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Livre deuxième
Chapitre XXVI

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

K. trottait parmi les badauds de ce petit matin fébrile. Il reconnut cent fois la taille de guêpe d’Anaïs, mais il ne se laissa pas influencer par ces aveux lointains. À bout de souffle, il devançait Hortense Morandelle de quelques enjambées. Elle amblait sous son ombelle, menaçant les yeux qui s’en détournaient promptement. Ses excuses n’y faisaient rien, on la réprimandait, quelquefois durement. Son beau visage de femme mûre ne rencontrait que des faces hâtives et hâtivement préparées aux traversées de la rue. Rattrapant K. de temps en temps, elle s’accrochait à son écharpe, mais il filait comme un insecte, capable d’esquive et de rebond malgré un embonpoint qu’une ceinture de flanelle réduisait dans une étreinte presque douloureuse. Rapide comme un poisson dans l’eau, il rasait des vitrines tièdes qu’elle touchait pour retrouver son équilibre. Elle possédait le souffle, car elle était un peu sportive, amatrice de voile et de plongeons, mais quand il poursuivait quelque chose, il était impossible de l’arrêter ni de le raisonner.

Anaïs prenait toujours le plus long chemin d’un point à un autre. Depuis le séjour écourté de Fabrice, et malgré la mort inattendue de Morandelle, elle était devenue, disait Hortense, une étrangère en quête d’aventure. Hortense connaissait ces sentiments pour les avoir éprouvés dans sa jeunesse un peu folle, disons-le. Elle comprenait. Un homme est une espèce de possession tribale. La femme est un sceau à la fois de dignité et d’extase. Fabrice s’était montré fragile et inconstant. Anaïs l’eût préféré odieux et peut-être même violent. Même Agnès changeait, si rapidement que K. ne pourrait jamais rejoindre une pareille insinuation dans le domaine de la fugue à deux tons : Anaïs jouant sur le mode majeur une colère qui détruirait, sinon sa vie, du moins sa future existence de femme, et Agnès, toujours mineure et difficilement accessible sitôt que le chagrin ou la peur la remplissait d’une angoisse crispée, Agnès ne parvenant pas à devenir la femme qu’elle promettait aux hommes de sa connaissance en minaudant dans leur giron, sans la science de la séduction, mais avec ses outils prospères. Il fallait reconnaître que Fabrice venait de détruire un château de sable. Les deux filles s’en prenaient pour l’instant aux vaguelettes, l’une saoulant l’autre de projets insensés et l’autre ne se voyant pas aller plus loin que le quai d’embarquement. Il n’en restait pas moins que Gisèle était une femme qu’Hortense elle-même eût épousée si elle avait eu le choix en son temps. Belle et active, elle était plutôt fleur que papillon, et plutôt diurne que nocturne. Elle était toujours sur le point de resplendir. On ne valait plus rien en comparaison si elle était savamment éclairée. Fabrice s’y employa pendant les trois jours qui succédèrent au concert. Anaïs s’effaça, signe d’une attente qu’on prit pour un renoncement, et Agnès prit des airs de femme trompée, ne donnant le spectacle que de son immaturité et bien sûr de sa beauté lancinante. Personne n’en profita. Elle repoussa les avances avec une énergie assassine que K. lui-même remarqua et fit remarquer à Hortense qui, en marge de ce qui se préparait sous ses yeux et malgré sa volonté d’apaisement, se prenait quotidiennement le doigt dans la toile qu’elle tissait sur une existence passée que Morandelle emportait pour ne plus jamais la réduire à l’insatisfaction. On en était là quand Anaïs décida de s’en aller, elle ne disait pas où, ni comment, ni surtout avec qui. Il fonça d’abord, sans permission, dans la chambre d’Agnès qui ne s’y trouvait pas :

- Vous voyez ! grogna-t-il. Elles se serrent les coudes.

Hortense ne vacilla pas. Au contraire, elle avala un alcool sans sourciller. Elle n’avait aucun projet, mais elle était disposée à examiner ceux qu’on voudrait bien soumettre à sa gourmandise. Elle ne se sentait pas encline à la débauche. La gourmandise la rendait joyeuse devant son miroir. K., ventripotent et peut-être même impuissant, n’y voyait que du feu. Entre ses espaces infinis et la minutie fébrile de la vie quotidienne, la place manquait, tandis qu’entre l’existence de Morandelle et le printemps qui rutilait aux fenêtres, il y avait à la fois un infini et une éternité. Hortense, grisée par la méditation et les petits verres, n’y voyait elle aussi que du feu, mais dans les deux sens de l’expression, au propre comme au figuré. K. referma bruyamment la porte et se précipita sur le balcon, qui était étroit et encombré de plantes vertes et de bouquets en fleur. Qu’espérait-il de cette perspective où les arbres fleurissaient eux aussi ? Il se redressa et son ventre disparut.

