Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XIX

[E-mail]
 Article publié le 3 avril 2022.

oOo

« Malédiction ! »

Le cri de Surgères avait secoué cinq siècles d’Histoire empruntée à l’aristocratie. Quentin avait dix jours, environ. Et depuis dix jours, je me rongeais les sangs car je savais qu’Hélène, que la chose rendait malheureuse jusqu’à l’angoisse, ne pourrait pas tenir sa langue. Mais le docteur Sabatte avait été clair : Quentin souffrait de nanisme. Il ne souffrait pas au sens propre du terme, expliqua-t-il en sirotant sa copita d’Anis del Mono, il ne ressentait aucune douleur dans le sens où j’entendais celle-ci, moi qui en souffrais depuis si longtemps. En y regardant de plus près, je pouvais voir que le corps présentait de curieuses proportions. Et déjà, Hélène m’accusait d’avoir fréquenté des nains. D’après elle, j’avais chopé un virus. Je ne pouvais pas le lui avoir transmis par la voie habituelle puisque les tentatives de pique-nique avaient toutes échouées pour une raison ou pour une autre. J’avais pollué l’air que nous respirions. Elle en avait même informé, entre femmes, une servante qui prit la poudre d’escampette le lendemain même. Mais les Surgères n’avaient rien noté d’anormal dans l’apparence ni le comportement du nouveau-né. Cet espoir de succession enfin tangible les aveuglait à ce point. Il fallut une autre visite du docteur Sabatte pour que la vérité éclate, suivi du cri de Surgères et de sa détermination bourgeoise à venger cette contamination intolérable. J’étais dans la cuisine avec les domestiques tremblants, suçant le bord d’un verre déjà vide. Une servante en âge de commencer à songer à autre chose qu’aux autres tenait la bouteille entre ses seins comme si elle hésitait à la nourrir de son lait. La porte s’ouvrit dans un grand fracas de vaisselle cassée.

« Vous ! » s’égosilla Surgères.

Il brandissait une autre bouteille en menaçant de la vider. C’était une invitation. Nous descendîmes au fond du trou qu’il avait creusé la veille mais que Catherine n’avait pas rebouché pour cause de migraine. Elle se plaignait souvent de maux de tête depuis quelque temps. Hélène n’avait pas manqué de m’en rendre responsable, car mes énigmes, d’après elle, avaient le pouvoir de rendre fou celui ou celle qui tentait de les résoudre. Elle savait qu’Alfred Tulipe avait été son amant. Elle le savait déjà en s’embarquant sur le Temibile. Elle avait beaucoup d’estime et même d’affection pour Alfred Tulipe. Elle en serait tombée amoureuse si sa mère ne l’avait pas devancée. Elle m’avait asséné ces aveux un soir de pluie fine et constante tandis que la nuit tardait à tomber sur nous.

« C’est un nain, dit Surgères en bavant un peu car sa langue était anesthésiée par le singe. Vous le saviez… ?

— Il peut changer, balbutiai-je. J’ai lu un article là-dessus…

— Je vous croyais plus intelligent… Nous sommes maudits ! Trop riches ! Trop chanceux ! Il fallait bien que Dieu nous le fasse savoir ! Et vous savez quoi, Julien… ?

— Nnnn… non… ?

— Il a eu raison d’agir. Il était nécessaire de rafraîchir notre mémoire…

— Il y a eu des nains dans votre famille… jadis… ?

— Que non !... Ni un !... Comment appelle-t-on le contraire d’un nain… ?

— Homo sapiens.

— Et bien nous l’avons tous été, hommes et femmes, sans faute. Dieu n’aime pas la pureté. Il n’aime que la perfection. Et nous ne l’étions pas, parfaits. Voilà ce qui nous arrive… »

Il caressait le dos de ma main avec le cul de la bouteille.

« Vous n’y êtes pour rien, mon cher Julien. Hélène délire un peu. Je l’aimais bien, moi, Chiquita… Vous avez des nouvelles… Pauvre Dodo !

— C’est dur pour eux sans Dodo… Mais ils ont conçu un autre numéro.

