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GOR UR - [in "Gor Ur, le gorille urinant"]
II – LE DIEU QUE VOUS AIMEREZ HAÏR - Neuvième épisode - LE ROCHER DE CICADA

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 Article publié le 28 octobre 2018.

oOo

II – LE DIEU QUE VOUS AIMEREZ HAÏR

 

S’il advenoyt que l’air feust pluvieux & intempère,

tout le temps davant disner estoyt employé comme de coustume,

excepté qu’il faisoyt allumer un beau et clair feu,

pour couriger l’intempérie de l’air.

Gargantua.

 

Neuvième épisode

 

LE ROCHER DE CICADA

 

— Tu d’vrais essayer, me dit Sally Sabat.

— Essayer quoi, merde !

Elle était debout sur le cadavre, les jupes relevées sur les cuisses. Elle avait un sacré sens de l’équilibre, ma compagne. Seulement c’était pas un fil, le macab. C’était le début d’une histoire qui commençait par la fin.

— Ah ! Ça commence bien ! fit-elle.

Elle aimait pas les complications. J’avais pas compliqué, mais ça sentait la malencontre. Il y avait aussi des policiers qui agitaient des gants étanches. Rien que des tocards pour commencer et Sally Sabat pouvait voir ce qui se passait dans le vasistas. Entre le cadavre et la table basse, elle avait choisi. Ses talons aiguilles auraient passablement esquinté une surface vernissée au tampon. C’était le cadavre de Régal Truelle. On connaissait pas Régal Truelle, mais c’était écrit sur la porte et on était entré pour voir.

— John ! avait beuglé Kol Panglas sans sortir de son fauteuil, Frank est mort et vous n’y êtes pour rien. Retournez à la maison avec cette belle promesse d’amour et essayez de penser à autre chose.

J’essayais. Frank était mort depuis des lunes et j’arrêtais pas d’y penser. Seule Sally Sabat savait si j’avais hérité de sa queue légendaire. Je laissais planer le mystère alors que j’aurais pu tourner sans honte dans des films pornos. Personne savait, à part Sally Sabat qui m’aimait trop pour trahir mon secret de famille, et DOC qui se serait coupé la langue plutôt que de renoncer à un si bon moyen de me faire chanter. Il avait greffé la meilleure part de Frank quelque part derrière le costume trois-pièces qui ne laissait voir que mes mains et ma gueule reconstruite à la force d’un poignet qui s’agitait encore devant mes yeux gorgés du sang des assassins et des apologues du meurtre purificateur. DOC était là aussi, relevant des débris de chair sur les murs. La balle explosive avait pété dans le crâne. Il avait fallu que ça arrive à ce conard de Régal Truelle.

— Hé ! Hé ! dit ce dernier. On est encore dans l’enquête. J’ai ma chance !

C’est ce qu’ils disaient tous, ces minables que le destin finissait par éclater malproprement.

— Si t’expliques pas, dit Sally Sabat, y vont pas comprendre.

Des fois, je vais si vite qu’on se demande si j’ai pas perdu le dernier neurone utile dans l’explosion. Ah ! Ç’avait été une sacrée explosion, mais le destin avait remis mon déchiquetage à plus tard. Souvenez-vous : restait plus grand-chose de Frank, mais quoi ? Ça, c’était le mystère qui n’figurait dans aucun rapport de police, pas même dans le compte rendu médico-légal que DOC avait remis à la Justice. Sally Sabat savait aussi si j’avais hérité de la queue démentielle de mon rejeton. J’rappelle que j’suis John Cicada, le papa de Frank Chercos. Quand ça a explosé — me demandez pas ce qui a explosé ni dans quel endroit j’avais les pieds dans ce triste moment-séquence — Frank parlait à ce qui restait de Bernie, le copain Bernie Bernieux qui avait été mis en morceau par un autre événement-temps-instant. Z’arrêtaient pas de me faire chier avec leurs conversations pendant que je tentais de trouver des solutions à l’irrémédiable. Ah ! Si j’avais souffert du cœur !

— Vous vous faites mal, dit Kol Panglas qui réglait le jeu d’une enquête encore préliminaire.

Yavait des flics partout. Ça grattait les miroirs, ça reniflait les fentes, ça voyait et ça revenait dans un esprit de confirmation. J’ai jamais été flic. Frank en avait été un sacrément bon.

— Soyez discret sur ce sujet, me conseilla Kol Panglas.

Il s’activait sur son écran tactile. Régal Truelle était confiné dans un périmètre saturé de Connexions Intransigeantes. On appelait comme ça les endroits où se croisaient le Renseignement et l’Histoire. Il regardait son cadavre comme s’il l’avait tué lui-même.

— Je m’demande qui peut bien vouloir ma mort, bredouillait-il.

Sally Sabat finit enfin par trouver le joint. Il y a un joint entre l’apparence de la vie et la réalité cybernétique. Ya pas comme elle pour le trouver. On arrive sur les lieux du crime et elle monte sur le cadavre. On attend pas. La victime se tient toujours dans le PCI. Elle a toujours cet air de suicidé qui croit pas un mot de ce que le cadavre révèle à l’analyse. Ya pas un meurtre qui ne ressemble pas aux autres. Et dans ce Monde Oisif Moyennent Organisé, dans ce MOMO qui fait recette chez les paranos, c’est Sally Sabat qui trouve le joint et tout le corps judiciaire s’y précipite sans attendre les explications. On était en famille maintenant, Sally Sabat, Régal Truelle, son cadavre et moi-même qui suis pas fait pour vous servir de narrateur, vous qui aimez les belles histoires et encore plus les personnages auxquels vous aimeriez ressembler dans le virtuel et l’improbable. Kol Panglas entrebâilla la porte pour nous souhaiter bonne chance.

— C’est un plouc, prévint-il. Si ça s’fait, c’est même pas son cadavre. On compte sur vous, John. Soyez heureuse en amour, ma belle Sally Sabat !

 

Il referma la porte. Je me sentis seul. Je l’étais sans doute, mais ce qui me reste de cerveau me conseillait de ne pas y penser. Sally redescendit du cadavre. Le joint se déplaça, disparaissant sous l’exosquelette. Je considérai alors le corps médicamenteux de la victime. Il se tenait toujours dans la zone d’influence. Il avait pas l’air de vouloir en sortir sans poudre de perlimpinpin. Je lui injectai 200 cc dans le membre. Il se redressa sous l’impulsion. Il savait même pas se tenir droit sans substances. Il évita soigneusement le cadavre et s’assit sur les genoux de Sally Sabat qui lui massa le ventre à deux mains. Il avait toujours cet air de chien battu. Rien à faire pour le déconnecter. Dans la vie réelle, il avait une femme et des gosses. Dans sa petite maison cossue, il ne possédait pas le chien. J’avais vu le chien lui injecter des molécules expérimentales. C’était tout ce que je savais.

— Z’êtes pas membré comme un homme, lui dit Sally Sabat.

— Ah ! Les mélanges, ma bonne dame ! Les mélanges. J’y connais rien en mélange, Moi !

— Z’êtes surtout un moulin à paroles, conclut Sally Sabat. Le cadavre parlera !

— Je compte sur le service après-vente, dit Régal Truelle sur le pas de sa porte.

On se casse sur ces mots. Sally a du mal à réintégrer la Crevault. Je pilote plus cet engin obsolète. Ya longtemps que la roue a disparu de notre environnement. Ah ! Elle en fait, du mal, la roue ! Et j’parle pas des applications, genre engrenage conique et autres variations du sens mécanique appliqué à la nécessité de se déplacer à la surface et dans les airs. Tant qu’on aura pas inventé la téléportation, on naviguera au pif et à l’encan.

— Ta gueule, John ! Quand tu causes, tu réfléchis plus…

— Et quand je réfléchis, j’trouve pas les mots…

— On peut pas être con et intelligent à la fois, je reconnais, mon Johnnie.

Cette manie de féminiser mon nom ! C’est Johnny !

— Comme tu veux, mon bourgeon.

On était sur la piste. Ça roulait bien sur le périf, sauf que notre cadavre, il avait plus de tête. J’aime pas New Paris et son ambiance Je-sais-tout-sinon-je-suis-de-Old-Toulouse.

— Concentre-toi, mon biquet !

Sally Sabat est un colosse. Ya pas si longtemps que ça, après une carrière scientifique qui a tourné court à cause d’un complot dont elle était la victime expiatoire et désignée, elle abattait des mecs dans un cirque. Le public adorait ce grand corps nu qui massacrait des hommes normalement destinés à faire chier le sexe faible. Du sexe faible, elle avait le sexe et la capacité de condamner les queues à l’érection impromptue. À part le chocolat, qui pouvait la rendre dangereuse, je ne lui connaissais aucune faiblesse et rien qui put la rendre labile au point de laisser la place au viol. Mais entre nous, la question ne se posait pas. On s’aimait, sauf que maintenant, elle avait renoncé à l’Homme, celui-ci ayant été durement châtié sur la scène du cirque. Je n’étais pas « l’Homme », j’en avais même pas l’air, mais j’étais entré dans la jouissance et j’pouvais plus m’en passer. En plus, elle conservait mon secret dans un écrin rose et noir, peut-être jalousement.

— N’exagère pas, mon bichon. Des types comme toi, y en a d’autres. M’faudrait pas longtemps pour que tu t’en aperçoives.

— Des fois queue, je sais !

Ah ! le rire monumental de Sally Sabat ! J’avais pas encore trouvé l’oison pour la torcher.

— Et toi, tu dis rien ?

— S’il se met à parler, ce s’ra pas avec la bouche !

C’était un cadavre très ressemblant. Il finirait par parler. Régal Truelle avait les moyens de se payer une tête, mais les Autorités Anti Crime ne l’autoriseraient peut-être pas à participer encore au Programme Sauvez Votre Peau Grâce à la Techonologie Dernier Cri. Ils aimaient pas les perdants, à l’AAC. Le Programme était pourtant conçu pour vous permettre de sauver votre peau, mais la deuxième chance ne faisait pas partie de leur langage promotionnel. Prenons un exemple : j’avais moi-même déposé un dossier, des fois que quelqu’un m’en voudrait au point de s’en prendre à ce qui me reste de vie. « Vous avez déjà bénéficié d’un programme de Sur-Vie. Survivez par vos propres moyens. » La réponse était arrivée le lendemain. Ce refus catégorique et sans appel ne me surprenait pas. J’avais eu droit à la Reconstruction Post Destruction. Je pouvais rien demander de plus. Si j’avais envie de vivre encore, je devais aussi prendre le risque de crever sous les coups mortels de celui ou de celle qui deviendrait la victime de ma malchance. J’aime pas vivre dangereusement, d’autant que je ne me connais pas d’ennemi… mortel. On était rarement assassiné par un remplaçant. J’m’explique. Si vous participez au Programme SVPTDC, on vous double par un remplaçant et c’est ce remplaçant qui prend les coups à votre place. C’est sur son cadavre que vous vous posez la question des raisons de vous assassiner. Ça doit pas être facile à vivre, ces moments de réalités. L’Enquête devient le plus dur moment de votre existence et ça peut durer longtemps. Sally Sabat et moi on s’était mis dans la tête qu’on avait les compétences pour élucider ce genre de mystère. On interrogeait les cadavres et les victimes passaient un sale moment pendant qu’on s’amusait dans les causes et les effets. Du coup, l’assassin n’en était pas un puisqu’il avait assassiné personne ! Il avait exprimé son désir de tuer, mais n’avait détruit momentanément qu’un remplaçant réparable avec la prime que versait la victime virtuelle. Ah ! Ils sont fortiches les requins de la phynance ! Personne n’a commis l’IRRÉPARABLE :

 

— la victime n’est pas réellement morte ; mais son contrat n’est pas renouvelé ; si l’enquête a abouti, c’est-à-dire si le nom de l’assassin possible est révélé, la victime SAIT et elle doit vivre avec ce qui peut devenir un symptôme (paranoïa).

 

— l’assassin n’a tué personne et ce n’est pas lui (ou elle) qui paye la réparation du remplaçant ; c’est pas lourd à porter, sauf si son existence se complique d’une affaire ou il (ou elle) est la victime ; l’effet de miroir est à craindre (schizophrénie).

 

— la compagnie se « réseauifie » dans la croissance et le bonheur ; un corps sain dans une idée saine ; les risques sont limités au cas particulier qu’on a vite fait de résoudre par l’Opacité ou la Négation.

 

Sally Sabat et moi on travaille pour la Compagnie des ÔS (ÔS ça veut dire « Ôtant Savoir »). Nous, on sait pas grand-chose. On a même pas le pied sur le premier barreau de la chaise. On s’assoit pas. À deux heures ce matin-là, la secrétaire de Kol Panglas nous signale que Régal Truelle a été victime d’un meurtre dans le cadre du Programme SVPTDC. On se repoile vite fait et on arrive sur la scène du crime. Sally Sabat monte sur le cadavre frais qui est encore chaud et je fais savoir à Régal Truelle que faute d’avoir payé sa cotisation, il est marron. Ce qui veut dire qu’il l’a dans l’ÔS. Ça fait marrer DOC qui se met à critiquer les mœurs. Kol Panglas s’en fout. Pour lui, l’assassin s’est exprimé sans tentative. Ça ne regarde pas les autorités judiciaires. Ça ne regarde que la Compagnie des ÔS. Mais Sally Sabat aimerait bien savoir qui a tellement envie de trucider Régal Truelle qui s’était produit comme clown dans le cirque où elle mettait les hommes en pièces. Elle se sent solidaire de ce minable. Ses talons aiguilles explorent le cadavre. Elle finit par trouver le joint, un service qu’elle ne peut pas rendre à un type qui n’a pas payé sa cotisation.

— J’ai envie de savoir, me confie-t-elle.

On parle à voix basse, des fois qu’on serait écouté.

— J’ai pas payé, dit Régal Truelle. Ya longtemps que je paye plus rien. Je suis un parasite. Si on paye pas pour moi, je suis foutu !

Il était au moins conscient de son état. Et ça n’allait pas aller en s’améliorant. D’après Sally Sabat, on pouvait pas le laisser dans l’expectative. Si on ne lui donnait pas le nom de son assassin, il crèverait de pas savoir, ce qui est douloureux. Et si on lui faisait ce cadeau empoisonné, il deviendrait fou de savoir, ce qui fait mal aussi. Sally Sabat ne lui demandait même pas de choisir. Il était condamné de toute façon, alors ôtant savoir et se faire plaisir. Qu’est-ce que j’en pensais ?

— Tu fais bien de me poser la question. On est déjà mal payé et tu voudrais qu’on travaille pour le plaisir !

Régal Truelle secouait la tête. C’était tout ce qui lui arriverait désormais : dire non avec la tête et oui avec les mains. J’avais rien souhaité, moi ! Je le connaissais même pas.

— Tu connais pas Régal Truelle ! clama Sally Sabat.

— J’en ai pas honte ! Manquerait plus que ça !

Régal Truelle avait une sacrée envie de participer à la conversation, mais sa position de débiteur le contraignait à la fermer sous peine de faire l’objet d’indemnités de retard. J’avais ce pouvoir sur lui et j’allais en abuser si Sally Sabat n’expliquait pas pourquoi il avait été le seul homme qu’elle n’avait pas détruit.

— J’ai oublié de le détruire ! avoua-t-elle dans un souffle.

J’avais envie d’en savoir plus. Elle savait que j’aurais envie d’en savoir plus si elle répondait à ma question par une réponse à la fois précise et infinie.

— Tu dois combien ? demandai-je à Régal Truelle pour l’emmerder un peu.

— Pas des tas…

— On connaît pas la padetta à la Compagnie des ÔS ! T’es même pas conscient des risques que tu as pris en t’autorisant un non-paiement !

— Qui m’en veut à ce point, monsieur le Commis ? Je veux savoir !

Je voulais savoir moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons.

— Faites-le taire, dit Kol Panglas avant de se tirer.

Dans l’escalier que je descendais avec Sally Sabat et le remplaçant qui amblait, Régal Truelle me remercia en me secouant les mains.

— Je sais que je peux vous faire confiance, monsieur Cicada, pleurnicha-t-il dans mon giron. Vous le trouverez et alors je le tuerai !

Il avait sacrément envie de compliquer les choses, le Régal Truelle. Ça m’rendait tout chose d’avoir à livrer l’assassin à sa victime potentielle. Il y aurait un assassinat, finalement. Sally Sabat filait avec le remplaçant qui constituait notre seul avantage sur les Nouvelles Pratiques de la Communioncation. J’étais pas fier. Régal Truelle me lança une larme que j’attrapais au vol comme une mouche atteinte de leishmaniose.

 

C’est DOC qui expertise chez nous, à la Compagnie des ÔS. On a pas le choix. Ah la sale personne ! Bon, je lui dois d’être encore de ce Monde. Sans lui, je serais un steak sur un matelas anti-escarres, passant le jour et la nuit à écouter la pompe à air et à compter les intervalles de gonflage et de dégonflage, le regard rivé dans la fenêtre pleine de ciel et de nuit. J’aime pas bouffer liquide par les veines. DOC, c’est le type qui se trouve là quand vous n’avez pas besoin de sa perversité. Chez lui, on peut pas choisir : il ferme sa gueule ou pas. Ça dépend de ce que vous êtes prêt à payer. D’où le mystère : papa John a bénéficié d’une double greffe à laquelle lui ouvrait droit sa police d’assurance.

— Salut, DOC ! On amène un remplaçant, un substitute.

— C’est Régal Truelle qu’y s’appelle, précise Sally Sabat.

Si quelqu’un doit séduire DOC, c’est elle. Il aime pas les hommes. Il les soupçonne d’homophilie. Sally Sabat lui doit rien. Il sait ce qu’il risque.

— Encore un con ! s’écrie DOC en secouant un scalpel. J’vais finir par faire une connerie et mettre le cul à la place de la tête.

Je frissonne. Qu’est-ce qu’il a mis à la place où j’avais la queue ? Elle parle pas, Sally Sabat, quand elle s’énerve d’amour. Pas un commentaire, pas une critique, rien que du plaisir. Et je m’confesse avec la même discrétion.

— Ça va lui coûter cher, constate DOC. Ya rien d’plus cher qu’une tête. Et j’en ai pas d’réserve. J’ai des queues en veux-tu en voilà. Ah ! J’en ai des queues ! Ils finissent tous par les émasculer. Ils en ont marre des queues. Et je tranche. Normalement, c’est à la queue qu’ils s’en prennent. Pas à la tête.

— Si j’avais su qu’c’était si compliqué…

— C’est pas compliqué, dit Sally Sabat qui a son mot à dire dès qu’il s’agit de nuancer la connaissance de la psychologie féminine. Regarde la queue. Si elle lui sert à quelque chose, c’est pas à baiser.

— C’est qu’un substitute, dis-je, croyant expliquer ce que j’ai du mal à comprendre.

— On peut même pas savoir s’il est ressemblant, dit DOC en trifouillant dans ce qui reste de la tête. Mais j’ai vu pire.

L’écran révèle un tas de trucs qu’il appelle des évènements. Il utilise un logiciel d’Analyse Évènementielle. Il lui faut pas plus d’une minute pour comprendre.

— C’que j’peux vous dire, les aminches, glousse-t-il en attendant de se marrer sans retenue, c’est que c’est bien la queue de la victime. À un détail près toutefois : celle-ci n’a pas servi depuis longtemps. Et ce qui devrait être là à la place de la tête, c’est bien sa tête. Ya plus grand-chose dedans, mais c’est pas du toc. C’est qu’on appelle de la cervelle en bouillie.

Il devient majestueux, DOC, quand il conclut.

