisses. « Mais enfin… Madame… ? »
Comme c’était une question, la comtesse pencha sa tête sur son épaule nue et, sans cesser de sourire, s’expliqua :
— Vous n’êtes pas sans ignorer que je me prénomme moi aussi Anaïs…
— Et pourtant nous ne sommes pas sœurs !
Autre cri du cœur. La comtesse pensa qu’elle ne pouvait plus demeurer assise derrière son petit bureau Empire et elle se mit debout face à son interlocutrice, des fois que ce fût là (ainsi le pensa-t-elle) la manière d’établir une sorte d’égalité, entre femmes, ou autre chose « ma foi je n’en sais rien et je m’en fous mais je ne veux pas que cette… Jamais je ne pourrais l’appeler, surtout la sermonner, en usant de mon propre nom ! Anaïs ceci ! Anaïs cela ! J'exerce encor quelques savants métiers… Non, non ! Quant à l’appeler ma fille ou je ne sais quoi encore ah non ! (ainsi parla-t-elle ce soir-là au comte qui se demanda si Fabrice avait un féminin… il miglior fabbro… hum… hum… mais si… je t’écoute… mais enfin… ah oui certes… je ne me vois pas interpeler un Fabrice, en tout cas pas ici, pas sur nos, dans) « Vous vous appellerez Octavie !
— Vous voulez dire que vous m’appellerez Octavie ?
— Cela vous déplaît-il… ? On peut changer… Je m’inspirais de votre…
— Comme il n’y a pas de féminin à Fabrice… plaisanta Anaïs, mais elle se reprit aussitôt et pensa tout haut que pourquoi pas Octavie puisque mon heu mari m’appelle déjà comme ça et elle revécut instantanément ces moments de brûlante intimité « comme si je t’appelais Fabrice qu’est-ce que tu en penserais cochonou /chut ! Lazare ne dort pas à cette heure et pourtant »
— Cela vous va-t-il finalement dit la comtesse, ayant patiemment compté les secondes nécessaires à la réflexion nonchalante d’Anaïs qui ne trouvait finalement pas l’idée si mauvaise que ça.
— Hé bé mettons que je m’y suis déjà faite mais je ferai attention à ne pas…
— Faites comme bon vous semble pourvu que le service soit aussi bien fait.
Ainsi « Octavie » rentra chez elle pour s’y préparer devant le miroir fendu de haut en bas de l’armoire héritée de la belle-mère. Octave bougonna dans le lit.
— Tu m’appelleras plus « Octavie… » ?
— Je m’y étais habitué… mais de savoir que je suis plus le seul, ça me dérange… faudrait pas que de conséquence…
— Tu veux que je t’appelle « Fabrice… »
— Ya pas de féminin à Fabrice.
— Hé bé et puis après !
Renseignements pris par le petit Lazare qui ne dormait pas, mouillant son grand mouchoir de soie dont un angle se tortillait dans sa bouche et l’automne faisait un bruit de feuilles qu’il avait envie de piétiner comme on se jette à l’eau. Renseignements à ajouter aux autres et cette eau ne lui inspirait jamais de bien heureuses pensées car Lazare, l’autre Lazare, qu’on appelait Lazare où qu’on se trouve, au château ou ailleurs, collectionnait aussi les renseignements et l’eau n’y était pas pour rasséréner la tragédie familiale. Le lendemain, dans la cour de récréation, l’un renseigna l’autre sur la question du prénom de sa mère et l’autre se demanda encore si son aîné s’était jeté à l’eau, s’il y était tombé ou si on l’avait poussé. Et quand leur prénom fut prononcé, ils tournèrent la tête en même temps.
— Tu vois, dit l’un, que ma mère a raison…
— Tout de même… Mon père va en faire une impuissance que je serai le premier à payer…
Ils savaient de quoi ils parlaient. Ils en parlaient souvent. Prenant soin de ne pas « renseigner ». Mais à table, l’un et l’autre père n’avaient pas modifié leurs postures réciproques. Et les fils de l’un et de l’autre étaient toujours en quête de renseignements.
*
Barman écarta un peu le rideau et se mit de profil par rapport à la rue, comme en duel. Elle trottait derrière son rejeton. Et ils prirent la rue qui descend, qu’on ne prend jamais si on n’a rien à faire du côté du château. Heureusement, Octave était au travail. Mais le comte, lui, était en avance et il sirotait son cognac « espingouin » au comptoir, juché sur un tabouret « américain », les yeux clos ou à peine entrouverts, pointe d’un pied agitée par on ne pouvait savoir quelle région obscure de son cerveau tourmenté que là par contre on savait un peu ce qui le tourmentait et que même c’était souvent un sujet de conversation sauf que personne n’était aussi bien renseignés que les Lazare au sujet de. Ce qu’on vient de. Il eût aimé les pister comme dans un polar, mais il était seul derrière le comptoir, quand toutefois il ne se précipitait pas vers la vitrine pour vérifier une hypothèse subitement inspirée par un passage furtif ou un éclat de voix pas encore d’origine identifiée. Le Cérastin de Lazare, il avait pas l’air amical. Et son Anaïs d’« Octavie » ne cachait pas son inquiétude, pour autant qu’on avait pu en voir d’ici. Le rideau retomba, mais pas de beaucoup, car il l’avait à peine entrouvert et les mouches n’avaient pas bougé. Il passa derrière le comte et, pivotant sur ses talons, qu’il avait prestes comme avant de, il reprit sa place devant l’évier, posant ses grosses mains de chaque côté, comme s’il allait l’arracher. Le comte, lui, avait suivi la scène dans le miroir. Et pas un détail ne lui avait échappé. Il avala l’autre moitié de son verre et se redressa comme s’il ouvrait son parapluie et que le vent s’entêtait encore à l’en empêcher. Barman se doutait de quelque chose, mais, dit-il plus tard à ceux qui n’avaient rien d’autre à faire que de l’écouter, il se doutait de « quelque chose ».
Fabrice arriva au beau milieu des explications. Anaïs, la comtesse, était assise dans sa bergère de soie écrue, les mains parfaitement immobiles sur les accoudoirs qui trahissaient d’autres usages moins statiques, Anaïs, « Octavie », se tenait toute droite au bord du tapis persan qui en avait vu d’autres et Lazare, l’autre Lazare, auquel la comtesse n’avait pas imposé un changement de prénom, sans doute parce qu’elle n’en avait pas trouvé le moyen, gesticulait sur le même tapis, sa veste de velours noir voletant avec ses bras et sa voix occupait tout l’espace de ce qui avait peut-être commencé comme une conversation mais n’en était plus une. Le comte, un peu troublé par ce qui lui montait à la tête (les cojones en bord de route), pensa siffler la fin de la partie, mais Lazare se retourna et il (le comte) eut la sensation de se trouver devant un boxeur qui n’avait pas l’intention de lui laisser une chance alors qu’il en avait une folle envie. Puis les mots, les formidables mots, retrouvèrent leurs sens et les modalités de leur prosodie et enfin Lazare se tut :
— Si c’est à propos de l’usage que nous faisons ici, avec l’accord de madame Cérastin, du prénom « Octavie », je n’ai pas d’explication logique ni sensée à vous… à te…
— Je me fiche de ce que vous faites dans vos lits les uns et les autres, grogna Lazare qui serrait bien fort ses poings apparemment doués d’acier et de célérité.
— Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? demanda la comtesse de sa voix de soubrette. Ça fait dix minutes qu’il s’exprime sans nous laisser le temps d’en faire autant et je n’ai rien compris à…
— C’est à cause de votre… Lazare… murmura Octavie.
— Hé bé quoi « Lazare » ?
— Ben Balada sort demain et… commença la comtesse.
Interrompue par le coup de poing du comte sur le guéridon qui la jouxtait. Il venait ainsi d’imposer un silence royal. Même Lazare Cérastin, qui le dépassait d’une bonne tête, s’était immobilisé comme si un couteau venait de s’appliquer sur sa gorge encore brûlante de paroles inutiles.
— Tu ne le savais pas… ? fit la comtesse qui suait des joues.
— Comment osent-ils ?
— Que voulez-vous faire ? dit Octavie sans attendre de réponse.
Le comte dirigea son regard vers cette. Il ne la « foudroya » pas. Au contraire elle ressentit une certaine douceur. Il ne l’avait jamais bousculée. Ni même. Et puis elle n’avait rien à voir avec. Sauf Lazare. Son Lazare, même que personne n’avait songé à lui imposer un autre nom, pas « Octave » parce qu’elle n’aurait pas supporté les aléas de cette horrible confusion, lequel alors s’il vous plaît ? mais elle se taisait et le comte fouillait son regard comme si. Enfin il se tourna vers Lazare :
— Bien, bien. Et quel est le sujet de votre… de ta visite, jeune homme… ?
— Lazare est bien décidé à… dit Lazare sans achever sa.
— Lazare dit que Lazare est bien décidé à s’en aller avec ce Ben… je ne sais quoi !
— Filer où, bordel de D. ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Et toi, tu le sais, toi ?
Lazare fit non de la tête. Il savait seulement que Lazare avait prévu de cueillir Ben Balada et de l’emmener avec lui /on se doutait que ce n’était pas pour se venger de/ l’amour ne meurt jamais.
— L’Amérique, dit le comte.
Il occupa aussitôt l’autre bergère, moins usagée celle-là, car il ne s’en servait jamais pour et la comtesse, quand elle s’asseyait dans ce salon où trônait ces deux fantômes du passé familial, c’était toujours sur celle qui servait à. Il caressait la soie de l’accoudoir pour s’aider à penser.
— Tu ne le savais pas ? demanda encore la comtesse.
— Qui ne le savait pas ? fit Lazare avec un geste de.
Octavie n’osait plus rien maintenant. Le comte l’aurait possédée, là, sur le champ, elle n’aurait pas lutté contre cette. Elle souhaitait peut-être oh !
— Il faut faire quelque chose, dit la comtesse.
— Anaïs ! Anaïs ! gémit le comte.
Et Octavie crut qu’elle était en train de se jeter dans ses bras, non, entre ses cuisses, et elle laissa tomber son petit sac à main que le comte s’empressa de plaquer comme sur le terrain du temps de. Il (le sac à main) toucha à peine le sol (le tapis persan qui venait de) et Lazare, moins rapide, se redressa et tituba un peu sur un pied avant de retrouver son équilibre. Octavie s’était (un peu elle aussi) penchée pour recevoir de la main du . le. merci. Le comte laissa son haleine troubler sa langue et il ne trouva plus les.
— Quelle folie ! dit-il sans violence, presque avec douceur.
— Trente ans elle aura duré cette attente oh mon D…
Octavie, qui n’avait pas attendu tout ce temps, mais qui en avait craint le dernier instant, qui aurait lieu demain ou alors c’était déjà arrivé et oh mon D. il était trop tard et nous sommes là à nous regarder sans rien dire comme si c’était dans nos yeux que ça devait se passer maintenant chacun projetant son film dans le regard des autres /elle vit la comtesse allumer une cigarette et sur le bahut égyptien derrière elle il n’y avait pas de photo de celui qu’elle avait laissé se noyer ou qui s’était noyé sans elle et Lazare, son Lazare à elle, avait fini par plus savoir et ça l’avait placé dans le collimateur de cette ordure de Ben Balada /si monsieur veut bien (mais comment ne voudrait-il pas puisque la seule chose qu’il sait parfaitement imiter c’est désirer ?) me retirer je vais si toutefois madame n’a pas besoin je t’en prie Lazare laissons tomber cette histoire qui ne nous concerne pas/
— Que le Diable l’emporte ! rugit le comte et sa voix s’éteignit comme un feu de paille.
Il sortit. La comtesse sortit son mouchoir. Lazare les mains dans ses poches. Et Octavie, redevenue Anaïs K. (pas Cérastin) sortit elle aussi. Barman la vit revenir. Elle en mit du temps pour remonter la ruelle, puis elle entra et suspendit son sac à main au porte-manteau comme s’il se fut agi d’un chapeau et non pas d’un béret car un béret on ne le quitte que pour dormir et encore j’ai connu un type qui bonjour madame Cérastin Octave est de soirée si je ne me trompe…
— Mettez-moi une goutte et donnez-moi la clé et elle alla pisser il écouta le claquement militaire de ses fers sur le dallage de la cour la porte le jet à la turque elle revint toute colorée comme si elle s’était
— Je ne vois pas Lazare…
— Il est resté au château.
— Mais monsieur le fils n’y est pas… Je l’ai vu… pas plus tard que…
— Ben Balada sort demain.
Barman étreignit son menton à pleine main. Il voyait la scène. Sûr. Le gosse l’avait bien dit à la Cour : il avait été heureux avec. Et maintenant il ne l’était plus parce que vous prétendez. Vous, c’est-à-dire les pauvres cons que nous sommes que si vous en trouvez un parmi nous qui est heureux ou au moins se sent heureux même si pas tout le temps vous aurez bien de la chance et moi qui n’en ai jamais eu je vous dis
— On le dit, fit-il. Mais si vous le dites, c’est que c’est demain. Octave…
— Moi je me fiche de leurs histoires ! s’écria Anaïs luttant contre Octavie. Mais Lazare (le mien) s’est mis dans la tête… après tout ce temps… qu’il aurait pu se marier… et que j’aurais à m’occuper à autre chose qu’à essayer d’en avoir un autre… même une fille…
— À votre âge… Excusez-moi…
— Ne vous excusez donc pas ! C’est moi qui…
— Je comprends.
En vérité, il ne comprenait pas grand-chose, mais comme on en parlait beaucoup, surtout depuis qu’on le savait, qu’il sortait demain, avec ce chauve et cette rouquine qui tournaient là autour et Lazare (Cérastin) qui prétendait arriver le premier parce que son père était le gardien de. Il entreprit de chiffonner un vieux Bibendum qui ressemblait encore, à l’époque, à un bibendum. Ce sourire gras elle ne put s’empêcher d’en sourire. Et ainsi on croit que le moment est bien choisi pour courtiser la femme et on perd une amie. Des fois pour toujours. Barman se renfrogna sur cette pensée et s’empêcha, presque violemment tant le torchon se tirebouchonnait dans ses doigts et dans les sillons crasseux du bonhomme, de penser à ce qui arriverait si la femme était un homme et l’homme une femme. Avec des enfants toujours enfants pour que ça se complique encore plus. À quoi je pense hé bé si je vous le disais vous me croiriez…
— Il en met un temps !
— Il est peut-être passé par le ruisseau. Quand il était gosse…
— Je sais bien ce qu’ils faisaient tous les deux quand ils étaient… Et ce Ben je ne sais quoi en train de faire semblant de pêcher alors que ce n’était pas le bon hameçon…
— Quelques cacahuètes pour faire passer… ?
Mais ce ne fut pas Lazare qui entra. Ni même son homonyme… synonyme… comment vous dites (elle lui parlait dans l’oreille quand le comte entra) /des fois je perds mon vocabulaire…
— Ne m’en parlez pas, dit le comte qui reprit place sur le tabouret, retrouvant sa position première, comme s’il ne l’avait pas quitté pour se mêler de ce qui au fond ne le regardait pas… À l’âge qu’ils ont tous les deux, ils peuvent bien…
— Vous serez bien je ne sais quoi s’ils s’en vont en Amérique…
— Et non vous ne le savez pas…
— Mais elle s’en doute… si j’ai bien compris…
Elle écrasa méticuleusement une cacahuète entre deux incisives, les lèvres ouvertes comme si et la langue recueillit en vitesse ces éclats puis la mâchoire s’activa et la parole reprit le cours de la pensée et même la dépassa. Le comte attendait lui aussi, sans bien savoir quoi. Lazare avait dû prendre par le ruisseau. Et sous le pont il remonterait vers le centre, ce qui l’éloignerait. Barman s’en fichait. Octave l’avait prévenu qu’il ne viendrait pas ce soir à cause qu’il était responsable du vieux Ben Balada qui avait commandé un taxi et n’avait pas l’intention de s’attarder dans le coin. Savait-il seulement que Lazare... l'un ou l’autre… ? Le comte n’en savait rien car il n’entretenait pas des liens aussi étroits avec Cérastin Octave. Il connaissait mieux Lazare. Moins que Lazare. Et le destin l’avait privé de Jean, vous savez ? le noyé… là-bas… entre le désert et l’Atlas… un nommé Kateb… Vous vous rendez compte, comte ? L’écrivain. L’Eumolpe des vignes vierges de la littérature coloniale revisitée par l’immigration. Chacun sa merde, pensa Barman, mais la sienne n’entrait pas dans le roman qu’on est en train d’écrire, et de lire donc, vous et moi.
« Hé non, mon petit : ce n’est pas un inceste : car tu n’es pas de » entendit Anaïs comme elle remontait pour veiller sur l’enfant, veiller à ce phéno, comment a dit le doc, possible métaphore de l’Afrique chez nous, non : en nous : et elle remontait, entendant le père (supposé) évoquer cette tare familiale, des siècles selon ce qu’on pouvait en savoir si on avait le temps de consulter les archives, méthodique classement inventé et mis au point par un aïeul genre XVIIIe siècle ou avant du temps où les comètes. Le tapis amortissait sa lente précipitation. Elle haletait. Mais sa main glissait sur la rampe où les culottes. Temps jadis. Son esprit se heurta à la porte entrouverte. Il était en train de. L’enfant souriait. La petite bite agitée entre deux index. Le ventre spasmes. Lui aussi riait, mais rien ne sortait de sa bouche, mâchoire taillée dans cette chair de tableaux couverts de chancis. Profil qui l’avait intriguée du « temps des Colonies » /il le penchait sur la surface où le soleil de verre /noir et or cet Arabe /depuis je n’ai jamais fauté confessa-t-elle /et le petit Lazare grandissait dans une peau de plus en plus noire, lisse, rutilante sous le soleil /sa musculature se formant elle en concevait une douleur « hé non inceste sang » Si elle poussait la porte elle grinçait et alors. Ses index coulissaient mouillés de salive et les pieds se contractaient /peau plissée qu’il lui arrivait de lécher (elle) il l’observait alors sans commentaires chose rare de sa part surtout qu’il ne pouvait pas ne pas savoir (c’était bien avant l’ « invention » de l’ADN au service de l’enquête si jamais on en vient à /mais à cet âge ça n’éjacule pas, pensa-t-elle et elle entra évitant les lattes susceptibles (d’après sa connaissance des lieux) de trahir sa présence et par conséquent de lui donner raison (à elle) devant tout le monde : elle fit comme si de rien n’était et s’approcha du berceau dont la voile était gonflée comme un foc à la proue de. Métaphore. Je suis cet Arabe noir et or. Voici mon. Il lui écrivait quelquefois, sans régularité, peut-être même sans amour mais ça elle n’aurait pu l’affirmer surtout qu’il n’était pas pas/plus question de le revoir et de oh non. Le curé ne plaisantait pas avec ces choses. Cousin au degré x. Il connaissait les Colonies. Illustration et tout et tout. Ici, tandis qu’elle se penchait avec lui, il cessa de jouer (si on peut appeler ça comme ça) avec la petite bite et elle se demanda si l’expérience des langes était oh reproductible. Bien sûr elle ne lui en parla pas /ne proposa pas son sein /Octavie avait pris la journée pour « Il m’a l’air en parfaite santé, ce petit, gloussa Fabrice qui venait de jouer au docteur avec moi il ne joue pas avec lui je suis une autre celle qu’il veut que je sois
— Le docteur ne dit pas le contraire mais
— Mais quoi… ?
— Rien d’important… Histoire de femme… Un premier enfant…
— Le premier ? (il sursaute)
— Je veux dire…
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, ma pauvre.
peut-être une fille la prochaine fois mais avec qui »
Au dîner, elle fut avare de conversation. Certes il ne tenait pas à ce qu’elle en fût le sujet et c’était toujours ce qui arrivait si. Il but la moitié d’une bouteille, pas plus, ce qui ne l’empêcha pas de rougir comme si le feu qui le dévore de l’intérieur mais passons je n’ai plus l’âge
— Sais-tu au moins préparer cette poudre… ? dit-il sans la regarder piquouillant un morceau de viande pas assez cuit.
— La poudre de perlim… ?
— Tu veux rire ?
— Avec toi ou avec un autre !
— Cochonne !
Il l’emporta mais la dévora plutôt. Elle n’opposa aucune résistance à cet assaut qu’il renouvela mais la semence de marque Vermort ne contient rien pour. Puis l’été se mit à la fenêtre, noir cette fois, agité de lueurs venues du ciel, elle devinait des nuages mais sans les soumettre à l’anthropomorphisme qui la rendait obscure et vénéneuse quand elle en glissait un mot dans la conversation. « que s’est-il passé oh mon Dieu les colonies et cet enfant qu’on laisse se noyer sans et cet autre qui n’est pas sang » il revint avec de quoi boire mais cette fois sirupeux et légèrement alcoolisé et elle se laissa griser sans sang. L’air du désert caressait son visage et les palmes bruissaient dans son dos. Il était assis sur la margelle et peut-être l’attendait qui sait ? Elle demeura un (long) moment dans les palmes et il dut être au moins fasciné par ces voiles tissés par les femmes de sa race ô perpétuité. Mais ce n’est pas à cet endroit qu’il la. Ou qu’elle le. Ce soir-là, ils discutèrent de poésie et de ces choses auxquelles on n’attache en principe que l’importance de l’accessoire, amulette ou colifichet objets ponctuant les essais de conquête pacifique ou pire. Elle s’assit non point sur la margelle qui, par sa circularité même, imposait une proximité qu’il n’était pas question de. Pas pour le moment. Elle pensa à ce moment. Et il lui sembla qu’il en parlait. Mais plus loin la terrasse était agitée de lueurs et de masques et des rires mettaient en fuite les oiseaux de la nuit « ce sont des papillons » et comme il connaissait son pays elle l’écouta elle ne voulait plus revenir chez elle sans lui. Sa tante était laquelle de ces ombres. Il rit.
« Je suis Kateb, dit-il enfin, mais votre… fiancé m’appelle Eumolpe et pourtant je ne connais rien à la vigne nous sommes une dynastie d’écrivains mais pas comme vous croyez heu
— Pas de poésie… ?
— Quelquefois… mais je n’ai jamais voyagé comme Ibn… jamais plus loin que la montagne…
— Celle-là… ?
— Une de ces montagnes, je vous laisse choisir…
— Mais pour cela il faudra attendre le jour car je n’ai pas cette mémoire… je n’ai pas eu le temps… ma tante…
— Oh ! Oui, votre tante… Moi aussi. »
Elle rit à son tour, mais sans ameuter la terrasse aux papillons en fuite constante. Il ne l’invita pas à s’asseoir sur la margelle, circulaire, près de lui, comment continuer cette conversation si elle s’assoit à une distance mettons respectable qui pourrait la situer dans un angle tel que les profils, les épaules, non elle ne s’assit pas elle s’appuyait contre le tronc poilu d’un dattier des papillons tournoyaient et elle aimait ça, cette espèce de griserie que l’adolescence lui avait enseignée avant que quelqu’un songe aux Colonies et à leur temps qui ne passe pas qui existe déjà et qui revient. Maintenant elle emmaillotte l’enfant et attend mais ne dit rien à propos de et Fabrice attend fumant des cigarettes qui se tortillent dans le cendrier la nuit à la fenêtre il en sait autant qu’elle à ce sujet.
— Dans une heure, dit-il (elle ne le voit pas car l’ombre) nous dormirons tous (et elle pense à la mort)
— Une heure c’est beaucoup ! s’écrie-t-elle mais sans excès car l’enfant n’est-ce pas
— Moins si tu te tais…
— Je me tairai.
— Tu ne te tais jamais avant de…
— Je ne sais pas de quoi tu parles…
— Moi non plus je ne sais pas il y a quelque temps que nous ne savons plus de quoi heu… demain sera fait je veux dire : désires-tu toujours autant cette fille que je ne parviens pas à imaginer mais peut-être m’expliqueras-tu enfin pourquoi… ?
— Commence toi par ne pas parler !
Elle tâte les langes à l’endroit de. Bien. Elle se couche. La fenêtre aux carreaux à la fois transparents et disons ambigus. Se taire. Il s’est tourné, recroquevillé, il se calme, il a besoin de cette tranquillité, sinon. Mais elle ne s’endort jamais avant de penser au petit mort dont la gorge gargouille encore. Qui l’a vu se noyer ? « Elle était là ou pas ? Au moins, celui-là était de votre sang (la tante)
— Et pourquoi ne serait-il pas d’un autre telle qu’on la connaît maintenant que
— Je ne veux plus y penser, là ! »
C’est pourtant simple. Et ça se complique parce que la parole leur appartient et qu’il n’existe aucun moyen de les réduire au silence mais le silence ne contient-il pas mieux encore ce que la parole ne dit plus ? Chronologie des faits. Ils la connaissent. Comme l’échelle du grenier où le blé. Cette semence aujourd’hui sans promesse de. À quel moment perd-elle sa. Et pourquoi ? 1) Jean naît de ton sang. 2) Il se noie. 3) Kateb me. 4) Lazare naît pas de ton sang. De qui sera la fille ? Comme c’est amusant d’y penser ! On me prend déjà pour une pute. Et je deviendrais folle avant que ma fille connaisse l’amour. Quelle histoire à raconter à ceux qui ne se connaissent pas !
— Tu parles… (il ne se retourne pas elle voit le dos et la main étreignant la nuque)
— Toi aussi tu parles en dormant…
— Mais tu ne dors pas !
— Disons que tu rêves…
— J’ai l’habitude.
Famille je vous. Métaphore. Petite bite deviendra grande. Et alors… Moi seule le sait !
*
Kateb aimait les femmes comme on aime les hommes.
*
C’est lui qui lui a donné le goût de. Je ne suis pas comme ça. Et son p. non plus. J’ignorais que Fab l’était. Puis je l’ai su. Et c’est resté en moi. Rien n’est sorti. Ni avec lui. Ni à confesse. Ni au procès. Mais je ne savais pas que ça pouvait se donner comme une maladie. C’en est une ou pas. En tout cas il l’a donnée. Qui est Ben Balada ? Nos routes se croisent. Pourquoi ? Qui a voulu ? Fab a su dès qu’il l’a vu. Tout le monde l’a vu. Sauf ça. Mais Fab savait parce qu’il était comme lui. Sauf que personne ne savait que Fab. Et tout le monde a fini par savoir que Ben Balada. Comment c’est arrivé ? Comment cela aurait-il échappé à. Lazare beau comme un. Son père dedans. Ne sait pas. Ne l’a su qu’au procès. Ça lui est tombé dessus comme un orage un jour de. Et je n’étais plus là pour le. Connaissait l’amour avant de le faire. Kateb tout craché. Pourtant notre idylle n’a pas duré plus que. Il m’écrit encore aujourd’hui. Sait pour son fils. Aime les hommes lui aussi. Mais ne touche qu’aux femmes. Comme il m’a touchée. C’était du temps des Colonies. La peau avait son importance. L’art des uns et des autres balayé avec le vent des massacres. Désert par-dessus les montagnes gagne le cœur des hommes qui ont travaillé pour que l’art. Et nous sommes rentrés. Moi pas chez moi. La mort chez moi. Pas aux Colonies. Ici. Aux champs. Aux villes. Éparpillement familial n’a pas duré des siècles. Il était heureux de revenir. De reprendre possession. Et avec l’argent amassé (je ne dis pas gagné) il a entrepris la « rénovation » de ses biens terres château fermes granges vergers ô pré aux vaches si tendre à regarder ! Petit cercueil suit. Caveau reçoit cette boîte vernissée blanc croix encore dorée malgré. Je me tais ! Je me tais ! Et le temps a passé sans moi. Sans même cette fille qui. De quoi se mêle-t-il ?
Elle voulait dire par là que Fabrice n’avait aucune raison de vouloir venger Lazare qui n’était pas son fils, il le savait mais qui d’autre le savait il s’en fichait et il ne trouva pas le sommeil aussi quand le jour se leva il était dans un état de nervosité telle qu’elle crut qu’il devenait fou alors pensa-t-elle qu’il n’a aucune raison de l’être puisque Lazare n’est pas ne sera jamais son fils aux Colonies comme ici D’ailleurs qui croira à une singerie qui consisterait à sauter à la gorge de Ben Balada à sa sortie de prison ? Ne verrait-on pas alors le fils s’en prendre au père avec toute la férocité que suppose un pareil combat ? Et Ben Balada profitant de l’aubaine pour sauter dans son taxi disparaître à jamais au-delà de toutes les routes possibles. Et moi ? Exilée en moi-même. Fuyant ce théâtre sans rideau qui menaçait depuis longtemps de se donner sur la place publique. Où aller si je suis si seule ?
Elle voulait dire par là qu’elle n’avait pas la force d’intervenir de façon à réduire cette histoire à l’anecdote qui finit par ne plus intéresser personne faute de traces autres que privées. Rien à voir avec ce que nous avons vécu Kateb et moi. Ni avec ce que nous avons manqué de vivre. J’aurais tué ma tante si j’avais trouvé le texte m’y invitant sans ambiguïté. Mais le petit cercueil blanc brillant comme du verre au soleil était déjà sorti de terre. Autre incertitude, ce qui inspire d’autres certitudes que la mienne. Kateb parti en fumée. Dans sa montagne ou au désert sait-on comment ce termine l’existence qu’on a quittée faute de foi en elle ?
Elle voulait dire par là qu’elle entrait dans la vieillesse avant même d’en avoir fini avec les espérances de la jeunesse, ce à quoi s’emploie (lui semblait-il) le commun des mortels. Ce matin-là, le jour où Ben Balada allait sortir de prison sans que personne ne se soucie de savoir si c’est la fin de l’histoire ou si une autre commence, Fabrice de Vermort se rasa le bouc qu’il portait depuis le premier jour du procès, il était représenté ainsi dans toutes les pages et les clips de la Presse, impeccablement mis dans son costume trois pièces, le béret basque au ras de son regard qualifié alors d’aristocratique. Il se regarda longuement dans le miroir et mima plusieurs sortes de sourires, incapable de se décider sur celui qu’il infligerait à Ben Balada, si on le laissait approcher, car il y aurait du monde, contrairement à ce que supposaient le cousin curé et son ami Barman, déjà deux pisse-copie traînaient leurs savates depuis deux jours, passant plus de temps au comptoir, juchés sur les tabourets américains de Barman, que sur le seuil des maisons où pourtant la populace attendait qu’on lui demande son avis sur la question. Barman pouvait témoigner de cela. Mais la Rouquine avait un charme fou et Fabrice de Vermort tenait à bien composer son personnage, si toutefois il parvenait à s’approcher de Ben Balada, avec ce sourire dont la nature lui échappait encore à l’heure où il rinçait le lavabo, robinet grand-ouvert, ce qui la réveilla, ou c’est du moins ce qu’il crut. Elle voulait dire par là… se répéta-t-il, prenant bien soin de ne pas conformer ses lèvres muettes à ces paroles supposées, car au fond elle n’en avait pas le talent, et repasser par le rideau fendu en son milieu, il se présenta à elle en tenu d’Adam et parfaitement en forme, du moins pour son âge. Elle rechigna.
Elle voulait dire par là. Il descendit. La belle Octavie mettait le couvert pour le petit-déjeuner. Il admira une fois de plus ces reins creusés comme des vagues et ouvrit en grand la baie vitrée qui donnait sur la terrasse principale, celle où se tenaient toutes les réunions, les familiales et les autres, inutiles de les compter on ne se réunit plus depuis longtemps /depuis que le petit cercueil blanc repose sur son étagère entre deux urnes qui ont depuis aussi longtemps l’âge d’être oubliées et de disparaître dans autre chose que la réalité de tous les jours. Il avisa le pliant de toile décolorée qu’il avait oublié la veille au soir et qui n’avait pas disparu comme il pouvait s’y attendre. Il épousseta, retourna la toile par excès de précaution et enfin s’étira dans la bonne position, celle en tout cas qui avait toujours convenu à sa paresse. Le matin était agréable ce matin. Un chien, qui lui appartenait peut-être mais dont la robe et l’allure ne lui disait rien, s’approcha mais s’arrêta aux bas des quelques marches qui descendaient dans l’allée dont le gravier crisserait tout à l’heure si du monde venait aux nouvelles, pour lui en apporter, au sujet de la sortie de Ben Balada, et pour en recevoir, sur la question concernant le comportement à adopter en pareilles circonstances. Le rasage du bouc trentenaire, qui ne l’était donc plus, ni bouc ni trentenaire, l’avait quelque peu refroidi et s’il avait commencé sa toilette dans un état d’échauffement tout droit sorti du rêve qui avait pris sa place au sommeil, il était maintenant beaucoup moins sûr de se mêler de cette histoire à la con, et même il était sur le point de ne plus y penser, quand soudain Anaïs (la comtesse) se dressa devant lui, jetant son ombre mouvante sur le peu de chaleur solaire qu’il venait d’accumuler, et elle voulait dire par là qu’on serait bien con de s’en priver, de quoi ? mais de lui dire « enfin » ce qu’on pense de lui, quitte à le crier par-dessus les épaules de la foule. Son haleine sentait le café et la myrtille.
— Il n’y aura personne, dit-il sans bouger le petit doigt.
— À part la Rouquine que tu…
— Si tu veux…
— Tu n’oublies pas quelqu’un… ?
— Je me demande si je ne ferais pas mieux de l’oublier lui aussi…
— C’est… ton fils… Des mois que nous ne le voyons plus… Il a couché à l’hôtel… Avec ta Rouquine…
— Tu veux dire que… et le Chauve… ?
— Tu me fais dire n’importe quoi ! (vivement) Allons-y !
— N’est-il pas déjà sorti ? On sort tôt quand on sort de prison… pour ce que j’en sais…
Elle le vit se plier pour s’extraire de la toile où son corps avait trouvé le la. Elle se recula un peu pour le laisser passer. Elle regrettait pour le bouc. Il était mieux avec. Mais c’était peut-être l’habitude. Elle avait toujours du mal à en changer. Elle se mit à pleurer. C’en était trop. Il appela le docteur Vincent pendant qu’elle inondait la nappe de ses larmes, croyant mourir de chagrin.
*
De sa fenêtre, située exactement au-dessus du cabinet, le docteur avait un angle de prise de vue idéal. La porte de la prison attendait dans la brume légère de ce petit matin tranquille d’un printemps qui promettait depuis quelques jours de se montrer digne de cette tranquillité revenue. Mais, s’il avait bien appris la leçon de l’existence, il ne se rappelait plus quel numéro de chapitre lui était attribué, la tranquillité, toute divine ou d’essence philosophique qu’elle soit, est bien faite pour être troublée par des phénomènes que si on avait su on aurait reculé le rendez-vous. Imaginez. Devant la porte, sans doute fermée à plus que double tour, comme c’est l’usage en matière procédurale, bien loin des conceptions hippocratiques qui avaient fini de le tourmenter, il y avait du monde. On ne s’y bousculait toutefois pas. Rendez-vous avait été donné la veille à la télé. Et le docteur avait vu trois fois l’annonce sur trois chaînes différentes. C’est dire si le sujet était de nature éditoriale. Le docteur ne s’était d’ailleurs pas couché sans avoir une petite pensée pour les choses de l’esprit, comme cela lui arrivait quelquefois et comme il finissait par le regretter toujours. Sa longue-vue de hunier lui était aussi souvent utile et agréable. Il y vissa un œil clarifié au sérum physiologique, ajusta le cadrage et serra autant qu’il put la vis de blocage du système optique ainsi remis sur pied. Il hésita un peu sur des détails finalement sans importance et maintint son reliquaire droit, celui-là même qui s’alignait avec la mire dans les bois, dans la lentille avec l’espoir de ne pas trop cligner, car depuis quelques temps le sens de ses paupières lui échappait. Il reconnut la Rouquine, vu de derrière cette fois, ce qui n’était pas plus mal que de devant, opulente chevelure d’un rouge que le soleil printanier n’allait pas tarder à illuminer comme à l’office l’étoile du berger. Le Chauve entretenait une conversation agitée avec Barman qui n’avait rien amené. Le curé secouait une étole, ça ne pouvait pas être une écharpe vu la douce température qui allait lui inspirer d’aussi douces paroles de bienvenues ou d’autres choses comme on les dit à celui ou celle qui revient de l’enfer avec une connaissance de la douleur que les hommes et les femmes de bien ne peuvent pas connaître.
Des corps déambulaient, sur lesquels il mit des noms sans intérêt romanesque, mais il manquait des personnages et notamment le trio de Vermort, à savoir la maman, le papa (supposé) et le fils qui se retrouvait désormais en position de goûter de nouveau au bonheur perdu ou plutôt anéanti par décision judiciaire et au nom d’un peuple qu’il ne devait pas, conséquemment, porter dans son cœur, d’autant que sa (supposée) nature aristocratique devait l’incliner naturellement à ne se soucier que de sa pomme.
Autre lacune, au niveau dramatique pur, le trio Cérastin, composé du papa, gardien, encore pour quelques minutes, du prisonnier Ben Balada, de la maman, ici non privée de son nom de baptême, ce qui adoucissait toujours ses mœurs délicates, et de cet étrange fils avec lequel non seulement les filles ne savaient pas sur quel pied danser mais qui aux hommes posait la question de savoir quel rapport il entretenait avec le fils de Vermort, son miroir traversé mais on n’osait se demander de quelle manière.
Puis, pour s’en tenir à cette composition quasi chiasmienne comme on le verra juste dessous, le duo Chauve + Rouquine, tout deux pratiquant, chacun à leur manière, les rituels de l’écriture, quand bien même le Journal les privait des attentions de la Poésie, paraissait amputé, à en croire ce qui vient d’être lu et en tout cas écrit pour l’être, de l’Oriental qui avait séduit la comtesse au point de donner au comte le descendant qu’il ne pouvait lui-même et de son propre chef envisager sans accepter une entorse aux pratiques dynastiques qui, à en croire la rumeur, n’en étaient pas à leur coup d’essai : Kateb lui-même, qui de toute façon avait disparu, au point que s’il ne l’avait pas fait, on en parlerait peut-être moins. Voilà pour le trio des auteurs de la chronique en formation analectique.
Enfin, Ben Balada, debout sur le seuil, une valise à la main, accompagné peut-être de celui qui l’avait aidé à vieillir, soit Octave Cérastin, vêtu au carré de son uniforme bleu navy, sanglé de cuir éprouvé au feu et le petit doigt où on voudra, Ben Balada, disais-je, ne jetterait-il pas un regard semi-circulaire, vu le plan dans son dos figuré par la porte, pour chercher dans la foule ses deux compagnons corydoniens, à savoir le brave Jehan Babelin et le moins facile Pedro Phile ? Car voici le trio sans lequel ce qui est arrivé n’aurait pas pu arriver, au grand dam du roman que nous sommes en train de composer pour justement amuser les petits enfants et les jeter dans la gueule du loup.
Édition du dimanche
Jeu-concours
Proposé cette semaine
par monsieur le Comte Fabrice de Vermort
L’énigme de dimanche passé ayant été résolue par notre châtelain et ami des Lettres (il est très fort !) — il lui revient de proposer à nos lecteurs et amis une nouvelle énigme. Le gagnant désigné par notre aimable jury composé de messieurs Jehan Babelin, Pedro Phile et Ben Balada recevra la Médaille de La Méridienne tant prisée par nos concitoyens bien au-delà des limites de notre chère et aimée province. Voici ce que propose monsieur le Comte :
Sur le même principe qui lui permit de résoudre l’énigme précédente (voir notre numéro de dimanche passé), dont voici schématisée la solution
monsieur de Vermort nous met au défi (nous rappelons ici que le personnel de La Méridienne peut participer) :
1 – de construire le tableau qui organise les relations des personnages suivants, dits secondaires :
- la tante d’Anaïs K.
- la noyée du paquebot
- le curé du même paquebot
- le curé de Vermort (lointaine parenté)
- le docteur Vincent
- notre cher Barman
- l’extraterrestre
- le premier né des Vermort (noyé)
2 – d’établir la relation (sans doute complexe) entre le premier et le second tableau, créant ainsi un troisième tableau dont monsieur le Comte précise que sans lui la suite de la lecture de notre feuilleton hebdomadaire deviendrait difficile, voire impossible.
Important : Notons que les solutions dites vidéos sont admises et même (nous dit-on) très recherchées, car le Monde (et donc La Méridienne) rajeunit.
Nous vous souhaitons toute la perspicacité possible et pourquoi pas de la chance, car « sans un petit coup de pouce rien n’est impossible en France. » (Napoléon)
Le Comité des Jeux de Lettres de la Méridienne
Barman interrompit le. Robinet gicle. Un verre tinte. Il dit voila le Vieux et les deux pisse-copie, qui à peine se levaient, après une nuit de dialogue, virent la 504 coupé injection se garer le long du trottoir les pneus de bâbord dans la rigole et comme il avait plu un passant sauta en l’air et bouscula des chalands devant la vitrine du boulanger /ou de la boulangère si / la Rouquine jeta un œil expert dans le miroir entre Barman et les manettes :
— je savais bien qu’il
— tu sais toujours tout avant les
— j’ai préparé des questions à tout hasard
— je ne crois pas au hasard surtout avec toi préparons-nous à
— que crois-tu que je fasse
Et Barman cessa de surveiller la voiture pour les observer /il avait déjà vécu cette scène mais c’était dans un roman de gare ses yeux s’embrouillèrent dans l’auburn et le Vieux apparut au niveau de la porte d’entrée s’arrêtant un instant pour regarder à l’intérieur et agacé par la présence des deux pisse-copie. Enfin il poussa la entra et se débarrassa de son imper vinyle Midica le Chauve remarqua qu’il était mouillé et se demanda sous quelle pluie
— Bonjour Frank ! fit Barman et Frank Chercos lui tendit une main gantée de noir cuir mouillé que les doigts du cafetier essorèrent un instant avant de les frotter sur le tablier façon franc-maçon de son ventre dodu yavait longtemps dit le flic
Il n’avait pas encore soumis son regard de faucon aux deux pisse-copie qui s’étaient rassis et touillaient leur express comme si et Barman sourit saisissant au vol de sa main encore humide un verre dans le ciel de son bar et le posa en face du flic qui attendit patiemment qu’un contenu mais Barman dévissait encore un bouchon récalcitrant
— Je pensais bien vous trouver là, dit Frank Chercos sans se tourner mais il se voyait et les voyait dans le miroir entre une pub dorée et un pot de caoutchouc en formation.
Ils bafouillèrent des saluts. Le Chauve avait l’air réjoui et la Rouquine tentait vainement de cacher ses jambes sous le guéridon. Frank prit son verre et les rejoignit sans se soucier du contenu car Barman luttait toujours contre le bouchon. Il fit glisser une imitation PVC Thonet verte à rayures jaunes et prit place entre leurs jambes car ils étaient assis côte à côte dans les cuirs fatigués de la banquette sous les encadrements où des pêcheurs des chasseurs des rugbymen des écharpes tricolores pas une femme ni l’ombre d’un gosse qui aurait vécu depuis
— C’est le grand jour, dit-il et il offrit des cigarettes et même leva et contorsionna son bras pour en proposer à Barman qui se déplaça sans lâcher sa bouteille
— Vouais, dit le Chauve. On est là depuis hier au soir, la Rouquine et moi.
— Je viens d’arriver, dit Frank ce qui n’expliquait pas pourquoi son imper dégoulinait au pied du portemanteau est-ce que ça a de l’importance pensa le Chauve mais il était bien incapable de répondre à cette question sans doute la même dans la tête immobile et froissée de la Rouquine qui agitait le marc de son café dans la soucoupe et ne disait rien ce qui étonna Barman car d’habitude elle était pire qu’une pie depuis l’école et sa cour où ses jupettes
— Vous ne me demandez pas pourquoi je suis là… continua Frank et le Chauve ne le laissa pas continuer il dit :
— La routine, je suppose, dit le Chauve (ce qui arracha un sourire narquois aux lèvres de la Rouquine qui avait joué du bâton ce matin avec un rien d’exagération /des fois queue…)
— Il ne se passera rien, dit la Rouquine qui remuait ses pieds sous le guéridon. On est là pour ça, nous…
— Comme ça on rentrera à la maison sans rien à dire, fit Frank en avalant le contenu de son verre et le bouchon de Barman se dévissa enfin
— Des fois ça se passe comme ça, dit ce dernier. Et des fois il ne se passe rien. Il parlait du bouchon mais on pouvait très bien comprendre qu’il participait ainsi à la conversation qui venait de donner des signes de commencement sans qu’on sache vraiment ce qui l’avait initiée
Il resservit Frank qui cette fois parut satisfait et pourtant c’était le même et Barman retourna à l’évier il avait négligé la vaisselle hier au soir ce qui lui arrivait rarement mais ce n’était pas le sujet aussi Frank sortit la Méridienne de sa poche, déjà dépliée à la bonne page, celle qu’il voulait montrer à ceux qui en savaient forcément plus long que lui sur ce ridicule jeu-concours et la Rouquine dit d’une voix de moulin à café que ni elle ni le Chauve n’y étaient pour quelque chose
— C’est pas notre secteur, dit ce dernier, il reluquait le verre du flic et sa langue luttait pour se frayer un chemin entre ses lèvres à peine entrouvertes.
— En tout cas ce vieux comte de Vermort s’est encore fait remarquer, dit Frank. Un vrai Forneret. Et pas avare de ses sous si j’en crois…
— N’en croyez rien, bava Barman en indiquant l’ardoise effacée tellement qu’on ne pouvait pas lire ce qui y avait été écrit.
— Vous allez jouer, inspecteur… ?
— Lieutenant… (verre vide) Je ne joue jamais.
— Pas même au… ?
— Pas même. Je ne suis pas venu pour jouer. Vous non plus, I presume…
— Le papier sera prêt avant ce soir…
— Au sujet du jeu ou de… ?
— On ne joue pas nous non plus, dit la Rouquine qui consultait le fond de sa soucoupe. Mais si vous avez une idée…
— Au sujet de quoi ? Je veux dire : en quoi ce jeu me…
— Le comte connaît la solution. À tous les coups c’est lui qui l’emportera. Comment voulez-vous que nous…
— J’en sais sans doute autant que lui sur le sujet, déclara joyeusement le flic.
Le Chauve réprima sa tourette nasale. Il avait une envie folle de jouer, mais il n’avait jamais rien gagné et il ne jouait plus depuis longtemps. La Rouquine jouait faux et il n’avait jamais eu l’occasion de l’applaudir. Frank sentait cela. Il se souvenait de l’avoir déjà senti, en une autre occasion, la même salle de bar à la vieillesse rurale. Les deux pisse-copie essayant de lui tirer les vers du nez. Et lui impossible à percer comme on fait du mystère quand on a le sens du lendemain à l’heure des rumeurs médiatiques. Il les connaissait depuis longtemps. Elle était aussi jolie que le Chauve était triste, autant à regarder qu’à oublier. Frank leva son verre vide et Barman, se précipitant comme un ailier, posa la bouteille sur le guéridon, non sans en avoir astiqué la surface déjà couverte de traces de doigt et de cendre et d’autre chose. Puis il reprit sa place et le flic ajouta :
— On sait ce qu’on sait des personnages principaux, dit-il, professoral et sirupeux, parce qu’on les a vus jouer et qu’on a eu le temps d’y penser. Mais le comte connaît la difficulté que le lecteur (si le lecteur de la Méridienne en est un) peut éprouver en présence d’un personnage dit secondaire qu’il n’a pas pris le temps d’observer de près, ignorant au moment de le rencontrer qu’il va prendre de l’importance à l’occasion d’un jeu-concours dont il n’a pas vu arriver les modalités. Ainsi le comte, de Vermort ou de Lautréamont ou de Dracula ou de ce que vous voulez ou pouvez imaginer (Bradomín est marquis crois-je), savoure à l’avance sa victoire sur cette populace que la multiplication des bibliothèques et des théâtres vivants n’a pas élevé au rang que lui a hérité par droit d’intelligence. Que voulez-vous (dit-il en lançant une œillade en direction de Barman qui entrechoquait des verres et des couverts) le monde est ainsi fait…
— Cependant tout le monde peut jouer…
— Personne ne joue s’il ne sait pas jouer, c’est une tautologie…
— Quelle importance si la solution nous est donnée à la fin… ? Fin qu’il suffit d’attendre, car elle arrive toujours, par définition même…
— Cependant c’est du temps perdu et vous savez comme moi que le temps…
— Oh la la ! Vous avez l’art de compliquer… Comme au procès… Rien n’était plus clair que les conclusions de votre enquête, mais nous n’avons rien compris après…
— Après quoi… ?
— Une fois qu’on l’a enfermé et que…
— Ah ! Ça…
La main du flic tapotait la surface plissée du journal à l’endroit du schéma que le comte avait révélé à ce qui, on pouvait le savoir maintenant, constituait son public. Et la liste des personnages secondaires apparaissait entre le pouce et l’index du policier qui tapotait aussi, mais avec l’autre main, la surface humide du guéridon qui exhalait, à bien sentir, une odeur de vaisselle douteuse. Ainsi venait-il d’organiser sa posture face à ceux qui le priaient maintenant de les guider vers la première partie de la solution, laissant à une autre fois la complexité à priori redoutable qui consisterait à établir une relation (sans doute multiple et sur plusieurs plans définissant un espace improbable) entre les deux schémas, ce qui pourrait alors passer pour une espèce de fin ou de conclusion, même provisoire, cartésienne si on connaissait le goût de Frank Chercos pour les certitudes probables. Il en riait et Barman se tuait en ce moment-même à chercher à comprendre car il avait lu le journal et n’avait pas du tout envisagé les choses comme elles se présentaient maintenant suite à l’intervention du Vieux. Il voyait ou croyait voir que les deux pisse-copie n’en savaient pas plus que lui. Frank Chercos était doué d’une intelligence telle que Ben Balada avait été contraint d’avouer sa défaite et il avait descendu l’étroit escalier de sa disgrâce en se maudissant au lieu de haïr ses juges et surtout celui qui les avait inspirés.
— Nous direz-vous quelque chose que nous ignorons et qui nous mettrait sur la voix de la double solution proposée par le comte… ? dit la Rouquine.
— Je peux même faire mieux…
— Mais avons-nous le temps ? s’inquiéta le Chauve.
— Le temps, nous l’avons, car Ben Balada ne sortira pas aujourd’hui…
— Première nouvelle ! s’écria la Rouquine.
Le Chauve crut se trouver mal. Sa tasse était vide. Il approcha son visage blême du journal, offrant au regard du flic la morosité de sa calvitie.
— Vous en savez plus que nous… dit-il tandis que sa tête s’inclinait encore. Mais que diable venez vous faire ici ce matin, si je réfléchis bien… ?
— Et bien… comme je n’ai rien à faire… puisque Ben Balada ne sortira pas aujourd’hui… ni demain d’ailleurs… pourquoi ne pas jouer avec le comte… ? Vous ne souhaitez pas en savoir plus sur ces personnages secondaires dont vous avez négligé, ne dites pas le contraire, les plus ou moins discrètes apparitions ?
La Rouquine perçut alors toute la perversité du flic, qu’elle avait déjà eu l’occasion d’expérimenter, au cours d’une aventure… dont il ne saurait être question ici. Elle lui offrit un sourire avec la langue dedans et ses yeux pétillèrent. Le Chauve tentait d’assumer sa déconvenue. On m’avait dit que… Et maintenant il n’est plus… cependant il lui vint à l’esprit que
— Vous n’êtes pas vous-même un personnage, murmura-t-il dans la feuille offset… Ni principal, ni même secondaire… Vous arrivez alors qu’on ne vous attendait pas. Le comte sait-il cela… ? Est-ce que cela ne fausse pas sa démarche ludique… ? À quel endroit de cette mascarade romanesque figurez-vous donc, insp… lieutenant… ?
— Il est ici ! pouffa Barman et Frank pouffa lui aussi, la Rouquine émit un petit rire nerveux, mais le Chauve releva sa tête lisse et son visage était empreint de colère ou de désarroi, cela Frank n’aurait su le dire, en tout cas pas à ce moment crucial du matin en jeu ici.
— Je ne suis pas dans ce roman, dit enfin le flic, après avoir trop franchement approché le visage blanc du journaliste en perdition qui répliqua aussitôt par un
— Alors vous y êtes dans un autre ! Et cet autre… heu… sauriez-vous au moins me dire… (changement de registre comme à l’orgue, je précise parce que ça devient compliqué) Comment est-il possible que Ben Balada ne sorte pas comme c’était prévu depuis des…
— C’est possible, c’est tout, fit la Rouquine. Frank sait ce qu’il dit…
— Moi aussi je sais ce que je dis !
Il ne le savait pas, pensa la Rouquine. Il n’a jamais su. Et comme elle crut qu’elle s’exprimait ainsi à voix haute, elle craqua une allumette et brouilla les pistes dans la fumée de sa cigarette. Frank en chassa l'essentiel.
— C’est un fait. Ben Balada ne sort pas.
— Sortira-t-il un jour… ?
— Je n’en sais rien.
— Tu n’en sais rien ! s’écria la Rouquine.
Ce tutoiement consterna Barman. Il n’avait pas prévu que. Heureusement, il n’y avait personne pour. Ceux qui étaient censés être là attendaient devant la porte de la prison. Et ils ignoraient ce que Frank Chercos venait de révéler. Ils attendraient en vain jusqu’à ce que quelqu’un, peut-être Octave Cérastin, sorte pour les informer que. Alors ils entreraient ici et « ce ne sera plus la même chose » /il n’osait plus regarder de leur côté. Et il avait même envie de ne plus les écouter. Raison pour laquelle il disparut, exactement comme elle acheva de chasser la fumée à la place de Frank.
— Nous ne sommes pas venus pour rien, dit le Chauve. Allons voir ça de plus près.
— Vas-y toi. On… je t’attends.
— Tu le regretteras encore… Chaque fois que tu… tu regrettes de ne pas…
— Je veux en savoir plus sur le jeu imposé par le comte. Toi la fausse sortie de Ben Balada, moi le jeu du comte sur les indications de Frank…
— Oh ! Ce sont plus que des indications !
Le Chauve sortit. Clochette tinta. Quelle idée d’avoir installé une clochette sur la porte d’entrée ! Ce n’est pas une boutique. Il leva le nez pour sentir les gouttes, mais ce n’était pas la pluie. Ou pas encore. Allait-il, une fois sur place, leur annoncer la nouvelle ? Ou attendrait-il avec eux qu’Octave, ou un autre, vînt leur apprendre… que nous apprendra-t-il ? Que Ben Balada ne sortira que demain ? Ou plus tard ? Ou… jamais ? Mais pourquoi ? Frank n’a pas. Ce non-personnage. Elle en saura tellement que je serai incapable d’en dire plus que ce que je sais maintenant. Gagnera peut-être le concours. Admiration du comte qui aime les rousses. Madame est rousse. Je l’ai entendu dire. Joie du flic qui renoue avec leur vieille histoire. Moi de retour dans l’aquarium. Cette existence sans roman. Et même sans poésie. Des nouvelles en veux-tu en voilà. Il entra dans la boulangerie et y consomma un jésuite. En vitesse. Vous allez vous étouffer. Les jésuites, ça étouffe si on les ingurgite comme ça ! Mais comment que je les avale, madame la boulangère ? Hé bé comme ça. Et elle avale le même jésuite. Ensemble avalant. Riant. Elle ne sait pas pour Ben Balada. Et je ne saurais rien des personnages secondaires ni de leur rapport avec les principaux dont je suis. Mais qui suis-je si j’ignore ce que le lecteur pense de moi ? Là, dans la Méridienne. Il abandonna la boulangère et ses jésuites et fila vers la prison. Disparut au coin. La Rouquine attendait ce moment. Et Frank la surveillait. Il avait prévu de la revoir. Mais il ne savait rien des circonstances de cette rencontre ce matin en se rasant. Il avait même eu hâte d’arriver. Il s’était arrêté au bord de la route pour pisser. Et la pluie s’était mise à tomber. Il était retourné à la voiture et au lieu de se remettre au volant il avait enfilé son imper et il était resté sous la pluie tandis qu’elle s’intensifiait et la terre avait commencé à se gorger d’eau et il avait repris la route sans avoir quitté l’imper ce qui expliquait mais le Chauve n’y pensait sans doute plus tellement il était occupé par sa nouvelle mission
— Des lunes ! fit-elle.
— Je ne savais pas que tu jouais avec le comte…
— Je n’ai rien demandé, figure-té !
Elle minauda une seconde. Il avait toujours aimé cette petite fille, se souvenait des sandalettes, des poésies, de l’herbe, des poissons frétillant dans
— Tu veux gagner le concours avec moi… ? susurra-t-elle.
— Je peux le gagner sans toi.
— Pas si je te demande de le gagner avec moi…
— Tu as raison. Tu aimes tant avoir raison…
Elle rit. Il frotta le journal pour lui redonner un aspect de journal. Puis il le porta à la hauteur de ses yeux ou il s’en servit soit pour se cacher soit pour supprimer son visage de femme qui revient vers lui parce qu’elle vient d’y trouver un nouvel intérêt. Elle n’avait pas changé. Mais il s’était préparé à ces circonstances. Elle n’avait jamais agi autrement. Winner takes nothing. De nouvelle en nouvelle, la vie. Il ne serait plus question de Ben Balada. De quoi d’autre alors ? semblait-elle lui demander sans cesser d’interroger sa soucoupe. Elle peut coucher avec qui elle veut : pas moi (avec qui je veux).
— Je te parlerai de ces personnages, dit-il sur le ton de Segalen ou de Saint-John Perse, il ne savait plus à quel saint se vouer et elle attendait qu’il prononce la première vérité impossible à démentir. Oui, oui, parle-m’en ! Ainsi, poursuivit-il dans le genre Whitman, tu gagneras avec moi le concours…
— Mais je veux jouer seule !
Bien d’elle cette façon de me retenir dans le roman auquel elle appartient parce que le comte est son maître. Je ne trouve pas cette perpendiculaire. Je vais disparaître si je ne la trouve pas. Elle le sait et elle en joue. Non, elle commanda un autre café et il se fit servir sa bibine habituelle. Elle ne se griserait pas, comme d’habitude, mais elle atteindrait le lit dans un état de nervosité telle que je ne saurais pas par quel… bout la prendre. Ce qui ne changera rien à notre échec. Une fois de plus.
— Nous ne pouvons pas rester là, dit-il. Quand ils sauront que Ben Balada… ils s’amèneront et notre tranquillité…
— Je ne suis pas tranquille et tu le sais !
— Il y a un tas de choses que je sais de toi, mais ça ne m’aide pas à penser…
— D’accord. Sortons. Pour aller où ?
Elle n’oublia pas le journal, afin d’avoir l’article du comte sous les yeux, car il en était l’auteur, elle n’en doutait pas et Frank abonda dans son sens. Un autre roman, pensa-t-il, est impossible maintenant que celui-ci est dans son lit comme c’est naturel que ses eaux rejoignent la géographie sans doute tracée à grandes lignes avant qu’il ne commence à. À quoi ?
— Il ne saura pas où nous trouver, dit-elle.
……………………………………………………………
— Entrez donc, dit Anaïs. Je ne vous attendais pas. Figurez-vous que Fabrice a appris que Ben Balada..
— Nous savons nous aussi…
— Frank le savait avant que…
— Il est furieux. Pensez donc ! Ce concours n’a plus de sens.
— Ah bon… ?
Elle passa devant, poussant des portes qui se refermaient derrière eux, sans bruit et sans explication. Elle les invita à s’installer dans son petit salon égyptien, son île secrète « pas déserte, secrète » et Octavie servit du thé et des croquants et la comtesse ne tarissait pas d’éloge à son sujet et elle ne savait pas (Octavie) comment prendre la fuite alors Frank demanda un cendrier et sans permission ni attendre qu’Octavie revienne avec un cendrier il alluma une cigarette, se recula dans les coussins de cuir récemment frottés de cire et il demanda des nouvelles de Lazare qui allait être bien déçu de ne pas revoir son
— Je ne sais même pas où il se trouve… fit la comtesse.
Elle enfouit ses doigts dans le paquet que lui tendait le flic et ses doigts d’or et de diamant en retirèrent une cigarette que le flic alluma à la flamme de son briquet qui illumina un instant leurs regards. La Rouquine soupira, alluma elle-même sa cigarette, s’enfonça elle aussi dans les coussins, respira l’air des baies vitrées ouvertes sur la pluie qui tombait doucement, la terrasse rouge devint noire et les feuilles de l’automne passé étaient agitées de petits spasmes lunatiques. Il y avait longtemps qu’elle n’était pas revenue au château. Lazare ne lui écrivait plus. Elle n’y serait pas revenue si Frank n’avait pas eu cette idée d’y coucher cette nuit. Il avait ses aises ici depuis qu’il avait résolu l’affaire Ben Balada, mais il prenait soin de se renseigner sur la présence ou non de Lazare, la comtesse était sa seule source dans ce sens. En attendant la nuit, elle s’efforçait, bien sûr en vain, de ne pas y penser.
— Est-on bien certain qu’il ne sera pas libéré aujourd’hui ? Il faudra bien qu’ils le libèrent un jour. Cela arrivera tôt ou tard, je le sais bien. Rien n’arrêtera cet absurde roman qu’est devenue notre existence, sauf la mort de chacun de nous, sans doute un après l’autre, ou comme un château de cartes... Vous voyez ce que je veux dire... ?
— Frank prétend pouvoir résoudre la seconde énigme et même en relationner la structure avec celle des personnages principaux.
— Et mon Dieu comment cela se peut-il, Frank ? Je suis bien persuadée que Fabrice a prévu que personne d’autre que lui…
— Ainsi donc il n’a pas changé, fit Frank Chercos en écrasant son mégot dans le cendrier qu’Octavie tenait dans ses deux mains en attendant de le poser sur la table.
Lorsque Louis Marette, maire de Mazères (Ukraine) entra chez Barman, il était onze heures et demi et la salle était vide, le comptoir triste comme un jour sans vin et les pissotières libres et parfumées jusqu’à s’en trouver mal. L’édile fit un signe convenu (depuis longtemps) et Barman se mit aussitôt à l’œuvre d’un perroquet 10cl de pastis un peu d’eau pas trop de sirop et s’il reste de la place on finit au même pastis sinon on vous traite de fille et il faut recommencer jusqu’à qu’on se croie un homme, ce qui arrive si la fille en question ne se plaint pas d’avoir été violée avant d’être bue cul sec. C’était l’heure juste que d’habitude il y avait affluence mais avec le bruit qui avait couru depuis des jours que Ben Balada allait être libéré même le maire de Mazères n’avait pas voulu rater ça, ne l’ayant d’ailleurs souhaité à personne, sauf à son meilleur ennemi qui n’était autre que le comte Fabrice de Vermort, lequel avait presque fait la Une de la Méridienne ce matin. Marette en pissa du sang ou alors il avait mangé de la betterave sans s’en rendre compte, la veille au soir que c’était fête au village, avec Pouchkine et Gogol au milieu et la maîtresse dans le feu avec les cahiers. Barman se pencha pour comprendre. Marette collait ses lèvres contre le zinc en acajou et ses narines palpitaient dans ces vapeurs. Il avait pris de l’avance. Pourtant, le perroquet n’était pas plus cher à Vermort qu’en Ukraine, dit-il en griffant le dessus de la main de Barman qui l’avait posée là, au plus près de la chemise de son hôte, au cas où par glissade impromptue ses fesses auraient déserté le cuir impeccablement ciré du tabouret américain auquel Barman tenait comme à tout ce qui chez lui témoignait de son amour aveugle pour l’Amérique, ses Saints et même ses Indiens, séminoles ou pas.
— Hé bé ya personne ! bavait le maire sans regarder derrière lui comme si devant se trouvait le quai d’amarrage. Sont tous là-bas. Trois heures de bagnole que je me suis tapées. Heureusement, il y en avait d’ouvert…
— Vont pas tarder à arriver… J’ai tout prêt.
— Tel que je te connais, Pierrot ! (Barman se prénommait Pierrot) Hé bé on va attendre et si ça suffit pas, on remettra ça pour trouver le temps long…
Sur cette parole définitive, il avala le contenu de son vert et aussitôt l’extraterrestre, qui était vert lui aussi, apparut. Marette, qui le connaissait de longue date (ils avaient beaucoup violé dans leur jeunesse), tenta de lui serrer la pince, mais il n’avait pas les bonnes lunettes et il dut se contenter d’une bise que l’extraterrestre déposa sur sa couperose avec une précision que s’il avait visé le cul à coup sûr il ne l’aurait pas manqué non plus. Barman mit du vert dans un autre verre, mais c’était un dérivé de l’industrie pétrolière, et l’extraterrestre l’absorba sans ressentir autre chose qu’une douce lubrification.
— Ils vont pas tarder, dit Marette qui reluquait le verre attribué par Barman à l’extraterrestre, car il y avait encore du vert dedans. (interrompu par Barman)
— Et encore… Vous savez pas tout…
— C’est eux qui le savent pas, avoua Marette dont les lèvres tapissaient l’acajou du zinc. Et quand ils le sauront, je serais mort, alors… (geste de détachement en même temps que de lassitude)
— C’est pas ce que je veux dire… fit Barman.
— Je sais bien que tu sais… Mais tu n’as jamais trahi un ami… Or (se tournant vers l’extraterrestre dont l’ouverture buccale avait verdi) Pierrot est mon ami !
— Vous savez, moi, les références littéraires… (l’extraterrestre avec un geste de nonchalance qui en disait long sur ce qu’il savait lui-même du passé de Louis Marette — Barman intervint)
— La littérature, on s’en fout. Ya belle lurette qu’on n’y pense plus.
— Mais vous y avez pensé… au moins une fois. (l’extraterrestre)
— Je dis pas non… fit Marette et ses fesses mordaient le cuir sous lui afin de ne pas se laisser entraîner par la chute qui le menaçait.
— Je disais ça comme ça, dit l’extraterrestre et il vida un deuxième verre, extrait de la connaissance que Barman avait acquise des choses que si on les avait sous la main on ne saurait toujours pas ce que c’est.
— Mais vous avez raison d’en parler, insista Marette. Moi-même j’insiste quand il faut insister. Il ne faut pas se contenter de ce qu’on sait déjà. Mais je ne sais plus où j’en étais la dernière fois…
— Onze… mais en quatre heures. (se tournant vers l’extraterrestre) Le temps ça compte aussi… Onze en cinq heures, c’est pas la même chose…
— Vous badinez ! s’écria l’alien.
— Pierrot badine beaucoup si la petite montre son… chut !
L’index de Marette barra ses lèvres violettes alors que la langue était verte, contraste faux mais ça intriguait toujours l’observateur de ses virées au pays du Liber Pater. L’extraterrestre rejoignit ce qui lui servait de lèvres et de langue à la fois pour dire qu’il comprenait et que même il était du même avis. Barman épongea. Il était nerveux. Il y aurait du monde. Et des conversations qui finiraient par s’envenimer. Il torchonna le combiné du téléphone. Il se voyait dedans, pas beau, mais tel qu’il était. Puis le torchon rejoignit l’éponge sous le tablier du comptoir, à l’endroit où son Colt 1911 (authentique) n’attendait que l’occasion de se montrer à la hauteur de ses origines et de ce qu’elles inspiraient à son désir de poésie classique. L’extraterrestre cliquetait, grinçait entre deux cliquetis et paraissait songeur chaque fois que Marette se suçait le doigt après l’avoir trempé dans la petite flaque verte que sa langue avait déposée sur le zinc (toujours en acajou). Barman, quelque peu irrité par le sans-gêne de l’édile, tirebouchonnait un coin de son tablier, incapable d’effacer cette trace écœurante mais signifiante. L’horloge murale, entre deux floraisons d’un laiton crasseux, indiquait presque midi et personne ne venait, ni dans la rue ni par les airs. Il craignait d’avoir trop anticipé et son esprit mesurait le déficit inévitable si on passait midi dans ces conditions inhumaines du coup.
— Des fois on fait de la musique, marmonna Marette qui n’en pouvait plus de sucer son doigt. Ça passe le temps… en attendant de le passer soi-même…
— Comme à la messe, dit Barman quelque peu dépité car le jukebox souffrait depuis deux semaines d’un mal de composant.
— Ya plus de disques dedans, dit Marette, mais ça marche quand même…
— Ça marche sans disques, précisa Barman. Mais ça marche plus…
— On se passera de musique, dit l’extraterrestre qui se léchait lui aussi un doigt mais il s’aperçut que ce n’était pas le bon et il en changea la douille, revissant aussitôt ce qui s’était dévissé en écoutant Marette parler de musique.
— Vous en avez toujours, ajouta-t-il après avoir vérifié le serrage.
— De la musique ? Puisqu’on vous dit qu’avec ou sans disque…
— Je parlais de la messe…
— Hé té qu’on y tient ! (réfléchissant) Mais des fois je me souviens plus de l’heure et…
— Vous arrivez en retard… ?
Marette acquiesça, exhibant sa mélancolie qu’il ne savait même pas d’où elle venait ni où elle allait. Mais il savait ce qu’elle était. Et ça le minait. Son menton tremblait bien plus que celui d’Abel Gance le jour de la fin du Monde « que si j’avais été là j’aurais fait comme eux ! » Pendant ce temps, que Marette et l’extraterrestre mettaient à profit pour évoquer de vieux souvenirs de guerre, Barman se demandait si Marette était lui aussi, comme Frank Chercos, un non-personnage. Le comte aurait du mal à reconstruire ce qu'il avait détruit si ça en faisait deux. Et Barman se prit à songer à un troisième, puis se félicita, dans le grand silence de son crâne, de ne pas lui mettre un nom, car il était déjà en train de s’angoisser à l’idée d’un quatrième et allez donc savoir où ça peut aller si on s’y laisse prendre, à ce jeu que le comte avait initié dans la seule intention, ou ambition, d’empoisonner l’existence des uns et des autres, c’’est-à-dire de nous. L’extraterrestre lui pinça le deltoïde droit.
— Vous êtes parti, mon vieux, dit-il en même temps mais il ne riait pas car le comportement de Barman l’avait réellement inquiété.
Barman lâcha le coin de son tablier et hésita entre l’éponge et le torchon. L’extraterrestre voyait clairement à quel point la situation de Barman (si on peut appeler ça comme ça) se compliquait et menaçait de mal se terminer. Comme il n’avait pas emporté de seringue, il sortit sa blague et l’ouvrit. Revenu, Barman fit non en secouant fébrilement sa main, laquelle étreignait une éponge vidée de sa substance. Marette, les yeux ronds comme un écolier à genoux au bord de l’estrade, observa sagement la confection du joint qui prit rapidement forme entre les doigts exercés de l’extraterrestre. Barman craqua une allumette. La fumée les environna, apaisante comme une caresse sur l’anus. Il était temps de rentrer chez soi. L’extraterrestre tendit le mégot, mais ses deux acolytes en refusèrent l’essai, car ils n'avaient jamais fumé ce genre d’expérience qu’ils remettaient, d’un commun accord, « à plus tard ». L’extraterrestre fila entre deux rideaux. La rue était toujours déserte. Midi sonna avec deux minutes d’avance dont Barman apprécia la justesse sur le cadran de sa montre numérique. Autre objet de sa contemporanéité finissante que Marette accueillit avec un hochement de tête qui en disait long, sans doute, mais pas assez. Puis une voix annonça la proximité d’une possible consommation. Barman et Marette tendirent leurs cous vers la porte d’entrée dont les vitres s’embuaient au fur et à mesure que la voix grossissait. Frank Chercos entra.
— Je leur ai dit, grogna-t-il à peine dedans et les rideaux exhalèrent leur odeur de tabac et d’haleines.
Il s’approcha du comptoir d’un pas décidé à ne pas reculer même en cas de nécessité.
— Ils ont bien failli m’écorcher tout vif, comme ce pauvre Halladj qui ne leur avait pourtant rien fait.
Marette craignit de subir un dégrisement plus rapide que d’habitude. Ses ongles pénétrèrent dans le cuir sous ses fesses, au grand dam de Barman qui en oublia la question, celle de l’effet produit sur la foule des spectateurs par la nouvelle que Frank Chercos leur avait balancée comme le cochon des Juifs d’Edgar Poe. Marette secoua son verre et Barman le transforma de nouveau en perroquet.
— Ils ne veulent pas quitter les lieux, continua le flic. J’en ai informé les pandores. C’est leur boulot… heu… la ruralité…
— Pas /quitter /lieux /arrgh ! (Barman, robinet, giclée verticale comme après le plaisir solitaire)
— Je comprends votre détresse, mon ami, convint Frank Chercos sans réclamer de quoi justifier sa présence sur le zinc d’acajou. Mais c’est ainsi. Ils attendent qu’Octave Cérastin lui-même confirme cette information dont ils doutent avec certitude. Mais le geôlier se fait prier. Et la porte reste close comme si elle n’allait jamais s’ouvrir, ce qui est un signe, convenez-en avec moi…
Marette y consentit sans autre résistance que celle de ses lèvres qui étaient soumises aux efforts que le perroquet exerçait sur leurs terminaisons nerveuses.
— Si je suis venu pour rien, regretta-t-il sans autre pudeur que cette paralysie, j’aurais encore fait du chemin pour rien…
— Comme la dernière fois qu’on le fait… théorisa Barman avec tristesse.
— Mais je ne suis pas encore… !
— Là ! Là ! Tout doux !
Frank Chercos chercha un coussin des yeux, histoires de caler l’échine de Marette qui se pliait, l’angle menaçant de finalement le jeter par terre où il se plaindrait de ne pas tomber plus bas.
— Je ferme pas à midi, dit Barman dont la tristesse confinait lentement au désespoir. J’ai des lentilles avec de la saucisse… et pas d’hier.
— Encore heureux !
Marette accepta une assiette pleine jusqu’aux oreilles, comme lui, mais en stable. La chaise jouait sous ses fesses et son dossier paraissait moins perpendiculaire qu’il en avait l’air de loin. Il avala une saucisse, enfourna une cuillère, et le vin lui redonna un peu de réalité, qu’il mit à profit pour écouter ce que radotait le flic alors qu’on venait de se passer d’un supplément d’apéro. Barman s’était assis un peu à l’écart, frottant son front brûlant alternativement avec le torchon et l’éponge. La rue était déserte et la boulangerie venait de baisser son lourd rideau métallique, lourd de sens s’entend. Et il en faisait du bruit, cet historique rideau qui avait connu la victoire de Dominique.
— Ça me fait une perte que je vais pas avoir assez du gueuleton des vaches pour rembourser ce que je dois à Ricard cœur de lion. (il secoua sa tête au seul bruissement de ses lèvres) Marette leva la sienne comme au vol de perdrix par-dessus les genets de son enfance. Frank Chercos accepta une louche de rab. Marette, cette fois plus que plein, car le vin lui montait « de haut en bas », refusa avec obséquiosité. Il avait sommeil, mais comme il craignait maintenant de ne plus savoir conduire, il se demanda par quel moyen, sans doute extraordinaire, il rentrerait chez lui, en Ukraine, et ça l’empêchait de fermer les yeux pour voir ce qu’il y avait dedans. Sa tête à lui aussi se balançait, plus frénétiquement, comme s’il allait la perdre et qu’il n’avait trouvé que ce moyen pour la conserver. Frank n'en appréciait pas moins la cuisine de Barman qui n’était pas marié. Il en vanta les plaisirs à plusieurs reprises, mais le cafetier ne se consolait pas.
— Il va mettre combien de temps à foutre le nez dehors ? rugit-il soudain.
Les deux autres l’interrogèrent du regard.
— Qui ? Qui ? Qui ? Octave, ce couillon d’Octave qui est jamais là quand on a besoin de lui !
— Je ne sais pas ce qui est prévu, dit Frank qui immobilisa sa cuillère. Je ne suis pas du métier. Je veux dire que ce n’est pas le mien.
— Vous avez pas un passe-droit ?
— Pas même ça !
— Moi j’en ai quelques-uns…
— Mais ils sont pas droits !
L’atmosphère se détendait doucement, sans la présence de Raymonde, qui n’est pas un personnage du présent roman, ni un non-personnage, ni rien qui y ressemble. Marette se montra curieux :
— Je vous ai vu arriver hier, dit-il à Frank. Vous avez couché où ?
Frank sourit. Deux infos en une. Le Marette était bien renseigné. Et il voulait en savoir plus. Pourquoi ? Pour rien. Comme ça. Histoire de. De quoi ? De rien, je vous dis !
— Ne me dites pas que vous l’ignorez…
— J’arrive ce matin… Comment voulez-vous que…
— J’ai dormi chez les Vermort.
— Pas seul, badina Barman en se tenant le nez.
— Ça ne me regarde pas, fit Marette.
— Fabrice… le comte… nous a quittés vers neuf heures… Il est allé se coucher… en prévision de ce matin… vous comprenez ? Nous sommes restés, la comtesse et moi, à papoter dans son petit salon égyptien…
— Vous avez couché avec la comtesse ! (admiration sans borne de l’édile qui s’éveille)
— Que non ! s’écria Barman. La comtesse couche toute seule. Depuis des ans.
— Alors qui… ?
— Vous la connaissez pas, monsieur le Maire. La confondez donc pas…
— Mais je ne confonds rien… ni personne… Je disais ça comme j’aurais dit…
— Oui, oui. Nous étions trois. Mais vous ne la connaissez pas, bien qu’elle soit d’ici et qu’elle s’y soit fait remarquer…
— Elle était bien jeune et bien jolie à cette époque… Et moi aussi j’étais bien jeune…
— Mais pas joli ! Je te connaissais toi. Mais alors celle-là…
— Elle t’est passée dans la mire sans que tu la voie…
— La transparence de certaines femmes… J’ai lu ça dans Saint-Ex.
— Ou dans Restif.
— Messieurs ! Messieurs ! Je parlais sérieusement…
— Continuez, continuez.
Frank y avait pensé toute la nuit, à la façon de reconstruire le récit de cette soirée, moins les moments de pur plaisir partagé avec la Rouquine qui avait emprunté le balcon pour le rejoindre dans son lit. Furtivité qui n’avait sans doute pas échappé à la comtesse, et lui avait peut-être inspiré le désir dont Fabrice la privait depuis que Ben Balada avait fait irruption dans leur existence et que Lazare en avait conçu une exigence péremptoire comme un poème de Mallarmé, lequel avait été interrompu par une décision de justice aussi juste que parfaitement ignominieuse. Tout était aussi parfaitement clair aujourd’hui, mais à l’époque, à l’époque de l’enquête (menée par Frank) et du procès (défendu par un certain Roger Russel du côté des Vermort et attaqué par un autre raté des mathématiques), cette histoire avait assombri la tranquillité de ces esprits jusque-là occupés, l’un à gérer un domaine sans en éviter le déclin, celle-là à rechercher les petits plaisirs à la place des grands trop chers en ambition, celui-là enfin conquis par la promesse du futur et l’autre, ravi de provoquer autant de haine et d’amour à la fois, je vous laisse la tâche délicate de retrouver ces personnages dans cette petite série descriptive, totale mais non point aussi profonde que ce qui va suivre — pensa Frank Chercos en avalant le dernier morceau de pain, ayant saucé bien au fond et sur les bords de l’assiette qui invitait pourtant au chabròl.
S’appelait Constance. Née au début du siècle. Province cul du Monde. Beauté approximative. Jamais nue. Robes toujours. Vertes l’hiver, blanches aux reflets roses l’été, passait le printemps en pantalons dans le jardin et l’hiver se pelotonnait devant la cheminée qui lui inspirait « toujours, toujours » le sentiment diffus d’avoir « quelque chose à dire et à laisser » mais le temps disait le contraire et à quarante ans elle prit Anaïs sous son aile à cause d’un père qui enseignait Heidegger et d’une mère qui ne savait plus à quel saint se vouer et qui fréquentait des lieux indescriptibles quand on en ignore le vocabulaire spécialisé. Frank Chercos savait déjà tout ça. Il demanda la permission d’allumer un cigare et l’alluma. Anaïs feuilletait l’album de photos il y avait longtemps il y avait quelques clichés d’elle toute petite mais avec le temps oh ces ressemblances si lointaines « vous ne reconnaîtrez pas même mes yeux » et il se souvint qu’il les avait discrètement observés à l’audition « mais parlons de ma tante puisque vous êtes venu pour ça
— Oh ! Pas spécialement…
— Rick veut jouer et Frank s’est dit…
— Voyons ce qu’il s’est dit…
— Que je pouvais gagner… Je ne suis pas plus bête qu’un autre !
— J’en suis sûre… Ainsi vous vous sentez capable de…
— De battre le comte sur son propre terrain, oui !
