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 Article publié le 29 novembre 2020.

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« Qui-va-là ? Je suis une sentinelle d’Issy, d’Issy-les-Moulineaux, Tournez, tournez petits moulins, une sentinelle égarée dans les ténèbres. Un sacré bail que j’y crèche… Plus proche des tintements de Notre-Dame-des-Pauvres que de ceux de l’église Saint-Etienne. Qui-vive ? Mon long manteau à gros grains balaie les enfers dépavés jonchés de feuilles mortes. Je perds mon temps, le temps me perd. Ma badine fouette l’air. Quelqu’un ? Halte-là !

- Je suis ton couteau pendant !

- Qui ça ? Ton quoi ?

- Ton âme damnée !

- Mon double ? Ma doublure ? 

- Le cou tordu, que cherches-tu, Poète, au firmament en plein midi ? La lune et les étoiles ?

- Je suis de quart sur mes pages raboteuses où je me condamne à cadencer mes ballades et mes madrigaux. Ma bonne et patiente cagne en laisse, je suis mon propre corbillard jusqu’au cimetière des Epinettes. Je ne crois plus en ma cartomancienne, voyante et voyeuse à la petite semaine… Je regarde les choses en face. Des bésicles pour reluquer quoi ? Un œil au bout d’un bâton de maréchal… Je tape de l’œil sur la dalle. Des charrettes dévalent la rue André Chénier sous les injures des aboyeuses de guillotine. Je me range…

- Tu traverses ?

- Non, je tergiverse ! Qui plaint mes plaies, mes bosses, mes cicatrices ? Lorsque je ne suis plus qu’un cri, mon Cerbère lanterniphore me tire jusqu’aux arômes entêtants du jardin provençal de l’île Saint-Germain. Ô ma Provence frottée d’ail, ô doux pays des galéjades, des fables, des contes en l’air, je rince mes beaux yeux de jade dans tes amphores et dans tes jarres. Jeanneton prend ta faucille et me fraie un passage dans la lavande jusqu’à la source de Jouvence où jabotent mes fées.

- La Tour aux Figures de Dubuffet ! Le théoricien de l’Art brut…

-Toujours à redéfinir. Je sais, je sais… Si je t’en crois, le volume de 24 mètres est creux. Un escalier, le Gastrovolve…

-Tu préfères douter, plutôt que d’y aller voir ?

- C’est tout vu. J’ai jeté ma plume de corneille, mon bonnet à grelots, mon encrier de porcelaine, mes masques, mes calepins et mes lexiques à la Seine. Je tisse un poème long d’Issy-les-Moulineaux au Havre.

- Un poème-fleuve, en quelque sorte.

- Avec les histoires des bateleurs, des bateliers, des figurants, des noyés, des gens, des raconteurs de la Seine. Je chausse, dans mes sommes, des péniches de sept lieues.

- N’es-tu pas trop marqué pour ce rôle ?

- Mon équipage tient dans une bouteille de Fromentin. Mon chien sur les talons, j’écris cahin-caha pour les éclaireuses qui m’allongent des voies cahoteuses et des promenades parchemineuses où je croise Doisneau, Louise Michel, Matisse, Rodin, et m’abandonnent aux agitations des rues commerçantes.

- Où veux-tu arriver sain et sauf ?

- Devine ! J’étais dans mes souliers à clous à marcher sur des yeux, des clapotis de la fontaine du Val de Seine au discret Chemin des Vignes avec de grands détours et de miraculeuses haltes au square Macerata où piaillent l’olivier et le cyprès, au parc Henri Barbusse où j’émie mes vieux quignons pour les pigeons, à la terrasse ou au comptoir du Café Français, des Colonnes, du Moulin d’Issy….

- Le pèlerinage du vendredi.

- Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il soleille… Si je ne reconnais pas toujours les lieux, eux me reconnaissent et j’en suis très reconnaissant. Tous ces lieux, mes lieux, non sans mal, ont rendu ses goûts, ses moûts et ses sens à ma vie.

J’emboîte le pas et la pensée des passants pour être à peu près sûr d’éviter la flaque d’eau, le nid de poule, l’encombre… Je renifle des fuites de gaz, les effluves tièdes et fétides des caves le long des façades. Je vois clair dans les petits jeux du destin. Je m’accroche aux flots grossissants des jours de réjouissances, aux vagues abasourdies des heures de pointe, aux litanies et aux charabias inextricables du marché République sur le carreau brodé au plumetis, aux flons-flons du manège. Quand j’étais borgne, j’étais roi. Je titube entre les sirènes étourdissantes, entre les klaxons irascibles, entre les assourdissants festons des marteaux-piqueurs… Imperturbable, la cloche du séminaire Saint-Sulpice me donne l’heure. J’ai mon alpenstock pour les Hauts de la ville ; du Fort, je me remémore mes quartiers en abîme, la Pastorale d’Issy dans mon baladeur.

- Dans ton nuage, coco-bel-œil, à quoi penses-tu ?

- Je pense… Je pense aux pupilles de la Nation. Je pense à t’en boucher un coin, à te coucher à la renverse. J’ôte mon bandeau de colin-maillard. Les bras tendus, je chancelle. Je me cogne aux lointains et aux devants de mes tragi-comédies, aux décors de mes romans en épisodes, à des pans de verts murmures et de gazouillis, aux brouhahas des placards publicitaires, aux ramages enfantins des squares, au chahut des lâchers d’écoliers, aux racolages des fumets appétissants, des chaudes exhalaisons du pain bien boulangé et des viennoiseries, des pénétrantes fragrances ouvragées par de fins nez, des senteurs fleuries et bariolées…

 - Ni vu, ni reconnu, tu es le parolier des airs du temps.

- Maintenant que je repétris la pâte à papier de mes bouquins, ne serait-ce que pour me refaire des idées sur les faits et les gestes… Maintenant que je tripote, que j’effleure les sculptures de Georges Ayvayan… Maintenant que je rime comme un galérien et rame pour la galerie. Maintenant… Maintenant qu’une Antigone dactylographie mes mots, mes phrases, mes contes ton sur ton, que sa voix flûtée ne me lâche pas d’une semelle, je tire de mes manches de vifs bouquets, je rehausse les palettes de mes saisons, je me raccommode avec les écharpes d’Iris… Où étais-je ? Si je savais… J’étais… J’étais… Je me souviens, j’étais au fond d’un puits. J’étais au fond des choses…

Habeo semper alas !

 

Robert VITTON, 2016

 

Fromentin : ancien nom du vin d’Issy-les-Moulineaux.

 

Georges Ayvayan : sculpteur, isséen de cœur, dont quelques bronzes ornent le hall du centre administratif municipal.

La Pastorale d’Issy : premier opéra en langue française, créé en 1659 à Issy.

 

Extrait de l’ouvrage ISSY de Pierre Dottelonde,

Le cherche midi (Villes et territoires – Beaux livres)

 

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