— Ils n’ont pas trouvé un autre nain pour le remplacer… ? Je vais leur proposer Quentin… Quel prénom ridicule… On en a des tas de Quentin dans la famille… mais je ne sais plus de qui il s’agissait… Hélène a une mémoire d’éléphante… Elle n’oubliera jamais… Vous pouvez me faire confiance. »

Vous vous souvenez qu’un nain, ou un enfant, un être de petite taille, avait pris la fuite le soir de la crue quand Chercos les avait poursuivis, persuadé que Surgères avait raison quand il disait que ces intrus s’étaient introduits dans la propriété pour voler. Et Roger Russel, qui trottinait dans l’eau montante, avait consulté ses notes en prévision d’une plaidoirie. Chico Chica et Chiquita ne leur avaient pas échappé, mais Dodo avait disparu dans le bois de chênes qui jouxte l’Orient du château. Il était revenu le lendemain matin, gonflé d’eau et flottant sur un tapis de nénuphars. C’est Catherine qui l’avait aperçu la première. Depuis, elle éprouvait de fortes douleurs à l’intérieur du crâne. Sabatte n’a rien pu y changer et il a même renoncé à comprendre ou à décider si elle était en train de perdre la raison ou si son état nécessitait de plus graves examens. Elle était tombée à la renverse dans la boue chargée de végétaux entrelacés jusqu’à l’asphyxie qui les décolorait. Moins deux, elle se noyait dans vingt centimètres de flotte, comme un bébé dans les vaguelettes de l’été. Quelqu’un l’avait emportée, mais Dodo nous regardait d’un autre œil. Celui qui ne connaît pas la mort ne l’a jamais regardée dans les yeux. Hélène, qui traînait dans les parages à la recherche de son doudou, en conçut un funeste pressentiment. Compréhensible si on sait que le flot avait emporté son doudou, pour une cause encore obscure à ce jour, et que cette même eau lui rendait le corps d’un nain sur lequel il était inutile d’exercer des manœuvres de sauvetage. Sa crise de nerfs avait connu son paroxysme deux jours plus tard, tandis que sa mère se remettait lentement et approximativement de son malaise, puis le temps avait œuvré dans le sens d’une accalmie, sans doute parce que la grossesse jouait son rôle de source du bonheur.

Et voilà que Quentin naissait comme nous l’avions tous attendu. Nous savions, Hélène et moi. Nous pensions nous être préparés à cette fumisterie de la nature qu’il nous faudrait supporter jusqu’à notre mort. Elle était plus forte que moi, croyais-je. On aurait dit qu’elle portait le masque de la joie faite femme qui attend de donner le jour au fruit de ses entrailles. Et comme fruit particulièrement conçu, il ne sortait pas de son cul mais c’était tout comme. J’en rageais en silence et même sans laisser paraître les possibles conséquences de ma colère. Il n’y avait pas de nain dans ma famille et maintenant que Surgères m’apprenait qu’il n’y en avait pas non plus dans la sienne, je me suis mis à délirer, façon paranoïaque ou con, je ne sais pas, l’un ou l’autre que j’étais en ce moment de triste destinée !

Il fallait donc bien que ce nain eût une origine familiale. Et si ce n’était ni dans l’une ni dans l’autre qu’elle entretenait ses funestes racines, une troisième famille imposait son existence extraconjugale. La mère connaissait pareille expérience. Pourquoi pas la fille ? Maudite croisière italienne ! Je m’étais pris pour Ulysse et je revenais en époux de la reine.

Y avait-il un nain à bord du Temibile ? Chico Chica m’avait affirmé qu’il ne prenait jamais le bateau pour quitter « la terre natale où nous finissons tous nos jours si nous avons de la chance ». Il ne savait rien du Dodo de cette époque. C’était une amitié récente d’après ma croisière avec Hélène. Mais le « Monde est peuplé d’un nombre considérable de nains ». Je n’en aurais pas fini d’enquêter sur le sujet. Il me conseillait de m’intéresser plutôt à l’esprit de cet enfant qui était peut-être supérieur au mien. Je raccrochais le vieux téléphone. Surgères me regardait sans rien dire de ce qu’il pensait, si toutefois il était en train d’en penser quelque chose qui ne fût pas en relation avec son singe. « Soy el mejor. La ciencia lo dice. Yo no miento jamás. » Là-haut, Hélène jubilait, d’après ce qu’un domestique me confia pour ma gouverne. Malédiction !

 

*

 

Je n’avais plus qu’à apprendre à vivre avec ça… Mais je n’avais personne avec moi pour m’y aider. Hélène se tenait à l’écart dans son propre lit, craignant d’avoir à donner le jour à une autre monstruosité. Elle en imaginait d’atroces à mon propos et en parlait à sa mère qui périclitait maintenant de jour en jour. Quentin possédait un thorax d’athlète. Je lui appris à applaudir, ce qu’il réussissait aussi bien avec les mains qu’avec les pieds. Les enfants s’en tiennent toujours à nommer leur père pour commencer à entrer dans le monde du verbe.

