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GOR UR - [in "Gor Ur, le gorille urinant"]
Seizième et dernier épisode - RIEN POUR BLESSER

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 Article publié le 23 décembre 2018.

oOo

Seizième épisode et dernier épisode

RIEN POUR BLESSER

 

¡No me digas !

— C’est ainsi, monsieur le Comédien.

— Ouais, dit Spielberg, mais c’est un autre film. Le Yougo et moi on était sur une autre longueur d’onde…

— Fallait pas venir ! Il savait lui (moi) ce qui arriverait une fois de plus à son mental s’il revenait ici !

— T’es déjà v’nu, Yougo ? Réponds, merde ! Ça change tout !

— Ça change rien, Steevy. J’suis toujours ton scénariste préféré.

— J’dis pas, mais…

— Ya pas d’mais ! Le fils de Joe, à l’époque, n’était pas un bon comédien. Il était même pas comédien du tout. Mais on me l’avait conseillé parce que…

— V’là une chose que vous pouvez pas raconter…

— C’est là que vous vous trompez, John. Je n’ai rien oublié. J’ai pas oublié, fils de Joe.

— Mais enfin merde ! Dans vot’scénar, j’deviens cadavre ! Or, j’suis bien vivant. Pas vrai, Sibylle ?

— C’est Yougo (John) Adacic (Cicada) qui est mort. Vous, John (Yougo) Cicada (Adacic), vous êtes bien vivant et Steven Spielberg vous fait confiance.

— Même que j’aurais un Oscar !

— Peut-être deux, dit la Sibylle.

— Mais je m’laisserai pas insulter par un hobereau de province qui a connu papa dans des circonstances encore mal élucidées par la Presse. Qui était Bernie Beurnieux ? Frank Chercos est mort en emportant ce lourd secret dans la tombe des Morts Pour De Bon…

— Les fameux MPDB dont la l’Administration est gardée secrète par le moteur du système lui-même, c’est-à-dire par une poignée d’Héritiers qui ont trouvé le moyen d’abolir le hasard en abandonnant l’idée simplette du coup de dés des flambeurs.

— Vous avez peut-être raison, DOC, mais tout ceci appartient à la Fable. Moi, je vous parle d’une Chronique dont nous sommes sans doute en train d’écrire le premier épisode : la Chronique de Gor… Ur.

— Parlez pour vous, Steevy. Ce mec sait exactement de quoi et comment est mort mon papa. Il était Directeur de Mission à l’époque, branché 24 heures sur 24 avec le vaisseau infiniment petit de mon papa qui filait dans le mauvais sens et qui s’en était aperçu trop tard. Qu’a-t-il laissé dans les réseaux pour dénoncer ce crime odieux ? Qui est Bernie Beurnieux, monsieur le Comte qui avez connu mon papa dans des circonstances que votre interface sociale interdit au Grand Public.

— Vous n’êtes pas John Cicada ! Vous êtes le comédien Yougoslave Yougo Adacic engagé par la Dreamworks pour jouer le rôle de Joe Cicada que son fifisse ne peut pas interpréter parce que… vous l’avez tué !

— J’ai tué personne ! John Cicada est mort dans d’autres circonstances. Racontez-leur, Fabrice ! Racontez-leur comment vous avez tué John Cicada vingt ans après avoir odieusement assassiné son papa Joe au cours d’une mission scientifique qui a coûté dix mille milliards de maravédis américains. Ah ! Elle a bon dos, la jument !

— Qui est Bernie Bernieux ? Et pourquoi ont-ils interdit la RPM à Frank Chercos qui méritait mieux de la Patrie ? Monsieur le Comte, vous nous devez des explications, foi de Kol Panglas.

— Vieux pédé de procureur immature ! Tu sais bien ce qui s’est passé puisque tu étais là !

Le comte désigna l’escalier dérobé, ce qui ne manquait pas d’hermétisme. Nous montâmes. Puis entrâmes dans ce qui paraissait être une bibliothèque, avec des livres comme dans le passé. Ça sentait le sous-bois et l’animal furtif. Au mur, de chaque côté d’une cheminée éteinte, figuraient les portraits à l’huile de papa Joe et de son fifisse John. Sur le linteau, une estampe représentait la troisième victime du comte : Frank Chercos lui-même en habit de parade de la Conciergerie des Commissariats de la Police de New Paris. Le comte avait récemment ajouté celui de Bernie Beurnieux, qu’on reconnaissait à son tablier et à ses bras velus. Kol Panglas s’était dissimulé derrière un monstera. Spielberg couvrit mon visage tendu de baisers brûlants.

— T’as un sacré génie, mec ! disait-il. Allez hop ! On refait la 10.

Pendant que l’équipe de tournage se mettait soigneusement en place, le comte se disposa à expliquer la mort de John Cicada. La Sibylle pleurait en songeant à ses enfants.

— Surtout ne coupez pas ! dit Spielberg.

 

10) — Vous avez déjà tué quelqu’un ? dis-je, reprit le comte.

— N... non, fit-il. Et vous ?

— Cela m’est arrivé. Un peu sans faire exprès.

— Ah ?

La voiture cahotait. C’était le comédien que j’avais engagé. Je m’explique : j’avais écrit une pièce, trop longue et trop écrite. Un ami me conseilla d’en discuter avec un comédien. J’en discutais avec plusieurs. Je les trouvais stupides. Et ma pièce continuait d’être longue et écrite. Enfin, je tombai sur celui-là. Il ne jouait rien à ce moment. Il n’avait pas joué depuis longtemps. Il n’y avait rien de prévu dans son emploi du temps. Il accepta les quelques billets que je lui tendis et monta dans ma voiture. Je l’embarquai comme une fille. Il ne se fit pas prier et écouta ma conversation avec patience et application ; aussi, quand je lui révélai que j’avais tué quelqu’un — cela voulait bien dire que j’avais supprimé la vie à un être humain —, il ne me posa aucune question pour en savoir plus. Il parut se satisfaire de l’incomplet rapport que je lui faisais. Exactement le type qu’il me fallait. Il n’avait jamais tué personne et il se laissait conduire au fin fond d’une obscure province par un hobereau meurtrier qui comptait sur lui pour parfaire sa littérature et sa connaissance des lieux du théâtre.

— Et ça ne vous étonne pas ? demandai-je.

— N... non, dit-il sans rien laisser paraître de son émotion.

— Vous mentez, fis-je. Vous ne comprenez rien à ce que je dis.

— Je comprends qu’on peut avoir tué sans faire exprès.

— Merci pour cette aimable attention.

Il n’en disait pas plus. Il avait gardé son imperméable et gratouillait du bout du pied une sacoche de cuir noir tandis que ses mains manipulaient les boutons.

 

À l’entrée du château, il ne s’étonna pas. Je donnai de la trompe pour avertir Spielberg et c’est Muescas qui s’amena en aboyant. Je dus descendre de la voiture pour ouvrir la grille. Muescas me lécha les bottes. Le comédien, derrière la vitre, lui jeta un coup d’œil inquiet. Muescas avait une tête de chien qui mord.

Au moment où je remontai dans la voiture, Spielberg se mit à klaxonner. Il arrivait dans l’allée bordée de chênes à bord de sa vieille 203 et couinait tant qu’il pouvait, secouant un bras par la portière. Il fonça sur nous, bloqua ses roues dans le gravier qui gicla, braqua tout à gauche, et repimponant de plus belle il nous guida dans l’allée vers le château, tandis que Muescas cherchait à lui mordre les pneus.

— Qu’en pensez-vous ? dis-je à mon hôte en lui montrant la coquille Saint-Jacques que je fis pivoter pour dévoiler le trou.

— C’est un trou, constata-t-il.

Il caressa en expert le dos des crocodiles de pierre qui descendaient de chaque côté de l’escalier, reculant encore pour admirer la porte qui avait fait l’orgueil de mon père. Le mâchefer grinçait sous ses pieds. Spielberg tenta de lui arracher sa sacoche noire, mais il s’y opposa avec fermeté, lorgnant toutefois du côté de Muescas qui grognait en le regardant.

— Je sens que je vais aimer ces lieux, dit-il en remontant l’escalier.

— Je ne vous le demande pas, fis-je, regrettant qu’il ne prêtât pas attention à la coquille Saint-Jacques de marbre que je fis pivoter de nouveau pour cacher le trou dans le mur.

— Un château, c’est toujours un peu mystérieux, dit-il sans se référer toutefois à la coquille Saint-Jacques qui étonnait pourtant tout le monde. Spielberg poussa la porte et entra le premier en s’excusant. Le comédien le suivit. Je restai un peu dehors avec Muescas reconnaissant.

Muescas, c’est le chien de ma vie. C’est sans doute l’être que j’aime le plus au monde. Et pourtant, j’ai une femme. J’ai aussi un fils. Un fils vite fait. À la première étreinte. Trop vite fait. Il n’a pas grandi. C’est un nain. J’embrasse le nain sur les deux joues. Il est toujours content de me voir. Et je ferme la porte, le laissant avec Muescas sur le seuil. Un peu plus tard, je verrai mon épouse. Une belle femme très sensuelle. On fera l’amour dans la nuit, tandis que le comédien regardera le plafond grotesque de sa chambre en se demandant ce qu’il est venu foutre dans cette histoire de château.

— Il a un drôle de regard votre chien, me dit-il en enlevant son imperméable crasseux que Spielberg jette négligemment sur le dossier d’une chaise ancestrale.

— Il a envie de vous mordre, dis-je. Méfiez-vous quand vous vous promenez dans le parc. Ce sacré chien surgit d’un coup et vous mord les mollets avant toute chose.

— Je ferai attention.

— Il fera attention ! dis-je à Spielberg qui pouffa.

 

Spielberg, je l’aime. C’est ma seule femme. Il pouffe parce que le comédien ne sait pas ce qu’il dit au sujet de Muescas. Comment surprendre Muescas dans son propre domaine — les arbres, l’herbe haute, le taillis opaque, l’humidité qui sépare l’écorce, les vapeurs de l’humus — non, on ne peut pas surprendre Muescas sur ce terrain-là. La nature est toujours du côté de Muescas. Et Spielberg le sait, Spielberg dont la belle queue s’étire entre les miroirs de nos jeux érotiques. Le comédien ne sait rien de tout cela. Il ne saura jamais rien. Il arrive, il voit le chien, il voit le serviteur, il voit le nain, il n’a pas vu la femme, et il ne sait rien de l’amour des uns et des autres. Il ne pense pas à l’amour. Il ne sait rien de ma pièce. Il ne demande pas à savoir. Il attend que ça arrive. Il aime le château, c’est tout.

— Je sers un alcool, je crois ? dit Spielberg en ouvrant les portes d’un bar.

— Pas d’alcool, dit le comédien un peu sèchement.

— Pas d’alcool ? De l’eau ?

— De l’eau avec quelque chose dedans ?

— Oui. De la glace.

— De la glace ?

Il s’installe dans le fauteuil qu’on lui désigne. Il a toujours le nez en l’air. Il regarde les plafonds, les frises en haut des murs, les linteaux aux sentences hermétiques. Par terre, ses pieds sont immobiles. Il se maîtrise.

— Qui est ce nain ? demande-t-il soudain.

Maintenant il sait quelque chose d’interne. Je lui souris pour montrer ma peine. Il a l’air dégoûté. Il plaint la mère.

— Je ne suis pas encore mort, dis-je en me levant, ni ma tendre épouse non plus, grâce à Dieu !

C’est toujours à un diable qu’on confie l’existence des ponts qui enjambent nos rivières.

— Dois-je comprendre quelque chose ? fait-il.

— Voulez-vous voir le caveau que j’ai fait construire pour nos futures dépouilles ?

— Drôle d’idée !

Il s’amuse. Il oubliera que le chien est un chien, et il se fera mordre. Enfin, il me suit.

 

C’est une vaste pierre tombale au pied de l’autel dans la chapelle de notre vieux château. Je me suis fait représenté nu aux côtés de ma femme qui d’un double geste pudique qui la définit tout entière tient une main entre ses jambes et l’autre sur mon sexe dont la postérité ne saura rien.

— Approchez-vous, dis-je au comédien, et touchez. Cette pierre a été moulée sur nos propres corps. C’est une matière très fidèle. Caressez-la. Le moindre pore y est représenté. N’avez-vous pas la sensation de caresser une chair vivante ?

— En effet, dit le comédien qui ne peut cacher son trouble.

Il caresse l’épaule de ma femme, l’épaule blanche car nous avons voulu cette blancheur, elle et moi. En effet, répète-t-il et je l’engage à continuer. Il caresse les seins, descend le long du bras, s’arrête sur la main, c’est vrai, dit-il, c’est vrai. Un peu macabre tout de même ! Il se relève, se tient les hanches en se dandinant et regarde autour de lui l’autel, le retable, le chemin de croix, les vitraux et au bout de l’allée le balcon qui s’avance. Il ne pose aucune question. Le balcon l’inspire autant que la coquille Saint-Jacques. Ou alors il ne veut rien savoir. Je lui dirai tout.

— Monsieur mange avec Monsieur ? demande Spielberg d’une manière très ordinaire et le comédien trouve cela extraordinaire et il me regarde en hochant la tête.

— J’ai une petite faim, dit-il en se tapotant la barrique.

Je ris et on suit Spielberg dans un petit salon que j’ai ramené d’Égypte.

— Vous me donnerez votre manuscrit, bien sûr ? me demande le comédien entre deux gnaques.

— Il faudra que vous le lisiez, c’est évident !

— C’est tout ce que je voulais savoir.

On achève le repas en tirant la langue dans une verte gnole et on s’approche de la cheminée qui crapouille avec Spielberg dans le rôle du souffleur. Muescas se couche en grognant.

— Votre chien ne m’aime pas.

— Il n’aime pas grand monde.

— Il vous aime vous sans doute.

— Je vous dis qu’il n’aime personne. C’est un chien qui aime surprendre. Il déteste qu’on se cache.

— Hein ? fait le comédien.

C’est une question. C’est comme ça chaque fois que je dialogue aimablement entre deux verres dont le premier n’est pas encore bu. Le comédien finit par oublier cette question dont je ne comprends pas le contenu ni l’opportunité et, reniflant ce qui reste d’armagnac, il choisit le silence. Je n’ai pas répondu à la question.

— Vous savez ce que c’est ?

— Non.

— On écrit, on écrit et ça reste de l’écriture. Or, il fallait de l’oral. Et c’est irrémédiablement écrit. Donc, peu jouable.

— Je vois.

— Lisez-la d’un bout à l’autre, juste pour éliminer le sens. C’est en relisant que vous devez commencer à jouer.

— Je sais ce que j’ai à faire.

— Et bien faites-le.

Il va faire quoi exactement ? Certainement pas ce que je lui dis de faire. J’ai peur de perdre mon temps, mais il me rassure. Il sait jouer, c’est d’ailleurs tout ce qu’il sait faire. Il jouera jusqu’à ce que ce soit jouable pour tout le monde !

— On n’a que le tort d’écrire. Et vous avez raison de le jouer, dis-je pour conduire notre entretien.

Il ne pose donc aucune question et on entre dans nos pyjamas respectifs. Spielberg a tout prévu.

 

Je l’ai trouvé chez la baronne.

— Vous cherchez un comédien ? Pas pour jouer ? Pour écrire ? En voilà un qui ne joue plus ? Peut-être acceptera-t-il d’écrire. Je vous le présente ? Un grand type brun et pâle avec de longues mains qui manipulent le manuscrit au gré d’un regard immobile qui sonde le dialogue. Je lui tends une main humide qu’il secoue sans me regarder et il replonge sa main dans les feuillets craquants de ma seule nourriture. J’introduis une explication critique des défauts de l’œuvre. Il secoue la tête pour en apprécier la justesse. Moi je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit de mon œuvre. Tout le monde est d’accord là-dessus. Il faut tout rejouer. Veut-il jouer avec moi ?

 

— C’est une expérience qui ne me déplaît pas, finit-il par dire. Je veux bien essayer, mais je ne vous promets rien.

— Je ne vous demande pas de promettre. Contentez-vous d’éclairer ma lanterne. Je reste le seul auteur.

— Bien entendu, dit-il en fourrant le manuscrit dans la sacoche qui ne le quitte pas.

— Vous viendrez au château pour travailler.

— Au château ?

— Bien oui quoi ! Au château ! Il a un château ! s’écrie la baronne en lui secouant le coude.

— Vous commencez à lire dans le château.

— Ah !

Et il me restitue le manuscrit que je balance sur une console. On se met d’accord sur la date du départ. Il est d’accord sur tout d’ailleurs. Il aimera le château. Il en a entendu parler. Il s’est intéressé naguère à l’astronomie. Il jettera un coup d’œil dans le télescope. Il n’a jamais regardé dans un télescope. Il n’a aucune idée de ce qui arrive au regard quand on regarde l’univers dans un télescope. Une chance que mon père ait été un amateur d’astronomie et qu’il ait eu l’idée d’installer cet observatoire dans le château. Et il s’imaginait que toute cette machinerie se trouvait dans une des tours, le plus près possible du ciel. Il n’en est rien, lui expliquai-je, ce qui explique la coquille Saint-Jacques.

— La coquille Saint-Jacques ! fait-il en éloignant le verre de ses lèvres.

— Celle que je vous ai montrée à l’entrée du château. Celle qui pivote pour libérer ce trou qui aurait dû vous intriguer !

— Je n’ai pas prêté attention à ce détail.

Je lui remontre le mécanisme : Regardez dans le trou. Vous ne voyez rien qui réveille votre sens du mystère ? Venez. Et je lui révèle doucement le secret, commençant par lui faire mesurer l’oblique du trou dont nous suivons la trajectoire à l’intérieur. Exactement de l’autre côté du couloir, il y a une autre coquille Saint-Jacques et je la fais pivoter pour lui montrer un autre trou pareillement oblique. Il s’émerveille d’un coup. Il n’a rien compris. Nous passons de l’autre côté de ce deuxième trou, descendant un escalier humide qui aboutit à une salle où je fais de la lumière. Il voit la troisième coquille et il se précipite vers elle en tendant le doigt. Il me regarde d’un air amusé pour me demander s’il peut la faire pivoter. Je lui fais signe que oui. Et la coquille pivote doucement pour laisser apparaître un troisième trou oblique. Nous traversons le mur pour nous retrouver de l’autre côté. Cette fois, la coquille est posée par terre dans une pièce étroite et nue. Faut-il la faire pivoter. Que va-t-il se passer ? Il la caresse un moment, force un peu sa résistance et elle cède, tournant autour de son axe. Le trou est vertical. Je lui montre le miroir qui rejoint l’oblique du troisième trou. Il comprend ce simple problème d’optique. Le télescope est sous nos pieds. Nous descendons. Un astronome ébouriffé est en train de suivre du doigt une colonne de chiffres qui défile sur un écran. Je lui fais signe de ne pas s’occuper de nous. Il salue à peine. Le comédien lui fait une courbette rapide et, abandonnant toute idée de dialogue, il rassemble ses moyens perceptifs autour de l’objet de son émerveillement : le télescope.

— Allongez-vous, lui dis-je. Il faut s’allonger pour regarder. C’est très confortable. Nous avons soulevé toutes les coquilles. La nuit est claire. Vous devriez apercevoir quelque chose.

Il s’allonge sur le tube et colle son œil dans la lentille qui s’ajuste avec exactitude.

— Vous voyez quelque chose !

— Je vois une tache blanche. Ça n’a pas grande signification pour moi. Mais je suppose qu’elle en a, une de ces terribles significations qui nous font regretter d’être mortels.

— Il faudrait en effet pouvoir mesurer, mais cela dépasse mes compétences.

— On pourrait demander à ce monsieur…

— Chaque fois qu’il ouvre la bouche pour répondre à une question, il ne peut s’empêcher de tout compliquer à tel point qu’on regrette toujours d’exister en même temps que lui.

