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Je crois qu'elle m'aimait
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 Article publié le 6 décembre 2015.

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Bon, d’accord. J’ai un tas de choses à me reprocher. Et c’est pour ça que je me suis senti surveillé. Depuis combien de temps ? Instinctif comme je suis, je pense que depuis hier.

J’étais à ma fenêtre en train de fumer. J’ai vu ses yeux. Je vous dis que c’est la première chose que j’ai vue. Nos regards ne se sont pas croisés. Je suis trop malin pour commettre ce genre d’erreur. Je ne le connaissais pas.

J’ai enfoncé mon mégot dans le terreau de mes géraniums et j’ai levé le nez pour regarder une mouette qui chiait sur les toits en criant. Lui aussi a regardé. Et j’ai eu juste le temps de le voir avant qu’il revienne à son observation. Je suis rentré. Je n’ai pas fermé la fenêtre. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

Je le raconte comme ça parce qu’il m’est arrivé une fois (rien qu’une fois !) de revoir une de mes anciennes fréquentations un peu de cette manière. Il m’a ensuite expliqué qu’il n’était pas sûr que ce soit moi, ce type qui fumait à la fenêtre en regardant les mouettes chier sur les toits. Alors il avait hésité. Et je le comprenais, parce qu’une fois (rien qu’une fois !) il s’était précipité et ce n’était pas moi. Il avait dû s’expliquer et avait fini à l’hôpital avec un traumatisme crânien du genre définitif. Il parlait moins depuis.

Mais ça ne pouvait pas être lui. Si c’était une vieille connaissance, il était tout aussi prudent, peut-être parce qu’il avait perdu lui aussi la faculté d’énoncer clairement ce qu’il prétendait comprendre. Mais je complique.

Je le voyais dans le carreau, raison pour laquelle je n’avais pas fermé la fenêtre. Vous pensez si j’ai l’habitude de mes carreaux ! Je m’en sers presque tous les jours. Je ne pourrais pas me passer de carreaux. Ni de rideaux quand je regarde au travers. Qu’est-ce que je perds comme temps à réfléchir à ce qui pourrait m’arriver !

Je suis passé à la cuisine, mais je ne le voyais plus de cette fenêtre à cause de l’angle. C’est important l’angle. Comme d’avoir deux yeux. Et me voilà de retour à la fenêtre du salon pour regarder les mouettes. Ça en faisait de la merde sur les toits ! Je crois bien que je n’en avais jamais vu autant.

Qu’est-ce qui m’arrivait nom de Dieu ? Ce n’était pas la première fois qu’on m’observait. Et toujours dans le même angle, à croire que c’est mon meilleur profil, celui dont je vais avoir besoin si je suis filmé.

Remarquez bien que ça c’était toujours bien passé. Deux fois j’ai revu des amis d’enfance. Et les autres fois, je n’ai tué personne. Pour tout vous dire, je n’ai jamais tué de l’homme. Ce n’est pas que je suis contre la violence irréversible, mais je mesure le mal que je pourrais me faire de cette manière expéditive de régler mes problèmes. J’ai souvent négocié. Ou j’ai changé d’adresse.

Ça m’aurait passablement ennuyé de quitter les lieux pour m’installer ailleurs. Je me plaisais bien à P*. Trois ans que j’y vivais. Et pas mal logé. Pas trop crevé par le travail qu’on me reproche. C’était l’été et le port sentait fort le poisson.

J’étais en train d’y penser quand on a frappé à la porte. Toujours d’instinct, je jette un œil à travers le carreau cette fois, parce que sans le vouloir j’ai refermé un des battants de la fenêtre. Le type qui me surveille est toujours à son poste. Il est tellement immobile que je me mets à croire à un leurre. Je me souviens comme si c’était hier de la tête du type qu’on avait leurré de cette manière à Bagdad. Il est mort sans le croire.

Je n’ai jamais tiré à travers une porte. Des fois, c’est des représentants ou Halloween. Ou des témoins de Jehova. Même que quelquefois c’est quelqu’un que je connais. Je ne suis pas seul. J’aurais du mal à me passer de ces relations sociales. On a toujours tort de tirer dans les portes pour avoir la paix. D’autant que c’est peut-être les flics.

Je me gratte longuement la gorge puis je grogne pour faire croire qu’on me réveille alors qu’il est onze heures passé.

« Faut que je vous parle ! » dit la voix derrière la porte.

Je n’aime pas trop qu’on me parle. Je ne suis pas friand de confidences. J’ouvre ou je n’ouvre pas ? C’est la question.