— Ce type est bel et bien Régal Truelle, continue-t-il. Son assurance lui servira à rien. Il est mort.

Il veut dire quoi, DOC ?

— Veut dire que c’est le cadavre de Régal Truelle, pas de son remplaçant, murmure Sally Sabat.

— On a pas pu confondre… !

— On a confondu, mamour.

Elle devient tendre dans les moments tragiques, Sally Sabat. Elle me caresse les fesses comme si c’était le moment de m’exciter. La tragédie, moi, ça m’empêche de sortir de mes gonds. DOC referme la plaie en bougonnant.

— J’vais récupérer deux ou trois choses, dit-il en prenant des notes avec une queue qui f’rait pas honte à un animal.

— J’y crois pas ! Dis-moi, ô Sally Sabat, que je me trompe d’époque !

— T’es à l’heure, mon pote, dit-elle en se suçant les doigts. Mais les assassinats, c’est pas notre boulot.

— J’appelle Kol Panglas, dit DOC en éjaculant.

— T’appelles rien, connard ! hurle Sally Sabat tout aussi soudainement.

Le voilà terrifié, le DOC, à deux doigts du collapsus. Il ouvre le clapet portable. Sally Sabat l’écrase d’un coup de poing massif.

— Vous pouvez pas faire ça, Sally ! glougloute le matasano.

— Si qu’j’y vais zy faire ! clame-t-elle dans le silence des cadavres. J’y f’rai la peau à ce sale remplaçant.

— C’est une escroquerie à l’assurance, dis-je comme si j’y connaissais quelque chose.

— Mais c’est l’affaire de la police ! s’écrie DOC qui agite sa poupée comme une petite fille qu’avait prévu un Noël comme les autres et qui sent que ça va pas se passer comme prévu : Papa a une maîtresse !

Il avait raison, DOC. Un premier vers fit son apparition dans ce qui restait d’une narine. Un deuxième prenait un bain dans la coupelle d’un œil, côté rétine. J’étais sur le point de rendre ce que j’avais volé sur le comptoir d’un Mac ce matin au pied du lit. J’percevais une odeur, alors vous voyez !

— Il en aura foutu plein la bagnole ! grogne Sally Sabat qui adore sa Crevault 18. Faut qu’ça tombe sur moé ! Ah ! Bordel !

On s’est trop pressé ce matin, mais si on l’avait pas fait, Omar Lobster et sa bande seraient arrivés les premiers sur les lieux de ce qu’on pensait être un avant-crime ordinaire comme il s’en commet tous les jours que Gor Ur fait et défait.

— Ce genre de truc, ça s’met au frais comme la bière, remarque DOC. Sinon ça schlingue tellement qu’on se met au régime Zéro Degré. J’ai vécu ça une fois et je souhaite à personne de tomber aussi bas. Vous en voulez ?

On avale une gorgée sans se passionner pour les effets hallucinogènes.

— Ça, dit DOC, c’est du sang coagulé, pas d’la graisse graphitée.

— J’fais bien la différence maintenant, dit Sally Sabat.

— Qu’est-ce qu’on fait ? je dis.

— Tu viens avec nous ! dit Sally Sabat en empoignant DOC qui pousse un petit cri d’enfer.

— On f’rait bien de l’mettre au frais, conseille-t-il.

On le met au frais, Régal Truelle Original. Il peut pas y voir un inconvénient. C’est fou c’qu’on se sent libres avec les cadavres. Faut dire que celui-ci n’a plus de tête. C’est pas un nom sur un visage. Sa petite queue ne l’honore pas non plus.

 

On arrive chez lui sans grandes pompes. Ya qu’la Crevault qu’est pas discrète. DOC veut à tout prix refermer la portière, ce qui attire l’attention, et le remplaçant de feu Régal Truelle se met à la fenêtre. Il renifle tout de suite les complications. Je comprends pas qu’il se soit pas tiré. Il devait bien se douter qu’on finirait par découvrir le pot aux roses. Un vrai cadavre, ça n’attend pas si longtemps. Faudrait du renfort pour bloquer les issues et on peut pas compter sur DOC qui attend l’occasion pour prendre la poudre d’escampette et trahir ses faux amis. Sally Sabat arrive la première devant la porte qui cesse aussitôt d’exister. On entend un cri. Un mur s’effondre. Quand DOC et moi on entre dans le living, le remplaçant nous jette un regard suppliant. Sally Sabat lui a ouvert le ventre.

— C’est des tripes, constate DOC en se pinçant le nez.

— Tu comprends, toi ? me demande Sally Sabat.

Elle a beau être balaise et posséder un cerveau de femme, elle comprend pas tout. Elle a besoin de son Johnny pour conclure. Il était où, le remplaçant prêté par la Compagnie des ÔS ? Le substitute de Régal Truelle ? Qui était l’autre Régal Truelle ? Et qui était le bon Régal Truelle ? Ah ! Si Frank avait été là ! Si on m’avait greffé son cerveau à la place de ce… de cette… Ah ! Je souffre !

— C’est peut-êt’ pas l’moment, couine Sally Sabat les mains pleines d’entrailles véritables et de ce qu’elles contiennent.

— On choisit pas ! crié-je.

DOC s’est planté un doigt dans l’oreille pour réfléchir. Il me regarde comme s’il allait me donner raison. J’ai l’impression d’être au tableau avec une craie dans la main et un tampon dans l’autre. Qu’est-ce que je crie et qui j’efface ? De quoi d’autre les polars nous parlent-il ?

— Fais appel à ton cerveau, John ! grogne Sally Sabat comme si j’étais en compétition avec un prix Nobel sur le point de démontrer le contraire de ce qui lui a valu la distinction suprême.

— Vous n’allez pas me frapper ! grince DOC en levant une main destinée à protéger son visage éloquent.

— Y vous frappera si vous vous tenez pas tranquille.

— MAIS JE SUIS TRANQUILLE !

Le cadavre retombe sur le tapis. C’est un cadavre depuis que Sally l’a pris pour un remplaçant.

— Ça en fait deux, constate DOC.

— DEUX QUOI ! rugit Sally Sabat.

— Y a-t-il eu jamais un remplaçant ? réfléchis-je tout haut. Ça s’rait pas la première fois qu’on l’a dans l’ÔS.

— Maintenant qu’il est mort, continue DOC, il parlera plus.

— Personne parlera si tu la fermes, minable ! aboie Sally Sabat.

— On va où ?

Ça ressemblait à une fuite. On laissait deux cadavres derrière nous. Et devant, il fallait supposer qu’un remplaçant fuyait lui aussi, ce qui nous autorisait à user du statut de poursuivant, nous qui n’allions pas tarder à être poursuivis par des autorités impatientes d’en savoir plus. Je connaissais Kol Panglas comme si je l’avais conçu moi-même. Mais j’étais jamais passé à la fabrication. Chez moi, tout demeure discret et théorique. Je dois avoir une influence sur l’existence puisque je prends mes rêves pour des réalités.

 

On quitte la ville. DOC est plus calme que jamais. Il a toujours vécu avec cette confiance totale dans le système. D’ailleurs, il s’en est toujours tiré.

— T’as idée d’quelque chose, Poupoune ? dis-je sans quitter la route des yeux.

On l’appelle la Route des yeux parce que c’est ce qu’on y trouve en cherchant bien. Les platanes exhibent des croix sommaires où fanent des chrysanthèmes. C’est poétique si on aime la poésie et plutôt crevant si on a pas envie d’y rester. La Crevault est réputée pour ses virages manqués. Et Sally Sabat pour ses manquements, notamment au Code de la route. À force de savoir pas lire, elle a l’expérience des certitudes, ce qui l’éloigne de ma pratique du doute.

— On a pas même un indice, remarque judicieusement DOC.

— Il est pas judicieux, dit Sally Sabat, ou alors je suis une conne.

N’empêche qu’on avait rien pour continuer de se poser des questions. D’autant que les hypothèses n’éclairaient rien. Qu’est-ce qu’on avait de sûr : deux cadavres et un remplaçant en fuite, si jamais il y avait eu un remplaçant, ce dont on pouvait douter en connaissance de la cause que nous inspirait notre employeur. On avait toujours fermé notre gueule au passage de circonstances qui n’honoraient personne, mais yavait toujours eu cette constante : un remplaçant en réparation, une victime encore intacte et un assassin qui agissait directement ou par l’intermédiaire de son propre remplaçant. C’était clair à défaut d’être totalement vrai, et c’était invérifiable à tout prix. On était jamais sorti de ce schéma. On avait jamais trahi le système qui nous alimentait et nous garantissait clairement un supplément de vie appréciable même si une existence de vieillard sénile n’était pas une fin en soi. Pour le coup, on était en marge, voire en rébellion.

— Comme si j’avais l’habitude de foncer dans le noir le cul en tête ! s’esclaffa Sally Sabat. Comme si j’étais qu’une femme et toi qu’un homme !

— Tu sais où tu vas ?

— Je sais !

Elle savait. Ça ne rassurait pas DOC qui rongeait ses chairs autour des menottes. Je le retenais par les jambes avec mes propres jambes. Mais j’agissais pas sur ses dents. Quelque chose m’en empêchait.

— T’avais envie d’être seul avec moi, dit Sally Sabat.

J’ai jamais rien souhaité d’autre. Je pouvais laisser ma queue prendre l’air puisque DOC en était le confident principal. En deuxième rang d’hypothèques, Sally Sabat. Et puis mézigue, toujours prêt à l’emploi, même quand les circonstances ne s’y prêtaient pas. On allait quelque part où j’avais pas idée. Ça m’était arrivé quelquefois quand j’étais astronaute, mais si rarement que je me souviens mal de ces moments d’angoisse et de perdition. J’avais le verre facile à l’époque.

— On va commencer par ce sacré enfoiré d’trou du cul ! mugit Sally Sabat.

 

De qui qu’elle parlait ? Les trous du cul, c’est les habitants de la Terre. J’en connais pas d’autres. Ça en fait, des visites de politesse et du sang sur les murs. Je connaissais les méthodes de reconnaissance de Sally Sabat qui avait été une scientifique avant de devenir noire, femme et balaise, comme suite à un accident de laboratoire. Ça doit ficher un sacré choc d’avoir été blanche, homme et chétive et de plus se reconnaître que dans l’orgasme et le hasard objectif. Je m’méfiais.

— Méfie-toi pas, ma Johnnie, dit Sally Sabat avec sa voix d’amour. Tu te goures quand tu t’méfies. Tu devrais le savoir.

— Un trait caractéristique de la psychologie des Reconstitués, observa DOC.

— Hé ! J’suis un Greffé, pas un Reconstitué ! J’fais la différence, moi !

DOC ricane. Il sait de quoi il ricane. J’m’en prendrais un jour à son remplaçant. Tout le monde sait que dans ces cas-là, on agit parce qu’on veut que ça se sache, ce qu’on cache. Ce système est bon parce qu’il est utile. Ça finit par être utile en tout cas. Mais j’y ai pas droit parce que j’ai usé d’un autre moyen de survie. Ah ! Si j’avais su !

— Arrête de te plaindre, dit Sally Sabat, et jette un œil dans le rétro. On est suivi.

— Ça va mal se finir, dit DOC.

— C’est lui ? demandai-je comme si c’était pas évident.

— Qui voulez-vous que ce soit ? fit DOC qui en savait trop.

Au fait, c’était qui, DOC ? Lui-même ou son remplaçant ?

— Vous avez envie de vous amuser, John ? me demanda-t-il avec un sourire narquois.

 

Pendant ce temps précieux qui s’écoulait irréversiblement, on était suivi par une Crevaulet, le modèle en dessous de la gamme, pas beau à voir et rempli de ce que j’aurais dû savoir sans poser de questions. Seulement, des questions, j’en posais et ça rendait Sally Sabat imprévisible comme les conséquences d’un coup de pied au cul, entre l’humiliation mal vécue et la réponse proportionnée. La radio grésilla. Un message du QG. Une voix sortie de l’enfer. Je montais le son.

— Sally ! Je vous parle ! Répondez !

— J’ai pas grand-chose à dire, patron ! On s’escampe avant de finir en boîte. Vous savez pour Régal Truelle ?

— On s’en fout de Régal Truelle ! Revenez au Point de Départ ! C’est un ordre !

— Dommage que ce soit un ordre ! Ça m’inspire pas, l’obéissance.

— Frank ! Raisonnez-la ! Frank ! Je vous parle !

— Ça m’fait bander ! dis-je tout près du micro.

— Vous mêlez pas d’ça, John !

— Le vieux Bernie y t’dit merde !

— Comment ça va, DOC ?

— Mal, Roger. Ça va mal. Ces deux cinglés sont vraiment cinglés.

La Crevaulet se rapprochait, mais je pouvais pas voir qui la conduisait. Sally savait, elle, et DOC racontait toute l’histoire à Roger Russel.

— C’est insensé ! gémissait Rog Ru.

Je repris le micro :

— Va quand même falloir s’expliquer, patron. On veut voir le contrat de Régal Truelle. Ensuite, on se calme.

— J’suis trop agitée du bocal pour ça ! fit Sally Sabat qui négociait les virages à gauche d’une nouvelle destination.

— C’est insensé ! C’est complètement…

Crrrrr… ! Je déchirai le micro. DOC était fasciné par la vitesse. Et le type derrière nous faisait des signes incompréhensibles. En tout cas, j’avais jamais reçu ce genre de signes. Ça voulait rien dire. Et ça énervait Sally Sabat. Au fait, avec lequel des Régal Truelle elle avait fricoté sans le détruire ?

— Ferme-la, John ! Ferme ça si tu veux pas que j’nous suicide !

Je jetai un œil discret dans la pente. On montait. J’avais jamais vu le ciel d’aussi près. DOC non plus, mais il le disait pas, des fois queue… !

 

C’est pas tous les jours qu’on traverse une Zone d’Incertitude. On y était. Et il neigeait ! Sally Sabat avait son idée, sinon je serais descendu dans la vallée. J’avais jamais vu de pareilles montagnes. Pas un arbre. La roche noire pointait ses faces miroitantes dans la neige. Pas un sentier. On croisait des habitations aux volets clos. Pesante chape de la neige dans les jardins cernés de murs noirs. Pas un chat, rien, pas une ombre devant le bar-tabac qui clignote parce que c’est Noël. Sally Sabat proposa un café. DOC sauta dans la neige à pieds joints.

— Tu vois quelqu’un ? demandai-je pour dire quelque chose.

— Zavez pas de carte de crédit ? dit DOC qui pratiquait les sports de glisse au printemps.

À l’intérieur, y avait pourtant du monde. Des couples. Enfin, ils étaient deux par table. Ils nous regardaient comme si on était venu pour briser l’harmonie. Je remarquai un robinet qui gouttait dans une grille de fonte noire, avec un écriteau qui disait que c’était pour les mains et une savonnette en forme de citron oblique contre le mur qui suintait. On entendait la chaudière derrière. On a accroché nos vêtements aux crochets qu’un type nous indiquait comme si on dérangeait. Si je comptais bien, ça faisait quinze témoins, sept couples et le type qui était le patron, mais ils n’étaient pas invités à faire la relation entre ce que je devais à Frank et ce qui me revenait de droit. Je m’empressais de m’asseoir pour dissimuler ma fringale de sexe. DOC, plus attentif à ce qui se passait, fit le tour de la pièce en regardant les photos de tauromachie sur les murs. Il avait un angiome sur la fesse gauche et il le grattait. Mais personne s’intéressait à lui. L’objet de toutes les curiosités, voire des désirs, c’était Sally Sabat qui apparaissait dans toute sa splendeur. Elle se tenait au comptoir, un pied sur la barre de cuivre briquée, et elle se regardait dans le miroir derrière les bouteilles.

— Qu’est-ce que tu nous sers ? demanda-t-elle au patron.

— Pour moi, ce sera un café, s’empressa de préciser DOC qui se soulevait sur la pointe des pieds pour s’approcher de détails appartenant pleinement à l’univers du combat tauromachique.

Le patron avait de la bedaine.

— Ou alors j’suis la patronne, me dit-elle en me frôlant.

Je bredouillais quelque chose sur les taureaux morts dans l’après-midi. Elle me caressa le fion. J’étais pas fier. Elle avait elle-même tué tous les taureaux qu’on voyait sur les photos.

— Ça en fait ! s’exclama DOC en secouant ses doigts pour les faire claquer.

— Ça en fait 108, beau brun. Vous excitez pas.

Elle posa le café fumant devant le nez de DOC qui se mit tout de suite à chercher la cuillère.

— Zaimez la nature ? demanda-t-il comme s’il ne s’adressait à personne en particulier.

— On aime le naturel, dit quelqu’un.

— Ya du monde à cette époque ?

Il disait cela parce qu’il aimait la neige. Il en avait jamais vu autant. Il aimait bien la neige sous le soleil.

— Ya des endroits où qu’y neige la nuit et fait soleil le jour. L’équilibre parfait entre le désir et la réalité. Et c’est pas trop cher.

— Ici c’est gratuit et on sort pas, dit la patronne.

— À quoi bon se cailler ? dit DOC qui avala le café d’un trait.

Pendant ce temps, Sally Sabat s’entretenait avec les gens. Moi, je restais assis, pas conquis du tout par cette idée d’ouvrir une auberge de nudistes en pleine tempête de neige. Maintenant, il tonnait et quelques visages s’étaient recroquevillés, rendant les regards inquiets et les lèvres tremblantes. Je me doutais qu’il se passait quelque chose. DOC commanda un autre café et le paya avec sa petite monnaie.

— Ya pas d’petits bénefs, dit la patronne en refermant son poing.

Elle voulait détendre l’atmosphère. Quelques visages cherchaient la lumière dans la grisaille lancinante des lampes. Je remarquai les mains croisées. Personne ne se touchait, à part Sally Sabat et la patronne qui s’appelait Ginger comme Rogers, l’une palpant la graisse de l’autre et celle-ci caressant des surfaces de fibres dures et nerveuses. Au lit, ça donnerait rien.

— Zêtes en vadrouille ? demanda enfin Ginger.

DOC et moi, ça f’sait pas un si Sally Sabat était l’unité de référence. Ginger considérait mes coutures. Bernie palpitait. Frank se tenait tranquille. Elle avait l’air de me plaindre, comme si j’étais pas de ce monde. Une touffe de poils roux marquait l’intersection de son ventre et de ses cuisses, triangle d’or qui avait peut-être enfanté entre les combats. Une affiche exhibait un nom appartenant à la légende sans qu’on sache vraiment de quoi il retournait : Ginger López, la Serenita. DOC cherchait désespérément dans sa mémoire, des fois qu’il pourrait m’aider à revenir dans ce monde sans paraître trop déconnecté de ses innombrables réalités. Il m’avait expliqué une fois qu’on pouvait calculer ce nombre, mais que ça ne me dirait rien. Ginger López n’avait rien d’affriolant. Pourtant, je la désirais. J’avais rien d’un taureau.

— Si vous cherchez quelque chose, dit-elle, je peux peut-être vous aider…

— Qu’est-ce que vous allez imaginer ! grogne Sally Sabat. On cherche rien. On est venu voir la neige.

— Un peu plus loin, dit Ginger, les gens s’habillent et ils sortent…

Maintenant, les couples se séparaient nettement. Ils occupaient les extrémités du diamètre concrétisé par les guéridons où stagnaient leurs tasses et le cendrier.

— Vous vivez seule ? demanda Sally Sabat qui n’avait pas l’intention de perdre un temps forcément précieux.

Elle n’oubliait pas qu’on était suivi. Elle guettait les bruits du dehors, mais on n’entendait que le vent et les arbres. C’est fou c’que c’est silencieux, la neige, quand ça tombe. Des fois…

— Ta gueule, John ! fait DOC pour briser le silence que je viens d’imposer malgré moi à Sally Sabat qui exhibe un ventre net comme un miroir.

