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Passion 34/2345

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 Article publié le 21 février 2016.

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passion pour l’existence et le spectacle de l’existence des autres. Il les déshabillait de toute façon. Elle finit d’arranger le repas sur la nappe. Il était à l’abri d’un noyer et il lui avait promis de ne pas s’endormir dans cette ombre. Elle tenait à lui. Il la regarda s’asseoir. Elle prenait d’infinies précautions pour ne pas sortir de la robe plus qu’il n’est permis. Il ne la courtisait pas. Elle se pencha sur un plat de viande coupée en tranches. Elle n’était rien sans cette abondance de nourriture. Elle le savait sans doute. Elle lui servit la viande sur une tranche de pain d’abord arrosée d’un jus doré à point. Il y flottait des herbes hachées menu. Le vin lui parut insolite. Il y secoua une langue chercheuse d’aventure. Elle le regardait sans comprendre. Elle lui avait vaguement confié son désir de voir la chapelle restaurée. Il fallait qu’il se souvînt qu’il en était le futur propriétaire. Elle était en désaccord avec l’actuel qui était un autre cousin. Mais celui-ci se noyait dans le chagrin d’une vieillesse qui lui faisait regretter d’avoir été jeune. Elle en parlait savamment. Elle évoquait cette cruelle expérience comme si elle l’avait vécue elle-même. Femme d’expérience et non pas d’aventure. Distance réduite à l’admiration dans le miroir. Il frémit en pensant qu’elle n’abandonnerait pas. La chapelle était un prétexte. Il lui avait peut-être promis de la restaurer. Une espèce de saint s’y était donné la mort. Il avait souillé l’autel de son sang, selon ce que pensaient les uns, ou bien il avait eu raison de la barbarie des autres. Paroles sacramentelles. Son bavardage l’étourdissait. Mais elle connaissait toutes les légendes. La chapelle, la tour, la pierre du lac, le pont et son pendu, les sabbats de la clairière aux primevères, les chevaux pétrifiés de la promenade aux aubépines, la femme tombée du toit du presbytère, l’entrée du val d’amour, et rien ne manquait à sa geste. Son appartenance à la terre l’hallucinait. Elle s’y comportait en amatrice du lendemain. Elle cueillait du temps à l’endroit même où il ne trouvait que le sommeil. Et il restait éveillé, un œil sur les nudités effarouchées du lac, l’autre sur le corps qu’elle tentait de se faire pardonner. — Je t’en prie, dit-elle, ne parle plus de la guerre ! Il se tut. Le vin lui troublait l’esprit. Parler du désert était une façon de l’empêcher de se projeter avec lui dans la boue de ces lendemains qui ne l’enchanteraient pas. L’après-midi commençait par cette confusion. Il avala le dernier morceau de pain trempé dans la sauce que le vin n’avait pas violée. — Elles ne mangent pas, dit-elle, ce qui explique leur facilité. Que voulait-elle dire ? Que prétendait-elle lui arracher ? L’enfant ne les gênait plus. Il était occupé par sa peur, immobile au bord de l’eau, les pieds dans l’herbe qui lui paraissait presque tranquillisante à côté de ce que lui promettait la boue grise et fine des premiers fonds où il voyait nager des gougeons. Étrange paralysie. Menace d’une éternité destructrice. Il y avait un infini entre elles et lui. Elles ignoraient tout de sa transe et il savait tout de leur indifférence. Comment attirer son attention ? Il méritait de revenir à la vie ordinaire. Vite pensé. Sans intention d’agir. Elle pliait la nappe et il tenait ouvert le couvercle du panier à provision. Y aurait-il une légende de l’enfant des femmes du lac ? On habillerait leur corps parce qu’il serait nécessaire de les approcher pour en savoir plus. L’enfant ne se noya pas. Bien pensé. Sans intention de recommencer. La cousine soufflait sur des brindilles. Il était allé chercher de l’eau à la fontaine. Il entra dans le bois. Il se sentait traqué. Il trouva le chemin de la fontaine sans y penser et il entra dans la broussaille de la fontaine en se demandant s’il avait raison et si elle avait tort, ou si elle cherchait à le tromper et s’il avait les moyens de se montrer à la hauteur du désir qu’il ne pouvait pas partager avec elle. Les cris de l’enfant qui allait entrer dans la légende (ce ne serait plus celle de l’enfant des dames du lac mais celle du lac peuplé d’enfants) n’avaient pas d’importance. Les cris de la cousine non plus. Il y avait le cri des femmes qui entraient dans l’eau pour sauver l’enfant de la noyade. Il revenait de la fontaine et il s’était arrêté derrière un buisson d’épines pour observer calmement la scène. Une des femmes gisait dans l’herbe et une autre prenait cette tête morte de douleur contre sa poitrine. Une autre femme nageait derrière le cadavre qui tournoyait dans le courant. Il y avait d’autres femmes sur la berge. C’était elles qui criaient. Il ne fit aucun geste pour changer quelque chose à ce qui se passait devant ses yeux. Le cadavre plongea et réapparut plusieurs fois. Puis il disparut et la femme nagea encore à la limite du courant dans lequel elle n’était pas entrée. On le lui reprocherait. Pas les gens du village, qui savent tout de cette eau. Les autres, son entourage, les visiteurs aux corps si faciles, si lointains aussi. Il écouterait ces bavardages. La cousine serait désespérée, en proie à l’angoisse, à l’écœurement, à l’hystérie. Mais elle finirait pas montrer son côté de femme indestructible. Il y avait toujours un lendemain à ces fêtes, qu’on les troublât ou au contraire qu’on allât avec elle au bout de ce qu’elle y cherchait. — Pourquoi pas ces jeux ? se dit-il en rentrant chez lui. Il habitait au village même, mais un peu à l’écart, du côté des ateliers de menuiserie dont les moulins pourrissaient maintenant dans le même canal vidé de son eau rouge et bleue. Légende du canal. Il y en avait eu. Les moulins n’étaient pas des géants. Ils n’étaient même pas des personnages. Les écluses avaient l’air d’écluses. Et le canal était une géométrie particulière de la ligne, droite dans ce cas. Elle se finissait à l’autre bout du méandre. D’où le nom du village. Il empruntait ce chemin tous les jours, dans les deux sens. Il s’y ennuyait en pensant à lui. Le matin, en partant, il laissait la lumière du porche. Le soir, elle le guidait un peu. Il passait devant la maison d’un ami d’enfance qui avait perdu la tête au cours d’un combat. Il ne l’avait pas retrouvé. Il était pensionné maintenant mais pendant de longues années il avait vécu de la générosité des autres. Sans s’en rendre compte toutefois. Pour lui, rien n’existait sans doute que le ciel qu’il voyait de la fenêtre où il ne cessait pas d’exister. — Il est arrivé quelque chose au lac ? lui demanda-t-il. Il s’arrêta sans sortir du canal. Il eut une sensation d’étrangeté. L’ami apparaissait en contre-jour. Il n’aima pas cette sensation d’être regardé sans pouvoir à son tour soutenir ce regard. Le lit du canal s’effritait sous ses pieds. Il cessa de bouger pour prendre le temps de répondre. Et finalement il dit : — Oui. C’était une manière d’accepter l’invitation. Il grimpa le talus et se trouva à la hauteur de la fenêtre où son ami continuait de s’intéresser à ce qui venait encore d’alimenter la légende du lac. Il entra par la fenêtre. L’ami l’aida à enjamber les pots de fleurs. — Quelle folie, cet amour des fleurs ! pensa-t-il. Il essayait de ne pas penser au lac. Il n’avait pas fui cette fois. En nageant dans le courant, il s’était débarrassé de sa chemise. Celle qu’il portait appartenait à un autre. Il avait pensé à la femme qui n’avait pas eu le courage d’entrer dans le courant. Il y était entré lui-même en pensant qu’il ferait bien de ne pas s’imaginer qu’il était en train de revivre ce qu’il n’avait vécu que de loin, en voyeur, en guetteur, en observateur myope, depuis la broussaille où le spectacle de cette étrange course-poursuite avait semblé gâchée par une dose d’irréalité qu’il avait ensuite cherché à évaluer. Le corps de l’enfant ne fut retrouvé que tard dans la nuit. Il ne dormait pas. Il était peut-être en compagnie du même ami qui lui demandait de se raisonner pour ne pas tomber dans l’incohérence. L’ami exigeait un récit fidèle. Il lui avait menti la première fois en lui cachant qu’il avait vu tout le drame. L’enfant vivait encore quand il avait commencé à observer son achèvement. La femme était dans l’eau. Elle venait de sentir la force du courant et en même temps elle avait renoncé à y entrer. Lui-même avait eu largement le temps de se porter au secours de l’enfant. L’un ou l’autre l’aurait sauvé. Mais l’une luttait à la tangente du courant. Et l’autre attendait. Comment accepter l’idée même de cette attente ? Une confession était impensable. Il avait instruit son ami comme s’il tenait son récit de seconde main. Et tout avait recommencé. Peu importait que