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Extrait de "L'attrapeur de rêves"
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 Article publié le 12 mars 2007.

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A propos du titre et du livre - Plusieurs tribus amérindiennes, dont les Cheyennes et les Sioux, font usage d’une amulette nommée « attrapeur de rêves », (dreamcatcher). Elle est en forme de petit cercle de bois souple auquel sont accrochées des plumes d’aigle. Une sorte de filet est tendu à l’intérieur du cercle.

Lattrapeur de rêves est un filtre magique : les rêves fastes, rendus propices par leur parcours sur les plumes, traversent le cercle avant d’apaiser le subconscient du rêveur. Les rêves néfastes, eux, se prennent dans le filet qui les retient jusqu’à l’aube. Ils seront alors dissous par la lumière et auront épargné toute angoisse nocturne au rêveur.

Ce livre est l’avatar d’un précédent ouvrage au titre dif­férent. I1 a été réécrit, modifié, allégé. Mais 1’histoire n’a pas changé. Elle ne peut pas changer puisquelle raconte ce que racontent beaucoup de livres : la recherche du bonheur parfait et la quête de l’amour éternel. Jorge Luis Borges dit que nous sommes tous les héritiers de millions de scribes qui ont déjá écrit, longtemps avant nous, tout ce qui est essentiel. Nous sommes tous des copistes, et les histoires que nous racontons ont déjá été racontées.

Je dédie cet attrapeur de rêves à la mémoire de mon ami Yves BERGER " ce fou d’Amérique " qui se promène désormais dans les grandes prairies éternelles où vivent ses chers Indiens.

 

L’été serait splendide au Bois-Neuf. De mars à mai, les pluies avaient gonflé la sève des arbres, nourri l’herbe des prairies, maintenu le niveau des étangs et des mares au profit des grenouilles, poissons et canards qui les peuplaient.

Les chaleurs de juin poussèrent les aromes ; le foin se mêla au tilleul, la menthe sauvage aux fougères, la fleur du rhododendron à l’écorce du châtaignier. Les odeurs en fusion composaient une symphonie dont le charme était d’autant plus vif qu’on le savait fragile et soumis aux ailes du vent.

François aimait que les cycles saisonniers fussent aussi harmonieux, faisant mentir les paysans de la région quand ils déclaraient d’un ton sentencieux, et presque par habitude : les saisons se font mal ces temps-ci !

La maison du Bois-Neuf située en lisière de forêt, était à une heure de Paris. François l’avait louée cinq ans plus tôt, afin de renouer avec l’existence campagnarde qui avait été la sienne longtemps.

Il avait décidé, cette année-là, de s’accorder un mois de vacances, tout un mois de calme et de promenades, d’écriture, de lectures aussi. Il s’en délectait à l’avance. Ce rythme de vie correspondait à sa vraie nature qu’une intense mobilité professionnelle avait fini par occulter.

François aimait les voyages, mais à peine en route il songeait à rentrer, tel Gustav Aschenbach, le héros de Thomas Mann ; celui-ci considérait les voyages comme une mesure d’hygiène qu’il fallait prendre ça et là en se faisant violence.

La vie de François était placée sous le signe de Janus aux visages opposés, dieu des portes privées et publi­ques, des départs et des retours.

S’il goûtait les plaisirs du monde, la plupart des gens - qu’il tenait pour superficiels - l’ennuyaient. Il leur préférait ses livres et leur discrète éloquence.

Au Bois-Neuf étaient rassemblés les auteurs qui avaient enchanté sa jeunesse. Avec Jules Verne, R.L. Stevenson, Gustave le Rouge, Maurice Leblanc, il avait connu de folles aventures. Balzac, Stendhal, Flaubert, Maupassant, Proust, Dostoïevski et Tolstoï lui avaient révélé l’âme humaine. De Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle Adam, Edgar Poe, Buzatti, Von Chamisso, il tenait son penchant pour le fantasti­que. Novalis, Nerval et Calvino avaient nourri son onirisme. D’année en année sa bibliothèque s’était enri­chie, mais il revenait à ces écrivains du début comme on revoit, fút-ce de loin en loin, des amis avec lesquels existe une secrète connivence.

Au matin du troisième jour de l’été, François s’enga­gea dans l’allée de sapins qui relie sa maison à la forêt. Quelques instants plus tard, les « portes divoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible » allaient s’ouvrir devant lui, mettant le mystére en mouvement.

***

Il progressait à bonne allure en direction de l’étang Saint-Hubert, ancien rendez-vous des meutes de chasse à courre. Des feuilles sèches mêlées aux pommes de pin craquaient sous le pas. Après le bois de la Coudraie, il prit à droite en direction de la lisière des Vallées Noires. Cet itinéraire lui était familier. Aux Vallées Noires il faut dix minutes de marche avant d’apercevoir, entre les chênes, l’étang des Aulnes qui précèdent celui de Saint-Hubert. Encore trois ou quatre cents mètres dune sapinière qu’on appelle le bois de Malassis et voilà, dans le creux, l’étang de Saint-Hubert, refuge du gibier deau de la région.

François aimait ce lieu secret de la forêt, oublié par les promeneurs parce qu’il est, au sens propre, « hors des sentiers battus ». Un quart d’heure plus tard, il atteignait le carrefour de l’Archet. Les carrefours l’avaient toujours attiré ; ils poussent à la réflexion ; on y est devant l’in­connu, en présence de plusieurs choix possibles. Ce sont des points de passage d’un monde à un autre, des espa­ces de rencontre avec le destin.

Quelqu’un savançait vers lui. L’homme était grand, avait de l’allure ; sa démarche, ses traits semblaient fami­liers. Ils se trouvèrent face à face et leurs regards se croisèrent.

« Nous avons la même couleur d’yeux » se dit François.

« Excusez-moi Monsieur, savez-vous comment se rendre au château des Brèches ? » demanda l’homme.

A cet instant, François eut l’impression que l’in­connu avait également noté la similitude des regards.

- Non, je ne connais même pas l’existence de ce château, dit-il.

- Merci, dit l’homme avant de s’éloigner.

François reprit la marche. Après quelques métres il se retourna ; l’autre fit de même et de nouveau leurs regards se croisèrent. Puis chacun alla son chemin.

De retour au Bois-Neuf, François se remémora la façon dont le promeneur était vêtu : pantalon et veste de toile couleur feuille morte, portés sur une chemise à petits carreaux de style anglais.

Il inspecta sa penderie, trouva un ensemble de forme et de couleur proches, passa le tout et se planta devant une glace : l’inconnu était devant lui.

***

François venait de basculer dans un de ces univers parallèles où des espaces ayant plus de trois dimensions se télescopent de façon inexplicable.

Il suffit d’un glissement, d’une distraction ou d’une rencontre troublante. Le héros de l’histoire réintégrera son univers en profitant à nouveau d’un des points où se frôlent et se pénètrent, à intervalles imprévisibles, des mondes jumeaux.

Cette nuit-là, François fit un rêve dont il allait garder le souvenir : de retour à Pompéi, visitée deux ans plus tót, il se promenait dans la villa des Mystéres, demeure patricienne ainsi nommée pour la présence, sur les murs d’une grande salle, de peintures datant du 1er siécle avant Jésus-Christ. Elles représentent le Cycle des Mystéres avec la cérémonie d’initiation aux mystères dionysia­ques. Sur un des panneaux, une scène liturgique illustre la lecture du rituel ; on voit une jeune femme à l’air songeur, adossée, nonchalante, à la paroi, et tenant dans sa main gauche un rouleau de parchemin.

Dans son rêve, Francois entrait dans cette salle et posait son regard sur le visage de la jeune femme. Sou­dain, celui-ci se partageait d’une étrange facon : la par­tie gauche se détachait de l’ensemble pour se déplacer vers la droite, créant un portrait double dont le premier offrait un vide béant là où l’élément de visage avait sauté. Dans ce dédoublement, chaque morceau du por­trait suivait un découpé qui s’adaptait exactement à la partie manquante, comme si cet éclatement de la per­sonnalité, survenu de façon hasardeuse, voulait se ménager le recours de faire à nouveau coïncider avec précision les pièces du puzzle.

Il s’agissait là - mais François ne pouvait le savoir encore - d’un rêve dit « prémonitoire » auquel la suite des événements allait donner un sens.

Au matin, François était décidé à retrouver l’in­connu. IL ne disposait d’aucun élément propre à orien­ter ses recherches. La seule chose à faire était de retour­ner dans les parages de l’étang Saint-Hubert. Il songea aussi à se renseigner sur ce château des Brèches que recherchait - pourquoi ? l’autre.

***

Chaque matin François part en forêt, suivant le même itinéraire. A l’étang Saint-Hubert il s’attarde au moins une heure, au cas oil... Puis il marche en cercles concentriques de plus en plus larges, avec l’étang comme épicentre, afin de multiplier les chances de ren­contre.

La trémière semaine il aura visité l’étang de la Licorne, létang des Bouleaux, létang Neuf et l’étang du Roi, relié le carrefour du Parc d’En-Bas à celui du Parc Chevalier, quadrillé le bois des Fosses, arpenté la vallée Moussue.

La deuxième semaine il sera passé par les buttes Rou­ges, les Prés Clos, les Grandes Brèches, le bois Feuilleux, la Garenne des Vaux, la Renardiére et les Chénes Secs. Du cóté des étangs de la Tour il aura une brève émotion en croyant reconnaître la silhouette de l’homme qu’il cherche.

Au village, il a interrogé le boucher, l’épicier, le maire et les pompiers sur le château des Brèches. On le regarde avec un froncement de sourcils. « Aurait-il perdu la rai­son ? » pensent tour ces gens qui n’ont jamais entendu parler d’un tel château.

La troisième semaine de vacances a commencé.

Une lassitude le gagne. Il doit renoncer à l’espoir de retrouver rapidement son inconnu.

Une dernière fois il gagnera l’étang Saint-Hubert par la Pommeraie et le bois de la Citerne. IL y passera deux heures, l’esprit vide. Dans quelques jours son travail va le reprendre. Il devra repartirà Mexico, Washington ou la Nouvelle Delhi avec le sentiment quun autre l’a dépossédé d’une part de sa vie.

François se demandait : cet homme est-il réel ?, sachant qu’il existe en médecine un phénomène qu’on appelle « autoscopie », hallucination par laquelle on croit se voir soi-même.

N’était-t-il pas victime de cette forme de névrose comme l’avait été Victor Segalen, écrivain quil admi­rait. Celui-ci était hanté par le phénomène du double, mais pour Segalen il s’agissait d’un moi antérieur, à l’inverse de celui de François qui semblait être son contem­porain.

Ce n’était pas sa jeunesse enfuie que François voulait retrouver dans l’autre, mais ce « compagnon imagi­naire » qui survit parfois à l’adolescence et même à l’âge adulte, en restant nécessaire à l’atteinte de la complé­tude narcissique.

Un ami psychiatre, interrogé sur de tels phénomènes, lui avait donné ces éléments de réflexion. Il avait ajouté : « le thème du double, tel qu’il a été traité par certaines
mythologies ou par la littérature romantique, est toujours un développement du « double identique » et conduit de façon inexorable à un affrontement du sujet avec.son duplicatum, c’est-à-dire à la mort ou à la folie. Dans l’épopée assyrienne de Gilgamesh, la déesse Aruru crée Enkidu qui est une réplique de Gilgamesh, roi d’Uruk. Les deux hommes se combattent puis se lient d’amitié. Ils accomplissent ensemble prouesse sur prouesse jusquau jour où Enkidu mourra dans les bras de son double.

Alors Gilgamesh ira chercher, de par le monde, le secret de la vie éternelle. Au contraire, dans les mythologies qui assurent un soutien à la structure psychologi­que du sujet, le double est symétrique le plus souvent, et sa rencontre conduit à une initiation. »

Cet ami avait précisé à François que la création du double se produit à un moment de vulnérabilité du moi originel, quand il existe un vide à combler, et enfin, que ce phantasme était un complexe masculin.

Fort de ces explications François avait toutes les rai­sons de vouloir retrouver cet autre moi contemporain et symétrique dont il sentait qu’il pourrait devenir le ciment nécessaire à une identité fissurée.

« Et si cet autre était mon Horla ?  » se demandait François. Sil avait pris possession de mon âme comme le Horla s’était emparé des pensées de Maupassant ? Était-il l’héritier de cet être nouveau, de cet « invisible » débarqué d’un trois-mâts brésilien qui remontait la Seine entre Le Havre et Rouen ?

François commençait à craindre que ce double à l’existence non avérée fût devenu son nouveau maître.

Jean Orizet
Extrait de « L’attrapeur de rêves »
Mélis éditions

 

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