Ginger avoue entretenir des relations avec les bûcherons quand c’est l’époque des coupes.

— Maintenant, dit-elle, c’est l’époque de la glisse. D’où ma solitude.

Sally Sabat opine lentement, si lentement que j’ai l’impression qu’elle va passer à l’acte. Elle est capable de détruire aussi les femmes si c’est utile au raisonnement. Ginger pressent l’aventure de la douleur. Elle se déplace pour atteindre le portillon.

— Tu bouges pas, Nénette ! dit Sally Sabat.

Son visage arrondit un beau sourire de garce.

— J’en ai marre d’être à poil alors que j’ai pas envie de l’être ! grogne-t-elle comme s’il allait se passer quelque chose de nouveau pour les autres.

— J’peux monter l’chauffage si c’est ce que vous voulez, propose Ginger qui n’a plus la forme d’une tueuse de taureaux.

— On va parler toi et moi, dit Sally Sabat en l’entraînant derrière le bar.

Ya un type qui me regarde en souriant. De l’autre côté de sa table, son pendant féminin s’intéresse à l’éclairage du bar, un mélange de langueur et de précipitation, comme il sied aux établissements de l’alcool et autres douceurs rédhibitoires. On ne va jamais plus loin et on ne s’arrête pas à temps.

— Tu devrais boire ta solution sucrée, me dit DOC qui avoue en même temps qu’il a envie de s’habiller et de changer de secteur.

L’oreille de Sally Sabat frémit de temps en temps. Ginger est passée aux aveux, si on en juge par le débit de paroles qu’elle s’applique à ne pas interrompre sous aucun prétexte. Dehors, la neige s’épaissit comme du blanc qu’on monte dans une espèce de frénésie attentive et crispée. Le type qui me sourit me parle.

— On s’est connu en Chine, dit-il comme si c’était évident. Je f’sais des piquouses à l’époque, mais j’ai bien changé. J’en ai eu marre de ce travail de bonne sœur. Maintenant, j’suis à l’écoute.

Il singea deux écouteurs avec les mains posées sur les oreilles. Il voulait savoir comment j’avais échappé à l’explosion et où étaient passés les deux types qui m’accompagnaient. Est-ce que c’était le célèbre Don Omero Cintas qui buvait du café à ma table ? Il avait connu DOC aussi, mais DOC ne pouvait pas se souvenir de lui, Fred Comaster, fabriquant de bijoux sur les bords de l’Ariège. Il fabriquait des bijoux et écoutait à l’occasion. Ou l’inverse. C’était pas compliqué, la vie.

— Parlez pour vous ! dit DOC.

— Faut pas la compliquer, c’est tout !

— Je complique rien, fit DOC qui s’angoissait maintenant que plus rien ne se passait. Ça vous dit rien, les nombres complexes ?

— J’fais la différence entre les complications et la complexité, moi !

— Vous faites surtout la différence entre le suppositoire et la queue…

— Et j’m’y connais !

Fred éclata de rire tandis que Sally Sabat nous imposait un retour à la case départ. C’était pas le bon endroit. Rien n’avait changé depuis un siècle ici.

— Et lui ? demandai-je comme si je me confessais.

Il nous suivait, c’était tout ce qu’elle savait. On pouvait même penser qu’il nous poussait vers le haut. J’avais pas remarqué les taureaux dans les pentes. Je les avais pris pour des arbres, noirs et immobiles derrière le rideau de neige. DOC s’était lui aussi laissé trompé par ce qu’il avait perçu comme la nécessaire ambiguïté de l’hiver et sans y attacher l’importance qu’elle réclamait. Il était déçu.

— On a fait tout ce chemin pour rien ? demanda-t-il comme s’il l’ignorait.

Sally Sabat nous lança nos vêtements par-dessus les têtes. J’entrai par inadvertance dans la chemise de DOC. Elle m’allait comme un gant, alors que la mienne lui parut trop large et pas assez cintrée aux hanches.

— J’suis contente de vous avoir été utile, dit Ginger en ouvrant la porte.

J’étais content de l’apprendre. Jambes nues à cause d’un pantalon qui ne lui allait plus, DOC sautillait dans la neige.

—Rev’nez quand vous voulez, lança Ginger à la Crevault qui ronflait dans la pente.

Sally Sabat grogna.

— J’peux pas m’être trompée ! Pas à ce point !

Elle étreignait le volant comme si c’était mon cou.

— Il est là !

 

Il avait attendu sous la neige, tous feux éteints, les balais formant deux triangles noirs sur le pare-brise derrière lequel il n’avait cessé de nous observer. Maintenant, il avançait prudemment entre l’ornière et les balises fluorescentes. On pouvait s’arrêter et lui demander de s’expliquer, mais Sally Sabat avait une autre idée, une idée dangereuse comme disait DOC entre les dents, peut-être mauvaise, suggérai-je dans les mêmes dents.

Quelle heure pouvait-il être ? Du jour ou de la nuit ? La lumière semblait tomber de lampadaires, mais c’était aussi bien les lueurs d’un soleil éclaté derrière le mauvais temps qui nous séparait de la réalité. On s’enfonçait dans la matière atemporelle d’une tourmente impossible à fixer ne fût-ce qu’une fraction de seconde. Derrière, les phares bleus de la Crevaulet lançaient des nitescences de guirlande.

— J’aimerais bien comprendre, risqua DOC qui regardait le reflet à l’endroit précis de sa monture de lunettes où le monde environnant ne pouvait le soupçonner d’observation tangente.

Sally Sabat s’appliquait, surtout dans les virages où la route disparaissait pour laisser la place à l’ombre la plus tenace et la plus verte qu’il m’eût jamais été donné d’observer. J’étais dans l’arythmie et dans la crispation. Une érection me donnait le signal de la mort, comme si je savais et que je ne voulais pas savoir. DOC me proposa une injection massive de colocaïne.

— C’est pas l’moment ! dit Sally Sabat sans élever la voix.

DOC venait de pratiquer un by-pass dans la durite d’alimentation du carburateur. Il attaqua le tissu du siège avec quelques gouttes qui provoquèrent une réaction immédiate et l’hydrogène s’engouffra dans la canule qu’il présentait avec une précision de robot. L’injection était prête. Il venait de bricoler la substance qui allait être utile à mon cerveau en cas de peur ou pire de mort. Qu’est-ce que je pouvais craindre, à part la douleur et la mort ? Je redoutais la mémoire de la douleur, si destructrice en cas de solitude. Et la mort était le principe de mon inachèvement. Étais-je si différent du commun des mortels ?

— Vous oubliez le bonheur, John, dit DOC. Si vous n’en voulez pas, je me pique.

— C’est pas moi qui veux pas ! C’est elle !

— N’exagérez pas, John. C’est trop facile. Vous n’étiez pas bien, à poil, dans cette auberge qui vous a accueilli comme un fils ?

— J’suis jamais bien, vous le savez, DOC !

— Je ne sais rien, John. Je me pique, avec votre permission, bien sûr.

Il se piqua. Il se détendit. Je pouvais être tranquille maintenant. La Crevault semblait glisser, mais on montait. Un carrefour nous indiqua qu’on était dans la bonne direction. Mais laquelle ? Seule Sally Sabat pouvait le savoir. DOC fit remarquer qu’on ne montait plus. C’était bon signe.

— Il s’est arrêté, dis-je en reprenant ma respiration.

— Il semble bien que vous ayez raison, John, dit DOC qui ne me convainquit pas.

— La question n’était pas de vous convaincre, John, mais de savoir si vous y pensiez encore. Vous voulez savoir pourquoi ?

 

On approchait des hommes. Une place égayait de hauts murs où la lumière verticale formait des ombres de fenêtres et de linteaux. Une statue annonçait une fondation. Le visage de ce fondateur haut perché échappa à mon attention. Sous les couverts, une seule lumière indiquait une activité humaine sans doute tournée vers la conversation, à fleur de l’attente du sommeil. Sally Sabat nous arrêta le long d’un trottoir récemment déneigé. Des traces de pas convergeaient vers l’établissement où nous allions nous réchauffer autour d’un feu surmonté de nourriture.

— Dites-moi seulement s’il est là, fit Sally Sabat devant la porte.

Il était là, mais je ne dis rien. DOC dit :

— Il est en retard.

Ce qui était plus juste, mais pourquoi mentait-il à Sally Sabat qui avait des yeux derrière la tête ? Elle ouvrit la porte. Je fus happé par une chaleur intense. Nous étions dans un couloir avec d’autres gens qui avançaient au même rythme, tournant le dos à l’autre, les yeux fascinés par la distance qui nous séparait de l’endroit qu’ils semblaient tous connaître.

— On ne peut pas aller plus loin, me dit quelqu’un.

Pourquoi venaient-ils tous dans un endroit que personne ne peut dépasser ? Sally Sabat, qui commençait à se déshabiller, me trouva amusant de poser une question à laquelle personne ne répondrait. Elle la retournait, ma question, comme chaque fois qu’il s’agissait de ne pas aller plus loin et d’attendre que quelque chose se passe. DOC suivait dans une apparente docilité à peine trahie par l’impatience d’une colonne vertébrale mise à l’épreuve de l’inconnu. Cette fois, DOC ne pouvait pas prétendre savoir ce qui nous attendait. Il me précédait, marchant sur la pointe des pieds à cause de sa petite taille, portant ses vêtements roulés en boule sous le bras, côtoyé par des inconnus qui lui posaient un tas de questions auxquelles il répondait courtoisement, m’offrant de temps en temps son profil de médaille saturée par l’oxydation et l’acide des mains.

— Regardez ! dit quelqu’un. On arrive !

Je me rendis compte que je n’avais plus besoin de marcher. Un tapis roulant m’emportait je ne savais où. Les distances s’accroissaient entre nous. Je perdis DOC en pleine conversation avec une femme qui me plaisait et à qui je ne déplaisais pas. Pourtant, Sally Sabat se tenait toujours à portée de mes mains. Elle me souriait comme si j’avais raison de lui faire confiance.

 

On attendait depuis deux jours. Ça grouillait de neuf heures pétantes à cinq heures de l’après-midi. On les entendait secouer leurs pieds à l’entrée. Toujours la même voix pour les obliger à respecter les consignes. Ils remontaient par l’escalier qu’on avait nous-mêmes emprunté deux jours avant. Ils entraient et ils sortaient. Ils n’avaient l’air ni joyeux ni mélancolique. Ils semblaient accomplir une tâche alors qu’au début, ils m’avaient donné l’impression d’être en vacances. On était arrivé avec un groupe particulièrement bruyant qui sentait le marron grillé et le petit vin fruité du pays. Ils ouvraient des portes et ne reparaissaient qu’après un long moment consacré à la conversation. Je n’avais aucune idée de leurs sujets de préoccupation. Ils ne s’occupaient pas de moi non plus. Par contre, Sally Sabat les attirait et elle les repoussait patiemment, presque avec mépris pour leurs mines apprivoisées. À midi, ils descendaient tous et on nous demandait pourquoi on ne descendait pas nous aussi. Sally Sabat répondait qu’on avait autre chose à faire alors que je mourais de faim. Ils n’insistaient pas et rejoignaient la queue et les conversations qui avaient l’air de constituer l’essentiel de leurs activités. Nous n’étions pas concernés. J’avais la bougeotte, faim et la bougeotte.

— T’as pas d’patience, me dit Sally Sabat qui consultait le Règlement intérieur de ce que je supposais être un établissement.

— Un établissement de quoi… ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Tu dis jamais rien.

— T’es trop bavard, John !

— J’ai le droit de savoir !

Elle agissait comme ma génitrice, feuilletant des magazines où j’apparaissais quelquefois en héros de l’espace. Elle aimait ces photos. J’ai perdu mon sourire depuis. Il est arrivé trop de choses. J’ai perdu aussi le fil. DOC s’amena enfin avec de quoi manger.

— Quand j’ai compris qu’il fallait se servir sans demander, expliqua-t-il en disposant les emballages fumants sur les genoux de Sally Sabat, à l’endroit où d’ordinaire je prenais un malin plaisir à l’humilier — il ne restait plus grand-chose d’appétissant. J’ai fait de mon mieux.

J’en doutais pas. Pourquoi humilier Sally Sabat dans les moments où elle n’exigeait que la tendresse ?

— C’est du chinois, dit DOC en grimaçant. C’est la fourchette qui m’a trompé. Ah ! si j’avais su !

Ça m’rendait joyeux de me remplir l’estomac après deux jours d’un jeûne borné par les effluves d’un réfectoire qui devait se situer au rez-de-chaussée. J’en conçus une érection qui me poussait à changer de sujet de conversation. Celle-ci portait toujours sur l’enquête qu’on avait initiée sans le feu vert de la Compagnie. Sally Sabat s’appliquait à ne pas en dénaturer le sens. Elle revenait sans cesse aux données hors système. On avait deux cadavres humains sur les bras, avec de la chair et des os, et c’était le même individu qu’on avait assassiné deux fois. Ce qui était parfaitement impossible. Donc improbable. Et un substitute était en cavale, sans qu’on sache si on le poursuivait ou si c’était lui le poursuivant. On avait plus de nouvelles de celui-ci depuis deux jours. Et je savais toujours pas où Sally Sabat avait prévu de continuer de raisonner en policier. Rog Russel nous passerait un sacré savon !

— Une fois, dit DOC qui avait fini de manger, j’ai attendu une semaine entière pour apprendre finalement que l’enquête était close depuis cinq jours ! Heureusement, on a de la compagnie.

Il reluquait des filles en jupettes. Montées sur des patins à roulettes, elles démontraient joyeusement que la roue n’avait rien perdu de son charme. Il y en avait des vertes et des pas mûres, ce qui excitait follement le vieil expert médico-légal qui avait été autrefois un inventeur nobélisable. Il n’avait qu’une envie : les faire rougir. Et il y parvenait quelquefois. L’une d’elles vint chercher nos restes et il lui tint une longue conversation pendant que Sally Sabat revenait sans cesse sur des données qui défiaient le bon sens acquis dans la fréquentation assidue des avantages sociaux que le système accordait à ses fidèles. Elle craignait d’être passée dans le camp adverse, ce qui laissait présager des conséquences existentielles aussi irréversibles que le Temps auquel on ne reste pas longtemps étranger, comme je l’avais appris à mes dépens. Je la sentais prête à renoncer, mais elle donnait plutôt des signes d’une révolte tout aussi irrémissible. La fille aux patins se délurait doucement, pendant ce temps. Et DOC en rajoutait, impertinent et rapide comme un nouvel adolescent.

— J’réfléchis plus ! s’écria Sally Sabat en étreignant mes genoux.

— Tu m’rassures pas, poupoune ! Si on revenait à la maison ?

— T’y penses trop, ma Johnnie ! C’est parce que t’as la pétoche.

— Quand j’étais héros, je m’rêvais une retraite d’enfer question sexe et paradisiaque côté fiscal. J’ai rien eu d’tout ça à cause d’une erreur qu’on me fait payer cher.

— On vous a quand même sorti du pétrin, John ! dit DOC qui pouvait faire deux choses à la fois.

J’en avais de la chance ! Manquait plus que Sally Sabat ne se mette plus de mon côté que j’ai comme le cœur, un peu fragile et vachement sensible aux variations sentimentales. Une porte s’ouvrit, avec Roger Russel dedans, comme un noble anglais pris dans la beauté d’une aquarelle.

— Je vous attendais, dit-il. Entrez.

 

On entrait dans un autre monde. Il y a des gens qui peaufinent leur intérieur pour dérouter ceux qui entrent sans frapper et d’autres qui vous changent parce que vous entrez avec leur permission. Rog Russel avait choisi de demeurer un étranger aux yeux de ses employés. Son bureau était divisé en deux zones distinctes autant par l’aspect que par le contenu. Il se tenait debout sur un tapis persan, complètement seul sous une lampe grenadine qui descendait le long d’une chaîne d’acier. DOC s’installa dans un sofa, prétextant une soudaine lombalgie qui le pliait. Sally Sabat se servit un scotch. Elle ne fumait pas.

— Vous ne faites rien, John ? me demanda Rog Ru.

J’allais fermer la porte quand cette question somme toute ordinaire me sidéra au point de me rendre parfaitement incapable d’y répondre. Rog Ru referma la porte à ma place, abandonnant le tapis persan à un chat angora qui se mit à s’y prélasser. DOC expliqua mon attitude. Rog Ru opina et me poussa près de la fenêtre d’où je pourrais m’intéresser à l’agitation de la rue sans déranger le cours de la conversation. Seule Sally Sabat avait l’air triste en me regardant. Rog et DOC examinaient des données techniques que je ne pouvais pas apprécier à leur juste valeur. Dehors, les vitrines exhibaient des promesses de bonheur. Une foule compacte s’y pressait comme autant de mouches agitées par l’instinct de conservation. Ya pas comme un achat compulsif pour préfigurer le bonheur de l’instant suivant. Ah ! Je l’aimais pas, cette plèbe ignoble qui se marche sur les pieds au détriment de l’individu enclin à se distinguer par le goût et l’intelligence. Sur mes genoux, le radiateur organisait les doses et j’étais pas loin de la gratitude.

— C’est fini, John, me dit Sally Sabat. J’ai compris pas mal de choses.

— On retourne à la maison ?

— On est en mission, mon plouc ! Vise les tickets d’essence !

Il neigeait comme si quelqu’un de haut placé nous en voulait à mort. Les gens avaient un côté gris et l’autre scintillait avec les étoiles électriques. Pas un incendie, pas un crâne écrabouillé, rien que du toc et de la discipline. J’avais mal au cœur à force d’être obligé de les regarder pour ne pas leur rentrer dedans. Rog Russel avait relancé l’affaire Régal Truelle, mais j’ignorais pourquoi et dans quelles limites. Sally Sabat filait devant moi sur le trottoir poudreux, grondant comme une bête qui n’aime pas les gens et qui les prévient que la morsure est son seul système de défense. On nous proposait aussi des filles, mais je n’en avais personnellement pas envie. Arrivée près de la Crevault, Sally Sabat donna un coup de menton en direction de la Crevaulet qui pétaradait à l’arrêt sous un orme perclus de loupes.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dis-je sans attendre de réponse. Me dis pas qu’on va encore monter !

C’était exactement ce qu’on faisait une minute plus tard, monter. Monter et traverser des endroits où la tempête réduisait l’humain à ses moufles. Je pouvais voir leurs visages sereins derrière les vitres des cafés où ils appréciaient la nudité et les boissons chaudes. Sally Sabat observait la route en experte de la négociation. De grands arbres fantomatiques nous invitaient à l’hypothermie. En cherchant bien, on trouverait des corps figés dans une attitude sereine, enlacés deux par deux sous la neige qui répandait ses éclats de verre pour fonder la nuit atroce des vivants qui tiennent à le rester. J’avais pas fini de trembler.

— DOC nous attend à la prochaine, dit Sally Sabat comme si j’avais tout compris.

On le retrouva en effet en bonne compagnie, nu comme un ver au milieu d’autres corps dont il tirait les fils. J’en avais marre de la nature. Je commandais un voyage au pays des elfes.

— T’es dingue ! fit Sally Sabat.

— Non. Pas dingue. J’suis pas sérieux, c’est tout.

Le garçon attendait pour me piquer, en compagnie des mouches que j’avais pas invitées. DOC me fit signe que j’avais tort. À deux contre un, il me fallait céder à la sagesse.

— J’suis d’vot’ côté ! dit le garçon.

Les mouches s’agitèrent.

— Elles zont pas l’droit d’voter, dit Sally Sabat.

