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La description comparée dans quelques récits de voyage modernes : un sacrifice à une tradition séculaire ?
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 Article publié le 14 novembre 2007.

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La description comparée dans quelques récits de voyage modernes : un sacrifice à une tradition séculaire ?
François GUIYOBA
ENS de Yaoundé

Analyse d’une réalité en regard d’une autre, la description comparée suscite chez l’herméneute un questionnement portant notamment sur sa finalité, son instrument gnoséologique et les circonstances de son actualisation, se révélant ainsi comme un puissant tremplin heuristique permettant d’accéder à l’intimité des réalités restées inexplorées jusque-là, mais en rapport métonymique ou synecdochique avec celles déjà connues.

Appliquée au récit de voyage en Afrique dans la première moitié du vingtième siècle, cette problématique générale peut se ramener à la question de savoir si ce récit sacrifie à une tradition remontant à l’antiquité et revisitée à la Renaissance. Les expériences de Pline et Hérodote se retrouvent-elles sous la plume de Joseph Conrad, André Gide et Graham Greene, par exemple ? Ces auteurs utilisent-ils le même protocole gnoséologique que les grands voyageurs de la Renaissance, les phrénologues ou les physiognomonistes des dix-huitième et dix-neuvième siècles pour se définir par rapport à l’altérité africaine ? Parviennent-ils aux mêmes conclusions qu’eux ? Leur démarche est-elle sous-tendue par les mêmes ressorts idéologiques et culturels que ceux de leurs prédécesseurs ?

Assumée et perpétuée par diverses instances socioculturelles, portant sur tous les aspects connus de ses objets, s’aidant des moyens gnoséologiques ayant cours, et favorisée par les déplacements vers le continent noir, la pratique surannée de la mise en parallèle de l’ici européen et de l’ailleurs africain donne lieu à une accumulation de clichés et stéréotypes trahissant le désir de l’ego de se définir sur une échelle axiologique qui est son fait, dont il occupe le haut, et l’altérité le bas.

On pose : Europe : : Afrique. Le rapport analogique entre ces deux entités se fonde sur leur paradigme commun, celui-ci consistant en l’être, le paraître et la spatio-temporalité de l’individualité. Mais, dans la perspective européenne, le détail socioculturel de ce rapport le décline en une hiérarchie axiologique conférant à l’ici européen une charge méliorative et à son homologue africain une charge péjorative. L’algorithme ci-dessus peut donc se réécrire : Afrique =| Europe. D’où le tableau ci-après des clichés et stéréotypes de l’imagerie africaine en Occident.

Africains :

- Traits physiques animaux : fessier trop rebondi, lèvres épaisses, nez épaté, prognathisme, peau très noire et visqueuse, sexes démesurément grands, yeux ronds, etc. ;
— > Allure générale simiesque ;

- Traits moraux barbares : anthropophagie, agressivité, anarchie, bellicisme, cruauté, débauche, despotisme, fétichisme, idolâtrie, incontinence sexuelle, inintelligence, kleptomanie, lâcheté, oisiveté, paganisme, sorcellerie, superstition, etc.
— > Absence de culture ;

- Spatio-temporalité infernale : absence de la notion de temps, animaux féroces, cours d’eau impraticables, forêts impénétrables, insectes vecteurs de maladies de toutes sortes, relief escarpé, etc. ;

- Logistique primitive : alimentation constituée de racines, de baies sauvages, de gibiers, de chair humaine… ; flèches et lances empoisonnées, habitations et habillements sommaires ; parures hétéroclites, etc.

- Praxis irrationnelle : chants et danses cacophoniques ; gestuelle brusque ; tics et manies ; etc.
— > animalité.

Si, comme l’impliquent ces clichés et stéréotypes, la forme et le contenu de la comparaison ne datent pas, il en est autrement des fonctions, des théories et pratiques cultuelles de celles-ci qui, elles, se prêtent à des enjeux variant en fonction de l’épistémologie du moment. Dans l’antiquité, la description comparée de l’ego et de l’altérité est sous-tendue par le désir de l’autodéfinition et de l’information de l’imagerie mythologique par un imaginaire essentiellement merveilleux, information s’accommodant bien du caractère fictif d’un déplacement vers un ailleurs par rapport auquel se réalise précisément cette autodéfinition. Ce désir transparaît par exemple sous la plume du géographe-historien Hérodote pour qui les Africains sont des “ mangeurs de locustes et de serpents […] s’exprim[ant] dans un langage fait de "cris aigus, comme les chauves-souris" […], s’échange[ant] les épouses et […] [cohabitant dans un milieu sauvage avec des ] "cynocéphales et […] acéphales qui ont leurs yeux dans la poitrine"[1] ”. La description s’effectue ici par le truchement d’une gnose à dominante mythologique, ce qui peut sembler paradoxal relativement à un leg intellectuel antique dont le poids dans la civilisation moderne reste inégalé à nos jours. C’est que la géographie et l’histoire n’ont pas encore les moyens de leurs ambitions : la cartographie reste du domaine de l’imaginaire, n’autorisant donc pas de déplacement réel vers l’ailleurs lointain. Le peu de connaissance qu’a Hérodote de l’Afrique ne se limite qu’à l’Afrique côtière du nord, l’intérieur subsaharien lui restant interdit dont il n’a de connaissance que par la rumeur des rares Arabes qui se ‘risquent’ en aventures dans cette "terra incognita". Mais qu’importe, la rumeur répond parfaitement aux attentes égotistes ; l’altérité doit rester une différence extrême, à l’image des monstres peuplant la mythologie antique.

