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Extrait de "Mallarmé" Collection Portraits littéraires - Hachette Supérieur
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 Article publié le 11 novembre 2006.

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La crise (1866-1870)

Les conséquences métaphysiques d’une esthétique intransigeante

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La crise métaphysique, qui domine et bouleverse la vie et l’oeuvre de Mallarmé de 1866 à 1870, prend sa source dans l’expérience d’écriture que lui impose le projet d’Hérodiade. Le texte n’est pas ici la reprise d’un conflit intime antérieur mais le creuset même où s’élabore le drame intérieur : Hérodiade ouvre la crise dont le conte d’Igitur tentera, lui, la sublimation. Un renversement de portée ontologique, décisif pour le destin littéraire et personnel du poète, est vécu dans et par le travail du verbe. C’est une dimension présente dès l’origine, dès les premières ébauches : Mallarmé écrit à Cazalis en octobre 1864 :

Pour moi, me voici résolument à l’oeuvre. J’ai enfin com­mencé mon Hérodiade. Avec terreur ; car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit.

Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots ; mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sen­sation. Je ne sais si tu me devines, mais j’espère que tu in ’approuveras quand j’aurai réussi. Car je veux - pour la première  fois de ma vie - réussir. Je ne toucherais plus jamais à ma plume si j’étais terrassé [1].

Nous reconnaissons l’esthétique de l’effet à produire, héritée de Poe, et retrouvons l’accent que le poète place volontiers sur la sensation (éprouvée et à faire éprouver grâce au mouvement même du poème), mais l’injonction d’ordre existentiel revêt ici une singulière gravité. En effet une telle conception, poussée jusqu’à ses ultimes conséquences, implique de la part du poète oeuvrant un nouveau type de rapport au langage comme à la sensation et l’oblige à redéfinir sa position de sujet parlant et écrivant. Et les premières tentatives, bien que conduites avec opiniâtreté, ne laissent qu’un sentiment d’échec :

[...] - Si encore j’avais choisi une oeuvre facile ; mais justement, moi, stérile et crépusculaire, j’ai pris un sujet effrayant, dont les sensations, quand elles sont vives, sont amenées jusqu’à l’atrocité, et si elles flottent, ont l’attitude étrange du mystère. Et mon Vers, il fait mal par instants et blesse comme du fer ! J’ai, du reste, là, trouvé une façon intime et singulière de peindre et de noter des impressions très fugitives. Ajoute pour plus de terreur, que toutes ces impressions se suivent, comme dans une symphonie, et que je suis souvent des journées entières à me demander si celle-ci peut accompagner celle-là, quelle est leur parenté et leur effet. Tu juges que je fais peu de vers en une semaine [2].

Le terme de « terreur » reparaît sous la plume de Mallarmé et nous voudrions comprendre pourquoi. En fait le poète, s’enfermant délibé­rément dans une esthétique volontariste, essaie de maîtriser en même temps plusieurs ordres de réalités : celui de la sensation ou de l’impression elle-même, celui de l’expression propre à cette sensation et celui de l’ordonnance qui doit faire de l’oeuvre un tout savamment agencé. Leffet à produire relève à la fois du senti et de ses réso­nances, du dit et de son à-propos, du mouvement poétique et de son architecture : il faut au poète - c’est là l’impératif catégorique qu’il s’impose - trouver l’impression  juste, en promouvoir le juste rendu et lui assigner sa juste place dans l’ensemble symphonique du texte. Seuls garants de cette triple justesse, la sensibilité, le goût et l’esprit critique de l’auteur dont le jugement est mis à rude épreuve. Il y a bien d’abord un travail sur la sensation qui a ses difficultés : Mallarmé confie à Aubanel en janvier 1866 :

 [...] Il m’est si difficile de m’isoler assez de la vie pour sentir, sans effort, les impressions extraterrestres, et nécessairement harmonieuses que je veux donner, que je m’étudie jusqu’à une prudence qui ressemble à de la manie [3].

Ce type d’expérimentation n’est pas sans ambiguïté et rejoint une ambivalence déjà décelable dans la théorie de l’effet à produire ébauchée ci-dessus par Mallarmé. En effet l’effort visant la qualité très spéciale de l’impression ne nous permet pas vraiment de savoir s’il est question de « sentir » pour pouvoir « donner », c’est-à-dire de reproduire pour le lecteur le mode d’impact d’une sensation déjà éprouvée, ou de « donner » pour « sentir », c’est-à-dire de produire limpression elle-même dans et par la tournure expressive qui la promeut et ce par une inflexion volontaire du texte contemporaine de l’écriture. L’expérience, poussée à l’extrême par la nervosité du poète, lui révèle que l’invention langagière est en mesure de créer l’événement : il est souvent impossible de faire la part entre le « senti » et le mode même du « dit » et il suffit d’un léger dérapage du verbe pour que l’intention consciente de l’auteur soit tout simplement débordée. Le périlleux rap­port entre le langage et la sensation qu’il est censé porter met ainsi en cause la maîtrise du sujet écrivant qui peut être trahi ou par l’impression qui, d’emblée, n’est pas exactement ce qu’il aurait souhaité . qu’elle fût ou par le langage qui « donne » tout autre chose que la sen­sation initiale ou que l’intention préalable en les réinventant et gau­chissant. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le plan de la vérité car l’impression produite par le texte risque alors d’être infidèle à la volonté expressive du créateur tout comme aux données du référent. Ni sans conséquence sur le plan de la beauté car la règle qui devait garantir l’équilibre et l’harmonie de la forme se trouve transgressée avant que d’avoir trouvé son assiette. Le poète se sent dépossédé par la puissance autonome d’un langage qui agit par lui-même et qui produit sa propre vérité. Et, à ce moment, Mallarmé n’est en mesure d’admettre, comme il le fera plus tard, ni « la disparition élocutoire du poète » ni le fait que le poème puisse créer à sa manière une « vérité » et une « beauté » d’un type nouveau. Il ne sait que réaffirmer, bien qu’avec terreur, sa doctrine volontariste et espère récupérer son intégrité et sa puissance propre au niveau de l’architectonique du poème.

 


[1Corr., 1, p. 137.

[2Lettre à Cazalis, mars 1865, op. cit., pp. 160-161.

[3Op. cit. p. 195.

 

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