Furtive et délicate, Elsie se glisse dans la nuit des rues battues par la brise. Elle verra Nina avant Paterson. Nuit de rêve. Je me demandai ce que Gilette en pensait, ce qu’elle pensait de cette nuit dehors, pas de Nina dont elle ignorait tout. « C’est qui, ce type ? » dit Paterson devant sa porte. « Le clodo…
— Quel clodo ? fit Gilette.
— J’ai un de ces sommeils, les amis ! » conclut (provisoirement) Elsie. Puis elle sort.
Et reprenant son chant le poète s’arrêta enfin :
chambre ennemie
de ma conscience
j’habite mon lit
comme tu couches
quel effroi chaque foi
que j’entre ici
sans elle
sans rien
d’elle
nous reverrons
ce qui nous a quittés
nous avons tout ce temps
à perdre
qu’est-ce qu’une chambre
sinon une fenêtre
et l’impossibilité
de penser sans elle
comme le temps a changé
depuis qu’on n’en parle plus
comme il est inutile
depuis qu’il se mesure
à l’aulne
de la nuit
(en fait je gratouillais cette chanson sur la porte de ma voisine)
« Tu as eu tellement de voisines, mon pauvre ! T’en reste-t-il seulement une à convaincre ? Je ne me souviens pas de ces visages. T’en souviens-tu comme je les ai oubliés ? Traces de noir sur le rouge de mes chairs. Le sang est dessous. Et pas d’enfant pour en témoigner. À mon avis, tu t’es beaucoup ennuyé. Pas de plaisir sans la limite infranchie pendant au moins le temps de ne plus y penser. Comme les petits poètes sont petits ! Et comme les grands ne grandissent plus sitôt qu’on les lit ! Il t’aurait fallu un balcon. Et une falseta bien à toi. Mais tu ne joues pas. Tu envahis l’espace pour ne pas jouer. On te sent seul. Pas besoin de te déshabiller. Tu arrives nu comme un mort. Et tu repars en cri comme un nouveau-né. Petit poème qui se dit chanson, tu es mort avant de n’être pas. Et la belle se mord la langue pour ne pas t’oublier ! »
(en fait j’avais ôté mes chaussures et la plante de mes pieds éprouvait la mollesse des tapis)
On te voit venir de loin
chansonnier de la passion
on reconnaît ta chanson
à ses fleurs de pacotille
aussi la porte est-elle ouverte
depuis toujours
nous ne la fermons jamais
de peur d’avoir à écouter
ce que tes mots
ne savent pas de nous
(en fait je m’abandonnais à la première venue exprès pour me voir)
comme la poésie ne sait rien
et comme elle manque à nos cœurs
en chœur :
comme le rien sait la poésie
et comme le cœur nous manque
encore :
idoine position des pieds
sur le tapis des feuilles
(en fait Gilette était sortie, mais je ne pouvais pas savoir si elle avait suivi Elsie et si Elsie y avait consenti : trois gouines sans moi oh nuit délicatement posée sur mon sein !)
Puis le poète (celui qui se croyait tel) se tourna vers l’azur de la nuit et gratta un dernier accord sur sa peau tendue :
où en sommes-nous avec le temps
monsieur Gide
dans les salons je suis mauvais
comme la pluie de mars
et dans les lits je recommence
où en sommes-nous avec le bonheur
monsieur Madame ?
dans les jardins je m’hypnotise
en secouant les feuilles
d’automne
où en sommes-nous avec la mort
madame Monsieur ?
sur les plages j’ai l’air d’un baigneur
et dans l’eau
je respire comme un poisson
où en sommes-nous avec l’esprit
enfant des femmes ?
puis l’horizon recule encore
et alors
peuple de mes mots
je m’endors
pour de bon
et jamais pour toujours
(en fait j’ai écouté à toutes les portes en me demandant si la Loi le permettait et sinon quel était le prix à payer pour avoir chanté juste)