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Hypocrisies - Égoïsmes *
Épilogue III

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 Article publié le 22 mai 2022.

oOo

Heureusement, quand la voiture est arrivée, j’étais dans mon bain. Instinctivement, j’ai actionné le treuil pour remonter dans le rideau. Je ne pensais qu’à me mettre à l’abri des regards. La porte n’était pas verrouillée, comme le prévoyait le règlement. Le rail n’allait pas jusque-là. Je pouvais atteindre le lavabo et encore : à une bonne distance du miroir au cas où il me viendrait à l’idée de m’en servir pour autre chose que de me regarder tel que je suis. J’entendais leurs voix, mais rien de leur conversation. Ils étaient deux : la vieille et le type qui l’appelait tata. Peut-être un chauffeur au volant de la voiture ou en attente près de la portière. La fenêtre de la salle de bain ne donnait pas de ce côté. Son verre cathédral jouait avec les dispositifs d’un jardin potager.

Le mode d’emploi de l’exosquelette prévoyait un usage domestique si le besoin s’en faisait sentir. Je n’aurais alors aucun moyen de m’y opposer. Je me voyais déjà binant et trébuchant dans les allées de vieilles planches. La cabane est aussi prévue pour le rechargement des batteries, mais la vieille avait décrété que le câble causait moins de souci. Bref, j’étais au plafond avec les araignées. Et ils s’entretenaient des conditions de mon hébergement, j’imagine. Elle finirait bien par ouvrir la porte pour me demander des nouvelles de mon trempage dans les liquides immiscibles qui barbotaient sans moi dans la baignoire. Elle avait d’autres moyens d’observation de mes faits et gestes, des yeux partout où je me fixais sur roulettes ou pattes extensibles selon la nature du sol. Moi, je n’avais rien que mes sens naturels ! Et ce, à l’intérieur d’une technologie de pointe imaginée par des cow-boys et mise en œuvre par des chinois sous la baguette de petits français financés par papa-maman.

Je me rendais utile, en quelque sorte. Je servais à quelque chose. Comme l’art au Mexique selon Toto. Et vous voulez que je vous dise ?... Je percevais mieux et plus longtemps du côté gauche. Le tiraillement incessant des chairs et les os à l’étroit s’associaient pour former le « nouvel être » que j’étais destiné à devenir sous peine de ne jamais revoir ma Normandie. Une oreille était collée à la porte… comme si la maison, une vieille bicoque qui avait servi de logis à des culs-terreux dans un temps aujourd’hui révolu, n’était pas truffée de bijoux informatiques et consorts. Je mis un pied dans les liquides, histoire d’imiter l’enfant qui avait failli se noyer une veille de Noël. Comment je descendais de là ? Je n’en savais rien. Elle avait la clé. Et aussitôt qu’elle me l’avait mise dans le cul, je descendais ou autre chose, comme me mettre au lit sans petite branlette comme prolégomènes au rêve et à ses histoires de fous. Je m’endormais instantanément, et je me réveillais tout aussi promptement. C’était écrit dans le manuel d’utilisateur dont elle avait corné à peu près toutes les pages. Ils savaient tout. Alors pourquoi continuer de m’emmerder avec ces flics italiens qui croyaient tout savoir parce qu’ils descendaient de la race supérieure non-aryenne ? Vous ne savez pas ce que c’est que l’angoisse si vous ne savez pas en parler aux autres. Mais la question est toujours : pourquoi j’en parlerais si ça continue ? Il y avait deux robinets vissés dans le carrelage : automatiques ! Pas de manettes pour réchauffer l’eau ou remettre le plein à niveau. J’aurais mieux fait de crever dans le crash, comme tout le monde. Mais je ne l’ai pas fait ! Allez savoir pourquoi…

 

*

 

D’après elle, nous n’étions pas faits pour nous reconnaître. Comme j’étais à poil dans ma machine et qu’il portait un costume deux pièces avec cravate autour du cou, il voyait que j’étais un grand brûlé du côté gauche, lequel se trouvait à sa droite car on ne se regardait pas dans un miroir. Moi, je voyais que quelqu’un ou quelque chose lui avait cramé la moitié du visage, côté droit, la brûlure disparaissant derrière le col de sa chemise et sa main droite était aussi intacte qu’à l’origine de sa fabrication. Des fois qu’il se serait posé la question pour ma queue, à savoir si elle avait brûlé ou pas, ou si seulement la moitié, dans le sens de la longueur (je suppose), avait souffert de crémation, elle avait retiré le mouchoir qui me sert de slip et il avait pu constater que l’engin était noirci de pied en cap, ce qui laissait supposer qu’il ne me servait plus qu’à pisser. Elle démentit, montrant les traces de sperme sur les bielles en acier inox. Elle ne m’avait pas encore chiffonné ce matin et elle s’en excusa. Le type tordit sa bouche à moitié cramée en guise de sourire complice. Personne ne le chiffonnait, lui. Pas même sa maman qui était morte comme la mienne. On avait un tas de points communs lui et moi, mais il ne paraissait pas disposé à se lancer dans cette recherche. On s’est installé sous la tonnelle, harcelé par les insectes qui luttaient contre le vent. La vieille dit, comme au comptoir :

« Il va pleuvoir… On ferait bien de se mettre à l’abri.

— Mais, tata ! Tu sais bien que la fraîcheur nous fait du bien. (s’adressant à moi) Vous ne ressentez pas vous aussi ce besoin de fraîcheur, comme si le feu était toujours… heu… comment dire… ?

— En feu ! s’écria la vieille. Le feu est en feu ! C’est pour ça qu’il va pleuvoir.

— On est bien ici, dit le neveu. (s’adressant à moi) On était bien aussi dans ce pavillon de chasse… mais la crue… et cette maudite bombe… ! On vous a soupçonné de l’avoir placée sous le canapé…

— Qui… ? Moi… ?

— Frank… Frank Chercos… On ne reconnaît plus les vieux amis ? »

Mes articulations se sont mises à grincer, comme si je manquais subittement de lubrifiant au moment d’éjaculer. Il tordait sa bouche mi figue mûre mi raisin sec et haletait en même temps comme s’il venait de courir jusqu’à moi après avoir quitté sa lointaine tombe de victime du terrorisme. YA PAS D’BOMBE SANS TERRORISTE ! avait titré la Presse à l’époque. J’étais passager d’un cargo en route vers les îles quand j’ai lu les nouvelles du pavillon de chasse des Surgères, la crue, l’explosion, tous morts, etc. J’avais appris, avant de survivre à un crash, que mon fils avait échappé à la mort « par miracle ». Mais tous les autres avaient été réduits en charpie et leurs restes avaient suivi le fil de l’eau en crue sur la plaine et dans les bois. Et voilà que j’apprends de visu que ce conard de flic s’en est tiré ! Et que je ne le savais pas ! Et qu’il n’est rien d’autre que le neveu de la vieille ! Et en le regardant cogner mon verre avec le sien, je me demande ce qu’il est venu foutre ici et pire : comment est-il impliqué dans ma propre histoire de miraculé d’Air France, d’Airbus et du terrorisme international ?

« Ça vous fait quoi, Julien, de revoir un vieil ami… ? dit la vieille tata.

— Julien ? fit Chercos qui avait l’air de souffler dans une trompette. Ce type ne s’appelle pas Julien… Je croyais que tu savais, tata… ? C’est Labastos… Titien Labastos…

— Si je le sais ! Je suis informée par le système, moi !

— Le Sceptre ! m’écriai-je. L’Hallucination Permanente !

— Voilà que ça le reprend, dit-elle en retrouvant son calme de professionnelle. (s’adressant à moi) Faut arrêter de boire, Julien ! Vous allez finir par passer complètement de l’autre côté. Et qui c’est qui ira vous chercher ? On ne sait pas comment faire, nous ! Vous en savez peut-être plus que nous… ?

— Faudrait pas qu’il s’égare encore, dit Frank Chercos qui redevenait lui aussi professionnel. On l’a assez perdu comme ça ! Roger et moi on a cru devenir fou à force de le chercher où il n’était pas ! Mais maintenant que je le tiens… ah ! »

Il étreignait son verre comme si le jeu consistait maintenant à montrer qui était le plus fort question poigne. Je ne savais toujours pas jusqu’à quel point il était brûlé. Quelle surface ? Quel degré ? Il était venu en habit, comme au théâtre financé par l’éducation nationale et le sous-secrétariat à la vieillesse encore debout malgré les faits. Allait-il devenir mon ennemi, cette fois pour de bon et à jamais ? Jusqu’à ce que l’un de nous change de monde et aille se faire voir ailleurs ? La vieille s’interposa :

« Calme-toi, Frankie…

— C’est pas Frankie ! m’écriai-je. J’ai connu Frankie. N’appelez pas Frankie celui qui ne l’est pas, nom de Dieu ! »

Chercos m’approuva en reposant son verre sans bruit. Il se leva et montra son profil saccagé par le feu de la bombe que je n’avais pas placée sous le canapé du pavillon de chasse des Surgères :

« Appelle-moi José, dit-il à sa tante.

— José… ? Mais pourquoi José… ?

— Tu l’appelles bien Julien…

— Mais c’est son nom d’écrivain…

— J’ai un nom d’écrivain moi aussi.

— José quoi… ? fis-je, soudain intéressé par ce changement de pied du texte.

— On n’a pas encore décidé…

— On… ? Mais qui ça, on… ?

— Roger et moi. On s’est mis d’accord sur José. Je ne vais pas vous expliquer pourquoi. Mais on achoppe sur le nom…

— Queen… Ou Kenny… Ach ! Z’est técha bris ! Anche tu pizare ! »

Frank se mit à rire joyeusement. Je le retenais par la manche. Il comprit que j’avais besoin de lui. Et de Roger Russel aussi, puisqu’il n’était pas mort dans l’explosion. Mais dans quel état était-il maintenant… ? Je n’osais pas poser la question. La conversation s’étira jusqu’à midi, heure à laquelle la vieille prit livraison du repas pour les vieux. Tandis que la camionnette pétaradait dans les bois, elle ouvrit le couvercle et constata avec nous qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde :

« Heureusement, Julien a ses boîtes conditionnées par le système…

— Le Sceptre ! » criai-je en tapant sur la table comme un Russe.

Les oiseaux ne chantaient plus depuis qu’on s’était installé sous la tonnelle. Et le chat avait disparu. On était bien seul, tous les trois !

 

*

 

On attendait Roger Russel. Frank ne m’avait pas tout expliqué. Il en gardait pour le roman qu’il écrivait avec Roger depuis ces années où j’avais fait irruption dans son existence de policier et d’écrivain en cours de roman. La vieille s’activait à la cuisine et dans les communs, brandissant un torchon ou une louche selon les circonstances qui la ramenait dans le salon où Frank et moi discutions de choses et d’autres sans jamais aborder notre sujet commun aussi frontalement qu’il aurait été nécessaire. Frank attendait Roger plus que moi. Je n’étais que la matière de leur roman pour l’instant sans titre définitif. Ils avaient pensé à « Titien Labastos », histoire de se ranger auprès des réalistes bourgeois qui agissent encore de nos jours même si plus personne ne les lit. Mais « Titien Labastos » ne sonnait pas comme « Femina Márquez » ou « Germinie Lacerteux »… « Alfred Tulipe » convenait mieux à un spectacle comique. On n’a pas idée de porter un pareil nom d’homme ! S’il avait publié, il en aurait choisi un autre. On ne publie pas sous un pareil sobriquet ! Il avait peut-être publié, Alfred, mais sous quelle identité ? À qui empruntait-il son nom d’écrivain ? avait bizarrement suggéré Frank Chercos en avalant la nourriture des vieux que la vieille lui abandonna comme si elle était sa mère. On n’est jamais sûr de rien dans ce Monde. On a beau vivre avec les siens, on ne les connaît jamais assez pour s’en séparer. On a beau fuir aux antipodes, ou même pas plus loin que la Grèce, ils demeurent les nôtres et on finit par leur faire une place dans notre personæ. À quoi tiennent nos tragédies ? À eux et à personne d’autres. Voilà de quoi on s’entretenait Frank et moi en attendant Roger Russel qui arriverait par le train de dix heures, mais on ne savait pas encore quel jour, ce qui rendait la vieille plus nerveuse qu’une mouche qu’on a chassée avec un torchon sans réussir à l’écraser sur le mur. Elle nous rejoignait de temps en temps, jouant du torchon ou de la louche, sur le canapé ou sous la tonnelle, ne cachant rien de sa joie de nous voir réunis tous les trois dans la même perspective éditoriale. Elle se signa plusieurs fois en touchant du bois, celui de l’accoudoir ou de la table. Ça me gênait un peu, cette intrusion de la tragédie chrétienne dans notre roman policier. Mais je goûtais maintenant au ralentissement du temps. Je l’avais bien mérité, après avoir vécu en vitesse, sur mer et dans les airs, avec des intervalles de vélo quand c’était ma Brindisina qui pédalait. Mais peu importait ce qui me traversait l’esprit comme chauve-souris près du mégot qu’on a aux lèvres… La nuit ne m’enchante plus. J’y entre comme j’en sors. Et j’ai l’impression de me rendre utile en servant de prétexte à ces deux rigolos qui prétendent écrire le « polar du siècle ». Des années qu’ils me poursuivent parce que sans moi ils ne sont plus rien que des amateurs qui s’ennuient de leur travail quotidien. Et maintenant que je suis descendu du ciel, j’ai des allures de vierge à Fatima, debout dans les branches d’un arbre ou perché sur la roche, comme dans une image pieuse entre les pages d’un recueil qui s’impose comme le meilleur roman de notre ère. Ah ! quelle passion ! Dire que j’ai été cloué moi aussi ! Mais pour le plaisir. Et les trafics ignobles de Pedro Phile m’ont confirmé dans mes goûts pour le corps qui s’achève comme une feuille. Que pouvais-je demander de plus ? Une vieille que je finirais par posséder et deux zouaves qui s’étaient acoquinés avec le système pour ne plus me lâcher.

Un soir d’été, on me suspendit comme le linge à un fil conçu pour la relaxation des grands accidentés de la civilisation. Je flottais au vent, à peine vertical, jamais horizontal, ne redoutant ni l’oblique ni la torsion car le temps était à la mesure de ma douleur. La vieille et son neveu jouaient aux cartes sous la tonnelle en attendant que Roger Russel trouve le moyen de ne plus rater son train de dix heures. Celui qui arrivait à dix heures. On irait le chercher. Le taxi nous en voudrait parce que ce serait le seul passager à descendre sur le quai de cette halte sans abri. Frank voulait s’en servir comme décor dans leur roman, le roman signé José ***. Mais je ne connaissais pas cette halte. Je n’y avais jamais mis les pieds. Ce serait la première fois en allant chercher Roger. Frank décida que ce serait l’occasion d’un chapitre tout entier. Avec quoi dedans ? il n’en savait rien. Mais j’y serais.