- La garce est la fille de sa mère, dit-il en posant une lourde main sur la balustrade, entre deux crottes de piaf.

Hortense pouffa.

- Ma chère, prononça-t-il en revenant moins décidément dans le salon, cette gamine n’a pas d’avenir avec nous. Je crains qu’Agnès ne se laisse influencer par des promesses que sa cousine compte faire tenir à des hommes.

Le pauvre K. savait de quoi il était question. Les hommes avaient envahi son existence. Madame K. était friande de leur conversation. En ce temps-là, Hortense se contentait de la jalouser mollement. Morandelle plaignait son ami sans s’exciter. K. consulta sa montre.

- Voyons, dit-il comme s’il était chargé de surveiller un examen. Si je ne me trompe pas... une heure d’avance, ce serait impossible à résoudre. Cinq minutes ! Croyez-vous, ma bonne Hortense, que nous ayons le temps ?

- Vous et moi ?

- Anaïs est une sotte malgré les apparences. Et puis Agnès la retient encore dans notre monde. Courons.

- Mais où, Albert ?

Albert von Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen portait le prénom de son modèle. Hortense avait du mal à le prononcer sans éprouver aussitôt l’envie d’en rire, mais ce n’était pas le moment.

- Je vais confier la boutique à Josèphe, dit-elle en secouant un trousseau de clés.

Ce n’était pas de gaîté de coeur. Hortense abandonnait rarement son commerce. Il fallait lui opposer une raison claire et constante. Le porto et le petit nom de K. l’y incitèrent, ce qui la plongea dans un joyeux désespoir. Descendant l’escalier pentu du service, elle pensait prendre l’initiative. Il la bouscula sans ménagement, ce qui faillit la dégriser. Il se mit à trotter obstinément. Elle perdit du terrain. Il évitait les passants avec une précision qui la laissa pantoise tandis qu’elle se traînait dans la rigole. Il ne lui avait pas laissé le temps d’appeler un taxi. Il en passa trois pendant qu’elle le rejoignait. Heureusement, elle avait bon pied.

- Mais enfin, Albert ! Vous ne savez pas où vous allez. Réfléchissons.

Elle pensait à la boutique et à Josèphe.

- Ne me dites pas que vous avez une idée ? haleta-t-elle.

Il ne pouvait en être autrement. K. avait des idées, c’était indéniable. Elle connaissait des idées, mais ne les possédait pas. Qu’en eût-elle fait d’ailleurs ?

- Je vous suis ! dit-elle en remontant sur le trottoir.

L’enfance lui avait appris que le plus court chemin passe par la rigole. Elle ouvrit alors son ombelle. Le soleil inondait la rue à cause ou grâce à son orientation, laquelle avait emporté la décision de Morandelle quand il s’était agi d’acquérir du bien. Il ne s’agissait pas pour lui d’acquérir, car le pauvre était démuni, mais de transférer une partie de ce qu’Hortense coltinait pour sauver le couple de l’aventure. L’ombelle heurta l’oeil d’un monsieur qui poussa heureusement un juron, sinon Hortense eût accepté la conversation.

- Je connais un endroit... ruminait K. en balançant ses bras comme à la parade.

Elle n’en connaissait pas. Elle eût rougi d’en savoir plus avant d’être mise devant le fait accompli. L’ombelle lui fut reprochée par une dame qui en portait une comme un étendard, presque comme un pavois. On atteignit la rivière. K. hésita.

- Vous savez où vous allez ? demanda Hortense.

L’ombre bleue de l’ombelle la plongeait dans un musée que K. reconnut en s’ébrouant.

- Vous savez, dit-il, moi, les bordels...

- Albert !

Il se remit en route comme une locomotive. L’ombelle ne se justifiant plus, car ils marchaient sous les arbres, il la trouva moins appétissante et allongea le pas. Cette démesure irrita Hortense.

- Mais enfin, Albert ! Savez-vous bien de quoi vous parlez ?

- Ma chère Hortense, ce matin vous êtes belle comme une femme de Renoir.

La comparaison n’était pas flatteuse, car Hortense était svelte, bien cambrée, il en eût fallu au moins deux pour satisfaire une seule femme du peintre en question. Mais l’optique d’une pose la réjouissait. Elle se dandina.