« Vous ne me connaissez pas, mais on a des amis communs… » dit encore la voix.

Que je sois damné si ce n’est pas une voix féminine ! Je recule dans le rideau. Le type est toujours là, immobile, et pas une merde de mouette sur son crâne luisant.

« Qu’est-ce que vous voulez ? grognai-je en me regrattant la gorge entre les mots.

— Ouvrez, merde ! »

La question est de savoir quel est le rapport entre le guetteur immobile et cette voix de femme. Mon cerveau travaille dans l’intranquillité. Et je n’ai pas dit l’angoisse. Je précise pour ceux qui ont lu autre chose que le genre de merde que je suis en train de pondre. En parlant de poule, je n’en connais pas au point de les inciter à frapper à ma porte. Quand on ne connaît pas, on ne connaît pas. Voilà ce que je pense. Mais elle insiste :

« J’ai pas vraiment envie de passer une autre nuit dehors ! Ouvrez ! »

Ce qui ne me permet pas d’établir un lien entre elle et le guetteur. Il faut que j’en sache plus avant d’avancer dans ce qui m’a l’air d’un pétrin avec moi dedans en train de lever en attendant d’être cuit.

« Je m’habille ! » lançai-je sans m’approcher de la porte.

J’ai gueulé tellement fort que mon guetteur a légèrement changé de position. Et j’ai les oreilles en position radar, des fois qu’elle ne soit pas venue les mains vides, ma visiteuse. Ah j’ai toujours regretté de ne pas avoir insisté pour habiter au dernier étage. Il n’y a rien comme un grenier pour assurer les fuites d’urgence. Au lieu de ça, je peux toujours emprunter la fenêtre en espérant ne pas me recevoir sur le trottoir. Utopie !

« Vous allez pas vous couler un bain ! » se plaint la voix.

Elle serait pressée que ça ne m’étonnerait pas. Mais pourquoi l’est-elle ? Il faut que je prenne le temps de réfléchir. Comme j’ai subi pas mal de ralentissements ces derniers temps, mon cerveau est à peu près autant rouillé que la clé du Paradis. Je pourrais appeler la concierge. Je l’ai déjà fait. Un type voulait me vendre une place au Paradis, justement. Et je m’étais vite rendu compte que ce n’était pas lui qui vendait la clé. Il était juste intermédiaire. Il s’appelait Purgatoire. Et il prétendait me la mettre. La concierge a appelé les flics. C’était avant Sarkozy. On avait encore des flics avec qui on pouvait compter. Ils m’ont même remercié de leur faire confiance. Ils ont bien changé depuis. Et je ne leur fais plus confiance. Je crois même que je les hais.

« Si vous n’ouvrez pas, je fais un scandale ! »

Elle passait à l’acte suivant sans avoir baissé le rideau. Voilà comment agissent les gonzesses quand elles veulent avoir raison et que vous n’avez pas tort non plus. Elle secouait la poignée avec furie. Heureusement, j’avais la clé dans la poche. C’est là qu’on la trouve si on me cherche. Quelle chance elle avait, la chienne, que je porte plus les flics dans mon cœur !

« Tant pis pour vous s’il vous arrive quelque chose ! »

Encore un acte. Et sans rideau, sans coups, sans rien. On approchait de la fin de la représentation. Je savais trop comment s’achèvent ces mélodrames populaires écrits par les bourgeois en quête de paix sociale et de rentabilité commerciale. La loi du Capital allait encore me tomber dessus. Et toujours en criant gare.

« Bon ! m’écriai-je. Je suis tout propre et présentable. Vous êtes qui si c’est pas trop demander à une inconnue ?

— On a un ami commun… Gilles !

— Vous connaissez Gilles ? »

Je m’étais étranglé tout seul. Ça ne m’arrive pas souvent, parce qu’en principe, je ne me veux pas du mal. Gilles n’était pas un ami. Mais elle le connaissait aussi et, d’après ce qu’elle disait, il était son ami. La situation se compliquait. C’est d’ailleurs toujours comme ça quand on attend au lieu de perdre du temps.

« Si je le connais ! gémit-elle. C’est lui qui m’envoie…

— Gilles et moi… »

Mais je n’ai pas terminé ce que je commençais à dire pour clarifier la situation. Je n’étais pas sûr que ce serait à mon avantage. Je voulais en savoir plus alors que jusqu’à maintenant, chaque avancée n’avait fait que compliquer les choses. J’étais paralysé sur place, c’est-à-dire entre la fenêtre que l’autre continuait de surveiller et cette maudite porte qui pouvait cacher un projet nuisible.

