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Histoire de la femme en poésie - revue Corto n25
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 Article publié le 1er janvier 2016.

oOo

(elle se penche)

 

Qu’est-ce qu’ils font ?

Ils améliorent la doctrine fasciste.

La poésie devient chanson.

La terre porte un drapeau.

L’ordre assure le pouvoir.

Voilà ce qu’ils font.

Et moi, qu’est-ce que je fais ?

Qu’est-ce que je peux faire ?

Voter comme aboient les chiens ?

Travailler, repeupler, combattre ?

La seule chose que je sais faire,

C’est travailler — et encore

Je travaille à ma manière.

Je sais baiser aussi, mais l’enfant

Je ne l’ai pas fait exprès.

La prochaine fois, je ferai gaffe.

Et si vous pensez m’utiliser

Dans un combat contre l’ennemi

De la patrie, épargnez-moi

Le meurtre de mon prochain.

Sinon, je ne fais rien de mal.

Je vis pour exister encore un peu.

J’aime la nature, les hommes

Et tout ce qui respire ici-bas.

Je ne sais pas pour vous mais moi

Ça m’occupe toute la journée.

Et la nuit je cauchemarde

A cause de votre télévision

Et de vos ministres fils de pute.

Ces viols de ma chair

Et de ma conscience nuisent

A mon sommeil de bonne femme.

Je réveille mon enfant

Et il crie lui aussi.

Il crie parce que je lui fais peur.

Mais comment lui expliquer

Que c’est votre peur

Qui nous empêche de dormir ?

 

(on entend la mer)

 

Je ne me sens pas seule pourtant.

Oh ce n’est pas l’enfant.

C’est tout le monde et la mer

Que nous avons atteinte

Pour en jouir avant de mourir.

Nous n’y reviendrons pas.

Une dernière fois la mer.

 

(elle pleure longtemps)

 

Le premier barreau était trop haut.

J’ai simplement levé la tête

Pour mesurer la différence.

On n’a pas tous la même chance.

Il faut hériter ou gagner.

Qu’est-ce qu’on devient

Quand on n’est pas héritier

Ni conquérant, ni veinard ?

Ni… fâcheux si je puis dire.

 

(elle sent la brise sur son visage)

 

Après le voyage à la montagne,

On nous a proposé la mer

Et des vagues à la place de la neige.

L’eau, toujours l’eau pour commencer

Et finir en beauté.

Maman me le disait en chantant.

Papa le disait aussi en fumant.

Je n’ai pas compris à quel point

On ne fait jamais ce qu’on veut.

 

(elle ramasse un coquillage)

 

Voici la première nuit de l’été.

La première au bord de la mer.

L’enfant dort à poings fermés.

Je n’ai pas encore crié.

Il faudra que je dorme.

Mais je me tiens éveillée

Pour ne pas céder au rêve.

On ne sait jamais ce qu’il réserve

Au lendemain et aux autres.

Je serai là en maillot de bain,

La peau dorée par le soleil,

Humant l’écume comme une bête

Qui ne voit pas plus loin

Que le bout de son nez.

C’est là toute mon attente.

Je n’ai jamais su attendre autrement.

Mais cette nuit je ne rêverai pas.

J’atteindrai cette roche

Au milieu de la mer, battue

Par les vagues noires et blanches,

Sans oiseaux pour crier,

Sans l’enfant pour jouer.

J’irai nager dans cette obscurité.

 

(elle réprime un frisson)

 

Je tente l’impossible.

C’est dans ma nouvelle nature.

Je l’ai compris à la montagne.

Le vent s’en prenait à mon visage.

Mon regard se troublait.

Je ne savais plus si c’était la nuit

Ou si le jour venait de commencer,

Mais j’étais seule au bord du vide

Et j’ai compris que l’existence

Consiste à ne pas exister avec vous.

Existe-t-il un autre monde ?

 

(elle jette le coquillage dans la mer)

 

Coquille vide de la poésie.

S’il s’agit de faire la guerre

A ceux qui ne comprennent pas

Que je ne suis rien dans ce monde,

Alors que mon enfant meure

Sur le champ, et vite, sans souffrance,

Cette nuit, et tant pis pour le rêve !

