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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre V

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 Article publié le 23 janvier 2022.

oOo

La pluie dégoulinait impatiemment sur la baie vitrée. Un interstice canalisait un courant d’air presque chaud, mêlé de gouttes pulvérisées et peut-être de sel, lesquelles se déposaient sans acharnement sur le visage fané de la comtesse. Elle en essuyait les surfaces anguleuses avec un mouchoir. Quelques mèches grisonnantes s’agitaient sur sa joue. Un bijou vert et rouge se balançait dans cette profondeur. Le temps s’était perdu dans cette perspective, à jamais. Sous elle, le fauteuil craquait à chaque croisement de jambes, dans un sens puis dans l’autre. Elle était nerveuse ce matin, à cause du temps, si vous voulez, me confia-t-elle comme si la seule pluie inspirait sa pensée du moment.

« Il est mort, dites-vous… Mais qui va s’occuper de son corps ? Vous y avez pensé ? »

Non. J’étais revenu de l’hôpital avec un document scellé portant le nom et les références de la comtesse. L’appareillage était reculé de quelques heures.

« Je n’aime pas quitter Brindisi comme ça ! s’agaçait la comtesse.

— Mais vous n’avez pas même mis les pieds à terre…

— Il allait mourir de toute façon… À Paris, le médecin ne lui avait rien caché. Sitôt que ça le reprendrait… Vous savez : ces spasmes du diaphragme… eh bien il ne pouvait pas s’attendre à autre chose. Nous étions préparés. Le dernier voyage…

— Oh ! Vous voyagerez encore. Je vous connais.

— Je ne l’oublierai pas, si c’est ce que vous voulez dire. Nous avons trop vécu dans la proximité. Nous savions pas mal de choses l’un sur l’autre. Sans certitudes, toutefois. Qui peut être certain de savoir ce que l’autre ne dit pas ? Je lui ai caché tellement de choses ! Comprenez-vous de quoi je parle, Julien… ?

— Je suis peut-être un peu jeune pour ça… Mais vous savez : les jeunes lisent beaucoup les vieux. D’ailleurs, ils ne lisent que ça. Tout le monde s’attend à ce qui arrive de toute façon.

— Il n’a jamais rien publié…

— Il se l’est interdit.

— Qu’en savez-vous ? Il vous a raconté des histoires. Labastos est-il au courant ? Il en écrira le roman, vous verrez. Il est publié, lui. Mais il lui faudra se priver d’un décor historique. Il se contentera de ce décor d’acier. Il n’est pas descendu lui non plus. Il a eu trop peur d’être invité à vous suivre. Lui qui rêvait (je ne sais plus dans quel bouquin) d’une sérénade au pied de la Loggia Balsamo.

— Nous nous sommes séparés au pied de la colonne. J’ignore où il est allé. Il avait l’air si affecté par le verdict du médecin de bord…

— Il ne voulait pas voir ça ! Le pauvre homme ! Il n’aura plus l’occasion de se chamailler avec son meilleur ennemi. Je me demande d’ailleurs s’il écrira encore. Il n’en trouvera pas l’inspiration. Comme j’ai été jalouse de lui ! Il a toujours réussi à me séparer d’Alfred, au moins le temps d’approfondir un sujet de querelle. Avait-il bu ?

— Je ne crois pas… Nous n’avons croisé personne sur la via Apia.

— Nous n’avons même pas le temps de visiter la région… Carovigno, Cellino San Marco, Latiano, Mesagne, San Donaci, San Pietro Vernotico, San Vito dei Normanni... (riant) J’ai trouvé ça dans Wikipédia, comme Michou. Je ne suis jamais venue dans les parages. Il paraît que nous poursuivons notre route dans l’Adriatique. Vous connaissez… ?

— Pas plus que vous…

— Labastos connaît ce voyage. Il en a énuméré les étapes dans un roman où on assassinait. Aimez-vous qu’on vous plonge dans l’énigme alors que vous n’avez rien demandé ?

— Il m’arrive de consentir à ouvrir un polar du genre, en effet. Vous ne vous ennuyez jamais… ?

— Pas avec toutes ces queues qui se dressent à la demande ! »

Alfred Tulipe était mort. Son corps demeurerait à Brindisi le temps de je ne savais quelle enquête de nature administrative, voire policière. Le Temibile reprendrait sa route dans quelques heures que j’avais à tuer. La comtesse, tout à l’œuvre d’une érection qui s’obstinait malgré moi dans l’incomplétude, s’absenta de la conversation et sembla m’oublier. Nous étions dans sa cabine. Le luxe, en effet, communique avec le calme et la volupté, mais à la condition de n’avoir pas un mort sur la conscience.

