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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XX - Annexes (L’air /1)

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 Article publié le 17 avril 2022.

oOo

1

Je me fis appeler Damiano Sagazzi. Je vivais quelque part au bord de la Méditerranée, parmi ses habitants séculaires. Je partageais mes jours et mes nuits avec ceux que je connaissais le mieux, me limitant à leur présence et aux métiers qui m’employaient. Loin de moi ce que je fus ! Je voyais la télévision sans la regarder, oblique observation de la fatigue et de l’attente. Les souvenirs valsaient dans l’ombre et selon les saisons. Ai-je écrit en ces temps ? C’est en tout cas ce que je suis en train de faire depuis quelques centaines de pages. Un roman se profile dans l’encadrement de la porte qui m’enferme aussi souvent que je le peux. Un rideau me sépare de la réalité, celle de tous les jours. Aujourd’hui, le soleil revient avec la même ardeur qu’hier. Et rien n’annonce un lendemain de pluie ou de vent seulement. Le poste ronronne en sourdine près du seuil ombragé par la vigne aux insectes vivaces. La courbure d’un dos reçoit une intense chevelure. J’en ai caressé les fils d’Ariane toute la nuit en rêvant à d’autres mythologies. Pourquoi ne suis-je pas devenu ouvrier comme les autres ? Pourquoi mes jouissances ne veulent pas d’enfants ?

Je me souviens d’avoir participé à une joute derrière le fronton d’où remontaient les ânonnements des joueurs. Nous étions nus debout sur la murette où descendait un vert gazon fraîchement tondu. Des cadavres de pâquerettes jonchaient l’allée de graviers ronds et jaunes. La fille, un peu moins que notre âge, voire enfant, s’appliquait sérieusement à faire lever les queues. Je craignais l’éjaculation chaque fois que son regard se posait sur la mienne. Elle procédait à un examen attentif de la longueur et de l’angle. Ses préférences en matière de couleur et de forme entraient en ligne de compte, nous le savions. Cette attente me tenait au bord d’un plaisir dont je redoutais le spectacle. Je ne m’y étais essayé que dans la nuit, avec ou sans elle, mais le jeu ne consistait pas à reconnaître le meilleur hédoniste. Elle acheva son examen par un sourire prometteur et désigna ma queue sans la toucher, approchant cependant un index aussi turgescent, me sembla-t-il. Et maintenant ?

Je ne sais pas où j’ai trouvé cette chance, mais elle était avec moi quand j’abordai la vieille. Elle était assise sous un auvent de toile dont les pans jouaient avec la brise venant de la mer. Je la saluai, car j’étais censé passer et lui offrir peut-être le spectacle de mon éloignement sur la piste de sable et d’herbes folles. Elle portait un chapeau de paille qui devait avoir appartenu à sa mère ou plus loin encore dans le passé de sa race. Ses jambes nues jusqu’à mi-cuisse avaient suffi à m’inspirer une érection digne du concours dont je venais de remporter la palme. Mon seul slip la contenait approximativement. Elle sourit et jeta en même temps un regard sur les dunes et leurs panicauts en fleurs. Aucune ombre furtive dans ces horizons croisés. Nous étions seuls et je le savais. D’ailleurs l’heure ne se prêtait pas aux promenades ni aux errances.

Je m’approchai d’elle, bombant mon torse sans poils dans un rayon oblique et poussiéreux. Elle exhiba des dents factices et se frotta un œil avec le pouce. Que comprit-elle de ce que j’attendais d’elle ? Ma queue coulissait déjà dans sa main hâlée. Je fis non de la tête. La main cessa de branler, mais sans lâcher sa proie.

« Quel âge as-tu… ?

— Soixante et quelques… Et toi ? mentit-elle.

— Quinze… prétendis-je. Bientôt seize…

— C’est toi qui as gagné la joute… ?

— Il n’y a pas eu de joute…

— Si ! Il y en a une tous les ans à cette époque. Je suis au courant de tout. Et cette année, c’est toi. Qu’est-ce que tu préfères ? On se met à l’abri ou tu ne crains pas leurs photos ? Comment t’appelles-tu ?

— On m’a dit que c’était anonyme… Je ne suis pas d’ici….

— Alors… ? Photo ou pas ? Leurs réseaux…

— Je ne suis pas obligé, m’ont-ils dit…

— Tu peux m’enculer ou comme tu veux…

— Vous pensez que je ne l’ai jamais fait… ?

— Pas avec une vieille dans mon genre en tout cas ! »

Elle jeta mon slip à l’intérieur de la baraque. J’entrai nu et excité. Ça sentait la pêche. Le sable s’accumulait dans les angles et contre les pieds de la table et du lit. Elle tira les uniques rideaux et la lumière baissa encore. Ensuite on me demanda si je l’avais fait. Personne n’en doutait. Ça se passait comme ça tous les ans. Maintenant, je le savais, et je pouvais recommencer chaque année, mais je ne participerais plus à la joute. J’appartiendrais au groupe et j’agirais de l’intérieur. Ils n’avaient pas besoin de preuve. Ils savaient que je l’avais fait. Peu importait de quelle manière. Peut-être que la vieille, qui sortait sous son auvent après cette sorte de cérémonie, agitait un mouchoir pour les prévenir que c’était fait. Son signal, quel qu’il fût, ne disait pas comment. Puis je sortis à mon tour, observant les dunes et leur végétation calcinée, ne voyant personne mais interrogeant les ombres en haletant. Je savais que je ne reviendrais pas.

Toutefois, le lendemain, à la même heure, je passais dans les dunes, cette fois en chemise. L’auvent s’agitait dans la brise, mais personne dessous. Ou elle ne me vit pas. Je n’en sais rien. Curieuse pratique de l’adolescence autochtone que cette élection du touriste en vadrouille… L’année suivante, tandis que je les rejoignais, on me demanda de quoi je parlais et on se mit à rire. Mais la vieille existait. Elle ravaudait sous l’auvent. Une barque retournée exhibait son ventre mal calfeutré. Aucune trace de pêche. Le treuil ne servait plus depuis longtemps. Sa graisse n’était plus que du sable. Aucune autre barque sur cette plage. Mon père n’y venait plus depuis longtemps.

« À cause des égouts, m’expliqua-t-il. Cette eau attire les poissons, mais ils en deviennent incomestibles. Je m’y connais ! Je vais t’enseigner quelques coins plus propices. Ne te laisse pas avoir par les indigènes. Ils ne pensent qu’à s’amuser. Nous, nous avons le sens du travail, même en vacances ! »

 

*

 

Ouais… Je ne sais pas si cette anecdote a sa place ici. Comme je vous le disais, monsieur, je me faisais appeler Damiano Sagazzi. Le temps se jouait de ma mémoire, la peuplant de retours sur soi qui agitaient mes rêves. Je voyageais peut-être. Le rideau de la chambre s’ouvrait sur le dallage de la pièce principale qui donnait sur la rue. Le seuil était occupé par une éternelle chaise de rotin. Je pouvais voir la chevelure qui descendait derrière le dossier. Quelle angoisse ! Les bras nus sur les accoudoirs ne tenaient rien qui ressemblât à un livre ou à un quelconque autre ouvrage. Et près de la porte, toujours sur le seuil, le poste clignotait en ronronnant. Je me vis !