— Vous battre… ? Je ne voyais pas ça comme ça… Fabrice sera éton… de… mais si vous le prenez comme ça… Dommage qu’il soit couché… Nous aurions pu…
— Cependant nous évoquions votre tante… Constance. Et cet univers très particulier construit dans ce que nos aïeuls ont désigné comme colonies…
— Je ne suis pas si vieille que ça…
— Vous voulez dire que vous étiez jeune à l’époque…
— Assez jeune en effet. Mais peut-être pas au point de ne pas faire une épouse… Mais voilà que nous reparlons de moi… Or il s’agissait de…
— Constance avait déjà un œil sur le comte, votre futur…
— Ma tante avait le sens des affaires… matrimoniales… »
Dehors, la nuit avait fondu au noir depuis une bonne heure et le plan suivant se laissait désirer, car Anaïs avait fait fermer les deux fenêtres qui autrement s’ouvraient sur un jardin d’agrément de sa composition Frank en avait perdu le souvenir sauf l’œil glauque de ces poissons qui remontaient à la surface du bassin pour l’observer comme s’il apportait un os et qu’ils étaient des chiens « ah ces Colonies ! Nous n’y étions pas si mal. Mon oncle…
— Vous aviez un oncle… ?
— Puisque j’avais une tante…
— Qui était-il ?
— Un officier. Jamais eu de relation affective avec cet être qui ne pensait qu’à s’élever dans la hiérarchie sans se soucier de ce que cette triste occupation impliquait chez les membres du foyer qu’il était censé entretenir. Ce feu ! Ma tante y veillait. Et Fabrice (mon fiancé en ce temps) avait lu Fustel et toutes ces hypothèses m’ennuyaient au point que j’ai trouvé… Mais n’en parlons pas. Je crois d’ailleurs (je n’ai jeté qu’un regard oblique sur la page en question de la Méridienne) que cet… Oriental figure en bonne place dans la première « solution » proposée par Fabrice…
— Nous en reparlerons… (Frank constata l’extinction du brasier et la cendre chuta sur le verre de la table qui les séparait lui, la comtesse et la Rouquine qui elles aussi figuraient dans ce plan alors que lui, Frank, était un)
— Nous étions bien forcés de fréquenter ces… Espagnols, vous comprenez ? Une main-d’œuvre qualifiée… alors que l’indigène… vous me comprenez… Ma tante se plaignait de la chaleur et de la poussière, mais elle aimait les odeurs et les bruits… Elle avait, murmure-t-on dans la famille, une âme de poète… mais je ne suis pas bien sûre que la féminité y fût pour quelque chose. Elle en parlait comme si son enfance y avait vécu ses moments les plus… faciles… mais ce n’était pas le cas, elle a grandi ici, avec les autres, vous savez… Ils arrivaient d’Andalousie… Ils connaissaient tous les métiers. Paraissaient éduqués alors que nous étions… Je ne voudrais pas vous ennuyer avec ces…
— Mais pas du tout. J’en saurai sans doute assez pour jouer avec une bonne chance de l’emporter. Si cependant vous souhaitez rejoindre votre…
— Mettons ! (elle invite Frank à changer de cigare et lui explique, ce qu’il sait déjà, qu’il n’est pas bon de rallumer) Pendant quelques temps (mais ne me demandez pas de le mesurer maintenant que j’en ai perdu le sens), j’ai bien cru qu’un de ces… immigrés m’était destiné…
— Vous avez cru cela ! Il me semble (mais je me trompe peut-être) que cette idée n’aurait pas même pu effleurer l’esprit autrement heu de votre tante qui
— Je l’ai cru. D’autant que parmi ces hommes courts sur pattes, étroits d’épaules, mains sans justes proportions avec le corps, il y avait /mais il y avait aussi des femmes, ces femmes au regard possessif… Pensez-vous qu’un regard puisse être possessif ? Vous qui écrivez…
— Ah mais c’est que n’écris pas ! Je veux jouer, c’est tout.
— Et gagner bien entendu… Je comprends. (joignant ses mains) Heureusement je n’ai rien provoqué ! Ma tante, qui avait l’expérience qui manquait à ma curiosité d’adolescente presque majeure, sut me soustraire à cette pratique de la recherche alors même que je n’en devinais pas les interdits, surtout qu’entre ces forasteros et nous oh ! il y avait une telle distance que… la franchir m’aurait instruite mais certainement pas affranchie !
— Vous voilà revenue dans les meubles…
— Fabrice attendait sous la vigne, agacé par les guêpes qu’il chassait avec son chapeau, et sa mèche blonde suivait en même temps ce mouvement à la fois patient et leste. Ma tante se dandina alors en plein soleil, les roses de sa robe fleurissaient ses joues et tout en allant droit sur lui, elle se retournait pour me désigner et je ne savais plus où me mettre. Il s’avança et regretta son retard ou je ne sais quel défaut de sa cuirasse qu’elle lui demanda de cesser d’interposer entre lui et moi. J’ai craint une mais non il me tendit sa la table était mise et la moustiquaire caressa une chaise craqua sous ses je portais mes pois ou mes rayures je ne sais plus avec un manque d’élégance qu’il ma tante ne put s’empêcher d’arranger mes anglaises admira-t-il le détail de la dentelle je ne sais plus oh je ne sais plus c’est tellement »
Ici elle quitte les coussins qu’elle avait disposés autour d’elle comme des
— Je ne parle que de moi. Vous allez croire… (il balaie l’argument d’une main molle et lente) Pourquoi avons-nous vécu ce temps et comment s’est-il achevé sans nous ? Voulez-vous répondre sans moi ?
La Rouquine prend note. Elle a écrit TANTE en haut de la page quadrillée et tracé des petits triangles dans tous les sens puis elle rature ces traces d’impatience et se remet à l’écoute
— Je me demande bien à quoi ressemblera, sur le papier, cette mise en relation des personnages qualifiés de secondaires avec ce que nous selon ce que mais n’anticipons pas car je crois, vous connaissant, mon cher Frank, que vous avez plus qu’une idée de ce que cela représentera… sauf peut-être aux yeux du lecteur de la Méridienne, qui n’est pas différent de ce qu’on peut imaginer s’il nous arrive de perdre du temps à l’éviter.
— Je vous suis…
— Je n’ai rien… dit la Rouquine en exhaussant son crayon et elle en applique la pointe déjà usée sur le sommet d’un petit triangle qui devient, après quelques traits, un cercle ou un confetti.
Une existence sans conquête ne fera jamais le sujet d’un bon roman. La comtesse prit le temps de montrer son fiancé comme elle le voyait lors de cette première rencontre et en marge de son récit la tante Constance semblait porter tout le poids de la tragédie coloniale sur ses épaules jamais nues, mais les bras en avaient connu d’autres, car elle ne venait pas du Paradis, même si l’Enfer personne ne peut dire qu’il en vient cette « chose » qui nous est promise nous n’en avons pas non plus la moindre idée et Fabrice avoua plus tard (à Anaïs) qu’il ne croyait pas plus qu’Ibn Sina à l’éternité de la vie et (voyez-vous, lui dit-il comme s’il professait) tout ceci n’a rien à voir avec l’existence de Dieu Anaïs (dit-elle maintenant) je ne crois pas que ma tante ait envie de parler de ces choses qui divisent les hommes et les éloignent des femmes, enfants que nous sommes ! Il la trouva non seulement séduisante, mais finalement pas si bête que ça, ravi d’avoir affaire à une jeune fille intelligente et déçu de ne pas y avoir pensé plus tôt, au moment des préparatifs du voyage intercontinental, pensé qu’il y avait au moins une chance de ne pas tomber sur une idiote comme il l’avait espéré et tandis que la tante parlait du futur comme si elle en avait visité les arcanes, il entreprit de s’intéresser aux détails que sa fiancée déclarée (à quelques jours près) énumérait à force de se taire et de ne donner rien à voir de ses jambes. Aujourd’hui il serait bien incapable de dire si le guitariste interprétait Albéniz ou Tárrega. Entre Grenade et Oviedo. « J’ai tellement aimé
(mais elle n’acheva pas et dit)
Que voulez-vous savoir de ma tante… qui n’est plus là pour… il eût été plus facile si elle... mais Fabrice a l’art de compliquer les choses au point qu’il devient difficile de…
— Gagner ! fit la Rouquine qui ouvrit encore la bouche pour b.
Rires. Sans éclats car le comte dormait. Ou s’il ne dormait pas il. Anaïs tendit l’oreille vers ce qui était censé être la direction dans laquelle la chambre du comte (pas la sienne) se trouvait et Frank voyait les personnages d’un tableau passablement obscurci par la vieillesse considérable de son vernis, sans chercher à en savoir plus sur leur destin en cours.
— Comme nous sommes intelligents quand nous ne sommes pas bêtes ! s’écria la comtesse.
Elle écrasa en experte entre le pouce et l’index le cylindre imparfait du cigare et il se mit à prévoir la flamme, tapotant du pied sur un tapis heureusement épais de bouclettes et d’ancienneté sinon elle eût interrompu son geste connaisseur en cubanos pour l’interroger sur un autre sujet qu’il n’avait aucune envie d’aborder avec elle. Il était venu pour en savoir plus sur la tante, plus que ce qu’il savait déjà et il n’était pas question de. La Rouquine, qui pratiquait la sténo, se demanda si ce flic et elle fit glisser son calepin sur sa cuisse de manière à lui faire de l’ombre et elle dit
— Nous ne disons jamais ce que nous voulons dire.
— Ou nous le disons mais d’une autre manière…
— Et personne ne nous comprend plus ! fit la comtesse en secouant le briquet, l’écoutant et constatant qu’il était. Frank sortit de sa poche une boîte d’allumettes. Elle approuva. Il pompa. Elle aimait ce geste. L’homme au cigare. Fabrice en fumait. Nous sommes allés jusqu’à…
— ¡No me diga ! s’écria à son tour la Rouquine.
— À quel moment il est apparu, je n’en sais rien, continua la comtesse. Il y avait toujours du monde le soir. Selon la saison, nous bavardions à l’extérieur ou au contraire dedans, dans la même lumière agitée d’insectes et d’odeurs. Fabrice parlait déjà de ses futurs voyages plus loin, encore plus loin, et des hommes l’écoutaient avec intérêt. Nous autres, femmes… Ma tante parlait des femmes. Les femmes des autres. Des femmes aussi lointaines. Une exploration sans doute de même nature. Et des visages passaient, serviteurs de l’attente qu’ils ne connaissaient pas, subissant le temps à rebours, comme c’est écrit dans le. Ah ! je n’aime pas me souvenir de tout ça et encore moins en parler mais si vous me dites que vous pouvez gagner…Fabrice, si cela arrive, si cela lui arrive, alors qu’il a prévu que ça n’arrive pas, m’en fera un fromage, les amis ! Mais j’en prends le risque !
Justement le dos de Kateb était encore visible sur la photo qu’elle regardait sans intention de la passer à ses invités. Était-ce ce jour ? Impossible de s’en. Sa tante veillait. L’Arabe ne servait pas. Quelqu’un l’avait amené avec lui. Ou elle. Sans explication. Et d’ailleurs il ne tenait pas un verre dans sa main. Et sa bouche était close. Seule ses narines frémissaient. Cependant il était assis. Balustrade ou dossier d’un canapé. Je ne me s. p. J’étais là. Ma tante se demandait ce qu’il. Mais n’osait pas interroger les. Surprit-elle le regard qu’il posa sur mes. Elle s’interposa, estima les distances, ou prit la mesure de l’enjeu. Et le lendemain il tirait l’eau du puits avec les femmes. Elles riaient. Trop selon les règles qui. Ces tissus de soleil et de lune ! Je pensais les rejoindre. Ou du moins m’en approcher d’assez près pour. Puis, après les noces, Fabrice partit. Ainsi. Femmes du puits /Voyage au loin, très loin. À telle enseigne que. Vous connaissez ma tante. Nous brodions sous la tonnelle. Ou lisions près du feu. La neige de l’Atlas. Vous comprenez ? Non, il faut l’avoir vécue pour. (un temps) Pensez-vous que vous en savez assez pour…
— Il ne le dira pas…
— J’ai ma petite idée. (autre temps) Ne pensez pas que je vais entreprendre de gagner ce concours avec les moyens d’un auteur, ni même d’un lecteur. N’oubliez pas que je suis policier. Et je l’ai toujours été…
— L’enfant que vous… ? Je n’y crois…
— Mais si, mais si. Je l’étais. Cet esprit qui fait de moi un « non-personnage » (je cite).
— Et les autres… ? Ceux qui ne sont ni p. ni n. p. ?
— Des tas. Je reconnais que c’est là une difficulté… Mais je veux la considérer comme…
— Accessoire !
— Non. Passagère. On y revient un jour ou l’autre. Et Marette ou ces quidams devant la porte de la prison occupent les dernières pages, celles que le vent emporte au moment d’en finir avec… Mais nous nous égarons, mes amies…
Le Soberano aide à. Elles sirotaient quelque chose de sirupeux. Obéissantes. Comme aux Colonies. Chevaux andalous dans la réserve de Doñana. Profils véloces et pourtant immobiles dans la nuée du matin ou du soir. Des eucalyptus en pleine turgescence. Surpris dans cette. Mais ne nous égarons pas.
— Si vous l’aviez connue… peut-être. Mais ce temps n’est plus… Nous n’avons d’ailleurs pas parlé de. C’est que je ne me souviens pas précisément. Vous me direz si ce genre de détail peut. Aux Colonies j’ai enfanté deux fois. Et deux fois je me suis trompé d’homme. Imaginez dans quel état ma tante… cette pauvre vieille à moins de cinquante ans… à l’âge où la femme sait ce que l’homme ne peut pas… Vous me direz si c’est utile… Je veux dire : pour gagner. Car je désire cette victoire… sur Fabrice qui en concevra une sacrée… Mais je ne veux pas vous influencer. Seulement vous aider.
— Ça nous aidera sans doute (la Rouquine)
— C’est que nous n’avons pas toute la nuit… Demain matin… Oh ! C’est déjà demain !
— Déjà ?
Cette fois la nuit s’est durcie comme le métal après la fusion. On sent cette tiédeur du jour, le nez à la fenêtre entrouverte car un bruit. Un bruit d’homme. Les voleurs s’enduisaient de graisse de lion. Les chiens se taisaient. Et les poules disparaissaient ainsi. Vous me croyez ?
Il acquiesça. Il ne fumait plus. Deux mégots refroidissaient dans le cendrier. Elle avait fini par abandonner le briquet parmi les bibelots de la table basse. Reflet d’or. Impossible de tout dire sans. Cela s’est passé comme si rien ne. L’enfant à paraître a-t-il maudit l’enfant qui était ? Je m’en voulais. Peut-être que si j’étais restée ici. Mais on vous jette au loin parce que. Et vous n’avez rien à répondre à ce. La traversée pouvait paraître enchanteresse. Petits moutons annonciateurs d’orage ou de tempête. Je ne savais pas où j’allais. Pour savoir où on va, surtout à cet âge, il faut tourner en rond, chez soi, pas chez les autres. Au lieu de ça je suis projetée sur l’écran blanc des Colonies. Et ma tante a préparé mon futur. Nous ne savons jamais où nous avons mis les pieds. L’attente n’en est que plus tourmentée. Première fois la mer. Sauf carte postale et illustrations livres d’écolière la science comme religion. Quel pays s’en remet ? Couronne royale sur coussin de soie brodée de fanfreluches. Ou les couilles du taureau en contrejour. Ça, c’était en Espagne. Plus tard. Entre deux expéditions. La semaine des retrouvailles et du lit. L’enfant avait-il poussé ? Ou était-il déjà mort ? Ma tante dit : « Je ne l’avais pas prédit, mais ce qui est arrivé tu aurais pu le savoir ! » On ne se connaît pas à ce point. Surtout à cet âge. La Rouquine frotta l’étiquette. En effet : grosses couilles. Elle sourit. Elle n’a jamais fait le voyage de la Costa del Sol. Un jour peut-être. Mais sans les Colonies à l’horizon. Traversant des villages de gens usés jusqu’à la corde. Anaïs avait fait ce voyage. Mais dans l’autre sens. Et sa tante l’avait commenté. D’un bout à l’autre. Et en arrivant près de la rivière de son enfance, elle avait fondu en larmes. Et rien ni personne n’avait pu mettre fin à cette. Des gens qu’elle connaissait pour les avoir. Mais ses larmes n’avaient rien à voir avec leur malheur. Elle non plus n’avait pas voulu partir. Partir comme ça. Alors que les hommes, eux. Elle pouvait comprendre pourquoi Anaïs. Un Andalou eût été moins. Mais cet Arabe ô mon Dieu qu’est-ce que je vous ai. Et cet enfant qui n’est pas. Et cet autre qu’on amène dans nos bagages pour lui donner la demeure que réclame son sang. « Je vous le dis sans honte : je la haïssais ! Et je la hais encore. Est-ce que cela vous aidera à gagner ce maudit concours né de la boue que Fabrice entretient comme si j’étais.
— Calmez-vous, Anaïs. Allons nous coucher. Cessons de…
— Me laisser seule ? Cette nuit ? Alors que monsieur dort tranquille parce qu’il a inventé le « concours du siècle » (je cite) ? Si encore je partageais son lit… J’en sentirais l’odeur de chien écrasé ! Oh ! je ne dis pas ça pour vous, Frank !
— Je ne pensais pas provoquer cette…
— Ce que vous voyez, je le vis tous les soirs, été comme hiver. Avec ou sans concours à la clé. Vous jouez, sans doute gagnant ou du moins je vous souhaite de l’emporter, mais je ne suis pas de la partie. Je viens de là. Et ça ne pouvait pas se passer ailleurs. Je suis exactement de ce temps et monsieur le sait ! Mais il sera moins fier de sa perversité quand il verra qu’il a perdu. Contre vous, Frank ! Je ne sais même pas ce que ça peut bien vouloir signifier ! Qu’en pensez-vous, Hélène ? (petit nom de la Rouquine)
— Nous ferions mieux de regagner nos… (il insiste : est-il indifférent à ma douleur ?) Je regrette tellement de…
— Tu te répètes… Nous ne pouvons pas l’abandonner. (à Anaïs) Ma compagnie suffira-t-elle à… ?
— Je ne veux pas priver Frank de votre compagnie…
— Je me prive souvent, figurez-vous (dit-il dans l’espoir que l’humour) mais j’ai tellement envie de…
— Je comprends… (voit la rousseur des cheveux, des taches)
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…
— Nous nous répétons…
— Vous voyez ce tableau ?
Il le revit. Il venait de le voir. N’avait pas accordé aux personnages toute l’attention qu’ils méritaient selon elle qui le voit tous les jours et s’y perd quelquefois comme si elle lui appartenait autant que ses personnages. Oui, oui, je le vois
— Ma tante l’a peint après.
— Après… ?
— Après la mort de Jean. Vous savez… ? (elle se tourne vers la Rouquine qu’elle nomme Hélène) Je ne sais pas si vous savez ce qui…
— Elle le sait (dit Frank) Qui ne le sait pas ici ? Tout le monde connaît cette histoire. Tous savent que Lazare n’est pas ce qu’il est aux yeux de la Nation. Mais votre tante n’y est pour rien. Je pense que si elle avait pu, elle aurait…
— Ce n’est pas faute d’avoir essayé !
Ça, songe Frank sans y croire, je ne le savais pas. Mais maintenant je le sais. Je sais comment ça commence aux Colonies et comment ça se termine ici, dans le caveau familial le plus ancien du cimetière local. Que va-t-elle m’apprendre, qu’il sait, et c’est cette connaissance qui le donne gagnant, alors que j’étais sur le point de perdre, et pas que la face nom de d. sans elle, sans cette tante, rien de ce qui est arrivé ne serait arrivé. Ça change tout. L’enfant noyé. Par qui ? Mais par lui-même. Et pourquoi un gosse de six ou sept ans se jette-t-il dans l’eau avec Virginia si personne ne l’y a poussé ? Or Anaïs avait-elle une raison de le pousser ? Aucune. La tante non plus n’en avait pas. Mais elle ne s’est pas servie de ses deux mains pour le pousser dans l’eau de la mort. Elle n’a pas non plus prémédité cette poussée assassine. Elle ne connaissait rien de la nature de cette force vivante. Elle ne l’a su qu’après. Une fois l’enfant noyé. Sachant qu’Anaïs n’y était pour rien, et que ce n’était pas un accident. Comment imaginer que ça s’est passé comme ça ? Le voilà, le pouvoir de l’imagination. Voilà le moment où il se manifeste alors que tout est accompli. Et sur le chemin du retour au bercail, autrement dit de Tamanrasset à quelque part avant Dunkerque, Constance a su qu’elle ne vivrait pas longtemps avec cet imaginaire aussi vrai que s’il n’avait jamais existé. Pourquoi en avait-elle parlé à l’enfant ? Et quelle vision l’enfant avait-il eu de l’Arabe qui allait devenir le père de son frère, lequel croissait dans le ventre de sa mère, croissance dont son père clamait sa fierté d’homme alors que. Le château parut presque mélancolique de loin. On arrivait par les coteaux et la plaine s’étendait jusqu’aux montagnes toute proches. Perspective que Constance absorba comme un poison. On arrêta la voiture car Fabrice voulait voir ça. Il y avait longtemps que. Il faillit en pleurer. L’enfant allait naître. Le petit cercueil blanc arriverait lui aussi. Chaque chose en son temps.
Elle portait une robe verte à pois rouges et était coiffée d’un foulard. On voyait l’ancre marine dans les plis du foulard et de petits nègres qui s’agitaient autour d’un feu. On voyait aussi des fruits et des promesses de retour. Le curé expliqua toutes ces choses.
— Des promesses de retour… ?
— Vous reviendrez, c’est sûr.
— Mais je n’en sais rien ! Comment savez-vous que…
— Non, non ! Nous ne nous connaissons pas. Qu’allez-vous imaginer ? Mais cela se passe toujours de la même façon. N’y a-t-il pas des… exemples dans votre famille… ?
— Je n’en connais pas… Je connais peu…
— Je n’insiste pas.
Il se pencha. À cette distance, de haut en bas, impossible de se voir dans cette surface d’ailleurs tourmentée par le sillage. Voulait dire : si nous parlions d’autre chose ? Mais de quoi parlaient ces gens ? Allaient-ils ? Revenaient-ils ? Et elles ? Personne ne me ressemble, pensa-t-elle. La brise caressait son dos nu. Et les manchettes du curé s’agitaient sur les bras nus. « Nous regardions l’horizon. » Soudain, on amena un jeune homme « oh guère plus âgé que moi » blond visage grimaçant sa chemise était déchirée à l’endroit d’une épaule et deux solides matelots le soutenaient parce qu’il voulait se jeter à l’eau et le curé enfila sa veste et ajusta sa soutane et ses souliers de toile prirent appui sur le plancher mais un des matelots fit signe que non et le jeune homme « blond » au visage rougi par le soleil et l’effort qui cambrait ses reins une grosse main jaune empoignait sa ceinture de cuir jaune aussi et la poche était déchirée sa tête semblait mal attachée au tronc « Que dit-il ?
— Ma foi je n’en sais rien, fit le curé qui ne se décidait pas à braver la consigne du matelot et une main du jeune homme était accrochée à une chevelure
— Quel cri ! Elle se boucha les oreilles, d’un côté son petit sac à main en faux croco et de l’autre un gant l’autre s’étant envolé comme un oiseau et il fallut bien constater qu’il flottait maintenant sur les crêtes blanc cassé qui frappaient les flancs
— Mais que dit-il ?
— Il me semble qu’il a dit « elle a fait plouf » et les matelots n’en croient pas un mot et ils l’accusent de l’avoir fichue par-dessus bord
— Mais qui est-elle ? » puis le calme revint et le soleil se posa sur un horizon tremblant.
Le bateau semblait s’être immobilisé au beau milieu de nulle part. Une barque était à la mer, ballottée et des hommes hélaient dans le vent qui se levait. Puis elle descendit se coucher et elle s’endormit et dans la nuit elle dut rejoindre les autres sur le quai et sa tante était là, secouant les clés de sa voiture comme s’il s’agissait d’une clochette destinée à. Elle se reconnurent, mais ce moment d’hésitation les avait mises mal à l’aise et quelqu’un s’occupa des bagages et le jeune homme blond fut embarqué dans un véhicule de la police portuaire.
— Il a jeté sa mère à la mer, dit la tante sous les noirs palmiers d’une avenue qui s’acheva dans une ombre encore plus profonde.
— Je ne le savais pas ! dit aussitôt Anaïs K. et sa tante tourna vers elle une tête étonnée, même perplexe, avec une nuance de reproche, comme si
— Nous ne savons pas nous non plus pourquoi il a
— De quoi va-t-il parler maintenant que
Et les phares inondèrent de leur jaune lumière un haut et large portail qui s’ouvrit, une tête apparut à la vitre, la tante dit de refermer le portail et l’allée était interminable pourtant Anaïs avait hâte d’arriver, elle ne mangerait rien, sa tante parlait de manger et demain on verrait Fabrice car il était arrivé hier au soir
— Le même bateau, dit Anaïs
— Mais non, idiote ! Il revient de bien après le désert elle dit désert avec une majuscule qu’Anaïs elle ne savait pas pourquoi effaça et remplaça par une
— Je suis tellement fatiguée !
Au repas, sur la terrasse, tandis que des femmes allaient et venaient avec les plats, les boissons, les queues de cheval, une lampe dont la flamme vacillait sous la lumière électrique, on ne parla pas de la noyée ni de son fils sauf qu’Anaïs savait qu’elle était blonde elle aussi parce qu’elle l’avait aperçue une ou deux heures plus tôt sous les parasols. Se souvenait mal de ce visage forcément vieilli, le jeune homme + l’âge de forniquer la « vieille » pouvait avoir quarante ans et maintenant elle avait disparu dans la mer et il fallait attendre que son corps on attend quelquefois longtemps mais avec un peu de chance, avait dit le curé puis il avait disparu lui aussi et elle s’en souvenait aussi mal elle se souvenait très bien du jeune homme et de son visage tourmenté par une douleur dont elle aurait aimé savoir « à qui il appartenait » et l’heure tournait et on en vint à parler de Fabrice et une photo l’avantageait (craignait-elle malgré les commentaires de sa tante qui ne tarissait pas d’) les animaux qui s’étaient immobilisés dans le fond était des chameaux et les hommes était des
— À la radio, peut être, dit-elle tout haut interrompant une remarque de sa tante au sujet de cette ceinture trop clinquante pour être de cuir et la boucle représentait une espèce de Lune avec des cornes et sa tante trouva qu’elle manquait de goût forcément la campagne le matin on se débarbouillait dans l’eau du ruisseau qui avait nom
— On ne parle pas de ces choses à la radio, dit sa tante. Et puis c’est l’heure du jazz (elle rit). Nous avons de quoi mieux faire que nous « débarbouiller »
— Je disais ça parce que la nostalgie…
— Déjà ! Mais tu viens à peine d’arriver, ma pauvre !
Les grains de raisin avaient un goût de vin. La radio « jouait » mais personne ne donnait l’impression d’écouter et la nuit semblait si proche qu’elle eut la tentation d’y pénétrer « nous nous aimons trop pour ça » avait dit obscurément mais n’en parlons pas pas maintenant
— Ta chambre… commença sa tante et aussitôt un papillon se posa.
— Je t’écoute… dit Anaïs mais elle
— Tu dormiras mieux que chez toi, tu verras.
Mais le temps refusait de ralentir. Au contraire il allait plus. Et le vin n’était pas de la piquette. Ses joues étaient. Elle entendait des « choses » comme si sa dent de sagesse. Et le visage tourmenté du jeune homme. Pourquoi jette-t-on sa propre mère dans la mer ? Elle ne pouvait pas le savoir car elle n’avait pas de mère. Elle n’en avait jamais eu. Pas de père non plus. Ou il habitait ailleurs. Avec les non-dits sans doute. Elle montra sa dernière dentelle à sa tante qui y trouva un défaut et cette imperfection prit des proportions telles qu’elle faillit s’en prendre à mais la fraîcheur de la nuit n’était pas un mythe ici non plus. « Mais si, vous la connaissez ! La petite qui »
On évoqua des jours années patiences attentes plutôt des haies de genet jaillissaient des perdrix et le chien jappait la nuit puis il ne jappa plus. On apprend à résoudre les problèmes. Il n’y a pas de problème sans sa solution. À quoi serviraient les problèmes s’il n’y avait pas de solutions pour les rendre intéressants et surtout pour en faire la matière de ce qui doit impérativement se transmettre d’une génération à l’autre ? On apprend. Puis on s’ennuie. À moins que Fabrice. Elle monta dans sa chambre. Ouvrit la fente de la moustiquaire ou passa dessous (je ne sais plus) et la nuit se mit à gémir comme un animal en cage et elle se sentit étrangement libre. Le jeune homme ne l’était certainement plus. Surtout si sa mère n’était pas remontée pour respirer encore et expliquer aux autorités pourquoi et comment, ce qui relativiserait la vilénie du geste perpétré par son fils et en atténuerait sans doute les conséquences à moins qu’elle prétende maintenant se venger ou lui donner enfin la leçon qu’il mérite depuis si longtemps qu’elle ne se souvient pas de la « première fois » avec toute la précision qu’exige la procédure en matière d’atteinte à la personne, qui plus est en famille et la nuit n’a jamais porté conseil à personne. La mère était morte dans la mer. « Si je n’y pensais plus… ? » Et le matin qui suivit, Anaïs mangea une figue et des biscuits tellement sucrés que la tête lui tourna, elle cueillit une fleur inconnue et attendit, sa tante revenait au volant de sa voiture américaine carrossée de rouge et de ciel. Fabrice sera là ce soir. Une journée devant soi et les heures deviennent des minutes. À la radio, rien sur ce qui s’était passé. Du sang plutôt. Sur des places inconnues et dans des lieux qui portaient des noms qu’elle connaissait pour être quelquefois sortie en ville à l’occasion d’une fête à préparer ensemble. Un chien jappait ici aussi, mais il recevait des coups au lieu de mourir. Elle en aperçut la furtivité dans la verdure des allées qui descendaient avec l’eau des rigoles d’irrigation. Le portail demeurait clos, gardé par un homme. Il venait de le refermer et la voiture de la tante souleva la poussière des graviers puis cessa de gronder à l’intérieur du garage. Elle portait un chapeau comme on n’en porte plus, mais ça lui allait. Elle se dandina comme quand on a reçu un compliment et qu’il n’est pas convenable d’en parler, même entre femmes. Dormi ? Oui. Le chien.
— Je te montrerai comment ne pas commettre d’erreur, dit la tante. La dentelle est un art délicat. Ou alors c’est une occasion de se moquer de celle qui n’a pas rêvé d’être la meilleure en la matière. Suis-moi.
Ainsi Anaïs porta le cabazo qui sentait la marée. « Ici, je cuisine, dit sa tante. C’est moi qui… » Et elle en parla longuement, comme si c’était nécessaire de décrire tout se qui se passe si on sait y faire et tout ce qu’on ne fait pas faute d’y avoir pensé. L’ail sentait aussi bon ici que « chez nous ». La même invitation à revenir sur les lieux pour s’y retrouver. Puis la première page du journal s’ouvrit sur
« Le voilà, ton jeune dingo ! » dit sa tante qui vidait le contenu du cabazo sur la nappe où l’eau se répandit avec ses algues et ses fuites de sable doré. Et le jeune homme ne paraissait plus tourmenté. Peut-être parce qu’'il était libre. Il aurait pu paraître malheureux d’avoir perdu sa mère dans la mer, mais il n’avait pas l’air heureux non plus. Il était difficile, sur la seule observation de la photographie qui le représentait tel qu’il parut à la sortie du poste de police, de savoir ce qu’il ressentait et de toute façon il n'avait aucune envie de parler : la question de savoir si sa mère s’était jetée à la mer ou si elle y était tombée par accident était celle que l’enquête avait retenue. Mais comment tombe-t-on dans la mer par accident ? Pouvait-on évoquer une imprudence ? De quel genre ? Avait-elle joué avec le feu ? Mais quel feu ? Celui qui brûlait en elle, dont il était difficile, sans le témoignage du jeune homme, de connaître la nature ? Ou un autre genre de feu, de nature pour l’instant inconnue, sans un seul indice pour alimenter l’imagination. Il était plus facile de penser qu’elle avait voulu en finir avec une existence dont on ne savait rien, le jeune homme n’en disait rien, d’ailleurs il ne disait rien, il sortait du poste et se dirigeait à pied directement vers son hôtel le nom de l’hôtel n’était pas précisé. On allait savoir si elle s’était donnée la mort ou si la mort l’avait donnée à la mer « par accident ». Toute une journée pour y penser, inutile d’emporter le journal dans l’ombre de la terrasse où les insectes virevoltaient en attendant d’être anéantis, si on peut appeler ça de l’attente. Elle se souvenait parfaitement de ce couple. Elle n’avait pas de cheveux blancs, mais comme elle portait un foulard. Blonde elle aussi ? Quelle importance s’il ne l’avait pas tuée ? Et quel intérêt si une imprudence (laquelle ?) avait initié le jeu terrible que la mort sait jouer si le temps est venu. Un suicide (ne pas prononcer ce mot devant sa tante) donnait sa chance au récit qu’Anaïs avait envie d’entendre, si jamais on en arrivait (par quels chemins ?) à en parler, sous la tonnelle, avec entre les haies ce chien menacé lui aussi par la mort qui ne reste jamais en place et qu’on ne s’attend jamais à rencontrer, même si on s’est tenu à distance du bastingage ou de toute autre limite comme on en connaît souvent si l’existence a un sens. À midi je ne suis pas là, pensa-t-elle. Tant pis ! Et elle ne sut pas ce que signifiait cette exclamation. Elle s’en posa la question jusqu’aux jardins puis elle fut distraite par l’allure des femmes et ses jambes la portèrent dans les ruelles où elle eut envie d’acheter n’importe quoi pourvu que ça finisse bien par lui appartenir. Évidemment, son petit sac à main ne contenait rien d’aussi nécessaire à mettre en jeu pour procéder à cet échange et elle revit les femmes et les trouva désuètes, passibles d’oubli.
« Tu arrives en retard, dit la tante elle ne dit pas nous t’attendions elle ne dit rien et fit servir la viande refroidie et la sauce trop prise maintenant et son oncle consultait son horoscope
— Je me suis perdue…
— Je vois que tu sais demander ton chemin…
— Je sais… dit-elle pensant je ne sais pas je ne saurais jamais mes questions me brûlent les lèvres mais ce n’est pas à vous que je veux les poser je n’ai jamais posé d’autres questions que celles que vous attendiez de moi je ne sais pas
— Qu’est-ce que tu dis ? Tu as toute l’après-midi pour te préparer /je ne sais pas si je l’ai vu avant ou après /heureusement que je suis là /et l’oncle se leva pour observer le ciel et il revint s’asseoir et il se croyait mort ou en tout cas en donnait l’impression
— Cette histoire, fit-il en griffonnant son horoscope, on ne saura jamais si
— Il parlait peut-être de la même chose que moi je pensais dit Anaïs maintenant (Frank Chercos et Hélène se regardaient parce qu’ils se désiraient) Octavie
Frank était tout occupé par sa future victoire sur le comte. Il prit quelques notes en marge de la Méridienne. Entendait la voix de son père tu ne seras jamais assez malin pour et le nom de ce jeune homme avait été prononcé pendant le procès car sa mère était ou avait été en relation avec Ben Balada. Un jeune homme en effet blond comme les blés. Il avait affirmé qu’il n’était pas le fils de Ben Balada et comme à cette époque l’ADN des séries n’avait pas cours son témoignage n’avait pas inspiré ses juges ni les spectateurs qui n’avaient relevé aucune ressemblance physique ni aucun évènement commun alors Frank avait pensé que le fils de Ben Balada ne pouvait être que lui mais il n’en possédait pas la preuve et son récit était tombé à l’eau comme un tas d’autres que la Presse avait explorés sans perdre de vue le véritable enjeu de ce procès : Lazare et Lazare.
— Y a-t-il quelque chose que vous avez caché à la justice… ?
— À propos de… ?
— De ce jeune homme… Savoir si sa mère s’est… comme cela finit par paraître évident au vu des…
— Vous en parlerez avec Fabrice. Je n’ai jamais su le fin mot…
— Je ne cherche pas à compliquer, mais tout de même… Ces circonstances… Ce réseau que nous n’avons pas su… Quelle hypocrisie… ?
— Oh ! personne n’a voulu…
— Pourtant…
Cette sale impression d’être passé tout près de la solution et toutes ces années que Ben a perdues sans que je puisse… Frank attendit et Hélène baisa. Fabrice avait introduit cette noyée pour compliquer et même pour fausser. Il ne pouvait pas en être autrement. Et pourtant, cette histoire refusait d’appartenir à celle-ci. Il traça les lignes dans sa tête. Il y avait une solution. Il n’y a pas de problèmes sans… Anaïs avait évoqué une suite : la radio. Le jeune homme se défendant d’avoir participé de près ou de loin ou d’avoir contribué malgré lui mais il ne sortait plus de son hôtel et Anaïs était sur le point d’accepter la bague de fiançailles quand le jeune homme prit le bateau et disparut croyait-elle pour toujours et sa tante retrouva sa limpidité de maîtresse des lieux.
Ces sales gosses avaient composé une putain de chanson où cétoine et hanneton rimaient avec Antoine et tonton et ils s’y connaissaient en jardinage parce qu’il leur avait tout appris il embarqua après la petite rousse aux cheveux courts robe d’été vert gazon avec pois rouges et son foulard mettait en scène des négros qui montraient leurs culs au milieu des feux de camp le temps était au beau. Il ne se souvenait plus des paroles, pas exactement, ou son esprit refusait de se plier aux règles du jeu que sa mémoire rejouait le vent était doux ce matin-là on arriverait à bon port dans l’après-midi la petite rousse dix-huit ans pas plus il s’aperçut avec joie qu’elle portait une queue de cheval dans le dos lequel était. L’air chantonnait tout seul. Voix des gosses dans les chiottes et les volutes se fracassaient dans la charpente fragile du préau. Il s’inclina pour laisser passer une vieille bique qui n’avait plus l’âge et elle faillit lui baiser la main ne trouvant pas le rubis à sa place habituelle et remit sa langue dans sa bouche et lui demanda si les Colonies. La petite rouquine se retourna, comme blessée par ces propos et il lui sourit, il avait déboutonné le haut de sa soutane et les poils. De famille. Des ours. Campagne isolée après un piémont déserté depuis longtemps. Cette route revenait chaque fois que. La vioque s’éloigna et la distance qui le séparait de la petite rouquine diminua il respira son parfum fruité et eut envie d’un verre de ce vin qui. Ensuite il la retrouva au bar où elle consommait un diabolo et il eut envie de la plaisanter au sujet de. Mais il bandait depuis qu'il l'avait approchée sur la passerelle et à peine installé dans sa cabine il se fourra un gode dans le et enfila un slip, jambes nues sous la soutane et des chaussettes dans les sandales de cuir qui avaient l’âge de. Il commanda un gin et elle sourit en baissant les yeux. Comme il avait ce truc dans le il évita de s’asseoir et même l’invita à regarder la côte s’éloigner et les vagues aller mourir entre les jetées, des bateaux se balançaient. Elle remarqua son allure de danseuse et se dit qu’il devait souffrir comme « papa » de ces hémorroïdes qu’on a dans le. Elle n’osa pas imaginer cette sorte de douleur mais le curé ne semblait pas souffrir comme « papa » qui d’ailleurs n’était pas son papa, sa maman non plus, mais comme on disait au village elle avait de la chance. Elle pouvait voir à quel point la terre est une petite chose quand on la quitte et la mer paraissait plus tranquille vue du pont que du quai où elle avait pensé ne pas s’en aller sans. Personne ne l’avait poussée. Elle était venue seule. Elle allait se marier. Aux Colonies. Son fiancé l’attendait. Sa tante. Son. Jamais vu d’Arabe. Ni de Noir. En photo, oui, mais on ne voit pas ce qui. Il était appuyé au bastingage, les coudes sur la rampe, le dos rond et les jambes écartées et ses pieds, chaussés de sandales au cuir plutôt usé avec des chaussettes qui boulochaient et des orteils qui se dressaient. Il était très heureux de l’accompagner. Il mangea les frites avec les doigts et lui montra comment on transforme une serviette en petit oiseau qui ne veut qu’une chose : s’échapper et il montait sur le bras, presque jusqu’à l’épaule et elle se demanda s’il avait conscience qu’il parlait à une jeune fille en âge de. Quel âge avait-il ? Pas l’âge d’être son père en tout cas. Entre les deux. Fabrice était beaucoup plus jeune. Cinq ans de plus qu’elle donc vingt-trois il était ingénieur tout juste diplômé et il l’admira car les Colonies avaient besoin de. Lui aussi se montrait utile. Les gens meurent, dit-elle comme si cette mort était du voyage, qu’elle l’avait emmenée dans ses bagages, « papa » était mort et « maman » parlait de la chance « que j’ai »
— Vous aurez une belle vie si vous savez vous y prendre, dit le père Antoine qui rimait avec cétoine tandis que les hannetons sont des insectes nuisibles comme tonton.
— Personne ne sait où il va, dit-elle parce qu’elle avait passé beaucoup de temps à penser avec les autres de son âge dans l’atelier de dentelle elle ne parla pas des culottes
— Nous utilisons de la dentelle, nous aussi, curés, dit-il sans rire et elle ne put s’empêcher de penser que son slip était peut-être une culotte comme dans ce roman
— Je sais, je sais. Je suis catholique…
— Cela se voit.
— Ah, oui… ?
— Votre regard sur les choses… Oui, oui, vous avez le regard catholique elle faillit rire mais se retint dans son mouchoir et ses lèvres s’étaient posées sur les initiales AK brodée coton rose bonbon et il put en observer la finesse se demandant
— Anaïs… Le K c’est…
— Je ne vous en demande pas tant…
— Mais bientôt je serais madame de…
— Diable !
Et comme il n’insistait pas elle lui révéla son futur nom de famille et il parut sidéré comme si.
— Ne me dites pas que… et il se frotta le menton avec le revers de sa main douce comme peut l’être la soie sur laquelle on ne s’assoit jamais.
Il ne connaissait pas « personnellement » le comte, ni le nouveau, qu’elle allait épouser, ni l’ancien qui était mort à la guerre, croyait-il, mais elle en savait sans doute plus que lui sur ce sujet
— Je ne sais pas grand-chose… Ma tante… Vous ne la connaissez pas. On n’en parle pas dans les… Des gens ordinaires mais qui ont réussi…
— Ah ! Les Colonies ! Mon père était andalou et ma mère…
— Vous avez bien de la chance de savoir…
Il avala plusieurs verres et sa grosse bite ne débandait pas. Il songea à éjaculer, mais il se connaissait et craignit de. Ces éphélides le ravissaient. Le soleil de midi s’y noyait et la peau resplendissait. Il aimait ces visages encore enfants. Scum. Des fois, dit-elle, je ne sais plus… mais elle s’interrompit et sembla ne pas attendre qu’il se renseigne au sujet de. Elle tenait son mouchoir tourneboulé dans sa petite main qui se crispait de temps en temps et il savait qu’elle aimait déjà lui faire confiance. On ne dort pas ici, dit-elle.
— Non. Nous arrivons tout à l’heure. Le détroit…
— J’aurais mis plus de temps à arriver au port. Et c’est sans compter la nuit que j’ai passée.
Il ne l’écoutait plus. Elle s’en aperçut et se tut, sans cesser de malaxer son mouchoir. Plus loin une dame blonde parlait à un jeune homme blond qui pouvait être son fils si elle l’avait conçu à quinze ans /à cet âge je ne savais toujours pas mais l’année suivante il faudra bien que ça se sache la dame dit bonjour au père Antoine l’appelant « père » et le jeune homme ne daigna pas répondre au bonjour du père qui ne parut pas s’en offenser et la dame se remit à parler au jeune homme
— Vous la connaissez ? dit enfin Anaïs (elle se souvenait de cette audace « comme si c’était hier »)
— En effet… Je n’avais pas prévu… Mais puisqu’elle est là…
Il ne cachait pas son inquiétude et ne dit pas « ils » il dit « elle » et le jeune homme n’avait plus d’importance alors qu’on aurait pu croire c’était l’heure de déjeuner un homme tout vêtu de blanc l’annonça belle voix de baryton elle qui aimait l’opéra
— Je l’aime aussi, dit-il mystérieusement
Pour l’instant, elle n’aimait personne. Elle aimerait le comte, d’abord physiquement, comme c’est l’usage, puis, comme disait sa tante dans ses lettres, avec l’habitude et ce que « ça coûte en temps »
— Prenez des frites. Elles sont excellentes.
— Comment le savez-vous… ?
— Ce n’est pas la première fois que je…
— Cette dame elle aussi a demandé des frites et comme vous elle les mange avec les doigts alors que ce jeune homme…
— Il ne vous plairait pas, dit péremptoirement le père Antoine.
Il ne dit pas « plaira », preuve qu’il n’a pas l’intention, mais à quoi bon connaître des gens qu’on n’a ensuite aucune chance de revoir, l’Empire est si vaste, et puis il y a la question du milieu, qui sait à quel milieu elle appartient, et puis à quoi bon penser à ces sortes de choses complètement inutiles ?
— Essayez donc, dit-il et il lui tendit une frite, l’approchant lentement de sa bouche et elle l’ouvrit, ses joues se gonflèrent et ses sourcils se soulevèrent je suis une femme mais qu’est-ce qu’un curé si ce n’est pas un homme ?
Ensuite elle mangea ses frites avec les doigts, avala sa viande trop cuite, accepta un fruit et se rafraîchit avec de l’eau « dont elle vida le verre » Puis la dame et le jeune homme quittèrent la salle et la dame fit un petit signe au curé et Anaïs en fit un et le jeune homme haussa les épaules
— Je vais vous laisser, dit le curé.
— Je peux bien me débrouiller toute seule, voyons !
— Je le sais bien, mais…
— Mais quoi ?
Il partit, traînant ses pieds, comme s’il chevauchait… mais elle ne pouvait pas se douter et il rattrapa la dame rousse sur le pont le jeune homme était ailleurs Anaïs se cogna à la vitre et quelqu’un se mit à rire
— Je ne savais pas… dit-il.
— Moi non plus je ne savais pas !
— J’ai appris pour Ben… Je suis désolé…
— Moins que moi pardi ! Et je ne parle pas de Lazare. Un père pédophile. Il se demande si lui aussi. Mais ça ne vous regarde plus.
Elle avait dit « plus » et non point « pas » et ça devait changer beaucoup de choses. En effet le visage du père Antoine n’était plus le même. Anaïs, derrière un petit rideau de rien du tout, pouvait voir à quel point il était en train de changer. C’est drôle quand il se passe quelque chose entre les gens. Ça se voit comme le nez au. Quelqu’un fumait. Elle le lui reprocha, mais à voix si basse que le fumeur demandait à comprendre et la fumée se mit à tournoyer dans le rideau, et Anaïs se frotta les yeux, ce qui provoqua la disparition des deux personnages qu’elle venait d’inventer, on peut dire ça comme ça car elle n’en savait pas plus. Elle sortit sur le pont et les vit s’éloigner. Pas de jeune homme alentour. Pourquoi le chercher ? Je me trompe : comment le chercher ? Elle fit quelque pas et le fumeur s’interposa pour s’excuser il n’avait pas compris décidément les hommes appréciaient son petit corps elle secoua la main pour chasser ce qui restait de fumée et l’homme en chassa lui aussi et son cigare vola au-dessus de la mer avant de. Elle le remercia et s’éloigna. Il ne la suivit pas. Des fois, ils suivent. Et elle ressent quelque chose d’agréable. Fabrice saura bien assez tôt qu’elle n’est plus. Ou il ne sait pas lui non plus. Ce qui serait étrange de la part de quelqu’un qui a fréquenté une Grande École. Et qui est destiné à participer à la dimension toujours croissante de l’Empire qui sans ses Colonies ne. Elle atteignit une sorte de jardin d’agrément où des gens s’entretenaient de. Elle passa entre. Plus loin, elle admit qu’elle n’avait aucune raison d’en savoir plus et si le temps passait sans curé ni dame ni jeune homme elle finirait par oublier toutes ces choses tellement.
Frank nota : elle tombe par hasard sur le fils de Ben Balada et la femme que celui-ci a engrossé se jette par-dessus bord ou bien c’est le fils qui la. Et elle me raconte ça comme si ma naïveté de joueur. Mais j’ai bien vu qu’elle souhaite me voir gagner. Le comte sera humilié si. Hélène dormait. La seule lumière pissait d’une petite lampe accrochée dans la tête de lit. La lune venait mourir plus loin sur le plancher. Qui était ce curé ? Avait-elle vraiment abandonné l’idée de le retrouver après qu’il eût épuisé le sujet avec la « dame » ? Il avala le fond de son verre et constata qu’il n’avait rien pour le remplir. Une erreur à ne pas commettre quand on sait qu’on va passer une nuit blanche à revoir tous les aspects connus du problème posé par le comte. Un curé pédophile. Que les enfants de la paroisse chahutaient en connaissance de cause. Certains d’entre eux étaient passés à la casserole. Ou ceux-ci ne participaient pas à cette espèce de lynchage. Elle n’avait pas de photo, non. Elle ne savait pas qui il pouvait être, ni à quelle paroisse il. La dame ne pouvait plus parler, étant. Ben Balada savait, mais il était impossible de le rencontrer s’il ne sortait pas. Et s’il sortait, qui savait où il irait ? Son fils savait. Un Lazare lui aussi, mais Anaïs ne jouait-elle pas elle aussi ? N’avait-elle pas prévu de tromper son vieil ami Frankie qui ne s’était toujours pas remis de cette histoire ancienne mais toujours renouvelée ? Frank n’aimait pas s’angoisser seul dans un lit, même si quelqu’un, une femme de préférence, y dormait sans se soucier le moins du monde de ce qui se jouait. Non, il n’y avait rien dans le dossier, du moins dans ce qu’il en connaissait. Autant il était facile de faire entrer la tante Constance dans cette histoire, autant il était impossible de ne pas imaginer le moyen d’y insérer ce maudit curé qui ne disait pas son nom et qui ne l’avait peut-être pas confié à Anaïs. Or, si elle le savait, elle avait un avantage dont elle profiterait et le dindon de la farce ne serait pas son comte d’époux mais ce crétin de lieutenant qui s’était invité à l’espèce de cérémonie que constituait la libération, maintenant incertaine, de Ben Balada et de ce qu’elle impliquait de changement dans le comportement de Lazare, de Lazare et maintenant qu’Anaïs venait d’en évoquer la possibilité, de Lazare. On ne s’endort pas sur ses lauriers dans ces conditions. Et même quelquefois on en crève. Il pressa la petite poire et la loupiote s’éteignit. Pour une soirée inoubliable, c’en était une !
Non, Anaïs n’avait pas revu le père Antoine. Elle ne se souvenait même pas des paroles. Puis la dame que Ben Balada avait engrossée (dans quelles circonstances, on n’en savait rien, du moins pas là, en ce moment) avait fini son existence au fond d’une mer qui en savait plus sur les raisons de l’Empire que sur l’histoire de Ben Balada et de ses annexes judiciaires et médiatiques. Désormais, le fils de Ben existait plus que jamais. Il fallait en tenir compte. Et ne pas se laisser aller à en imaginer l’environnement ni les évènements qui l’y contraignent. Pas moyen d’en savoir plus. Ni dans le carton de photos ni dans la tête d’Anaïs qu’il était de toute façon difficile d’ouvrir sans provoquer un drame. Or, je ne suis pas venu ici pour foutre la merde dans ce qui est déjà assez merdique comme ça. Il se glissa hors du lit et comme par miracle ne réveilla pas la dormeuse qui ronflait doucement. Il descendit. Il connaissait les lieux. Heureusement, les tapis étaient épais. Ils l’avaient toujours été. Il passa devant la porte de la chambre dans laquelle le comte roupillait en vainqueur plus que probable. La chambre d’Anaïs se situait un étage plus haut, si mes souvenirs sont encore. Il grimpa sur des marches grinçantes comme des portes de la Hammer par temps de pluie. Le palier avait peut-être changé. Difficile, après des années d’absence, de se souvenir de la place des objets et des objets eux-mêmes. La Lune éclairait, oblique et joueuse. Puis le tapis s’interrompit comme un morceau de musique dans une rayure. Le plancher craqua, ce qui ajoutait de l’incertitude aux grincements. La porte était ouverte. En grand. Anaïs était nue. Debout dans l’éclairage d’une lampe fixée au-dessus d’elle. Cette immobilité le sidéra. Il attendit une parole. Quelque chose comme une invitation. Mais elle se taisait. Et pour cause. Elle était dans un tableau de peinture. Et ses jambes étaient inachevées. Elle surgit derrière lui. Il suffoqua. Elle était allée « pisser ». Elle en revenait, le ventre lourd, car elle avait aussi « envie de caguer ». Elle avait, pour parfaire le malaise, trop bu, après la conversation, elle était montée avec une bouteille et elle l’avait presque vidée, et maintenant elle était prête à en dire plus, elle ignorait pourquoi, tout à l’heure, elle avait interrompu son récit au moment où. Il se laissa pousser à l’intérieur de la chambre et comme elle avait un deuxième verre, elle le servit et il s’assit au bord du lit, sentant le parfum, l’acidité, les produits de l’attente tels que. Elle prit place dans un fauteuil qui devait lui venir de l’enfance, mais elle y contenait. Il voulait savoir
— si finalement elle avait revu le curé... Il ne pouvait pas en être autrement... Sinon...
— Vous avez raison, Frank (elle le voussoyait maintenant). Je l’ai revu. Mais pas sur le bateau. J’étais déjà mariée. Et seule. Fabrice courait dans le désert à la poursuite de je ne sais quel trésor minéral ou archéologique, il faudra lui demander, je ne me suis jamais intéressée à ses voyages, ils n’étaient pas secrets, au contraire il souhaitait en parler, mais est-ce que je voyageais, moi ? En tout cas pas avec lui.
Elle prit ici le temps d’une respiration, au bord de la suffocation, comme si elle avait couru dans le noir en sortant des chiottes et qu’elle était franchement heureuse d’être tombée sur quelqu’un et que ce quelqu’un était Frank qu’elle se reprochait d’avoir trompé parce qu’elle avait une envie folle de gagner ce concours, même de façon anonyme. Il en redemanda, du gin, et elle examina la bouteille à la lueur de la lampe qui éclairait le tableau où elle paraissait plus réelle que nature. Il en conçut un trouble qui l’embrouilla sur le champ. Que voulait-elle de lui, un simple flic qui n’avait rien à raconter d’un bout à l’autre sans sauter par-dessus les ruisseaux venus d’ailleurs et il ne savait d’où ? Elle le servit généreusement malgré le peu de contenu qu’elle secoua, les yeux collés à la bouteille. En réalité, poursuivit-elle, le père Antoine s’occupait de diverses œuvres en compagnie de rombières qui avaient l’âge de la tante Constance, ce qui les réunissait au moins une fois par mois, et quelquefois dans la maison de la tante, et alors il fallait se montrer bonne ménagère et si possible mère de beaucoup d’enfants et pas seulement de garçons. Or, non seulement Fabrice ne voulait que des garçons, trois au maximum, mais en plus Anaïs n’en attendait aucun. On songea à un charme et on chercha le ou la coupable. Et pas sous la table ni dans les armoires. On prétendait fouiller dans les passés, dans ce qui était à portée, partout où ça pouvait faire mal et tant pis si ça le faisait. Anaïs crut en perdre la tête. Elle se sentit si mal, à force de recherches et de pratiques invasives (c’est peu dire) qu’on eut l’idée de faire appel au curé spécialisé dans cette sorte de mal-être et il fut convoqué un dimanche à l’heure du café de l’après-midi, entra en scène, ou remit les pieds sur scène notre père Antoine qui rimait avec cétoine mais aussi avec hanneton comme un tonton qu’il était, sauf qu’ici, aux Colonies, on n’en parlait pas et même on n’en savait rien. Anaïs, avant même qu’il entre, sachant que c’était lui, et pensant au jeune homme qui avait peut-être noyé sa mère, se trouva encore plus mal qu’avant que ça n’arrive, même pas par surprise, ce qui aurait peut-être changé les choses mais ça on n’en sait rien. Il entra. Il eut tout de suite l’air ravi de revoir sa petite rouquine appétissante et tout et tout. Il parla tout de suite du voyage, ce qui étonna la tante Constance qui en resta bouche bée, puis la conversation changea et il fut question du mal qui « embêtait » Anaïs alors que ce « pauvre » Fabrice était dans le désert, sans doute pas perdu, mais pas facile à retrouver, surtout qu’en été, les nuits sont chaudes, comme à Séville se souvint le père Antoine, il y avait séjourné pour ses études et y avait même étudié la poésie de sœur Juana, qu’il relisait régulièrement, ce qui enchanta les vioques ici présentes, la perspective de récitations était ah parfaitement réjouissante, n’est-ce pas, Anaïs… ? Sœur Juana… Enfin !
Voilà comment Anaïs fut guérie. Le tableau où elle apparaissait nue n’en disait pas autant, révélant autre chose, mais Frank l’avait sur le bout de la langue et, le gin aidant, ça le rendit nerveux et il en versa dans les draps. Elle n’avait aucune envie de descendre au salon où se trouvait la réserve. Elle ne montait jamais plus d’une bouteille. Enfin, depuis quelque temps, parce qu’il fut un temps où elle en montait tellement qu’elle n’en manquait jamais. Il regretta amèrement ce temps et chercha la dernière goutte à même le goulot. Bref, le père Antoine renoua. Et quand je dis renoua, je dis ce que je dis, fit Anaïs en se posant sur le lit. Ce type était oh ! je n’ai pas de mots ! Comment je savais pour les enfants ? J’en parlerai plus tard. (Frank eut un geste de dépit, mais il se remit aussitôt en position d’écoute)
Depuis qu’il œuvrait aux Colonies, le père Antoine n’avait commis aucune faute, en tout cas aucune erreur, et les enfants se portaient bien, pour ce qu’on en savait. Même la tante Constance ne se doutait de rien, s’il y avait de quoi douter, et comme Anaïs savait, non pas d’instinct, mais parce qu’elle avait nourri sa curiosité aux sources adéquates, elle se tenait sur ses gardes, ce qui excitait l’homme et désespérait le praticien. Il entreprit, devant témoin, de conseiller Anaïs avant même de tenter le diable oups je plaisante gloussa-t-il et les vioques, pas certaines d’avoir compris, tendirent leurs oreilles à la mesure de leurs quinquets selon la concavité ou la convexité de leurs verres.
— Nous parlerons, continua-t-il comme s’il n’avait pas été interrompu par un instant de silence dubitatif ou ignare, il faut toujours commencer par parler et ensuite, si jamais c’est inévitablement nécessaire, nous envisagerons de mettre en œuvre le ri…
— Tuel ! s’exclamèrent-elles toutes ensemble.
La tante Constance était au bord de l’évanouissement. Elle avoua qu’elle n’avait pas pensé que les choses pouvaient dégénérer…
— Oh !
— …aller si loin… Ah ! Qu’en pensera…
— Fabrice ! s’écria Anaïs et ce fut elle qu’il fallut ramener à la surface des choses pour vérifier si elle les reconnaissait encore après une pareille émotion.
Le père Antoine acheva sa tasse refroidie, tiède par cette chaleur coloniale, et chacune des officiantes regagna son logis, en voiture de préférence, mais en tout cas pas à pied. Le curé demeura seul en compagnie de la tante et de la nièce.
— Vous pensez que ce sera au moins utile… ? ânonna la tante.
— Je vous crois, ma chère, assez intelligente pour penser que nous n’en ferons rien.
— Ah bah !
— Certes, devant ces dames, je n’ai peut-être pas su me montrer plus… moins…
— Mais alors ? Et l’enfant ? s’étrangla la tante.
Anaïs soupira enfin. Le père Antoine savait qu’elle en savait autant que lui et elle n’ignorait pas qu’il le savait. En parler à Fabrice compliquerait sans doute les choses et le moment était mal choisi pour les compliquer. Sa tante insistait. Elle voulait savoir elle aussi, mais on ne parlait pas de la même chose. Il y avait loin entre l’enfant d’Anaïs (nous savons que celui-là mourra noyé dans des circonstances qu’il s’agira d’éclairer) et les enfants qui provoquaient chez l’homme d’église des désirs qu’il ne demandait qu’à satisfaire. Or, on n’était pas ici perdu dans un village pyrénéen où la chanson, sans toutefois pardonner à celui qui offense, en éternise la misère humaine. Le scandale, s’il entrait dans la cage, forcerait l’imagination à compléter le délit par un meurtre, Fabrice en avait évoqué la possibilité à propos d’un autre type de comportement tout aussi « regrettable ». Que risquait donc Anaïs si elle continuait de se taire ? Était-ce la bonne question ? Elle et le père Antoine, il arrivait souvent qu’ils se regardent en chiens de faïence et la tante ne savait qu’en penser, de la faïence. Ça compliquait petitement, mais enfin ça compliquait et comme il n’était pas question de mettre Fabrice dans le bain, ça pesait, à la fois sur les consciences et sur la conduite à tenir. Dans la chambre où Anaïs (maintenant) avait posé nue et où était accroché ce vieux souvenir d’un bon et beau moment passé à se montrer telle qu’elle se plaisait, Frank traça quelques flèches, en ratura d’autres et enfin descendit pour aller chercher une autre bouteille.
Albertine avait l’habitude : le père Fabio entrant dans le confessionnal tout nu et alors, hé ! Bien droite ! Et le nez bien en l’air ! si je puis m’exprimer ainsi. Mais vous pouvez, ma bonne (et vieille) Albertine. On comprend même votre discrétion. Vu mais pas connu. Fabio sortait de la sacristie en soutane « mais elle était pas boutonnée ah et puis ça se voyait ! » Elle ne dit pas « comme le nez au milieu… » la comparaison ne lui vint pas à l’esprit ou elle en avait une autre et ça lui vrillait jusqu’aux gencives qu’elle avait lisses comme « vous savez quoi… » Savoir, nous savions… à propos des gencives d’Albertine, mais pour l’usage singulier qu’en faisait le père Fabio hé que non on savait pas — « sinon vous pensez… mais tout ça s’est écrit plus tard et noir sur blanc, je vous dis pas, dans le quotidien que je sais pas si vous connaissez La Méridienne que depuis des années ils y mettent des photos en couleurs mais rien sur le curé, hé bé ! » Mon témoin (de seconde main, car il n’y avait qu’une première main, celle qu’Albertine mettait à l’ouvrage au presbytère) branlait une tête flasque dont la tignasse clairsemée suivait docilement le mouvement pendulaire.
— Mais à poil… à poil… ? fit Barman toujours fidèle au torchon et au mégot qui se consumait sans lui sur le bord mousseux de l’évier.
— Hé bé té ! Mais te dire comment qu’il est poilu, je ne saurais… (réflexion intense)
— Faut croire… balbutia le comte un peu parti à cette heure de la matinée.
— C’est ce qu’on s’efforce ! (rire) En bon croyant !
Faudra que je mette tout ça au propre, pensa le Chauve en refermant son calepin. Ici, personne ne connaissait ce cousin éloigné (Fabio), pas même le comte. Il en avait des nouvelles de temps en temps, relativement à un bien commun, mais sinon leurs existences ne se croisaient jamais. On n’en parlait même pas, ni à table ni sous la treille dont la comtesse affectionnait particulièrement la fraîcheur du soir en été, les insectes étant carbonisés plus loin sous une poutre à la hauteur d’une lampe spécialement conçue pour ça. Le Chauve voyait la lampe si on lui en parlait, sinon il l’imaginait et son cerveau consultait des souvenirs de catalogue de supermarché. Il traça un cercle parfait entre deux paragraphes sténographiés. Rien que le temps passé à maîtriser ce tracé lui avait ouvert les portes de la perception et il jubilait en observant le visage rosi de la Rouquine qui mâchait le capuchon de son stylo, lequel ne s’était pas posé sur le papier de son carnet. Fabio, avait raconté Albertine aux gendarmes, se mettait tout nu dans la sacristie, il enlevait tout (elle mima l’enlèvement) et ensuite il se couvrait de sa soutane, « comme ça » et elle montra comment il s’y prenait pour pincer l’ouverture déboutonnée. Ensuite il « faisait le chemin à l’envers » (là, elle se signe) et il entrait dans le confessionnal, il était pied nu que si quelqu’un l’avait surpris dans cette tenue il aurait cru qu’il sortait de la douche et qu’il allait se sécher « dans l’isoloir que celui-là n’est pas républicain comme vous. » Le gendarme avait ri et quand un gendarme rit dans la…
« On ne punit pas les gens qui entrent tout nus dans les confessionnaux, suggéra Barman.
— Manquerait plus que ça !
— Pourquoi tu dis ça… ?
— Qu’est-ce que j’ai dit… ?
— Qu’il ne manquait plus que « ça… »
— Ça quoi ?
— Tu es bien le seul à le savoir ! »
Albertine avait rarement observé du sperme de si près. Une fois, celui d’un mort, mais c’était peut-être pas du sperme. Le père Fabio s’était oublié. Et même trahi. Mais selon lui elle n’était pas censée savoir que. Il y était revenu et avait nettoyé lui-même, avec son mouchoir, sous les yeux dilatés d’Albertine qui avait écouté la leçon sans rien dire, surtout de trop, elle qui n’en disait jamais assez. Fabio avait rempoché son mouchoir mais dans quelle poche sous la soutane puisqu’il ne portait pas de pantalon ? La soutane semblait avoir des poches, mais c’étaient des ouvertures qui communiquaient, à condition d’être culotté, avec les poches du pantalon. Albertine avait accepté les faits tels que le prêtre les lui avait exposés. Et il était retourné dans la sacristie et Albertine s’était bien gardée d’aller y jeter un œil par la fente. Il y a une fente, mais ça, vous ne le saviez pas. Je vous l’apprends. Et par cette fente, les enfants s’imaginent des choses que s’ils les voyaient ça changerait l’idée que le juge allait se faire des pratiques hors normes, mais pas hors la loi, du père Fabio qui se trouvait en ce moment même dans les locaux de la gendarmerie à cause, non pas d’Albertine qui s’en mordait quand même la langue, mais d’un enfant qui avait cherché à se renseigner sur la dimension. Quelle dimension ? avait demandé sa mère qui en principe le renseignait plutôt bien sur les choses de la vie. Et le gosse avait indiqué sa chose, qu’il avait petite en comparaison, même quand ça lui arrivait d’en multiplier la dimension à cause de ce qui lui passait par la tête des fois. Une bouffe, il s’est pris ! Et pour commencer. Puis la femme s’est mise à cogiter dans sa cuisine et comme le mari arrivait, il lui en parla. On fit venir l’enfant qui, sans se référer à ce qu’il en savait d’expérience et pour ne pas s’en prendre une autre que le père il avait des paluches en forme de pelle à neige, raconta de nouveau ce qu’il avait vu, mais avec plus de détails, ce qui fit pouffer la voisine. Vous savez ce que c’est : la rumeur court plus vite que la vérité. Albertine, apprenant l’histoire de la langue d’une autre voisine tout aussi rieuse et rougeotte de plaisir, se précipita, non pas au presbytère pour… « mais pour quoi faire ? » mais chez Barman avec qui elle consomma une prune que vous m’en direz des nouvelles si toutefois vous n’en crevez pas. Hé bé c’est ça. On a d’abord ri. Après tout, ça ne nous regardait pas, comment il se douchait, le père Fabio. Des douches, on en prend tous, quelques-uns moins que les autres, mais on passe pas Noël sans savon, pas ici en tout cas. Et voilà.
— Voilà quoi… ? fit la Rouquine.
— Le père Fabio, mon cousin et copropriétaire, est chez les gendarmes. Il s’explique…
— Et qu’est-ce que vous voulez expliquer dans ces conditions ? s’écria Barman.
— Surtout que ça s’explique pas comme ça… renchérit Albertine.
— Et que même si ça s’explique, on trouve pas les mots…
— Tu les as trouvés, toi… ?
— Mais de quoi tu parles ?
Le visage d’Albertine s’était boursoufflé. Comme chaque fois qu’elle avait cette envie d’être violée sans le payer de sa vie, ce qui ne lui était jamais arrivé, ni violée ni bien sûr privée de sa triste existence de célibataire affectée d’un furoncle purulant à l’anus. La conversation se serait achevée sur ce silence (respecté par toute l’assistance) si le journaliste n’avait pas insisté pour en savoir plus.
— Je sais, psalmodia-t-il, par expérience, que vous en savez toujours plus que la maréchaussée. Il n’a pas touché au gosse, au moins… ?
— C’est ce qu’on va savoir…
— Ou si vous préférez : c’est ce qu’on ne sait pas.
— Ils vont bien lui tirer les verres, dit Barman.
— Les vers, ça se tire pas comme les dés…
— Mais ça se boit sans arrière-pensée.
Autant pisser dans un violon, pensa le Chauve en sortant de chez Barman. Il en saurait plus si les gendarmes acceptaient une ristourne sur l’abonnement. Mais comme il y pensait, le père Fabio s’en revenait. Il était tout ébouriffé, comme si on l’avait secoué des deux côtés. Il portait sa soutane parfaitement boutonnée et ses mains n’avaient rien à faire dans ses fausses poches, ni dans les vraies, si toutefois on lui avait laissé le temps d’enfiler un pantalon. Il était cependant chaussé, pieds nus dans des sandalettes qui avait fait leurs preuves dans un temps reculé qui devait avoir quelque rapport avec son adolescence. Les ongles étaient parfaitement taillés. La poussière du chemin qui mène au quartier n'avait pas eu le temps de s’y insérer, car il allait vite, il volait presque. Le journaliste l’interpela. Et comme Fabio ne le connaissait pas, il le salua d’un signe de croix et passa son chemin. Le journaliste fit volteface et se mit à trotter derrière la soutane qui s’accrochait au corps du curé tant il allait vite et en colère.
— Mon père !
— Je ne suis pas votre père ! Foutez-moi la paix !
— Mais enfin… monsieur le curé…
À ces mots (monsieur le curé), le prêtre consentit à ralentir son allure et ses grandes jambes d’athlète olympique se plièrent un peu pour mettre l’ensemble soutane + corps à la hauteur du journaliste qui commençait à perdre haleine. Le visage du curé s’était radouci.
— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il. Je connais tout le monde ici…
— Il vous arrive quelquefois de me lire…
— Ah bon… ?
Ils stoppèrent sous un platane qui avait conchié les alentours, mais c’était l’année dernière à la même époque et la municipalité n’avait pas trouvé les ressources humaines pour balayer tout ça.
— Il faudra plus que balayer, constata le journaliste.
— Qu’est-ce que vous écrivez ? Je suis poète moi-même et il m’arrive de…
— Oh ! Pas ce genre d’écriture !
— Quel genre d’écriture est-ce donc que la poésie ? rumina le curé, presque menaçant.
— Je n’en sais rien… J’écris dans le journal.
Fabio se redressa et ne cacha pas, à voir son regard, qu’il en avait marre de se mettre à la hauteur des gens à cause de sa taille de géant.
— Je connais un Jehan…
— Je le connais aussi… Qu’est-ce que je peux pour vous, mon fils… ?
— Cette histoire… commença le Chauve.
Il tapa du pied dans les crottes bleuies par le ciel tombant du feuillage.
— Je n’ai pas touché à l’enfant, dit le curé avec une fierté digne d’un membre de l’Ordre. Je n’ai jamais touché à un enfant. Je n’ai jamais touché à une femme. Je n’ai touché à personne. Sauf moi-même.
Il se redressa encore, touchant de sa tête les premières ramures.
— Ce n’est pas interdit.
Il reprit sa marche sous le soleil. Ses grandes enjambées épuisaient le journaliste qui était sur le point de renoncer à en savoir plus. Le père Fabio n’était pas passé aux aveux.
— Et puis quoi encore ? fit-il sans cesser d’arpenter la rue montante entre les murs couverts de lierres vert pomme. Vous n’allez tout de même pas raconter dans votre… heu… journal que je me caresse de temps en temps comme tout le monde sait que les curés, ça se caresse, du moins s’ils le peuvent… car des fois, on devient curé parce que…
La voix de Fabio s’assourdit. Il souffrait. Le journaliste crut même, à voir les épaules du géant, que celui-ci retenait des larmes et qu’il allait sous peu en justifier la coulée sur ses joues glabres comme il n’est pas possible de l’être. Le presbytère s’annonça par une allée bordée d’ibiscus en fleurs. Le curé s’engagea dans une autre allée, plus sombre, au bout de laquelle Albertine attendait, un panier d’osier au coude et l’autre main sur une hanche pointue et docile. Elle ne parut pas étonnée de revoir le journaliste, mais elle ne chercha pas son regard qu’il avait pourtant aussi égaré qu’un marathonien qui s’est trompé de route. Elle s’écarta pour laisser passer le curé et il entra, referma la porte derrière lui et on entendit alors ses pleurs. On ne les voyait pas, mais de les entendre, ça confirmait un tas de choses que le lecteur aimerait évoquer un jour devant l’assemblée béate de ses petits-enfants. Albertine s’interposa.
— Vous ne comptez tout de même pas entrer, mon mais…
— Si vous avez un robinet…
— Je n’en ai pas et vous le savez bien ! Quant au vôtre…
Elle fila entre les ibiscus et disparut. Derrière les rideaux des petits carreaux de la porte, une lumière s’agitait pieusement. Le journaliste devina un agenouillement, un cierge, la figure penchée de l’épouse divine, les roses à ses pieds. Mais sa main demeura sur la poignée sans la tourner. Il avait juste gravi les trois marches du perron. C’est ce qu’il dit à la Rouquine quand il la retrouva dans le hall étriqué de l’hôtel où elle fumait une cigarette en compagnie du chat de service, un de gouttière avec de l’isabelle entre les côtes qu’il avait saillantes comme une feuille morte. Il prit place dans un fauteuil qui avait connu l’Empire. Elle avait de jolies jambes.
— Alors… ? fit-elle. Ce personnage… secondaire… (un temps) Le comte avait l’air ravi de cette histoire. Son cousin ordonné est dans sa liste. Tu as trouvé quelque chose… ?
— Je ne sais même pas son âge…
— Il a connu les colonies…
— Il m’a semblé plus jeune que la comtesse…
— Pourquoi parles-tu d’elle à son propos ?
— Albertine m’a fait des confidences…
— Raconte !
De quelles confidences parlait-il, ce mythomane ? M’étant élevé dans les airs avec mon drone je n’ai pas assisté à une conversation, comme je le rapporte plus haut… À peine s’ils se sont regardés, Albertine et lui, sur le perron du presbytère, la porte étant fermée et le demeurant encore après le départ de la bonniche. Hélène humidifia ses lèvres dans un verre dont il huma les effluves avec une gourmandise non dissimulée. Heureusement, la proprio passait devant son comptoir vieillot comme sa tronche et ses charentaises. Il fit signe que la même chose et la vioque s’enfourna dans la paroi à peine tapissée de jaune et de coulures moins lumineuses. Elle ne tarda pas à apporter le verre sur un plateau, déposa le verre sur la table basse qui jouxtait, comme de juste, les deux fauteuils assemblés en V, puis remporta son plateau sous l’aisselle, le torchon à la main qui n’avait rien torchonné car Hélène avait retenu les coquilles dans sa paume entrouverte. Ici, on craquait les cacahuètes. On ne vous mâchait pas le.
— Bref, continua le journaliste, — Rick qu’on l’appelait à New York, il n’aimait pas du tout qu’on l’appelle comme à Londres où n’allait plus depuis qu’il avait failli épouser une Anglaise de souche galloise ou irlandaise, il ne se rappelait plus ce détail et ça le rendait toujours nerveux d’être forcé de l’évoquer juste au moment d’entrer en conversation, surtout s’il s’agissait du boulot, il aimait son travail comme d’autres aiment voyager. Bref, Albertine m’a tout raconté.
— Elle t’a raconté quoi… ?
(J’aurais pu intervenir avec mon drone pour renseigner la journaliste à la chevelure de feu, mais… je vous expliquerai plus tard)
Il tapotait les reflets de son verre sous la lampe jaunissant même ces doigts.
— Je ne sais pas encore, dit-il mystérieusement.
Ça n’avait rien de mystérieux pour Hélène qui connaissait l’art et la manière de son compagnon de travail et de jeu, mais la tenancière avait mesuré à quel point cette vieille peau d’Albertine en savait plus qu’elle sur cette vieille baderne de Fabio de los Alamos, de cousinage hispanique avec les Vermort qui eux étaient d’ici, mais on ne va pas raconter ce qu’on ne sait pas, alors que le journaliste de La Méridienne s’apprête à le faire et sans la complicité de sa coucheuse de service. Moi, mes pieds, je les soigne pas, pensa-t-elle et elle s’accroupit derrière son comptoir ou du moins ce fut l’impression qu’elle fit aux deux journalistes qui maintenant se taisaient et se regardaient comme s’ils allaient se confier l’un à l’autre. Mais en regardant bien, on voyait la tignasse bleue affleurer le dessus du comptoir et même une épingle se noyer dans ce mélange de cheveux en rade et de cosmétique appliqué avec trop de générosité à l’égard de soi. Scène figée dans le gras de la réalité.
Tandis que moi, avec mon drone, je survole. Je suis. Je m’approche. Je veux jouer. Je regarde dessous. J’observe les dessus. Je penche du côté. Et Albertine me salue comme si elle me connaissait, moi qui ne suis pas d’ici, qui vient peut-être de loin, car elle voyage beaucoup autour d’ici, elle saurait si j’en étais même un voisin distant, ou craintif comme la mésange des mûriers qu’elle observe depuis sa fenêtre, même fenêtre donnant presque directement sur le jardin de Jehan Babelin qui ne le bine jamais, jamais ne le retourne, ne le sème ni n’en taille les vieux arbustes défleuris depuis si longtemps qu’on ne se souvient plus si on s’est aimé ou si c’était avant de se rencontrer. Pourtant, ce soir-là, ô anecdote, Jehan fumait sur son balcon et ses vieilles grolles en toile grises reposaient sur le bord de la table, un verre fumait devant lui, il n’y touchait pas, il semblait regarder le ciel comme s’il se préparait à y aller sans autre procès que celui qui le hantait, car cet homme était hanté, comme une maison le serait si le Diable y avait dormi, et Albertine se nourrissait de cette idée qui « finirait bien par payer. » Je voletais au-dessus, entre les deux jardins et l’œil sur les fils électriques, pas soucieux car le vent était tombé en fin d’après-midi et, selon la tradition, il ne se lèverait pas avant demain main. Des fois je vole au-dessus du château et devant ses fenêtres et quand il était enfant Lazare me voyait voler ainsi, soulevé par le vent ou rabattu par lui, et sa petite tête noire ouvrait de grands yeux blancs et je me croyais au pays du petit prince.
La station de navette à décollage et atterrissage vertical jouxtait la gare SNCF de Castelpu où un intérimaire arpentait les quais l’un après l’autre selon une méthode à laquelle le docteur Vincent, assis au volant de sa voiture, ne trouva pas, dans sa mémoire de mathématicien amateur, un modèle qui satisfît son désir constant d’en savoir toujours plus sur ce qui s’offrait à lui de phénomènes ordinaires. Son existence de praticien proche de la retraite était peuplée de banalités qui, selon lui, ne pouvaient pas ne pas avoir un sens, au moins du point de vue de la Mathématique. Mais de là à dire qu’il maîtrisait le sujet, il y avait loin et l’extraterrestre, qui veillait au fonctionnement de la station de navettes, n’en savait pas plus malgré la conformation de sa boîte crânienne dont le contenu demeurait un mystère pour tout le monde, y compris les mieux informés de la chose venue d’ailleurs. Lui aussi arpentait le tarmac à la recherche d’un objet comme il en tombe du ciel par les temps qui courent. Il n’avait rien trouvé ce matin et ça l’inquiétait. Les navettes étaient des engins si complexes que le moindre objet rencontré à la surface du tarmac pouvait en perturber le fonctionnement, comme ce n’était jamais arrivé. Mais l’inquiétude était une particularité de cet organisme incompatible avec les moyens d’analyse humains. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, bien que l’extraterrestre n’eût pas de nez et ne risquât donc point de le perdre pour ne plus le retrouver qu’au réveil, ce qui est extrêmement angoissant. Le docteur Vincent le reconnaissait : chaque fois qu’un être, humain ou autre, craint de perdre une partie de lui-même, fût-ce un nez ou autre chose d’encore moins nécessaire à la pensée telle qu’on la conçoit quand on a étudié les nombres complexes et le foutu bazar qu’ils peuvent mettre dans l’esprit mal préparé à cette découverte reçue aux antipodes de l’invention, ledit être est alors soumis à des dérèglements qu’il s’agit de dissimuler sous une couche de ce qu’il convient d’appeler hypocrisie. Mais de là à dire que l’extraterrestre était hypocrite, non. Le docteur Vincent n’était d’ailleurs pas stationné dans le parking de la station des navettes pour ça. L’extraterrestre ne savait pas pourquoi. Moi non plus d’ailleurs, mais vous ne savez pas qui je suis.