« Je ne sais rien de vous, dit-elle, à part ce que Gilles m’a dit…

— Et qu’est-ce que vous savez de Gilles ?

— Certainement pas autant que vous…

— Comment savez-vous que j’en sais assez pour l’envoyer en Enfer ? »

Voilà comment je l’ai obligée à fermer son caquet. J’ai attendu une bonne minute, des fois qu’elle trouve quelque chose à répliquer. Gilles n’était pas mon ami et elle devait le savoir. Ou elle le savait déjà et j’avais besoin de savoir pourquoi. Rien que des complications. Et une vague inquiétude qui promet d’empoissonner mon existence si je me contente de discuter avec une inconnue à travers une porte qui ne me servira pas à prendre la poudre d’escampette.

« Je m’en vais ! finit-elle pas dire. Tant pis pour vous ! »

Des menaces maintenant. Elle n’était pas seule. Et si c’était Gilles qui revenait pour me faire payer ce que je lui dois ? J’étais pris dans un traquenard, sans grenier au-dessus de la tête et rien en dessous pour amortir la chute.

« Vous en allez pas ! me surpris-je à hurler. Je vais ouvrir.

— Enfin ! »

À qui elle parlait ? À moi ? Je n’en étais pas sûr. Elle avait crié victoire, oui ! Et j’étais le vaincu qui mets sa clé dans le trou de la serrure en espérant que rien n’est encore joué. C’était une belle blonde genre ado attardée. Comme elle n’était pas vraiment à poil et tenait à ce qui lui restait de fringues (un slip crasseux et un morceau de chemise), je n’ai pas insisté pour l’empêcher d’entrer. Elle m’était presque passée dessus. Je n’ai pas pu m’empêcher de couiner :

« C’est Gilles qui vous a fait ça ? »

Elle secouait la tête pour dire que oui, Gilles avait déchiré ses fringues sans lui demander son avis. Pourquoi ? Elle ne le disait pas. J’ai refermé la porte en douceur, non sans avoir jeté un œil prudent dans le couloir. Il était désert. Personne n’y respirait, j’en aurais mis ma main au feu. J’ai souvent ce genre de certitude, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que j’ai toujours eu raison de m’y fier.

« Restez pas près de la fenêtre ! dis-je, le dos contre la porte. Je suis surveillé. Vous allez me dire par qui ?

— Comment que je le saurais ? Gilles est mort.

— Vous voulez dire que Gilles n’est plus de ce monde ? »

Je faisais perroquet maintenant, avec une nuance due à mon goût immodéré pour la rhétorique. Je n’avais pas envie de m’asseoir. Je suis resté debout. Pas imperturbable, parce que je mouillais. Cette gonzesse était le vecteur de ma trouille. Et je ne m’en méfiais pas assez. Elle était le plus récent objet de mon désir.

« Qui c’est qui vous surveille alors ? dit-elle en se léchant les lèvres comme si elle venait de goûter quelque chose qui ne lui déplaisait pas.

— Si vous me disiez plutôt qui vous êtes ? Et comment Gilles nous a quitté…

— Ça va faire long… J’ai pas le temps. Vous avez pas des fringues à me prêter ?

— Vous vous en êtes pas aperçu, ma belle, mais je suis un mâle…

— Et alors ? Je passerai pas pour un mec, rassurez-vous, dans vos beaux habits de conquérant.

— Je vous connais pas assez pour vous confier mes fringues.

— Allez donc demander à votre copine. Elle en a, des fringues, au moins ? Je dis ça parce que dans les rêves, elles sont souvent à poil, les filles qui fréquentent les mecs comme vous… »

De quoi j’avais l’air ? Ce n’était peut-être pas le moment de se regarder dans un miroir. L’opinion qu’elle avait de moi me renseignait assez sur mon erreur. Je suis entré dans la chambre pour chercher de quoi l’habiller, mais peut-être désirait-elle se nettoyer avant de profiter de mon luxe…

« Je suis pressé, dit-elle en tâtant mes tissus. Vous n’avez rien d’ordinaire ? Je tiens à passer inaperçue…

— Et c’est quand que vous allez m’expliquer… ? »

Elle était déjà poil et essayait des chaussettes, assise sur le bord de mon lit sans se douter que je faisais la même chose tous les matins avant de me livrer au jugement de mes semblables. C’était bandant, mais il était sans doute plus urgent d’en apprendre plus sur le futur de nos relations avant de s’y jeter les yeux fermés. J’ai quand même attendu qu’elle enfile un pantalon. Même comme ça, elle restait un mystère.