 

*

 

Si le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne droite, je démontrais le contraire. Les signes de l’intoxication apparurent en cours de route. J’étais souvent au fond du trou, pas toujours en compagnie de Surgères qui passait plus de temps avec sa femme pour la regarder s’en aller de l’autre côté de ce que Chico Chica s’entêtait à appeler un Monde.

Le nain s’amenait toujours hors la saison des pluies. Il arrivait à bord d’un taxi en compagnie de Chiquita qui respirait la santé sans atteindre les territoires précaires du bonheur. Surgères buvait moins alors, histoire de bander mieux. Et c’est pendant une de ces visites impromptues que Catherine creva. Une viande pas mâchée comme il faut obstrua son arrivée d’air et elle ne retrouva plus le chemin partagé avec les autres. On finit toujours seul, comme on est venu, sauf que le ventre a changé de nature. Terre ou poussière, c’est la même chose. Nous suivîmes un carrosse affrété pour l’occasion. Le nain trottinait déjà. Je lui bottais le cul pour lui apprendre à courir.

 

*

 

Combien de temps m’a-t-il fallu pour que j’apprenne que je n’aimais que moi ? J’en oubliais Juliette. Hélène m’indifférait. Catherine pourrissait, car elle avait refusé de brûler. Surgères creusait toujours plus profond. Et Frank Chercos donnait des nouvelles de l’affaire Alfred Tulipe qui n’avait pas trouvé sa conclusion avec la mort de Catherine. La question de la malédiction le turlupinait. Il n’avait jamais fréquenté quelqu’un aussi souvent que moi. Et pourtant, il en connaissait des cas qui sortaient de l’ordinaire ! Il fut sincèrement peiné quand je lui appris que je n’aimais plus personne, même physiquement. Il lorgna une petite servante en jupette chargée de servir le café et d’allumer la télé pour que Surgères pût s’informer. Il ne remontait plus du fond du trou par ses propres moyens. Le nain ne nous était d’aucune utilité en la matière. La petite servante sentait comme les fruits du verger abandonné. Chercos était d’accord avec moi sur ce point. Il en respirait lui aussi les vapeurs finalement étouffantes.

« Et le nain, me demanda-t-il un jour, il est au courant de la… malédiction… ?

— Je ne suis jamais là quand il s’entretient avec sa mère… Vous avez vérifié la liste des passagers… ?

— On n’y signale pas les difformités… Ce serait trop beau. Mes collègues italiens ont interrogé les témoins. La présence d’un nain n’est pas attestée. On a très bien pu le confondre avec un enfant…

— Elle savait pour sa mère et Alfred Tulipe. Elle ne m’a rien dit. Je suis tombé dans un piège… Et maintenant ce nain…

— Exigez un test de paternité. Aujourd’hui, tout est facile. On appuie sur un bouton, l’écran vous demande vos coordonnées bancaires et le tour est joué. Vous n’aimez pas ce Monde… ?

— Je n’aime personne !

— Vous finirez par tuer quelqu’un… si ce n’est pas déjà fait… »

Chercos refusait de descendre dans le trou où Surgères nous invitait à partager avec lui les bienfaits de la malédiction. Il s’y penchait à peine, les pieds prudemment fixés à bonne distance, prêt à donner un coup de rein si jamais on le poussait, car Surgères insistait et il se mettait même en colère, ce qui donnait lieu à des scènes que Chico Chica qualifiait d’épiques. Mais le vieux était seul contre ses démons. Il se battait comme un héros, à demi conscient et incapable de mesurer l’espace qui le séparait de « l’autre côté de ce Monde ».

« Vous descendez souvent… ? demanda Chercos en grattant les poils courts de sa barbe.

— Moi je n’irai jamais, affirma Chico Chica. D’ailleurs Chiquita ne serait pas d’accord. Je laisse ça aux autres. Mais vous ne pouvez pas comprendre tous les deux : vous n’aimez personne ou vous croyez aimer mais personne ne vous aime. Je vous connais.

— Étiez-vous sur le bateau ? gronda Chercos.

— Vous avez déjà épluché mon alibi…

— Et Dodo ? Il y était, n’est-ce pas… ?

— Il ne savait pas nager. La preuve, c’est ici qu’il s’est noyé. Parce que vous l’avez effrayé !

— Il serait donc mort dans le naufrage s’il avait été à bord… supputai-je avec délice. Tout le monde n’a pas eu la chance de rencontrer Élise… Vous avez de ses nouvelles… ?