l’enfant fût cette fois sauvé. Peu importait l’enfance qui revenait. Il entrait dans la légende. Le lac inventait un lendemain où il avait un rôle à jouer. Il était entré dans le courant après une seconde d’hésitation. L’enfant en robe blanche tournoyait. Mais ce corps et cette robe étaient affectés d’une lenteur qui pouvait être le résultat de son combat contre l’eau qui l’emportait à une vitesse vertigineuse. Il reçut cette impulsion comme un avertissement. Il suffoqua pendant une bonne demi-minute. Lorsqu’il put enfin sortir la tête hors de l’eau, il s’aperçut qu’il tenait la main de l’enfant. Elle souriait. Ses lèvres étaient blanches. Elle montrait ses dents. Il fit encore un effort pour se placer sous elle. Le courant les engloutit plusieurs fois. Elle ne luttait pas. Ni contre l’eau ni contre lui. Il s’empêtra dans la robe qui se déchirait. Il vit la berge qui défilait, le pilier du pont neuf, le ciment de l’écluse. Le ciel même s’abandonnait à la gravité du tournoiement. Les arbres à l’envers, de nouveau le ciment et cette fois le métal noir de l’écluse, la vis sans fin qui semblait se visser dans l’air où il ne respirait plus. L’apaisement fut soudain. Il gisait sur elle, incapable de mouvement. Il était même entré dans la robe par une manche. Des voix l’appelaient. Il pensait à la dame du lac qui avait été incapable d’aller au bout d’elle-même. Elle était revenue sur la berge et s’était agenouillée dans l’herbe. Une de ses compagnes lui avait simplement jeté sa robe sur les épaules. C’était fini. L’enfant avait disparu pour toujours. Restait le corps réduit à son anatomie. Le corps vidé de son intelligence et des moyens de son existence. Le corps retrouvé. Le corps objet où la mémoire commence. Quelqu’un enfin le retourna dans l’herbe et dégagea sa main de la robe où elle s’était empêtrée. Il savait que l’enfant ne respirait plus. Il le savait depuis une minute. Les lèvres blanches s’étaient collées sur la peau de son cou et il avait senti l’arrêt de la respiration. Le tournoiement commençait à se ralentir. Il avait retrouvé le sens de l’horizontal. La surface de l’eau était à sa place, ses yeux à fleur de ce bouillonnement provoqué par sa propre bouche et il avait su que l’enfant ne respirait plus. Ils avaient heurté ensemble le fer monolithique de l’écluse, puis l’herbe avait fait son apparition, il avait senti une douleur aiguë à la surface de sa peau, et la tête de l’enfant avait perdu toute rigidité. La robe s’était nouée autour de sa main. Il avait épuisé ses dernières forces à tenter de la dégager mais il n’y avait rien eu à faire. Il avait fallu qu’on l’aidât. On l’avait un peu abandonné dans l’herbe noire de l’entrée du canal, à l’ombre de l’écluse qu’il franchissait matin et soir pour se rendre à son travail. Il avait trouvé la force de s’asseoir. Le corps de l’enfant gigotait entre les mains. Il n’y avait plus rien à faire. L’autre enfant pleurait en se reprochant une paralysie que ce sentiment envers sa sœur n’expliquait pas. Il s’approcha d’elle et il la serra tout contre lui. C’était un corps différent. L’abandon était le même mais elle luttait contre l’asphyxie. Il aurait aimé avoir une sœur de cette trempe. Il se serait noyé dans le lac pour lui voler son enfance. Elle pleurait pour exprimer son amertume. Elle ne regrettait rien. Elle s’accrochait au rêve brisé de l’air exactement avec la même conviction qui avait mené sa sœur au bout du rêve incohérent de l’eau qui ne dort plus parce qu’elles l’avaient réveillée ensemble. Peau noire qu’il caressa, comme possédé par sa douceur. — Il y avait Pierre aussi, dit-il à son ami. La nuit était tombée. Ils buvaient de l’eau-de-vie sur le perron. Il s’était accroupi sur une marche et il parlait de ce désir. L’ami l’écoutait, facilement convaincu. Le fil d’Ariane se nourrit de confluences, pensa-t-il il dit Pierre ne t’en veut plus il pensait tout vient de là, de ce caprice du récit, de cette cohérence de l’imprévu. Pierre était là, comme nécessaire, comme s’il était à leur recherche, comme s’il était arrivé trop tard, venant chercher Lucile qui était comme la gardienne du sang. Il la trouva dans les bras d’un paysan qui se remettait de son effort. Il ne paraissait pas affecté par son échec. Son chien lui léchait l’oreille. Il léchait le cou de Lucile qui était le portrait craché de sa tante Lucile. L’homme reconnaissait cette ressemblance. Il n’en était pas l’auteur. Pour une fois. Pensa Pierre. Il me trouva sous un arbre. Il venait me dire que je ferais bien de sortir Lucile des bras de ce paysan. — Il n’a rien pu faire, dis-je. — Rien ? dit Pierre. Lucile semblait dormir. — Dans mes bras, dit le berger à son ami. En moi. L’ami pensait à Pierre. — Je ne le trahirai plus, pensa-t-il en même temps. Il recommençait. Cette confusion. À propos de ce qui vient de se passer. Sinon il est capable de la plus grande cohérence. Il passait pour un simple d’esprit. Il n’avait jamais donné la preuve de ce minimum de complexité qu’on exige d’un homme s’il prétend agir avec les autres. La plus grande cohérence était un lendemain de quelque chose qui pouvait être une fête, une moisson, une mort, un souvenir, une obsession, n’importe quoi qui fut inévitable, pas même explicable, en rapport avec le calendrier ou avec le temps, quelque chose d’hallucinant, d’absorbant, de tournoyant, une chose à la hauteur de l’espérance ou de l’attente, il ne savait pas. Il avait tout vu depuis sa fenêtre. Les filles jouaient à se retarder. À l’évidence, elles se rendaient quelque part. La négresse était plus souple, plus rapide. L’autre ressemblait à une paysanne de cette terre. Il reconnaissait ces rougeurs, la lenteur, le poids. Les bêtes erraient dans la lande. La pluie articulait des segments d’attente. Il en profitait pour revenir à la bouteille et il se servait un fond de verre. Quand il revenait à la fenêtre, la pluie avait cessé ou elle faiblissait et il attendait qu’elle cessât de tomber. Les filles apparurent pendant une éclaircie. Il les avait vaguement entendues jouer dans le bois. Il pensait toute la journée à une occupation capable de le soustraire aux effets du temps. Le fil du temps n’est pas le fil d’Ariane. Ni jeu, ni travail. Du temps perdu. Récit circulaire. Pour soi. Relativement aux autres mais sans eux. Du moins pas avec eux. À l’écart. Il n’avait rien essayé encore. Cela durait depuis longtemps. Il regardait passer les gens. Il lui arrivait même d’oublier de fermer la fenêtre. Il n’aimait pas regarder à travers le carreau. Il n’aimait pas soulever le rideau pour regarder à travers le carreau. Il préférait ouvrir la fenêtre. Il voyait le canal, le lac, le moulin, les ponts, les chemins. Il aimait les saisons. Il aimait moins les étrangers. Il ne leur ouvrait pas sa porte. S’ils frappaient, il les observait depuis le bow-window qui était aussi son endroit préféré pour lire. Que venaient-ils chercher ? Leur route ? Asile ? Sa compagnie ? Il ouvrait aux connaissances ou bien il leur parlait depuis le bow-window dont il avait ouvert une ogive. On insistait toujours pour qu’il descendît sur le perron où il se faisait toujours longuement prier parce qu’il savait qu’il finissait par descendre pour se soumettre à leur examen. Il était rarement propre. Il se salissait vite. On assistait patiemment à sa toilette. C’était toujours un dimanche et on lui apportait une hostie. Il fallait d’abord qu’il se lavât. Il tentait de s’en passer et il exigeait qu’on lui donnât l’hostie. Mais c’était inutile. Pourquoi répétait-il cette scène tous les dimanches matin ? Il finissait par se laver tout nu devant l’évier. Non, il finissait par laisser fondre l’hostie sur sa langue. Comme il ne pouvait pas s’agenouiller, il s’appuyait contre le mur et il baissait la tête en signe de soumission. Il ne voyait pas d’inconvénient à se soumettre à ce corps, à ce sang et à tout ce qu’il savait de l’éternité. Par contre leur exigence de cérémonie pouvait le mettre en fureur. Il n’exprimait pas cette révolte. Il se contentait de refuser de se laver. On remplissait l’évier de l’eau chaude soutirée à la cuisinière qu’on avait activé en entrant. L’eau fumait comme du feu. On y plongeait un savon, toujours le même, et on le frottait dans l’eau entre ses mains. On semblait le caresser. Pendant ce temps, il se déshabillait. Il fallait encore le prier pour qu’il s’approchât de l’évier. Voulait-il se frotter lui-même ou bien fallait-il se contenter de lui frotter le dos ? Il se sentait humilié mais le jeu en valait la chandelle. Il pensait : le feu en vaut la chandelle et il frémissait. Il souriait bêtement en recevant le gant oint de savon. L’hostie était dans un écrin qu’on tenait à l’écart de sa gourmandise. Je sais ce que je veux, pensait-il. Je le veux pour mon bien. Il finissait de se laver en fredonnant