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Le récit ruisselant (Pascal Leray)
18- Sécrétions illicites

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 Article publié le 20 septembre 2020.

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Sécrétions illicites

La perfidie était qu’on avait sécrété nos chairs en toute illégalité. Ce qui revient à dire qu’au lieu de pieds, nous marchions par nous-mêmes. Ou parfois le contraire : de grands pieds vivants, mais qui ne demeuraient jamais longtemps, qui dictaient de leurs plaies, dans une langue froide, d’impossibles testaments qui étaient tous autant de railleries. Ces railleries visaient tout d’abord les vivants, légaux et illégaux, désincarnés ou gras – car de leur point de vue de moribonds, la différence était bénigne, tout à fait bénigne. Je ne revenais moi-même à rien, ou presque, peut-être à mon souffle car lui seul à leurs bizarres perceptions pouvait m’indiquer. Dans le domaine hospitalier qu’on réservait, par une charité bien hypocrite, aux pieds défenestrés, par un odieux miracle de la science, j’errais souvent par un masochisme dure, avec surtout l’envie de perdre mon identité. C’était aussi en ce lieu invariable que je pouvais m’assurer certaine sérénité.

De grandes Sœurs parlaient autour de moi, tout en enrubannant leurs derniers pieds de la journée, parlaient pour qu’on n’entende pas les cris ultimes des mourants. J’étais furieusement amoureux d’elles, mais je ne savais pas comment le leur dire, car nous ne parlions pas le même langage. La lenteur de leurs voix m’envenimait. Mon âme, plate par défaut, se gondolait de les entendre, ce qui provoquait une série de douleurs contrastées, qui atteignaient parfois la boule de chair variable que j’étais mais qui, pour demeurer comme virtuelles, ne m’accablaient pas moins, bien au contraire. Voilà, au fond, pourquoi j’étais ici. Dehors, les policiers me poursuivraient mais je n’en avais cure. Je voulais d’abord séduire une Sœur, lui dérober un pied, et puis m’enfuir, partager ma souffrance avec cet autre monde.

On m’aura souvent parlé de ces sortes de fusion, qui sont aux yeux des êtres tels que moi, conçus dans l’illégalité, les manifestations probables de cette ambition, la seule, de comprendre la mort, en soi, et de la dorloter. Les pieds, ci-bas, sont les gardiens de ce domaine, féroces et jaloux car c’est tout ce que l’on peut leur envier. Absolument. Ils n’ont rien d’autre. Pis, ils ne le gardent jamais bien longtemps. A peine quelques jours. Et c’est le privilège des immenses Sœurs, de leur dérober un tant soit peu de ces secrets dont ils ont le privilège. On m’aura bien souvent parlé de la pénétration des Sœurs, comme une mer vous engloutit ou comme on siffle, avec délicatesse. Et ce sont des voix exaltées qui parlent. Nul doute qu’ils n’ont jamais vécu ce qu’ils racontent. Peu importe ! Ce sont mes semblables. Leurs propos m’auront suffi pour me donner envie.

Les pieds détenant le mystère, il a semblé correct aux officiers de nos gouvernements de leur offrir cette hospitalité odieuse, charitable, inévitable qui nous fut interdite. Vivants, et monstrueusement vivants, nous n’avons droit à rien. Subsistons par nos moyens propres. Dormons à la belle étoile. Car notre sang est illégal, pourtant, nous sommes traqués. Il aura fallu que je creuse pour me réfugier à l’hôpital, qui est gardé par des cerbères, la nuit, et qui est naturellement inaccessible tout le jour. Les Sœurs, je les ai vues, mais elles ont feint de m’ignorer. Je vais et viens dans l’hôpital sans que nul ne me crispe. Alors je ne raconte pas l’obscénité des scènes auxquelles j’ai assisté, redevenu enfant aux abords de la mort vraie d’un pied, cette mort qui se matérialise et qui vit, en lui. La Sœur s’approche. Elle est hâtive, elle veut savoir. Le pied obtiendra tout ce qu’il quémande d’elle, c’est la solitude.

