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Souvenirs du triangle d'or - Alain Robbe-Grillet dans son entier
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 Article publié le 31 janvier 2016.

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En 1978, l’auteur est l’invité de l’émission " Apostrophes " , pour la sortie conjointe de " Souvenirs du Triangle d’Or " et de " Un Régicide " , ce dernier ayant été écrit en 1949. Presque trente ans sépare les deux ouvrages, le temps d’une maturation stylistique, l’âge, aussi, du lecteur que je suis, en train de lire " Souvenirs du Triangle d’Or " , qui me conduira à entrer dans l’oeuvre de cet écrivain novateur.

Devant un cercle d’écrivains académiques, Alain Robbe-Grillet défend ses convictions, celle d’une narration ouverte qui pose tout le temps l’interrogation suivante : qui raconte quoi ? Face à lui, les conservateurs du schéma dix-neuviémiste, celui de la petite histoire, en prennent pour leur grade, fustigés par l’avènement d’une narration beaucoup plus subjective, dans laquelle le narrateur tente d’ordonner un monde objectivement chaotique, à partir de fragments, de pans de souvenirs, à partir d’obsessions parfois récurrentes...

La plasticité du temps est là, faisant oeuvrer la mémoire, et ce " je " qui joue aussi avec lui-même, restitue de la manière la plus précise son rapport au monde : les contradictions, les doutes, la beauté du regard, les femmes...

Les souvenirs de guerre, également, sont souvent présents, et dans ce livre, c’est en Amérique latine - en Uruguay précisément - qu’elle vient d’avoir lieu, imposant un espace ouvert où le narrateur ne tardera pas, malgré lui, à être enfermé. Description de sa cellule, interrogatoire, découverte d’une maison de plaisir, personnages masculins étranges, objets fétichistes... c’est toute la fantasmatique robbe-grilletienne qui se met en marche, avec comme moteur la dialectique entre les ruines d’un pays et la jeunesse incandescente de demoiselles suppliciées...

L’incipit, déjà, embarque le lecteur - le saisit à la gorge en quelque sorte - dans une narration où la conscience qui s’exprime est impossible à identifier :

" Impression, déjà, que les choses se rétrécissent. Ne pas trop se poser de questions. Ne pas se retourner. Ne pas s’arrêter. Ne pas forcer l’allure. Sans raison visible, sans raison. Il faut aller vite à présent. La découverte imminente du " temple " par les services de sécurité oblige à modifier l’ensemble du plan et, surtout, à faire hâter son exécution. Mais sans rien changer - il est trop tard - aux éléments qui le constitueront, désormais inévitables ".

C’est donc le narrateur qui affirme une subjectivité aux prises avec une réduction de l’espace. Espace extérieur ? Espace mental ? Les deux espaces ? La succession des verbes à l’infinitif indique une démarche précise qui a intérêt, semble-t-il, à rester résolue. C’est impératif. Mais... qui est ce " je " souligné, en fait, par la tournure impersonnelle " Il faut " ? Et où se trouve-t-il ? Quant à la marque temporelle - date ? période ? année ? époque ?... - , elle est également absente. Et ce n’est pas, enfin, l’apparition du " temple " qui nous en dira davantage sur l’identité des lieux. Un épais mystère traverse une franche résolution, une volonté implacable d’aller de l’avant...

Une cinquantaine de pages plus loin :

" Attitudes excellentes, démarche souple et gracieuse, silhouette générale parfaite ; une mention spéciale pour de très longues jambes laissant voir la chair nue des cuisses, entre les hautes bottes blanches et une robe de soie légère, mordorée, dont la partie inférieure est réduite au minimum selon la mode de cette année-là. Ayant exécuté les diverses manoeuvres avec précision et sans fioriture, consciente néanmoins lorsqu’elle se courbe, un genou sur le siège, pour atteindre la boîte à gants, de découvrir un slip couleur abricot mis en valeur par une torsion des reins à peine indiquée, elle revient bientôt me tendant les clefs brillantes et le petit paquet bleu, déjà ouvert évidemment ".

Dans ce passage, typiquement robbe-grilletien, l’oeil du narrateur expose son flux descriptif, attentif au moindre mouvement ainsi qu’à leur totalité de cette jeune fille ô combien inspiratrice... Le jugement et l’observation se mêlent allègrement, suggérant les variations du désir masculin, indiquant aussi le penchant du narrateur - et de l’auteur - pour les jeunes demoiselles.

Cet extrait suffit à montrer la solidité d’une prosodie qui ne souffre la moindre approximation tout en laissant de l’espace au lecteur. La prose de l’auteur est désormais fluide, l’enchaînement des phrases et le déroulement de la narration ont un mouvement beaucoup plus dynamique, opérant une rupture dans l’œuvre de l’écrivain dont les livres précédents, surtout les premiers, sont désormais relégués. « Les Gommes » , « La Jalousie » , « Dans le Labyrinthe » … des livres certes inspirés, mais qui ne dissimulent pas le travail de l’écriture. En revanche, à partir de « Souvenirs du Triangle d’Or » , Alain Robbe-Grillet entre dans une phase de grâce qui va le conduire à explorer un cycle dit romanesque, la trilogie des années 80 et 90 : « Le Miroir qui Revient » , « Angélique ou l’Enchantement » , « Les Derniers Jours de Corinthe ».

Sans doute l’héritage proustien est repris – cette idée de livre continu qui peut être lu à n’importe quel niveau - , ainsi que l’héritage camusien – la conscience libre de Meursault - , pour orienter la littérature différemment, dans une direction nouvelle, toujours plus subjective, l’espace et le temps s’étant encore modifiés, encore agrandis.

 

 

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