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Les derniers jours (mots) de Pompeo - [in "Hypocrisies"]
Les derniers jours (mots) de Pompeo 11 (Patrick Cintas)

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 Article publié le 10 mai 2020.

oOo

*

* *

C’était (ah oui c’était !) comme en vacances du temps que j’étais môme, sauf que papa était libre et maman encore de ce monde. Arrrgh ! J’en pouvais plus. L’autocar était bondé. L’Espagne mugissait sous le soleil. Les gens montraient leurs cuisses. Ça sentait la bergamote, mais pas celle des Anglais. J’avais une petite sœur qui découvrait le monde extérieur. Jusque-là, elle n’en avait pas conscience. Elle n’avait pas d’amis à part ses personnages de dessins animés. Elle exhibait sa frimousse à qui se proposait d’en commenter les charmes prometteurs. Première fois que j’assistais à la croissance d’une beauté future. Je n’avais jamais accordé une quelconque attention à ce phénomène pourtant ordinaire même en milieu moyennement apprécié des idoles de la Foi. L’autocar n’arrêtait pas de ralentir puis d’accélérer tellement que ça me donnait le tournis. J’étais, disait maman, « d’un blanc pâle ». Ça me coulait dessus avec la chaleur et les cheveux qui voletaient dans l’air moite. Je ne me souviens pas des insectes, genre bruissant ou rampant. J’avais sous les yeux un livre que j’avais commencé par la fin : je ne me suis tout de suite appelé Arthur Gordon Pym. Je n’en savais pas plus sur ce personnage arraché à la réalité par le principe même de l’aventure. Son blog m’avait convaincu que la Terre est creuse et habitée par des êtres supérieurs qu’il serait dommage de ne pas rencontrer pour changer l’existence en roman. En plus, j’arrêtais pas d’érecter. À croire que j’étais destiné à trouver le temps long, à force. Bref, c’était les premières vacances. Papa était en forme. Les employés de la compagnie de transport l’avaient hissé dans l’autocar sans le dévisser de sa chaise à roulettes. Sanglé comme un animal de trait qu’il était, joyeux et bruyant, agréable avec tout le monde et l’œil au guet des gambettes qui saturaient l’ambiance. Un ampallang en travers de la queue qu’il avait, avec un projet de sceptre princier dans la tête. Il n’avait pas convaincu maman qui s’en tenait à ce que la nature lui avait attribué sans souffrances supplémentaires. Elle souffrait beaucoup, surtout en vacances. Et pendant que ma sœur allait et venait dans l’allée, elle maintenait mon sac matelot sur mon ventre, pas furieuse ni fière, mais attentive à ne pas me donner en spectacle, d’autant que papa se grattait l’étui sous son drap léger. Il y avait un chauffeur (je me souviens) et il n’était pas interdit de lui poser des questions pourvu qu’elles fussent relatives aux éléments du voyage, question alimentation de l’esprit et des métabolismes sans lesquels il n’existe pas plus que Dieu lui-même. Je savais pas pourquoi je ressemblais à papa.

— J’ai une nouvelle amie, dit ma sœur.

— Ah vouais… ? dit papa sans se retourner.

— J’en veux deux, dit-elle.

— Pourquoi que t’en veux deux… ?

— Pour être trois… Quatre, c’est un de trop !

J’en ai même pas débandé. Je m’en foutais de ce que j’étais, mais je voulais devenir. Et je tournais les pages, toujours à l’envers, d’embarcation en embarcation. Ariel ! Grampus ! Jane Guy ! L’Espagne rutilait sans trottoirs. Jamais le soleil ne m’avait écrasé à ce point. Effet de loupe des vitrages couverts de traces peut-être immondes. Le docteur m’avait conseillé de bien vider mes poumons avant d’inspirer. L’angoisse s’y prend les ailes, disait-il, la main mesurant mes centimètres de monstruosité. Papa avait aussi perdu ses dents et personne ne les avait remplacées. C’était le prix des vacances. Maman avait insisté sur ce point. Je ne sais plus ce qu’elle avait sacrifié pour nous distraire. Rien de visible en tout cas. Ou le prix de sa robe d’été. Son corps agile y trouvait des postures appréciées même de loin.

— Elle a quel âge ta nouvelle amie ? dit papa.

— Tu veux la voir ?

— Ma foi si c’est pas trop demander… (il rit) C’est laquelle… ?

(il se soulève un peu pour jeter un œil expert dans la masse compacte des passagers)

(je précise qu’il a sa place près du chauffeur à cause de son état)

(je ne sais pas s’il a inspiré la pitié)

(maman a dit qu’elle se passait de mes commentaires)

(qu’est-ce que c’est que ce blanc ?)