Mais moi aussi, je veux savoir. Je ne veux pas me consacrer aux lubies de ces pieds à l’agonie. C’est mon tourment. Et puis, on ne voudrait jamais de moi. C’est vrai que je suis né ainsi, bien lisse. Il ne me reste qu’à violer une Sœur. Et je l’attrape et je la mange. C’est l’échec. Je ne vois toujours rien. Par contre, j’entends bien le rire de l’un d’entre eux, qui était pourtant occupé à se dissoudre, à l’instant même. Je recule. Je ne tombe pas, et pourtant le désir est là, en moi, béant, qui me tracasse le ventre, qui cogne si fort ! Je suis l’échelle de corde d’hier soir – son souvenir m’est parvenu, je tourne. Etc.

 

La cessation du sucre

 

Il y a longtemps que j’ai trouvé cette tasse de café. Plus longtemps encore même que j’avais le sucre. Et tout est déjà différent, dans ce maudit jardin, quand on a avec soi du sucre et du café.

Mais le chemin qu’on m’a fait emprunter est d’une extrême lenteur. J’ai tant marché que j’ai les dents qui rongent le sol ! Ce n’est pas grave. En aucun cas : j’ai tant donné à cet univers mort que ma quête ne pourra plus être absurde. C’est une question de porte (car ici comme ailleurs, une certaine couenne veille).

Viendra le jour où je pourrai m’asseoir et boire dans le calme et une joie secrète, bien profonde, mon café. Le sucre y est déjà ancré et voilà le malheur : c’est qu’il refuse de fondre. Il en parle beaucoup, parfois même il promet - et demeure. Voilà toute l’alchimie de ce maudit jardin.

En fait, ce qu’il me faudrait, c’est une cuillère. Je cherche, je cherche et l’on me dit, du moins j’entends que le métal n’existe pas ici. Et une branche d’arbre ? Bien trop ironique. Je lui ai jeté des pierres, à ce morceau de sucre : elles ont jauni, il les a rejetées. J’ai voulu l’écraser mais il n’y avait rien à faire : le temps ne passerait jamais.

C’était une langueur inextinguible qui régissait chaque chose du jardin, si bien qu’on était prévenu, on apprenait à chaque instant la densité exacte de ce monde. J’ai dû lâcher la tasse de café mais j’y suis revenu le lendemain. Depuis, je pars et je reviens. Ce long périple autour d’un gouffre que je ne saurai en aucun cas absorber mais qui, je me le suis promis, se laisserait du moins goûter dans un silence extravagant, ma cheminée ne peut pas être tout à fait vaine. Longtemps, je dois marcher pour parvenir aux bonnes raisons qui me poussent. Mais à peine y suis, il me faut repartir. Car c’est ce maudit instrument, d’argent, de fer - dont j’ai le plus besoin. Où le trouver ? Ça ne se trouve pas ici. Ailleurs ? Voyez, l’absence de sortie. Renoncer au café ? Jamais.

 

Le rêve de l’homme-poisson

 

C’est le regard de cet homme-poisson qui pose problème, si l’on observe le rituel de son rapport au monde dans son ensemble.

Il n’y a pas cette dualité que l’on pourrait attendre d’un être tel que lui, c’est-à-dire archaïque (ou fantastique, ce qui, étant donné un certain degré de civilisation, semble s’y fondre).

Envisager chacun de ses organes dans leur plus pure spiritualité ne nous satisfait pas non plus, dès lors que tout est un et se répète en des faisceaux qui plus est inexistants. Ombre, lumière sur une même rive, inespérée : on a quand même bien du mal à y croire, car la rive est elle aussi inapparente. Et pour ainsi dire, nous gardons de nos doigts la sensation multiple.

Le tableau vivant, sur lequel on se crée pour épier l’homme-poisson, le grandissant, avec une rougeur de teinte mêlée de non-teinte, glissant isolément sur la toile tandis que l’autre tourbillonne et nous distrait, a aussi pour fonction de nous rendre à mourir, et si possible avec passion, avec véracité.