Le comédien sourit. Il a l’air d’un enfant quand il sourit. Il n’y a pas d’enfant dans ma pièce. Il faudra l’empêcher de sourire. Le pyjama s’est entrouvert entre ses cuisses. Sa petite queue frémit doucement devant le spectacle de l’éternité. Elle se dressera au bon moment sans doute.

— Voilà un mystère de résolu, dit-il en se relevant. Quand je pense que nous autres, roturiers, nous habitons de sommaires appartements où il est impossible d’installer même un simple mystère. Ce genre de chose n’est possible que dans un château.

Il a admiré l’éclatante blancheur du caveau qui se répand sur les ors et noirs de la chapelle.

— C’est une œuvre digne d’attention, déclame-t-il. Je vous envie d’y demeurer pour l’éternité. Où serai-je mis pendant ce temps ?

— Je n’en sais rien, dis-je pour augmenter sa détresse.

— C’est ça qui est terrible, vous ne trouvez pas ?

— Et le balcon, dis-je, vous avez vu le balcon ?

— Le balcon ? Non. Quel balcon ?

— Le balcon qui donne dans la chapelle.

— Je regrette de ne pas l’avoir vu.

— J’aurais dû vous le montrer.

— J’étais captivé par les gisants, pardonnez-moi…

— Ah oui, les gisants...

On ne parle plus du balcon et on entre dans la bibliothèque où Spielberg ajuste des verres autour d’une bouteille.

— Je crains d’avoir trop bu, dit le comédien. Je ne dormirai pas si j’ai trop bu. La boisson me rend mélancolique.

— Elle fait de moi un homme halluciné.

— C’est différent, c’est vrai. Mais ne vous privez pas de boire. Vous me raconterez vos hallucinations.

— Je les raconterai à Spielberg.

 

Spielberg et moi on a le même pyjama. Lui porte le haut et moi le bas bien qu’à mon avis on devrait faire exactement le contraire. Car c’est mon cucul qui l’intéresse. Mais il préfère me baisser sauvagement le pantalon qui m’empêche d’écarter les cuisses pour le recevoir. Le comédien dort tout seul dans son pyjama.

— Évidemment, tout le monde ne peut pas avoir un château, commente-t-il. Et tout le monde ne peut pas s’y éterniser. Tout le monde ne peut pas avoir ce que tout le monde veut. Voilà la mélancolie qui m’arrive. Je ne dormirai pas ce soir.

— Il fallait vous mieux pourvoir mon ami. Je veux parler d’une femme. Vous aimez les femmes au moins ?

— Serais-je vivant si je ne les aimais pas ? À votre avis ?

— Elles vont vous manquer cruellement. Il n’y a pas de bordel au village et je ne crois pas qu’il y ait une seule femme de disponible, hein Spielberg ? Un homme peut-être, mais ça ne vous dit rien. Vous vous branlerez, mon vieux !

— Je vais travailler plutôt. Et mieux connaître le château, si vous me le permettez bien sûr.

— Demain je vous montrerai le musée. Une autre idée de mon père, toute à sa gloire bien sûr. Il a bien vécu. S’il fallait construire un musée en souvenir de moi, qu’y exposerait-on ? Je n’ai connu qu’une femme, que je ne vous ai pas présentée d’ailleurs. Je n’ai eu qu’un fils, nabot et obsédé par-dessus le marché. J’ai écrit une pièce pour le théâtre, mais elle ne vaut pas grand-chose et vous prétendez me tirer d’affaire. Voulez-vous voir la lionne que mon père a abattue d’un fameux coup de fusil quelque part en Éthiopie ? C’est une des belles pièces du musée. Elle sent un peu mauvais et elle a perdu beaucoup de la violence de son regard. On voit très bien la blessure. Impressionnant.

— Vous m’impressionnerez demain je crois. Je vais tomber, mais pas dormir. C’est par terre que l’angoisse est la plus terrible.

— Je vous crois !

Le nain s’est arrêté sur le seuil de la porte. Il déteste cette odeur de vieux bouquins. Il me regarde pour me demander s’il peut entrer. Et il entre. Il m’embrasse sur le front, tout droit sur la pointe de ses pieds. C’est sa tête que je déteste le plus. Sa grosse tête, son regard asymétrique et sa lèvre gourmande. Il me fait peur. J’ai terriblement peur de ce fils anormal. Mais je n’en veux qu’à sa mère de l’avoir imposé à ma propre existence.

Le nègre paraît lui aussi. Il cherchait le nain. Il a eu peur de ce qui arrive chaque fois que le nain échappe à sa surveillance. Ma femme le bat comme on a toujours battu les esclaves dans sa famille. Ce nègre est un peu de mon sang. Mystère de famille. Elle le bat quand même avec sa canne. Le comédien assistera peut-être à une bastonnade. Il s’en écœurera comme tout le monde fait chaque fois que ça arrive, ignorant l’obsession incroyable de ma femme pour le long sexe noir qu’elle sait caresser en mon absence. Je sais tout cela. Peu importe.

Ce qui importe maintenant, c’est ce comédien qui entre dans ma vie par la grande porte, celle que j’ai ouverte avec amour et qui ne peut être que celle de mon cœur. Il sourit béatement en regardant les êtres qui peuplent la bibliothèque, moi y compris.

— Je dois connaître tout le monde maintenant, dit-il en tendant le verre que Spielberg fait déborder sur son poing fermé. Madame exceptée. N’est-ce pas ?

— Madame s’est endormie, dit le nègre en souriant.

— Nous ne la saluerons donc point, dis-je en m’enfonçant encore un peu dans la moiteur du cuir.

— Elle était très fatiguée, ajoute le nègre pour l’excuser.

Comme si elle était excusable. J’ai tenté de la faire soigner, mais elle a échappé à toutes les sciences. Si elle était peintre, elle peindrait des queues. Mais elle n’est qu’une femme et elle s’amuse à étirer la longue queue noire dans sa main caressante chaque fois que je manque de lui accorder toute mon attention. Il la prend sans ménagement et elle ne s’intéresse pas à son plaisir de serviteur. Mais où est mon plaisir ?

— Couchez-le, dis-je au nègre en parlant du nain.

C’est le prix qu’il doit payer pour me tromper sans réveiller ma sauvagerie. Le nain dort avec lui, il mange avec lui, ils se lavent ensemble et ils ont les mêmes jeux. Le nain n’aime pas quand il s’approche nu et glissant du lit de sa mère qui s’amuse à le chatouiller jusqu’à qu’il se jette sur elle en poussant des grondements de bête sauvage. Le nain n’aime pas ça, il sait que je sais, il voudrait que je n’aime pas ça et que je le lui dise. Mais je n’ai aucune envie d’établir une quelconque relation avec ce fils débile. Et je n’en aurai pas d’autres. Ce que le comédien n’a pas à savoir.

 

Le nègre et le nain sortent de la bibliothèque, Spielberg lui-même s’approche de la porte dont il secoue le bouton avec mon accord, et le comédien et moi on se retrouve face à face de chaque côté de la cheminée qui cabote vivement. Il ne voit pas son érection qui s’éclaire de jets de flamme. Il regarde le linteau où mon père a fait graver une sentence qui était la première des siennes du temps où il régnait sur l’Éthiopie. Il ne me demande pas de traduire. Il laisse son regard aux courbes de l’écriture arabesque. Il y a un masque sur son visage. Un masque qui grimace. C’est le moment de grimacer. La nuit secoue son hochet. Il faut arrêter de penser à vivre.

— Quand pourrai-je commencer à lire votre œuvre ? me demande-t-il.

— Je ne sais pas. Quand vous voulez. Prenez le temps de devenir un habitant du château. Ce n’est pas si facile.

— Vous croyez ? Difficile de rêver d’éternité ? Je regrette qu’il y ait déjà un aboutissement à notre relation. Pas vous ?

— S’il s’agissait d’amour, je pourrais vous en parler, par expérience. S’agissant de littérature et de théâtre, je n’en sais rien.

— Quel aveu terrible que cet aveu d’impuissance !

Il se laisse aller entre les accoudoirs, renversant le verre sur les tapis. Il y a tellement de choses qu’il ne sait pas et il faudrait qu’il en sache tellement pour comprendre le premier de mes mots !

— Puis-je avoir le manuscrit ? Je ne dormirai pas ce soir. Je vais rester près de la cheminée si vous le permettez.

Il voit son érection noire et blanche et il croise les jambes. Je lui tends l’épais manuscrit.

— S’agit-il d’aimer ce que vous allez lire ?

— S’agit-il de lire ce qu’on aime seulement ?

— En fait, il ne s’agit pas de lire mais de jouer.

— Je ne jouerai pas ce soir, croyez-moi.

 

Je l’abandonne à sa soudaine nudité et ferme la porte qui coupe le silence. Je sors. La chapelle est éclairée. Ses vitraux font de la publicité sur les murs du château. Elle est en prière. C’est sa foi qui est en jeu. Je regarde les couleurs qui s’éparpillent sur le gravier. Elles n’ont pas la forme des yeux qu’elles jouent dans le verre. Et elle est debout sur le balcon, vêtue de son éternelle chemise de nuit, les mains posées sur la balustrade, regardant ce que Dieu a fait de son fils, le regardant et murmurant la seule prière qui est la sienne. Derrière elle, la porte à deux battants s’ouvre sur sa chambre où le lit est défait.

Elle ne comprendra pas ce que je demande au comédien. Elle acceptera de le voir, le saluera tendrement, mais elle n’écoutera pas mes explications. J’écris parce que je veux qu’on m’écoute. Et le comédien s’imaginera que je ne sais pas aimer comme il faut.

Je longe le mur du château jusqu’à la porte de la chapelle. La porte est fermée à clé. J’entrerai donc par sa chambre, m’arrêtant avec elle sur le balcon où elle est en prière. Mais la porte est fermée. Je frappe doucement. Elle ne répond pas. Je frappe plus fort. Elle ne répond toujours pas. Il faut que je la voie. Il faut que je lui parle. Je ne dormirai pas avant de lui avoir dit ce que je veux lui dire. Je sais exactement ce que je lui dirai. Maintenant je parle à voix basse contre la porte. M’écoute-t-elle ? Elle ne dit rien. J’entends le grincement des solives du balcon. Elle a décidé de ne pas m’ouvrir. Chaque fois que je reviens vers elle, elle augmente le temps de son indécision. La dernière fois, il s’est passé une heure entre mon premier cri et l’ouverture de la porte. Cette fois, la nuit est presque achevée et je ne l’entends plus.

Et puis soudain elle actionne la serrure, mais elle n’ouvre pas. D’habitude, c’est elle qui ouvre. J’attends. Elle est retournée sur le balcon. J’ouvre. En effet, la chambre n’est pas éclairée. Elle est debout sur le balcon, appuyée des deux mains sur la balustrade. La chapelle est remplie de lumière. Je m’approche. Elle ne se retourne pas. Je l’appelle. Mon amour, que t’arrive-t-il ? J’ai attendu si longtemps. Elle ne répond pas. Ne se retourne pas. Je pose mes mains sur ses épaules. J’entre dans sa chevelure parfumée. Je respire dans son cou. Elle ne dit rien. Alors je regarde dans la chapelle, je m’attends à voir le fils de Dieu et c’est le comédien qui m’apparaît dans son pyjama entrouvert. Il est immobile près des gisants. Il regarde dans notre direction. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais il ne parvient qu’à émettre une sorte de râle. Il quitte son regard pour rencontrer le mien.

— Je... je voulais voir le balcon... dit-il en s’approchant dans l’allée... je ne savais pas...

— Mais depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Je ne sais pas...

— Et toi ? Que regardes-tu ?

Je la contrains à me regarder et j’entends le comédien qui bégaie : Comment savoir, je vous le demande... ? Comment savoir... et bien sûr je ne sais rien...

— Vas-tu me dire ce que tu regardes depuis des heures ? Est-ce que c’est ce comédien dont tu ne sais rien ? Est-ce cela qui s’est passé entre vous cette nuit ?... Dites-le-moi, vous !

Le comédien me montre ses mains en signe d’innocence.

— Qu’est-ce que je peux savoir, moi, de ce qui se passe ici ? Je ne suis pas venu pour ça, pour comprendre ce qui ne me regarde pas. J’ai trop bu et je n’ai pas lu le premier mot de votre œuvre. Que dit-il, le premier personnage ?

J’actionne l’interrupteur et toutes les lampes s’éteignent. Une fois fermées les portes qui donnent sur le balcon, la chapelle est obscure et sans limites. Ou bien tout s’éclaire et le monde se limite à sa propre solitude. Il se met à hurler et on entend son corps tomber sur les dalles froides de l’allée qui ne rejoint plus l’autel.

— Qui est-ce ? me demande ma femme tandis que j’allume une lampe de chevet. Et je lui donne les exactes raisons de la présence de ce comédien dans les entrailles du château.

 

*

 

— Vous allez sans doute vous ennuyer, dit ma femme au comédien qui secoua la tête pour dire non.

Il avait troqué le jean pour le pantalon de velours côtelé et remplacé son hideux imperméable pour une de mes vestes de cuir qui se ferment toutes à l’aide de boutons. Il y avait des lacets à ses chaussures et il les avait noués soigneusement en pensant à ce qu’il venait de quitter pour une nouvelle expérience.

— C’est la campagne ici, lui dit ma femme. Vous verrez, on s’y ennuie. On finit toujours par s’y ennuyer.

— Je voudrais vous croire, mais c’est difficile, dit le comédien en frémissant. Je n’ai pas du tout l’intention de m’ennuyer. Par contre, je vous promets de ne plus boire.

— Vous m’avez fait une de ces peurs hier au soir ! N’est-ce pas mon amour que j’ai eu très peur !

— Le mystère n’est toujours pas éclairé, dis-je sans lever la tête du journal que je ne relis pas.

— Je vous assure qu’il n’y a aucun mystère ! fait le comédien. Et la porte était ouverte. Comment aurais-je pu entrer dans la chapelle, sinon par la porte ? Je vous le demande.

— C’est en effet la seule issue, si l’on considère que le balcon ne peut en aucun cas être considéré comme une issue. Dans ce cas il faudrait vous soupçonner d’être l’amant de ma femme, et elle votre maîtresse ce qui me paraît peu probable. Je veux dire que je ne crois pas qu’elle puisse être votre maîtresse. Vous l’amant, je veux bien. Mais elle votre maîtresse, non.

— Tu vas le gêner avec tes plaisanteries.

— C’est un jeu, dit le comédien. Moi aussi j’aime jouer. Je suis d’ailleurs ici pour ça. Voulez-vous commencer votre instruction ?

— Pourquoi pas demain ? dis-je en froissant le journal. Aujourd’hui je vous amène chasser le lapin. Qu’en dites-vous ?

— Je n’ai même jamais tiré un coup de fusil !

— Tonnerre ! Le premier que j’ai tiré a tué quelqu’un !

Ma femme rit.

— Mais trêve de confidences, allons nous armer !

Et comme chaque fois que je la quitte, elle fait un signe de la main et le nègre rapplique aussitôt. De loin, je la regarde recevoir cet infâme baiser dans la bouche. Le comédien fait semblant de ne rien voir. Il joue avec les reflets sur le canon de son fusil.

— Et votre femme s’intéresse à ce que vous écrivez ?

— La vôtre s’y intéresserait-elle si elle existait ?

— J’épouserai peut-être une comédienne.

— Dans ce cas, vous n’écrirez jamais. Allons-y.

Je siffle. C’est Muescas qui s’amène. Il reluque les mollets du comédien, il attend un signe, mais je me mets à marcher en direction du bois où je compte bien débusquer un lapin sans son aide et l’ajuster comme il faut et l’arrêter dans sa course pour lui ôter la vie.

— Si je vous énerve, dit le comédien, je ferai autre chose. Ne vous souciez pas de mon emploi du temps.

— Faites attention, il est chargé !

Il regarde le fusil avec inquiétude. Ce qui est chargé va sortir par là et Dieu sait où ça ira se loger. C’est comme ça que ça s’est passé la première fois. Mon père marchait devant moi. Il s’inclinait sous les branches. Ma future femme avait à peu près ma taille. Aujourd’hui, elle est plus grande que moi. Moi je n’ai pas changé. Chaque partie de moi-même s’est normalement augmentée et j’ai atteint ma juste proportion d’adulte. Elle était un peu boulotte. Elle s’est étirée comme le verre. J’ai assisté à cet étirement année après année. J’ai vu les poils pousser entre ses jambes, j’ai senti sa poitrine prendre toute l’importance qu’elle a maintenant pour moi et un jour ses longues jambes se sont ouvertes et je lui ai fait ce satané fils qui me mange la vie !

— Il a quel âge ce chien ? demande le comédien.

— Je n’en sais rien. Il est le dernier rejeton d’une longue lignée qui a connu tous les Capet.

— Je dis ça à cause de l’odorat. On dit que les chiens perdent leur odorat en vieillissant. En effet, je viens de voir un lapin et ce pauvre cabot n’a même pas soulevé une oreille.

— C’est votre faute, pardi ! Il ne s’intéresse qu’à votre chair. Vous avez l’attrait des grandes villes.

— Je ne suis pas sûr de faire un bon chasseur en effet !

Il a bon nez, Muescas. Seulement, c’est un filou. Il n’y a que les femmes qui reçoivent l’hommage de son respect. Il leur renifle le derrière, ce qui les surprend toujours. Mais quand elles aperçoivent cette aimable truffe, elles lui flattent le crâne et il se couche à leurs pieds, en jurant son entière et éternelle fidélité. Avec les hommes, c’est autre chose. Il veut mordre d’abord. Et il veut qu’on le morde. Il veut se mesurer en mordant. Les hommes sont des chiens. Il en est persuadé. Il ne changera pas d’avis.

— Quelle drôle de plaisanterie ! fait le comédien. Vous devriez écrire des comédies. Est-ce une comédie que vous avez écrite ?

— Je ne crois pas non.

— Réécrivez-la dans ce sens.

— Écrire pour faire marrer le peuple ! Vous plaisantez. Je veux bien écrire pour le faire chier, mais il n’est pas obligé de me lire. J’écris pour les gens de mon espèce, les châtelains !

Visiblement, le comédien n’est pas un bon marcheur. Il se prend les pieds dans les ronces, croit qu’elles font exprès de le faire trébucher et me fait constater le complot qu’elles préparent contre lui.

— Regardez celle-là, me dit-il en me désignant celle qui lui paraît la plus menaçante, regardez comme elle se déplace dans le sens que je vais emprunter. Regardez !

Et il se prend les pieds dedans et cette fois se couche d’un coup dans un massif de cinglantes orties. Muescas s’approche, gueule ouverte.

— Merde ! dit le comédien que j’aide à se relever. Il vaut mieux rentrer. Vous avez vu comme il me regarde ?

Muescas éternue et détale d’un coup. Il bifurque à cent mètres, soulevant un parterre de girolles, parcourt cent autres mètres qui s’effeuillent et revient droit sur nous, augmentant sa vitesse chaque fois qu’il s’arrache à la terre. Le comédien recule contre un arbre. Muescas s’arrête à ses pieds dans un soulèvement d’humus qui tachote le visage blême du cabot.

— Je ne joue plus ! dit-il. Je ne joue plus avec ce chien qui me fait une peur bleue chaque fois qu’il s’intéresse à moi. Si je tente de le caresser, que croyez-vous qu’il se passera ?

— Devinez ! fis-je, et je les laisse en tête à tête.