— Vous attendez quelqu’un… ? fit l’extraterrestre en s’approchant du véhicule thermique dans lequel le docteur commençait à avoir chaud car l’été l’était.
— En effet, dit le docteur en sortant la tête, mais vous ne le connaissez pas…
— Oh ! Je connais tout le monde ici ! Depuis le temps…
Cette remarque plongea le docteur dans une réflexion presque vertigineuse. Ces histoires de temps le décontenançaient. Lui aussi connaissait tout le monde, ici. Et il en avait vu mourir peut-être autant. Ce qui l’embrouillait et il ralluma son cigare, ce qui projeta les doigts de l’extraterrestre vers ce qui lui servait de nez, chose qu’il sembla boucher, mais sans qu’on pût l’affirmer. La fumée monta dans l’air chaud du matin qui promettait une journée caniculaire, ce qui compliquait encore les questions de décollage et d’atterrissage, regretta l’extraterrestre en reculant un peu car la fumée ne montait plus, elle n’avait plus de sens et il craignit d’avoir à en souffrir, certes pas autant que les réacteurs au contact de l’été, mais il n’aimait pas se laisser prendre au piège de ces malaises qui perturbent la bonne marche des opérations qu’on vous a confiées parce que vous êtes qualifié pour les mener à bien quoiqu’il arrive. Le docteur ne soignait pas l’extraterrestre, mais comme il le connaissait depuis longtemps, il le comprenait sans autres tergiversations. Un éclat de lumière, venu du ciel, et d’une intensité telle que le naïf en reçoit le message annonciateur, illumina leurs visages. Une navette approchait. Roger Russel était dedans. Le docteur se plia et sortit de la voiture, secouant les clés dans sa poche. Il y avait aussi quelques pièces de monnaies, pour payer le café, en tout cas assez pour remettre ça si Roger Russel n’était pas pressé de se mettre à l’ombre sous la tonnelle de vigne qui agrémentait la façade sud de la maison que le docteur avait héritée de son père docteur lui aussi mais pas en médecine. La navette cessa de briller en entrant dans l’ombre de la tour de contrôle où un robot agitait ses bras ou ses antennes, impossible, à cette distance, de vous renseigner sur la nature de cette agitation. L’extraterrestre remit sa casquette sur son crâne reptile. Le cheminot, sur le quai numéro 1, mit sa main en visière pour regarder descendre la navette rutilante. Lui aussi portait une casquette, avec un écusson brodé à l’or des temps passés et depuis longtemps révolus, mais les trains existaient encore, et pas seulement dans l’imagination du docteur qui aimait le sucré-salé. Enfin, la navette toucha le sol, inondant la surface de rouges feux tournoyants, puis une porte coulissa et Roger Russel apparut dans toute sa splendeur. Il était venu en voyage express dans l’intention de gagner le concours de La Méridienne.
*
Sous la tonnelle, le pastisson avait un goût d’enfance. Il était servi frais, mais pas trop. Le docteur s’y connaissait en pastisson, peut-être même mieux qu’en mathématiques. Roger Russel avait soigneusement suspendu sa veste de tweed à un clou planté entre deux pierres, que si ça se fait, ce clou, il était là depuis qu’on l’avait planté, suggéra le docteur qui n’en savait rien ou pas plus. Le liquide effleurait ses lèvres tandis qu’il parlait et Roger Russel, qui avait défendu les Vermort contre Ben Balada, consultait La Méridienne en fronçant ses gros sourcils de juriste. Étant nul en maths, ce qui expliquait le choix de ses études, il n’avait aucune chance de résoudre le problème proposé par le comte de Vermort, mais sa connaissance presque instinctive des contenus conversationnels pouvait, selon le docteur, entrer dans la martingale dont il avait plus qu’une idée. Roger Russel n’avait pas pu résister à l’invitation. Il perdit sa contenance quand le docteur lui annonça, la langue dans le verre, que Frank Chercos était de la partie. Il était même « arrivé ». Il avait pris le train…
— Je sais, je sais ! s’impatienta Roger sans froisser les pages du journal qu’il tentait de plier selon ses plis.
— Je ne savais pas que vous saviez…
— Je sais qu’il prend le train si son tacot est en panne.
— Mais il ne l’est pas…
Roger posa le journal bien plié sur la nappe fraîchement amidonnée. On y distinguait à peine la trace d’un verre et des baies inconnues de sa science des bois parsemaient les carreaux rouges ou blancs selon l’interprétation qu’on se faisait du fond à mettre en jeu pour comprendre ah ! Il balaya deux guêpes et serra son poing à la chair molle et blanche. Frank n’avait pas pu s’empêcher de…
— Il ne gagnera pas, grogna l’avocat.
— Il gagne toujours… si je ne me trompe pas… mais cette fois…
Le visage du docteur s’éclaira comme si la vigne avait laissé passer un rayon de soleil opportun. Il caressa à son tour le journal, écrasant la pliure déjà affinée par l’avocat qui venait tout juste de retirer sa main pour la poser sur son ventre.
— Il ne nous aura pas toujours, dit l’avocat qui soupçonnait déjà la martingale, car il connaissait son ami comme s’il l’avait inventé.
— En effet, dit le docteur comme s’il œuvrait au Lépine, je tiens le bon bout…
— Voyons… grimaça l’avocat en approchant son visage dubitatif de la main et du journal qui se laissait caresser.
— Je ne peux rien vous dire maintenant, déclara le docteur.
L’avocat recula dans son osier.
— Je n’en suis qu’au début… argumenta le docteur.
— Vous avez raison, reconnut l’avocat. Je ne suis pas de taille. Mais je sais jouer ! Et je jouerai ! Nom de Dieu !
Il avala d’un trait le frais pastisson qui n’attendait que ça. Le docteur en préparait déjà un autre. La nappe s’humidifiait et se peuplait de baies et d’insectes. On grignota du jambon en attendant l’inspiration. Nous n’avons jamais gagné, ronchonnait Roger Russel. Mais que ce satané Frank regagne, alors là, non !
*
On se coucha, non sans avoir profité de la fraîche comme il se doit. Le docteur ouvrit son flacon d’anéthol et montra à l’avocat comment on se prépare une anisette qui si on sait pas ça on ne sait rien. L’opération prit une bonne heure. L’anisette ne se troubla pas grâce, selon le docteur, à la cuillère à café de glycérine. Que si tu sais pas ça tu la troubles et la troubler avant de l’arroser ça se fait pas ! Roger Russel apprécia les nuances en bon amateur de littérature. Il était moins capable de mesurer l’enjeu du point de vue des nombres, que même le plus simple lui paraissait compliqué. Du moins à partir du moment, il y avait quelques années (que durait cette amitié), où le docteur avait tenté de l’initier aux mathématiques par le biais du contenu d’une boîte d’allumettes. Roger Russel ne se servait pas d’allumettes pour enfumer les jurés. On ne lui avait jamais rien expliqué, ou tenté de le faire, en se servant d’allumettes qui auraient pu être des pions, des queues de cerise ou des noyaux d’olives, peu importe ce que c’était du moment que ça donnait une idée des Nombres et qu’on pouvait les compter sous la baguette du docteur qui ne plaisantait pas plus dans l’enseignement des maths que dans la fabrication maison d’une anisette qui changeait la façon de voir si on aimait ça, voir. On voyait beaucoup en compagnie du docteur. On verrait même plus loin que Frank Chercos si c’était ce qui devait arriver. Roger se coucha après avoir tiré le lit sous la fenêtre, ce qui lui offrait le ciel et ses rayons de lune, on entendait les petits animaux, on devinait des conversations de couche-tard, on avait du mal à trouver le sommeil. L’anisette n’avait pas de pouvoir somnifère. En tout cas pas sur Roger Russel. Il lui fallait autre chose, mais il n’avait rien sur lui et même : il n’y avait pas pensé en faisant ses bagages, pas même un jour après avoir reçu le mail du docteur l’invitant à participer au concours organisé par La Méridienne sous la houlette du comte de Vermort qui était un client et presque un ami depuis que Ben Balada avait été condamné à habiter et même pourrir en prison jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais voilà qu’on annonçait sa libération prochaine. C’était une question de jours, d’heures peut-être, et ça compliquait la lutte contre Frank Chercos qui était venu pour gagner, comme d’habitude. Était-il nécessaire d’en parler avec le comte comme le suggérait le docteur Vincent ? Si on s’approchait du château, les gens soupçonnerait le pot de vin et qu’est-ce que j’apprends à peine levé le lendemain matin ?
— Que Frank Chercos a couché au château cette nuit !
De là à penser que le comte a accepté un dessous-de-table… Le docteur parut bouleversé en apprenant la nouvelle. L’extraterrestre était encore sur son vélo de service. Il les héla tandis qu’ils déjeunaient sur la terrasse à cette heure fraîche mais agréable comme une femme qui sort du bain. L’extraterrestre avança dans l’allée, poussant sa bicyclette dans l’épaisse couche de gravier dont les crissements couvraient le son de sa voix. Il appuya enfin son engin contre un souple feuillage de lauriers qui éparpilla aussi soudainement un vol d’insectes aussi divers que bruyants. On ne s’entendait toujours pas et il fallut que la carcasse gluante de l’extraterrestre se posât sur la murette circulaire pour qu’on comprît enfin de quelle nouvelle il était venu troubler l’anisette, car les bouteilles préparées la veille au soir s’était troublées.
— Malgré la glycérine… ? fit l’extraterrestre qui n’y croyait pas et pourtant le docteur exhibait devant ses yeux le liquide blanc contenu dans une bouteille parfaitement transparente.
— Cette fois le truc n’a pas marché, dit Roger qui doutait d’en être certain.
— Ou alors c’était pas de la glycérine, suggéra l’extraterrestre.
— Et si c’en était pas qu’est-ce que c’était ? s’écria le docteur comme si on remuait le couteau dans la plaie. (triste) Je sais ce que c’est la glycérine, tout de même… Depuis le temps…
Et justement on allait encore une fois évoquer les aspects de ce temps quand l’extraterrestre annonça la nouvelle : Frank Chercos avait passé la nuit au château. Les deux joueurs s’effondrèrent dans leur osier respectif. L’extraterrestre examinait de près l’opacité accidentelle de la bouteille.
— Alors il sait tout ! dit poussivement Roger Russel.
— Je me demande combien ça lui a coûté… rumina le docteur qui écrasait une viennoiserie sous son poing en même temps qu’une guêpe qui hurlait (selon les récepteurs auditifs de l’extraterrestre).
— Je suis venu pour rien, continua Roger Russel. Et vous, mon ami, vous avez travaillé pour rien. Heureusement que vous n’avez pas été jusqu’au bout de votre réflexion…
Le docteur soupira. L’anisette, la martingale à peine ébauchée et maintenant la victoire inévitable de Frank Chercos, sachant que le comte de Vermort ne cachait pas son goût immodéré pour les avantages en nature si l’occasion se présentait.
— On aurait dû prévoir, dit-il en secouant la bouteille arrachée aux pinces de l’extraterrestre qui dit, en manière d’excuse :
— Je pouvais pas le savoir plus tôt…
— Il a couché avec la comtesse… ?
— N… non. Avec la Rouquine…
— Avec les deux ! Je le connais ! hurla Roger qui luttait contre le désespoir alors qu’il n’était pas venu pour ça.
On servit l’anisette. Trouble ou pas, elle avait le même goût que d’habitude, comme quoi on a tort de se mettre martel en tête avec le dosage de la glycérine.
— Vous avez peut-être confondu glycérine et vaseline… suggéra l’extraterrestre en claquant la langue.
— Du moment que ça n’a pas le goût de l’olive qui agrémente vos excellentes salades… !
Roger Russel riait maintenant. Mauvais signe. Il ne riait jamais s’il était sur le point de gagner. Mais il avait perdu. Alors le rire l’avait secoué, ce qui le troublait.
— Ah mais il ne faut pas secouer la bouteille après l’ajout de glycérine, prévint, mais un peu tard, l’extraterrestre qui n’avait plus qu’à se sentir coupable.
— Ça fait beaucoup de choses pour un matin tranquille comme celui-là, convint le docteur.
— Je sens que je vais en rire encore demain !
— Grand bien vous fasse !
*
On n’entre pas chez Pedro Phile comme ça, parce qu’on en a envie. Une adolescente en petit short blanc et soutien-gorge, montée sur des espadrilles à hauts talons, leur ouvrit. Elle recevait bien, celle-là, pensa Roger Russel, mais ces filles presque femmes ne l’inspiraient pas. Elle leur indiqua le chemin à suivre et ils montèrent, le dos plié comme s’ils portaient la misère du monde. Pedro Phile les attendait sur le palier, une main sur la lourde balustrade de vieux chêne et l’autre passée dans l’échancrure de son veston en peau de bête sans doute minuscule. Il les accueillit sans autre cérémonie et ils le suivirent dans la pièce où ils avaient l’habitude, depuis le temps, de se livrer à leurs penchants, l’esprit déjà troublé par l’anisette que l’extraterrestre n’avait pas voulu emporter. N’était-ce pas lui qui prétendait connaître le truc pour que l’alcool ne se trouble pas au moment de verser l’eau dans la bouteille (dans le verre, oui, mais après !) ? Un truc venu de loin, avec lui. Et ça ne marchait pas. Ça marchait chez lui, mais pas ici. Ou alors, repensait en boucle le docteur, ce n’était pas de la glycérine. Ou le flacon était mal étiqueté. Qui étiquetait les flacons ? L’apothicaire. Il irait lui dire deux mots un de ces jours en attendant de digérer la nouvelle autrement plus prégnante de cette nuit que Frank Chercos avait passée au château. Mais la petite proie était déjà nue. Elle offrait ses petites fesses à la badine que Pedro Phile manipulait avec précaution car il ne s’agissait pas de troubler le rituel avant l’heure convenue. Elle souriait d’ailleurs comme si elle n’y avait jamais goûté. Pedro Phile enfila la badine entre les cuisses qui s’écartèrent jusqu’à découvrir l’anus et le pli doucereux qui avait connu la pénétration. Il n’y avait pas de souci à se faire : elle savait à quoi elle se soumettait, sauf pour la badine, qui était une exigence de Roger Russel, ce qui inquiétait passablement le docteur habitué à moins de réalisme. La badine cingla, mais sur un accoudoir et la fillette se redressa comme si elle allait s’enfuir pour ne pas revenir. Or, il n’en était pas question. Et après l’avoir bien fait pleurer, on l’abandonna dans le canapé et on passa dans le salon où l’adolescente avait déjà rempli les verres. Roger Russel tremblait encore. Il avala deux doigts de whiskey et se figea dans un fauteuil cette fois pas d’osier, mais de cuir tatoué. Le docteur le surveillait, assis dans un autre fauteuil et l’adolescente était assise sur la table basse, exhibant ses douces jambes que Pedro Phile caressait tout en commentant l’interruption causée par l’arrivée de Frank Chercos et surtout par la nuit qu’il avait passée au château avec ce que cela impliquait de victoire et de bakchich. Non, il n’était pas client de la maison. Il ne l’avait jamais été. Par conséquent, Pedro Phile ne possédait aucun cliché compromettant. À voir son visage impassible, tandis qu’il s’exprimait ainsi sur le sujet soumis par ses invités-clients, il n’était pas possible de savoir s’il s’en réjouissait ou si quelque autre projet s’en nourrissait déjà. Pourtant, Roger Russel, qui avait ses sources, avait entendu dire que…
— Non, non, dit Pedro Phile sans tiquer, jamais il n’a… En tout cas pas ici… Je vous le dirais… Vous me connaissez, docteur…
Le docteur ne répondit pas à cette question essentielle. Il reluquait les jambes frémissantes de la fille qui partageait son verre avec son mentor. Elle n’était peut-être pas si adolescente que ça. Elle paraissait si sûre d’elle qu’on pouvait alors évoquer son expérience ou son âge véritable, pensa le docteur. Mais il n’était pas venu pour ça. Roger Russel, qui avait gagné le procès contre Ben Balada au profit du comte de Vermort, était prêt à le trahir cette fois. Rien que pour gagner. Mais gagnerait-il si le docteur n’allait pas au bout de ses calculs ? On entendait la fillette pleurnicher de l’autre côté du mur, ce qui agaça le docteur. Il se leva soudain. On n’en saurait pas plus. Il plongea sa main dans la poche gauche de son pantalon, celle qui contenait la poignée de billets nécessaire en pareille occasion. Pedro Phile, se levant à son tour, fit un geste de la main pour signifier qu’il ne lui devait rien. Roger Russel parut gêné par cette offre inattendue et, pour ne pas le dire, inexplicable. Il posa son verre soigneusement vidé sur le genou de l’adolescente qui murmura quelque chose qu’il ne chercha pas à comprendre, aussi n’y répondit-il pas. On se dirigea vers la sortie, sans la fille qui se précipita dans la pièce où gémissait l’enfant, on descendit l’escalier de front puis on se retrouva dans le jardin que des peupliers empêchent de voir depuis la rue. Roger Russel ne cachait plus sa colère. Il était venu pour gagner. Il reconnaissait qu’il n’en avait pas les moyens, mais il avait confiance dans la science du docteur. Quand ils revinrent chez le docteur, les bouteilles d’anisette étaient toujours aussi troubles. On examina de près le contenu du flacon étiqueté « glycérine », on goûta du bout de la langue, c’en était, il n’y avait aucune raison de s’en prendre à l’apothicaire qui était un ami de longue date et le temps, ce même temps, parut soudain si long qu’on se coucha avec les poules.
*
Plan. Pedro Phile derrière la fenêtre, rideau plié à la pointe de la badine. Il penche la tête, cou presque à l’équerre. Les deux marioles semblent fuir dans l’allée vers le portail dont il va actionner l’ouverture. Ils se retourneront pour faire un petit signe vers la fenêtre. Au revoir messieurs.
— Fais-la taire !
L’adolescente prend la fillette en pleur sous son aile. Ensemble elle se pelotonnent dans les coussins. Pedro Phile pose la badine sur un bahut surmonté d’une figure sans doute précolombienne.
— Personne en mon absence, compris ?
L’adolescente acquiesce. Personne. Pas comme l’autre fois. Pedro Phile convoqué. Il sort. Et quand il revient, un homme est en train de visiter l’intérieur du bahut andalou. Les filles sont muettes de terreur. Le type est mort depuis. Ne dites rien. Il prend son bain avec elles.
— Personne !
Il jette un œil sur le portail qui se referme tout juste. Il n’a pas reçu le petit geste. Qu’ils disparaissent ! Dans l’allée, il s’avise qu’il a oublié sa canne. Vieille Rosalie à l’intérieur. Il retourne dans la maison, dans le vestibule écoute les bruits intérieurs, saisit la canne et ressort. Ses pas pesant dans l’escalier en pierre de Rhune. Écoutez ça. Elles se séparent et l’adolescente se glisse sous la fenêtre. Il est en train de sortir. Le portail se referme sur lui. Il regardait la maison. Il ne part jamais sans y jeter un œil. Des fois queue. Dans la rue il rase les haies de lauriers, traverse l’ombre sans quitter la lumière des yeux. Le château n’est pas loin. Il n’y entre pas par la grille. Il contourne le mur de pierre, constate que les effondrements se multiplient, la pluie, la pluie incessante de ces fins de printemps et le bruit assourdissant des navettes qui descendent en tournoyant rouge feu vers le tarmac souvent éclairé par les tours, le soleil rare depuis que. Il atteint l’angle où une allée vient mourir entre les haies d’ibiscus. Provoque des départs d’oiseaux qu’il n’identifie pas. Il se fiche des oiseaux. En mange quelquefois. Se fiche de savoir ce qu’il mange. Se voit mourir empoisonné par une gamine de huit ans. Elle l’achève à coup de machette. Il aime ce sang. Il la viole une dernière fois avant de. L’allée s’ouvre enfin sur le jardin où des saules limitent un espace de pique-nique. On y ouvre des parasols vert et blanc, les couleurs des Vermort. Table blanche aussi, portant de quoi satisfaire l’invité inattendu en effet elle déclare qu’elle ne l’attendait pas et enchaîne « Frank Chercos nous a rendu visite » elle rougit ce qui en dit long
— J’espérais le rencontrer…
— Vous avez de la chance il…
Elle propose une chaise qu’elle époussète elle-même, mais il la saisit par le coude et la contraint à s’y asseoir vous savez tellement de choses sur moi les Colonies cet enfant noyé puis il approche une chaise non époussetée et s’y assoit croisant ses jambes et y appuyant la canne dont le pommeau n’est autre que.
— Il ne tardera pas à descendre. Nous avons prévu de
— Ce café a l’air bien
— Servez-vous cher Pedro mon coude ah le docteur Vincent n’a rien trouvé mais bon c’est la vie
— Je vous sers ?
Il manie la cafetière comme un domestique, brise un croissant, elle accepte cette moitié
— Ils ne vont pas tarder
— Ils ?
— Il est venu… vous savez… avec Hélène… Vous connaissez Hélène…
— La Rouquine ?
Elle sourit, croque, recueille une miette sur sa manche, la dépose du bout du doigt sur sa langue qu’elle tire comme l’enfant qu’elle est demeurée.
— Vous allez jouer… ? Fabrice prétend que personne ne peut gagner. Et si personne ne gagne, il gagne ! Un peu tricheur, vous ne trouvez pas… ?
— Je ne m’aviserais pas de jouer contre monsieur le Comte
— Oh oh « monsieur le Comte » en voilà des
— Fabrice ne joue pas il
— N’en dites surtout rien ! Je ne veux plus entendre
Des années qu’elle n’entend plus. Ne joue plus. Laisse le temps agir. Vieillit lentement, comme si la mort devait arriver sans prévenir. Qui êtes-vous, Anaïs ?
— Les voilà
Frank toujours le même. Sa veste toujours ancienne. La femme ancienne aussi. Les retrouve un jour ou l’autre. Traverse l’existence sans y penser. Pense après. En discute devant un verre. Mais aucune amitié. Il s’avance comme s’il n’allait jamais atteindre la table ni la chaise qu’Anaïs penche pour la tirer dans l’ombre Hélène la saisit au vol
— Je ne suis pas venu pour
— Je me doute bien que vous avez une idée en tête, cher Pedro
— Vincent et ce Roger Russel
— Je connais Roger Russel
— Sont venus pour
— Veulent gagner mais mon petit doigt m’a prévenu
— Une des filles ?
— Ni l’une ni l’autre. Je ne les connais pas.
— Drôle de fréquentation quand on y pense ! fait la Rouquine.
— Je n’ai rien lâché
— Faut-il que je vous remercie… une fois de plus ?
Pedro Phile sourit et avale une gorgée pour faire passer la viennoiserie.
— Vous me remercierez plus tard, Frank. D’ailleurs je n’ai rien…
— Absolument rien ? fait la Rouquine.
— Rien de rien, glousse Frank Chercos et il s’assoit, sa cuisse contre la cuisse d’Anaïs
— Fabrice dort encore ?
Fabrice ne dort pas. Il communique avec l’extraterrestre par un canal secret. Et l’extraterrestre en a marre de s’occuper des navettes. C’est une bonne affaire pourtant. Dividendes. Mais là-haut, qu’en pensent-ils ? Par les fentes des persiennes, il les voit, assis autour d’une table blanche, tasses roses et taches noires, voltige incessante des insectes qui agacent les chevelures. Il referme son cahier de notes et s’apprête à descendre. Il boira un café. Il écoutera. L’extraterrestre lui a parlé des prétendants. Ce flic qui sent le goudron de ses clopes et cet avocat qui croit aux mathématiques telles que les conçoit le docteur Vincent.
— Qui d’autre sur la liste ?
— Personne d’autre à ma connaissance. J’en ai marre de…
— On discutera de ça plus tard. Retournez au tarmac. Je sais que vous êtes en ce moment chez Barman. Aux heures de travail ! Vous devriez avoir…
Coupez. Il vérifie la fermeture du carnet, petite clé à insérer dans l’usb. Vous affiche en suivant des données à la pelle. Sur l’écran de vos attentes les moins partagées. Il descend. Croise Octavie, la trouve désirable, plus ce matin que les autres matins, signes que je me porte bien, je leur dirai ce qu’ils veulent savoir et je m’en irai me faire voir ailleurs /tant pis pour Anaïs /belle lurette qu’elle me fatigue /ô lassitude du poète qui n’en peut plus d’achever /cette dernière mesure d’un infini cette fois incompatible avec le temps : celui qui reste « bonjour tous ! »
La présence de Pedro Phile pourrait s’expliquer. Qui vient-il faire chanter ? Quel oiseau qui ne vole plus de ses propres ailes ? Nous sommes si seuls au monde ! Bois le café de sa tasse.
— Frank disait
— Pedro passait
— Qui gagnera, Fabrice, si personne ne gagne ?
Jadis nous jouions à des jeux d’enfant. Puis, à force de ne plus jouer, nous sommes redevenus des enfants. Mais des enfants sans jeux.
— C’est intéressant, dit Pedro Phile en acceptant une nouvelle tasse de ce café qui sent bon sa campagne, mais tout le monde ne se prive pas de jouer, même à l’âge où on ne joue plus pour jouer mais pour
— Allez-y ! Achevez votre pensée, Pedro !
— À l’âge où on ne joue plus pour jouer mais pour jouir sachant
— Finissez donc, Pedro ! On ne tient plus !
— Sachant que c’est peut-être la dernière fois /j’ai fini.
Chacun se tâte, mais se tait. Les pensées ne se croisent pas comme des épées ou plus pacifiquement comme des passants devant des vitrines
— Pourquoi devant des vitrines ?
— Je ne sais pas. J’ai dit ça comme ça. Histoire de.
— Oh mon Dieu ! Comme le temps passe !
Pedro revient par le même chemin, sautant la muraille effondrée, le ruisseau en panne, la clôture qui ne clôt plus rien depuis longtemps et bientôt les abords de la ville recueillent ses pas comme s’ils les connaissaient par cœur. Pedro aime cette chanson. Il en murmure les paroles à ses filles quand elles n’ont rien d’autre à faire que de l’écouter. Tant que vous n’avez pas intercepté le canal qui relie la banque de données toujours in progress de l’extraterrestre au texte inachevable que Fabrice élabore depuis son enfance vous ne savez rien de ce qui est en jeu ici. Et sur ces mots, Pedro les avait quittés, les laissant muets de consternation.
— Faut avouer, dit le comte, que le jeu proposé par Pedro Phile dépasse de loin les limites que j’ai moi-même imposées au jeu de la Méridienne…
— Ah ouais… ? fit Barman.
La salle était déserte à cette heure. Dehors, on se fatiguait d’attendre. Octave Cérastin ne passait plus par la grande porte. On ne le voyait même pas entrer. Les journalistes et les curieux avaient plusieurs fois fait le tour de la prison, mais en vain. Ils avaient exploré, de l’extérieur, divers soupiraux fortement barreaudés. Personne ne les avait empêchés et au début, dans l’impasse des Tristes, ça leur avait donné de l’entrain et le vin avait coulé d’un fût qui demeure encore secret, mais Barman n’avoua jamais ou bien il était étranger à cette goguette improvisée sur le fil de l’actualité locale. 228 litres de pinard en une heure, il n’aurait pas dit non, mais ce n’était pas lui. Peut-être Marette. Ou quelqu’un pas d’ici sous sa protection. Le comte haussa les épaules. On attendait l’extraterrestre pour la mise au point du nouveau message relatif au concours de La Méridienne intitulé désormais la méridienne. Vous jouiez à la méridienne ou vous ne jouiez pas. Mais depuis ce matin, on pouvait aussi jouer avec Pedro Phile, même si son jeu n’avait pas ou pas encore de nom et malgré le niveau littéraire requis et le degré d’information nécessaire puisqu’il s’agissait d’accéder aux registres internes de l’extraterrestre qui n’avait pas de nom et qui n’en aurait jamais parce que. On l’attendait pour le prévenir. Il prendrait mal la chose. C’était un être sympathique et pas querelleur du tout, mais jamais personne ne s’était avisé de fouiller dedans, même avec les moyens du Renseignement.
— Pas de nom… ? fit Barman.
— Pour la méridienne, on comprend… mais le jeu de Pedro Phile n’est pas une sinécure.
— On trouvera bien un nom à lui mettre dessus, dit Barman désormais échauffé par quelques verres d’une gnole d’origine orientale qu’il était en train d’apprécier à sa juste valeur. Tout a un nom. On n’imagine rien qui n’en a pas. On ferait comment, hein… ?
— Faudra demander à Pedro, mais je doute…
— Vous doutez trop, monsieur le Comte ! Té ! Je vais l’appeler (comme quoi je suis pas aussi koun-koun que ça) héméron. Que ça m’est venu à l’esprit comme ça ! Ron parce que ça me correspond bien, et pas seulement à moi, mais à toute l’aimable clientèle qui vient chercher un instant de bonheur partagé dans mon établissement et hémé parce que j’aime ça et que ça me fait vivre, je dois le dire, assez confortablement comme vous pouvez en juger chaque jour en contemplant la surface de mon zinc qui doit tout au choix de l’acajou mais que si j’avais su j’aurais pris autre chose mais je sais toujours pas quoi…
— Vous hésitez trop, Pierrot. Dans la vie, il faut…
Mais l’extraterrestre entra. Il était nu ce matin. Pas à cause de la chaleur, mais les gosses lui avaient piqué son uniforme de navettier imité de celui que portait l’agent de la SNCF arpentant ses quais à la recherche d’une rame qui n’arriverait jamais. Heureusement, une écaille plus grosse que les autres jouait le rôle de la feuille de vigne. On ne savait d’ailleurs pas ce qu’il y avait dessous. Il s’assoit sur un tabouret, ce qui l’élève au-dessus des autres. Barman pousse un verre, plein de préférence, mais il est vite vidé et on a l’impression que quelque chose recommence, comme la mer avec ses vagues et les petits culs que Pedro Phile prend en photo avec son œil digital qu’il a sur le bout de la langue. L’extraterrestre sait pour le nouveau jeu. Il ne manquerait plus qu’on lui chourave l’écaille abdominale ! Sur cette plainte lancée au miroir et à l’image qui est dedans, car l’extraterrestre n’a pas peur des reflets de lui-même, le comte tique : il y a un rapport entre cette écaille particulière et la base de données que l’alien ne veut donner à personne même si c’est un ami aussi vrai que le comte ou Barman ou même Frank Chercos qui ne jouera pas au jeu de Pedro Phile
— Ah ça j’en mettrais ma main au feu ! s’écrie notre forastero.
— Vous n’en savez rien, dit le comte. Vous faites bien partie des personnages secondaires que j’ai posés comme prémisses à la méridienne. De là à… votre écaille, il n’y a peut-être pas loin… Frank Chercos est un policier. On le dit redoutable. Rien n’a jamais échappé à son pouvoir d’analyse. Voyez Ben Balada : il ne lui a pas échappé. Et je lui en sais gré. Ma maison est la sienne.
— Et il en profite bien, dit Barman, même s’il y couche pas avec qui il veut…
— Elle ne veut pas non plus ! Qu’allez-vous imaginer ?
— Je n’imagine rien que je ne sache déjà, dit l’extraterrestre qui pressait son écaille avec son poing.
— C’est un point de vue intéressant, reconnut le comte.
Barman leva les yeux au ciel. C’est là-haut qu’il a ses pompes, des fois qu’il manque de mémoire. Le torchon valse entre ses mains musculeuses et les verres scintillent, pendus par le pied.
— Faut reconnaître que c’est un pavé dans yen a marre, dit-il sans cesser de lustrer les surfaces qui s’offrent à son torchon. Comme si on avait besoin de ces complications ! Un jeu à la fois, messieurs ! Je vous en conjure ! Et même plus : je vous le conseille.
— Fallait lui en parler avant, dit le comte pouffant. (sérieux) Vous avez un dossier chez lui… ? Je veux dire : chez Pedro Phile, car tout le monde en a un chez Frank Chercos, mais celui-ci n’est pas un maître chanteur. Je dirais même que c’est un bon joueur…
— On dit que vous l’avez pas reçu pour rien cette nuit au château…
— Jamais je ne trahirai nos chers lecteurs ! Pas même pour…
— Hé bé sachez que je n’ai pas de dossier chez Pedro. Ça vous suffit… ?
— Faudrait voir à ce que je sois pas soupçonné d’héberger ce contenu dans mes fibres, fit l’extraterrestre en tapotant son écaille, l’air joyeux de qui vient de donner sa langue au chat pour avoir du lolo.
Barman et le comte se penchèrent. Sur l’écaille. Si ça se passait là-dessous, il faudrait faire appel à un hacker de premier ordre.
— Et doué pour la bagarre, précisa l’extraterrestre en riant.
— De toute façon ni vous ni moi ne jouerons au jeu de Pedro Phile. Sachant que j’en possède l’ensemble B, si on admet que l’ensemble A est contenu là-dedans…
— Mais puisque je vous dis que je ne sais rien des jeux de Pedro Phile ! s’écria l’extraterrestre en sautant à pieds joints du haut de son tabouret sur le comptoir que Barman se mit à torchonner avec une rage contenue toutefois.
— Nous n’en saurons rien tant que nous n’aurons pas…
— Faudra me passer sur… ! n’acheva pas l’extraterrestre cueillant au passage la bouteille d’anis offerte par le docteur Vincent.
Il en considéra l’opacité d’un œil tournoyant.
— Chez moi, là-haut (il montre le plafond crasseux où se croisent les toiles), on sait ce que c’est la glycérine…
Ce qui interrompit la conversation, comme si on n’avait plus rien à se dire. Mais cette histoire de jeu concurrent turlupinait déjà l’esprit inquiet de Barman, dit Pierrot. Après tout, le comte n’avait proposé qu’une grille. Et quoi de plus simple et de moins propice au commentaire qu’une grille qu’il s’agit de compléter avec des flèches comme si on avait l’âge des cow-boys ? Le jeu de Pedro Phile était autrement plus excitant, comparé avec. Comme l’avait fort bien présenté le comte, on avait d’un côté la base de données secrètes et inviolables de l’extraterrestre, qui contenait peut-être mais c’était pas sûr le fichier non moins secret de Pedro Phile — et de l’autre ce prétendu ramassis romanesque entretenu par le comte dans le secret moins bien gardé de sa solitude et dont la dite méridienne était une approximation dans tous les sens du terme. Ainsi, on pouvait s’en approcher (il suffisait d’ouvrir La Méridienne de dimanche passé) et commencer à y voir un peu plus clair dans cette complexité narrative pour peu qu’on se prenne au jeu. C’était autre chose que le 421. Et le rapport de cause à effet entre le jeu de la méridienne et celui de Pedro Phile, qui n’avait pas de nom, comme Dieu ou Ulysse, finirait bien par traverser la réalité pour imposer son spectacle et devenir, comme À rebours ou Faustroll, el parangón del arte de novelar del siglo (ici le numéral de votre choix selon que vous existez en ce moment, que vous n’existerez plus ensuite ou que vous attendez d’exister pour être ce que vous rêvez d’être, etc. les possibilités d’attitudes sont nombreuses, sinon infinies, parlez-en à votre médecin). On était d’accord là-dessus, même si on n’avait rien dit, suçotant l’anis ou le houblon selon son existentialisme. On se regardait, mais pas comme en faïence. On se sentait de chair et d’os, et même de nerf, qu’à force on finirait par devenir fou, on le craignait. Notamment, Barman n’avait aucune envie de devenir ce qu’on devient si on ne choisit plus et que d’autres choisissent à votre place. Avez-vous songé que l’électeur, pivot de toute bonne démocratie, est un fou ? Barman frémissait à cette noire pensée. Mais il avait confiance dans les instances supérieures qui savaient ruser avec la réalité sans avoir besoin de piper les dés. De là à entreprendre de dévisser l’écaille de l’extraterrestre, il y avait loin ! Et en admettant qu’on y parvienne, à la dévisser sans se faire modifier le portrait par la robotique, qu’est-ce qu’il y avait dessous comme connectique ? Penser que cet alien était assez stupide pour user de la nôtre n’était pas même digne de la Pensée. En fait, sans sa collaboration, il n’y avait sans doute rien à faire pour pénétrer dans les arcanes numériques de ces entrailles venues d’un autre monde et maintenant farcie du nôtre, et notamment de ce que Pedro Phile savait des uns et de ce qu’il projetait de faire des autres. Quant à l’accès au manuscrit que le comte s’épuisait à entretenir dans son petit bureau byzantin, on pouvait parier qu’il ne s’opposerait pas à une perquisition, surtout s’il s’agissait pour l’investigateur d’en publier les contenus sous la forme de livres disponibles en librairie ou sur la Toile. Cet inlassable graphomane n’attendait que ça et d’ailleurs, il commençait à s’impatienter. Raison pour laquelle il avait sans doute révélé la solution de la méridienne à Frank Chercos ainsi choisi pour être le vainqueur de ce jeu somme toute destiné à approcher le lecteur de celui que Pedro Phile avait mis au point et qu’il proposait maintenant à la sagacité du lectorat tout entier, même limité à La Méridienne qui avait au moins le mérite d’exister. La prochaine étape, si roman il y avait, consisterait à entrer dans la base de données introduite de gré ou de force dans les entrailles de l’extraterrestre. Ça promettait de multiples et variées péripéties, que déjà Barman s’en léchait les babines, lui qui n’avait jamais touché à une fille en âge de pas se marier, non pas par goût du mariage, mais parce que cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit, aussi curieux que cela puisse paraître. Mais depuis que le comte en parlait, limitant la conversation à son jeu, Barman avait envie de voir. Au moins voir. Et ces visions étaient contenues dans le SSD que l’extraterrestre protégeait de son écaille brevetée. Comment l’endormir si on ne savait même pas s’il dormait. On ne l’avait jamais vu dormir. Et comme il ne fréquentait pas les femmes, aucune d’elles de l’avait trahi. On ne savait rien non plus de ses rêves ni du rapport qu’ils pouvaient éventuellement entretenir avec le contenu de la base de données. Sans cette base de données, on ne pouvait rien faire ni espérer, à part se farcir l’intégralité de l’œuvre du comte de Vermort, dit Fabrice, et cela, qui s’aviserait de s’y consacrer alors qu’on n’a déjà plus beaucoup de temps pour oublier ? Barman, ce jour-là, se coucha pour ne pas dormir aussi facilement qu’il en avait besoin.
Le lendemain, au matin, tandis qu’il rangeait des cageots dans la remise, Pedro Phile passa, lui qui ne passait jamais avant midi. Ils se saluèrent comme peuvent le faire deux personnes pas étrangères l’une à l’autre, et inversement, mais qui ne comptaient pas se rencontrer à cette heure précise, car l’un ignorait que Barman rangeait des cageots une fois par semaine, en prévision de la livraison hebdomadaire, et même qu’il possédât à cet usage une vieille remise qui faisait pitié à voir et à sentir, et l’autre, ayant avancé ce labeur d’une seule journée, ne pensait pas voir passer que ce qui passait habituellement en ce jour de semaine. Mais Pedro Phile stoppa. Et aussi sec Barman cessa d’empiler. Ils s’immobilisèrent ainsi une fraction de seconde, comme un chat qui se rencontre dans un miroir. Pedro Phile recula alors. Ses talons ferrés résonnèrent sur la partie pavée de la ruelle. Barman posa un cageot sur un autre cageot et attendit. Pedro Phile parla le premier :
— Vous avez fait très peur à notre extraterrestre, savez-vous… ? Il s’est réfugié chez moi et ne boit que de l’huile d’olive (mes racines andalouses m’autorisent à entretenir une finca couverte de ces oliviers dont l’exploitation me rapporte peu, mais c’est une huile vierge première pression…). (ironique) Je vois que vous aimez le rangement…
— Notre intention… commença Barman qui cherchait le ton approprié à cette circonstance aussi pénible qu’inattendue.
— Bien sûr mi casa es su casa… Si d’ailleurs vous en avez envie, je suis à votre…
— Pas le temps, monsieur ! souffla Barman dans la poussière qui tombait de la charpente. Mais vous dites que…
— Il a très peur que vous lui ouvriez le ventre… qu’il a délicat et… précieux. (toujours plus ironique) Vous ne feriez pas ça…
— (rieur, mais jaune) Je n’ai jamais ouvert le ventre de personne, oh non ! Je pense (il s’efforce de penser) que… notre ami se moque de vous. (aigre) Peut-être veut-il voir les… choses de plus près…
— Il les verra si c’est ce qu’il souhaite. Il n’empêche que…
— (précipité) Excusez-moi si je vous bouscule, mais le livreur ne va pas tarder à…
— Je croyais que vous aviez un jour d’avance…
— Cela arrive, mon cher monsieur ! Cela arrive !
La porte de la remise, poussée du pied, se referma à moitié, jetant une ombre sur le visage de Pedro Phile qui n’avait peut-être pas compris que…
— Je vous conseille, cher Pierrot (quelle familiarité vous amène, Pedro ?), de lui fiche un peu la paix…
— Vous me conseillez… ?
— Attendons que le jeu proposé par notre ami comte et écrivain trouve enfin sa solution, ce qui ne saurait tarder, si je ne m’abuse (comme il avait un exemplaire du numéro du dimanche passé, il le consulta, mi ombre, mi lumière).
Barman trébucha sur une racine plus vieille que lui, dit « elle a toujours été là » et finit par souffler dans la même poussière d’antan :
— On sait pertinemment que monsieur le comte a refilé la solution à ce Frank Chercos qui n’est même pas d’ici…
— Il faut dire que Fabrice n’a pas laissé beaucoup de chance aux gogos que nous sommes oh bien malgré nous, n’est-ce pas… ?
— Je vous proposerais bien un pastisson mais comme vous voyez je suis occupé à
— Et bien excusez-moi de ne pas être en mesure de vous prêter main forte, mais mon grand âge ne me permet plus les…
— Je ne vous demande rien, allez !
— Moi je vous demande de lui ficher la paix…
Cette fois, Pedro Phile faisait ses yeux de martien. On comprenait mieux ainsi ce qui le liait à l’extraterrestre. Sans ce regard de braise attisée par le vent de l’imbécilité, on n’aurait pas compris. Pedro Phile prit à gauche et disparut. Barman souffla un peu, assis sur un cageot retourné. La poussière lui asséchait la gorge. Il songea à un bon verre, puis choisit le robinet qui sortait du mur derrière la remise. Il s’en aspergea le crâne puis la poitrine et rentra ainsi, dégoulinant.
— Alors ? Drake ou Seager ?
— J’en sais rien, Toto…
L’extraterrestre avait frappé à la porte à la tombée de la nuit. Il avait passé plusieurs heures dans le bois. Personne ne le pourchassait. Il avait abandonné son poste. Les navettes n’avaient pas pu repartir et s’il en arrivait une, elle était aussitôt informée de la situation et on pouvait la voir décrire un grand arc de cercle qui se transformait en arc-en-ciel si on avait des yeux d’enfant sinon on pensait qu’on avait besoin d’une autre tournée, la suivante. La petite Dodo avait des yeux d’enfant et pourtant elle n’avait vu ni arc-en-ciel ni même navette…
— Tétépala ! grogna l’extraterrestre. Sitavé étéla torévu…
— J’ai rien vu ! D’abord j’avais trop mal au cul ! À cause de ce…
L’adolescente, qui n’en était peut-être pas une, allait prononcer le nom de Roger Russel mais elle se corrigea à la volée et dit « Ce gros gnouf ! »
L’extraterrestre acheva son chocolat d’huile d’olive et rota le plus discrètement possible. La main de Dodo éventa l’air qui les séparait. Ils étaient assis en rond autour d’une table basse qui servait aussi d’estrade pour les photos. La photographie, c’était ce que préférait Dodo. On pouvait truquer pour pas avoir mal ou pour avoir mal le moins possible, mais pour la vidéo, tintin ! Elle renifla la tasse que l’extraterrestre léchait à l'aide de sa langue articulée dont les diamants rutilaient comme des papiers de bonbon. Dit « je sais pas comment tu peux boire ça ! » et en reculant dans le canapé elle exhiba son chocho et l’extraterrestre déclencha son obturateur interne vissé dans un des pores artificiels de sa joue gauche. La joue droite était truffée de capteurs solaires, vous savez pourquoi. Plus loin dans cette vaste salle dont l’architecture était un condensé de l’histoire du goût et de ses voûtes, Pedro Phile relisait le chapitre XIV, toujours avec la même délectation. Ainsi pensait-il arrêter le temps qui, par on ne sait quel principe sans doute fondateur, infantilise l’Humanité et laisse la place aux cultures au détriment des arts. Ainsi les filles dansaient au son d’une musique militaire ou d’inspiration africaine, et pas la meilleure. Et elles ne lisaient pas, n’avaient jamais lu, s’étaient nourries d’images conventionnelles devenues des instruments cultuels. Le Monde s’infantilise avec ses enfants à la clé. Il en avait conçu les structures de son gagne-pain. Et il avait acheté l’extraterrestre en Russie. Il y avait des tas d’extraterrestres en Russie, tout simplement parce que la Russie était l’endroit que les extraterrestres de toutes origines avaient choisi pour atterrir. Et ils atterrissaient dans le sens propre du terme, c’est-à-dire qu’ils mettaient leurs pieds sur la Terre et au sens figuré ils prenaient conscience que ce n’était pas là le Monde qu’ils recherchaient pour étendre leur savoir et leur influence. On trouvait des extraterrestres sur tous les marchés russes, à la campagne comme à la ville. On pouvait revenir de Russie avec un alien dans ses bagages et même les services de douane américains n’y voyaient pas d’inconvénient du moment qu’on retournait en enfance et que c’était justement ce que l’Humanité pensait avoir de mieux à faire, même si des enfants étaient quelquefois pétris avec les décombres de leur édifice qui pouvait être aussi bien leur HLM, leur école ou l’hôpital où ils soignaient leurs cancers. Dodo avait noté tout cela dans un carnet, mais selon Pedro Phile, ça ne valait pas le chapitre XIV. Ce soir-là, on avait tendance à réfléchir et ça influait sur le mercure du plaisir. Dehors, la pluie tombait, pour ne rien changer. On avait oublié ou on avait eu la flemme de fermer les volets, alors ils battaient avec le vent et on entendait les arbres gémir comme s’ils étaient habités. L’extraterrestre avait habité dans un arbre en Russie, mais il avait fini par en tomber, alors même qu’il ne pleuvait pas et qu’aucun vent ne soufflait. Il avait durement heurté le sol et un Chinois de Mongolie extérieure l’avait emporté et suspendu dans la yourte à proximité du poêle à charbon qui avait enfumé les articulations de l’alien, ce qui les avait fragilisées et maintenant il en souffrait, d’autant plus qu’il n’en parlait à personne. Il s’étonna (ce soir-là) —
— Comment tu sais ça, toi, demanda-t-il d’un air mélancolique à la petite Dodo.
— Tu parles quand tu fais dodo, dit la petite.
— Je ne dors jamais ! Aucun de nous jamais ne…
— Tu dors peut-être pas, mais tu fais dodo !
L’extraterrestre dut reconnaître qu’il n’était pas parfait. C’était peut-être la raison qui expliquait sa chute dans un arbre puis celle de l’arbre et ensuite cet étrange voyage en Mongolie dans les bagages d’un nomade qui le prenait pour la figure d’un esprit. Il avait joué à l’esprit pendant des années, entre le sac qui sentait le mouton bouilli et la corde qui le suspendait dans la fumée de charbon. « Raconte-nous ce voyage ! » Et il racontait. Dans le sac, il ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur, mais il entendait, les conversations, le vent, la pluie qui tombait sur le cuir de la mule, les femmes qui semblaient tourner en rond, la musique qui les accompagnait. Des morceaux de mouton bouilli tombaient dans le sac et il en avalait
— Mais tu ne manges pas ! On ne t’a jamais vu manger…
— Hé bé là je mangeais… pour ne pas m’ennuyer ! Ça ne vous arrive jamais, les filles, de manger pour que le temps passe sans douleur… ?
— C’est à essayer ! s’écrie Dodo en se frottant l’anus.
— La prochaine fois, gloussa l’adolescente.
Dodo lui donna un petit coup de pied dans les côtes puis se recroquevilla pour mieux entendre la suite de l’histoire du voyage de l’extraterrestre au pays du ciel toujours bleu. Pedro Phile en avait marre de cette enfance, de ses spectacles et de son incontestable rentabilité. Ces deux-là ne savaient même pas qu’elles avaient du sang mongol. Mais c’était une autre histoire. Elles n’en apprécieraient peut-être pas les amours. Elles n’avaient aucune idée de ce que c’est l’amour. C’était un sacrément bon sujet de conversation, mais pas avec l’enfance. Il referma le livre et le replaça dans son interstice à peine poussiéreux. L’extraterrestre avait interrompu le fil de son histoire. Les filles avaient croisé leurs jambes. Le vent tournoyait. La pluie avec, docile. Les arbres recommençaient et la terre se gorgeait de cette eau ancienne. Au passage, Pedro Phile tapota la dure épaule de la carcasse qui lui tournait le dos, penchée sur ses mains comme en prière, mais elles recevaient plutôt la coulée imaginaire d’un passé revu et corrigé par l’ennui qui s’était installé depuis dans l’existence de cet être venu d’ailleurs ou plus exactement d’on ne savait où. Il les laissa. Les filles en profitèrent pour manquer de tenue. Elles prirent place sur la table basse et l’extraterrestre reprit le cours de son histoire. Elles étaient littéralement captivées. Pourtant, il n’y avait rien là-dedans qui pût changer leur existence en roman. Elles ignoraient sans doute que c’était là ce qu’elles désiraient le plus au mode. Il prenait le risque d’une prise de conscience peut-être douloureusement retrouvée, la douleur que provoque ce qui revient malgré soi, l’alien en gémissait plusieurs heures par jour. Comme il habitait une chambre et que celle-ci était entourée d’appartement peuplés de familles acharnées ou désœuvrées comme on en trouve dans ces édifices destinés à contenir au lieu d’abriter, ces séances de geignements, pleurs et autres lamentations avaient fini par inspirer plusieurs pétitions et l’ami Pedro avait fait insonoriser la pièce, y compris le modeste WC qui était l’endroit le plus approprié pour soupirer selon son utilisateur unique. On avait mesuré avec intérêt la différence et ce qu’elle promettait de tranquillité. L’extraterrestre avait même augmenté la fréquence de ses giries, leur volume avait connu une notable élévation et leur tessiture même avait changé, évoluant du mezzo au baryton, ce qui fit trembler les murs. On prévoyait depuis une pétition d’une ampleur jusque-là inégalée et Pedro Phile songeait à un déménagement, ce qui excita l’extraterrestre, car il avait toujours rêvé d’habiter un château. Or, Pedro Phile ne possédait pas un château, mais plutôt une grande maison qui avait l’allure d’un presbytère, mais de village. Le seul château du coin appartenait aux Vermort et Fabrice n’était pas vraiment chaud pour y abriter un extraterrestre aussi encombrant. Il y avait bien la vieille annexe où le garde-chasse se livrait jadis (et non point naguère car Fabrice n’avait pas connu ça) à des activités aussi peu littéraires que possible, mais la chaudière n’était plus en état… Or, l’alien ne connaissait pas les vicissitudes liées au froid de l’hiver. On évoqua l’étanchéité fragile de la toiture : en Russie, avant l’enfer mongol, l’alien couchait à la belle étoile et celle-ci était souvent affectée de stalagmites… Vous m’en direz tant… On abandonna cette perspective et l’alien reçut un cours de chant de Noël qu’il suivait depuis par correspondance. Il n’avait jamais chanté Noël. Dodo pratiquait le canon avec un art consommé depuis qu’elle s’adonnait à l’usage des analgésiques. Bref, elles écoutèrent, la yourte, le charbon, la prairie, les mines insondables, les enfants rapetassés, les femmes tourmentées, le ciel bleu, sans cesse bleu, même la nuit, puis elles s’endormirent. C’était jour de fermeture.
Mais la question n’était pas là. Pedro Phile comptait mettre à profit ce jour de relâche pour y penser. Il n’approcha la prison qu’avec prudence. Il s’en tint à distance. On servait de l’excellent vin au bout de la rue chez un concurrent de Barman qui le jalousait (autre histoire, hyperlien possible ici). Pedro se fit servir un vin chaud additionné d’un calva capable d’arracher la tête même au meilleur des intellectuels de ce monde de dingues. Non, non, pas de dingues. Pas d’enfants non plus. Monde d’infantilisés, ce qui suppose un état préliminaire d’adulte, bien que ce ne soit pas toujours le cas, comme quoi il s’agit bien de distinguer le con de l’adulte. La place était tranquille, sans ballon ni étalages. Les mûriers éclaboussaient un pavé renouvelé. Sur les bancs, on jasait en silence, les dents lançaient des éclats d’or, le fer des cannes tapotait sans violence les gibbosités du sol, on éparpillait les graviers jaunes et parfaitement ronds et lisses au pied des massifs d’hortensias en pleine croissance hémisphérique… ça sentait le parfum, la terre des plates-bandes nourries au goutte à goutte, le tabac des rideaux, la peinture fraîche du paysagiste de service au fronton du café… de quoi se rendre heureux à condition d’un petit effort d’imagination… mais la question du disque dur était autrement prégnante. Possibilités que Pedro passa en revue, sans cesser de paraître profiter de l’air tranquille d’un matin ordinaire, sans marché, sans écoliers, sans cette apparence de conception sociale qui se donne pour existence. Il fuma deux ou trois señoritas, à la file, soucieux de cendres et de mégots saliveux. Traces que le verre complétait avant même d’être vidé. Il se retint de frapper la table, à la russe, mais ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Ses doigts s’agitaient : quelle idée stupidement idiote il avait eu de vouloir concurrencer le comte sur le terrain des jeux populaires et popularisés par l’édition du journal local, deux feuillets encartés ! Il avait bêtement attiré l’attention sur cet extraterrestre alors même que le comte recherchait un moyen de publicité digne de sa production littéraire. On prenait le risque de se détourner du sujet de la semaine : la sortie de prison de Ben Balada et tout ce qu’elle impliquait de désorganisation de ce qui avait été figé par décision de justice. Le comte avait assez d’imagination pour créer un lien définitif entre son œuvre et cet extraterrestre qui, selon toute vraisemblance, n’aurait pas dû se trouver là « si je ne l’avais pas ramené de Russie où il n’aurait pas dû se trouver si un Russe, n’importe lequel, ne l’avait pas acheté pour trois sous à un nomade mongol en proie à l’endettement étatique… » Quel concours de circonstances ! On n'en connaît de tels que dans les romans ! Et pas les meilleurs. Les feuilletonnés ! Ceux qui vous font poireauter de semaine en semaine parce que vous n’avez pas la patience d’attendre sa sortie en volume. Ainsi Pedro ruminait en silence et sans y paraître. S’il n’avait pas été connu de la population, on l’aurait pris pour un touriste. Mais il portait le maillot de l’équipe locale dont il était un des principaux dirigeants. Il avait su s’insérer dans cette société loin des strass de la capitale où il avait ses repères. On venait de loin pour apprécier ses talents d’organisateur, de fournisseur ah appelez ça comme vous voudrez ! « je suis ici et non d’ici, marmonna-t-il comme s’il adressait un remerciement rituel à son verre, c’est du pareil au même, nom de Dieu ! » et il salua en quittant la terrasse, n’oubliant pas le pourliche ni le flyer. Mais il ne s’approcha pas de la prison. On ne l’attendait pas devant la porte, mais il craignait les questions que sa présence inspirerait. Le Code pénal ne disait rien à propos de l’assassinat d’un extraterrestre.
*
Le comte Fabrice de Vermort avait l’habitude, depuis des années, de trouver l’extraterrestre en conversation avec la comtesse ou simplement attablé à la cuisine ou sous le chêne dynastique qui ressemblait depuis longtemps à un coq de combat mis à la retraite sans pension. Aussi ne suffoqua-t-il pas quand il le croisa (l’extraterrestre, pas le chêne qui ne se croisait pas) dans l’allée de derrière, celle qui mène aux écuries où la jument de la comtesse coule de vieux jours sans se plaindre de sa condition de retraitée. L’extraterrestre portait son masque de Pierrot lunaire. Mauvais signe. Un crédit ou quelque autre avantage inspiré par le titre et ses dépendances foncières. Instinctivement, le comte mit la main à la poche, étonné de n’y rencontrer que des pièces, qui ne pouvaient être des louis car ce n’était pas l’endroit qu’il leur avait alloué.
— La chasse est fermée, dit-il pour dire quelque chose.
— Il ne neige pas, constata l’alien en offrant sa paume au ciel que ses yeux contemplaient avec foi.
— En été… commença le comte.
— …la chasse est ouverte, continua l’alien.
Ils trottèrent un peu jusqu’à la serre, car il commençait à pleuvoir. Elle était fermée et la comtesse était occupée ailleurs. Heureusement, on avait prévu un petit auvent de vielles planches et on s’y côtoya, non sans mâle gêne.
— Je n’ai pas besoin d’argent, dit l’extraterrestre qui n’avait pas envie d’en parler.
Le comte, soulagé mais pas plus léger, sortit la main de sa poche. Les pièces cliquetèrent pendant une fraction de seconde que l’extraterrestre mit à profit pour réinitialiser le motif de sa visite. Il redémarrait à froid, comme il aimait le faire quand sa situation avait atteint la limite imposée par les normes de fabrication qui commandaient à son cœur. Le comte apprécia.
— Je n’ai pas peur de la mort, dit l’extraterrestre, mais cette fois, j’en ai peur…
— Nous en sommes tous là, dit le comte qui n’en savait rien mais qui écrivait beaucoup.
— Monsieur Phile veut me tuer.
— Pedro !
Le comte ne feignait pas l’étonnement. Un tel aveu de la part d’un étranger à ce bas monde ne pouvait que refléter la réalité du monde en général. C’était un bon début. Il attendit la suite, pas longtemps, car l’extraterrestre avait préparé ses instances. Il y avait travaillé plus que le Cid lui-même. Une nuit entière à se demander s’il ne ferait pas mieux de mourir avant même d’être assassiné. Dodo l’avait câliné pendant le repas. Il n’avait rien mangé, conformément à sa nature qui ne se nourrissait que d’énergie minérale, mais il s’était sentit diminué par la perspective de la mort, qu’il se la donnât ou qu’on la lui imposât. Comment savait-il… ? Pas plus compliqué que ça : comme Pedro utilisait un cloud et que ce cloud était contenu dans les entrailles de l’extraterrestre, celui-ci avait eu vent de l’intention meurtrière de celui qui était censé être son protecteur. C’était dans le contrat de vente. Certes, c’était un contrat russe, écrit en cyrillique, mais c’était le fond qui comptait, et ce fond supposait que la protection était acquise pour toujours. Or, Pedro Phile avait contacté un Polonais de ses amis, un ancien mercenaire qui aimait beaucoup tuer les nègres et qui n’avait jamais tué d’extraterrestre. En tuer un, et pour la première fois, lui paraissait si excitant qu’il avait donné son prix et Pedro Phile avait accepté…
— Que me chantez-vous là ? dit le comte qui surveillait la pluie. Pedro Phile n’a jamais tué personne…
— Mais le Polonais oui !
— Mais il ne vous a pas encore tué ! Comment pouvez-vous savoir que…
Le comte s’interrompit. Cette fois encore, l’extraterrestre l’avait poussé à commencer à croire que…
— Non, non ! Pas Pedro. Je le connais. C’est un…
— Je vous dis que le Polonais… !
— Mais quel Polonais ! Ubu ! Vous ne connaissez même pas son nom. Comment voulez-vous qu’un Polonais sans nom vous… ?
La pluie. Sur le visage la pluie. Ni froide ni tiède. Entre les deux sans doute. Mais alors qui est-elle ?
— Je ne sais plus ce que je dis ! couina le comte. Avec vous c’est toujours la même chose. Vous auriez mieux fait de me demander de l’argent. C’est tellement simple de me demander de l’argent que vous ne me le rendez jamais. Je ne sais même plus combien vous me devez…
— Je le sais bien moi… Et comme je vais mourir, d’une façon ou d’une autre…
— Quelle l’autre façon… ? s’affola soudain le comte.
L’extraterrestre fit signe que couic. Le comte quitta précipitamment l’auvent et retourna sur l’allée qui commençait à se gorger d’eau. L’extraterrestre le suivit. Ils atteignirent la grande terrasse de devant, où dorment des lions de pierre. La comtesse était derrière le rideau. Elle les accueillit avec un peignoir pour le comte et une serviette de bain pour l’extraterrestre. Le comte était rouge.
— Vous avez encore fermé la serre ! Au moment où je…
— Ah non, mon cher, c’était avant. Et en plus je craignais les voleurs. Mais je ne les crains plus. Vous savez pourquoi… ?
— Je ne veux pas le savoir !
— Parce qu’il n’y a plus de voleur, dit l’extraterrestre en ouvrant La Méridienne du jour. Il a été arrêté.
— N’est-ce pas que c’est une bonne nouvelle ? fit la comtesse en frottant le dos de son comte à travers l’éponge du peignoir.
— Plus de voleur, dit l’extraterrestre qui se frottait tout seul, mais voici l’assassin…
La comtesse cessa de frotter.
— Un assassin ? Il ne manquerait plus que ça, té !
Et elle reprit le frottement. Le comte en concevait une espèce de calme. Il s’affala dans un fauteuil où ses fesses nues (car la comtesse l’avait déshabillé avant de l’enfiler dans le peignoir bouclé) imprimèrent leur gémellité presque parfaite. Cependant, bien que joyeux désormais, la comtesse frottant de plus bel, il cligna de l’œil en direction de l’extraterrestre qui lorgnait la bouteille d’huile d’olive. La comtesse surprit ces clignotements, mais elle ne les commenta pas, alors que d’habitude on n’avait alors aucun moyen de l’arrêter au moins le temps de retrouver une respiration qu’on avait retenue pour ne pas la contredire, moment toujours redouté surtout quand se surprenait à le désirer plus que tout autre plaisir, même charnel. On en vint à servir la collation attendue, le temps, mauvais par excellence, s’y prêtant une fois de plus. L’extraterrestre avala son huile vierge, le comte siffla deux verres de cette prune chinoise qui accompagne toujours les poètes en lice, et la conversation revint aussi naturellement au jeu dont l’échéance approchait, en même temps que la proposition de Pedro Phile prenait de l’importance dans la population, chez Barman comme chez soi.
— Puisque Frank est désigné comme vainqueur… dit la comtesse.
— Vous l’appelez Frank… ? Frank tout court… ?
— Comment l’appelez-vous, vous… ?
— Mais je l’appelle… Frank Chercos si j’en parle, avec vous ou quelqu’un d’autre… peu importe qui… ou bien monsieur Chercos si je m’adresse à lui… Quelle intimité… ?
— Mais aucune, voyons ! Nous nous sommes rapprochés, voilà tout.
— Et moi alors, dans cette histoire… ?
Murmura l’extraterrestre qui léchait son verre jusqu’au fond car il avait la langue bien pendue (reconnaissait le comte dans ses moments de lucidité conjugale).
— Faudrait pas m’oublier, continua l’alien comme s’il avait enfin trouvé les mots convenant à son personnage secondaire. C’est que j’en sais, des choses…
— Vous savez ce que nous savons ! coupa le comte en écrasant un cigare entre le pouce et l’index, lequel creva comme un abcès.
— Ceux qui savent en savent toujours trop, dit l’extraterrestre. Et ceux qui ne savent pas finissent par savoir si c’est ce qu’ils veulent. Vous ne savez rien de ces gens. Sans doute parce qu’ils ne sont plus vos gens. Chez moi…
Un coup de feu coupa net le flux numérique.
Bébé jouait avec l’eau du bassin. Il craignait le carassius auratus, le nénuphar où guettait le moustique ses proies de sang, l’algue sans nom qui s’effilochait contre la murette blanche, l’oiseau qui le surveillait du haut d’une branche dont les baies animaient la surface d’ondes croisées, mais il aimait le vert reflet sur la face rieuse de son jouet et la balle revenait toujours comme si. Bébé avait grandi selon les principes familiaux qui était au nombre de. mais il ne savait pas compter. Sauf la mesure sur la partition que sa mère s’efforçait de déchiffrer à la lumière venue du désert par ricochet. Bébé n’avait plus l’âge de porter ce sobriquet ridicule, il parlait comme un adulte, réfléchissait comme un enfant et se comportait comme si sa mère était ce qu’elle disait alors que son père. Rumeurs de domestiques. Comprenait ce que cela impliquait pour demain si jamais. mais papa revenait toujours, halé comme les marins d’Oran c’est-à-dire comme le cousin Alfred qui n’était plus halé parce qu’il était mort. On évoquait quelquefois ce combat inégal contre les forces « intérieures ». Un moukkala orné d’incrustations en témoignait, pendu au mur oblique et encore menaçant « vous ne savez pas ce que c’est de mourir » /sauf que Bébé, qui avait un prénom et même deux, pensait savoir non pas ce que c’est de mourir parce que ça personne ne le sait pas même le curé qui courtise maman avec ses frites et ses répons rimés comme des chansons mais comment on meurt comme Alfred coupé en morceaux alors qu’il vivait encore mais la cruauté envers l’ennemi est une loi de la nature humaine et aucune loi ne peut s’y substituer disait papa revenant en burnous ou albornoz selon la tante qui n’aimait pas en parler ni à table ni dans le jardin où l’ombre avait un prix. Rumeurs de domestiques. Des blancs des noirs des autres ni blancs ni noirs qui parlaient entre eux mais jamais avec les autres. Bébé (appelons-le comme ça puisque son prénom prêterait à confusion — d’ailleurs Anaïs (il n’y avait pas encore confusion à cette époque antérieure à ce que Bébé ne connaîtra pas faute d’avoir vécu assez longtemps pour) l’appelait Bébé quand elle s’adressait à lui et Fabrice si son père était dans le désert ou « Dieu sait où » — Bébé) savait tellement de choses qu’il se voyait plus grand qu’il n’était. Sauf dans le miroir où la comparaison avec une vieille potiche berbère remettait les idées en place. L’après-midi on dormait sous la tonnelle. C’était triste derrière les paupières. Ça rougeoyait comme un poêle. Un insecte vous forçait à ouvrir un œil ou bien l’effleurement sur la peau de quelque chose qui progressait comme s’il savait où il allait sur ce corps à demi-nu qui gisait dans l’osier blanc d’une nef. Bébé n’a pas vécu longtemps. On se souvenait de lui. Surtout à cause des photographies conservées dans l’album familial, dans les premières pages, celles du temps des Colonies qui avait changé Anaïs en femme et la femme en calculatrice sans âme. Mais ça Bébé ne l’a pas vécu. Il est resté là-bas, même si son petit corps est venu avec les bagages quand il fut temps de. Cercueil blanc /Bébé en avait vu un au cimetière avec ses proches qui attendaient leur tour et l’ombre parsemait ses taches de lumière sur ces épaules fatiguées. Le cercueil (celui de Bébé) arriva un jour de pluie et il plut encore pendant des jours et enfin le cercueil fut emporté vers le cimetière dans le carré familial. Caveau enfoui. La dalle pivotant dans un grincement de terre et d’herbe. Bébé avait retrouvé son nom mais on avait pris la précaution d’y accoler, après un tiret d’or en creux, la mention fils car il n’était pas souhaitable d’entretenir la confusion /d’autant que la servante s’appelait aussi Anaïs et on avait (la comtesse avait) trouvé la solution et Bébé ne vécut pas le moment où son père en fut informé, cette fois sans la rumeur des domestiques qui était elle aussi arrivée avec les bagages. « Jamais plus quelqu’un de chez nous ne portera ton nom » avait déclaré Anaïs mais comment peut-on imposer ce genre de volonté aux descendants qui vous ont oublié ? pensa celui qui succéda à Bébé, Lazare qu’il s’appelait, ou s’appellera si on s’en tient à la chronologie. Le bassin attirait Bébé à cause de ses reflets verts qui n’étaient autres que la transparence de l’or. De la tonnelle où elle paressait, Anaïs surveillait l’enfant. Elle passait son temps à le surveiller. C’était un fugueur. Elle ne l’amenait plus au jardin municipal. Il avait pris la tangente plusieurs fois et l’affolement général avait fini en privation de promenade et il semblait que le tour de la propriété coloniale était vite fait, surtout que Bébé n’était pas autorisé à « aller derrière » où on cultive des fleurs et des légumes, on en ramenait des fruits et des coquillages, mais c’était peut-être à cause de l’entrée qui était figurée par un grand portail d’acier qui s’ouvrait sur la route, une route vers la mer ou la montagne selon ce que la comtesse avait décidé pour tout le monde. Alors Bébé était prisonnier d’une espèce de panier qui ne contenait que lui et son caca s’il était en colère. Papa conduisait quelquefois, il ne l’appelait pas Bébé, ni Fabrice, il ne le nommait jamais ou alors mon fils comme disait la tante à tout ce qui n’était pas de son âge, jeune ou vieux. On s’éloignait ainsi du bassin, de ses reflets d’or, on ne reviendrait pas si la route. Mais on revenait et papa enfilait son burnous et sautait dans sa jeep et la poussière retombait encore une bonne heure après. La tonnelle avait perdu sa fraîcheur. On amenait de la glace et entre les morceaux bleus des tranches de pastèque tranchaient. D’autant que la vasque qui les contenait était rouge brique et les mains de la domesticité noires et lentes comme si elles ne voulaient pas se retirer, comme si tout ceci lui appartenait et qu’on n’avait jamais existé que dans son imagination (c’est Lazare qui pensait cela maintenant car il voulait devenir écrivain pour témoigner de ce qu’il avait vécu de beau et de définitif avec Ben Balada malgré les conclusions obscènes de la justice et de ses bourreaux) — ne pas aller plus loin mettons à droite que la haie qui abrite des oiseaux qui ne se montrent jamais et à gauche la murette couleur chaux et ses écailles de bleu. Le bassin reposait comme un ustensile rituel sous les arbres qui rougissaient au printemps, mais Bébé n’avait pas connu beaucoup de printemps et il s’en fallut de peu qu’il connût le suivant, celui de son enterrement. Un printemps comme les autres. Anaïs en vécu de semblables à Grenade, plus tard, Lazare était un bel enfant et la rumeur domestique. « Promettez-moi de revenir avant l’été ! » mais ce cri lancé du quai ne parvenait pas au cimetière et le comte retournait dans son château en pensant que l’aventure lui manquait maintenant que tout était rentré dans l’ordre. Bébé, penché sur l’eau verte, n’y plongeait pas ses mains et pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait et le comte y songeait en arpentant le quai dans l’autre sens. Il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser. Il revoyait l’enfant, son visage parcouru de reflet d’or et cette eau qui stagnait à moins d’un caillou « Bébé tu vas effrayer les poissons ! »
Fabrice, cette année-là, l’année où Ben Balada fut libéré de sa prison, hésitait entre l’oubli et la destruction. On oublie facilement si on s’y prend bien. Mais détruire n’est pas facile. On n’a rien pour détruire et tout pour oublier. Anaïs n’allait plus en vacances à Grenade depuis des années, autant d’années que Ben Balada passait dans sa prison. Peut-être que Kateb n’était plus de ce monde. Comment savoir ? Ils n’en n’avaient jamais parlé, ni même fait allusion. Anaïs allait retrouver son amant à Grenade et celui-ci pouvait constater que son fils se portait à merveille, qu’il avait hérité sa beauté, qu’il possédait une intelligence digne de ces autres beautés qui agrémentaient leurs inlassables promenades dans les jardins palatiaux, dans la lumière de brique et d’eau, l’enfant revoyant ce qu’il avait revu l’année précédente, mais que savait-il à l’heure où Ben Balada le rendait heureux comme il ne l’avait jamais été. Ce printemps-là, Anaïs repris ses habitudes dans le jardin qui avait retrouvé sa géométrie un peu anglaise, mais les ruisseaux évoquaient d’autres jardins plus érotiques. Fabrice ne se cachait pas. Il se tenait à distance. On avait fleuri ensemble les angles du caveau, une alternance de blanc et de vert conforme aux couleurs des Vermort, tout le monde savait ça et ça n’avait plus aucune importance alors que le passé témoignait d’une autre soumission. Fabrice révisa encore son Des Esseintes, se plut à reconnaître que ça n’avait plus d’importance et que ce qui importait le plus maintenant était que Ben Balada ne sortît jamais de sa prison. Il ne survivrait pas à cette liberté si le père de Lazare vivait encore. Anaïs y pensait. Elle ne pouvait pas ne pas y penser, mais il y avait tellement de temps qu’elle n’allait plus à Grenade… Fabrice s’asseyait sur un banc de pierre qui avait toujours été là et il lisait, allant d’un chapitre à l’autre et parcourant des notes qu’il connaissait par cœur. Elle ne lui posait aucune question. Anaïs, depuis des années, ne s’exprimait plus que par affirmation. Imaginez l’effet sur un esprit aussi instable que celui de son comte de mari. Elle le privait de réponses. Elle en craignait quelques-unes et il savait lesquelles. Il avait écrit un tas de choses sur le sujet, mais sans jamais en approfondir la nature, se limitant aux conversations qu’il transformait en dialogue, en bon narrateur qu’il était. Cependant elle proposait une limonade, ne disait pas « en voulez-vous ? » mais « elle est bien fraîche » et il s’approchait du vieux guéridon de fer forgé, prenait place sur la chaise du même fer, buvait la fraîcheur et exposait un visage satisfait, ce qui semblait la rassurer. Lazare se faisait rare. Et la question de la libération de Ben Balada se posait toutefois. Sans compter ce stupide jeu qu’il avait lancé à la population pour qu’elle coure après comme au pays de Cocagne. Il ne dit pas « Imaginez-vous l’effet que produira sur la population le contenu sans doute scandaleux de cet extraterrestre plutôt tombé du ciel ? » « Si Pedro Phile réussit son coup, nous sommes jolis…
— Dites plutôt qu’il aura joué votre jeu.
— Mais je ne joue pas ! Je tente de…
— Pour l’instant sans succès. À part vos apparitions dans ce journal qui en est à peine un, vous n’avez rien acquis de tangible… pour qu’on puisse y croire…
— Mais vous me croyez, vous… ?
— Je ne sais plus… Je n’ai plus l’âge. Et puis il s’est passé tellement de choses ! Et voilà qu’on nous menace d’autre chose avec ce… Ben Balada qui revient…
— Il ne revient pas chez nous en tout cas !
— Mais notre Lazare ne l’a pas oublié comme nous le…
— Il n’y a rien à faire.
Fabrice se servit un autre verre, cette fois sans permission. Le torchon autour de la cruche avait séché, comme sa langue. Il eut envie de fumer, mais il avait laissé sa pipe dans son bureau et Anaïs ne fumait pas. Il mesura la tiédeur de son verre avec la même langue. Elle n’aimait pas ces enfantillages, mais le comte redevenait facilement un enfant. Il suffisait de.
— Comprenez bien que je ne peux rien faire ! Na !
— Mais je ne vous dis pas le contraire ! Parlez à Lazare /et non point : avez-vous parlé à Lazare et logiquement il répondit :
— Non. /et elle comprit, toujours aussi logiquement :
— Expliquez-moi pourquoi vous ne voulez pas lui parler…
Ce qu’il ne comprit pas, il dit :
— Encore faudrait-il que j’en ai l’occasion ! Nous ne le voyons plus. Moins encore depuis que…
— Je n’ai pas dit que c’est de votre faute, voyons !
Il la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue et elle reçut ce regard inconnu comme si elle l’attendait :
— Appelez-le.
— Il ne répond pas. Ne me dites pas qu’il vous répond…
— Je ne l’ai pas appelé. J’ai pensé que vous…
— J’ai vu que les fleurs sont arrivées…
— Toutes blanches comme vous l’avez toujours souhaité.
— C’est la tradition.
Il avala le contenu presque brûlant de son verre et se leva. Elle épousseta doucement sa braguette : il ne se souvenait pas d’avoir grignoté avec elle et en effet il y avait moins de biscuits dans l’assiette. Ces trous de mémoires l’inquiétaient depuis quelque temps. Ensuite il tourna les talons et se dirigea vers le vestibule, de l’autre côté, prenant à droite dans l’allée où les hortensias s’en donnaient à cœur joie. Mais de là à penser que des fleurs ont un. Il poussa la porte, se préparant à recevoir la blancheur en plein visage. Et c’est ce qui se passa. Des lys venus d’Espagne. Dégoulinants, suggestifs, parfaitement frais et bien ordonnés. La facture était salée. Octavie demanda si elle avait fait une erreur en autorisant le livreur à les déposer sur le bahut préféré de monsieur. Une question. Quel bien cela fait ! Il la remercia et elle rougit, mais il ne la chassa pas, elle pouvait encore se rendre utile et charger ce chlorotique contenu dans la malle. Elle s’activa. Il aimait ce spectacle. Nourrice de mon propre fils qui n’est pas mon fils je me demande pourquoi je me soucie de toute cette
— Nous serons à l’heure, dit-il.
Elle s’affola :
— Il y a une heure ?
Elle l’ignorait.
— Madame ne vous l’a pas dit… ?
— Anaïs ? Non…
C’est vrai qu’elles se tutoyaient. Il abandonna une fois de plus cette trop ancienne réflexion. Elle n’en fit qu’une brassée. Il se contenta de tenir la porte ouverte en grand, car l’ensemble domestique/bouquet l’exigeait, puis elle sautilla dans l’escalier de dehors. La voiture était sortie. Il avait oublié ce détail. La portière de la malle claqua en même temps qu’apparaissait Anaïs. Elle se touchèrent le bout des doigts. Anaïs s’était coiffée d’un hijab. Elle n’avait rien perdu de sa beauté, du moins à cette distance.
— Hâtez-vous ! fit Octavie. Ces magnifiques fleurs ont besoin d’eau. Vous trouverez…
— Merci, Octavie, Je sais où se trouve…
La dalle devait être brûlante. Il examina le fond d’un pot, en retira quelques déchets qu’il balança derrière la croix, non sans avoir jeté un œil à la ronde. Personne. Anaïs titubait dans l’allée, portant un arrosoir assez lourd pour la plier un peu en avant. Ainsi elle avait l’air d’une. Le mystère ne demeurait-il pas entier ? Personne ne l’avait définitivement classé dans la catégorie du suicide ou dans celle de l’assassinat. Bébé s’était-il jeté dans le bassin ou quelqu’un lui avait-il maintenu la tête sous l’eau ? Et s’il s’y était jeté, comment s’y était-il pris pour garder la tête sous l’eau ? À quoi s’était-il accroché ? La logique voulait que ce fût à quelqu’un. « On ne se suicide pas à cet âge ! » Pourtant, personne n’avait fait l’objet d’aucun soupçon. Il fallait donc en conclure, avec la justice (encore la justice !) que le petit avait volontairement gardé la tête sous l’eau jusqu’à perdre connaissance et vous connaissez la suite ou vous ne la connaissez pas mais Fabrice avait écrit tout ce qui pouvait être écrit sur le sujet, il n’avait pas hésité à se contredire, ou du moins à imaginer des faits qui se contredisaient tellement qu’il lui était arrivé de ne croire ni aux uns ni aux autres et ce vide, hélas pour sa tranquillité d’esprit, était loin d’être parfait. Justement (comme le hasard fait bien les choses !), Frank Chercos traînait dans le coin à l’époque des faits. Il en avait entendu parler et ça l’avait attiré vers la scène encore toute imprégnée de douleur et de tristesse, le bassin étant entouré à l’excès par des dizaines de bouquets tous plus fanés les uns que les autres. Il y avait même des fleurs à la surface de l’eau, parmi les nénuphars. Fabrice le surprit en train d’en examiner le fond, penché comme sur une loupe grossissante, un pied sur la murette parmi les corolles éteintes. Il ne le connaissait pas. Il le trouva quelconque comme pouvait l’être un fonctionnaire du bas de l’échelle à cette époque de colonisation finissante, pour ne pas dire agonisante. Il s’approcha, mains dans les poches de son boubou où ses couilles se balançaient au rythme d’un pénis vaguement excité par des perspectives de conquête, et Frank Chercos se présenta comme policier, mais étranger à « l’affaire », « d’ailleurs il n’y avait pas d’affaire » avait-il entendu dire, devinant qu’il avait en face de lui le père de la victime malheureuse, « quelle victime ne l’est pas ?