Ce qui demeure, c’est que cet autre n’est pas autre. On le rapproche et il s’éteint, c’est tout : il se dilue ; ou on l’éloigne, on le bannit. Pourquoi ? Et la figure du poisson se divise. Elle n’est pas créée, ou transmise, pensons-nous alors le plus souvent, mais avérée, puis ingérée. Soit, mais que ces formes diverses, toutes révélatrices par ailleurs (sinon que l’on ne sait de quoi), aient comme une désuète parenté - ce qui revient à voir de beaux tableaux d’orgasmes dans l’œil du poisson-mort ou homme -, il ne sera plus guère possible de croire ou de ne pas, ou de juger ou d’estimer.

Ce sont les muscles qu’il aurait fallu trancher : rien d’autre que l’ébauche de leur propre inanité. Est-ce autre chose, un tel tableau ?

Il faut parfois adopter un regard scientifique sur le monde, à savoir ce qu’il est exactement, et surtout dans quelles limites. Il est aussi une question qui est de se méprendre quant aux termes de la réalité. Est-ce moi, tout d’abord ou le monde ?

Le regard de l’homme-poisson ne suffit plus. L’alchimie qu’il a cru contracter était vaine. Ce regard se soumettait, au fur et à mesure, à l’usure et à l’air. Donc, il ne resterait rien : une icône, et cela seul braverait notre soif. Les signaux qu’on reçoit, qui sont de l’air, de l’eau mais aussi notre chair, se rencontrent, se fondent presque. Cependant, tout se défait bientôt, et ce qui reste fonde. C’est le système nerveux qu’il faut tenir pour responsable. Une moelle épinière, un dogme.

A travers le système nerveux, en son enceinte par exemple, se joue un ballet (et il est anonyme, égarant plus qu’il ne soutient) ; le rythme dont la pulsation émane et ne reconnaît rien, la sensation de ces multiples pôles ou doigts, la lointaine source, tout concourt à ce que cette intrigue, purement musicale déjà, n’aboutisse en rien. Et c’est le tissu nerveux même, c’est ce sur quoi on se greffe, de part et d’autre, qui est en cause.

Le reste n’a pas d’importance. Le rêve-de-l’homme, poisson par exemple, dont les yeux exorbités ne contemplent pas, mais approuvent, ce qui pour l’heure nous paraît navrant, cet archaïsme comme nous en avons convenu, et combien millénaire ! n’existerait pas non. C’est là pourtant que l’on a du mal à comprendre ce qui vit sous le tissu. On peut admettre qu’il s’agisse d’une chambre dont la porte entrebâillée nous laisse percevoir la draperie, comme s’il y avait à lire, et qui plus est secrètement. Mais on ne parvient pas à lire. L’obscurité est trop mouvante, comme si deux verbes collaient l’un à l’autre. Finalement, on s’apercevrait qu’il y en a bien plus, et l’on se dépêcherait de ramasser les bris de voix. Au bout d’un certain temps peut-être l’on s’apercevrait que tout cela est aussi vain, risible et il faudrait chercher ailleurs.

On a souvent, à des moments approximatifs, la nostalgie de l’homme poisson. On le méprise et il y a de quoi le vénérer car il survit et il génère, ce à quoi notre bonheur ne peut atteindre.

Ramasser les éclats de l’homme-poisson ne servira à rien. On sait d’avance qu’il faudra composer avec une masse infime, une autre plutôt vaste, similaire en toute autre chose, mais qui ne formeront jamais un ensemble uni, homogène. C’est ce qui donne cette impression, que tout est morcelé et que soi-même, on tremble.

Au contraire, il semble qu’il faille vraiment composer avec, ce qui reviendrait, semble-t-il, à ne pas composer, sinon à titre fraternel et dans une totale équivalence. Mais voyez : votre regard n’est plus celui du spécialiste, celui du savant.

Qu’avez-vous fait de votre sexualité ? 

 

Leçon seule

 

Une leçon, qui ne fera que quelques pages et qui, nous l’espérons, n’en sera pas restreinte pour autant car elle existera, et il faudra la lire avec le plus grand soin : sa densité requiert de la violence, de ce qui est à même de frayer en soi le chemin – vers l’inconscient.