 

Quand j’arrive au château, ils sont assis l’un près de l’autre sur la margelle du puits, ma femme consentante et le nègre qui lui parle dans les cheveux. Je les vois, lui nu et brillant comme un objet, elle pâle et rugueuse sauf aux endroits où sa main huileuse l’a caressée. Mais ce n’est jamais comme cela que ça arrive. Elle est bien la maîtresse et il est le serviteur impeccable à qui elle confie sa détresse. J’ai envie de les déshabiller. Je m’approche, exhibant le lapin qu’il fera cuire pour nous.

— Un seul coup ! Regardez l’état de sa tête. Pan !

— C’est un peu dégoûtant mon chéri.

— Ça l’est !

Et je jubile encore un moment avant de lui lancer la dépouille qu’il reçoit d’une main ferme. Il ne dit rien. Elle le regarde sans rien dire non plus.

— Va-t-en, dit-elle enfin, et il s’éloigne en emportant ma chasse aux cuisines.

Elle reprend le livre qu’elle lisait avant qu’il ne l’interrompe.

— Tu ne vas pas lire maintenant ! dis-je.

— Pourquoi pas maintenant ?

— De quoi parliez-vous ?

— C’est moi qui parlais.

— Ah !

Que lui disait-il qu’elle buvait avec cette attention qu’elle ne m’accorde jamais ? Je le siffle, et il revient. Je lui balance fusil et cartouchière. Il n’aime pas ce geste de mépris, mais il me méprise autant que je le méprise. Où est le nain ?

— N’appelle pas notre fils ainsi, dit ma femme. Il a un nom.

— Pour moi il n’en a pas. Les nains n’ont pas de nom. Le nègre non plus. Est-ce que les comédiens ont un nom ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Je vais lui demander.

— Insolent ! Reviens si je t’appelle !

Ma femme ferme le livre.

— Il n’a pas répondu à ma question, ce bâtard !

— Je peux y répondre si tu veux. Notre fils prend un bain.

— Dommage que Muescas ne soit pas là. Il adore se baigner avec le nain et je crois qu’ils s’amusent bien tous les deux à éclabousser le nègre qui rouspète en les frappant avec une serviette.

 

Et v’là le comédien qui se ramène en boitant. Il secoue un morceau de tissu. Il ne porte pas le fusil. Je crains le pire.

— C’est Muescas. Il m’a mordu. Regardez !

Il exhibe un morceau de chair sanguinolente au niveau du mollet. Est-ce qu’il est vacciné contre la rage ? Non bien sûr. Il est devenu fou quand j’ai voulu le caresser. Regardez ce qu’il a fait de ma main. Il y a quelque chose de cassé dedans. C’est tellement compliqué une main ! Je ne sais même plus où est le fusil. Je n’ai même pas songé à m’en servir contre cette bête sauvage.

— Est-ce que vous vous en serviriez contre un nègre !

— Je ne comprends pas ! Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je me plaisais tellement ici. Vous comprenez, ce château, la chapelle, la pierre tellement exacte des gisants (pardon madame elle rougit) et cet extraordinaire observatoire astronomique. J’ai cru que l’inspiration serait plus forte que la peur que me donne ce chien. Regardez le résultat ! Je saigne. J’ai mal, quelque chose est cassé et je suis peut-être infecté !

— Vous n’avez pas assez bu ! diagnostiquai-je avant de vider le contenu de mon verre. Vous êtes triste alors qu’il s’agit d’avoir des visions. Vous n’avez pas suivi mon conseil.

— Mais si je l’ai suivi ! Mais si je l’ai suivi ! Mais le chien m’a mordu et j’ai perdu tous mes moyens.

Il se met à pleurer, cognant son front inspiré contre la table, ce qui fait vibrer la vaisselle.

— Je ne sais pas quoi faire, dit ma femme. Je ne sais même pas de quoi il s’agit ni à quel jeu vous jouez !

— Mais on ne joue pas Madame ! Le chien m’a mordu réellement RÉELLEMENT ! ! !

— Tout est possible, dis-je, à partir du moment où rien n’est joué !

— Oh ! vous, ne commencez pas avec vos âneries ! éclate soudain le comédien que mon non-sens n’amuse plus. Tenez ! le revoilà qui arrive bien décidé à recommencer. Faites quelque chose !

Arrêter Muescas en pleine course n’est pas facile. Et puis il risque de me mordre. Il ne fera pas détail en cas de colère et il est dans une colère terrible. Je ne m’interpose donc pas et l’autre mollet du pauvre comédien vole en éclats de sang et d’os sans compter l’insaisissable cri par quoi il commence à mourir. Muescas veut alors lui mordre le visage, mais ma femme lui assène un fameux coup de son livre sur le crâne. Il regarde le livre pour en identifier le possesseur, aperçoit la fine main qui ne le retient plus et le lance contre son œil qui se déforme, lui arrachant un aboiement pitoyable qui met fin à la bagarre. Le comédien bave entre ses dents, étouffant le cri qui l’empêcherait de jouir de l’aboiement douloureux de son agresseur qui ne se retient pas, augmente le volume de sa plainte, frottant désespérément l’œil blessé contre l’herbe guérisseuse qui tarde à prouver son efficacité. Le comédien, entre deux spasmes, jubile.

— Quelle horreur ! s’écrie Spielberg qui arrive avec un parapluie qu’il brandit comme une épée.

Le nègre, plus avisé, ajuste la bête dans le viseur de son fusil.

— Mais tirez ! tirez donc ! crie le comédien qui se met à marcher sur ses genoux comme sur des moignons.

Je cajole Muescas avec prudence, mais il souffre trop pour retrouver son agressivité ancestrale. Il accepte que je le conduise à l’écart de cette réunion. Près de sa niche, je lui prodigue mille soins et il pelotonne sa grosse tête sous mon bras. Muescas, c’est un enfant en matière de violence. Il s’est trompé de jouet. On ne joue pas avec ma femme.

 

Alors bien sûr moi je n’ai pas lu Artaud. J’ai lu Racine et ça me suffit. Et j’écris dans ces lignes là. Ni plus ni moins.

— Oui, mais enfin, me dit le comédien qui connaît PHÈDRE par cœur, depuis Racine, vous comprenez, et surtout depuis Artaud... eh bien oui, voilà. J’avoue mon innocence. Je ne suis pas coupable. J’ai écrit pour ce que je croyais être le théâtre. Ce n’est plus le théâtre ? C’est un peu comme si je n’avais rien écrit. On peut recommencer. C’est que je me plais moi ici.

Il est vrai que j’ai attaché Muescas. Il ne comprend pas. Il regarde la chaîne d’un œil morne. Il n’a plus envie de mordre. Je passe de longues heures avec lui, tandis que le comédien nous donne des extraits de son talent. Il est persuadé que c’est la raison de l’indifférence de Muescas qui ne songe plus à le mordre. Qu’est-ce qu’il connaît des songes de Muescas ? Il rêve toujours d’être le lion qu’il aurait pu être s’il était né sur une autre terre. Et maintenant le voilà attaché à cette terre, par la faute d’un comédien qui ne sait plus ce qu’il dit. Pauvre Muescas ! Enfin, le comédien s’est remis de ses blessures. Ma femme a entouré ses pitoyables mollets de bandelettes de soie imbibées d’une potion de sa composition. Il s’essaie à marcher dans le parc à l’aide de béquilles. Il veut rester. Il n’exige même pas qu’on attache Muescas. Il dit s’intéresser à la pièce que j’ai écrite et qu’il détruit un peu plus chaque jour au grand amusement de ma femme qui n’a jamais cru à mon génie de dramaturge. Le comédien la distrait de son ennui. Elle n’exigera rien d’autre. Le nègre impose son royaume et je ne surprends rien de leurs rapports. Je n’en fantasme pas moins chaque fois que je m’écarte de leur influence. Je ne sais vraiment pas qu’en penser. Je suis passé à côté de tout.Et Spielberg m’encule sauvagement dans la bibliothèque qui est devenue notre chambre nuptiale. Et tandis que sa queue pleine de merde se ramollit doucement, je le quitte pour rejoindre ma femme qui ferme le livre en souriant, le pose sur les draps où j’essaie d’installer ma nudité de poète, puis s’endort sans commenter la frémissante flaccidité qui continue d’humidifier sa cuisse.

 

Mais ce soir-là, Spielberg ne m’encule pas et je ne monte pas dans la chambre. Je m’attarde dans la bibliothèque. J’ai besoin de réfléchir. Je dois réfléchir si je veux que ça s’arrête. Je sens que je suis sur le point de passer à côté de tout. Peu importe le nanisme d’un fils qui de toute façon n’aurait rien alimenté, peu importe les enculades de Spielberg, les morsures de Muescas, les érections du nègre et les exaltations de ma femme. Peu importe ce que j’ai écrit et ce qu’en pense le comédien. Tout ça, c’est de la merde à raconter. Et c’est ce soir que ça m’arrive. Tandis que Spielberg se demande pourquoi et que le nègre, misant sur sa patience, supporte les coups de pied du nain qui rêve dans son lit. Je n’ai pas parlé de l’astronome. On ne le voit guère dans la journée. Il s’amène pour dîner, ne répond à aucune question le concernant, en pose deux ou trois qui concernent le temps, et il finit sa soupe en rotant comme un Arabe. Puis il disparaît dans le long couloir au bout duquel il ouvre une porte qui doit être celle de sa chambre. J’aurais pu parler du musée et de l’impression qu’il fit sur le comédien dont je n’ai pas dit s’il était jeune ou vieux ou éternel. C’est que les choses arrivent quand on ne les attend pas. La vie est ce qu’elle est. Je vis très mal la vie. J’ai rêvé de théâtre. Je me rends compte que j’ai rêvé en dormant. Le comédien restera le temps qu’il voudra, ou bien je lâcherai Muescas à ses trousses et on ne le reverra plus dans les parages.

Spielberg pousse un soupir de découragement en fermant la porte. Il n’a rien dit et moi non plus. Le nègre m’a embrassé sur le front et je lui ai rendu son baiser. Il a trouvé ça étrange. Je lui ai demandé s’il avait quelque chose à dire. Il m’a répondu que non et il est sorti avec le nain. L’astronome a toussé dans sa chambre et ma femme a trouvé une page dans son lit. Je me demande ce que fait le comédien. Il descendra peut-être dans la bibliothèque et il voudra parler de ma pièce et de ce qu’il en pense. J’ai du mal à comprendre ce qu’il me dit. Je manque d’éléments. Des mots m’échappent, qui sont des termes techniques, et du coup je perds le fil de sa pensée et je retrouve le mien qui ne m’a mené nulle part et sur lequel il n’a exercé aucune influence à ce jour. Il fait ce qu’il peut pour mettre du théâtre dans ma pièce et je vois bien que c’est inutile. Ma femme en rit doucement, mais elle ne dit rien de définitif.

 

Je vais boire ce soir. Je vais vider une bouteille. On verra bien ce qui se passera. Et je la vide. La nuit est bien avancée lorsque j’avale la dernière gorgée. Je vois encore. Je n’ai pas assez bu. Quand j’ai bien bu, je ne vois plus rien. Je deviens aveugle. C’est la nuit. J’avance dans le noir. Je ne trouve plus mon lit. Voilà ce qui m’arrive. Et ma femme me mord l’oreille pour tenter de me sortir de mon néant. Et je saigne dans sa bouche inutilement. Elle mord les draps par désespoir, elle me griffe le dos, me donne des coups de pied dans les cuisses, mais je ne sors pas de mon obscurité, je m’enfonce lentement jusqu’au moment où le monde disparaît d’un coup. Au matin, j’ai l’impression d’aimer la vie et je souris en ouvrant les fenêtres. Elle me regarde tristement, mais ne me pose aucune question. Elle ne veut pas savoir où je suis allé.

Mais ce soir-là, je ne suis allé nulle part. J’ai regardé la bouteille d’un air incrédule, j’en ai interrogé le vide sans y croire et je n’ai pas trouvé de réponse à sa douloureuse présence.

J’aurais tant voulu que ma pièce fût une œuvre de qualité ! Il n’en est rien malheureusement. Et ce pauvre comédien n’y est pour rien. Je me suis assez moqué de lui. Je suis injuste. Il a rêvé non pas parce que je suis un auteur, mais parce que je suis riche et châtelain. Il continue de croire à son mensonge. Les morsures de Muescas ne l’ont pas réveillé de son rêve trompeur. En tout cas, je n’y crois plus. Je dois me résoudre à crever comme un homme. Pas un comédien n’acceptera de jouer pour moi. C’est fini. Le rideau est tombé. Derrière, ma vie. Devant, la mort. Je sors avec les autres puisque le spectacle est terminé. Dans la rue où les néons s’éteignent, je suis un homme comme les autres. Je n’ai jamais rien écrit.

 

Voilà dans quel état d’esprit je me trouvais ce soir-là. Et comme chaque soir, avant de me coucher, je fis le tour du château en compagnie de Muescas afin de vérifier toutes les fermetures. J’agitais ma lanterne pour effrayer les oiseaux et Muescas allait et venait dans la limite de la lumière, n’osant franchir l’ombre que je créais pour lui. Nous nous amusâmes longuement de la solidité de la serrure de la chapelle, qui était de loin la plus fragile, parce que la plus vieille. Nous inspectâmes chaque angle afin que l’ombre n’y dissimulât rien. Je jetai de la lumière dans les allées qui s’enfonçaient dans l’ombre. Muescas eut quelques soupçons que rien ne justifiât toutefois. Plusieurs fois il toucha l’ombre du bout de son museau, mesurant le grognement par lequel il comptait atteindre l’objet de son inquiétude. Mais rien n’alarma sérieusement nos sens et nous retournâmes dans la bibliothèque près de la cheminée où Muescas s’endormit paisiblement. J’avais un peu mal au crâne d’avoir trop bu ou pas assez. J’entrepris de fumer un long cigare noir qui pouvait durer toute la nuit et m’aider à rassembler mes esprits pour penser aussi justement que j’en étais capable. Des bruits indéfinissables troublaient mon repas. Quelqu’un toussait, des solives craquaient, le bois d’un lit jouait avec ses mortaises, des chuintements qui pouvaient être à l’origine des voix finissaient comme des vagues non loin de moi. Seuls le feu et les ronflements de Muescas ne me perturbaient pas. J’essayais de penser à la pièce que je voulais récrire malgré tout. Je n’en voyais plus l’architecture, sans doute parce qu’elle n’en avait pas. Des personnages disparaissaient derrière l’utilité que je leur avais trouvée. Je ne savais plus très bien où commençait l’action ni où elle finissait, en tout cas jusqu’où j’avais voulu la conduire. J’y avais travaillé pendant des années. Je l’avais préférée à tout. Je lui avais donné ma préférence. Rien ne comptait plus. Et j’avais rêvé de gloire. Et le jour où j’en donnai lecture dans une de ces stupides réunions qu’on n’appelle plus des salons et que les regards m’en avaient dit long sur ce qu’on en pensait, mon rêve s’est écroulé, mais pas d’un coup, pas à la manière d’une catastrophe ; les pierres de mon édifice fragile rejoignaient une à une le dictionnaire d’où je les avais tirés avec tant de soin et, croyais-je, d’à-propos. Je me retrouvai nu comme la page blanche que je regrettais soudain d’avoir écrite de ma meilleure écriture. Le meilleur de mes amis me conduisit à l’écart de ce monde et, au bord du précipice où il fut le seul à ne pas me pousser, je reçus son sentiment, qu’il partageait avec tout le monde, en pleine figure : ma pièce ne valait rien en tant que pièce ; en fait, ce n’était pas une pièce ; ce n’était d’ailleurs rien de définissable ; la littérature m’avait tourné le dos et je devais me demander pourquoi. Personne ne répondrait à cette question à ma place. Et effectivement, chacun se plaît à reconnaître son indifférence. J’avais raté ma vocation.

 

Et voilà qu’on recommençait ! Muescas a senti quelque chose enfin quelque chose est venu le chercher dans son sommeil un bruit est venu titiller son inquiétude endormie ! Il me regarde comme si mon regard l’aidait à mieux concentrer son oreille sur l’objet de son attention. Eh oui Muescas j’ai entendu moi aussi : quelqu’un a manipulé l’interrupteur dans la chapelle ! C’est elle qui fait joujou avec Dieu en pleine nuit ! Elle éclaire l’objet de sa douleur ! Elle croit que c’est son fils qu’on crucifie ! Et elle allume les lampions de la veilleuse qui éclaire vaguement les pas au ras du sol à la lampe à arc que j’ai fait installer derrière l’autel pour illuminer le retable où tout se répète de la même manière depuis des siècles !... le néon qui descend en rond sur les gisants a des allures pop’art qui ont inquiété l’Inquisition !... car il a bien fallu consacrer ce local !... et même la pointe de ton sein, provocante, rieuse, obscène, noire ou blanche, la pointe de ton sein qui défie le plaisir s’éclaire de la lumière artificielle que j’ai prévue pour la nuit !... Allez hop ! Muescas, on va voir ce qu’elle fabrique à cette heure de la nuit... et Muescas et moi on s’engage dans le couloir on grimpe l’escalier au bout et on arrive devant la porte de sa chambre. Je tourne le bouton, la porte s’ouvre, je vois le lit défait d’un côté, les draps pliés en angle droit, un coussin au milieu du lit. Les portes à deux battants qui donnent sur le balcon sont ouvertes mais elle n’est pas sur le balcon. Je jette un coup d’œil sur le prie-Dieu, le lavabo, l’armoire, la fenêtre, elle n’est pas dans la chambre, elle n’est pas sur le balcon, je crains le pire. Je me précipite sur le balcon, je m’attends à la trouver gisante sur les dalles, mais non ! Il n’y a rien sur les dalles que l’ombre frisée des jointures ; elle n’est pas morte de cette façon. Muescas renifle sous le lit. Il comprend que c’est elle que je cherche soudain il tombe en arrêt. Il regarde entre les barreaux de la balustrade. Elle est assise près des gisants, sur les genoux d’un saint Gabriel dont le bronze a canonné au service de la France. Elle regarde la pierre blanche qui lui ressemble. Le néon fait des ronds couleur fraise juste au-dessus de sa tête. Elle le déplace du bout de sa canne. Et c’est alors que j’aperçois le visage souriant du comédien. Il se tient debout près d’un chandelier en forme de porte-plume autour duquel un néon rose et bleu fait des franges de crème. Il parle. Je ne sais pas ce qu’il dit. Il parle. Elle l’écoute. Je retiens ma respiration. Muescas me souffle dans l’oreille. Il a envie d’aboyer, mais il sent que je tiens au secret de notre présence et on recule doucement dans la chambre, chacun derrière un battant épiant la scène. Que va-t-il se passer ? Je me sens tout tourneboulé et Muescas se met à puer de la gueule. Du coup, mon regard se trouble, j’ai envie de vomir, je me souviens que j’ai bu. Je sens que je vais crier. Que se passera-t-il si je crie ? Est-ce que ma vision s’envolera dans les plafonds pour disparaître à jamais ? Muescas m’observe, ayant posé sa truffe humide sur le plancher. Il voit que je me sens mal, que je vais manquer de discrétion, il a un regard désespéré qui en dit long sur ma situation. Ma femme s’entretient avec un comédien dans le royaume de Dieu. C’est obscène. Intolérable. C’est plus que je ne peux en supporter. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai. J’ai trop bu et je ne sais plus ce que je vois. Si on retournait dans la bibliothèque ? Ils discutent aimablement. Je terminerai le cigare que j’ai commencé et tu retrouveras le sommeil qu’ils ont dérangé. Si tu veux, on ira jouer avec les couleurs des vitraux dans le gravier. Ça t’aidera à retrouver le sommeil. Et puis les chauves-souris s’accrocheront à la braise de mon cigare sous l’œil étonné du hibou qui loge dans le clocher. Ne détourne pas ton regard. Ce que je dis vaut la peine d’être écouté. Je n’ai aucune envie de les déranger. C’est vrai. Je n’avais vraiment aucune envie de déranger les répliques que je ne connaissais pas. Je n’avais d’ailleurs pas idée du fond de leur dialogue. Ils avaient trouvé à parler de la même chose dans ce décor de chewing-gum. Que m’importait le sens de la scène ? J’en connaissais les acteurs. Je pouvais deviner le sujet de leur conversation. Je pouvais en inventer un. Mais je n’arrivais pas à me détacher de leur immobilité. Il fallait qu’ils se mettent à bouger afin de secouer mon indécision. Un moment, j’implorai Muescas pour qu’il renversât quelque chose. Ils auraient levé la tête vers le balcon et j’aurais eu le temps de déchiffrer le sens de leur inquiétude. Mais Muescas demeura définitivement silencieux. Il devint le parfait complice du silence qui m’obsédait. Je les revis donc l’un et l’autre, elle jouant avec le rose néon pour éclairer son visage et lui clignant des yeux pour éviter l’aveuglement qu’elle tentait de lui imposer. Mon regard les définissait dans la même lumière. Quelque chose en moi, qui avait percé ma conscience, cessait de s’agiter comme le pantin que j’étais peut-être. J’atteignis un grand calme qui devait être celui qui précède l’acte créateur. Il me manquait de quoi écrire. Je devais les confier à ma mémoire. Ils y entrèrent sans le savoir, car je me tenais bien dissimulé derrière l’un des battants de la porte. Au plus fort de l’action, je pourrais bien me glisser sur le balcon, qui risque de faire craquer l’inévitable solive qui était à la fois l’objet de leur crainte et le sujet de mon énergie créatrice. Mais les choses ne faisaient que commencer. En fait, le rideau ne s’était pas encore levé. J’étais toujours le même spectateur, mais cette fois le rideau s’était levé à ma demande, ce qui fait tout de même une sacrée différence. Il n’y avait personne pour assister à mon triomphe. Je ne m’en désolais pas. Je recommencerais de toute façon. Je recommencerais chaque fois que j’en aurais envie. Je frapperais les trois coups pour avertir ceux que je voudrais étonner et le rideau se lèverait sur le même décor de marbre et de crème qui faisait le style incroyable de cette chapelle. Le Saint Gabriel était équipé d’un mécanisme d’horlogerie chargé d’animer un sourire sur ses lèvres articulées. À distance il m’était difficile de mettre en route ce singulier automate. C’était pourtant l’envie que j’avais. Faire sourire cette mécanique comme pour illustrer le sens de mon propre sourire. Mais elle jouait avec le néon et il commençait d’être agacé. Il leva la main pour protéger ses yeux. Et puis leurs mouvements se sont ralentis. Ils se donnaient à observer. Je devais être minutieux désormais. Chaque seconde était remplie d’une infinité de mouvements que la seconde suivante compliquait d’une autre infinité. Je me donnai le temps d’observer chaque détail pour pouvoir en décrire l’utilité. Je ne regrettais pas d’avoir résisté aux premiers sentiments que m’avait inspirés cette scène. Maintenant je pouvais savourer les fruits de ma victoire sur la nuit qui avait failli être la mienne. Désormais, ils la partageaient avec moi, et je savais exactement pourquoi. Mot pour mot.