L’écran exposait mon visage, non pas celui que je possédais en ce moment, mais celui qui avait été le mien quand j’avais triomphé au jeu de la queue et de la vieille. Personne ici ne connaissait ce jeu. Autres mœurs. À l’époque, je portais une fine moustache sur le dessus de la lèvre. Rase et noire sans nécessité de cosmétique. C’était mes cheveux que montrait l’écran. Mes yeux n’avaient pas changé, excepté quelques rides vite effacées dans les moments de rire ou d’autres tensions du visage. Je sautai du lit et m’avançai pieds nus sur le dallage chaud. Le rideau caressa mon visage, comme d’habitude. Je voyais le dos presque nu et à sa gauche l’écran qui clignotait. Elle ne pouvait pas me reconnaître, car j’avais changé. Je ne porte plus la moustache et mes cheveux sont rares. Mon regard, pourtant…

« Monte le son, chérie…

— C’est un écrivain, dit-elle. Il signe chez Ambrosio. Ce n’est pas ton genre.

— Comment le sais-tu ? Tu l’as lu… ?

— Tu n’aimes pas les énigmes… Il ne fait que ça, lui !

— J’aime son regard…

— Eh bien va le regarder de plus près chez Ambrosio !

— Il ne me reconnaîtra pas…

— Personne ne te reconnaît, mon chéri ! Habille-toi ! Tu es dehors…

— Je suis derrière toi… le fauteuil… »

Nos explications tranquilles, à elle et à moi, depuis des années. On ne se comprend plus, même à demi-mot. Mon gland se laissait caresser par la chevelure tombant le long du dossier, la brise aidant. Ces passants qui ne comprennent pas parce qu’ils ne se doutent de rien, ne voyant pas.

 

*

 

La librairie Ambrosio se cache dans une cour. Il faut savoir. Deux voitures étaient garées : celle d’Ambrosio et une autre que je ne connaissais pas. En principe, les visiteurs viennent à pied. On les voit aller et venir dans la rue. Ils savent où ils vont et reviennent avec un bouquin dans les mains ou sous le bras. J’en ai salué quelques-uns que je reconnaissais, mais sans m’arrêter. Je tends rarement la main le premier. On me croit pressé. J’entre et je sors comme je suis entré, sans rien dans les mains ni sous le bras. En tout cas je n’en ai pas le souvenir. La vitrine formait un intense reflet. Chacun portait la main en visière, moi comme les autres. Pourtant l’affiche finit par apparaître. Nul portrait comme à la télé. Mais le nom était écrit en gros caractères et en travers, comme rajouté sur le texte contenant l’information : Quentin Surgères.

 

*

 

…je n’attendis pas l’été suivant. Ni la joute qui s’y attachait. Je repérai une femme qui me sembla correspondre à nos critères (en admettant que j’appartinsse désormais à ce club fermé). Elle descendait sur la plage au petit matin. À cette heure-là, la brise de terre caresse les peaux déjà nues. J’arrivais du chemin des dunes où je ne rencontrai personne, pas même un animal. Aucun volatile à cette hauteur. J’aperçus la vioque qui commençait à se déshabiller avec méthode, sans quitter son chapeau à peine irisé dans les embruns mourants. J’arrivais nu. Elle n’était pas encore couchée dans son transat criard. Elle serra les genoux, les plia sous le même effet de sidération et trouva la serviette de bain dont elle se couvrit sans laisser de place au soleil qui m’éclairait. À sa portée, je déclinai mon offre. Elle ouvrait une bouche sans cri, ce qui faillit me pousser à penser à autre chose. Et tandis que je m’attendais à un cri ou à une parole de bienvenue, le sable se souleva à ses pieds et le cadavre blanc qui se leva prit son élan pour me sauter dessus. Il était nu lui aussi, mais d’un autre âge et peu outillé pour l’amour des trous que la nature a percés dans les corps animaux que nous sommes. Je fuis !

…on me rattrapa bien sûr. Je m’étais vêtu à la hâte au milieu des dunes. Un peuple d’insectes me harcela pendant tout ce temps. L’autre me cherchait en me maudissant, comme si j’avais commis la pire des fautes punies par sa religion. Je courus plus vite que lui et me réfugiai sur la terrasse d’un café qui s’éveillait, les tables étant encore occupées par des chaises penchées comme des fleurs sous la pluie. Le barman me fit un signe que je ne compris pas, ce qui n’empêcha pas les policiers de me saisir en flagrant délit de dissimulation de preuve. On m’amena au poste dans cet état.

…mon père était déjà attablé, parlant à un écran qui lui tournait le dos. Je perçus nettement les cliquetis d’un clavier. Le mot « priapisme » revenait de temps en temps, ponctué d’un point ou d’une virgule selon que le ton montait ou qu’au contraire il s’apaisait. Mon père était victime de l’émotion que lui causait ce qu’il appelait mon « mal ». Je n’avais pas mal, ce qui étonna le flic. « En principe (mais peut-être que je me trompe…) c’est douloureux… Laissez-moi penser que si ça ne l’est pas, c’est que ce n’est pas non plus ce que vous dites… ce n’est pas la première fois… »

…nous rentrâmes à l’hôtel qui sentait le café et le pain grillé. Nous montâmes directement dans la chambre que nous occupions « en attendant de trouver mieux ». C’était une chambre étroite où ma mère avait pris possession du lit, nous laissant le tapis et l’usage de la porte-fenêtre qui donnait sur un balcon sans panorama. La rue s’animait à la vitesse des livraisons et des meubles qui revenaient à leur place. Mon père expliqua la chose à ma mère qui rougissait en dissimulant ses yeux dans un mouchoir. Je bandais toujours. Sans douleur. Mais je commençais à souffrir quelque part au fond de cet être qui prétendait me posséder. Dire que la salle de bain était libre et que je restais là à les écouter évoquer des précédents familiaux aussitôt contestés par la partie adverse au lieu de me vider dans le lavabo, sans cri mais sans oublier que j’étais conçu pour le plaisir et pour les yeux.

 

*

 

Je me racontais ça en entrant dans la librairie. J’en oubliais presque pourquoi j’étais venu ni comment ma mémoire parvenait à m’imposer ce détail de mon adolescence. L’odeur des livres ne m’enivra pas. J’esquivai un kiosque et longeai un rayon. La salle de lecture s’ouvrait dans le fond, bornée par deux enceintes acoustiques dressées sur des trépieds. Un panneau reprenait mot pour mot les termes de l’affiche de la vitrine, mais dans un ordre différent. La pièce contenait assez de chaises pour laisser espérer une audience rentable. Au fond, une table avec un type derrière, déjà à l’œuvre de sa signature, le doigt dans le corps d’un exemplaire prudemment ouvert pour ne pas en briser le dos. Je reconnus Quentin. Il avait certes beaucoup changé car, de gosse qu’il était quand j’ai quitté le château, il était devenu un adulte, mais un adulte à mon image, avec en plus des cheveux et une moustache à la Gable Clark. Deux lecteurs attendaient au premier rang, assis bien sagement, avec sans doute un exemplaire non signé sur les genoux, pas pressés d’en finir avec ce moment de pure haleine littéraire. Comme on avait prévu une allée centrale, je la pris. Elle était de courte durée mais proportionnée aux dimensions de la pièce. Enfin, Quentin leva sa lourde tête et ouvrit plus grand ses yeux.

Il me reconnut lui aussi. Par quels moyens ? Je n’en sais rien, mais il se prépara à une conversation que son agent n’avait pas prévue. J’avais disparu depuis si longtemps. Et j’étais toujours recherché. Pas pour meurtre, mais pour déterminer si j’avais quelque chose à voir avec la mort d’Alfred Tulipe. Bon Dieu ! Le passé me revenait en pleine gueule, comme en face d’un fronton ou en compétition sur un court. Le bonhomme sauta de sa chaise. On aurait dit Faulkner, en encore plus réduit.