— Match nul ! s’écria DOC. Vous avez perdu, John !

Dans mon esprit, le match nul, c’est moitié-moitié. Le garçon m’injecta la moitié de la dose conseillée, demandant ce qu’il devait faire de l’autre moitié. J’en savais rien. J’avais jamais partagé. Mais il n’était peut-être pas question de partager. DOC s’empara de la seringue et piqua un garçon au hasard. Question ambiance, on s’y prenait mal, disait le garçon en distribuant des capotes anglaises. Oazar m’embrassa sur la bouche et se fondit aussitôt dans le cortège funèbre. On enterrait quelqu’un et j’étais pas au courant. J’avais même pas envie de savoir.

— C’que t’es nase ! dit Sally Sabat.

Un type était en train de la provoquer, un gringalet aux poings fermés qui peut pas s’empêcher de les fermer chaque fois qu’il est question de s’expliquer. DOC lui préparait une dose d’enfer, la dose qui brûle tout ce qui se trouve à l’intérieur sans que ça change rien à l’existence. Une vacherie de plus de la part de ce compagnon qui n’intervenait jamais sans raison. Le gringalet finit par s’écrouler, la gueule en plein dans un crachoir où grésillaient de vieux mégots encore actifs.

— C’est lui, constata Sally Sabat.

Elle le retourna et ouvrit la chair entre deux côtes, pâlissant au fur et à mesure que la plaie s’ouvrait.

— Ça en fait trois, dit-elle sans montrer l’émotion qui la secouait de l’intérieur.

— Trois quoi ?

— Trois Régal Truelle.

¡No me digas !

Elle exhiba un morceau de poumon qui palpitait en cherchant l’oxygène. J’y croyais pas. DOC examina l’échantillon. C’était un poumon, on pouvait pas s’y tromper ni dire le contraire. Pendant ce temps, le type agonisait dans l’anonymat. J’ai rarement vécu des moments de cette intensité. Que se passait-il à ce niveau du système ? Ça posait problème. Non seulement il y avait trois Régal Truelle, et donc peut-être quatre, voire plus, mais on était incapable de mettre la main sur le remplaçant alloué par la Compagnie des ÔS. Et l’assassin courait toujours. Ou il nous suivait.

 

La Crevaulet était garée sous l’auvent de la station-service. Il avait fait le plein pendant qu’on perdait du temps à l’intérieur. DOC s’empressa de s’installer sur le siège arrière de la Crevault pendant que je tournais la manivelle. Le moteur se mit à grelotter. Et cette neige qui compliquait l’ascension ! Il y en avait partout, même sur les toits. J’en avais froid aux yeux.

— Monte ! grogna Sally Sabat.

Je montai. On monta encore. Qu’est-ce qu’il y a de plus haut qu’une montagne quand il n’y a plus de montagne ? DOC répondait à cette question par des arguments scientifiques. Ça faisait marrer Sally Sabat qui s’embrouillait dans les virages. C’est qu’on en avait besoin, de ces virages, pour monter ! Mais au fait… pourquoi on montait. Le visage de Sally Sabat se referma durement, comme si cette question ne concernait que moi.

 

Une heure plus tard, on fréquentait d’autres nudistes dans un hôtel de luxe. Ça sentait plus la cuisine. Un abus de parfums qui me mit en rage. Je hais les dépenses inutiles, surtout quand elles prennent la place du travail accompli en coulisse.

— Tu la fermes, John, et tu suis.

Ça, pour être, j’y étais, la queue entre les jambes pour paraître normal, sifflotant au ras des corps qui me proposaient leurs conversations circonstancielles. Dans cette foule livrée à la débauche des apparences, j’avais pas ma chance. Aussi, je jouais pas. J’me contentais de regarder et d’pas juger. Enfin, pas aussi vite que d’habitude. Ce qui me donnait un air intelligent que j’étais le premier à apprécier. L’endroit ne manquait pas de miroirs. Je les trouvais utiles et agréables. Mais je la fermais pas.

— Je vous avais prévenue, Sally, dit DOC qui consultait la carte des vins. Une demi-dose, c’est pas assez pour les canner et trop pour les empêcher de se faire remarquer.

Sally Sabat en convenait. Elle en avait vu d’autres. Sa Johnnie était pleine de ressources. Elle m’offrit l’olive de son vermouth après l’avoir longuement sucée. Elle savait pas où on était. Elle était jamais montée aussi haut. Mais on était attendu. Yavait d’l’explication dans l’air. Je sentais qu’on allait faire un grand pas. En avant ou en arrière, un pas de géant qu’on ne tarderait pas à regretter ou bien on s’en réjouirait ensemble en caressant nos érogénéités respectives. DOC agirait en spectateur de toute façon. Muescas apparut à ce moment-là.

— Mon cher Sally ! Ma chère John ! Et ce DOC que j’ai aimé dans ma jeunesse ! Je suis ravi de vous rencontrer par hasard !

Il prononça « par hasard » avec un clin d’œil complice. On peut pas être plus moche. Moi, avec une apparence aussi dégueulasse, j’aurais fait huissier de justice. Mais qu’est-ce qu’elle était belle, Cecilia !

— Justement, précisa Muescas, je vais l’épouser !

Comme si on était pas au courant ! On était même invité. DOC aussi était invité. En qualité de médecin de bord. On embarquait pour la noce. DOC aimait pas coûter. Moi, j’allais coûter un max. J’vais m’gêner !

— Un champ’ dans les locaux ? proposa notre hôte.

Il logeait à l’étage des vernis insolents, face à une mer de glace qui me donna le frisson. C’est pas des bulles qu’allaient m’ravigoter. J’avais besoin d’un multiplicateur d’effet. Je plongeais ma main dans un bocal de poissons. Ça fait mal aux tripes, mais c’était nécessaire. À force de triper vent de bout, je flippe à contresens. Faut m’comprendre…

— Zavez amené les outils ? demanda Sally Sabat.

— Rien ne manque ! fit Muescas en virevoltant. Mais j’ai des doutes quand à l’efficacité de cette action hors du commun. Je n’ai pas vraiment l’habitude d’aller aussi loin. Je préfère toujours la diplomatie. Il faut donner pour recevoir.

Au fond, notre mission n’avait peut-être rien à voir avec ce Régal Truelle qui était un inconnu pour nous. Ça sentait l’Chinois c’t’affaire. C’te montagne dont on voyait pas la fin, c’était l’Annapurna ou j’y étais plus !

 

DOC était branché depuis le début et on avait pas envie de savoir. Je l’ai surpris en train de se recharger dans les toilettes. Sur le coup, j’ai cru qu’il se branlait à l’électricité. Ça m’étonnait de la part d’un type qui usait d’un fluide pour attirer les filles dans sa toile. Maintenant il secouait sa queue pour évacuer la dernière goutte, se plaignant d’une réticence qui était peut-être un signe avant-coureur de la vieillesse. Je gouttais pas, moi, et pourtant j’avais eu une enfance heureuse, de celles qui ramollissent tellement le cerveau qu’on se sent vieux à quinze ans. DOC en avait autrement bavé, à ce qu’il disait. Mais bon, on n’est jamais content et tout s’explique par l’envie que nous a inspiré un voisin mieux verni question équilibre désir-réel.

— Yen a pour combien ? demandai-je.

— Pas plus de deux mille eurodollars, John.

— Ça coûte cher, les filles…

— Merci d’comprendre que je suis victime du désir.

Je l’étais bien du réel, moi. Toute une vie passée à me demander si j’étais pas en train de rêver au lieu de bosser comme tout le monde. Ou bien j’avais la sensation de donner alors que j’avais envie de recevoir et qu’on la ferme à ce sujet. On entendit Sally Sabat s’en prendre à la chasse d’eau de l’autre côté du mur.

— Bon, ben je m’excuse pas, dit DOC en refermant sa braguette panurgienne. Maintenant vous saurez.

— Ils sauront aussi qu’on sait !

— Non. Là, c’est débranché.

— J’me tire alors !

Je retrouvai Sally Sabat dans le hall de l’hôtel. Elle fumait un cigare portoricain et considérait le Portoricain d’un air apparemment affable. J’ai toujours honte de me mêler à ce genre de conversation. Le Portoricain m’offrit un cigare que je déclinais.

— J’suis inflammable, dis-je.

Il n’en revenait pas.

— J’ai eu une enfance heureuse, dis-je. Pas une peur, par une erreur de casting, rien pour me faire changer d’avis quant à la nature de mon sexe.

— J’en ai bavé, dit le Portoricain.

Mais on désensibilise pas Sally Sabat comme ça. Elle descendait une bouteille de rhum du bout des lèvres. Le Portoricain la regardait comme s’il attendait une confidence sur son enfance. Il savait pas qu’elle en avait rien à foutre de son enfance. Elle exigea un second cigare. Le Portoricain s’empressa de la satisfaire.

— Vous fumez trop vite, dit-il. Vous les faites chauffer. C’est pas bon pour la langue.

— Tu sais ce qu’elle te dit, ma langue !

 

Au comptoir, elle me confia que finalement on pouvait considérer que le côté masculin de l’Humanité, tous sexes confondus, était constitué moitié de types fatigants et moitié d’asexués. Elle préférait de loin son penchant féminin, un elle ne savait quoi de critique à l’égard des raisons de s’accrocher à la vie et de donner un sens potable à l’existence.

— Mais ils sont bons, ses cigares, conclut-elle. J’m’en servirai peut-être, de ce ras d’la queue. Tu voulais me dire quelque chose ?

Elle recueillit délicatement une de mes larmes d’angoisse.

— C’que t’es chou quand tu tripes !

— DOC est branché depuis le début !

— DOC me fait chier !

Elle n’agirait pas. Elle était trop fidèle à ses chiens. Je passai de l’angoisse à la colère.

— Tu devrais pas, roucoula-t-elle. Tu t’fais mal alors qu’on t’en veut pas.

On m’faisait mal alors que je voulais pas ! Mais bon, j’avais pas envie de discussion ce matin-là. On se levait à peine et on n’avait rien pris à part ce rhum et la fumée. Sally Sabat éleva son poing pour l’abattre sur le comptoir. Je la précédai de peu, agitant une clochette. Un garçon s’amena, s’excusant d’être victime, comme chaque matin, d’un excès hormonal qui n’était pas dans ses habitudes, au contraire ! précisa-t-il.

— Faut pas avoir honte d’sa nature quand elle a rien d’autre à dire, décréta Sally Sabat que le percolateur intriguait maintenant.

— C’est aussi un distributeur de ce que vous savez, expliqua le garçon que sa nature maintenait à distance des tiroirs qu’il manipulait dans l’habitude et la fascination à la fois.

Les croissants ne contenaient pas de froment ni de.

— De quoi ?

— Tu t’frappes parce que c’est le matin et que t’as pas encore eu ta dose, expliqua Sally Sabat des fois que le garçon soit intéressé.

J’en avais marre tous les matins, pas à cause du miroir qui n’y est pour rien et que j’ai pas envie de briser parce que c’est lui qui conseille mon apparence, — j’en pouvais plus d’additionner les étiquettes pour me rendre finalement compte que je me nourrissais trop et que j’accumulais malgré moi des substances qui finiraient par s’exprimer à ma place. Si j’en avais pas déjà, j’aurais des problèmes de communication et j’en concevrais de la haine, comme mon pauvre Frank qui portait le nom d’un amant à l’endroit de l’État Civil où le père est détrôné sans décret. Ou bien je deviendrais au moins aussi filou et sans scrupule que ce Bernie Bernieux qui agissait en moi parce que ce qui restait de Frank, y compris le mystère de sa queue légendaire, n’avait pas suffi à me reconstituer entre les mains de DOC qui avait agi comme un père à mon égard. Ah ! j’avais pas fini d’en avoir marre. Le Portoricain, assis les coudes sur le comptoir, nous observait sans doute pour de bonnes raisons.

— Tu parles ! dit Sally Sabat. J’suis assise dessus, mais il en connaît deux ou trois détails qui le rendent fou. Ça te rend pas fou, ma Johnnie, que je plaise autant à un autre ?

Ça m’rendait marteau et j’enfonçais le clou. J’étais de ceux qui pensent que les spermatozoïdes, c’est des animaux qu’on héberge en attendant de n’en être plus un. DOC pensait le contraire, le contraire de…

— Vous choisissez jamais le moment pour raisonner, me dit-il.

— Soit on raisonne, soit on baise, dit Sally Sabat plus sentencieuse que jamais.

DOC approuva, scellant le sujet de sa garantie scientifique.

— Paraît qu’vous êtes branché, DOC ? dit Sally Sabat que ce détail narratif ne dérange absolument pas.

— J’peux plus dire le contraire, mais j’ai eu des pannes.

— L’amour à ses longueurs.

J’étais plus dans l’coup. Le Portoricain m’envoyait des messages nettement hostiles. J’traduisais pas, des fois que ça m’fasse mal aux coronaires. Je respirais dans un verre et m’alimentais à la meilleure source connectée au Monde. Dehors, des gens crevaient de froid et je m’en fichais. Yen avait aussi qui crevait dedans et je leur ressemblais. DOC m’empoisonna par surprise. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire, selon Sally Sabat qui en avait assez de se montrer sous son meilleur jour. Le Portoricain nous suivit et arriva même avant nous devant la Crevault. Il vanta tout de suite la moumoute encore vivante de Sally Sabat qui se trémoussa.

— L’été, dit-il, on s’habille aussi quand on sort à cause d’une population très croyante.

— C’est dingue ! s’écria DOC.

On en savait, des choses, sur les us et les coutumes de ce peuple des montagnes les plus hautes du monde. On disait qu’au-dessus d’elle, il n’y avait pas de ciel. Dieu se les caillait bien haut et on pouvait pas vérifier.

— Nous déjeunerons ensemble ? demanda le Portoricain.

— Le déjeuner, c’est à Midi, précisai-je au cas où Sally Sabat aurait envie de changer l’heure.

— À Midi, fit-elle en secouant la tête d’un des visons, on sera pas là. On reste pas, ajouta-t-elle des fois que le Portoricain se serait imaginé qu’on était du genre à retourner sur nos pas.

Sa tête étroite s’allongea encore.

— Vous… vous montez … ?

Ça avait l’air de l’estomaquer. Il sentait le vomi maintenant. DOC répandit les parfums d’une fiole.

— C’est dangereux ! s’écria le Portoricain. Personne ne monte à cette époque de l’année. Zavez envie de monter, vous ?

La question s’adressait à moi, comme si c’était écrit sur mon front que j’avais pas le choix. DOC me poussa vers la manivelle que je me mis à actionner frénétiquement.

— Il tousse, votre moteur ! dit le Portoricain.

— Ça prouve qu’il est en vie, fit Sally Sabat.

 

La route disparaissait rapidement dans le brouillard. On allait entrer là-dedans parce que notre employeur l’exigeait. Pour DOC, c’était toujours les vacances. Il caressait nos fourrures d’une main experte. Les petits yeux des visons nous regardaient comme s’ils avaient pas non plus envie d’y aller. Mais c’était chouette d’avoir troqué nos combinaisons Mao contre ces petites bêtes qu’on pèle plus depuis qu’elles pensent. On mange plus de cochon pour la même raison et ça les empêche pas de vivre dans la merde.

— J’viens zavec vous ! dit le Portoricain qui était légèrement vêtu.

— Vous v’nez avec personne ! grogna Sally Sabat. On est en mission secrète.

— Justement ! J’ai envie d’savoir !

Il me poussa sur le siège arrière. DOC apprécia tout de suite ma compagnie. Il réduisit la longueur de l’aiguille. Sally Sabat couina parce que le Portoricain tirait la couverture à lui.

— C’est loin ? demanda-t-il.

Sally Sabat resserra ses cuisses sur une main brûlante et engagea la première vitesse dans un bond digne d’une antique 2CV. Un autochtone nous souhaita bon voyage comme s’il était heureux de ne plus avoir à nous compter parmi les siens parce que c’est la Loi.

— Zêtes branché, DOC ? dis-je en présentant ma chair immonde au métal finement étiré de la substance.

— Comme si j’avais jamais fait autre chose, mec !

— Alors n’en perdez pas une ! J’vais en avoir besoin au tribunal.

Les visons fermaient les yeux maintenant. Le Portoricain avait disparu dans la broussaille des poils. Sally Sabat scrutait le brouillard. Un panneau indiqua une distance qui ne voulait rien dire. J’avais pas droit à la parole parce que j’hallucinais. Le Portoricain en profitait pour donner sa version de l’amour à une femme qui en savait déjà trop. Yavait que DOC pour s’amuser de l’inutilité de ces instants de connectivité relative. Un vison examinait l’œil de la caméra dissimulée bien vainement parmi les autres visons que DOC avait emportés en abondance des fois que le temps s’aggraverait au fil de circonstances non moins inexplicables. Après la rhétorique, la dialectique, et après les contradictions révélatrices, les effets de surface. Un animal m’aurait rassuré, mais il n’y en avait pas d’assez fou pour jouer ce rôle ingrat. La route se perdait et nous perdait. Plus question de s’arrêter pour dialoguer avec les nus dans une ambiance festive. On avançait dans le connu et l’inévitable. De quoi filer le bourdon à tonton Johnny que tout le monde appelait tata Johnnie par effet de serre. DOC fixa l’aiguille avec de la salive, une salive particulièrement adhésive depuis qu’il se nourrissait exclusivement de spermatozoïdes morts.

— Je connais Roger Russel, déclara le Portoricain.

Il arracha son masque de Portoricain. Sally Sabat poussa un cri. La Crevault s’immobilisa dans l’ornière. DOC perdit le contrôle de l’injection et moi connaissance dans un spasme qui prit la place de mes rêves.

 

Quand je me réveillais, le visage serein d’Omar Lobster posa en même temps ses lèvres grasses sur ma langue. Il y avait encore des traces d’élastomère aux commissures. Et il avait conservé la moumoute ridicule du Portoricain. DOC m’expliqua lentement que le Portoricain était en fait Omar Lobster déguisé en Portoricain. Si j’avais envie d’pleurer, il avait de quoi activer à la fois ma substance d’angoisse et les glandes lacrymales correspondantes. Je le prendrais jamais au dépourvu. J’étais entre deux bonnes mains et il en avait d’autres en réserve au cas où je deviendrais un problème. On peut pas être plus clair.

— J’comprends que la Crevaulet nous suit plus, dis-je pour témoigner de ma lucidité.

— La Crevaulet vous a précédés, dit Omar Lobster. Bienvenue chez le savant le plus heureux de la Terre. Je vous présente K. K. Kronprinz que vous connaissez déjà.

C’était K. K. K. que j’voyais ou Sally Sabat ? Je m’frottais les yeux avec de l’acide.

— J’ai pas envie d’expliquer, dit Sally Sabat.

— Ya rien à expliquer, dit K. K. K.

Ils étaient parfaitement intégrés l’un dans l’autre. Encore une œuvre de DOC. Si je m’frottais encore le gland, yavait plus ni DOC ni Omar Lobster, mais un seul personnage qui n’était ni l’un ni l’autre. Le Portoricain avait disparu et j’arrivais pas à m’expliquer pourquoi ni comment. Où était Régal Truelle ? Je pouvais répondre à cette question : on l’avait pas amené avec nous et il y avait de bonnes raisons pour ça, bonnes pour le système et ses effets collatéraux et très mauvaises pour mon équilibre mental. Muescas s’amena pour clarifier les conditions de l’enquête. Au fait, sur quoi on enquêtait ?