 

(elle laisse s’envoler son écharpe)

 

Nous n’avons jamais été que deux.

On nous a offert de tristes vacances

Dans le cadre d’un programme destiné

A nous rendre heureux malgré nous.

Voilà ce qui peut passer par la tête

D’un ministre qui fait de vieux os

A l’abri des besoins les plus simples.

Cette nuit j’irai toute nue vers cette roche.

J’ai toujours été fascinée par la pierre.

Celle-ci traverse l’eau verticalement.

J’irai gravir ses flancs moussus.

Mais l’eau ne me laissera pas tranquille.

 

(elle s’agenouille, sa robe se mouille.

on entend mieux le bruit des vagues

qui finissent dans ses pieds)

 

Mais pourquoi tuer l’enfant ?

Me direz-vous, ô mes juges.

Pourquoi ne pas le laisser vivre

Et croître avec les autres

De son espèce, pourquoi, Luce ?

Vous pensez que je ne saurai pas

Répondre à cette question idiote.

Mais j’ai toujours su qu’il était l’enfant

De mon désespoir et de ma hâte.

Je crois d’ailleurs qu’il est mort

Le jour où j’ai commencé à l’aimer.

Il n’y a pas de poésie plus sincère

Que ce cri demandant à rêver

Pour ne plus se sentir seul

Parmi les cadavres futurs.

 

(elle ôte sa robe, la voilà nue)

 

Maintenant que vous savez tout,

Je plonge pour ne plus revenir.

Je m’arrêterai sur cette roche

Pour prendre la mesure de ma folie.

Me voilà vidée de toute honte

Et de toute haine, de tout amour.

Je n’ai jamais conçu l’amour

Autrement — haine et honte

D’avoir franchi le cap de la jeunesse

Dans l’espoir de retrouver la trace

Laissée par les idéaux — folie !

 

(elle entre dans l’eau jusqu’à la taille)

 

Quelle peur fait de moi une femme ?

Ai-je bien tué mon enfant

Ou l’ai-je seulement rêvé ?

Il ne faut pas se retourner !

La roche est mon seul spectacle

Maintenant, là bas, environnée

De blanches vagues à l’écume noire.

J’ai encore rêvé de reculer,

Car il m’a semblé que je me trompais.

Mais l’eau me communique sa magie.

Dans quelle matière entrons-nous

Si elle n’est pas liquide à l’instar

De l’eau qui nous encercle ?

Si j’ai tué mon enfant je l’ai noyé.

Pourtant j’ai rêvé de l’étouffer là,

Contre mon sein, tout près du cœur.

Il n’y a rien comme le cœur

Pour adoucir la douleur.

Rien comme ce battement

Qui marque le temps mieux

Que l’horloge de nos savants.

 

(maintenant

 l’eau arrive sous son menton.

elle ne nage pas encore)

 

Une fois j’ai traversé la rivière

De mon enfance, à gué la rivière

De l’enfant que je n’ai pas su rester.

De l’autre côté, on riait et le pommier

Etait secoué par de solides garçons.

J’en avais la chatte tout excitée.

Je m’en souviens comme si c’était hier.

Personne ne m’avait tuée ni songé

A le faire — pourtant la guerre

Sillonnait nos champs, tuait nos bêtes.

Ma chatte réclamait sa part de bonheur

Et pourtant, je n’étais qu’une enfant.

Je m’en souviens comme si je mentais

A propos de ce que je vis en ce moment.

Ma chatte mouillée et toutes ces queues

Qui frémissaient à la pensée d’une victoire

Sur le destin — pauvres que nous étions !

 

(elle commence à nager.

elle se plaint)

 

L’eau est froide tout à coup !

On ne sait jamais avec ces courants.

Les uns vous réchauffent comme l’amour,

Les autres vous glacent comme la mort.

La voilà bien la mer dont je rêvais !

Et je n’étais déjà plus une enfant.

La chatte moins attentive à l’effort

Nécessaire de la part du baiseur.

Voilà à quoi je pense tout en nageant !

Je ne sens plus ma chatte ni mes seins.