Il ne faut pas s’y tromper : rien dans ces lignes n’est bien proche de la vérité. A savoir qu’on les lira mais il n’y aura jamais, au cours (si lent soit-il) de la lecture, de révélation. On a bien l’impression parfois que le monde obéit d’un frémissement à ce qu’on lit et que, les yeux levés à nouveau sur sa gigue, elle gagnerait en sensualité. Mais ce n’est pas un leurre : c’est seulement soi.

Rien n’est si simple ! Il faut parfois se rendre à l’évidence. Ce qui est tangent, c’est soi et rien d’autre. Ce qui s’illumine, c’est au loin et ce sera.

Aussi, puisqu’un aïeul qui exista nous en légua le prix, payé pour une éternité somme toute amoindrie par l’existence même, observons ce chemin qui grouille, ne l’infestons pas. Nombreux sont ceux qui échouèrent ! C’est la gravitation qui est le balancier, et rien de scientifique !

C’est à la portée de tout le monde… un secret de polichinelle – mais une vase. Et bien que tout un chacun se sache, on semble se méprendre au naturel, ainsi qu’on puisse se parler…

Nous ne nous répétons jamais : c’est ce qui tremble, et nous ne cessons de nous voir. Pourquoi parler ? Avec indifférence. Combler les silences, aménager la solitude. Convenir, enfin, que tout cela est bien.

On peut encore imaginer sa propre silhouette dans la plénitude. Il faut avoir hâte, pourtant, de contempler ce corps comme nu avec ses plaies, de les voir telles qu’elles sont : d’une blancheur de carrelage.

On ne peut qu’insister sur la banalité de la rencontre. Ou rire à l’évidence de la scène, etc. Un millier d’attitudes, qui reviennent, dirait-on, au même. Comme si l’interstice n’était pas lui-même manifeste, écrasant : comme s’il n’avait que des ressources, ce maudit triple-ruisseau, la multiple rencontre. Comme si tout s’influençait et de vagues stériles encore !

Et enfin tout serait à en croire ces idoles, de même, une délégation du sillon de la vue par exemple, ou de l’ouïe ou du toucher. Tout cela nous entraîne, certes nous le voyons, mais où ? Et tout cela nous persécute, nous harcèle.

Nous avons beau jeu, pourtant, de dire : nous n’y voyons rien ! Qui regarde ? Il n’y a que des imbéciles pour chanter, quelles élucubrations ?

Nous pouvons à présent révéler l’histoire de quelqu’un qui se trompe et qui a bonne figure, si j’en crois les rumeurs. C’est quelqu’un qui avait un logis à Marseille, près d’une blanchisserie de renom. Elle ne faisait que du blanc. Les chemises vertes, noires, toutes revenaient blanches. Notre notable est mort. Il y a quelques jours, vous le saurez certainement : on souffre atrocement dans le quartier où il avait sa résidence. C’est un cauchemar ou un théâtre. Et on le voit marcher, on a des hallucinations.

C’est tout d’abord cette chemise blanche qui éclate littéralement aux yeux. Puis, l’incarnat de l’homme mort : le reste ne se laisse pas attendre, parle. Les oraisons funèbres se succèdent, se gravissent. Hideuse pyramide ! Momentanée, espérons-le.

Seul le gérant de la blanchisserie ne pleure pas. Un homme, par sa faute, meurt tous les jours plusieurs fois. Son erreur, pourra-t-on répliquer, n’est pas un drame. C’est seulement le fait de quelques-uns, privilégiés en quelque sorte. C’est bien sûr faux, soudain : on n’y croit plus, au moment où l’on voit, tout cela tombe en ruines, parements, les vêtements du monde…

Imaginez leur secrète influence : coloris, effluves, et leurs complicités indénombrables. Jusque en soi puisque cela existe. Et à la fin, vous aurez voyagé entre chacune de vos mains, et vous aurez à vous considérer. Comment imaginer, au même instant, que ceci vous soit réservé ? Vous avez aussi à y croire. Pour l’heure, dites-vous, c’est l’humanité entière qui gémit, pas moi. Cela ne change rien. Vous n’êtes pas encore scindé à l’infini.