« Comment qu’il est mort, Gilles ? demandai-je sans vraiment attendre une réponse.

— Ils l’ont flingué…

— Ils ? Qui ça, ils ?

— Et je sais pas pourquoi. Je me doute même pas. Tout allait bien entre lui et moi. Même que ça allait mieux pour moi. Jamais j’avais été gâtée comme ça.

— Il a jamais gâté personne, Gilles.

— Faut croire qu’il m’aimait. »

Un vrai roman qu’elle me racontait façon nouveau. Mais est-ce que je tenais à en savoir plus ? Un coup d’œil me renseigna sur l’autre aspect de ma situation : le type matait toujours de mon côté. Je me demandais quel progrès il avait fait depuis qu’il se livrait à cette prenante occupation. Que me voulait-il ? Encore quelque chose que je ne possédais pas, même si j’étais soupçonné de l’avoir volé. Je ne sais pas faire autre chose. Et ce n’est pas toujours parfait. La preuve.

En attendant, j’avais une gonzesse sur les bras. Et quand je dis bras, c’est une façon de parler pour ne rien dire. Elle n’avait pas l’air d’un homme dans mes fringues. Exactement ce qu’elle voulait. Est-ce que je pouvais en profiter pleinement avant de découvrir la suite de cette nouvelle aventure dans l’inconnu quotidien ?

« On va où ? demandai-je sans attendre de réponse.

— On se casse. Loin. Le plus loin possible.

— J’y suis pour rien, moi ! Et puis j’en ai rien à foutre de Gilles. Ça fait si longtemps qu’on s’est pas vu que je me souviens pas à quoi il ressemblait.

— Maintenant il ressemble à un cadavre. Et il va pas tarder à sentir mauvais. Partons ! »

On a pris l’escalier de service. Mauvais présage, il y avait un cercueil debout contre le mur à l’étage en dessous. En principe, on les couche s’ils sont occupés. Je savais ça. Ça pouvait être mon cercueil. Ma mort. Et cette fille était un ange de la mort. Il faut dire que depuis quelques jours, je n’étais plus moi-même. Je me le reprochais assez. Mais ne comptez pas sur moi pour vous raconter ce qui s’est passé avant. Je ne tiens pas à passer aux aveux. Dans quelle histoire je m’étais fourré ? Elle le savait, elle, et elle m’emportait dans ses bagages.

Arrivé au rez-de-chaussée, j’ai marqué une pause entre deux plantes vertes. J’étais en sueur. Et j’avais froid. Je n’avais jamais ressenti ça. C’était presque aussi nouveau que la mort. Quoique je ne sache rien de la mort. C’était Gilles le cadavre. En attendant qu’on me troue la peau d’une façon ou d’une autre.

« Et le type ? fis-je parce que c’était évidemment ce qui motivait ma prudence.

— Il est mort, » fit-elle.

Elle en était à deux au compteur. Minimum. Je veux dire : si elle venait de le remettre à zéro.

« Vous voulez dire que le type qui me surveillait encore ya pas deux minutes n’est plus de ce monde ?

— Je l’ai buté. Avec ça ! »

Elle agitait un pétard parfaitement entretenu.

« J’ai rien entendu, fis-je. Rien vu non plus. Tu es qui, toi ? »

Il était temps de poser la question. Elle avait entrouvert la porte d’entrée pour jeter un œil dans la rue. D’après elle, on pouvait y aller. Elle s’y connaissait, toujours d’après elle, en fuite qu’il vaut mieux de pas retarder sous peine de ne plus jamais se mettre en retard aux rendez-vous du destin. Et en effet, le type que j’avais vu de là-haut, de ma fenêtre, était en train de s’habituer à être mort. Il avait au moins une heure d’avance, dit-elle. Et dans ma tête, je calculais. Les choses ne s’étaient pas du tout passées comme je l’avais cru avant qu’elle frappe à ma porte. Et je ne savais plus si je voulais savoir ou m’en remettre au hasard d’autres rencontres tout aussi prometteuses de changement. Elle avait garé sa bagnole deux rues plus loin, à l’abri, dit-elle, des questions qui doivent demeurer sans réponses. Vous n’allez pas me croire, mais c’est comme ça que je l’ai rencontrée. Et ça pourrait faire le début d’un sacrément bon roman.

 

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