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 Article publié le 4 septembre 2017.

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La première édition du Discours sur la tombe de mon supérieur hiérarchique de Gilles Teboul est publiée chez le chasseur abstrait.
L’auteur a souhaité réviser son texte dans le cadre de la RALM en vue d’une seconde édition.


… Et puis, du meuble en stratifié lamellé collé blanc, celui qui trônait derrière ma table de travail, celui qui me dispensait de voir - et surtout d’entendre - mes collègues du Département intitulé « énergies renouvelables », des collègues qui, eux aussi, n’en menaient pas large, il m’avait fallu extraire une trentaine de pages agrafées, de format A4.

Le texte, sur lequel je jetais un coup d’œil rapide pour juger de l’utilité éventuelle de le conserver ou de le détruire, était parsemé de ratures et surchargé de phrases manuscrites. Une écriture douloureuse et saccadée, partant dans tous les sens, émaillée de points d’exclamation et de suspension.

Comme un long cri de rage, ou, plutôt, comme une succession de cris brefs entrecoupés de périodes plus calmes.

Qui avait bien pu écrire et oublier ce texte…non professionnel ?...

Il avait toutes les apparences d’un rapportde visite ou d’un compte-rendu, comme on en trouve, parfois, dans les armoires que l’on met à la disposition des scribes.

Dans ces petits meubles, nous avons abandonné des masses de revues et de papiers qui finissent par jaunir et se couvrir de poussières. On veut regarder leur date d’édition, et tout surpris de leur ancienneté, on se dit : « Déjà !... Comme le temps passe ! ... ». Alors on envisage de les archiver ou de les détruire, un jour prochain, lorsque nous en aurons l’occasion. Mais nous avons beau nous faire cette promesse, nous en reportons sans cesse la réalisation...

On a toujours autre chose de plus urgent à faire…

Le temps est notre maître… Nous croyons disposer de lui, mais c’est lui qui nous « tient » ...

Notre énergie, quant à elle, s’affaiblit chaque jour d’avantage… Nous la cherchons, de plus en plus loin, au plus profond de nous-même. Bien souvent, en vain… Il n’en reste que des miettes.

Elle se cache... Elle se fait désirer... Depuis longtemps déjà, une sorte de fatigue s’est abattue sur nous… Elle endort notre conscience et anesthésie notre sensibilité pour nous aider à supporter la laideur des jours.

Et puis, un matin,nous sommes réveillés par une note impérative émanant du Directeur des Ressources Humaines.

Un ordre que nous devons exécuter,sans aucun recours possible…Notre mécanique s’enclenche alors de nouveau. Nous retrouvons nos réflexes d’employés obéissants.

Nous vidons nos armoires.

Nous faisons « place nette », pour nos futurs collègues... Tout est jeté et détruit. Presque rien n’est archivé.

La numérisation des documents nous est promise tous les ans par les instances supérieures qui décident de nos destins, mais sa mise en œuvre semble, à chaque fois,repoussée à une date indéterminée...

Le plus tard sera le mieux !...

Nous sommes tous des amoureux du papier.

Nous appartenons, tout au moins beaucoup d’entre nous, à la vieille école...

Les armoires de nos collègues contiennent d’émouvants objets qui constituent les seules traces de leurs existences, dans les bureaux où nous les avons côtoyés…Elles sont des réservoirs de souvenirs, récents ou anciens, qui se superposent dans nos mémoires,et disparaissent, peu à peu, comme les strates successives enfouies dans les sous-sols des villes antiques.

Ce texte avait attiré mon attention plus que les autres.

J’avais commencé à en lire le premier paragraphe quand la lueur d’un vague souvenir est apparue en moi, comme une bulle légère qui monte lentement des profondeurs de la mémoire pour venir éclater à la surface d’une eau grise.

Je reconnaissais bien, dans les ajouts manuscrits, l’écriture de mon ancien collègue.

Ilnous avait confié son intention de « dire quelque chose », à l’occasion de la cérémonie organisée pour l’enterrement de notre directeur, en 2007.