L’eau est noire, muette comme le mensonge,

Enorme, douce à la fois, menaçante.

Elle est tout ce que je tente de fuir

Dans l’attente de rencontrer la roche.

Du coup le ciel a disparu, la nuit

Ne l’éclaire plus, le clapotis me prive

De toute perspective, signe avant-coureur

De la noyade ou je me trompe.

Je ne sais même plus où je suis,

Où est la roche, si je m’éloigne,

Si je suis emportée, si c’est le vent

Ou la seule force de l’eau, de la mer.

Gardons-nous de ne pas mourir

Avant d’avoir joui des effets de la roche

Sur notre esprit en proie à l’angoisse.

Le coquillage y est vivant, le crustacé

Y dort, êtres de l’ombre et des surfaces

Qui affleurent le ciel et ses signaux.

Je sens que je vais devenir obscure.

Telle est l’excuse de la poésie

Aux paresseux qui cherchent des accords

Pour accompagner leur ignorance

Du phénomène — voyez comme je nage

Sans effort maintenant que je suis morte !

 

(elle flotte sur le dos)

 

Il n’y a rien comme la solitude

Et la nuit pour vous emporter

A l’horizon le plus proche de vous-même.

Mes seins hors de l’eau ont froid.

L’eau clapote entre mes cuisses

Et je me souviens que je suis chatte

Aussi bien qu’esprit en phase

Avec le monde et ses habitants — poésie

De la tentation, mon amie, et non pas

De l’intention comme tu le croyais

Tout à l’heure en te jetant à l’eau.

J’ai besoin d’une bite pour en rire.

Mais le ciel s’obscurcit, il va pleuvoir.

La brise se rafraîchit, l’eau s’agite,

Monte, me couvre, me retourne,

M’aplatit contre la roche, je glisse.

Mes mains ne peuvent rien saisir.

 

(elle pousse un cri affreux)

 

Ce n’est pas moi, ça ! Poésie !

Je ne me ressemble plus, Moi !

J’ai l’air d’un chiffon dans le lavoir.

L’eau forme des bulles blanches.

Le sel, je ne l’avais pas senti jusque-là.

Il me donnera soif, terriblement soif.

Il faut que je trouve une aspérité.

Mais ce ne peut être qu’une rencontre.

La poésie me l’a enseigné ! Mais voyons,

Je ne suis pas en train d’écrire !

J’ai décidé de mourir parce que ma vie

N’entre plus dans mon existence

Comme la queue dans la chatte.

O que ma langue est ordinaire !

Est-ce ainsi chaque fois qu’on meurt ?

La langue ne se fait plus belle.

Elle revient à sa nature de lien

Entre les inventeurs de sa croissance.

Mais comment parler de ce désir

D’être tronchée par une belle bite ?

Est-ce que Racine nous en dit un mot

Plus haut que l’autre ? — poésie,

Je ne veux pas mourir sans le dire.

 

(elle se débat,

arrache des algues

 forme l’écume)

 

Puis-je me laisser emporter

Par je ne sais quelle force liquide,

Peut-être la trace d’une baleine

Ou le vent qui descend sur moi

Pour m’empêcher de parler aux morts ?

 

(elle se calme lentement,

retrouve sa respiration.

une de ses mains accroche

une aspérité rocheuse)

 

Sauvée ! Pour l’instant, car

Je n’ai pas renoncé à mourir.

Comme Pétrone je mesure

Cette distance sans retour possible.

Mais le temps ne s’arrête jamais.

Alors pourquoi grimper sur ce rocher,

Ce vulgaire rocher qui a toujours été là

Et qui survivra à ce que j’appelle poésie ?

Je hisse mon corps blessé, sanglant.

Je me plie aux contraintes que la forme

Du rocher impose à mes membres.

Puis ma tête se repose et réfléchit.

Je suis étendue, la chatte en l’air,

Face à la nuit et à la pluie.

Pourquoi ne pas ramener sur le rivage

Cette effusion de sensations, de pensées ?

Pourquoi ne pas redonner vie

A l’enfant que j’ai laissé aux soins

Du croquemort et de la justice ?

 

(elle s’assoit,

instable sur la roche)

 

Je n’avais pas été si loin dans la montagne.