Au moyen âge, l’autodéfinition au regard de l’altérité reste la préoccupation ipséiste, mais le merveilleux chrétien se substitue à la mythologie antique. De sorte que les sèmes positifs dont s’investit l’ipséité et ceux négatifs qu’elle affecte à son inverse ressortissent de la merveille et de la monstruosité religieuses, respectivement. La remise en cause de l’ancien ordre imagologique n’est pas à l’ordre du jour ; au contraire celui-ci trouve sa justification dans les Saintes Ecritures au travers d’exégèses faisant autorité. Ainsi,

Selon Honorius Augustodunensis, au livre III de l’Imagi Mundi, le genre humain après le déluge, fut divisé en trois, entre les liberi, les milites, les servi : les libres – liberi – descendant de Sem, les milites – les guerriers, de Japhet, et les servi, les esclaves, de Cham[2].

Ainsi, la description se met subrepticement au service de la distinction manichéenne du bien et du mal, donnant du relief au premier et stigmatisant le second, mais toujours à l’avantage de l’individualité européenne posée comme norme. La gnose religieuse[3] sur laquelle s’appuie cette distinction aboutit d’ailleurs à une hiérarchisation des races et des hommes dont une des formalisations se présente comme un ensemble de cercles concentriques, le cercle central étant réservé à Jérusalem, et partant au Paradis, et l’extérieur du cercle le plus extérieur étant réservé aux “ humanités monstrueuses ” dont fait partie l’altérité africaine. Qu’on en juge par le schéma[4] ci-après :

Donc, la fonctionnalité de la description ici s’installe épistémologiquement sur le paradigme religieux ainsi défini. L’ipséité et l’altérité se décrivent par le biais du Paradis en tant que référence comparante.

A la Renaissance, la description comparée de l’ici et de l’ailleurs acquiert ses lettres de noblesse. La révolution géographique la favorise en ceci que la redécouverte et l’amélioration des projections cartographiques ptoléméennes autorisent une meilleure représentation du globe terrestre, facilitant de ce fait la découverte des parties jusque-là inexplorées de celui-ci, de manière à rendre les confrontations imagologiques plus aisées. Dès lors, l’activité comparative gagne en envergure qualitative en se présentant comme modalité descriptive de référence aboutissant à une différenciation plus rigoureuse de l’altérité, plus rigoureuse parce que plus tout à fait manichéenne, mais seulement relativement dichotomisée. A preuve les extraits suivants des relations de voyage de Christophe Colomb[5] aux Amériques :

Les poissons d’ici sont tellement différents des nôtres que l’on en reste abasourdi. Il y en a qu’on dirait peints aux plus belles couleurs du monde.

Pour la richesse et la beauté, on ne saurait trouver dans toute la Castille une autre région qui pût lui être comparée. Quant aux arbres, ils étaient si beaux à voir que leur feuillage semblait ne plus être vert et qu’il passait au noir, à force de verdeur.

Je fis donner à certains d’entre [les indiens] des bonnets de couleur et quelques colliers de verre qu’ils mettaient à leur cou ; ainsi que d’autres petits objets de peu de valeur, ce dont ils éprouvèrent un très grand plaisir ; et ils nous en restèrent tellement attachés que c’était merveille […]. En un mot, ils prenaient tout ce qu’on leur offrait et donnaient en échange, sans aucune hésitation, tout ce qu’ils possédaient. Cependant, il me semble que c’étaient des gens très pauvres et démunis de tout. Ils allaient tous complètement nus.

L’Afrique ne bénéficie pourtant pas de cette amélioration des perspectives imagologiques, celle-ci n’arrêtant pas l’exploitation de la veine antique et moyenâgeuse de la représentation de ce continent, et ce pendant des siècles encore. La route des épices vers l’alter ego indien ne saurait passer par une différence africaine dont le statut rédhibitoire reste cautionné par les Saintes Ecritures et ne peut donc être changé par une révolution humaine de quelqu’envergure que ce soit. Au contraire, le temps passant, ce statut se renforce dans la justification de l’esclavage, du colonialisme et des impérialismes. Les propres suivants de Louis Moreau de Chambonnau[6] au dix-septième siècle résument à eux seuls cet état de choses, qui répondent en écho aux croyances antérieures et participent à la perpétuation de l’imagerie africaine en Occident :

Estans descendus de la lignée du dit Cham maudit de son père, ils [les Africains] ont este ainsi distinguez des autres hommes pour mémoire éternelle de malédiction.

Même les Lumières semblent s’accommoder des ténèbres d’une comparaison toujours biaisée parce que encore nourrie par les mêmes anciens lieux communs, et ce malgré la ‘dissonance’ de quelques cloches philanthropiques mues par des témoignages authentiques. Ici, la pratique d’une description se déclinant culturellement en pensée philosophique a pour fonction l’établissement d’une “ vérité en deçà des Pyrénées ” par rapport à une “ erreur au-delà ” de celles-ci. Des encyclopédistes de renom se complaisent dans ces ténèbres puisque telle est la ‘tendance’. Au-delà de la reprise de ces clichés et stéréotypes, Montesquieu par exemple entreprend de les expliquer ‘philosophiquement’. Selon lui, on trouve

… dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes […]. La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise…[7]

Le même son de cloche se fait entendre chez Voltaire que l’histoire tient pourtant pour un des esprits les plus éclairés de son temps. Pour lui, les traits physiques de l’altérité ne sont que des signes extérieurs de son infériorité morale et intellectuelle :

Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence mettent entre eux [les nègres] et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. […] [leur intelligence] […] n’est pas d’une autre espèce que notre entendement [mais] elle est fort inférieure […]. Ils ne sont pas capables d’une grande attention : ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie[8]