— Zavez pas besoin de le savoir, dit Muescas qui allait se marier avec le plus bel objet que j’eusse jamais observé d’aussi près que l’amour platonique. Vous avez un peu mal au crâne, John, mais ça durera pas. Vous allez entrer dans la douleur. Vous avez été choisi parce que vous êtes un héros. De plus, vos connaissances techniques vous désignent comme le meilleur choix possible. Je ne vous présente pas DOC, aka Don Omero Cintas, qui est l’inventeur de la Chirurgie Reconstructive Sans Échec — et Omar Lobster qui inventa à la fois le bonheur, avec sa colocaïne légendaire, et la Résurrection Post-Mortem sans laquelle la Mort aurait encore de l’influence sur nos pensées. L’Histoire relate ces faits avec tous les détails capables de rejeter les arguments contraires.

Muescas devenait solennel au fur et à mesure que je comprenais où il voulait en venir. Il crachotait de temps en temps dans un verre pour ne pas perdre le fil de sa démonstration. Mon existence n’était plus qu’un ramassis d’incohérences et il tentait de me remettre sur les rails parce que le système avait besoin de mes compétences et de mon sacrifice. Il me flatta le crâne que je devinais ouvert comme le réceptacle des convictions programmées et des moyens d’y parvenir. Quelqu’un soutenait le couvercle de ma boîte crânienne, peut-être même mon cerveau encore connecté à ce corps qui ne m’a pas rendu heureux quand j’en avais besoin.

— La Compagnie des ÔS agit en marge du système, révéla Muescas. La production de remplaçants et leur utilisation à des fins mercantiles sont enfin désignées comme le pire crime contre l’Humanité commis depuis la nuit des Temps. Avec l’affaire Régal Truelle, la Compagnie des ÔS cherche à nous mettre des bâtons dans les roues. Nous savons d’où vient le Crime, qui l’a designé et qui l’a perpétré. Une seule main s’abaisse sur notre tranquillité : celle de Gor Ur !

J’avais eu le pressentiment d’une affaire céleste dans de rares moments de lucidité, mais quand je suis lucide, j’ai mal, alors je me raconte des histoires et c’est reparti pour un tour. Quelquefois j’ai l’impression que je mets les pieds dans ce destin uniquement pour me faire mal, comme si les autres n’y étaient pour rien. Mon existence a besoin de repos. J’saurais y faire si je possédais un lopin de terre avec de quoi glander et m’faire plaisir. J’ai toujours révé de fréquenter des villageois tranquilles sans avoir nécessairement besoin de les plaindre. Je ne leur servirais à rien et ils me seraient utiles. Avec un soleil dans le plafond, comme celui que je vois en ce moment, sauf que je serais aux commandes et que je ferais de mon cerveau exactement ce que je voudrais. J’m’appelerais même plus John Cicada et j’aurais jamais été ce qui est écrit dans les tablettes du système. J’aurais une idée haute et précise du prélassement. Mon seul plaisir serait de ne plus penser que je suis capable de ressentir la douleur si elle est appliquée à l’endroit où j’ai tendance à souffrir. En quoi consistait cette trépanation ? Je regrettais déjà mon vieux cerveau et ses oubliettes. Mais ils avaient peut-être raison après tout…

 

À cette hauteur, Gor Ur régnait en maître absolu et ses serviteurs lui étaient reconnaissants de les distinguer du commun des mortels. Il neigeait parce que c’était l’hiver, sinon il pleuvait. Les éclaircies étaient consacrées à la prière ou à la réflexion, selon qu’il était l’heure de la fermer ou d’apprendre à le faire. Les religions s’organisent en armée et prévoient la suprématie de l’État, ce qui est bien utile si on a des chances de participer. Les créatures qui grattaient les murs avec des couteaux n’avaient pas cette chance. Racler des ombres formées par le feu nucléaire n’était en rien une manière de participer à l’élan mystique qui élevait jour après jour cette montagne aux neiges éternelles et éternellement tournoyantes. Je voyais ça à travers mes lunettes de combat. Le Monde était vert au lieu d’être rose, mais je ne l’avais jamais vu rose qu’à travers la culotte de Sally Sabat.

— On va se reposer, déclara-t-elle tandis que la Crevault glissait doucement dans la tourmente.

Je cherchais un hôtel dans les néons qui bordaient la rue que nous étions seuls à arpenter. Muescas nous accompagnait, grelottant parce que le chauffage de la Crevault était tombé en panne. DOC transmettait les images au QG de la Compagnie. Je savais pas ce qui était son œil et ce qui ne l’était pas. J’étais assis sur l’embout effilé d’une pompe qui peinait dans les côtes.

— J’en ai marre des Nus ! criai-je pour me faire entendre de ce peuple qui rasait les murs ou les grattait selon qu’il participait ou qu’il subissait.

— La Ville a été complètement rasée, dit Muescas qui connaissait l’Histoire ou qui l’inventait. Ce que vous voyez est une reconstitution.

Ce que je voyais existait. J’avais pas envie de raser les murs ni de les racler avec un couteau. J’avais pas envie non plus de sortir de mes vêtements parce que c’était l’usage une fois dedans. Et c’est pourtant ce qui m’arriva, happé par la machine à rendre nu que la politique antiterrorisme impose aux établissements publics, surtout s’il y a des étrangers dedans. Je me demandais même pas si j’étais étranger. Une adolescente tamponna mon passeport en me vantant les qualités d’accueil de son pays.

— C’est pas encore un pays, expliqua Muescas, mais c’est ce qu’ils veulent. Ils imaginent que Gor Ur va leur filer un coup de main. J’ai idée qu’ça va pas marcher. En tout cas, on fait ce qu’il faut pour que ça n’arrive pas.

Je m’déclouais. Une goutte de sang s’épancha. DOC suça l’aiguille et la rangea toute propre dans son étui de métal. La pompe mit du temps à s’arrêter, comme si elle s’éloignait, menaçant de ne pas revenir. DOC me secoua l’épaule.

— Faut assumer le passé, John, dit-il en me poussant dans l’escalier mécanique qui faisait des vagues.

— On va pas passer que du bon temps, dit Sally Sabat à l’adolescente qui se gratta un sein mordu par les mouches.

Ça servait à quoi, toutes ces mouches ! DOC les voyait se balader sur son gland et il leur parlait comme si ça lui faisait du bien.

— Faut aussi aimer les courants d’air glacés, dit l’ado. L’huisserie est pourrie. Nous fournissons le papier journal.

Elle en mâcha soigneusement une poignée arrachée à un tas et recracha la boulette destinée à une fente dont elle nous fit apprécier le filet d’air.

— Vous voyez ? C’est simple.

C’était ça ou gratter les murs de la ville pour en effacer les ombres criardes. On avait tous un être cher disparu dans ces conditions atroces. On poursuivit notre chemin avec notre papier journal dans une main.

— Pour le cul, cria l’adolescente, ya du papier de soie !

— Butin de guerre, expliqua Muescas.

Il nous montra le papier de soie derrière les portes et la manière de s’en servir sans attirer l’attention. J’aime pas respecter les étrangers, surtout s’ils sont chez eux. Ça les regarde pas, après tout !

— Voilà notre chambre, dit Muescas qui connaissait les lieux.

— Vous êtes de quel côté ? me demanda DOC qui continuait de transmettre le son et les images, sans commentaires.

— J’suis du côté d’ma Sally.

— De Massaly ? dit négligemment Muescas. J’y ai une tante.

On avait tous une tante si on n’avait rien d’autre. La chambre était jaune et proprette. La neige s’accumulait aux carreaux. DOC renifla le goulot d’une bouteille de champagne. On était bien accueilli. On nous voulait du bien. Et j’avais une dalle d’enfer. J’allais bander comme un taureau en m’empiffrant. Mais j’étais pas décidé à accepter les conditions de travail que les affiches politiques imposaient à nos yeux que je fermais dans un cri. Le garçon d’étage traversa la porte.

— C’est les bulles, dit DOC en le poussant pour diminuer les effets du témoignage.

Il perça le phimosis.

— Ça vous f’ra du bien, dit-il en dosant l’injection.

— J’en avais besoin, avoua le garçon.

Il se laissa porter dans le couloir. DOC portait bien quand il voulait. Il le porta aussi loin que c’était possible.

— Pourquoi le porte-t-il ? demanda Sally Sabat qui croquait des gâteaux secs.

Muescas traça un disque sur un carreau. Son œil glauque s’y appliqua. Il voyait le Monde et il avait envie de le changer. Cecilia exigeait ça de lui avant de convoler en justes noces. Papa Rog veillait.

— Ya des commerces, dit Muescas sans se décoller. C’est bon signe.

— J’croyais que le commerce c’était du vol, dis-je en arrondissant la tache sur le carreau contigu.

— C’est plus valable, dit Muescas qui se tenait au courant. Le plus difficile, c’est de maintenir la cohérence. On a mémorisé à tour de bras dans un esprit de logique indiscutable, mais les changements affectent l’ensemble et c’est une autre mémoire, active celle-là, qui maintient la cohésion.

Un Nu habillé de peaux encore en vie sortit d’une boulangerie avec une brassée de pain que la neige se mit aussitôt à couvrir de cristaux actifs.

— C’est Régal Truelle, dit Muescas. Cette fois, il ne nous échappera pas.

— Régal Truelle est un Nu ? s’écria Sally Sabat.

— Il prend de la métakolokine lyophilisée, dit DOC qui revenait, ayant perdu son souffle de coureur de fond dans l’épreuve du garçon, un truc qui lui arrivait pas tous les jours, sauf quand le temps s’en mêlait.

C’était quoi ce truc de la métakolokine lyophilisée ? J’en connaissais même pas l’existence.

— Yen a pas à l’état libre dans cette zone, dit Muescas. Faut l’importer.

— J’imagine la paperasse ! fit Sally Sabat.

— Vous n’imaginez rien, ma bonne Sally, dit DOC qui suçait les aiguilles pour qu’elles rouillent pas. Tout le monde peut pas importer aussi facilement. Il a le bras long ou il en connaît un qui l’a.

— Ça vient souvent de la mère, dit Muescas.

— Vous le voyez toujours ?

Je pouvais le voir tourner en rond comme s’il attendait quelque chose de la neige qui valsait en vrille. C’était qui, ce mec qui était tombé sur nous comme une mouche dans la soupe ? Il était mort trois fois et on savait rien de son remplaçant. Sally Sabat avait minutieusement relevé les échantillons des fois qu’on nous prendrait pour des fous. Qu’est-ce qu’on faisait maintenant ? J’avais faim. J’promettais même de pas érecter au dessert. Sally Sabat pouffa, réintégrant le filet de morve dans sa narine.

— Zêtes cons, les mecs !

On était trois mecs à montrer des signes de turgescence et elle y était pour rien. DOC revenait de loin, Muescas voyait venir et j’étais déjà demain. Elle nous rassembla dans son giron et nous transporta dans la salle à manger qui était au rez-de-chaussée. C’est pratique, les femmes, quelquefois. Mais seulement les femmes, pas les autres. Je commençais par un potage aux huîtres accompagné d’une boisson à la taurine. Muescas gardait un œil sur Régal Truelle, persuadé que cette fois, c’était le bon. Il reconnaissait les hématomes vert et jaune causés par la métakolokine lyophilisée chez les dépressifs paranoïaques. Les joues de Régal Truelle en portaient trois nettement situés près de l’appendice nasal, ce qui est signe d’un usage constant, voire obstiné. Je m’imaginais pas en arriver là un jour, dans la dépendance d’un personnage influent avec qui ma mère aurait entretenu des relations coupables. J’avais été un enfant heureux, moi. Je l’étais moins, quelquefois pas du tout, et je suivais scrupuleusement les ordonnances obtenues par la voie hiérarchique, sans un soupçon de connivence avec les métapouvoirs instaurés par les aléas de l’existence.

— P’t-être que si t’arrêtais de te faire remarquer on s’intéresserait à c’que tu dis ! grogna Sally Sabat qu’aime pas trop que je me donne en spectacle.

Mais j’en étais à l’agneau au gingembre arrosé de citrate de sildénafil, ce qui intrigue toujours les petites filles en état de se poser des questions.

— Vous êtes surtout indiscret, remarqua DOC. On n’a pas besoin de tout savoir sur vous. Il est toujours parfaitement inutile de tout montrer pour être apprécié, donc compris.

Il possédait l’antidote et je me méfiais. Quelle était l’altitude de cette station ?

— On l’a construite à l’époque de la Menace, narra Muescas qui n’attendait que l’occasion d’exprimer sa connaissance de l’Histoire.

 

Avant la Menace, il y avait eu la Terreur et la lutte contre la Terreur. La Menace fut une époque encore plus terrifiante, l’esprit occidental luttant contre la perspective du massacre de l’Islam et acceptant en même temps la soi-disant nécessité de cette solution finale. On était passé de la schizophrénie romanesque à la paranoïa spéculative sans mesurer les conséquences de ce glissement phénoménal. Puis il y avait eu la terrible époque de l’Éxécution, d’abord proportionnée puis rapidement sommaire. On avait réussi à 100%, mais le germe du monothéisme couvait, ce dont témoignaient les Nus, habitants de cette Montagne qui continuait de progresser vers le Haut. J’étais le témoin fasciné de cette croissance, ou plutôt de cette excroissance qui finirait par inaugurer une nouvelle époque de sang et de feu. Je comprenais qu’on peut pas être Nu et Érecté en même temps sans foutre toute la théorie par terre. Si je suivais bien la conversation, Régal Truelle transportait la métakolokine lyophilisée dans les pains qu’il achetait chez le boulanger, prenant soin de stationner sous la neige, car la métakolokine lyophilisée craint la chaleur et particulièrement la chaleur corporelle. Une fois le pain enrobé de neige bien cristallisée, il pouvait filer où bon lui semblait sans que ça gène le Monde. Une conception de la liberté que lui contestait le Système. Cette fois, on se laisserait pas avoir.

 

— Pourquoi on se laissera pas avoir, John ?

J’en savais rien et ça valait peut-être mieux. J’suis un partenaire, moi, pas un leader. Je m’limite à l’action qui est comme qui dirait une somme d’effets dont je mesure l’importance sans en connaître les causes. C’est pour ça que j’suis pas chiant quand je vous raconte ces choses qui sortent du cerveau des autres. Régal Truelle en profita pour se mettre en route. À une minute du dessert. On quitta la table en deux fois parce que j’étais excité.

 

Dans la rue, on est habillé parce que ça caille. Sally Sabat me tirait par la queue et DOC me poussait au bout d’une aiguille qui m’sucrait. Muescas écartait les curieux, perdant pas de vue l’objet de la poursuite. Très loin devant, comme si je le voyais par le petit bout de la lorgnette, Régal Truelle filait bon train, soufflant comme une locomotive à vapeur aux bielles chargées de neige. Les gosses qui s’intéressaient à moi recevaient des beignes sans me quitter des yeux.

Muescas finit par s’inquiéter. On perdait du terrain. Régal Truelle se confondait de mieux en mieux avec les autres, s’éloignant comme un effet de zoom. Les visages des gratteurs d’Histoire m’obsédaient, mais je pouvais pas passer sans voir ces rognures d’ombres dont l’existence avait autrefois appartenu à des êtres vivants de la même vie que moi. Rien que ce massacre m’empêche de croire en Dieu. J’crois pas en Gor Ur non plus. Mais il existe. On peut pas dire le contraire. Comme la merde existe parce qu’on vit conformément à des lois naturelles qui nous font chier finalement.

— Merde ! John ! Arrête ton char ! On va le perdre !

Yen a plein des Régal Truelle dans ce Monde de crétins et de fous ! Suffit de demander. Il filait comme si la Loi était de son côté. DOC calcula une trajectoire tangente dont la courbure augmenterait notre vitesse d’exécution. La rue s’obscurcit. On traversait l’Enfer. Et il était peuplé de suicidaires.

— Tenons-nous par la main, proposa Muescas qui avait déjà pratiqué la farandole à l’époque de la Terreur, traversant les poussières magnétisées des gratte-ciel qui s’écroulaient pour former la Nouvelle Surface Existentielle.

— Et n’interrogez pas les gosses ! conseilla DOC. Quel que soit le degré de votre pitié.

Il augmenta la dose sans me prévenir, ce qui me propulsa dans un Monde parallèle où les gosses étaient heureux comme je l’avais été à force de me raconter des histoires inspirées du Reader Digest. Derrière les vitrines, des gens se dépoilaient pour essayer avant d’acheter. Je connaissais personne dans cette putain de ville, mais ils agissaient tous comme les acteurs d’un spectacle pédagogique destiné à me plier à l’endroit où je suis droit comme une barre. Je suais dans ma peau de vison encore vivante. Je comprenais qu’on ait envie de s’en débarrasser une fois au chaud. À l’entrée de l’hôtel, on les enfermait dans une cage grillagée, des fois que ces petites bêtes aient envie d’aller se balader sans rien à l’intérieur.

— On l’a perdu ! s’écria Muescas qui revenait sur ses pas pour me battre.

— On a rien perdu ! grogna DOC qui n’aimait pas qu’on le prenne pour une poire.

Il me battit, ce qui me sauva des coups acides de Muescas. Sally Sabat me léchait comme si je saignais.

— Continuons ! dit-elle. Juste pour le principe.

Elle nous mena aux remparts. J’avais jamais eu aussi froid de ma vie. Elle exposait ma queue aux turbulences de l’air à vif. DOC augmenta artificiellement le diamètre de ce qu’il prenait pour mon anus. Muescas, lui, scrutait la tourmente au-delà des limites imposées au regard. Il voyait Régal Truelle. Il était sûr que c’était lui.

— Cours, John ! Cours-y vite !

J’avais pas le choix. Seul et nu dans la neige qui tournoyait avec les mouches, je fonçais dans la direction que m’indiquait le satellite. Je rencontrais des arbres et des poteaux, plus rien d’humain n’était autorisé à franchir cette zone intermédiaire multipolaire. Je savais ce que je risquais en mettant mes pieds nus dans une ZIM. Mais j’étais activé. J’y pouvais rien. En plus, j’étais efficace. J’avançais au ras des obstacles, effrayant des lapins qui grimpaient aux arbres. Je m’rapprochais de ma cible. J’étais son acier, guidé par la chaleur qu’il tentait de réduire par la pratique de la raideur cadavérique simulée. Je le touchais presque. Il portait toujours sa brassée de pain. Un vison qui somnolait sur son épaule donna l’alerte et je m’embrouillais aussitôt dans les leurres. Il disparut. Je l’avais laissé disparaître. Un pain était tombé. Je le ramenais à mes compagnons de voyage.

— Double dose pour le gentil Johnny ! clama DOC en me rayant de la carte.

Ils rompirent le pain. C’était pas de la métakolokine lyophilisé ! Régal Truelle transportait des rognures d’ombres. C’était pas Régal Truelle ! C’était qui ? On était maintenant en possession d’une matière dont on ne savait que faire. DOC trouva assez de place dans mon ampoule rectale pour la dissimuler au moins le temps de quitter la ville pour monter encore plus haut.

— Là-haut ! fit Sally Sabat comme si ça la faisait rêver.

Ah ! J’étais pas tranquille. Au comptoir, je commandais un Trazodoni on ze rocks.