Peut-être à cause du froid qui me paralysait.

Ce n’est plus le même froid, celui

De la mer et de la poésie qui m’emporte.

Ici, pas de douleur à l’intérieur,

Pas de douleur prenant racine au fond de moi.

C’est une douleur de surface, un frisson

De sang et de sueur, une contraction

Nécessaire à l’équilibre sans quoi

Je tombe à l’eau et cette fois je me noie.

J’attendrai la pointe du jour, qu’elle s’enfonce

Dans ce qui me reste de jugeote.

On me verra peut-être depuis le rivage.

A moins que je ne sois poisson.

Qui s’étonne de voir le poisson dans l’eau

A une heure aussi matinale ? Personne.

Mais la femme nue et sanglante sur un rocher ?

Qui ne vient pas à son secours pour la baiser ?

Mon enfant n’est peut-être pas mort.

Je n’ai pas serré son cou assez longtemps.

Je ne me souviens pas d’avoir attendu

Qu’il cesse de respirer, sa langue sur mon téton

Et ses petits pieds sur mon ventre, battant.

 

(elle tente de se mettre debout)

 

Il faut que j’y retourne.

Je dois l’achever si ce n’est déjà fait.

On ne me surprendra pas à cette heure.

Je vois le rivage d’ici — à moins

Que ce soit l’horizon — attention

A revenir ! L’horizon est trompeur

Quand on ne l’a jamais atteint.

Je vais trop vite en besogne.

Je finirai par me le reprocher

Et toute cette histoire fondra

Comme le sel dans l’eau.

 

(elle plonge,

s’embrouille au fond de l’eau

 ne remonte pas)

 

Mais je ne suis pas un cristal soluble.

Je marche à l’envers ou c’est du sable

Que ma tête rencontre dans le noir

Et la tranquille agitation des profondeurs ?

Ma bouche s’est fermée et ne veut plus s’ouvrir.

Mes narines ne font pas autre chose.

Je ne veux pas mourir comme ça,

Par accident. Je ne veux pas mourir

Si mon enfant est encore en vie.

Il faut que je trouve cette force.

Revenir au rivage, me raisonner,

Saisir le cou de l’enfant, le serrer

Cette fois avec toute la conviction

Que ma propre mort m’inspire.

Mais je suis sous l’eau avec les poissons.

Je serai morte quand je me mettrai

A flotter comme un matelas, moi !

Qui n’ai vécu que pour le dire.

 

(elle ouvre enfin la bouche)

 

Aucune douleur… je ne rêve pas.

L’enfant est vivant ou il est mort.

Je ne le saurai jamais, je n’en parlerai

A personne et je l’oublierai

Par la force des choses — les choses

Qui ont peuplé mon existence de guignarde.

Pas de souffrance… on dirait

Que mon corps s’apprête à flotter.

J’aurais bientôt la tête hors de l’eau,

Mais pour ce qui est de respirer, tintin !

On m’oubliera, même l’enfant

S’il n’est pas mort, mais il mourra.

Ce sera ma seule idée de la Justice :

Tout le monde meurt, personne ne survit

Assez longtemps pour épater la science.

Après la connaissance, le néant.

Et rien après le néant parce que le néant

C’est l’après — et non pas le futur.

 

(un dernier spasme la secoue)

 

Cette fois je crois bien que c’est fini.

Le soleil revient sous la pluie.

Comme ces gouttes me rassemblent !

Je ne suis plus moi, je n’ai jamais eu d’enfant,

Ma chatte n’a jamais existé, ni l’homme,

Ni même la poésie. Je suis ce que je ne suis pas.

 

……………………………………………………………………

A l’hôtel, on sort discrètement le corps de l’enfant et on l’enfourne dans une ambulance. Et sur le rivage, on utilise des jumelles pour examiner la surface de l’eau. Il ne se passe jamais rien d’autre. Et pourtant, tout recommence. Il n’y a pas d’origine et pas de fin. Il n’y a qu’un théâtre et des comédiens. Et personne dans la salle.

 

LUCE

Un jour avant de se jeter à l’eau…

de ce poème.

 

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