- Êtes-vous sûr de savoir ce que vous faites, Albert ?

Il s’arrêta. Il n’en pouvait plus. Avait-il couru pour courir ? Que signifiait cette recherche de l’épuisement. Il lui tendit la lettre d’Anaïs.

- Je l’ai trouvée sur mon oreiller. Je prends des somnifères. Nous n’avons aucune chance de la trouver ici. Ni ailleurs.

- Là où vous comptiez aller ?

- Là où j’espérais vous emmener.

Anaïs n’y allait pas de main morte. Après une critique obscène de la société qui l’avait nourrie et éduquée, elle s’en prenait à la nation et au monde.

- Elle est folle, dit Hortense. Pauvre Agnès.

K. comprit enfin la situation dans laquelle il se sentit entraîné comme un débris sur les eaux grises de la Seine. Il ne trouva rien pour s’asseoir et se plia au-dessus d’une plate-bande peuplée de petites fleurs violettes, des violettes peut-être.

- Ce qu’elle pense de nous ! s’écria Hortense.

- Ce qu’elle pense de moi ! Ce qu’elle aurait pu en penser si j’avais pris le temps. Sa mère m’a tellement humilié. Je ne sais plus ce qu’il faut en penser.

La robe d’Hortense était déchirée. Il pensa à des roses.

 - Il faut avertir la police, dit Hortense. Ils sauront la remettre à sa place.

- Dans ce bordel, dit K. sombrement, j’ai erré comme un puceau en quête de bonheur.

- Albert !

Il avait besoin de s’asseoir. Il franchit la clôture et se posa dans l’herbe.

- Les filles sont nécessaires, dit-il en sortant un grand mouchoir blanc.

Hortense haussa les épaules et referma la lettre qu’elle empocha.

- Agnès va se recevoir un de ces savons ! grommela-t-elle.

Après tout, elle était encore responsable de cette petite idiote qui se laissait influencer par une petite garce qui n’avait pas les moyens d’une luxure esthétiquement acceptable.

- Albert, dit-elle, vous avez besoin de vous reposer. Vous n’êtes plus tout jeune...

- J’ai le même âge que vous ! Moran était plus âgé que moi. Il ne s’en vantait pas et je n’ai jamais trahi cette petite coquetterie de la part d’un homme qui n’avait plus l’intention de conquérir pour se rendre heureux.

- Vous n’êtes pas bien. Je vais appeler un taxi.

- Allons au bordel. En taxi si vous voulez.

Le taxi les déposa dans une rue sereine. Trois minutes plus tard, Hortense apprit que K. avait ses habitudes. Ils montèrent, se déshabillèrent, K. n’eut pas d’érection, Hortense refusa de danser sur le lit, et ils se rhabillèrent. Hortense se sentait joyeuse en dépit de la défaillance de K. qui se la reprochait en se maudissant. Ils rentrèrent se coucher. Il n’était pas midi et le lit sentait encore le cierge et le cirage qui avait taché les draps. K. ne sentit pas l’odeur des cierges qui avait consommé religieusement l’oxygène de l’air, et n’identifia pas l’odeur du cirage qui ne le préoccupa qu’une seconde consacrée à l’oubli.

- Nous sommes responsables, dit Hortense en se redressant.

- Certes, dit K. en se grattant le ventre. Il va falloir se décider.

Il pensa furtivement à ce qu’il venait de commettre. Hortense se leva et courut toute nue dans la salle de bain. Il regarda le plafond. Les cierges y avaient imprimé leur combustion, mais il ne chercha pas de raisons à ces défauts de surface. Il ne parvenait pas à se sentir désespéré. Hortense paraissait elle aussi indifférente, autant au sort des filles qu’à l’échec auquel le pénis de K. avait condamné un obscur désir de s’appartenir ou de se posséder. K. ne trouvait pas les moyens d’en rougir. Il y avait quelque chose de commun entre ces deux circonstances. Il ne savait pas de quoi il pouvait bien s’agir, mais il en percevait les ressemblances, ni plus ni moins. Hortense reparut en peignoir, une serviette tortillée sur la tête et chaussée de pompons. Il consentit à laver lui aussi ce qu’il ne pouvait pas considérer comme une souillure. L’eau le laissa indifférent, alors qu’elle avait le don de l’effrayer depuis sa plus tendre enfance. Dix minutes après, il déjeunèrent chez lui. Elle estima l’endroit étrangement ressemblant au bordel où ils avaient trouvé le bonheur à défaut du plaisir. Il s’étonna qu’elle eût à ce point le sens de l’analogie et reconnut qu’il était influençable.