— C’était un accident, dit le comte aussi fermement qu’il lui était possible de le souhaiter.
— Ah... ? Il y a donc trois possibilités et non deux comme le dit la rumeur…
— La rumeur ? Il y a une rumeur… ?
— Vous savez comme sont les gens…
— Non. Je ne sais pas qui vous êtes.
— Chercos. Frank Chercos. Je passais par là…
— Poussé par la rumeur.
Frank Chercos en profita pour étaler la blancheur de ses dents. Il n’avait pas l’air con, ni sympathique, deux états que Fabrice se chargeait toujours de réduire à néant ou en tout cas d’en limiter les effets sur son entourage. De quoi avait-il l’air ? D’un type qui a profité du colonialisme pour avancer plus vite sur le fil d’une hiérarchie dont il connaissait les lois. Ça ne le rendait ni con ni aimable. Fabrice en savait long lui-même sur cette technicité née de l’impérialisme appliqué aux couches inférieures et moyennes de la société en proie à ses démons historiques.
— Pourquoi pas un accident ? fit Frank Chercos. C’est même la solution la plus probable…
— Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème !
— Je connais. Je suis passé par là moi aussi.
— Ce qui n’explique pas ce que vous faites chez moi, dans mon jardin…
— Mais je suis votre invité, mon cher ! Du moins Constance m’a invité à goûter à son agneau au miel. C’est pour midi. Vous n’en étiez pas informé… ?
Heureusement, la tante Constance arrivait à bord de sa Chevrolet. Elle cria à travers la portière qu’elle avait changé d’avis et que ce serait une zarzuela. Cette idée lui était venue au souk devant un étalage poissonnier.
— Vous ne serez pas déçus. Entrez donc. Je gare ma…
Vroum ! Poussière, comme d’habitude. Fabrice toussota. Frank secoua son chapeau de toile devant son visage. Il était chauve. Trop jeune pour l’être. Mais il l’était. Fabrice posa une main sur cette épaule.
— C’est par là, dit-il.
— Je connais le chemin.
— Ah bon… ?
— Constance et moi…
Au repas, personne n’évoqua le petit cercueil blanc qui attendait dans le frigo. On avait prévu une cérémonie intime pour le lendemain, tôt le matin afin de ne pas trop souffrir de la chaleur. Bien sûr, monsieur Chercos serait de la partie. Anaïs avait-elle l’air heureux de quelqu’un qui s’est enfin débarrassé d’un fardeau trop lourd à porter ? Et quel était le degré de responsabilité que Fabrice s’attribuait, pressé qu’il était de rejoindre ses collègues dans le désert ? Frank Chercos pouvait se vanter d’avoir résolu quelques affaires réputées épineuses. Mais Constance n’en parla pas. Personne ne parlait. On échangeait des paroles sans contenu. Frank Chercos en prit note. Même vingt ans plus tard, il se souvenait de ce théâtre d’ombre. Maintenant que Ben Balada allait être libéré, on allait en savoir plus, car le père de Lazare (autre victime désignée par la même justice) avait été aperçu sur le quai à Barcelone. Qui était ce témoin ? Frank avait parcouru soigneusement sa déclaration. L’homme avait mis le pied sur la terre européenne à une certaine distance de l’endroit plus obscur où se trouvait la prison dont Ben Balada avait éprouvé les longues années de réclusion. Une photographie accompagnait le rapport de la Guardia Civil. C’était bien lui. Le bel Arabe noir et or comme l’avait surnommé la Presse de l’époque. Chez Barman, le même comte, mais en beaucoup plus vieux et sans doute désespéré, lui demanda si ces sauts dans le passé ne le tourmentaient pas au point de le priver de logique narrative. Barman écoutait, torchonnant. L’anis du docteur Vincent avait retrouvé sa transparence légendaire.
Comme je disais, Kateb K. posa son pied athée sur le tarmac de l’aéroport de Barcelone un dimanche, d’après le témoin signalé chez Barman (mais je ne sais plus par qui). Jehan Babelin ne se trouvait pas là par hasard, mais il n’attendait pas Kateb K. Il était en fuite et comptait bien se trouver à Melilla le lendemain au plus tard. Que fuyait-il ? Si on lui avait posé la question (il pleuvait à grosses gouttes et le tarmac avait maintenant l’air d’un lac où se reflétaient les tours et les masses déformées des carlingues moins rutilantes que sous le soleil), il aurait dit : « La mort ! » mais il était seul et jouissait tranquillement de cette solitude quand il aperçut la silhouette de l’Arabe qui marchait à petits pas hâtifs sous un parapluie martelé par la pluie et secoué par un vent tournoyant. Il se leva, laissant son journal sur le siège qui reprenait sa forme anonyme, et s’approcha de la baie vitrée que la pluie. Son haleine ne forma pas de buée. Il n’eut pas à y tracer un judas. Il se contenta de remettre ses lunettes de soleil sur son nez à peine luisant. Il ne recula pas, malgré la proximité décroissante du poète arabe qui suivait les jambes nues d’une beauté qui ne lui appartenait pas et en effet elle bifurqua pour aller déposer ses lèvres sur une autre bouche. Kateb pénétra dans le hall et aussitôt Jehan Babelin entreprit de le suivre. Il ne savait pas encore s’il allait l’aborder. Vingt ans avaient passé depuis que. Il se faufila entre des tourniquets, soucieux de ne pas perdre de vue ce qu’il considérait déjà comme sa proie. Puis Kateb s’assit à une table et commanda un café qui arriva entre un pouce et un index. Jehan rajusta sa cravate de soie récemment étuvée. Il évita un mozo qui planait avec un plateau et quand il arriva sur Kateb, celui-ci l’avait reconnu depuis un moment. Il s’était même levé et il tenait le même journal contre sa cuisse, la tapotant comme s’il exprimait ainsi son impossibilité de trouver les premiers mots, espérant sans doute que Jehan Babelin les prononçât à sa place. Ces mêmes mots. Jehan n’attendit pas d’y être invité et s’assit sans rien dire. Il considéra le journal qui revenait sur le guéridon entre un bonnet de laine genre marin au long cours et une tasse vidée sans son morceau de sucre, ce qui lui rappela qu’il avait laissé le sien sur le siège qu’il occupait depuis la veille. Heureusement, il avait pris soin de mettre sa valise à la consigne et la clé (il vérifia) était bien dans sa poche. Ils se regardaient depuis une bonne minute quand Jehan prit enfin la parole :
— Vous allez à Castelpu, je suppose… ?
— J’y vais. Et vous savez pourquoi.
— À votre place, je m’enlèverai cette idée de la tête.
— Je ne le tuerai pas. Une explication… J’ai besoin de…
— Lazare attend déjà. Il n’est pas rentré chez lui. Anaïs…
Mot qui provoqua une petite contraction des joues fraîchement rasées de l’Arabe.
— Je me doute que… commença-t-il.
— Vous ne me demandez pas ce que je fais là… ?
— Vous pensez m’empêcher d’aller plus loin.
— Je vais mourir.
— Vous avez toujours été sur le point de mourir, Jean… Et…
— Je sais ce que vous allez dire !
Le mozo s’approcha. La même tasse. Même pouce. Même index. Jehan se pencha sur le côté et le mozo posa la tasse. L’ayant lâchée, sa main empoigna le journal qui passa au-dessus de la tête de l’Arabe.
— Ce monsieur là-bas souhaite lire les nouvelles, dit le mozo.
— Vous n’avez pas un autre exemplaire ? rouspéta Jehan.
— Laissez tomber.
Kateb K. regarda le mozo s’éloigner, le journal contre la cuisse, la tapotant au rythme des pas, exactement. Jehan retrouva son calme dès la première gorgée. Il eut envie de sortir la langue pour la soumettre, toute brûlante, à la fraîcheur du matin. Un grand paravent transparent coupait le vent. Menaçait-il de se renverser ? Dans ce cas il tomberait sur la tête de l’Arabe.
— Où allez-vous mourir cette fois… ?
— À Melilla. Je connais quelqu’un qui…
— Au Nevada, le condamné choisit de mourir ou pas.
— J’ai choisi la demeure d’une vieille connaissance…
— Vous n’avez pas dit « quelqu’une… »
— Non. Je ne l’ai pas dit. (un temps) Vous feriez mieux de retourner chez vous. Ou de visiter le pays. Il y a beaucoup à voir d’ici à l’Andalousie.
Kateb haussa les épaules, signe de fatigue ancienne. Il ne mit aucune énergie dans ce geste. Ou alors il en manquait. Jehan Babelin acheva son café dans un grand bruit de succion qui fit lever les yeux du mozo plus loin derrière le comptoir.
— Nous pourrions perdre du temps dans la ville, proposa Jehan Babelin. Il y a beaucoup à voir…
— Si ça vous chante… Je repars ce soir.
— Je ne vous accaparerai pas au point de vous empêcher de vaquer à vos barcelonnaises affaires.
— Et bien allons !
Kateb se leva péniblement. Son parapluie s’égouttait plus loin.
— Nous en aurons besoin aujourd’hui.
Jehan sortit de la terrasse et mesura l’intensité de la pluie en lui offrant son vieux visage. Puis le parapluie s’ouvrit, cachant le gris du ciel. Ils allèrent de concert.
*
Jehan Babelin lui parla de tout. De tout ce qu’il savait de l’actualité du moment depuis qu’on avait annoncé la nouvelle de la libération de Ben Balada. Il avait un jour entendu Kateb K. grogner entre ses dents un « je le tuerai » et depuis il attendait que ça arrive, mais que ça arrive comme une fin, parce que cette histoire, il y avait longtemps qu’elle empoisonnait le moindre de ses récits. Une fois Ben Balada mort et enterré, pensait-il depuis vingt ans, on prendra un autre temps pour penser à autre chose. Il prenait régulièrement des nouvelles du reclus, mais celui-ci ne mourrait pas, au contraire il augmentait le sens de l’existence au point de le compliquer et finalement de le rendre aussi illisible qu’une page de Finn. Kateb K. avait lui aussi attendu tout ce temps et sans doute que rien n’était arrivé dans sa vie pour dire le contraire ou au moins quelque chose de facilement différent. Kateb K. constata, devant un riz noir, que les ongles de Jehan Babelin étaient toujours aussi rongés. Les siens étaient plutôt soignés ; il ne se servait de ses mains qu’à bon escient et il en était presque fier, bien qu’il n’en parlât à personne. De toute façon, quand il parlait à une femme, c’était pour parler d’autre chose. Jehan Babelin comprendrait cela s’il lui en parlait, mais il n’en parla pas. Le marli de leur assiette témoignait d’une encre étrangère à leur propos, mais ils s’y attardèrent, en savants gastronomes habitués à ne jamais perdre le fil de leur jouissance. Ils ne se regardaient presque pas, tout juste au moment de constater l’approbation ou le doute et s’il y avait doute, cela ne durait pas et on passait à autre chose. Puis le repas s’acheva au moment des conclusions. Pas un mot sur Ben Balada, sur Lazare ni surtout sur Anaïs. Dehors, la pluie achevait de dégouliner sur les vitrines. Jehan Babelin proposa de coucher à l’hôtel.
— Mais c’est que mon vol est prévu pour ce soir… !
— Profitons de la soirée pour nous mettre d’accord sur la conduite à tenir.
— Vous n’allez donc pas mourir à Melilla ? Vous avez changé d’avis… ?
— Je ne veux pas que ça se termine comme ça !
Jehan Babelin n’avait pas crié, mais sa voix était montée d’une octave. Kateb K. se réfugia sous un linteau. Jehan se blottit sous l’enseigne, la pluie battant son visage tourmenté par cette idée peut-être stupide mais il n’en connaissait pas d’autre. Une fois encore, Kateb K. haussa ses minces épaules de coureur de fond.
— C’est Lazare que je veux voir, dit-il comme s’il récitait un poème à une assemblée de vieilles filles qui n’ont toujours pas intégré les règles de la pétanque. Je me fiche de Ben Balada. Il peut aller où il veut. À Melilla ou ailleurs, je m’en contrefous !
— Il ne veut pas mourir !
— Qu’est-ce que vous en savez ?
En général, Kateb K. ne posait pas ce genre de question. Il ne demandait jamais à quelqu’un qui lui imposait son idée de la justifier ou en tout cas de l’illustrer par l’exemple. Mais cette parole, sans doute de trop, bien que Jehan Babelin ne montrât aucun signe d’irritation, était sortie plus de lui-même que de sa bouche. Il céda enfin :
— Bien, dit-il comme s’il s’efforçait de joindre ses épaules comme on le fait avec les mains. Allons à l’hôtel. J’en connais un…
— Nous partagerons ma chambre. J’en ai parlé au gérant, un type tout ce qu’il y a de…
— Vous avez… ! Vous saviez que… Vous êtes venu pour…
— Hâtons-nous si nous voulons le surprendre !
Kateb K. ne releva pas cette parole sans doute pleine de sens. Il connaissait Jehan Babelin pour l’avoir fréquenté à l’époque où. Il l’avait même lu. C’est dire.
*
Le lendemain matin, pas loin de midi, Kateb K. s’envola. Jehan Babelin respira longuement cet air de kérosène, puis il se rendit à la gare de chemin de fer, car il avait décidé d’aller jusqu’à Algesiras où il embarquerait sur un ferry. Entretemps, il s’attarderait un peu, il réfléchirait, il remettrait sur la table le projet de mourir aussi loin de chez lui, même chez une amie qui possédait une belle demeure avec tout ce qu’il faut pour y vivre les derniers moments d’une existence qui avait finalement perdu ce qu’il avait cru lui avoir arraché. Mais il ne connaissait rien en matière de poison et cette amie avait une grande expérience de la toxicité et de l’oubli. Il l’aimait comme s’il l’avait épousée. Il dormit dans le train. Il s’endormit avant d’avoir lu la totalité du manuscrit que Kateb. K. lui avait confié. Voici ce qu’il lut et donc ce qu’il n’eut pas le temps de lire jusqu’au bout car le train s’arrêta à Alicante où il avait prévu de méditer avec des prostituées de sa connaissance. Dans la chambre toute orientale, il s’aperçut qu’il avait oublié le manuscrit dans le train. Heureusement, nous l’avons conservé (nous étions du voyage). Le voici :
(Ah oui ! J’oubliais… Pendant que Jehan Babelin voyageait en train, l’avion de Kateb. K. atterrissait à Blagnac et à peine plus tard il était assis sur la banquette arrière d’un taxi qui filait à travers les coteaux puis il contempla la vallée et sa muraille de montagnes encore enneigées par endroit. L’édition du matin de La Méridienne montrait sur trois colonnes Ben Balada sortant de la prison, immobile entre deux sacs gonflés comme des outres, devant la porte refermée, disait la légende, pour toujours, en tout cas en ce qui le concernait, il fallait l’espérer. À peine était-il fait allusion, dans l’article qui entourait ce cliché, des raisons qui avaient motivé cet enfermement. Il n’y avait cependant pas un enfant sur la photo. Pas de femmes non plus. Quelques hommes que Kateb K. s’efforça de reconnaître, mais le temps avait remodelé ces visages à sa façon. Certes Kateb K. avait conservé son allure de berger de l’Atlas, mais il avait perdu l’essentiel de son énergie et se sentait maintenant incapable de tuer, même le pire de ses ennemis. Il n’avait d’ailleurs emporté aucune arme ni ne savait où s’en procurer une, même la plus féminine. Il ignorait ce qu’il venait chercher. Il savait ce qu’il trouverait. Ou bien il se garderait de trop s’approcher et se contenterait de quelques poignées de main, si jamais on se souvenait encore de lui. Anaïs ne pouvait pas l’avoir oublié, le comte moins encore, qui le haïssait sans doute avec autant de retenue que jadis. Lazare savait ou ne savait pas. Kateb K. ne savait pas que Lazare savait. Et Lazare savait que son père l’aimait. Le taxi enfilait les virages de cette départementale trouée. Des églantiers et des caroubiers frôlaient la carrosserie. On entendait le jet des graviers nouveaux. Le chauffeur pestait dans son maïs imbibé de salive. Sa nuque dégoulinait. Le temps était à l’orage.
— Je me doute que ce n’est pas votre pays, dit le chauffeur. Mais vous y avez peut-être passé votre enfance. On vient souvent de loin pour apprendre à vivre comme nous. Vous avez quelqu’un au cimetière ?
— Non. Personne. Je ne suis jamais venu.
— Pas même en vacances ? Le pays est accueillant pourtant. On n’y vient que pour retrouver ce qu’on a perdu ailleurs, té !
Kateb considéra ses mains noires. Il ne portait plus de bagues depuis que. L’image de Jehan Babelin nu sur le balcon à l’hôtel. Il sortait de la douche. La nuit était noire. On entendait la rumeur. Kateb avait enfilé une petite laine. Je crois qu’il avait choisi ce moment pour extraire le manuscrit de sa valise. Il l’avait feuilleté sous la lampe qui sortait du feuillage séparant les terrasses. Il ne lisait pas. Il rencontrait des passages, les uns oubliés, les autres revenant en mémoire, comme le galet ricoche vers l’amont ou plus facilement vers l’aval. Ces torrents alimentaient ses décors de théâtre. Jehan ajusta une robe de soie qu’il ceintura serrée. Il prit place enfin sur le transat où il avait déjà abandonné son humidité. Il voulait bien lire ce manuscrit avant de mourir, mais se demandait à quoi bon, puisqu’il allait mourir et Kateb ne savait qu’objecter à cette conclusion définitive. Ça s’était passé comme ça. Et pendant que le chauffeur cherchait à se renseigner, des fois que ça intéresse les autres, Kateb se demandait encore pourquoi il avait accepté de passer la nuit avec Jehan Babelin qui ne pouvait pas savoir qu’il avait achevé son interprétation des évènements qui avaient préludé à l’arrestation de Ben Balada et à sa condamnation, son enfermement, puis il avait dû imaginer la suite parce qu’Anaïs avait cessé de lui écrire et il s’était lui-même enfermé, avec vue sur l’Atlas et une femme au balcon. Il commença par expliquer qu’il n’avait jamais pu écrire sur le sujet. Pendant des années, ce manque, cette douleur d’avoir perdu un fils pour toujours. Et pas une femme pour comprendre ça ! Sa mère étant morte depuis longtemps. Et aucune de ces inconnues ne lui paraissait susceptible de s’en émouvoir au point de l’aimer. Il avait touché à des filtres, avait un peu perdu la tête, sans toutefois infliger la douleur, ni l’apprécier pour lui-même. La chambre où il travaillait était presque secrète. Qui y entrait à part lui-même ? Il en sortait sans jamais la perdre de vue. Il y revenait pour constater que rien n’avait changé : le texte n’avait ni de commencement ni de fin et ce qu’il trahissait de vrai n’éclairait rien qui eût quelque valeur au moins lyrique. Il considéra la nuque goutteleuse qui servait de pivot à une tête ivre morte de potins.
— Je vous dépose où ?
Bonne question. Il ne connaissait pas les lieux. Ou s’il y avait séjourné, c’était par l’intermédiaire des récits qu’Anaïs versait dans son oreille, sur l’oreiller ou sous les arbres, l’eau fuyant toujours dans le même sens. Ces jouissances avaient compté, il en était sûr maintenant, alors qu’il avait longtemps douté de leur réalité, du temps de son enfermement et surtout de son silence peuplé de conversations anodines ou simplement utilitaires.
— Je ne sais pas. Je vous ai dit que je ne connais pas…
— Vous ne m’avez rien dit. Mais si vous ne connaissez pas…
— Non. Je ne connais pas.
— On se rafraîchira chez Barman.
Kateb ne réagit pas à cette familiarité. « On est comme ça à la campagne ! » Anaïs recueillant l’eau dans la conque de ses mains puis aspergeant le visage déjà hâlé, comparant les peaux, éblouie par la profondeur du noir et la surface somme toute ordinaire du blanc. Pourquoi ne pas le dire ?
— Ce sera compris, fit Kateb sans y penser.
— Monsieur est trop généreux ! rit le chauffeur.
Jehan Babelin était allé mourir ailleurs alors qu’il était ici chez lui. On devrait mourir chez soi, tel qu’on est devenu. Ou tel qu’on n’a pas changé. Chacun voit midi à sa porte. Qui parle ? Le chauffeur ? Les arbres se succédaient de plus en plus vite. De temps en temps, un pré s’éternisait, puis les feuillages interrompaient cette espèce de repos et la vitesse reprenait toute l’importance que le chauffeur voulait lui donner. On arriva avant midi ou peu après. L’été régnait en maître de la lumière. Il fallut cacher son regard derrière des verres fumés. Les façades en devenaient tristes, d’autant que tous les volets étaient fermés. La voiture pénétra sur une place puis stoppa dans l’herbe calcinée. Un platane écrasait cette ombre chimérique. Le chauffeur n’attendit pas que Kateb eût jeté un œil sur la banquette, des fois qu’une de ses poches eût profité de l’occasion pour se vider de son contenu, ce qui était arrivé dans l’avion, mais il n’en parla pas au chauffeur qui se retourna et attendit que son client sortît de la voiture et eût claqué la portière pour actionner sa commande, puis il reprit sa marche et se dirigea vers l’extérieur de la place. Rien ne clignotait. Et le silence imposait ses épithètes. On finit toutefois par apercevoir des rideaux jaunes suspendus à des anneaux de chrome piqué de mouches. Le chauffeur se retourna et sortit sa langue en haletant.
— Quand on veut on peut, dit-il et il poussa la porte.
La salle était plongée dans une fraîche et transparente obscurité. Derrière le comptoir, le barman torchonnait des verres. Sa moustache se souleva d’un côté. Il sortit quelque chose de sa bouche, mais ce n’était pas sa langue. Le type qui s’appuyait de toutes ses forces sur le zinc releva la tête pour en faire autant, peut-être par imitation, ou parce que c’était la coutume locale. Le chauffeur frappa le comptoir en riant. Il voyait le nègre dans le miroir. Un nègre moitié nègre moitié arabe, si vous voyez ce que je veux dire, semblait-il expliquer au barman et au client qui avait repris sa position, plié sur le tabouret qui retenait ses fesses et posé sur ses mains quant au menton qu’il avait baveux maintenant que j’y pense. J’étais là moi aussi, mais discret et je n’en revenais pas : Kateb avait vieilli, ça je ne peux pas le nier, mais il n’avait pas changé, alors qu’il ne me reconnaissait pas. Je ne savais pas quoi faire. Lui offrir un verre en signe de bienvenue alors qu’il n’était pas le bienvenu, selon mon point de vue ? Ou laisser ce grossier chauffeur avaler ce que Kateb proposa de payer s’il ne l’offensait pas de cette manière…
— Pensez si ça m’offense ! J’avais une soif !
— T’emportes pas de quoi dans ton carrosse ?
— Je bois jamais d’eau, à cause de mes reins.
— Moi j’arrive plus à pisser, dit le client.
— Tu devrais boire de l’eau. Mais moi, comme je conduis, je peux pas me permettre de pisser en route. C’est que ça leur tarde d’arriver ! Alors j’attends qu’on arrive…
— Et tu pisses à quel moment, si on peut savoir… ?
Je m’approchai. Je le voyais dans le miroir, exactement comme le chauffeur l’avait vu, mais pas avec le même sentiment, tu penses ! Il ne m’a pas reconnu. Je l’ai appelé par son nom et il ne m’a pas dit, comme toi quand je te faisais la cour (tu te souviens ?) « comment vous savez mon nom ? » que je savais pas quoi répondre et que j’ai rien répondu, tu te souviens ?)
Je sais bien que l’insertion dans le corps du roman d’un texte étranger à son cours n’est pas faite pour faciliter la lecture. Mais l’écrit que Kateb K. confia à Jehan Babelin peut « aider à comprendre ». Ici, le poète transpose la scène du Réel dans un « monde qui n’existe pas ». Les noms sont changés, sauf celui de Ben Balada, ce qui nous met la puce à l’oreille quant à la réalité que le roman lui-même propose à l’esprit. Si le lecteur est impatient de savoir à quoi correspond le coup de feu entendu à la fin d’un précédent chapitre, il peut sauter ces pages et pourquoi pas les rejeter en annexe, à remettre à plus tard. Le poète a intitulé son texte « Chanson », ce qui en dit long sur ses intentions.
parue dans la revue RALM, telle quelle,
avec sous-titre Minutes d’un procès.
Wadi voulait faire du théâtre. Il voulait l’écrire et le jouer. Et il ne voulait pas être seul. Or, Ben Balada, l’intendant, connaissait le théâtre. Il avait été comédien en son temps. Il avait même eu du succès. C’était un temps ancien, car Wadi était jeune, presque enfant. Et Ben Balada avait l’âge de son père. Ou plus.
Rien n’était plus facile que d’obtenir les conseils de Ben Balada, car celui-ci était aux ordres du père de Wadi. Bien sûr, il n’était pas raisonnable de penser qu’une simple demande auprès de son père aboutirait à la mise au pas de Ben Balada. Ici, les choses ne marchaient pas comme ça. Le père ne recevait aucune demande de ses fils ni de ses filles. Seule la mère avait ce pouvoir et encore, à condition que ce fût la première épouse. Par chance, Wadi était aussi le fils de la première épouse. Et même son fils unique.
C’était l’été. Wadi aimait cette saison sans pluie. Il n’étudiait pas pendant l’été. Il était libre. C’était un été plus court que le véritable été, mais il valait le coup d’être vécu. Et ainsi chaque année. Wadi avait rencontré le théâtre au printemps.
Des comédiens avaient joué devant la Cour. Wadi avait été autorisé, ainsi que ses frères et sœurs, à assister à cette unique représentation de La Tempête. Il ignorait tout de l’auteur et ne savait pas grand-chose de l’art de la représentation. Il avait vu des films à la télévision. Dès la fin du premier acte, il dut reconnaître que cet art nouveau pour lui était bien différent de l’écran. Une comédienne semblait le regarder entre les répliques. Il avait su tout de suite que c’était là un effet de ce qui se jouait et qu’il ne faisait pas l’objet d’une attention particulière de la part de cette très belle femme.
L’acte suivant l’emporta loin de tout. À la fin de la représentation, tandis qu’il rejoignait les siens près de la voiture, ce « loin de tout » se mit à l’obséder comme s’il en possédait déjà la clé.
Wadi voulait faire du théâtre.
C’est faux ! Ce n’est pas du tout ce que je voulais faire. Et puis appelez-moi Wadi si ça vous chante. Mais, par pitié ! ne me jetez pas dans les murs d’une nation que je ne connais pas ! Ne faites pas de moi un nouveau disciple ! Certes, mon existence a un sens. Je m’y prête, tout au plus. Et c’est vous qui écrivez. Mais n’écrivez pas n’importe quoi sous prétexte que vous vous livrez à mes dépens à une démonstration qui n’éclairera que votre lanterne. Je m’attends à un roman-fleuve, ou plutôt -rivière, puisque c’est vous qui l’écrivez. Voulez-vous que nous parlions de notre première rencontre… ? Ah ! j’étais bien naïf en ce temps-là. Et ça ne remonte pas à si loin ! Faisons un saut si ça ne vous dérange pas de revenir ainsi sans pouvoir rien changer à ce qui a eu lieu.
Ce qui a eu lieu… Seul le récit en changera le sens et les instances. Vous êtes un spécialiste du genre. Marionnettiste tout au plus. C’est que vous ne parlez jamais de vous. On croit vous entendre et c’est un personnage qui finit par imposer ses approximations. Même un metteur en scène n’y pourrait rien ajouter, à moins de vous prendre comme prétexte, avec des pincettes, je suppose, car vous avez un tempérament de feu. Normal, vous êtes un Oriental, comme moi. N’est-il pas étrange que nous soyons nés le même jour, à la même heure, etc. À quelques siècles près, nous étions à Grenade en ce jour tragique où un roi enfant (enfant dans l’âme) quittait ce paradis où l’homme universel a enfin trouvé une dimension digne de toute la poésie possible. Mais à quoi bon s’embarrasser de coïncidences ? Elles n’ajouteront rien à notre roman. Comme ces chiffres, ces lettres et tout le bazar des calculs tracés avec le compas faussé du désir.
Il voulait l’écrire et le jouer.
Non. Et oui. Oui pour le jouer. Mais devant qui ? L’enfant ne sait pas ce qu’il veut. On le voit jouant. Il ne lit pas encore. Il regarde les pages de loin. Il joue plutôt sur le sable. Les vagues l’amusent, mais de loin, car il ne s’aventure pas plus loin que celle qui lui fouette les flancs. On le voit rire et peut-être rit-on avec lui. Qui sont ces personnages « nécessaires » ? Il sent à quel point ils le sont. Il les observe de loin, car de près il ne les regarde pas dans les yeux. Il se laisse caresser, embrasser, chahuter sur la serviette humide et rugueuse. Un autre enfant joue-t-il avec lui ? Il lui donne un nom qui n’est pas le sien et s’ensuit une dispute à propos de ce qui est considéré comme une mauvaise habitude. On soupçonne un certain mode de déconnexion apparenté à quelque chose de pire qu’on ne veut pas envisager pour l’instant. On le traite de beau et on l’applaudit quand il s’immobilise en plein tournage (qui tient le smartphone ?), les yeux pleins de larmes, comme si la joie n’en voulait pas.
Et il ne voulait pas être seul.
« Pourtant je l’ai connu seul. Inventeur des moments passés sans les autres, à une distance quelquefois inimaginable. Comment ne pas le perdre de vue ? Qui n’a pas eu d’enfant ne sait pas de quoi je parle. Les palais sont si vastes ! Nous courions de bassin en bassin sous le regard des gardes immobiles. Quelquefois le vent nous accompagnait. — Laisse-moi, j’ai quelque chose à faire, me disait-il et je m’éloignais par l’arrêt à la tangente d’un escalier qu’il gravissait comme s’il montait au ciel. Vous ne me croyez pas, mais c’est l’exacte vérité. La mère choisit son amant au détriment du bonheur de son enfant. L’amant s’en prend-il à l’enfant ? »
Or, Ben Balada, l’intendant, connaissait le théâtre.
Non point qu’il fît jouer le sien. Qui savait qu’il y passait le meilleur de son temps, à la nuit tombée sur les terrasses ? Wadi s’enivrait de parfums pendant ce temps. Il avançait sur la scène, nu comme un dieu. Plus loin les eaux miroitaient sous la Lune. Les arbres étaient de nouveau habités, comme si ces habitants passaient la journée ailleurs, peut-être sous les charpentes, que sais-je ? Mais Ben Balada ne jouait plus,
il avait été comédien en son temps,
(mais qui ne l’a pas été s’il a vécu assez longtemps pour se voir à la faveur d’une simple évocation inspirée par l’instant ?)
Il avait même eu du succès.
Je ne le savais pas. Je n’ai pas vécu ce temps. J’ai même dû naître après qu’il soit passé. Rien dans les journaux de l’époque. À moins que la mère n’en retienne la substance dans son armoire secrète. Mais il n’y découvre aucune cache. Il jette la clé dans les buissons dont personne ne taillera les feuillages fleuris en été. Ici bifurque l’eau qui descend. Se souvient qu’il n’a pas avoué. Ben Balada fouetta ces fesses avec douceur, ce qui lui fut reproché, mais on n’en parla plus. De quelle clé se souvenir si une autre l’a remplacée ?
C’était un temps ancien, car Wadi était jeune, presque enfant.
Nous ne le dirons jamais assez, ô mes Saints ! Le temps ne vieillit pas. Il n’est pas né. Et il mourra avec nous, si jamais nous parlons de ce temps et pas d’un autre. Quelle enfance ne se souvient pas de cette mélancolie ? Les escargots fuyaient-ils ? Impossible de le savoir. L’été les pluies sont illusoires. Les coups de vent rêvés. Rien ne s’écroule avec le sable des jeux. Nous composons avec des feux. De l’un à l’autre la lenteur. Nous n’allons jamais aussi vite que ce qui a déjà eu lieu.
Et Ben Balada avait l’âge de son père.
C’est un fait. Je l’aimais. Et il me caressait. Je ne savais pas s’il m’aimait. Je ne l’ai jamais su. Mais qu’importe cet amour ? Au moment d’être saisi, l’escargot rentre dans sa coquille et ce n’est pas le meilleur refuge, on ira le chercher et le trouver une fois cuit dans cette impasse aragonite. L’ami était-il jaloux ? Il l’était. Mais il n’appartient pas à ces minutes. Je l’ai même oublié. Je ne sais plus ce que nous fomentions. Ben Balada donnait la leçon devant le gué de la rivière. Mieux qu’un père. Faut-il que je m’en plaigne devant ses juges ?
Ou plus.
Manière de dire. De dire autre chose. De savoir que ceci est la limite. Qu’on ne parle plus au-delà. Plus de mot. Plus de jardin. Plus de source où boire. Un calme relatif. Comme si la nuit n’avait de fin que le jour et le jour la nuit. Comme si l’enfance en savait plus que la mort. Les douves se peuplaient. Les rives croissaient. Au-dessus des oiseaux promettaient. Je ne peux pas vous dire d’où il venait. Ni si ce temps lui appartenait. Ou s’il fallait le trouver ailleurs qu’en sa parole. Sa trace s’étoilait hier et demain servait de présent. Vieux ou jeune il jouait avec le feu comme si l’eau l’inspirait. Je suis le point de rencontre de Dieu et de la femme. Et il se trouve que cette femme est ma mère et que Dieu n’est pas mon père. Ai-je dit ce que vous vouliez entendre ?
Rien n’était plus facile que d’obtenir les conseils de Ben Balada, car celui-ci était aux ordres du père de Wadi.
Oui, oui, le père, celui qui donne et reprend, celui qui ne s’en va pas sans emporter le sens que l’existence a pris au temps. Vous illustrerez ce passage à grands coups de crayons dans les marges du texte. C’est le conseil que je vous donne. Sans or ni lapis. Sans regard même, car ces personnages tournent le dos et peut-être s’en vont, mais dans quel sens si le miroir les trompe ? — Maître, conseillez-moi encore, car je suis perdu malgré l’enceinte et la circularité du ciel. Prenez-moi dans vos bras, votre sueur est celle d’un autre pays. Je n’ai plus mal. J’urine.
Bien sûr, il n’était pas raisonnable de penser qu’une simple demande auprès de son père aboutirait à la mise au pas de Ben Balada.
« Que voulez-vous dire par là… ? Mise au pas ? Je ne marche que dans mes pas si je recule. Et il ne m’arrive pas souvent de revenir d’où je viens, si toutefois votre mémoire le sait, bonne comme elle est depuis que j’en entretiens les mythes. Je n’obéis qu’à mes heures passées avec moi-même. Quel homme sensé se soumet au silence des tombes ? Il faut une chanson pour revenir d’où l’on vient. Jamais vous ne chanterez aussi bien ni aussi juste que moi. Ce n’est pas une question de morale. Le Bien que j’évoque ici est de chair. Et le juste connaît le plaisir.
Ici, les choses ne marchaient pas comme ça.
« Oh pour marcher elles marchaient ! En rond si on y réfléchit. Mais la vie n’est-elle pas de la même eau ? Servir ne m’humilie pas. Témoin je suis, si vous voulez. Homme caressant l’enfant sans l’effrayer. Bien au contraire ! J’en étais jaloux. Et dans la terre je plantais la bêche avec joie ! Je fleurissais avec elle. Voir l’homme cueillir la fleur à vitesse lente. La fleur ne fuit pas. Que lui demande-t-on quand on est son jardinier ? Je voyais l’enfant tous les jours. Le matin comme le soir. Il n’appartenait qu’à la nuit et la nuit je dors car je suis épuisé par le travail qui me nourrit plus que l’espoir qu’il me donne. Témoigner, témoigner ! Je ne fais que ça. Comme je sais, car ce que je pense ne vous regarde pas. Ce n’est pas moi qui juge. Je me demande même si j’ai été enfant… Ou si je ne l’ai pas été. Que je suis né comme ça. Et que rien n’a jamais changé. Connaissez-vous quelqu’un qui ne se soumet pas ? Même le père a son maître. Un maître aussi obscur que l’espace une fois qu’on y est, perdu ou en voyage, que sais-je moi qui ne fleuris que les plates-bandes ? (quittant la barre sans permission) Je ne sais pas pourquoi je suis venu et je ne sais pas non plus si je reviendrai. Salut, casse-cul(s) ! »
Le père ne recevait aucune demande de ses fils ni de ses filles.
Mais alors qui le sollicitait ? Il y avait bien au moins quelqu’un pour lui adresser, je ne sais pas moi, une supplique, une information, une autorisation… Qui était cet homme ? Était-il si solitaire que ça ?
— Je l’étais. Et je le suis toujours. Faute d’originalité, je traduis. Sans trop m’éloigner de la langue. Par exemple je vous écoute et en même temps mon esprit traduit ce que j’entends et cela s’appelle, ou je l’appelle poème. Mais je comprends que vous ne compreniez pas. Car, disons-le avant que le poème se transforme en roman, que le beau se mue en vulgaire, je dois vous dire que je ne suis pas le père, le père est un autre, mais le plus grand de nos poètes ne l’a-t-il pas dit avant moi, mais vous n’écoutiez pas, vous étiez à la plage avec vos mômes et l’odeur de la friture vous inspirait la bière ou le pastis selon l’origine de votre nom.
Seule la mère avait ce pouvoir et encore, à condition que ce fût la première épouse.
Elle l’était. (dit-il) Je n’ai jamais épousé une autre. Pourquoi voulez-vous savoir ce dont nous ne parlons jamais entre nous… ?
Par chance, Wadi était aussi le fils de la première épouse.
Il l’était. Et voici le poète qui ensemença. Voici son sexe toujours prêt. De nuit comme de jour. S’il s’éveille ou s’il ne dort pas. Quelle que soit la raison de cet éveil ou de cette attente. Il bande en écrivant. Il écrit pour bander. Il ne sait plus ce qu’il désirait avant. Mais aujourd’hui il sait ce qui approche. Il voie à travers les rideaux qui masquent la rue ou le patio. Même fraîcheur bienvenue de fontaine. Il jette un œil dans l’interstice. Sans cet interstice, il est perdu. Il cherche l’interstice, le trouve et y visse son œil expert. Ce qu’il voit, jeune corps ou fruit de l’arbre pourtant desséché, l’inspire. Mais quel tribunal peut comprendre cela ? Or, j’étais ce fils. Lisse comme l’eau qui dort. Lent comme le rêve qui n’a pas de fin. Beauté qu’on ne rencontre pas tous les jours. Si elle ne sort pas, pour se montrer ou pour se voir, vous n'avez aucune chance de la désirer. Il faut à tout prix qu’elle arrive. Il est nécessaire que le rideau s’ouvre. S’il ne s’ouvre pas, vous n’avez pas assez prié. Les mots nécessaires sont dans la prière. Recroquevillez-vous dans la coquille de la solitude. Vous verrez comme les mots exercent leur pouvoir sur le sens. Et fort de cette leçon, vous sortez. En plein soleil, car l’enfant ne joue jamais sous la pluie. Sous la pluie il attend le soleil. Attendez avec lui. Je dis ça pour votre gouverne.
Et même son fils unique.
Une fille peut-être. Une fille à fils ou je ne suis pas son père. Elle attendait la fin de l’après-midi pour aller chercher le linge qui séchait sur les buissons du lavoir. Mais vous ne souhaitez peut-être pas remonter aussi loin. Tenons-nous-en au Lavomatic si vous préférez exister maintenant alors qu’il m’a semblé que nous serions plus à l’aise sous les arbres du rivage, aux abords d’un village visité de temps en temps, mais alors ça se sait et on ne se cache plus. Mais vous ne connaissez pas cette curiosité. Venez au tribunal avec la vôtre. Nous parlerons du fils. De ce petit nègre qui se prend pour la source d’inspiration d’un fait divers qui servira peut-être de pré-texte au policier en mal de roman-concept. Oui, disons-le,
C’était l’été.
Que peut-il arriver à l’enfant si ce n’est pas l’été ? Greffier, notez cette réflexion obscure… Non, elle n’est pas de moi. Retenez ce témoin ! Je veux encore écouter son obscurité de troubadour. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me charme. Je n’y comprends rien, mais ce rythme ah ! je le connais, non pas parce que je l’ai inventé, ni parce qu’on me l’a enseigné, mais j’étais là quand il a habité les lieux de mon enfance, le temps précis de ces lieux, au moment d’une écriture qui se limitait encore à nommer, sans rencontrer l’innommable je crois, ou je ne crois pas, comment voulez-vous que ça n’arrive plus ? J’aime l’été aux herbes cramées. Je ne sais plus quand c’était, mais j’y étais (vous voyez comme j’essaie de me mettre à la place de cet enfant, celui que nous ne jugeons pas, car il n’a rien fait de mal, de beau peut-être…), j’étais l’été, le ciel et la mer, cette chair qui se tient à une distance raisonnable de ce qui la consume, vautrée ou passagère des vitrines, la langue aux tiroir-caisse des arcades fleuries de ballons et de casquettes, ô moi juge comme j’y étais ! Et toute nue si je suis un homme ! Mais nous nous éloignons de notre sujet…
Wadi aimait cette saison sans pluie.
Bien, de sortir de chez soi le matin et de constater que la terrasse est éclairée comme s’il n’avait pas plu. (je ne sais plus ce que je disais…)
Il n’étudiait pas pendant l’été.
C’est alors que les livres prennent tout le sens qu’il est possible de donner dedans comme dehors. On vous fiche la paix si vous lisez. Ou alors vous attendez qu’ils se laissent endormir dans leurs tapis volants. Vous profitez de ce silence, de ce trou dans l’air du temps, vous ouvrez et refermez maints volumes, ils ne s’envolent pas avec les oiseaux qui dorment eux aussi. Cependant l’heure tourne et sur les monts lointains la nuée se rassemble. Il faudra attendre le vent. Il viendra. Et alors il se mettra à pleuvoir et vous serez transporté sur une autre planète où l’été n’est pas un vain mot.
Il était libre.
— Veuillez-vous approcher et dire « je le jure » mais sans cracher !
— Je le jure. Mais je savais que mon cerveau me jouait des tours de son sac. J’ai volé…
— Dans quel sens, mon enfant ?
— Je ne sais pas. Je devais le savoir à ce moment-là. Mais comment le savoir si ce n’est plus le moment ?
— Là n’est pas la question… Répondez.
— Libre d’être aimé. Sans posséder rien d’aussi vrai que l’argent, ou cette maison qui ne me fait pas rêver, ou cette goélette dont l’horizon n’est pas le mien… Libre de jouir avec quelqu’un qui en sait plus que moi sur le plaisir. Je vous souhaite ça !
— Non mais dis donc ! Tiens-toi donc au sujet de ce procès !
— Sinon… ?
— Sinon tu ne seras plus un enfant !
— Trop tard, justice ! Je me suis condamné à l’être jusqu’à ma mort. Ou la vôtre si j’ai cette chance.
C’était un été plus court que le véritable été, mais il valait le coup d’être vécu.
Expliquez. Ne retenez pas le sens. Laissez-le sortir. Il reviendra.
Et ainsi chaque année.
Jusqu’à ce que vous en décidiez autrement. Combien d’années ce bonheur ? Je ne le sais même plus. J’ai vieilli avant de savoir. Je ne vous crois pas. Je vous évite. Je ne passe pas par là. Certes le chemin est plus long. Ce n’est plus de l’attente. Vous m’en avez privé aussi. J’aimais tant cette attente ! Ce n’était pas le moindre de ses enseignements. Le contraire de l’étouffement auquel vous soumettez maintenant mes longueurs. Je ne suis plus cet enfant. Je ne peux pas répondre à vos questions sans me méfier de vous, de votre curiosité maladive, de votre soumission aux lois de la tranquillité pour tous. Ne m’aimez pas si vous vous aimez. J’ai tellement aimé cet été de comédie ! La magie inexplicable des soirs. Les retours du matin fidèle comme un chien. Ce temps qui ne passe pas, qui recommence, de représentation en représentation, comme de port en port, loin de toute idée de planque sociale, ô moi-même !
Wadi avait rencontré le théâtre au printemps.
Oui, oui, c’est cela ! Il n’y a qu’un printemps et c’est celui-là.
Des comédiens avaient joué devant la Cour.
Ils s’imaginent que nous ne saurons jamais. Eux-mêmes n’ont jamais su. Et ils nous envoient au spectacle comme au lit. Le troupeau des frères et des sœurs. Et la marmaille de la domesticité. Voyez le tableau ! Nous y étions. Nœud de membres sans corps. Parfaitement sphérique au moment d’entrer dans cette circularité temporelle. Dieu au-dessus de tout et de tous, élus comme les autres. Petits chiens admis. Pas d’oiseaux. Des plumes si vous voulez, en peigne des chevelures ou pour se chatouiller dessous. Mais soyez amoureux de ce que vous voyez, car vous entendez en même temps, si vous n’entendiez pas cela ne compterait pas et ce serait triste triste pour notre sens de l’éducation. Quelle dynastie alors ? De quoi nourrir notre terre ? Sous nos pieds cette terre inconnue qui se cultive à peu près comme l’esprit, angoisse en moins, à moins que la divinité s’y rassemble chaque fois qu’il en sort un fruit. Vous ne connaissez pas Shakespeare ? Nous non plus.
Wadi avait été autorisé, ainsi que ses frères et sœurs, à assister à cette unique représentation de La Tempête.
Doigt sur la bouche, en croix. Les pas sur le plancher. Ça vous entrait dans la tête pour ne plus en sortir. Ma voisine me pinçait. Elle pinçait pour ne pas se faire mal. Jolie blonde si fine de hanches. Combien étions-nous ? Je ne saurais vous le dire, madame. Ça hurlait au lieu de parler. Et les robes voletaient dans les rayons de lumière imitant le jour vu à travers des persiennes ou des nuages. Quelle question se poser ? Ben Balada, assis sous un balcon, réfléchissait sans doute à la prochaine leçon. Le sujet en était tout trouvé. Encore fallait-il supporter ces bruits de plancher, ces voix qui braillent, ces jeux de lumière qui ne jouaient plus si on jouait avec. Je voyais son profil de prince déchu, son nez de Maya au pays des taureaux, ses mains croisées sur les genoux eux-mêmes l’un sur l’autre et la courbure de l’échine comme je ne l’avais jamais vue aussi écrasante. Si je me souviens de cette représentation au palais ? Oh oui, madame ! Comment oublier ce qui n’a jamais eu lieu ?
Il ignorait tout de l’auteur et ne savait pas grand-chose de l’art de la représentation.
Oh la la ! Les détails ! J’en peux plus !
Il avait vu des films à la télévision.
Comme tout le monde à cette époque…
Dès la fin du premier acte, il dut reconnaître que cet art nouveau pour lui était bien différent de l’écran.
Je ne le pense plus aujourd’hui, car ça n’a aucune importance. J’attends que les portes s’ouvrent. Enfin… j’imagine que c’est comme ça que ça se passera. Tout le monde est prêt. Chacun fignole sa prise de vue, de son, d’ectoplasme. Le préfet est (paraît-il) à la fenêtre. Ben Balada sortira-t-il par un souterrain jadis creusé par les contre-révolutionnaires ? Nous n’en savons rien.
Une comédienne semblait le regarder entre les répliques.
Oui, oui, la comédienne ! Je me souviens. Mais ce n’est pas le moment. Son nom ? Mais je ne l’ai jamais su. Elle était ce qu’elle était, belle et déshabillée autant qu’on peut l’être au théâtre revu et corrigé dans une intention éducative, mais je me souviens qu’il y avait aussi des vieux dans le public, ça sentait le caca, et ça commentait sans qu’on sache quoi ni comment, mais ça a fini par agacer Ben Balada qui s’est levé pour enguirlander un vieillard qui portait un bonnet de laine à cause d’un courant d’air qui venait des coulisses en passant par l’allée centrale et revenait par l’une ou l’autre allée latérale, on ne savait jamais laquelle, ça devait dépendre du temps qu’il faisait dehors, Ben Balada reconnut que c’était un des défauts majeurs de ce théâtre qu’il conviendrait de corriger un de ces jours mais les enfants craignaient-ils les courants d’air ? La comédienne en costume de bayadère me regardait comme si je n’existais que pour elle et je voyais son nombril et la paroi impeccable de ses flancs.
Il avait su tout de suite que c’était là un effet de ce qui se jouait et qu’il ne faisait pas l’objet d’une attention particulière de la part de cette très belle femme.
On ferait mieux d’interrompre cette conversation et de nous approcher autant que faire se peut du théâtre qui nous occupe ici, à savoir la sortie de Ben Balada.
L’acte suivant l’emporta loin de tout.
Peut-être…
À la fin de la représentation, tandis qu’il rejoignait les siens près de la voiture, ce « loin de tout » se mit à l’obséder comme s’il en possédait déjà la clé.
*
« C’est fou ce qu’un simple texte peut contenir ! se dit Wadi. Est-ce cela qu’on appelle profondeur ? J’adore feuilleter ! »
Et si je continuais… ? pensa-t-il. Dans la profondeur… oubliant les surfaces qui peuplent notre monde… nation commune… Qui continue ?
Mais, il dut en convenir, il n’était pas le seul à la tâche. Les personnages s’avançaient. Les vrais comme les faux. Les apparences comme le rêve. « Où va-t-on ? » dit-il enfin, pensant : Où allons-nous ? Puis, presque aussitôt : Ça va être d’un compliqué ! Mais ses lèvres serrées l’une contre l’autre sans la langue pour les séparer, il sourit à tout le monde. Et le monde s’apaisa. Il était né.
*
Les commentaires de Jehan Babelin, ainsi que toutes les pièces à conviction liées au procès de Ben Balada, ont hélas été détruits par le tribunal. Les commentaires ci-dessus avaient fait l’objet de « fuites » avec la complicité des magistrats (dit-on). La Chanson de Kateb K., par contre, a bien sûr été conservée par son auteur qui ne l’a cependant jamais publiée. Nous en donnons ici la suite, dans l’édition dite Babelin.
(On aura peut-être du mal à retrouver le roman dans cette fable, mais le père de Lazare de Vermort, Kateb K., n’a pas souhaité contribuer autrement au procès de Ben Balada, ce qui, à l’époque, a passablement agacé les juges ; voilà qui explique peut-être leur empressement à détruire le texte commenté par Jehan Babelin d’une façon pas moins incompatible, selon eux, avec la procédure et l’esprit en usage dans ces lieux sacrés de la République.)
Vous pensez bien que Wadi n’était pas fils de roi ! Certes non ! Il était plutôt un enfant ordinaire. Rien ne le distinguait de ses semblables, sinon le présent récit n’aurait plus rien de vrai ni de réaliste. Il se racontait des histoires mais, contrairement aux autres enfants, il n’en nourrissait pas sa conversation. Il allait pêcher au bord de la rivière et il continuait de penser aux choses qui le turlupinaient jour et nuit.
Comme l’existence était ordinaire ! Heureusement qu’il y avait une rivière, une embouchure et une mer, ce qui faisait de la rivière un fleuve mais elle n’en avait pas la dimension alors Wadi disait rivière et il pensait à autre chose. D’ailleurs on ne disait pas rivière mais Noire. Ni fleuve non plus. La mer emportait les pêcheurs au loin.
Les choses étaient si simples, si chatoyantes ! Je n’aurais pas dû commencer ce récit par le premier chapitre, pensa Wadi. On a toujours tort de commencer par là. Mais enfin, c’est le premier…
D’ailleurs ce récit aurait pu devenir un conte avec ce que cela suppose de charme et de morale. Autant le dire tout de suite, pensa Ben Balada, la féérie de la rivière ne durera pas. Mais il est trop tôt pour dire comment tout cela va se terminer. Ce sera le rôle du dernier chapitre.
Le gué de la Noire n’intéressa pas tout de suite l’enfant. Il le connaissait pour l’avoir vu de loin, sans plus. Il l’avait même quelquefois observé. Il n’en savait pas plus. Il évitait de l’approcher. Et puis il n’en n’avait pas besoin. Il n’était utile qu’à ceux qui traversaient la rivière, mais Wadi n’assista jamais à ce spectacle.
La Noire bornait son royaume. Elle le bornait de ce côté de l’existence car de l’autre côté, il n’allait jamais. Les livres et les gens en parlaient beaucoup. L’enfant apprit à feuilleter plutôt qu’à lire et écouter. Ben Balada en devenait fou. Il eût tellement aimé que Wadi sût lire et écouter. Comment écrire et surtout jouer un théâtre sans livres ni gens ? Le vieil homme avait maintes fois posé la question devant l’enfant, sans la lui adresser clairement, mais Wadi laissait ses yeux nager avec la rivière dans son lit sans autres limites que les deux rives. Seuls les pêcheurs connaissaient les dimensions exactes de l’embouchure. Ce qu’ils savaient de la mer appartenait à une tradition que l’enfant peinait à entreprendre avec les autres.
N’allez pas en conclure que Wadi était le fils naturel de Ben Balada. Celui-ci n’avait pas connu de femmes assez folles pour lui donner une descendance. Il avait mauvaise réputation auprès des gens. Si le père de Wadi lui avait confié l’éducation intellectuelle de son fils, c’était par pure amitié. Il faut dire que les deux hommes lisaient les mêmes livres.
Le père de Wadi était un homme ordinaire comme l’est le monde, mais on le distinguait facilement des autres gens. Pas aussi facilement que Ben Balada qui était une exception à la règle. Aussi la mère de Wadi aimait Ben Balada et forcément il y avait eu des histoires. Mais ce n’est pas le sujet de ce récit. On aurait vite fait de le remplir d’un tas d’autres histoires dont, la plupart du temps, Wadi ne connaissait ni le début ni la faim. Comme il se les racontait fréquemment, il s’ensuivait une confusion telle qu’il en pleurait de rage. Ben Balada lui conseilla de s’en tenir à sa propre histoire. Et Wadi fit un pas de côté pour se rapprocher du gué de la Noire. Il en était encore loin quand Ben Balada lui apporta une mauvaise nouvelle.
[Ici, je me demande si je ne ferais pas mieux d’écrire ce conte en vers. NDA]
— Il faut partir ! haleta Ben Balada.
Wadi se laissa doucement envahir par la joie.
— Non, non, grommela Ben Balada. Nous ne partons pas. Il faut (il reprit son souffle) partir d’ici.
Wadi ne comprenait pas. Partir, nous l’avons déjà dit.
— Hâte-toi, par Allah !
Ben Balada perdait haleine malgré ses efforts. Son échine en était courbée. Il dit :
— L’eau arrive !
Il montra l’amont où des palmiers se pliaient eux aussi, mais sous le poids des hommes. Wadi avait déjà été témoin d’une crue. La rivière se déchaînait et il n’y avait rien à faire, sinon s’éloigner le plus vite possible, abandonner sa maison, se retourner pour constater les effets de l’eau torrentielle sur les rives d’habitude si tranquilles, fuir, là-bas, où personne ne vous attend. Il se souvenait maintenant du retour au bercail. Les morts dans leur linceul. Une femme qui n’était pas sa mère, ni ce jeune homme son frère. Ben Balada le secoua. Son visage semblait si douloureux ! Wadi se réveilla. Il s’endormait souvent si quelque chose d’inattendu arrivait. Et voilà que la rivière menaçait ses plans. Il fit un bond vers la barque, saisit le cordage de l’ancre et tira vers lui. Ben Balada, souple comme un écureuil, sauta dans la barque et récupéra le bagage qu’il jeta sur sa solide épaule, ce qui voulait dire : « Nous ne partons pas ! » et il empoigna la manche de Wadi qui fut emporté. Ils couraient au milieu des femmes et des enfants. Où étaient les hommes ? Au combat ? Il n’y avait pas de combat en ces temps de paix. En mer. Où par les coteaux. Qui sait à quoi un homme s’occupe s’il a une femme pour garder le foyer et des enfants pour promettre de projeter son feu dans l’avenir ? Ben Balada bavait. Il ne tirait plus sur la manche. Il avait même pris de l’avance. On aurait dit une femme, vu de dos. Il avait perdu son turban et sa calvitie reluisait au soleil sans ombre. Wadi avait relevé sa robe, mais ses jambes ne parvenaient pas à rejoindre le rythme que les femmes imposaient à cette débandade ensoleillée. Ses cheveux flottaient comme ceux d’une fille. Un enfant le dépassa en riant, les bras collés aux côtes et le menton en avant, toutes dents dehors. Wadi ne comprit pas la critique, mais il se douta que cette chipie, car c’était une fille, se moquait de lui. Il tenta d’allonger son pas, en vain. Son corps l’abandonnait. Il se retourna. L’eau n’arrivait pas encore. Il avait le temps de grimper avec les autres dont la plupart étaient déjà massés sur le plateau torride où les grottes ouvrent leurs gueules de mauvaise réputation. On ne s’en approchait pas, sauf nécessité, et souvent on riait en se bouchant le nez, évoquant l’anecdote et la panique qui la rendait désopilante. Mais Wadi n’était jamais monté jusque-là. La dernière fois que l’eau était arrivée, elle n’avait pas atteint le pied des collines et tout le mode était redescendu en commentant l’évènement, les maisons avaient leurs pieds dans l’eau et les jardins avaient disparu. On avait pataugé longtemps. Wadi se souvenait de ce labeur. Il était sur le toit de la maison, puis les épaules qui le portait s’étaient éloignées et on l’avait appelé de loin. Mais cette fois, la radio parlait d’une crue sans précédent. On serait à l’abri des bois flottés là-haut. Des cadavres d’animaux finiraient par reposer sur la terre boueuse, les pattes en l’air, puis le soleil accomplirait son œuvre divine et tout recommencerait. Il en est ainsi de chaque région du monde, aussi petite soit-elle. Ce qui arrive est effacé et ce qui recommence a un sens, mais on ne sait pas trop lequel. On en parle et on prie, pourvu que l’argent des uns ne pourrissent pas l’existence des autres.
— Tu es pire qu’une fille ! dit Ben Balada qui respirait à peine, couvert d’une sueur dégoulinante comme l’homme qui sort du bain.
Il tira la manche. On gravissait la sente caillouteuse, sans dépasser ni se laisser dépasser. On entendit alors l’eau qui grondait dans le canyon. On ne s’arrêta pas, mais quelque chose s’immobilisa au fond de nous.
— Viens ! fit Ben Balada.
Et ils trouvèrent un abri à l’entrée d’une grotte, sans toutefois y pénétrer.
— Maudit soleil ! dit Ben Balada.
Il essuya les fronts, celui de Wadi avec précaution, car la peau était déjà érythémateuse. Le nez avait subi un outrage inadmissible. Wadi avait passé beaucoup de temps à calfeutrer les planches disjointes de la vieille barque. Les voisins s’étaient rassemblés pour critiquer le fait que Ben Balada avait décidé de ne pas utiliser le gué. Il avait acheté cette barque à un voyageur qui l’avait abandonnée depuis des années. On ne se souvenait pas de ce qui était arrivé à cet Ulysse des temps modernes. La barque ne flottait plus depuis longtemps. Le soleil avait persécuté son ventre informe et on l’avait vu longtemps se décomposer sur la rive, perdre sa forme de barque, tandis que l’eau se raréfiait et que les dattiers s’épanouissaient dans le ciel blanc de feu. La barque avait une histoire, il fallait se le dire, sinon on sombrait dans la mélancolie des jours que la nuit alimente de ses herméticités. Wadi se soignait en buvant le suc des plantes que Ben Balada écrasait sous son pilon, comme si l’érotisme de leur relation ne suffisait pas à nourrir la rumeur.
— La voilà ! s’écrièrent-ils tous.
L’eau. Jaune et crevée d’ombres sinistres d’où jaillissait ce qu’elle emportait. Un tumulte assourdissant. La terre avait commencé à frémir et maintenant elle tremblait et on se sentait impuissant, comme chaque fois que la réalité impose ses hypothèses et qu’on y croit pour ne pas devenir fou. Tout le monde était accroupi. Cette position n’avait aucun sens. Pourquoi ne pas s’agenouiller ? pensa furtivement Wadi. Pourquoi ne pas invoquer la dernière puissance, celle qui a tout donné à l’Humanité et qui reprendra sa richesse le moment venu ? Mais rien ne disait que c’était le moment. Pas un prédicateur à l’horizon ! On était seul avec les autres, ce qui arrive des fois. Ben Balada avait enfermé son chapelet dans son poing et le poing était posé sur son genou. Il scrutait la vallée. L’eau s’épanchait à une vitesse folle. Les maisons semblèrent flotter pendant un moment, puis on les vit couler comme des noyés et l’eau se tranquillisait tandis que les choses disparaissaient sous elle. Les hommes, le peu d’hommes qui étaient dans les arbres avaient été les plus rapides, mais certains d’entre eux avaient pris des enfants sur leurs épaules et maintenant les enfants n’y pensaient plus et ils jouaient à l’entrée des grottes à l’abri du soleil qui avait transformé la surface de l’eau en immense miroir où il se voyait, si tant est qu’il a une âme comme nous étions bien forcés de le croire.
— Maintenant, dit Ben Balada, il faut attendre.
Il jeta un œil amusé sur les gens qui ne bougeaient plus, à part les enfants, ceux qui tournoyaient comme des oiseaux et ceux qui avaient encore peur.
— Personne n’a songé à emporter de quoi manger, boire et passer le temps, constata-t-il. À moins que les hommes reviennent. Ceux-là sont pires que les femmes, fit-il dédaigneusement en les regardant.
Ces hommes demeuraient entre eux. Ils avaient déposé les enfants sans savoir à qui ils appartenaient. Car l’enfance appartient. Non seulement c’est la loi des hommes qui les possèdent ainsi sans contestation possible, mais c’est dans l’ordre des choses, ce qui donne raison au droit. Rien n’est parfait, mais tout tourne rond, sinon c’est la guerre ou autre chose de plus naturel, comme cette eau et son tremblement de terre. De loin, on ne pouvait pas savoir si la barque avait résisté à cet assaut insensé. Ainsi, c’était une mauvaise nouvelle. Une de plus. Quel récit n’en manque pas ? Wadi retenait ses larmes. Il aurait eu trop honte de se laisser aller devant les femmes. Il n’avait plus l’âge d’être un enfant, ni celui de ne l’être pas. Entre deux eaux, ironisa-t-il en silence. Un mauvais moment à passer. Qui s’en souvient n’y croit plus. Ou bien il en écrit des choses perdues et retrouvées. Facile, facile de critiquer, mais on n’est pas venu pour ça !
— Nous n’aurons pas froid cette nuit, dit Ben Balada. L’eau est chaude. La nuit s’en nourrira et ce sera tant mieux pour nous. Certes, nous n’avons rien à manger.
— Rien à boire, fit tristement Wadi qui avait pris de mauvaises habitudes dans les bars du quartier.
Ben Balada haussa ses épaules à l’aspect fragile, mais son cou était solide, les tendons saillaient, la gorge palpitait, la voix était rocailleuse, mais pas plus que d’habitude. Un enfant apporta un morceau de pain. Ben Balada, clownesque, tomba sur le cul, pas de haut car il était accroupi et il grimaça en chatouillant le ventre de l’enfant, juste au-dessus du nombril, car ce n’était pas le moment de jouer avec le feu. Le pain contenait du poisson.
— Bien ! dit Ben Balada. Tu remercieras ta maman…
— Elle a déjà remercié Dieu, dit l’enfant.
— Je le remercie moi aussi et le jeune homme que tu vois là est un puits des prières les plus ferventes que le monde enseigne à qui veut croire en sa nécessité. Rejoins-le et laisse-moi manger.
L’enfant recula, les yeux étonnés :
— Tu ne partages pas avec lui ? (inquiet) Nous n’en avons plus…
— Prie avec lui avant toute chose. Nous en reparlerons ensuite.
Et Wadi et l’enfant s’en furent dans la grotte, ce dont personne ne put témoigner plus tard, car le soleil s’était couché et on n’y voyait goutte tant la nuit était obscure. Ben Balada avala le sandwich avec gourmandise, car le poisson était frit à point et une tranche de pomme de terre l’accompagnait, additionnée d’une sauce comme celle qu’on trouve en tube dans les supermarchés. Il suffit de presser sur le tube et elle sort, à volonté. Ben Balada était encore en train de se figurer cette image de tube et de sauce, le sandwich ayant été consommé depuis une bonne dizaine de minutes, quand Wadi sortit de la grotte. Il était seul. Ben Balada cessa de penser et craignit le pire.
— Tu ne l’as tout de même pas… couina-t-il.
Wadi s’assit.
— Toi, par contre, tu ne m’en as pas laissé !
Ben Balada épousseta en riant les miettes de sa gandoura. Il se leva comme si son âge n’avait plus d’importance.
— J’y vais ! dit-il.
Et il entra. Dans la grotte. Et dans le petit cul. Pas un cri. Une certaine mollesse, mais pas celle d’un cadavre nouveau. Une mollesse d’abandon. De soumission. Ou plus exactement de renoncement. L’enfant était nu, ce qu’il ne put constater qu’en pratiquant la caresse, car la grotte était plongée dans le noir le plus total. Il assouvit ainsi sa soif et sortit.
— J’espère que tu l’as tué, dit-il en s’accroupissant de nouveau.
Wadi était accroupi lui aussi, la tête entre ses genoux et les mains étreignant ses mollets nus. La mâchoire inférieure étant bloquée, sa tête fut soumise à un mouvement alternatif de haut en bas en même temps qu’il parlait. Il ne dit pas s’il avait pris la précaution de tuer l’enfant. Les enfants s’aventurent souvent dans l’inconnu. Et ils finissent par chuter dans une fissure assez large pour les laisser aller jusqu’au fond. Wadi connaissait cette grotte. Il ne la craignait pas. Il avait observé la fissure à la lumière de sa torche laser. Il avait su exactement ce qu’il commettait. Et Ben Balada en avait profité. Sauf qu’il ne soumit pas ce projet à son maître. Il n’en prit pas note non plus. Aucune trace n’en témoigne.
Ainsi va le théâtre si on n’en possède pas les planches.
*
Puis l’eau passa, plus tranquillement que prévu par les services météo. Le ciel ne s’obscurcit pas. Il n’y eut pas de vent. Le soleil se coucha sur une rivière à peine élargie. La barque flottait plus près des maisons, mais pas si loin que ça de son ancre. Wadi se leva dans la nuit pour vérifier l’amarrage. Les chats se dissipèrent. La nuit, contrairement au décor de théâtre qu’il avait imaginé, était claire. On aurait pu partir à ce moment-là. Quelle idée avait eu Ben Balada de traverser en barque au lieu d’emprunter le gué comme tout le monde ! On en jasait déjà. Alors qu’on n’était pas parti et qu’on ne savait même pas quand on allait partir et que par moment on doutait qu’on allait le faire. On ne quitte pas sa terre natale sans bagage, mais celui-ci ne contenait rien que le « nécessaire » dont parlait souvent Ben Balada quand il redevenait le précepteur d’une éducation qui laissait à désirer, selon ce qu’on en disait. Et Wadi souffrait de ces cancans. Il en avait composé le chœur. Il avait même désigné le coryphée, un type qui parlait plus haut que les autres et qui en plus était un étranger, oh pas un étranger d’ailleurs, un étranger d’ici, en tout cas de pas loin d’ici, et il possédait la plus belle maison du village, « si ceci est un village, si tout ceci existe, si je ne suis pas en train d’entrer dans ma folie comme d’autres sortent de leur enfance pour vivre leur vie, ce qu’ils imaginent être leur vie et qui n’est que le reflet d’eux-mêmes, avec cette idée que la mort n’est pas humainement ni mathématiquement possible ! » Wadi n’aimait pas penser avec la nuit, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Le sommeil était lui aussi un étranger et il habitait quelque part dans son cerveau, sans qu’il soit possible de frapper à sa porte. On ne part pas de cette manière. On ne part pas tout seul non plus. Et on transporte son théâtre sur ses épaules, avec ou sans souffleur à la clé.
« Dommage que la crue n’ait pas franchi les limites du raisonnable ! Mon imagination en eût conçu quelque chose de plus nécessaire, au lieu de ces scènes où l’enfant meurt et où le faune croit avoir violé une femme. Je ne reviendrai pas ici. Je trouverai autre chose. Je rencontrerai l’impossible. Non point l’impossible à posséder, mais l’impossible à imaginer, telle est la force du poète. Mais que sais-je de moi-même si je suis un autre ? »
Au tribunal :
La présidente — Mais enfin ! Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Vous vous moquez…
Kateb — Vous trouvez… ?
La présidente — Ahrrg ! Si vous insistez…
Kateb — Et bien je n’insiste pas. (morose) Je pensais qu’une interprétation… euh… poétique… éclairerait les choses ici jugées d’un autre… jour…
La présidente — Pfouh ! On s’en passera… bah… de votre… poésie ! Ça n’a rien à faire dans…
Kateb — Je ne voulais pas m’en aller sans…
La présidente — Mais qui a eu l’idée d’inviter ce convive dans notre festin… ?
Kateb — Madame la présidente est cultivée, si j’en juge…
La présidente — Plus que vous ne croyez ! Sartre…
Kateb — Je connais du monde, mais à ce point oh !...
La présidente — Je ne vous laisse pas terminer. Ça ne sert à rien. Nous avons perdu un temps précieux. Vous n’en n’avez même pas idée…
Kateb — Le temps se perd de toute façon. J’espérais…
La présidente — Et oh n’espérez plus ! Et sortez d’ici avant que…
Kateb — C’est mon fils.
La présidente — Que vous dites.
Kateb — Un test ADN…
La présidente — Rien à faire dans ce procès…
Kateb — La couleur de sa peau…
La présidente — Eh bien quoi ?
Kateb — Je ne veux de mal à personne.
La présidente — Il ne manquerait plus que ça !
Kateb — Je verrai avec la Presse…
La présidente — Je vous l’interdis ! (frappant ses cuisses sous l’autel de la République) Ce po… cette pièce appartient au dossier désormais.
Kateb — Vous la lirez donc ?
La présidente — Ce que j’en pense déjà… heu… Veuillez sortir.
Kateb — (gravissant les trois marches et déposant les feuillets sur l’autel) Voici.
La présidente — (sursautant, bras en l’air) Greffier ! Saisissez-vous de ce po… Et vous ah ! descendez de là !
Kateb — Je ne suis pas d’ici. Je ne connais pas les mœurs. Je m’en vais. Puis-je vous dire au revoir… ?
La présidente — Sortez ! On vous dira. Ah… !
Kateb — (sortant) Je ne sais pas si j’ai bien fait. (continuant dans le hall, à voix haute) Je n’ai jamais su m’exprimer autrement. Même une fois à propos d’une bicyclette volée… Et ce loyer de retard ? Ou deux. Trois peut-être. Je me sentais inspiré ! Mais personne ne m’a écouté. On m’a poussé dans un coin et j’ai parlé au mur. Chaque fois. Et ça recommence ! Il va bien falloir un jour… Est-ce bien judicieux de tenter de la revoir ? Qui veut me revoir ? Après tant d’années… Sait-il que je suis… ? Que lui a-t-elle dit à propos de… ? Je pourrais le savoir. Je ne sais même pas si la justice m’autorise à quitter les lieux. Je demanderai… À qui ? À cet agent qui gratte consciencieusement sa couperose ? Ou à ce journaliste qui caresse sa calvitie avec un air si pensif que pour peu je le prendrais pour un frère ? Je ne sais pas. Je me suis bien expliqué avant de m’avancer à la barre. J’ai prévenu. Ils paraissaient plutôt impatients là-haut. Mais je ne me suis pas pressé. J’ai ouvert ma chemise et j’ai lu. De temps en temps, je levais les yeux pour mesurer l’intérêt que je suscitais, devant comme derrière. La greffière me regardait avec des yeux de poisson grossis par l’aquarium de ses verres. Se sentent-elles toutes obligées de porter des bijoux aussi voyants que démodés ? Ce mimétisme est commun à toutes les inquisitions. Quel que soit le domaine d’application. Les chargés d’affaires se costument, même devant les fous dont il s’agit de justifier l’enfermement dans telle ou telle condition prévue par la loi ou je ne sais quel usage qui veut que la société contienne trois types d’habitant : les criminels, les fous et les citoyens. Mais qui suis-je alors si je ne vole pas, si je ne me distingue pas par un comportement singulier et si je refuse de m’enfermer pour voter ? On m’appelle à la barre (à ma demande il est vrai) et on me somme de m’en aller alors que je n’ai pas tout dit ! Cela s’appelle comment ? Pas de la poésie tout de même ! Ou alors je ne suis pas poète. Peut-être cette ombre qu’Andersen a fourrée quelque part dans ma mémoire blessée… Non, non ! Je ne me laisserai pas faire ! Je parlerai à quelqu’un. Et tant pis si c’est quelqu’un que je ne connais pas. S’il ne me connaît pas lui-même, à part ce qu’il en sait après avoir lu ou vu les journaux, il sera ravi de ma proposition. J’ai vécu un tas d’aventure de la sorte. Ce qui fait de moi un être hors du commun. Mais l’application du message à l’énoncé oh ce n’est pas leur tasse de thé. Surtout quand on s’est instruit en écoutant des chansons et des discours politiques ou pire, guerriers. Ou des mensonges. Des impostures conçues pour faire passer les vessies pour des lanternes. Ou ne pas voir la relation entre les petits pâtés et les suppliciés. Même ce qui saute aux yeux ne saute pas ailleurs ! Messieurs, je sors de ce ventre comme n’en sortent pas vos nouveau-nés ! Je me jette à la rue comme si j’en étais le piéton ordinaire. Je retourne chez moi. Sans revoir personne ! Je suis ah écœuré comme si je n’étais pas venu et que seul je demeure dans ma chambre aux volets clos. Je ne connais vos lumières qu’à travers mes persiennes. Et puis je ne veux pas me saouler ! Je n’entre pas ailleurs ! Faites comme si je n’avais jamais existé !
Et jetant le manuscrit il ne sait même plus où maintenant qu’il y pense, il se mélange à la peinture des mœurs et disparaît dans la grisaille du canal. Voici la suite, telle que la lut la présidente dans la copie carbone :
— Notre vaisseau est-il prêt, moussaillon ?
— Goudronné des pieds à la tête, cap’ !
— Les provisions sont-elles à bord ou faut-il que je te semonce encore ?
— J’ai même prévu de l’appât ! Et du crin plus qu’il n’en faut !
Rires. Ils plaisantaient sur la rive. Le temps était clair et doux. Les buissons environnants avaient bien le temps de jaunir et de se laisser menacer par les éclats de verre. L’herbe poussait entre les roches, bon signe. Certes un des avirons était brisé et ses deux morceaux gisaient dans le sable. Ben Balada était en train de tailler au couteau deux atèles et le fil de fer formait une pelote dans le creux de sa robe. Wadi était assis sur la banquette entre les taquets. Un seul aviron se laissait chahuter par l’eau tranquille. Il le tenait sans s’opposer aux vaguelettes. Le gué avait disparu. On n’en voyait même plus les pontons. Des cordages trempaient à moitié dans l’eau. La crue avait été moins violente que l’année passée, mais une fois encore le gué en avait payé le prix, sans compter que les premières maisons étaient encore dans l’eau. Et je ne parle pas des premiers jardins, les plus fertiles en temps ordinaires. Des piquets se penchaient aux clôtures. Ça ne sentait pas le poisson. Wadi humait et Ben Balada, qui s’y connaissait en poisson, reconnut qu’il ne sentait rien lui non plus. Cela était-il déjà arrivé ? Il ne se souvenait pas d’avoir respiré cet air ancestral sans y sentir au moins l’odeur d’un poisson, mort ou vivant. On n’alla pas au bout de ce sujet de conversation. À cet endroit de la rivière, l’estuaire est large, moins que le río de Plata, mais tant qu’on n’a pas touché l’autre rive, on s’en voit si éloigné que ça vous pince le cœur. Ce n’est pas de la peur, ni la crainte de ne pas y arriver, Ben Balada avait traversé l’estuaire plus de fois qu’il comptait d’années dans la grisaille de son crâne. Il connaissait le fleuve mieux que lui-même. Qui se connaît mieux que son ennemi n’est pas à la hauteur de la tâche. En tout cas on le dit et Ben Balada le répétait à l’envi. Pour l’heure, il ajustait les atèles qui rendrait sa fonction à l’aviron. Heureusement, la cassure ne se trouverait pas à la hauteur du taquet. Mais il faudrait surveiller la torsion. On n’imagine pas à quel point un aviron est soumis à la double contrainte du rameur et de l’eau. Ben Balada avait choisi le bois des atèles, son épaisseur et même le fil de fer n’était pas ordinaire. On ne le couperait pas avec les dents, celui-là ! Merde si Dieu nous condamne à rester en panne dans la marée descendante ! À cette imprécation proférée à mi-voix, Wadi courba son échine comme s’il en recevait le poids sacrilège. Mais il rit. Il était heureux de traverser la Noire. Tous les enfants ne sont pas destinés à toucher l’autre rive, même si le pays ne s’en trouve pas changé, même ciel, même végétation contrainte de traverser l’été, des floraisons insensées du printemps aux pluies torrentielles des portes de l’automne. On passerait l’hiver en Andalousie, promis. Là-bas, on sait chanter, danser et on connaît la philosophie sans quoi la poésie ne rime pas. C’était une promesse. On se baignerait dans une eau claire aux pieds des montagnes enneigées même en été. Tu lèves les yeux et les voilà, blanches et rutilantes, rien que pour toi, si tu as le sens du partage bien sûr. Enfin, l’aviron fut réparé. Ben Balada le lança et Wadi l’empoigna puis le mit au taquet. Sans désamarrer il le força dans l’eau jaune du rivage, prenant soin de ne pas l’enfoncer dans le sable. Il ne se pliait pas.
— Je te l’avais dit, sourit Ben Balada. Je suis le roi de la métaphore.
Nous étions prêts. Cependant il vérifia le contenu du bissac, compta les biscuits, secoua les gourdes, tata les tissus entourant les chairs salées. Il parut satisfait, mais Wadi ne l’était pas. Il doutait encore. Il avait douté de façon inconsidérée la veille, presque insolemment. Ben Balada avait fait preuve de beaucoup de patience. Voyons : c’était le soir, à la nuit tombant, lentement la nuit s’installait et ils étaient assis devant la maison, assis l’un sur un seau retourné et l’autre dans sa chaise à bascule dont l’accoudoir de droite était noir du goudron de la pipe. On le reconnaissait à ce détail. C’était le fauteuil de Ben Balada et il pourrissait tout le jour et toute la nuit au soleil ou dans le noir. Le voyage était prévu depuis longtemps et le fauteuil pourrissait depuis ce temps. Cela, tout le monde le comprenait et personne n’en disait rien. Ainsi, c’était presque la nuit et l’appareillage était prévu pour le lendemain matin à l’aube. Comment Wadi eût-il pu trouver le sommeil dans ces conditions ? Et sans sommeil pour rêver comment se raisonne-t-on ? Comment ne pas douter si la raison est fragilisée par la menace d’un cauchemar éveillé ? Il ne tremblait pas, mais de temps en temps un frisson le contraignait à serrer ses genoux l’un contre l’autre et il posait son menton dessus, le soumettant à ses mâchoires au fond desquelles sa petite bite se dressait comme s’il ne désirait pas autre chose. La brise ne sentait pas la marée. Sentait la vase des rives. Vase des montagnes. Boucles de laine. Branchages où des tissus inconnus s’entortillaient. Était-ce bien prudent de traverser la rivière à peine un jour après la crue, alors que tout le monde était au travail de la restauration des lieux ? Il n’y a rien de plus douloureux que de remettre les choses dans l’état où elles étaient avant que le temps s’en mêle. Ben Balada était d’accord sur ce point, mais il n’y voyait pas une raison de s’inquiéter de ce que demain leur réservait. Il décrivait une traversée tranquille, un lent et joyeux éloignement, personne sur le rivage pour saluer et souhaiter ce qu’on souhaite habituellement à celui qui s’en va pour tenter sa chance ailleurs qu’à l’endroit où il est né, a grandi et a respecté les usages. Ou alors on vous maudissait secrètement. On vous souriait par devant et par derrière on vous souhaitait de crever de chagrin ou d’autre chose en relation avec ce que vous avez été pour tout le monde ici. Ouais. Là-bas est un autre jour. Et on ne sait rien de sa nuit. Aussi Wadi frissonnait et ses dents se plantaient dans ses rotules, il voulait se faire mal avant d’en savoir trop sur le mal qu’on se fait quand on quitte les lieux sacrés de son enfance. N’était-il pas un enfant ?