« Papa ? »

Il y avait longtemps qu’on ne m’avait pas appelé par mon nom. J’en avais si souvent changé ! Je me reconnus presque, sans cesser d’avancer. Et il avançait lui aussi. Les deux lecteurs, de chaque côté, se retournèrent pour assister à un souvenir inoubliable. Un homme et une femme qui ne se connaissaient sans doute pas, vu la distance et l’allée qui les séparaient. Des êtres sans nom prêts à servir de réceptacle à une rencontre dont ils ne doutaient pas de l’importance exégétique. Une tombe qu’aucun décret municipal ne détruirait jamais.

« Quentin… ! Comment dire ma… ? »

J’avais longtemps douté de ce matériel génétique, mais les cheveux et la moustache confirmaient que j’avais eu tort de m’inquiéter. Je ne me souvenais même plus pourquoi je m’étais inquiété. Le gosse était dur comme un pantin de bois. Il sentait le cosmétique dont usait son grand-père qui lui était sûr de l’être. Mon front cogna cette joue piquante. J’avais fermé les yeux pour ne rien dire de trop. J’avais bien le temps de les ouvrir maintenant qu’il avait écrit un livre. On ne parlerait pas de tous ceux que j’avais proposés à l’industrie éditoriale. Pourquoi compliquer ? Pas maintenant compliquer. Plus tard. Après avoir refait connaissance, car à part nos apparences et nos noms, nous ne savions plus rien l’un de l’autre. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est d’avoir un fils écrivain, surtout quand on est écrivain soi-même.

« Comment va maman… ? »

Dring ! Les enceintes acoustiques lancèrent un appel qui inonda tout l’intérieur de la librairie. Mon pantin de bois se sépara de moi tandis que ses admirateurs se bousculaient à la surface des chaises. Il n’y en avait plus pour moi. La femme qui était arrivée avant les autres parut se lever, mais sans aller jusqu’au bout. J’avais déjà tourné le dos à cette scène du crime.

 

*

 

« Tu peux bander à la demande ?

— C’est déjà fait, m’dame !

— Montre-moi ça… »

Elle parut satisfaite, mais sans excès. Elle me fit signe de remballer mon engin et quitta sa chaise derrière son bureau. Elle portait des culottes courtes et allait pieds nus. Elle avait prévu d’ouvrir sa chemise en cas de difficulté, mais je n’avais pas eu besoin de ça. Dans le couloir, les filles attendaient leur tour. On entendait les bouts d’essais d’une répétition. Le mur qui séparait ce couloir de la salle n’était pas bien épais. Je n’avais pas demandé si c’était bien payé ou si je pouvais aller me faire voir ailleurs. Je la suivis. Les modèles de contrat se signaient dans une autre pièce. En entrant, je vis tout de suite le stock de capotes sur une étagère. Il y avait aussi beaucoup de livres et de cassettes. La lumière tombait d’une ampoule nue qui mit un temps infini à trouver sa pleine puissance. Elle relisait le contrat, une feuille sans verso, disant « gna gna gna » en tortillant une mèche au-dessus de son oreille.

« C’est tous les soirs, dit-elle sans me regarder. Tu tiendras le coup… ?

— C’est tous les soirs que je le fais, m’dame…

— Avec une fille, c’est pas pareil…

— Vous voulez dire que c’est elle qui le fait… ?

— Tu n’aurais rien d’autre à faire que de te laisser faire. C’est à prendre ou à laisser. La question est de savoir si je peux compter sur toi… tous les soirs…

— Je me tiendrai en forme…

— Je me demande comment… Ne fais rien dans la journée. Ni le matin en te réveillant.

— J’ai bien compris, m’dame…

— Maintenant on va voir le metteur en scène.

— Je signe pas… ?

— Tu n’as pas confiance en moi ? »

Ce qu’elles peuvent être excitantes à cet âge ! Je les aimais consentantes et bien à poil. Dire qu’on m’avait soupçonné de n’aimer que les petites filles de mon âge… Le metteur en scène était un Noir. Il était du genre à « passer derrière les affiches sans les décoller », comme disait mon père. Toujours prêt à se répéter, celui-là. Il n’avait pas beaucoup inventé dans le courant de son existence de domestique patriote. Le Noir m’examina de la tête aux pieds. La Vieille le renseigna. Il me regardait en penchant sa tête en arrière. Je ne voyais que ses trous de nez. Pourtant, sa langue finit par sortir, verticale et rose comme un cornet de glace à la fraise.

« Ya pas grand-chose à faire, me dit-il sans s’approcher de moi (il tenait à me voir du plus loin possible, un possible limité par les dimensions de la loge où il recevait les nouveaux). Les filles connaissent leur boulot. Je vais t’apprendre à hurler de plaisir, mais pas comme une fille, comme une bête ! »

J’appris à grogner, à rugir et même à hennir, un truc qui plaisait beaucoup aux dames en âge de se préparer à mourir. La loge était insonorisée, me dit-il pour me rassurer car je craignais d’avoir à retourner dans le couloir et à supporter le regard inévitablement amusé des filles.

« Pas d’érection avant l’heure, dit-il en dépliant son index sous mon nez.

— Le matin, pourtant…

— Le matin tu banderas plus. Tu n’en auras plus la force. Aussi est-il nécessaire que tu te nourrisses des aliments les plus aphrodisiaques. Viens par ici. »

Je le suivis dans l’antichambre. Il alluma. C’était une boutique. Il monta sur un marchepied pour atteindre les pots contenant ma future alimentation exclusive et nécessaire.

« Tu fais ce que je te dis, continua-t-il, sinon ça ne marchera pas et tu me devras assez de pognon pour t’en soucier sérieusement jusqu’à la fin de tes jours. Voici le menu… »

Il me tendit une ordonnance de sa médecine. C’était clair. Je ne pouvais pas me tromper. Les étiquettes portaient des signes en couleurs au cas où je n’aurais pas su lire. Mais je savais lire. Même ces noms aux consonnances purement commerciales. Je lui devais de l’argent. C’était son commerce à lui. Il ne se mêlait pas de ce que la vieille organisait pour gagner sa propre croûte. Sa main contenait déjà les billets qui m’avaient si peu accompagné dans mes pérégrinations de fugueur. Mais j’avais l’âge de penser ce que je voulais. Seulement, je devais aussi de l’argent à mon père, d’où mon engagement de fidélité au foyer familial. J’y passerais la journée à éviter de bander pour un oui pour un non, ingurgitant les aliments achetés au Noir et vomissant la cuisine de ma mère qui était bandante.

Ensuite la Vieille me montra la scène. Je n’avais jamais vu une salle du point de vue du proscénium. Elle me montra comment les spots m’empêcheraient de voir les spectateurs alors qu’eux-mêmes ne manqueraient pas une miette du spectacle.

« Tu n’es jamais venu… ? dit-elle en me flattant le dos.

— Non… Jamais… Je n’ai jamais…

— En tout cas ne vient pas en spectateur. Jamais ! Tu fais ton boulot et tu vas te coucher. Seul. C’est un métier exigeant, tu verras. Et tu y prendras peut-être goût. Tu commences demain soir. »

Quelle angoisse ! Personne ne me reconnaîtrait. Le Noir garantissait un maquillage exemplaire dans ce sens. Et pour pas cher selon ses critères d’évaluation commerciale. J’avais trouvé comment faire des économies sans trop me la fouler. La Vieille m’avait conseillé de ne fréquenter personne, ni aucun endroit où je risquais de me lier d’amitié avec des objets sexuels.