 

À Shad City, on reste pas longtemps dehors. Si vous demandez pourquoi à un Shadien à qui vous inspirez confiance, mais on voit pas pourquoi il vous accorderait cette confiance orpheline, il vous dira que c’est à cause des yeux et du temps. Le temps est mauvais par définition : il neige, il gèle, il pleut des grêlons, il vente et l’air est saturé de poussière d’ombres. Les yeux qui vous observent forment le réseau le mieux informé de vos défauts et de vos tares, sans compter que le système recherche plutôt vos compétences pour les exploiter — et si vous z’en avez pas, on vous enchaîne au trottoir pour que vous z’ayez pas l’idée de faire autre chose entre deux grattages d’ombre. Et ça, que vous soyez citoyen ou étranger. Zavez intérêt à savoir faire quelque chose de vos dix doigts et de ce qui reste de votre cervelle après tant d’années de consommation et de gesticulation professionnelle. Alors forcément, quand ils m’ont arrêté en possession de 300 grammes d’ombre pure, on m’a pris pour un gratteur. J’étais pas sur la liste, mais ça s’expliquait par une erreur du système qui avait tendance à sous-estimer le nombre de condamnés à gratter les murs de la ville pour en extraire cette substance nouvelle pour moi : la fombre. J’en avais 300 grammes dans les poches et pas un ami pour me défendre, pour expliquer que le pain était tombé dans la neige et que le véritable coupable avait traversé sans permission la zone d’escampette. Le flic à qui j’avais à faire s’appelait Montalban. Il avait gratté de l’ombre avant de trouver sa vocation. Mais jamais il n’avait profité de l’occasion pour escroquer la Ville. Jamais il n’avait craché dans la main qui le nourrissait. Il me montrait cette main parfumée à la fraise et la secouait nerveusement avant de me l’envoyer sur la gueule. J’en ai eu vite marre.

— J’suis d’la CÔS ! hurlai-je pour pas risquer l’erreur judiciaire. La Compagnie des ÔS !

— C’est des voleurs, dit Montalban qui me remercia de lui donner une raison de plus de s’en prendre à mes dents.

Il frappait dur pour une tante. J’avais tout de suite su que c’en était une. J’en s’rais pas là si j’avais remercié d’avance. Il agissait en uniforme comme la Loi l’autorisait. J’étais moins couvert et ça m’humiliait alors que j’aurais dû me sentir rebelle et martyr. Mais j’avais foi qu’en la chance et je jouais avec le feu.

— T’as pas agi seul, dit Montalban qui consultait un écran. Qui c’est c’t’ogresse ? Et ces deux-là ? T’en a amené du monde, ma Johnnie !

 

J’m’explique : on était rentré à l’hôtel. mes amis et moi. On avait fait tout bien : les visons dans la cage et les chaussures en polystyrène au clou réservé à cet usage. On était bien à poil quand on est rentré dans la salle de jeu. J’aime pas trop jouer, à cause de c’que ça coûte, mais DOC est un passionné du cornet à dés et son discours fascinait Muescas qui se laissa entraîner dans une dépense insensée. Sally Sabat soulevait des poids avec ses seins, ce qui attirait du monde aussi. On se demanda tout de suite, car il n’y avait pas de temps à perdre, pourquoi je jouais pas et comment je pouvais avoir l’air si triste alors que tout le monde s’amusait. La réponse était dans mon anus. Le pain dépassait du quignon qui avait l’air d’un téton avec une goutte de lait au bout, sauf que c’était de la fombre et que ça se voyait. J’avais même pas le temps de m’expliquer. Ça pressait. Je me retrouvais dans une cellule, avec une camisole de force entre les jambes. J’pouvais attendre ou jouer au pendu. J’attendis.

— Ça va être vot’tour, m’sieur ! dit une voix synthétique.

Un chariot passa avec le pain ouvert dessus. Une trousse scintillait d’instruments coupants.

— Vous le suivez et vous fermez votre gueule ! dit la même voix.

Je suivis le chariot. Yavait bien 300 grammes de substance. 300 multipliés par 1, ça faisait 300 ans. Avec un taux moyen de 30% de remise de peine, s’il m’arrivait rien de moche, ça faisait 65 plus 90, soit 155 ans, beaucoup plus que je pouvais espérer de la vie avant de retrouver mes p’tites habitudes. Ça s’agitait dans le scrotum et mon cerveau s’embrouillait dans la série des désirs. Le chariot s’arrêta devant une porte entrouverte.

— Vous attendez qu’on vous appelle. C’est quoi vot’nom ?

— Cicada. John Cicada. J’suis à la CÔS.

— Vous asseyez pas !

Sur quoi j’me serais assis ? Sur un pain qui allait faire mon malheur. Ils en avaient extrait 300 grammes et je me demandais sur quoi ça agissait une fois à l’intérieur. La porte s’ouvrit. Yavait plus malheureux que moi ! Un type poussait un chariot où on l’avait saigné jusqu’aux entrailles. Il passa sans me voir tellement il souffrait.

— Vous entrez et vous la fermez !

J’entrais.

 

Le chariot m’avait précédé. Il attendit lui aussi. Je percevais que mon tremblement. J’avais pas l’choix. Je hais l’Humanité à cause de ces examens qu’elle nous inflige pour borner notre existence. Les Crimes qu’on commet contre elle ne sont que le reflet de ce qu’elle impose à notre endurance. Pour devenir un Criminel, suffit d’aller plus loin dans tel ou tel de ces sens. C’est pas difficile au fond de s’élever par le Crime quand on sait à quoi on s’en prend.

— Vous retirez ce que vous avez dans le cul !

J’savais pas pourquoi, mais j’allais vite, comme si le temps appartenait aux comètes un soir d’été. Qu’est-ce que j’en faisais ?

— On vous l’dira quand ce sera le moment. Fermez-la et attendez. Ya un bug.

Ça suffit pas que l’existence soit pourrie par l’Humanité. Elle secrète aussi sa vermine et ça fait chier l’individu. Ah ! J’ai jamais craché sur un drapeau parce que je reconnais pas les symboles. Il a bon dos, le Deus ex machina, spécialiste de la Tragédie et de ses petites comédies environnantes auxquelles on accorde l’importance des réjouissances.

— Criez pas ! Contentez-vous de penser en période de maintenance.

— Ça sert à quoi, l’ombre ?

J’posais la question dans le silence étriqué de ma cervelle, des fois queue. Ils voulaient aussi du sang. J’pouvais pas leur refuser ce p’tit plaisir.

— Vous en avez pris ! constata la Machine.

— J’en ai respiré comme tout le monde dans la Promiscuité et la Prophylaxie !

— Le manomètre indique un dépassement de la dose habituelle chez le passant ordinaire. Voyons : 300 grammes plus… plus 40 ! Vous n’y avez pas été de main morte, John !

— Mais pisque j’vous dis que ça m’fait rien ! Pa zun neffet ! C’est même pas bon ! J’ai joué ma liberté pour de la merde !

— Zêtes con ! C’est pas not’faute.

— Vous zêtes qui, nous ?

340 grammes d’après leur calcul. Je recalculais. J’ai jamais su jouer avec le hasard. Mon cerveau préfère les billes, question trajectoire. Vouvou zêtes jamais accroupis pour décaniller l’agate du chouchou ? Ah ! L’enfance et ses traces indélébiles ! J’en bavais encore alors que c’était pas l’moment de se laisser aller. Montalban apparut dans la lumière survoltée.

— J’ai connu Frank, dit-il. J’vais pas faire du mal à son Papa.

Ça m’rassurait pas vraiment. Il y avait des couteaux dans son regard. Et une goutte de parfum dans son cou. Il avait aussi de belles dents. J’en avais jamais vu d’aussi belles, un peu comme si c’était ce que j’avais besoin de voir maintenant que mon existence entrait dans les calculs complexes de l’Administration des Libertés Relatives.

— On a travaillé ensemble sur une affaire, en Andalousie, ya des années d’ça. C’était un bon flic. L’a pas d’pot. Y trouvait jamais rien de ce qu’on lui demandait de trouver. Il inventait beaucoup aussi. C’est lui, ça ?

Il désignait ma part de Frank, celle qui pose question… enfin : celle qui posait question, parce que depuis que j’suis sur cette enquête…

— Zêtes sur une enquête ?

C’était compliqué à expliquer comme ça d’un trait.

— Mais ça explique pas le trafic et la consommation de fombre, n’est-ce pas, Johnnie ? Quand on se donne, on a tendance à gicler dans tous les sens. C’est pas c’qu’on vous demande maintenant.

— J’avoue ! J’avoue !

— Pas besoin d’avouer. On a les preuves !

Il montra le pain et la dent qui en portait la trace. Sans compter que l’analyse du sang révélait d’autres consommations pas faciles à reconnaître quand on a pris l’habitude de fermer les yeux sur les petits défauts de son existence. Je le regardais bien en face, comme il me le demandait avec insistance. Il peignait ses cils avec du gras, un gras odorant pas désagréable à renifler en attendant d’être brisé.

— On va être obligé de vous garder un bon moment, dit-il en enfilant des gants à clous. La fombre a des effets dévastateurs à haute dose. Vous ne vous en sortirez pas entier. J’vais vous montrer ce qui arrive à ces consommateurs clandestins.

Il projeta une série de photos dégueulasses, en trois dimensions pour que j’apprécie les purulences. Dommage, ça sentait toujours son parfum de femme. Je m’sentais frustré.

— Les purulences, précisa-t-il, c’est les coups et autres traitements policiers de la chair. Regardez plutôt son regard, môssieur John !

Je m’voyais me voir ! Elle avait deux trous d’ombre. Et un doigt dans l’un. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— Ça veut rien dire, connard ! C’est un spectacle, comme un panneau sur le bord de la route ! Tu regardes et tu la fermes pendant que j’te la mets en bouillie, ta gueule !

 

J’sais pas combien de temps ça a duré. J’m’entendais plus crier. Mais je parlais sans arrêt. J’avais un besoin intense de mettre de l’ordre dans ce que je disais et le flic me conseillait la pagaille, comme si j’étais un sac d’embrouilles qu’il suffisait de secouer pour entendre les cloches. On est arrivé à un accord quand j’ai compris que ma résistance avait des limites et qu’on les dépassait depuis le début de l’interrogatoire. Rog Russel, qui venait aux nouvelles, mit fin à une crise d’incontinence en me plantant un cigare dans le bec. Un allumette craqua. je secouai mes orteils comme si cette lumière leur était destinée. Ah ! il m’avait changé, le Montalban ! Je m’reconnaissais pus !

— Tirez, Johnny ! C’est du Havane de chez Montecristo. Avec une pincée de cantharides et un zeste de ciguë.

De la psychobaise à l’ancienne ! Il connaissait rien d’autre, le vieux Roggie ! Montalban s’en enfilait un aussi, mais sans rien dedans parce qu’il aimait pas ça. Il préférait le sucre dans l’alcool. Il prétendait que je saurais pas la fermer. DOC proposait une série létale indolore. Qu’est-ce qu’il foutait là, DOC ? Je l’avais pas vu entrer. Il trimbalait son attirail de chirurgien plastique. En tout cas, j’avais compris que la fombre n’était pas mise en pot pour garnir les cimetières des victimes de la Guerre.

— Flinguez plutôt ceux qui m’ont arrêté à l’hôtel, proposai-je. Ils témoigneront pas et j’fermerai ma gueule.

— C’est déjà fait, dit Rog Russel.

— Ils témoigneront plus ?

— Non, vous allez la fermer une bonne foi pour toutes.

Je m’agitais comme dans le sommeil. Je pensais échapper à un cauchemar en même temps qu’au meurtre de ma propre personne. Mais ils possèdent le métal. Rien que des mauvais souvenirs, le métal, à l’époque où on vous vaccinait pas au susucre.

— Un dernier p’tit plaisir, dit DOC qui agissait dans l’ombre de ses employeurs.

— Vous irez pas en prison, dit Montalban. 102 ans d’économisé. L’électeur est toujours content de l’apprendre. Pas vrai, patron ?

— Ya pas plus con qu’un électeur, dit une voix.

Elle s’ajoutait gaiement au concert de mes cris. Je m’voyais seul, éternellement seul dans un coin obscur de cet Univers qui sert de prétexte au Sacré. Comme si ce qui sortait de la tête d’un homme pouvait s’élever au-dessus des pieds de l’homme lui-même. On marche dans une sacrée merde quand on y croit. Tout ça pour se retrouver seul et désespéré, sans amour et sans haine, rien que la peur d’avoir vécu vraiment et d’en assumer finalement les conséquences. J’avais pas assez d’imagination pour ne pas en concevoir une douleur au moins égale à celle qu’on m’administrait légalement. DOC scarifia mon œil droit.

— C’qui est bien avec la douleur appliquée au condamné à mort, c’est qu’il n’en gardera aucun souvenir, il ne pourra jamais y penser, jamais il ne la reprochera au système qui l’a condamné. On peut donc légitimement en transférer l’instant à ceux qui ont subi le mal pour ne survivre qu’à ses implications.

— À qui qu’j’ai fait du mal, bordel de merde !

On peut pas crier plus fort, à moins d’être sourd. Je vis passer le contenu de mon œil dans un tuyau.

— Zêtes pas marrants, le mecs, dit Sally Sabat.

Sa voix reflétait une grande lassitude, mais elle avait beau sombrer dans la prostration que lui inspirait ma douleur, j’en étais pas moins constant dans mon obstination à vivre encore la seconde suivante.

— Si t’y vois encore de l’œil droit, grogna-t-elle, c’est que t’es en train de te raconter des histoires. Combien t’as perdu ?

À part la vie et mes souvenirs galants, tout ce qui reste quand on revient de loin. Un huissier recueillit ma semence directement dans la vésicule séminale, histoire de pas en perdre dans le spasme. Le flacon contenait ma descendance. C’est comme ça que je paye mes dettes. DOC grignotait le pain sans lui trouver le goût de fombre. Il recherchait une approbation résignée, mais personne n’était assez convaincu par ce qu’on venait de conclure pour me sauver de la Honte Suprême.

— Si j’suis pas fait pour vivre en société, dites-le, minaudai-je comme si je savais pas ce qu’il fallait en penser.

— Vous avez droit à une retraite digne du héros que vous avez été, dit Rog Ru.

— On est toujours le héros qu’on a été, précisa Muescas qui se souvenait de tous les détails.

— Et moi je t’aime comme si je t’avais acheté chez Toys ‘R Us, dit Sally Sabat en caressant mes rêves.

— Vous en avez vraiment bouffé ? me demanda DOC qui en avait vu d’autres dans les prisons de son existence.

— On bouffe bien la poudre de momie.

— Pourquoi pas l’ombre de ceux qui passaient quand le feu iranien s’est abattu sur nos ancêtres ?

— C’est vrai, reconnut Rog Russel. Il faut venger pour vivre et non pas vivre pour venger. Qui c’est qu’a pas goûté ?

— C’est si pas obligé, j’préfère reperdre au jeu.

— Mais tu possèdes plus rien, mon pauvre John !

 

C’était quoi, rien ? Peu ou quelque chose qui vaut pas c’que vaut la vie quand on a failli la perdre ? Ah ! il était loin le temps où je traversais l’Univers dans un tas de ferraille qui faisait rêver les gosses devant la télé. J’avais tout risqué pour avoir l’air de quelqu’un. Mais je savais plus jouer qu’avec l’argent et la patience des femmes. Cette idée d’avoir bouffé de la poussière humaine, non mais ! Des fois, je pense que cette partie de mon corps qui s’est volatilisée dans l’explosion contenait l’essentiel de ma fibre héroïque, sinon toute. La prochaine fois qu’une substance nouvelle se propose à ma curiosité maladive, je m’retiens en serrant les fesses pour que mon cul ait pas une atroce envie d’se la faire en cachette des autorités et du bon sens.

— T’arriveras jamais qu’à t’faire du mal, ma crotte de bouc ! Ya qu’les autres qui t’feront du bien si tu les empêches pas d’exister, hé paumé !

Ah ! Elle me plaît, ma Sally Sabat ! Elle me plaît !

 

Comme j’avais pas d’remplaçant et que j’avais utilisé mon joker rebuild, j’avais plutôt intérêt à me tenir tranquille question substances. J’avais abusé de la fombre sans savoir qu’y fallait pas en abuser autant. Maintenant que j’écris, je me magne avant de revenir aux bâtons de mon enfance. J’ai pas d’autre avenir. Autant prévenir que courir au dernier moment pour essayer de gagner le temps perdu en finasserie. Si ça arrivait, que j’perde la boule au point de plus savoir écrire, je m’demandais qui prendrait la succession, comme moi j’avais pris le relais de mon pauvre fils Frank qui portait le nom de celui qui m’avait remplacé dans la famille.

J’en parle parce que ce type se trouvait devant moi. Il avait pas l’air de me vouloir du mal. Il caressa longuement ma part de Frank avant de m’demander qui c’était celui qu’il reconnaissait pas.

Je lui expliquais que dans l’explosion, j’avais perdu un morceau vital de mon corps. Heureusement, on avait trouvé le morceau de Frank correspondant, mais au dernier moment, au moment où DOC s’est ramené dans la salle d’opération, il s’est aperçu que le morceau en question n’était pas aussi entier que c’était nécessaire. Je me souviens qu’il avait jeté l’éponge en me souhaitant un bon séjour chez les ombres de nous-mêmes. J’avais plus qu’à crever après avoir eu de l’espoir.

— Ça doit être dur, fit Chercos qui m’gratouillait toujours en croyant qu’il gratouillait Frank et surtout autre chose.

— J’ai attendu des heures… continuai-je.

— Yavait encore de l’espoir ?

— Yen avait pas, j’vous dis ! J’attendais la mort !

— Je sais… Elle arrive et on a pas le temps d’apprécier.

Chercos plongea ses yeux dans les miens. Il avait une bonne assurance, lui, et il avait bénéficié d’une RPM suite à un accident chimique qui avait détruit un de ses organes indispensables. Il avait pas idée de c’que c’était d’être reconstruit, d’être obligé de payer une police d’assurance et de pas avoir les moyens de se couvrir post-mortem. Qu’est-ce que j’deviendrais une fois l’heure venue ?

— De l’ombre, dit-il en quittant mes yeux pleins de larmes.

Je lui faisais pas dire. Mais j’avais le temps. Combien, je savais pas.

— Et ces greffons que vous portez comme des enfants… ?

— Ils serviront encore. Ils sont pas touchés par l’overdose. Ils ont installé un pare-feu avant même de coudre. Je deviendrais poussière et ils continueront de vivre, sans doute séparément, dans d’autres systèmes corporels en gésine. L’idéal, c’est de pouvoir capitaliser à la fois sur la Chirurgie Reconstructive Sans Échec et la Résurrection Post-Mortem.

— On n’achète pas le bonheur…

— On en a plus besoin si on est bien couvert. Et je l’suis pas, merde !

J’arrêtais pas d’chialer ! Ils m’avaient administré un euphorisant et je produisais des larmes ! Pas facile d’en avoir marre de ce Monde de merde et d’avoir encore envie de vivre sans que ça s’arrête jamais. Puisque c’est possible, hein ? de pas crever. C’est pas donné, ce qui limite la démographie et les conflits qu’elle secrète sans qu’on puisse en calculer les conséquences sur une Éternité infiniment finie.

— J’suis pas porté sur les questions scientifiques, dit Chercos, mais je les comprends parce que mon cerveau est conforme à la directive Lisez Au Moins Un Livre Pour Que Les Enfants Vous Comprennent. Ce dont je me fous.

— Vous zaimez pas les gosses ?

— Je les emmerde !

Pourquoi il était venu au moment où je vivais une tragédie qui allait se terminer dans la poussière de ma chronique ? Chercos était le nom d’un village en Andalousie et il prétendait en venir par la bande, une histoire familiale qui passait par l’Histoire Coloniale. Tout comme moi, l’Américain Éternel devenu l’Homme Fini par manque de ressources. Il était LE CHERcheur COSmogonique et il avait écrit plus de quarante livres dans un esprit de Conquête et sans jamais se prendre pour un TROUveur BAladin DOUblement Ridicule. Les Cosmogoniques, ça fait pas dans la dentelle, seulement dans l’écriture. Il avait la réputation de pas supporter longtemps les Vessies Gonflables des Lettres. Il en descendait une de temps en temps pour se faire plaisir. Il avait descendu Régal Truelle et celui-ci était en fuite.