— Mes collègues italiens demeurent persuadés qu’Alfred Tulipe a été assassiné. Et je continue de penser que Surgères n’y est pas pour rien…

— Mais il n’était pas sur le bateau…

— Il ne sait pas nager lui non plus…

— Vous pensez à un contrat… ?

— Vous l’expliquez comment le nain, vous qui en êtes un et qui connaissiez mieux que moi le père de cet enfant… ! »

La tête hirsute de Surgères apparut au bord du trou. Il posa le verre dans le gazon, sous son nez en bataille.

« Vous pensez que Julien n’est pas… Vous voulez le sauver ? »

Chercos tiqua. Ses joues grasses frissonnaient sous les yeux à demi clos. Il dit :

« Cherchez la femme… »

Surgères replongea, sans oublier le verre. On entendit la bouteille tinter. Elle sonnait creux maintenant. Je fis signe à la petite servante de s’approcher du trou. D’en bas, il pouvait voir sa culotte, si elle en portait une pour l’occasion. J’en avais fait l’expérience. Elle tenait une bouteille contre elle, exactement de la même façon, mais cette fois le goulot était bouché et cet enfant avait l’air d’un cadavre. Elle la lâcha dans le vide. C’était la bonne bouteille. Surgères la félicita. Elle ne se trompait jamais. Pas comme sa mère qui…

« Il faudra bien qu’un jour je revienne avec le nom de l’assassin… fit Chercos.

— Vous croyez qu’elle l’a tué… ? dit Chiquita.

— Je vous paierai cher s’il avoue… Travaillez-le encore !

— Je descends ! »

Elle sauta à pieds joints dans le trou. Il poussa un cri de victoire. Là-haut, derrière le vitrail représentant l’arrivée de Jésus Christ à Jérusalem, Hélène affinait les comptes pour ne pas me laisser un sou.

 

*

 

Je ne vais pas tout vous raconter ! Vous en savez assez pour continuer sans moi. Ici bas, nous n’avons guère le temps d’aller au bout de nos nuits. Et là haut, plus rien n’existe qu’une expansion qui n’a sans doute aucun intérêt du point de vue qui est le nôtre. Si je n’avais pas mis les pieds dans cette agence de voyage, je serais resté chez moi et j’aurais écris autre chose de moins incertain. Autrement dit, il ne me serait rien arrivé et j’aurais eu le loisir de parler d’autre chose, ce qui n’est pas négligeable quand il s’agit de s’élever au-dessus des autres par le moyen de la distinction littéraire. J’imagine toujours cette existence avec Juliette. Juliette en voyage de travail ou au travail de ses voyages au bout du monde. J’en aurais rempli des centaines d’albums. Largement de quoi commenter ma solitude de bon à rien. Mais je connaîtrais l’amour, même cocu. Je savourerais cette lenteur des jours qui passent comme si rien n’arrivait qu’aux autres. Dans la vie de tous les jours ou dans les romans de leurs hérauts, rhapsodes et aèdes confondus.

Chercos pourra un jour témoigner de la croissance de mon nain. Il s’amène souvent en compagnie de Roger Russel qui refuse de m’expliquer pourquoi, « dans cette affaire », il a été à la fois l’avocat des Surgères et des parents de Juliette. Chercos regrettait de s’être laissé pousser la moustache quand j’évoquais ces faits impossibles à rejeter dans les marges de l’enquête en cours. Je posais les bonnes questions et il martyrisait ses poils sans paraître en souffrir lui-même. Quentin jouait dans le gazon avec un chien ou autre chose. Derrière le vitrail représentant le reniement de Pierre, elle observait cette compagnie sans conversation véritable. Elle savait peut-être tout. En tout cas je me plaisais à l’imaginer. Elle réussissait alors à en faire de « l’histoire ancienne » comme le proposait l’avocat. Et le nain, qui partageait avec moi deux ou trois traits qui, à mon avis, appartiennent à tout le monde, jouait avec un chien ou un autre animal de ma connaissance. Elle lui achetait des tas de choses pour le divertir ou le détourner de ce qu’il pouvait, avec ses faibles moyens, deviner de ce qui avait précédé son existence. On finit toujours par se poser ce genre de questions. Il suffit que quelque chose arrive pour changer la place du pivot autour duquel tout s’est mis un jour à tourner, avec le vertige que ça implique et l’angoisse qui borne les rêves mêmes les plus légers. Ne se réveillait-il pas toutes les nuits pour appeler son père ?