 

*

 

Comme j’aurais aimé que tout ceci se passât dans un pays lointain au décor hautement métaphorique ! La comtesse avait raison : Labastos, qui avait l’habitude de ne pas perdre une miette du spectacle que le hasard du voyage soumettait à son génie, aurait bien du mal à développer les actes de son récit entre ces cloisons de métal, dinguant sur une eau toujours agitée de vents et de profondeurs. Il nous manquait les heures d’une civilisation, ses fêtes et ses mystères sans solution, ses personnages historiques et romanesques, ses possibilités de bonheur constitutionnel… Son esprit créateur n’était pas fait, ou imaginé, pour se heurter aux murs d’une réalité de conception industrielle et touristique. Les monuments et les ruines, les cimetières et les banlieues, les fleuves et les égouts, les filles de joie comme les épouses, les personnages inventés de toute pièces comme ceux qui les détruisent par la seule force de leur réalité… toute cette chimie nécessaire aux sens traqués du lecteur glissaient maintenant entre ses doigts de fée du logis éditorial et apparemment littéraire. Alfred Tulipe n’étant plus de ce monde, j’avais trouvé de quoi m’y ancrer peut-être de façon définitive. Qui sait si la comtesse à la langue hardie n’en savait pas quelque chose ?

Elle n’eut pas l’air déçu. Elle cracha ma substance dans un mouchoir et le plia consciencieusement avant de le jeter dans une corbeille. Un mouchoir de coton portant ses initiales en lettres brodées. Je m’en étonnai à haute voix, comme si ce geste m’importunait. Elle sourit. Mon avarice n’avait plus de secret pour elle. Elle alluma enfin sa pipe sans m’inviter à en tirer aussi quelques nouvelles conceptions de la nature humaine.

« Vous a-t-il confié quelque chose… ?

— Ma foi…

— Je ne sais pas : en paroles ou en écrit. À part ce pli qui ne contient qu’un testament…

— Mais vous ne l’avez pas ouvert !

— Je vous dis que je sais. Vous n’avez pas répondu à ma question…

— Nous ne connaîtrons pas la fin de l’histoire…

— Bien sûr que si ! Il est mort et le monde continue d’exister comme s’il ne l’était pas. Voyez-vous ici quelque preuve de son existence ?

— Je voulais parler d’Hélène…

— La vôtre ou la sienne ? Labastos vous les enlèvera toutes les deux. Il n’a jamais procédé autrement. Il a peut-être déjà dans l’idée de vous confier le rôle qu’Alfred tenait dans sa tragédie du bonheur… Nous le saurons bien assez tôt.

— Alfred n’était que le personnage de Labastos… ? Vous m’étonnez… Il ne m’en a rien dit. Pourtant, sur son lit de mort…

— Vous en êtes le seul témoin… Était-il branché ?

— Branché… ?

— Oui… Des tuyaux, des fils, des capteurs, des liquides, des bruits de pression exercée sur des pompes… Que sais-je moi ! Était-il en état d’agonie assistée par la science des hommes ?

— Mais pas le moins du monde ! Il était… libre.

— Et cependant il est mort… Sans souffrances je suppose. La science s’applique à nous épargner les douleurs du déracinement. Comment est-il mort ? En silence ? Au cours d’une phrase ? Voulez-vous que nous en inventions une qui restera peut-être dans l’histoire locale ?

— Locale ? À Paris… ?

— Nous avons du pain sur la planche vous et moi, mon Juju. Ce maudit Labastos ne doit pas prendre la place ! Unissons nos forces, Juju. Voulez-vous goûter à mon anus ? Non point du bout de la langue, mais dans le seul plaisir d’éprouver vos turgescences ? Je serai discrète quant aux autres particularités de mon corps. Vous ne connaîtrez que mon anus.

— Votre bouche… cependant…

— Mon anus et ma bouche, si vous voulez. Pactisons ainsi ! »

J’avoue que je ne sais pas si cette conversation n’a eu lieu que dans la réalité de la suite où la comtesse se mit à ranger les petites affaires d’Alfred, peu encombrantes à vrai dire : des chaussettes, des slips, deux ou trois chemises associées à des pantalons, deux chandails, une brosse à dents, un rasoir, une lotion au cachet de cire… pas un livre, pas un manuscrit, pas même un crayon. Le tout tenait dans une valise de cuir assez ancienne pour évoquer d’autres voyages. Mais le cuir, noir et poli, à peine craquelé aux angles, présentait une surface exempte d’étiquettes aux noms lointains et toujours attachés à quelque roman jadis en vogue chez nous comme ailleurs. Le rêve n’avait pas eu lieu. La comtesse referma la valise et tourna la clé dans chacune des deux serrures.

« Le sort en est jeté, dit-elle sans sarcasme.

— Elle flottera… Il faut y mettre un poids…

— Oui, mais lequel ? Vous avez une idée ?