un psaume de sa connaissance. Il avait un mal fou à lire. Et plus encore à retenir ce qu’il lisait. On l’interrogeait sans trop exiger de sa mémoire ni de son intelligence. Il connaissait ses faiblesses et regrettait toujours de manquer le coche de leurs propres exigences. La mort l’épouvantait parce qu’elle existait. Les morts n’existaient plus et il ne les craignait pas. Il n’attendait rien d’autre des vivants qu’ils continuassent de se montrer attentifs à son anéantissement. Il ne se plaignait pas, sauf quand le gant, qui était de crin, s’attardait sur ses fesses en même temps que des commentaires rouvraient le chapitre de l’hygiène quotidienne. Il haïssait ces leçons parce qu’elles ne lui apprenaient rien. C’était des leçons à suivre. Elles ne flattaient pas son sens de la géométrie. Il était heureux de posséder un pareil sens. Il n’avait jamais rien espéré de leur compréhension qui se limitait à entrer en connivence avec son apparence. Il savait ce que cela voulait précisément dire. Il était le seul à le savoir. Il souhaitait qu’ils n’en sussent jamais rien. Le gant irritait toujours son anus et il passait le dimanche à le gratter et le lendemain il perdait son temps à le pommader pour ne plus en souffrir à partir du mardi et jusqu’au dimanche suivant où tout recommencerait avec la même et nécessaire fidélité. Il n’y avait pas d’alternative à son ennui. C’était à prendre ou à laisser. Il prenait. Non pas par habitude. Il se serait haï de le constater. Mais parce qu’il s’attendait à cueillir les fruits de sa patience. Quelqu’un eut l’idée d’amener le cadavre dans sa maison. Il était dans le jardin. Il les vit, formés en groupe, remonter le chemin de l’écluse. Ils portaient le cadavre sur leurs épaules. Elle s’était donc noyée, à la fin. Il clopina vers eux et il leur ouvrit la porte. Le berger était resté sous les arbres au bord de l’eau. Il ne semblait plus appartenir à ce monde. Il fumait. On voyait la fumée. La lumière commençait à diminuer. Le temps était clair. Il se souviendrait du temps. Leurs pieds traînaient dans le gravier du chemin. C’était la maison la plus proche. S’il en avait eu le temps, il aurait donné ce nom à la maison. Il pouvait faire ce qu’il voulait avec le nom de la maison mais pas avec le numéro. Le nom de la rue lui était étranger. Il ne connaissait pas l’histoire dont il s’éveillait comme tous les autres, il rêvait rarement, il préférait penser qu’il était en train de vivre avec eux pour le meilleur et pour le pire, le sommeil l’aurait condamné au délire. L’idée d’amener le cadavre n’était pas mauvaise. On ne lui demandait rien. On remontait le sentier entre les sureaux. Quel silence à part le bruit des pieds ! Quelle vision à part le ralentissement dû à la chevelure ! Il ouvrit la porte et en même temps il pensa qu’il ne se souviendrait jamais pourquoi il l’ouvrait. Était-il un témoin privilégié ou n’avaient-ils aucune idée de ce qu’ils produisaient sur sa tranquillité ? La porte s’ouvrait sans lui. Il savait qu’il ne voulait pas l’ouvrir mais telle était la véritable fin de ce qui avait commencé quand elles étaient arrivées au moulin. Les cheveux ont cette présence. Ils coulaient à l’angle de la table où elle était couchée. Il contempla ses pieds nus. Un brin d’herbe titillait son attention. Il pensa qu’il ferait bien de ne plus y penser. Il avait cru lui-même mourir sur cette table le jour où il avait avalé ces champignons. Elle ne vomissait pas. On ne voyait pas son visage à cause d’un mouchoir. Il aurait donné tout l’or du monde pour le voir. L’or qui ne m’appartient pas, je le donne, et il ne se passe rien parce qu’il ne m’appartient pas, tout arriverait si j’en possédais au moins la valeur d’un grain de sable qui serait le prix de son regard. Il était sûr qu’elle avait les yeux ouverts. Il ne pensait plus au brin d’herbe. L’eau dégoulinait par terre. On y pataugeait en faisant le tour. Pourquoi tournaient-ils autour de la table ? On attendait que quelqu’un soulevât le mouchoir. Un dernier regard. Il frémit à l’idée de poser sa propre bouche sur ce qui n’était plus une bouche. Il alluma le feu dans la cheminée et il alla entrouvrir la porte qu’ils avaient fermée à cause des curieux mais le porche était resté éclairé. — Qu’est-ce que tu as vu ? Exactement. Sans rien oublier. Sans inventer ni le début ni la fin. Le frêne brûlait comme du papier. Il sentait cette morsure. Il posa la bûche de chêne sur les chenets. Son écorce flamba comme. Il retourna entrouvrir la porte que cette fois on avait ouverte entièrement. Il ne dit rien. Il approcha sa joue de l’entrebâillement. L’air portait leurs voix. Le picotement n’était pas un secret. Mais il n’expliquait rien. La cheminée n’avait pas de secret pour lui. L’âtre se remplissait d’une infinité de lumière. Il en parlerait à la malheure s’il en parlait. Il avait simplement posé la bouteille d’eau-de-vie sur le potager. Et sortit deux verres qu’on se partageait. On ne lui demandait rien. Quelle angoisse ! La robe s’égouttait dans la flaque des cheveux. Il jeta un œil par la fenêtre. Le berger n’avait pas bougé. Il était seul maintenant, toujours assis à l’endroit même où il avait plongé sans se demander si c’était lui qu’il sauvait ou elle qu’il condamnait à continuer sans lui l’histoire qu’il avait commencée et qu’il ne pouvait pas achever sans les autres. C’était là un raisonnement circulaire de première importance. Il ne dit rien. Je l’observais. En passant, il revenait de la porte, il frôla la chevelure. Cette distance le désespérait. Le grincement court des gonds finit de le désappointer. Il ne se retourna pas pour s’expliquer. La lumière du porche formait un triangle dans la lumière de la lampe sous laquelle elle gisait. L’angle était trop ouvert. Le repère était un nœud dans le plancher. Il en avait toujours été ainsi. C’était la même cheminée. Sinon on se perd en conjectures. Hein ? La bouteille se vidait. Il sortit deux autres verres et il les posa à côté des autres. Il ne peut plus rien se passer, pensa-t-il. Elle semblait dormir. Ensuite elle aura l’air de se réveiller sans s’éveiller. Moment propice aux pénultièmes cérémonies de l’amour. Elle n’aurait pas d’autre mort. Et elle n’avait pas eu la même vie. Nous sommes différents jusqu’à l’étrangeté mais nous nous ressemblons. Il avait appris comme tout le monde que la vie sépare, que l’amour est utile et la mort nécessaire. Il s’en remettait à ses saints. Et au Dieu qui leur donnait un sens. Roberte ne viendrait pas. Il m’entendait le déclarer. Elle n’avait pas de nom. Elles n’ont pas de noms. Elles meurent comme des oiseaux. Elles sont encore vivantes mais on n’y croit plus. La mort s’interpose, elle ne pénètre pas. Le cercle seul est raisonnablement infini. Géométrie des conversations. Pendant que les uns parlent, les autres s’enrichissent. On revient toujours à cet or. La question n’est pas de savoir qui le possède mais qui n’a aucune chance de le monnayer. Son esprit s’embrouillait facilement. Le malheur des autres le déroutait jusqu’à la douleur. Mais je n’avais pas l’air malheureux. Il pouvait en penser ce qu’il voulait. Personne n’avait ce pouvoir. Il ne voyait plus le berger mais le dos de ceux qui étaient assis sur le rebord de la fenêtre, les pieds au-dessus des fleurs et les fleurs piétinées pour ne plus y penser parce que la conversation est ailleurs. Ceux avec qui ils parlaient pouvaient voir l’intérieur de la maison et le dos de ceux qui s’interposaient entre leur désir et le corps. Le berger était parmi eux. Il répondait aux questions. Qu’est-ce qu’ils en savaient ? Leurs regards se croisèrent pendant une seconde. Il eut le temps d’exprimer à quel point il se sentait déprimé. Le berger avait peut-être compris mais il n’avait pas bougé et il acceptait de lever son verre chaque fois qu’on le remplissait. C’était une autre bouteille. Il y en avait d’autres encore. Frôler les cheveux ne guérissait pas de l’angoisse. Mais il croyait s’approprier leurs pouvoirs. Il n’y avait aucun moyen de la faire revivre. Ni maintenant, ni avant. Le lendemain était la seule issue. On le sait depuis longtemps. Des prophéties aux programmes de recherche scientifique. Lire demain les nouvelles. Comprendre demain ce qui s’est passé maintenant et continuer de l’expliquer parce qu’on n’y peut plus rien. S’enfoncer dans cette histoire qui est loin d’être fragmentaire. Le récit même est d’un continu impeccable. Le soleil irradiait la fenêtre. En même temps, la fraîcheur et les senteurs, le roulement des voix, l’immobilité. Rien ne le convaincrait qu’il n’appartenait pas à ce monde. Au moins comme reflet de lui-même. Il acheva le fond de la bouteille en buvant au goulot et il exhaussa le cadavre avant de le coucher. L’haleine du berger était épouvantable mais il avait ce désir de confession. Il lui