 

*

 

Il ne nous restait que la parole. Tahar avait été le dernier écrivain, le dernier artiste même, puisque le dernier peintre (conceptuel) avait été supplicié quelques jours après le dernier musicien.

Tahar avait été un bon écrivain. Il avait été apprécié. Il était mort sans commentaires. Ni de sa part (on avait vu des écrivains tomber en criant « vive la littérature ! » et des musiciens le chanter) ni de la part des spectateurs de sa mort. Les balles lui arrachèrent le visage (noir et rouge : Tahar était un nègre d’Afrique). Il ne s’était rien passé sur le visage avant la salve. Rien pour exprimer le sentiment qui devait l’étouffer. On ne meurt pas de cette façon sans éprouver ou de la haine ou de la peur ou du mépris ou je ne sais quel sentiment qui se joue de notre sphincter anal. L’anneau de chair ondule.

Le sang fit une tâche ovale sur le mur blanc. Il s’écroula d’un coup, jambes sciées. La poussière tombée du mur secoué l’assaisonna.

L’officier qui avait commandé le feu s’approcha en extrayant son revolver. Les hommes qui avaient tiré regardaient le ciel. La foule frémissait. L’officier constata le bris de la tête et il regarda tout le monde pour excuser la maladresse de ses hommes. Le monde recula. Enfin, je crois que ce fut tout. Il ne nous restait plus que la parole.

On pouvait encore se parler, dire ce qu’on avait sur le cœur. L’humanité est une ignominie, ça oui. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire quand on est un homme ? Rien n’est-ce pas ?

Moi j’aime la femme que j’aime et je parle peu. Qu’est-ce que je pourrais dire ? Je mange à ma faim. Je n’ai ni peur ni froid. Je suis aimé par une femme qui s’abandonne comme il faut quand c’est le moment. Je vais bientôt vieillir et je ne sais rien de la mort. Je mesure un mètre soixante-dix. Je suis un peu gros. J’ai le regard oblique. Ma femme ne s’est jamais plainte de la taille de mon pénis. Il mesure plus de quinze centimètres, ce qui me situe dans une bonne moyenne. Je m’excite pour un rien plusieurs fois par jour. C’est que j’aime ma femme. Je crois en elle. J’en ai connu quelques-unes avant elle. Elles ne lui ressemblent pas. Elle ne leur ressemble pas. C’est du moins ce que je crois. J’ai vécu plus de la moitié de ma vie. Maintenant je mesure tout. Et je me tais. Ma femme parle pour moi. Ils la tueront le jour même où la parole nous sera supprimée. Ça semble impensable. Autant ne pas y penser. N’y pensons pas.

Je suis resté un peu sur le parvis, tandis que tout le monde s’égaillait. Les soldats sont partis les premiers, suivant leur officier qui continuait de s’excuser en secouant son inutile bull-dog. Les juges aussi avaient des suiveurs, mais je n’ai pas pu les identifier. Étaient-ce de simples secrétaires ? Je n’en sais rien. On est resté seul sur le parvis, un peu hébété. C’est si vite la mort. Le condamné arrive mains dans le dos entre ses tueurs et cette fois c’est l’officier qui suit. En fait, ça se passe exactement à l’envers. Il est encore vivant. Il peut gonfler ses poignets dans l’étreinte de la corde. Fermant la marche, fiers et butés comme ils aiment à se définir par le port unanime du nœud papillon et de la moustache, les juges poussent des greffiers qui croient aux vertus de l’avancement automatique.

Puis l’officier accompagne le condamné vers le mur où il s’adosse sans qu’on le lui demande. Il s’imagine que c’est comme ça qu’on meurt. On peut très bien mourir les pieds en l’air. Ça n’est pas plus difficile. Mais quand on va mourir par exécution, on reste classique. On ne déborde pas. On s’adosse. On a les mains liées. On n’y peut plus rien. On est totalement impuissant. Ce sont des hommes qui vont tuer. Rien à faire. Il va mourir et être enterré et sans doute oublié. On lui bande les yeux. Il ne dit rien. Est-ce que son cœur bat encore ? La chemise est entrouverte sur sa tranquille poitrine qui ne bouge pas. Il ne respire plus. Il a craché le mégot. Un relent d’alcool lui picouille les yeux. Il est déjà dans la nuit. Il sent le tabac et l’alcool. Il pense à son sexe. Il ne veut pas y penser. Le sexe c’était juste pour le plaisir. Et puis ce n’est pas important quand on va mourir. Il y a tellement de choses plus importantes. Il pense à la bouche de sa femme. Aux yeux de sa femme. Il devrait penser à la littérature. Il s’en fout. Ce qu’il a écrit a été détruit par les hommes pour qui il avait mis tant de cœur à écrire. Seule sa femme l’a compris. Il va mourir sans elle. Il la laisse seule, mais ce n’est pas de sa faute. Qu’est-ce qui est de sa faute d’ailleurs ? Il n’a même pas opposé la littérature aux cochonneries judiciaires. Il n’a rien opposé. Il pensait à sa femme. Il se savait aimé. L’officier a mis une balle dans chaque culasse et il a ordonné à la foule de reculer. Les juges ont approuvé et la foule a fait quelques pas en arrière.

J’ai reculé moi aussi. J’étais au premier rang. Je voyais la scène de profil avec côté cour les tireurs et côté jardin le supplicié immobile. J’ai regardé le visage, la bouche entrouverte, et le bandeau derrière lequel les yeux étaient sans doute fermés. Et j’ai vu comment ça s’est déchiré, d’un coup, tout un côté de la tête se transformant en nuée rouge et la nuée traversant le mur blanc et s’arrêtant en coulures noires dans le sens du corps d’un coup tombé.

C’est fini.

Cet homme ne fait plus partie de l’humanité. Il n’a jamais existé.

Comme je suis seul sur le parvis, un brancardier vient chercher le corps. Il tire les pieds pour l’aligner et il regarde autour de lui. Je me mets à penser qu’un brancardier, ça ne suffit pas. Et au moment où je sens venir une réponse à ma question, il me fait signe de le rejoindre. Je fais non de la main. Il me menace avec son fusil.

Que faire ? J’obéis et je m’approche. Je prends les mains moites, je soulève, les viscères ballottent librement à l’intérieur et le brancardier donne l’ordre de poser. Je pose. Il m’arrache les mains du mort. Il les croise sur le ventre mou. Et sur son ordre, je brancarde avec lui. On traverse le parvis jusqu’à l’enceinte de la prison dont la porte gigantesque s’ouvre d’un battant. Et je suis sans rien dire. Que dire d’ailleurs ? La mort fait de petits bruits. Le sang s’est figé comme de l’émail. Beau rouge. Les dents déchaussées, brisées font des taches blanches. Beau blanc. On monte un escalier, on en redescend un autre, on parcourt toute la longueur d’un étroit couloir, une porte s’ouvre, se referme, quelqu’un cherche à faire de la lumière. J’entends le clic de l’interrupteur, mais j’ai fermé les yeux. J’ai déjà vomi.

On me colle une casquette sur la tête, et un pompon multicolore sur chacune de mes épaules. Les chaussures me font mal aux genoux, j’ai le droit de porter une montre-bracelet à mon poignet. Je ne m’en prive pas. J’ouvre la bouche pour aspirer la même fumée. Quelle tête fera ma femme quand elle verra ça ? Le brancardier (l’autre) rit :

— Tu verras, dit-il en s’enfilant un verre de pastis, on s’y fait. Il faut juste ne pas être seul. Alors plus rien n’est possible. Mon collègue s’est pendu ce matin. Avec les lacets de ses chaussures. Pourquoi ? Je ne sais pas. On s’en fout. Il s’est accroché au plafond de sa chambre, juste au-dessus de son lit. La solitude, le manque d’amour et un métier dégueulasse. C’est ce qui arrive à tout le monde et tout le monde supporte. Lui, non. Il a fallu qu’il en finisse avec ce sacré machin qu’on appelle la vie. Je me souviens d’un vieux copain d’école qui disait mort à la place de vie et vie à la place de mort. C’était très drôle chaque fois que quelqu’un mourait. On lui disait : Untel est mort. Et il répondait : Mais non, il est vivant ! Mais qu’est-ce qu’il a bien mouru ! Il trouvait ça marrant, cette manière d’emmerder les vivants avec des histoires de morts. Ou l’inverse. Je ne sais plus. Il n’y avait rien d’autre à dire. Pas facile de se marrer dans ces conditions. On a le droit de changer la place des mots, mais il est interdit d’en changer le sens. Il y a de quoi devenir fou. Crois-tu pas ? Tu t’y feras, mon vieux.

Je peux me faire à n’importe quoi. Je veux vivre. Je cultiverai le cliché, le non-sens éculé, la parole inutile, le bavardage éreintant. Je ferai ce qu’il faut pour ne pas crever de cette manière. Je veux mourir un jour inattendu et sans le savoir, que je meurs et qu’on ne pouvait pas le prévoir. Ma femme dit que je suis un égoïste ; je suis gentil, c’est tout.

 

Qu’est-ce que je faisais avant d’être brancardier ? Ah ! oui, j’enseignais la topographie à des élèves qui préféraient l’enseignement de la littérature. Je n’ai jamais eu d’histoires, ni avec mes élèves, ni avec mes supérieurs. Ça non. Sauf le jour où je me suis fait voler le théodolite. Quelle histoire ! Je laisse l’appareil deux minutes sur un talus pour répondre à une question dont je ne me souviens même pas, je remonte sur le talus : le théodolite a disparu. J’ai cru mourir sur place. On ne l’a jamais retrouvé. Mais fort heureusement, on ne m’a jamais soupçonné. Un de mes collègues a dit que j’étais trop lâche pour cela (voler), il voulait dire que ma lâcheté, ou ce qu’il supposait être ma lâcheté et qui était en fait de la prudence intelligemment calculée, m’interdisait de voler un matériel appartenant à la communauté, ce qui limitait la sanction. Je n’ai rien répondu à cette insulte. Il n’y avait d’ailleurs rien à répondre. Ma lâcheté n’existe pas plus que le théodolite qu’un personnage haut placé dans la hiérarchie a effacé des listes des objets appartenant à tout le monde. Je ne l’ai donc pas volé. Je ne l’ai pas perdu non plus. Qui peut juger cela ?

Ma femme allait me faire mille questions. Est-ce qu’un brancardier gagne autant d’argent qu’un professeur de topographie ? Je n’en sais rien. Et que vont dire ceux qui attendent de moi ce stupide enseignement qui n’intéresse personne ? Je n’en sais rien. J’ai le droit d’être brancardier n’est-ce pas ? Ce droit-là, qui me le contestera ?

Et puis à quoi bon toutes ces questions ? Un brancardier gagne de quoi vivre décemment, je suppose. Et je ne suis pas irremplaçable dans mon poste d’enseignant la topographie. Ce n’est pas une question d’argent.

Il m’a fallu apprendre à brancarder. Cela demande moins de qualités intellectuelles que celles qu’exige la connaissance de l’art de la topographie. Et de meilleures jambes aussi et des bras à la hauteur de la tâche. Je m’y suis fait. Tout le monde s’y fait. Et j’ai vécu de merveilleux moments. Évidemment, chacun de ces moments est limité par la mort brutale d’un homme ou d’une femme à qui tout le monde reproche le même crime et que la loi fait tomber face contre terre dans une bulle de sang. Bien sûr. Mais il y a si peu d’exécutions de nos jours. Si peu d’esprits hors du commun. On fusille deux ou trois fois par an, ce qui est peu et donne une image exacte de la profonde adéquation de l’humanité avec l’idéologie qu’elle a choisi de respecter. Mais deux ou trois fois par an, il se trouve un homme, ou une femme, pour contester tel ou tel aspect de l’idée commune et il est ordinairement jugé qu’il est plus facile de la supprimer que de l’écouter. Alors, on lui exprime le sentiment que tout le monde partage et on le ou la condamne à une mort prématurée, mais pas mal du tout, ce qui témoigne de notre humanité. Là-dessus, tout le monde est d’accord. C’est tout de même plus facile, même si c’est prématuré, d’avoir la tête fracassée par une pluie de balles que de mourir lentement, même à son heure, dans des souffrances que rien ne peut apaiser ALORS QU’ON EST PARFAITEMENT INNOCENT — là-dessus, tout le monde est d’accord. À tel point — tout le monde est d’accord à tel point qu’on peut se demander s’il ne faut pas tout remettre en question au sujet de cette partie du Code pénal. Mais serait-ce humain ?

Je venais d’assister à la mort du dernier écrivain et certains estimaient qu’on aurait dû le torturer avant de le mettre à mort. C’était une minorité certes, mais il ne fallait pas en négliger l’importance. C’est important, ces titillations de l’idéologie, très important. Il faut en tenir compte. Mais maintenant qu’il était mort, à quoi bon en parler. Et depuis, nous n’avons jamais torturé personne. Je suis témoin.

 

*

 

Ne pas dérouter le lecteur, putain !

 

Putain ! Putain ! Putain !

 

Ce matin, devant le miroir, l’eau glougloute dans la tuyauterie sous le lavabo. Souvenir littéraire. Je me souviens toujours parfaitement de ce genre de chose. C’est la littérature qui donne forme à ma vie. Je peignais mon abondante chevelure dans le peigne de nacre, goûtant la fraîcheur de la faïence contre mon ventre. Et mon incroyable chevelure retombe sur mes épaules où le poil de ma virilité prend naissance. Je peux jouer avec mes muscles, en extraire mon sexe vibreur d’amers mensonges par le passé ne déjouant ce qui avait été faux par manque de sentiment véritable. J’ai menti à la deuxième. La première savait tout, enfin tout ce que je savais. J’ai menti à la deuxième à cause de l’offrande de ses seins. La première ne donnait rien. Elle promettait. Elle avait l’espoir de vivre longtemps pour satisfaire à toute sa longue et impénétrable curiosité de mante à moitié religieuse à moitié sorcière je l’ai aimée d’un coup c’est pour ça que les seins de celle qui a suivi je les ai pris dans mes mains je les ai longuement caressés ils semblaient croître sur sa poitrine et elle me disait qu’elle aimait ça ensuite j’ai menti à tout le monde.

Je n’ai pas menti à la Comtesse. Elle aurait été baronne sinon, mais beaucoup plus riche et moi beaucoup plus pauvre. Je lui ai dit la vérité et j’ai tout de suite eu son estime elle ne savait pas faire l’amour elle n’imaginait pas ce que ça pouvait être de se caresser comme ça sur le lit à jouir des caresses de l’autre et ne pas pouvoir en faire autant de l’autre enfin on a fait l’amour la première fois dans le jardin, entre un massif de rosiers et un autre de laurier, sans oublier l’ombre d’un citronnier sans citron et le cassis qui pendouillait au moindre vent ventouse.

Elle trouva que le banc était froid à ses fesses nues blanches elle sentait un peu la merde. Je me suis agenouillé entre ses cuisses j’ai pénétré dans son sexe odorant elle a dit qu’elle me faisait confiance ou quelque chose comme ça enfin j’ai fécondé sa matrice imparfaite oh un petit plaisir rien de plus je n’en voulais pas tellement que ça. Elle a rougi.

Elle savait maintenant tout de l’acte d’amour. Elle ne savait rien de la manière dont on fait les enfants c’est peut-être pour ça enfin on a eu ce nabot triste laid lourd flasque adipeux puant peau grêle cheveux tout le temps hirsutes les ongles sales je me suis promis de le violer (sexuellement) dès qu’il serait en âge de l’être. Mais il n’a jamais atteint cet âge. C’est sa mère qui lui caresse la queue. Il lui fait dans la main elle tend le bras (voilà c’est fait !) vers le dossier du fauteuil où il est en train de tourner de l’œil tellement ça l’a envoyé en l’air elle prend la serviette blanche et elle essuie ses mains son sexe encore gigantesque (de qui le tient-il ?) elle essuie entre ses cuisses difformes elle répète : c’est fini... et il faut accepter ce genre de réalité sans rien dire.

