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Un concours d'ignominie - Pottsville, 1280 habitants de Jim Thompson
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 Article publié le 7 mai 2017.

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Rarement un livre aura autant mérité l’étiquette de « roman noir ». Dans Pottsville, 1280 habitants(1)de Jim Thompson, publié en 1964 aux États-Unis, même un lecteur averti, sachant par expérience qu’il convient de ne pas se fier aux apparences, tombe de haut, se voit détrompé à chaque page et finit échaudé comme un chat que la prudence aurait abandonné. Les braves se révèlent être des monstres, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre et quand les masques tombent, il ne reste que des faces hideuses qui vous contemplent avec un horrible rictus, à la manière des personnages de James Ensor. Cela vous laisse un goût amer en bouche et une impression d’indicible écœurement. Sans doute est-ce ce qui a séduit Bertrand Tavernier qui, avec Coup de torchon, sorti en 1981, adaptait librement le roman de Thompson en transposant l’action en Afrique-Occidentale française, juste avant la Seconde Guerre mondiale. C’est toutefois du livre que nous parlerons ici.

 

L’action se déroule en 1917, dans ce Sud des États-Unis, qui a si souvent inspiré les écrivains, de Faulkner à Tennessee Williams. Pottsville est une bourgade sans âme, aux rues détrempées dans lesquelles les moins pauvres se déplacent en boghei. Quelques planches surélevées tiennent lieu de trottoir. Les habitants sont affreux, sales et méchants. Les gamins sont vêtus de hardes confectionnées à partir de vieux sacs de farine. À partir de douze ans, comme leurs parents, ils mâchent du tabac à chiquer et crachent un jus noirâtre. Durs à la tâche, ces bons chrétiens sont sans pitié pour les faiblesses d’autrui. Bien malavisés, ils ont confié le maintien de l’ordre à leur shérif, Nick Corey, personnage central du roman, pour lequel le terme de « héros » s’avère des plus inappropriés.

Dans ce récit à la première personne, le shérif berne un temps le lecteur comme il dupe en permanence la population de Pottsville. Qui se méfierait d’un homme qui passe sa vie à dormir, à manger et à faire l’amour ? On le croit donc d’abord débonnaire, inoffensif comme les paresseux et sympathique comme les jouisseurs. On le découvre finalement fourbe, malhonnête et cynique, rançonnant les proxénètes, tolérant l’injustice si le rétablissement de la justice doit le priver de son bon plaisir. Une de ses maximes n’est-elle pas « il est plus agréable de tourner le dos aux ennuis que de les regarder en face » ? Il est prêt à jurer n’importe quoi sur une pile de bibles pourvu que ses concitoyens ne le chassent pas comme les « Boulecheviques » viennent de chasser le tsar. Il excite les vantards pour les pousser à l’excès qui leur sera fatal, leur déroule le tapis rouge, dans l’espoir qu’ils se prennent les pieds dedans. En bon psychopathe, il élimine tout ce qui fait obstacle à son bon vouloir. Dénué d’empathie, il impute aux autres les meurtres qu’il a lui-même commis, des innocents dussent-ils le payer de leur vie. Il n’y a guère qu’au lecteur, régulièrement pris à témoin, que Nick Corey confesse ses bassesses – une intimité guère flatteuse pour le lecteur dont l’indulgence implicite présuppose une abjection commune. Il faut dire que, lorsqu’il regarde autour de lui, le shérif a quelques raisons de supposer que l’ignominie est la chose la mieux partagée. 

 

Brutes, sadiques, racistes, Tartufes, sans oublier un violeur de truies, c’est une humanité tarée et pervertie que dépeint Jim Thompson dans un tableau de l’Amérique rurale dont la noirceur préfigure Le diable, tout le temps de Donald Ray Pollock ou Incandescences de Ron Rash. La femme battue est plus ignoble encore que le paysan qui la rosse. On organise des combats de chiens de chasse pour assouvir son sadisme. On tire sans états d’âme sur les ouvriers du textile ou les cheminots en grève.

Dans ce Sud raciste qui voit d’un mauvais œil l’abolition de l’esclavage, certains Blancs affirment sans ciller que les « nègres n’ont pas d’âme parce que c’est pas vraiment des gens »(2). Ken Lacey, le shérif d’une localité voisine propose donc très logiquement de déduire les Noirs des 1280 âmes que compte théoriquement Pottsville. À la fête foraine, c’est sur un vrai Noir en chair et en os que les joueurs doivent lancer les balles au jeu de massacre pour remporter un lot. Plus affligeant encore, les Noirs considèrent leurs semblables avec le mépris et la férocité que les Blancs manifestent à leur endroit. Ils dénoncent mutuellement leurs forfaits pour s’insinuer dans les bonnes grâces des « maîtres », allant jusqu’à traiter leurs frères de race de « sales nègres », dans une pathétique haine de soi. On en viendrait presque à trouver sympathique Nick Corey qui, ayant été allaité à la mort de sa mère par une nourrice noire et ayant goûté aux charmes des femmes de couleur, refuse à la fête foraine de lancer des balles sur de pauvres Noirs car il sait pertinemment que les Noirs ont une âme. Cela n’est peut-être pas le cas de ces braves chrétiens qui se pressent le dimanche à l’église avant que de retourner se saouler et lyncher de pauvres diables.