(« Pedro, c’est ta sœur… »)

— Celle avec le chapeau…

— Comment qu’elle s’appelle… ?

— Cristelle…

— J’ai connu une Cristelle… (songeur) Ça devait être dans une autre vie… Maman… ? Ré-explique-moi ce truc de la métem… métemps… ahrrggg !

— Plus tard, mon fils… J’ai l’esprit ailleurs en ce moment. (elle attend) N’oublie pas de me reposer la question…

Conversation inachevée. Comme toutes mes œuvres, Pompeo. Je vous préviens. Vous ne direz pas…

Je n’ai pas l’intention de vous reprocher…

Ça m’est si souvent arrivé…

Quoi… ?

Qu’on me reproche… cet inachèvement. Je ne voudrais pas…

Essayons quand même ! C’est… C’est la première fois… Je ne sais pas… ce que c’est… Vous… Vous me direz… au fur et à mesure… le temps qu’on prendra… vous et moi… à l’intérieur de…

De ces années, Pompeo.

— Vouais, dit papa. Je vois le chapeau mais pas ce qui est dessous… Elle est timide, ta copine… ?

— Je sais pas comment elle est.

Des fois, on ne sait pas. On n’y peut rien changer. Ça n’est ni vide ni plein. Ça doit appartenir au domaine mathématique alors qu’on n’est pas doué pour les maths. Ou inversement. Oui, c’était très semblable à ces vacances espagnoles l’été, ce voyage en autocar avec un écran, chauffeur mis à part. Le monde a changé. Pompeo m’avait prévenu : « Sitôt que vous aurez mis le nez dehors, vous sentirez la différence… Comme si le Temps avait changé de nature. C’est ce que je ressens tous les jours en rentrant chez moi.

— Sauf que je ne rentre pas chez moi…

— Vous savez où vous allez. C’est la même chose. Alors, ces vacances… ? »

Puisqu’on en parle… Le même autocar vert avec sa rayure blanche horizontale. Il y avait quelque chose d’écrit dessus. Encore un effacement. Je ne me souviens pas non plus du chapeau de Cristelle. Le chauffeur a dit :

— Encore un arrêt et on est chez nous !

On s’est arrêté comme il a dit. L’endroit était désert. Des barraques autour d’une place de terre et de cailloux. Des pitas à la place des arbres. Les ombres se dessinaient nettement sur l’ocre de la poussière. Je ne voyais pas le ciel faute d’y chercher le soleil, mais d’autres se laissaient convaincre par ces aveuglements d’escale. Du provisoire alors qu’on cherche à se fixer comme l’oursin en attendant d’être cueilli. Un diable sortit du ventre de l’autocar. Le chauffeur le fixa au plancher dans l’ouverture. Papa extrait de l’ombre à l’échelle de la vitesse d’exécution de la manœuvre. Son mât avait perdu ses voiles. Maman souffla et elles se soulevèrent comme autant de fantômes. Elle scrutait les regards sans y trouver de quoi injecter son venin d’épouse d’infirme. Mais ma sœur, Cristelle et moi nous étions déjà loin, courant à la fontaine gardée par les vieilles qui étaient revenues depuis longtemps de leurs voyages migratoires. Leurs mains d’ouvrières montraient la façon de puiser cette eau. Nous en jouâmes jusqu’au retentissement du klaxon. Je ne me souviens de rien d’autre…

— Ainsi, dit Pompeo, il y a ces choses qui nous fuient… Vous faites bien de me prévenir, Arthur… Vos leçons narratives me seront utiles… Vous avez besoin de moi pour…

— Je me demande s’il y aura aussi (dans ce temps qui nous occupe en ce moment) une pénultième escale… Avec une fontaine pour abreuver nos soifs d’enfants. Et ces vieilles en noir, sans dents, mais avec des yeux qui n’ont rien perdu de leur beauté d’antan…

— Vous allez mettre ça dans mon roman… ? Je ne sais pas si l’effet…

— Ne vous inquiétez pas pour les effets, Pompeo. (jetant un œil à travers le parebrise) On ralentit… Est-ce la pénultième… ? Je ne vois pas de panneau… indicateur. En général, on signale ce genre d’évènement. Tout est prévu pour ne pas nous prendre au dépourvu. On craint les conséquences de l’inattendu sur nos capacités à comprendre pourquoi on en est là… (sautant de joie et se le reprochant aussitôt) Oui ! Oui ! C’est bien un arrêt. Et ce n’est pas le terminal. Mais rien ne dit qu’il n’y en aura pas d’autres. Pas un panneau, rien. À part cette ligne et ces flèches. Oh ! (seretenant au volant) Si ce n’est pas du monde, je me trompe ! Sans papa ni maman cette fois. Sans Cristelle. Je ne me souviens décidément pas du chapeau. De paille ou de toile. Quel ruban pour retenir les cheveux ? Maman a pris le gouvernail de la chaise. Le mât secoue ses voiles.