Mais je dirais quoi si je pouvais ? Je dirais : c’est dégoûtant, je ne peux pas le supporter — mais à voir comme ça le calme et son comportement devant les filles. Si elles savaient tout de ce sexe gigantesque. Elles doivent s’imaginer qu’un nain est pourvu d’un sexe minuscule comme les singes. Mon fils a le sexe d’un cheval, c’est un poteau pour immoler son vieux comte de père qui ne veut pas partager la responsabilité de son infirmité avec sa folle (je dis folle parce que c’est vrai) de comtesse de mère qui s’imagine que le plaisir c’est un instant à répéter autant de fois que c’est nécessaire. Chaque fois qu’il se met à bander, le nègre fait un signe à ma femme ; elle pose sa couture ou sa peinture ou le livre qu’elle lit ; elle ouvre le pantalon, fait sortir cet incroyable vertige pour un pauvre père comme moi et elle le caresse et le nègre rigole en me regardant. Celui-là, je le tuerai un jour. En rêve bien sûr, car je suis incapable de violence. Et puis cette longue tige retombe entre ses cuisses. Elle se réduit lentement et se fige dans une broussaille de poils qu’elle continue de gratouiller comme si ça ne suffisait pas il faudra lui trouver une fille une dévergondée qui fait le ménage et les bêtises de ce genre elle ne dit pas ça devant lui. Pour elle, c’est de la bêtise. Elle a fini par trouver une fille comme il faut et ils font l’amour dans la position du missionnaire ce qui ravit ma femme. Je ne vous souhaite pas d’avoir un nain pour fils.

L’eau dans le lavabo faisait exactement le bruit prévu, mais une langue que je ne connaissais qu’imparfaitement (d’où la nécessité — littérairement parlant — d’une langue universellement littéraire pour tout le monde un point c’est tout). C’est à ce moment-là que l’araignée s’est posée sur mon épaule. Je dis posée parce qu’elle a fait cela comme un oiseau, avec toute la science qu’un oiseau est capable de mettre en jeu chaque fois qu’il se pose sur un être qui n’a pas sa chance. Elle s’est posée, en fait, elle est tombée du plafond car aucun fil de soie invisible ne pendait du plafond d’où elle est tombée en fait. Elle s’immobilise sur mon épaule, j’ai peur de son agressivité naturelle. Mais non.

Elle redescend sur ma poitrine le long de mon ventre, ma cuisse, s’arrête sur le pied que je ne bouge pas et tranquille disparaît derrière les tuyauteries du lavabo où l’eau continue de glouglouter sans qu’il y ait un lien entre ces deux événements : l’eau et l’araignée. J’ai eu un peu peur c’est tout.

Dans mon dos, elle m’a frôlé, jeté sa cape négligemment sur la cuvette du W.C. et plongé dans l’eau brûlante du bain qui n’avait pas fini de couler. Une odeur de savon remonte jusqu’à moi. Son corps est couvert d’écume.

— J’ai vu que tu as entrepris un nouvel ouvrage, mon chéri, dit-elle entre les bulles.

— Il n’en est rien mon amour. Je n’ai rien commencé de nouveau. Ce comédien a tellement barbouillé mon manuscrit qu’il m’est venu à l’idée d’utiliser ses notes. Je les ai incluses dans le texte original. Ne crois-tu pas que c’est une bonne idée ?

— Il devient le coauteur, quoi !

— Mais non, pas du tout. Je me contente de l’absorber.

— Tu triches !

— Je triche toujours avec les femmes.

— Mais ce n’est pas une femme !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Ah oui ! tu le sais. Tu sais tout de la sexualité de ce cabot qui se prend pour un écrivain.

— Il se prend pour un amant, c’est tout. Il n’y a rien à faire pour en changer les dimensions.

— Et bien qu’il participe à l’augmentation du texte.

Et elle disparaît dans l’amas de bulles. Sans un cri. Je jette un coup d’œil sous le lavabo. Aucune chance pour que l’araignée reparaisse. Dommage. Araignée du matin...

 

Une fois costumé (c’est comme ça tout le matin : il faut qu’on se costume ; moi je change de vêtements tous les jours, car je ne fais pas la même chose chaque jour ; un exemple : lundi, je vais à la banque, je m’habille en client distingué de la banque, c’est à dire beaucoup plus richement que le banquier ; mardi : je passe la journée avec ma maîtresse ; mes habits sont pratiques, faciles à enlever, faciles à remettre, ils sentent bon la rose et le vin de Provence ; mercredi : je chasse ; culotte de cheval, tige (et non pas cravache !), bottes noires brunes aux reflets bleus et rouges ; je veux être plus beau que le sanglier qui va mourir ; jeudi : je passe la journée avec mon épouse (il faut bien) ; pyjama que j’ai trempé dans ses odeurs, robe de chambre à l’odeur de mite, je passe la main sous sa robe, elle frémit, elle a, c’est vrai, le plus beau sexe du monde ; vendredi : je vivrai nu le vendredi, mais ce n’est pas possible il faut recevoir demain c’est samedi : costume d’un autre temps, pour faire plaisir aux gardiens de la tradition ; je souffle dans une tuyauterie que je n’ose appeler instrument de musique ; nous soufflons, car nous sommes plusieurs, on s’entraîne pour la sortie de la grand’ messe du dimanche onze heures : on souffle, on vibre, on fait semblant de tirer, de chasser, de tuer, de dépecer, de manger, de caresser les chiens ; monsieur le Comte a vraiment beaucoup de gueule ; ça, c’est ma petite amoureuse du dimanche après-midi qui le dit, elle n’a pas la langue dans la poche, un autre temps je vous dis) et comme il y aura une après-midi à ce dimanche ensoleillé, je me gargarise de vin d’Italie et je descends l’escalier en chantant. Spielberg me tapote les fesses tandis que je cours devant lui. Il a sorti sa petite bite en forme de tire-bouchon et il la secoue de l’autre main. On croise le comédien qui s’est encore perdu dans le labyrinthique château que j’occupe.

— Encore perdu ! fais-je négligemment tandis que Spielberg a du mal à faire rentrer sa petite bite dans le pantalon. Il faudra que je vous fasse un plan.

Le pauvre Spielberg a vraiment beaucoup de mal à réintégrer sa culotte. Le comédien fait semblant de ne pas voir, ça ne lui coûte pas cher de faire semblant, à lui.

— D’accord pour le plan, dit-il d’une voix mal assurée. Mais sans vous obliger.

— Puisque c’est moi qui propose. Alors ?

— Alors quoi, Monsieur ?

— Que pensez-vous de ma femme ?

— Elle est charmante. J’aime sa conversation.

— Fichons-nous un peu de sa conversation. Je vous parle de cul.

— Je lui en souhaite, dit le comédien sans se démonter.

Merde, qu’est-ce qu’ils sont bons les comédiens cette saison !

— Et ma pièce ? questionnai-je en laissant Spielberg dans l’escalier.

— Je crois avoir résolu pas mal de problèmes.

— Il faut les résoudre tous.

— Il y a ceux qu’on n’attend pas.

— Cachez-les !

— C’est le public qui décidera, si bien sûr cette pièce est jouée.

— Vous pensez qu’elle le sera ?

— Elle sera jouable en tout cas.

— Ça sera grâce à vous.

— Vous devriez apprendre le métier de la comédie.

— Je ne joue la comédie qu’aux femmes, et encore c’est pour leur mentir. Il n’y a aucune chance.

— Il faudra peut-être vous informer, si vous devez continuer à écrire pour le théâtre.

— Je n’écris pas pour le théâtre, monsieur le Comédien. Ni pour la comédie, ni pour ceux qui la jouent. J’écris pour une femme.

— C’est gentil pour elle.

— Mais ce n’est pas une question de gentillesse. C’est purement sexuel, rien de plus.

— On peut être gentil avec le sexe.

— Pas avec le mien, Monsieur, pas avec le mien !

Le comédien ne sait plus quoi dire, enfin il ne dit rien si quelque pensée lui est venue à l’esprit. C’est comme ça que j’ai le dernier mot, ce qui m’enchante toujours. Il n’ose pas parler de mon sexe. Il ne parle d’ailleurs jamais de sexe et si j’aborde la question de celui de ma femme, il la trouve charmante et ne va pas plus loin dans l’expression de l’analyse dont on voit pourtant bien qu’il se nourrit depuis qu’il vit au château, amant probable de ma femme, ce qui déplaît au nègre. Le nain s’en fout, maintenant qu’il a sa crapouillotte !

 

— Existe-t-il des comédiennes ? dis-je à brûle-pourpoint alors que nous sommes en train de vider une bouteille de bon vin d’Espagne.

— Beaucoup plus de comédiens, Monsieur, répond le comédien qui s’est habitué à mes dialogues.

— Que d’amour hein ? Cela fait vraiment beaucoup d’amour.

— Quoiqu’à une certaine époque, les rôles de femmes étaient tenus par des hommes.

— Comme au Japon, je sais. Mais j’aime l’homosexualité, moi. J’aime bien qu’elle existe aussi au théâtre. Est-ce que vous êtes homosexuel, vous ?

— Non, monsieur le Comte. Ni en tant qu’homme, ni en tant que comédien. J’aime les femmes.

— Vous leur mentez alors. Il faut mentir aux femmes si on n’aime pas les hommes comme on les aime. Vous voyez ce que je veux dire ? Qu’est-ce que vous leur racontez comme mensonge ?

— Tout pour enlever leur désir ! s’exclame le comédien qui a l’air d’avoir fait l’amour plus sur les planches que dans un bon lit particulier.

— Ce qui compte pour vous, c’est de les foutre à poil !

— C’est un peu ça.

— Vous avez la vue un peu courte, mon vieux (old sport !).

— Pas plus courte que la vôtre. Vous êtes violeur ou quoi ?

 

Encore une vérité qui se fait jour.

 

*

 

L’après-midi (de ce dimanche ensoleillé), l’araignée et la petite amante aux cheveux courts et aux mains de pianiste que j’ai choisi d’aimer tant qu’elle le voudra. Sa chambre est bien éclairée, simple comme elle sait l’être. Elle se promène toute nue, elle sent bon, elle s’avance dans les draps que j’étire vers elle ; la petite araignée de l’après-midi sur mon épaule ; pas d’eau qui glougloute. Elle n’a pas de nom. Elle s’appelle mon amour. Elle n’a pas d’amour non plus. Elle aime trop l’argent. C’est l’argent qui la rend douce, attentive, savante. Elle sait exactement ce qu’elle fait. Je l’aimerai toute ma vie. Je n’ai pas peur de la maladie. Elle me fait boire des sirops de sa fabrication. Ils ne contiennent pas d’alcool, seulement des herbes qui font bander, des herbes qui vous transportent au fond de son sexe qui est lointain, long ou infini, je ne sais pas. Il faut des herbes pour jeter sa semence au fond du trou de son corps. Elle les mélange avec science, avec amour, en silence son corps nu penché sur la gamelle qui glougloute, et elle étend ses huit pattes de faux insecte dans les draps où j’ai déjà répandu ma sueur d’homme mal-aimé et oublié. Mais il n’y a pas que les liqueurs aux herbes émouvantes, il y a aussi les tangentes qui effleurent son corps, qui traversent les murs de ma solitude, qui me rappellent l’odeur de ma chair, sa durée, ses limites, ses courbures, des lignes droites s’en vont loin d’elle pour capturer mon plaisir. Il faut que je vous parle d’elle. Elle mélange l’amour et l’argent comme d’autres mélangent l’amour et le bonheur et elle se sert de l’argent pour être heureuse. C’est comme ça qu’il faut dire ? Il faut savoir le dire si on veut l’aimer de toute son âme. Mais ce dimanche est rempli de soleil, comme ma coupe. Elle jouit presque en silence. Elle a vibré pour moi.

 

*

 

Retour au château (par ce dimanche ensoleillé) après avoir joui de l’amour de la plus belle femme du monde (celle qu’on aime et qui ne vous aime pas). J’arrive en voiture dans l’allée vers le portique où nos initiales s’entrecroisent amoureusement. Sur la butte, à droite entre les arbres, j’aperçois le nègre debout, presque nu comme à son habitude, coiffé de ce ridicule chapeau qui le fait ressembler à un jardinier. Il est occupé à regarder dans une longue-vue. Qu’est-ce qu’il mesure ?

Je gare la voiture entre les crocodiles qui me rejoignent. Il regarde toujours dans son instrument grossissant. J’essaie de situer le point de chute de sa visée. Mentalement, je trace la ligne droite, de la lentille au mur du château où elle aboutit, traversant la chambre de Napoléon III. Le nègre est d’un naturel jaloux. Je sais bien ce qu’il reproche à la nature en ce moment. J’ouvre la porte dans la porte, en haut de l’escalier le nègre de bois porteur de la lumière est éteint. Je trébuche dans les marches, je glisse comme une ombre le long du couloir. La porte de la chambre de Napoléon III est ouverte. Je m’approche. J’entends la voix du comédien qui dit : de l’ébène ! d’une voix qui trahit sa surprise et son admiration. Puis la voix de ma femme qui répond en écho : de l’ébène, oui.

Il est en train de caresser une colonne du ciel de lit et elle est assise sous les pompons qui retombent. Eh oui, c’est de l’ébène, du vrai, dû en bois d’ébène d’Afrique, sans tricherie, sans rien d’autre que sa beauté sculptée de main de maître. Napoléon III a failli coucher dedans. Le comédien n’en revient pas de son étonnement. Il y a tellement de belles choses à voir dans ce château d’un autre siècle !

— Surpris dans l’acte d’amour interdit ! criai-je en entrant dans la chambre sans frapper.

— Tu vas finir par y croire, dit ma femme sans frémir.

Le comédien ne dit rien. Il arrête de caresser la colonne d’ébène. Il me fait un signe avec le pouce en direction de la fenêtre au milieu de laquelle on voit nettement le nègre et son instrument optique se détacher d’un noir massif de laurier. Ma femme rit un moment en se cachant le visage dans les mains puis elle sort après avoir fait un signe de la main vers la fenêtre. Le nègre disparaît d’un coup. On entend sa course dans le gravier de l’allée, la porte secouée, les marches de l’escalier qui résonnent sous ses jambes puissantes puis le soupir de ma femme qui interrompt cette course vers le plaisir et installe le silence dans l’incroyable solitude qui est la mienne.

 

*

 

Ce soir, l’araignée c’est Spielberg. Araignée du soir...

En fait, j’ai fait le mort. L’après-midi touchait à sa fin et nous avait réunis dans le jardin sous un parasol. Je pensais aux liqueurs de ma petite amante de chair et d’os. Le nègre essayait un théodolite sur la butte, mesurant je ne sais quelle distance entre le ciel et la mer. Ma femme feuilletait un livre à l’envers. Muescas grognait. Le comédien et moi discutions fermement la possibilité de supprimer le ridicule rideau qui ne cachait rien des défauts de la pièce. Spielberg répandait les boissons. C’est alors que j’ai eu l’idée de faire le mort. C’est une idée de femme, je sais. Elles perdent connaissance, attirent l’attention, retrouvent la connaissance, jouissent de l’attention jusqu’à ce qu’elles se retirent et remiment la même comédie autant de fois que la vie la rend possible. Évidemment, il y a les périodes de deuil, tristes à souhait puisqu’il n’y a rien à faire à l’endroit du mort qui se retourne pour montrer son cul à l’humanité qui n’est plus la sienne, mais qu’il tourmente encore de son impalpable imparfait. Moi j’ai eu l’idée de faire le mort. C’était la première fois de ma vie que je faisais une pareille chose. Un mensonge de plus. Mais d’habitude, je ne mens qu’aux femmes. Cette fois, j’avais l’intention de mentir à tout le monde.

Je retiens ma respiration, je contrôle ma couleur, je m’évapore un peu et vlan ! je me couche par terre sans un cri. Je suis mort. J’ai gardé les yeux grands ouverts non pas pour faire plus vrai mais surtout pour ne rien perdre du spectacle. L’herbe moelleuse a amorti ma chute. Ce n’est pas en enfer que je tombe. Une femme crie, la mienne. Le chien arrête de miauler. C’est le nègre qui pose son énorme tête noire et dure sur ma poitrine inanimée. Il vit encore, dit-il. Encore ? C’est donc que je vais mourir.

— Mais qu’est-ce que vous racontez mon vieux ! dit ma femme qui n’a pas tardé à retrouver sa maîtrise. Transportez-le dans sa chambre (celle de Napoléon III, en ébène, oui monsieur !) et faites-lui une compresse d’eau froide. Il a trop bu. Ce n’est rien. Demain il chantera aussi faux !

Ce qu’elle peut raconter comme salades, mon épouse, quand je suis dans l’autre monde !

— Il a ouvert les yeux ! s’exclame le comédien. Vous allez bien ? Vous nous avez fichu une sacrée trouille !

Je ne réponds pas. Je suis mort. Le nègre écoute mon cœur, me met de l’eau froide sur le front, me secoue la poitrine, me triture les mains avec l’instrument de ses mains. Je ne suis pas mort. Ce sont les herbes. C’est la première fois que ça m’arrive. Elles me sortent par le nez. Je sens leurs odeurs suaves. Le nègre aussi sent dans mon nez. Il me met sa langue dans la bouche et il trouve que j’ai un drôle de goût. C’est l’Afrique sur ma langue. Il la reconnaît. Ma femme s’arrache la chemise pour me donner le sein. Je suce tout son lait. Le nègre presse les seins d’une main puissante. Elle crie de douleur, mais elle ne s’arrête pas. La douleur me rentre dans la gorge. Je la sens dans la merde de mon ventre. Je reviens à la vie.

— Pauvre monsieur le Comte, fait Spielberg.

Nous sommes seuls lui et moi dans la chambre de Napoléon III. Il a voulu fermer la fenêtre pour m’éviter le spectacle de la conversation du comédien et de ma femme qui font semblant de ne pas se connaître. Spielberg sait aussi de quoi il retourne. Spielberg c’est un pédé. Il sait tout avant tout le monde. Il lit dans les lignes de la main. Ce sont les herbes, dit-il.

— Trop d’herbes cet après-midi, dis-je.

— Il faudra vous méfier la prochaine fois.

— La prochaine fois, c’est dimanche prochain mon vieux Spielberg, dis-je en me frottant les mains.

— Si vous êtes encore vivant à ce moment-là.

— Ne dis pas de bêtises, Spielberg.

Spielberg me lèche la bouche pour se faire pardonner. Sa langue n’est pas une langue de femme.

 

— Qu’est-ce qu’ils se disent ? fais-je en regardant par la fenêtre.

— Des choses sur le théâtre, dit Spielberg.

— Tu te mets à mentir, mon amour.

— C’est que je ne sais pas comment le dire.

— Et tu n’es pas jaloux.

— Je le suis. Terriblement.

— Tue-la.

— Vous êtes fou.

Le comédien secoue les mains en parlant. Ma femme l’écoute en baissant la tête. Elle semble regarder les quatre pieds immobiles. Un, deux, trois, quatre. Quatre c’est le chiffre de l’amour. Le comédien s’excite. Si c’est d’amour qu’il parle, elle ne pourra rien dire s’il la viole.

Mais pas un baiser, pas une caresse, pas un effleurement de peau ni de regard. Ils sont chacun de leur côté. Peut-être savent-ils qu’on les observe.

Spielberg règle le théodolite devant la fenêtre. Je regarde dedans. On voit la tête de ma femme qui ne bouge pas. Puis Spielberg descend lentement mon pantalon, il humidifie le trou de mon cul et met sa grosse bite dedans. Ses mains étirent mon sexe entre les pieds de l’instrument. Tu crois qu’elle l’aime ? Depuis combien de temps l’aime-t-elle ? Et lui, quel jeu joue-t-il ? Tu es pédé, mon amour. Ne pense pas aux femmes de ta vie. Ne pense pas à la petite amante noire et blanche qui te trompe pour te faire plaisir, ni à l’épouse rose et bleue qui te gâche ton plaisir à force de tromperie. Je suis Spielberg et je t’aime d’un amour d’homme à homme. Regarde dans la lentille. Il ne se passe rien. Il ne se passera rien. Je vais jouir dans ton cul et toi tu vas jouir dans mes mains. Ils n’auront pas ce plaisir dans l’angle que tu mesures. Ils n’auront rien de ce plaisir que j’arrache à ta condition d’homme.