— Bien sûr que tu l’es, dit Ben Balada qui tapotait sa pipe sur l’accoudoir. Mais tu n’es pas fils de roi. Ta mère n’est pas une favorite. Et tu n’as ni frère ni sœur. Et si tu ne m’avais pas, tu serais seul et sans doute mendiant comme Lazare. Tu devrais fermer les yeux et regarder ce qui se passe du côté du sommeil.
— J’ai froid !
— Il n’y a rien de plus beau qu’un palais arabe, tu verras.
— Puisque tu le dis…
Il se coucha. Il replia ses jambes afin de mordre ses rotules. Il ne voulait pas s’endormir sans savoir, mais Ben Balada dormait dans son fauteuil, dehors sous la lune, et il pouvait voir son ombre se découper sur l’eau tranquille et miroitante. Il ne l’avait jamais vu sous cet angle. Il cessa de mordre ses rotules et s’approcha de la fenêtre. Le rideau caressa sa joue. Pourquoi cette rivière ? Noire ou Bidassoa, Seine si c’est possible, ou l’Orénoque, qu’est-ce que je sais des amazones rien ! Et il s’était endormi sur cette question, tandis que Ben Balada, assoupi certes mais pas complètement plongé dans son rêve, surveillait les ondulations de la surface, devinait des ombres sur le rivage opposé, y reconnaissait d’autres voyageurs, ceux qui ne voyagent que de nuit, allez savoir pourquoi ! La barque tanguait, tranquille, et son aviron était dressé comme un mât, l’autre aviron gisant dans le sable tourmenté depuis peu, mais on s’y reconnaîtrait, il n’y avait pas de souci à se faire du côté de cette reconnaissance préalable. Il avait déjà vécu ça. Il n’entendait plus rien venant de la fenêtre de la maison, pas même la respiration de l’enfant qui pourtant respirait mal quand il dormait, d’habitude. Il frémit à l’idée d’une mort qui mettrait fin au voyage avant même de l’entreprendre. Mais l’enfant n’était pas mort, il respirait tranquillement, parce que le rêve lui appartenait enfin. Alors Ben Balada sortit du jardin, évitant les flaques et les cailloux qui avaient roulé jusqu’ici. Il s’éloigna sans perdre de vue le rivage, celui qu’il allait quitter. Il monta vers les grottes. Il n’avait pas de lumière. La Lune le guidait. Le sol était gris, à peine bleuté. Les cailloux scintillaient parfois, comme des étoiles tombées. Et il atteignit le plateau. De là, comme saint Antoine, il pouvait envisager le temps. Il voyait les lointains, leurs montagnes noires à cette heure, les brisures de ciel dans les déchirements de nuages. C’était ça, l’avenir. Il en avait souvent observé les nuits. Ensuite il partait, seul ou en compagnie, il n’oubliait rien ni personne une fois revenu, et il recommençait un jour ou l’autre, si l’occasion se présentait et si cela n’arrivait pas, il attendait et cela finissait par arriver, jusqu’au jour bien sûr où cela n’arriverait plus et alors faudrait-t-il attendre ou bien cela s’achèverait-il avec lui ? Qui peut savoir ce que la mort lui réserve ? Il redescendit.
Assez pensé, se dit-il. Et maintenant, l’aviron étant soumis à l’épreuve de l’eau, il regardait les petits bras de l’enfant à l’œuvre d’un effort bien faible à côté de celui que l’eau exigerait de lui s’il était seul capitaine. Cette joie, cependant, le rasséréna lui-même et il retourna vers la maison pour en clore la porte à double tour, signe que le voisinage interpréta comme l’aveu d’un retour, ce qui faisait jaser à voix basse. Enfin, Ben Balada mit le pied dans la barque où l’enfant sauta de la banquette du rameur à celle du pilote. Il s’empara presque du manche du gouvernail, un aviron bricolé à la hâte pour en faire office. Ben Balada planta un aviron, celui qui était intact, dans le sable et il poussa, peut-être de toutes ses forces car son visage s’empourpra, ce qui était aussi un sujet de joie. La barque, après une réticence outrée, fila tout droit à la perpendiculaire du rivage. On y était presque ! Un cri jaillit du fond des poumons. Deux cris en un seul, reconnurent les plus observateurs. Et les deux avirons cisaillèrent l’eau en parallèle. On entendait ces vagues et elles venaient mourir à nos pieds, nous qui étions muets comme les poissons de cette eau. Il n’y avait plus rien à faire. Ni pour convaincre, ni pour contraindre. Le soleil se levait. L’estuaire reprenait vie. D’autres barques sillonnaient l’eau tranquille, mais elles n’allaient pas franchir la rivière, elles se laissaient porter par la marée descendante et les mouettes avaient surgi de nulle part. Moi, Kateb, je me suis jeté à genoux. J’ai senti qu’on me caressait le dos. La vase sentait le bois pourri et l’haleine des morts. Je voyais la barque s’éloigner et je n’en entendais plus les cisaillements d’eau, ni les cris de joie, ni rien qui me donnât de l’espoir. Qui n’a pas perdu son fils de cette façon ne sait pas ce que j’ai enduré. Et pas de femme pour me consoler d’une manière ou d’une autre. Nous sommes rentrés, chacun dans son chez soi et une heure plus tard, parce qu’il était temps, nous sommes ressortis avec nos outils, nos brouettes, nos enfants bien utiles et nos chiens qui fouillaient cette profondeur avec leur museau préhistorique. Voilà ce que je n’ai pas pu dire au tribunal. Et ce n’est pas fini.
Certain disent que la barque avait touché l’autre rive, d’autres prétendent qu’on l’avait perdue de vue, d’autres encore doutent de l’avoir vue partir, mais ils ne se souvenaient pas de s’être levé de bonne heure, leur esprit était encore la proie d’une étrange paresse qui n’était pas une habitude chez eux, qui les croyait ? Mais comment avez-vous pu la voir sur l’autre rive, avec ce brouillard ? Et vous, de quel brouillard parlez-vous ? J’étais de ceux qui s’étaient levés bien après le soleil et je me suis mêlé aux autres, tous les autres, tous les uns dans les autres, on ne comprenait plus rien. Et personne pour leur demander de se taire et d’écouter. Écouter maintenant que la nuit était tombée et que les feux de l’autre rivage scintillaient dans une brume si légère qu’elle courait avec le vent et le vent venait jusqu’à nous. Mais personne n’écoutait, à part ceux que j’avais convaincu, des enfants qui connaissaient mon pouvoir sur les choses qui ne sont pas encore arrivées. Il n’était pas question d’aller voir. Qui oserait défier ainsi la nuit, surtout à l’heure où elle installe ses vieilles hypothèses de malheur et de jadis ? Nous nous sommes contentés de nous asseoir au sec, sur le ventre des barques ou sur les rochers si le linge avait été levé. L’autre rivage n’avait pas changé. Mais pourquoi aurait-il changé ? À cette distance, on ne pouvait pas distinguer les barques des rochers ni des hommes assis ou des femmes penchées. On ne voyait pas les enfants courir ni les chiens roder, les chats, les oiseaux de nuit, que sais-je encore ? On leur ressemble tellement ! Et quand la nuit les aura avalés, on n’en saura ni plus ni moins. Le matin n’apporterait aucune nouvelle, à moins que quelqu’un sache quelque chose de nouveau. Comment savoir si on ne traverse pas ? Mais pourquoi traverser ? Donnez-moi une raison qui concerne notre existence et non pas notre curiosité ! Ils sont partis et s’ils ont atteint l’autre rivage, en ce moment ils ont interrompu leur voyage pour dormir, dans un hôtel ou à la belle étoile, nous ne savons pas s’ils étaient riches ou pauvres. Ni ce qu’ils ont mangé et dit avant de se coucher, sur la terre ou dans un lit. Nous ne les connaissions pas assez. Et maintenant nous regrettons de n’avoir rien fait pour les connaître. Qui peut prévoir ce qui se passera si quelqu’un s’en va ? Surtout s’il a parlé de ne pas revenir. Ils en ont parlé. Même les enfants peuvent en témoigner. Et tout le monde est d’accord pour dire qu’il était impossible d’imaginer ce qui arriverait chez nous s’ils s’en allaient Dieu sait où. Ce n’était pas le moment d’imaginer. Et maintenant que ce moment est arrivé, on n’imagine pas, on ne le désire même pas, on attend les nouvelles, sachant qu’il n’y en aura pas s’il ne leur est rien arrivé. Arriver quoi ? Mais de couler ! D’être emportés. Qu’il soit trop tard. Qu’il n’y ait plus rien à faire. Et les jours qu’on passe ensuite à attendre que l’estuaire nous rende les cadavres. Je dis restitution bien qu’ils ne nous aient jamais appartenus. Même morts, ils demeureraient des étrangers. Des étrangers qu’on connaît, à force de les voir, de les fréquenter plus ou moins selon l’intérêt ou la curiosité de chacun. On n’aurait pas plus de choses à dire d’eux que ce qu’on en savait hier ou même ce matin, au moment où la barque les a emportés vers l’autre rivage, sans qu’on ait la moindre idée de l’endroit qu’ils cherchaient ainsi, en partant, et en plus de l’autre côté, où nous n’allons jamais parce qu’on n’a rien à y gagner. D’ailleurs ce n’est pas l’autre rivage qui les intéresse. Leur idée c’est plus loin qu’ils l’ont envoyée avec des moyens qu’on n’ose pas imaginer parce que s’ils nous ressemblent, ce n’est pas loin qu’ils iront ou c’est ici qu’ils reviendront. Dieu sait si perpendiculairement ils ne sont pas en train de rejoindre la mer comme des poissons qui ont frayé parmi nous et qui ne reviendront pas ou alors en conserve. Ne riez pas, les enfants ! Ce n’est pas tous les jours que je parle pour ne plus amuser. Je devrais dire distraire. Car je suis chez moi ici à la condition de ne pas troubler l’eau qui dort. Rentrons, car le vent commence à fraîchir et les femmes des lits n’aiment pas les pieds froids !
*
— Pour un peu, dit Ben Balada, on pourrait croire que nous fuyons la nuit, car il fait encore jour.
— Nous n’allons pas si vite ! s’amusa Wadi.
La traversée s’était bien passée. Pas de vent contraire, ni de courant adverse. Et la barque avait été vendue pour un bon prix, tractation qui datait d’ailleurs de la veille, car Ben Balada était un homme organisé, on pouvait lui faire confiance. De là à dire qu’il avait tout prévu, Wadi ne le pensait pas. Il arriverait quelque chose tôt ou tard. Et cette chose changerait peut-être le cours des choses. Ou ne changerait rien. Mais si elle ne change rien, c’est qu’il ne s’est rien passé. Et ce n’est même pas une chose. Ou ça ne l’est plus, car j’y ai pensé et elle a donc commencé à exister, ce qui me donne froid dans le dos, à moins que ce soit le vent et pensant cela Wadi n’eut pas à lever les yeux vers le ciel qui s’assombrissait doucement car il était couché et la terre lui meurtrissant déjà le dos. Il n’était ni heureux ni malheureux. Il ne se sentait ni bien ni mal. Il attendait le sommeil sans craindre le rêve, lequel n’était pas toujours à la hauteur de son attente et même quelquefois il ouvrait les portes de l’Enfer et il était impossible de se réveiller et alors on avait peur de la mort, on avait peur d’elle alors qu’on était endormi, ce qui est bien plus terrible que d’avoir peur d’elle quand on a autre chose à faire. La poussière avait un goût de vieil os. Cela lui fit penser qu’il ne mangerait pas un bon potage avant longtemps. Ou bien la poussière avait un autre goût et il avait envie d’un bon potage. Il se lécha les lèvres pour s’en donner le cœur net. Mais la poussière avait toujours un goût de vieil os et le potage n’était pas pour demain. Il s’endormit.
Ben Balada ne dormait pas. Il était accroupi contre le tronc d’un arbre mort depuis longtemps à en juger par son odeur. Il n’était pas inquiet mais ne débordait pas non plus de confiance en l’avenir. Il n’avait plus rien à vendre depuis que la barque et ses avirons étaient vendus. Et il n’avait pas de quoi acheter les conditions d’existence qui autorisent la paresse et même l’égoïsme. Il avait prévu de se livrer à quelques travaux en cours de route. Cela suffirait sans doute. On n’aurait pas besoin de demander l’aumône ni de faire les poubelles. Heureusement qu’il n’était pas atteint de cécité ! On aurait alors vite fait de lui enlever l’enfant pour cause de mauvais traitement. Il en mourrait si cela arrivait. Et Wadi en concevrait un tel tourment que toute son existence en serait ruinée sans possibilité de nouvelle donne. Non, non, il fallait s’en tenir à ce qui était prévu et ne pas se faire passer pour un aveugle ou autre chose d’estropié. Ben Balada avait un bel aspect, malgré une légère courbure au niveau des cervicales et une amorce de claudication du côté droit. Personne ne se soucierait de sa petite déficience auditive. On ne s’étonne jamais d’avoir à répéter plus haut ce qu’on a énoncé à voix normale. On trouve cela amusant et on en plaisante le vieillard, n’oubliant pas le clin d’œil complice à l’enfant qui se tient près de lui sans le soutenir ni lui montrer le chemin ou pire lui indiquer la hauteur des marches. On avait déjà vécu plusieurs fois ce genre de situation depuis qu’on avait atteint l’autre rivage, barque vendue, dos tourné, bon pas de fantassin au début, puis les pieds avaient conseillé le repos et les arbres y invitaient sans autre procès. On ne sait rien des intentions qui accompagnent nos voyages fugueurs, mais on se doute un peu quand même qu’elles ne sont pas exemptes de droit et de toutes ces idées qui pourrissent la liberté d’entreprendre comme celle de ne rien faire et de finir par tout envoyer au Diable !
— Tu ne dors pas ?
— Je ne te demande pas si tu dors maintenant que tu me poses la question…
— Je n’arrête pas de penser et…
— Tu ferais mieux de penser en marchant et de ne plus y penser en dormant.
— C’est difficile avec le Rêve…
— Je n’ai pas dit le contraire. Ferme les yeux.
— Je l’ai déjà fait !
— Alors regarde le ciel.
— Ça ne me fatiguera pas.
— Tu devrais être fatigué. Nous avons beaucoup marché.
— Nous marcherons encore plus demain !
— Pressé d’arriver ?
— Je ne connais pas le château.
(inquiet)
Tu resteras avec nous, n’est-ce pas ? Sans toi…
— Je ferais ce qu’on me demandera de faire…
— Ils ne te demanderont pas de retourner chez toi…
— Non.
— Ou ailleurs…
— Je ne sais pas. Je suis souvent allé ailleurs.
— Parce qu’on te le demandait ?
— Oui… ou autre chose. Tout arrive.
— Tu mourras au château !
— Hé là ! Pas si vite !
— Je leur dirai ce que je pense.
— Ils le savent déjà.
— Ils ne savent pas où je suis. Ni que je reviens. Ils ne savent rien !
— Et ça les rend terriblement malheureux. Je le regrette.
— Tu regrettes de m’avoir emmené avec toi ?
— Ça, non. Je regrette d’avoir causé du chagrin. Et je comprends qu’on ait du chagrin quand ce genre de chose arrive.
— Moi je ne regrette rien.
— Mais tu n’as rien fait !
— Je t’ai suivi.
— Non. Tu marchais devant moi. Et je te bottais le derrière.
(rires dans la nuit)
— Ils ne comprendront rien.
— Ils finiront par comprendre ou alors j’ai tort de te ramener.
— Tu ne me ramènes pas ! C’est moi qui…
— Ok, ok ! Nous sommes d’accord. Nous en avons beaucoup parlé.
— Les gens aussi parlaient. On a bien fait de partir. Car même si je change d’avis, j’ai craint jusqu’à la dernière minute qu’ils nous fassent du mal…
— Ce sont de braves gens. Je les connais depuis longtemps. Ils ne posent pas de questions. Ils s’en posent maintenant, mais personne ne saura ce qu’ils pensent, ni ce qu’ils auraient pu faire s’ils n’avaient pas été de braves gens.
— Tu parles comme un livre !
— Je suis un livre !
— Ils ne te liront pas. Ils sont trop…
— Chut ! Écoute…
— L’autoroute pas loin… Les gens qui reviennent de la plage… Ça sent la friture… Ça me donne…
— Tu n’écoutes pas. Tu te laisses…
— Oh ! Voilà ! Je me laisse ! Et je n’ai pas sommeil ! C’était pourtant une belle conversation. Et maintenant voilà qu’il faut écouter, je ne sais pas moi ! Les pneus, leurs marmots, le feu sous les gamelles…
— Tu ferais mieux de dormir.
— Voilà. Je dors.
Wadi se cacha dans son sac. Sous lui les feuilles craquèrent. La nuit était-elle la nuit ? Avec la Lune, c’est difficile. On pouvait voir les touristes passer sur le chemin, les gosses tirant la langue sur leurs boules, les femmes nouant des pagnes, hommes vacillant de l’une à l’autre, sans doute ne reconnaissant pas la sienne et pressés de retrouver les pénates provisoires de l’été, les feux étant couvés par la sécurité sociale loin d’ici, très loin, ou alors l’imagination n’est pas un don. Quelques oiseaux se posèrent. Ils attendent sur les branches. La nuit est une question d’attente. Cet enfant ne sait pas attendre. Il sait patienter. Mais attendre, non. Personne ne lui a posé la question de savoir qui j’étais pour lui, car ils ne me connaissaient pas de famille. Que leur a-t-il répondu ? Leur a-t-il parlé du château ? Pas facile pour un enfant qui possède un château de ne pas en parler même si on ne lui pose pas la question. Ou alors il sait ce que je ne sais pas et ils l’ont cru, comme si c’était moi qu’ils croyaient maintenant, alors qu’ils ne m’ont jamais cru.
Ben Balada eût souhaité interrompre cette conversation avec lui-même, mais les oiseaux disaient le contraire et il voulait maintenant leur donner tort. Un vieillard à casquette de base-ball le salua, plein d’ombre et d’autre chose qu’il aurait eu du mal à nommer si on le lui avait demandé. Qui suivait-il ? Un veuf, car aucune femme ne l’enguirlandait. Il était seul ou allait l’être. On aurait dit qu’il se détachait de la nuit, comme la feuille de l’arbre ou la peau du serpent. Ben Balada n’avait pas bu, mais il avait fumé.
*
Kateb K. était rentré chez lui. Il n’y avait personne dans cette maison depuis des jours qu’il n’avait pas comptés. Il se souvenait d’y avoir aimé Anaïs K. Cela s’était passé dans ce lit, pas moins. Et il s’y coucha, seul cette fois. Il regrettait de ne pas avoir convaincu le tribunal. Ou plus exactement cette stupide présidente qui portait l’améthyste à l’oreille. Il avait souhaité se rendre utile et le journaliste de La Méridienne avait écrit qu’il ne fallait pas s’étonner si la justice avait réagi de cette façon pour le moins cavalière, « les poètes parlent en poésie et ce n’est pas donné à tout le monde de comprendre ce qui n’est d’ailleurs pas conçu pour être compris », ça on l’avait compris et puis plus personne ne s’en était soucié maintenant que Ben Balada était enfermé pour longtemps et peut-être même pour toujours si on n'arrivait pas à le soigner, effort hypocritement humaniste que la justice avait placé en addendum pour ne pas paraître indifférente au malheur des autres, particulièrement de ceux qui se sont distingués comme il est interdit de le faire. Prout ! Et que la vie continue ! comme on dit aux enterrements.
Maintenant Kateb était couché. Il n’y a rien de plus romanesque que l’existence d’un homme couché, comme cela a déjà été illustré. Kateb n’avait pas l’intention de s’adonner à un remake, même par changement de décor et d’époque. Depuis quelque temps, il avait pris conscience qu’il n’avait pas d’intention, ni à ce sujet ni à un autre. C’était comme si cette présidente l’avait émasculé et qu’il se retrouvait maintenant dans la position de l’eunuque qui, s’il ne devient pas ministre, sombre dans un ennui qu’aucun esprit de décadence ne peut sauver de l’oubli. On ne sait jamais ce qui peut arriver quand ce qui est déjà arrivé n’a aucune chance de se reproduire. Il lui arrivait de violer la présidente, mais l’améthyste s’interposait et au lieu de lui enfoncer sa grosse bite dans le cul, il lui montrait à quel point ce bijou était de mauvais goût et digne d’elle et de ce qu’elle était en tant que femme. Ouf ! C’était compliqué à dire. Mais il l’avait écrit et depuis, il n’écrivait plus rien. Il se sentait stupide comme quelqu’un qui est venu pour violer et qui est reparti sans la caisse. Il était revenu chez lui. Pour y rester. Pouvait-on appeler ça une intention ? Ce n’était même pas un prétexte. Encore moins un désir. Et il avait passé en revue la ribambelle des synonymes sans en trouver un seul qui sonnât comme une rime, auquel cas il aurait sans doute composé une qasida digne de ce nom. Ou digne de torcher le cul de cette salope. Aïe qu’elle l’avait humilié ! Et devant tout le monde. Même devant les cons. Il n’y a rien de plus écrasant que de l’être aux yeux de ces bons à rien qui n’ont rien d’autre à faire. Il avait eu le temps de capter, avant de sortir, la lueur de méchanceté que cette putain républicaine conservait jalousement dans son regard de praticienne du trottoir judiciaire. Comme il avait alors désiré se distinguer du commun des mortels ! Mais au lieu de ça il était sorti, ordinairement, comme tout le monde peut sortir s’il n’a jamais eu l’idée de pratiquer la sortie avec d’autres moyens que la connerie ambiante des temps qui rampent comme des vers. Mais quoi ? (il allume sa pipe d’opium) Quoi de plus ? Quoi de mieux ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Et pourquoi je n’y vais pas demain au lieu d’attendre que le train entre en gare ? Sous le matelas, les manuscrits côtoyaient un pantalon, celui du vendredi, jour du poisson pour les uns et des parlotes pour les autres. Il avait rendez-vous avec Pedro Phile. On n’écrivait pas à Pedro Phile. Et on ne recevait pas de lettres de Pedro Phile. On parlait à Pedro Phile et il répondait, le doigt sur l’interrupteur d’un brouilleur d’ondes. Il en savait des choses et était toujours disponible s’il s’agissait pour lui d’en savoir plus encore. Son extraterrestre le secondait efficacement, si on en jugeait à la satisfaction que sa clientèle avouait aux autorités avec les compliments de la maison. C’était une fort belle demeure, mais le voyage n’était pas gratuit et Kateb K. payait maintenant les fruits de sa paresse sans possibilité de crédit. Il regretta de ne pas s’être joint à Ben Balada et à son petit Wadi tout mignonnement disposé à offrir sa petite bite en échange d’un avantage en nature, selon la rumeur locale. Cela dit, si la barque avait chaviré dans la marée descendante, mieux valait s’ennuyer dans un lit humain, même mal fait, que dans celui de la rivière qui s’y connaît en limon.
« Non, non. J’ai bien fait de m’abstenir. Mieux vaut attendre les nouvelles. Et s’il n’y a pas de nouvelles, c’est qu’ils ont réussi à traverser, ce qui ne veut pas dire qu’ils voyageront sans se soumettre à d’autres aléas, dont certains peuvent devenir aussi définitifs que la tasse qu’on n’a pas pu s’empêcher de boire. Mais de cela, si ça arrive, il n’y aura pas de nouvelles. Quel organe se soucierait de deux péquins, un aveugle et son lazarille, morts en route dans le pays étranger dont il a, entre autres torchons, la charge médiatique ? Seule La Méridienne finirait par en dire quelque chose. Et encore : si ça arrivait. Mais comment penser que rien n’arriverait si le petit revenait dans son giron familial avec une histoire à raconter et un mentor à sauver des eaux judiciaires ? Allons, allons ! (pensa Kateb en tortillant un angle de son drap) J’attends mon heure ! Et elle sonnera dans La Méridienne si je trouve le moyen de la faire venir ici. Or, le type de la maison de la Presse est réticent. Mais alors d’une réticence ! Incompatible avec toute idée de roman, ce non-personnage ! »
Ben Balada avait sa photo en première page, trois colonnes. On en discutait chez Barman, à l’époque. Et le comte de Vermort racontait. C’était la nuit. Un orage lointain menaçait le sommeil que deux ou trois verres de Corbière lui avaient promis depuis une bonne heure. On ne dormait plus depuis la disparition de Lazare. La comtesse ne se déshabillait plus. Elle passait la nuit dans un canapé que l’extraterrestre avait poussé près de la baie vitrée du grand salon, celui où l’on recevait en temps ordinaire, on y séjournait rarement en dehors de ces rares occasions de jaser de tout et de n’importe quoi, mais la terrasse y attenant donnait sur l’allée principale et la grille monumentale était restée ouverte depuis le départ des gendarmes. Les rideaux vénitiens étaient entrouverts au moyen de deux pagaies arrachées au mur, un bouclier en cuir de rhinocéros était orné des armes des Vermort, avec la rose d’argent en son abîme. Lazare avait toujours été intrigué par cette rose plus que par le vert et le noir des autres meubles. Il n’y avait pas d’épée ni de lion, pas une armure, ni la pierre d’une tour ou d’un rempart, rien que cette rose d’argent et son scintillement par les nuits de pleine lune. On ne s’était jamais battu chez les Vermort. Pas même dans la Somme ou chez les Turcs. On n’avait pas vue sur l’Amérique entre les créneaux du donjon qui était plutôt la plus haute tour. On pouvait voir la campagne, ses prés et ses champs, ses bois et ses hameaux, deux routes étroites se croisaient et il savait qu’à cet endroit-là il y avait un calvaire et que le crucifié avait les traits caractéristiques des Vermort. Comme il était en métal et que la rouille le rongeait on n’avait aucune idée de la couleur de sa peau. Le corps était creux, il sonnait comme une boîte de conserve, les cailloux jetés l’avaient quelque peu cabossé. Mais on y passait rarement et toujours en bagnole, soulevant ainsi des gerbes d’herbes aux couleurs de la saison. Le temps passait tellement vite que c’en était devenu angoissant. La comtesse souffrait plus que les autres membres de la famille. Une famille réduite à ses géniteurs et à leur créature, encore qu’il fût de notoriété publique que Lazare n’avait pas une seule goutte de sang Vermort. Son sang était de K., c’était incontestable puisque la comtesse avait accouché devant témoin. Mais quant à l’autre branche, on n’en savait que dalle, sauf si on avait vécu aux Colonies, du côté où la comtesse avait perdu un enfant dans des circonstances obscures et avait enfanté celui-là après avoir enfin connu l’amour. Mais pourquoi compliquer ce récit quand on pouvait en écouter sagement la version simple comme un bonjour ? Derrière la baie vitrée, recevant les rayons d’une lune que le ciel isolait comme une pierre précieuse dans son écrin de soie funéraire, Anaïs observait l’ombre de la grille sur les murs adjacents qui clôturaient le parc. Lazare s’était enfui. Les gendarmes avaient recueilli les preuves d’une fugue et ils étaient repartis avec, ne laissant rien derrière eux qu’un doute affreux qui disait le contraire, Lazare ne s’était pas enfui tout seul, et ce personnage n’avait été vu par personne, la comtesse était victime de son angoisse, c’était écrit dans le rapport et même dans le journal où le comte organisait déjà des jeux, à l’époque. L’extraterrestre veillait lui aussi, à la demande du comte qui dormait entre deux injections. Il était debout à côté d’une armure, celle qui ne figurait pas dans le blason, selon le petit Lazare, un lion empaillé avait perdu sa crinière depuis si longtemps qu’on ne se souvenait pas de l’avoir connu dans sa gloire royale. Ses yeux de verres scintillaient dans l’ombre d’une cheminée qui sentait encore le goudron de ses anciennes flambées, d’un temps que personne n’avait connu et qui alimentait passablement les récits imaginaires encore en usage.
— Si Madame a froid… commença l’extraterrestre.
— Je vous remercie, Klaatu.
Elle ne dit pas de quoi elle le remerciait et il se vit dans l’acier lustré d’une épaule. Elle avait seulement demandé un châle. Les portes vitrées étaient entrouvertes et le vent secouait les rideaux, sans force le vent, comme s’il arrivait ici dans un état d’épuisement qui faisait pitié. Le comte dormait-il ? Rapide comme les équations qui l’animaient, l’alien avait constaté que le comte était schlass et que la prochaine injection était programmée pour dans deux heures, ce qui laissait le temps d’y penser. Il redescendit toutefois nonchalamment, sa main descendit la rampe et ses bottes écrasaient la mollesse d’un tapis conçu pour l’inattendu. Mais elle l’attendait et elle dit :
— Ces injections ne lui font aucun bien.
— Mais il dort, dit l’extraterrestre.
— Je ne sais même pas pourquoi j’attends ce qui n’arrivera pas. (l’alien soupire) Il ne me le rendra pas vivant, c’est toujours ce qui se passe.
— Ils n’ont pas demandé une rançon, aussi pouvons-nous supposer que vous avez raison de penser qu’il s’agit d’un homme seul…
— Comme celui qui est arrivé à pied par la route…
— Il venait de la gare…
— Tout le monde l’a vu.
Mais personne ne s’en souvenait au point d’en faire le portrait. La comtesse ne l’avait pas vu.
— Mais vous, Klaatu…
— Je ne l’ai pas vu non plus.
— Mais enfin ! Avec vos… ah ! (agacée) Toutes ces choses qui composent votre… esprit. Ne vous donnent-elles pas le pouvoir de voir ce qui s’est réellement passé ? Au lieu de toutes ces hypothèses qui alimentent… ah ! les autres !
L’extraterrestre, qui ne s’appelait pas Klaatu, et qui n’avait rien à voir avec cette fable, ressentit une petite douleur au niveau de son cœur. Il aimait la comtesse. Et la comtesse le traitait comme un personnage de roman. Et pas n'importe quel roman ! Un roman de gare, au mieux ! Il ne fumait pas, sinon il aurait allumé une cigarette et comme la comtesse ne fumait pas non plus, il cessa de penser à cette cigarette, pourtant elle le turlupinait et il se voyait dans l’acier qu’il jouxtait, juste sous le bouclier en peau de rhinocéros. Il n’avait pas d’enfant.
— Allez donc vous coucher ! fit la comtesse et son châle glissa et se noua à ses pieds.
Il s’empressa de le cueillir, comme si le vent menaçait de l’emporter.
— Merci, mon ami.
Il regagna aussitôt son poste près de la statue. De là, il avait une vue plus exacte de l’allée et de sa grille dont les battants jouaient avec le vent. Il pouvait voir la chaussée mouillée et plus loin le fossé et la base des troncs dont l’élévation était cachée par le linteau de l’entrée. Personne ne viendrait. Qui songerait à s’amener ainsi en pleine nuit, alors que la pluie virevoltait et que la lune allait disparaître derrière les nuages ? Qui ne dormait pas à cette heure ? On allait perdre une nuit de plus. On n’aurait rien à en dire de plus.
Cependant, Ben Balada et Wadi avançaient dans la nuit. La même nuit, non. Pourtant, le temps était à la pluie, et même à l’orage dont les lointains résonnaient sous le poncho.
— Tu leur diras que je t’ai trouvé, dit Ben Balada. Ils te croiront. Ils ne me croiront pas si je leur dis que je t’ai trouvé.
— Mais tu ne m’as pas tué !
— C’est ce qu’ils pensent en ce moment, mais quand ils verront qu’ils se sont trompés, ils oublieront ta mort et s’en prendront à moi et alors…
Wadi frissonna. Une pluie légère se déposait sur le poncho. On avait déjà évoqué cette mort. Là-bas, où jadis des colons avaient forgé leur avenir et celui de leur descendance, à une époque où le rêve colonial était un sujet de poésie, malgré la mort qui l’ensommeillait, Anaïs avait vécu l’hypocrisie, elle caressait la peau de son enfant et y songeait alors même que cette poésie était enterrée depuis longtemps. Wadi comparait les peaux. Il y avait une explication. Il y en avait même plusieurs. Deux explications, c’est une de trop. Qui es-tu ?
— Je leur dirai que sans toi je serais mort. Je leur dirais que si j’étais mort je serais enterré ou dévoré par les bêtes sauvages de ce pays…
— Tu ne leur parleras pas de ce pays.
— De quel pays est ma mort ?
— Voyons si la montagne…
Ben Balada se tenait le menton d’une main et de l’autre il élevait un pan du poncho et la pluie dégoulinait sur son bras nu, les gouttes formant un jet d’eau sur le coude. Wadi étreignait le poncho, mais la pluie ne tombait pas aussi précisément de son côté maintenant qu’ils ne marchaient plus et que la nuit s’annonçait plus longue que prévu, car ni lui ni Ben Balada n’avaient assez réfléchi pour former à eux deux une pensée cohérente. Personne n’est convaincu par une pensée confuse ou incomplète. Combien de nuits encore passées à mettre au point le récit de leur aventure au pays des Anciennes Colonies, comme le nommait Ben Balada ? Il venait à peine de dire que celle-ci était la dernière et qu’on n’était pas loin d’en finir avec cette histoire. Mais la cohérence n’y était pas. Même un enfant, et Wadi en était un, pouvait savoir cela et que sans ce chorus on n’avait aucune chance de convaincre même le plus crédule d’entre eux. La comtesse était très difficile à convaincre. Wadi le répéta encore, sans toutefois agacer son vieux compagnon qui savait à quel point Anaïs était coriace si on cherchait à la convaincre, il le savait par expérience mais au cours de ce voyage aller-retour il n’en n’avait pas clairement parlé, il s’en était tenu à évoquer quelques souvenirs en dentelle de faux oubli et Wadi n’avait pas insisté et même il s’en fichait un peu de savoir toute la vérité, à quoi bon savoir ce qui complique des choses déjà tellement embrouillées qu’il lui arrivait de désirer ne plus s’en préoccuper. La nuit n’était ni froide ni autre chose comme par exemple porteuse de mauvaises nouvelles. Il pleuvait et on s’était arrêté sous un arbre noir qui étendait sa ramure jusque sur la route, c’est dire. On réfléchissait. On avait réfléchi à ça dès le premier instant. Et on n’avait pas beaucoup avancé, alors qu’on était sur le point de toucher à la fin du voyage. Il était impensable de sortir de ce récit sans en connaître toutes les issues. Il en est ainsi de toutes les impostures, qu’on soit enfant ou plus. Si on vous interdit telle issue et que vous ne savez pas où aller pour vous sortir de ce guêpier, vous êtes bon pour un examen plus judiciairement conçu et alors Dieu seul sait ce qui peut arriver ! Tout le monde sait cela. Et « nous » mieux que les autres, tous les autres. Ça vous mettait des larmes dans les yeux. Et vous prétendiez que c’était la pluie et il vous frottait la joue, son visage était un masque, celui de la nuit. Wadi s’endormit.
Ben Balada franchit les portes du château au petit matin. La comtesse sommeillait et l’extraterrestre, plus réaliste, roupillait dans les bras de l’armure, le nez dans un pompon ou quelque chose comme ça. Anaïs crut d’abord qu’elle rêvait et que ce que portait l’homme qui marchait dans l’allée était un sac ou autre chose qui ressemblait à un sac et en aucun cas à un enfant endormi. Elle débattait ainsi, le nez dans un godet de soie écrue, quand le comte dévala l’escalier, gesticulant comme un automate qui a perdu ses attaches. Les marches soutenaient ses pas en silence, à cause de ce tapis dont l’extraterrestre analysa instantanément la structure en nid d’abeille.
— Enfin ! s’écria-t-il.
Et à voir les signes de joie qui recentraient son attention au cœur de son système d’exploitation, il n’était pas inconcevable de penser que le sac contenait un enfant. Anaïs poussa un cri et fut en même temps enlevée par la poigne têtue du comte qui aussitôt ouvrit les battants déjà entrouverts, un des rideaux se noua au corps en phase d’éveil de l’extraterrestre qui avait perdu le sens de la mesure au point de s’emparer au passage d’un cimeterre dont il arracha furieusement les pompons. L’homme avançait sur la terrasse. Il était temps de calmer le jeu. Le poncho se fendit et par cette ouverture on put voir le visage endormi de l’enfant désormais retrouvé. Et retrouvé par qui ? Mais par ce…
— Ben Balada. C’est un hasard si. Explication plus loin.
— Est-ce bien votre fils ? demanda plus tard le gendarme.
— Pourquoi ne se réveille-t-il pas ?
— Il faut demander ça à monsieur…
Ben Balada était assis à l’endroit même que la comtesse avait occupé pendant la nuit et au cours de toutes les nuits qui avaient suivi l’enlèvement ou la fugue selon ce que l’enquête révèlerait une fois passé le temps des émotions et de la confusion qui s’ensuit. Ben Balada n’avait pour l’instant répondu à aucune question, aucune question ne lui avait été encore posée, il s’en posait en silence sans toutefois y répondre et leur nombre croissait avec l’incohérence qui commençait à caractériser les prémices d’un récit qui en contenait plusieurs autres, on se doutait bien que ça n’allait pas être aussi simple que ça prétendait en avoir l’air au moment où on commençait à douter et en même temps à mettre de l’ordre dans toutes ces idées. Le docteur Vincent s’amena sur ces entrefaites, poussé par Jehan Babelin qui voulait en savoir plus. L’auscultation ne dura pas une minute. L’enfant dit s’appeler Wadi, ce qui étonna tout le monde ici présent, à part Anaïs qui feignit un malaise et rougit au lieu de pâlir, ce qui intrigua le docteur et alimenta le cerveau en alerte de Jehan Babelin, lequel se tenait à l’écart afin de ne rien rater de la scène. Le gendarme douta soudain de lui-même :
— Ce n’est pas votre petit Lazare… ? bredouilla-t-il en se caressant l’épaulette comme si sa barrette avait perdu de son charme.
— Et bien non, fit le comte exaspéré.
— Mais alors qui êtes-vous ?
On se tourna vers Ben Balada. Il ne paraissait pas désorienté, alors que tout le monde avait perdu le nord. Il se leva et tourna ses paumes vers le plafond.
— Je suis Ben Balada, dit-il comme s’il prêchait, et voici mon enfant.
— Mais ce n’est point Lazare ! s’écria l’extraterrestre.
— Oh ! Vous, taisez-vous ! fit le gendarme. La dernière fois que vous avez donné votre avis, je me suis fait souffler dans les bronches par madame la Procureure.
— Elle n’est pas là, s’amusa l’alien. On peut donc discuter un peu avant de se mettre à table.
Et disant cela il regarda Ben Balada droit dans les yeux. On attendit de voir l’effet produit par ce rayonnement dont la nature sidérale demeurait un secret pour tout le monde, et pas que pour ceux qui représentaient ce monde dans le salon de réception où se tenait cette représentation sans rideau. Ben Balada ne parut pas troublé par la méthode. Il haussa les épaules et offrit à l’assistance un échantillon de sa capacité à sourire devant la difficulté dont celle-ci était peut-être la plus délicate, voire la plus sombre de perspective, qu’il lui eût été donné d’envisager comme insurmontable. On n’allait certes pas perdre patience, ni se montrer inconvenant, car enfin cet homme amenait un enfant et quand bien même c’était le sien, il eût été inélégant de le lui reprocher. En tout cas, fallut-il constater avec lui, ce Wadi avait quand même quelque chose de commun avec le petit Lazare, et pas seulement leur âge qui, à peu de jours près, devait être le même : la couleur de la peau, même sous le lustre ancestral qui surplombait la scène, n’était pas loin d’avoir une température approximativement identique.
— Voyez le style de chevelure, il est assez approchant, constata le comte sans rechercher l’approbation de la comtesse qui pleurait sans parvenir à essuyer ses larmes.
— La taille, tout… fit le gendarme en consultant sa fiche.
— Mais ce n’est pas Lazare, trancha l’extraterrestre. Expliquez-vous, monsieur…
— Mais comment voulez-vous qu’il explique ce qui n’a rien à voir avec nous ! rugit soudain la comtesse.
On recula, tandis qu’elle s’avançait vers Ben Balada.
— Savez-vous au moins comment le réveiller ? grogna-t-elle. Que lui avez-vous donné ?
— (ici le gendarme répète cette dernière question et se tourne en même temps vers la comtesse)
— Je n’y avais pas pensé, fit le comte.
Ben Balada tapota le poitrail de l’armure, à deux doigts de pratiquer la même désinvolture sur celui de l’extraterrestre qui rentra le ventre.
— Je ne lui ai rien donné. Il est épuisé.
— Mais par quoi, mon Dieu ?
— Oui, par quoi… ?
— Un voyage comme vous n’en avez jamais entrepris.
— Vous avez fait subir à cet enfant les tourments d’un voyage… ! Mais où êtes-vous allés ?
— Dites-le-nous.
— Cela vous regarde-t-il ?
— Le Parquet y trouvera à redire si…
— Un baiser de vous, chère Madame, et il reviendra avec nous.
À ces mots, on soupira sans retenue. On avait oublié Lazare. On avait été transporté ailleurs. Et l’enfant, baisé aux lèvres, s’éveilla, étirant sa petite carcasse presque dans les bras de la comtesse qui ne put s’empêcher de susurrer :
— Ressemble-t-il à sa maman ?
Jehan Babelin, circonspect, s’était bien gardé de se mêler à la conversation. Il négligea même de s’intéresser au réveil de l’enfant. Sous le regard non moins sagace de l’extraterrestre, il rejoignit Ben Balada qu’on semblait tenir à l’écart. Il lui offrit un cigare que l’étranger refusa poliment. Jehan Babelin l’embrasa sans attendre et rejeta la première bouffée vers les ornements du vieux plafond qui en avait vu d’autres. Le moment était bien choisi pour revenir au sujet du présent chapitre. Et pendant que l’enfant gazouillait devant une assiette de cookies, Jehan Babelin prit le coude de Ben Balada dans sa grosse main d’ouvrier à temps perdu et, l’entraînant vers l’extérieur, car il ne pleuvait plus et le vent s’était éloigné, on l’entendait secouer d’autres branches, il lui demanda, à voix basse et sans ponctuation :
— Mais pourquoi cet enfant n’est-il pas Lazare
— S’il l’était, cher monsieur qu’il me semble reconnaître, la suite de ce récit n’aurait aucune raison d’être. Or, il y a une raison. Et je vais vous la donner :
Elle n’a jamais eu lieu. On retrouva l’enfant non pas sur un quai à Nantucket, mais sur la rive champêtre de l’Aulnier, sous les saules en fleurs, il ne pleuvait pas, le temps était tranquille comme peut l’être un jour chômé et les animaux domestiques que voyaient-ils ? C’est curieux, dit quelqu’un, on dirait qu’on l’a déposé là et qu’on est reparti par là. On examina les parages, buissons désertés, fossés inhabités, une clôture gisait dans la ronce et les fleurs de châtaignier pleuvaient alentour, traversées d’abeilles et de rayons poussiéreux. On tenta de le réveiller, mais il dormait comme si on l’avait oh drogué ah qui ose penser que quelqu’un a commis l’irréparable bien que sans traces. cherchez encore. par là. je vous dis que. déjà vécu. même télévision. le docteur se fraya un chemin, jouant des coudes et une fois sur l’enfant pencha sa science du connu et conclut que rien n’était arrivé. ni quelqu’un. ni a fortiori drogue destinée autant à soumettre qu’à brouiller les pistes. mais il n’y a pas de p. inutile de faire appel aux forces de. « Je m’en charge » et l’enfant fut hissé sur le plateau du fardier et le vieux diesel de papy donna tout ce qu’il avait dans le ventre et au château on ne savait pas à quel saint se. et le curé consultait l’oracle de Delphes. Anaïs se jeta sur l’enfant comme si elle allait procéder à une mise bas inversée. pensa le comte qui se renseignait sur le pouls, les questions de systole et de diastole, et si quelqu’un avait vu ou entendu quelque chose. puis la terrasse s’éclaircit et bientôt le comte et la comtesse semblaient bavarder comme si rien ne s’était passé. on voyait ça de loin mais on y était. l’enfant avait ouvert les yeux, la bouche, son anus et ses mains et on n’avait rien compris à ce qu’il disait. il le disait à la demande du. « Savez-vous qu’il m’arriva chose pareille à un âge semblable ? » Anaïs n’écoutait pas. Derrière la vitre, l’extraterrestre était immobile, le rideau battait son épaule, « des tas de choses pouvaient encore se passer »
Qu’est-ce qu’il en sait, ce vieux fou ? pensa Anaïs. Comme si autre chose que moi-même existait entre lui et ce fils qui ne sera jamais le sien. Ce que l’un a vécu est parfaitement étranger à ce que l’autre ne vivra pas. Comment un enfant peut-il songer à ne plus exister ? Je n’y ai jamais pensé, autant que je me souvienne, mais pourquoi aurais-je oublié une chose aussi définitive, même si on y a survécu ?
— Peut-être ne devrions-nous pas le laisser seul… pensa le comte à voix haute.
— Le docteur l’a ensuqué pour au moins dix heures. Je ne pense pas que.
— Ne le laisse pas seul.
Il avait l’air sincèrement inquiet. Peut-on associer sincérité et inquiétude ? Une fois réveillé, il se souviendra de ce que qu'il a...
— Que lui dirai-je alors… ?
Pourquoi avoir posé cette question ? A-t-elle changé le cours des choses ? Que faudra-t-il entendre ? que je ne souhaite pas entendre. Il y a au fond si longtemps que cela aurait dû arriver. Et il a choisi ce jour d’été pour. Il ne s’en expliquera pas. Moi-même je n’expliquais rien. Mais on ne me demandait rien. On ne demande pas ce genre de choses à une fille. Et comment aurait-il pu trouver les mots pour lui en parler ? Entre fils et. Comment nommer ce. Me rendre folle. Comme si j’étais assez vieille pour. Le temps ne passera jamais aussi vite.
— À mon avis, le connaissant, je pense qu’il a dû glisser sur. Heureusement le courant est faible à cet. Il a trouvé la force de. Et là il a perdu connaissance et. Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui vient de.
— Nous verrons cela demain matin, dit le docteur. Mais si besoin est, n’hésitez pas à m’appeler, ma chère Anaïs. Je n’ai jamais dormi que d’un œil, allez !
Le comte parut applaudir. Le docteur serra une de ces mains. Humide. Même mouillée. Où était-il quand c’est arrivé ? Les questions qu’on se pose quand. On le vit trottiner dans l’allée déjà sombre. On attendit que la grille se referme. L’extraterrestre fit signe que tout était prêt pour passer une nuit tranquille. À moins que l’enfant. Dix heures. Vite passé. Avaler quelque chose pour ne pas. Déjà l’odeur du café remontait de la cuisine. Cramé. La tasse tremblotait sur le plateau et il le déposa sur la méridienne vert de vessie, prit place dans son fauteuil et régla le repose-pied après une série d’approximations. Elle visualisa la vis sans fin puis avala une gorgée brûlante et cramée.
— Nous ne savons rien, dit-elle sans le vouloir.
— Je ne sais jamais tout comme je voudrais, ma chère.
— Je ne vois pas…
Aucune envie d’en parler maintenant. Si elle s’y attelait enfin, elle s’embrouillerait et finirait par fuir comme d’habitude et il demeurerait dans ses coussins jusqu’à ce qu’il y trouve le sommeil. Nous avons tant de choses à nous dire !
— Nous avons oublié son lancer, dit-il. À vrai dire je n’y ai pas pensé. Pense-t-on à récupérer un lancer dans ce genre de circonstance ?
— Je ne crois pas…
— Un Mitchell acheté à Noël. Le Noël dernier.
— Il l’étrennait, je crois.
— Non point ! Je lui ai enseigné comment… le jour même.
— À Noël… ?
— Je le dis. Et je crois bien ne pas me tromper. Il nous le dira. Dix heures, c’est vite passé. Surtout la nuit… qui nous attend.
— Tu peux aller te coucher…
— Et toi… ?
— Le docteur a dit…
— Ah la la ! Le docteur ! Le docteur !
Il gravissait déjà l’escalier. Elle entendit la porte claquer. Se reproche-t-il quelque chose que je ne sais pas… encore ? Le docteur sait-il ce que nous ne savons pas ? Quels seront ses premiers mots ? Comme s’il renaissait. Nous serons tranquilles. Pas un mot de trop. Ne recommence pas !
Elle monta. L’enfant dormait. Dix heures. Elle entrouvrit la fenêtre. La nuit était tombée. L’enfant ne voyait pas les choses autrement. Il était arrivé au port (à Nantucket si vous voulez) à l’heure prévue. Les femmes avaient déjà embarqué et les hommes déambulaient sur le quai entre les bagages et les marchandises en cours de chargement. La grue grinçait de toutes ses dents. Il trouva dans sa poche de quoi justifier son goût pour les voyages. Ils sauraient au premier coup d’œil qu’il n’avait pas l’habitude des voyages. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure que vous n’avez jamais bourlingué plus loin que le paillasson. Il provoquerait des rires alcoolisés. On lui demanderait d’être un homme. Pourquoi voyageait-il seul ? À votre âge, on est accompagné, sinon le soupçon de fugue sort de l’œuf et vous êtes bon pour vous expliquer devant un parterre d’inquisiteurs les uns patentés les autres venus pour le spectacle. Pedro Phile était accoudé au bastingage près de la passerelle. Il héla l’enfant. Dit :
— On n’attendait plus que toi. Magne-toi !
Il n’y a plus d’aventure de nos jours, alors celle-là ou rien c’était. Et il monta à bord, sauta à pieds joints et faillit prendre le chemin d’une écoutille qui sentait la sueur des vestiaires. Heureusement, Pedro Phile attrapa la chemise et l’enfant, qui s’appelait heu mettons Wadi, se retrouva sur ses deux pieds et il les joignit encore pour saluer son hôte. L’Amérique était si loin qu’il fallait en rêver. Il avait compris la leçon, accroupi sur la berge vaseuse de l’Aulnier, et les joncs jouaient avec le vent à attraper des insectes moqueurs.
— Bien, dit Pedro Phile. J’espère que tu n’as pas oublié ton petit cucul…
— Vous m’avez promis que je pourrai enculer moi aussi…
— Je tiens toujours mes promesses, petit. Personne ne me reprochera jamais de chercher à tromper mes amis. J’ai des tas d’amis qui te le diront. Ils nous attendent, là-bas, en Amérique.
Wadi serra ses petits poings contre ses cuisses, un truc qui l’aidait à bander si jamais c’était urgent. Il avait appris un tas de choses dans les livres, mais maintenant il allait montrer qu’il n’avait pas perdu son temps et qu’il n’allait pas le faire perdre à ceux qui attendaient leur tour. Pedro Phile posa une main sur cette épaule fragile, tâta la mollesse de la chair et n’insista pas pour éprouver la tendresse des os. À cet âge, on ne sait jamais, pensa-t-il. Et ils descendirent par l’écoutille et ça sentait la sueur du stade le dimanche après-midi et ça ne figurait pas parmi les souvenirs les plus agréables. Il n’avait jamais traversé l’Océan. C’était l’occasion ou jamais. Il n’y avait peut-être qu’une occasion. C’était la première fois qu’il voyait de près une occasion. Il n’y en avait jamais eu d’aussi proche. Et même, il n’y en avait jamais eu du tout. La vie de château a un prix.
— Installe-toi, dit Pedro Phile. On va appareiller bientôt. Je vais me renseigner auprès du capitaine.
— C’est pas toi le capitaine… ?
Il avait l’air déçu. Pedro Phile s’en inquiéta aussitôt. Il voyait venir les ennuis au moindre signe de doute ou, et c’était le cas, de déception.
— Je suis le commandant, dit-il, ayant posé un pied sur l’échelle. Tu sais bien que le commandant est au-dessus du capitaine, n’est-ce pas… ?
Il attendit une réponse, mais l’enfant n’en avait pas, ou bien il répondrait non et il faudrait se remettre à l’œuvre de la conviction, comme le président aux Assises. Le pied quitta le premier barreau et se posa contre l’autre. L’enfant regardait les pieds, comme vous en ce moment. Ils étaient chaussés de fines bottes de cuir bien astiqué et les boucles rutilaient comme de l’or.
— Père m’a expliqué la hiérarchie, dit-il enfin, mais il était pas dans la marine.
— Dans la marine c’est comme sur la terre et dans les airs, jubila soudain Pedro Phile. Tu as bien compris la leçon. Tu seras capitaine toi aussi un de ses jours et peut-être même amiral, ce que je ne suis pas l’enfant allait-il demander pourquoi
— En attendant, dit-il joyeusement, je suis un moussaillon ! Comme dans Tintin !
— Oui-da !
La caraque prit la mer pour rejoindre l’océan. L’enfant éprouva un haut-le-cœur dès la première vague de front. Il crut monter au ciel, mais ce n’était pas comme ça qu’il avait prévu de mourir. Sur le pont, il vit les caravelles qui allaient à la queue leu leu, à deux bons milles à la poupe, si les leçons portaient leurs fruits toutefois, mais il n’en était pas vraiment convaincu et il craignit d’avoir à démontrer sa science nouvelle du sextant. Ne pas tout comprendre alors que sans ce savoir vous êtes fichu est un sacré handicap et on ne ressent pas vraiment le besoin d’en parler, même si c’est en parlant qu’on en sait plus et surtout mieux. Il chia dans le pot tellement c’était angoissant de ne plus avoir les pieds sur terre avec les vaches du domaine familial exploité par des métayers qui mourraient avant l’âge de la retraite. Le colombin était presque parfait, un peu mou aux extrémités, mais le corps ne donnait aucun signe d’imperfection, il balança ce contenu par un hublot et remis le pot à la place qui était la sienne, sous le paddock où il l’avait trouvé après avoir cherché ailleurs. Il bandait comme un étalon et laissa cette chair dehors, mais sous la table car il s’était assis pour consulter la carte du voyage. Il ne se demanda pas pourquoi le Vésuve se trouvait en plein milieu de l’Océan. Il n’avait jamais vu le Vésuve, sinon en photo et sur de vieilles gravures à prétention scolaire. Il n’avait non plus rien imaginé à propos du Vésuve et de ses terrifiantes éruptions qui avaient plus d’une fois changé l’Histoire. Cela arriverait encore et là, adieu Napoli ! Mais Naples ne figurait pas sur la carte. De l’autre côté on avait New York et Nantucket était indiqué par une flèche sortant de la gueule d’un cachalot. Son doigt traversa cet océan sans toutefois passer trop près du Vésuve. On ne place pas le Vésuve en plein océan si on n’a pas une raison de le faire et Pedro Phile devait en avoir une qu’il n’était pas question de discuter tant qu’on n’avait pas l’expérience de la sodomie active et non pas subie comme cela avait été le cas plus d’une fois. Wadi n’avait pas compté. Il avait mal au cul mais l’onguent était si efficace que son effet remontait jusque dans la langue qui alors sortait de la bouche sans pouvoir servir de langue ni d’autre chose. Les caravelles embarquaient des femmes. Ni jeunes, ni vieilles. Ni belles, ni franchement laides. Mais il n’avait pas vu d’enfants. Était-il le seul à bord de la caraque ? Et s’il s’en trouvait, pourquoi avait-il le privilège de profiter de la cabine du commandant ? Ce genre de réflexion n’était pas bon pour le moral. Il rechercha le plaisir et le trouva, ensuite il remit sa petite queue dans sa culotte de chaude laine et il attendit de mourir, car il était venu pour ça, Pedro Phile lui avait promis une mort sans douleur et avec un tas de rêves tous plus agréables les uns que les autres. On ne vous saignait pas, on ne vous privait pas de respirer, rien dans le cul genre tison ni éventration avec arrachement des entrailles. Vous partiez comme vous étiez venu. Il n’y avait pas d’heure. Cela arrivait, mais on ne pouvait pas parler d’improviste, parce qu’au moment où ça arrivait, vous aviez l’esprit ailleurs et rien n’arrivait d’autre que cette chose qu’il faut bien appeler la mort si on a le sens de la réalité comme on n’a pas celui de la poésie. Il n’y a rien de plus prometteur, du point de vue de la réalité, que de mourir en voyage, Vésuve ou pas Vésuve. Naples n’a jamais été baignée par l’Océan. Le Vésuve est une autre réalité et votre doigt sur la carte passe au large et une fois passé vous ne vous retournez pas : vous êtes mort. Cependant, Wadi avait bien conscience qu’il n’était pas encore mort. D’ailleurs il avait émis le souhait d’enculer quelqu’un avant de mourir, mais pas une chèvre ou un mannequin de caoutchouc. Il voulait enculer un vrai cul. Peu importait que ce cul appartînt à quelqu’un ou à personne en particulier. Il enculerait. Il jouirait et ensuite il appellerait la mort et elle viendrait, seule ou en compagnie, il n’avait aucune idée du genre de compagnie que peut avoir la mort, il n’y avait même jamais pensé, il y pensait maintenant et c’était peut-être trop tard et ça changerait la nature de la sodomie et pourquoi pas du plaisir, mais il était trop tard et quand il est trop tard on fait bien de ne pas se presser d’en finir et de soigner le détail. D’ailleurs qui peut savoir ce qui se passe vraiment si on n’est plus là pour en témoigner ? Il y a des choses qu’on sait avant et aucune qu’on peut savoir après. C’est la règle. On ne la change pas. Et si vous n’avez pas de quoi vous payer le billet ou aucune compétence pour vous inscrire au rôle, retournez chez vous et restez-y car c’est tout ce que vous valez.
Voilà à quoi pensait Wadi. On n’avait pas trouvé de cailloux dans sa poche, ni de quoi saigner dans l’autre poche. Pas de traces de violence en dedans comme en dehors, mais comme il n’était pas question d’autopsie on laissa passer la nuit et dix heures passèrent et même midi, l’enfant dormait toujours. Le docteur Vincent, alerté, s’amena en vitesse pour constater que sa drogue faisait plus d’effet sur l’enfant que sur l’adulte, ce qu’il ignorait jusque-là car il n’en avait jamais fait usage que chez l’adulte et encore si rarement qu’il ne se souvenait pas de tous les détails.
— Mais enfin, s’écria le comte, ce détail… quel est-il ?
— Si je le savais, mon cher Fabrice, je saurais quoi faire ! Le cœur est bon, la température aussi, rien d’anormal en surface, pas de croissance interne, un sommeil si tranquille qu’on a peur de la mort mais il vit autant que vous et moi et que le reste du monde ah ! peut-être qu’un bain…
Qu’à cela ne tienne ! On vida le congélateur de Barman, la baignoire en reçut les glaçons, les congelés, les glaces décollées à coup de poinçon, on ajouta tout ce qui pouvait servir à refroidir et le corps de l’enfant fut plongé dans cette préparation expérimentale qui, aux dires du médecin, avait fait ses preuves dans les siècles passés, mais alors tellement passés qu’il pouvait toujours arriver quelque chose de vaguement prévisible comme c’était le cas en l’occurrence.
On se pencha. Et l’enfant ouvrit les yeux. On se pencha encore, les mains étreignant les bords émaillés blanc de la baignoire aux pattes de lion et le regard de l’enfant s’anima et comme il était nu, sa petite bite émergea, raide et parcourue d’un frissonnement qui en disait long sur ce qui allait arriver maintenant qu’un tas de choses l’étaient déjà et toujours pour faire chier le monde ! Soudain, l’enfant se redressa, les genoux dans l’eau où barbottaient les glaces et les lunettes du docteur. Il allait parler.
— C’est ridicule ! fit Anaïs en reculant dans le miroir de l’armoire.
— Qu’est-ce qui est ridicule ? demanda le docteur comme s’il ne saisissait pas toutes les données de la situation.
— Mais enfin, mon chéri ! ânonna la comtesse et elle saisit l’enfant comme s’il était en train de décoller pour s’arracher à la gravité à laquelle on venait de soumettre ses capacités de résistance au froid polaire.
Aussitôt elle l’emporta. On n’était pas bien sûr de la « guérison », car le docteur Vincent prononça ce mot et le comte parut assez soucieux pour intriguer l’assistance venue nombreuse en cette occasion sans doute exceptionnelle et pourquoi pas unique.
— Voyons ! dit le comte et nous le suivîmes à petits pas pressés.
La porte de la chambre était ouverte, la fenêtre aussi, le lit était ouvert et l’enfant, à cheval sur sa mère évanouie, tentait de l’enculer, se heurtant toutefois à une culotte pas faite pour ça.
« Pour qui qu’tu t’es encore fait passer, nom de Dieu ? » hurla la vieille qui vivait à l’étage et ne sortait que sur la terrasse attenante d’où elle pouvait assister au spectacle du lent envahissement des mauvaises herbes et des arbustes non moins inutiles alors qu’elle avait jadis aimé descendre dans ce jardin pour y cueillir des fleurs cultivées de sa main et récolter des fruits dont les branches porteuses avaient été greffées par son défunt et oublié mari. Roger Russel ne répondit pas et ôta son masque. La nuit avait été chaude sur le plan sexuel.
— Tu ne seras jamais toi-même si tu persistes dans l’erreur et tu mourras comme ton père comme si tu n’avais jamais habité ici !
Aussi vrai que la maison et le jardin et la vieille remise qui donnait sur la rue principale appartenaient à la vieille qui les avait hérités alors que son vieux n’avait même pas eu l’occasion de s’appauvrir au long d’une carrière qui ne l’avait pas élevé au-dessus de ces autres qui forment la moyenne, laquelle servait de référence à la vieille s’il était question de commenter tel ou tel aspect de son existence à lui. Elle ne descendrait pas. Il fallait lui monter son repas deux fois par jour, ce qui imposait un emploi du temps adapté mais enfin : Roger Russel ne travaillait plus depuis longtemps. Il n’avait même plus de relation dans la profession. Et il ne lui arrivait plus de consulter les pages de chroniques judiciaires de La Méridienne où le comte Fabrice de Vermort, qui avait été jadis un ami et un client, entretenait d’hypocrites rapports avec la population la moins informée de ce qui se passe en coulisses.
— Persiste ! Persiste ! Et à la fin il sera trop tard !
— Je t’ai ramené des MacDo. Je sais que tu aimes ça…
— Évidemment tu n’as pas pensé que j’ai besoin d’amour !
Nymphomanie aigüe, avait diagnostiqué le docteur Vincent. Un écran était allumé en permanence. On y voyait des scènes de cul. Mais en pratiquant la paranoïaque-critique, il voyait des astronautes évoluant dans l’espace exigu de leur module scientifique ou militaire selon les phases d’angoisse. Il ne s’était pas encore assis. Il jeta le journal sur la nappe que des lys polluaient, penchés hors d'un vase de cristal qui avait l'âge du denier voyage à Venise. Il était encore un enfant cet été-là. Il avait admiré le travail du verre commenté par son père qui possédait une culture aussi vaste que bizarre, mais Roger Russel ne l’avait pas héritée et il avait étudié le droit faute d’être doué pour les mathématiques. Sa mémoire était conçue pour stocker au moins autant de données juridiques que le cerveau de son père contenait de connaissance du monde et de ses parallèles. Il monta.
— Tu sens la vinasse ! grogna-t-elle.
Elle était pudique, heureusement. Le docteur Vincent avait tracé le portrait d’une nymphomane anacréontique, à l’époque. Le vieux n’était pas encore mort, mais il ne s’intéressait plus depuis longtemps au désir que sa femme exprimait clairement si personne d’étranger au cercle familial ne pouvait en témoigner. Ils étaient trois. Quatre avec le docteur. Et une foule de lecteurs scientifiques interdits de séjour grâce à un pseudonyme aussi imperméable que le sujet lui-même aux yeux de Roger Russel « le timoré », crasse pusillanimité qui n’atteignait pas son activité professionnelle. Mais elle ne savait rien de ses réussites ni de ses échecs. Il buvait trop, à son avis, et elle le lui reprochait tous les jours, au moment des repas, deux à des heures choisies par elle « en fonction des planètes ». Il ne savait rien de ces planètes ni de leur influence sur le destin ni même des calculs apparemment géométriques qui occupaient toute la place à l’heure des conversations nourries de reproches et de conclusions toujours les mêmes avec l’Enfer pour coulisses. Il avait bu.
Il buvait beaucoup depuis qu’il n’exerçait plus. Il faut dire qu’il avait l’excuse de l’ennui, pas seulement la raison de l’échec. Il n’avait épousé personne, pas même l’homme qu’il avait aimé et qu’il aimait encore. Mais ce n’était pas au château qu’on donnait des bals masqués. Il fallait connaître ces rues pour ne pas s’y perdre. Et il était prudent d’y être reconnu, sinon il risquait de vous arriver malheur. Qui n’avait-il pas défendu parmi cette coquille ? Il en avait même perdu la sympathie de la magistrature locale, à force, à l’époque. Le vin raccourcissait les perspectives. Vous ne pouviez plus mesurer les distances avec la précision de l’ébéniste ou de l’horloger, mais vous n’étiez ni ébéniste ni horloger et même un jour à l’orée de la soixantaine vous n’étiez plus rien et pour que ça continue dans le même sens vous n’étiez pas assez pauvre pour mendier ou vous taire. Il avait sa table chez Barman. Une table pour lui tout seul. De l’acier peint en vert avec des cloques qui éclataient dans la rouille et des repeints qui révélaient d’anciennes luttes contre l’érosion inévitable des choses qui ne vous appartiennent pas mais dont l’usage vous est nécessaire. Ça s’était fait lentement, année après année, sans retour possible, sans solution, et l’homme qu’il avait aimé en avait épousé une autre. Il avait fait du bon travail, à l’époque. Il ne buvait pas encore. Il ignorait même tout du vin. Sa table portait des repas presque gastronomiques, si on peut dire ça de Barman qui ne sait toujours pas qu’on l’a pensé sans le lui dire, ce qui aurait changé quoi, hein ? Cette après-midi, il s’était assis, et les tables étaient occupées par les joueurs invités par le comte de Vermort à jouer avec lui. Des exemplaires de La Méridienne du dimanche passé étaient ouverts à la page des nouvelles locales où l’annonce de la sortie de Ben Balada était illustrée par une photographie de l’époque. Lazare entra. Avec l’âge, sa négritude s’accentuait. Le blanc de ses yeux trahissait une honte insolente. Tout le monde savait depuis le procès. Mais ce regard ne croisa pas celui de Roger Russel qui s’était surpris à en rechercher le jugement. Il savait trop bien ce que le jeune homme pensait de lui, depuis le procès. Était-il écrit dans le Grand Livre qu’il partait en voyage avec son amour enfin libéré ? Il avait attendu tout ce temps sans donner aucun signe d’aventure. On le savait fidèle. Fou peut-être. Il faut être fou pour attendre aussi longtemps. Mais qui n’avait pas attendu ? Chacun avec sa raison d’attendre qu’il se passe quelque chose qu’il n’était pas difficile d’imaginer puisque tout le monde était d’accord sur le sujet.
— Tu aurais dû sortir, dit la vieille qui avait remonté le drap sous son nez.
Puis quelque chose comme : un jour il te tuera. Comme s’il ne l’avait pas déjà fait ! Ah ! mes amis. Quelle plaidoirie ! Quel effet sur l’esprit ! Et quelle belle conclusion !
— Mais qui s’en souvient ? murmura la vieille dans sa soupe aux orties.
Le comte s’en souvenait. Bien sûr, il fallait reconnaître aujourd’hui qu’on n’évoquait plus ce sujet, qu’on l’évitait s’il se présentait à l’esprit et que la mémoire y perdait un peu de sa logique. Il n’avait pas discuté avec le comte depuis des mois. Et cela faisait autant de mois que la libération de Ben Balada était revenue sur le tapis. Qui esquivait qui ? Roger Russel n’en était plus sûr. Il pensait qu’il valait mieux parler d’autre chose si jamais on se rencontrait après ces mois de non-dits, mais on ne s’était revu que de loin, sur la place ou aux alentours. La vieille tenait le bon bout. Quand le désir la laissait penser à autre chose, ne trouvait-elle pas toujours le moyen de le blesser d’une manière ou d’une autre ? Elle acheva sa soupe, versa son demi verre dans l’assiette et touilla sans cesser d’y penser. Elle pensait beaucoup avant de se lancer dans ce qu’il convenait de considérer comme une plaidoirie. Il savait d’avance ce qu’elle allait conclure, mais il n’écoutait pas le long argumentaire, pas plus que les citations catulliennes dont elle l’émaillait pour paraître aussi savante que lui. Oui, oui, Lazare s’était dirigé vers le comptoir et il avait demandé un rafraîchissement…
— Avec des bulles… ?
— Comment veux-tu que je le sache ! Je n’ai pas…
— Tu ne sauras jamais y faire, mon pauvre !
Elle toussota après la dernière gorgée. Il avança le plat de viande.
— Encore de l’agneau ! Moi qui ai beaucoup péché ! (rire) Ensuite… ?
— Et bien je ne sais pas moi ! (un temps, elle ne dit rien, tranche au ras de l’os) J’ai dû en profiter pour sortir…
— Tu as profité de quoi… ?
— Je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette idée d’entrer chez Barman…
— The imp ! Tu n’en feras jamais d’autres !
Il la laissa avec sa viande et une fois dans la cuisine il avala le hamburger refroidi, raplapla, il avait demandé du raifort mais ils n’avaient que de la moutarde et il avait sauté par-dessus la haie de buis du parking d’ailleurs ce n’était pas du buis à cause du cylindrocladium buxicola et chez le boucher hallal l’agneau avait déjà refroidi, il descendit à la cave pour remonter une bouteille de piquette, l’additionna de Soberano et vida plusieurs fois son verre son cerveau ne retrouvait plus la plaidoirie et il se réfugia dans la bibliothèque avec l’espoir d’y trouver le sommeil quelquefois il se retrouvait nez à nez avec le Galand de pépé qui n’était pas mort à la guerre comme papa et un tas d’autres pauvres types qui n’en savaient pas plus que lui oups !
— J’étais venu pour payer heu… l’ardoise…
— Tu te doutais bien qu’en un pareil jour il y aurait du monde et que Lazare…
— Non, non. Je n’y pensais pas.
— Qu’est-ce que tu as dans la tête, mon pauvre fils… ?
— Dans la tête (qui me tournait) je ne sais pas, mais cette histoire d’ardoise eh bien je dois dire qu’elle me turlupinait et…
— Toi ! Te soucier de ce que tu dois…
— Je mangerai le Macdo, j’ai pensé que cet agneau, mais j’avais oublié qu’hier…
— Hier et hier et hier ! Pauvre joueur ! Combien as-tu perdu ? Tu n’as pas d’enfant, mais tout de même. Je serai morte avant j’espère… Je ne veux pas voir ça. The imp !
— Je ne sais pas comment te faire taire, na !
Des balles en bois. Le contenu de l’étui était sans doute périmé. Il trifouilla longuement dans le vieux tiroir, en sortit un missel dont les images s’éparpillèrent sur le tapis, ne rencontra que des dentelles amidonnées et des rubans noués en papillons. Il n’avait jamais tiré avec cet ustensile dont la graisse avait séché. Il craignit de l’armer. Son pouce tremblait.
— Rog ! Qu’est-ce que tu fais ?
De là-haut elle criait, secouant une fourchette avec un bout de viande dans les dents.
— Je ne fais rien. Je lis.
— Alors ne me dis pas que tu ne fais rien !
Entre les rayons de livres tous reliés cuir et ornés de lettres d’or, la série des dossiers exhibait ses dos marqués au feutre rouge.
— Quand tu fais quelque chose, ne dis pas que tu ne fais rien !
— « Tu es pire que ton père, té ! » murmura-t-il sans ouvrir la bouche.
— J’ai entendu dire qu’il ne sortira pas aujourd’hui ni demain…
— Pour aujourd’hui, tu as raison, d’autant qu’il fait presque nuit…
— Ils ne sortent pas la nuit… ?
— Il sortira quand ils le décideront.
— Tu aurais pu te renseigner. Tu étais toujours bien renseigné avant…
— Je ne le suis plus !
Faire taire. Ou s’éloigner pour ne plus entendre. Mais aller où ? Aucune envie de rencontrer quelqu’un. Impossibilité de se retrouver seul. Ou alors traverser les champs. Témoins les animaux. Jamais je n’ai.
— Qu’est-ce que tu lis ? Je t’entends marmonner…
— Je ne lis pas…
— Tu disais le contraire il n’y a pas une minute !
— Je ne marmonne pas.
— Je reconnais ta voix même si tu changes de costume pour ne pas être reconnu.
— Ces bals masqués ne sont plus à la mode. Le temps…
— Ne me parle pas du temps, je t’en prie !
Assiette chute sur plancher remonter avec serpillière préalablement humidifiée sous le robinet prévoir vieux journaux non pas celui-ci je le destine aux archives mes archives maintenant ses pas de babouches trop nuit pour passer le reste de la soirée sur la terrasse
— Sans cette heureuse culotte il l’aurait oh !
— Des racontars ! Je soupçonne le docteur Vincent.
— The perverse ! Mais la traduction de Baudelaire nous invite à cueillir une fleur du mal, pas à lire Poe… Tu n’as jamais été doué pour les mathématiques alors que je rêvais pour toi d’une…
— Je croyais que l’assiette était…
— Ce qui explique la serpillière, veux-tu dire…
— Je n’explique rien ! Je n’ai pas assez bu ! Je descends.
Ces conversations à la con. Impossible à retranscrire. Quelle que soit la méthode. Idéogrammatique ou pire. Pourquoi ne pas jouer moi aussi ?
— Tu as entendu… ?
— (voyant le contenu du verre dans la lumière de la lampe) N… non…
— Ce n’est donc pas toi.
— Pas moi quoi ?
— Ce coup de feu…
— Pas entendu.
— Je suis sur la terrasse…
— Avec cette tramontane ! Tu vas choper…
— Un coup de feu à cette heure… Pas un chasseur… Ici les chasseurs sont respectueux de… comme disait ton père… qui n’a pas toujours dit que des bêtises…
— Couche-toi. Je viendrais te…
— Tirer dans la nuit… Sur quoi ? Sur qui… ?
— (avalant une gorgée anesthésiante) Ce n’est pas moi, na ! Tu es satisfaite ?
— Ce ne sera jamais toi. Je te connais.
Entend les portes de la terrasse se refermer. N’entend pas son corps de nymphe entrer dans le lit. Écoute sans quitter des yeux l’extrémité du couloir où commence l’escalier qui monte là-haut. Un jour, ce coup de feu… peut-être. Si cette vieillerie fonctionne encore. Balle de bois. Rien trouvé d’autre. 1887. A servi en 14-18, selon pépé qui n’a jamais dit comment il a servi ni qui s’en est servi. Il observa la poutre principale, beau chêne noirci par des générations de frileux. Sans guerre à la clé. Commencer par démonter cette mécanique. Plan sur le web. PDF. L’armurier du coin ne s’étonnera pas si je lui demande de la graisse à fusil. « Vous chassez maintenant ? » Non. Les collections familiales. Déclarées.
— Des balles en bois… ?
— Vous croyez que…
— Vous pouvez toujours essayer… mais j’ignore si…
Non. Ce dialogue ne peut pas avoir lieu. Bois d'aulne ou de hêtre. Teinte rose. Ou rouge passé le temps. Essayer pour quoi faire ? Que sait-elle de cette arme ? Je ne me suis jamais posé la question. Il a fallu que… pour… le pied à coulisse indique 8mm. Le tiroir a besoin de talc aux glissières. De quoi parle-t-elle ?
Il sort. Sous la terrasse du haut. Les hortensias frémissent toujours à cette heure. L’autan hésite puis la tramontane. Il y a de la lumière devant le château. À vol d’oiseau un demi mille marin. Les cyprès en sont grandis. Les nuages semblent se rapprocher. Plusieurs véhicules. À cette heure c’est étrange. On n’entend rien.
— Tu vois que tu as entendu !
Voir entendre. Elle est ressortie sur la terrasse. Elle se tient à la balustrade de brique encore rouge à cette heure. Un coup de feu ? Pourquoi pas ? Au château.
— Bien sûr tu es saoul ! Tu ne pourras pas y aller voir.
— Mais on n’a pas besoin de moi…
— Ils n’avaient peut-être pas besoin de toi à l’époque… ? mais tu ne buvais pas. Tu n’avais aucune raison de boire, à l’époque. Cet homme…
Qui ? Jehan Babelin ? Il n’a jamais épousé personne. Ben Balada ? Il était en taule. Pedro Phile ? Je l’aimais bien, mais pas à ce point ! Reste Fabrice, mais c’est impensable. Ne me dis pas que c’est ce que tu penses… !
— À quoi bon en parler puisque personne n’en sait rien à part toi et moi… ?
— Et lui, maman ! Lui ! Je l’aimais ! Lui et moi…
— Tu ferais bien d’aller y voir… Au moins par curiosité… Un coup de feu… Quelqu’un est mort, Roger… Et ce n’est pas toi… Pendant un moment, affreux ! affreux ! j’ai cru que…
— Des balles en bois, maman ! Que veux-tu que…
Et comme il arrivait au château, poursuivi par les cris de sa mère, il manqua de force pour atteindre l’entrée dont la porte à deux battants était grande ouverte, le hall d’entrée illuminé comme par un feu.
Il y avait du monde dans le hall d’entrée du château de Vermort. La nuit n’en finissait pas de tomber. La lumière semblait s’attarder, vaguement mélangée par la ligne des cyprès qui allongeaient leurs ombres parallèles dans l’allée principale, celle que venait d’emprunter Roger Russel, tout couvert de son pyjama d’inspiration japonaise et la torche promenant dans les feuillages bruissants des ibiscus qui venaient de perdre leurs couleurs. Cigarette au bec, planté devant la baie vitrée éclatante de lueurs dansantes, Frank Chercos voyait le maître avancer sur le gravier, levant haut le genou comme s’il était pieds nus. Il attendrait la première parole avant de s’expliquer. Il le laissa venir sans s’opposer. Sa présence ne relevait d’aucune autorité, ce qui expliquait qu’il se déplaçait en marge de la scène qui faisait l’objet d’un début d’analyse après avoir été figée. Des crânes bien coiffés courts et dégagés se reflétaient entre les meneaux au mastic craquelé. Roger Russel voyait un tas de choses qu’il décrivait sans cesser d’avancer et ses lèvres prononçaient ces paroles confuses qui pour l’instant ne contenaient aucune question. Frank Chercos écrasa son mégot avec le talon de sa chaussure droite, comme d’habitude, jamais la pointe ni le pied gauche. Vieillit il avait. Années pas vu depuis.
— Je n’ai pas eu le temps d’enfiler un costume, dit Roger Russel en gravissant les marches qui bordaient en arc de cercle la terrasse qui avait connu de meilleurs partenaires.
— Je vois, fit Frank.
Roger ajusta le col empesé et se gratta la glotte d’un air pensif. Savait-il ce qui venait d’arriver ?
— Je crains que non, dit-il en frottant sa lèvre inférieure avec le dos de son index.
— Vous ne devinerez jamais.
De là, on pouvait voir le cadavre. Ça flashait, projetant des ombres géantes sur les tapisseries et les miroirs en jouaient.
— On n’entre pas, indiqua Frank. On regarde de là. Ni vous ni moi ne sommes
— Je sais, je sais ! Mais qui… ?
— Vous ne devinerez j
On voyait les jambes croisées. Pas de sang. Deux types s’étaient agenouillés. On aurait dit des prieurs chargés de. Puis la comtesse apparut, en sa robe de chambre aux armes des Vermort, dans le dos il y a. Puis elle se retourna et il vit qu’elle ne pleurait pas. Elle aurait pleuré son fils. Pleurer son comte je sais pas. Je ne sais plus. Tellement de temps a passé. Cette histoire. Pas achevée. Ben Balada est-il sorti ?
— Non, dit Frank. Une histoire de papiers. Cérastin n’en dit pas plus…
— Pas lui alors… Mais qui… ?
— L’extraterrestre.
Roger parut soulagé. Il n’aurait pas aimé que. Ni souhaité. Il ne paraissait même pas intrigué par la mort de cet extraterrestre qui. Il s’avança autant qu’il était permis et Frank était sur le point de le retenir par la manche.
— Il ne saigne pas, constata-t-il. Les extraterrestres ne saignent-ils pas si…
— Il a été étranglé.
— Pourtant… le coup de feu… J’ai entendu un
— Le comte a tiré sur l’intrus.
— C’était un intrus… ?
— Faut croire.
Il avait dû se battre pour ne pas. Un corps d’athlète. Souvent mis à l’épreuve. Samedis soir. Les gens ne savent plus ce qu’ils. Quel jour sommes-nous ?
— Lundi, grogna Frank.