parlait en collant ses lèvres aux siennes comme si c’était par là qu’il voulait que son cœur entrât. Pivoter la tête pour lui offrir une oreille plus propice n’était pas possible. Il la tenait à deux mains et il n’était pas de force. Le berger avait cette force. Mais il se trompait. Remplir la bouche des autres si l’on a la force. Sinon leur crier dans les oreilles. Et dans ce cas, ils n’écoutent pas. Seule la force les réduit à l’attention. C’était exactement ce qui lui arrivait. On les sépara cependant. J’observais, inconsolable. Ma décision était prise. — Je n’ai rien vu, disait le secrétaire. J’ai entendu les cris. Elles criaient. Une paralysie explicable. Le gérant du château répondait à d’autres questions. Agnès avait vu quelque chose. Mais quoi ? Pierre entra par la porte du cellier. — Je suis désespéré, dit-il. Il parlait au maire. — Le moulin ne sera jamais réhabilité dans ces conditions, disait-il à voix basse. Le lac a mauvaise réputation. Il offrait son visage de cire jaune. Il clignait des yeux pour s’arracher des larmes. Il obtenait cette humidité, ce brillant, cette impression de communion avec la famille. Le passage de Lucile (ma fille) l’avait quelque peu déconcerté. — Elle n’a pas encore pleuré, avait-il confié à Pierre. Elle lutte. Tout se passe après le premier sommeil. On ne lutte pas longtemps contre le sommeil. Ne la quittez pas des yeux. Il craignait un suicide. — Quelle beauté noire ! confessait-il sans rien cacher de son désir de possession. Le cadavre de Léopoldine séchait lentement sous la lampe-tempête. La maison n’avait pas l’électricité. On rechargeait le réservoir avec une burette, sans décrocher la lampe, juste au-dessus d’elle, les goutte de pétrole avaient formé une tache jaunâtre sur le devant de la robe, rendant presque transparent le tissu, et on pouvait voir les galets dont elle avait rempli ses poches. — Explique-toi, Lucile ! s’était écrié le père en la secouant par les épaules. Elle le regardait durement comme s’il était responsable de ce qui venait de se passer malgré elle. Je me souviens de l’incendie de la maison de ces riches venus d’ailleurs. Le voilier était resté intact. Du moins vu de loin. Seul le mât avait dégringolé avec la charpente. Il avait plu sur ces cendres et on sentait l’odeur. La proue était un animal à tête de femme. Ou une femme sortant de la gueule d’un animal. Je ne me souviens pas. Leur fille avait eu la même attitude. Ce défi. Cette dureté. Elle dormait dans le voilier. Seule ? En tout cas le voilier est resté au milieu des ruines pendant tout l’hiver. Quelqu’un est venu le chercher au printemps. Il avait suffi de l’atteler. Le même regard. La même peau. On avait beau la secouer. Lui demander de s’expliquer. Elle ne disait rien mais son regard pouvait tout révéler. L’idée était d’amarrer le voilier dans le lac. — Ce n’est pas arrivé, c’est tout, dit le maire. La burette giclait par-dessus son épaule. Il se plaignait de l’odeur. — Tout le monde n’a pas les moyens de l’électricité, dit le propriétaire de la maison. Nous aurions construit le quai et le moulin aurait servi de... d’atelier, de... restaurant... qu’en pensez-vous ? Nous allons manquer de pétrole. En se retournant pour identifier l’auteur de ces paroles, lui qui connaissait tout le monde, il vit le mouchoir de dentelle, le cœur brodé, et la tache de sang. La tête avait heurté le pilier du pont, lui expliqua-t-on. Ce n’était pas vraiment une noyade. Ce n’est pas vraiment un lac. Le pont est si vieux. Si historique vous voulez dire ! Si nécessaire. Mais à quoi ! Au paysage. À sa pérennité. Il devenait obséquieux. Moi ? La nuit allait tomber. Chez lui, à cette heure, il relisait les classiques. Changement de style. Les conversations l’avaient mélangé. Il était venu à pied, presque en courant. Il avait coupé par les jardins potagers. Une œuvre appréciée à sa juste valeur. Personne ne volait personne. Les chapardeurs étaient des vagabonds. Il n’avait pas retenu l’idée d’une clôture. Un portail à chaque pôle pour satisfaire tout le monde. Quelle idée ! Il passa devant la maison d’Agnès. Elle était sur le perron et il la salua. Elle ne répondit pas. Elle regardait le ciel. Elle était en prière. Grenouille, ne put-il s’empêcher de penser. Il la haïssait. Le portail grinça cependant. Il se rendit compte que Pierre l’avait suivi sur le même chemin, sans chercher à le rattraper. L’ombre de Pierre glissa jusqu’au perron. Lui entrait dans l’ombre. Il avait toujours une ombre à portée de la main d’où il pouvait observer tranquillement le comportement de ses administrés. Pierre embrassait le front d’Agnès. Il n’y avait pas de lumière dans la cuisine. On apercevait les épaules et le chignon de Roberte. Il ne connaissait pas Roberte. Il chercha la jeune négresse. Elle était à la fenêtre d’une chambre du premier étage. Une lampe de chevet éclairait le moutonnement de ses cheveux. La posséder une seule seconde. Et retrouver la seconde. La perpétuer. Il entendit la voix de Roberte qui se plaignait. On ferma la fenêtre de la cuisine. Pierre était resté sur le seuil et il fumait. Il semblait me regarder, dira le maire. Il recula encore. Il ne pouvait pas me voir. On ne l’avait jamais surpris en flagrant délit d’indiscrétion. Il avait des excuses toutes prêtes. Et cette capacité de maîtriser le flux de sa voix. Cette tessiture déjà convaincante dont il ne dépassait jamais les limites. Une voix agréable. Le dépassement rendu inutile par la facilité même avec laquelle il s’en tenait à la texture naturelle de son discours. Il était charmant avec tout le monde. Galant avec les femmes. Clair avec les hommes. Piquant la curiosité des enfants. Proche des anciens au point de leur inspirer le besoin de croire à ses promesses. Il les tenait généralement. La réhabilitation du moulin n’avait pas été une promesse. Il en avait eu idée bien avant que le comte eût celle d’ouvrir les portes de son château pour le donner à visiter. Évidemment, il avait songé à la pimenter. L’affaire semblait marcher. N’avait-il pas poussé lui-même le conseil à voter les crédits nécessaires à l’aménagement de la route qui conduisait au château ? Il n’y avait pas eu d’expropriations. Les terres étaient celles du château. Il ne donnait rien. Il continuait de prendre. Et il l’avait surpris en plein conseil en proposant de transformer le moulin en lieu de distraction. Le moulin, c’était dire le lac. L’idée était en l’air. Cette fois, il avait demandé à tous de penser à la nature. Le mot lui brûlait les lèvres. La route avait changé la nature d’un adret qui, avec la disparition des corvées, était un lieu privilégié des ballades dominicales. On n’y mettait plus les pieds depuis qu’elle était goudronnée et que des autocars la rendaient dangereuse, surtout quand ils la dévalaient. Le moulin avait son charme. Sa ruine séduisait les tendances au repos, au recueillement. Le vieux pont était nécessaire. Le nouveau ne conduisait qu’au château. Ou bien on en venait. — Le château a renouvelé cette circularité, dit-il. Sa voix menaçait de le trahir. Le moulin n’était plus son idée. Il avait tort d’en garder le secret. Pourquoi cette jalousie ? Ce temps passé à le perdre maintenant que le comte proposait d’en être le maître d’œuvre. Non, il ne s’opposait pas. Sa critique n’était qu’un temps d’arrêt qu’il voulait mettre à profit pour conserver au terroir ce que le château avait toujours tenté de s’approprier. L’idée qu’on y vécût aux dépens de la roture n’était plus acceptable. Cheval de bataille. Avec l’électrification et l’amélioration des voies de communication, il avait de quoi remplir son discours. Lui donner un sens. Flatter le désir d’identification. Il n’agissait qu’en leur nom après tout. Le comte lui, ne voyait que ses intérêts. Comme il savait où il allait en épousant sa cousine. Qu’il maintenait à l’écart de ses affaires. Ne l’avait-il pas encore éloignée aujourd’hui ? Où l’avait-il amenée ? Elle aimait les animaux sauvages et les bons restaurants. N’avait-elle pas adopté un singe ? Sans doute parce qu’il était de la même taille que le comte. Même grimace. Même progression chaloupée. Même cri. Le singe habitait sur les toits du château, sous l’épi d’une girouette. Il fallait l’appeler par son nom, sinon il ne venait pas. Impressionnante descente de la gouttière, puis il prenait appui sur le mur et s’élançait au-dessus des parterres de fleurs qui entouraient le château. Elle lui caressait la tête puis le prenait dans ses bras, comme un enfant. Impossible de les approcher sans ces paroles qu’elle lui soufflait dans l’oreille. L’animal semblait comprendre. Il vous regardait en inclinant la tête sur le côté et ses lèvres bougeaient comme pour vous inviter à réduire la distance que vous n’aviez pas voulu franchir sans son avis. Mais c’était elle qui secouait la main. Pour