- Ce soir, dit-elle, vous serez tellement amoureux de votre fille que vous m’appellerez au secours.

- Vous croyez ?

- Je ne crois jamais, Albert. Moran croyait parce qu’il ne savait pas. Je ne crois pas parce que je ne suis pas convaincue.

- Hortense ! s’écria-t-il. Je vous aime !

Elle leva la table et rangea la vaisselle sale sur le potager. Il fuma un cigare et but un alcool. Elle attendit. Elle savait qu’il fallait attendre. Le téléphone sonna enfin.

- C’est Agnès, dit-il en tremblant. Elle veut vous parler.

- Petite salope, dit-elle dans le téléphone. Où es-tu ? À la maison ! J’arrive.

Elle disparut. K. se recoucha. Il eut enfin une érection et la contempla. Cet organe l’avait toujours fasciné, mais il ne s’en était jamais senti le propriétaire. Il lui semblait être en location. Que s’était-il passé entre Fabrice et Anaïs ? Si elle revenait, et il ne pouvait en être autrement, elle ne lui en parlerait pas. Hortense reviendrait-elle ? On frappa à la porte. C’était Josèphe qui avait une commission de la part de madame Morandelle.

- Donnez voir !

Josèphe entra pendant qu’il lisait.

- C’est gentil, chez vous, dit-elle en entrant dans la cuisine.

Aussitôt, la vaisselle s’anima et l’eau clapota. "Albert, je suis désolé de vous apprendre (je le tiens de la bouche de cette sotte d’Agnès que j’ai giflée pour la première fois de ma vie - oh ! mon amour vient me consoler) qu’Anaïs est en route pour Nice où elle compte s’amouracher d’un idiot qui n’attend que ça. Josèphe vous donnera les clés des "Azalées". Je ne vous accompagne pas. Je vais mettre Agnès en pension. Mais que pourrait bien étudier cette idiote qui n’est pas la fille de son père et qui ne tient rien de moi, je vous l’assure. Laissez Josèphe préparer votre valise et faire un peu le propre dans votre désordre. Anaïs n’est pas une femme d’intérieur. Votre Hortense qui ne pense qu’à vous et à votre queue." Il replia la lettre et se mit à tourner en rond. Que faire ? Cette queue l’épouvantait, il le reconnaissait à voix basse. Qui était cet idiot qui ne l’était peut-être pas, quoiqu’il fallût l’être un peu pour s’embarrasser d’Anaïs. Mais n’en était-il pas lui-même follement épris. Il n’aurait pas usé du mot amour pour définir cette situation intenable, le verbe éprendre convenant mieux à la passion qui n’est pas de l’amour, il l’avait toujours su. La taille de Josèphe était menue.

- Madame me l’a dit, psalmodiait-elle face à l’évier qui bouillonnait. Donnez-moi une petite heure. Vous avez du linge sale ?

Il avait un slip crotté et des chaussettes moisies. Il fila dans la chambre pour les mettre en lieu sûr. Josèphe y entrait.

- Vous me donnerez aussi l’ordonnance, dit-elle en arrachant les draps.

Il lui donna l’ordonnance, précisant toutefois qu’il avait des médicaments de réserve pour une bonne semaine. Josèphe obéissait à Hortense. Elle descendit cinq minutes, qu’il consacra à une toilette rapide, et remonta avec un mois de médicaments. La valise tomba sur le lit et s’ouvrit. Il assista à un remplissage savant avec une admiration non feinte. Josèphe faillit le soulever quand il s’avisa de l’aider à refermer une valise bien remplie.

- Je croyais que vous tombiez, dit-elle sans se formaliser outre mesure. Voici les clés.

Elle lui remit un trousseau de cuir sans doute mis à reluire entre ses rudes mains.

- Je m’en vais et je vous souhaite bon voyage.

- Mais enfin, dit-il dans le téléphone, non ! Je ne pars pas. Je ne me vois pas entreprendre un tel voyage. Vous rendez-vous compte ? Moran, Moran ! Je vous crois, mais tout de même ! C’est un peu précipité. Hortense, je veux que vous le sachiez : je ne suis pas l’homme de la précipitation. Oh ! Hortense ! N’en parlez plus ! Vous allez me rendre fou !