Il fumait de nouveau. Sa fumée était irrésistiblement attirée à l’intérieur. Roger mesura instinctivement l’incidence de la brise du soir chargée des ahans des animaux en attente.
— Je ne comprends pas, dit-il comme s’il prenait l’affaire.
— Personne ne comprend. L’histoire que raconte le comte est sujette à caution, si vous voyez ce que je veux dire…
— N… non, je ne vois pas, je
— Il a pu tirer après l’avoir étranglé.
— Anaïs… Un amant… extraterrestre…
— En tout cas ce n’est pas Ben Balada. Le gendarme a tout de suite pensé que. Mais Ben Balada n’est pas encore sorti de prison. Peut-être demain. Les papiers.
— Qui alors si ce n’est pas le comte qui… ?
— La comtesse. (écrasant mégot selon rituel) Je l’aime bien. Nous avons passé la soirée avec elle.
— Qui ça donc nous
— Hélène. Vous vous souvenez d’Hélène… ? Les promenades sur l’Aulnier. Fonds plat des marins d’eau douce. Ah ! Ah !
Un gendarme s’imposa dans un rayon de lumière qui tombait sur ses épaulettes.
— Alors… ? fit Frank.
— On a un premier scénar, répondit le pandore qui humait la fumée bondissante. Mais vous savez ce que c’est…
— Je sais.
Roger risqua un petit salut du bout des doigts auquel le roussin ne répondit pas. Il ne me voit pas. Je n’appartiens pas à ce chapitre. Il jette un œil morne dans l’allée, voit la fourgonnette, l’éclairage de l’entrée donnant sur la route, un margis en faction. Le soleil est tombé, là, derrière le bois jouxtant le gazon où deux chiens sont couchés, pattes croisées, oreilles en pointe.
— Je ne peux pas vous autoriser à entrer, dit le gendarme. On attend le. Té ! Il arrive !
Etc. Roger Russel croisa la voiture du. Elle était éclairée à l’intérieur. Reconnut les personnages. Passa son chemin. Frank trottina un bon moment avant de le rejoindre sur la route. Il allait d’un bon pas. Son pyjama flottait autour de ses jambes rapides. Il se retourna en entendant les pas pesants du flic qui haletait, mégot sur la langue, éteint si j’en juge par. Il ralentit et se laissa rattraper. On pourrait discuter sur la terrasse, devant le jardin. Il possédait une terrasse lui aussi. Pas aussi élégante que celle de Vermort, mais on y dansait autrefois. Entre petits bourgeois du coin. Avec vue sur les toitures du château. Guirlandes en hiver d’un frêne à l’autre. Les jeux du vent et des mains sous les jupes.
— Il est un peu tard pour, commença Frank.
— Ma mère ne dort pas. Le coup de feu. Attend au balcon. Elle sera. Moi aussi je le suis. Ça m’aurait em. Mais grâce à d. Nous arrivons.
— Je sais.
Il savait. Qu’est-ce qu’il ne savait pas, Frank ? Il aimait savoir. Il n’inventait rien. Pas comme ces. Ne sauront peut-être jamais qui. Où étiez-vous quand… ?
— Alors… ? fit la vieille de là-haut.
— On va s’envoyer un petit remontant.
— C’est si grave que ça ?
— Personne n’est mort, maman.
— Grâce à D.
En même temps voit Frank qui gratte des allumettes, voit les allumettes sur les marches, un mégot écrasé. Il lâche une bouffée qui monte.
— Vous êtes là vous aussi ? Je croyais que.
— Vous croyez bien, madame Russel. Je passais. Depuis hier. Vous savez : le concours
— Ah ça !
— Hé bé té ! (Roger)
Ils s’installèrent, chaises grinçant sur la tomette. Les verres devant. Elle prit place elle aussi, mais sans s’approcher de trop près, elle voulait voir l’ensemble guéridon-personnages comme si de cette manière elle pouvait mieux entendre ce qu'ils. Mais pour l'instant ils vantaient les qualités de l'anisette du docteur Vincent. Anéthol espagnol. Acheté chez le marchand de couleurs. Des mouches se posaient sur les morceaux de jambons. Frank les chassait de son index. Une seule fois il avait plié cet index en action et l’homme était mort sur le coup. Il savait ce que c’était un coup de feu professionnel. Celui-là ne l’était pas, professionnel. Fusil de chasse. Superposés. Mais Roger n’avait entendu qu’un seul coup. Pourquoi le comte n’avait-il pas tiré le second alors que l’intrus détalait vers la grille ?
— Moi j’en ai entendu deux, dit la vieille.
— Tu n’en sais rien, fit Roger en avalant la première gorgée.
— Une anisette à cette heure-ci… murmura Frank.
— Que dit le comte ? Un ou deux ?
— C’est le fusil qu’il faut interroger.
— Mais les mains, nom de d ! Les mains ! À qui
— On finira par le savoir.
— A-t-on idée de tuer un extraterrestre ! fit la vieille qui tapotait ses genoux avec une aiguille à tricoter. Ça n’est même jamais arrivé, de tuer ce genre de personnage… En tout cas pas ici… Vous êtes au courant, vous, monsieur Chercos…
— C’est en effet le premier. Ici.
— Et ailleurs ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais.
La vieille revenait avec de l’eau fraîche.
— Il a été étranglé, ce qui prend un certain temps…
— Peut-être pas autant que ça avec les extra…
— Ils ne meurent pas plus vite que nous. Ils y mettent le même temps. Mais ça dépend de chacun. Comme nous.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Ainsi Hélène… commença Roger.
— Quoi Hélène ! s’écria la vieille.
Frank observait les mouches maintenant.
— Elle est venue avec ce… ce journaliste. De La Méridienne. Vous savez ? Avec cette idée de prendre Ben Balada sur le fait !
(rires)
— Comme vous y allez, vous !
Maintenant elle le voussoyait. Jadis elle l’appelait Frankie et elle lui appliquait des frites sur les fesses, sans jamais le manquer. Il lui en voulait encore. On n’humilie pas les enfants sans en payer le prix. Mais finalement il avait quitté les lieux pour exercer son métier ailleurs. Il revenait pour jouer. Vaincre le comte sur son propre terrain. Elle avait entendu parler de ce jeu. Elle ne savait plus ou ni qui. Roger ne jouait jamais. Même enfant il.
— Si ce n’est pas Ben Balada alors qui
— Pourquoi voulez-vous que Ben Balada s’en prenne à un extraterrestre dont il ne connaît même pas l’existence puisqu’il était déjà enfermé quand…
— Ah pardon… fit Roger avec un petit geste de la main en signe d’excuse.
— Qu’est-ce que tu en sais ? fit la vieille assise mais pliée sur ses cuisses croisées.
Frank chassa les mouches d’un revers de la main.
— Si vous savez quelque chose… bredouilla-t-il.
— Des fois que ça lui serve à gagner ! s’écria la vieille comme si elle venait de comprendre ce qui se jouait autour de cette table qui semblait émerger de la nuit.
Frank se laissa rire, mais sans céder à la douleur qui l’étreignait comme chaque fois qu’il lui semblait tenir le bon bout. Surtout s’il y avait une relation entre Ben Balada et cet extraterrestre. N’avait-on pas pensé à lui tout de suite alors que le cadavre était encore ? Pourquoi avoir pensé à lui ? Parce que c’était dans l’ordre des choses ? Parce qu’un assassin qui sort de prison n’a qu’une idée en tête et je vous laisse deviner laquelle. Mais quel rapport avec l’alien qui était, avec l’anisette du docteur Vincent, une des particularités remarquables du coin ?
— Ça vous met pas les idées en place, dit la vieille en remplissant les verres.
— Le moins qu’on puisse dire, fit Frank.
Il était temps de rentrer à l’hôtel. Hélène avait prévu une soirée série. Il la retrouva devant l’écran. Endormie et des personnages se battaient avec d’autres personnages. Il coupa le son, mais ne s’en prit pas à l’image. Elle éclairait la chambre comme si. Qui suis-je si je ne suis pas ce que je suis ?
« Non mais quelle idée de tuer un extraterrestre !
— Comme si on en avait de trop… »
Ce qui n’était pas le cas, reconnut Roger Russel. La veille au soir, on avait achevé la dernière.
— D’habitude je me sers directement chez le docteur, expliqua-t-il lentement à Barman, mais sa bonne m’a dit qu’il était en vacances elle ne savait pas où. Je me suis souvenu que dans pareille circonstance vous n’aviez vu aucun inconvénient à me faire l’avance. Sachant que question retour je suis.
— Je sais, je sais, s’impatienta Barman. Mais vous en savez sans doute plus que moi sur l’assassinat de ce pauvre…
— Vous m’en mettrez quatre, car la bonne du docteur m’a dit qu’il était parti pour au moins une semaine.
Roger compta sur ses doigts.
— Ça fait quatre, vérifia-t-il encore une fois. 7 que divise 2, ça fait.
— 4, je sais. Mais à propos de.
— Si vous en êtes d’accord. C’est déjà arrivé une fois. Souvenez.
— Si vous ne voulez rien dire…
— Je ne le dirai qu’en présence de mon.
On était bien parti pour ne pas se comprendre. Sans aide extérieure, Barman savait qu’il n’en saurait pas plus que ce que La Méridienne en disait sous la plume de.
— Frank Chercos ! s’écria Roger le doigt en l’air.
— Non, non. Vous confondez. Frank Chercos, c’est le flic. Le journaliste qui écrit dans La Méridienne c’est.
— Le comte Fabrice de Vermort !
— Vous vous trompez encore, maître ! Celui dont je parle est venu ici, pas plus tard qu’hier, avec cette jolie rouquine dont le nom.
— Hélène ! Cette fois je ne me trompe pas. Je me souviendrai d’Hélène même si on me force à l’oublier. Elle n’a pas perdu son presbytère.
— Si c’est tout ce que vous savez…
Barman ouvrit la trappe. On le vit rapetisser puis disparaître. Et inversement. Il portait un cageot de six. Roger écarquilla les yeux.
— Pour le même prix ?
— Hé que non ! 6 ça fait 4 et demi. (rire avec choc des verres) Il reviendra, votre toubib ! (se tournant vers la salle heureusement déserte) On en est revenu avec du vocabulaire, pas seulement les pieds devant voire sans pieds pour les poser où on en avait encore envie.
— Ça vous tourmente encore ?
— Té ! Vous n’y êtes pas allé, vous !
— Le docteur Vincent y est allé et il est revenu avec la recette et. (jeu, Barman s’impatiente) Et le secret pour ne pas troubler le mélange avant qu’on en ait envie !
— La glycérine. On le savait nous aussi. Les Pieds-Noirs…
— Et si jamais ça lui plaisait tellement les vacances qu’il se met dans l’idée d’en prendre une de plus ?
— Une de plus quoi ?
— Semaine ! (recomptant) Ça fait 8 ! (zyeutant le cageot) Je compte mieux que vous, Barman !
— Sauf qu’avant, vous saviez conter. Et on n’attendait pas après La Méridienne et son pisse-copie pour en savoir plus que le Parquet lui-même ! Nom de d !
— Je reconnais.
Les temps avaient changé à ce point. Avant, Roger vous en aurait dit tellement que vous l’auriez cru sans discuter, sauf du rang que vous occupiez alors dans la tournée. Mais maintenant que l’AVC était à la mode et que le docteur Vincent le traitait à l’anéthol, on avait changé, tellement qu’on n’avait plus rien à dire et même moins que ce qui se disait.
— Seriez-vous venu aux nouvelles, maître, que je n’en sais pas plus que vous. Peut-être moins…
— Ne rêvez pas, mon vieux. Si vous savez quelque chose, c’est autant ou plus. Parce que moi.
— Ah ! Vous badinez !
— Hé non !
Barman emballa quatre flacons dans une double feuille de La Méridienne, pas celle de dimanche, parce que celle-là c’était le début et comme dans toute bonne histoire si vous ne savez pas comment ça a commencé vous êtes foutu pour comprendre comment ça se termine.
— Et ça se termine pas avec la mort de l’extraterrestre, précisa Roger.
Le verre avait disparu. D’habitude, il se multipliait. Mais il ne savait plus compter depuis qu’il ne savait quel circuit avait pété dans son cerveau. Il agita les doigts de sa main droite.
— Vous voyez… Je les ai retrouvés. Hé bé allez donc trouver quelqu’un qui les a perdus. Il vous dira qu’il ne cherche plus. (fondant) Ça me donne envie de pleurer.
— Je vous en ai mis 4 mais si le docteur ne revient pas avant la cinquième, vous pouvez compter sur moi, maître.
— Vous ne voulez pas savoir ce que je sais que vous ne savez pas ?
Le cadavre passa la nuit dans le hall du château, couvert d’un drap fourni par la maison. Anaïs était remontée dans sa chambre. Elle avait demandé au gendarme si elle était autorisée à exiger qu’on ne la dérangeât pas. Renseignement pris, elle pouvait dormir jusqu’à deux heures de l’après-midi, mais pas plus, parce qu’à cette heure-là il faudrait être « entendue ».
— Vous répèterez ce que vous venez de dire, dit le gendarme avec des courbettes appliquées.
— Si je m’en souviens…
— Oh ! Vous ne pouvez pas oublier…
— Ne croyez pas ça, mon ami !
Elle monta. Le comte la suivit des yeux, mais ne quitta pas son fauteuil. Il sirotait un verre apparemment brûlant. Le verre allait d’une main à l’autre, ce qui ne signifiait rien de bien particulier. Le proc avait permis à Frank Chercos de déambuler dans les limites du hall. Pourtant, il y avait des traces dans la bibliothèque qui était une petite pièce à peine éclairée exactement adjacente aux premières marches de l’escalier que la comtesse venait de gravir, tenant sa traîne dans un bras plié à l’équerre. Frank l’avait consolée avec des paroles d’usage, mais de quoi la consolait-il si elle n’entretenait aucun rapport sentimental avec l’extraterrestre ? se demanda le comte. Il voyait les jambes qui s’ouvraient sur une braguette aussi ordinaire que le tissu dont les coutures approximatives trahissaient un revenu fiscal proche de zéro. On ne connaissait aucune propriété à cet alien. Personne n’avait idée de ce qu’il possédait. Ses poches ne contenaient que des reçus bancaires dont les sommes atteignaient rarement le prix de la baguette additionnée d’un sachet de saucisses de Frankfort. Pas de vin sur les listes de détails. Et rien d’autre que des reçus dont certains dataient de plus de trois mois. Frank n’avait pas pu ou pas su en savoir plus sur ce contenu. L’extraterrestre ne portait pas de slip et son hygiène était tout à fait convenable. Par contre, le cou avait été littéralement écrasé, comme si on s’était servi d’un outil, mais quel outil imaginer sans les conclusions de l’autopsie ? Le fusil du comte, deux canons superposés, avait été déchargé et la cartouche avait rejoint le petit tas de pièces à conviction sur un guéridon de style préalablement privé de ses bibelots précolombiens. Des fleurs embaumaient l’atmosphère déjà légère qui avait remplacé le tragique climax des premiers moments. Ce n’était pas le comte qui avait découvert le corps, mais la comtesse. Et son cri avait mis en fuite un individu qui, une seconde avant, était penché sur le cadavre et le secouait sans ménagement et sans commentaires d’ailleurs. Ainsi extrait de sa rêverie opiacée, le comte avait saisi son arme, ou plutôt l’avait arrachée à son mur et, y insérant deux cartouches de chevrotine, il avait dévalé les escaliers en poussant un cri de guerre, mais il avait ensuite reconnu que ce n’était pas ce cri qui avait mis en fuite l’assassin, mais celui de la comtesse, qui l’avait précédé, chronologie que le gendarme tenta de tempérer tandis qu’il la rapportait au proc.
— Vous n’avez pas tiré la deuxième… ?
— Je… Je n’y ai pas pensé !
Voilà tout ce que Frank savait et exactement ce qu’il avait rapporté à Roger Russel entre deux verres d’anisette sous le regard de la vieille qui, n’en sachant pas plus, mais voyant plus loin que ce qu’elle savait, avait dosé les verres elle-même, des fois queue.
— Vous prendrez bien quelque chose… ? proposa le comte.
— Pas de refus, fit Frank en acceptant un verre franchement offert.
Il ignorait à ce moment-là qu’il en prendrait plusieurs autres, surdosés, avec maître Roger Russel qui avait entendu le coup de feu, témoin à ne pas négliger, avec sa vieille, bien que le comte eût reconnu n’en avoir tiré qu’un, ce qui avait éveillé les soupçons. Que sait Anaïs ?
— Vous devriez plutôt vous demander pourquoi je n’en sais rien ? fit le comte.
Il ne quittait plus son fauteuil depuis qu’il avait été entendu, alors que la comtesse l’était dans la bibliothèque. Frank en voyait la porte entrouverte, yeux noirs.
— Je ne suis pas autorisé à y entrer, dit-il.
— C’est une bibliothèque tout ce qu’il y a de.
— Là n’est sans doute pas la question. En sortait-elle quand vous avez descendu l’escalier, fusil pointé vers l’assassin déjà debout puisque le cri de la comtesse avait interrompu l’étranglement…
— L’extraterrestre était déjà mort.
— Cependant il continuait de. Et si la comtesse, sortant de la bibliothèque, n’avait pas crié, alors l’assassin aurait continué d’étrangler sa victime.
— Certes mais sans ce cri je n’eusse pas été moi-même arraché à ma…
— Qu’est-ce qui la retenait dans la bibliothèque… ? alors que l’extraterrestre était assassiné… en sortait-il lui-même ? Et l’assassin se trouvait-il là par hasard ou bien il était lui aussi dans la bibliothèque.
— Vous imaginez un conciliabule qui ne peut pas avoir eu lieu, mon ami !
— Allons donc ! Expliquez-moi ça, Fabrice…
(coupez. dans la chambre, avec Hélène)
— Tu étais trop saoul pour savoir à quel moment de la soirée Roger Russel t’a attiré comme la mouche le miel. Tu ne sais même plus s’il est apparu avant qu’on t’autorise à pénétrer sur la scène du crime ou pendant que tu lorgnais la porte de la bibliothèque dont l’entrée t’était interdite. Tu n’écriras rien de bon sur le sujet…
— Je n’écris pas ! Je ne suis pas celui que tu crois ! Je suis…
— Nous n’avons pas passé la soirée chez Anaïs, Rick ! Tu as dormi dans ce lit (elle lisse le drap) et j’ai regardé la télé. Ben Balada est sorti, si tu veux savoir…
— Il ne peut pas sortir ! Pas maintenant ! Oh mon D !
— Ce soi-disant docteur et son anéthol frelaté !
Il y avait un balcon. Et la nuit reposait sur les toits. Les cheminées ne fumaient pas. Elle avait tellement aimé ces « petits volcans » ! Et jamais n’en avait parlé à quelqu’un. Pas à lui en tout cas. Pourquoi évoquer ces moments de bonheur alors qu’on ne sait plus pourquoi on avait été heureuse à ce moment-là ? Il se frotta les joues avec le drap. Il suait comme si.
— Tu dis qu’il est sorti… Mais où est-il maintenant ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Tu en as bu… ?
— Rien. Pas une goutte. Je déteste l’anis. Heureusement parce que sinon. Par contre toi.
— Et l’extraterrestre… ?
— Il est mort, dit-elle. L’extraterrestre est mort et Ben Balada est sorti. L’assassin est en fuite et on ne sait pas où est Ben Balada.
— Alors c’est lui !
— Qu’est-ce que tu vas imaginer ?
Il la rejoignit sur le balcon. Son esprit s’éclaircissait maintenant. Il avait eu du mal à s’extraire de cette espèce d’ombre qui lui était tombée dessus après le premier verre. Mais où l’avait-il pris, ce premier verre ? Avec elle, ici ? Ou chez Roger Russel ? Avec le comte qui s’inquiétait pour l’avenir de son fusil, une pétoire de valeur qu’il avait héritée de son interminable lignée servante des intérêts de la France ? Qui suis-je ? Je ne le sais pas, je ne l’ai jamais su et je ne le saurai sans doute jamais. Telle est la fonction de mon personnage dans cette histoire, si c’en est une. Qu’est-ce que je possède ô mon d je crois que seulement cette femme que je ne traite pas comme si elle m’aimait vraiment. Et puis enfin qu’est-ce que les autres pensent de moi si je suis seul ?
— Il faudra que j’en parle à Barman, dit-il après un hoquet douloureux.
— Lui parler de quoi… ?
— De l’anisette et de son docteur. Je crois que Roger Russel est devenu fou à cause de ça.
— Mais de quoi parles-tu, mon chou ?
— Je parle que je ferais mieux de me taire, té !
Il claqua la porte derrière lui. À cette heure, Barman est encore ouvert. Les dernières filles se saoulent. Il y en a toujours un qui pleure. Chapitre des effets de l’alcool sur l’esprit. On ne raconte plus rien. Et pourtant les autres veulent savoir. On vous attend même.
— On n’attendait que vous ! s’écria Roger Russel en recevant Frank Chercos dans ses bras.
Justement le docteur Vincent rentrait de vacances. L’analyse de son anisette n’avait rien donné de bizarre ni même d'inquiétant. Il en vidait un verre, justement. En compagnie d'une fille que Pedro Phile lui-même avait rapportée de Mongolie. Elle leur parla de la manière d’enfermer les criminels et les emmerdeurs dans son pays, mais c’était du temps de son grand-père et son papa était mort en Afghanistan. Elle n’avait plus de métier depuis qu’on ne se chauffait plus au charbon.
« Qu’est-ce que c’est encore n d d ! » péta la vieille haut les genoux dans l’escalier car Roger habitait en bas.
Entrant dans la chambre de son « petit » après avoir défoncé ce qui restait de porte (elle avait vécu d’autres aventures), elle vit le sang. Leva les bras en l’air et au lieu de s’emparer d’une manière ou d’une autre du revolver encore fumant elle ouvrit la fenêtre en grand.
— Ça sent la poudre, maman !
— Qu’est-ce que tu veux donc que ça sente !
Le sang avait rougi l’épaule droite de sa chemise, une anglaise à carreaux vert et blanc qu’il avait ramené d’Égypte il ne se souvenait plus dans quelles circonstances on avait évoqué Aboukir et l’ombre de l’Empereur les avait accompagnés sur le chemin du retour, traversant mare nostrum obliquement et des îles surgissaient de la brume le sang cette fois n’était pas menstruel
— Forcément c’est le tien ! Ce n’est pas un jouet !
— Les cartouches sont des jouets. Le bois est creux. J’ai vérifié. Pesé 1 g de poudre, pas plus.
— Ça t’apprendra !
Elle chercha la plaie dans la coagulation noire. Doigt expert.
— Tu aurais pu…
— Pas avec ce genre de balle. Mais si on la laisse sortir du canon alors
— Alors tu es le plus bête de tous mes fils !
Elle en avait d’autres. Et une fille qui opérait des appendices à New York. Trois autres fils chacun dans une grande ville et un d’eux à Paris où il vendait des biens sociaux. Elle épongea la plaie avec son mouchoir. Une éraflure, tout au plus. Il savait bien qu’il n’en mourrait pas, mais elle craignait qu’ainsi il acquière de l’expérience et qu’alors un jour ou l’autre oh
S’imagina seule dans cette grande maison. Eau oxygénée. Ça moussait, comme d’habitude. Quand il tombait de vélo, elle soignait les genoux et la paume des mains. Une fois le crâne mais c’était à la suite d’une dispute à cause de cette ah Hélène ! La petite voisine. Le mur de clôture avait déjà cent ans. Crevé par endroit, où nichaient des oiseaux et l’été les rouges-queues s’installaient dans la cabane de jardinier. Il n’y avait pas de jardinier. La cabane servait de fort à prendre d’assaut et plus tard on s’y masturbait en groupe. Hélène. La rouquine. Roger en était fou. Mais ce n’était peut-être pas le moment d’y penser et elle ouvrit la boîte d’Urgo et chercha le pansement adéquat.
— Faudrait raser un peu, sinon les cheveux…
— Fais comme tu le vois.
Elle ne voyait rien justement. Ni derrière ni devant. Roger n’avait pas quitté les lieux, sauf études et vacances à la mer à la montagne et quelquefois on allait à Paris voir Papa qui y exerçait la profession de proxénète. Ici, la maison était agréable, tant à habiter qu’à regarder sa lente érosion car personne n’avait envie de l’entretenir et quand Papa arrivait par le train de 10h03 les disputes reprenaient et le front d’Hélène avec les yeux dessous apparaissait sur le mur et sous la branche du pommier ni fleur ni pomme. Roger voyait ça de sa fenêtre. Il savait qu’il n’aimerait qu’une fois et que ce serait purement platonique car Hélène avait mauvaise réputation et puis on a grandi
— pourquoi
— ben balada sort aujourd’hui
— tu crois que
— on ne sait jamais
— tu en as parlé à
— je n’en ai parlé à personne mais figure-té que tout le monde en parle
— personne n’a dit que ben balada allait te
— ils le pensent maman ils le pensent
Elle pressa le ruban adhésif, provoquant un gonflement de la chair en périphérie
— toujours penser à la place des autres
— si j’avais su
Elle recule d’un pas, mains sur les hanches, comme la marchande qui s’apprête à enguirlander celui ou celle qui critique ses prix
— tu as fait ton travail et monsieur le comte en était satisfait alors
— monsieur le comte
— sans lui que serais-tu devenu
Elle fait signe qu’il peut maintenant ôter sa chemise
— une affaire par-ci par-là et le pain le pain qu’il faut g
— je n’ai pas peur
Elle tourneboule la chemise destinée à la poubelle une belle chemise achetée dans une boutique quelque part dans la campagne anglaise tu te souviens
— tu n’as pas peur mais tu veux t’en aller oh mais qu’est-ce que j’ai f a b d
— je n’ai pas autre chose comme cartouche (réfléchit) je vais en bricoler une
— tu n’y connais rien tu ferais mieux de t’inquiéter de ce jeu gagner
— je ne joue jamais
— tu apprendras à jouer il serait temps depuis des lunes maintenant j’attends
— moi je ne peux plus attendre il me tuera
— j’appelle Vincent
— il ne peut rien pour moi il n’a jamais pu mais son anisette ah son anisette
— tu es fou
Elle remonta car le téléphone était dans le grand corridor, sous le vitrail ramené d’Égypte. Le docteur Vincent oh quelle chance venait de rentrer lui apprit la bonne heureuse comme tout car sans lui elle n’a plus le goût à rien
— Vous me raconterez ça un autre jour. Je peux lui parler… ?
[…]
— Hortense ? Ne me dites pas que… Je ne sais plus quoi… Pourquoi lui laisser cette arme qui peut être dangereuse si jamais il trouve de vraies balles heu qui tuent…
— Il dit qu’il va en bricoler une…
— Il en est capable, miladiou de miladiou !
Il raccrocha. La bonne lui présentait son gilet. Il l’enfila, respira son parfum de Gitane Séville Grenade il en venait et sa queue en frémissait encore mais il avait dû se contenter d’une walkyrie. Pas mal aussi, mais moins bien que prévu après avoir passé en boucle la Baltsa sous les remparts.
— Vous savez que Ben Balada ne sortira pas aujourd’hui mais on sait pas pourquoi…
— Je sais, je sais. Occupez-vous du dîner. Je serais à l’heure.
— Pauvre maître Russel ! Ce qui lui est arrivé…
— …peut vous arriver à vous aussi…
— …oui mais moi c’est pas pareil !
Le docteur se laissa un moment captiver par les lueurs rouges dans les cheveux soigneusement coiffées sous le bonnet de dentelle. Elle aussi. Roger Russel s’en prenait aux rouquines du coin. Mais sans se déclarer. À distance avec son Minox hérité d’un père qui œuvrait à Paris on ne savait pas trop dans quel domaine mais ça rapportait n d d. Quelle maison ! Avec un porche qui pouvait abriter un tank. Le docteur aimait les tanks. Il avait piloté un EBR dans les Aurès. On ne s’amuse pas tous les jours quand on n’a rien à faire que d’arrondir ses fins de mois. Au passage, car il sortait, il attrapa un flacon que la bonne lui tendait comme un bâton de relai.
[…]
— Allons voyons ! Mon cher maître… Ce n’est plus de votre âge. Vous avez atteint les jardins du repos bien mérité après une carrière plus qu’ordinaire. Il faut vous raisonner !
— Avec quoi ! Je ne pense plus, mais je suis. Et ça me fait chier !
— Vous savez que Ben Balada finalement ne sortira pas aujourd’hui…
— Il sortira demain… et alors… si je suis toujours de ce monde…
— Il n’a jamais tué personne !
— Mais il en a enculé des tas, na !
Le docteur déboucha la bouteille. L’odeur entêtante de l’anisette le troubla.
— Il ne va tout de même pas… Vous ne pensez pas que…
— Il le pense, fit la vieille. Et ça le rend comme ça. Comme vous le voyez…
— Il ne faut pas !
Dans ce genre de situation, le DSM déconseille le contact physique avec le patient, même sans y paraître. Roger Russel se tenait à bonne distance. Impossible de lui caresser le genou. Se méfier aussi de son propre regard, mais si vous ne le regardez pas dans les yeux, il interprètera et alors l’anisette ne sera d’aucune utilité. Ceci est un roman pire que celui sous le volcan. Le docteur en était parfaitement conscient.
— Vous savez pourquoi il ne sort pas aujourd’hui… ?
— Parce qu’il sortira demain !
Éviter les plaisanteries à double tranchant. Roger n’avala pas son verre d’un coup, ne leva pas le coude, se pencha sur le contenu dont le disque laiteux oscillait comme tic tac de pendule. Son pansement se gorgeait doucement. Elle n’avait pas su arrêter l’hémorragie, regretta-t-elle.
— Vous parlez d’une hémorragie ! s’écria le docteur. Quand vous en aurez vu autant que moi !
— La guerre !
— Tu n’y étais pas, dit-elle amèrement. Pourtant tu avais l’âge.
— Au barreau ils ne m’ont rien demandé. Ainsi…
— J’ai su que Barman vous avez avancé un cageot…
— 2/3 de cageot. S’il vous a dit…
— Mais il ne m’en a pas parlé en proportion… Il m’a simplement informé…
— Il me connaît… Il sait que…
— Oublions ça…
— Pas facile d’oublier que Ben Balada sortira demain ou dans dix jours ou dans vingt ans, mais il sortira et alors…
— Et alors tu seras mort avant ! rugit la vieille
Le docteur reboucha.
— Vous ne devriez pas parler comme ça, Hortense…
— Elle parle comme elle veut ! grogna à son tour Roger qui se tenait à son verre comme le passager clandestin à son tonneau.
Le docteur avait l’habitude. Il posa la bouteille bien sur son cul, comme s’il voulait en ménager le contenu, des fois qu’il fût aussi explosif que ce qui était en train de bouillir dans le cerveau de Roger. La rupture d’anévrisme avait touché le…
— Je vous laisse celle-là en prime, Roger.
— Vous n’allez pas jouer ? demanda la vieille visiblement inquiète.
— Je ne sais pas. Il y a ce Frank Chercos dont on dit qu’il est un redoutable enquêteur. Je crois comme tout le monde qu’il est venu pour vaincre Fabrice… heu… monsieur le comte…
— Personne ne l’a jamais battu, dit la vieille toujours plus angoissée.
— Personne n’a jamais joué avec Ben Balada, dit Roger entre les dents. À part moi. Et j’ai gagné !
— Vous avez bien fait, Roger. Et je sais que Fabrice vous en est reconnaissant. (chaleureux, mais distant comme le conseille le DSM) Rien n’arrivera si vous vous raisonnez. Cette peur…
— Je n’ai pas peur, dit tranquillement Roger. Mais jamais personne ne m’a enculé.
— Ce n’est pas désagréable, reconnut le docteur.
— Ben Balada vous a… oh !
— Ben Balada non. Mais vous savez, ce n’est pas le seul…
— Vous pouvez me montrer ?
— Roger !
En même temps que le docteur pensait ne le touchez pas pas maintenant elle se jeta sur son rejeton qui la reçut dans ses bras comme une poupée rousse. Mais au lieu d’intervenir le docteur pensa c’est compliqué le dîner m’attend pourtant
— Maintenant que vous en avez parlé… dit la vieille qui se laissait dorloter, notamment il léchait sa grise chevelure brillantinée.
— Vous voulez dire que…
— On n’a pas assez bu, conclut Roger en repoussant sa mère hors des limites prévues par le DSM dont il était lui aussi un lecteur attentif et même pas en cachette mais à la place des images de communiantes et de saintes vierges il y avait la galerie des rouquines hollywoodiennes auxquelles il avait ajouté des photos cueillies sur Internet parce que ses masturbations nécessitaient un minimum de réalité
Le docteur reconnut que pour en arriver où il était question d’arriver deux ou trois verres même quatre ne suffisaient pas, mais il avait un dîner et un tas d’autres choses à faire avec la bonne qui était aussi sa secrétaire comme vous le savez
— Si on le sait pas…
Il ouvrit lui-même la porte, poussa un des battants et se frotta les pied sur l’énorme paillasson comme s’il entrait au lieu de sortir et Roger se mit à rire et il voyait les petites chaussures noires du docteur qui tapaient le dallage de l’entrée puis le docteur se rabougrit et on pouvait entendre ses pas dans l’allée et le moteur mit fin à cet amusement sans intention de blesser.
— Tu ne vas pas te mettre à pleurer !
Il retint les larmes, le hoquet, la griffure au ventre, mais ne put s’empêcher de bander. C’était la seule chose qu’il ne maîtrisait pas, même en se raisonnant, sans compter la bite de Ben Balada sur laquelle il ne pourrait jamais exercer son droit au choix, bien qu’il eût gagné le procès, mais c’était il y avait si longtemps qu’il ne se souvenait pas de tous les détails, or les détails sont ce qui compte le plus quand il n’y a plus rien à faire pour ne pas se faire enculer et il n’en avait aucune envie et l’humour collégien du docteur ne l’amusait pas il s’était seulement moqué sans le dire des petites chaussures noires qui semblaient picorer l’herbe imaginaire des grandes dalles de pierre de Rhune.
— Qu’est-ce que je fais de ça ? demanda la vieille.
Elle tenait le revolver par la bouche, comme si elle venait de retirer une souris de la tapette meurtrière, et il se balançait sous le nez de Roger qui ne voulait pas mourir ni se faire enculer, il ne souhaitait qu’une chose : que cette merde d’AVC lui foute enfin la paix !
— Tu n’en feras plus rien, dit-elle. Tu n’es pas capable de fabriquer une véritable cartouche. Ton père savait…
— Si j’avais su, je n’aurais pas eu de père. Il ne m’aurait pas…
— Cesse, veux-tu ! On ne va pas remettre ça…
— Non maman.
Elle sortit, ou plutôt le laissa seul, sans revolver, sans rien, ni bouteille ni DSM ni de quoi nourrir son désir inassouvi après tant de conversations elliptiques. Elle avait oublié une cartouche qui avait l’air d’une petite bite avec sa balle de bois rose un peu passé parce qu’elle datait de la GG. Se la mettre dans le cul ne donnerait aucune idée de ce qu’il subirait, en bien ou en mal, quand Ben Balada le sodomiserait avec la sienne dont on pouvait avoir plus qu’une idée parce que sa photo figurait dans le lot des pièces à conviction finalement rejeté.
— C’est avec ça qu’il t’a fait du mal au cucul ?
— C’est qu’une photo, madame.
— Je ne demande pas de te la mettre dans le cul, idiot ! Réponds à la question !
Dialogue qui n’eut pas lieu, peut-être dans la tête de la présidente, et encore. Comment j’ai interdit le bonheur de Lazare à Lazare lui-même et à ses envieux. Voilà le livre que j’aurais pu écrire si je savais ce qu’écrire veut dire. Avec ce maudit AVC qui complique ! Et cette vieille qui me sert de. L’anisette. Le docteur et son DSM. La mort d’un extraterrestre. Ce flic qui ne va pas tarder à m’interroger. À titre privé. Sauf si son esprit retourne au jeu proposé par le comte. Comme si ce jeu et la sortie de Ben Balada ne coïncidait pas pour ne former qu’une seule intention dans la tête de Fabrice qui ne va pas tarder, lui non plus, à me demander un supplément d’information, des fois que je n’ai pas tout dit en complicité avec la présidente qui est morte depuis dans son caca. Tout cela est cruellement cohérent. Rien n’a été laissé au hasard. Et je ne sais rien de la sodomie à part ce qu’on en a dit au procès et que j’ai depuis vérifié sur Internet, par écran interposé, sans possibilité de le traverser preuve que ce n’est pas un miroir comme le prétendent ses détracteurs. Aïe !
Sa tempe venait de s’appuyer sur le coussin latéral disposé ainsi par la vieille. Si jamais tu t’endors. Attention qu’elle emportera au paradis des femmes. Ne pas laisser l’anisette s’éventer. Vider le verre avant. Il sortit, mais c’était un balcon qu’il foulait et il se rendit compte qu’entretemps on l’avait monté d’un étage et la porte était donc fermée à clé. Se jeter sur la terrasse en contrebas il avait déjà essayé naguère et en avait été quitte pour une foulure et un énorme hématome fessier. De là il pouvait voir le jardin où Hélène avait grandi, le verger aujourd’hui en désuétude, plus loin la maison quasiment en ruine et la tonnelle visitée par des chiens la nuit allez savoir ce qui les attirait. Il pouvait attendre. Ben Balada ne disposait d’aucun pouvoir prodigieux. Sinon il n’aurait pas passé tant d’années enfermé dans sa petite cellule sans personne à qui parler de ce qui est vraiment important. Des années sans confidence, que des fictions destinées à fausser une réalité appartenant désormais au passé. Mais voilà que le présent changeait de nature et le futur reprenait un sens. Il ne l’inventerait pas. Il le construirait même. En commençant par m’enculer !
— Tu as crié je t’ai entendu couche-toi et dors demain
— Je n’ai pas sommeil j’ai peur et je n’ai pas faim
— Tu dis n’importe quoi calme-toi
Elle était en bas. D’habitude c’est l’inverse. Mais on a inversé. On avait souvent inversé. Ça vous donnait le vertige. Celui-ci est sans doute la cause de cette minuscule hémorragie qui a tout foutu en l’air. Avant je n’avais pas peur d’être enculé. Ça m’indifférait. Le regard de Ben Balada dans le box me disait que je finirais enculé avant que j’ai le temps de me l’entendre dire. Mais ça n’avait pas d’importance. Je voyais le malheur s’abattre sur les épaules fragiles de Lazare qui était un enfant à l’époque. Je ne mesurais pas le poids de cette tragédie. Je m’en foutais peut-être. (continue d’écrire, mec) Non, je n’ai pas envie de me raconter. Vous me demandez l’impossible. Je ne sais pas écrire. Je n’ai jamais su. (la preuve que non, mec, continue) Si vous insistez… Vous n’avez pas une vraie balle dans votre poche ?
Aussi quand Frank Chercos annonça à Barman que l’extraterrestre était « tudé », le bistrot laissa son vieux visage de Picard exprimer non pas l’incrédulité qui se manifeste toujours quand on y croit mais que c’est impossible, mais la déception de se voir considérer comme un amateur en matière d’humour, tant le message manquait du niveau minimum exigé par le respect qu’on doit à celui qu’on met ainsi à l’épreuve, sachant qu’on a affaire à un initié de longue date. Le flic insista, levant le doigt pour stopper l’addition de matière aqueuse dans son Oued-Allah.
— Étranglé, précisa-t-il avec geste à l’appui. Vous n’avez pas entendu le coup de feu ?
— Étranglé ou fusillé ? Faudrait savoir…
— Étranglé par un inconnu (ou une inconnue) encore à ce jour. C’est le comte qui a tiré. Mais il ne l’a pas touché.
— Il a tiré sur qui, nom de D !
— Sur l’étrangleur qui prenait la poudre d’escampette.
— Il l’a raté ? Avec un superposé ?
— C’est bien là la question…
Frank hocha sa tête trop osseuse pour autoriser une beauté qu’il imagina une fois de plus dans le miroir derrière Barman, lequel se demandait en quoi tout ceci était de l’humour ou si le flic était passé chez la concurrence avant d’échouer ici. Aussi mit-il fin à cet absurde rituel de l’amitié vue à travers les défauts du verre vide :
— Quand c’est-y qu’il est tué notre ami extraterrestre… ? dit-il comme s’il était le seul à comprendre où il voulait en venir, ce qui était peut-être le cas, jugea Frank Chercos qui attendit la suite, car il connaissait les manies de Barman en matière de conversation.
— Cette nuit qu’il l’a été ! s’écria-t-il. Et j’ai vu son cadavre, vous pouvez me croire ! ajouta-t-il avec malice, l’œil pétillant de curiosité.
Barman frappa du poing sur le zinc, comme un magistrat qui a décidé que l’incident est clos :
— S’il était mort cette nuit, dit-il comme au confessionnal, la bouche presque à toucher l’oreille du flic, comment se fait-il qu’il était là, à l’aube de ce matin, à la descente du train… ?
— Il est venu en train… ? fit Frank comme si son esprit commençait à prendre du retard.
— Ce matin-même, n d d !
Et comme la façade de la gare de c d f recevait les rayons du lever juste en face de la vitrine derrière laquelle Barman officiait tous les jours de la semaine, forcément il avait entendu le train de 7h07 entrer dans le tunnel, y siffler comme joyeux d’arriver, même de passage, le métal grincer de toutes ses dents et l’extraterrestre, valise au bout du bras, est sorti de la gare et son premier regard a été pour la terrasse que Barman venait tout juste de déployer, sauf les parasols qu’il n’ouvrait qu’aux environs de midi selon la saison.
— Imaginez la même scène sous la pluie, continua Barman.
— Je vois ça d’ici…
— Il s’est installé à une table, valise aux pieds, et il a attendu, chose que d’habitude il attend pas… Il avait l’air soucieux, comme s’il revenait d’un enterrement ou d’une réunion de famille chez le notaire. Mais a-t-on jamais vu un extraterrestre en deuil ? On ne lui connaît pas de famille. Ça se saurait à la télé. Vous pensez bien que s’il y en avait plusieurs, voire plein, on en parlerait comme je vous parle en ce moment. Or, d’après ce que l’on sait, nous autres (et j’admets par hypothèse qu’on ne sait pas tout), il n’y a qu’un extraterrestre. Et c’est le nôtre.
— Il est mort cette nuit. Comment…
— Il était là, que je vous dis ! Que je l’aurais pas reconnu si ç’avait pas été lui ! Il était 7h07 passé. Et je lui ai demandé s’il avait bien voyagé. Il m’a répondu qu’il avait dormi debout, ce qui alimente notre connaissance locale de l’extraterrestre : il peut dormir comme un cheval. Ce n’est pas rien de le savoir ! Et je lui ai servi notre Oued-Allah municipal. Comme d’habitude. Preuve que c’était NOTRE extraterrestre et pas un autre. Ou alors tous les extraterrestres boivent de l’Oued-Allah et c’était un autre.
— M’est avis que c’était un autre, dit Frank en se grattant la joue qu’il n’avait pas rasée ce matin parce qu’il faisait trop de bruit dans la salle de bain et madame avait envie de dormir jusqu’à midi alors qu’on attendait la sortie, totalement imprévisible, de Ben Balada.
Apprenant ce raisonnement nouveau, Barman tenta de se rappeler les moindres détails, mais il avait beau chercher, il ne voyait que ce qu’il savait déjà, de l’extraterrestre et de lui-même. Ça ne pouvait pas être un autre.
— Je vous dis qu’à l’heure où vous voyez l’extraterrestre revenir d’un voyage en train, il était déjà mort, donc ce n’était pas lui, c’était un autre, et vous ne lui avez pas demandé ce qu’il venait foutre chez nous ni jusqu’où il avait voyagé et pourquoi.
— C’est qu’il a vite avalé son verre… Il a payé au remplissage. Pas eu le temps de le voir partir. Quand j’ai jeté un coup d’œil parce que moi aussi, figurez-vous, ça m’intriguait, qu’il voyage en train toute la nuit alors qu’hier au soir il était encore là à la fermeture. Mais vous savez ce que c’est les questions : quand on se les pose tout seul, il vous vient pas à l’esprit qu’on y a déjà répondu et la vie reprend son cours, vaisselle, torchon, balai, cageots mais vu la saison je ne craignais pas la pluie…
— Un autre extraterrestre, murmura le flic en se frottant les tempes à deux mains, voilà qui complique les choses…
— Un Mono ou un Vincent… ?
— Je vais continuer avec le ruisseau de Dieu… Zavez une corne de g’zelle ?
Ça alors. Un deuxième extraterrestre. Si les autorités apprenaient ça, on était bon pour un débarquement d’une unité spéciale avec ce qui va avec de balles perdues pas pour tout le monde. Frank acheva son petit déjeuner sous un parasol fleuri de moisissures datant au moins du Moyen Âge. Ça sentait le gazon enrichi et l’eau de vaisselle. Sa joue glabre attirait les mouches. Après les mouches les guêpes. L’extraterrestre, qui ne pouvait être que le deuxième puisque le premier était mort et en route pour l’autopsie légale, devait loger quelque part. À tout hasard, il jeta un œil sur la fenêtre où le premier extraterrestre avait l’habitude d’arroser ses géraniums à heure fixe mais il ne savait plus laquelle, ça remontait à une époque lointaine ces détails maintenant prégnants et il ne savait d’ailleurs pas quoi en faire. Les volets étaient clos, preuve que l’extraterrestre ne les avait pas ouverts puisqu’il était mort. Il monta. C’était un immeuble sans concierge. Il n’y avait même pas de paillasson à l’entrée. Il n’essuya pas ses pieds et monta au premier. Il frappa. Personne ne répondit puisque le locataire en question était mort. Jusque-là, tout était parfaitement logique. Il avait appris ça à l’école, l’analyse logique. Il n’avait pas subi la grammaire suivante. Il ne l’aurait pas intégrée. Il se connaissait à ce point.
— Pourquoi vous frappez ?
Une femme musclée jusqu’aux sourcils apparut dans l’ombre du corridor qu’elle éclairait avec une pile. Il faillit répondre « pourquoi on frappe à votre avis ? » mais il dit « il est mort cette nuit » comme s’il allait ainsi clore un nouveau débat sur le même sujet, mais la femme, bras nus et mollets poilus, s’avança, les mains vides, comme quoi elle cherchait peut-être de quoi les remplir. Il ne recula pas. Le faisceau de lumière atteignit ses yeux qu’il ferma à demi, interposant une main aux doigts écartés des fois qu’il ne fallût pas perdre de vue ce qui allait arriver de toute façon.
— Comment ça il est mort je l’ai vu pas plus tard que tout à l’heure et elle ajouta mec
— C’était quand tout à l’heure ? risqua-t-il.
— J’en sais rien moi quand c’était mais c’était pas plus tard que tout à l’heure je sortais d’où vous savez qu’on sort quand on a fini
Elle se mit à rire. Il la voyait mieux maintenant. Le plancher, vieux et informe, fléchissait. Mais il voulait en savoir plus.
— Vous voulez dire que ce matin il était encore en vie, ici même (il désigne le paillasson de la porte en question)
— Comme je vous le dis ! De chier ça me donne pas des hallucinations, mec.
Elle rit. Elle avait envie de rire.
— Ça m’étonnerait, dit-il (il se met en garde, protégeant son menton et son foie). Le type qui habite ici est mort cette nuit.
— (elle cesse de rire) Ah oui ! Et comment qu’il a fait pour entrer et sortir de sa niche s’il était mort ?
— Je n’explique rien, madame… hélas…
— Si vous êtes venu pour chercher vous allez trou
— Que nenni !
— Rien à foutre de ta queue ! Sors d’ici avant que j’appelle mes potes qui sont flics !
— Mais je suis flic, madame ! Je suis flic ! Mais comme je ne le suis plus, je n’ai rien pour le prouver, vous comprenez ça… ?
— Va voir ailleurs si tu peux rien prouver, minus !
Il sortit. Une bonne heure avait passé depuis qu’il avait quitté l’hôtel avec cette maudite joue non rasée à cause. Ou bien c’était la rasée qui. Deux extraterrestres. Les autorités ne pouvaient pas ne pas être au courant. Il est passé ici, a ouvert la porte, donc il avait la clé, il est entré, il est sorti, avec quoi, il a fermé, il a disparu. Peut-être à l’hôtel. Il n’y avait qu’un seul hôtel dans ce patelin de merde. Et justement il y logeait avec la Rouquine cause de cette joue mal. Il se hâta, non point pour arriver avant, mais pour ne pas se retrouver après. On lessivait le seuil à grande eau. Il sautilla, riant avec la boniche qui avait une gueule d’assassine, yeux noirs et peau craquée. À la réception, derrière l’hygiaphone, le valet de service lui opposa une mine inquiète quand il lui demanda s’il avait vu un extraterrestre. Il n’insista pas et monta. Elle dormait, le cul à l’air, des fois qu’il manque encore d’inspiration. Il se glissa dans la salle de bain et entreprit de raser sa joue sans faire couler de l’eau. C’était le bruit du robinet qui dérangeait son sommeil. Et en effet, il ne la réveilla pas. Il sortit, salué par le valet qui souriait bêtement et la boniche feignit de l’arroser avec le jet qu’elle extrayait de sa serpillière. Ils rirent ensemble. Ils avaient envie de rire, l’un comme l’autre, mais il passa son chemin et s’apprêta à tourner en rond.
Il percuta. Le coup ne partit pas. L’amorce ne valait rien. Il mit du temps à la sortir de son petit logement étroit comme le cucul d’une. Enfin il martela plusieurs amorces qui ne pétèrent pas. Toutes celles contenues dans la boîte marquée 1916 en rouge cerise peut-être le sang de l’ennemi ah ah ah puis le coup partit mais la balle, toujours de bois creux, ne fit qu’arracher un morceau de la tapisserie empire du vieux salon où tout ceci se passait et ne se passerait plus s’il trouvait le moyen de fabriquer une balle en plomb en or c’était possible car il avait mit de côté après l’enterrement le bridge qu’il avait si souvent vu s’agiter en pleine conversation comme s’il était animé de raison et de volonté comme le veut la scholastique…
— J’ai entendu ! cria la vieille d’en bas.
Comment n’aurait-elle pas entendu ? Mais elle ne se doutait pas qu’il était en train de perfectionner la munition nécessaire à un accomplissement parfait de. Mourir avec de l’or dans le crâne, elle n’y avait certainement pas pensé. Fondre de l’or il se renseigna et acheta par correspondance un creuset et un four et il apprit dans un livre comment on moule sans danger.
Ils mangèrent. Des colliers de mouton avec des carottes et des oignons et ils burent du vin d’Alzonne. Aimez-vous les uns les autres ou : comment avoir la paix et se foutre royalement de l’Histoire. Elle avait préparé une crème aux amandes et il y trempa des cigarettes russes. Il aimait ces craquements à la fois doux et nets comme la bordure d’une aile.
— Quand tu auras fini tu pourras fumer quelque chose sous le chêne, dit-elle en commençant à débarrasser la table.
Il avait souillé la nappe avec le vin qui avait coulé sur son menton. Ses doigts sentaient la poudre. Il les approchait de son nez et inspirait sans retenue. Elle pensait peut-être qu’il se les était fourrés dans le cul, mais ce n’était pas le cas, il y avait cette constante migraine qui l’empêchait de penser avec raison et volonté et non point sur le fil de la mémoire et de l’imagination comme ceux qui écrivent des romans. Il pensait ainsi, dans la douleur lancinante, qu’il ne pouvait pas mourir sans avoir composé un poème mais à qui l’écrire ? On n’écrit pas un poème parce qu’on veut l’écrire ou parce que c’est le moment de l’écrire. On l’écrit à quelqu’un et justement Hélène était de retour et ça lui donnait envie de vivre ou en tout cas de ne pas mourir. Le premier mot était. Le premier mot sera. La crème d’amande était parfumée au piment. Quand tu auras fini. Pourquoi avoir assassiné l’extraterrestre ? Il fallait se poser cette question avant de se demander avec les autres qui l’avait assassiné. Et juste au moment où il y pense, mal au crâne et tête de bois, la vieille s’amène sur le gazon fraîchement tondu avec le même extraterrestre, mais cette fois vivant. Il en conclut logiquement qu’il n’était donc pas mort et aussitôt il vit comment son cerveau s’employait à remettre les choses en place pour que la réalité redevienne aussi réelle qu’elle avait été imaginaire. L’extraterrestre exhaussait une bouteille encore encapuchonnée de cire, signe que le produit était artisanal et que le docteur Vincent était un personnage réel. Il n’y eut pas de serrement de mains à cause de l’épidémie de connerie qui sévissait malgré les programmes de rééducation qui avaient remplacé ceux de l’éducation ordinaire comme on avait toujours connu aussi loin qu’on se souvînt.
La vieille exultait sans pudeur, elle d’habitude si couverte montrait ses genoux l’un sur l’autre supportant la main d’acier de l’extraterrestre qui n’en avait rien à foutre de ce qu’on pouvait penser de lui. Roger ne pouvait pas cacher son trouble. Que sa mère fricotât avec un alien ne le dérangeait pas. Il paraît que ces types ont une queue capable de tous les exploits. Que la vieille en profitât avant de mourir entrait parfaitement dans l’ordre des choses. Il posa sa propre main sur le sommet de son propre crâne, je dis propre pour ne pas compliquer une situation qu’on regarde de loin, soumis que nous sommes aux préjugés anti-pédérastiques qui conditionnent nos jugements en matière de sexe partagé comme on met au pot une bagnole ou n’importe quel objet utile au quotidien. Je dis ça comme ça au cas où
— Je vous croyais mort… Je vous ai vu… cette nuit… Mais je dormais, n’est-ce pas… ?
— Rog ! Tu n’es pas très poli… Excuse-toi.
Il s’excusa, se demandant s’il parlait ou s’il se laissait sodomiser pour ne plus en parler.
— Rog souffre d’horribles maux de tête. Vous ne pouvez rien faire… ?
— Ma science a des limites. Mais je peux essayer de…
Roger n’avait pas vraiment achevé sa verrine de crème aux amandes. Il avait envie d’olives fourrées aux anchois. Mais il mangeait de la crème aux amandes parce que c’était comme ça et pas autrement. Oh mon d que j’aimerais pourvoir penser sans provoquer la douleur de ce lobe qu’on aurait mieux fait d’extirper ! Il visualisa l’extirpation. Pas de sang. Rien que des données. Et des choses pourtant oubliées. Depuis longtemps réduites à l’infime. Ces choses qu’on ne sait plus et qui savent à notre place. L’extraterrestre ne possédait pas d’armes. Il ignorait tout de. Roger se lança dans une description technique qui finit par ennuyer. Il était désolé. Et même désespéré. Preuve qu’il n’avait jamais été heureux alors que par instant il avait cru l’être.
— Je ne mange pas de crème, je regrette… dit-il à la place de l’extraterrestre.
— Nous pourrions aller faire une promenade en barque, proposa gaîment la vieille.
Comme avec Hélène en ces temps de. Mais la vieille ne l’invitait pas. Elle s’en allait sans débarrasser la table que pourtant elle avait commencé à. Il se retrouva seul et là seulement il se rendit compte de l’étrangeté de la situation, car en effet s’il n’avait pas rêvé cette nuit l’assassinat de l’extraterrestre par un ou une inconnue, alors sa présence il n’y avait pas une minute à sa table en compagnie d’une vieille toute excitée à l’idée de. Il laissa la table comme elle était, verre renversé, verrine inachevée, un ninas fumait dans le cendrier, or Roger Russel ne fumait pas, ni l’extraterrestre, celui qu’il connaissait en tout cas, qui n'avait jamais séduit aucune femme dans le coin, moins encore la vieille qui déclarait à qui ne voulait pas l’entendre que les choses de l’amour, bien qu’elle en sût plus long que n’importe qui sur le sujet, ne l’intéressaient pas ou plus et elle vous envoyait vous faire lonlaire. Jamais un genou de trop, ni une épaule, rien à donner en échange d’un compliment ou pire d’une demande mais qui aurait eu l’idée de demander et demander quoi n d d !
Il avait encore le goût de l’amande pimentée sur la langue quand il se remit à parler, car depuis qu’ils étaient en train de flotter sur l’Aulnier (il pouvait les voir fleuch fleuch) il n’avait pas prononcé une seule parole et maintenant ô vertige de la vitesse il répondait à une question précise du flic nommé Frank Chercos qui était un personnage bien réel. Si vous le rencontrez un jour, dites-lui bien des choses de ma part.
— Vous n’allez tout de même pas…
— Je ne suis pas un loup-garou.
— Les ce que vous dites c’est avec une balle d’argent
— Moi ce sera de l’or je n’ai pas de plomb
— C’est de la folie ! Je ne vous laisserai pas…
La flamme s’éteignit dans la lutte. Le dos de Frank Chercos l’étouffa. Roger était sur lui, brandissant le bridge comme une arme. Elle allait s’abattre sur. Mais il renversa la situation. Heureusement parce que sinon. Et Roger s’immobilisa enfin dans le fauteuil parmi des coussins innombrables, aussi nombreux qu’il l’avait toujours souhaité. Frank trouva le temps d’allumer une cigarette avant de reprendre la conversation interrompue par. La flamme dura un instant et Roger réclama un verre. Frank, jugeant sans doute justement, qu’il s’agirait d’un verre de trop, reboucha la bouteille qui gémit en même temps que le bouchon s’enfonçait et Roger eut la sale sensation de se faire enculer une fois de plus par l’histoire, celle qu’il ne pouvait plus raconter parce qu’elle s’était compliquée. Un air à peine frais circulait sans logique. Il y mit le nez et respira ces parfums de fleurs aussi différentes que probables.
— Vous allez trop loin, Roger, dit Frank.
— Et vous pas assez !
Frank reconnut la justesse d’un tel propos., une fois de plus. Ses joues étaient inégalement rasées, deux heures séparaient leurs rasages respectifs et cette dissymétrie le hantait. Il ne savait plus laquelle frotter pour avoir l’air de penser à autre chose. La fumée allait vers la fenêtre, revenait puis sombrait à ses pieds comme la vague des naufrages.
— Vous voulez dire que… commença-t-il
Roger profita de cet instant de faiblesse mentale pour remettre les choses à la place qu’elles occupaient avant que l’extraterrestre ne vienne interrompre la fin du repas, au moment où il s’apprêtait à achever la crème aux amandes.
— Je connais cette crème, dit Frank avec un accent de nostalgie. Elle m’en donnait toujours un verre si je passais par là et que c’était le jour de la crème aux amandes…
— Ce n’est pas le sujet…
— Le sujet c’est cette maudite balle en or !
— Le sujet c’est cet extraterrestre qui a entrepris de m’enlever ma mère !
— Mais il est mort cette nuit !
— Pas celui-là, Frank !
Il y avait deux extraterrestres et le deuxième était vivant. Frank l’avait raté de peu. Roger montra comment sa mère et l’alien s’étaient mis en route pour aller louer une barque à fond plat. Frank le regarda évoluer sur le tapis dont la bordure personnifiait le rivage avec son petit port de plaisance.
— Ça ne personnifie rien, dit Frank avec prudence. Ça représente. C’est tout.
— Je ne suis pas mathématicien, s’écria Roger menaçant encore avec le bridge en l’air. Je suis un homme… de théâtre. (il fait des pas) Je joue. J’interprète. Je fascine quelquefois. Jamais rideau n’est tombé sur la tête du souffleur.
— Qu’est-ce que vous dites… oh !
Roger reprit place dans le fauteuil. Il avait terriblement mal au crâne, une douleur écrasante.
— Nous devrions rouvrir cette bouteille, vous et moi…
— Ni vous ni moi… Je vais aller jeter un œil du côté de l’Aulnier, à la hauteur du port, si vous voyez ce que je veux dire.
— On voit tout sur le pont. Parapet fleuri aux frais de la population. Dessous les amoureux sautent dans les barques et les rames rutilent dans le soleil. Vous verrez…
Frank ne prit pas le temps de voir ce que Roger voyait, mais il attendit que le sommeil l’entreprenne et il se glissa dehors comme il était venu. Il ne croyait guère à cette histoire de vieille qui renoue avec les choses de la chair parce qu’un extraterrestre lui conte fleurette. Dans le hall, il demanda des nouvelles de l’autopsie au téléphone. Le cadavre était en attente. Le Parquet ne communiquait pas. À la radio locale, on s’intéressait plutôt à la sortie de Ben Balada qui ne sortait toujours pas ou alors il était sorti et on s’était fait berner une fois de plus. On attendait de savoir. Frank raccrocha sans bruit. Des lys lui chatouillaient les narines. Il caressa un moment la dentelle de la console. Son visage n’avait pas changé. Il ne changerait jamais s’il continuait d’en guetter les changements dans les miroirs que le hasard de ses déambulations mettait sur son chemin. Dehors, on pouvait entendre les véhicules secouer le gravier du château qu’il ne chercha pas à approcher. Il craignait de rencontrer Anaïs. Ce serait inévitable. Elle ne quittait pas le château, jamais. Si vous la rencontriez, c’était dans les limites du château. Il n’y avait plus de vacances pour elle depuis que Ben Balada était en prison. Par contre le comte ne se privait pas. Il allait et venait. Entre le château et une quantité impossible à quantifier d’endroits dont la plupart vous étaient parfaitement inconnus. Vous ne savez jamais où vous mettez les pieds quand vous entrez dans un château où on ne s’adonne pas encore à la visite historique. Il sauta sur sa bicyclette et prit le chemin du port, descendant d’abord sous le pont avec les promeneurs pressés à cause du nombre limité de locations, puis il dut foncer à travers des feuillages inconnus qui caressèrent ses joues qu’il lui fut dès lors impossible de distinguer. Il n’y avait plus de barques à louer et les gens, jeunes pour la plupart, patientaient sur les clôtures de planches ou sur les piquets esseulés. Le gérant n’avait pas vu d’extraterrestre. Aucun extraterrestre ne l’avait payé pour mentir. Quant à la vieille, si elle existait, elle s’était peut-être noyée, plaisanta-t-il en se curant les narines. Frank renâcla. Roger lui avait encore raconté des histoires. Il remonta sur sa bicyclette et pédala jusqu’à la prison. Il y avait foule. On avait aperçu Ben Balada à une fenêtre. C’était une des fenêtres de la direction, indiquaient les mieux renseignés. Pas de Lazare dans le coin. Ni l’un, ni l’autre. Mais si on avait vu Ben Balada, c’est qu’il n’était pas sorti. Et s’il n’était pas sorti, il sortirait tôt ou tard. Et alors il faudrait être là pour assister à ce que cela provoquerait. On en avait une petite idée, mais on n’osait à peine y penser. On buvait sur place. Les perroquets répétaient, comme s’ils étaient venus pour jouer. Il ne manquait plus qu’une banda.
« Tu n’es pas un être humain, » dit-elle et elle se tourna vers le mur avec la nette intention de retrouver le sommeil. Or, il était midi passé. Et Frank se demanda ce qu’il allait manger. Quelque chose qui le rendît plus humain à ses yeux. Mais elle les avait fermés et n’avait pas faim. Il reluqua le cul pendant une bonne minute de silence relatif. Son cigare craquait entre ses doigts experts. Elle allait rouspéter. Il tira le rideau, mais celui-ci n’émit pas un bruit, quelque chose comme un glissement d’anneau sur la barre. La chaleur du dehors visitait les persiennes. Il sentit cette haleine de volcan sur le point d’exploser. Heureusement, le tapis étouffait ses pas. Il se reprocha une seconde d’avoir perdu de vue la raison de sa venue dans ces lieux oubliés de l’enfance. Pendant un moment, il avait joué son personnage de policier, comme quand c’était Hélène qui faisait la morte, mais tout cela n’avait plus aucun sens, il attendait comme tout le monde que Ben Balada paraisse à la porte de la prison et qu’elle se referme derrière lui, lui interdisant toute échappée dans ce sens. Il n’en avait pas encore écrit un mot. Et son esprit était plutôt occupé à trouver la solution qui mettrait fin à la série de victoires sur le peuple que le comte de Vermort s’offrait chaque année à l’occasion de la Fête. Une manière comme une autre de ne pas laisser tomber ce pauvre Roger Russel qui s’enfonçait dans son bourbier psychotique. Il était bien le seul à ne pas s’exprimer sur la libération de Ben Balada qui lui devait pourtant la sévère condamnation judiciaire qui l’avait projeté au seuil de la vieillesse. Nous en étions tous là, sur ce seuil attendu depuis longtemps, et laquelle de ces existences avait-elle prit un sens qui ne fût pas aussi ordinaire que la vie d’un visiteur de voie ferrée ? Alors, se demandait-il en descendant pour aller manger, lequel d’entre vous peut se vanter d’avoir vécu deux fois ? Et d’en être au point de ne plus savoir lequel des deux. Roger ne subissait pas ces affres du duplex. Il resterait lui-même jusqu’à ce que la balle en or détruise son cerveau. La salle à manger était déserte. Pourtant, une bonne odeur de ragoût circulait. La porte des cuisines était ouverte. On entendait des chocs métalliques. Une voix commentait ou se plaignait. Il prit place près d’une fenêtre dont le rideau était tombé. La lumière de l’été scintillait dans les interstices. Il approcha le cendrier et y écrasa son mégot humide. Que serait une existence sans ces mouvements incessants qui nous caractérisent ? La carte était alléchante. Il sut tout de suite ce qu’il allait déguster. Et quand une serveuse en jupette l’invita à exprimer ses désirs, il perdit connaissance. Le fracas qu’il causa attira du monde.
Là-bas, Roger Russel essayait de fondre l’or du bridge, mais tout ce qu’il obtenait, c’était un amas qui ressemblait à un hanneton écrasé. Il lut et relu la notice. Il recommença plusieurs fois la procédure, corrigeant chaque fois un détail qui avait échappé à sa lecture, mais rien n’y fit. Il allait se résoudre à abandonner cette idée qu’il commençait à trouver stupide. Passant ensuite une bonne heure à graisser le revolver, il s’imagina mort et enterré pendant que son souvenir hantait les mémoires et notamment celle de Ben Balada qui ne sortirait pas sans cette idée de le flinguer avant de repartir à l’aventure, si tant est qu’il vécut une aventure avant de se retrouver dans le box. Ben Balada ne rencontrerait sans doute pas de difficultés à trouver une arme chargée d’une vraie balle capable de réduire en bouillie même le cerveau le mieux entraîné à mourir. Ils auraient une conversation. Une dernière occasion de se comprendre ou de se haïr. Roger haïssait Ben Balada et pas seulement parce que c’était un violeur d’enfant. Il l’avait haï avant même de savoir ce qu’il pratiquait avec la complicité active de Pedro Phile que personne n’a encore réussi à jeter en prison comme il le mérite. Ben Balada devait lui aussi penser à ce temps qui avait précédé la procédure, son enquête, ses interrogatoires, ses récits de Presse, ses rumeurs de café, toutes les choses qui nous sont passées par la tête en pensant à nos enfants. Mais cette histoire, celle qui s’était passée avant, n’avait pas été évoquée pendant le procès et personne ne l’avait racontée ni écoutée. Personne, sauf Frank Chercos, ne savait en quoi elle consistait. Et Roger n’en avait rien écrit. La question est : comment l’insérer dans ce récit ? Roger se mit à rire en y pensant. Le four avait rougi plus blanchi et dans le creuset un hanneton était réduit en pâté et il n’y avait rien à faire pour que ça ressemble à de l’or. Il n’y avait rien d’écrit à ce sujet dans le manuel du parfait fondeur d’or, un peu comme manque au présent récit celui qui expliquerait pourquoi Roger Russel avait mis tant de hargne à faire condamner Ben Balada. Et personne n’a jamais su que cette action judiciaire remarquable de la part d’un avocat à l’époque débutant avait atteint les sommets de l’Art parce qu’il y avait un récit caché. Roger Russel en avait fait un système. Chaque fois qu’il plaidait, il cachait un récit et ce secret était la force qui expliquait la victoire, et non pas les astuces de droit ni les coups de chance de l’enquête. Voilà comment il avait construit sa conquête de la justice. Et personne n’en savait rien, à part Frank Chercos qui était un ami d’enfance qui passait si souvent à la maison qu’on l’aurait pris pour un de ses fils. La vieille aimait bien Frank. Elle le chouchoutait. Et maintenant il s’en souvenait, à l’heure de savoir ce qu’elle foutait avec ce maudit deuxième extraterrestre dont il avait, comme les autres, perdu la trace.
Il coupa l’énergie folle qui alimentait le four. Tout ça faisait un bruit d’enfer. Comme un hanneton qu’on écrase sous le pied, avec cette sensation d’avoir vaincu le mal et sauvé le plant de tomate. La vieille ne rentrerait pas avant la nuit. Quand ça lui prenait, par épisode brûlant, elle ne rentrait quelquefois pas de la nuit. Il la trouvait au matin quelque part dans l’herbe, parmi ses vomissures. Elle n’avait plus d’argent sur elle et ses bijoux avaient disparu. Elle y perdait même sa culotte. Il était à peine un peu plus de midi et il faudrait attendre tout ce temps pour que ça recommence. Et comme il n’avait pas réussi à fondre une balle d’or il revivrait cette chose épouvantable qui consiste à ramener sa propre mère à la maison, souillée et quasiment inconsciente, à la coucher ainsi dans son lit où elle répandrait ses saletés de femme et ensuite il faudrait attendre que le jour revienne, ce qui prenait un temps infini, impossible à accélérer, sans cette accélération vous avez affaire à l’infini et l’infini vous ronge jusqu’à la douleur des os et de la moelle si vous n’avez vraiment pas de chance, or Roger était un malchanceux depuis que son cerveau avait perdu cette magnifique autonomie qui l’avait hissé au rang des génies de sa contrée maternelle. Tout cela était bien fini, té ! Et comment mourir avant que ça recommence, il valait mieux ne pas se poser la question en des termes aussi clairs parce que rien ne fonctionnait, tout était faussé et conduisait inévitablement à l'échec, la plongée dans la merde jusqu'au cou pour commencer et pour continuer personne à qui parler avant que ça finisse en queue de poisson.
L’après-midi s’annonçait radieux du côté du temps à profiter, par contre le temps à passer promettait de noires angoisses. Il avala un verre d’élixir du docteur Vincent, ce qui le ravigota pendant quelques minutes envahies de visions pas désagréables du tout du point de vue sexuel. C’était d’autant plus agréable qu’il avait perdu toute faculté d’érection. Il ne ressentait même plus les bienfaits du gode. Pourtant, il en possédait un de joliment sophistiqué, mais ce n’est pas ce genre de sophistication qui remplace ce qui n’existe plus dans la région correspondante du cerveau. Il s’en amusait avec les mains, comme un hochet que l’enfant manipule comme s’il ne savait pas encore à quoi ça peut aussi servir.
Il y réfléchissait, le crâne harcelé de coups donnés de l’intérieur, quand le téléphone sonna, ce qui provoqua une augmentation de la douleur, à tel point qu’il faillit se casser une jambe dans l’escalier. Il avait encore de bons réflexes, heureusement. Le docteur Vincent l’avait même félicité, comme s’il y était pour quelque chose, d’en avoir encore. Le combiné avait encore pris du poids. Il y colla une oreille circonspecte. C’était le docteur Vincent.
— Quoi ?
— Je vous dis que notre ami Frank a eu un malaise et heu… je crains le pire…
— Vous voulez dire…
— Je ne le dis pas…
— Mais vous le pensez. Que puis-je… ?
— Juste un petit renseignement…
— Envoyez.
— Quand ça vous est arrivé (que ça aurait pu arriver à un autre mais les voies du S. sont imp), est-ce qu’il vous est venu à l’idée de parler de quelque chose qui ressemble plutôt à un secret qu’à une révélation… ?
— Si vous voulez dire que… ah non ! Personne ne saura jamais ! Il n’y a que Frank qui…
— Justement il en parle et té ! comme je vous parle moi il se sent inspiré ma foi ! On ne peut plus en placer une ! (plus haut, parlant à Frank) Ça va mieux, non ? Vous nous avez fait une peur que si ça s’appelait pas peur on en douterait. (Frank : Arrrghh !) Il va mieux. Je me demandais…
— Dites plutôt ce que vous savez maintenant que… (Frank : Arrrghh !)
— Mais je ne sais rien de vraiment heu… comment dire… ? (Frank : Arrrghh !) Comment le diriez-vous, Roger, vous qui êtes le maître des mots et que la maîtresse du Droit…
— J’arrive !
Et quand il arriva, à l’hôtel, il y avait plus de monde que devant la prison. Hélène, accoudée à une table où fumait un jambon à la mode de Toulouse, pleurait à chaudes larmes et une petite fille secouait un mouchoir sans oser l’appliquer sur les joues dégoulinantes de cette acidité qui fait rentrer la langue comme l’escargot qu’on taquine. Mais personne pour lécher. Le lécheur était étendu sur une table avec à sa tête un service de table complet qui rutilait sous la lanterne que le docteur Vincent balançait comme un encensoir. Il s’en échappait d’ailleurs une fumée de temple d’inspiration orientale pour le moins. Roger, pressant sa casquette contre son cœur, la bouche ouverte comme un trou du cul qui vient de recevoir sa semence, et les jambes comme des manches sans balai au bout, s’approcha de la victime, le docteur Vincent avait parlé de Frank comme d’une victime et ce seul mot avait mis l’esprit de maître Russel dans un éveil que vous finirez par m’en demander des nouvelles.
— Mais enfin… Frankie !
— (Frank, soulevant la tête) J’avais pourtant rien bouffé…
— C’est pas ça ! dit le docteur. Je vous ai dit ce que c’est. L’ambu ne va pas tarder.
— J’espère qu’ils ne vont pas avoir un accident !
Ça s’annonçait pas bien. Roger se demanda comment, dans ces tristes conditions, Frank avait pu parler de. Paraissait impossible. Pourtant, le docteur Vincent jubilait comme si. Frank réclama une goutte, rien qu’une goutte de cet élixir qui lui avait une fois sauvé sinon la vie du moins l’existence.
— Une goutte ! s’écria Hélène. Tu parles d’une goutte ! Elles étaient plusieurs et elles ne se sentaient pas seules oh oh oh ooooooooh !
La fillette eut-elle peur ou en avait-elle assez de chiffonner pour rien que des prunes, elle se leva prudemment et rejoignit le groupe des curieux qui s’était formé dans la double porte d’entrée, qui était vitrée et permettait de voir le reste de l’assistance. Roger s’étonna de n’entendre aucune rumeur. Cette sagesse en disait long sur les chances de vie qu’on donnait au pauvre Frank. Le docteur Vincent, interrogé par-dessus son épaule, l’avait simplement haussée et on s’était dit que. Roger fit un signe convenu à Frank qui crispa tous les muscles encore disponibles de son visage ravagé par autre chose que la douleur, mais en pire. Alors… ?
— J’ai eu un moment d’absence, avoua Frank. Tu sais ce que c’est, toi, l’absence. Tu en as si souvent que tu t’en rends même plus compte. Mais moi je commence. Alors j’en ai une conscience que tu peux pas savoir… Et cette goutte, docteur… ?
— Elle vous tuerait, mon cher Frank. Nous ne sommes pas ici pour rigoler.
Rires, mais sans trop de conviction, car comme chaque fois que quelqu’un s’en va, et que souvent ça prend du temps qu’il faut bien compter, on se dit que tout le monde peut se tromper, même les plus savants docteurs. Ce qui redoubla les pleurs d’Hélène. Roger en était profondément affecté. Il n’y a rien de plus triste que la femme qui pleure et qui ne sait pas qu’on l’aime. Il aurait bien voulu prendre la place de la petite fille mais cette connasse avait emporté le mouchoir. Le lui arracher des mains aurait à coup sûr provoqué plus qu’un mouvement de foule. Il n’était pas venu pour ça. Il renonça d’autant plus obligeamment que sa main était retenue par celle de Frank qui suait sang et eau, surtout de l’eau.
— Tu ne m’as jamais vu comme ça… dit Frank en gargouillant.
— Tu n’étais pas là quand ça m’est arrivé, alors…
— Alors quoi ? dit le docteur. Vous n’êtes pas venu jusqu’ici, mon cher Roger, dans l’état où vous êtes, pour raconter n’importe quoi à quelqu’un qui va…
— S’il vous a dit quelque chose, c’est sans mon accord…
— Hé hé. Je me doute bien que, vu le contenu…
— Nous sommes trois, soupira Frank.
— Ça fait quatre, dit le docteur sans malice.
— Cinq avec Pedro…
— Putain ! Ça fait du monde finalement !
Et comme les trois gaillards se bidonnaient, sans qu’on sache pour quelle raison sans doute sans rapport avec le pire, on se laissa aller à rire sans se tordre toutefois.
— Ils t’ont emmené où toi, quand ça t’est arrivé ? couina Frank.
— Pas au cimetière !
» Le rire, ça s’explique pas, professa le docteur Vincent un jour de pédagogie cafetière. Une fois, que ça m’est arrivé, j’ai eu tellement mal que j’en ai ri.
» Et qu’est-ce qui vous est arrivé en ce jour béni de j ?
» Si je vous le dis, vous allez rire, et ça me fera encore plus mal !
On s’en souvenait bien de ce jour, béni ou pas. Et ceux qui n’étaient pas là en avaient entendu parler. Roger en avait entendu parler. Il était entre la vie et la mort et le respirateur faisait un bruit d’enfer. L’infirmière avait beau mettre des choses dedans, que c’était peut-être des gouttes (cri d’Hélène), rien n’y faisait. Ça remplissait les oreilles même du voisin qui était à l’article on ne dit pas de quoi parce que ça porte malheur. (rumeur de la foule qui grossit) Je me souviens, narra Roger pendant que Frank fermait tellement les yeux qu’on avait envie de les ouvrir mais le docteur veillait au bon déroulement de la procédure, Roger reconnut au moins cela en bon juriste qu’il était, je me souviens que je n’avais pas peur. C’est pas que je m’en fichais, de mourir, et ça ne me réjouissait pas non plus, mais je me disais qu’il faut bien que ça s’arrête un jour, alors celui-là ou un autre hé ? Une fois que c’est fait, personne ne peut défaire. Et l’infirmière m’en a parlé, justement, de ce que le docteur Vincent avait dit chez Barman, le jour de la mort de quelqu’un mais je ne sais plus qui, et ça m’a remonté le moral même s’il n’était pas descendu aussi bas que je l’avais cru au début, quand mes yeux se sont ouverts, Frank, et que je suis pas mort, enfin pas tout de suite, il y avait un après, même si pas longtemps, un après c’est toujours un peu plus et ça ne se refuse pas…
On ne rit pas. Les yeux de Frank Chercos demeuraient obstinément fermés. Ses mains frémissaient cependant. On attendait. Pas l’ambulance qui arriverait trop tard. C’était triste à voir, un ami de toujours qui s’en va, couché sur une table avec de la vaisselle dessus, et une nappe roulée sous la nuque, Hélène qui pleurniche la tête dans ses bras, et pas une balle d’or pour mettre fin au film.
— Qui êtes-vous, Frank ?
— Frank Chercos.
— Qui êtes-vous, Rick ?
— Patrice de la Rubanière.
— Êtes-vous un extraterrestre ?
— Je suis mort.
Il n’était pas mort. Il trouva une explication : le deuxième extraterrestre avait été envoyé pour remplacer le premier qui était mort. Il avait vu le cadavre. L’assassin l’avait étranglé, mais vu l’état des chairs un instrument, pour l’instant inconnu, avait été utilisé. Un garrot vil récupéré dans un musée espagnol de la torture associé à la justice. Ou autre chose de plus sophistiqué, un morceau de missile russe acheté au marché noir ukrainien, par exemple, mais aussi bien les reliques d’un saint passé entre les mains d’un alchimiste des temps futurs.
— Qui êtes-vous, Frank ?
— Frank Chercos.
— Qui êtes-vous, Rick ?
— Patrice de la Rubanière.
— Êtes-vous un extraterrestre ?
— Je suis mort.
Et on a recommencé vingt fois ! Toujours les mêmes réponses, le même récit, tout demeurait logique jusqu’à ce que la question de l’identité de l’assassin se pose. Déconnecté des parquetiers après une tentative de piratage menée à partir des serveurs de La Méridienne, le Sujet est entré dans un délire qui n’a plus rien à voir avec ce roman. Ce dossier, constitué d’enregistrement audio et vidéo, plus la numérisation des écrits (à la main), ne peut pas être inséré dans ces pages comme l’exige le Sujet sous peine de suicide. Des mesures anti-suicide ont été prises sur les lieux même de sa réclusion médicale sous la surveillance d’un personnel spécialisé et éprouvé de longue date avec des résultats pas si mauvais que ça (contrairement à ce qu’insinue la Presse). Le Sujet connaît leurs noms, prénoms, sexes et positions dans la hiérarchie de la Connaissance Pratique…
— Au sujet du… garrot…
— Posez votre question.