— La CÔS indique qu’il cotise pour un remplaçant en cas de coup dur, déclarai-je comme si j’étais encore en activité dans cette usine à multiplicateurs phynanciers. Mais il paye pas ses cotisations. Jusque-là, on a fait fausse route.

— J’peux pas vous aider. J’suis venu pour Frank. Vous connaissez mon amitié pour DOC. On est pays. J’crois même qu’on est cousin.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à Frank ? J’suis pas encore mort. Et il vous manque rien. Si vous êtes venu pour répondre à la question de savoir si j’ai hérité de sa queue légendaire, vous allez être mal servi par le récit que j’vais en faire. J’ai encore toute ma tête !

— J’dis pas qu’son appendice caudal me pose pas les mêmes questions que le public qui vous lit parce que vous finirez par montrer ce qu’il en est vraiment, mais j’suis pas venu pour ça. J’vous ai apporté des fleurs. Je sais que vous les aimez.

Prestidigitateur, le Chercos. Un bouquet jaillit de ses mains. Rien que des fleurs hors saison, avec les étiquettes des noms et de l’acétate cristallin. Le tout noué dans l’or fin d’un ruban.

— J’préfère les oranges, minaudai-je.

— J’vous en ai apporté aussi.

— Comment va Anaïs ?

C’était d’elle qu’il était venu me parler. Est-ce que j’étais prêt à entendre ce qu’il avait à me dire ? Il fallait que je sache avant de mourir ! Mais ça servait à quoi de savoir et mourir ensuite ? Je pouvais très bien mourir sans savoir qu’Anaïs ne changeait pas malgré les leçons de l’existence.

— C’est pas la question, dit-il. Elle m’a quitté.

Mais que voulait-il que ça me fasse qu’elle l’ait quitté ? J’ouvris une orange. Il me restait plus qu’à la mordre. Il attendit.

— Elle a ses raisons, dis-je enfin.

La porte s’ouvrit sans ménagement. Sally Sabat était pas de bonne humeur.

— T’as pas besoin d’savoir, dit-elle en m’arrachant du lit où j’étais pourtant cloué chimiquement.

Elle m’emporta. Chercos nous suivit avec quelques secondes de retard. Il était agile comme un singe et Sally Sabat l’envoya plusieurs fois dans la mauvaise direction. Il se frottait le nez et recommençait. On tournait en rond.

— Accroche-toé, mon bichon ! J’vais sauter !

Elle sauta… sur un balcon. Chercos débarrassait la porte de ses meneaux brisés. Il se fraya facilement un chemin dans le verre éclaté. Sally Sabat éleva son poing.

— Faites pas ça, m’dame ! J’apporte de bonnes nouvelles !

— Vous pouviez pas le dire plus tôt ?

Il y avait un attroupement devant la porte. Sally Sabat leur pissa dessus. Chercos recueillait les échantillons significatifs. On atteignit rapidement la sortie. Dans les hôpitaux, pas besoin de se boutonner. Ils ont des visons qui vous sautent dessus et s’assemblent aussitôt avec du velcro. On se retrouva dehors parmi les passants et les gratteurs de murs.

— J’ai assez de preuves pour les confondre, dit Chercos qui nous suivait.

Sally Sabat avait d’autres soucis. Elle avait reconnu le terrain pendant que je moisissais dans l’inespérance. Et elle avait conçu un plan.

— Tu veux gagner, mon bichon !

— Que je veux !

— Vous êtes très amoureux, constata Chercos.

Il souriait dans la tourmente, clignant des yeux à cause des néons. Sally Sabat l’implora juste le temps qu’il faut pour lui soutirer une dose acceptable. Elle avait pas couché avec lui, mais il savait pas trop. Enfin, elle ouvrit le flacon et captura quelques flocons qui grésillèrent au fond, dégageant l’hydrogène annonciateur. J’trempais ma queue dans cette réaction subliminale. Quelqu’un la suçait… ! Sally Sabat me poussa à l’abri. Je lui promettais de rien recommencer sans sa permission.

— Expresse, précisa-t-elle.

Expresse. C’était d’accord. Je recommencerais, toujours avec elle. Chercos me tira par les pieds et me déposa délicatement sur une marche de l’escalier qui sentait la chaussette. Quelqu’un m’enjamba. Culotte-masque. L’escalier grouillait de petits bruits annexes. J’identifiais deux insectes de ma connaissance. J’en possédais les médaillons dans un tiroir secret de mon passé. On les obtenait par électrolyse de la ménagère familiale.

— On va s’en sortir ! s’écria Sally Sabat qui me parut désespérée l’espace d’une seconde de bonheur.

Chercos soutenait ma tête dans la montée. Il y avait quelqu’un de plus, mais je ne percevais maintenant que son odeur de chien mouillé.

— C’qu’il est lourd !

J’étais lourd et léger à la fois, au ras de la mort qui guettait l’interstice que Sally Sabat couvrait de sa bouche, agitant la langue à cause de la distance à parcourir avant de deviner l’ampleur du problème.

— Faut y arriver avant que la police s’en mêle, disait Chercos. Je f’rais le pitre pour brouiller les pistes. Ça m’dérange pas.

 

DOC s’amena.

— Zêtes dingues, non ! Il est fombré à mort. La moindre secousse et le hasard, et il est foutu ! Retournez-le sur le ventre !

Les visons s’énervaient. Ils n’étaient pas conçus pour pénétrer dans des endroits où rien n’était prévu pour eux. J’avais un porte-manteau à l’entrée, mais on était pas forcément chez moi.

— Allez guetter la police, Chercos, ordonna DOC qui savait comment se synchroniser avec le désordre multiplié par Sally Sabat.

On entendit Chercos pousser la chansonnette sur le trottoir. Il était capable de tout pour sauver un ami. Mais on avait pas toujours été ami. Il en restait peut-être quelque chose, une trace d’inimitié dans le couac. Je pouvais pas faire autant de choses à la fois. Un vison me conseilla de pas chercher à profiter d’une situation déjà fort gênante pour lui. Une porte s’ouvrit.

— Vous savez qui c’est, John ?

Non, je savais pas. Je le voyais même pas. La fumée me piquait les yeux.

— On joue pas vraiment, dit Quelqu’un. C’est des haricots.

— Ça dépend combien ça vaut, un haricot…

— Des clopinettes, pas plus !

— Continuez. On s’occupe de lui.

— Hé ! les visons ! Dégagez !

— T’as l’antidote ?

— Chercos l’a oublié dans sa poche. Il parle à des flics !

Les visons se regroupèrent à mes pieds. Je gargouillais.

— T’es d’la partie, ma Sally ? gémis-je dans la salive qui giclait sous ma langue. Tu m’trahis ou c’est par passion ?

J’avais des doutes et elle faisait rien pour que j’en sois sûr. C’était l’antidote de quoi ? Est-ce que je pouvais savoir ? Il n’y avait pas d’antidote de la fombre. Il y en avait pour la métakolokine. Il y en avait pour un tas d’autres substances, mais ce qui est détruit est détruit. On reconstruit rien avec ce qui reste.

— Qu’est-ce que t’es agité, mon loulou !

— Chercos a du mal. On dirait qu’il est tombé dans son propre piège. Les flics le lâchent plus tellement ils sont intéressés par ce qu’il leur fourgue. Il arrive pas à conclure. Il sera peut-être trop tard.

Celui qui parlait avait déjà vécu ce genre de situation, mais sans Chercos à la clé. Je remuais mes pieds dans les visons qui se plaignaient doucement. Pour l’instant, DOC se tenait à distance, rien dans les mains ni à proximité. J’entendais pourtant le compresseur. Mais de quel compresseur s’agissait-il : il gonflait le matelas ou du fréon ? J’étais mort ou vivant ?

— Ni l’un ni l’autre ! dit Sally Sabat qui s’impatientait.

— Souhaite-leur de bonnes fêtes ! hurlai-je à l’adresse de Chercos qui pouvait m’entendre en tendant l’oreille.

DOC marmonnait dans sa barbe ce qui n’était pas forcément une prière à mon attention. À quel moment je cessais d’écrire ce que je suis en train d’écrire ? Qui me remplaçait aux commandes de ce récit initié par Frank ? À qui étaient destinés mes greffons ? Maintenant, ils produisaient de l’ombre avec les restes de ceux qui n’avaient aucune chance de survivre. Une fois dépouillé de mes greffons et des prothèses gagnées au combat, je rejoindrais la poussière dans le feu nucléaire et je deviendrais fombre, c’est-à-dire nada ! Nada !

— Chercos fait des signes avec son cul. J’y comprends rien !

— Il dit qu’il a froid !

— Ça va, les mecs, vous êtes crevés et j’vous ai pas encore remerciés. En nature ou par virement ?

De quoi parlait-elle quand elle parlait plus de moi ? D’elle ou de quelque chose que rien pouvait me laisser soupçonner ? Pourquoi DOC n’agissait-il plus ? Je pouvais voir la neige dans la fenêtre.

— Tu les vois glisser ?

— … ?

— Les skieurs ! Regarde. Ce sont des skieurs. Là, entre les arbres. Le chemin avec les skieurs. La neige a cessé de tomber quand ils ont atteint le sommet.

— Ils sont arrivés avant nous ? Je suis déçu, poupoune !

— C’est que le haut d’la piste ! Nous, on continue.

— Je m’habillerai bien chaud. Je doublerai le nombre de visons !

— Ils vous laisseront pas faire, dit DOC. Ils exigent une explication cohérente, du style une cause égale au moins un effet. C’est pas votre genre, John. J’vous dis qu’on en est pas encore sorti. Qu’est-ce qu’il fout, Chercos ?

— C’est pas du morse. Je connais le morse.

— Il a le cul à l’air et émet des messages visuels. C’est tout ce qu’on sait pour l’instant, DOC.

— T’aimerais pas descendre pour voir ce qui se passe, John ?

J’aimerais surtout qu’on me foute la paix ! J’vais finir par en avoir marre d’attendre et la mort en profitera pour saboter le travail de l’agonie. Regardez bien le cul de Chercos. Yen a pas un que ça intéresse, parmi la foule ?

— Personne, boss. Ils sont seuls, Chercos et les deux flics. Ya aussi la voiture de patrouille, moteur en route.

— Il a pas besoin d’une voiture, Chercos ?

— J’crois qu’oui !

— Alors cherchez pas.

— Et Anaïs ? Il venait pour m’en parler !

— Ça va, mon bichon, tout va bien pour toi. Laisse-toi aller.

Sans rien ? DOC est venu les mains vides. C’est pas dans ses habitudes ! Il a toujours quelque chose pour moi. Et je compte toujours sur lui. Il me sourit comme si je lui devais rien. Les gens vous sourient pas quand vous êtes leur débiteur et que la mort menace de changer la donne.

— Ma Sally ! Qu’est-ce qui se passe ?

— T’es pas au courant ?

Non, je l’étais pas. Je m’sentais bien sans cette question. Mais j’allais savoir.

— Tu sauras rien si tu t’fatigues.

— C’qu’elle veut dire, dit DOC, c’est que vous feriez mieux d’arrêter de nous emmerder. On a autre chose à faire. Tenez-vous tranquille et fermez-la. On a pas besoin de votre science.

— Le tourmentez pas, DOC. Demain, il regrettera.

— Et on perdra du temps à l’écouter. Il en est où, Chercos ?

— Il agite ses fesses, mais c’est peut-être le froid. Comment savoir ?

— En tout cas, c’est pas du morse.

 

On attendit encore une heure et Chercos remonta avec l’information.

— Elle est pas toute fraîche, mais on vous écoute, fit DOC.

Chercos haletait. Il habitait un rez-de-chaussée.

— C’est bien Bernie Bernieux, dit-il. C’qu’il en restait. C’que vous voyez là, c’est du métal. Une sorte de tube avec un morceau de Bernie Beurnieux.

— J’sais bien qu’c’est du métal ! grogna DOC à travers la loupe qui grossissait pas que son œil. Mais j’savais pas qu’c’était Bernie, sinon j’aurais rouspété ! On comprend mieux la dérive comportementale. Remerciez-moi ces flics avec une clause d’erreur admissible. Ils apprécieront. Filez !

Chercos fila sans avoir repris son souffle. DOC se pencha sur mon cas.

— Vous l’saviez, vous, que c’était Bernie… ?

— Je m’en doutais. J’l’ai pas caché. C’est déjà écrit d’ailleurs.

Merde ! J’étais pas fier en ce moment crucial.

— Encore un contrat à revoir, soupira Sally Sabat. T’auras peut-être plus les moyens, mon bichon. J’vais augmenter mes tarifs !

— On fait rien d’autre à la Compagnie des Zhausses ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 

— La kolok, c’est vert si tu mets des lunettes bleues !

Que je sois rattrapé par l’épitomé familial, ça dérange ma Sally qui a d’autres chats à fouetter, surtout qu’on est en plein processus inquisitoire et qu’on est loin de se faire une idée de la conclusion qui mettra fin à mes tourments.

— John, enlève ces lunettes !

Dehors, la nuit fendait les pierres. Sally Sabat surveillait la façade d’un hôtel minable situé de l’autre côté de la rue, presque en face de la fenêtre qu’elle avait investie de son ombre. C’était tout ce que je pouvais voir d’elle. J’étais couché à cause d’une migraine et je broyais mes dents dans un rêve qui revenait chaque fois que je manquais de cette sacrée réalité dont elle dosait les apparences pour que ça ressemble à quelque chose de pas trop ressemblant, des fois que quelqu’un s’interroge sur ma véritable nature. Je voyais son ombre pliée, le profil d’un ventre gonflé à l’enfant, et elle ne cessait de rendre compte de ses observations et j’étais censé mémoriser ces secondes d’angoisse noire flasque rugueuse. On a pas idée d’aller aussi loin pour ne pas aller ailleurs.

— Tu veux dire que c’est jaune, hein ? barbouillai-je entre l’estomac et la langue.

— Je dis que t’as pas besoin de lunettes pour prendre des notes. L’est toujours pas rentré. Il rentrera peut-êt’ pas.

— Ce s’ra pas la première fois…

Je jouais avec les gouttes qui descendaient dans les pliures du drap. DOC avait répondu au téléphone, mais il arrivait pas et je l’attendais. J’pouvais pas crier à cause des effets désastreux d’une contraction musculaire. Sally Sabat m’avait aidé à respirer au début. C’était une sale blessure.

— Je pisse encore ! gémis-je tandis que l’ombre de Sally Sabat s’exposait plus clairement devant la fenêtre irisée. J’vais perdre tout c’que je contiens ! Qu’est-ce qu’il fout ?

— Ya d’la circulation. J’ai même vu le traîneau du Père Noël.

— Tu charries, poupoune ! Ah ! Ce que je souffre !

Elle me voyait dans le carreau adjacent à celui qu’elle détaillait en me conseillant l’écriture stéganographique. J’avais l’air de quoi ?

— Enlève ces lunettes !

— Des lunettes bleues, tu dis ?

Elle haussa ses vastes épaules. Je pouvais voir le frémissement de ses fesses chaque fois que quelque chose changeait dans la rue. Elle le reconnaîtrait au milieu de la foule qui envahissait les trottoirs. La chambre me parut étroite et basse de plafond. Peut-être était-ce tout l’effet du verre bleu que j’imposais à mon regard. Sur la cheminée, un miroir ne renvoyait rien de reconnaissable.

— C’est lui ! cria Sally Sabat.

J’avais perdu le fil, mais je pensais que DOC arrivait avec les instruments chirurgicaux dont j’avais un besoin urgent. Mais c’était pas DOC. D’ailleurs. elle surveillait pas la bouche de métro. DOC arriverait par le métro. Il l’avait dit au téléphone. Il avait donné l’impression qu’on le dérangeait. Pas un sentiment pour ce que j’endurais à cause d’une sale blessure qui menaçait mon existence. La Mort était entrée deux fois et elle était ressortie pour rejoindre ce sacré miroir. C’était Régal Truelle ou son remplaçant. Mais c’était lui ! On pouvait pas se tromper si on admettait ce qui n’était pas une marge d’erreur, mais une approximation significative. Haro !

— Guette-le pendant que je fonce ! grogna Sally Sabat en passant la porte qui demeura ouverte.

Dans le couloir, elle bouscula une file d’attente qui se plaignit mollement. Je voyais les queues dressées dans la pénombre tavelée de lueurs vertes. Un sapin brûlait quelque part, éclairant par instant ces visages secrets qui se livraient à des rites.

— Sally ! Je pisse ! Avec les lunettes bleues, c’est quelle couleur ?

Elle ne prit pas le temps de me répondre. J’entendis son pas pesant sur les marches de l’escalier, puis la plante de ses pieds claquant sur le dallage du hall d’entrée. Les visons caquetaient dans la cage. Elle était pressée au point de sortir nue dans la rue. Elle connaissait ces combats contre l’homme. Une seconde plus tard, elle traversait la foule en écrasant des enfants criards. Régal Truelle attendait devant la porte de son hôtel minable. Il ne fut pas surpris de la voir. Elle grelottait à peine. Les visons qui couraient sur Régal Truelle pointaient leurs yeux sur cette chair noire que la neige mordait jusqu’au sang. Ils se mirent à discuter. Les passants contournaient cet obstacle incompréhensible. De chaque côté, des vitrines rutilaient. J’ouvris la fenêtre. Yavait pas meilleur moyen de laisser les couteaux de la nuit remuer dans ma blessure toujours ouverte et saignante comme j’avais jamais saigné. Je tentais de prononcer une parole magique, mais DOC n’apparaissait toujours pas. Sally tâtait la chair de Régal Truelle en opinant et il souriait aux passants pour expliquer à quel point il était consentant. Pendant ce temps, la bouche de métro vomissait des voyageurs ordinaires. Je m’piquais le plus près possible du cerveau. J’avais rien de mieux à faire.

— Enlevez-lui les lunettes !

Seulement voilà, c’était pas des lunettes et elles étaient pas bleues. Ce bout de verre que je portais sur l’œil comme si j’avais jamais fait autre chose, c’était le Monde que j’avais pas en moi. DOC l’arracha comme un coquelicot, puis il l’examina à la lueur d’une torche que Sally Sabat tenait fermement entre les fesses pendant que Régal Truelle lui labourait le visage de baisers passionnés. 

— Suivez mon doigt, disait DOC qui sentait la raclure de métro, autre quiddité qu’on appelle la métrone base, en usage chez les domiciliés de la paralysie sociale.

— T’y connais rien, mon chou, dit Sally Sabat qui se nourrissait des données que Régal Truelle lui transmettait parce qu’il la prenait pour la guérisseuse de la télé.

— Y connaît rien, mais il assume ! s’exclama DOC.

Il retirait les fibres annexes avec une pince micrométrique. Je coagulais plus vite que lui. Et je l’éclaboussais dans la douleur.

— J’en ai fini avec cette copie conforme, dit Sally Sabat.

En même temps, le corps de Régal Truelle coula sur le tapis, repoussant des habitants hystériques que je vis grimper aux rideaux dans la lumière instable des néons. DOC trancha quelque chose qu’il éleva à la hauteur des yeux de Sally Sabat qui tenait encore la main de Régal Truelle. Ils avaient cette sale habitude de parler en même temps et je comprenais rien d’utile à ma douleur.

— C’est pas John, Sally ! C’est quelqu’un d’autre !

Elle avait pas pu se tromper à ce point ! J’étais qui alors ? J’avais pas d’remplaçant et par conséquent je pouvais pas me prendre pour ma copie conforme. Dans le tapis, la gueule de traviole et le nez en phase, Régal Truelle ricanait, visité par les parasites qui se multipliaient.