S’ajoutant aux acquis de la civilisation à la suite des Lumières, l’essor des sciences naturelles contribue à la pérennisation de la tradition en partant de l’hypothèse d’une hiérarchisation des races humaines à partir de leurs caractéristiques physiques, la norme en la matière restant encore et toujours l’homme européen. La pose de cette nouvelle pierre sur l’édifice traditionnel échoit à la physiognomonie, à la phrénologie et autres pseudo-sciences naturelles. Les mensurations des organes, leurs textures, leurs formes et leurs couleurs participent réellement d’une épistémologie qui va durer longtemps et à laquelle on doit même la ‘modernisation’ de l’ensemble des clichés et stéréotypes répertoriés en début du présent essai. Quelques uns des noms de cette nouvelle épistémologie sont Cuvier, Gall, Lavater et Retzius. Ci-après sont des conclusions de certains d’entre eux :

[L’Africain est] généralement […] inférieur à l’Européen pour les facultés intellectuelles (Franz Joseph Gall in Anatomie et physiologie du système nerveux en général, ouvrage publié en collaboration avec Johann Caspar Spurzheim)[9]

Depuis toujours, le menton droit caractérise les tribus nobles, les tribus qui se sont faites les championnes de la civilisation, alors qu’en général, le prognathisme trahit l’appartenance à des tribus sauvages, brutales et païennes (André Retzius in On formen of huvudets benstomme hos olika, Folkslage, 1847, p. 21)[10]

A propos d’une femme hottentote surnommée "Vénus hottentote" qu’il disséqua, Cuvier note qu’il n’a auparavant “ jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne ” (In "Extraits d’observations…", in Mémoires du muséum d’histoire naturelle, 1817, t-3, P.259-274)[11]

Il apparaît donc que la réduction de la distance spatiale entre l’ici et l’ailleurs à la faveur des colonialismes vise délibérément, par le truchement de la description comparée, l’élargissement du fossé ontologique entre l’ego et une altérité qui se trouve maintenant comme jamais auparavant altérifiée à la limite de l’altération. L’enjeu idéologique serait tel que même la science ne saurait se dérober à son insertion convenue dans le continuum d’un corps de superstitions qu’elle a pou devoir de cautionner en vue peut-être de la satisfaction d’un désir inconscient de survie collective.

Dès lors, ce bref historique de la pratique culturelle de la description comparée en Europe trahit, à notre sens, un besoin de satisfaire ou de sublimer un désir imérotique d’anthropophagie atavique qui, perçu sous le prisme freudien, pourrait renvoyer à un ‘malaise’ collectif à l’abri duquel ne se trouve aucune civilisation ou culture, pour peu qu’elle soit dominante.

Dans moult relations de voyage modernes, la pratique culturelle européenne du voyage en Afrique se perpétue, certes, mais sur une base iconoclaste relativement à la tradition. C’est le cas de Cœur des ténèbres, Voyage au Congo et Voyage sans cartes[12] de Joseph Conrad, André Gide et Graham Greene, respectivement. Si les objets comparés, les comparants et les comparatifs restent les mêmes, il n’en est rien des circonstances, des instruments gnoséologiques, des perspectives et des idéologies sous-tendant la description comparée.

S’agissant des circonstances de cette description, elles sont marquées par l’épistémologie frobéniusienne, par la pratique et la théorie coloniale et par la première guerre mondiale, toutes plaidant en faveur du renversement des perspectives imagologiques traditionnelles. Par ses méthodes, la nouvelle anthropologie condamne à l’obsolescence aussi bien les conclusions des Lumières que celles de la phrénologie et de la physiognomonie, et à fortiori infirme-t-elle les superstitions antiques et moyenâgeuses sur l’Afrique. Par leurs protocoles plus cartésiens, les enquêtes anthropologiques révèlent de l’altérité une facette au moins égale à celle de soi-même à tous les égards. Ce qui n’arrange rien pour la tradition, la pratique coloniale vient se mettre aux antipodes d’un credo léopoldien dont elle trahit la duplicité, entraînant de ce fait la remise en question de soi chez une individualité quand même sujette de temps en temps à la lucidité introspective. De sorte que, suite au premier conflit planétaire, toutes les illusions égotistes tombent et aboutissent à la découverte, criée avec horreur, du caractère mortel des civilisations.

Dans ces conditions, les perspectives imagologiques changent radicalement, les sèmes mélioratifs étant affectés à l’altérité et les sèmes péjoratifs à l’ego. L’inversement de l’échelle axiologique d’antan résumé plus haut suffit à donner une idée précise de ce changement qui touche forcément les fonctions de cette nouvelle description.

Le titre de l’œuvre conradienne résume la description comparée qui la ponctue, même s’il ne laisse encore rien paraître de la fonction et de la canonisation culturelle ultérieure de celle-ci. Le “ cœur des ténèbres ” altériennes s’oppose aux lumières de l’ici en tant que point de départ du voyage vers le continent noir. Ce titre donne donc le ton d’une dichotomisation des objets comparés qui va évoluer de manière exponentielle au fil de l’histoire. Cette dichotomisation s’actualise dès le début de cette histoire dans le contraste de la blancheur du cadre de l’ici avec la noirceur de la laine tricotée par deux dames officiant comme hôtesses dans les locaux européens de la compagnie employant Marlow.

La laine des tricoteuses est un épitomé des ténèbres africaines auxquelles accède Marlow après un long voyage par bateau. En grandeur nature, ces ténèbres se présentent comme un kaléidoscope dont les facettes sont : la jungle insondable, la noirceur ébène des indigènes, les mœurs barbares de ceux-ci, le fleuve aux eaux sombres que doit remonter le voyageur, les meurtrières maladies tropicales, les exactions des colons et le caractère vain de l’entreprise coloniale.