 

*

 

Chiquita vint me harceler dans ma chambre. Depuis la naissance de Quentin, je n’en avais pas changé. Hélène partageait son lit avec notre nain commun. Je ne lui connaissais pas d’autres relations amoureuses. Chiquita avait des doutes. Ce n’était pas la première fois qu’elle agitait cette puce à mon oreille. Chico Chica avait eu des tas d’aventures avec des femmes… normales. Il possédait une queue de dimensions phénoménales, d’après elle. Elle en avait l’anus tourmenté par un feu perpétuel. Il ne voulait pas d’enfant, alors… Elle ouvrit la bouche pour montrer qu’elle ne pouvait même pas envisager la fellation. Pourtant, elle adorait ça. Surgères aussi adorait ça. Elle savait comment s’y prendre de « façon universelle ». Mais la queue de Chico Chica était d’un diamètre colossal et la profondeur à mettre en jeu n’était tout simplement pas concevable. L’anus seul répondait à ces critères monstrueux. La petite bitte de Surgères s’y égarait chaque fois qu’il prétendait en faire le tour. Il n’y trouvait pas le plaisir et ça le rendait méchant et bavard. Une bouteille servait d’ersatz. Est-ce que j’avais trouvé un succédané au bonheur ? J’avais l’air tellement malheureux !

« Non, non ! Chico n’était pas à bord du Temibile, dit-elle en s’asseyant au bord du lit où je gisais comme si me préparais à mourir.

— Vous connaissiez Catherine à cette époque… ? Chercos n’en sait rien…

— Vous pensez toujours que Quentin est le fils de Chico… ?

— Il n’y a pas de nain dans ma famille… Il n’y en a pas non plus chez les Surgères, aussi loin qu’on remonte dans les siècles. C’est génétique, le nanisme…

— Je ne crois pas, non… Il n’y a pas de nain dans ma famille, à part moi. Chez Chico, peut-être… Ils ont toujours appartenu à un cirque ou à un autre… Vous auriez peur de me faire un enfant ?

— Par le cul ? »

On entendait la nuit. La fenêtre était ouverte et une toiture brillait sous la Lune. En temps de crue, ce pavillon avait les pieds dans l’eau et si on s’y prenait à temps, on pouvait y vivre quelques jours en naufragés.

« Dire que le plaisir est limité par la chair… fit-elle.

— Vous ne connaissez pas les pouvoirs de l’esprit…

— Vous avez déjà joué à Robinson dans le pavillon… ?

— J’en ai parlé à Hélène du temps où nous prétextions un pique-nique pour nous isoler… mais je ne suis pas un aussi fin calculateur. Je n’en prends pas le temps… »

Je réprimai un frisson digne d’un écran.

« Tout le monde dort… Vous en êtes sûre… ? Vous les droguez… ?

— J’y ai pensé, figurez-vous ! Non… »

Son regard se perdit un instant dans l’encadrement de la fenêtre, ainsi que je pus en juger dans les carreaux.

« Chico rôde la nuit… C’est un voleur…

— Il n’oserait tout de même pas… !

— Non ! Il n’est pas fou à ce point. Et puis…

— Et puis…

— Disons qu’il se sent chez lui ici… »

Il était de la famille, voulait-elle dire. Ça me rassurait, voyez-vous, monsieur ? Je n’ai jamais été fier d’être considéré comme le père d’un nain. Je n’aurais pas été malheureux au point de me jeter sous un train si on m’avait annoncé que Quentin n’avait aucun lien de sang avec moi. Je crois même que le vieux Surgères n’y verrait pas d’inconvénient. Après tout, quel que fût le père, il demeurait le grand-père, à ceci près que la monstruosité du petit-fils s’expliquerait… logiquement. À condition bien sûr que le facteur génétique pût être pris en compte… Chiquita se limita au spectacle de ses seins. Je fus presque étonné de bander. Jamais je n’aurais pu m’imaginer… Mais Catherine n’était plus là pour m’aider à assumer mon hygiène. De plus, sa bouche s’adaptait parfaitement à mes dimensions. Elle s’employa à ne rien précipiter. Il était inutile de songer à en faire autant avec son anus. Il n’était pas conçu pour moi. Quant à prendre le risque de me donner un enfant… Le plafond se peupla de petits animaux sympathiques. Je n’ai jamais entretenu de visions d’horreur avec mon cerveau quand il est la proie des diverses toxicités qui bornent mon existence. Je suis resté un enfant. J’ai encore envie de jouer avec des riens et des douceurs sans conséquences. Je ne me suis jamais acheté de jouets. Je laisse ce soin à Hélène pour ce qui concerne notre nabot. L’idée de Chico Chica en beau-fils me ravissait. J’eus le temps d’en parler à Chiquita dont la langue ne m’était pas inconnue. Je la prévins, sans doute sans force à ce moment-là, qu’il m’arrivait de perdre connaissance et que si ça arrivait effectivement, le mieux serait de ne pas ameuter la maisonnée : je craignais autant la colère d’Hélène que l’attente enfin récompensée de Chico Chica.