refuser l’entrevue ou au contraire pour l’éterniser. Le singe ne la quittait pas. Il visitait vos poches. Par habitude, on les avait vidées. Ce qui l’irritait passablement. Il passait à l’intérieur, s’en prenait aux boutons dont il méconnaissait le mécanisme, la cravate l’intriguait et il n’y touchait pas, il avait détruit plusieurs chapeaux parce qu’on en portait rarement et il réclamait des cigarettes qu’il mastiquait en manipulant dangereusement un briquet, peut-être le vôtre, si vous aviez commis l’imprudence de ne pas l’oublier sur le siège de votre voiture où il le retrouverait immanquablement. Mais tout ceci n’était rien à côté de cette manie qu’il avait de vous tendre votre propre verre que vous veniez à peine de reposer sur la table basse où il était assis, face à vous, surveillant le verre, vos lèvres et ne renonçant jamais à cette image de vous qu’il était sans doute capable de perpétuer. Il était même venu au moulin et avait détruit les restes d’une fenêtre qu’il avait voulu ouvrir pour vous rejoindre sur la rive où vous vous entreteniez avec sa maîtresse qui, quand elle le voulait, avait une conversation des plus agréables. On tombait facilement sous son charme. Le singe vous rappelait à l’ordre. Le comte était plus discret. Il ne s’asseyait pas si son épouse vous recevez dans le salon particulier qu’il lui avait offert pour qu’elle en usât à sa guise. Dans les allées, ou sur les chemins, il suivait. Le singe était aux bras de la comtesse et vous ne le quittiez pas parce qu’il était en train de fouiller dans vos poches ou qu’il s’acharnait sur des boutons qu’il n’avait aucune chance d’activer sur votre chemise. Ou bien il était assis à l’angle de la table basse qui portait sa trace. Mieux valait qu’il s’occupât de vos poches ou de vos boutons. Sinon il vous regardait fixement et vous finissiez par lui adresser la parole. Ce qui le détendait. Et l’amenait au niveau du tapis où il dénouait le lacet de votre chaussure dans l’intention de baiser vos pieds. On ne souhaitait à personne de le rencontrer entre soi et le reste du monde où la comtesse vous faisait signe de la rejoindre pour s’entretenir avec vous. Heureusement, l’animal n’aimait pas la voiture dans laquelle vous étiez venu parce que vous ne commettiez plus l’erreur de vous rendre à pied à ces réunions sans lendemain. Il vous avait suivi une fois, et vous vous étiez perdu pour avoir cherché à le perdre. Évidemment lui savait exactement où vous ne saviez plus être et vous étiez loin de vous douter qu’il en savait plus que vous sur cette question d’ailleurs posée à vous-même. Il allait de branche en branche et traversait en vainqueur des broussailles où vous auriez vous-même achevé de vous perdre. Finalement, elle vous attendait dans une clairière que vous reconnaissiez immédiatement. — Il vous a fait tourner en rond, ce diable ! dit-elle simplement. Et il traversa la toile du paysage en direction du château. — Oui, oui, c’est par là, dit-elle. Et vous la suivîtes. Vous avez pensé à une femme des bois. Elle marchait plus vite que vous et vous avez bien failli la perdre de vue. Le singe était sur le toit. — Vous voyez ! dit-elle. Que vous était-il arrivé ? Vous ne lui avez demandé aucune explication. Vous êtes retourné sur le chemin, vous retournant une fois pour la saluer. Le singe redescendait. Il fallait craindre que tout recommençât. Il agitait les broussailles derrière vous. Vous avez mis les pieds dans votre rue, un quart d’heure plus tard, avec le sentiment d’avoir joué son jeu. Impossible de se rappeler en quoi il consistait également. La fois suivante, il n’était pas monté dans la voiture, bien qu’il eût entretemps dérobé le briquet. — C’est une chance, dit la comtesse une fois ou deux plus tard (comment s’en souvenir ?), il n’aime pas les voitures. Ils pouvaient donc s’en aller sans lui. Il remontait sur le toit et observait la route où la voiture apparaissait cinq minutes plus tard. Ensuite il s’accrochait à la boule d’amortissement du fronton où il habitait et il attendait leur retour, qu’il plût, qu’il ventât, qu’il neigeât même, il se transformait tout ce temps en diable immobile et on ne pouvait s’empêcher de penser aux diableries qu’il inspirait. Vous ne vous êtes jamais approché du château dans ces conditions. Vous avez toujours su si la comtesse était en voyage ou en promenade. Elle vous avait prévenu, le singe ne l’accompagnait jamais. Le comte songeait pourtant à s’en débarrasser. Le gérant lui avait même fixé un ultimatum. — Le singe ! s’était écrié son chasseur. Et le comte lui avait donné une date sans lui dire d’où il la tirait. De son bureau, le gérant observait l’intranquillité du chasseur qui observait les toits d’où le singe observait la route. Roberte était arrivée sur ce. Et le singe, descendu des toits avec une rapidité qui fit pâlir le chasseur, déchira sa robe sous les yeux du gérant épouvanté. Son petit cri étonna le singe. Roberte était par terre et se plaignait. Le chasseur visa. Roberte fut assourdie par le coup de feu. Le cadavre du singe lui parut parfaitement irréel. Le gérant la conduisait à l’intérieur du château, soutenant la robe qui menaçait de tomber à ses pieds. — Mon mari (moi) est à la recherche de nos filles, dit-elle pour changer de conversation. — Vous avez amené vos filles ? dit seulement le gérant. Roberte lui arracha les lambeaux qu’il lui tendait. — Je leur avais dit de se tenir tranquilles, dit-elle en s’asseyant. — À leur âge ? dit le gérant. Mais que savait-il de leur âge ? À ce moment, le chasseur entra sans frapper. Il montra la bourse de plastique où le singe continuait de saigner. Roberte ferma les yeux. La porte grinçait derrière elle. Luttaient-ils à cause d’elle ? Mon Dieu qu’est-ce que c’était que ce singe ? Le gérant n’avait pas été clair à ce sujet. Il cherchait la clé de la chambre de la comtesse. Finalement, il lui proposa un de ses propres costumes. Elle refusa, continuant de nouer la charpie pour en faire une robe. Il en possédait une qui lui irait à merveille. — Une robe ? dit Roberte. Le chasseur avait un sourire cristallin. — Le mieux est de l’enterrer, dit-il. Ou de le jeter dans le lac. Il y avait même un morceau de robe dans la bourse où le singe se vidait. Le gérant ne cachait pas son impatience. Il brisa un cure-dents. — Enterrez-le plutôt, dit Roberte. Cette idée de le jeter dans le lac ! Mais dites-lui donc qu’il l’enterre ! Le chasseur ne bougeait pas. Il n’avait pas l’intention de l’enterrer. Il avait plutôt l’idée de le jeter dans le lac. Il pleuvait. Et puis les chiens pourraient le flairer un de ces jours. Ils avaient donc des chiens, pensait Roberte. Une meute pour les jours de chasse. Il lui semblait les entendre hurler. Et les filles que je ne trouverais pas comme d’habitude. Et le temps que je lui prenais et que le gérant voulait mettre à profit pour lui révéler son intimité majeure. L’âge des filles n’était pas un secret. Mais pourquoi Lucile entretenait-elle sa sœur dans des aventures qui finiraient par les détruire toutes les deux ? Lucile était une garce. Elle allait toujours trop loin. Et Léopoldine la suivait pour se mettre à sa hauteur. Toujours plus haut. Jusqu’à révélation de l’être. — Je l’enterre sous votre responsabilité, dit le chasseur en sortant. — Et sous la pluie, dit le gérant en revenant à Roberte. Vous ne voulez vraiment pas que je vous prête ma robe ? Nous avons la même taille ! Roberte regarda l’œil clair qui l’éternisait. — Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, disait le chasseur dans le couloir. — Je n’insiste pas, dit le gérant. Il regrettait maintenant l’incident en termes plus distants. — C’est absurde, dit-elle, nous nous sommes séparés dans le bois, je ne comprends pas. Le singe était une anecdote. Il lui offrit un verre de liqueur qui l’indisposa. Elle était grisée et se le reprochait. Il assista tranquillement à cette lutte, feuilletant les pages du contrat de vente. Proposer un autre verre l’émoustillerait. Il y renonça lentement. Il avait toujours du mal à renoncer à ce qui, même pendant une infime durée, lui avait paru nécessaire. — L’histoire ne se termine pas ici, dit-il. Nous la continuons à notre manière. Elle rétorqua : — Je me fiche de cette histoire ! regrettant aussitôt ce qu’il ne pouvait prendre que comme le début d’une confession et en effet il adopta la posture tranquille de l’interlocuteur chargé de canaliser dans le sens de l’intelligibilité (et à son usage dans ce cas) le flux d’une esthésie dont il croyait, à tort ou à raison, posséder la connaissance des mécanismes et des matières premières. Mais elle se taisait. Sa robe déchirée la ridiculisait. Elle n’avait refusé la sienne que parce qu’il l’avait choquée. — Mon secrétaire est aux champignons, dit-il. Il n’y connaît rien ! Roberte : Il leur