Rien ne vous sera dès lors difficile à percevoir. C’en sera effrayant : des milliers de montagnes menaçant de surgir à tout instant avec pour seule frénésie votre pensée. Un labeur monotone au dieu changeant et humiliant. Comme si, à quelque moment du réel, une certaine parenthèse convenait. En une succion toujours plus fragile : vieillesse, tu nous a, par postérité, enfreint avec des ailes. Relève le défi. Et quel défi ? Rien que de la poussière, enfin.

Si vous voulez la vivre, cette vie, il faudra tout d’abord dresser votre vieillesse. Et apprenez que chaque chose cherche à déteindre ; vous aussi, d’ailleurs. Mais vous irez jusqu’au point où, par la lueur momentanément éteinte de votre raison, vous n’aurez rien à voir avec les vêtements que vous portez, ou que vous porterez à cet instant.

Supposez qu’en cet interstice, se préserve une parcelle de vous-même. Il y aurait donc vous, et avec le silence pour dialogue apparaîtrait cette parcelle de vous-même.

C’est le silence qu’il vous faudra interroger : celui d’une méditation ou celui de certaines rues, cela importe peu : apprécions qu’il existe, il ne demeurera pas. Comme s’il se repliait avec la perception de notre ouïe.

Certaines personnes marchent ainsi toute leur vie à poursuivre un silence inaccessible, à lui parler, espérant parfois qu’il réponde. Ces gens marchent au gré de tout ce qu’ils entendent car l’ensemble pourrait correspondre. Et il faut bien voir qu’ils marchent, il faut bien voir le mouvement. Et tout cela est si fragile ! Ils pourraient s’arrêter d’un jour à l’autre, s’éveiller sur un banc par temps de pluie, pour aller au travail. Le sommeil n’est plus là, le silence non plus.

Il semble donc souvent que tout soit inutile, voué à l’échec. Au cœur de la méditation, tout cela est risible et le dieu moche. Il y a en soi un grand fracas qui se révèle (et n’ouvre pas de porte). Un havre de couleurs réelles qui semblent toutes profuser d’un seul et même lac, tourbillonnant de la colère. Refuser devient l’aurore, et le dieu mort a une voix plus haute – et il est incrédule. Une poussière balaiera dès lors le sol sur son chemin et il récitera l’éloge de la haine. Avec ses termes chaleureux, affectueux, il aura l’esprit de famille et saura subjuguer. Mais il en perdra pied, et le dieu sait, et seulement lui, ce qu’il en adviendra.

Mais quelque chemin que soit le vôtre, il vous faudra éprouver de la grande solitude la constante caresse. Vous devez être seul, jusque en l’absolu de votre salle de toilettes. Vous avez toujours su ce qu’étaient vraiment ces toilettes. A présent que ce sont renversés sur vous (du moins fermerez-vous ainsi le bec à votre doute) les termes du réel, vous y verrez le centre-ville, un tertre. Une lumière vieille pourtant vous semblera un dénuement et l’on vous insupportera de toutes parts.

C’est qu’il faudra ouvrir la porte, la refermer, ne pas suivre la loi commune, envisager le seuil, combattre les fléaux du seuil, se propager sur lui et se voir dévoré, dans l’inconscient avec une rigueur ecclésiastique. Ouvrir, et puis fermer la porte. Rien d’autre. Et le combat peut virer au perpétuel.

Voici encore l’histoire de quelqu’un qui existe. Aussi, celui-là a-t-il déchanté, il a pris ses résolutions. Le récit nous épargne pas les scènes de la salle de toilettes. Il a fini par se convaincre avec la lumière, justement. Il a pensé qu’elle était vive et qu’elle le dérangeait. Il a pu croire ceci des plus infimes lueurs. On a appris qu’il écrasait les vers luisants, la nuit. L’ennemi était devenu la proie. Et il passait des nuits entières à parler aux lampes, et à les bafouer et à les humilier. Il jetait des serviettes dessus, ou il les écrasait.