 

*

 

À table, en ce saint jour de je ne sais plus quel martyr, nous évoquâmes Dodo et sa courte vie de poisson dans l’eau. Quentin était assez âgé pour comprendre que ce personnage était mort et qu’il n’avait donc aucune chance de le rencontrer, même en piquant une crise dans le cimetière. C’est que le gamin, court sur pattes et fort comme un mongolien, pourrissait si souvent mon existence de caprices et de violences ménagères que je n’avais guère le loisir de ne pas m’en inquiéter. La domesticité ne cachait pas sa crainte d’assister un jour à un infanticide ou au moins à des voies de fait sur la personne d’un descendant direct. Mes toxicités n’excusaient pas tout. J’achevais les repas le front dans mon assiette, ce qui déplaisait fortement à l’héritier en vigueur. Hélène n’envisageant pas une autre lignée et prenant toutes les dispositions requises en pareil cas, mon champ de manœuvre était aussi étroit que l’espace qui séparait constamment ses cuisses. Surgères, qui vieillissait plus vite que la technologie, dépérissait malgré les visites des deux nains qui cultivaient leur projet sans se trahir. Hélène m’apparaissait comme une complice. Je la soupçonnais d’ailleurs d’avoir organisé ce complot depuis aussi longtemps qu’Alfred Tulipe eut révélé son propre projet à la non moins âgée Catherine. Qu’est-ce qu’ils attendaient pour me foutre dehors, pour me chasser sans me prendre pour cible, veux-je dire… ?

Surgères devenait nostalgique de cette nuit de crue :

« Dire que tu cherchais ton doudou… À ton âge…

— Mais je n’avais pas quinze ans, papa !...

— Oh oui ! J’oubliais… Mais tout de même… un doudou… à l’âge où les filles sont bonnes à…

— Dodo doudou maman dodo… ? » bava le nain dans son assiette.

Je tenais encore assis, le dossier de ma chaise bien raide contre ma colonne. Les trois nains me faisaient face. À bâbord, Hélène découpait une viande et à tribord, le vieux Surgères reniflait un bouchon. Deux ou trois larbins voletaient dans les environs, porteurs de nécessités aussi diverses qu’inutiles selon mon point de vue. J’assaisonnais mes légumes avec mes propres substances en attendant de recevoir la tranche de rôti ornée d’une gousse d’ail tranchée net par l’outil castrateur qu’Hélène manipulait avec une dextérité de révolutionnaire. Je bus dans le verre que Surgères m’offrit en me souhaitant d’en reconnaître les qualités artistiques.

« À ce cher Chercos qui n’a pas pu venir jusqu’ici à cause d’un fait nouveau… trinquai-je.

— Vous en savez quelque chose… ? s’inquiéta Chiquita.

— J’ai du mal avec ces vieux combinés de téléphone… Il m’appelait de Brindisi où Virgile agonise sans trouver la mort… Je n’ai pas bien compris…

— Mais tu as compris quelque chose… fit la lame qu’Hélène brandissait au-dessus de la viande.

— Nous n’y sommes peut-être pour rien… » dis-je sans conviction.

Le couteau décrivit un huit devant mes yeux et la voix d’Hélène prit toute la place, couvrant celle de Chico Chica qui commençait à peine à donner son avis sur la question :

« Avec toi c’est toujours pareil ! grogna-t-elle à la manière d’une chatte qu’on importune une fois de trop. Tu ne sais jamais… Tu ne prends pas le temps de…

— Il a parlé de Juliette… Alors mon esprit s’est embrouillé… Je ne m’attendais pas à ce que Juliette soit mêlée…

— À la mort d’Alfred Tulipe… ? » siffla Surgères comme au stade.

Roger Russel avait-il évoqué un conflit d’intérêt entre ces deux clients : les Surgères et les parents de Juliette ? N’agissaient-ils pas en commun ? Mais dans quelle perspective judiciaire ? Certes, le présent récit eût gagné en clarté si j’avais adopté le point de vue du policier… me reprocha Chiquita en plongeant sa main dans sa culotte.

« Mais… balbutiai-je. Je suis… Je suis moi !

— Reste à savoir qui il est, lui… » fit Surgères sans désigner personne.