trouvera une excuse. Il les adore. Quelle idée de leur avoir permis de s’égarer ! Le lapsus ne l’éveilla pas de son intranquillité. Quant à lui, il commençait à s’ennuyer. — Une goutte seulement ? finit-il par dire. Elle leva un doigt. Il ne comprit pas. Ses sourcils formaient maintenant deux demi-cercles qui se touchaient. Il haïssait cette crispation mais il lui arrivait d’oublier qu’il devait en redouter les effets. Elle le regardait sans y croire. De blancs cristaux descendaient du goulot. Il tenait le bouchon en l’air dans l’autre main. — Non, non, fit-elle enfin et elle eut un geste de la main et de la tête pour exprimer les flottements où la laissait encore le premier verre. Il se servit. Le bouchon recueillit la dernière goutte, celle qu’on ne boit pas, dit-il. Elle sourit. Lui avait-il vraiment proposé SA robe ? Elle se demandait si elle n’avait pas rêvé. Il lui avait offert d’utiliser son cabinet de toilette et elle était entrée dans une blancheur géométrique où elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait. Le miroir lui renvoya un portrait fidèle. La lumière électrique d’une fausse fenêtre flattait peut-être un peu le profil où son nez aquilin était le maître d’œuvre de son expression. Le singe s’en était pris au corsage. Il lui avait griffé les seins. Elle en humidifia la peau. Il avait lui-même ouvert le robinet d’eau chaude et il avait posé une serviette sur le bord du lavabo en la priant de prendre son temps. Il lui recommandait même d’en abuser. Elle avait perdu la broche de ses cheveux. Le chasseur la retrouverait plus tard, en revenant du lac. Que voulait suggérer, en admettant qu’il lui avait adressé ses dernières paroles, ce moulin par-dessus quoi il jetait son bonnet ? Lucile (la comtesse) ne manquerait pas d’achever l’histoire du singe comme elle savait inventer toutes les fins qu’elle entreprenait sous l’influence des autres. N’avait-elle d’ailleurs jamais agi autrement ? — Un neveu ? avait-elle dit au téléphone. Un neveu qui n’est pas ton fils ! Et elle s’était empressée d’ajouter : — Vous amènerez les filles, bien sûr. C’était une question. Posée par elle, il y avait de quoi redouter qu’elle se satisfît de la réponse. Un non ne l’eût pas seulement désappointée. Elle n’aurait pas accepté de passer ce dimanche hors des limites du château et de sa contrée. Traverser cet écran protecteur, ce qu’elle n’entreprenait jamais sans la compagnie du comte qui se montrait patient et surtout clair au moment de lui expliquer le sens de leur éloignement, pouvait finalement l’abandonner aux prises et aux hasards d’un tournoiement qui se finissait toujours en hallucination et en effondrement de l’hallucination. — Oui, dit Roberte, les filles... elle ne termina pas parce que sa belle sœur laissait exploser une joie sans retenue. Dans l’écouteur du combiné de téléphone, cela se traduisait par des borborygmes traversés de cris pareillement intestinaux. Le comte saurait mettre ce bonheur à profit pour lui faire accepter l’idée d’une promenade qui serait l’exacte réponse à la seule exigence du gérant qui ne pouvait tout de même pas négocier l’achat de la Tour en présence d’une folle. C’était le terme qu’il avait employé. Ce n’était pas la première fois qu’il la traitait de folle. Le comte n’admettait pas cette intrusion verbale dans la matière conjugale dont il n’avait jamais été le maître puisqu’elle était la maîtresse absolue. On l’imaginait assez mal montant le corps long et gracile de la comtesse. Ou on imaginait trop. La nature leur refusait l’enfant qu’ils désiraient autant l’un que l’autre. Et, justement, la folie de la comtesse était un obstacle définitif à toute tentative de se procurer, légalement ou non, l’enfant dont il avait maintenant un besoin douloureux. Il lui avait promis de l’amener voir son neveu, si la mère toutefois ne s’y opposait pas. Il ne manquait qu’une goutte pour faire déborder le vase de son bonheur. Elle prit l’allusion pour un compliment et passa deux bonnes heures à se pomponner dans la salle de bain. Elle en sortit en disant d’une voix triste mais ponctuée par la colère qu’elle ne pouvait pas cacher : — Je ne veux plus retourner là-bas ! — Retourner où, ma chère ? demanda-t-il avant de se mordre la langue. Elle sembla sur le point de pousser le cri que sa chair lui inspirait. Il sauta du lit et courut l’embrasser. Il embrassait son ventre nu si elle ne s’agenouillait pas pour recevoir ses baisers sur la langue. — Il l’a eu, finalement, son fils ! grogna-t-elle. — Tu m’avais promis d’être heureuse, lui dit-il sans conviction. — Heureuse ? Moi ? Heureuse et inutile ? Comme tu m’aimes ? Elle entra dans le lit. Il s’assit sur le tapis au pied du lit. Elle voyait le haut de son crâne chauve. — Heureuse et utile, dit-il enfin, tu sais bien comment je t’aime. — Oui, je le sais, dit-elle. Elle savait tout de lui. En échange, il la protégeait. Le singe gratta à la porte. Il a encore brisé un carreau, dit-elle. Il se leva et s’approcha de la porte. — Tu m’avais promis de coucher avec moi, ce soir, dit-il en posant sa main sur la poignée. — N’ouvre pas, dit-elle. Coco ! retourne dans ta maison ! Coco gratta encore la porte. Il devenait frénétique. Il s’en prendra aux meubles, dit le comte en cueillant un coussin au passage. Il ouvrit la porte de la chambre voisine. Elle l’entendit se jeter sur le lit. Elle se leva, ferma cette porte en lui souhaitant une bonne nuit (il ne répondit pas et elle n’attendit pas la réponse) et entrouvrit celle que le singe (Coco) grattait avec détermination. — Va-t-en ! dit-elle. Retourne dans ta maison. Il se tranquillisa et cessa de gratter. Elle caressa sa tête grise. Promettait-il de se tenir tranquille si elle le laissait dormir au pied du lit ? Elle devait se lever tôt demain. — Mon Dieu ! se dit-il. Mais c’est déjà dimanche. Elle calcula le nombre d’heures que la nuit durerait encore. Le singe écouta le chiffre et le commentaire qu’elle ne concluait pas. Elle était entrée dans un de ces bavardages qui n’en finissait pas. Dans l’autre chambre, le comte respirait à peine sous le coussin qui amortissait les franges de ce discours insensé. Il s’enfonça encore dans l’édredon, dans cette région du lit où il trouvait généralement le sommeil. Mais la voix de Lucile traversait tous les écrans. Il le savait par expérience. Le singe semblait apprécier la phrase interminable qu’elle semblait reprendre où elle l’avait laissée. Elle lui trouva un pou et elle le prit par la main pour le situer à une distance respectable du lit, tout en parlant, ivre d’adjectifs où les autres mots semblaient trouver une mort méritée. — Coco pas bouger ! dit-elle en levant un doigt que le singe regarda en grognant. Ce seul geste l’irritait jusqu’à l’exaspération. Elle le tenait en l’air la seconde nécessaire à sa déroute. Coco prévisible et utile. Coco nécessaire ou inévitable. Le comte cherchait plutôt à se prendre les pieds dans un rêve où il était le chasseur, Coco jouait le rôle d’un chien qui montait à cheval et jouait du cor de chasse, et Lucile, nue et désespérée, disparaissait dans un sous-bois fantastique pour ne plus être la bête qu’elle redoutait de devenir. Il sursauta sous l’édredon. Le rêve l’avait à peine effleuré. Coco ! Coco ! Coco cherchait à briser un carreau de la fenêtre parce que la porte était fermée. Son poing martelait un vitrail de prix. Le comte sauta du lit pour aller à la rescousse d’un bien qui ne lui appartenait plus en propre. Il ouvrit la porte sans s’annoncer. Le vitrail vola en éclats. — Coco ! dit-elle. Le vent ! La pluie ! Je ne supporte pas qu’on me mente ! Le singe enfila l’ouverture qu’il venait de pratiquer dans la fenêtre. Il atteignit la corniche et disparut sur les toits. Coco invisible ! Le comte tira les rideaux. — Puis-je te regarder ? dit-il avant de se retourner. Il n’avait pas attendu sa réponse. Il avait tellement désiré la surprendre. Le roulement incessant de sa voix était la cause d’une nausée abrutissante. Le rêve où elle redevenait l’essence même de la nature n’y était pour rien. Il la cherchait encore malgré lui. Elle se torturait. Il caressa ses cheveux. Il lui conseillait de dormir en vue de la promenade du lendemain. — Nous sommes demain, dit-elle pour conclure son soliloque. Il se sentit libéré mais demeura à sa portée. — Coco brisera tous les carreaux de ce château où je suis née ! Il brisera le peu d’amour. Il retournera d’où il vient. Il la regardait. La caressait. Implorait. — Je ne veux pas changer, dit-elle. Tu ne me l’as jamais demandé. Promets-moi de me le demander. Il promit. Coco pirouettait sur le toit. On entendait le raclement de ses griffes sur le zinc. Personne ne dormait. Le chasseur veillait sur le perron du pavillon qu’il habitait hors saison. La chasse ouverte, il dormait dans une dépendance du château où