Une parole en l’air, quelques mots lancés presque en chuchotant. Sans nous donner plus de détails ou de justifications.

Ce document, celui que je lisais, que je déchiffrais, tant les ratures étaient nombreuses, était le brouillon du discours qu’il n’avait jamais prononcé.

On nous avait annoncé une messe à l’église, en présence des amis et des proches du défunt.

Les « core managers », je traduits, le « noyau dur » de la direction, les quelques vingt-cinq « barons », responsables d’équipes, seraient bien sûr présents.

Les « barons » !...Ce sobriquet nous était devenu familier pour désigner les plus malins, les plus rapides, les plus intelligents… Tous ceux et toutes celles qui n’avaient pas les deux pieds dans le même sabot, qui ne rataient pas une occasion de se mettre en avant, et qui avaient su profiter des meilleures opportunités de carrière…

Notre directeur, je veux dire le directeur de notre branche, appartenait à ce petit groupe. Il était mort et le « groupe » avait donc perdu l’un de ses membres.

Notre présence, celles des employés, n’était pas obligatoire. Du moins, en principe...Mais aucun de nous ne songea à se dérober…Nous savions, nous, et là plus qu’ailleurs, que les absents ont toujours tort. Une note de service nous informa qu’après la cérémonie, l’inhumation aurait lieu au cimetière municipal de Colombes, non loin de notre Siège.

La Direction générale, dans un geste d’une rare générosité, nous avait dispensés d’utiliser notre badge, un carré de matière plastique que l’on porte autour du cou, support de la traçabilité de notre présence et de nos déplacements.

Je dois cependant rectifier un détail essentiel : notre collègue, l’auteur du projet de discours qui va suivre, s’abstint de venir. Je ne me souviens plus s’il avait tenté de nous donner des explications sur ce point… Les rapports qu’il entretenait avec le défunt auraient pu être qualifiés de « conflictuels », pour reprendre l’expression utilisée dans les pages psychologie des magazines.

La pression psychologique, le management par la peur, le « mal-être » des salariés de l’entreprise, étaient devenus des sujets récurrents pour toutes les revues et organes de presse… Au moins une fois par an, ils faisaient l’objet d’un « dossier », parfois même le sujet constituait la « une » de leurs couvertures… Au point de devenir l’une des thématiques les plus régulières, les plus « nourries » de la presse magazine, au même titre que le salaire des cadres ou le prix de l’immobilier, à Paris et dans les grandes villes…

Bien souvent, notre collègue nous faisait part de sa lassitude et de son désir de quitter l’entreprise... Il a d’ailleurs concrétisé ce projet quelques semaines après l’événement et nous ne l’avons plus jamais revu.

Enfin, si... Moi, je l’ai revu, un jour…

Un samedi, dans un centre commercial, près de Paris. Deux escaliers mécaniques parallèles…Il descendait. Moi, je montais. Nous nous sommes regardés l’espace de quelques secondes… Je lui ai souri, en espérant qu’il me répondrait… Mais son visage resta figé, comme sidéré par une surprise qui n’en n’était pas une… Il n’ouvrit pas la bouche et j’eus l’impression désagréable qu’il ne me reconnaissait pas, ou bien, qu’il ne désirait,en aucune façon,recréer avec moi les relations bien ténues que nous entretenions autrefois ensemble, au Bureau.

Des collègues nous quittent et prennent soin de disparaître de nos vies en dépit des promesses qu’ils nous font le jour de leur départ.

Les relations humaines, dans la promiscuité d’un « espace ouvert », dégénèrent souvent en conflits. Mais ils demeurent, le plus souvent, silencieux… Les éruptions de colère sont rarissimes.J’ai dû assister,peut-être,à trois ou quatre scènes un peu violentes durant toute ma vie professionnelle. Ce qui, au fond, est très peu, si on compare ce nombre à celui des horreurs qui s’échangent, tous les jours, à Paris et dans sa banlieue, entre automobilistes, ou même entre les passagers des transports en commun, et pour des motifs le plus souvent dérisoires !...

Le ton monte très vite… La haine, aussi, hélas !... Les insultes et, parfois, les coups, pleuvent. Les gens s’arrêtent et assistent au spectacle.