Lime mon cul, serviteur imbécile. Sers-moi ce sexe impeccable sur un plateau d’argent. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mon sexe ne pénétrera jamais ton cul. Simplement parce que je suis la femme et que tu es l’homme. Caresse ma bite pour me le rappeler. Il faut que j’oublie la petite amante qui s’éloigne de moi chaque fois qu’un dimanche finit. Ce sont ses herbes qui me rendent malade. Je suis malade tous les dimanches soirs. Malade de jalousie parce qu’elle me trompe avec des nègres échappés de l’Afrique aux comédiens qui ne brûlent pas les planches. Même un nain de sa propre chair. En fait, je la hais. C’est pour ça que je l’aime. Il me faudra un esclave pour me servir sa mort entre les deux couilles parfaites que j’offre à l’humanité peuplée de nains et de putes.

Tourne la monture, la vis micrométrique qui cadre avec précision. Il faut de la précision si on veut mourir de jalousie. Il faut bien mesurer ce qui sépare l’acte du non-acte. Or, je ne sais rien. Je ne vois rien. Et pourtant, il faut bien qu’ils s’aiment, qu’ils me trompent, l’un trompant ma confiance, l’autre mon amour.

Fais pivoter la tablette magique. Au point de rencontre des azimuts, le cœur de ma femme est un trou hideux dans ma mémoire d’homme. Ce n’est pas un nain qui sortira de ton ventre. Il faudra qu’il te donne un géant de sa semence de traître au véritable amour. Mais que veulent dire les mots qu’il parle et que tu écoutes ?

C’est ça, mon vieux Spielberg. Éjacule dans ma merde. Pisse-moi dans les tripes. J’ai besoin de tes mains. Un homme peut donner ou prendre la vie. C’est là sa liberté. Tout le reste est une imposture. Il faut que je m’effondre dans les pattes de l’instrument tandis que tu m’arraches le plaisir qui n’est pas celui de la femme que tu voudrais que je sois.

 

*

 

Muescas :

Moi, monsieur, mon plaisir c’est de mordre. J’aime les femelles quand c’est le moment. Je fais alors ce que j’ai à faire. Avec plaisir, c’est vrai. Mais c’est un peu une commande. La nature fait ce qu’elle veut. Elle m’a donné une gueule pour me défendre. Je n’étais pas censé y prendre du plaisir. C’est en tout cas comme ça que je l’ai découvert, ce plaisir, ce seul plaisir à part ce que demandent les femelles comme la nature le veut. C’était d’abord en me défendant, oui. Mes amis, quel plaisir ! D’arracher une touffe de poils, ou le cuir même, peut-être la chair. De sentir la pression dans l’articulation des mâchoires, peut-être même de la douleur, sait-on ? Et puis j’ai songé à l’attaque. Après tout, je me défendais contre des attaques. C’est donc que ce plaisir existait avant que j’y songe. Il m’arrive la même chose que tout le monde. Maintenant, je suis agressif. Agressif par plaisir, ce n’est pas gratuit. Et j’ai travaillé cette agressivité. D’abord les muscles, qu’il m’a fallu développer pour m’assurer de faciles victoires. Je ne recherche pas la difficulté. Je n’en tirerais aucun plaisir. C’est peut-être pour ça que j’ai décidé de m’attaquer aux hommes.

Aux hommes, je dis, et non pas aux femmes. Les femmes, je les laisse tranquilles. Non pas que je n’en tirerais pas un plaisir certain. Mordre une femme est un grand plaisir. Mais je préfère leurs caresses. Ça me rapproche de l’odeur de leur cul. De leurs mains jusqu’entre leurs jambes, les odeurs se mélangent jusqu’à l’ivresse que j’aime autant, je dois le dire, que le plaisir. Mais ce n’est pas la même chose. L’ivresse est un transport d’un lieu à un autre, d’un lieu ordinaire à un lieu pour le moins fantastique. Et c’est tout. On reste là le temps que ça dure, ivre jusqu’à l’os. Et lorsque c’est fini, on vomit parce que le monde ordinaire est vraiment dégueulasse.

Le plaisir, c’est autre chose. Je parle d’un plaisir mâle, puisque je suis chien. C’est un coup d’épée dans l’eau de l’éternité. On est resté les pieds sur terre, la bite dans le con ou le cul, et on se retrouve exactement au même endroit, sauf qu’il s’est passé quelque chose de nécessairement physique. C’est cette nécessité qui donne de l’âme au plaisir. Ouah !

Moi, ouah ! ouah ! je mords. Je mords les hommes. J’ai dit pourquoi je ne mords pas les femmes. Je mords les hommes pour les mêmes raisons. Leurs mains sont dures et il ne fait pas bon en recevoir une sur le museau. Ça non ! Alors je cherche à mordre le sexe. Je sens l’odeur que la peur leur inspire. Un chien qui montre les dents, il faut au moins s’en méfier. Je m’intéresse au sexe. Je tends ma truffe pour guider mes dents. En fait, je n’ai mordu un sexe d’homme qu’une seule fois. Toutes les autres fois, il m’a fallu me contenter de la cuisse ou du mollet, quelquefois d’un poignet qui se voulait protecteur et que je brise d’un coup de dent avec un plaisir infini.

Une seule fois que je l’ai mordu, ce sacré sexe d’homme qui se nourrit de sang comme les assassins. Une seule fois je l’ai senti s’écraser entre mes dents et faire gicler le sang inutilement. Un sexe d’homme, ça se remplit et ça se vide. Un coup de dent, et ça ne se remplit plus, et c’est tout le corps qui se vide.

C’est ce qui a failli arriver à ce pauvre homme. Je dis pauvre parce que je comprends la douleur. Et bien, croyez-moi si vous le voulez (vous allez me prendre pour un fanfaron), ce n’est pas cette fois-là que j’ai connu mon plus grand plaisir. Non. J’aurais pu. Je venais de mordre l’objet de ma convoitise (que dis-je : convoitise) j’en parle comme d’une sucrerie ; non, c’est désir qu’il faut dire et exprimer du même coup la profondeur du sentiment alors sur la sellette. J’aurais dû me pâmer de plaisir, le faire savoir par de longs aboiements nocturnes qui lui auraient torturé l’entendement sur le lit d’hôpital où il se vidait de son sang. Eh bien, vous dis-je. Cette fois-là, j’ai eu du plaisir, mais pas plus que d’habitude. Allons, disons même un peu moins (à cause de sa femme qui s’est mis à m’insulter et à réclamer mon supplice ; connasse !).

Peut-être m’arrivera-t-il encore une fois de faire saigner un homme pour l’éternité (c’est de cette façon qu’on s’y prend). Je souhaite que cela m’arrive autant de fois que c’est permis. Que dit la nature à ce sujet ? Rien.

En ce moment je grignote un cadavre. C’est un cadavre d’homme. Je ne l’ai pas tué. Il a un trou dans la tête et la femme qui gît à côté de lui a un trou dans le cœur. Qui a tiré le premier ? Je n’en sais rien. Il faisait nuit, je rôdais sans autre but que de rôder, et suis tombé dessus, dans l’allée. J’ai d’abord aboyé pour avertir monsieur le Comte. Personne n’est venu. J’ai cessé d’aboyer. J’ai essayé une morsure. Sur l’homme bien sûr, bien que la femme ne fut pas en état de me flatter le museau. La chair était molle. Je l’ai mangée. Et de morsure en morsure, ma foi, je l’ai bien entamé, le cadavre. Sa tiédeur était agréable. Je l’ai même léché, car je sentais le plaisir me titiller.

Il n’y a eu que des titillations, rien de plus. J’ai regardé sous les robes de la femme. Ils avaient fait l’amour avant de mourir. C’est ce que dira le légiste, qui n’est pas chien.

 

Lundi : je rentre au château les poches bourrées de billets de banque tout neufs, de quoi passer la semaine, enfin c’est ce que je crois ; par habitude, je compte sur une semaine comme les autres, mais justement, cette semaine ne sera pas comme les autres. D’abord, quand j’arrive au château, il n’y a personne à la grille ; ni Muescas pour aboyer, ni le nègre pour ouvrir. La grille est grande ouverte, je n’entends pas les aboiements de Muescas, et sur la butte à droite de l’allée, le théodolite est couché dans l’herbe comme une bête blessée. J’arrête la voiture, je vérifie les absences, il se passe quelque chose, me dis-je.

Spielberg est assis sur un crocodile, la tête dans les mains. À voir ses épaules tressauter, je suppose qu’il pleure. Encore un chagrin d’amour. Chaque fois que Spielberg a un chagrin d’amour, j’ai un peu mal pour lui, et Muescas se couche dans sa niche avec un air pensif. Je m’approche, il ne m’a pas entendu.

— Il s’appelait comment ? dis-je d’une voix forte qui trahit la jalousie que je lui destine.

— Monsieur, monsieur le Comte, gémit-il en levant une tête ravagée par un chagrin tel que je me mets à douter qu’il puisse s’agir d’un chagrin d’amour. L’amour n’est pas capable d’un tel désastre. Et Muescas qui se tait.

— Mais Bon Dieu, Spielberg ! Vas-tu me dire ce qui se passe à la fin ? La toiture du château est tombée ou quoi ?

— Pauvre monsieur le Comte... commence Spielberg.

Quelqu’un est mort. Quand on se met à me traiter de pauvre, moi qui ne le suis pas, c’est que quelqu’un est mort. Spielberg se lève, m’entoure de ses bras musculeux, je sens ses lèvres chaudes dans mon cou. Qui est mort ?

Si c’est Muescas, qui l’a tué ?

Spielberg me conduit à l’intérieur du château, dans l’aile où mon père a eu la bonne idée d’installer une suite de chambres au confort rustique. En principe, je ne mets jamais les pieds dans cet endroit réservé aux visiteurs sans intérêt, les véritables hôtes étant invités à jouir des beautés éthiopiennes que mon père collectionnait pour eux. Je me vois mal pleurer dans cet endroit qui pue la simplicité. Il y a un seuil en deçà duquel la mort ne m’intéresse pas. Spielberg veut simplement nous isoler. Pour me dire quoi ?

Il ouvre la porte d’une chambre ordinaire. La lumière de la fenêtre est aveuglante. Je vois mal le lit blanc et les deux corps allongés côte à côte sur le dos. Spielberg s’écroule dans une chaise qui se met à grincer au rythme de son chagrin. Le cadavre de ma femme est percé à l’endroit du cœur, sous le sein que quelqu’un a dénudé pour mettre en évidence l’étroite blessure par laquelle la mort est entrée. Son visage a l’air d’un morceau de drap froissé. J’ai du mal à la reconnaître. Mais c’est elle. Ses bras sont immobiles de chaque côté de son corps exsangue. De son sein au bas de sa robe, une tache de sang s’est répandue. Maintenant elle est noire, elle a rigidifié le tissu de la robe, elle a du sang sur les chevilles.

À côté d’elle, c’est le comédien qui a fini de vivre. Il est vêtu d’un simple pantalon de toile noire, torse nu. Il n’y a pas de blessure sur sa poitrine. Le trou est dans le front, net et sans trace de sang. Sous sa tête, le coussin est propre. Il a saigné ailleurs que sur ce lit. Qui donc a eu l’idée de les transporter ici ?

C’est Spielberg. Regardez, monsieur le Comte. Je regarde. Il écarte les plis du drap de chaque côté du comédien. La chair de ses membres a été dévorée. Muescas ? Peut-être. En tout cas, j’ai enfermé le chien, ajoute Spielberg qui a l’air d’avoir beaucoup vomi depuis ce matin. Il attend la police. C’est le médecin qui l’a prévenue. Pour lui, il s’agit d’un suicide. Elle a encore le revolver dans la main.

Spielberg faisait sa gymnastique matinale, courant nu dans les allées du château. De loin, il a vu Muescas grogner de plaisir en triturant un paquet inerte de toutes ses dents. Spielberg s’est approché, Muescas a reculé, grognant toujours.

Ma femme est morte les jambes écartées, la robe soulevée sur son ventre, le sexe nu ouvert rempli de la fraîche semence du comédien. Pour on ne sait quelle raison, après avoir fait l’amour dans la bordure de l’allée (était-ce la première fois ? était-ce un viol ? C’est bien le revolver de madame la Comtesse). Il n’y a pas de traces de lutte. Rien que des traces d’amour. Aucune griffure. Rien que des caresses. Et deux trous dans la chair. Elle lui a tiré dans la tête. Il était debout quand c’est arrivé. Il s’est effondré dans un mélange de bras et de jambes qui le rendait sacrément ridicule. Elle était couchée quand elle a tiré, les jambes nues relevées après l’acte d’amour. Puis elle a pleuré, c’est prouvé. Et elle s’est tiré une balle dans le cœur. Elle n’est pas morte tout de suite, à cause du calibre trop petit. Elle a vu Muescas s’approcher dans la nuit. Elle lui a caressé la tête entre les oreilles. Il gémissait doucement et il a voulu lui lécher sa blessure. Elle est morte tandis qu’elle repoussait tendrement sa grosse tête velue. Muescas est resté un moment couché près d’elle. Il ne croyait pas qu’elle fût morte. Il ne pouvait pas le croire. Alors, il a vu le cadavre du type qu’il détestait. Il a vu que c’était un cadavre. Sous sa tête, la terre buvait son sang. Muescas a mordillé les mains, par jeu, et puis il en a mangé une. Il a mordu un mollet, l’a déchiré, et mangé avec plaisir. Il allait crever le ventre mou quand Spielberg est arrivé tout nu dans l’allée. Je résume.

De les voir comme ça, l’un à côté de l’autre, forcément immobiles, l’un à moitié dévoré, l’autre à peine blessée, j’ai failli en vouloir à Spielberg qui ne pouvait pas savoir. Comment aurait-il pu savoir ? Je ne lui ai pas demandé d’amener Madame dans sa chambre. La police lui avait déjà reproché d’avoir transporté les cadavres sans y avoir été autorisé effaçant maintes preuves de ce qui s’était réellement passé. Spielberg en pleurait encore. Après le passage du médecin, j’ai amené moi-même le cadavre sanglant dans la chambre qui avait été celle de nos amours. Demain, mardi, c’était le jour de l’autopsie. Ils amèneraient les cadavres dans des sacs de plastique, ils les découperaient en morceaux pour en analyser les traces de vérité, puis ils les recomposeraient avec soin et les ramèneraient au château, n’ayant sans doute rien à ajouter au récit impeccable que le policier avait tout de suite élaboré pour nous et qui expliquait tout parfaitement. La seule ombre qui péchait misérablement, c’était l’acte sexuel et les traces qu’il supposait ; j’avais été trompé une fois de plus. Personne ne songerait à en rire. En fait, personne n’en parlerait. Madame la comtesse s’est donné la mort après avoir tué son amant. Le maître des lieux ne se console pas.

Dans l’attente des résultats de l’autopsie, et comme c’est prévu le mardi, je suis allé très tôt rendre visite à ma petite amante aux ailes rognées. Elle me reçut avec de chaudes larmes qui témoignaient de la sincérité de ses sentiments. Nous pleurâmes en nous déshabillant, mais lorsque sa main entoura mon sexe, le monde se renversa pieds en l’air et nous n’abordâmes plus le sujet de la journée.

 

Le mardi est toujours le plus beau jour de ma vie. On ne sort pas. On passe la journée dans la vaste chambre que j’ai fait aménager à son goût. On mange peu. On parle beaucoup. Elle s’habille de voiles, je reste nu. Quelquefois elle me tourne le dos pour lire le livre que je lui ai apporté. Pendant ce temps, je sirote les liqueurs et je m’imagine que nous sommes en voyage. Rien de plus triste en effet que cette terre de France pour recevoir l’offrande de nos amours clandestines. Nous sommes de l’autre côté de la terre, où les hommes sont noirs et les femmes frisées comme des nouveaux nés, on joue du tam-tam avec les coudes, une vague sueur s’écoule dans le sillon que nous avons tracé jusqu’ici. Puis elle referme le livre, en fait le commentaire rapidement, mais avec cette précision qui n’appartient qu’à elle, et ses mains recommencent dans les odeurs sucrées que nos liqueurs recréent encore.

Au soir, notre dernier attouchement est un baiser du bout des lèvres. Demain, c’est mercredi. Je n’ai rien compris au rapport d’autopsie. L’essentiel c’est de conclure au suicide. Pour le reste, ça me regarde. C’est mon histoire. Le policier continue de me dévisager. Ce qu’il cherche sur mon visage n’est pas écrit dans le rapport. Sur mon visage non plus d’ailleurs. Aujourd’hui, je ne chasse pas. D’ordinaire, c’est chasse le matin, beuverie à midi, bagarres le soir à coups de couteau dans le ventre de mon cousin le baron qui trouve ça très amusant d’autant qu’il est amoureux de Spielberg. J’annule la chasse et on m’explique que le corps de madame la Comtesse va être embaumé pour en assurer la conservation jusqu’à l’inhumation qui est prévue pour dimanche. Bien sûr que je mets le laboratoire à la disposition de ces messieurs qui ont aussi la permission d’embaumer le jeune homme dont je n’ai pas encore prévenu la famille.

Ils ont donc posé le cadavre de ma femme sur une table blanche en forme de cuvette avec un trou d’égout qui glougloute doucement dans une bassine rouge. Les instruments métalliques choquent la table tandis que le corps se vide peu à peu de ses organes. Bientôt, il ne reste que l’aimable surface statufiée de ce qu’elle a été et qu’elle restera pour toujours dans mon âme. Ils lui ont fait un sourire à peine entrouvert, qui laisse apparaître un reflet discret de son ivoire. Ils ont l’air content de leur travail. L’un d’eux vient me chercher dans le jardin où je signe des papiers. Il me pousse devant lui dans les couloirs jusqu’au laboratoire éclaboussé de la lumière de leurs projecteurs qui font des ombres gigantesques sur les murs mouvants. Elle est nue dans un linceul à peine rose, belle comme elle a toujours été, le sein ferme et la vulve rose. Ses ongles aussi ont été trafiqués et peints. Ses cheveux se répandent autour de sa tête dans un parfum qui a été le sien et qu’elle emporte au paradis ou en enfer, qui sait ? Il faudra l’habiller, dit un type en forme d’éprouvette qui secoue ses transparences liquides à travers d’énormes lunettes qui lui donnent un regard d’oiseau. Non, dis-je, pas d’habit. La tradition l’interdit. Qu’on referme le linceul et qu’on la transporte dans la chapelle. Des ouvriers ont ouvert le caveau et le cercueil de marbre. Il faudra la déposer du côté gauche, du côté de mon cœur, simplement nue dans son linceul de soie. Voilà ce qu’il faut faire.

 

Dans la chapelle, j’ai fait ouvrir toutes les portes, y compris celles de sa chambre sur le balcon rayé de noir. La dalle a pivoté sans résistance et le couvercle du cercueil a bâillé sans histoire. Il est dressé perpendiculaire sur ses charnières. Son corps repose à gauche face à l’autel. Seule sa tête émerge des plis de la soie. Ils lui ont fait une tête merveilleuse. Elle n’a jamais été aussi belle.

Pour ce qui est du comédien, ce fut une autre histoire. Pas question de le rendre beau. Et pour quelles raisons ? Ils l’ont enfermé dans un sac de plastique, puis dans une boîte métallique qu’un ouvrier attentif a soudée et la boîte dans le cercueil dont le couvercle a été soigneusement boulonné. On a transporté le cercueil dans la chapelle, un peu à l’écart tout de même. Une poignée de fleurs témoignait de mes sentiments religieux.

— Foutez la paix à Muescas ! lançai-je aux policiers qui voulaient l’interroger.

Le pauvre chien ne savait qu’aboyer. Ce qu’il savait, personne ne le saurait. Je fis donc détacher Muescas qui me montra sa reconnaissance en ne mordant personne. Le nègre cependant le surveillait de près, prêt à l’abattre si besoin était. Muescas le regardait avec une certaine sauvagerie parfaitement contenue.