Cet homme est à présent à l’hôpital, c’était prévisible : lui-même s’en souciait. Puisqu’à la fin sa conviction s’était révélée plus forte que lui, il s’y était laissé aller avec, il faut le dire, un grand soulagement. L’énergie vive s’enfuit de lui à présent. Il n’y a plus guère d’espoir pour lui : on l’écoute longuement délirer, le soir, on rêve…

Mais si la solitude a ses fleurs sur le bout des lèvres, elle n’en est pas moins nécessaire et stricte. Ce n’est peut-être pas une question de si grande importance, de toutes façons. Elle du moins saura vous jouer. Contempler l’eau dans son écoulement ne suffit pas : il faut également y être.

Régnant à demi en une sphère de chair. C’est là que peut ou non intervenir le cynisme. Car vous vous parlez (vous avez certainement tort), vous poursuivez vos travers et surtout les travers de votre voyage. Feinte sainteté de n’avoir à appartenir à rien ! Pas même l’équilibre, non : de hâtives approximations, d’obsédantes équidistances ! Succession d’échecs, n’est-il pas ? Mais la rosée viendra pour tout faire oublier et le cas échéant pour faire mieux.

Si la laideur de votre face finissait par vous insupporter, aussi, vous ne seriez pas sauf pour si peu. Rien n’indique en effet que, par suite d’une défiguration ou d’une défenestration, vous soyez aguerri, ou rendu plus sage. Au contraire, la succession des idées morcelées qui luttaient en sourdine se ruerait en l’avant-plan inexistant et viendrait s’y confondre. Qu’il ne soit plus, à ce moment donné de l’existence d’un homme, d’intérieur ou d’extérieur : cela est vrai et ceci l’est aussi, donc tout cela est vrai.

Il s’agit tout simplement de se déshabiller. La tentation est grande de ne voir qu’un sexe parmi la silhouette car tout le reste paraît anonyme ou étranger. On n’y voit aucune âme et cette symétrie, cette rigueur, par contre cette chair déjà vieillie, lasse, rendent presque ivre d’indifférence.

Un sexe donc, et qui ne parle pas encore ! Alors on ne doute plus : c’est bien lui, il a beaucoup à révéler : il est coupable ! Prenez le rasoir à ce moment, ou le fil à broder. Sachez enfin que le pauvre n’y était pour rien, ou presque. Il ne fit qu’obéir. A qui ? Mais il ne répond pas. Il dort, timidement pulvérisé.

La contemplation de son sexe brisé est aberrante, nous l’accordons. C’est pourtant ici même qu’il faut attendre, contre vents et marées, ignorant ce qui cogne à la porte de la salle de bain. Il faut attendre, éviter de cogner la glace, éviter en fait de faire le moindre bruit. Et se convaincre que l’on n’attend pas tout en se persuadant de patienter un autre instant. On prend l’instant en question dans ses mains, qu’a-t-il de différent ? Mais il est différent. Allez vous en convaincre ! Et cependant, il n’a rien d’autre pour lui.

Alors il faut le travailler comme un morceau de charbon qui brûlerait de l’intérieur. Les ordres sont les ordres, pourriez-vous encore dire. Mais les ordres, vous ne les connaissez pas : vous les inventeriez plutôt au jour le jour, ou ils viendraient, d’où ? Quand vous saurez, peut-être, vous aurez progressé. Là encore, vous ne saurez vers quoi car votre seule expérience aura été depuis bien longtemps oubliée, à ce sujet.

Vous devriez avoir un point de vue qui se tienne entre la volonté et la mort. Tout dans votre cérémonial doit être exact, c’est-à-dire contraire en une rotation, et tout doit être un peu de votre sainte vie. Vous vous irriterez, c’est sûr. Comme tout un chacun ici-bas, vous abandonnerez et votre quête absurde laissera la place à un commerce fructueux de breuvages et de seins.

Aurez-vous honte quand vous verrez tomber sur vous l’épaisse lueur des spotlights ?

 

Sletting Murdock, avocat agoniste

 

Jamais on n’a tant approché l’idée de cercle. Jamais on n’a eu si fragile, inutile conscience.

Car le cercle est l’esprit accapareur, l’être solide en l’âme pour lequel on doit plier.