Au milieu de cette humanité abrutie, le shérif détonne par sa lucidité. Il sait que l’histoire de l’humanité n’est qu’une longue traînée de sang qui s’étend à travers les siècles, depuis « ces cérémonies que nous raconte l’histoire ancienne, ces grandes processions où tout le monde rit et fait l’idiot et s’amuse comme un fou, et à la tête du cortège il y a un type qu’on va sacrifier pour faire plaisir aux dieux. Il sait qu’il va se faire découper en rondelles au tranchoir de boucher, alors il n’est pas pressé d’atteindre l’autel »(3). Les habitants de Pottsville ne sont donc ni pires ni meilleurs, car de tout temps, les hommes se sont cherché des boucs émissaires, tenant « les Juifs ou les Noirs pour responsables de toutes les calamités qui leur tombent sur la tête »(4). En parfait cynique, Nick Corey profite de cette bassesse. Un homme veut-il se présenter contre lui pour le poste de shérif qu’aussitôt il sous-entend que son rival ne serait pas tout blanc. La rumeur fait le reste car « on trouve toujours des gens prêts à salir un honnête homme, même s’ils n’ont pas le début de preuve de quoi que ce soit »(5). On comprend mieux pourquoi Corey passe son temps à somnoler, le chapeau rabattu sur le visage, plutôt que de protéger ses concitoyens. Nul ne mérite qu’on risque sa peau pour le sauver. Et nul ne mérite non plus d’être épargné. Un mort de plus, c’est un salaud de moins.

 

Faire rire le lecteur malgré tout, c’est le tour de force que réussit Jim Thompson, à qui un solide sens de l’humour inspirera un an plus tard, en 1965, le titre du roman Le Texas par la queue (Texas By the Tail). Dans Pottsville, 1280 habitants, l’écrivain utilise toute la palette du registre comique. Il alterne ironie – « notre communauté est très croyante comme vous l’avez deviné » – et humour absurde, lors de ces discussions pour savoir si une truie violée peut être consentante ou si les Noirs ont une âme. Le rire naît souvent de la surprise, ainsi cette comparaison improbable à propos d’un chien qui a le derrière « moucheté comme si une vache avait lâché sur lui un pet foireux après avoir bouffé du son »(6), ou ce passage dans lequel Nick Corey, à qui l’on pourrait faire grief de mille choses sérieuses, se voit reprocher contre toute attente par l’une de ses maîtresses… les outrages qu’il fait subir à la syntaxe. Insaisissable psychologie féminine ! Parfois, ce sont les monstruosités, proférées sur un ton pontifiant par un personnage sérieux comme un pape, qui font rire jaune. Thompson ne rechigne pas à l’humour scatologique, ainsi lorsque Nick Corey, incommodé par la vue des toilettes publiques, déplace les lattes du plancher du cabinet pour faire choir les utilisateurs dans la mouscaille. Le président de la banque de Pottsville en ressort « emmouscaillé jusqu’aux sourcils »(7), et Nick Corey lui balance des seaux d’eau « pour faire tomber le plus gros de sa carapace de bouse »(8).L’emmouscaillé trépigne et jure. On se croirait dans une comédie du temps du cinéma muet. En mettant en scène un personnage dont la raideur grotesque est mise à mal par l’imprévu, Thompson applique le concept du « mécanique plaqué sur du vivant », dans lequel Bergson voyait l’un des ressorts du rire.

L’écrivain ne dédaigne ni les métaphores grivoises – « on dirait que l’économie se redresse », commente une femme à la vue d’une érection –, ni les exagérations : « il me semble urgent de faire quelque chose avant que sa culotte ne prenne feu et ne provoque un incendie sur le champ de foire, déclenchant une panique telle que des milliers de gens pourraient périr piétinés, sans parler des dégâts matériels »(9). Si la culotte menace de prendre feu, c’est parce que la dame a probablement « des fourmis dans le fri-fri ou des cafards dans le falzar, une tracasserie de ce genre là »(10).Comme l’illustre cette citation, Jim Thompson est un mélange de Michel Audiard et Frédéric Dard. Il faut saluer ici le travail du traducteur, Jean-Paul Gratias, qui a réussi à transposer avec bonheur l’argot américain en français. Les couilles sont les « balloches », le bordel devient le « bobinard », les proxénètes sont les « harengs » ou les « barbeaux ». Thompson exploite abondamment le comique de langage. Un pendu devient un « décoré de la cravate de chanvre » et à la vue de Nick Corey, le shérif d’une ville voisine s’exclame : « Que le diable me patafiole si ce n’est pas le shérif en chef du Comté de Potts ! ». Thompson réussit l’exploit d’être à la fois un romancier des plus noirs et un écrivain des plus drôles. Mais ce n’est pas l’unique surprise que réserve son Pottsville, 1280 habitants.