— Avez-vous examiné le rachis à la hauteur des cervicales ?
— Pourquoi posez-vous cette question… ? Bien sûr que nous avons… examiné ! C’est notre travail. Contrairement à ce qu’insinue la Presse…
— Dans ce cas, pouvez-vous nous dire si la mort de l’extraterrestre est due à la rupture des cervicales ou s’il a été étouffé ?
— La Presse veut tout savoir et c’est bien normal, allez ! Vous aurez l’occasion d’ici quelques jours de poser la question au légiste, même si je ne vois pas en quoi…
— La question est de savoir si la mort d’un extraterrestre…
— Pourquoi dites-vous « un »… comme s’il y en avait deux !
— Des témoins ont bien vu…
— Le #2 n’existe que dans l’imagination, laquelle faculté n’entre pas dans nos moyens d’analyse. Nous nous limitons à…
— Je sais, je sais : la raison et la volonté. Vieille école…
— J’en suis fière !
— Et décorée. Cela se voit. (un temps marqué par les flashes) Pensez-vous que le point de vue heu… scholastique de votre heu… magistrature… nous donnera le récit exact, pour ne pas dire réaliste, de ce qui s’est passé ? (déglutitions diverses) Et quand je dis récit, j’entends aussi tout ce qui tourne autour de cet assassinat pour l’instant inexplicable…
— Comment expliquer l’assassinat d’un… extraterrestre… ?
(rires)
Personne ne s’est jamais adonné à cet exercice !
(rires, les mêmes)
« Plonger dans l’Inconnu pour trouver… » Arhhg ! Trobar. La Justice y vient enfin !
(murmures)
Une Justice nouvelle qui fera de nous des Poètes ! Hum, hum… Mais ce temps (pardon) mais ce Temps n’est point encore à la portée de notre… raison… Ce n’est pas la volonté qui nous manque, j’espère que la Presse comprend cela…
— Pour l’instant, madame la Procureure, nous sommes dans le roman et… on ne voit pas comment… par quel procédé… ?
— Procédé, procédé ! Nous avons NOS procédés et la poésie a les siens. Mais avec raison et volonté nous parviendrons au même résultat et heu… peut-être même mieux. Cela ne s’est jamais fait. L’occasion nous en est donnée par…
— Le Sujet. Mais qui est-il ?
— Nous n’allons pas tarder à le savoir ! Faites-nous conf…
— Est-il heu… Fait-il l’objet de… soupçons… relativement à l’instrument… un outil venu de loin (montrant du doigt le plafond en stuc)
— Nous n’avons pas l’instrument. Pas encore. Veuillez parler d’arme du crime. Laquelle est en effet un instrument, lequel nous n’avons pas identifié…
— Un garrot extraterrestre… ? Possiblement…
— Nous finirons par le savoir. La Justice doit répondre. D’une manière ou d’une autre. Alors que la poésie, hein…
— La poésie vous emmerde !
— Faites évacuer ! Faites évacuer !
Le parvis de la préfecture, où s’était tenue cette conférence de Presse sous l’égide du Parquet, se peuplait rapidement et même dangereusement, selon l’impression partagée en haut lieu. On fit venir du renfort. Une statue faillit bien être renversée. Des bousculades plus ou moins hardies changeaient l’aspect de la foule en des endroits que les forces de l’ordre chargeaient aussitôt, ce qui modifiait encore les alentours et d’autres rixes prenaient forme sous les lampions. Le comte Fabrice de Vermort était déçu, et même atteint dans sa dignité d’amuseur public. L’intérêt général s’était déplacé, détournant l’attention du lecteur qui, à l’origine toute portée sur l’évènement crucial (c’est le cas de le dire) que constituait la sortie de prison de Ben Balada, n’avait maintenant d’yeux et de raison que pour cet assassinat d’extraterrestre perpétré, pour augmenter l’intérêt de la chose, dans le château même de ce comte qui, traversant la foule en parfait inconnu, avait tenté d’assister à la conférence donnée par le Parquet. Il n’y était pas invité, mais n’était-il pas concerné, en tant que premier suspect, car il n’avait pas tiré le deuxième coup et ce non-geste réclamait une explication. On n’en parla pourtant pas durant la conférence où il ne fut question que de Frank Chercos qu’on soupçonnait, tenez-vous bien, d’être le deuxième extraterrestre, le #2, et de surcroit l’assassin du premier. Et pour compliquer encore les faits, ce policier joué par un journaliste de La Méridienne (si j’ai bien compris) nous faisait un AVC qui le rendait impropre à toute inquisition, qu’elle fût menée par Pinget ou par n’importe qui on en avait cure. Mais pris dans les exagérations conversationnelles qui opposèrent les intellectuels armés de matraques et les cons qui étaient venus sans, le comte renonça à en savoir plus et trouva un chemin plus secret pour disparaître ou s’éloigner de ces lieux infréquentables sans y paraître. Il ne lui fallut pas longtemps pour se retrouver devant le comptoir de Barman qui justement réceptionnait des cageots prometteurs.
— Vous êtes soupçonné, il paraît… dit Barman en haletant à cause d’un cageot qui pesait sur son épaule.
— Hé bé té…
— À cause du deuxième coup…
— Il n’est pas parti.
— Manque de pot ou d’entretien…
— Cependant, après vérification du mécanisme, on ne comprend pas pourquoi il n’est pas parti.
— La poudre était mouillée…
— La cartouche a bien pété au laboratoire.
— Manque de pot.
— Et la comtesse est la seule témoin…
— (voix grosse) Votre épouse, tout de même…
— Elle ne peut pas dire si j’ai actionné la détente. Elle ne le dira pas.
— Elle aurait pu le dire.
— Je ne vous le fais pas dire !
Mais Barman, pris au piège de ces considérations en cours d’analyse par plus expert que lui, n’avait pas envie d’en dire plus. Il descendit et remonta de la cave avec autant de cageots. Enfin, il referma la trappe. Le comte avait vidé son verre. Il commençait à piquer du nez. Pardi, à cet âge ! C’est qu’il s’en est passé, du temps ! On en a même perdu le fil.
— Du coup mon jeu n’attire plus grand monde… Ben Balada est remisé avec les histoires trop anciennes pour avoir encore un sens. Fi !
— C’est que je l’aimais bien, moi, notre extraterrestre. Je le croyais même éternel, c’est vous dire !
— Je ne l’ai pas tué.
— Qui c’est ce Frank Chercos ?
— Vous voulez dire : est-ce que c’est le Frank Chercos que nous avons connu enfant quand nous l’étions nous aussi, enfants ?
— Si c’est le #2, comment ça s’est passé qu’on n’a rien vu… ?
— Il faudrait peut-être demander ça à maître Russel… Il m’a bien servi dans l’affaire Ben Balada. Il peut servir encore…
— Sauf qu’avec son AVC…
— Comme vous dites.
— On va se rendre malheureux avec tout ça, té !
Au château, on ne pouvait plus emprunter la grande allée ni y pénétrer par l’entrée royale. Il fallait en faire le tour et passer par les cuisines où Octavie s’activait dans la préparation des sandwiches. Il y en avait de toutes sortes, présenta-t-elle au comte médusé. Madame en avait établi les recettes. Tout le monde serait ravi. On boirait l’anisette du docteur Vincent et pour les dames de l’Oued-Allah.
— Monsieur s’est-il occupé des cigares ?
— Ah merde té !
Il fallu retourner en ville. Sans chauffeur, on prend le vélo. Et sans vélo, car Lazare s’en servait en ce moment-même pour rejoindre ceux qui étaient restés fidèles à l’évènement dit de la sortie de Ben Balada, on va à pied et on arrive en retard, le tabac a tombé son rideau. Il pivota et se dirigea vers chez Barman qui ne fermait pas entre midi et deux. Sa réserve de cigares n’était pas aussi achalandée que celle du tabac officiel, mais il en possédait des tas que des clients oubliaient entre leurs verres non comptés comme les vers libres de la poésie moderne. Il ne s’étonna pas de la demande du comte. La chronologie qui le ramenait était sans défaut, reconnut-il, mais des cigares, il n’en possédait pas autant que ce qu’en disaient les mauvaises langues de ceux à qui il était arrivé d’en oublier un dans les circonstances sus-décrites. Il bouscula maints objets inutiles dans un placard sous le comptoir et en sortit une boite de bois blanc qui avait servi à autre chose. Une bonne vingtaine de Voltigeurs exécrables s’y prélassaient comme des baigneurs qui ne soucient pas de leur aspect et ne s’attendent pas à être sollicités par une nymphomane. Ils étaient secs. Ne sentaient plus le tabac, mais cette autre chose. Barman ne fumait pas. Il brûlait de l’encens s’il avait envie de fumée. Le comte commença à désespérer. Il demanda un verre qui se pointa aussitôt sous son nez déjà bien parti pour ne plus rien sentir. Il reviendrait avec ça. C’était gratuit. Barman aimait rendre ce genre de service. Ça le rassérénait rien que de penser à la tronche de la comtesse. Même le comte se surprit à en rire. L’heure de la vengeance avait sonné.
— Alors comme ça vous donnez réception au château ? dit Barman comme s’il le savait déjà.
— Hé bé oui, fit le comte. La comtesse nourrit l’enquête à sa façon. La major a même déclaré une heure de perm en plein midi, ce qui autorise la boisson que vous savez.
— Vous l’avez commandée directement, donc…
— Ça fait plaisir au docteur.
— Moi aussi ça m’aurait fait pas que plaisir !
On se quitta. Le soleil de midi dardait. Le comte se hâta. Il avait bien l’intention de profiter de la pause permise par le major pour en savoir plus à la fois sur le soupçon qui l’affectait et sur ce que le Parquet pensait de Frank Chercos. Anaïs, avec son Octavie, se chargeraient de divertir la compagnie réduite à quatre ou cinq lanternes qui n’avaient pas non plus bien éclairé les bancs de l’école communale. Les indices étaient prélevés pour l’essentiel. On ne mettrait cependant pas ses pieds dans les zones délimitées par du ruban qui produisait une musique de bigophone dans le vent d’autan sec et chaud. Posant sur la table la boîte de bois blanc qui en avait vu des vertes et des pas mûres, le comte proposa qu’on en soumît le contenu à une sérieuse observation avant de le mettre en circulation.
— S’il y avait du pétard dedans ! sourit la belle et tendre Octavie.
— Ne soyez pas bête ! Oh mais des fois !
Le rire des femmes qui s’apprêtent à se distinguer nettement des hommes. La réception se donnait derrière les cuisines. Le major n’y vit aucune offense car il était l’auteur des interdictions que subissaient le hall d’entrée, la bibliothèque, le salon adjacent, où l’on fumait, ainsi que la terrasse et l’allée qui filait en ligne droite vers la grille comtale. Autrement dit, tout ce que l’assassin avait souillé de ses déchets organiques. Le moindre petit caillou extrait du gravier importé du Pays basque pouvait révéler des choses beaucoup plus grandes que lui. Le major montra un gravier qui s’était inséré dans une de ses semelles et qui venait de s’en détacher. Fabrice chaussa aussitôt un lorgnon plus expert que lui. Les sandwiches arrivèrent dans les bras nus et rouges des deux femmes qui minaudaient en acceptant les félicitations anticipées qu’on s’empressa de justifier sous la dent. Puis l’heure de la pause passa et la compagnie au complet rejoignit ses positions. Seul le major, après une rapide tournée d’inspection, demeura en la compagnie de la comtesse et de son comte, la servante se tenant à une distance qui laissait apprécier ses avantages naturels. Le major croisa deux grosses cuisses, son tibia se dressa presque sous la table et son pied n’était pas loin de fourrager les jupons de la comtesse. Le comte avait l’air ailleurs.
— C’est un soupçon de pure forme, dit le major à l’adresse de la comtesse qui venait d’exprimer son désarroi devant tant de cruauté judiciaire. C’est au #2 qu’il faut s’intéresser désormais. Mais madame la Procureure a des velléités de poésie, alors vous savez…
— Je croyais qu’elle écrivait des romans policiers… éructa Fabrice en proposant un cigare car celui du major venait de s’éteindre et comme vous le savez on ne
— C’est peut-être tout ce qu’elle sait de la poésie ! dit le major en appréciant la sécheresse (je vais encore me brûler la gueule, pensa-t-il)
— Vous êtes cruel avec cette dame que nous connaissons, n’est-ce pas Fab… ?
— Ce qui s’appelle connaître, si vous voyez ce que je veux dire… suggéra Fabrice après avoir foudroyé sa comtesse du regard.
— Oh je sais bien qu’il y a des choses qui ne se disent pas, fit le major qui tenait son cigare loin des lèvres.
— Mais je vous les dis ! s’écria le comte.
Le major tira une bouffée prudente. Le comte perdait-il ses moyens ? Il faisait un coupable plus crédible que ce barjot de Frank Chercos qui était peut-être un personnage de madame la proc. Une chose était sûre : #1, en admettant qu’il y eût un 2, était mort assassiné et on pouvait légitimement en conclure que son assassin existait en chair et en os. Un personnage ne tue pas un être aussi réel que pouvait l’être cet extraterrestre modèle unique fabriqué on ne savait où et on s’en fichait parce que c’était, aux dires de tout le monde, un type « vachement sympa ». Il avait même l’air d’un homme. Mais qui s’en approcha d’assez près pour en dire plus ? Pas même une femme. Cependant, que faisait la comtesse dans la bibliothèque pendant que l’extraterrestre était assassiné ? Elle était la première à avoir vu l’assassin d’assez près pour le reconnaître, n d d ! Et elle prétendait que non. Et croyez-vous qu’elle soutint son époux de comte quand il s’est agi de savoir s’il avait pressé la deuxième queue ? Nenni ! Arrgh ! ce cigare brûle comme une bûche de sapin !
— Il va s’éteindre si vous le laissez faire, dit la comtesse en tendant sa main comme si elle souhaitait prendre le cigare pour l’empêcher de
— Oh ! fit hypocritement le major. Je vais récidiver ! Ah ! Ah ! Ah ! Ne me laissez pas faire !
— Je n’ai pas pu assister à la conférence de Presse donnée par votre patronne, dit le comte, un peu amer aux commissures.
— Vous arrivez toujours en retard, mon ami ! s’amusa sans retenue la comtesse. Votre rédacteur en chef, qui n’est autre que Patrice de la Rubanière, vous en fait souvent grief et…
Le major sursauta, mais son cigare éteint n’en était pas la cause. Il réfléchissait soudain, ce qui avait provoqué une contracture de son fessier d’ailleurs mal à l’aise sur la chaise métallique à petits trous.
— Mais alors… dit-il, pensif comme un cerf-volant inaccessible.
— (le comte, parano) Reconnaissez que je ne vous fais pas dire qu’on m’a empêché d’assister à cette conférence de
— mais bon sang c’est bien sûr !
Le major se décolla. Les petits trous de la chaise avaient aspiré sa chair à travers l’étoffe sévère de son pantalon. Mais la chaise ne resta pas collée à son cul. Le pantalon était seulement remonté d’une chaussette au-dessus de la cheville.
— Qu’allez-vous nous dire ? s’écria Anaïs en pressant quelque chose entre ses paumes.
Elle n’attendit pas aussi longtemps que devant la Vierge à l’enfant qui trempait ses pieds dans le bénitier de sa chapelle privée. Le major avait abandonné son deuxième cigare. Le premier était négligemment posé en équilibre sur le bord aigu du cendrier. Le deuxième avait roulé sans atteindre le bord de la table et personne n’avait tenté d’enrayer ce qu’on pouvait supposer devenir sa chute.
— Deux extraterrestres, gargouilla le major qui maintenant, pour la circonstance, arborait une moustache en guidon de vélo parfaitement ointe jusqu’aux pointes.
— C’est bien ce que je disais, formula Fabrice en cherchant du dos le dossier de sa chaise.
— Votre rédacteur en chef n’écrit-il pas des polars lui aussi… ?
— Il ne les écrit pas, major : il les joue. (hilare comme s’il venait d’inventer ça) Et je vous prie de croire que madame la Procureure en est jalouse mais à un point…
— Fabrice ! s’écria la comtesse.
Elle se leva, se positionnant à la hauteur du major qui était un petit homme.
— Tu es une mauvaise langue, mon amour ! Tu ne devrais pas…
— Oh mais au contraire, madame… Laissez donc monsieur le comte exprimer sa version des faits… Il en sait apparemment autant que moi…
Fabrice ne se leva pas. Ils étaient debout et lui assis, et cependant il eut la sensation de dominer cette conversation essentielle pour le bon déroulement du roman qu’on est en train de lire. Il secoua son verre vide. Octavie s’empressa de le remplir, ce qui fit rougir les joues déjà couperosées du major.
— Vous ne connaissez pas Frank Chercos, major. Vous n’êtes pas d’ici. Frank est né parmi nous et nous avec lui. Nous sommes pays lui et moi. Je le connais et pourtant je croyais avoir oublié son caractère d’enfant têtu comme une mule. Enfant, il nous a toujours vaincus, intellectuellement et même souvent physiquement. Je devrais dire sportivement. C’est un amateur de performance. Voyez comme il joue aussi bien le rôle de patron de La Méridienne que celui d’un inspecteur affublé d’un jolie mais idiote collaboratrice qui est elle aussi d’ici. C’est mon patron !
Là, Fabrice fit quelques pas de valse sous sa chaise, le verre en l’air, guetté par les guêpes voisines.
— Je ne peux pas dire le contraire, continua-t-il, provoquant une série de grimaces toutes plus affreuses les unes que les autres sur le visage de sa belle et vieillissante épouse. Cet athlète du récit a inversé le processus hiérarchique où, bien qu’y figurant comme maître des lieux, je n’y suis que le commentateur de leurs faits divers et variés, et une fois l’an le promoteur d’un jeu-concours que personne ne gagne parce que j’en suis le seul vainqueur. Tout le monde sait cela et chacun s’en amuse. On nous connaît. Et depuis des années que nous nous livrons à ce rituel, jamais l’ombre de la jalousie de nous a séparés ou plutôt réunis pour mieux nous séparer.
Fabrice allume un cigare qui s’enflamme sous son nez qui n’en peut plus de rougir.
— Or, en cette sainte année pas plus cérébrale que les autres dont nous évoquons quelquefois les moments de joie ou de détresse avec le même engouement, Ben Balada est de sortie !
Il leva son verre, tandis que le major, privé du sien pour cause de vide, se contenta d’incliner sa grosse tête chauve, sans les moustaches cette fois.
— Et profitant de cet évènement extraordinaire, j’ai conçu, dans l’humour et la malveillance, ce jeu-concours toujours dans la perspective de ma victoire donnée d’avance.
(grave)
Ne pensez-vous pas, cher major, que j’étais cette fois en droit de gagner ? Que c’était ma manière de mettre fin à ce drame qui a détruit notre existence ici à Vermort ? Plus d’amour ! Plus de sexe ! Plus d’achat compulsif ! Plus rien pour donner un nom à la vie qui s’en va en même temps que s’épuise celui de l’incarcération de cette crapule qui a changé mon propre fils en amoureux ! Ne suis-je pas dans mon bon droit lorsque j’exige la victoire ? Et qui vient troubler cette triste fête de l’intellect ? Mon propre éditeur ! Celui qui me paie pour gagner ! Patrice de la Rubanière ! Qui joue son Frank Chercos à merveille, n’est-ce pas ? Et qui cette fois veut me ravir la victoire.
— Je comprends… fit le major sans excitation.
Anaïs retenait ses larmes. Octavie, en fond, avait envie d’applaudir, et son beau visage de femme soumise était éclairé par un rayon de soleil tombé des arbres environnants.
— Frank veut gagner ! Il veut me gagner ! Et il gagnera si vous ne gagnez pas à ma place, major ! (se penchant à la manière de Jules Berry) Madame la Procureure saura vous en récompenser, mon ami. Je crois qu’elle tient le premier acte de son nouveau roman. Elle n’attend plus que vous pour en écrire le second. Et le troisième et dernier verra la chute de monsieur de la Rubanière alias Frank Chercos !
— Vous êtes fou, Fabrice…
Voix pâle de la comtesse qui se réfugie dans les bras de sa servante. Le major, inquiet, se rassit. Un troisième cigare, dans les mêmes circonstances, l’aurait sans doute tué. Il s’en priva avec une joie contenue. Fabrice de Vermort, lui, ne contenait rien. Il laissait exploser toute la complexité des sentiments qui ruinait son esprit depuis tant d’années passées à attendre que Ben Balada fût libéré et qu’il sombre enfin dans le jeu-concours le plus machiavélique jamais inventé par l’homme malheureux et peut-être damné.
— J’attends justement les conclusions des examens médicaux concernant monsieur Frank Chercos, dit le major. Nous verrons bien si cet AVC, imité de celui qui affecte votre ami Roger Russel, relève de l’affabulation ou pas. Je ne sais pas si vous allez gagner, mais sachez que je suis de tout cœur avec vous, monsieur le comte.
— Vous m’en voyez ravi !
Trinc !
Le soir venu, on régala la garde, limitée à deux hommes dont une femme, d’un rafraichissement et de quelques bouchées dont Octavie tenait le secret d’une longue lignée de domestiques patentés. La lune était grosse, plaisanta Fabrice tandis que le drame de sa vie, un fils pédéraste, se joua encore une fois devant ses yeux et dans l’ombre des fourrés où périssaient lentement des dahlias. Anaïs, malgré une fatigue tenace, se laissa convaincre de participer en tant que spectatrice renouvelée au spectacle que la nuit projetait sur les anciens remparts où des feuillages semblaient donner un concert de frémissements. Leurs chaises se côtoyaient, mais sans l’intimité qui avait été de règle dans les premiers temps du bonheur, aux Colonies. Quand Fabrice revenait, du désert ou d’elle ne savait quelle jungle obscure et dangereuse, la chair d’Anaïs se laissait envahir par cette sorte de frémissement que le docteur Vincent, au cours d’une conversation médicale, avait qualifié de « trémulation ». Mais il oubliait le frou-frou, le glissement, le souffle léger, ou alors elle ne lui en avait pas parlé, il avait dit : « Il tient ça de vous, » et elle en avait douté immédiatement, sans toutefois manifester sa désapprobation, s’en tenant aux principes établis par les convenances et les théories de la création. Elle pouvait aussi consulter le curé, mais c’était un lointain cousin du comte et cet éloignement ne lui parut pas favoriser l’établissement d’une fiction à la place des rites en usage. Ainsi, Frank avait fini par craquer. Quelque chose comme un vaisseau minuscule avait été obturé par quelque chose qui ne devait pas y circuler. Il perdrait la vie ou il ne la retrouverait pas, ce qui ne compliquerait rien ni n’arrangerait ce même rien qui s’était installé entre eux depuis des années. Rien sur l’enfance car elle n’était pas d’ici. On l’avait projetée et par ricochet prévu d’avance elle s’était incrusté dans cette terre, avec sa pierre élevée jusqu’au ciel et sa végétation de tableau ancien.
— C’est une lumière de zombie, interrompit Fabrice qui avait formé une lunette avec sa main, le pouce à l’équerre.
— Toujours le mot pour rire…
— En tout cas Frank ne gagnera pas.
— Attends donc de savoir s’il ne simule pas cet AVC. Tu as bien de la chance que le major te fasse confiance au point de t’en informer…
— Il connaît mes relations. Et la leçon qu’il convient d’en tirer si on a un peu de jugeotte et beaucoup d’ambition.
— Tu juges mal les gens. Moi-même…
— Que veux-tu que je te dise ? (amer) Je suis malheureux… Pourquoi ce garçon… Une fille serait devenue oh !
Évidemment, les chaises étaient trop éloignées l’une de l’autre pour autoriser un frôlement de doigts. Il était temps d’aller se coucher. Avaler sa pilule. Fermer les yeux. Serrer les poings. Ne pas voir des batailles homériques dans les ombres causées par les ornements du stuc au plafond. Écouter les rideaux. Mais pas ensemble. Ni l’un près de l’autre. Reconnaître cette distance en toute circonstance. Avoir appris à s’en servir pour paraître tranquille, confiant, proche de tout ce qui va céder à la pression des idées, celles qu’on reçoit et celles qu’on ne partage pas. C’était tellement compliqué qu’il était tout simple de ne pas vivre autrement.
Et sur le coup de deux heures passé minuit, un coup de feu. Fabrice sauta de son lit, empoigna le fusil (un autre fusil car celui qui avait servi à était), vérifia le chargement et descendit l’escalier en vitesse. Cette fois, il tirerait les deux cartouches, si toutefois c’était nécessaire, car les deux sentinelles de service devaient déjà être en position. Il s’agissait de ne pas se faire tirer dessus.
— Mais enfin mon ami où vas-tu dans cette tenue cet attirail oh
Elle ne le suivit pas. Pensa qu’une des sentinelles, jouant avec son arme de service, avait accidentellement provoqué un tir. Et Dieu seul savait, en ce moment, car les choses finiraient par s’éclaircir, où la balle s’était logée et si elle ne s’était pas logée où elle. Elle sortit sur un balcon, puis, ne voyant rien d’inquiétant, elle ressortit mais sur un autre et ainsi autant de fois que nécessaire pour enfin dominer de là-haut toute la scène. Le visage très pâle du comte, vu d’en haut, paraissait avoir été aplati par la stupeur et les lèvres, sans produire aucun son, s’agitaient sur des dents toutes sorties pour l’occasion. Les deux sentinelles étaient accroupies, décoiffées sans explication, et le corps de Roger gigotait entre elles qui s’efforçaient de l’immobiliser. Anaïs ôta enfin ses Quies. Le vacarme venu d’en bas était oh assourdissant, pour le moins. Une torche balayait les lieux, au croisement de deux allées qui se perdaient dans l’obscurité la plus totale. Le comte avait plié son arme qui tenait en équilibre sur son avant-bras à la hauteur du coude, crut-elle distinguer, car en laissant le son prendre toute la place elle avait perdu beaucoup de son acuité visuelle. L’important n’était-il pas de s’informer maintenant sur l’état de Roger qui braillait comme si on l’écorchait vif.
— Qui a tiré ?
La sentinelle aux yeux fardés fit signe que Roger était le tireur et un autre signe désigna la cible, sa tempe droite, car il n’était pas gaucher. Mais pourquoi donc cet imbécile venait-il se flinguer chez nous ? pensait-elle en descendant l’escalier. Une fois en bas, il fallait contourner la zone identifiée comme scène du c. Ça vous prend un temps ! Et en effet quand elle atteignit enfin la scène du suicide, ou de sa tentative si Roger avait quelque chance de s’en sortir, il était debout et se plaignait d’avoir mal à la tête, il pensait que la détonation avait provoqué la rupture d’au moins un des tympans, il n’avait fondu qu’une balle mais il avait encore de l’or de reste
— Calmez-vous, monsieur, répétait poliment et patiemment la sentinelle aux ongles vernis.
— Faites attention avec votre fusil, monsieur le comte, dit l’autre qui, étrangement, avait aussi les ongles vernis, mais pas de la même couleur, avec des reflets de paillettes.
— Il n’est pas chargé, mentit le comte et il s’empressa de retourner dans le château pour revenir sans son flingot.
— Mais enfin, Roger ! Qu’est-ce que vous fabriquez ? Je vous ai connu plus
— Le coup est parti tout seul, ânonna-t-il. Je venais demander un conseil pour
— À deux heures du matin ! s’écria le comte qui remarqua lui aussi que les deux sentinelles étaient trop féminines pour être des hommes.
Roger fit le dos rond des chats comme s’il se trouvait en présence de sa mère, mais personne ne l’avait encore mise au courant et selon l’avis du comte il valait mieux s’en passer. On se dirigea vers les cuisines afin d’entrer dans le château comme c’était prévu par le nouvel agencement des possibilités circulatoires. Octavie ne dormait pas dans la cuisine. Elle dormait chez elle, informa le comte à la demande d’une des sentinelles qui avait, à en juger par sa tessiture, une voix d’homme. L’autre sentinelle téléphonait. Son visage était éclairé par son écran et Fabrice songea encore une fois aux zombies de ses cauchemars. Anaïs remarqua ce trouble et réfléchit et quand elle réfléchit, pensa Fabrice, on ne peut plus l’arrêter et les personnages montèrent à l’étage car les plombs de la cuisine avaient sauté, ce qui arrivait souvent, dit le comte, même par beau temps, si on peut parler de beau temps par temps de nuit et les personnages se retrouvèrent dans un couloir à peine éclairé par un vitrail à dominante rouge les plombs avaient sauté partout, même ici ! Une des sentinelles poussa un gémissement et il n’en fallut pas plus à Fabrice pour se laisser envahir par le sentiment que la mort n’était pas arrivée avec Roger mais avec un autre personnage dont il n’avait pas été question jusqu’ici. Un chandelier à trois têtes répandit sa lumière dansante sur ses pieds qui étaient nus et maintenant écorchés. Il s’en était encore servi sans réfléchir avant. Près de lui, tremblant comme la feuille d’automne, Roger pâlissait de plus en plus, car le sang coulait sur son épaule droite. Anaïs, la peur au ventre, regardait les deux hommes comme s’ils n’appartenaient plus au monde des vivants et que celui des morts leur refusait son entrée. Quant aux deux sentinelles, elles attendaient du renfort, ne sachant plus où donner de la tête. La sentinelle qui avait téléphoné avait expliqué la situation en détail, y compris le comportement étrange du comte. On voyait bien à son regard qu’elle ne comptait pas sur la comtesse pour mettre fin à ce qu’il convenait d’appeler un désordre narratif impossible à raisonner même avec les moyens de l’imagination. En plus, elle ne se rappelait pas du tout ce que le Manuel prévoyait dans ce cas qu’elle qualifia de rarissime sans trop savoir ce qu’elle entendait par là. On en était là, sous le chandelier tenu haut par Anaïs, quand le major fit irruption.
Le docteur Vincent prenait un bain de soleil sur la petite terrasse en forme de haricot de sa petite maison bâtie sur une petite hauteur qui aurait pu dominer la petite ville si un bois de pin n’interdisait pas la vue sur la petite route qui arrivait presque sur la petite place de l’hôtel de ville. Mais le soleil de huit heures du matin éclairait sa peau blanche et flasque à force de graisse sous-jacente. Une fois son nombril propre et les poils autour bien dressés, il se laissa aller dans le transat aux couleurs du pays. Le parasol projetait son ombre transparente sur le mur et la baie vitrée du salon privé. Ce côté de la maison était réservé à ses occupations privées, voire intimes, d’autant qu’il n’était pas soumis à une quelconque surveillance de la part des voisins : il n’y avait pas de voisins à l’Est, sauf une maison en construction qui n'avait pas dépassé le stade du parpaing du rez-de-chaussée. Elle apparaissait entre les pins, triste échec d’un rêve dont il ne savait rien, car les propriétaires étaient des vacanciers qu’on ne voyait plus depuis des années. Pourtant, il eût aimé au moins le regard d’une rombière, veuve si c’était possible, et point farouche. Autre apparition entre les pins, mais celle-ci était une illusion, cependant une illusion travaillée par le jeu des branches et des ombres et parfois les yeux le regardaient, il les voulait bleus « comme ceux de la mer ». On sonna, côté cabinet.
C’était un peu tôt, mais l’urgence n’a pas d’heure. Il enfila sa robe de chambre vert pomme, noua en vitesse la ceinture d’or qui avait longtemps servi à lever un rideau (un souvenir d’enfance) et, positionnant ses pieds nus dans ses tongs, il traversa la zone privée, franchit l’espace qui donnait sur la porte d’entrée et reconnut immédiatement, à travers le vitrail modern-style, la silhouette capricieuse, d’un point de vue rachidien, du comte Fabrice de Vermort. Il ouvrit sans enthousiasme.
Le comte était en tenue de chasseur, treillis américain 1944, bottes de caoutchouc Manufrance, un Simplex mono-canon, probablement de calibre 12, la première question fut « où est passé le Purdey Over-and-Under de papa ? » puis il vint à l’esprit du docteur que cet ancêtre respecté de tous était en ce moment même une pièce à conviction dans l’affaire de l’extraterrestre.
— Entrez donc, mon ami, et posez ça là !
Le Simplex rejoignit les parapluies et on se laissa guider vers le salon privé, à l’autre bout du cabinet. On s’y sentit tout de suite mieux. On avait ôté son béret basque qui reposait maintenant sur un genou, un des siens, lesquels il tenait serrés l’un contre l’autre comme quand il avait envie de pisser, mais ce n’était pas le sujet de sa visite. Le docteur s’empressa de sortir une bouteille de son élixir, servit de grands verres qui s’embuèrent et attendit que le comte lui soumît sa requête, car le pauvre homme avait une tête de quémandeur, voire de mendiant. Or, l’anisette avait le pouvoir de vous remettre dans le droit chemin, celui qui conduit où on veut aller et non pas où les autres veulent vous voir démontrer votre capacité à demeurer aussi innocent qu’au premier jour.
— Vous n’êtes pas au courant… commença le comte.
— C’est mon jour de relâche, (montrant la robe) comme vous voyez… C’est écrit sur la plaque du portail…
— (mouvement, faux, de recul) Si je dérange…
— Que non ! Ça me fait toujours plaisir de boire un verre avec un ami.
— Je ne suis pas venu pour ça…
— Buvez-le quand même !
Le comte avala une gorgée. Puis il raconta l’histoire, Roger Russel, la balle en or, le coup parti en pleine nuit, la garde réveillée, le sexe des sentinelles, qui posait encore question, l’arrivée du major qui avait prit l’initiative d’une ronde près le château et comment son érection avait été interrompue par le coup de feu, du moins c’est ce que j’imagine, dit le comte en toussotant car le docteur avait dosé dur.
— Vous imaginez trop, dit celui-ci en regrettant intérieurement de n’avoir pas dosé plus sec, je vous l’ai déjà dit : la scholastique, il n’y a que ça de vrai. Laissez tomber votre Proust et vos Jules Verne ! Vous n’êtes plus un enfant.
— Mais je ne suis plus ce que j’étais non plus ! Un colon exemplaire que j’étais. Et chercheur avec ça. J’en ai trouvé des minéraux ! Le nez j’avais. Et voilà comment je suis récompensé : ce maudit Chercos s’est mis dans la tête de gagner le concours ! Et vous savez ce qu’il a imaginé… ?
— Un AVC, dit le docteur. (réfléchissant en se massant le menton) Mais je ne vois pas comment cet accident pourrait l’avantager…
— Encore faudrait-il que ce soit un vrai AVC ! s’écria le comte.
Il renversa un peu d’anisette sur l’accoudoir déjà sujet à maintes projections de substances aussi diverses que reconnaissables à la forme même de la tache, une science qui était écrite dans un livre que le docteur possédait et consultait chaque jour alors que les traces de doigt de son missel dataient un peu, reconnaissons-le avant de faire fausse route sur le chemin de la réalité naturelle.
— Mais c’en est un de vrai ! s’étonna le docteur.
— Vous êtes-vous renseigné à la bonne source ? On sait ce que valent ces hôpitaux publics…
— Malheureusement pour lui et heureusement pour vous, monsieur Chercos ne pourra pas gagner le jeu-concours que vous avez, une fois de plus, et c’est tout à votre honneur, organisé pour pallier l’ennui des foules dont nous sommes hélas. Son AVC est digne d’un Zola.
— Je voudrais en être aussi certain que vous, chez docteur.
— Je ne vois pas comment… mais je peux demander un écrit… ils n’aiment pas trop ça, les écrits, les fonctionnaires hospitaliers…
— N’êtes-vous pas le médecin assigné à ce ah !
— Hé non… mais je peux me renseigner… Il s’agira alors (riant) de ne pas se tromper sur l’identité du patient… car les fonctionnaires de la sécurité sociale n’apprécient jamais qu’on
— Ah ! (balayant les idées qui lui viennent à l’esprit) Tout ceci va prendre un temps fou et j’aurais perdu le jeu et la face avant que.
— Dans l’hypothèse où cet AVC serait aussi fictif que le personnage… Mais je vous assure qu’il s’agit d’un véritable AVC et que monsieur Patrice de la Rubanière…
— Maudit soit le génie qui a fait de moi son employé !
Les verres furent vidés plusieurs fois, mais il ne m’appartient pas d’en dire plus à ce sujet, car je ne suis que le narrateur du narrateur et vous savez ce que c’est : quand on en arrive à ce niveau de la narration, mieux vaut se faire discret et même disparaître, si possible définitivement.
Le docteur regagna son poste privé. Il balança la robe de chambre dans les rhododendrons en pot qui bordaient sa petite terrasse et, en slip toutefois, retrouva sa position allongée dans le creux formé par la toile du transat. La rombière était floue. Il renonça à ajuster la profondeur au détriment du réalisme de la vision. Il ferma les yeux. Cette histoire d’AVC le tracassait. L’Hôpital n’avait pas l’habitude de mentir. L’Hôpital n’avait jamais menti. Donc, cet AVC était vrai et Frank Chercos ne pouvait pas gagner. Mais si le comte continuait de se comporter en moitié-fou (pour ne pas dire plus), il ne gagnerait pas non plus. Mais alors, ô macarelle, qui serait le gagnant en cette année de libération de Ben Balada ?
De deux choses l’une : ou Patrice de la Rubanière avait été effectivement victime d’un AVC (à quel degré de gravité ?) ou Frank Chercos feignait un AVC, mais dans quelle intention ? Le comte Fabrice de Vermort avait beau se dire et raconter que cet AVC était un piège, il n’expliquait pas en quoi ça l’était n d d ! Chez Barman, on s’interrogeait. On en riait même. Parce qu’on s’en foutait un peu. Jehan Babelin avait lu l’annonce sur le site spécialisé et avait convenu d’un rendez-vous avec Pedro Phile chez Barman, ce qui ferait un peu de publicité, à condition de se montrer évasif, technique de l’iceberg. Tsetseg serait présente lors de cette rencontre qui en ferait baver plus d’un, les tarifs de la maison Phile n’étant pas à la portée de tout le monde. Jehan la trouva tout de suite à son goût. Un joli petit lot de 12 ans d’âge. Bien formée mais pas trop. Sans poil, garantissait la notice. Il pourrait toujours s’en assurer en caressant cette surface. Il avait la pulpe sensible et experte. Mais Pedro Phile ne prenait jamais ce genre de risque. C’était un grand professionnel. D’autant que Jehan Babelin adorait le cheveu asiatique. Elle se parfumerait genre geisha, ce qui ne voulait pas dire grand-chose, mais une fois nue, elle changerait d’odeur, Jehan Babelin s’en chargerait, avec un plaisir que même Restif ne peut exprimer sans se faire saigner la langue. Ils étaient là.
— Jehan… Voici Tsetseg. Elle parle français. Elle a été élevée dans le XXe.
— Je croyais qu’il s’agissait d’une native…
— Elle est née à Oulan-Bator, mec…
— Elle n’a pas d’accent… ?
— Elle peut en avoir si c’est ce que vous recherchez…
— Elle s’est habillée en… collégienne…
— Je peux lui demander de s’habiller en princesse. Je sais que vous adorez les princesses, Jehan.
— J’adore surtout Walt Disney.
— Vous voulez dire : sa production… ?
— (inquiet) Comment justifiez-vous sa présence dans votre… foyer ?
— Vous me connaissez.
Barman écoutait d’une oreille, celle qui entend, l’autre ayant perdu son acuité dans les Aurès. Ça ne le regardait pas. Ça l’existait bien un peu aussi, cette liberté de. Sans avoir à. Exeat. La petite commencerait par prendre un goûter dans le beau jardin japonais de Jehan Babelin. Elle en savait sans doute plus sur le sujet que. Bel objet, si on y réfléchit bien. Ça ne lui donnait pas envie de. Il en avait connu d’autres dans les. Et pas qu’au bordel. Même une petite andalouse de la Sierra de Gador. Poilue jusqu’aux chevilles. Mais juste une caresse. Pas de. La vieille veillait. Pedro Phile s’avança, ayant abandonné son trésor aux mains non moins expertes de Jehan Babelin.
— Vous avez toujours cette excellente anisette… ?
— De la Mono ou celle du docteur…
— Et vous me conseillez… ?
— Le produit artisanal. (exhibant un flacon à l’étiquette rustique)
— (confidence) Je n’utilise pas… vous savez… ces drogues… Ah !
Barman secoua sa tête dans le sens de la complicité entendue et résolument discrète. Il emballa le flacon dans une feuille de La Méridienne, pas celle de dimanche… Pedro Phile fit sonner sa pièce. La main de Barman essuya le comptoir dans le sens du tiroir. Clins d’œil divers. Il vit le dos puissant de Pedro Phile s’éloigner dans la perspective de la salle au fond de laquelle Jehan Babelin offrait des gâteries sucrées à l’enfant aux yeux bridés, ces yeux qui ne trahissaient aucune pensée, cette peau parfaitement tendue alors qu’il lui offrait le spectacle de bajoues fendillées comme du vieux plâtre. Barman vit entrer le comte de Vermort, mais cette fois il ne lui accorda pas toute l’attention qu’il avait coutume de dépenser en la présence de cet hôte somme tout prestigieux. Et le comte, harassé par d’autres visites techniques, prit place au comptoir, le cul en l’air perché sur un tabouret et ses épaules au ras du zinc. Barman se contenta de constater que le comte était cuit. Sur un signe à peine aperçu, il composa une mixture bien blanche et opaque. Le comte avait à peine salué Pedro Phile.
— Ce foutu flic va me flinguer, dit-il. Et la justice s’en foutra. Comme elle s’est foutue de moi. (comme se réveillant d’un sommeil têtu) Vous savez que Ben Balada va être libéré… ? (aplati) Ça ne me rend même pas fou… De quoi le serai-je ? Fou de quoi, hombre ?
— (Barman, ennuyé) Je sais pas, moi… Ça vous en fait, des raisons ! Ben Balada (Lazare), Frank Chercos (AVC), l’extraterrestre… Je suis sûr qu’on peut encore en trouver, té !
— À cause de ce foutu employeur… Monsieur Patrice de la Rubanière… (amer) Il fait ce qu’il veut celui-là !
— Mais vous aussi vous faites ce que vous voulez, monsieur le comte… (pédagogue) Vous buvez l’anisette… de votre choix. (à la ronde) J’ai de la Mono et de la d’ici.
Pedro Phile leva son flacon emballé, sourire vaste de la satisfaction faite chair. Dans le miroir le comte le vit tel. Il chercha son verre pour le lever, mais le renversa. Scène du torchon sur le zinc en acajou, avec le vieil or d’un liserai presque disparu à force de frottement, reconnaissait-il si on l’interrogeait sur ce sujet, le comptoir ayant appartenu à plusieurs générations de cafetiers. Le comte pâlit.
— Je ne sais plus où donner de la tête, té…
— Vous allez nous faire un AVC ! plaisanta Barman mais aussitôt dit il effaça cette réplique et parut désolé d’y avoir pensé.
Ça nous en faisait combien, d’AVC ? Et sans compter ceux dont il n’a pas été question ici. Il y avait de quoi, sinon se rendre fou comme le craignait pour lui-même le comte, du moins se demander si finalement on ne va pas le devenir, enfin : pour ceux qui ne le sont pas déjà, Jehan Babelin n’avait pas que la réputation d’un vieux fou. Mais la DASS n’y regardait pas de si près.
— Alors, dit le comte devant un verre miraculeusement plein après avoir menacé de se vider, qui veut jouer avec moi… ?
À cette question somme toute anodine, Pedro Phile s’approcha. Il voulait jouer. Le comte le toisa comme s’il regardait un de ses chênes séculaires.
— Je vous parie, dit Pedro Phile en riant, que Ben Balada ne sortira pas aujourd’hui. Ni demain. Ni jamais !
— Comment que vous savez ça vous ?
(la gueule de Barman soudain pétrie d’une curiosité malsaine)
Vous avez des… informations… ?
— Si elles viennent de Patrice de la Rubanière, on peut se les mettre où
(le comte)
— Ou de l’Hôpital… renchérit Barman qui semblait ramper sur le comptoir, mais cette fois sans l’aide de son héraldique torchon.
— Tous des fieffés menteurs ! s’écria le comte. Sixième fosse. Caïphe enfin crucifié. Et toute sa bande de…
— Si on y allait ? fit Tsetseg, bouche sucrée maintenant et Jehan Babelin avait sorti sa queue bien bandée sous la table, de telle sorte qu’il lui était impossible de sortir. Il fit mine de se lever, mais il se frappa le front comme s’il avait oublié quelque chose.
Barman s’avança pour recevoir son dû. Trois caramels mous, un tube de coco, deux verres d’anisette, et je compte pas les cacahuètes…
Il leva la soucoupe qui les contenait. La douce main de vair de la petite Mongole se referma dessus et les cacahuètes avaient disparu. Elle souriait. Petite fée.
— Si vous avez encore quelque chose à faire, dit Pedro Phile à Jehan Babelin qui s’accrochait à sa Thonet, moi je vais jouer avec monsieur le comte. (au comte, sirupeux) Ça fait longtemps que nous n’avons pas joué ensemble, il me semble…
— Il me semble aussi… Mais je n’ai pas la tête à…
— Oh ! Oh ! Je saurai vous amuser ! (aparté) si c’est ce que vous redoutez le plus en ce moment…
— (perplexe) Je… je ne comprends pas…
— Je ne vous demande pas de m’inviter au château… Avec tous ces flics ! ¡Madre mía !
— (rageur) Avec ce Frank Chercos qui furète comme si…
— Pas de flics entre nous. Vous et moi…
— Pas si monsieur de la Rubanière, mon employeur, s’y oppose… pour des raisons de déontologie journalistique…
— Mais il est entre la vie et la mort sur un lit d’hôpital !
— Pas si Frank Chercos fait semblant d’avoir un AVC !
À cette réplique pour le moins fragile de raison, Pedro Phile se garda bien de répondre. Plus loin, derrière le rideau jaune, Jehan Babelin refusait de partir, ou plus exactement il lui était impossible de se lever sans exhiber sa queue qu’il n’arrivait pas à remettre à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter s’il ne l’avait pas un peu aidée. La fillette s’en amusait, bien sûr, car c’était une petite garce, aux dires de Pedro Phile qui commentait la scène à un comte qui avait remplacé le rôle de la fillette par celui de son fils à l’âge qu’elle avait. Ça le rendait mou. Il devenait flasque. Il avait oublié de demander au docteur Vincent ce qu’il savait des signes annonciateurs de l’AVC. Il s’était contenté d’une dissertation sur le sujet de la vérité et du mensonge et des moyens de s’assurer qu’on n’est pas le dindon de la farce, selon le vocabulaire éclairé du docteur qui l’avait presque fichu à la porte car c’était son « jour de relâche ».
— Vous en avez un, vous… ? demanda-t-il à Pedro Phile comme si celui-ci avait suivi d’un bout à l’autre le stream of consciousness qu’il venait d’élaborer dans son cerveau en recomposition analytique.
— Ça dépend de quoi vous parlez, mon cher…
— Parce que si c’est le cas, on pourrait peut-être en profiter pour…
— Mais pourquoi donc… (anxieux réellement) J’ai hâte de le savoir…
— Avouez que je vous fais peur… (à la ronde) Depuis je ne sais combien de temps mais vous me le direz parce que vous me connaissez bien, les amis (et toi aussi, petite fille), je fais peur… Je fais peur à mon épouse… Je fais peur à mon fils qui n’a pas peur de moi…
faudrait savoir
Je fais peur à mon employeur qui ne sait plus si son personnage ment ou dit la vérité quand il prétend être victime d’un AVC… Je ne sais pas si vous me comprenez… Hic !
Quand Frank ouvrit les yeux, il vit une montagne enneigée avec de gros nuages accolés à ses flans rocailleux comme des rémoras à la femelle du requin. Au-dessus, le ciel était d’un bleu de vitrail et un angle était le centre d’un rayonnement lumineux de lampe flood. Ensuite il vit la rambarde de vieux bois vernis comme celui d’un bateau, puis il se sentit à l’aise dans quelque chose qui pouvait être le ventre d’un animal endormi dans l’hiver. Un air glacial et pur entrait dans ses poumons, il pensa je suis en Suisse et une injection intraveineuse l’envoya au pays des rêves alpins. L’histoire ne dit pas à quoi il rêva. L’infirmière qui le surveillait depuis l’intérieur d’un vaste salon d’aspect hôtelier de luxe tricottait un pull à travers les verres de ses lunettes. Il y avait du monde dans les fauteuils et pas mal de pieds en chaussettes sur les repose-pieds. On entendait des bruits de cuisine et ça sentait le ragoût oignons + champignons + vin blanc le tout dans la marmite où s’attendrissaient des pommes de terre de Sault. C’était écrit sur l’étiquette d’un sac couché sur l’établi. Sault. Et non point Davos. Ce Berghof n’en n’était pas un. Le regard de Frank était celui d’un halluciné, selon ce qu’en pensait l’infirmière et il vit que c’était une nonne, elle était chaussée nu-pieds dans des sandalettes genre Cecil B. DeMille. Ce ragoût promettait une jouissance de première. Les oignons avaient doré dans un mélange mesuré d’huile d’olive et de beurre. Les champignons sautés. La rasade de vin blanc moelleux avait aussi rafraîchi la gorge de l’exécutant. Savez-vous qu’on nomme ainsi l’instrumentiste ? L’intérieur de l’animal en hibernation était tapissé de poils tous plus soyeux les uns que les autres. On avait retourné cet animal pour le bien-être de celui qui allait y séjourner le temps d’une rééducation qui vaudrait sa magie. Mais Frank ne savait plus où étaient ses mains. Il les avait perdues. Il sentait ses pieds, non point à l’odeur car l’intérieur sentait l’animal retourné, mais à la sensation de caresse que prodiguait une infinité de soies traitées à l’or fin. Sa queue ne demandait rien, ni même pisser, elle était traversée dans le sens de la longueur et il sentait les gouttes chaudes qui suintaient au niveau d’un raccordement. Ça finirait en odeur, vous verrez. Dans son rêve il rit, mais l’infirmière ne voyait que le profil d’un visage crispé par la douleur, au point que des nœuds de paralysie atroce apparaissaient à la surface et les lèvres retenaient la langue. À dix heures, sans doute du matin car le soleil était déjà haut sur les crêtes, il roula sur un dallage aux joints travaillés par l’humidité et le vent et l’air frais du dehors laissa la place à un air tiède qui sentait la propreté hygiénique, celle qu’on vous impose quand vous n’êtes plus le maître de vous-même. Il y eut deux ou trois pivotements et l’animal se retira pour aller Dieu sait où. Il se traînait. On entendit sa réception sur la molesquine d’un brancard aperçu en effet en entrant. Vous avez de la visite. Vous allez bien aujourd’hui. Vous irez mieux demain. Et ensuite vous irez comme avant. Ça vous dirait de patienter ? Il n’y avait pas de ragoût à midi. Il n’y avait pas de midi. La perfusion contenait tout ce dont vous. Les jambes tirées par les pieds, il glissa plutôt vite sur de l’acier et entendit ensuite les glissières puis le clac d’une fermeture. Ici, on vous enfermait, mais entre deux enfermements vous pouviez jouir de la liberté de savoir qui vous étiez. Il avait connu l’animal retourné, peut-être un ours quoiqu’à certains moments il eut une sensation de loup, puis la boîte de conserve où on ne vous conservait pas longtemps, elle sentait la rouille et d’autres oxydations colorées, et à la fin, bien que ce ne fût pas fini, vous entriez dans une chambre où vous n’étiez pas tout seul, il y avait d’autres animaux dans votre genre, pas retournés ni à l’envers ni chez eux, la langue dehors que des doigts agiles exploraient jusqu’à la dernière papille, et vous vous sentiez chien ou sanglier selon l’humeur qu’on vous avait injectée. Vous avez de la visite. Ça va vous faire bander. Et comme vous êtes appareillé pour ne pas bander, vous allez ressentir une douleur lointaine, et vous ne comprendrez rien à ce qu’on vous dira, vous ne répondrez à aucune question, vous n’en poserez pas, surtout à la petite fille qui baisera vos mains sans que vous le sachiez, car vous avez perdu vos mains et nous en sommes désolés.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
— Et là… ?
— Rien.
Rien. En repassant dans le corridor qui sentait le ragoût et l’angoisse, vous compreniez chaque fois que c’était râpé pour la suite. Ça recommençait. Et on perdait patience. Pourquoi ça marche avec les autres et pas avec lui ? Êtes-vous prêt à jouer Prospero ?
— Miranda ?
— Pas de questions, SVP !
— Ariel ?
— Pas de questions, SVP !
— Caliban ?
— Pas de questions, SVP !
Ragoût de mouton. Pisto. Avec un œuf sur le plat. Comme les migas de Tolède. Et un morceau de chorizo si possible d’Alfaix.
— Un morceau de pain ?
— Pas de questions, SVP !
— ¿Tinto o clarete ?
— Pas de questions, SVP !
— Je sens quelque chose…
— Non, non ! Ce n’est pas votre main droite. C’est votre…
— Posez-moi une question ! J’ai besoin d’une question ! N’importe laquelle. Toi, petite, pose-m’en une !
— Pas de questions, SVP !
Il entendait des pleurs. Mais c’était ceux d’un pauvre type qu’on allait garroter, ça coulissait sur le poteau de haut en bas et ça vous fichait la dernière trouille, les couilles sur la sellette de bois, et ces regards à la fois haineux et inquiets. Je veux mourir nu ! SS !
— Vous n’êtes pas en train de lire, Frank. Nous décollons dans dix minutes. Le temps de régler un incident d’alimentation du système de contrôle des échappements dans l’atmosphère. Mais peut-être préférez-vous retourner en Suisse ? Quel beau pays ! Pur. Intelligent. Avide. Avec quelle avidité ils vous ont accueilli dans le Berghof ! Voici l’ours ariégeois qu’on retourne pour vous, pour votre bien-être, pour votre enferment hivernal, mais peut-être que l’été. Ses tubes de lancement. Nous n’avons jamais raté notre cible. Nous sommes invaincus. Pourquoi avez-vous tué notre concitoyen ? N’était-ce pas un brave ho… exemplaire de notre collection Colonies ?
— Je ne l’ai pas étranglé !
— Anaïs K. pourtant…
— Personne ne m’a tiré dessus… !
— Vous finirez bien par retrouver un semblant de santé. Et alors la Justice…
Le pull avec un chamois vert et jaune. Elle ajusta les manches une dernière fois. Il ne lui fallut pas plus d’une seconde pour le monter. Elle retourna l’animal, qui n’était donc plus retourné et en profita pour mettre sa patte dans le ragoût, et d’un bras athlétique vous mit à l’équerre et le pull allait. C’était votre pull maintenant. Vous pouviez vous passer de l’animal qui sauta de joie en apprenant qu’il ne serait plus retourné et comme il pensait retourner d’où il venait on lui apprit (deuxième leçon de choses) qu’il allait être retourné parce qu’on s’était trompé de malade. Je vous dis pas la déception de la bête ! Il grogna comme un grizzly ou hurla comme un loup, il était impossible, vu de l’intérieur du pull, de savoir dans quel animal on avait été enfermé, si c’était un animal et si ce n’était pas un enfermement mais pire. Comme il ne sentait pas ses mains, il s’en servait pour ne pas savoir ce qu’il manipulait, mais des fois le plaisir était tel qu’il comprenait et elle s’est remise au travail de la laine et on entendait toute la nuit les aiguilles s’entrechoquer et les nœuds s’ajuster au chamois selon le jaune et le vert qui formaient deux boules craintives sur un coussin de soie rouge.
— Que souhaiteriez-vous à celui ou celle qui s’occupera de vous alimenter, de vous torcher le cul et de vous raconter des histoires à dormir debout ?
— Pas de questions, SVP !
Il ne répondait pas. Il y en avait des milliers selon Hollywood. On ne les avait pas vu arriver. Il y en avait un par agglomération et si celle-ci dépassait en kilomètres carrés le QI maximum autorisé par leur nombre de neurones minimum, alors il se reproduisait à l’identique et agissait symétriquement dans les deux zones définies par le programme d’occupation. Et si le résultat du rapport KM2/QI dépassait 2 alors on multipliait autant de fois que nécessaire mais ce n’est jamais arrivé merci mon D de m’avoir donné un cerveau et une bite pour comprendre que l’Univers n’en est pas un je me demande toutefois si la femme que je ne suis pas est en possession des mêmes arguments hypothétiques ou si votre Volonté l’en a privée dès l’instant de la première idée qui vous est venue à l’esprit car il s’agit bien de cela ô dites-le-moi clairement avant que je devienne fou ou rien !
— Voici les moufles, dit-elle d’un air satisfait. J’ai commencé par le plus difficile, le pull, à cause des torsades de chamois, et maintenant les moufles, je vous dis pas la difficulté que c’est de se priver de tricotter des doigts ! Maintenant je vais me mettre à l’ouvrage d’une écharpe cache-nez avec un chamois à chaque extrémité et tout du long une frise de gentianes que vous m’en direz des nouvelles une fois extrait la liqueur qui vous rendra fou de moi et des autres laideurs de ce monde sans poils.
— À force de le raser…
— Pas de questions, SVP !
— Mais ce n’est pas une question n d d ! Vous m’avez coupé !
— Fondu au noir ! Fondu au noir !
La nuit. Comme elle arrive. On l’attend et elle vient. Nous avons ça dans le sang. Quand je serai grand, j’épouserai un roi
— Vous voulez dire une princesse… ?
— J’épouserai un roi, dis-je. Car je suis cannibale.
— Oh ! Alors tout s’explique. Excusez-moi si je retourne à mon ouvrage, jeune homme.
Mais j’étais vieux, preuve qu’on se foutait de moi. Derrière, les portes claquaient quelquefois. On se précipitait pour en coincer les battants avec des petits morceaux de bois glissés dessous.
— Un jour, Frankie, si vous êtes sage, vous en glisserez aussi. J’ai commencé comme ça, moi, avant le tricot. Mais j’ignore ce qu’on vous proposera après les petits morceaux de bois sous les portes. Pas le tricot, car vous êtes un homme, si j’en juge par ce que j’ai vu. Je me passerai de vos mains, vous savez ? Réfléchissez-y, mon ami…
Réfléchir avec un extraterrestre dans ma formule dopamine ! Elle va pas bien celle-là ! Je préfère une petite fille, quitte à passer pour un salaud. Il y en avait une tout à l’heure, mais je ne me souviens pas où ni comment.
— Demandez-vous pourquoi et nous adapterons le traitement en fonction des données paramétriques de votre réponse…
— J’ai plusieurs réponse, Doc…
— Pas de questions, SVP !
— J’ai dit « réponse » !
— Ce qui veut dire « question » !
— Ah ! Veuillez poireauter ! J’ai du mal avec ce cache-nez. Ah ! Si j’avais un nez… mais je n’en ai pas !
— Dites plutôt que vous ne le sentez pas…
— OVC ! OVC !
Mettez un O à la place d’un A et ils vous enferment animal retourné tube à essai ou de lancement et Dieu seul sait quoi encore pull, moufles, cache-sexe si vous avez un sexe ça tombe bien j’en ai un et je le sens !
— Renifle-le bien, méchant ! Je saurai attendre. J’attends depuis des siècles.
— Moi j’attends quelqu’un de moins moche !
— Je ne suis pas comme vous dites ! Je suis même mieux ! Le cache-nez est terminé. Vous voulez l’essayer… ?
— Mais puisque je vous dis que je sens mon nez ! Je sens mon sexe…
— Alors je n’ai raison que pour les mains… ?
— Demandez à Doc…
— Je me suis servie de lui pour les chamois… Il ne s’en doute pas…
— Didascalies ! Didascalies !
À l’intérieur du pull, les chamois sautaient de roche en roche.
— Vous le voulez ce cache-sexe, oui ou non ?
— Je ne veux pas cacher mon sexe ! Doc ! Dites-le-lui, SVP !
— Pas de questions, SVP !
— Ce n’est pas une question ! C’est une prière…
— Une prière contient toujours une question. (mimant) Ô mon D, puis-je vous demander de bien vouloir être sollicité par moi-même dans l’intention d’obtenir de votre Grandeur ce que j’oserai appeler de mes vœux l’usage de mes mains ?
— Sans mains, on ne peut pas tricoter.
— On avait dit pas de questions !
— On ne le dit plus ! Pouce ! Mais je n’ai pas de pouce opposable ni non-opposable !
— Priez votre Seigneur et Maître. On ne peut rien faire sans les mains. J’en sais quelque chose. J’en ai manqué moi aussi naguère. Et je ne vous dis pas ce que j’en ai souffert, m de m !
— Je le sais bien ce que ça fait souffrir parce que maintenant c’est à moi que ça arrive !
— Oui, mais vous n’êtes pas une femme et vous ne saurez jamais tricoter !
— Je saurai si je veux !
— Vous ne saurez rien s’il ne veut pas !
Frank se regarda dans le miroir. On aurait dit celui que Barman nettoie chaque jour que d f avec du blanc d’Espagne. Mais on était en Suisse, à Davos, au Berghof. Il portait un chouette pull avec des chamois vert et jaune, un cache-nez avec les mêmes chamois qui sautaient sur le pull et ressautaient à l’envers, des moufles qui enfermaient ses doigts mais il ne sentait plus ses mains et maintenant elle tricottait un cache-sexe avec dessus des chamois qui n’attendaient que ça. Il était bien dans le pull. Peut être même mieux que dans l’ours ou le loup. En tout cas aucune comparaison avec le tube où il fallait retourner une fois par semaine pour être projeté dans l’espace infini qui s’arrêtait et on revenait avec un tampon extraterrestre à l’encre noire sur chaque fesse et des fois ça dépassait sur le sac scrotal et on en riait en montrant ça aux copains, mais alors vite fait, parce que si on vous surprend à sortir même ça hors du pull ou de l’animal, on vous menace de tube et même de grotte préhistorique. Ça ne vaut pas le coup, c’est vrai, mais on ne peut pas se retenir, les pulsions ça existe, et Frank, qui avait enfermé des tas de pédophiles, se demandait à quoi servait cette petite fille incluse dans le programme de rééducation dans le cadre strict du système de réhabilitation hexagonal. Si vous voulez mourir vieux, ne rajeunissez pas, écrit le comte dans ses Poésies.
— Je n’y arrive pas, dit-elle au bord des larmes.
— Vous n’avez pas mesuré, en voilà la cause, ma chère.
— C’est que je n’ose point…
— Osez une bonne fois !
— Entrer dans le pull… ? Un pull que j’ai conçu et réalisé moi-même après ablutions musulmanes…
— Voyez alors au pif.
Elle mesura avec le crayon, comme font les peintres, fermant son gros œil gauche et le droit grand ouvert comme une moule. L’ongle de son pouce hésitait.
— Si c’est trop petit ça ne rentrera pas et si c’est trop grand vous ne le sentirez pas enfermé…
— Faut-il que j’en arrive là, ô m d ?
— Vous en arriverez où le système a prévu de vous emmener ! Vous n’aviez qu’à pas assassiner ce pauvre extraterrestre qui ne vous avait rien fait !
— Ce n’est pas moi qui… Oh ! Je renonce. Laissez-moi dormir.
— Vous ne dormirez pas avec la queue dans cet état. Je connais les hommes…
Elle se gondola comme à Venise, je me souviens, ah le petit lion que j’avais dans mon slip !
— Fermez-la et laissez-moi en juger.
— Vous ne sentez pas vos mains…
— Elles ont l’instinct.
— Jamais ne sauront tricoter !
Chacun son truc. Elle c’est le tricot, avec ce que cela impose de chamois et de couleur vomi, et moi c’est l’érection et ce trou dans mon cerveau qui doit bien vouloir dire quelque chose n d d !
Il neigeait. De lourds et légers flocons que la brise poussait à l’intérieur où on se distrayait, comme on pouvait, à les attraper avec un filet à papillon. Drôle de ballet. Il se pelotonna dans le pull, car la montagne se rapprochait et on voyait maintenant les alpinistes qui redescendaient en rappel, poursuivis de haut en bas par le mauvais temps, la mort, qui sait ? De rien qu’ils étaient pour la vue, ils étaient devenus des insectes et maintenant on pouvait lire leurs noms et on avait peur d’en connaître quelques-uns, des souvenirs d’enfance par exemple, ou des cousins de l’arbre généalogique, comme chez Faulkner. Le temps, gris et rapide, leur tombait dessus comme le malheur frappe les sans-domiciles. La roche impénétrable, vous savez ce que c'est ? Ces interstices plus étroits que le plus petit de vos enfants. L’impossible à portée de la main et pourtant vous ne pouvez rien en faire. Ça vous rend teigneux ou misérable. Et vous ne savez pas pourquoi vous êtes misérable, si vous n’êtes pas teigneux.
— Si je me trompe ce sera votre faute et ils n’en voudront qu’à vous !
Le docteur Vincent ne fut pas surpris (pas plus que ça) de rencontrer Patrice de la Rubanière sur le parvis de l’hôpital. L’homme, vêtu de blanc, sauf le salacot qu’il ne portait d’ailleurs pas plus que la zinta gipuzkoana autour de sa taille fine de romantique attardé, allait et venait entre un poteau indicateur et un lampadaire éteint car le soleil était haut en ce midi. Comme le docteur était coiffé d’un béret il en toucha la visière formée par pli en V renversé, auquel salut le journaliste répondit qu’il faisait chaud et qu’il attendait, sans préciser l’objet de son attente. Il essuyait son front avec un grand mouchoir à carreaux rouges comme une nappe napolitaine.
— Ma foi, dit PDLR, s’il s’en sort, je suis devin.
— Vous voulez parler de…
— De qui voulez-vous donc que je parle ? Vous êtes docteur en médecine, vous deviez le savoir, même si je n’ai jamais envisagé de vous consulter.
— Si vous cherchez à me vexer… fit le docteur en même temps qu’un pas de côté pour quitter le trottoir et éviter le lampadaire.
— Loin de moi cette idée ! Vous savez bien que je suis abonné aux gaffes… surtout envers les femmes… quel que soit leur âge… (interrompant le fil de cette pensée) J’ai appris que Ben Balada était de sortie… ?
— On dit qu’il n’est pas sorti à l’heure prévue… Votre correspondant local ne vous en a-t-il informé… ?
— Ce pauvre comte ! Il n’est plus lui-même depuis que l’assassin de son fils est en instance de libération conditionnelle après la période de sûreté de… de ?
— Vingt et quelques ans. Ça ne vous arrange pas un homme…
— Surtout s’il n’a pas la conscience tranquille. (réfléchissant) Je suis de ceux qui ont cru à la sincérité de ses excuses… avec demande de pardon appuyé par le clergé… mais on sait trop de choses maintenant sur l’activité sexuelle des prélats de l’Église pour ne pas se laisser titiller par le doute.
Le docteur, entendant cela, interrompit sa fuite par le canal de la rigole, s’arrêtant sous le lampadaire en forme d’arbre comme on en trouve peint dans les bergeries classiques, mais la bergère n’était pas peinte et il s’en désola en termes les plus romantiques possible pour ne pas détourner l’attention du journaliste qui attendait et on ne savait toujours pas qui ou quoi. La pluie ? Il fallait être fou pour espérer…
— Fou, qui ne l’est pas ? dit le journaliste. Moi, vous-même. Et cet autre fou qui me fait un AVC alors que j’ai autre chose à faire ! Croyez-vous, comme d’autres, qu’il s’agisse d’une ruse de sa part… ?
— Je n’ai pas suivi le feuilleton… Les maladies saisonnières se suivent à une cadence telle que je n’ai pas de loisir, croyez-moi, et je le regrette plus que vous. Je crains d’avoir du mal à suivre si vous tentez de m’expliquer…
— Oh ! Il n’y a rien à expliquer. L’existence est tellement complexe (je vous fais grâce des facteurs qui produisent, dans le sens le plus simple du terme, cette complexité mortifère) que nous en sommes réduits à créer des personnages… comme si nous n’étions pas assez nombreux sur cette Terre que personne n’a encore eu le malheur de… visiter.
— Pourtant, Frank Chercos est soupçonné d’avoir assassiné l’extraterrestre qui…
— Vous oubliez le comte… ce pauvre Fabrice qui n’en peut plus… comme je n’en peux plus moi-même… et vous, cher docteur, comment pouvez-vous ?
— Ma foi, comme je disais, les maladies saisonnières sont multipliées par quatre et cette simple donnée réduit à l’extrême le temps que je peux consacrer à la lecture des journaux…
— Comme je vous comprends !
Le journaliste s’appuya sur le lampadaire, un pied dans la plate-bande au milieu des trèfles. Le docteur observait des symptômes, mais le domaine du mental n’était pas celui où il officiait. D’ordinaire, il adressait ce genre de pathologie, qu’il soupçonnait toujours avec exactitude, comme quoi il eût été un probablement bon psychiatre, à un spécialiste de sa connaissance, amateur d’anisette pied-noir si possible. Son traitement à base d’anéthol avait, selon lui et la thèse qu’il avait soutenue devant la faculté avec un succès mitigé il faut bien le dire, fait ses preuves depuis autant de temps qu’il exerçait sous le serment d’Hypocras. Justement, il en avait apporté un flacon. Il le sortit de sa poche, le déballa car la feuille de La Méridienne interrogeait le journaliste d’une manière critique, et fit sauter la cire qui se mit à fondre sur la chaussée chauffée à blanc. Le bouchon, toujours de liège, subit une extraction à l’Opinel et, faute de verre, on se servit au goulot, manière de dire qu’en cas d’urgence on peut se passer d’eau, surtout s’il ne pleut pas. PDLR rougit à la limite du blanc, près de se damasquiner par la seule force de sa volonté, ses rides naturelles se creusèrent jusqu’à l’os. Le docteur, plus résistant selon une loi naturelle qu’il étudiait aussi sérieusement, se contenta de jaunir en se tenant le foie.
— Alors comme ça vous attendez quelqu’un… ? dit-il en aidant ses lèvres avec l’index et le pouce.
— Je ne l’attends pas vraiment… mais s’il vient, j’ai deux mots à lui dire…
— Au sujet de son AVC, I presume ?
— Il aurait pu me prévenir. Le comte de Vermort m’est tombé dessus avec une copie de l’accord de branche. J’ai eu beau lui expliquer que je n’y étais pour rien, il a insisté pour que j’envisage une indemnité. Mais je ne suis pas le patron !
— Ah bon… ? Qui c’est le patron… ?
— Si vous saviez !
— Hé bé non je le sé pas…
— (interrompant) Bref ! Je ne sais même pas pourquoi je l’attends ici alors qu’il m’attend peut-être autre part…
— C’est que c’est grand, un hôpital…
— (dubitatif) Vous y allez, vous… ?
— Si on parle de la même personne…
Ce dont le docteur n’était pas absolument certain. PDLR accepta son bras et se conduisit comme une jeune fille jusqu’à l’entrée du service.
— C’est ici les AVC ? demanda le journaliste.
— Ici c’est le Nord, monsieur. Les AVC c’est au Sud.
— J’aurais dû m’en douter, fit le docteur. Pressons !
— Il manquerait plus qu’ils nous claquent la porte au nez, té !
Ils trottèrent jusqu’au service. La secrétaire de service à cette heure tranquille n’avait pas entendu parler de Frank Chercos. Elle fit chauffer son écran, mais rien sur ce Frank Chercos qui n’existait pas selon elle, en tout cas pas ici. Mais dans la chambre indiquée par le docteur au début de la conversation, il y avait un monsieur Rubanière qui était entre la vie et la mort et rêvait beaucoup dans son sommeil. Le docteur sourit.
— En ce moment, ma chère madame, il ne dort pas. Il est tout éveillé (se rapprochant de l’oreille) et je crois même que le traitement anétholique, malgré la privation involontaire de louchissement, n’en déplaise à monsieur Ricard et à son article L3351-3 du code de la santé publique, agit de façon positive sur le patient qui ne tardera pas à rejoindre son poste de commandement au QG de La Méridienne.
— J’appelle la Sécurité…
Quand l’agent de ladite Sécurité arriva sur ses deux jambes comme s’il était poursuivi par le devoir de sa classe, la secrétaire se bouchait le nez, car la bouche du docteur était encore en pleine exposition des résultats de l’expérience dite du lampadaire et de la bergère, bien que malgré la réalité du lampadaire la bergère demeurât introuvable. Le flacon vide, posé sur le bureau de l’inspecteur Frank Chercos, en témoignait. On avait ouvert la fenêtre et côté cloison séparatrice formée de petits carreaux qui portaient la salissure du temps comme un vieux vêtement qu’on ne quitte plus tellement on se sent bien dedans, des nez étaient collés, baveux comme des escargots après le jeûne. Le docteur, pitoyable, ne savait plus comment c’était arrivé. Frank Chercos, soulevant les pieds avant de sa chaise grâce à l’appui de ses genoux sur le bord du bureau, souffla sa fumée en direction du visage penché du docteur qui avait vraiment l’air de se livrer à un effort inhumain de mémoire et d’imagination confondues au détriment de la raison et de la nécessaire volonté sans laquelle l’homme n’est qu’une femme portant couilles.
— Justement, dit le docteur en hoquetant comme un gamin surpris en train de se branler sous les draps, je venais vous voir…
— Vous veniez me voir à l’hôpital ? Mais je n’y étais pas… D’ailleurs en ce moment je ne devrais pas être ici dans mon bureau, mais devant la porte de la prison avec tous ceux qui attendent la sortie de Ben Balada.
— Vous m’arrêtez… ?
— Arrêter le docteur Vincent ! s’écria le flic comme si on lui arrachait une épine qui ne l’avait jamais fait souffrir. Vous n’y pensez pas !
— Que comptez-vous faire… alors ?
— Boire un petit coup de cette anisette andalouse du Nord, il n’y en a plus. Peut-être pourrions-nous retourner d’où nous venons.
— Et pour monsieur le comte de Vermort… ?
— C’est lui l’assassin !
— Vous voulez dire : de notre extraterrestre… ?
— Assassin de son fils ! Que Ben Balada n’a pas tué ! (un temps) Il l’a peut-être violé… ça, je ne dis pas… la tentation était forte… Il n’a pas résisté… Moi-même je ne sais pas si… (solennel) Je vais demander la révision du procès.
Le docteur écarquilla ses yeux de silure. Sa moustache, s’il en avait eu une, se dressa des deux côtés, comme s’il en avait deux (il en avait toujours rêvé). Il se caressa nerveusement les tétons à travers sa chemise lourde de sueur et de sécrétions douteuses. Il commençait à comprendre. Cela se voyait sur son visage. Frank Chercos tapota son sous-main en guise de satisfaction.
Les conditions dans lesquelles la vie actuelle se déroule rendent la plupart des gens ennuyeux et inintéressants. Aujourd'hui, presque personne n'a quelque chose qui vaille la peine d'être raconté. La plupart des hommes nage dans l'océan de la vulgarité. Ni nos amours, ni nos aventures, ni nos pensées n'ont assez d'intérêt pour être communiquées aux autres, à moins qu'elles ne soient exagérées et transformées. La société uniformise la vie, les idées, les aspirations de tous. Pío Baroja - Les préoccupations de Shanti Andía (1911).
Anaïs K. posa son livre sous la lampe. Le passé revenait comme au Jour des morts. Mais c’était un jour ordinaire, à en juger par le soleil irisant les rideaux bouillonnés. Jaune de chrome. L’araignée tissait, têtue. Les feuillages frémissaient en silence et en ombre. Là-bas, les rideaux étaient épais et grossièrement tissés. La chaux s’écaillait dans la cuisine au-dessus du potager où s’agitaient des langoustes, s’ouvraient des huitres, s’entortillait une anguille, des feuilles de blettes renvoyaient un reflet rose du plus charmant effet. On pratiquait la peinture il faut dire. Avec la tante Constance qui s’y connaissait en charmes exotiques. Les pieds des demoiselles étaient chaussés de babouches au cuir emperlé. Peignez des ongles avant de vous plaindre de la chaleur, les filles ! La composition trahissait un souci de confort européen. Mais les personnages avaient reçu le soleil comme héritage divin. Quelle poésie cette conquête ! Mais nous n’avons pas conquis Cipango. Ni Cathay. Ni l’incroyable Soudan historique. Rendu l’Andalousie à ses pères et mères. Elle relut en esprit : Las condiciones en que se desliza la vida actual hacen a la mayoría de la gente opaca y sin interés. Hoy, a casi nadie le ocurre algo digno de ser contado. La generalidad de los hombres nadamos en el océano de la vulgaridad. Ni nuestros amores, ni nuestras aventuras, ni nuestros pensamientos tienen bastante interés para ser comunicados a los demás, a no ser que se exageren y se transformen. La sociedad va uniformando la vida, las ideas, las aspiraciones de todos. Yo, en cierta época de mi existencia, he pasado por algunos momentos difíciles, y el recordarlos, sin duda, despertó en mí la gana de escribir. El ver mis recuerdos fijados en el papel me daba la impresión de hallarse escritos por otro, y este desdoblamiento de mi persona en narrador y lector me indujo a continuar. Écrire. Voir mes souvenirs fixés sur la page. Sentir la proximité sexuelle de cet autre je. Qui s’en soucie ? On montait.
C’était l’inspecteur Frank Chercos accompagné de sa collègue Hélène Quelquechose. L’extraterrestre les précédait. Il n’avait pas encore été assassiné. Il les introduisit avec des manières d’un autre temps. Jouait-il lui aussi ? Ils passèrent sur le tapis persan aux tigres usés à force d’être piétinés en entrée. Traversèrent le plancher en chevron châtaigner d’époque. Leurs godasses transpiraient, mais on n’entrait pas ici pieds nus comme dans une mosquée ni à poil comme dans un sentô. Elle était un peu migraineuse ce matin. Apprendre que l’assassin de son fils serait libéré dans la semaine. Ce pauvre petit anus martyrisé par. L’étranglement. Ce long moment de sensations impossibles à imiter avec les moyens du vivant pas plus que les données du vécu. Asseyez-vous je vous en prie Octavie monta le thé les mantecaos et l’anisette pour monsieur
— Je suis au courant, dit-elle avec une fermeté de comédienne qui est en train de perdre la mémoire et qui en prend conscience pendant une représentation.
— Je suis désolé… fit le policier.
Il cherchait un cendrier des yeux. Ceci n’est pas un cendrier.
— La période de sûreté… commença-t-il.
— Nous verrons cela.
— Je pensais à monsieur le comte…
— Fabrice a tout oublié.
— Je n’en suis pas convaincu.
— C’est pourtant par pure conviction que nous avons condamné cet homme.
— Vous le croyez innocent ?
— Je ne crois rien ! J’ai fini de croire quand… Vous savez… La fin de l’Empire.
Il scruta ce visage prématurément vieilli, ces rides, ces mollesses pâles, les lèvres fendillées et ces mains qui exploraient les plis amidonnés du corsage deux seins compressés à travers les motifs enfantins d’une dentelle d’un autre temps.
— Deux fils morts assassinés, dit-elle en regardant Hélène qui baissa ses doux yeux de fausse interprète de la réalité.
— Je croyais que le premier avait été victime d’un accident… corrigea Frank sans conviction.
— Je suis cet accident, d’après la rumeur en usage…
— Ce n’est pas ainsi que meurent les assassinés, ma chère Anaïs…
— Et comment est-il mort, mon Lazare II ?
— Le procès…
— Ce procès fut une mascarade ! Sans ce maudit Rubanière…
— Il a beaucoup écrit sur le sujet à l’époque. (un temps, de croquer la tangente d’un biscuit) J’ai pensé que je devais parler avec Fabrice de…
— Je vous dis qu’il s’en fiche. (un temps, le même) Lazare n’était pas son fils.
— C’est une révélation…
— Pour vous peut-être ! Mais Rubanière s’est vanté de savoir…
— Encore lui ! fit Hélène en soufflant sur sa tasse. (temps encore) Je ne savais même pas que votre fils avait été assassiné…
— C’est une vieille affaire, dit Frank en secouant son popotin dans le cuir nouvellement rafraîchi à l’eau de pluie. Nous avons toujours tort de…
— Je crains que notre comte ne soit endormi… Dort-il… ?
L’extraterrestre franchit un des tigres et se posa tout droit sur un massif de plantes tropicales qui dénonçait le caractère faussement persan du sujet. Il ne savait pas si monsieur le comte dormait ou s’il était dans son atelier en train de bichonner son Purdey à canons superposés.