 

C’est dans l’après-midi, alors que le château s’était vidé de sa substance humaine vaguement égaillée alentour par souci d’hygiène — que le nègre fit l’offrande de ses testicules à la comtesse que jamais il ne féconda. Il cracha sur le cercueil grisâtre du comédien puis, lentement conduit par la solennité de son acte, déposa une petite boîte richement damasquinée sur le cœur de la comtesse, à l’endroit de la blessure maintenant refermée. Je n’ai jamais su s’il s’agissait réellement de ses testicules. L’émasculation n’avait pas l’air de le faire souffrir. Il s’agissait sans doute d’un geste symbolique. Et il ne pouvait pas s’agir des couilles du comédien que Muescas avait consciencieusement dévorées.

J’ai laissé faire. Ce nègre est un fou. Maintenant que ma femme est morte, qu’il parte. Je n’ai pas besoin de le lui dire. Il manquera au nain qui n’a rien compris. Celui-là, désormais, qui m’empêchera de le faire enfermer ? Le nègre le sait et il rage. Mais que peut-il contre ma volonté aujourd’hui ? Rien. Il ne peut rien et je peux tout. Enfin.

 

Jeudi : d’habitude, je consacre cette triste journée aux stupides caprices de ma femme. Pour ne rien changer aux habitudes, je passe la journée dans la chapelle. Muescas est couché dans un rayon de soleil qui l’oblige à se déplacer de temps en temps. Le nègre est posté sur sa butte à l’entrée du château. Le nain joue avec une feuille morte prés de lui. Spielberg ?

Il m’aime. Il va pouvoir m’aimer de toute son âme. Lundi prochain, et mardi, et mercredi, et tous les jours que Dieu fait. Spielberg pourrait faire un parfait complice. Mais il est plus que cela.

D’un point de vue littéraire, peu importe la vision des faits. On peut me soupçonner de les avoir tués dans la nuit du dimanche au lundi et même d’avoir encouragé Muescas à dévorer le comédien. C’est mal me connaître. Si les choses s’étaient passées exactement comme il était possible que je le voulusse, alors c’est ma femme qui aurait été dévorée et jamais ils n’auraient pu en recomposer l’incroyable beauté. Si c’est le comédien qui a été mangé, c’est Muescas qui a fait ce choix, pas moi. Quant à les avoir tirés comme de vulgaires lapins à l’issue de leur acte d’amour (était-ce bien le premier ?), c’est mal me connaître, c’est loin de moi, c’est impossible. Je n’ai jamais tué que par accident (une fois ou deux, pas plus) encore qu’on puisse douter de ma responsabilité dans l’un et l’autre cas. Mais si on veut à tout prix que je sois l’assassin de ce couple maudit, et bien soit ! qu’on pense ce qu’on voudra. J’aurais pu effectivement raconter les choses dans ce sens, mais ça n’aurait rien changé à la suite du récit, pour la raison que ce n’est pas moi qui ai inventé les thèses du suicide, c’est la police. La littérature n’y peut rien.

De toute façon, au point où nous en sommes, peu importe la réalité des faits. Ce qui compte, c’est la conclusion. Il faut bien que tout ceci mène quelque part. Mais où ? L’assassinat suppose un châtiment exemplaire ; le suicide de l’être aimé, un chagrin insoutenable ; la mort de son amant, une honte éternelle. Est-il pensable que je me mette à pleurer en guise de conclusion ? Que je me répande en oraisons haineuses ? Je l’ai déjà dit : c’est mal me connaître. Les conclusions n’ont aucune valeur littéraire.

Voilà ce que je pensais tandis qu’on s’émerveillait de mon pieux recueillement au bord du trou de marbre où je mettrai les pieds un jour. C’était jeudi, le jour qui lui avait toujours appartenu, et j’étais là le cul sur une chaise dure et pitoyable à tournicoter dans ma pauvre tête malade des pensées qui ne pouvaient m’être inspirées que par l’horreur de la mort.

Heureusement, Spielberg pensait à l’avenir. Le jeudi se termina dans sa chambre où je me suis fait aimer comme la première fois. Nous passâmes ensemble la journée du vendredi à régler les détails de la cérémonie prévue pour dimanche. Nous n’avons rien changé aux habitudes. Une odeur discrètement épouvantable s’échappait du cercueil du comédien, un cercueil de bien mauvaise qualité qui, à vrai dire, avait déjà servi deux fois dans l’histoire de notre famille. Deux fois, on avait renoncé à l’utiliser définitivement et on avait replacé les corps dans un cercueil digne de notre nom. Mais c’était une odeur vraiment discrète. Épouvantable, mais discrète. Je fis un brasier d’encens pour en augmenter la discrétion. Tandis que du corps définitif de ma femme ne montaient que de vertes exhalaisons. Le printemps tout entier habitait son corps que j’ai montré tout nu à Spielberg qui s’émerveilla. Vendredi, nous ne sommes allés qu’une fois dans la chapelle pour renouveler l’encens. Le comédien se boursouflait de sinistre façon.

 

*

 

Samedi, j’entrepris de ne pas renoncer à l’exercice du cor de chasse. Cependant, mes amis furent réticents. On ne posa pas la question. On crut que je devenais fou : perdre à la fois sa femme et l’amour de sa femme, c’était sans doute trop, pour un hobereau à l’hérédité chancelante. Et puis le nain adorait le cor de chasse. Chaque samedi tandis que nous réglions nos mesures, il s’asseyait sur un inconfortable tabouret et tapait sauvagement dans ses mains. Le nègre l’entourait de son affection, leur expliquait un tas de choses à propos de la cadence, et tout le monde acceptait sa cacophonique participation. Mes amis procédèrent à l’extraction de l’instrument sous l’œil déjà amusé du nain qui ne se demandait même pas où étaient passés le nègre ni sa mère. Il s’apprêtait à ne pas perdre son temps en considérations annexes.

Nous soufflâmes toute la matinée du samedi. Je supportai non sans irritation l’air triste de mes compagnons de musique. Avant toute chose, ils étaient allés s’agenouiller dans la chapelle, mais l’odeur de l’encens était telle qu’ils n’y restèrent pas longtemps. Ils ne posèrent aucune question sur cet abus d’encens, mais je voyais bien qu’il l’attribuait à mon chagrin immense. Ils firent quelques remarques très raffinées sur la beauté du visage qu’il venait de contempler. Je les invitai à admirer le corps tout entier, mais quand je me mis à en dénuder la désirable présence, quelqu’un me saisit les bras pour m’arrêter, les plis du linceul m’échappèrent et le corps fut de nouveau recouvert de la soie étincelante. On me guida dans l’ombre du couvert ; je n’opposai aucune résistance aux mains qui pressaient mes épaules pour que je m’assoie. Les visages étaient tristes et tendus. Il y avait de la douleur dans les regards. Seul le nain s’impatientait, jetant d’amères pierres sur les instruments qui tintaient.

On arrêta le nain avant qu’il ne détruisît complètement le jeu d’instruments qui faisait le régal de nos dimanches matins à la sortie de la grand’ messe qui, pour l’occasion, avait été transformée en cérémonie funèbre. La famille du comédien ne s’étant toujours pas manifestée, j’acceptai la présence du cercueil et les rites dont il allait faire l’objet pour satisfaire au devoir religieux. On le dressa à droite de l’autel, sous une œuvre étrange que mon père avait ramenée d’Amérique du temps de sa jeunesse, et qui ressemblait plus à une affiche publicitaire qu’à une œuvre d’art, comme c’était d’ailleurs la volonté de l’artiste.

Passons sur la cérémonie. On referma la dalle qui pivota sans difficulté sur ses charnières, puis le couvercle fut lentement glissé, ajusté aux quatre angles sur les repères prévus à cet effet et un cierge allumé planté dans une des mains du gisant représentant le corps de mon épouse. On évita de regarder ma reproduction sur laquelle aucun pétale de fleur ne vint se faner. Un drap funèbre fut jeté sur le cercueil du comédien dont on perçut nettement l’odeur cadavérique. J’expliquai l’histoire du cercueil. Une femme pouffa. La cérémonie se termina sur un mot du prêtre qui invita tout le monde à s’égailler hors de la chapelle. Je sautai sur mon instrument et courus m’aligner avec mes compagnons sur le parvis. Trois, quatre... le nain nous éclaboussa de joie ; tout le monde s’arrêta pour écouter. Le prêtre haussa les épaules en enfourchant sa bicyclette qui grinça longuement dans l’allée. Tandis que nous jouions, le nain expliquait qu’il avait essayé de souffler dans le cor, mais que ça n’avait fait aucune musique ; aussi, il avait renoncé. On comprenait, un peu triste tout de même, vaguement triste de voir qu’il n’y avait rien à faire pour que les choses se passassent autrement. Le dimanche matin, à la sortie de la messe, je jouais du cor de chasse par habitude. Ce dimanche matin, on fit de gros efforts pour percevoir les accents de douleur que je donnais à mes canards.

C’était fini. La comtesse était inhumée pour toujours. Elle attendait que je la rejoigne dans son lit de marbre. Dans un des plis de sa robe éternelle, les testicules du nègre se desséchaient lentement. J’ai rêvé tout cela.

 

*

 

La petite femme grise arriva fort mal à propos. Elle s’excusa de troubler ainsi nos ébats amoureux et se présenta comme étant la mère du comédien. Spielberg servit une collation tandis que j’écoutais les explications de la mémé. Elle me racontait quelque chose de très compliqué à propos de sa généalogie, ce qui expliquait semble-t-il la mort de son fils et non pas seulement sa mort, mais le métier qui l’y avait conduit prématurément, c’est-à-dire la comédie qu’il voulait jouer à tout le monde. Elle était vraiment désolée pour le plaisir qu’il fallait remettre à plus tard. Elle était étourdie de nature. De loin, dans l’allée, elle ne pouvait pas deviner, c’est seulement en s’approchant, tandis que nous l’ignorions, qu’elle s’était aperçue qu’elle avait manqué de discrétion. Je rougis une fois de plus, à croire qu’elle prenait plaisir à rappeler l’évènement chaque fois que, dans la conversation, l’intérêt pour la mort de son fils déclinait au point que le silence s’installait entre nous.

— Si vous voulez voir le cercueil, proposai-je, il est dans la chapelle.

— Il y a une chapelle dans le château ! s’exclama-t-elle.

— Et votre fils y repose, Madame.

— Évidemment, on ne peut pas ouvrir, fit-elle en touchant le cercueil du bout des doigts.

Je ne pouvais pas faire autrement que de l’inviter à passer la nuit au château. Il était prévu — par elle, pas par moi — qu’une voiture de pompes funèbres viendrait prendre le corps le lendemain matin. Je n’y voyais aucune objection. Chemin faisant, je lui expliquai que le corps de ma femme avait été embaumé magnifiquement. Je ne supportais pas l’image de ce corps éternellement parfait prisonnier de cette étroite et solitaire obscurité. Mais elle est morte, me dit la femme. À quoi bon ? À quoi bon quoi ? l’embaumement parfait, la perfection du corps, l’union physique rendue impossible ? Elle avait en fait très peu de chagrin et elle était prête à parler de tout ce qu’il me ferait plaisir d’évoquer. Spielberg cligna d’un œil surpris.

Le soir, on s’assoit tous les deux près de la cheminée, un verre de bon Armagnac sur l’accoudoir. La vieille sirote savamment. Je lui explique ce qui s’est passé. Comment j’ai embauché son comédien de fils et pourquoi. La férocité de Muescas à son égard, ce qui la fait rire. Son fils n’a jamais eu de chance avec les chiens. Quand il était gosse, un chien lui a mordu l’œil, qu’il a fallu remplacer par un autre de verre. Je n’avais pas remarqué. C’est pas une blague, dit la vieille. Je la crois sur parole. Je continue mon récit, comment je les ai vus se parler comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. C’est bien possible, constate la vieille. C’est bien possible ? Voilà une optique littéraire qui m’enchante, dis-je à la vieille qui prétend ne pas avoir de préoccupations littéraires. Pas le temps, dit-elle. Trop de travail pour survivre. Je ne sais même pas ce que c’est que l’amour. Ça aurait plus important que la littérature. Et bien même pas l’amour, vous vous rendez compte ! Je vous crois, oui. Il faut survivre. Vous, avec tout l’argent qui vous tombe dessus, vous avez dû vous intéresser à l’amour. Pour ce que ça a servi, n’est-ce pas ? Quant à la littérature, on peut toujours essayer. J’ai passé l’âge de l’amour, dit la vieille. Je peux essayer la littérature, puisque vous le dites. C’est bien ça que vous voulez savoir. S’ils se connaissaient avant. Je n’en sais rien. Il semblait que oui. À voir comme ils se parlaient, comme ils se regardaient. Et pourquoi cette mort ? Elle était folle. Il n’a pas compris pourquoi elle voulait le tuer. Ou bien il connaissait exactement les raisons de cette condamnation définitive. Sa mort à elle n’a pas d’importance. C’est sa mort à lui qui explique tout. Il arrive au château et il la retrouve. Il n’en croit pas ses yeux. Et elle lui fait payer le passé d’une balle entre les deux yeux. C’est pour ça qu’il l’avait quittée, il y a longtemps de cela. Il avait peur d’elle, il savait qu’elle était folle, capable de tout. Elle lui avait dit : je te tuerai. Le destin, dont je ne suis à la fin que l’instrument, l’a remise sur son chemin de comédien et il a compris qu’il vivait les derniers jours de sa vie.

On divague un peu avec la vieille. C’est ça qui l’obsède, ce qui s’est passé entre ma femme et son fils ces derniers temps, entre le moment où il arrive et le moment où il comprend ce qui va lui arriver. Je lui montre un portrait de ma femme peint par un autre de ses amants. Eh oui, j’ai beaucoup été trompé, moi qui n’entretiens qu’une petite amante dont les mains ne sont pas plus grandes que celles d’un enfant. Elle regarde le portrait parfaitement peint. Elle la trouve belle. Elle comprend l’attirance physique. Mais le portrait ne dit rien de sa folie. Vous vous trompez, dis-je. Regardez sa main. Sa main droite repose sur son bras gauche. Sous l’index, le peintre a figuré une tache de sang pour indiquer ce qu’il savait de la folie de son amante et modèle. La vieille n’en revient pas. Ce que c’est précieux, le témoignage artistique. Eh oui, ma bonne dame.

Elle voudrait tellement être sûre que c’est la bonne version. Si elle pouvait, elle retrouverait minute par minute ce que son fils a fini de vivre dans les entrailles du château. Ce n’est pas possible, ma bonne dame, et puis ça ne sert à rien. Vous vous entêtez dans une mauvaise fiction. Il s’est passé ce qui s’est passé, entre le moment où il arrive et celui où il rend le dernier soupir. Est-ce que c’est important ? Non. Pourquoi ? parce qu’on connaît le début (il arrive) et la fin (il meurt). Voilà pourquoi vous vous trompez dans l’appréciation des faits. Qu’est-ce qui est important ? Ce qui s’est passé avant cette fin tragique ? Pas tout à fait, ma Dame, pas tout à fait. S’il s’est effectivement passé quelque chose qui explique le pourquoi de leur mort, c’est une explication et c’est tout. Non, Madame. En matière de littérature, on ne s’intéresse pas à la question de savoir pourquoi. Bien sûr, ça donne des avis de savant. Mais c’est tout. Alors, qu’est-ce qui est important ? Un seul moment, Madame, et pas seulement parce qu’il n’explique rien. C’est le moment de leur première rencontre. Le moment juste avant que ça commence. Il exclut toute la suite.

 

La troupe s’arrêta au bord de la mer. Félix fit ranger le vieil autobus et la camionnette sous les eucalyptus. Le sable était blanc et il paraissait n’y avoir aucune ombre sous les arbres. Il n’avait pas résolu le problème de l’eau, mais chacun avait confiance. Pierre cependant avait décidé de prendre ses distances. Il était décidé depuis le départ de Paris. Il y avait pensé pendant tout le voyage. Il avait même failli les abandonner dans une stupide province des Pyrénées qu’ils avaient traversée rapidement. Maintenant il regardait son vieux sac de voyage et il se disait qu’il ne les reverrait plus jamais. Il avait assez voyagé pour finalement ne rien jouer de véritablement dramatique. Il avait singé Molière pour faire plaisir à des enseignants en mal d’écriture, mais jamais ils n’osèrent représenter leur version de Phèdre ; ils en riaient eux-mêmes. Ils étaient vraiment médiocres. Ils avaient le goût du voyage, c’est tout. Ici, ils ne joueraient rien. Ils ne parlaient pas la langue. D’ailleurs, ils n’étaient pas venus pour ça. C’était une idée de Félix qui allait avoir un fils. Celui-ci naîtrait sur la terre espagnole. Drôle d’idée, pensait Pierre, encore une idée pour rien. Il avait mangé à sa faim depuis qu’il vivait avec eux, et il avait même droit au sexe de telle ou telle comédienne qui ne voyait pas d’inconvénient à se laisser aller à autre chose que l’amour. Il ne buvait pas, et ne s’intéressait pas aux drogues qui étaient en fait la seule motivation de cette médiocre communauté. Il avait fait une croix sur son avenir de comédien. Et pas seulement à cause de l’œil de verre qui centrait son regard. La petite comédienne qui voulait l’obliger, par ses mouvements, à rompre le parallélisme de ses yeux, était une petite salope qui avait déjà élevé trois enfants, tous métis. Une fille et deux garçons. Les deux garçons étaient pédés, la fille anorexique. Pierre continuait de regarder droit devant lui, et quand un de ses partenaires pivotait, il prenait soin de ne pas se faire surprendre et pivotait à son tour avec une élégance qui laissait tout le monde pantois, enfin : ceux qui savaient à propos de son œil de verre. Il n’avait jamais été amoureux peut-être à cause de ça. Son regard lui demandait trop d’attention. Il avait sans doute négligé le regard des femmes.

Ce qui l’avait d’abord attiré, c’était les boucles de ses cheveux. Elles composaient des virgules de lumière de l’autre côté de la terrasse du café. Il s’était intéressé à ce chatoiement, mais nullement à la finesse du cou ou à la rondeur des épaules et il n’avait pas remarqué le regard que pourtant elle lui avait adressé avec une insistance proche de l’impudeur. Il continua pendant un long moment d’observer les effets du soleil dans son incroyable chevelure. Et puis il la vit sourire. Il s’efforça de regarder droit devant lui et fut obligé de tourner un peu la tête pour rencontrer son regard sans lui donner le spectacle de sa prothèse. Il lui rendit le sourire et le garçon qui vint plus tard essuyer la table avec un torchon humide lui dit qu’il avait beaucoup de chance de plaire à une aussi jolie femme. Pour être jolie, elle l’était sacrément. Le garçon secoua ses doigts comme si cette inaccessible beauté les lui brûlait. Pierre paya la bière qu’il n’avait pas finie sans répondre aux allusions du garçon de café qui avait l’air d’être un drôle de coco.

Entre temps, elle avait disparu. Pierre sentit battre son cœur un peu plus vite. Il avait aimé ce regard. Sans doute qu’il ne la reverrait jamais. Il regretta de ne rien pouvoir contre cette triste réalité. Le regard d’une femme devait avoir toute l’importance que lui donnait sa soudaine disparition. Il fit signe au garçon qui s’amena en trottinant, un sourire stupide aux lèvres pour signifier sa satisfaction d’avoir eu raison malgré les marques de mépris. Monsieur veut savoir si cette dame a des chances de réapparaître sur cette terrasse. Monsieur a raison de se poser la question. Madame fera une apparition dans la soirée, en compagnie de son étrange mais non moins réel époux.