— J’ai l’impression… Oh ! Vous allez rire. Et pourtant ce n’est pas le moment…

— Dites toujours…

— J’ai l’impression que cette valise contient les morceaux…

— De son corps ! Nous avons eu la même imp… idée. Mais comme nous le savons tous deux, son corps est à la morgue, parfaitement conservé dans l’attente de sa mise en bière et d’un voyage qui se fera par les airs, horizontalement

(elle imita l’avion avec la main)

et non pas verticalement

(autre imitation avec l’autre main)

comme le fera cette valise qui, bien que ne contenant que peu d’air, va en effet flotter à la surface de notre mare nostrum si nous ne la lestons pas d’une charge adéquate.

(cherchant du regard)

Mais je ne vois rien qui convienne à cet effet de plouf définitif…

— Pourquoi tenez-vous tant à faire disparaître ce peu de choses ? Des sous-vêtements, des objets relativement utilitaires… rien d’autres que ce que tout le monde emmène avec soi en voyage. Il est encore temps de descendre à terre et d’offrir ces quelques effets ordinaires aux sœurs des pauvres ou au pauvre lui-même qui priera pour nous et animera quelque automate dans la chapelle de son nom ou de celui de sa mère défunte.

— Quelle imagination de roman de gare vous avez, Juju ! Voyez plutôt ce qui peut s’emprunter dans le matériel d’usage dans la marine. Il faut que ce soit assez lourd pour contrecarrer la densité insuffisante de cette valise et de son contenu. Avez-vous au moins une idée de ce qui sert à quelque chose dans ce décor de pacotille ?

— Je ne sais pas… Je vais chercher…

— Mais fouillez donc avant que je change d’avis ! »

Qu’est-ce qui me retenait auprès de cette femme que je n’avais jamais vu nue et dont la tenue de plage consistait en un paréo aussi grand qu’une voile d’artimon ? Ses pieds bleuissaient au soleil et la chair de ses bras semblait clapoter sous les os. Certes sa langue connaissait bien des secrets et la promesse d’un anus expérimenté n’était pas étrangère à mon comportement domestique. Il n’y a pas loin entre cette profondeur et les abîmes d’un sexe en quoi consistait peut-être le paroxysme de cette relation dont elle possédait seule la maîtrise.

Sur le pont des cocktails à partager avec l’inconnu ou l’instant, je retrouvai Hélène qui était accompagnée d’un non moins joli spécimen de l’adolescence surprise en flagrant délit de curiosité. Dans le seul but d’affirmer un droit de possession que je ne lui contestais pas, elle empoigna mon sexe et le travailla si bien que sa copine put constater que cette relation de propriété ne relevait pas de la vantardise dont elle était elle-même, cela se voyait clairement dans son regard, sujette et esclave malgré elle. Les yeux du barman s’embrasèrent et ce n’était certes pas pour me féliciter. J’éloignais la main qui se posa alors sur mon épaule pour continuer de signifier.

« Alfred Tulipe vient de mourir, dis-je d’un air si triste que le barman comprit de quoi je parlais.

— Tu as donc fini par l’assassiner ! » lâcha Hélène en éclatant d’un rire si métallique que j’en conçus une fusion séminale.

Sa copine se mit à rire elle aussi, mais sans ouvrir la bouche, agitant ainsi des seins qu’Hélène devait sans doute lui envier.

« Tu ne devrais pas plaisanter avec ça ! dis-je toujours sous la surveillance du barman.

— Mais je ne plaisante pas, Juju ! »

La copine cessa de rire. L’objectif d’Hélène à son endroit était atteint. Le comptoir empêchait le barman de voir la tâche qui s’épanchait sur mon slip.

« Vous buvez quelque chose, les filles ? Je pourrais être votre père, ne l’oubliez pas.

— Alors pas d’alcool, dit le barman d’un air irrité.

— Je m’en fous, fit Hélène en montrant du doigt le petit dauphin rouge qui était brodé sur la face antérieur de mon slip. J’ai ce qu’il faut. Allons nous asseoir.

— Vous boirez sans moi, les filles. J’ai à faire…

— Ah ! ouais… Quoi donc ? dit la copine.

— Je cherche un truc assez lourd pour faire couler au fond de la mer une valise contenant un cadavre.

— Merde alors ! s’extasia la copine. Vous l’avez découpé dans la baignoire ?

(se tournant vers Hélène)

Ils ont des chouettes baignoires dans les suites. Tu verrais ça ! »

Hélène me lança un regard furieux puis accepta les sodas que le barman lui tendait. Les filles prirent place plus loin à l’écart des autres consommateurs. La copine me dit quelque chose que je ne compris pas mais je supposai qu’elle m’invitait à les rejoindre sitôt que j’aurais trouvé ce que je cherchais, quoique ce fût. Je payai le barman qui grogna. Ces types qui se permettent de juger les autres descendent tous du chien.

 

 

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