— Je peux aller voir, dit-il avec haleine de graisse graphitée. Je suis équipé de ce qu’il faut pour ne pas me faire remarquer…
— Vous êtes un vrai extraterrestre… ? demanda bêtement Hélène qui se suçait les doigts à cause d’une confiture garnissant l’intérieur d’un beignet exotique.
L’extraterrestre sourit.
— J’aurais fait un bon acteur si Depardieu ne m’avait pas piqué la place que la gloire me destinait.
— Vous plaisantez, non… ? Depardieu est un mythe… Je crois avoir lu ça dans Victor mais je ne suis pas sûre de Hugo… (minaudant) Frank ! Aidez-moi !
— Si tu fermais ta gueule au lieu de l’ouvrir !
Octavie remonta avec le comte. Elle le tenait par les épaules, non point pour le soutenir, ses mains surmontant les deltoïdes mis à nu par retroussement haut des manches d’une chemise de prix tachée de graisse, mais pour le guider car il venait de s’aveugler suite à une erreur de manipulation et la poudre Purdey avait fusé dans l’espace confiné de l’atelier de chasse et de pêche qui était l’équivalent de la bibliothèque pour la comtesse. Frank nota ce détail d’une intimité qui n’allait pas le rester, d’autant que vingt et quelques ans plus tôt elle avait fait l’objet de méchantes intrusions de la part de la Presse environnante. Le comte chassait et pêchait ; la comtesse lisait et peignait.
— Tambien toco el piano, dit-elle en agitant son éventail destiné ici à repousser les assauts des moustiques.
En effet, le piano à queue, mais comment n’en aurait-il pas, était ouvert à la page d’une valse hésitation empruntée au temps des Colonies. Pío Baroja avait publié Shantí en 1911. Elle montra la couverture, avec son Shantí couvert d’embruns. Puis le livre se posa sur son genou, l’autre genou était passé dessous dans un mouvement qui défia la mémoire de Frank Chercos. Il aimait ces jambes hollywoodiennes. Et les babouches ramenées de l’Oriental. Elles émettaient une douce fragrance de fromage discret. Ses perles étaient en grande partie perdues. On ne les retrouvait jamais si elle s’apercevait que quelques-unes avaient encore pris la tangente. N’est-ce pas… ?
— Madame a toujours raison, dit l’extraterrestre qui s’efforçait de ressembler à ce qu’il n’était pas depuis que l’Empire était perdu.
— C’est vous qui me donnez raison mais oh le voilà !
Entrée du comte précédé d’une odeur d’anisette à effet ouzo. Octavie ne le poussait pas. Au contraire elle limitait, par son action parallèle sur les épaules de l’aristocrate, la distance à franchir entre l’entrée du salon et le fauteuil au cuir taché significativement.
— Louchir, louchir ! Comme ma vue quand je vous vois, ma mie ! (apercevant Hélène) Oh ! Une femme nue !
Il se laissa cueillir par le fauteuil dont la profondeur était adaptée à ses chutes. Octavie fit un pas en arrière et, la tête penchée sur son épaule froufroute, estima au pif la position du comte qui ne parvenait pas à croiser ses lourdes jambes.
— Ben Louchir vous salue, monsieur, madame nue, ma mie, oiseau, araignée, recommencement interminable, je n’aurais pas dû écouter ta lecture hier au soir, ma mie, j’ai dormi sans dormir et rêvé de rêver… Ben Louchir remis en liberté…
— Justement, commença Frank Chercos, je suis venu vous…
— Si vous pensez que. Vous vous tromp. Je n’ai aucune int de. Mais si vous insis…
— J’ai ordre de vous conf… de vous demander de me remettre votre fusil…
— J’en ai un autre…
— Je veux parler du Purdey…
— J’ai eu le Simplex mono-canon pour mes dix ans. Épaule fracassée au premier tir. J’étais gaucher à l’époque. Ce qui explique que je sois droitier depuis.
— Bien. Je repartirai avec le Purdey, le Simplex et… ?
— Le 8mm de Papy… (trahison d’Anaïs gros yeux du comte)
— Je l’ai prêté à Roger. (éclatant de rire) Si vous saviez… Des balles en bois creux rose… On dirait des petites bites… (se redressant comme devant ses juges) Vous ne croyez tout de même pas que…
Il trouva même la force de se lever, chancela, Octavie accourue et l’empoigna cette fois par le fond, ce qui exagéra la bosse au niveau de l’entrejambe. Puis il se laissa plier et retrouva sa position cassée dans les coussins.
— Pour les armes blanches, grommela-t-il, veuillez dépouiller les armures qui montent la garde ici et là dans le château… Une hallebarde… Je pourrais utiliser une hallebarde. (riant, environné d’anis) Pas à cheval, mon ami Frank ! À pied ! Traversant toute la ville en criant Hallali et brandissant ce fer qui n’a pas servi depuis Duguesclin, n d d ! (hic) Je n’ai jamais aimé l’Empereur. Et je ne salue pas le traître de Gaulle. (voyant le livre sous la lampe) Vous relisez donc, ma mie… ?
— C’est que je m’ennuie à mourir, mon amour…
— Le jour où l’assassin de votre fils est libéré… ?
— J’ignore quel jour nous sommes.
— Pour les fusils, cher Fabrice… intervint Frank en se levant, ayant achevé son mantecao et bu la dernière gorgée de thé.
L’extraterrestre les apportait justement. Les munitions cliquetaient dans ses poches américaines, comme les appelle Cocteau. L’odeur de la graisse s’ajouta à celle des pieds.
— Vous me privez de mon seul divertissement, ami Frank…
— La chasse est fermée…
— Un cerf a été vu dans le bois. Un tir d’été est prévu…
— Qu’est-ce que j’en fais ? demanda l’extraterrestre.
Il était temps de se séparer. Hélène, un peu pompette, car elle avait tenu à croquer le sucre imbibé d’anis que lui offrait le comte, tituba vers les fusils, mais elle bifurqua aussitôt que son esprit en estima le poids et l’encombrement. Après tout, on ne lui avait rien demandé. L’extraterrestre s’offrit. Frank descendit le premier. Il avait hâte de rentrer à l’hôtel. Changement de costume en même temps que de personnage. Ces coulisses hôtelières étaient bien pratiques. Et tandis qu’Hélène s’acheminait devant lui, il jeta un œil par-dessus son épaule. L’extraterrestre n’apparut pas comme prévu ou souhaité. Les fusils non plus, car il était inconcevable de les matérialiser sans l’extraterrestre repérable aux cliquetis produits par les munitions mal emballées au fond de ses poches américaines. Il y avait autre chose dans l’anis. Il n’avait aucune idée de la nature de cet additif, mais c’en était un. Hélène n’arrêtait pas de péter. Ça la rendait hilare. Le comte avait raison tout à l’heure : elle était nue.
Donc, une fois rentré à l’hôtel, il avait eu tort de ne pas s’inquiéter des fusils, car l’extraterrestre ne les avait pas amenés et sans doute les avait-il remis à leur place dans l’atelier de chasse, sur commandement du comte qui n’avait pas perdu le Nord contrairement à ce que pouvait faire croire son comportement. Frank s’en mordait les doigts maintenant. Le major avait confisqué le Purdey, oubliant le Simplex et Roger en était à son troisième ou quatrième tir suicidaire sans résultat. Et si le comte était soupçonné d’avoir étranglé l’extraterrestre, Frank ne faisait pas moins l’objet du même soupçon. Le comte prétendait que le deuxième coup n’était pas parti et Frank n’avait aucune excuse à fournir à sa hiérarchie quant à la négligence qu’il ne pouvait avoir commise que délibérément, car on n’oublie pas pourquoi on est venu. Cette histoire avait-elle provoqué des réactions chez les compatriotes de l’extraterrestre ? Tout cela était bien compliqué, mais sans doute pas assez, car voici que Ben Balada était possiblement innocent du meurtre du petit Lazare de Vermort, raison pour laquelle un juge d’application des peines avait décidé de mettre fin à l’incarcération de ce pédophile notoire. Pédophile, mais pas assassin. Qui était donc l’assassin du petit Vermort ? Qui avait tué le premier né des Vermort, si sa mort ne fut pas la conséquence d’une négligence de la part de sa mère encore toute jeune à l’époque ?
— Vous voulez un bon papier, monsieur ? dit Frank à son employeur. Alors considérez que le petit Lazare n’est pas mort comme vous dites et que d’ailleurs il n’est pas mort du tout, imaginez son voyage maintenant avec l’amour de sa vie, vingt ans de réclusion, et autant de différence d’âge sinon plus.
— Vous ne pouvez pas changer les faits, voyons ! Notre déontologie…
— Ceci est un roman. Je suis un personnage de roman.
— Mais que voulez-vous que ça me fasse que vous n’existiez que dans ma tête !
Patrice de la Rubanière était seul dans son bureau, mais la porte était ouverte et on l’entendait se parler à lui-même à voix haute. Le ventilateur projetait une odeur entêtante d’anis. Hélène, la Rouquine, tapotait un récit sur son clavier espagnol. Un chien écrasé. Ou tout autre type d’écrasement. Les huissiers pourvoyeurs de suicide avec la complicité des agents de l’ordre public. Une fusillade dans le village voisin, mais c’étaient des chasseurs qui poursuivaient un sanglier qui aimait les fleurs des jardins. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas couché avec un homme. Elle n’avait jamais couché avec une femme. Ni avec un enfant de l’un ou l’autre sexe. Elle était raisonnable et le savait, mais elle trouvait le temps long et elle sentait qu’il fallait imaginer quelque chose pour se sortir de là. Pas question de se prostituer. Ni de dévoyer un curé ou un vieillard. Patrice de la Rubanière corrigeait des épreuves. C’était ce qu’il lisait à haute voix. Et la porte n’était pas restée ouverte par hasard ou par oubli. Ils écoutaient, les seins posés sur le bureau, ou le bide, selon. Les fenêtres à bascule laissaient passer l’air chaud de la rue. Cette agitation constante sentait la rigole, le trou, l’évacuation, la buse clandestine des faubourgs. Elle attendait un signe, surveillait le reflet dans la porte vitrée qui, si elle eût été close, n’aurait privé l’assistance que de la voix et de la puanteur de la fumée. Un film muet, voilà ce que de la Rubanière leur épargnait. Au contraire il leur offrait le spectacle vivant de son désir. Et son personnage gagnait en chair et en os ce qu’il perdait lui-même en sérieux professionnel. Car on n’était pas là pour déconner ensemble au détriment de l’actualité. Lazare avait-il été assassiné ? Et par qui si ce procès n’avait plus de sens ? Les forums multipliaient les hypothèses données chaque fois comme résultats indiscutables d’une expérience dont on ne savait rien et qu’on ne cherchait d’ailleurs pas à intégrer, par paresse, par conviction ou par peur de savoir ce qui élève la paresse et la conviction au grade suprême de la connerie. La canicule s’installait. Quelqu’un entra avec le nouveau ventilateur.
— Si vous cherchez une prise, proposa Hélène en riant, j’en ai une là. Mais attention : ça fait longtemps qu’elle n’a pas servi !
Haussement d’épaules du pédé. Il appuie sur des boutons et l’air se rafraîchit. Il a l’air satisfait de celui qui vient d’inventer la sodomie. La voix de la Rubanière s’interrompt.
— C’est le nouveau ventilateur ?
— Voui, Patou. J’ai la monnaie. Je peux entrer… ?
Il entre. Ferme la porte. Fait tomber le store opaque, supprimant ainsi son et lumière. Mais l’air circule, combat les forces extérieures, la rue semble s’éteindre comme un mégot, Hélène se souvient. Lazare promettait de grandir plus qu’elle, mais elle le dépassait d’une tête. Le contraste était, comme on dit dans le journal, saisissant. On aurait dit deux Berbères issus de deux tribus différentes, une rouquine blanche de peau et couverte d’éphélides ensoleillées et un petit homme presque noir aux cheveux d’or bouclés. Quelqu’un, qui revenait de là-bas, les avait traités de Berbères et la comtesse l’avait sermonné. Elle était encore belle à cette époque, vous pouvez pas savoir. Elle n’était pas d’ici, mais sa terre n’était guère différente d’aspect et sa langue terrienne était compréhensible par les gens du coin, comme elle comprenait la leur. On recherchait sa conversation. Elle revenait des Colonies. Sans blessures autres que celles qui affectent définitivement le cœur. Elle avait connu le bonheur et on sentait qu’elle disait au moins la moitié de la vérité, ce qui est un taux parfaitement acceptable si on tient compte que la guerre n'était pas terminée et les négociations en cours. Ben Balada avait acheté la maison d’à-côté. Il y habitait seul. Il entretenait un beau jardin où les fleurs peuplaient un riche potager. Il y avait aussi un chien et des chats et Jehan Babelin venait s’asseoir avec Ben Balada sous le cerisier et ils jouaient aux cartes sans échanger beaucoup de paroles, Hélène les surveillait depuis sa fenêtre et Lazare depuis la sienne qui était beaucoup plus loin d’où la nécessité d’utiliser une longue-vue, il n’avait pas eu de mal à se la procurer car un de ses ancêtres avait servi à Aboukir et un mur était constellé de souvenirs qu’il avait ramenés d’Égypte, la photographie n’existait pas à cette époque et Anaïs leur montra comment on peint à l’aquarelle et le résultat était oh stupéfiant de réalité, Lazare était doué lui aussi et elle en était fière. Patrice de la Rubanière avait écouté ces récits bouts de ficelle dans les draps où Hélène avait renoué avec le plaisir après une longue période de privation et non pas d’abstinence comme elle le prétendait, il ne la crut jamais, il aimait ses cachotteries qu’il ne qualifia jamais de mensonges. Et voilà comment Frank Chercos est né. Le pédé sortit. Il vérifia le fonctionnement du ventilateur et salua à la ronde pour montrer son gros cul qui avait un prix. Hélène avait un doute à propos de… l’orientation sexuelle, comme on dit dans les journaux, de Patrice. Mais c’était un amoureux formidablement voluptueux et efficace. Il inventa Frank Chercos le jour même où Lazare fut assassiné. Ben Balada l’avait étranglé, après l’avoir violé, un matin de printemps et l’édition du soir avait donné tous les détails dans un langage à la fois compréhensible et châtié, comme il est de règle dans la profession. Et Hélène, qui couchait déjà avec Patrice, avait appris la mort de son petit voisin d’enfance en lisant l’article documenté de Patrice. C’était une sale époque, celle qui avait succédé à la fin de l’Empire. Et maintenant elle était plus sale encore. Et vingt ans plus tard, tandis que la réalité pouvait être manipulée encore plus facilement par des moyens de calcul beaucoup plus pharamineux, elle était arrivée à Vermort, ou plus exactement à Castelpu où se dressait le château de Vermort, avec ce Frank Chercos qui était peut-être une projection numérique, ok, cela elle voulait bien le reconnaître, mais il baisait tellement bien qu’elle n’en voulait plus à Patrice de la Rubanière de l’avoir trompée avec un personnage.
Maintenant, comme on dit dans le NR, Frank Chercos mordait sa langue, ses doigts, le filtre de sa cigarette, l’ongle de son index, le bout du nez d’Hélène, ses tétons. Évidemment (c’est ce qu’il dirait au tribunal) il n’avait pas insisté au sujet des fusils, mais s b d d aucun d’eux n’avait servi à tuer cet extraterrestre !
— On ne peut même pas m’accuser de négligence, dit-il dans la bouche d’Hélène.
— Ce qui est sûr, c’est que si tu n’es pas le second extraterrestre, ce n’est pas toi qui a tué le premier…
— Tu veux dire que…
Mieux valait en rire. Il grignota des poils avant d’avoir envie de fumer. Le flacon d’anisette était mort. Il respira le goulot, mais sans la langue, c’est difficile de s’illusionner. Comme il n’était pas midi, il sortit, mais pas pour aller chez Barman qui n’avait rien à lui apprendre, il se dirigea vers la coquette maison du docteur Vincent. En s’approchant du portail, il vit que le guéridon sous la tonnelle était occupé par quatre personnes dont le docteur qui, si j’ai bien compté, en recevait trois. Or, Frank ne reconnut aucune des trois. Par contre, le docteur Vincent était le seul à consommer son breuvage, ce qui se voyait au louchissement de son verre, les autres personnes ne buvaient pas, elles avaient leurs mains sur les genoux et les genoux sous la table, sans défaut de perspective. C’étaient des gens comme vous et moi et ils pouvaient parfaitement être d’ici. Et s’ils ne l’étaient pas, la question de savoir d’où ils venaient devenaient aussi pressante que l’envie de. Frank attendait sans entrer. Il n’agita pas la clochette. Quelqu’un qui serait passé entre lui et le portail l’aurait trouvé bizarre. On ne se tient pas comme ça devant un portail, même si celui qui arrive ne songe pas à passer entre, il passe derrière, il ne s’arrête pas, mais ne peut s’empêcher de jeter un œil dans la même direction et il voit la même chose : trois étrangers ou alors ce ne sont pas des étrangers et comme ça fait longtemps que Frank n’est plus d’ici on comprend qu’il se pose des questions d’ici à propos de ce qui ne l’est pas. Mais personne ne passa pour éclaircir l’obscurcissement qui s’épanchait des méninges à l’amygdale. Frank se trouvait dans la situation du romancier qui, au détour d’une de ses rues, où il installe ses personnages, tombe nez à nez avec un individu qui n’a pas été invité à jouer avec les autres. Et pas seulement comme le machiniste victime d’un subit AVC qui entre sur la scène en pleine représentation de La Tempête qui n’avait pas besoin de ça. C’est un non-personnage. Appelez ça un extraterrestre si vous manquez d’imagination et si la raison ne vous est d’aucun secours au moment d’en savoir plus. Puis tout alla très vite, comme on dit dans le journal : Frank entra sur la scène, s’arrêta devant le guéridon où on cessa de bavarder et, la mâchoire de travers et l’œil saignant, dit d’une voix effrayée :
— Je crois que j’ai vu Caliban !
…le lion peut parler, si tant d’ânes le peuvent. Shakespeare – Le songe d’une nuit d’été.
Son effondrement sur la surface festive du guéridon provoqua un désordre de comportements qu’il ne serait pas idiot de décrire ici pour donner une idée de la psychologie des quatre attablés. Signalons simplement que le docteur Vincent fut le seul à ne pas reculer, il chercha même à retenir le corps désarticulé de Frank qui, bras en croix et jambes en l’air, s’écrasa sur les apéritifs et la kémia, répandant ainsi bien au-delà de leurs ressources habituelles les odeurs d’anis, de piment et de sésame, sans compter l’huile d’olive et la friture des filets de morue, vertige qui se conclut par une perte de connaissance du sujet et par un diagnostic immédiat et définitif d’AVC. Les trois invités, passé le moment de stupeur, comme les mousquetaires de Maquet & Dumas étaient quatre, ce qui, contre toute attente ne perturba pas l’esprit au travail du docteur qui comprit, en voyant ce quatrième, la cause de l’AVC ou en tout cas en quoi cette cause catalysa l’accident en question : celui-là avait ôté son masque.
Rouvrant des yeux exorbités à l’extrême, Frank trouva la force de pointer son doigt en direction de cet individu non masqué comme il aurait dû l’être. Et ce qu’il voyait encore, ce qu’il avait déjà vu une demi-seconde avant de péter un anévrisme, était la même chose que nous voyons nous aussi : la tête de Caliban, yeux rond et blancs sans paupières battante, ouïes comme des oreilles d’éléphant et crête épineuse sur le front, sans parler de la multitude d’écailles qui répandaient leur gras élastique et têtu. Appelons-le Kaliban pour faire simple, avec un K pour ne pas le confondre avec son prestigieux modèle. Il était désolé. Il faisait tellement chaud sous le masque humain qu’il avait pourtant promis de ne pas ôter même pour respirer, qu’il l’avait ôté et juste à ce moment-là Frank Chercos, car il connaissait son nom, s’était arrêté devant le portail et Kaliban, qui allait le pousser pour entrer, avait soumis le système olfactif du policier aux odeurs de la marée augmentées d’un début de pourrissement et sa vue à une vision proche de l’apocalypse revue et corrigée par l’interprétation bédéiste en usage en ces temps de déclin intellectuel et libidineux. Le policier s’était soudain dressé sur la pointe de ses chaussures en cuir marocain, le craquelant un peu plus, et il avait enfoncé le portail qui, vous l’avez entendu comme moi, avait battu la haie de laurières, pauvres perdrix ! et il s’était précipité sous la tonnelle pour, vous le savez maintenant, changer notre tranquillité narrative et anisée en ce que vous pensez être, cher docteur, un accident cérébral de la pire espèce : une nécessité narrative sans laquelle notre présence sur la Terre n’aurait plus de sens.
— Pas le temps de s’occuper de ça maintenant, haleta le docteur qui manipulait la mâchoire aux dents déjà broyés. Remettez votre masque et tous rentrez dans la maison et attendez que l’ambulance soit partie avant de vous remettre à boire.
— Mais elle n’est pas encore arrivée !
Elle arriva. On brancarda le policier en transe épileptique, on l’appareilla selon la procédure habituelle, la sirène pompa l’air de tout le monde et l’ambulance, comme prévu par le savant médecin, disparut au bout de la rue entre le château d’eau et le terrain de rugby. Voilà une chose de faite.
— Je serais de retour avant la nuit, dit le docteur. Ne sortez pas. Et vous, Kaliban, remettez votre masque ou je signale ce comportement indigne d’un militaire à votre hiérarchie et même plus haut s’il le faut.
On leva les yeux au ciel, bien qu’on fût rentré. Le docteur fourra un tas de choses dans sa mallette et, n’oubliant pas sa casquette Purdey, il enjamba sa monture et disparut presque aussi vite que l’ambulance cinq minutes plus tôt. Kaliban, qui exhibait encore sa tête de poisson monstrueux, examinait un à un les élastiques de son masque, dont quelques-uns avaient souffert de la chaleur.
— Je ne l’ai pas enlevé, mentit-il, il est tombé et vous voyez pourquoi.
On noua tranquillement et avec méthode les nouveaux élastiques. Et en silence, car on n’osait plus parler. La mission consistait à récupérer à la Morgue le corps de l’extraterrestre assassiné, mettons, pour ne pas s’égarer, #1. Le #2 relevant maintenant de la propriété intellectuelle de la Presse, les quatre intrus s’appelaient, respectivement, #3, #4, #5 et Kaliban. Ils achevèrent le nouage des élastiques en moins de temps qu’il en faut pour l’écrire avant de le dire, ou l’inverse si on n’a pas tout compris comme c’est écrit. Kaliban procéda, avec l’aide de ses semblables, à quelques ajustements, et le masque, de forme humaine voire trop humaine, parut aussi vrai que nature. Ils étaient de nouveau quatre, tel que c’était prévu par le plan élaboré en haut lieu mais ils ne savaient pas où, le docteur Vincent en avait attentivement examiné les bleus qui sentaient encore fortement l’ammoniaque et quelqu’un avait eu l’idée de combattre cette odeur par l’extrait d’anéthol qui se trouvait, pas par hasard, dans un flacon serti à la cire cachetée au blason de la famille Vincent qui a toujours, aussi loin qu’on se souvienne, habité là. Avant de partir à la poursuite de son patient foutu d’avance d’après sa moue de spécialiste averti depuis longue date, il avait donné l’ordre de ne rien faire, donc il n’était pas question de s’aventurer dans le labyrinthe de la Morgue, la terrifiante Morgue où gisait, pâle et inerte, le corps désormais éteint de #1 qu’on avait connu joyeux et libertin, surtout depuis qu’il jouait à l’homme dans cette contré oubliée de la République, sauf en cas de Tour de France. Tout le monde a compris ? Ça va jusque-là… ?
— Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
Il ne restait plus qu’à attendre le coucher du soleil, car le docteur avait prévu, si on avait bien entendu, de rentrer de l’Hôpital, ou de la Morgue, dans ces os-là. L’attente étant un phénomène perçu le plus souvent comme une perte de temps qu’on ne retrouvera jamais malgré les promesses d’une certaine littérature, on attendit. Et la bouteille, qui contenait un mélange de graisse graphitée et d’anéthol intitulé Liqueur de Harlem par ceux qui croyaient encore à ses pouvoirs magiques, se vida au rythme des heures, des minutes, des secondes. Le plan était précis comme une horloge atomique de génération X (on en avait perdu le compte depuis longtemps). L’entrée dans la Morgue, la terrifiante Morgue, se ferait par l’entrée, car le docteur possédait le badge qui l’ouvre sans faire de bruit. Mais le docteur n’entrerait pas, il resterait dehors ou plus exactement à l’entrée qui n’était pas facile à trouver dans le noir qui, à cette heure de la nuit, envahissait les couloirs du complexe administratif et de recherche où il n’était pas questions de s’égarer, surtout en sortant. Les loupiotes destinées à ménager les esprits toujours fragilisés par la couleur de la nuit ne seraient pas d’un grand secours, avait prévenu le docteur.
— Vous ne suivrez que votre instinct, avait-il précisé en glissant son index sur le bleu.
Une fois entrés (c’est très simple), vous allez tout droit, vous ne tournez à aucun moment, vous attendez qu’une porte de sécurité à double battants vous interdise d’aller plus loin. Ici, c’est le deuxième badge qui est utile. Attention de ne pas le confondre avec le troisième, au risque de déclencher une tempête de rayons paralysants qui agissent, hé oui messieurs, aussi bien sur les extraterrestres que sur les humains que je suis, ne me demandez pas comment ni pourquoi, ce que j’en sais ne vous sera d’aucune utilité au moment d’entrer pour la seconde fois et d’aller encore tout droit jusqu’à la porte suivante qui, vous l’avez deviné, exigera que vous lui présentiez le troisième badge, qui ne pourra pas être le deuxième car dans ce cas vous serez tellement paralysés que vous ne pourrez même pas expliquer votre présence clandestine à ceux qui vous le demanderons à coups de matraque dans le bide et pire. Donc, en admettant que tout s’est bien passé, et je vous le souhaite parce que je ne serai plus là dans le cas contraire, raison pour laquelle, vous l'avez deviné, je ne suis pas entré avec vous, je vous trouve sympathique mais pas au point de soumettre mes testicules aux services préparatoires de la Justice, (un temps, que les aliens se partagent du regard et en silence) vous êtes dans les lieux, autrement dit la salle mortuaire où attendent les corps de savoir ce qu’on va en faire. N’oubliez pas que, à part les loupiotes des plinthes, vous êtes plongés dans le noir le plus obscur que vous n’avez jamais eu l’occasion d’observer ni surtout de subir, malgré vos interminables voyages dans les parages les moins visités, même des télescopes les plus sophistiqués, de cet espace dont on dit peut-être erronément qu’il tient de l’infini comme je tiens mon nez de ma mère et mon menton d’une cousine lointaine par alliance pas moins hypothétique. Mais laissons là ces considérations angoissantes qui pourraient m’inspirer, si j’étais aussi sage et intelligent que le pense votre gouvernement, une trahison que ça m’est jamais arrivé sauf par excuse d’enfance et de sentiment d’abandon de la part de mes géniteurs officiels. On n’est jamais sûr que de sa mère, nos Juifs ont bien raison. Au nom du père.
Alors, mesdames et messieurs (je ne suis sûr que du sexe de Kaliban que j’ai eu l’occasion de traiter à la spectinomycine), nous voici au cœur même de notre objectif, sans toutefois l’avoir atteint, car il s’agit maintenant de trouver le corps de notre sympathique #1, lequel gît sous un drap qu’il s’agit de soulever du côté des panards, ou dans un tiroir qu’on tire jusqu’à la hauteur des chevilles. Fiez-vous à l’étiquette, à ce qu’elle vous dit du cadavre et n’allez pas imaginer par je ne sais quelle paranoïa contractée dans la solitude des espaces infinis ou prétendus tels pour cause d’angoisse, que l’administration de la mort civile cherche à vous tromper, même si vous en connaissez les raisons. Lisez le contenu écrit au Bic, tirez le cadavre par les pieds, traînez-le dans les couloirs du retour à la réalité ordinaire, ne vous souciez pas des rebonds de la tête ni de l’usure des coudes, et fourguez-moi tout ça dans le coffre de ma Fiat Panda, je serai au volant, moteur en marche, prêt à passer la première crabot, car quatre bestioles de votre espèce sur ma banquette arrière, ça m’angoisse par avance vous ne pouvez pas savoir à quel point tellement je vous sens incapables d’éprouver un seul de nos sentiments humains, alors que vos idées nous submergent !
Ici, le docteur avala une gorgée de son breuvage fait maison et par conséquent conforme à la charte bio établie par les nouveaux prophètes héritiers du non moins NR.
— Ça fait du bien, éructa-t-il comme bébé sur l’épaule de sa mère, sauf qu’il avait le menton sur la table et les yeux toujours occupés à déchiffrer sur le plan les difficultés non prévues de l’opération dite de récupération du cadavre assassiné de #1 et de sa descendance, car il s’agissait de se manier le cul avant que le contenu de sa poche séminale ne serve plus à rien, en admettant que l’étranglement n’eût pas provoqué une éjaculation, ce qui l’aurait asséchée et alors, mesdames et messieurs, nous aurons travaillé comme des cons, c'est-à-dire pour rien, surtout vous car moi je ne vais pas plus loin que le parking où personne ne trouvera étrange, au cours de l’enquête qui ne manquera pas de nous emmerder, vous plus que moi, que ma Panda et moi on fasse de la figuration sur les bandes des caméras de surveillance qui sont, je vous en préviens, nombreuses et précises depuis que votre technologie de l’image nous a été transmise par un de vos traîtres, car je ne suis pas le seul dans ce cas. La Collaboration, c'est bien, mais elle a des limites qu’il faut se garder d’enjamber sous peine de laisser ses couilles dans les barbelés qui la définissent de l’extérieur, alors que de l’intérieur on se prend à rêver d’une société meilleure où personne ne s’emmerde au point de manquer d’inspiration, pathologie qui fait le sujet de ma dernière thèse, laquelle sera suivie, mais ce n’est encore qu’un louable projet, de considérations esthétiques comparées où la bite, à tous les stades de sa croissance, sera à l’honneur du plaisir et, je l’espère, du désir de ne point disparaître sans laisser de traces.
Après ce discours émaillé de nombreuses disgressions hugolienne ou pynchonienne selon les goûts et les couleurs, le docteur retrouva sa position assise comme s’il était déjà au volant et en route pour la terrifiante Morgue où les spermatozoïdes de #1 demeuraient une hypothèse, sujet supplémentaire d’angoisse et de pipi au lit. On se vida précautionneusement avant de s’installer sur la banquette arrière, la place du mort demeurant inoccupée par mesure de précaution, et un tas d’autres précautions qu’il serait fastidieux d’énumérer au cœur de l’action, car nous y sommes.
Et les voilà partis. Le 112 B1.054 d'origine Autobianchi ronronna d’abord sur les départementales du coin, puis les pneus commencèrent à dévorer l’asphalte de la nationale qui pénétrait, au bout d’une heure de route, dans les parages inquiétants de la terrifiante Morgue. Les cœurs, ou ce qui en faisait office, se rapetassaient dans leurs poitrines respectives, les mains se mouillaient l’une contre l’autre, les queues bandouillaient sans trop savoir pourquoi, on n’était pas loin de réussir ou d’échouer.
Mourir sans une fenêtre à portée du regard. C’était ce qui l’attendait, il le craignait en tout cas. Aux questions de l’homme en blanc, il répondit en technicien avisé. Rien sur Caliban. Mais l’odeur de poisson était tenace. Derrière les paravents, on haletait ou c’était des machines qui respiraient. Bruits de succion dans des vases. Les pas étaient feutrés. De blanches apparitions se tenaient à intervalle régulier au pied du lit. Aucune douleur. Il parcourut mentalement toute la surface de son corps, énuméra les articulations, fouilla les profondeurs de sa mémoire, pratiqua même le calcul mental, vieux souvenir de victoire momentanée, devant les fillettes émerveillées ou jalouses, selon qu’elles promettaient d’être belles ou ordinaires comme des paillassons. Point de contention, à part des fils ou tubes divers. Le goutte-à-goutte trahissait le temps, comme si l’existence en entretenait la régularité et la précision. L’heure du jour ou de la nuit n’apparaissait nulle part, il n’y avait pas de murs, c’était impossible qu’il n’y en eût pas au moins quatre. Chiffre qui lui rappela qu’ils étaient quatre et que l’un d’eux, s’il avait bien compris, avait ôté son masque pour respirer l’air frais de la campagne. Qui croirait à cette histoire, n d d ! Un extraterrestre, ça passe, mais quatre. Et même cinq avec celui qui avait été assassiné. Par qui ? Question qui s’imposa pour lui rappeler qu’il était en mission et qu’une fois de plus il avait failli. Mais il y a une énorme différence d’interprétation entre le fait d’avoir laissé ses fusils au comte et celui de pouvoir témoigner publiquement de la présence de quatre aliens clandestins, à quoi il fallait ajouter la complicité du docteur Vincent, une chose que personne n’accepterait d’avaler aussi facilement que la pisse de Johnny Halliday. Il était maintenant au cœur d’une affaire qui pouvait associer la procédure policière et la science-fiction. Quel roman il s’empêchait d’écrire ! L’AVC était un leurre, non pas qu’il le simulât, comme allait le penser le jaloux et hypocrite comte de Vermort, mais c’était le signe d’une imposture venue d’un autre domaine de la foi qui est au-dessus de la pensée. D’ailleurs, il égrenait les perles noires d’un chapelet en ce moment. Il en trouverait la fin, sans doute une petite croix de faux ivoire où le Crucifié avait des airs de mongolien. Mais ce n’étaient pas ses doigts qui égrenaient. Il ne les sentait plus. Il égrenait avec son esprit ou autre chose d’aussi inconcret. Remarquez bien qu’il ne pensa pas abstrait. Il en avait marre de la peinture et de tous ces faux signes d’un langage vicié par la conviction. Ce qui ne l’empêchait pas de croire. Il y avait quelque chose à débattre à ce propos : croyance & conviction. Une forme blanche se tenait en face, coupé au niveau du vagin par le pied du lit. Une forme sans visage, sans voix, qui revenait, tirait sur les fils, vissait, inversait puis remettait en place, verticalement ou horizontalement, selon l’heure qu’il était sans doute, mais il ne posa pas la question et il demeura longtemps sans savoir s’il était jour ou nuit, dehors, et d’où venait le vent. Il le sentait, le vent. Il venait du sud-est, comme l’autan, mais ce n’était pas l’autan. Il avait un goût de tramontane. Et des poussières de ventilation virevoltaient sous le plafond couleur et forme de nuage, sans oiseaux. Le plus angoissant c’était l’absence de douleur. On aime toujours mieux savoir d’où ça vient. Comme au combat dans les tranchées. Ma jambe ! Ma joue et mes dents ! Ma bite ! Mais rien de concret. Ça flottait comme un animal dans un musée aquatique. Et vous colliez votre nez sur la vitre pour en savoir plus sur la consistance de la peau ou sur le contenu de l’œil toujours secret dans les réfractions contradictoires. Ouais. Une petite pince n’importe où. Une introduction sous la peau et même plus loin, avec injection de venin comme la guêpe des repas d’été sous la tonnelle. On entendait les coups de fusils dans les champs aux abords des bois et des fourrés qui les clôturaient jusqu’au labyrinthe quand on n’a pas la taille d’un chien. Mottes de terre gelées après les labours. La blanche apparition revenait et consultait l’écran, doigt posé dessus avec commentaires sans la voix mais les lèvres en disaient long sur la gravité de la situation. Quelqu’un de moins blanc explora ses canaux auditifs, allez savoir pourquoi et à quelle heure, quel jour, l’année seule constituait un repère fiable, de même que son âge. Le docteur Vincent n’était pas seul. Comment le dire sans passer pour un con ? Jamais vu un pareil monstre aquatique, ni chez Lovecraft pendant les vacances à la mer où pourtant il avait éprouvé des peurs paniques dans les trous, à fleur des mollusques aux belles couleurs hallucinées. Il avait tout de suite pensé à Caliban, comme il aurait évoqué Bottom s’il avait eu affaire à une tête d’âne. Encore une impression à ne pas communiquer aux autorités médicales toujours enclines à trahir le secret professionnel dès qu’il s’agit d’enfance. Ne se confier à personne sauf au coquillage, lui avait dit sa grand-mère qui avait trouvé le coquillage dans le trou. C’était peut-être ce qu’il cherchait lui-même. Et elle avait plongé pour en ramener un. Il se souvenait de la première fois où il avait parlé dedans, en cachette sous la protection de sa grand-mère qui prenait un malin plaisir à contourner les règles comportementales familiales toujours en adéquation avec la loi sociale. Il avait parlé pour ne rien dire puisque le coquillage était inhabité et qu’aucun système de communication n’y était connecté. C’était complètement con de se comporter comme ça ! Mais il en avait ri avec sa grand-mère, sous la tente dressée avec d’autres en épi. On regardait les nageurs et on les enviait. Il aurait pu nager dans ces eaux, mais alors il aurait fallu y planter la tente et il aurait crawlé à l’intérieur, à l’abri du soleil qui, jusqu’à ses seize accomplis, était le pire de ses ennemis. Ça ne vous fait pas plaisir de le savoir ? Ça n’ajoute rien à votre connaissance du personnage ? Car c’est un personnage. Il l’a inventé à partir de souvenirs personnels et comme il avait eu une enfance ordinaire, sans amours ni défaites, il s’était inspiré à la fois de la littérature, la bonne comme la mauvaise, et des bruits qui couraient dans la famille et dans le voisinage. La forme blanche s’était assise au bord du lit, à la hauteur de la queue qui, si elle existait encore, ne s’exprimait pas, peut-être parce que le sexe de l’apparition blanche était impossible à déterminer et surtout parce qu’il ne voulait pas passer pour un pédé. Frank Chercos n’était pas un pédé. Il l’avait construit pour qu’il ne le soit pas, ce qui n’avait pas empêché les spéculations, vous savez comme sont les gens. La main écrivait. Pas la sienne. Elle prenait des notes, entre l’écran et les signes dont il était l’émetteur. L’écran fouillait son intérieur et les yeux de l’apparition blanche scrutaient sa peau, elle lui avait même tiré la langue (sa langue à lui) avec une pince qui ne produisit ni douleur ni sensation d’être pincé à cet endroit d’ordinaire si sensible. D'ailleurs la langue était restée dehors, pincée et tirée, et retenue dans cette position par un fil invisible ou une force du genre magnétique ou équivalent. C’était indolore, certes, mais si on lui demandait de parler, il se demanderait s’ils avaient prévu un système de télépathie au croisement d’un réseau qui en dirait long sur l’importance qu’ils accordaient à sa vie même. Puis l’apparition blanche se précisa un peu, sans abus de détails toutefois, et elle se leva et il constata à l’étroitesse des épaules et à la courbure des hanches que c’était une apparition et non pas un spectre, preuve qu’il avait eu raison de la qualifier d’apparition dès le début et non pas de spectre, ce qui eût prêté à confusion et on aurait encore bavassé à propos de son orientation sexuelle, pour rien puisqu’il était orienté dans le bon sens du terme. Il ânonna, semble-t-il. Les poissons, sauf les baleines qui ne sont pas des poissons, ne parlent pas.
« Tu ne crains donc plus rien… »
Sans quitter des yeux son ouvrage dit-elle. Buvait (lui) troisième tubo d’anisette Vincent. Aimez-vous. Père blanc (belge) debout sur un coussin avec crucifix d’or en l’air. Aimez-vous. Ne craignez pas de. Et ils eurent deux enfants. Deux mâles. Le premier mort noyé dans bassin avec poisson mêmes yeux sauf que le poisson vivait. Avant de sortir de l’hôpital le docteur Vincent avait accepté la serviette de cuir que Patrice de la Rubanière avait emportée coincée sous ses fesses dans le brancard. Il n’avait « personne dans sa vie, » avait dit l’infirmière désolée qu’un « aussi bel homme » n’ai pas songé à la vie de couple comme remède au manque d’amour qui pourrit notre conception de la vie sociale. Pendant quelques secondes siècles depuis Shakespeare, le docteur avait sondé ces yeux de lotte puis il avait saisi la poignée de la serviette sentant la douceur de l’usure depuis Apulée.
— Le voici, dit simplement la comtesse. Il revient de l’hôpital.
De loin, elle reconnut la serviette, craignit une seconde qu’elle ne contienne ah. Le docteur, peu pressé de franchir la distance qui le séparait du couple posé dans l’herbe sous les branches fruitées, sentait aussi le moelleux du regain sous ses semelles et l’odeur des roses lui inspira un désir en relation avec les genoux de la comtesse sur lesquels reposait un ouvrage de dentelle in progress. Le comte s’était levé, mais il avait encore un genou à terre lorsque le docteur lui tendit sa main soulevant à hauteur de ses yeux la serviette pleine à craquer sans doute de ces projets de roman(s) dont le journaliste, flic à ses heures, peuplait la moindre de ses conversations.
— Vous l’avez ouverte… ?
— Jeté un œil. Pas pu m’en empêcher.
— Mais comment se fait-il que ?
Le docteur n’avait signé aucune décharge. La serviette reposait sur le comptoir de service avec les casiers de pilules. Il sortit un stylo, mais l’infirmière ne le regardait plus et aucun document. Il ne signa donc rien.
— C’est curieux, dit la comtesse.
— Je suis son médecin… Je suis censé…
— Vous avait jeté un ?
— À peine. Des feuillets couverts d’une écriture d’enfant.
— Enfant ?
— C’est ce que j’ai pensé. Puis j’ai refermé. (souriant) Ça ne me regarde pas.
— La malle de l’auberge. Peut-être que. Est-ce interdit ?
— Tu sais bien que c’est interdit !
— Il va mourir.
Le comte et la comtesse ne frémirent pas en entendant ce verdict. Le docteur n’avait aucune envie de se plier pour les rejoindre sur l’herbe. Le comte s’était rassis. La comtesse avait de beaux mollets et ses genoux portaient des traces de lumière, celle que la dentelle en cours concédait au soleil. Il n’y avait pas de table. Et par conséquent pas de chaise. Des racines mais pour enfant et encore à peine capable de marcher. L’ombre était tiède comme un ventre.
— Qu’allez-vous en faire… ? Je veux dire : s’il meurt… (patiente) Vous savez de quoi vous parlez si vous dites que.
— Il sera mort demain.
— Ce qui ne répond pas à ma question…
— À la mienne non plus, renchérit le comte.
Le docteur ne posait pas la serviette, ni sur l’herbe, ni sur une racine près du tronc, il la tenait à deux mains croisées devant son. On entendait des merles chanter fleurette.
— Il n’a personne dans sa vie, dit la comtesse qui reprenait exactement la constatation presque pathétique de l’infirmière.
— Qu’en sais-tu ? fit le comte regard en coin comme Iago. Hélène…
— Hélène ! s’écria (presque la comtesse) Tu parles d’Hélène !
— Oui, j’en parle ! Je sais que…
— Tu ne sais rien !
— Je te dis que.
— Cesse, veux-tu ? (aigre) Cela ne nous concerne pas.
— C’est à moi et à moi seul qu’on a confié cette serviette, précisa le docteur.
La comtesse se piqua ô métal forgé sans le sens du pointu.
— Je n’ai pas dit le contraire… (voyant le ciel à travers le lourd feuillage de blason) Nous devrions rentrer il va p. Aidez-moi, Fab !
Le docteur la vit se déplier. Sans craquer toutefois. Ou alors il aurait fallu poser une oreille professionnelle sur une de ces articulations fatiguées, mais fatiguées par quoi ? On ne l’avait jamais vue travailler. Peut-être l’inaction. Ou les effets du soleil colonial, qui paraît-il vous use un homme jusqu’à le rendre sourd aux appels de la liberté des peuples de disposer d’eux-mêmes si toutefois. Il proposa sa main libre. Elle se rapprochait de la mallette, pouvait sentir le cuir martelé, l’odeur des attaches de cuivre oxydé, la sueur imprégnée, avec peut-être des cellules arrachées à la peau d’Hélène qu’elle avait vue s’asseoir dessus car l’herbe était mouillée ce jour-là, pensant à ça tandis qu’il la soulevait par le coude, la contraignant à rechercher l’équilibre sur la jambe opposée à cette application de la force musculaire d’un homme sur son frêle humérus. Il respira cheveux, gouttes des creux, traces de terre, sans parfum pour dérouter ces sensations. Le comte fit un petit saut pour recueillir l’ouvrage de dentelle qui tombait.
— N’oublie pas ton verre.
Il ne l’oublia pas. L’éleva pour le confronter à son soleil de circonstance. Il était vide. Et l’haleine chargée trahissait une mauvaise perception des choses qui arrivaient au fur et à mesure qu’ils avançaient sur l’herbe déjà couchée.
— Je n’ai pas l’habitude de trahir mes amis, dit le docteur.
Cette fois, il était assis.
— L’anéthol est légèrement toxique, dit le comte en comparant son verre à la lumière qui le traversait.
— Oh ! Très peu, très peu !
— Vous parliez de vos amis… fit la comtesse.
À l’en croire, son ouvrage était « pratiquement terminé » on pouvait le constater la dentelle circulaire pliée sur son avant-bras et la main soulevant délicatement un angle…
— Vous pouvez appeler ça un angle si vous voulez, docteur ! rit-elle dans l’intention très nette de rajeunir son encore beau visage de fille gâtée par la nature. Moi j’appelle ça le côté inachevé. Voyez celui-ci (il se pencha) il est fini comme on le voit à la finesse des petites boucles périphériques.
— Je vois, dit le docteur.
— Vous avez de la chance, docteur ! s’écria le comte. Moi je vois ça tous les jours !
— Mais tu ne verras pas ce que cette serviette contient… qui te concerne puisque Frank Chercos était résolu à te battre sur ton propre terrain, mon ami.
— Po po po ! pas si sûr qu’il y réussît ! J’ai plus d’un atout dans la manche…
— Tri !
— Tricycle. (au docteur) Avec l’âge, nous ne tenons plus en équilibre sur une bi… cyclette. Aussi songeons-nous à ajouter une roue, comme un tabouret. (il rit)
D’habitude, s’ils sont seuls, elle lâche un « qu’est-ce que t’es con mon vieux » mais en présence d’un tiers, elle se guinde et ne relève même pas la pauvreté enfantine de l’humour dont le comte vient une fois de plus de faire la preuve. Le docteur remarque le tremblement des lèvres du comte. Il ne dit rien non plus. La serviette repose contre le pied du fauteuil, elle ne se plie pas parce qu’elle est pleine à craquer et bien sûr elle contient sinon la solution du moins des éléments de solution au problème posé par le châtelain dans La Méridienne. C’est drôle de se balader avec ça alors que la solution, celle du comte, sera proposée dimanche en huit, ce qui fera de lui le vainqueur de cette joute traditionnelle autre solution. Frank Chercos sera passé à côté. Le docteur n’avait pas lu toutes ses enquêtes, mais Frank était vraiment un abonné de l’échec relatif, pas de l’échec total, mais l’enquête laissait toujours un goût d’inachevé et on comprenait au moins un peu que l’édition était à compte d’auteur, sans commentaire additionnel, et donc malveillant, de la part des lecteurs qui, d’ailleurs, préféraient la belote. Il n’en restait pas moins, pensa le docteur tout en sirotant son breuvage savamment dosé par la petite fourchette de la comtesse, que la serviette contenait peut-être les éléments d’un échec total, cette fois attribué, méchamment ou pas, au comte lui-même. C’était tentant mais, foi d’Hypocras, Patrice de la Rubanière était encore en vie, comme le confirma un appel au service concerné, entre les soins intensifs et la morgue, on avait même de l’espoir, mais le docteur ne demanda pas ce qui le motivait, l’espoir en question, car il craignait d’y trouver de quoi alimenter la perspective d’une survie inespérée.
— S’il survit, dit le comte qui commençait à voir aussi trouble que son verre, ce ne sera pas avant dimanche… hic… en huit…
— Ce que tu peux être cruel des fois !
Elle avait dit « cruel » à la place de « con ». Le docteur tenta un redressement de son échine, y renonça suite à une douleur lombaire et s’enfonça dans les coussins qui soutenaient ses reins.
— En admettant que la solution susceptible de battre la vôtre, dit-il au comte en s’assurant, par penchement latéral, d’être bien compris par la comtesse, se trouve là-dedans (il battit la mesure rock qui lui venait à l’esprit sur le ventre dodu de la serviette, ce qui prit quatre mesures bien comptées), vous êtes battu avant dimanche… en huit, mon cher. Hic. Mais si cette solution, ou prétendue telle, n’arrive pas à la cheville de la vôtre, notre inspecteur des travaux inachevés est ridiculisé jusqu’à la fin de ses jours, laquelle n’est pas si lointaine que ça, si j’en crois la qualité, reconnue depuis les bancs de la Faculté, de mon diagnostic. Hic.
— Hic. Je ne souhaite savoir ni l’une ni l’autre de vos hypothèses aléatoires, docteur. Si j’étais vous, j’attendrais patiemment, affaire de quelques jours, voire de quelques heures, que l’auteur de cette possibilité de victoire sur une tradition bien ancrée dans nos mœurs rurales, meure. Et après consultation du certificat de décès et décision de non-autopsie du Parquet…
— N’en rajoutez pas !
— …je jetterai ce contenu et même son contenant dans le feu qui le consumera jusqu’à que disparaisse définitivement la tentative de création de ce personnage incomplet que son auteur a intitulé, et non pas nommé, Frank Chercos, ce qui ne veut rien dire.
— Pourtant (dit la comtesse perverse un peu) Chercos…
— N’allons pas plus loin, n d d !
— Hic.
On reposa les verres. Ils étaient lourds, quoique vides. On n’avait même plus soif. Le temps était venu de se demander pourquoi. Comme le docteur était arrivé en voiture, dans sa légendaire Fiat Panda 4X4, et que le comte n’était pas lui non plus en mesure de conduire, que la comtesse ne conduisait pas et qu’il n’y avait personne au château pour se charger du retour du docteur dans sa maison pas moins mythique, on demeura où on était et l’intérêt pour le contenu de la serviette augmenta d’un autre cran. Car si les questions relatives au jeu-concours de La Méridienne étaient épuisées, celles concernant l’état de santé de Lazare, d’ailleurs peut-être liées aux précédentes mais on ne trouva pas la force d’y penser plus longtemps que dure la préparation d’un verre, nécessitaient impérativement une réponse définitive, claire et incontestable. Car, si on avait bien compris ce qu’on savait de la bouche même de Frank Chercos, Lazare était mort, aussi mort que l’extraterrestre qu’il ne s’agissait pas d’oublier en passant. Or, Lazare vivait. Et non seulement il vivait, mais il attendait plus que tout le monde la libération de Ben Balada, laquelle se faisait prier on ne savait pas pourquoi, personne pour en dire plus sur ce sujet pourtant placé au premier plan de l’actualité. Entendant cette argumentation ponctuée d’interruptions causées par d’imprévisibles retournements de langue dans la bouche, qui imposaient qu’on la remette à sa place si c’était de parler qu’on avait envie, la comtesse s’alarma :
— Lazare est mort ! ânonna-t-elle, les yeux révulsés et les dents dehors.
— C’est Frank Chercos qui vous a mis cette absurdité dans la tête, ma pauvre ! Il faut vous raisonner. Votre fils (maudit soit le Dieu qui en a fait un pédé !) est aussi vivant que le nôtre est mort.
— Vous n’en mettriez pas votre tête à couper !
— Mais je n’ai pas tué cet extraterrestre non plus !
— Vous voyez qu’ils sont morts ! (se tournant vers le docteur) Il a dit « non plus » / donc ça fait deux : l’extraterrestre et mon Lazare. (hystérique) Et je n’ai pas noyé mon premier !
Le docteur se dessaoulait lentement. Le bien-être promit par l’ivresse se muait en son contraire qui n’est point le mal-être, mais le non-être. Il lui sembla chuter dans ce goulot infernal, sachant que le fond de la bouteille est sans issue, qu’on voit à travers ce sur quoi elle est posée, mais que ça ne sert à rien de le savoir. Il s’angoissait, ne tenant plus qu’à son cul heureusement retenu par la mollesse d’un coussin. Sinon, les accoudoirs ne lui étaient plus d’aucune utilité. Et le dosseret menaçait d’être tombé avant lui dans ce néant de la pensée qui a peur d’avoir raison. Devant l’impossibilité de se lever sans provoquer un désordre mobilier, en admettant qu’il ne s’accrochât pas aux jupons de la comtesse, il ferma les yeux et n’écouta plus personne, pas même son cœur. Cependant, les deux erratiques compagnons de l’aventure conjugale se rapprochaient de lui, donc de la serviette qui, bedonnante comme une outre, s’offrait sans défense à l’ouverture de son Éclair. Après tout, se dit-il au fond (du trou où il s’était jeté en provoquant l’envie chez ces châtelains romanesques), il n’en avait rien à fiche de la victoire de l’un ou l’autre ni de ce que pensait Frank Chercos, en plus de ce qu’il savait de la solution à opposer à l’orgueil du comte, de la mort du fils, de sa non-mort et de l’existence probable d’une vie extraterrestre au-delà du possible imposé par la scholastique. Il n’avait pas demandé à devenir le gardien de la serviette, son chevalier maintenant errant. On lui avait ordonné de la conserver en lieu sûr en attendant d’être fixé sur le sort de son propriétaire. Mais quelle idée lui avait pris de venir se pavaner avec elle chez les Vermort ? Pourquoi pas chez Barman ? Ou dans le potager municipal avec le maire ? Ou tout simplement chez lui avec personne ? Il regrettait d’avoir encore agi sans aller au bout d’une réflexion qui l’occuperait encore tellement elle était complexe de nature et d’emploi.
Le jour se levait. La serviette gisait sur le plancher. La fenêtre ouverte. Le matin jaunissait les rideaux. Ça sentait l’anéthol. Promesse non tenue. Ils étaient partis. L’avaient laissé seul avec sa conscience. Et après avoir fait le tour de sa propriété, il dut se résoudre à comprendre qu’ils avaient emporté sinon le corps du moins la personne de Frank Chercos. Ils n’avaient pas laissé de traces. Les verres étaient lavés et rangés. La bouteille bouchée et à sa place derrière la vitre du petit meuble d’angle surmonté de vieux fusils qui avaient servi dans la famille. Ce qui lui rappela qu’il avait une famille et personne pour l’accompagner ni lui succéder. Il était seul. Pas même un chien. Des mouches non domestiquées. Des fleurs éphémères. Et cette serviette que Frank avait oubliée ou bien c’étaient eux qui l’avaient oubliée parce que Frank n’était pas en mesure d’oublier ni d’y penser. Il était entré avec la serviette et il était ressorti sans elle parce qu’ils n’avaient pas prêté attention à elle. Ils méconnaissaient son importance narrative. Frank, inconscient ou mort, avait été emmené à l’Hôpital s’il vivait encore ou à la terrifiante Morgue s’il n’était plus de ce monde ni du leur. Ou alors il n’y avait ni Hôpital ni Morgue. Il n’y avait que cette lointaine planète qui n’avait pas de nom et que tout le monde ici appelait maison parce qu’ils avaient vu le film. Ce que ça peut vous déformer l’esprit ces histoires qui se donnent en spectacle au lieu de vous inciter à en ouvrir le livre. Et pourtant on accepte de vivre et de mourir dans ces conditions, comme si on était persuadé qu’il n’y a pas d’autres solutions et que Dieu n’existe pas. Le jour se levait.
— Je crois que j’ai laissé les phares, dit-il. (à personne)
Il se tenait debout devant la fenêtre. L’air du matin était frais, presque froid, mais rien ne bougeait dehors. Pas un oiseau. Nuages immobiles. Il tendit l’oreille. Personne. Il était seul. Il s’attendait à une fin du monde comme on l’imagine quand on manque d’imagination. Il savait qu’on discutait de la pluie et du beau temps au marché. On était vendredi. Il s’inquiétait au sujet de la serviette, pas de la serviette elle-même, mais de son contenu qui n’avait pas été emporté avec le corps ou la personne de Frank. Il pensa retourner à l’hôpital mais songea soudain qu’il n’y était pas allé. Il était resté ici et ils avaient emporté Frank. Où ? Il avait mal au crâne. Il but du café. Eut encore plus mal et finalement il jeta un œil à l’intérieur de la serviette. Il ne fut pas surpris de n’y rien trouver. Il s’attendait à quelque chose dans le genre. Sinon, il aurait douté de l’innocuité d’une découverte et ça l’aurait transporté au fin fond d’une aventure sans issue autre que la soudaine conscience que la mort est au rendez-vous. Vous parlez d’un enchantement !
La batterie était à plat. Les phares éteints. Il avait laissé la Panda dans l’allée, mais la porte du garage était ouverte. Il avait donc trouvé la force de presser le bouton de la commande. En tout cas ils n’avaient pas emprunté la Panda. Ils avaient leur propre véhicule. Il ne se souvenait pas de ce véhicule. Ils étaient arrivés à bord d’un véhicule car ils venaient de loin. Et puis ils étaient étrangers. Ce n’étaient pas l’heure du train. Ou alors ils avaient attendu avant de frapper à sa porte. Il les attendait. Frank arriverait une heure plus tard et il s’effondrerait sur la table où serait déployée La Méridienne, celle de dimanche passé. Quand il est revenu de la cuisine avec la bouteille et les quatre verres, il les avait observés depuis la porte, ils avaient l’air d’officiers penchés sur une carte d’état-major. Il avait même cru qu’il participait à une grande opération genre conquête territoriale au profit de la patrie maternelle. Le jour se levait.
De retour dans le salon où tout ceci avait eut lieu, il cessa de penser à la batterie, aux phares, à ce qui n’avait pas disparu du garage, ils n’avaient d’ailleurs pas pensé à emporter la serviette mais comme elle était vide (maintenant c’était une certitude) il se dit que le comte Fabrice de Vermort avait encore gagné, avec huit jours d’avance puisque le résultat du concours serait déclaré le dimanche en huit. Comptez sur vos doigts si vous ne me faites pas confiance.
(changement de décor)
— Mais enfin, dit Barman, réfléchissez un peu, docteur ! Si l’hôpital, par l’entremise de son infirmière de garde, vous a remis cette serviette…
— …c’est qu’elle était vide, admit le docteur.
Il fallait reconnaître que si elle ne contenait rien, les trois extraterrestres, qui auraient dû être quatre, étaient repartis de chez lui sans rien. Si ça se faisait, ils n’avaient même pas emporté le corps ou la personne de Frank Chercos…
— Comment vous expliquez qu’il n’était plus là quand ils sont partis… ? dit Barman sans cesser de vous savez.
— Parce qu’il n’est pas venu, fit le docteur au bord des larmes. Mais s’il n’est pas venu, comment se fait-il que sa sacoche… ?
Autant ne pas terminer ce genre de propos. Il avait retrouvé la clarté habituelle de son esprit, celle qui avait donné à son diagnostic sa réputation d’infaillibilité. La sacoche était sur le comptoir. Vide, mais réelle.
— Pourquoi Frank Chercos serait-il venu avec une serviette vide ?
— Parce qu’il n’avait rien à y mettre, exulta Barman. Il n’avait pas la solution. Il en a fait un AVC. Heureusement que vous étiez là pour…
— Mais ils sont partis sans moi… Pourquoi ne les ai-je pas suivis ? D’habitude, je saute dans ma Panda et je suis l’ambulance…
— Vous ne les avez donc pas suivis parce qu’ils n’y allaient pas en ambulance. Voilà comment je vois les choses. Moi aussi j’ai le diagnostic.
(rires dans la salle)
Vous êtes sûr que c’était des extraterrestres… ?
— Frank le disait… Depuis la mort de #1, il ne tenait plus en place. Il disait que le comte avait machiné quelque chose de plus compliqué que d’habitude. Il tenait la solution. Il en avait écrit le premier « tchap »…
— Mais la serviette était vide, docteur ! On vous l’a déjà dit.
— Vous me l’avez dit parce que je vous ai dit de le dire !
— Ça fait plus compliqué que Falstaff… (Barman)
— Et même différent, dit quelqu’un.
On ne savait plus ce qu’on arrosait, mais ça poussait. Le zinc en dégoulinait et quelques-uns se sont surpris à lécher cette surface redéfinie par les impératifs du récit en cours, sinon on n’est pas d’ici. La langue renouvelée, on rentra chez soi. C’était fini pour aujourd’hui.
La petite Trabant 601 S de Luxe d’Hélène pétaradait sur le chemin vicinal qui lie Vermort à Castelpu. Au volant elle pleurait. On la comprend. Son héros quotidien luttait contre la terrifiante Mort en un lit armé pour que ça n’arrive pas. Elle revenait de l’Hôpital, ayant croisé le docteur Vincent qui lui possédait une Fiat Panda 4X4. On avait parlé auto pendant une bonne dizaine de minutes, à même le parking où les voitures s’accumulaient selon les marquages au sol et les gazons poussiéreux. Le docteur n’était pas optimiste. Il s’était montré un peu trop technique et Hélène avait secoué sa crinière rouge, une cigarette entre deux doigts et les lèvres décolorées à cause de la boisson. Le docteur venait d’en mettre au point une nouvelle, sans perdre de vue les Aurès ni l’Atlas, pas même le mont Mulhacén, l’anis y était mais avec un petit plus que vous m’en direz des nouvelles. Elle promit de le faire, mais pour l’instant, suite à une seule gorgée prise au goulot, car elle ne louchissait jamais, il était difficile de trouver les mots, ce que le docteur, magnanime, reconnut sans remettre en place son dur pénis qui avait pris le chemin de la sortie, en toute discrétion toutefois. Elle n’en vit d’ailleurs pas la couleur et, après quelques salutations d’usage sans contact, elle remonta dans sa petite communiste de luxe et sortit du secteur après maintes infractions au code de la route, car le nouvel élixir du docteur Vincent vous empêchait de suivre le plan. En parlant de plan, elle était en possession de celui, richement documenté, que Frank avait mis au point et couché sur le papier avec l’aide du laptop que les doigts de la Rouquine exploraient comme le périnée entre les couilles et l’anus. Ils avaient travaillé à l’hôtel, sur le lit et sur le tapis, et bu du vin d’Alzonne que le chasseur montait à la demande, encaissant chaque fois le prix du litron et le pourboire qui, selon son propre aveu, le faisait bander comme s’il avait envie de voir ce que ça fait avec des poils rouges comme le feu qui l’habitait, heu. Elle pleurait au volant.
Elle revenait à Castelpu pour couvrir l’évènement de la semaine, la libération de Ben Balada. Elle n’avait pas bien compris si le petit Lazare avait été assassiné par le pédophile ou si celui-ci ne l’avait pas tué tellement il l’aimait et que c’était cet amour qui l’avait perdu. Frank avait manqué de clarté à ce sujet. Quant à la documentation communiquée par Patrice de la Rubanière, elle était essentiellement photographique et manquait de légende. Elle était jointe au dossier constitué par Frank dans le but de vaincre le comte de Vermort sur le terrain de La Méridienne. Il fallait prendre le temps d’examiner ça de près si on voulait comprendre qu’il y avait une relation entre la série des photographies et l’ensemble des tracés et commentaires couchés sur le papier par Frank en regard desdites photos. Pas de système fléché toutefois. Pas même du crayon joycien. Il y avait même un avion pointu et un bateau avec le visage du comte qui apparaissait sur la voile, le tout en papier journal. Hélène avait eu le temps, au cours de la visite, de vider la sacoche que Patrice de la Rubanière, en bon hidalgo sans terre ni descendance, avait emportée avec lui malgré l’hémorragie qui détruisait sa matière cérébrale comme la marée monte après un temps de stagnation. Ce qui devait arriver était arrivé, avait conclut le docteur Vincent, la serviette de cuir de vachette était couchée derrière le comptoir, à portée de la main, mais trop proche de l’infirmière pour ne pas être surprise par elle en cas de. Mais cela se fit. Sans toutefois emporter la serviette. Hélène la vida, profitant d’un moment inespéré. L’ensemble avait été inséré dans sa culotte, par devant. Une minute à peine d’inespérance. L’infirmière revint, la serviette était toujours là, vide mais là, et le docteur Vincent se renseignait sur le papier à signer s’il l’emportait pour la remettre à la famille. L’infirmière le regarda d’un air trouble, mais n’en dit rien. Le docteur sortit avec la serviette, en compagnie d’Hélène dont la marche n’était pas perturbée par le fardeau qui gonflait son ventre plat. Les deux automobiles se côtoyaient, bien rangées en bataille sous les petits platanes en croissance, et le soleil piquait déjà. Le docteur s’émerveilla à la vue de la Trabant, sa pensée anticommuniste s’exprima avec retenue, on ouvrit le capot, on entra à demi dans l’habitacle, ça sentait la cendre froide et l’eau de toilette, une bouteille de Machaquito traînait sur le tapis côté place du mort, c’était un peu vexant mais le docteur se retint. Il retenait aussi une envie de pisser, ce qu’il avait omis de faire en sortant du service alors qu’Hélène en avait profité pour bien ranger les documents de la serviette dans sa culotte. Elle avait aussi de belles dents, elle se les léchait en ce moment, car la nouvelle formule du docteur contenait de quoi les déchausser. Ils se souhaitèrent un bon retour, c’était le même, à un détail près : le docteur passerait à Castelnau pour acheter un cassou, il mangeait seul, il s’était habitué à cette solitude et l’amour qu’il avait connu dans sa jeunesse lui manquait, est-ce que ce n’était pas ridicule, cette histoire ? Elle prendrait la nationale.
— Je vois que vous êtes pressée, dit le docteur qui avait posé ses grosses fesses sur l’aile de la Trabant (en se haussant toutefois sur la pointe de ses pieds).
— J’ai un tas de choses à faire, dit précipitamment Hélène qui luttait contre les effets de la gorgée précédemment évoquée.
— Ça ne m’étonne pas, convint le docteur. Votre métier de fou. La sortie de Ben Balada, qui ne sort pas. La mort probable de votre collègue et heu peut-être plus je ne sais pas comment vous être heu utile et disons quoi agréable mais comme chantaient nos amis nous ne sommes rien soyons tout
— Il faut que j’y aille.
Elle était au volant. Sa culotte débordait. La déformation de son ventre alarma l’esprit hippocratique du docteur, mais il ne dit rien, ne tenta rien, jeta la serviette en cuir de vachette sur la banquette arrière de son propre véhicule, déjà encombrée d’un drapeau et de sa hampe, car une manifestation était prévue pour protester contre la libération de Ben Balada, raison probable du retard qui l’affectait.
— Je vous apporterai un flacon de ma dernière née.
— Sans Frank, je ne boirai plus, vous savez ?
— Non, je ne sais pas. Il ne faut pas prévoir ce genre de chose, même sous le coup du désespoir. Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, croyez-moi… d’expérience je le dis !
En entrant dans l’hôtel, elle vit le chasseur se précipiter sur elle et elle craignit que. Mais il avait déniché un cubi de rosé où des fleurs de sureau avaient trempé une bonne semaine, si jamais ça lui disait, elle devait se sentir seule, car monsieur Chercos semblait prendre beaucoup de place
— Je ne boirai pas aujourd’hui, coupa-t-elle.
Pourtant, elle sentait l’anisette. Et puis elle marchait d’une drôle de façon. Comme si elle s’était chiée dessus. Il la regarda monter, mesura les jambes et en compara l’hypothèse à la réalité des siennes, queue en l’air de son pantalon à galons.
— Nous verrons demain, susurra-t-il.
Dans la chambre, elle étala sur le lit le contenu de sa culotte. Comme il était éparpillé, elle entreprit de lui donner un aspect plus méthodique, le plus systématique, dans les limites du possible bien sûr, car c’était un brouillon. Frank ne jubilait-il pas en l’exposant sur le même lit ? Oui, n’est-ce pas ? Jamais rien ne l’avait rendu plus joyeux. Elle tenta de visualiser ce que sa mémoire avait retenu de cette joyeuse exposition. Les photos d’un côté, les fiches de l’autre. La solution n’apparaissait pas aussi clairement qu’elle sautait aux yeux de Frank chaque fois qu’il exposait ce qui, maintenant, ne possédait pas les qualités d’un argumentaire impossible à contredire, ce qui lui aurait assuré la victoire sur le comte de Vermort, si. Elle voulait gagner.
« La salope ! » s’écria le comte.
Heureusement, il était dans son bureau insonorisé. D’après Octavie, Madame lisait dans la bibliothèque, mais en retournant à la cuisine, elle se demanda si Monsieur parlait de Madame ou d’une autre personne. Elle ne l’avait jamais entendu parler de Madame en ces termes. Certes, Madame le traitait quelquefois de con, mais Monsieur de salope jamais. Dans la cuisine, le téléphone mural sonna. Elle décrocha sans cesser de penser à la destinataire de ce qualificatif qui, par exemple, ne pouvait en aucun cas s’appliquer à elle. Elle ne s’était jamais conduite de la sorte. Octave pouvait en témoigner. Et avant lui.
— C’est toi, chéri ? Tu sais bien que Madame défend l’usage du téléphone pour des motifs ou autres babioles personnelles.
— Ce n’est pas perso, rassure-toi, mon chouchou parisien.
— Tu me fais peur, Octo…
— Ben Balada est sorti ! C’est fait !
— Grand Dieu !
Il était sorti (enfin) et notre Hélène n’en avait pas été informée. Mais par quel canal ? Au lieu de ça, elle s’était occupée à punaiser un billet écrit à la main en lettres capitales et tremblantes sur la porte même du bureau de Fabrice de Vermort. Elle avait franchi l’enceinte du château à un endroit de son mur qui s’était écroulé dans son enfance et, évidemment, le comte ne l’avait pas fait relever depuis. Puis, relevant ses jupes sur ses puissantes cuisses de nageuse médaillée, elle atteignit la façade Nord où s’ouvrait la fenêtre du bureau. Il ne lui fallut pas longtemps, car son père avait connu un monte-en-l’air newyorkais (King Kong), pour escalader la muraille, ses tuyaux de descente qu’elle monta, et ses appuis qui n’avaient aucun secret à lui révéler depuis qu’elle avait grandi. Elle n’entra pas toutefois dans le bureau. Elle connaissait les lieux pour en avoir joué dans son enfance. Elle progressa à angle droit, reconnut chaque pierre, et entra par une petite ouverture sans fenêtre ni volet qui donnait abruptement sur la céramique encore rutilante d’un WC à la turque. Elle y jeta d’abord un coup d’œil, car le comte en faisait un usage aussi fréquent que ses lubies sexuelles. Il n’y était pas. La porte ne grinça pas. Le couloir était désert. Le mot était écrit. Prêtes les punaises. Le tour fut joué en un rien de temps. Le chemin du retour était le même. Mais elle ne rentra pas à l’hôtel. Elle vérifia qu’il y avait du réseau et, patiente comme elle savait l’être quand elle était certaine de gagner, elle attendit sous un arbre, n’importe lequel, ce bois en contenait d’innombrables et bien que tous eussent un nom pour être reconnus, elle ne les regardait pas ou seulement s’ils lui imposaient un obstacle et alors elle mettait en jeu sa connaissance de l’athlétisme et de la tactique.
Le portable ne tarda pas à chanter. Elle décrocha. Il avait lu le mot. Était-elle folle ? Anaïs aurait pu.
— Mais il ne s’est encore rien passé, mon chou, dit-elle sans rien laisser paraître de son émotion.
— Voyons-nous !
— Tu sais où.
Elle raccrocha. Comment aurait-il pu oublier ? Sa petite queue toute droite et rouge comme un piment d’Espelette. Elle entra dans le bois. La sente avait perdu ses vieux repères, mais ne suffisait-il pas d’en suivre le cours comme on se laisse aller de l’amont vers l’aval ? Le pavillon de chasse était abandonné depuis longtemps. Cependant le comte y avait aménagé un coin de solitude. Point de livres ni objet passe-temps. Le fauteuil abritait des petits animaux qui prenaient la fuite dès votre entrée dans les lieux. Le vieux plancher de châtaignier était crevé par endroit entre les solives. Un rideau vieillissait aussi lentement que les murs où rien ne pendait à part des toiles d’araignée. Le comte y connaissait des jouissances extatiques, sans injection ni inspiration. Les mêmes fantasmes depuis qu’elle avait comparé sa queue en formation à un piment extrait d’un lieu de villégiature où les jeux ne manquaient pas de. Elle n’entra pas. Elle avait seulement poussé la porte. Une couverture de laine était pendue sur un fil sous la véranda. Encore douce, propre à. Elle l’entendit arriver. Fusil à l’épaule.
— Ce conard de major m’a confisqué mon bon vieux Purdey over-and-under, tu sais… ? (elle savait) Te souviens-tu de ce Noël où j’ai reçu celui-ci ? (elle ne se souvenait pas et pour cause elle n’était pas née)
Il tira une chaise de l’ombre et la lui offrit. Elle fit non de la tête. Il s’y assit à califourchon, ayant posé le Simplex contre le mur. Ses lèvres étaient pincées par les dents.
— Je ne vois rien pour moi, dit-il.
Elle souleva sa jupe et sortit la liasse de sa culotte. Puis la jupe retomba et la culotte disparut. Il n’avait pas tiqué. Pas un poil de sa barbe n’avait frémi. C’était un vieux colon qui en avait vu d’autres.
— Combien ? dit-il. Puis il se ressaisit et murmura : Tu n’as jamais voulu de mon argent. Je ne sais toujours pas de quoi tu avais envie. Tu étais si jeune. Sans poil. J’aimais ta manière d’entrer dans l’eau. Tu es devenue une nageuse de classe, dit-on.
Mais elle ne lui tendait pas la liasse. Elle la serrait contre sa poitrine, bras croisés.
— Je n’ai jamais tué personne, dit-il. Les soupçons du Parquet sont ridicules. Mais le témoignage d’Anaïs, s’il ne me charge pas, n’abolit pas la possibilité d’un assassinat. Pourquoi le deuxième coup n’est-il pas parti ? (riant) Moi, étrangler un extraterrestre ! (un temps) Pourquoi pas Frank ? (autre temps) N’est-ce pas lui après tout qui s’est impliqué dans mon jeu… tu sais… La Méridienne… (elle savait) Mais, si j’ai bien compris ce que Vincent nous a dit, ton petit ami n’a aucune chance de s’en sortir. (presque joyeux) Ou alors il reviendra en… extraterrestre! (il soulève son cul) Tu ne veux vraiment pas t’asseoir ? Je sortirai le fauteuil et…
Elle l’interrompit, lui jetant la liasse à la figure. Il eut la sensation qu’elle l’aspergeait comme jadis, dans l’eau de la rivière, lui qui ne savait pas encore nager, et qui aujourd’hui ne se serait pas risqué… Les feuilles et les photographies se répandirent autour de lui. Pas de vent pour les emporter. Il reposa son cul. Il haletait. Il avait le cœur fragile à cause du soleil et de la poussière, là-bas. Elle le savait. Pourquoi cette cruauté ? Elle fit mine de s’en aller. Il se leva aussi brusquement que le lui permettaient ses articulations elles aussi victimes des mêmes phénomènes coloniaux. Mais elle se retourna et le gifla. Il encaissa, mais pas comme un boxeur qu’il n’avait jamais réussi à interpréter, comme un gamin que les coups rendent voluptueux, un aspect de sa personnalité qu’elle l’avait aidé à découvrir. D’un aussi brusque retournement, il saisit le fusil. Elle en tenait déjà le canon, comme sa bite du temps des Colonies. Le coup parti. La tête fut arrachée au-dessus du regard. Elle s’écroula, jambes sciées. Toujours dans le feu de l’action, il jeta la couverture sur le cadavre encore en proie à des convulsions. Le mur était. La terre battue de la véranda. Il pensa : sa Brabant, son hôtel, son rendez-vous avec Ben Balada.
Et de trois. Ça fait beaucoup à la campagne. De quel étau parlez-vous ? Il écoutait les arbres. Inutiles de cacher le corps. Quelqu’un soulèverait la couverture. Il était nécessaire que ce geste eût lieu. Calibre 12. Chevrotine. Sa chevelure rouge emportée dans le fond de la véranda. Il fallait que quelqu’un prenne cette photo. Il n’avait même pas pris la peine de ramasser les papiers. Il songea : c’est fini. Mais il continuait d’avancer. Le bois était dense. Le taillis étouffé. Des troncs pourrissaient sur place. On entendait la rivière. Une petite branlette. Pourquoi s’en priver ? Comme Chinaski avant de remonter les draps sur sa carcasse de vieux dégueulasse. C’était ça l’Amérique. Et ce n’était pas ça les Colonies. Le gland à l’air, sous les feuillages noirs, il cessa de caresser. Et une minute plus tard, il était de nouveau sous la véranda. Il ramassa les papiers. D’abord les photographies qu’il rassembla sur la table qui se trouvait là. Puis les feuilles dont certaines étaient liées par une agrafe. Il prit grand soin de ne rien éparpiller, fit deux tas, les aplatit consciencieusement, puis il fourra le tout derrière sa ceinture, n’oublia pas le fusil cette fois, emporta la couverture, Hélène bougeait encore, ce n’était peut-être pas si grave, une femme qu’on vient de priver de son cerveau. Il n’avait pas touché au sexe. La tentation était grande d’éjaculer, mais ceci n’était pas une œuvre de son imagination, il était trop vieux pour s’imposer comme l’auteur d’une réalité définitive, décomposition des chairs non comprise.
Jehan Babelin ne sortit pas. Il attendait pensant ce gosse qui a vécu le bonheur la nuit tombait doucement. Merles invisibles. Pas même le bec jaune entrevu dans les feuillages noirs. Je n’ai pas été heureux moi. Puis la vie avait passé sans lui. L’enfant grandissant. L’homme attendant lui aussi, mais dans son étroite cellule, soumis à l’emploi du temps. Ce que l’imagination peut concevoir alors. Une fois passée l’enfance, le bonheur appartient à cette idée du passé. L’homme qu’on va libérer, c’est moi. Sauf que je n’ai pas. Frustré de n’avoir pas été aimé comme un amant au moment de l’enfance. Ne laissons pas l’existence ni le monde entre les mains des moralistes. Pensons à l’enfant. L’enfant-amant. Que je n’ai pas été. Il ne l’a pas tué. Il lui a épargné la rééducation. Ainsi un enfant pour soi.
Pedro Phile s’amena avec la petite Tsetseg. Fillette en femme, comme il les aime. Jehan n’avait jamais aimé d’enfant. Et enfant il n’avait pas été aimé. Tsetseg sauta à son cou décharné. Il n’avait pas envié les filles. Il s’était conduit comme un garçon ordinaire. Mais aucun Ben Balada n’était apparu. Enchantement brisé comme verre chaque fois qu’il s’approchait de ce lieu où le corps sert enfin de médium. Tsetseg se servit dans la bonbonnière. Papier dénoué entre ses doigts de fée. Pedro Phile accepta une boisson sous la tonnelle. Il attendait lui aussi.
En vérité Ben Balada n’était pas sorti par la grande porte. Il y avait une délégation des anciens combattants de toutes les guerres perdues et retrouvées. Un drapeau flottait, signe d’échec. La meute des journalistes s’était divisée en deux groupes qui se regardaient en chiens de faïence. Des curieux ? Non. Je ne crois pas. Chacun savait ce qu’il venait chercher ici. Le soleil descendait sur la muraille obèse et grise. Des gosses étaient tenus en marge, mais ils s’excitaient et les balles servaient d’excuse pour pénétrer dans la zone interdite. Quelques-uns jacassaient dans les arbres. Mais Ben Balada ne se montra pas. Ni à l’heure prévue, ni pour mettre fin à cette attente de plusieurs heures. Il n’y avait plus assez de lumière et Pedro Phile, raconta-t-il à Jehan Babelin, avait quitté les lieux et au passage il avait cueilli la petite Mongole qui jouait dans le jardin public avec les autres de son âge, filles et garçons. Pedro Phile avait été clair : « Si tu racontes ces histoires, tu retournes dans ta yourte ! » Aussi tenait-elle sa langue. Lazare aussi avait tenu sa langue.
— Vous parlez du petit Vermort ou de… ?
— Le fils Cérastin n’a vécu que la jalousie. Il n’a pas été aimé. Il a voulu l’être et ma foi il n’est pas impossible que Ben l’ait sodomisé plus d’une fois…
— Je le confirme.
— Vous voyez.
— Lazare de Vermort, c’est autre chose, en effet.
— Une belle histoire, je vous dis.
— Elle s’est mal terminée et j’ai bien failli moi-même…
— De l’accessoire romanesque, mon cher !