Le ciel descendait sur nous, gros nuages gris traversés de lueurs aveuglantes que multipliaient les objets du couvert. J’avais besoin d’une injection de type 3, mais je n’en avais pas sur moi. Hélène me retint par le bras. Elle avait tout de même trouvé le temps de se débarrasser du couteau. Sa main était si douce sur ma peau ! Elle ne dit rien, pensant que je n’insisterais pas, mais j’avais besoin de cette injection de malheur ! Sans ce malheur, je sombrais dans la folie, ou plus exactement dans son spectacle. Les yeux de Chiquita craignaient le pire. À tribord, Surgères jouait un air de valse musette sur le corps de la bouteille maintenant vide. Le couteau, rapidement jeté sur la table, avait l’air d’un mort qui saigne encore malgré l’arrêt du cœur. Quentin s’amusait parce qu’il attendait, ses menottes raccourcies s’agitant au-dessus de la pâtée. Le ciel s’obscurcissait pour me donner raison.

« Dis-moi ce que tu veux et j’irai le chercher moi-même, dit Hélène d’une voix trop douce. Tu n’es pas en état d’aller aussi loin…

— Mais tu ne sais pas où je veux aller !

— Je m’en doute… Crois-tu que ce soit le moment… ?

— Avec toi, je ne sais jamais en quoi consiste le moment qu’on est en train de vivre… Quand je suis descendu à Brindisi, à la demande de tous, où étais-tu… ?

— Mais tu le sais bien : avec Maman. Elle ne t’a rien demandé, elle. Nous savions qu’Alfred allait mal. Tu le savais toi aussi. Il était sur le point de mourir. Il avait toujours rêvé de mourir en Italie…

— En Sicile… Comment le savais-tu ? Ta mère…

— Tais-toi devant papa ! »

C’est le moment que Surgères choisit pour crever. Mais il ne mourut pas comme il avait toujours rêvé : le goulot à la bouche ; c’est la fourchette qui s’est plantée dans sa gorge. On aurait dit un assassinat, pas un suicide. Il est venu un tas de gens concernés par la mort des autres quand elle arrive dans des circonstances aussi confuses qu’un règlement de compte familial en préparation. Chico Chica voulait convaincre un flic qu’il n’avait rien à voir, pas plus que sa compagne, avec la série de circonstances qui avait placé cette fourchette à un endroit aussi sujet à caution. Mais le vieux Surgères donnait plutôt des signes d’attaque cérébrale, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ennuyer deux pauvres petits nains condamnés à bosser dans un cirque, si on pouvait appeler ça bosser. Il portait encore des traces de maquillage près de l’oreille et les donna à constater avec une insistance qui mettait la puce à l’oreille, forcément.

« Vous en étiez où de votre conversation avec votre épouse quand c’est arrivé ? me demanda quelqu’un qui n’était pas Frank Chercos.

— Je voulais aller chercher… mais vous ne comprendriez pas si je vous en parlais…

 

— Si, si ! Parlez-m’en ! Je vous écoute, je n’ai que ça à faire. Non… Je n’ai pas soif…

—Il va pleuvoir et on n’a pas débarrassé la table…

— Ne touchez à rien, monsieur Labastos… Vous savez ce que c’est qu’une enquête. Votre ami Frank Chercos vous l’a… »

L’orage prit la place des conversations. On avait formé de petits groupes bavards sous les arbres, mais maintenant que la foudre menaçait, il était prudent de se mettre à l’abri. Nous nous regroupâmes comme par instinct. Le nain trottinait devant nous sans que je lui botte le cul. Mais je n’ai fait aucun effort pour le rattraper. Le vieux Surgères était toujours à table, trempé jusqu’aux os.

 

*

 

Si ça n’avait tenu qu’à moi, on aurait viré toute la domesticité et on aurait vécu dans le bordel jusqu’à ce que ça devienne insupportable et qu’on aille voir ailleurs, chacun de son côté. Elle pouvait prendre le gosse à sa charge si c’était ce qu’elle souhaitait et même se mettre en ménage avec Chico Chica. Chiquita, qui avait des goûts de luxe et réclamait la plus grande hygiène, ne me suivrait pas, d’autant que je n’avais pas les moyens d’aller bien loin. Mais je n’étais pas seul. Je ne l’ai jamais été, comme vous le savez, monsieur. Je n’avais donc pas le pouvoir de changer l’environnement familial. Il était ce qu’il était et il allait le rester. La richesse de ce patrimoine parlait pour moi. Je ne l’ai pas beaucoup évoquée ici parce que je n’y connais pas grand-chose en vin, ni en château, encore moins en terre et de ce qu’il est humainement possible d’en tirer. Nous étions inférieurs en nombre à la domesticité, voilà ce que je peux dire. Ça ne me tracassait pas outre mesure. J’avais hérité du trou que Surgères avait fini de creuser pour moi et on m’y trouvait souvent quand on me cherchait, ce qui n’arrivait pas autant que je le souhaitais.