l’on conservait des vieilleries en attente de restauration. Comment expliquer cette accumulation autrement que par la richesse ? La richesse au moins ne s’explique pas. Et la pauvreté explique tout, sauf cet encombrement qui peuplait ses rêves malgré lui. Bon chien chasse de race. Son nom le prédestinait à la chasse et non pas son père, dont il avait de bonnes raisons de douter qu’il fût aussi l’auteur de ses jours. Il n’avait pas oublié les coquetteries de sa mère. Il en rêvait encore. Mais la nuit, le singe le réveillait au milieu d’un champ de rêve où il pensait n’avoir qu’à se baisser pour satisfaire ses désirs. La fleur en question résistait à l’arrachement (il ne cueillait pas) juste le temps de prendre conscience qu’il était une fois de plus réveillé par ce maudit singe qui avait un nom (le prononcer en pleine nuit, dirigeant le porte-voix vers les toits, eût trahi son insomnie et expliqué les cernes bleues de ses yeux noirs). — Au diable ce diable et sa cour ! fit-il en rejetant la couverture qui tenait ses jambes au chaud. Il avait un chat. Le singe inquiétait le chat et le chat ne touchait jamais le sol. Il était toujours en l’air, maître du chemin qui pourrait conduire le singe jusqu’à lui. Le singe s’y risquait quelquefois. Il s’égratignait sur les grilles, dérapait sur les murs, redescendait en catastrophe les créneaux d’une palissade où il laissait la trace de sa fourrure. Cris des bêtes. On n’en comprend que le sens. Mais le singe savait longer à deux mains les mâchicoulis des encorbellements que le chat empruntait en funambule. — Drôles d’oiseaux, pensait le chasseur en se laissant aller à recueillir au moins une des gouttes de ce bonheur facile. Le singe l’évitait. Et du coup il avait toujours l’impression de l’avoir dans le dos. Ces retournements inquiets, incalculables, imprévisibles surtout, lui donnaient des allures de bête et on se moquait de lui sans rien savoir des origines de la métamorphose, ou bien on s’aventurait dans des voies sans issue qui pesaient lourd sur le personnage. Chacier, qu’il s’appelait. — Un vieux français, disait Constance en le taquinant. Elle avait ce pouvoir et ne se privait pas de l’exercer sur les autres. Elle lui avait parlé du singe en prenant soin de n’utiliser ni termes savants ni concepts qui l’eussent dérouté. Il aimait bien les leçons de Constance. Il lui apportait du gibier qu’elle cuisinait à merveille. Ou des objets empruntés à la remise le temps d’un éclaircissement qui enrichissait au moins son vocabulaire. Les mots étaient son tourment. Le singe était un mot facile à retenir. Le chat conservait son mystère. La comtesse venait quelquefois le caresser sur le perron du pavillon où il ajustait des culasses. Il s’entourait d’outils et elle adorait les manipuler pour en deviner l’utilité. Elle se trompait le plus souvent et il ne trouvait pas les mots d’une explication cohérente. Elle amenait le singe ou il la surveillait depuis les toits. Chacier frissonnait en pensant au chat. Il n’aurait pas aimé cette vie. Il se serait volontiers passé de la pensée. Le contact de la nature lui aurait suffi. Le contact, cet effleurement à vif, et non pas la pénétration dont la comtesse tentait de lui inculquer la théorie. Elle s’énervait, mélangeait les outils ou menaçait de jeter une vis ou un pontet dans l’herbe où il ne les retrouverait pas. — Ne terminons pas cette histoire, disait-elle en pirouettant dans la clarté propice du perron. Il l’avait échappé belle. — Si cela arrive, lui avait dit le comte à qui il avait confié le désarroi où la comtesse le plongeait quelquefois, n’en parlez qu’à moi-même. Il voulait dire qu’il interdisait qu’on en parlât à la comtesse. Il en parlait à ses compagnons, ce qui les amusait et les poussait à renouveler la tournée. Et de tournée en tournée, il perdait le sens de sa critique. Le comte devait bien le soupçonner d’être à l’origine des bruits qui arrivaient à ses oreilles. Il ne le lui reprocha jamais. Il ne se serait pas permis une pareille intimité avec un chasseur qui n’était pas le fils du chasseur auquel son propre père accordait toute sa confiance. Mais la comtesse ne l’ennuyait pas. C’était une femme intelligente malgré le grain de folie qui la rendait incohérente au moment d’entretenir une relation à l’autre sans l’aide que l’autre lui refusait justement parce qu’elle était folle. Ces idées le faisaient frissonner. Il ne se voyait pas dans un de ces rôles. Ni dans le rôle de la comtesse, qu’il eût interprété avec la torpeur d’un débutant, ni dans la peau des autres dont il connaissait trop bien la consistance pour la trahir sous prétexte qu’elle avait l’avantage de la première réplique. Il lui arrivait même d’entrer dans le pavillon. Elle en faisait le tour. Le singe était sur les toits ou assis sur une marche du perron. Elle l’appelait si elle avait découvert quelque chose qui l’eût intrigué à ce point qu’elle en riait aux éclats, se laissant tomber dans le sofa où lui (Chacier) ne couchait jamais de peur d’y laisser son odeur de vieille peau. Le singe pouvait la haïr. C’était assez facile à imaginer, cette haine de l’autre qui prétend s’approprier tout le bonheur à vos dépens. Chacier les voyait par la fenêtre. Le singe était assis sur la table basse. Il n’avait pas trouvé l’étui à cigarettes sinon la comtesse se serait follement amusée et le singe aurait dépassé les limites de l’indécence. Le chat veillait, pelotonné dans une suspension dont il avait escaladé le macramé poussiéreux. Il oscillait au rythme des battements de son cœur ou de sa respiration. Chacier jubilait. Cette agitation le déroutait, certes, mais elle faisait partie de son existence autant que les silences peuplés de regards auxquels la forêt le soumettait quand il en préparait la description que le comte attendait de lui. — Vous devriez avoir un chien, lui dit un jour la comtesse, puisque vous n’êtes pas fait pour posséder un singe. — Il ne faut pas aimer les chiens, répondit-il. Et elle voulut qu’il s’expliquât. Il n’affirmait jamais rien à la légère. Et il lui parla du comportement des chiens. — Les chiens ne m’intéressent pas, finit-elle par dire. Mais vous en parlez savamment. Et il craignit en suivant qu’elle se lançât dans l’exposé de sa science des singes ou de ce singe en particulier. Elle attendait peut-être qu’il le lui demandât. Elle adorait provoquer ces attentes. Il ne se soumettait pas. Il eût été incapable de la contredire. Jamais il ne prendrait le risque de la détruire encore un peu. Et il ne souhaitait pas cet anéantissement bien qu’il le sût inévitable. Il avait peut-être pitié d’elle. Pourquoi pas cette pitié à la place d’un cri d’admiration qui pouvait passer pour une déclaration d’amour ? Les jours où ils partaient en promenade (c’était presque toujours un dimanche et ils s’en allaient tôt le matin, il aimait ces matins de givre ou de tiède rosée), le singe ne descendait pas du toit. Il mettait le nez à la fenêtre pour regarder ce qui se passait dans l’allée ou simplement pour regarder le ciel s’il tonnait, ventait, pleuvait, neigeait, ensoleillait. Sinon le temps était gris ou passablement doux. Cette présence incessante occupait Chacier même dans les moments où son travail exigeait la plus grande concentration. Il n’aurait su dire d’où venaient le singe ni l’idée du singe. On ne lui avait pas demandé de s’en occuper comme il s’occupait des chiens. On le lui avait présenté comme un membre de la famille. La ressemblance avec le comte était frappante. Mais le singe allait nu. C’était toute la différence. Tandis que le comte soignait son apparence et qu’il était affable. Le singe pouvait mordre. Les chiens le haïssaient. Plus d’une fois, il avait fallu le chasser à coups de pierres de la grille du chenil où il les excitait sciemment. Chacier avait lancé ces pierres sur le conseil du comte qui déclara plus tard à la comtesse qu’il n’avait rien ordonné et qu’il lui avait simplement semblé que quelqu’un devait agir. La comtesse s’était interposée entre les deux hommes. Elle tournait le dos à Chacier et il pouvait sentir son odeur de châtaigne. Le comte admettait qu’il avait eu une mauvaise idée mais pourquoi l’avait-il exprimée devant un chasseur incapable de se rendre compte qu’il agirait mal (aux yeux de la comtesse) s’il lançait les pierres que le comte n’avait pas encore ramassées sur les bords de l’allée où ils se tenaient à une distance respectable du chenil et du singe qui en ameutait les hôtes outragés ? — Vous faites des phrases, dit la comtesse. Le comte grimaça. — N’avez-vous donc pas réfléchi ? dit-elle en se retournant. Il sentit la chaleur de son haleine. — Je ne réfléchis jamais, dit-il. Il commençait par l’insolence. Ensuite il mettrait tout son talent au service d’une entreprise d’adoucissement de l’agacement qu’il provoquait pour