Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Supplément - Manitas V

[E-mail]
 Article publié le 10 juillet 2022.

oOo

J’étais bien seul et unique quand j’arrivai à la maison. Je ne m’attardai pas longtemps à revoir sa triste façade d’ancienne masure retapée dans le goût des contemporains déçus par leur héritage familial. Une bagnole, qui n’était pas celle de Frank mais y ressemblait comme si elle pouvait l’être, était garée devant le perron, montrant son petit cul percé d’une lunette où le soleil rutilait joyeusement. L’immatriculation était celle d’une administration, mais je n’aurais su dire laquelle. En tout cas pas la police car j’avais retenu les particularités de cette numérotation. On me visitait. Je m’attendais à trouver le fonctionnaire dans le jardin potager. Ils aiment ça, les jardins à légumes. Les choux croissaient lentement. Je sautai de mon vélo comme si j’avais dix ans et ne me préoccupai nullement de sa chute sur la caillasse de l’allée. J’arrivai au portail du jardin quand une voix féminine me héla :

« Je suis là, monsieur Labastos ! »

Je pivotai : la femme qui m’attendait sur le perron était coupée en deux par l’ombre ou la lumière. Je reconnus immédiatement la manitas qui m’avait enguirlandé dans le cabinet du docteur Primabor. Elle descendit quelques marches et s’arrêta comme si elle prenait maintenant le temps de m’observer. En passant, je relevai le vélo qui était une propriété de l’État. Elle ne venait pas le récupérer. Au nom de quoi ?

« Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ? dit-elle sans croiser mon regard, tant ses yeux étaient occupés à détailler mon apparence qui n’avait pourtant pas changé depuis qu’on s’était chamaillé.

— Primabor ne m’a pas tout dit… bredouillai-je. Il en garde toujours un peu pour la fin…

— Je ne l’ai pas prévenu… Nous n’appartenons pas au même service. Le cloisonnement est quelquefois nécessaire, vous comprenez ?

— Vous auriez pu me prendre sur la route… rouspétai-je sans tendre la main, les siennes étant agitées dans les plis de sa jupe.

— Primabor ne doit pas savoir… Vous comprenez… ? »

Elle ne montait ni ne descendait. Quatre marches. Pas au milieu. Je réfléchissais à autre chose. Sans en avoir une idée nette. Ses pieds, chaussés de pataugas à peine sortis de chez le chausseur, dépassaient de la marche où elle se tenait sans monter ni descendre. Elle avait des chevilles animales. Pieds nus dans les godasses. Dans mon dos, sa bagnole émettait son odeur de citadine dont le moteur est soumis à l’épreuve des embouteillages et des attentes forcées devant les feux. Je reculai pour poser mon cul sur le capot encore chaud, croisant les bras pour me donner l’aspect du type qui s’étonne sans s’abandonner à la panique qui brouille ses entrailles jusqu’à la puanteur des aisselles. Elle ne changeait pas de position et j’avais adopté l’attitude de celui qui n’a pas l’intention de modifier la sienne tant qu’une explication claire ne lui est pas fournie par la créature à peine familière qui impose sa présence et ses attributs alors qu’elle n’était pas attendue, que rien ni personne ne l’avait annoncée. Elle ne put s’empêcher de jeter un œil sur mon entrejambe, constatant qu’à cette heure je pratiquais le repos nécessaire tant à l’hygiène qu’à mes dispositions d’esprit en la matière. Ses mains, minuscules et jaunes, portaient les traces de ses ongles. Les moustiques avaient commencé leur œuvre.

« Je vais habiter ici, dit-elle.

— Ici… ? Dans le coin… ? Vous avez des projets… ?

— Du travail, oui ! J’ai préparé la chambre de Charlotte pour m’y sentir à l’aise.

— La chambre de Charlotte ! Mais j’y couche ! Même quand elle n’est pas là ! »

J’avais gravi une marche et son corps me touchait, vibrant comme si on était déjà au lit. Elle se pencha pour scruter mes rétines :

« Je ne vous dérangerai pas, allez ! fit-elle en souriant. Je ne peux tout de même pas coucher dans la chambre d’un garçon…

— La chambre de Frank… ! Vous allez m’obliger à coucher dans le lit d’un mort !