Il raccrocha. Le trousseau de clés tinta dans sa poche, comme pour lui intimer de se mettre en route. Il ne se décidait pas. Sa queue, comme l’appelait Hortense, le retenait à Paris. Son cerveau s’en allait à Nice. Il fila à Austerlitz. Et dès qu’il eut embarqué dans le taxi, les deux filles, suivies d’Hortense, pénétrèrent dans l’appartement que Josèphe avait laissé impeccable.

- Vous me faites faire des bêtises, gloussait Hortense. Il ne restera pas longtemps à Nice. Il se découragera. Il n’arrivera peut-être même pas à Limoges.

- Ne t’inquiète pas, Maman !

- Si on nous a vues !

- On ne nous pas pas reconnues, dit Anaïs.

Elles étaient grimées comme au théâtre. Hortense se débarrassa d’un chapeau qui se cognait aux lampes.

- Le pauvre homme n’y verra que du feu, triomphait Anaïs en ouvrant les tiroirs.

- Ne volez rien, je vous en supplie ! couina Hortense. Quand je pense que je me suis donnée...

Et qu’il ne m’a pas prise... Elle se jeta sur le divan et s’y abandonna pendant que les filles s’activaient comme des monte-en-l’air. Quelle honte ! En arriver là parce que ces messieurs nous cachent des choses. Hortense pensait revivre ce qu’elle s’était promis de ne plus recommencer, mais Anaïs était une forte tête. Elle savait ce qu’elle voulait et l’obtiendrait à la force du poignet. Petite garce !

- J’ai trouvé ! s’écria Agnès.

- Déjà !

- Montre !

Anaïs ouvrit la chemise de carton et mordit la ficelle pour la couper. Hortense admira cette férocité. Elle aimait l’animalité chez la femme en proie à la jalousie. La petite Anaïs allait tenir Fabrice et son terroir dans une main désormais ferme comme un devoir de séminariste. Agnès exultait en battant des mains, pauvre petite enfant déçue que rien ne décevrait plus parce qu’elle ne s’y frotterait plus jamais.

- C’est le titre de propriété, dit Anaïs, dure et pâle.

- Fais voir ! dit Hortense.

- Ma petite Maman possédait le Bois-Gentil !

- Aaaaaaaaaaaaah ! cria Agnès qui devenait visiblement folle.

Anaïs mesura l’intensité de cette folie. Agnès ne savait pas où elle mettait ses petits pieds de poupée de chiffon chiffonné.

- Le Bois-Gentil est à toi, dit Hortense qui était une experte. Margot m’en avait parlé. Il a fallu que tu me remettes sur cette piste.

Moi, Hortense Chasseresse des Biens, dit :

- Ce vieux croupion voulait t’en déposséder, oui. Il y a un accord entre les Vermort et lui. Margot n’est pas morte pour rien !

Hortense était de nouveau grisée. Les petits verres n’y étaient plus pour quelque chose. Encore moins la trompette d’Albert von Klingelödemauf... qui ne savait pas en jouer. Anaïs n’était pas non plus la fille de son Papa. Quel monde de femmes ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

- Il perdra un temps fou à Nice et Jean-Loup le rendra fou ! exulta Agnès.

- S’il arrive à Nice, craignait encore Hortense qui n’avait plus l’âge de se laisser endormir par des promesses. J’aurais dû l’accompagner à la gare, le mettre dans le train et...

- Nous avons ce que nous cherchions, Maman, gémit Agnès.

Elle était encore trop fragile, cette poupée, pensa Anaïs. Hortense serra le titre de propriété dans une serviette.

- Maître Bouju nous attend, dit-elle. En route.

Le notaire souffrait de l’hiver. Il lui fallait maintenant tellement de temps pour s’en remettre que l’hiver suivant arrivait avant la guérison complète. Il avait ainsi vu ses printemps, ses étés puis ses automnes sombrer dans les aléas de la maladie d’hiver. Et depuis déjà de longues années, celle-ci accumulait une énergie menaçante qui suait avec la peau grisâtre et poussiéreuse de son visage. Il lui arrivait de céder sa place à un fils qui, sans être une promesse de bonheur, n’en était pas moins jeune et vivace. Par chance, ce jour-là, maître Bouju était au lit avec de la fièvre et des boutons qui purulaient. Le jeune Bouju se picota le visage avec ses doigts joints comme ceux qu’on tend à la règle punitive. Il n’était pas mécontent de recevoir trois femmes à la fois. Anaïs avait toujours eu sa préférence.