Point culminant symbolique de ce contraste entre l’ici et l’ailleurs, la mort de Kurtz, “ émissaire de la lumière ” par excellence, témoigne de l’inconciliabilité de la lumière et des ténèbres. En plus d’être victime de la fièvre tropicale, ce personnage cède à l’appel des ténèbres dans la dissipation desquelles il s’était pourtant investi corps et âme : comme méthode de civilisation des “ brutes ”, il préconise l’extermination de ceux-ci contrairement à ses convictions d’origine.

Même hors des ténèbres africaines, le voyageur reste hanté par elles au point qu’il se résigne à s’y faire. Marlow voit dans la fiancée de Kurtz l’alter ego de la maîtresse noire de celui-ci : comme des sortes de Parques, toutes les deux créent littéralement l’obscurité en tendant tragiquement les bras comme pour étreindre leur idole commune disparue à jamais. Et le mensonge de Marlow à la fiancée sur l’intégrité morale de Kurtz trahit sa stigmatisation à jamais par ces ténèbres, lui qui, par nature, abhorre mentir par-dessus tout.

Au niveau artistique, Conrad s’approprie magistralement le mythe des Enfers antiques pour rendre compte du puissant contraste entre les paradisiaques lumières européennes et les infernales ténèbres africaines, de sorte que le voyage de Marlow s’appréhende aisément comme une véritable descente aux enfers. Le tableau ci-après des correspondances entre les enfers hadésiens et africains le laisse bien paraître.

 

Enfers hadésiens

Enfers africains

Les Parques

Les tricoteuses de laine noire au siège européen de la compagnie de Marlow

Pluton

Le Directeur Général de la Compagnie

Les trois juges des Enfers

Le médecin mesureur de crânes de la Compagnie

Tartare

L’Afrique

Les Champs Elysées

L’Europe

Les fleuves Styx, Acheron, Cocyte et Phlégéton

L’océan et le fleuve Congo

Tantale, les Danaïdes, etc.

Les indigènes en général et quelques Blancs comme Kurtz et Fresleven

La barque de Caron

Le vapeur de Marlow

Les âmes des morts sur les berges des fleuves

Les silhouettes sombres des indigènes sur les berges du Congo

Les crimes de Tantale, des Danaïdes, etc.

La barbarie des indigènes et de quelques Blancs

 

A quoi rime donc cette dichotomisation très élaborée de l’ici et de l’ailleurs chez Conrad ?

Ténue parce que n’ayant pas systématiquement recours au comparatif, mais puissante parce que s’appuyant sur un mythe et obsessionnellement fixée sur certaines qualités morales en tant que comparants, la description comparée conradienne semble avoir pour fonction le déni de la civilisation à l’Occident et sa reconnaissance à l’altérité, rompant de ce fait avec une tradition millénaire et tendant vers la création d’une autre, opposée à cette dernière. Sous la plume de Conrad, la civilisation, au-delà de ses oripeaux, se réduit essentiellement à la fidélité aux principes et à la retenue face aux tentations. Hors, ces qualités morales, point de civilisation. Cette dernière serait l’apanage de l’Occident, et plus précisément de l’Europe à qui échoit donc le devoir de porter ses lumières au-delà des frontières de ce continent, perçant ainsi les ténèbres dans lesquelles se trouvent empêtrées les altérités. Or, une fois sous les ténébreuses tropiques, les “ émissaires de la lumière ” trahissent leur civilisation en se démarquant du credo léopoldien et en laissant libre cours à leurs instincts animaux, au contraire de ceux qu’ils sont supposés civiliser et qui restent fidèles à leur culture, fût-elle anthropophage. Exploitation abusive de la colonie et “ extermination des brutes ” en guise de mise en valeur et de pacification de la colonie, tels sont grosso modo les faits de cette trahison. On remarquera à ce sujet le grand contraste entre le tableau de la déchéance de Kurtz, “ émissaire de la lumière ” s’il en est, et celui de certains indigènes sur le bateau de Marlow. Le premier tableau est assombri par la mort d’un Kurtz ayant manqué de fidélité et de retenue, tandis que le second tableau dont voici quelques aspects, est éblouissant de ces qualités morales chez les indigènes :

Des gens bien, les cannibales, à leur façon. C’étaient des hommes avec qui l’on pouvait travailler, et je leur suis reconnaissant […]. Pourquoi, au nom de tous les démons tenaillant de la faim, mais pourquoi ne se jetaient-ils pas sur nous ? A trente contre cinq, ils pourraient pour une fois s’en foutre jusque-là ! Quand j’y pense, aujourd’hui, je n’en reviens pas […]. J’ai compris qu’une certaine retenue, un de ces mystères humains qui défient la probabilité, avait dû jouer […]. De la retenue ! Autant attendre de la retenue chez une hyène rodant parmi les cadavres d’un champ de bataille. Et pourtant le fait était là, éblouissant, comparable à l’écume sur les profondeurs de la mer, à une ride sur une énigme insondable…[13]

L’aspect physique des choses n’est cependant pas relégué au second plan de la description comparée de l’ici et de l’ailleurs chez Conrad. Au contraire, omniprésent dans son renforcement par le mythologique et l’épique, il étaye judicieusement les considérations morales de cette description, servant par ricochet la fonctionnalité de celle-ci à un niveau idéologique supérieur. Par exemple, le contraste entre la blancheur de la cité européenne abritant le siège de la compagnie de Marlow et les ténèbres de la jungle africaine participe bien du jeu très conradien sur le paradoxe et l’iconoclasme. Cette cité n’est effectivement qu’un vaste “ sépulcre ” dont la blancheur superficielle occulte mal les ténèbres abyssales de la ‘civilisation’, et la pénombre sous les frondaisons africaines voile à peine les lumières de la ‘barbarie’. De la même manière, le propos de Conrad s’arc-boute sur l’opposition des traits physiques des indigènes commis à la construction d’un chemin de fer et de ceux des blancs de l’“ Eldorado Exploring Expedition ”. Bandits supposés, les indigènes sont réduits en loques humaines, et véritables bandits, les blancs affichent une forme, pour ainsi dire débordante. Les deux tableaux ci-après permettent d’en juger :