 

*

 

Des vieilles, il y en avait quelques-unes dans la salle. Ambrosio était caché dans l’ombre, ne laissant apparaître que son regard professionnel. Quentin, derrière sa table pliante, parlait dans le micro sans lever les yeux. Il ne me voyait donc pas. Et pourtant j’étais là. Toujours aussi délirant qu’à l’époque où il m’avait connu et dont il ne devait conserver qu’une mémoire fragmentaire et fragile. S’était-on chargé de la conditionner ? Et dans quel sens ? Dans quelle intention, veux-je dire ? Tous mes manuscrits avaient été confisqués et le juge d’instruction refusait encore de m’en délivrer copie. Dans quel pétrin j’étais ! Et à des milliers de miles du château de Surgères. Sur le point de renouer des liens avec un fils qui m’imitait à la perfection, à part la taille. Comment l’aborder ? Certainement pas comme je l’ai dit plus haut. Il n’y avait aucune chance qu’il me reconnût. Sur la base de quels traits ? J’avais des allures d’Hemingway, sauf la barbe et la tignasse qui se faisaient rares chez moi. J’étais devenu un lecteur comme les autres à ses yeux simplement parce que j’étais assis avec ses autres. Ambrosio avait sans doute remarqué que je n’avais pas un exemplaire dans les mains, mais pouvait-il s’en étonner, lui qui me connaissait et ne savait rien de moi ?

« Voilà comment, mes chers lecteurs, j’ai résolu le mystère de la mort d’Alfred Tulipe. Je ne vous en dis pas plus, ni s’il est mort de mort naturelle ou s’il a été assassiné et par qui… Vous lirez tout ça en sortant d’ici. Et d’un trait car, comme vous le constaterez vous-mêmes, je connais les moyens de tenir le lecteur en haleine. Vous ne saurez rien de définitif avant la dernière page… ou presque…

— Définitif… ? murmurai-je comme si je n’avais pas ouvert la bouche. Comment peux-tu dire ça ? »

Ambrosio s’étonna d’abord (je le connais) de m’entendre tutoyer un écrivain appartenant au cercle sacré de ses invités de marque.

« Comment ose-t-il… ?

— Ils se connaissent…

— Je l’ai trouvé bizarre dès qu’il est arrivé… Nous étions seuls vous et moi à ce moment-là… Souvenez-vous…

— C’est à moi que vous parlez… ?

— Voyons ! Voyons ! Mes amis ! Vous allez pouvoir vous exprimer dès que monsieur Surgères vous y invitera, car il me semble, n’est-ce pas, Quentin ? que vous n’en avez pas encore terminé avec…

— Si, si. J’ai terminé… Heu… Monsieur a posé une question… ?

— (Il l’a tutoyé, oui…)

— (Je ne l’ai pas dit à ce moment-là, mais il m’avait paru bizarre et… inconvenant…)

— ( ?)

— (Je ne sais pas… Vous savez… avec les signes…)

— (Chut !)

— Monsieur… ? Oui, vous. Il me semble que vous avez contesté le caractère… heu… définitif… de mes conclusions au sujet de cette mort qui n’est plus… ne sera plus… un mystère… Monsieur ! »

Je bousculai Ambrosio qui s’interposait. Qu’étais-je venu chercher dans cette librairie ? Un fils ? Une confirmation ? La continuation de mes précieux travaux aujourd’hui mis sous scellés ? Étais-je devenu assez inconscient, après toutes ces années de clandestinité, pour prendre le risque de me trahir ? Il y avait une foule de bicyclettes maintenant dans la cour. J’aurais pu en emprunter une pour rentrer plus vite chez moi… enfin… chez elle… car je lui rendais visite… J’étais en quelque sorte en vacances… Elle savait tout de moi et m’avait même sauvé plus d’une fois. Vous ne la connaissez pas, mais elle a beaucoup compté pour moi. Sans elle…

Je ne volais pas le vélo qui lorgnait dans ma direction. J’allais à pied, rapide et sans intention de semer les suiveurs, si jamais l’un ou plusieurs d’entre eux s’avisaient de se mettre sur ma piste, celle que je faussais depuis si longtemps. J’atteignis la maison sans me retourner. Elle était toujours assise sur le perron, dans son ample fauteuil de rotin, façon Emmanuelle, ne puis-je m’empêcher de penser. Mais elle n’était plus seule. Une autre femme avait amené sa chaise et tenait sur ses genoux la cuvette en émail blanc et bleu où l’eau de rinçage scintillait. Les légumes de midi seraient accompagnés de côtelettes de mouton, comme j’aimais et comme j’aime toujours. Elle connaissait le secret de ce jus légèrement aillé. Elle me fit signe d’aller chercher le pain. Je pivotai aussitôt sur mes talons pour revenir sur mes pas. Et je me retrouvais nez à nez avec un des lecteurs de la librairie Ambrosio. C’était la femme qui avait parlé de moi. Elle m’avait suivi !

Justement, j’avais mis la main dans ma poche pour secouer ma monnaie. Elle observa cette bosse agitée puis me regarda enfin. Elle me souriait. Elle devait avoir dans les soixante ans. Voire plus. Et ouvrait une bouche pleine de dents qui avaient l’air aussi vrai que la fermeté de sa poitrine, car je l’examinai pendant qu’elle se préparait à me poser la question qui lui brûlait la langue.

« En réalité, entendis-je, je suis d’accord avec vous…

— Vous avez lu le livre… ?

— Je l’ai acheté hier en prévision de cette…

— Et vous trouvez que sa conclusion est loin d’être définitive, n’est-ce pas… ?

— Tout comme vous l’avez exprimé… heu… monsieur… ?

— En vérité, je n’ai pas lu le livre… J’en ai découvert l’existence ce matin… devant la télévision…

— Mais alors !... Mais alors comment pouvez-vous penser que…

— Je n’ai pas besoin de lire ce satané bouquin pour savoir de quoi je parle ! Na !... »

Je fis un pas, mais dans sa direction, et elle m’arrêta en me tenant le bras, celui dont la main agitait les pièces de monnaie du pain. Ce bruit incessant la troublait, manifestement, mais elle n’avait pas l’intention de s’exprimer sur ce sujet. Elle semblait vouloir mettre fin à cette agitation sonore. Et les deux femmes du seuil de la maison que j’occupais parce que j’étais en vacances observaient cette scène somme toute pas aussi banale qu’elle en avait l’air aux yeux des autres témoins derrière d’autres rideaux. Je sortis la main de ma poche, les pièces cessèrent de bruiter ma pensée comme au cinéma, la main glissa jusqu’à mon poignet et s’y enlaça comme si quelque chose de définitif venait de se déclarer.

« Elle lui tient la main… Vous voyez ça d’où vous êtes… ?

— Aussi bien que vous… Je ne crois pas la reconnaître… Il a une sœur…

— …ce qui expliquerait ce… cette… Je ne sais pas quoi en penser…

— Et moi donc ! »

Plouf ! Le légume épluché plonge dans l’eau de la bassine qui agite ses reflets sur le mur blanc et ombragé.

 

*

 

À deux heures de l’après-midi, la brise de mer commençait à réchauffer la terre et malgré l’interdiction de bander, je bandais, sur le balcon étroit, la queue soumise à ces douces pressions. Certes je n’en jouissais pas autant que je l’aurais désiré. La perspective de la nuit et de son spectacle me ravissait à ce point. Et je ne voyais personne. Personne ne me voyait. Mes parents négociaient encore avec la police, mais l’avocat leur avait assuré que rien ne m’arriverait si je ne recommençais pas ces « bêtises ». J’avais promis. C’est pourquoi je me cachais maintenant : sur le balcon l’après-midi et la nuit derrière l’adroit maquillage que le Noir appliquait à mon visage. Qui reconnaîtrait cette queue ? Ma vieille initiatrice ? J’y pensais. Je construisais du romanesque là-dessus, sans parvenir à en achever les ébauches. La Vieille ne savait pas que je passais mon temps à écrire. Ou plutôt que j’écrivais beaucoup plus à cause de sa prescription. Me payait-elle assez pour que je m’acquittasse de ma dette envers le Noir ? Ce flux monétaire, appliqué à l’ensemble de ses employés, devait lui rapporter gros, mais j’étais bien incapable d’en mesurer la portée. Ces réflexions occupaient mon esprit et j’en couchais toujours quelque chose sur le papier. Ainsi, je m’éloignais de tout espoir de construction romanesque. Je ne me promettais plus rien qui ressemblât à une existence future. Tu ne toucheras pas à la colocaïne ! Je sais que tu en consommes ! Ne me dis pas le contraire je suis bien renseignée !

Qui ne l’était pas, bien renseigné, à mon sujet ? La fille qui était chargée de mon orgasme nocturne (et spectaculaire) n’avait pas de nom. Ou plutôt elle portait le nom d’un objet. Un objet appartenant à l’usage quotidien. En changeait-elle selon la queue qu’elle avait pour mission de dresser et de réduire finalement à sa dimension d’origine sans que cela se vît, car s’il était bon pour le spectacle qu’on l’aperçût avant érection, sa réduction mécanique n’appartenait pas au spectacle. Enfin… quelque chose comme ça… La Vieille parlait vite et ne prenait pas le temps de vous laisser respirer avec une ponctuation peut-être trop poétique pour être nécessaire.

Ensuite, la mer inondait l’espace de sa chaleur humide et je me couchais comme le recommandait le manuel d’instructions. Le sommeil m’envahissait sans ses draps. Et je rêvais que je n’étais plus de ce monde, que j’avais le pouvoir de m’en évader avec autant de talent qu’un autre. Pourquoi ne pas noter ces accès de fièvre dans un petit carnet toujours à portée de la main ? Parce que j’en étais jaloux ou parce que je craignais qu’on en sache trop sur mes voyages sans les autres ? Puis le matin : la promenade dans les dunes ; le passage devant la baraque de ma vieille initiatrice ; son absence têtue ; l’érection tout aussi obstinée ; le fantôme de la Vieille qui retenait ma main ; le montant de la dette qui s’accumulait dans un coin de la tête du Noir ; la fin des vacances ; le retour à la normale, dans un autre pays moins propice à l’évasion par le bas.

« Ne pense pas à autre chose, veux-tu ?

— Mais je ne t’aime pas…

— Ne parle pas si fort ! Ils vont nous entendre…

— Tu ne parles pas fort, toi. Ils adorent voir tes lèvres remuer sans qu’il en sorte une seule parole sensée…

— Je ne comprends pas… heu… Tu m’expliqueras plus tard… Il paraît que tu écris… ?

— Je n’ai plus de secrets que pour mes parents…

— Ils vont t’entendre ! Tu ne sais pas parler à voix basse ?

— Remue tes lèvres sans rien dire… Je n’ai jamais assisté à ce spectacle…

— Ouais, c’est ça ! Ils en ont de la chance ! »

Pourquoi se donne-t-on en spectacle si ce n’est pas pour en tirer de quoi se payer ce qui nous manque ? Imagine-t-on un écrivain assez génial pour ne rien laisser paraître de son activité littéraire ? Un semblant d’ouvrier ou d’artisan qui nourrit les siens comme si c’était tout ce qu’il avait à faire pour que son existence soit reconnue comme telle ? J’en ai entretenu des conversations stupides avec mes… collègues, mais pas plus que n’importe quel employé qui possède au moins le pouvoir de jouir de lui-même et des autres quand ça lui chante ou au moins quand c’est possible. Il m’arrivait même d’espérer la fin des vacances. Je me pourrissais la vie alors que les autres s’en amusaient en attendant de ne plus pouvoir s’en payer les moyens.

« Ne part pas sans régler ta petite dette… hein, Titi… ?

— J’ai rien dépensé…

— Alors tu feras un bénéfice, Titi. Il n’y a rien comme le bénéfice pour rasséréner son homme. Et je parle en tant que femme… d’expérience. Quel âge me donnes-tu… ?

— J’aime les vieilles… J’ai commencé comme ça… Et je finirai comme ça si j’ai de la chance. Je ne me vois pas en train de violer une écolière…

— Tu n’as pas répondu à ma question, Titi… »

Non.

 

*

 

J’achetai le pain, me délestant ainsi de toute ma monnaie. Elle me tenait le bras comme si je la promenais à l’anglaise. La brise était tombée. À cette heure, les moustiques sont couchés. Nous en profitâmes pour descendre sur la plage et marcher au pied de la roche. Elle mit ses pieds nus dans chaque flaque, détectant l’oursin ou la coquille brisée. Je ne m’étais pas déchaussé, de crainte qu’on nous prît pour des amants. Je me tenais à distance chaque fois qu’elle me quittait pour entrer dans une flaque. Je ne craignais pas qu’elle m’éclabousse. Nous n’étions plus des enfants. Le bouquin de Quentin formait une bosse sous la toile de son sac à dos. Elle l’avait lu. Que savait-elle de plus ? J’étais en droit de me le demander, non ? Si jamais on apprenait que j’étais revenu à Brindisi, je serais précipité du haut de leur suspicion à mon égard et relativement à Alfred Tulipe. Non, je n’ai jamais tué personne, mais cela pouvait arriver ; il suffisait que les circonstances rendissent possible cette sorte d’épiphénomène. Et j’étais loin de me douter que j’en écrirais la relation.

« Vous demeurez à Brindisi ou vous êtes en vacances… ?

— Je suis en vacances.

— Moi aussi. C’est la première fois que vous venez… ?

— C’est toujours la première fois…

— On ne sait jamais qui on va rencontrer…

— Si on rencontre quelqu’un…

— Vous êtes venu seul… ?

— J’habite chez une amie…

— De longue date… ?

— De toujours… si je me souviens bien.

— Je n’ai pas d’amis ici…

— Vous en cherchez… ?

— N’est-ce pas l’intérêt des voyages ?

— Mais j’ignorais que vous fussiez en voyage… !

— Et vous-même ?

— On ne peut guère parler de voyage quand on revient chaque année à la même époque et dans les mêmes conditions… d’amitié.

— Je ne pensais pas lire un roman… plutôt visiter… me perdre un peu dans le dédale des détails historiques…

— Virgile… Broch… J’ai connu ça… au début… et par hasard. Je ne savais même pas qu’on jetterait l’ancre dans ce port. Alfred Tulipe ne le savait pas non plus. Je crois même que ce n’était pas prévu. Mais vous connaissez la suite…

— Je ne connais que ce qu’en dit Quentin Surgères… Vous étiez à bord du Temibile… ?

— Pourquoi diable le supposez-vous… ! Je…

— Vous avez parlé d’Alfred Tulipe… Et pourtant, vous n’avez pas lu le livre de Quentin Surgères…

— Mais j’en ai entendu parler ! Ah mais !... Qu’est-ce que vous allez imaginer ?

— Mais rien… Je vous assure… »

Je me connais cette fragilité. Elle m’a soumis à ses perversités en de si nombreuses occasions ! Et depuis si longtemps ! Pourquoi ne pas me taire ? Et même mieux : fuir ! Mais elle jouait maintenant avec le soleil à la lumière encore rasante. Mon pain se ramollissait.

« Nous n’aimons que les mystères, au fond… dit-elle sans me voir. Quentin Surgères a raison…

— Ah oui… ?

— Nous passons notre temps à tenter de deviner ou à jouer pour gagner…

— Nous travaillons aussi beaucoup… pour nous rendre utiles… d’une manière ou d’une autre…

— Nous fuyons le suicide qui nous court après dès qu’on a mis les pied sur terre…

— C’est ce que dit Quentin… ? Je veux dire : Surgères…

— Nous avons besoin de câlins et de shoots. L’un et l’autre. Entre les travaux et les heures nécessaires au sommeil. »

Je connais ça aussi. Digne fils de son père. Je le retrouvai dans la conversation d’une inconnue. Elle en savait plus que moi sur le livre, je devais le reconnaître sous peine de m’égarer dans ses traversées de l’apparence. Le bas de sa robe était mouillé et collait à ses mollets. Elle se retournait de temps en temps pour m’envoyer un sourire de toute beauté. Peut-être se moquait-elle de moi ? De ma façon maladroite de cacher le pire. Entre ce qu’elle savait et ce que je cachais, imaginait-elle un autre roman que celui que Quentin distribuait dans les librairies de notre monde occidental ?

« Il faut que je rentre, dis-je en m’arrêtant à l’ombre de la roche. Je ne vous invite pas… Je ne suis pas chez moi…

— Je ne peux donc pas vous inviter moi-même… »

Mais qui êtes-vous ? cria mon cerveau. Elle reprit mon bras sous le coude. Nous marchâmes ainsi en silence jusqu’à atteindre le quai que Virgile avait foulé comme on entre dans la mort, avec cette détermination qui n’appartient qu’à celui ou celle qui a tout écrit. Je n’avais plus de monnaie. Le pain qui pendait sous mon bras n’était plus en état d’accompagner le mouton dont les morceaux gras et croustillants m’attendaient avec cette fidélité que je mérite si je suis moi-même conforme au modèle que j’ai imité pour ne pas me perdre ailleurs qu’ici. Je le jetai aux chats parmi les débris de la pêche. Elle rit.

« Les animaux nous ressemblent ! s’écria-t-elle.

— N’est-ce pas plutôt nous qui leur ressemblons… ?

— Non ! Ils nous imitent si bien ! Dans la fureur de vivre ! Comme s’il n’y avait pas d’autres solutions.

— Quentin… Surgères vous en a-t-il soufflé quelques-unes, de solutions ? Tous les écrivains à la mode proposent des solutions à leurs fidèles qui sont quelquefois des disciples. Je n’ai pas lu son livre, comme vous le savez, mais…

— Vous connaissez Alfred Tulipe mieux que moi…

— Par ouï-dire, ma chère… Uniquement par ouï-dire. »

 

*

 

Je martelai le plomb sur le fer d’un autre marteau. Les bobines de fils alignaient leurs couleurs criardes sur la même table. Puis j’entrepris de les ficeler autour du plomb pour lui donner l’aspect le plus chatoyant possible. Je l’imaginai déjà dans l’eau claire de l’estuaire, touchant le fond pour en soulever le sable bleu et remontant par saccades jusqu’à la barque penchée de mon côté. Mon père s’employait à démêler la ligne de nylon vert. C’était un travail moins plaisant, je le reconnaissais, mais il fallait bien que quelqu’un s’en chargeât. Je n’avais pas cette patience. Dehors, l’eau clapotait contre le flanc de la barque déjà mise à l’eau. J’avais remonté le câble une heure avant. C’était sympa de la part du pêcheur de nous prêter cet attirail dont il ne se servait plus mais que mon père ne voulait pas acheter. J’ignorais en quoi consistait leur traité. Ma mère lisait dans son transat rouge délavé, sous un parasol que le soleil n’avait pas épargné non plus. Elle passait des heures dans cette ombre filtrée par la toile. Ses jambes rougissaient. Elle les montrait le soir aux terrasses où nous absorbions nos consommations estivales alors que mon père était déjà saoul et prêt à se coucher comme s’il allait mourir avant la fin de la nuit. Mais la ligne verte était loin de se laisser embobiner sur la planchette qu’il s’agirait, une fois en mer, de tourner dans le bon sens pour que la ligne, lestée par le plomb, s’enfonçât dans les eaux tièdes de l’estuaire. Il sectionnait le fil de temps en temps et les fragments de ligne jonchaient le plancher sablonneux de la barraque. La brise entrait par la fenêtre et les verres se couvraient de gouttelettes qui inspiraient la fraîcheur. Ma mère redoutait ces aventures en pleine mer à cause de la bière que mon père emportait avec les appâts dans un seau qui avait appartenu à l’ancien temps, celui que ni lui ni moi n’avions connu. Nous ne partagions pas grand-chose question souvenirs. Nos mémoires disposaient de leur propre effaceur. Par la porte grande ouverte, on pouvait voir ma mère couchée sur le transat, les jambes au soleil et la tête au plus profond de l’ombre que le parasol projetait sur elle à travers je ne sais quel filtre chimique imprégnant la fibre pourtant délavée. Mon père adorait cuisiner les seiches. Si la plage n’avait pas été systématiquement envahie par les moustiques, il les aurait calcinées près de la roche et dégustées sur place en notre compagnie. Pas facile d’être l’enfant unique d’un couple mal conçu pour la reproduction et ses corollaires affectifs et éducatifs.

Sur la plage, je n’étais pas reconnaissable. J’avais l’air d’un enfant de mon âge, mais il ne fallait pas m’aguicher, comme s’y appliquaient certaines de ces filles délurées, sous peine de se délecter du spectacle de ma queue dressée comme un symbole derrière l’élastique de mon maillot de bain. Mais à la pêche, je portais des pantalons aux jambes retroussées jusqu’à mi-mollet. Seul mon torse bouclé pouvait attirer le regard. Ma mère y appliquait ses onguents censés eux-aussi filtrer les mauvais rayonnements. Il n’en manquait pas, d’après elle. Elle maudissait même la nuit et pas seulement à cause de la Lune.

« Tu la connais ? dit mon père sans cesser de dénouer.

— Tu parles de qui, cher papa… ?

— Cette vieille qui regarde par ici… Je n’ai pas l’impression d’être regardé…

— Elle se demande à quoi on s’occupe. Les touristes sont curieux de nature, tu devais le savoir. Maman…

— Laisse ta mère où elle est ! Hum… Cette vieille insiste. Je sais de quoi je parle.

— Tu as connu ça ?

— Pas avec des vieilles ! Et ça m’étonnerait que…

— Elle s’en va ! »

C’était elle, bien sûr. La Vieille ou l’Initiatrice. Je les confondais depuis quelque temps. Pourtant, elles n’avaient pas la même odeur. Celle-ci portait un paréo dont les franges noires recevaient les ondulations de la brise. Beau corps de loin. On pouvait s’y tromper à cette distance, mais mon père avait un regard de lynx et il en était fier. Il prétendait voir les seiches à travers l’eau et me disait à quel endroit je devais laisser filer ma ligne.

« Elle cherche peut-être à se faire embarquer, dit mon père.

— Moi je dis qu’elle est curieuse.

— Elle n’a pas d’appareil photo. Les curieux ont toujours un appareil photo à portée de la main ou pendu autour du cou. Je ne prends jamais de photos, moi ! Ta mère me le reproche assez. Elle et ses souvenirs…

— Elle revient ! »

Mon père sursauta. J’étais en train de percer le trou vertical dans le plomb maintenant paré de ses fils de couleurs. Ensuite, j’y glisserais le fil de fer et je formerais la boucle nécessaire à la ligne et les crochets qui faciliteraient la remontée de la prise une fois leurrée. La vieille s’approchait. C’était une autre vieille, inconnue de moi. Mais elle reconnaissait mon père. Il en rougit quand elle entra en disant d’une voix de petite fille :

« C’est donc les préparatifs de la pêche dont vous m’avez parlé l’autre soir… Bonjour, jeune homme…

— M’dame…

— Je ne vous en ai pas parlé, précisa mon père qui exhibait les nœuds pour justifier à la fois l’effort que ces complications exigeaient de lui et la rougeur qui s’installait sur son visage. J’en ai parlé, si je me souviens bien, à la ronde…

— À la ronde, en effet, dit la vieille. Mais j’étais là…

— On ne peut pas se souvenir de tout le monde. »

Ils rirent ensemble et de bon cœur, ce qui ôta un peu de rouge aux joues cramoisies de mon père. Elle aussi rougissait, mais moins franchement malgré une haleine parfumée au genièvre. J’adorais déjà la peau flétrie de ses genoux.

« Je crains qu’il n’y ait pas de place pour vous, ma chère, dit mon père qui s’activait. J’emmène mon fils que voici.

— Je m’en doutais. J’ai… J’ai déjà entendu parler de lui…

— Ah ouais ! s’écria mon père qui virait maintenant au blanc. Et qui en parle, si ce n’est pas indiscret de le demander à quelqu’un qu’on connaît à peine… Je veux dire : pas du tout… ?

— Souvenez-vous…

(Mon père crispa ses grosses joues en feu.)

Vous nous avez parlé de votre fils avant même de nous enseigner la pêche à la seiche…

(Ouf !)

Sinon je n’en sais pas plus, continua la dame.

— Est-ce que vous êtes curieuse à ce point ? » demanda mon père qui n’aimait pas qu’on évoque devant lui ses moments d’absence.

La vieille ne se vexa pas. Je bandais. J’avais promis que je ne banderais pas. Il était impératif que je ne bandasse pas. Je risquai le bide. Et ses conséquences sur mon revenu fiscal. Heureusement, j’étais en pantalon. La vieille se pencha en même temps que ses petits seins pour observer de plus près le travail qui compliquait l’existence de mon père.

« Est-ce bien utile ? commenta-t-elle.

— Ça m’occupe, grogna mon père. Pendant ce temps, je ne fais rien de mal, si vous voyez ce que je veux dire…

— Je ne vois pas, non… Mais je suppose que vous nous expliquerez ça ce soir… à la ronde. Vous serez des nôtres, n’est-ce pas… ?

— Si Neptune n’en décide pas autrement ! »

L’absence de slip me contraignait à la position assise. Je ne me levai pas quand la vieille prit congé de nous. De dos, il n’y avait guère que ses fesses qui étaient couvertes. Et encore… en imaginant que le paréo ne fût pas conçu pour tomber à cet instant même.

 

*

 

Le ragoût manquait de céleri.

« Tu vas manger sans pain… ? »

D’un air de dire :

« Où étais-tu ? »

Le sachant.

L’amie m’avait surveillé depuis le balcon du premier, les pieds dans la vigne et à travers la vigne scrutant cet horizon où ma chemise rouge est un signal. Qui était-elle ? Un tas de romans commencent de cette manière. La vie elle-même ne commence-t-elle pas au moment d’une rencontre ? Mais celle-ci était-elle fortuite ?

« Tu devrais te méfier… »

L’amie mâchait son morceau de gigot, évitant d’évoquer le pain avec lequel je n’étais pas revenu. J’avais prétexté des poches vides.

« Mais tu n’as rien acheté chez Ambrosio ! Pas même le livre de ce…

— Quentin Fougères.

— Comme tu dis. Je le lirais bien. Moi.

— Ce n’est pas ce que tu lis d’habitude.

— Mais je n’ai aucune habitude de lecture ! Où vas-tu chercher ça ? Je lis… Je lis…

— Ce qui te tombe sous la main, n’est-ce pas [ici le nom de l’amie qui a avalé tous les morceaux de viandes de son assiette et qui maintenant hésite à remplir sa cuillère de haricots] ?

— Je n’en sais rien, moi ! Je ne lis pas souvent.

— Elle regarde la télé.

— Je me suis toujours demandé si vous n’étiez pas sœurs…

— Ce qui veut dire… ?

— Il écrit des romans que personne ne publie.

— Il y a longtemps que je ne propose plus rien…

— Mais tu écris encore ! Et encore ! Et encore !

— Il fait ce qu’il veut, non… ? »

Que veut-elle dire par là, l’amie ? Sa chair commence à faisander. Ses bras s’alourdissent au fil des ans. Je n’ai fait qu’entrevoir sa poitrine de statue grecque. Et ses jambes ne se décroisent que pour marcher. Sinon elle occupe les fauteuils, tous de rotin, et connaît tous les coussins de la maison. J’y fourre mon nez quelquefois, ne reconnaissant aucune odeur, pas même la mienne. L’influence des fleurs en pot qui jalonnent pièces et couloirs. Un dédale de parfums dans lequel je finis toujours par me perdre. Sans compter ses fragrances sophistiquées. L’olivier en perd son charme. Et le feu de bois de nos coquillages. Sans cette géométrie, elle angoisse, comme quand nous allions à l’hôtel à Tripoli ou à Beyrouth. Je n’ai plus participé à aucun naufrage.

« Fougères… ? N’y a-t-il pas des Surgères dans ta vie… ? [c’est l’amie qui parle, qui suinte de venin]

— Tu confonds avec Ronsard…

— Ou avec Napoléon…

— J’irai chercher le pain cette après-midi. Et le bouquin. Je le lirai peut-être…

— Tu ne lis jamais les autres !

— Je ne lis que ce qui me tombe sous la main ! »

Heureusement, Quentin ne m’a pas suivi. Mais Ambrosio connaît mon adresse. Ce qui me laisse du temps pour réfléchir. Combien de temps ? Pourquoi ai-je abandonné la Vieille sur la plage ? Je veux dire : cette vieille, celle qui a lu le bouquin de Quentin… Le soleil m’est tombé dessus alors que je sirotais sur la terrasse. Le soleil tourne. J’oublie toujours ce détail astronomique malgré ma fragilité solaire. Surtout depuis que les cheveux se font rares. Je hais les chapeaux et autres coiffures. Je préfère l’ombre, mais elle se déplace pendant mon sommeil. Qui surgit de la lumière ?

« [ici le nom de l’amie] n’a pas pu saucer son assiette…

— Tu m’en vois désolé… La prochaine fois, je penserai à la monnaie. On n’a pas idée d’aller chez le boulanger sans monnaie.

— Tu y penses toujours, à la monnaie… Qu’est-ce qui s’est passé chez Ambrosio… ? »

Que sait-elle ? Qu’a-t-elle appris pendant que je me promenais en compagnie de la vieille lectrice ? De quoi ont-elles parlé ensuite sans cesser d’éplucher les légumes ? De quoi se mêle Ambrosio, si c’est lui ? Quentin éprouve-t-il vraiment le besoin d’en savoir plus sur mon existence actuelle ? A-t-il parlé ? Savent-ils maintenant ? N’est-il pas temps de reprendre la route pour échapper à leurs questions ? Mais avec qui ? Ma dernière rencontre n’est pas si fortuite que ça, ô André… ? Et je suis là, en plein soleil, sans rien sur le crâne, pas même une pommade, pensant que depuis que maman est morte je crains le soleil comme si c’était ma punition. Il n’y avait rien dans ses papiers à propos d’onguents. Elle en connaissait un rayon sur le sujet. Ses fioles et ses pots s’alignaient sur une étagère. Noms inconnus de moi. Latin des philosophes. Qu’est-ce que j’en aurais fait sans recettes pour leur donner un sens ? Ma peau en souffre depuis.

« Réponds au moins à cette question, Damiano…

— Quelle question… ?

— Celle que je t’ai posée…

— Ambrosio… ?