Chercos ne s’était pas dérangé pour m’encourager à ne pas sombrer dans la mélancolie à cause des tourments que la société environnante m’a infligés après la mort du vieux. On m’a posé tellement de questions qu’on a conclu que je n’étais pas en état d’y répondre. On évoquait une confusion passagère malgré les corrections qu’Hélène appliquait à ces propos somme toute compassés. Seul le docteur Sabatte parla de malédiction. Il n’expliquait pas autrement la monstruosité qui avait changé ma douce existence de dilettante en enfer digne de la pire poésie épique. Mais heureusement, personne ne l’écoutait. Il acheva sa thèse en s’adressant à moi, ce qui n’affecta pas sa conviction.

J’ai toujours su de quoi serait fait mon lendemain, car je n’ai jamais rien changé à mes habitudes. Avec le temps, cependant, j’avais acquis quelques infirmités qui avaient le pouvoir de modifier jusqu’à la nature desdites habitudes. Cela me chagrinait bien un peu, je dois l’avouer, mais je n’ai jamais plus songé au suicide. Le docteur Sabatte approuvait les petits trafics de Chercos, dont il profitait lui aussi, ce qui nous rapprochait. C’était heureux, car à part la tronche évasive des larbins qui ne me servaient à rien d’ailleurs, je ne voyais pas grand monde : Hélène me supportait avec patience, je le reconnais. Le nain me cassait les pieds, mais je connaissais mille moyens de m’en débarrasser sans provoquer le doute à l’égard de mes véritables intentions. Je n’ai jamais tué personne. Je ne le répèterai jamais assez, nom de Dieu !

Aussi, les visites du docteur Sabatte me ravissaient à proprement parler. Si j’avais bien compris, il infligeait au nabot un traitement destiné à l’étirer un peu dans le sens de la hauteur. Hélène y croyait dur comme fer, d’autant que c’était suisse comme heuristique. Hélène parlait souvent d’un hôtel perché au sommet d’une montagne ou au-dessus d’une vallée. Elle s’y était soumise à un traitement elle aussi, mais elle en gardait jalousement le secret. Sabatte était-il au courant ? Je n’en sais toujours rien. Des traitements, j’en ai subi moi aussi dans mon enfance, et voyez maintenant dans quel état je suis…

Mais Sabatte avait d’autres projets que l’agrandissement géométrique du nabot qui me servait de fils. Chercos l’avait embobiné et comme c’était justement ce que recherchait le docteur, on avait lui et moi des relations plus qu’amicales. Il prenait des notes alors que j’avais cessé toute activité littéraire. Chiquita lui avait tapé dans l’œil. Chico Chica en profitait pour entretenir ses rapports avec Hélène. À l’école, les gamins caquetaient dans le dos de Quentin : « Qui c’est ton père ? » Personne ne croyait que j’eusse pu y mettre du mien. Quelqu’un avait même écrit à la bombe sur la pierre tombale de Dodo : À mon papa chéri. La fureur bien compréhensible de Chico Chica s’était alors appliquée au maire qui s’était enfermé dans son bureau. Les gendarmes avaient relâché le nain en lui tapant amicalement sur l’épaule. Ils étaient maintenant sûrs de pouvoir assister au spectacle sans payer. Chico Chica avait les poches pleines de billets gratuits.

Quand on en arrive à ce point d’anéantissement, on retourne chez soi, pas vrai, monsieur ? Mais je n’habitais nulle part ailleurs. En plus, j’avais peur des croisières et même de tout véhicule censé m’emporter loin de chez moi. Encore un peu, et je m’enfermais sans l’aide de personne. Le monde est plein de fous qui ne sortent pas de chez eux et que par conséquent la société n’enferme pas ailleurs. La seule distraction qui m’apaisait un peu, puisque je ne m’intéressais pas aux travaux œnologiques, c’était la crue annuelle, toujours à la même époque. C’était comme si la mer me rendait visite pour me rappeler qu’elle avait bien failli m’engloutir. Il n’y a rien de plus reposant pour l’esprit que de dialoguer avec son assassin en puissance, celui qui vous a raté et auquel vous ne donnez plus aucune chance de vous avoir.

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -