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 Article publié le 24 juin 2018.

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« Avez-vous déjà voyagé en France ? me demande ce type qui n’arrête pas de reluquer mes jambes.

— Non…

— Puis-je me permettre, sans redondance, de vous demander pourquoi… ?

— J’en sais rien… je sais même pas de quoi vous parlez…

— Je posais juste une question… »

Il alluma son cigare.

« J’en reviens, moi, de France… Alors je me disais…

— Qu’est-ce que vous vous disiez ?

— Des fois que vous auriez voyagé vous aussi… Paris… la Bourgogne… le Médoc… l’Occitanie… les Basques…

— Aucune idée. Je vais jamais plus loin que Shortdream.

— Shortdream… ? Jamais entendu parler…

— Un bled perdu. Mais c’est là que je vais quand je vais quelque part.

— On va à Shortdream ?

— On s’y arrête et je descends.

— Et ça fait loin encore ? »

Il m’envoya une bouffée de sa sale fumée cubaine.

« Ça fera une bonne heure dans cinq minutes, eus-je la bonté de répondre.

— Ça nous laisse le temps… »

Il soupira comme un chien qui patiente.

« Vous faites quoi comme boulot ? lui demandai-je.

— Je suis dans l’outillage…

— De précision ?

— Plutôt bricolage… la maison… tout ça… le rêve pour beaucoup.

— Vous ne voulez pas savoir de quoi je vis ?

— J’osais pas poser la question, madame… »

Voilà qu’il me traitait de dame maintenant ! Je le regardai droit dans les yeux. Il rougissait aux pommettes. Il avait l’œil larmoyant. Il ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Je le dis à sa place :

« Si c’est pute je retire ce que j’ai dit ! »

Je l’avais chouettement imité. Il avait une voix haut perchée malgré son gabarit. Il se mit à sourire mais rien ne sortait de sa bouche. Je continuai, allumant moi aussi un cigare :

« C’est pas du cubain mais ça se laisse fumer ! »

Cette fois, il consentit à dire un mot, un seul que je ne compris pas. Pute, peut-être. Ou autre chose. Il avait vingt ou trente ans de plus que moi. Et il avait voyagé en France. Ça ne me faisait pas marrer du tout. On arrivait à Shortdream, sauf que ce n’était pas Shortdream. Alors il saisit ma valoche et il dit :

« C’est pas Shortdream ! Si je vous ai ennuyée…

— Non, non. Vous ne m’avez pas ennuyée.

— Je ne vous ai rien dit de mon voyage en…

— Une autre fois. J’ai un rendez-vous.

— Et bien à une autre fois… peut-être… »

L’autocar a disparu au coin d’une rue. Il emportait un voyage en France. Bien sûr que j’y étais allée, en France ! Et plus d’une fois. Je ne savais même pas pourquoi je m’étais privée de le lui dire. J’étais sur le trottoir, pas plus pute qu’une autre. Je continuai mon chemin. Je n’avais aucun rendez-vous. Je n’habitais nulle part. Et je n’avais pas un rond en poche. Tout ce que j’avais, c’était l’adresse de mon copain Alfred. Il écrivait. Lui aussi avait voyagé en France, mais à part le vin et les châteaux, il n’en avait rien ramené de romanesque. Il avait eu des aventures… avec des Allemandes, qu’il disait.

J’ai frappé sur la porte avec la poignée de mon parapluie, genre Mary Poppins. Derrière moi, il pleuvait. Il pleut toujours quand j’arrive quelque part. Et je n’étais pas là pour baiser. Fred et moi n’avions jamais baisé ensemble. Ne me demandez pas pourquoi. Je n’en sais rien.

« Ah ! C’est toi… entre… »

Pas de bises sur les joues, à la française, je sais plus combien ; il paraît que c’est selon les régions. Mais ne me demandez pas…

« Tu coucheras ici, dit-il en poussant la porte d’un placard. Ya un bureau et des livres sur les étagères.

— J’ai tellement sommeil la nuit !

— À qui le dis-tu… ! »

On a vidé deux ou trois verres dans le salon. Il aimait les couleurs, Alfred. Il en abusait. On aurait dit qu’il avait barbouillé cette pièce avec des fonds de bidon. Pas de dessin, rien que des taches. Et pas des plus inspirées.

« T’as rien publié depuis des mois, dit-il.

— Tu es bien informé, mon chou. Et toi ?

— Faudrait que j’écrive pour ça… Je n’écris plus…

— Tu as trouvé à t’employer ailleurs, n’est-ce pas… ? »

Il montra les bouteilles. Chaque fois qu’il en vidait une, avec ou sans compagnie, il y introduisait une ampoule de sa guirlande de Noël. Le soir, avant de se coucher sur place sans rien quitter de ce qui l’avait mené là, sinistre et nonchalant, il tournait le bouton de la commande et la petite musique faisait clignoter les ampoules à son rythme enfantin.

« Je ferais pas ça en ta présence… rassure-toi.

— Mais au contraire…

— Non. Je ne le ferais pas. C’est trop intime.

— Je ne resterai pas longtemps.

— Tu as des projets… ? Ici… ? À Longdream ?... »

Je ne savais pas si ça l’intéressait de savoir ce que je venais glander dans cet endroit pas plus pourri qu’un autre mais éloigné de tout ce qui s’appelle littérature. Je manipulais la guirlande comme un chapelet. Il pouvait penser de moi ce qu’il voulait. Je m’en fichais.

« On ira bouffer pas loin d’ici, » proposa-t-il.

On entendait la mer. Je l’ai entendue toute mon enfance. C’est comme ça que j’ai apprécié la nudité. Celle des autres, veux-je dire.

« T’as rencontré des gens ? » dit-il en secouant sa bière.

Ah ! le bruit que faisait sa bouche dans cette mousse ! J’aurais pu lui parler du type qui m’avait draguée dans l’autocar.

« Moi j’ai rencontré une fille, dit-il. (Il cligna de son œil droit, signe qu’il y avait quelque chose à comprendre.)

— Une de plus… pensai-je en m’amusant de sa tête d’empaffé.

— Elle s’appelle Justine comme dans…

— Je sais ce que tu penses, l’interrompis-je.

— Tu as toujours de l’avance sur mon destin, reconnut-il.

— Mais je n’en profite pas. »

Je croyais conclure la soirée par cette parole sensée. Mais il avait une folle envie de me parler de Justine. Aussi, je l’ai écouté. La nuit est tombée et je me suis endormie sur le canapé. Au réveil, j’étais dans une couverture qui sentait le bouc. Il préparait du café dans la cuisine.

« C’est le matin que j’ai faim, dit-il joyeux.

— Tu n’as pas encore descendu la première bouteille… »

Il se coupa le doigt en ouvrant une boîte. Il alla dans la salle de bain et fit couler de l’eau. J’attendis sans rien dire. Il avait ce problème. J’ai jamais aimé les poivrots, mais Alfred était un ami. Enfin, il revint et coupa le feu sous le café qui bouillait. Il ne me le reprocha pas. Jamais une dispute entre nous. Ni un seul signe de jalousie. On vivait chacun de notre côté et on se croisait de temps en temps. Voilà ce que ça donnait. Vous êtes maintenant au courant.

« À quoi ça sert d’être écrivain si ça nous donne pas à bouffer, se plaignit-il en trempant sa tartine qu’il avait débordante de confiture.

— Ça sert à écrire…

— Alors à quoi ça sert d’écrire… ?

— À rien et c’est tant mieux ! »

J’avais envie de lui parler du type de l’autocar. Mais ça ne sortait pas. Comme il avait reluqué mes jambes !

« Je ne rencontre plus personne, dis-je en toussotant à cause de sa cigarette.

— Pardon… (Il l’écrase dans un cendrier plein à ras bord.) C’est que tu cherches pas… je te connais… T’as jamais cherché…

— …plus loin que le bout de mon nez… Je sais… C’est ce que je voulais faire comprendre à ce type…

— Un type !... Quel type… ?

— Ah ! Tu comprendrais pas… Je voyage beaucoup, mais je ne peux pas parler de rencontre…

— Tu baises au moins… ?

— Je suis comme toi, Freddy : je m’aime.

— Maintenant, c’est Justine que j’aime. »

Et on est parti chacun de notre côté en pensant au repas de midi. Enfin… moi j’y pensais. J’ai regardé l’autocar passer dans la rue. La même compagnie. Peut-être le même autocar. Quand vous avez de belles jambes et que vous les montrez, vous ne passez pas inaperçue et ce nectar attire les insectes aussi sûrement que la poignée de biffetons qui s’apprêtent à changer de mains raconte toujours la même histoire. Je suis entrée dans un bar. Il était désert. Une fille de mon âge montrait ses jambes elle aussi. J’ai pris place dans un box.

« Vous vous appelez Justine ? lui demandai-je.

— Ben non ! Moi c’est… »

Elle m’a dit son nom. Ce n’était pas Justine. J’espérais tomber dessus par hasard. J’ai pris un café avec un dé de rhum. Et j’ai allumé un de mes cigares à bon marché. Un type est venu pour savoir quel métier je faisais.

« J’écris des histoires dans le New Yorker, dis-je. Mais en ce moment, je manque d’inspiration. »

Il m’a crue. Il m’a demandé mon nom et je le lui ai dit. Il se promettait de me lire dès qu’il en aurait l’occasion. Il adorait les histoires. Quel genre d’histoire j’écrivais ? Je rougis en le lui disant. Il aimait aussi ce genre d’histoire, mais en cachette, parce que sa femme ne les aimait pas. Mais alors pas du tout. Je suis retournée chez Alfred. Justine était assise sur une marche. Je l’ai reconnue tout de suite. C’était la Justine que je connaissais. Elle m’a embrassée.

« Moi et Alfred… Tu parles ! »

Elle m’a prise par la taille et on est entrée. Alfred comptait des sous sur la table basse du salon. Il avait l’air désespéré. Mais Justine lui balança un gros billet en plein visage. Elle avait un boulot. On est allé sur le front de mer et on a trouvé un restaurant dans nos prix. On s’est attablé sans la permission du serveur qui nous en a fait la remarque, sans méchanceté, mais avec une netteté qui a irrité Alfred. On a commandé nos apéritifs.