La feignasse qui conduisait la fourgonnette des repas pour les vieux me regardait en se demandant pourquoi la vieille insistait pour lessiver et étendre ce vieux drap qui avait cramé elle ignorait dans quelles circonstances mais aurait bien voulu le savoir. Et moi j’avais envie de nourrir sa curiosité de parasite social. Elle ouvrait la portière arrière de sa charrette et s’amenait avec un plateau qui fumait par ses interstices. Elle n’avait rien à dire. Elle posait le plateau sur une borne qui n’avait jamais servi à rien et repartait comme elle était venue, utile mais pas serviable. Je l’aurais bien enculée. Comme ça, crevant le fond du pantalon sans même écarter les cuisses. Je sais que ce n’est pas comme ça qu’on fait les enfants, mais en y mettant du cœur, on peut espérer la décourager de n’en faire jamais.

Ce midi-là, elle ouvrit sa bouche par-dessus le portail. D’après elle, un type en costard trois pièces nous attendait à la halte du chemin de fer. Le taxi était au lit.

« Comment vous savez tout ça, vous ? demanda tata sans cacher son mépris pour la race des serviteurs.

— Pour le taxi, ça fait trois jours que tout le mode le sait. Il a fallu que ça arrive pour qu’on se rende compte à quel point il est utile, ce taxi de malheur qui sert de corbillard les jours de… vous savez… ? Vous ne le saviez pas ?

— Si j’avais su… commença la vieille. Il s’appelle comment le type qui attend… ?

— Mais c’est vous qu’il attend !

— Il l’a dit ? Vous l’avez entendu… ? (se tournant vers nous) Des fois que ce soit une blague…

— Mais c’en n’est pas une !

— Alors comment c’est qu’il se nomme ?

— Qu’est-ce que j’en sais ! J’y ai pas demandé… Mais il sait qui vous êtes puisqu’il vous attend… Même qu’il a perdu patience et qu’il a jeté son smartphone dans la broussaille…

— Bon ben… Merci pour l’info, dit Frank sans quitter son jeu des yeux. Le seul type que je connaisse capable de jeter son smart pour se détendre les nerfs s’appelle Roger Russel. Je vais mettre le moteur à chauffer. Tout le monde en voiture ! »

Ce sacré Frank ! Il avait même prévu un dispositif pour m’accueillir avec ma machine à l’intérieur de sa petite bagnole de flic miteux. Un rail me glissa dedans au millimètre. Le moteur ronflait déjà. Frank, assis au volant, surveillait l’aiguille. Elle montait patiemment. La vieille fouilla dans la boîte à gants et ne trouva rien. Il ne lui restait plus qu’à boucler sa ceinture.

 

*

 

Ralentissement du récit. Je sais : je vous ai habitué à aller vite, mais je suis à la campagne et mes poumons me demandent de les laisser profiter de l’air pur et de ce qu’il y dedans. Alors le récit prend le temps lui aussi. C’est à prendre ou à laisser. C’est ce que je disais à José *** qui grattait son double front devant l’écran où je papillotais comme si je l’avais inventé. Merci pour le voyage, les gars !

 

*

 

C’était l’époque (ne l’oublions pas) où ça pétait dans tous les sens. Personnellement, je ne savais plus quoi penser de l’Islam. Mais j’avais d’autres chats à fouetter. Il y a un temps pour tout, sans doute. Et j’avais une folle envie de m’occuper de moi, d’autant que le corps médical m’avait laissé espérer un retour à la « vie normale », celle que je préfère entre toutes. Je n’y ai pas souvent goûté, faute de chance, mais j’y tiens comme si j’en étais l’inventeur permanent. Je ne pouvais rien attendre de mieux de mon corps. Son état nécessitait des soins constants. La douleur aussi était constante et ses paroxysmes me rendaient aussi fou qu’un chien qui ne veut plus qu’on le batte et qui devient dangereux pour les autres. Mais l’appareillage qui me soutenait et me permettait des mouvements qu’autrement je n’aurais pu envisager étaient équipé de tous les moyens d’alerte, notamment de détecteurs de rage non contenue. J’en avais partout, parce que ça me prenait à n’importe quel moment, n’importe où et dans n’importe quelle condition. La vieille savait cela. Elle avait réussi son stage de formation. Ou elle avait déjà exercé dans ce domaine et reprenait son activité parce qu’elle avait besoin de pognon ou parce qu’elle en avait marre de finir seule dans une masure héritée d’un époux défunt qui avait trop rêvé peace and bio. Je dis ça sans avoir rien vérifié. Mais ça pétait. À Paris, à Nice, et la Nation révélait ses pustules d’angoisse à la télé et dans la rue. D’après les journaux, j’étais une victime et mon fils était soupçonné d’appartenir à un réseau de justiciers patentés par eux-mêmes, comme disait le Prophète. Personne n’a jamais pensé que j’étais à l’origine de ce crash, alors que l’explosion du pavillon de chasse des Surgères avait inspiré des doutes aux justiciers diplômés par le gouvernement. Mais les choses, sans toutefois retrouver leur rythme d’antan, étaient maintenant supportables, comme essoufflées par tant de haine. J’ignorais, pour l’heure, si José *** avait l’intention d’introduire un peu de réalité mondiale dans le récit que ma vie leur dictait depuis si longtemps qu’ils en avaient peut-être perdu le fil. Comme les trois mousquetaires étaient quatre, il ne manquait qu’un doigt à notre main commune, celle qui pensait, se souvenait, cherchait dans le dictionnaire et écrivait. On se réservait le pouce pour les occasions dramatiques. Qui était-il ? Existait-il ? Était-il judicieux d’en parler dès le premier chapitre ? J’y pensais sans arrêt, et notamment dans la bagnole de Chercos, qu’il avait empruntée au service par souci d’économie. On naît fonctionnaire ou on ne naît pas et dans ce cas on est foutu d’avance comme Harry à Key West. On venait de quitter le sentier et les bois. On filait sur la route goudronnée mais pas mieux entretenue. Le ballast nous surplombait. Puis, après avoir contourné la roche percée d’un tunnel, la voie unique se retrouva en contrebas et Frank engagea la bagnole dans un autre chemin qui avait servi pendant la guerre et que personne, en conseil, n’avait songé à perfectionner pour l’adapter à la conception moderne du tape-cul. On arrive à la halte qui n’est qu’un bout de quai mal gravillonné. Personne !

On se dit, d’une seule voix, que Roger était en train de satisfaire un besoin. Était-il utile d’explorer les buissons à seule fin de le surprendre ? Frank est descendu, a gravi la petite pente du quai et, d’une main en visière, a jeté un regard circulaire sans appeler, par discrétion, me dit la vieille qui était restée à la place du mort. Elle s’attendait pourtant à mourir. Comme on pouvait baisser la vitre, j’ai passé ce qui me sert de tête à travers la portière, du côté du quai, pas de l’autre qui donnait sur la route. De Roger, nada ! Le taxi avait dû guérir entretemps. Ou il (Roger) avait pris un tracteur. Frank hésitait à redescendre du quai vers les buissons qui poussaient de l’autre côté de la voie.

« Qu’est-ce qu’il fait chier, ce Roger, quand il s’y met ! fulminait la vieille qui ne fumait jamais en bagnole de peur d’en manquer.

— C’est ce qu’il est en train de faire, mais sans embêter personne…

— Il nous embête pas peut-être ! Et ce couillon de Frank qui ne sait plus siffler ! Il est où le klaxon sur cette poubelle nationale ?

— Je possède un dispositif d’alerte genre trompe marine mais il va croire qu’un paquebot va lui passer dessus !

— C’est pas une chose à faire, en effet ! Il a le cœur fragile, Roger. Frank vit dans l’angoisse à cause de ça, vu que c’est Roger qui rédige. Et comme vous écrivez mal, tout le projet tomberait à l’eau si jamais Roger passait l’arme à gauche. On vit une drôle d’époque, je vous le dis ! Et pas à cause des terroristes !

— Si ça se fait, il n’est plus là…

— Vous voyez des traces de tracteur… ?

— Grâce à mon système optique de dernière génération, je distingue le moindre changement de détail sur n’importe quelle surface et même dans le noir…

— Vous ne devez plus avoir beaucoup de choses à raconter… J’espère que le matériau déjà récolté suffira à en finir avec ce sacré roman où il est dit que je hais le tabac parce que mon défunt époux en est mort… »

On a papoté comme ça pendant dix bonnes minutes, la vieille et moi. Puis Frank est revenu. Il commençait à pleuvoir (le ciel ?). La vieille avait prévu un orage carabiné. On serait mieux à l’abri d’une maison que dans une bagnole conçue pour des travaux moins urgents. Frank se remit au volant. La vieille lui alluma une cigarette qu’il emboucha :

« Tu es sûr qu’il n’est pas là ?

— S’il est en train de chier, il va vite sortir de son trou ! Ça y est ! Il pleut vraiment !

— Et s’il est mort… ? »

La pluie se mit à marteler le toit fragile. On ne voyait plus rien à travers les vitres, sauf un peu côté parebrise, mais pas assez pour retourner sur la route. Frank était formel. Il connaissait sa bagnole comme sa poche. Il y mettait souvent les mains avant de s’en servir.

« S’il est mort, dit la vieille, il faudra plus qu’une averse pour qu’il s’en rende compte. En plus, j’ai oublié mon parapluie…

— Justement, dis-je. J’ai ce qu’il faut…

— N’en parlez pas, je vous en supplie ! Gardez tout pour demain, sinon on s’y ennuiera. Vous ne voulez pas qu’on s’ennuie, hein, Julien ?

— Mais qu’est-ce que tu lui as donné, nom de Dieu ? »

La foudre fit fumer un arbre dans le bois qui longeait la voie, mais le feu ne prit pas. Mes capteurs sonores étaient foutus. La vieille m’indiqua, par geste, qu’elle avait ce qu’il fallait pour réparer l’avarie, mais elle n’avait pas pensé à l’emmener avec elle. On attendrait d’être de retour à la maison pour me bricoler de nouveaux tympans ultrasensibles.

« Bon, dit Frank. On ne sait même pas si le train s’est arrêté…

— La connasse de la bouffe des vieux nous a passé le message, non ?

— C’était peut-être un piège, dis-je sans m’entendre.

— Lisez-vous sur les lèvres, Julien ?

— Qu’est-ce que vous croyez que je suis en train de faire ?

— Y a-t-il quelque chose qu’il ne sache pas faire ? » grommela Frank qui jouait avec le porte-clé qui pendait sur le tableau de bord.

Parti comme c’était, la pluie ne cesserait pas de tomber avant l’aurore prochaine et encore, si on avait de la chance. Frank bouillait. Il voulait sortir pour visiter les buissons un à un.

« Il s’est peut-être suicidé en se jetant sous le train, » dis-je sans pouvoir m’en empêcher.

J’avais dû prendre l’eau. Je l’avais prise pendant le naufrage du Temibile et plus tard quand le pavillon de chasse des Surgères a explosé, me livrant à la crue sur une barque sans compas. Je voyais l’eau monter dans la bagnole. La vieille m’avait donné quelque chose qui n’était pas prévu par la procédure de maintenance ou elle s’était trompée dans le dosage. Mais pas assez trompée, parce que je m’angoissais. Et elle n’en avait pas sur elle. Elle n’y avait pas pensé. En fait, elle avait même oublié son porte-monnaie. On se passerait de pain ce soir. Il y en avait pour midi. Si on arrivait à retourner à la maison. C’était toujours possible d’y revenir, mais pas en bagnole. Et elle avait oublié les équipements de pluie. Y compris mon nécessaire joint d’étanchéité cultivé en usine en Arizona. Le moteur, sollicité, toussa comme s’il ne se prenait plus pour un jeune loup. On était loin de tout.

« Tu n’as pas trouvé le smartphone ? dit la vieille qui y pensa en même temps qu’elle en parlait.

— Je parie que vous avez oublié le vôtre, dis-je sans m’adresser à quelqu’un en particulier.

— Tu l’as dit ! Il faudra attendre d’être au sec pour l’appeler. Il doit bien se trouver quelque part !

— Il n’en bougera pas s’il est mort… »

Le moteur partit. Il était temps. La batterie commençait à donner des signes d’agonie. Frank enclencha la première et les roues patinèrent sur le gravier rare et usé. La vieille se tenait au tableau de bord comme si on se trouvait subittement à bord d’une chaloupe sans aucune chance d’éviter les roches côtières. Il était inutile que j’augmente ma sensibilité auditive en espérant que le smartphone de Roger, quelque part dans les buissons, se mît à sonner entre deux grondements de tonnerre. Il nous nous restait plus qu’à rentrer à la maison, en admettant que ce fût possible pour moi sans joint d’étanchéité. La vieille n’avait pas sur elle le manuel de maintenance ; elle ne savait pas si j’étais inoxydable ou s’ils avaient prévu un enduit antirouille à étaler avant l’épreuve de l’eau. Elle était désolée de ne pas pouvoir répondre à mes questions, mais elle me conseillait de me taire une bonne fois. Elle avait aussi oublié sa patience.

 

*

 

Là, William Faulkner vous aurait mis cinquante pages pour arriver en même temps que nous. Le vieil homme a tout de même d’autres ressources que nos parages peu ou mal exploités. Il a fallu me ramasser sur le perron, le paillasson où je comptais essuyer mes pieds ayant été emporté par le vent. Il n’était que midi, mais on se serait cru en pleine nuit. Il y a même des gens qui n’éprouvent aucune peur en pareilles circonstances. On dit qu’ils ont l’habitude. Ou qu’ils sont déjà morts et qu’on ferait mieux de se méfier d’eux. Frank a laissé la voiture en hauteur, sur la pente d’un cumulus surmonté d’une cuvette de W.C. toujours en fonction malgré la disparition en coup de vent de la toiture que l’époux tragiquement mort en toussant avait construit pour son bien-être citadin. Il (Frank) est revenu comme un naufragé qui n’y croyait plus et qui se demande où est passée Élise. Tout le monde à poil dans la salle de bain, mais chacun son tour pour ne pas me donner des idées. À la fin, on était aussi sec que s’il n’avait pas plu. Et on s’est mis à manger en pensant à Roger qui était mort ou vivant selon l’hypothèse la moins discutable. C’était bon. La vieille avait consulté le manuel pour savoir si j’étais aussi inoxydable que j’en avais l’air. Et je l’étais. Mais cette bonne nouvelle ne répondait pas à la question de savoir où était passé Roger. Il ne répondait pas non plus au téléphone qui devait sonner dans un buisson, au mieux. On attendrait la fin de la pluie pour reprendre l’action. On n’appellerait pas la police puisqu’elle était déjà là. Pas moyen d’amuser Frank qui s’inquiétait pour son copain. La vieille me fit signe de cesser mes singeries. On n’était pas là pour s’amuser, mais pour travailler. Et si Roger ne réapparaissait pas, on était condamné au chômage faute d’un rédacteur à la hauteur de la tâche (pas comme moi). Comme si j’avais disparu moi-même et qu’on ne disposait plus de la matière première. Frank aussi avait sa part de travail à exécuter : mener l’enquête, même sous la pluie. Quant à la vieille, elle participait indirectement en nous abritant et en prenant soin de nos systèmes distinctifs.

 

*

 

Je me suis tout de suite mis à aspirer après le repas, en attendant Roger. C’était tout ce qui nous restait à faire : attendre qu’il frappe à la porte. Renseignement pris (n’oublions pas que Frank était flic), le taxi du village était au lit avec un bras fracturé suite à la rencontre d’un platane. Aucun tracteur de la connaissance de la vieille (elle passa une bonne heure au téléphone) n’avait transporté un voyageur cueilli à la halte ou en chemin sur la route. Moi j’aspirais la poussière de la maison, par inversion du sens de rotation d’une turbine qui dans son sens propre servait à autre chose mais je ne savais pas à quoi. J’avais besoin de voyage. Et c’était tout ce que j’avais trouvé pour divertir mon esprit, le détourner du spectacle qui se mettait en place avec la disparition inattendue de Roger. C’était Roger qu’on attendait, pas sa disparition. Frank n’en revenait pas. C’était la première fois que ça arrivait depuis qu’ils collaboraient à la même tâche qui consistait à écrire un roman policier sur la base de ce que Frank appelait mes « aveux », mais ce n’était que l’ensemble chronologiquement classé de mes monologues en salle d’audition dans les locaux où Frank avait démarré sa carrière de policier en tant que technicien de surface comme disait les mauvaises langues. Le travail le plus exemplaire consistait à détruire cette chronologie des textes pour se mettre à l’œuvre d’une composition autrement significative. Ils n’y parvenaient pas, malgré des années d’efforts et ma cavale n’avait rien arrangé. Heureusement que je n’étais pas mort dans le crash. J’avais survécu à tellement de pépins mortels, sans d’ailleurs avoir jamais été condamné à mort, du moins par la société qui est un mur sans fenêtre avec dans le dos, chaque fois qu’on se colle à la vitre, la mort qui joue à autre chose en attendant l’heure prévue ou un hasard malheureux (un acte terroriste par exemple) qui nous projettera où on ne veut au fond pas aller : dehors.

Les ondes hertziennes cafouillaient à l’intérieur de la maisonnée. Frank et la vieille au téléphone et moi recevant les données du système pour ne pas tomber malade. La télé braillait devant le canapé vide. Et dehors, sous la pluie, à mi-hauteur du cumulus, la petite bagnole de Frank recevait les messages de la police locale. On pouvait voir son intérieur clignoter rouge. Frank me rassura : tant que ça ne clignote pas vert, on n’a aucune raison d’aller se tremper pour recevoir des informations concernant l’état des routes et la paix relative des ménages. Même les voleurs n’aiment pas la pluie. On était bien sous un toit. Sauf que j’étais accro et que ça me rendait dingue. Alors je m’en prenais aux acares des tapis et des plinthes.

De temps en temps, tout s’arrêtait. La vieille mesurait le niveau de la bouteille et, d’un signe de tête, indiquait qu’il y en avait encore pour tout le monde. Sinon il fallait sortir pour aller en chercher dans la remise qui se trouvait de l’autre côté du cumulus. On a pensé à moi, inoxydable et équipé d’un système de locomotion tout-terrain. Je ne suis pas voleur, mais je n’aime pas la pluie. On buvait raisonnablement, pas plus. La disparition de Roger nous tenait en éveil. Imaginons que Roger ne revienne pas (quel que soit le mode de disparition : mort ou cavale)… Qui écrira le polar du siècle ? Les ingénieurs du système travaillaient avec les Amerloques à un projet visant à me doter de moyens littéraires sans dépasser les bornes admises par la librairie et ses consommateurs aguerris. Mais ils étaient loin de cet algorithme sacré. Ils étaient peut-être de l’autre côté, perdus dans un espace où tout ceci n’avait plus aucune espèce d’importance. Bon Dieu ! Qui suis-je pour ameuter ainsi la police et l’ingénierie cybernétique ? J’avais raté quelque chose en me racontant. Je ne suis pas fait pour l’autobiographie.

Le visage de Frank avait changé, du côté épargné par les flammes. La vieille nous observait pendant qu’on s’ignorait. Elle avait oublié de m’enfiler un slip et je bandais devant les paysages aquarellés qui proposaient leur tranquillité sans rien opposer aux mouches qui chiaient dessus. Frank se servait de ses mains pour parler dans son téléphone portable et miniaturisé. Pas une trace de brûlure. Des phalanges en état de répondre à la demande. Des ongles sains. Il n’avait pas remonté ses manches plus haut que le milieu de ses avant-bras. À part la moitié droite de son visage, aucune trace visible de brûlure. Or, je crevais d’envie de savoir s’il bandait plus ou moins que moi. Un défaut de programmation que je me gardais bien de signaler et pourtant, j’étais programmé pour ça : ne rien cacher au système et tout aux autres. Ils pensaient que je n’avais pas le choix et pourtant, je l’avais !

Mais je ne m’étais jamais posé la question de savoir comment je me porterais si le polar du siècle prévu mais pas encore imaginé par le personnage José *** ne voyait jamais le jour… ou si aucun éditeur n’en voudrait… ou si la critique l’ignorait totalement… exactement comme s’il n’avait jamais existé… rien dans mes lignes pour envisager cette hypothèse. Mon cerveau, qui avait connu l’ébullition comme sur la chaise, refusait de me renseigner et j’aspirais sans pitié. J’en étais aux coins les plus improbables quand les fenêtres se sont mises à clignoter. Le feu de Saint-Elme était tombé dans la cour.

 

*

 

Ça n’avait pas du tout plu à Frank. Dans le fourgon, un gendarme tentait désespérément d’arrêter le gyrophare. L’autre gendarme était en discussion avec Frank sous la pluie du perron. La vieille tenait la porte comme si elle ne voulait pas laisser entrer la peste. Elle m’avait prévenu :

« Planquez-vous ! Ils ne doivent pas savoir ! »

J’ai cessé d’aspirer. Et pourtant je suis particulièrement silencieux. Mais pas invisible. Je me suis caché derrière le canapé, recevant 5 sur 5 la voix tonitruante de Frank qui secouait sa carte de flic sous le nez du gendarme plus préoccupé par les caprices du gyrophare que par l’ordre de mission qui expliquait la présence du roussin parisien dans les parages en principe désertés par tout ce qui ressemble à un métro. Mon système auditif recevait les correctifs du moteur central. Je n’étais pas encore confus, comme ils disent, mais je n’en étais pas loin, là, couché ou plutôt plié derrière le canapé, entre la télé qui vomissait ses informations circulaires et le canapé qu’on avait déserté alors que la table basse portait les traces de nos rails.

— C’est votre voiture, là-haut ? demanda le gendarme sous la pluie. Vous avez un gyrophare portable, vous… Il marche bien ? Qu’est-ce qu’elle fout là-haut votre voiture… ?

— C’est une question de réception des ondes hertziennes. Moi, c’est la radio qui déconne. Mon gyrophare, ça va. Vous allez ameuter toute la contrée. Alors, quelle sont les nouvelles ?

— On peut en parler à l’intérieur…

— Entrons dans votre camion. »

Le gendarme n’eut pas le temps de dire que la sirène couplée au gyrophare pouvait se mettre en marche à tout moment. Frank avait pris place sur la banquette, cherchant instinctivement la manette du chauffage. Le gendarme qui bidouillait les fils du gyrophare le salua à peine.

« Vous n’avez pas de pinces coupantes ? lui demanda Frank.

— Vous pensez… Heu… Chef… ? La pince coupante…

— Faites pour le mieux, Grobec ! Les fils, ça se resoude. Je suis pas sûr qu’on puisse en faire autant avec nos… Comment ça s’appelle déjà… ?

— Tympan, dit Frank. On en a deux. On reçoit stéréo. Vous n’avez pas la stéréo, vous, dans l’armée ? »

J’avais du mal à régler mon capteur à distance. Je ne voyais rien dans l’interstice que la vieille veillait à ne pas augmenter. Elle aurait pu fermer la porte et effacer nos traces. Je l’aurais aidée. Mais elle n’en faisait qu’à sa tête. Et je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. Je commençais à la connaître, avec l’assistance pédagogique du système qui opérait entre les ondes parasites de la société du divertissement et de l’ordre public. Un travail d’orfèvre. Elle se retourna comme un yogi, pivotant à 120 degrés sur sa première lombaire :

« On vous voit ! Ah ! Cessez de vous branler à la moindre sollicitation ! Je leur en ai déjà parlé. Mais ils s’en foutent, qu’ils m’ont répondu ! »

J’en bavais. Sans calamine aux commissures. Les flashes du gyrophare m’étourdissaient. J’en oubliais Roger et sa disparition. L’interstice contrôlé par la vieille était un peu juste. Je m’immisçai par l’intermédiaire d’un rayonnement expérimental. Je traversai ainsi la pluie qui jouait avec la tôle du fourgon. Frank n’était pas de bonne humeur : Paris demeurait muet à cause d’un attentat qui mobilisait en ce moment même toutes ses forces. La disparition de Roger n’intéressait personne. Même le gendarme se demandait pourquoi la police nationale avait alloué des moyens à ce flic qui ne paraissait pas plus doué que les autres. Le dernier fil était coupé, avertit Grobec. Il en souriait bêtement. Pourtant, le gyrophare continuait de répandre ses feux sur la campagne environnante. Il ne manquait plus que la sirène s’y mette !

« On a patrouillé (sous la pluie) à cinq kilomètres à la ronde, dit le chef. Aucune trace de votre ami…

— Ce n’est pas mon ami.

— Je croyais… Est-il… dangereux… ? Un terroriste… ? Grobec est exempté de tir…

— Ne lui tirez surtout pas dessus. Le Quai le veut vivant !

— Même en cas de légitime défense… ?

— Encerclez-le et attendez que j’arrive.

— Un encerclement… ? À deux… ? La brigade est occupée par la pluie… les pompiers…

— Dégagez avant que la sirène donne son avis sur la question !

— Ouf ! » fit la vieille.

Le fourgon s’éloigna comme le feu de Saint-Elme qui est venu pour rien. Nous attendîmes quelques minutes avant de refermer la porte. Seuls de nouveau ! Sans Roger. Et dans l’angoisse. Il avait dû lui arriver quelque chose. Genre malheur. Le hasard fait rarement bien les choses, sinon Dieu existerait, comme dit le Prophète.

« Avec cette maudite pluie, gronda Frank en allumant sa pipe, on est bon pour poireauter ! Ah ! J’aime pas ça !

— Je m’en vais prier, » dit la vieille.

Elle disparut elle aussi. Nous étions entre amis maintenant, du moins entre vieilles connaissances. La fumée de la pipe m’agaçait, mais j’étais heureux de savoir que Frank Chercos avait échappé à l’explosion accidentelle du pavillon de chasse des Surgères. Je voulais savoir si la moitié de son visage en conservait le souvenir ou si autre chose en expliquait la cicatrisation incomplète. La brûlure descendait derrière le col de la chemise ; jusqu’où ? Mais ces questions, quoique légitimes, ne concernaient en rien la disparition de Roger. On aurait sans doute l’occasion d’échanger sur le sujet, face à face. Frank était maintenant dans la position du type rongé d’impatience qui doit se résoudre à patienter. Il ne faisait pas autre chose depuis qu’il me connaissait et que cette idée de polar du siècle avait pris racine dans son esprit. Il y avait encore du pain sur la planche. Ma seule cavale avait provoqué cet intolérable retard dans la mise au point du récit. Frank m’avoua que depuis, il avait mal fait son travail de flic :

« On ne peut pas se mettre au service de la société si on a un truc de ce genre dans la tête, philosopha-t-il.

— Vous voulez dire…

— Je veux dire que j’aurais dû démissionner et venir m’installer ici avec tata et tonton qui vivait encore à cette époque… Le bouquin serait peut-être achevé et publié. Sans l’aide de Roger… Mais vous avez tout compliqué !

— Ah mais c’est que… ! je n’ai pas tué Alfred Tulipe ! Vos collègues italiens…

— Sans eux, le Temibile n’aurait peut-être pas coulé…

— Alors le crash… c’est pas les Arabes… ?

— Ne compliquez pas ! On est maintenant dans une impasse, vous comprenez ? Sans Roger, tout s’arrête. Vous ne servez plus à rien… »

Je compris soudain pourquoi la vieille avait disparu, dans sa chambre ou sous la pluie. Frank me regardait comme si un plan B était devenu inévitable : ma propre disparition. Ce n’était pas difficile : il suffisait de me débrancher. La vieille avait retiré les batteries. Je comprenais pourquoi elle les avait jugées inutiles et encombrantes. C’était en prévision… ou elle savait que Roger allait disparaître. Frank, en tout cas, n’avait pas une tête à le savoir avant que ça arrive. Il me regardait comme si son existence s’engageait dans une autre voie, celle qu’il avait voulu éviter en se donnant corps et âme à son polar, quitte à négliger jusqu’au sens de sa mission. Il me haïssait pour ces deux raisons… quand une seule suffit à condamner le criminel à l’action. Le câble d’alimentation passait par-dessus le dossier du canapé où il avait pris place face à la bouteille, aux verres et aux sachets contenant de possibles voyages pour entretenir l’Hallucination Permanente. Une angoisse noire me paralysait. J’étais assis en tailleur sur le tapis sous lequel j’avais stocké toute la poussière de la maison. Les prises femelles et mâles étaient à la portée de main. Il n’aurait même pas à sauter dessus, me donnant alors le temps de réagir pour le transpercer ou lui couper la gorge (je n’avais pas encore décidé).

« On va d’abord éteindre la télé, dit-il. Ils nous font chier avec leurs islamistes ! J’en ai marre de passer pour un flic qui attend la retraite. Dire qu’un de ces connards peut surgir à tout instant pour mettre fin à ce qu’on possède de plus précieux : cette satanée vie qui nous sert d’existence. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’en ai marre ! On ne meurt pas tranquille si on a fini de rêver. Je n’ai même jamais envisagé que ça pouvait arriver. Une pièce du jeu qu’on a inventé disparaît et on est contraint d’ouvrir les yeux alors que le jour ne s’est pas encore levé. Seul dans ce lit sans amour ! Si j’avais su, j’aurais épousé une collègue, même inférieure en grade. Je lui aurais donné des enfants et je me serais fait chier à les empêcher de m’emmerder. J’aurais eu le plaisir de procéder à un abandon de domicile. Et je serais venu ici pour glander aux crochets de tata et de tonton. Je n’aurais entretenu aucun rapport hiérarchique avec ces cons de gendarmes qui ne font pas honneur à la langue française. Je les aurais fuis, complètement cuit au volant d’une bagnole pourrie et non assurée. Au lieu de ça, je me prépare à m’enfiler la retraite comme un godemiché. Seul dans les draps ! Même si tata a assez de bon sens pour m’aider à oublier. Qu’est-ce que vous allez devenir, vous ? Certainement pas Julien Magloire. Vous n’êtes même plus en état de rependre le flambeau de Damiano Sagazzi. Vous avez eu de la chance avec la Brindisina…

— Vous savez ça aussi…

— Comme si vous aviez été équipé dès l’origine d’un troyen de haute lice technologique. Mais, vous le savez, malgré ce dossier presque exhaustif, à la limite de l’intégralité (quelqu’un en donnera un jour la théorie mathématique), je n’ai pas réussi à vous faire entrer dans le nom de mon personnage…

— Vous aviez prévu un nom… Je comprends…

— Vous ne comprenez rien. Vous n’êtes pas prévu pour ça.

— Vous allez me tuer… Ce n’est pas difficile…

— Que oui ! C’est la chose la plus difficile à exécuter quand ce n’est pas la bonne solution. Je vous abandonne plutôt.

— Mais où irai-je ? À l’Instituto dont je sors, perclus de douleurs inexplicables ? Y passer le restant de mes jours, sans compter les nuits… dont la dernière… Argh ! Cette dernière nuit qui n’est pas censée l’être ! Et ce jour qui ne finira pas ! Vous me faites peur, Frankie !

— Ne m’appelez pas Frankie ! Frankie était un…

— Je sais qui était Frankie. Désormais, je vous appellerai « inspecteur »…

— Mais je ne le serai plus demain… Un dernier rail… ?

— Vous abandonnez Roger à son sort ? Que va devenir votre tata ? Qui fleurira la tombe de tonton quand elle ne sera plus là ? J’aimerais tellement jouer un rôle dans cette saga familiale ! J’y suis presque parvenu…

— En tant que complément d’objet… Pas en tant qu’auteur… qui est sujet. Le Verbe est notre seule distinction. Si on s’y tenait… ? Mais l’échec est inévitable. A-t-on perdu ce temps ou au contraire a-t-on profité de lui pendant qu’il passait ?

— J’ai les testicules qui remontent… Deux rails pour ne pas se condamner au funambulisme ! »

Je respirais plus calmement maintenant. Frank ne m’avait pas débranché. Ces survies artificielles se proposent trop évidemment à l’assassinat. Nous n’avions peut-être pas tout réglé, mais le temps s’éloignait sensiblement de sa limite négative. On redevenait des êtres sociaux. Ensemble. Sans Roger. Sans espoir de recommencer avec la même hallucination permanente. Mémé y veillerait si on y mettait du nôtre. On pourrait s’enculer joyeusement les uns les autres sans risque de participer au repeuplement. Comme si la mort n’avait pas de sens et que la société pouvait en trouver seulement dans l’angoisse et les gestes « regrettables ».

 

*

 

Qu’est-ce qu’il était… ? Huit heures du soir… ? Dans ces eaux… On était en train d’avaler un clafoutis arrosé de rhum des Tropiques, évoquant les mousquetaires du roi sans avoir jamais lu le bouquin de Maquet. On avait vu le film, mais pas le même. La vieille jouait forcément d’Artagnan. Mais Roger… ? Qui était-il des trois qui donnent le titre… ? Le rhum possède des vertus que l’ascète méconnaît à tort. En plus, ça ne rouille pas les victimes du terrorisme qui profitent de la technologie de pointe pour revivre avec les autres sans risquer le chômage ou l’exclusion. On peut même se faire aimer si on prend la précaution de ne rien caresser avec l’acier et les fibres composées. Ce qui compte, disait la vieille, c’est ce qu’on a « là-dedans »… ! Pas « à l’intérieur »… ! Des fois c’est dehors et on n’y peut rien… ! Mais on apprend vite à « faire avec »… ! Mais, ajouta-t-elle parce que je n’en étais pas encore « là », elle parlait théoriquement, et non pas par expérience comme j’arriverais à le faire si je survivais aux risques encourus pour cause de maintenance expérimentale. Frank se taisait. Il avait un côté caché, et pas seulement à droite de son visage qui sentait le cambouis d’une cicatrisation hâtive. Rien sur sa queue !... La mienne était à nu, comme on met le cœur quand on n’a plus grand-chose à dire. Son aspect d’asperge sauvage cramée par le soleil du désert faisait de mes couilles deux rochers couverts de cactus près à l’emploi mescalinien. Roger avait survécu à l’explosion du pavillon de chasse des Surgères, mais dans quel état… ? Frank refusait d’en parler et la vieille n’en savait rien : elle ne connaissait pas Roger. Elle ne savait même pas s’il était à la hauteur des enjeux de l’écriture contemporaine. Et se demandait comment, avec le temps qui m’avait été donné en rabiot, je n’avais pas moi-même atteint au moins le seuil de cette Connaissance qui promet, faute de postérité, au moins un adoubement sur la place publique. Et sans échafaud !

« Je ne sais pas où j’en suis, bafouillai-je dans le goulot aux saveurs caraïbes. J’ai l’impression d’avoir vécu en prison toute ma vie et d’en sortir maintenant que j’ai besoin de tout le monde. Ça m’empêche d’écrire !... Je parle dans le micro (qui est sans doute branché en ce moment-même) et le Monde entre en résonnance avec ma voix, mais pas avec ce que je dis… ! Ce n’est pas un sixième sens qui m’anime, comme ce bon vieil Ernest, mais une glande supplémentaire… Ce n’est pas un cadeau !... Ni un handicap. C’est une maladie !... C’est parce que je suis malade qu’on veut me sauver. Même Dieu veut me sauver. Sa main m’a déposé doucement dans les débris du crash. Et il m’a envoyé Élise coiffée d’une perruque rousse pour tromper ma vigilance sinon je me noyais avec la comtesse. Et cette barque qui est venu accoster les ruines du pavillon… ? Comment vous expliquez ça… ! Ça ne s’invente pas !... C’est du vécu comme on en témoigne que rarement au cours des quelques décennies qui nous sont octroyées par décret !... Personne pour me dire quand je serai exécuté !... Et par qui… ? Je ne vous connais pas comme je me connais !... Alors que ça devrait être le contraire… !

— Mais le contraire de quoi, bon Dieu… !

— Le verre vide !... Ou cassé par inadvertance… Du coup, je monopolise la bouteille !... Je me demande dans quel cul je vais la fourrer quand elle sera vide…

— Vous feriez bien de penser à autre chose, Julien. Vous vous faites du mal.

— Avec mon anus en fibre de carbone polyinsaturé !... Jamais ! Pas une douleur qui menacerait mon existence de connaissance absolue !... Le gode prévu par la procédure de réhabilitation est truffé de connexions si annexes qu’on ne revient pas du voyage sans souvenirs. Vous ne connaîtrez jamais ça !

— Je retourne à l’hosto avant Noël… pour une énième opération dite esthétique… J’ai perdu ma beauté naturelle, la seule qui compte, comme si on me contraignait à user de maquillage pour tromper le client sur mon âge…

— Et la queue… ?

— Quoi la queue… ? Je ne m’en sers plus que pour pisser et impressionner les enfants à la sortie de l’école…

— Tu fais ça, Frankie !... Ou c’est juste que tu en rêves… ?

— Je n’ai jamais autant rêvé que depuis que je suis victime du terrorisme, en admettant que le pavillon de chasse des Surgères ait été piégé par un colis islamiste… D’autres hypothèses se présentent à l’esprit, mais le Parquet…

— Il est passé où, Roger… ? Quel mauvais roman que celui qui égare un personnage corps et âme sans que tous les moyens soient mis en œuvre pour le retrouver… !

— J’y pense… Mais je suis limité… par Roger lui-même !... Sans lui, on n’avance plus. On quitte le monde ordinaire des rues et des ressources économiques pour faire semblant de mourir quelque part au fin fond de la Nation où la gendarmerie ne sait même plus écrire correctement la langue nationale. Ne me regardez pas quand je dis ça ! »

Ce genre de conversation… ou une autre… en remplacement de quoi ?... La nuit tombait avec la pluie, en gouttes noires et sonores. On n’a pas idée d’installer des instruments de percussion sous prétexte de toitures bon marché et de flaques qui annoncent les inondations. Les vitres jouaient à entraîner dans la colonisation les cavalcades républicaines et leurs spectateurs décervelés. Le vent s’invitait lui aussi, tourbillonnant à cause des feuilles qui avaient connu l’automne avant de passer l’hiver dehors et sans abri digne de ce nom. Un volet claquait obstinément. Impossible de sortir pour les fermer. Ouvrir une fenêtre équivalait à laisser entrer les idées noires que la solitude inspire aux bois et aux champs ravagés par les rus en rage. On veut réécrire Les trois mousquetaires façon moderne et il en manque un, ce qui fait trois : le compte n’y est pas ; tragédie du roman contemporain. Le pauvre romancier sacré chevalier ou évêque n’est primé qu’à travers le spectre d’un illustre prédécesseur qui a laissé sa trace pour qu’on ne l’emprunte plus, qu’on n’y perde plus son temps et qu’on cherche ailleurs ce qui ne s’y trouve pas. La vie conditionne l’existence. Ça devrait être le contraire. Mais on n’y arrive pas. Alors les uns produisent ce que les autres imaginent pour exister mieux que les uns. C’est tout ce qu’on peut espérer de la vie : une mort à point nommé.

« Plus de rhum ! s’écria la vieille en froissant la dentelle de sa poitrine (elle avait dit « plusse » pour éviter une confusion qui n’aurait de toute façon pas duré). Mais il me reste de la gnole à gogo…

— Quoi ! Au fond du jardin… ? Derrière le cumulus… ?

— En parlant de cumulus, ta bagnole est à la porte… Je la vois d’ici parce que quelque chose clignote vert sur le perron…

— Vert ! Oh ! Nom de Dieu ! Bonne ou mauvaise nouvelle ! »

On n’ouvre pas sans précaution une porte que le vent prétend pousser de son côté. Il fallait faire appel à mes pouvoirs cybernétiques. Mais pas avant que la vieille n’eût soigneusement consulté le manuel de l’utilisateur expérimenté. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu parler de ça pendant le stage de formation. Mais les batteries étaient vides. J’étais branché. Je ne pouvais pas aller plus loin que la porte. Frank mesura la distance. Pouvait-on prendre le risque de me débrancher juste le temps d’intercaler une rallonge entre la prise et le câble officiel ? Il s’impatienta et arracha le cahier à sa tante qui se laissa tomber dans le canapé en soupirant comme si la mort venait de la visiter.

« Quelle importance tout ça ? dit-elle en laissant des bulles se former sur son menton poilu.

— C’est important pour moi ! grogna Frank qui tournait les pages dans tous les sens pour en trouver un.

— L’égoïsme finira par te jouer un tour pendable, mon petit…

— Je ne suis pas ton fils !

— C’est en tout cas ce qui est écrit dans l’État civil… Comment expliquer alors…

— On ne peut pas le débrancher si les batteries ne prennent pas le relai de l’alimentation électrique nécessaire à la permanence de la mémoire… Quel baratin commercial ! On a envie de ne pas y croire…

— On ferait bien pourtant si ce que je souhaite le plus au monde, c’est continuer de survivre malgré tout…

— Ne vous inquiétez pas, Julien… la porte finira bien par céder aux sollicitations du vent et à la poussée exercée par la bagnole… Ne vous occupez pas de ça. C’est une affaire entre Frankie et moi… »

Elle se leva péniblement et plia le manuel entre les mains tremblantes de son neveu. Elle colla ses yeux jaunes sur les yeux verts du policier en transe ontologique. Il semblait en effet s’être détaché de lui-même, comme le spectre quitte le cadavre pour se dissiper dans l’atmosphère étouffante de la chambre mortuaire. Mais il ne réagit pas physiquement. Il demeura immobile, presque nonchalant, ailleurs qu’à l’endroit-même où quelques instants auparavant il avait voulu être le seul à prendre des décisions. Il tenait le manuel comme un missel. Ses mains avaient vieilli. Il n’y manquait qu’un chapelet. J’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer. La vieille me lança un regard sévère, comme si elle ne savait pas que je n’étais pas encore programmé pour apprécier la douleur des autres à sa juste valeur. Elle ne se sentait pas responsable de ne pas avoir chargé les batteries. Elle n’avait pas prévu que la bagnole de son neveu s’amènerait devant la porte pour annoncer qu’elle avait reçu des nouvelles du Centre. Ou du Milieu… Ou de cette obscure institution qui agit par rayonnement de principes connus de tous. Elle cajola son neveu d’une main experte, sans toucher à sa queue qui demeurait un mystère pour moi. Pour elle… je ne sais pas…

« C’est au vert, bredouilla Frank. Un message du Centre. Il faut que j’en prenne connaissance. Il s’agit sans doute de Roger, vous comprenez… ?

— Ça m’étonnerait, dit la vieille comme si elle parlait du haut de son estrade et qu’elle allait, craie en main, se livrer à une démonstration qui changerait le cours de l’histoire en jeu ici.

— Qu’est-ce que vous en savez… ? grognai-je parce que Frank m’inspirait maintenant de la compassion.

— Parce que je sais où il est, votre Roger, mes petits… »

Elle installa alors le système de miroir sans une seule hésitation, preuve qu’elle avait appris. Ensuite elle nous plaça, Frank et moi, devant : Frank à gauche et moi à droite. Les miroirs pivotèrent en grinçant sur leurs charnières complexes. Petit à petit, la partie brûlée de nos visages respectifs diminua jusqu’à disparaître totalement. La jonction entre les deux parties saines s’estompa sous l’effet d’un plugin Photoshop. La vieille nous tapa sur l’épaule, en même temps :

« Alors les petits… ! Qu’est-ce que vous voyez ?

— Roger ! »

 

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