Etrange Pays ! …

Il me semble que la Direction n’était pas mécontente de nous avoir entassés dans des lieux qui rappelaient l’existence précaire des volailles élevées en batteries…A ses yeux, nous n’avions pas plus de valeur que d’insipides poulets de fast food…

Nous ne sommes que des « ressources », une simple variable d’ajustement que l’on peut réduire ou augmenter, selon les circonstances.

Les différents modèles d’organisation du travail mis en place tout au long des dix-neuvième et vingtième siècle,ont tenté de répondre à cette question : quel espace de travail attribuer aux esclaves ?... Faut-il les étouffer ?...Ou bien les laisser respirer et s’épanouir ?...

Peut-être suffit-il de leur donner juste assez de place pour qu’ils continuent à vivre et à produire ?...

Nous les avons sous notre regard se disent nos Directeurs.

Enfermé dans une cage de verre, en mezzanine, un contremaître ou un agent de maîtrise distribue le travail, surveille et, au besoin, dénonce et punit une communauté d’hommes et de femmes, attelés à des bureaux, disposés en lignes et en colonnes, comme des chiffres posés sur un tableau, sous la lumière crue de lampes tubulaires.

Le bruit des appareils de climatisation, comme une basse continue, vient s’ajouter au cliquetis des claviers d’ordinateurs et aux sonneries des téléphones, fixes ou mobiles, au bourdonnement des voix, aux allers et venues d’un personnel terrorisé qui veut montrer son énergie sous le regard vigilent de kapos, réels ou imaginaires.

Un incident sans importance peut couper les nerfs tendus à se rompre.

Il est rare qu’un employé fasse entièrement le vide dans ses affaires... Cette liasse de papiers abandonnée était donc l’un des souvenirs qu’il nous avait laissés.

Je tairai son nom.

Bien qu’ayant quitté l’entreprise depuis des années, je ne voudrais pas que son nouvel employeur, s’il en a retrouvé un,puisse le reconnaitre. Il est prudent de brouiller les pistes... La quantité d’êtres vicieux et malfaisants ne cesse de croître, hélas, dans notre profession. 

S’il s’était décidé à assister à la cérémonie et à parler, on ne lui aurait guère laissé le temps de s’exprimer jusqu’au bout : son discours était beaucoup trop long et personnel. Il y a des choses que l’on ne doit pas prononcer devant un cercueil. De surcroît, dans une église !...

Des idées que l’on doit taire à jamais.

Ce texte ressemble à un règlement de comptes, non seulement avec le défunt, mais aussi, avec la société toute entière.

De bout en bout, il déborde, il est « hors sujet » …

Qu’auraient compris les auditeurs en écoutant cette logorrhée teintée de rancœur et d’amertume ?... Des murmures et des mouvements divers auraient agité l’assistance, et, comme dans la nuit du six février mil neuf cent trente-quatre, des clameurs de haine auraient retenti, des cannes se seraient levées pour frapper le rebelle et faire cesser ce scandale.

On aurait réclamé de la dignité et du silence.

Etait-ce le moment d’insulter un mort devant sa famille et ses amis ?...

C’était là, probablement, son intention. Je ne le saurai jamais… Sa grande timidité ne cadrait pas avec ce que l’on va lire. Mais il faut se méfier des gens timides… Ils sont parfois capables d’audaces surprenantes.

Si le hasard devait mettre ces pages imprimées entre ses mains, s’il me lit et s’il se reconnait dans ce texte, en dépit des changements mineurs que j’y ai apporté, qu’il n’hésite pas à me faire signe !... Je le reverrai avec plaisir.

Nous évoquerons la mémoire des disparus et des années que nous avons passées ensemble, au milieu de nos papiers et de nos dossiers, à observer le monde étrange qui nous entourait.

Je livre donc ce texte au lecteur, à peine amélioré, comme un témoignage du climat qui régnait dans une entreprise d’assurances domiciliée dans les Hauts-de-Seine, au début du vingt-et-unième siècle. 

 

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