Un léger cliquetis derrière moi me fit tourner la tête. Six noirs gravissaient péniblement le sentier sur une seule file. Ils marchaient très droits, à pas lents, des petits paniers pleins de terre en équilibre sur la tête, et au rythme des cliquetis. […]. On leur voyait toutes les côtes, leurs articulations ressemblaient à des nœuds sur une corde. Chacun portait un collier de fer autour du cou, et ils étaient reliés les uns aux autres par une chaîne dont les maillons se balançaient entre eux et cliquetaient en cadence. […]

[…] Ces hommes-là, même avec un gros effort d’imagination, on ne pouvait pas les appeler des ennemis. On les appelait des criminels…[14]

Au lieu de rivets, nous eûmes droit à une invasion, une calamité, un vrai fléau. Cela se fit en plusieurs vagues pendant […] trois semaines […], chaque vague précédé par un âne transportant un Blanc aux vêtements neufs et aux souliers havane qui, du haut de sa monture, distribuait ses saluts à droite et à gauche aux pèlerins impressionnés. […]

[…] Il y eut cinq de ces arrivages qui évoquaient tous absurdement une bande de fuyards se retirant en désordre après avoir vidé d’innombrables magasins de confection et d’alimentation […]

Ce groupe d’enthousiastes se présentait comme l’Expédition d’Exploration Eldorado.

[…] L’oncle de notre directeur était le chef de cette bande. Physiquement, il ressemblait à un boucher des quartiers pauvres et il avait dans les yeux une sorte de roublardise somnolente. Il portait avec ostentation son gros ventre sur des jambes courtes…[15]

Si le déni de la civilisation à l’Europe en faveur de l’Afrique repose essentiellement sur les qualités morales de fidélité et de retenue, il s’exprime également au travers d’allusions plutôt claires et ironiques aux acquis intellectuels de ladite civilisation que sont la phrénologie, la physiognomonie et la symbolique des couleurs noire et blanche. Avant de se rendre aux colonies chaque voyageur se fait mesurer le crâne non seulement pour s’assurer de sa capacité à survivre “ là-bas ”, mais aussi “ dans l’intérêt de la science ”. Au surplus, le jeu obstiné de Conrad sur le contraste entre la lumière et les ténèbres n’est pas sans rappeler la symbolique des couleurs sus-évoquée telle qu’elle prévaut en Occident depuis les temps immémoriaux et qu’un certain Montabert développe ainsi qu’il suit en 1838 à la suite de Frédéric Portal :

Le blanc est le symbole de la divinité ou de Dieu.

Le noir est le symbole de l’esprit du mal ou du démon.

Le blanc est le symbole de la lumière…

Le noir est le symbole des ténèbres, et les ténèbres expriment symboliquement les maux.

Le blanc est l’emblème de l’harmonie.

Le noir l’emblème du Chaos.

Le blanc signifie la beauté suprême.

Le noir la laideur.

Le blanc signifie la perfection.

Le noir signifie le vice.

Le blanc est le symbole de l’innocence.

Le noir celui de la culpabilité, du péché ou de la dégradation morale.

Le blanc, couleur faste, indique la félicité.

Le noir, couleur néfaste, indique le malheur.

Le combat du bien contre le mal est indiqué symboliquement par l’opposition du noir placé près du blanc.

(in “ du caractère symbolique des principales couleurs employés dans les peintures chrétiennes : question empruntée au savant ouvrage[16] de M. Frédéric Portal, et simplifiée et disposée à l’usage des artistes ” in n°17 des Mémoires de la société d’agriculture, science, arts et belles lettres du département de l’Aube)[17].

Beaucoup plus ample et orientée dans le sens de la réhabilitation de l’altérité et de la dénonciation du système colonial, la description gidienne se situe dans le prolongement de celle de Conrad, ce dernier étant d’ailleurs abondamment évoqué ici, même si, à la différence de Voyage au Congo, Cœur des ténèbres est une œuvre de fiction, fût-elle inspirée d’un voyage authentique de son auteur en Afrique. Sous la plume de Gide, l’insistance conradienne sur les traits moraux des comparés s’étend aux traits physiques et à la spatio-temporalité des mêmes. L’œuvre de l’écrivain français étant un ensemble de “ carnets de voyage ” comme le témoignent les entrées datées la ponctuant, la description des choses s’y fait au fil du périple de cet auteur. Dès lors, le cadre étriqué de ce modeste essai ne peut autoriser la lecture de cette description, qui reste comparée, qu’en diagonale et de manière synthétique. Les quelques exemples ci-après illustrent suffisamment le propos gidien :

- “ Les balsamines mauves et d’autres fleurs […] rappellent les épilobes de Normandie ”.

- ni le jasmin, ni le muguet, ni le lilas, ni la rose n’ont une odeur aussi forte et aussi exquise que les fleurs de cet arbuste… ”

- Les “ chants populaires ” de France, comparativement à ceux des indigènes, sont “ grossiers, pauvres, simplets, rudimentaires ”

- La bêtise du blanc, comparativement à celle du noir, “ a quelque chose de monstrueux ”

- La sottise du blanc est opposée à la prétendue stupidité du noir.

- Les arbres d’Afrique sont, pour la plupart, “ extraordinairement plus grands ” que ceux d’Europe[18].

Du point de vue formel, l’exploitation et l’étoffement de Conrad ainsi que le recours systématique à la structure comparative manifeste confèrent à la description gidienne un caractère colombien et anthropo-sociologique. Le très grand volume de l’ouvrage[19] par rapport à son hypotexte témoigne de l’ampleur du traitement de Conrad chez Gide. Cette présence de l’écrivain anglais est matérialisée ici par des références évidentes à celui-ci dont les suivantes sont parmi les plus claires :

- Le chemin de fer Matadi-Kinshasa “ traverse la région que J. Conrad devait encore traverser à pied en 1890 et dont il parle dans Cœur des ténèbres ;

- “ Livre admirable qui reste encore aujourd’hui profondément vrai, j’ai pu m’en convaincre, et que j’aurai souvent à citer. Aucune outrance dans ses peintures : elles sont cruellement exactes ; mais, ce qui les désassombrit, c’est la réussite de ce projet qui, dans son livre, paraît si vain ” ;

- "‘Chacun portant une charge de trente livres’, lisons-nous dans la traduction de Cœur des ténèbres. C’est trente kilos qu’il faudrait lire. (a 60 lb load, dit le texte anglais ; soit exactement : 27 kilos 21, la lb anglaise étant de 453 grammes) ” ;

- “ Conrad parle admirablement, dans son Cœur des ténèbres, ‘de l’extraordinaire effort d’imagination qu’il nous a fallu pour voir dans ces gens-là des ennemis’ ” ;

- “ Je relis Cœur des ténèbres pour la quatrième fois. C’est seulement après avoir vu le paillot dont il parle que j’en sens toute l’excellence. ”[20].

Ces références, comme les très nombreuses autres, constituent des explicitations de Conrad, à telle enseigne que toutes portent à voir dans Voyage au Congo[21] à la fois une exégèse et un témoignage de Cœur des ténèbres, cette dernière œuvre se trouvant défictionnalisée de la sorte.

Les considérations anthropo-sociologiques par lesquelles la description gidienne explicite et étoffe celle de Conrad touchent aux traits physiques et moraux des comparés, à leurs faunes et flores, et au fonctionnement du système colonial, l’auteur s’attardant longuement sur lesdites considérations. On se rend à l’évidence de cet état de choses en parcourant ne serait-ce que l’index thématique de l’œuvre qui apparaît plutôt vaste et diversifié. Il ressort de ces considérations que la beauté de l’altérité est globalement sans équivoque, sa moralité irréprochable, son environnement paradisiaque, et que les nombreux indices de désagrégation de l’univers altérien procèdent de l’irruption catastrophique dans celui-ci d’une civilisation occidentale pyromane et kleptomane à plus d’un titre. Avec Gide, on se retrouve à des années-lumière de l’imagerie traditionnelle de l’ici et de l’ailleurs en Occident.

Dans ces conditions, on peut comprendre l’extase de Gide en présence de l’ailleurs africain, une extase qui, exprimée en termes superlatifs et hyperboliques, n’est pas sans rappeler l’émerveillement de Christophe Colomb devant l’ailleurs américain. Comme chez ce grand voyageur, l’altérité charme l’ego, les couleurs le ravissent, les parfums l’embaument et l’enivrent, les sons le captivent, la quantité et la qualité des choses l’étonnent… Qu’on en juge par les extraits ci-après.

- “ Nous boys sont d’une obligeance, d’une prévenance, d’un zèle au-dessus de tout éloge ” ;

- “ Partis à 5 heures du matin, nous arrivons exténué, excédés, à l’étape, vers 1 heure […]. Je m’attendris en songeant à nos porteurs […]. On s’attend à les voir arriver fourbus ? – Ils chantent – Ronchonnant ? – Ils disent : ‘Merci Gouverneur’ – Pas une récrimination, pas une plainte. Un bon sourire, en réponse à nos quelques paroles affables lorsque nous passons près d’eux. Ces gens sont admirables ”.

- “ Après m’être étonné de ne pas voir plus de crocodiles, en voici tout à coup des quantités incroyables. […]. Il y’en a de toutes les tailles ; certains à peine longs comme une canne ; d’autres énormes, monstrueux. Certains sont zébrés, d’autres uniformément gris ”

- “ Par instants les bancs de sable sont tout fleuris d’échassiers, de sarcelles, de canards, d’un tas d’oiseaux si charmants, si divers que l’œil ne peut quitter les rives ”.

- “ Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d’autres fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie. J’avance dans un état de ravissement et d’exaltation indicibles (sans me douter hélas ! Que nous ne reverrions rien d’aussi beau). Ah ! pouvoir s’arrêter ici, pouvoir y revenir… ”. 

- “ La case des Massa […] est belle : et ce n’est pas tant son étrangeté que sa beauté qui m’émeut. Une beauté si parfaite, si accomplie, qu’elle paraît toute naturelle […]. Oui vraiment, cela est beau comme un produit naturel. Ah ! pourvu qu’un administrateur trop zélé ne vienne pas, au nom des principes d’hygiène, percer ces murs, ouvrir des fenêtres, réduire à je ne sais quel commun diviseur, ces purs nombres premiers ! ”

- “ Et tandis que j’essaie de dormir, mes pagayeurs commencent un chant […] qui est bien le chant le plus extraordinaire que j’aie entendu dans ce pays. Ah ! que Stravinsky ne pût-il l’entendre ![22].

Gide apparaît donc comme un Christophe Colomb des temps modernes dont la comparaison de l’ici et de l’ailleurs participe à la promotion de sa praxis en une ascension au Paradis, contrairement à la praxis marlowienne qui, chez Conrad et sur le plan littéral, équivaut à une descente aux enfers. Dès lors, on comprend qu’il fustige sévèrement un système colonial mettant en péril son paradis africain. Il s’y emploie au point d’émouvoir l’opinion française dont les élus prennent des décisions allant dans le sens de la modification[23] dudit système. Ainsi, sans vraiment le laisser paraître, la description comparée s’avère être ici une des muses de la sensibilité éminemment humaniste de son auteur.

Ses instances renvoyant à l’ici anglais et à l’ailleurs libérien, et sertie dans le cadre d’une relation de voyage à caractère “ muthologique ” et gnoséologique, la description greenienne est idéologiquement orientée vers la quête, la découverte et la sublimation sado-masochiste d’un irrationnel et d’un primitif auxquels elle donne un relief dont ils ne peuvent ainsi se passer.

A la différence des œuvres de Conrad et Gide dont les histoires se situent en Afrique équatoriale française, Voyage sans cartes rend compte du séjour de Graham Greene en Afrique occidentale anglophone, et plus précisément au Libéria en 1935. Cependant, l’esprit et la lettre du propos greenien coïncident globalement avec ceux de ses prédécesseurs, de sorte que l’on peut être fondé non seulement de voir en Greene un épigone de ceux-ci, mais aussi de penser que ces trois auteurs vivent la même expérience dans différentes parties du continent africain. De nombreux indices hypotextuels corroborent cette hypothèse. Quelques uns se rapportent clairement à Conrad, sans compter les allusions à peine voilées à celui-ci. Exemples :

- Mentions du titre de la relation de Conrad[24].

- Mention du nom de Conrad et citation d’un passage de son fameux "Congo Diary " : “ Conrad nota dans son "Journal du Congo" : Jeudi 3 juillet, … rencontrai un contrôleur d’Etat en plein travail. Quelques minutes après, vis, dans un lieu de campement, le corps d’un Backongo mort. Tué par balle ? Odeur horrible ! ”[25]

- Etc.

S’ils ne sont pas aussi explicites que ceux renvoyant à Conrad, les indices de la présence de Gide chez Greene semblent plus abondants parce que se trouvant à quasiment tous les niveaux des structures descriptives de l’œuvre de ce dernier : comme Voyage au Congo, Voyage sans cartes confine à une enquête anthropo-sociologique.

Sur le plan technique, cette double présence hypotextuelle fait donc de Voyage sans cartes une synthèse de Cœur des ténèbres et Voyage au Congo. L’emprunt de Greene à Conrad est de nature anto-gnoséologique. Comme dans Cœur des ténèbres, la description s’accompagne de réflexions existentielles sur son objet, celles-ci abondant généralement dans le sens de l’ébranlement des certitudes civilisationnelles et traduisant, en conséquence, une quête des origines jadis perdues.

Cette quête des origines s’assume religieusement, pour ainsi dire, et s’énonce sans ambages :

Il y a des moments d’impatience où, ayant assez de rester au stade urbain, on a envie d’éprouver quelque malaise pour essayer de retrouver […] le “ cœur des ténèbres ”, […], un moment pour soi basé sur la connaissance, non seulement du présent, mais aussi du passé duquel on a émergé[26].

Et les origines objet de cette quête se matérialisent, pour ce qui est de l’essentiel de l’emprunt à Conrad, dans les qualités morales d’affection et de retenue mises en relief par la description comparée de l’ici et de l’ailleurs :

L’amour, a-t-on dit, fut inventé par les troubadours, mais il existait ici sans les atours de la civilisation. Ils étaient tendres envers leurs enfants (j’entendis rarement pleurer un enfant, excepté devant un visage blanc, et je ne vis jamais personne en battre) ; ils étaient tendres les uns envers les autres, d’une tendresse douce et mesurée ; ils ne criaient pas, ne grondaient pas ; ils ne se mettaient jamais dans tous leurs états comme sait le faire l’Européen[…]. On remarquait, tout le temps, un niveau de courtoisie auquel on se sentait le devoir de se conformer[27].

Quant à la présence de Gide chez Greene, elle est de nature ‘mutho’-gnoséologique. Contrairement à celle de Marlow qui est réduite à la portion congrue, c’est-à-dire à juste ce qu’il faut en tant que prétexte à des considérations into-gnoséologiques plus importantes pour l’auteur, la praxis greenienne s’amplifie sur le modèle gidien et s’accompagne de ce fait d’abondantes descriptions comparées lui donnant l’allure d’une enquête anthropo-siociologique. Cependant, plus que chez Gide, cette description est systématisée au point de voiler la dimension ‘muthologique’ de la relation greenienne. Ainsi, il n’est pas fait très grand cas des entrées datées auxquelles sont préférées des titres à résonance anthropo-sociologique des différentes parties de l’œuvre, titres dont la succession n’obéit pas forcément à l’ordre chronologique.

La symbolique de la description greenienne a donc partie liée avec la quête et la redécouverte euphorique des origines, même quand celles-ci présentent un visage à la négativité intrinsèque ou extrinsèque. Il n’est pas fait mystère de cette symbolique dans la mesure où il est admis qu’“ ici au Libéria, maintes et maintes fois, on repérait des traces de ce dont nous sommes partis dans notre processus d’évolution. […]. On avait l’impression d’être rentré chez soi ”[28]. Ces traces réfèrent aux aspects dits primitifs de l’ailleurs relativement aux marques d’un stade dit d’évolution de l’ici. Ce sont les traits communément perçus chez le “ bon sauvage ”, la virginité paradisiaque de sa spatio-temporalité, mais aussi son dépouillement matériel et intellectuel tel que décrit par Céline dans Voyage au bout de la nuit :

Ce n’est […] pas n’importe quelle partie de l’Afrique qui agit aussi fortement sur l’inconscient ; certainement aucune partie ou le colon blanc a le mieux réussi à reproduire les conditions de son pays, les mœurs et l’art populaire de celui-ci. Une bonne dose de ténèbres, de mystère est nécessaire. […] ; cette Afrique peut […] signifier le désespoir comme quand Céline écrit : “ dissimulées dans les frondaisons et les replis de cette immense tisane, quelques tribus extrêmement disséminées croupissaient çà et là entre leurs puces et leurs mouches, abruties par les totems en se gavant invariablement de maniocs pourris ”[29].

Mieux encore, l’attrait des origines réside également dans la barbarie avec laquelle elles peuvent se confondre, même quand cette barbarie se matérialise dans les pires exactions. A preuve la satisfaction éprouvée par l’ego devant les massacres inter-libériens exposés dans un “ Livre Bleu ” du gouvernement britannique :

Il y avait quelque chose de complètement satisfaisant dans ce tableau. Il semblait vraiment qu’on ne pouvait être plus profond que cela ; les pénibles détails étaient accumulés dans le Livre Bleu de l’administration britannique avec un réel effet de grandeur ; les petites injustices du Kenya ne devenaient que peccadilles et bavures de banlieue à côté de ceci[30].

Il y a ici comme un écho de Conrad applaudissant la capacité de l’altérité à concilier anthropophagie, retenue et fidélité. Ersatz de la barbarie, la civilisation ne saurait être sans cette dernière qui n’a de cesse de rappeler le civilisé authentique à son bon souvenir. Ainsi s’explique l’appréciation sado-masochiste d’une barbarie objet de description euphorique de la part de Greene, par opposition à une description dysphorique de la civilisation. Tel nous semble de biais de la description comparée dans Voyage sans cartes.

Au demeurant, la relation de voyage moderne ne sacrifie qu’en surface à la tradition séculaire relativement à la problématique de la description comparée. Comme les anciens en cette matière, les modernes se définissent comparativement à l’altérité. Mais, parce que s’appuyant sur une épistémologie de nature cartésienne, à savoir une anthropologie affinée par divers acquis antérieurs, leurs protocoles gnoséologiques se situent aux antipodes de ceux de leurs prédécesseurs. De sorte donc que leurs conclusions et celles de ces derniers sont dans ce même rapport antinomique. Qui plus est, le contexte ne se prête pas à l’ancienne vision idyllique de soi et péjorative de l’altérité. Porteuse des germes de sa décadence, la civilisation occidentale fait sa maladie à intervalles rapprochés et, donc, inquiétants. Mûe, comme l’enfant prodigue, par l’instinct de survie, elle s’en retourne à ses origines comme en quête d’une panacée dont la source se trouve au “ cœur des ténèbres ” primitives qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Tel nous semble le cadre global des formes, fonctions, théories et pratiques culturelles de la description comparée de l’ici européen et de l’ailleurs africain dans le récit de voyage européen moderne.

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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[1] Cité par William B. COHEN in Français et Africains, les Noirs dans le regard des Blancs, 1530 – 1880, Gallimard, 1981, p. 21-22.

[2] Cité par Danielle LECOQ in "Rome ou Jérusalem : la cartographie médiévale entre l’influence antique et l’influence chrétienne", in Fascicule n°21 du Comité Français de Cartographie, septembre 1989, p. 22.

[3] cf. l’histoire biblique de la malédiction de Cham par son père Noé.

[4] cf. Le discours de l’altérité de Francis AFFERGAN, Paris, P.U.F., 1987, p. 98. Cet auteur emprunte lui aussi ce schéma à l’ouvrage. Les aspects de la marginalité au Moyen âge, Montréal, Ed. de l’Aurore, 1975.

[5] Cité par Affergan, id., p. 68. 

[6] cité par Cohen, op. cit., p. 35.

[7] Idem. p. 116.

[8] Id. p. 129.

[9] Id. p. 129.

[10] Id. p. 311.

[11] Id. p. 297.

[12] Nous traduisons de l’anglais Journey without maps, comme nous le ferons de tous les extraits de cette œuvre. – Les références à ces trois œuvres se rapportent aux éditions suivantes : Librairie Générale Française, traduction de Catherine Pappo – Musard (1988) pour Cœur des ténèbres ; Gallimard (1981) pour Voyage au Congo ; Penguin (1980) pour Journey without maps.

[13] Cf. p. 148, 181.

[14] Cf. p. 71, 73.

[15] Cf. p. 131, 133.

[16] Il s’agit de Des couleurs symboliques dans l’antiquité, le moyen âge, et les temps modernes, publié en 1937 à Paris.

[17] Cf. Cohen, p. 307.

[18] Cf. p. 97, 169, 290-291, 359, 130 et 136 respectivement.

[19] 496 pages contre 156 en anglais respectivement pour une présentation matérielle identique.

[20] Gide dédie son œuvre "à la mémoire de Joseph Conrad".

[21] Gide dédie son œuvre “ à la mémoire de Joseph Conrad ”.

[22] Cf. p. 211, 207, 205, 97.

[23] Cf. les appendices de l’ouvrage, surtout celui de la deuxième partie intitulée Le retour du Tchad.

[24] Cf. p. 19 et 248.

[25] Cf. p. 20.

[26] Cf. p. 19-20.

[27] Cf. p. 80.

[28] Cf. p. 93.

[29] Cf. p. 20-21. Cette traduction de la citation de Céline est une reprise du texte originel qui est en français.

[30] Cf. p. 18.

 

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