 

Si Nick Corey, le héros, est un salaud, c’est un salaud philosophe qui, dans ses ruminations sur la condition humaine, emboîte le pas aux écrivains du taedium vitae et de l’ennui. Dans ses Pensées, Pascal note : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir »(11). De même, pour Nick Corey, le héros de Thompson, tout le malheur de l’homme naît de son incapacité à supporter le vide, dont l’expérience est indissociable de l’existence humaine. Si l’homme était naturellement bon, il comblerait ce vide en s’attelant à de nobles actions, mais pour Nick Corey, comme pour Pascal, le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure, d’où tous ces crimes et toutes ces abominations qui ne sont rien d’autre que des moyens de conjurer l’horreur du vide.

Dans ce monde en proie au mal, le shérif, pourtant au premier rang des pécheurs, se voit comme le bras armé de Dieu. Le Seigneur ne l’ayant pas mis en position de s’en prendre aux puissants, il déploie toute son énergie – certes très relative – à s’en prendre aux faibles. Châtier est un sacerdoce. Qu’importe s’il faut pour cela mentir comme un arracheur de dents ou tuer un homme. Nick Corey est de la race des illuminés qui ont eu la révélation. Voyant sa maîtresse liquider sa femme et son-beau frère, il a eu l’impression « que quelqu’un pressait une détente dans [son] esprit, il y a eu comme un éclair immense et [il] a fini par voir la vérité pleine et entière »(12). Il rejoint là l’inquiétante cohorte de ces mystiques dévoyés pour lesquels le Sud des États-Unis semble être un terreau fertile. Songeons au vendeur de bibles sadique qui, dans Les braves gens ne courent pas les rues de Flannery O’Connor, part avec la prothèse d’une jeune femme handicapée qu’il a bernée, songeons encore au révérend Harry Powell, tueur en série sévissant en Virginie-Occidentale dans le roman de Davis Grubb, La nuit du chasseur, porté à l’écran par Charles Laughton ou, plus près de nous, au prédicateur ambulant-fornicateur du roman de Donald Ray Pollock, Le diable, tout le temps. Nick Corey, le héros de Thompson, a cette logique propre aux grands psychotiques et aux zélateurs fanatiques : tuer un homme, ce n’est pas un crime, c’est l’envoyer au Ciel. Il avoue pourtant que, de temps à autre, le doute quant à sa mission s’insinue dans son esprit, alors il prie et les scrupules s’envolent. Son pasteur, lui, n’a pas de doutes. Il serre longuement la main du shérif, l’appelle « mon frère » et ajoute qu’il a bien vu que l’esprit était en lui. Les dernières pages du roman sont celles d’une plongée dans la folie. Nick Corey déraisonne, croyant toujours vivants celles et ceux qu’il a tués ou fait assassiner. Mais Thompson prend bien garde à ne pas faire tomber son héros dans un délire prolixe et grandiloquent qui pourrait lasser le lecteur. Rentré de la messe, Nick Corey s’arrache un poil de nez, pète longuement et se gratte les « balloches ». Pottsville, 1280 habitants, c’est tout cela : un roman noir, des envolées métaphysiques et une plongée dans la folie, le tout entrecoupé d’éclats de rire et de désespoir.

 

 


1- Jim Thompson, Pop. 1280, (1964),traduit en français sous le titre Pottsville, 1280 habitants par Jean-Paul Gratias, Paris, Rivages/Noir, 2016. Wikipedia signale : « En France, Jim Thompson est d’abord publié au sein de la collection Série noire au cours d’une période allant des années 1950 aux années 1970. Marcel Duhamel lui offre symboliquement le numéro no 1000 de la collection pour la publication de Pop. 1280 (1275 âmes), traduction dans laquelle cinq habitants disparaissent mystérieusement du titre, générant de nombreux commentaires et spéculations en France à ce sujet (Jean Bernard Pouy allant même jusqu’à écrire le roman 1280 âmes tandis que le libraire bibliophile Pierre de Gondol enquête sur l’affaire dans un road-trip franco-américain) ».

2- P. 35

3- P. 126

4- P. 48

5- P. 87

6- P. 32

7- P. 28

8- P. 29

9- P. 120

10- Ibid.

11- Blaise Pascal, Pensées, Paris, Louis Lafuma, p. 622.

12- P. 258

 

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