la vaincre. Le comte trottinait sous les arbres en compagnie du chat qui tenait dans sa gueule un bouchon de bouteille. — Vous ne réfléchissez jamais ? dit-elle. Elle était très douce. Elle n’entrait pas par la porte de la colère. Elle empruntait les passages étroits de l’attente. Il se sentit sur le point de dénoncer l’inconstance du comte. Elle apprécierait peut-être une critique fidèle à la réalité qu’elle connaissait sans doute mieux que lui. Peut-être. Sans doute. Il hésita. Juste le temps pour elle de le dénoncer. — Vous ne trouvez pas que j’ai raison ? lui demanda-t-elle en lui prenant le bras. Il ne répondit pas, ce qui valait un oui, vous avez raison, le comte a tort et la prochaine fois je prendrai le temps de réfléchir. — Monsieur est un enfant, dit-elle. Elle l’entraînait vers le bassin où le soleil rutilait. — Monsieur ? dit-il comme s’il commençait une phrase, mais sa voix monta, contre sa volonté qui était de dire la vérité. L’interrogation le sauvait de l’attente où elle avait l’intention de le noyer. — Oui, Monsieur, dit-elle, sans qu’il sût si c’était une question (le début d’une phrase qu’elle le chargeait de continuer) ou si elle concluait dans le même sens que lui. Le singe était dans l’allée. Il suçait des trèfles. Chacier frémit. — Caressez-le donc, dit la comtesse. Encore un conseil. Il hésita. — Je vous assure qu’il ne vous en veut pas. Vilain Coco qui n’aime pas les chiens et que les chiens n’aiment pas. Aimez-vous Coco comme je l’aime ? Elle lui prit la main. Une morsure lui eût donné raison, mais il se résigna. Le singe était doux. — Vous voyez ? dit la comtesse. Vous n’êtes pas un chien. Il rit. Et elle était heureuse qu’il eût compris la leçon. La ressemblance était fâcheuse. Cet ennui commença de le miner. Le comte revint. Il conservait la distance. — Vous l’avez amadoué(e) ? dit-il. Chacier bafouilla quelque chose. Le singe sauta sur le rebord du bassin et se pencha pour boire. — Il boit comme un chien et rit comme un homme, dit le comte en imitant les deux grimaces. Le chat jouait à ses pieds. — Vous veillerez donc à ce que le singe ne s’approche pas du chenil, dit le comte. — Oui, Monsieur, dit-elle. Chacier n’aima pas cette complicité. Sa vie devenait incommode. Une fois de plus. Il n’y pouvait rien. Le singe les arrosa. Le chat disparut. Le comte s’était réfugié derrière la comtesse qui suppliait Coco. Chacier ne bougea pas. L’épaule de la comtesse touchait la sienne. — C’est une géante, pensa-t-il sans tenir compte que lui-même ne dépassait pas la taille moyenne des hommes. Le comte se glissa entre eux. Il grimaçait encore. Cette fois il s’agissait des reproches qu’il adressait au singe sans les prononcer. Chacier se surprit à tenter de déchiffrer ce que les lèvres articulaient sans la voix. Puis le singe entra dans l’eau, entouré de gerbes étincelantes. La comtesse l’exhortait. — En hiver, le bassin est gelé, dit le comte. Le regard de Chacier se troubla. Il pensait à autre chose. La comtesse voulait savoir. — Autre chose ? dit le comte. Autre chose que quoi ? Chacier pâlissait. Le singe tourbillonnait dans l’eau. Il criait peut-être. — Rentrons, dit le comte. Chacier fit un demi-tour sur place. Au bout d’une minute, il s’aperçut qu’il suivait le comte et que la comtesse les avait lâchés. — Dites-moi, Chacier, cette autre chose, ce passé, votre énigme, une blague, n’est-ce pas ? Chacier eut un geste évasif. Le comte s’était arrêté pour le toiser. — Vous vous trompez au sujet de la comtesse, dit-il. C’est une femme admirable, en dépit du bon sens, je vous l’accorde, mais admirable tout de même. Chacier continuait de marcher. — Je n’ai pas dit le contraire, dit-il lentement. — Le contraire ? fit le comte. Mais qui vous parle du contraire ? Il l’avait rattrapé et marchait maintenant à son côté. — Je n’ai rien dit, précisa Chacier. Le comte grommela. Ils arrivaient au chenil. Les chiens adorent le comte. Il les domine. Le regard, la voix, ce que la peau exhale de vos sentiments réels. Le comte passait pour un maître en la matière. — Mais bien sûr, dit-il en longeant la grille, je vous suis inférieur. Les chiens léchaient ses doigts boudinés. — La comtesse le sait, dit-il. Et reprenant son souffle, il ajouta : — Elle me l’a avoué. Chacier perdait pied. Il dialoguait rarement, sauf aux cartes, où il était champion, et avec les femmes, auxquelles il mentait. Peu importait qu’il mentît à ces femmes pour parler avec elles. Il y pensait peu (à ces mensonges) pendant qu’il leur parlait et ensuite il n’y pensait plus ou s’il y pensait, c’était à titre d’exercice de la conversation. La comtesse savait cela aussi. D’où le tenait-elle ? Le comte ne voulait pas la trahir. Il ne la trahissait jamais. Et il lui mentait aussi souvent que c’était nécessaire. — Elle a reçu des confidences, dit-il. Il ne précisait toujours pas le sens de sa pensée. Chacier se taisait. — Je ne vous envie pas, dit le comte. De quoi parlait-il ? Où voulait-il en venir ? — La fidélité est le pire des mensonges, déclara-t-il sur le perron qu’il gravissait en même temps qu’il développait cette étrange conclusion d’une conversation inachevable. Il claqua la porte ou la porte claqua. Chacier avait seulement posé un pied sur la première marche. Le singe l’avait rejoint. Il était juché sur la main courante de la balustrade, luttant contre l’oblique, la patine. Il cherchait son regard. S’il le regardait bien en face, il entrerait dans cette conversation où les mots (les siens) n’avaient plus de sens tandis que les cris du singe passeraient pour compréhensibles. Étrange tableau d’un théâtre écrit pour le tableau et non plus pour le théâtre. Le singe glissait lentement sur la patine, sur l’oblique. Il tendait une main (une patte) vers la potiche où fleurissait un rosier et Chacier était appuyé sur le socle, un pied sur la contre-marche et l’autre dans le gravier de l’allée. À l’autre bout de laquelle la comtesse s’était arrêtée pour les observer. L’ombre d’un blanc noyer la dissimulait. Elle était au théâtre. Le banc en plein soleil. Elle y renonça, frissonnant dans l’humidité tremblante de ce qui pouvait être un matin (on ne s’en souvient pas) ou une fin de jour (on s’en souviendrait). Le singe se cala contre la potiche. Il regardait à travers le rosier, ne touchant pas aux tiges, s’efforçant de rencontrer le regard de Chacier qui n’avait jamais vu un singe de sa vie, en tout cas pas un de cette espèce. Il semblait parler au singe. Évidemment (pensa la comtesse), le comte était à la fenêtre et il observait toute la scène, le singe et Chacier sur la scène, et elle dans l’orchestre d’une ombre qui n’avait plus de secret pour lui. — Qu’est-ce qu’il veut ? Que je me donne en spectacle ? Elle franchit l’éblouissement qui la séparait du banc. Assise, elle paraissait plus réelle. Le comte l’observait d’une des fenêtres du deuxième étage. Oblique on peut dire presque parfaitement parallèle à l’oblique de la rampe, pensa Chacier. Eux et moi. Il fit un pas dans l’allée. Le singe sauta sur une marche. Sa chaînette cliqueta. Chacier se retourna. De l’or. Avec son nom gravé. Sa date de naissance. Un baptême noir. Sacrifice de la dernière fertilité. Elle ne veut pas porter l’enfant qu’il est en mesure de lui donner. Hystérie d’une fécondation avortée. La femme à qui on ne ment pas. Il entra dans le soleil de l’allée. Elle se leva à son passage, appela le singe qui couinait derrière lui comme une peluche, cliquetant la chaînette d’or, lui un peu dérouté par la gravure qu’il imaginait et imaginant la pierre tombale (à la place du corps) et son frontispice allégorique. Pourquoi une allégorie à cet endroit-là ? Il avait acheté au comptant une concession assez coquette dans le cimetière de son village. — Vous avez un village ? dit la comtesse avec cet air rêveur qui finissait de le dérouter. Elle avait raison. Le cimetière n’appartenait à personne. Et le village était une propriété privée. Le travail comme bien commun ? La pauvreté qu’il nourrit. Et le temps perdu qu’il n’achète pas au moment d’en posséder la valeur. La parcelle de terre était entourée d’une grille qu’il avait lui-même forgée dans l’atelier d’un serrurier de sa connaissance. — Oui, oui, fit la comtesse. Le singe marchait devant eux, secouant la broussaille des côtés ou pataugeant dans la rigole des fossés. La pierre était couchée dans un jardin, un peu à l’écart du potager, entourée d’herbe, face au ciel. Un coup de burin avait commencé son nom. Entreprise de destruction. — Je n’avais pas compris que c’était vous le mort, s’était excusé le lapidaire. — Pierre précieuse en effet, dit la comtesse. Pourquoi lui racontait-il ce que le singe n’aurait pas compris ? Comme il ne disait plus rien, elle prit la parole pour lui parler de la

 

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