C’était un regard de femme mariée. Il aurait dû le savoir. Elles n’ont pas le même regard. Elle regarde des changements. Les autres veulent que ça arrive et que ça soit définitif. Son regard n’annonçait que la vague évidence de l’aventure sans lendemain. Il la revit le soir même. Il n’y avait plus le soleil pour jouer avec ses cheveux, mais la main de son compagnon qui flattait ses boucles brunes. Elle ne le regarda pas ce soir-là. Elle ne le regarderait plus jamais. Il était passé à côté de l’aventure. En tout cas, son cœur avait battu la chamade. Il avait besoin d’amour.

Dans les jours qui suivirent, il regarda beaucoup de femmes, les plus belles. Toutes ne lui rendirent pas son regard, mais il ressentit de belles émotions qui toutefois étaient de courte durée, étant donné qu’il n’était pas seul enfin la plupart du temps. Il lui fallait rencontrer une autre solitude, ce qui était improbable, ou bien participer à une tromperie inacceptable, mais nécessaire. Il s’égarait doucement. Il alla voir les putes. Elles lui donnèrent exactement le plaisir qu’il attendait d’elles.

C’est au cours d’une conversation à plusieurs, à peine structurée, qu’il l’entendit parler de sexe. Elle disait des choses improbables à propos de la sexualité des hommes. Il l’avait écoutée simplement pour échapper à un autre sujet qui s’annonçait sur les lèvres d’une autre femme qui ne lui inspirait aucun amour. Il se tourna vers elle pour assurer ce sacré parallélisme, il vit qu’elle était belle et agréable, il l’écouta parler de ce sexe qu’elle avait l’air de bien connaître et qui devait ressembler à une espèce de saucisse. Il sourit plusieurs fois et elle lui offrit une réponse au coin de sa bouche, sourires à peine esquissés. C’étaient les premiers signes de la complicité qui constitue la première pierre pour bâtir de l’amour. À aucun moment elle ne lui demanda d’approuver. De loin, de l’autre côté de la terrasse, le garçon secouait la tête en se disant qu’il s’agissait d’une sacrée belle femme. Elle l’était. Pas autant que la femme aux boucles dorées qui n’était pas réapparue, sans doute aimée plus que de raison, mais il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte que ce genre de femme, forcément, ça ne réapparaît pas à volonté. Le garçon s’estima satisfait d’avoir du goût et il vint renouveler les boissons avec entrain. Pierre tendit lui-même le verre de bière à l’objet de son désir. Elle l’accepta en lui touchant la joue du bout des doigts pour le remercier. Il les regarda. Ils souriaient tous. Elle éclata de rire. Et ils reprirent leur cacophonique conversation.

Puis il y eut, ce même été, une négresse qui se révéla être une pute. Au bout de dix jours de vie commune, elle lui réclama de l’argent. Comme il refusait de payer, elle le frappa au visage et l’œil de verre alla rouler sous un meuble. Il regretta son opulente poitrine, ses vastes fesses et ses cuisses amoureuses, mais il ne paya pas, et elle partit en le maudissant. Elle l’injuriait dans l’escalier de l’hôtel quand il croisa la comtesse. Elle était vêtue d’une robe blanche qui n’était plus de son âge. Il vit tout de suite les rides sur le cou et la pointe des seins sur le ventre. Il vit tout cela dans un éclair, car la négresse continuait de l’insulter, et lorsqu’il se retourna pour regarder la comtesse, il constata que les fesses tombaient un peu. Il ne lui manquait plus que de savoir qu’il s’agissait d’une véritable comtesse. Le garçon de café se chargea de le lui révéler. Elle lui avait plu. En fait, elle lui plaisait terriblement.

Il la rencontra enfin sur la terrasse du café. Elle sirotait une boisson compliquée à l’ombre de la canisse, un peu penchée sur le livre qu’elle semblait ne pas lire. Elle avait une gentille ride sous chacun de ses yeux. Il s’amusa à en deviner les progrès. Le garçon lui expliqua que cette fois il avait une sacrée chance. Ce n’était pas une sale négresse ni une femme mariée. Il fallait bien pourtant qu’elle le fût puisqu’elle était comtesse. Ou alors elle était veuve et cela ne lui inspirait rien de bon. Plus simplement, monsieur le Comte était ailleurs et il n’y avait aucune chance pour qu’il apparût dans ces lieux. Pierre remercia le garçon qui montra sa satisfaction en remplissant le verre du même vin et retourna dans la salle où il continua de surveiller les petits personnages de la petite comédie qu’il s’inventait pour amuser sa petite envie de faire de grosses folies.

Puis il y eut une troisième rencontre dans un magasin de souvenirs où il essayait des guitares. Elle l’écouta jouer, puis applaudit. Il la remercia, ce qui était les premiers mots qu’il lui adressait, et elle lui fit une remarque sur la musique des Gitans, paroles qui ne constituaient pas une déclaration d’amour, mais qui pouvaient, avec un peu de chance et beaucoup de savoir-faire, y conduire sûrement.

Trois jours plus tard, il lui raconta comment il avait traversé les mauvaises planches d’un mauvais théâtre de province et elle remarqua son œil de verre. Elle se rappela qu’elle n’avait rien fait d’intéressant durant les deux semaines qui venaient de passer. Elle pensa qu’elle pourrait faire l’amour avec cet homme, mais que ce n’était pas forcément lui faire un cadeau. Faire l’amour n’était pas un problème. Le faire avec cet homme pouvait en être un. Elle renonça à cette idée.

Il l’amena dans la montagne au-dessus de la mer pour manger du jambon. Elle mangea le jambon en pensant à faire l’amour, mais il ne lui demanda rien. Il paraissait heureux d’être avec elle et cela l’enchantait. Un soir, elle s’examina avec attention dans le miroir de sa chambre. Elle n’avait jamais été belle, le comte le lui disait souvent, mais elle savait s’intéresser aux choses du sexe. Le comte, qui était un obsédé notoire, était parfaitement heureux quand il était avec elle dans le lit qui avait été celui de sa mère. Ce comédien ne pouvait pas manquer de l’être si elle s’y prenait de la bonne manière. Elle commença par lui parler de son œil de verre et il accepta d’emblée cette rassurante intrusion dans son intimité. Encore un peu de temps, et ils feraient l’amour dans la seule intention de s’aimer.

La comtesse n’avait pas eu beaucoup d’amants. Elle avait connu un peintre (au début de son mariage avec le comte) qui avait bien failli lui faire un enfant. Elle s’était mariée vierge, mais le lendemain du mariage elle avait recommencé l’acte sexuel avec un garçon de ferme tout surpris de l’aubaine qui se montra à la hauteur. Depuis, elle avait mis au monde un enfant qui souffrait d’une terrible infirmité et qui était sans aucun doute possible le fils du comte. Elle n’avait pas eu assez d’amants, mais elle ne comptait pas sur la vie pour lui en donner de magnifiquement aimants. Ce comédien borgne qui flattait son épaule de frôlements discrets, était-ce bien un amant et le deviendrait-il si elle acceptait de faire l’amour avec lui. Il n’avait pas l’air de se décider à le lui demander. Elle ne pouvait tout de même pas le lui proposer. Elle mangea le jambon qu’il avait commandé en connaisseur ; elle apprécia le fromage, le vin, les fleurs qu’il fit porter sur leur table, et ils redescendirent au bord de la mer où la chaleur était étouffante. Ils prirent un bain avant de rentrer à l’hôtel.

Dans sa chambre, elle se mit à rire d’elle-même. Le problème n’était pas de s’envoyer en l’air ni de changer de mari. Elle songea à un tas de choses qui pouvaient l’aider à provoquer la déclaration du comédien, mais rien ne lui sembla pouvoir fonctionner. Elle ouvrit le livre qu’elle ne lisait pas et s’endormit rapidement. Elle rêva d’un autre château, mais il n’y avait pas de comédien pour lui offrir des fleurs.

Une semaine plus tard, ils se firent leurs adieux sur la terrasse du café, se promettant de se revoir à Paris où il lui arrivait de jouer et où elle avait un appartement hérité de sa propre famille. Et Pierre continua son voyage. Il s’était beaucoup éloigné de la troupe. Il alla voir une pute qui refusa de lui sucer la bite. Il faillit la battre. Elle se calma et lui montra sa dentition. Il la remercia sans avoir baisé.

À quelques centaines de kilomètres de là, il revit la femme aux boucles de lumière. Elle avait l’air d’avoir vieilli. Il s’approcha d’elle pour la saluer. Elle le reconnut et l’invita à s’asseoir à sa table. La terrasse du café était fraîche et lumineuse. Il regarda les longues jambes qu’elle croisait dans sa direction. Elle était prête, finit-elle par lui avouer pour enfin trouver le bonheur. L’erreur, dit-elle, c’est peut-être de compter sur un homme pour ça, vous ne croyez pas ? Il répondit qu’il fallait donner au sexe l’importance qu’il mérite et elle répondit qu’elle le soupçonnait de n’être pas en cela différent des autres hommes. Il admit qu’elle avait peut-être raison et il lui raconta l’histoire de la prostituée aux dents pourries. Elle s’en amusa et elle le conduisit dans sa chambre. Elle lui fit ce que la prostituée aux dents pourries avait refusé de lui faire. Il était assis au bord du lit et il caressa ses boucles de lumière jusqu’à ce que ça arrive. Puis elle fit chauffer du café, ils le burent, et ils firent l’amour et de nouveau elle eut besoin d’avaler quelque chose et il lui prépara un sandwich qu’elle dévora en faisant beaucoup de bruit. Pierre comprit enfin qu’elle était folle et il le lui dit. Elle en parla à son mari qui passait sa journée à pécher avec des copains dans les rochers à la sortie de la vie. Le mari vint voir Pierre dans sa chambre et il lui appliqua un fameux coup de poing qui l’étourdit. Il chuta d’un coup, n’entendit pas ce que lui disait le mari trompé et il se détendit lorsque la porte se referma. Dans la nuit, elle gratta à sa porte. Il eut envie de lui ouvrir, parce qu’elle avait vraiment une sacrée façon de faire l’amour. Le lendemain, il parcourut cent vingt kilomètres à bord d’une camionnette qui transportait des pastèques. Il écrivit une carte à la comtesse et l’expédia à son adresse à Paris où elle devait se trouver si elle ne l’avait pas trompé. Il reçut la réponse quinze jours plus tard, alors que l’été se terminait chaudement.

Elle avait écrit deux pages de considérations générales sur l’amour, ponctuées enfin de son amusement pour ce qui lui était arrivé avec la femme aux boucles de lumière et qu’il lui avait raconté dans les moindres détails. Elle trouvait ça chouette de pouvoir faire l’amour en toute liberté, même avec des négresses ou des folles. Elle, elle ne pouvait pas en faire autant à cause de sa position, mais elle lui avoua avoir pensé à faire l’amour avec lui. Il frémit en lisant ces mots. Et elle ne lui renouvelait pas cette pensée. En fait, s’il comprenait bien, elle y pensait encore, mais il était improbable que ça arrive. Dans ces conditions, pensa Pierre, pourquoi lui répondre ? Un vent doucement fou avait soufflé des cochonneries dans la tête de cette mal-aimée ; elle y avait sans doute pensé avec toute la force dont son cœur était capable, mais il ne s’était rien passé et il ne se passerait jamais rien. Il se promit d’aller la voir à Paris à son retour, mais il ne lui écrivit plus.

L’hiver approchait. Il faisait encore bon au bord de la mer. Il téléphona à Félix pour avoir des nouvelles de la troupe. Il y avait un nouveau-né depuis. C’était une petite fille aux allures mauresques. D’où le nom qu’il lui avait donné. Pierre s’enchanta de cette nouvelle et Félix lui demanda de rejoindre la troupe, car il avait besoin de lui pour son nouveau spectacle. Il attendit donc trois semaines et la troupe débarqua tout entière dans la cour de la pension où il avait loué une chambre. Ils burent du vin toute la nuit et, tôt le matin, l’autobus et la camionnette filèrent en direction de la France. Pierre accepta le concubinage d’une comédienne qui en fait n’avait d’yeux que pour lui. Félix exprima son contentement. La fille était un peu alcoolique, beaucoup plus rustique qu’orientale.

À Paris il hésita à la revoir. Il pouvait lui écrire, ou frapper à sa porte. Il était vraiment très amoureux. Il fallait qu’il le lui dise d’une façon ou d’une autre et il fallait qu’elle trouvât le moyen de lui faciliter cette déclaration. Il buvait un peu depuis qu’il vivait avec la fille de la troupe. Quand il avait bu suffisamment, il s’enhardissait et écrivait une lettre sauvage. Mais il ne l’expédiait pas. Il ne se soula jamais assez pour ça. La fille voulait qu’il lui fît un enfant. Il fit tout ce qu’il fallait pour ça pendant deux mois, et il la quitta malgré les cris de douleur qu’elle lui prodigua au grand scandale de la troupe tout entière. Félix lui avait conseillé de partir, de laisser la fille et l’enfant qu’elle attendait, de laisser tomber même la comédie pour laquelle il n’avait de toute façon aucun talent et d’en profiter pour arrêter de faire chier le monde. Pierre les quitta tandis qu’ils l’injuriaient depuis les fenêtres de l’autobus. Il pressa le pas pour éviter la lapidation à laquelle ils n’avaient pas manqué de songer. Il se retrouva devant sa porte après l’avoir longuement cherchée.

Je ne suis plus comédien, lui dit-il tandis qu’elle mettait ses vêtements à sécher devant les radiateurs. Ah non ? fit-elle en lui demandant de se déchausser. Finie la comédie, dit-il d’un air ravi. Quel dommage ! fit-elle. Elle le fit manger, lui prépara un coin de salle de bain, lui indiqua le lit dans lequel elle finit par le rejoindre. C’est comme ça que ça se passe, songea-t-il après l’acte d’amour. C’est vraiment comme ça qu’il faut que ça se passe. Il n’y croyait pas.

Le problème (pour lui) c’est qu’il ne lui plaisait plus. Ce soir-là, quand il était arrivé dégoulinant et peut-être sale, elle s’était dit que c’était trop tard. Elle avait fait l’amour avec lui comme elle l’aurait fait avec un autre. Elle l’avait fait facilement pour cette raison. Jamais elle ne l’aurait accepté dans son lit si elle l’avait vraiment aimé. Il n’y avait pas de soleil à Paris.

Il ne comprit pas. Il voulut faire l’amour peu après leur première effusion. Elle refusa. Il renouvela sa demande un peu plus tard. Nouveau refus. Il demanda des explications. Elle lui avoua le peu d’amour qu’il lui inspirait maintenant. Il ne voulut pas la croire. Elle lui dit que le mieux était de faire l’amour une dernière fois et de se quitter. Elle le prenait pour un imbécile. Il se sentait parfaitement imbécile.

Félix lui écrivit, beaucoup plus tard, pour lui annoncer la naissance de son fils. Il demandait quel nom il voulait lui donner et s’il avait envie de le voir. La mère avait ajouté un petit mot au crayon au bas de la lettre. Pierre le lut à peine. Il vit son fils, qu’il trouva laid, il embrassa la mère sur le front ; elle ne buvait plus, lui confia-t-elle. Félix le confirma. Puis elle eut envie d’un autre fils. Pour ça, il fallait faire l’amour. Il le fit et elle s’en trouva parfaitement heureuse. Pourtant, elle voyait combien son compagnon était malheureux. Elle devina qu’il y avait une femme à l’origine de cette mélancolie. Elle lui parla et il lui dit que c’était une comtesse. Elle voulut rire, et s’imagina qu’il lui racontait des histoires. Mais elle ne le contredit pas. Elle soigna son alimentation, lui fit faire de l’exercice physique tous les matins, s’occupa de son sexe avec une attention presque maternelle. Si les histoires qu’il lui racontait étaient aussi vraies qu’il le disait, alors il lui fallait faire beaucoup d’efforts pour le garder auprès d’elle. Chaque fois qu’elle posait sa main sur son sexe, c’était d’abord une main protectrice et ensuite, à sa demande, une main amoureuse. Au fond, Pierre n’était pas malheureux. Comme disait Félix qui s’y connaissait plus en matière de couple qu’en matière de femme, Pierre aurait pu ne jamais être aimé d’une femme comme cela arrive à certains hommes que la vie détruit lentement de cette manière. La comtesse était un beau souvenir. Il y avait d’autres souvenirs. Ils étaient tous de bons souvenirs. Il n’y avait pas de fins tragiques. On se quittait, on s’engueulait, on s’écrivait les inanités qui ne pouvaient se dire, mais, disait Félix, jamais un coup de fusil, jamais une tache de sang, rien pour blesser la chair à mort. Tout compte fait, on était passablement heureux. Bien sûr, la comtesse avait droit à un peu plus d’égard. Elle avait été aimée plus que les autres. Le plus dur, c’était d’accepter l’idée, pourtant véritable, qu’elle ne l’aimait plus au moment où enfin il faisait l’amour et qu’à ce même moment, il était fou d’elle et convaincu de son amour. Mais qu’y avait-il de tragique là-dedans ? Après l’acte d’amour, elle lui a tout dit. Elle était même prête à recommencer, un peu plus tard c’est vrai. Elle avait dû beaucoup souffrir elle-même. Peut-être même qu’elle espérait que ça se finît comme ça. En tout cas, c’était bel et bien comme ça que ça se finissait. Pierre devait l’admettre et revenir à son travail sans négliger sa vie de couple. Ce qu’elle faisait, elle, de sa vie de couple ne devait pas le tourmenter. Sa compagne avait assuré avec beaucoup de douceur qu’elle le mangerait tout entier. Elle commença par le sexe.

 

*

 

— Alors, la vieille ! C’est pas de la bonne littérature ça ? m’écriai-je en lui secouant sous le nez mon verre d’Armagnac.

La vieille n’était pas du tout d’accord avec moi. Ça ne servait à rien de s’imaginer leur première rencontre justement parce que ça n’expliquait rien de ce qui c’était passé ensuite.

— Mais enfin, la vieille, rouspétai-je. C’est exactement la thèse inverse de la mienne. Ça ne suffit pas pour l’ébranler !

Mais la vieille se fichait pas mal d’ébranler ma thèse. Ce qu’elle voulait savoir, c’était tout à propos de la mort de son fils. Il fallait choisir entre la version officielle (elle l’a tué, puis s’est tuée) et les bruits qui couraient : c’est monsieur le Comte qui l’a fait !

— Là, vous poussez un peu, mémé ! Je ne suis pas un meurtrier et je n’ai pas à le prouver.

Elle ne voulait pas prouver que je l’étais. Elle voulait savoir. En fait, un aveu aurait suffi, et puis elle s’en irait sans rien dire à personne de ce qu’elle savait. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je lui avais fait part de la version officielle, elle connaissait tous les bruits qui couraient ; j’avais tenté de lui donner une leçon de littérature ; elle ne l’avait pas acceptée. Et elle était là, le verre à la main, à attendre que je lui dise que j’étais le meurtrier de son fils. Je ne pouvais pas accepter ça.


 

Table

 

I - Le Gorille Urinant

Épisodes

 L’EXPÉRIENCE DU MAL

 QUI EST QUI ?

 PÈRE ET FILS

 DES FOIS QUEUE

 TRIP TRIP TRIP !

 DEUX FOIS QU’UN

 MOURIR ET¡BASTA !

 TROIS-EN-UN

 

II - Le dieu que vous aimerez haïr

Épisodes

 LE ROCHER DE CICADA

 PAPAPA !

 AVEC DES KOPEKS ET DES YUANS !

 BLIMP !

 PAS DE TRANSE POR FA’ !

 SPIELBERG & CIE !

 TU POURRAIS ÊTRE MON FILS

 RIEN POUR BLESSER

 

 

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