— C’est qui ? demanda tranquillement Sally Sabat.

— Si vous l’savez pas, dit DOC en se retirant, laissant une trace immonde sur mes reins, c’est pas moi qui sait !

Sally Sabat avait l’air étrangement calme. On aurait pas dit quelqu’un qui comprend pas et qui veut savoir. Elle plongea une main dans ma blessure. Je poussais un cri comme si elle était en train de m’achever.

— Pour qui qui s’prend, DOC ? C’est jamais arrivé.

Elle parlait calmement, sans chercher à comprendre à tout prix, laissant toute la place à l’attente. Je touchais quelque chose d’acide. C’était ses larmes.

— Tu vas pas m’quitter , bichon !

Elle se retourna vers DOC.

— Ils nous ont tiré dans le dos, raconta-t-elle à DOC. J’ai pas eu l’temps d’sortir mon flingue. Ils ont filé à bord de la Crevaulet.

— Ils étaient combien ?

— Trois ou quatre.

— Trois ? Ou quatre ?

— Quatre si le chauffeur était resté au volant. Sinon, trois.

— Trois qui ?

Sally Sabat montra les égratignures sur sa cuisse. Trois balles l’avaient effleurée et la quatrième m’avait crevé comme un fruit mûr. DOC répéta que c’était pas moi, ce type pour qui je me prenais sans que ça pose question à Sally Sabat.

— Ce type, comme vous dites, ça peut pas être vous, continua DOC qui n’arrêtait pas d’arracher. Ou alors j’m’y connais pas. Qui êtes-vous ?

Aux dernières nouvelles, j’étais John Cicada, le héros de l’espace, et je jouissais intelligemment d’une retraite bien méritée en compagnie de ma Sally Sabat qui aimait l’aventure et ne perdait jamais une occasion de me faire profiter de ses talents de devineresse. Seulement voilà, une analyse approfondie du sujet [moi] donnait d’autres résultats [l’autre]. DOC appréciait ma lucidité, mais il craignait que ça suffise pas à me sauver de la mécanique hallucinatoire qui me tirait les pieds tandis qu’il tentait désespérément de me retenir par la langue à pleines dents. Sally Sabat cisaillait le métal avec les ongles. Pendant ce temps, les parasites s’accumulaient et menaçaient de provoquer une réaction défensive de la part des autorités, surtout que DOC n’avait pas refermé la porte derrière lui et que les témoins s’agglutinaient sur le paillasson. J’entendais leurs commentaires hâtifs, comme si mon procès avait déjà commencé. Régal Truelle eut un spasme d’origine gazeuse. DOC le creva à la seringue de plusieurs coups qui réduisirent l’épigone au silence d’une peau qui n’avait jamais valu cher et qui lui coûtait beaucoup.

— Tu les enlèves ou pas ? grogna Sally Sabat.

Yavait pas d’raisons. Je m’accrochais à mon fragment de verre bleu. Même DOC n’y pouvait rien. Sally Sabat souleva Régal Truelle qu’elle pinçait entre le pouce et l’index comme si cette matière était devenue insane et contagieuse. La peau traversa la fenêtre et voleta un instant dans la nuit comme un oiseau de mauvais augure. Des gens rouspétèrent et Sally les couvrit d’injures, la tête dans la nuit, secouant son popotin devant le nez de DOC qui me transmettait une jouissance maximale. Tout ça, devant mille témoins qui formaient une broussaille de reproches sur le paillasson qui les invitaient à entrer en inconnus bienvenus malgré les mauvaises intentions.

— T’es qui alors si t’es pas moi ?

Je me recroquevillais dans la pogne de Sally Sabat qui étira le drap jusqu’à la tension extrême. DOC apprécia et me piqua frénétiquement.

— À mort la psychologie ! hurla-t-il à l’attention des témoins qui demandaient toujours qui j’étais et pourquoi j’étais plus ce que j’avais été.

DOC tira la langue et la fit vibrer entre ses lèvres grasses de sécrétions vaginales. Les témoins reculèrent d’un pas en exprimant l’écœurement que leur inspiraient ces pratiques d’un autre âge. Mais j’étais d’un autre âge. J’avais vécu toute ma vie dans la bricole pharmaceutique approximative et j’en voulais à personne, moi !

— Calmez-vous, John ! roucoula DOC en me caressant l’anus.

— Je suis John ! Faudrait savoir !

— Justement, on sait pas.

— MAIS QU’EST-CE QUE VOUS SAVEZ ?

Sally Sabat m’envoya une beigne qui me fit faire un triple saut périlleux au-dessus du lit qu’elle occupait pour moi en attendant que je revienne.

— On sait rien et tu la fermes !

Elle se repositionna face à la fenêtre, quittant les draps où je me mis à saigner de plus belle. DOC relativisait à l’attention des témoins. Il avait maintenant besoin de se sentir en phase avec eux, comme s’il savait ce qui allait se passer à mon insu. Sally Sabat crut voir encore Régal Truelle qui voletait pourtant dans la nuit, claquant comme deux ailes en appui sur l’air solidifié à force de thérapie par le plagiat. DOC commençait à s’inquiéter sérieusement.

— Qu’est-ce qu’elle a pris ? me demanda-t-il en vomissant sa langue bleue.

— Vous voulez dire : si je suis pas John Cicada ?

Il renonça. Maintenant, il s’appliquait à coudre les bords de la plaie.

— Ils appellent ça une balle coupante, expliqua-t-il. Vous avez eu de la chance, John.

— Je suis John ?

— Vous êtes ce qu’on vous dit que vous êtes au moment où vous ne l’êtes pas. Compris ?

 

Je comprenais pas, mais il fallait accepter l’évidence. Si j’étais John Cicada, je jouais à la pétanque avec des types de mon âge et de ma consistance. Or, non seulement je jouais pas, mais j’étais d’un autre âge et DOC appréciait la différence avec les instruments de la douleur.

 

Sally Sabat apparut un instant sur le trottoir à travers la buée épaisse du carreau bleu. Nuit américaine. L’oiseau continuait ses approches sans atteindre le halo de la rue. Mais la nuit ne lui appartenait pas.

— Crachez l’aiguille, John ! C’est pas du métal. Crachez-la !

Une aiguille de verre comme celles qu’on plante dans le cul des parasites pour les encourager à se reproduire au détriment de la race humaine. Ce qui ne répond pas à la question de savoir pourquoi il n’y a qu’une race humaine et tant de nations pour représenter l’Humanité.

— John ! Frank ! Bernie ! Qui que vous soyez, revenez !

C’était l’oiseau qui m’parlait sans cesser de voler. Pourquoi je reviendrais ? Et je reviendrais où ? Après avoir quitté quoi et qui ? DOC me montra un échantillon de ma cervelle écrasée, histoire que je m’fasse à l’idée que rien ne s’était passé d’assez important pour changer ma vie à ce point.

— Vous en avez peut-être trop pris, suggéra un témoin.

Il désignait l’ombre du miroir appliqué au mur. On était dans un édifice-musée et je m’croyais à l’hôtel en train de panser mes blessures de guerre. Yavait pas d’guerre qui vaille ce prix à payer rubis sur l’ongle. Quelqu’un proposa un lavement par le fond pour m’aider à vomir les impuretés qui avaient gâché la fombre garantie par le gouvernement. DOC s’y opposa, offrant sa poitrine nue comme un légionnaire espagnol.

— Il a exagéré, j’en conviens, dit-il en se laissant caresser les seins. Mais il va avoir un enfant de la femme qu’il aime, alors il est instable comme de la nitroglycérine entre les mains d’un autre marmot qui croit amuser son papa en secouant le flacon de semence obtenue par masturbation collatérale. Je propose qu’on le laisse dormir. Il fait presque jour. Regardez !

Je regardais moi aussi. L’oiseau s’était posé au sommet d’un pylône. Dans la rue, la neige s’amoncelait sur les traces de pas et Sally Sabat s’efforçait de comprendre ce qu’on lui demandait dans une langue étrangère que je comprenais uniquement quand elle me concernait, sinon je trépignais d’impatience et elle finissait par me donner tort.

— Zêtes un drôle de coco ! dit quelqu’un.

— Dodo, l’enfant do…

Je pigeais pas vraiment. J’étais un retraité actif, un senior du retour sur investissement, mais la chance avait tourné, ou je me rendais compte que j’en avais jamais eu et que j’avais joué avec elle et non pas avec le tas de minables qui expliquaient ma rage et mon indignation. Je pouvais les voir attendre l’événement prévisible mais secret qui mettrait fin à ma propre attente. L’oiseau avouait maintenant que le froid avait une incidence sur sa pensée et par conséquent sur son comportement. Devant la porte de son hôtel crasseux, sous le regard impitoyable de Sally Sabat, Régal Truelle se nourrissait de ses fientes, la gueule grande ouverte comme s’il allait gober des mouches alors que la saison insectivale se passait ailleurs que dans ce froid pays.

 

— Fais tellement froid qu’on peut même plus sortir. Tu peux comprendre ça, John !

Je pipais. Je m’agitais, mais je pipais. Ma langue suçait le métal. DOC descendit le long de la douleur. Si je souffrais encore, c’était à cause de la dilution N100, comme s’ils veillaient scrupuleusement à ce que je sois puni pour avoir bu l’urine de mes contemporains.

— Rhétorique des catatoniques, précisa le carabin.

Il suçait lui aussi et se faisait sucer.

— À force de pas pouvoir acheter, dit-il sans cesser de sucer, il s’est mis à imaginer…

— Imaginer quoi… ?

— Des choses.

— Quelqu’un a-t-il vécu ce genre de chose ?

— On est en vacances, merde !

Ils passaient avec des skis, sortaient et rentraient aussitôt. Des femmes riaient en se déshabillant, puis elles ne s’habillèrent plus et regardèrent aux fenêtres, secouant leurs popotins que je caressais du regard. On voyait les hommes derrière le givre, immobiles dans la tempête, puis ils rentraient pour pisser. Le barman fit couler l’alcool pendant que Sally Sabat me nourrissait avec une petite cuillère qui choquait mes dents. Je fis remarquer que malgré la chaleur de l’aliment, le métal demeurait froid et distant. Quelqu’un demanda si je souffrais à cause du froid.

— Fallait pas venir, dit quelqu’un d’autre. Il fait froid ici toute l’année, d’où la pratique du nudisme intérieur.

Quelqu’un semblait ne pas comprendre.

— Comment vous appelez-vous ?

Moi aussi j’avais envie de dire mon nom, mais ma langue était clouée avec les autres. Sally Sabat me demanda si j’en avais pas marre de régresser. Mon rouleau de serviette monta dans les airs parce que je l’avais posé sur ma queue. DOC enregistrait les noms. On avait pas attendu Kol Panglas pour commencer, mais personne ne réclama le mandat.

— Jamais vu un temps pareil ! s’exclama quelqu’un.

Il exhiba un certificat de fréquentation assidue. Il n’avait jamais été ailleurs. Quelqu’un s’étonna qu’on ne connût pas les Colonies. Du coup, son seul séjour dans les îles formait une tache dans la longue liste qui représentait plus de cinquante ans d’existence.

— 50, c’est rien, s’excusa-t-il.

— Avec un 1 au milieu, commenta une femme qui ne buvait pas, se contentant de grignoter des en-cas.

— Il fut un temps où ça f’sait bien d’avoir été aux Colonies au moins une fois dans sa vie. Mais maintenant, je sais pas.

La question réduisit tout le monde au silence pendant que je finissais ma sauce au paprika. Je savais vraiment pas ce que je voulais. Et Kol qui n’arrivait pas. On agissait dans l’illégalité. Mais personne ne s’en plaignait.

— Vous enquêtez sur quoi au juste ? finit par demander quelqu’un.

Il exhibait une tronche à fendre à la cisaille. Sally Sabat se contenta de lui clouer le bec.

— Vous êtes qui, vous ?

Il se tut. Il réussit même à se confondre avec les autres. Ou alors c’était moi qui voyait plus. Des fois, j’suis tellement nase que je confonds le jour et la nuit. Faut pas m’en vouloir : j’suis un retraité sans responsabilité professionnelle.

— Tais-toi, John ! grogna Sally Sabat en me fourrant la cuillère de paprika dans le cul.

À l’entrée, un factotum secouait les visons qui giclaient contre les vitres du sas.

— Revenons à nos moutons, proposa DOC.

Il examinait mon œil, des fois qu’on m’aurait à son insu équipé d’un matériel annexe à la chair. Une opération à double insu. La rétine renvoyait la banalité d’un cerveau exercé aux habitudes. Il trouverait rien s’il continuait de filtrer les informations avec les moyens autorisés par le Système. Il me rapprochait de la fenêtre et donc des femmes.

— Vous l’avez trouvé où, ce rouleau d’serviette ?

— À la Boutique ! Où voulez-vous qu’il le trouve ?

— C’est peint à la main !

— Comment voulez-vous que ce soit peint !

 

Dehors, les vitrines avaient disparu dans la grisaille, mais je pouvais voir les hommes qui tentaient de traverser la rue pour atteindre un point de vue favorable à leur désir de skier. L’un d’eux éclairait les autres avec une torche qui formait un halo presque rouge. Les skis étaient plantés dans la neige. J’avais jamais skié, sauf sur le cul dans la cour de l’école, pour épater les filles qui en redemandaient tellement j’avais un joli cucul.

— On l’a perdu, se plaignit Sally Sabat qui pouvait manger maintenant que j’avais plus besoin d’elle pour survivre aux crampes.

— Il viendra pas, dit DOC.

Elle parlait de Régal Truelle ou de son remplaçant. Il parlait de Kol Panglas que la tempête retenait mille mètres plus bas. J’avais l’air de m’en foutre, mais j’étais avec des femmes qui agissaient sur mon cerveau dans le sens de l’oubli. C’est comme ça que ça commence, avec l’oubli qui creuse la place du désir. L’une d’elle déploya la serviette qu’elle avait achetée à la Boutique. L’illustration représentait la station en été. Elle était jamais venue l’été.

— Pourquoi ?

L’été, elle allait à la mer parce qu’elle se sentait seule.

— Faut vivre ! pleurnicha-t-elle. C’est l’plus dur, vivre ! Surtout quand on a pas envie de mourir !

Elle chiffonna la serviette et rangea la boule dans un des tiroirs de la table où je jouais avec elle et quelques autres.

— On peut monter encore plus haut, dis-je.

Elle ne parut pas étonnée. Elle soupira et jeta une carte sur le tas qui montait en valeur.

— Vous voulez dire que je ne gagnerai pas ? demanda-t-elle sans me voir.

— Je dis qu’il y a des gens, là-haut ! Et plus haut encore !

— Personne n’est jamais monté aussi haut ! gloussa-t-elle en allumant une cigarette. C’est la première fois que vous montez ?

— Chérie ! C’est John Cicada ! Le héros de l’espace ! Il est monté si haut que…

Suites de bavardages. Elles parlaient à voix basse en regardant les hommes qui se concertaient derrière la fenêtre. Kol Panglas arriva sur ces entrefaites. Il avait l’air heureux d’arriver. Il se réchauffa près de la cheminée pendant qu’on le déshabillait. Il avait le mandat. DOC en lut longuement le contenu avant de se décider à agir sous la protection de la Loi. Il distribua les questionnaires maintenant que c’était possible.

— Cochez et fermez-la ! maugréa-t-il.

Il gueula à travers le givre des carreaux. Le groupe d’hommes entra dans le sas, confiant leurs visons aux mains expertes du factotum. Ils s’amenèrent en formation serrée. DOC, d’un geste, les empêcha de rejoindre les femmes. Sally Sabat veillait, magistrale et menaçante. J’avais plus qu’à la fermer. Kol Panglas prit la parole :

— Mes chers amis, commença-t-il, l’un de vous est Régal Truelle, je ne vous apprends rien…

Les regards s’entrecroisèrent pour s’interroger. Kol Panglas, qui maîtrisait les interrogatoires par habitude, déplaça adroitement le sujet.

— Ne me dites pas que je devrais limiter mes recherches aux hommes que voici. Car Régal Truelle se cache peut-être parmi les femmes.

— On sait même pas qui sait ! dit quelqu’un qui fit rire les autres l’espace d’une corrugation que DOC interpréta comme un signe de carte blanche.

Il en seringua treize à la douzaine avant que Kol parvînt à le tranquilliser. Je léchais les gouttes par terre. Sally Sabat abattait en cadence sa main puissante sur mon cul et je vomissais la sciure d’acide qui me bouffait la gueule. Je réfléchissais, en proie à l’accélération du film. Sally Sabat m’encula.

— J’aimerais comprendre, me dit-elle en se penchant encore. Tu comprends, toi, John ?

Elle s’inquiétait pour notre avenir dans la Compagnie. Mais si on en était là, c’était la faute à qui ? On était pas bien à la maison ? et il était pas agréable notre jardin potager ? Pourquoi qu’elle m’avait emmené au bout du Monde ? Qu’est-ce que j’en avais à foutre, moi qui avais parcouru le Monde en long et en large ? J’aspirais à une vie tranquille au bord du ruisseau artificiel qui m’avait coûté une fortune. J’étais en train de construire un pont japonais avec la complicité de deux cygnes blanc et noir. J’en demandais pas plus à l’existence maintenant que je pouvais plus en demander trop à la vie. Si on redescendait, poulette ?

— Tais-toi ! couina-t-elle dans mon oreille droite pendant que la gauche guettait les signaux émis par la réalité.

— J’tairais si j’veux !

— C’est pas l’moment, John !

On pouvait vivre peinard avec ma pension et le produit de ses passes. Mais ya rien qui lui procure plus de plaisir que de travailler pour les autres. Je l’savais avant d’l’’épouser !

— Zêtes mariés ? demanda DOC qui giclait à la place de la seringue.

— C’est fou c’que c’est efficace, ce p’tit instrument ! dit une femme en offrant la pliure de son bras.

— C’est fou c’que j’vous aime, moi !

Kol Panglas tira un coup de feu en l’air pour limiter les accouplements. Les types qui étaient restés dehors se rappliquèrent sans prendre le temps de se déshabiller, ce qui souleva les sourcils agacés du barman. Je vis leurs skis s’incliner dans la tempête. Ils secouèrent la neige de leurs épaules.

— On a entendu tirer, expliqua l’un d’eux.

— Des fois queue…

DOC les rassura et distribua les garrots.

— Zêtes tous concernés, expliqua-t-il. On s’rait bien monté plus haut. C’est pas une question de hauteur. On peut plus attendre.

— On peut présenter la situation comme ça, approuva Kol Panglas qui agissait au nom de la Loi et par conséquent dans l’intérêt de la Compagnie, autrement dit dans notre intérêt à nous, Sally Sabat et moi.

Si on devait monter ce soir, c’était pas plus haut que nos chambres respectives.

— La respectivité à deux, plaisanta Sally Sabat qui avait encore envie d’s’amuser.

Elle sauta dans le lit, jambes en l’air parcourues par le rayon de la torche.

— Quelle torche ? fit-elle en même temps que le rayon lumineux parcourait son corps immobilisé par l’attente d’une explication cohérente.

Elle savait qu’elle pouvait plus compter sur moi à cette heure du plaisir assouvi. Ses jambes se plièrent dans le faisceau de lumière qui les accompagnait. Je pouvais voir la lentille de la torche dans le carreau et la main qui s’appliquait à chercher entre les cuisses. Elle bascula d’un coup et ouvrit la fenêtre. Ce qu’elle arrachait à la nuit, c’était le corps frigorifié de Régal Truelle. Pas un autre !

 

 

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