— Non ! Quentin Fougères… Le livre que tout le monde lit dans le Nord et au-delà des Alpes.

— Je t’en trouverai un autre… Fais-moi confiance.

— Mais c’est celui-là que je veux lire !

— Ambrosio ne t’en a-t-il pas offert un exemplaire ?

— Ambrosio VEND ses livres. Il ne les donne pas.

— Tu n’avais pas de monnaie toi non plus ?...

— Mets-toi à l’ombre ! Tu vas cuire. »

Elle rit finalement.

« Tu n’en seras pas plus mangeable ! »

Joli coup tiré dans l’ombre qu’elle a créée je ne sais comment.

[…]

« Madame [ici le nom de la vieille lectrice] a quitté l’hôtel ce matin…

— Ce matin ! Mais j’étais avec elle ce matin !

— Alors je confonds… Excusez-moi, monsieur… J’avais mal compris… son nom…

— Mais je ne le connais pas ! Je vous l’ai déjà dit !

— Dans ce cas…

— Ah et puis merde ! »

Ça y est. Ça me reprend. Le livre, le pain, le [nom], les [noms]… la monnaie… Il y avait longtemps que je ne m’étais pas affolé. La dernière fois, sous la pluie, j’ai fui. Aussi loin que je connaissais le monde. Rien à voir avec une croisière cette fois. De Charybde en Scylla. Pour en arriver là. Le ragoût remontait. Elle le pimente à point pourtant. Depuis des années qu’on se connaît. Je ne cherchais pas Quentin. Il m’avait sans doute retrouvé. Ou Ambrosio m’avait trahi, lui qui ne croit pas à mes livres inédits. J’étais entré dans cet hôtel parce que j’en avais retenu le nom au cours de notre conversation. Le nom de l’hôtel, mais pas [le sien]. Le maître en question savait-il de qui je parlais ? Elle s’habillait comme personne d’autre. Où allait-elle chercher ces idées vestimentaires, en plein été ? Je sortis de l’hôtel comme on s’évade par la fenêtre d’un roman de Faulkner, impatient de ne pas l’achever. La rue grouillait d’existences, d’exigences, de cette impatience particulière. Pas assez de monnaie pour payer un taxi. Pas un vélo en vue. J’étais mal chaussé. J’en boitillais. On aurait pu me prendre pour un ivrogne qui a perdu son chemin. Et en effet je ne souhaitais pas revenir. Mais je ne trouvais pas la force de m’éloigner non plus. Les croisières coûtent cher. L’âge interdit les chemins et même toutes les routes, sur terre comme en mer. Quant à l’air…

« Vous ne pouvez vraiment rien faire ? Vous me dites qu’elle a quitté l’hôtel…

— Je me suis corrigé, monsieur ! J’ai dit que je ne savais pas… Je ne sais pas de qui vous parlez…

— Je vais attendre ! Là !

— Si vous êtes patient… »

Je ne l’étais pas. Je voulais partir. Pourquoi pas avec elle ? Elle était en vacances, avait-elle précisé. Elle reviendrait accompagnée. À moins qu’elle ne le fût déjà. J’ignorais tout d’elle, à part sa connaissance intime du bouquin de Quentin. Mais pourquoi m’avait-elle choisi entre tous ceux qui étaient venus pour écouter Quentin et lui faire signer leur exemplaire humide de larmes ou de sueur ? Je ne pleurais pas. Je ne suais pas. Il n’a pas suffi d’autre chose pour me faire remarquer. Mais non… cette explication ne pouvait pas me satisfaire. J’abandonnais l’hôtel et son maître, bousculant le touriste sur les marches de ce palais trop libéral pour être vrai.

 

*

 

Nous mîmes la barque à l’eau, chacun la guidant de son côté, éclaboussés également par les vagues qui semblaient s’acharner sur nous comme si la mer nous était étrangère. Je sautai dans la barque le premier. Mon père poussait toujours et je me mis à ramer de mon côté pour compenser son effort. Il ahanait entre les tasses, joyeux et rouge comme le vin qu’il n’avait pas partagé. Le soleil commençait à illuminer les collines sur l’autre horizon. Les ombres s’étiraient jusqu’à la plage, trempant leurs sommets dans l’écume des vaguelettes pour enfant. Mais la mer s’opposait avec rage à nos efforts d’amateurs. Nous embarquions de l’eau et mon père me cria, alors qu’il perdait pied, qu’il me fallait souquer au lieu de m’en préoccuper. Et je m’arcboutais sur la rame, les pieds dans l’ossature qui me parut aussi douce que la peau d’un ennemi. Je frisais la joie, mais sans me donner à l’effort. Mon père coula, reparut, m’engueula parce que je m’éloignais avec la barque et que ce n’était pas le but du jeu. Il était heureux comme ça. Sans bouée. À la seule force de ses bras et de ses jambes. Enfin il s’accrocha au plat-bord et me demanda de l’aide. Son ventre lui interdisait tout rétablissement. Et la mer le tenait par les jambes. Il riait moins, et sa poigne indiquait clairement qu’il ne me lâcherait plus. Je réussis à attraper une de ses jambes, celle qui remontait désespérément à la surface. Et je tirai sur le pantalon, quitte à le déchirer. Le pied s’ancra enfin, par le talon. Et il se mit à grogner en montrant ses grosses dents familiales. Puis son corps roula dans le fond, imprimant à la barque un dangereux roulis. Il ne lui restait plus qu’à se redresser, ce qu’il fit en s’accrochant au banc transversal, presque gueulant comme si on lui arrachait une dent. Je ne mens pas.

« Quelle matinée on va passer, mon fils ! Le soleil est au rendez-vous. Regarde voir si on n’a pas perdu le pot de ta mère. »

Il sentait comme les flancs de la montagne à l’automne sous le soleil après la pluie. J’y enfonçai un doigt et montrai le résultat à mon père. Il fit le geste de s’en badigeonner le visage et les bras. On avait promis de garder nos chemises. J’avais noué la mienne au-dessus du nombril. Maintenant le tangage faisait valser l’horizon. J’en avais la nausée.

« N’oublie pas la nuque, dit mon père. Pas question de revenir à l’hôtel avec la preuve qu’on a mal appliqué sa maudite pommade qui sent la charogne ! Non mais qu’est-ce qu’elle met là-dedans ? »

Il se pinçait le nez en riant. Les lignes étaient prêtes.

« Mais d’abord le café ! »

Il dévissa le bouchon du thermo, y versa le café fumant et me le tendit comme s’il me cédait la priorité d’un rituel. Je m’y brûlai la langue, mais qu’est-ce que je n’aurais pas fait à cette époque pour plaire à mon père, simplement parce que ma mère me faisait bander ? J’achevai la tasse dans un cri de douleur, tirant la langue pour la rafraîchir au contact des embruns portés par la brise trop tiède. Il se versa sa part et la but sans autres commentaires. Je l’entendais déjà me seringuer :

« Qu’est-ce qu’on est bien ! Il faudrait que ça dure. Ça et la montagne en hiver. La chasse dans les bois à l’automne. Et… Et… ?

— Les filles au printemps ! »

C’était le premier hémistiche de son alexandrin, sauf qu’il n’y en avait pas de deuxième. Depuis le temps qu’il y pensait… Et si vous lui demandiez pourquoi il n’avait rien trouvé pour que son alexandrin fût complet et digne de son nom, il répondait que la suite ne concernait que les filles et ce qu’on leur donnait en dehors de toute prétention poétique. Mais ce matin-là, nous n’en discutâmes pas. Il était ravi que je m’en tinsse au premier hémistiche. La question de la césure n’avait jamais été évoquée. Nous n’étions jamais allés jusque-là.

 

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