— Tu pisseras si je te dis de pisser ! Ensuite, tu videras le pot que j’ai sous les fesses. Je vais aussi me rafraîchir le visage. Cette gosse m’a mis en feu !

Mais ce népapapa qui la viola.

*

Je conçois que cette dernière incursion dans le domaine de la mémoire laisse à désirer… Je l’ai proposée à Pompeo comme un exercice préparatoire, car le sujet de ce texte ne me concerne pas, n’a rien à voir avec l’histoire familiale et personnelle qui m’a finalement coûté ma liberté. J’affute ma plume, n’ayant rien écrit de bon depuis que je me limite à explorer mes quatre murs (que je possède en quelque sorte) et les rayonnages de la bibliothèque qui constituent (en quelque autre sorte) ma terre creuse. Je ne sais même plus pourquoi j’ai accepté de mettre ma plume à la disposition de ce gardien somme toute ordinaire. Mais je ne lui dois pas que l’usage quotidien de la bibliothèque. Il est aussi celui qui argumenta ma demande de sortie « dans un but précis ». Des années de tractations ! De la paperasse et des pages arrachées au Code ! Pour les coller entre les lignes. Quel poème cette sollicitude ! Et un beau jour dont je ne saurais vous dire la saison, Pompeo entra dans ma chambre, secouant les feuillets de mon destin sous mon nez en proie à d’autres chienneries dont je ne lui dis rien. Il y avait un billet d’autocar. Et un itinéraire obligatoire avec peine de sanction en cas de manquement. Personne pour me surveiller. Quelle nouveauté ! J’allais aller seul ! Et où je voulais aller ! Mais ce n’était pas les vacances, dit Pompeo. Il le regrettait. Je dis :

— Ça ne fait rien. Papa et maman sont morts. Ma sœur est mariée. Et Cristelle… Ah ! Cristelle !

— Cessez de vous tourmenter, Pedro. Sinon…

— Sinon ?

— Sinon vous n’écrirez pas mes mémoires comme convenu… Vous écrirez…

— Qu’est-ce que j’écrirai… ? (inquiet)

— Qu’est-ce que j’en sais, moi !

Je n’en savais rien moi non plus. Je suis monté dans l’autocar comme je l’ai raconté plus haut. Tout s’est passé comme je l’ai dit. J’étais seul au moment où j’y pensais, assis au volant à la place du chauffeur. L’écran papillotait, cette fois sans géométrie hexadécimale. Je n’avais rien déchiffré. Pas d’outils désassembleur pour ça. L’autocar manœuvra dans le vide. Le haut-parleur eut le temps de dire vous n’êtes pas arrivé n’oubliez pas de remonter à bord avant le prochain départ et de me souhaiter de trouver un bibelot digne de Pompeo. Les étalages foisonnaient de couleurs. J’en avais le vertige.

— Vous venez de loin ?

— J’écris les Mémoires de Pompeo.

— De quoi ça parle… ?

— Ça ne parle pas pour l’instant, car je n’en suis qu’à la phase préparatoire…

— En quoi consiste-t-elle donc… ? Je suis curieux de…

— Mais ne vous reprochez pas votre curiosité, mon ami étranger ! (tapant du pied) Mais je n’ai pas le temps de vous expliquer ! Je ne voudrais pas rater l’heure…

— Nous avons le meilleur choix… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir… ?

— Ce n’est pas pour moi…

— C’est pour maman alors… ?

— Nnnnon… C’est pour…

Cristelle. Un coffret en coquillages. Avec rien dedans…

— Mais si vous voulez, vous pouvez le remplir. Il est assez…

— Vous ne me demandez pas qui est Cristelle ?

J’avais lu quelque part (mais pas dans la Narration) que la dernière escale avant le terminus interdit toute idée de fin du voyage… comme si Arthur revenait peupler notre imagination… en plein XXIe siècle ! Je manipulai alors nerveusement divers objets en coquillages. D’autres coffrets, des colliers, une pipe, un tableau représentant le bonheur à deux, une scène érotique. Le marchand me surveillait. Il tenait à ses coquillages comme les coquillages à leur support de carton.

— Vous voulez que je vous donne des idées… J’ai l’habitude…

Lui aussi avait son roman mémoriel en poche. Signe des temps. Je reculai.

— Vous n’achetez rien ? Cristelle sera déçue…

— Ce ne sera pas la première fois…

— Ah bon… ?

Je sortis sans rien. Rien gagné, rien perdu. La vie. Rien payé. On appelle ça le temps.

*

* *

 

 

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