- Je le savais, dit-il en se frottant les mains. Bien joué, Madame, Mesdemoiselles. Vous comprenez, les Vermort ont des yeux aux Hypothèques de Foux et comme je vous l’expliquais la semaine dernière, je ne peux risquer l’avenir de notre étude...

- Venons-en au fait, dit Hortense.

- Votre robe est déchirée, Madame, dit le jeune Bouju en se penchant.

- Cet Albert est une bête !

Les filles pouffèrent.

- Je vais donc me charger des formalités, continua le jeune homme. Nous délogerons les Chacier facilement. Ils ne sont pas chez eux puisqu’ils croient être chez les Vermort. Situation facile, comme vous voyez. Pour les frais de voyage...

Hortense posa un paquet de biffetons sur le bureau.

- Castelpu, ce n’est pas la porte à côté, dit le jeune Bouju. Nous y possédons une maison et quelques biens acquis au fil des générations.

- Pour la majorité d’Anaïs ?

- Monsieur Klingelödemauf...

- Etc.

- Peut-être verra-t-il un inconvénient à se séparer si tôt d’un être si...

- Je suis pas une propriété ! beugla Anaïs. Qu’on en finisse, merde !

- Ce n’est pas si facile, bégaya le jeune Bouju. La Loi...

- Je l’épouserais, dit Anaïs. Qu’il le veuille ou non.

- Cependant, Mademoiselle Anaïs, son consentement est...

- Dites à Giscard de se manier le cul !

- Anaïs est impétueuse, reconnut Hortense.

La porte claqua.

- Quand il va s’apercevoir qu’on s’est foutu de sa gueule... dit Agnès en se mordillant un ongle déjà en piteux état.

- Agnès ! Ce langage !

C’était celui d’Anaïs. Hortense se leva. Le jeune Bouju se redressa comme s’il n’avait pas été assis. Il regrettait que Mademoiselle Anaïs le prît aussi mal, mais le consentement du père était nécessaire, il fallait d’abord comprendre cette nécessaire étape de la procédure.

- Jean-Loup saura y faire pour l’embobiner, dit Agnès qui embrassa le rouge et jeune Bouju. Maintenant qu’on sait tout et qu’on n’est plus les dindonnes de la farce...

Hortense cligna ses grands yeux de conquérante de l’inutile. Le jeune Bouju reçut sa main comme une aumône. Son costume bien taillé craquait un peu.

- C’est une affaire délicate, dit-il sur le seuil.

- Transmettez mes voeux de prompt rétablissement à Monsieur votre père.

La rue s’égaillait. Il ne fallut que le visage inquiet d’Agnès pour la rendre moins attrayante. Hortense s’y risqua avec une prudence qui la contraignait à serrer les fesses au passage des inconnus. Anaïs les attendait à l’ombre d’un kiosque.

- C’est pas joué, dit Agnès. Jules voudra pas épouser une garce.

- Il épousera une propriétaire, dit Anaïs.

- Vous êtes folles, se contenta de murmurer Hortense.

Elle s’attendait à voir surgir le pauvre K. complètement épuisé par un voyage écourté pour cause de lâcheté. De paresse, corrigerait-il. Anaïs s’était déjà renseignée sur ce qui motivait Hortense à l’aider. Hortense se fichait qu’Agnès souffrît. Fabrice était une cible de remplacement. Que d’histoires ! avait soupiré Anaïs en étirant son petit corps de fille de garce.

- N’en parlons plus jusqu’à ce qu’il revienne, proposa Anaïs.

- Et s’il revient maintenant ?

- Et s’il ne revient pas ! siffla Agnès qui savait elle aussi grimper aux arbres.

Les deux filles se trottèrent en gloussant. Hortense vit le blanc de sa cuisse à travers la déchirure. Elle entra dans une boutique et en sortit avec une autre robe. Comme c’était simple ! Dire que je ne connais pas un seul homme digne de mon imagination. Ce sont toujours les mêmes. On a beau se faire des infidélités, ils se ressemblent tous. Et quand nous voyageons, nous revenons avec du sang impur parce que la beauté noire ou la poésie jaune nous a émoustillés. Cela ne nous change pas. Nous nous perpétuons et les femmes se fatiguent. Comment ne pas rêver à une infidélité purement sexuelle ? Les hommes qui passaient ne méritaient certainement pas de partager ce désir avec elle. Elle accéléra pour arriver avant les filles. Josèphe l’attendait avec de mauvaises nouvelles. Et les filles étaient déjà au courant.

- Ne me dites pas...?

- Hélas ! firent les filles.

 

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