Simplement l’épitaphe écrite peu avant sa mort par le bénéficiaire, heureux en quatre lignes d’avoir sa parole au promeneur du cimetière. Nombreux sont ceux qui viennent se réfugier, en effet (...)

Une épitaphe, écrite par Sletting Murdock et envoyée à un ami, n’a pas été comparée avec telle autre, envoyée à un anonyme, à quelqu’un qui, se satisfaisant de ne pas avoir de nom mais seulement une épitaphe - et qui ne lui appartenait pas, encore.

Une autre a été perdue sur le répondeur d’un téléphone.

Sletting Murdock, aveugle, dont il faut préciser la fascination pour les tombeaux versatiles, passion qui se généralise car le fruit d’un instant se trouve ailleurs plutôt qu’à l’endroit supposé. Le "moment" qu’on choisit s’effondre, un autre surgit. Et ce qui meurt et cependant n’a pas de corps lévite et désaisit la faculté de discrimination du spectateur, isolé en son être pour jamais.

Évoquer aussi l’accident qui a vu naître la cécité. Évoquer l’œil que l’on dévoile à sa fragilité, à sa tendresse. Et si sa détresse a un cœur, c’est cela même qu’on doit investir et non les circonstances.

Dans le drame qui se joue, l’apparition de la pénombre, fertilise un creuset de traverse où Sletting Murdock, effectivement, gît.

L’espace à présent virtuel, il peut à la fois gémir pour sa vie, sa mort et son incertitude car le doute alors n’a plus d’arme pour saisir, il n’y a rien, l’exactitude est parvenue à la conscience, un vent dur, contraint, a tourné.

Une fissure intervenue en l’œil de l’avocat devrait avoir une quelconque portée politique. Car c’est, à vrai dire, un peu de monde qui s’écroule. Et l’on ne sait pourquoi, on le répète comme un dogme, véritablement, une simple page des journaux de ce temps figure bien cela.

Sletting Murdock devient le fœtus en lui-même, indiquant à chacun en soi ce qu’il y a comme animosité. Il s’agit d’entraîner un certain mouvement. Courbe abrupte, vanité de son, certainement, mais significative. Réceptacle idéal pour diverses divinations, puisque bientôt, il aurait à défendre les divinités.

La cœur à laquelle il se confronterait, représentative semble-t-il des faubourgs concernés, des groupements inassouvis, le promettait à une carrière de vengeance. Il s’agit donc de porter sur le réceptacle un fragment de la haine de tout un chacun et de le perdre dans le labyrinthe des digressions fœtales en question de l’âme de l’avocat, et à la fois de noyer le théâtre dans l’eau de la pénombre.

Jusque dans la politique du cercueil, la cécité s’avéra inutile. Passé le premier tremblement de l’eau du jugement, puisqu’il n’est pas le dernier, qu’il tient simplement à rappeler le contresens d’une divination, celle-là même qui est en question devant un jury affamé. On s’intéressa peu à l’esthétique de l’existence ou de la spiritualité de l’œil, mais dès lors qu’on eut appelé à la barre la nuit oppressive, une certaine panique se fit sentir. N’était-ce pas la mort, qu’on avait invoqué sans ses affreux tourments ? Et le jury grognait, une véritable mise en scène. Incroyable vengeance. A présent, c’était l’idéalité qui faillissait. On ouvre une grande porte et tout se réordonne. Il y eut encore maint chahut à l’extérieur, comme à l’étage supérieur.

Avant que tout ne se calme soudain -----

Au rêve de Sletting Murdock correspondent plusieurs segments de la réalité. Des choses qu’il a vues, dont il se souvient ou non, qui l’accaparent et le surmènent.

Rêveries incessantes pour l’avocat délétère, dans l’application de ses principes rigoureux.

Maître Sletting Murdock a bien pu faire la découverte de son âme, ou d’autre chose dans la civilisation, qui l’aura porté à fuir.

*

C’est le schéma de la ré-émergence de la vie antérieure parmi l’être, successivement la folie et la mort, par bribes, de sorte que l’on se prend à rêver qu’aujourd’hui ne parle pas, n’a pas de nom, de sens, laisse ce rêve échoué installer son autre vain drame, et nous change.

 

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