« Le plus con… commença Alfred.

— Tu devrais dire le plus dur, coupa Justine.

— Si tu veux, merde ! »

Il nous regarda tour à tour. Il était heureux. Je connaissais ce regard depuis si longtemps ! Puis il me regarda aussi longuement que c’était possible sans provoquer les rigueurs de Justine.

« Tu devais te douter de quelle Justine il s’agissait… me dit-il en souriant.

— Il y en a d’autres… ? s’étonna-t-elle.

— Je ne connais que toi, dis-je sans chercher à la rassurer.

— Toi et celle de Sade… » dit-il en plongeant ses yeux dans son verre.

Je ne sais pas ce qu’il y voyait ni s’il se voyait lui-même, mais je n’avais rien d’autre à dire. Alors je l’ai fermée comme je sais le faire chaque fois que ça sent le passé. Évidemment qu’on avait un passé Justine et moi ! On se connaissait même très bien. Elle avait toujours eu un boulot. Un fixe, durable. Et moi, j’avais eu plus de chance qu’Alfred.

« Tu en es où ? me demanda-t-elle. Ça fait des mois que…

— Je sais ! »

Des mois ! Et des années si on comptait les sous. Pas de quoi pavoiser sur la passerelle des librairies et des comptoirs. Elle reluqua mes jambes. Elle les avait toujours aimées. Et même enviées. Enfin… je dis ça… mais elle avait de si beaux yeux !

« Je me demande ce que ça fait d’être publié… voir son œuvre dans un magazine… un livre !... »

Moi je savais. Pas Alfred. Je savais un peu. J’en savais plus sur les hommes. Et je ne me voyais plus dans les vitrines.

« Elle a rencontré un type dans l’autocar, fit Alfred sans intention particulière.

— C’est plutôt lui qui a rencontré mes guiboles !

— Tu badines ! »

Même Justine en riait. Elle avait de belles dents et les moyens de les soigner comme il faut. Moi, je soignais mes jambes parce que c’était dans mes prix. On s’est envoyé un plat de coquillages et à la fin on était un peu gris. Je redoutais la tristesse d’Alfred. Il entretenait des rapports ambigus avec sa tristesse. On ne savait pas trop qu’en penser. Sa colère pouvait revenir au premier plan. Ou son désespoir. Il s’agitait, verbalement et physiquement, ou bien il sombrait dans sa nuit de pauvre type qui n’a jamais rien écrit d’assez bon pour être vendu aux conards qui ne savent pas lire autre chose. Justine ne voyait pas les choses sous cet angle. Elle avait une morale. Et ses principes la confinaient dans une esthétique à la portée de ces conards. Je la voyais sucer l’intérieur des coquillages, doux anus.

« Tu restes longtemps ? demanda-t-elle enfin (je veux dire que je n’attendais que ça.)

— Je ne sais même pas ce que je suis venue foutre ici… »

J’étais sur le point d’en pleurer. Alfred n’écoutait plus. Justine plongea ses yeux inquisiteurs dans les miens.

« Tu as bien un projet…

— Je suis venue voir Alfred… Après, je sais plus…

— Ya pas d’éditeurs ici, dit-elle comme si elle avait étudié la question. Pas de revues non plus. Rien…

— Si j’avais assez de pognon, dis-je en vidant la bouteille à même le goulot, j’irais me dorer sur le sable. À poil comme les autres !

— Ne compte pas sur moi !

— Mais je ne t’ai rien demandé, ma poule…

— Je parlais de la nudité, pas du pognon… Le pognon…

— Garde ton pognon, Justine. Tu vas en avoir besoin. »

On est rentré sans Alfred. On n’y arrivait plus. Il pesait un âne mort. Il était tellement plein, le pauvre bougre ! On en a ri avec Justine. On est arrivé à la maison et on s’est tout de suite interrogé. Alfred gisait sur la plage. Pieds nus parce qu’on avait oublié ses tennis sous la table du restaurant. Alors on a décidé de partager le boulot : j’irai chercher les godasses au resto et Justine retournerait sur la plage pour réveiller Alfred. Je les rejoindrais à l’endroit même où on l’avait abandonné.

Mais quand j’y suis arrivée, avec les tennis sous le bras, ils n’y étaient pas. Ni l’un ni l’autre. Je me suis mise à pleurer, les genoux dans le sable encore chaud. Je voyais leurs traces. Et personne pour m’offrir un mouchoir. Pas même un mouchoir, merde ! Aussi j’ai fait ce qu’il fallait pour me payer un billet. Pas de retour. Un billet comme j’en avais toujours acheté. Et au matin, tandis que je m’approchais de la gare, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un œil sur les types qui me rappelaient celui qui m’avait abordée dans l’autocar. J’avais toujours de belles jambes et mon regard les émoustillait. J’ai toujours eu le choix. Et je n’ai jamais choisi. Alors vous vous dites que ça aurait pu m’inspirer un roman de gare… Que nenni ! J’en suis toujours à la première page, première ligne :

Les voyages forment la jeunesse…

 

 

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