— Rien ne dit qu’il l’est, mort… J’en sais plus que vous sur le sujet. Entrons. J’ai préparé du café.

— Je n’en bois jamais ! »

La cuisine sentait le plat préparé. Elle avait installé un four sur le frigo et en ce moment même, il tournait. Elle se servit une tasse de café sans me demander si j’avais soif, ce que j’avais. La bouteille n’était plus sur la table, ni les deux verres qu’on ne lavait jamais. Mon couteau avait disparu, mais le pain était frais de la nuit. Elle était passé chez le boulanger. Primabor m’avait bien dit que les factures étaient réglées. Je n’avais qu’à me laisser vivre au rythme qu’on m’imposerait, mais je n’avais pas imaginé que ce serait elle qui tiendrait la baguette. Elle était assise de l’autre côté de la table, levant de temps en temps la tasse pour y faire des bulles, lèvres qui provoquèrent la reprise de l’érection… sous la table où je serrai les genoux.

« Qu’est-ce que vous êtes venue chercher ici ? dis-je comme si je m’adressais à un nouveau venu qui ne connaît pas encore les dessous du charme de la vie rurale.

— En attendant que Charlotte rentre de l’hôpital…

— Elle va donc revenir…

— Vous en doutiez… ?

— Un peu… Je le souhaitais… euh… Je veux dire… Qu’est-ce que vous me voulez ? Je pourrais très bien vous foutre dehors sans écouter vos explications !

— Vous ne le ferez pas !

— Qu’est-ce que vous en savez ? J’ai tué Alfred Tulipe…

— C’est en tout cas ce que prétend l’inspecteur Frank Chercos… Il est en ce moment…

— Il n’est donc pas mort ! Et Roger… ?

— Il vous manque à ce point… ?

— Je l’ai à peine connu…

— Vous parliez de me jeter dehors… Mes petites mains…

— Vous ne savez pas ce que c’est une grosse queue ! »

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Elle éclata de rire. Elle pensait sans doute à son cul. Je frappai la table, mais les deux verres ne sautèrent pas en l’air, car elle les avait enlevés. Pour les mettre où ? La bouteille aussi avait disparu. C’était comme si on tentait d’effacer une part de mon existence. L’odeur de vieux chêne ne me chatouillait plus les glandes. Je respirais comme si j’étais arrivé en courant et non pas tranquillement à vélo.

« Vous ne pouvez pas rire de tout, monsieur Labastos… Vous allez devoir éduquer un enfant…

— Je l’ai déjà fait !

— Mais vous l’avez abandonné !

— Ça ne l’a pas empêché de ne pas grandir ! Il n’y a jamais eu de nain dans ma famille. Aussi loin qu’on remonte ! Je sais ce que je dis !

— N’en parlons plus… Qu’il repose…

— Comme si être mort consistait à dormir sur nos deux oreilles ! Oups ! J’oubliais que les morts n’ont pas d’oreilles… Je confonds avec les murs. Vous les avez truffés d’organes commandés à distance, je suppose…

— N’exagérez rien… Je ne suis qu’une éducatrice au service de la famille… et de l’enfant qui souffre, mais ne devrait pas souffrir, d’une malformation due à l’usage de la colocaïne…

— Je sais pour la colocaïne ! Merci bien ! Mais je suppose que vous avez changé de boulanger… Le nôtre connaissait la recette. La vieille vous le dira !

— Cesser, je vous prie, de l’appeler ainsi ! Le nom de Charlotte vous écorcherait-il les lèvres ? Charlotte…

— Charlotte Tulipe… Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour…

— Mais c’est arrivé… Et maintenant, c’est Quentin…

— Deux fois cinq ! J’ai mal compté, peut-être… Je ne sais même pas où elle a planqué la gnôle. Mais il y avait toujours une bouteille sur la table. Cette table ! Et on se gavait du pain de NOTRE boulanger ! Pas de celui que le système a choisi pour nous ! Vous ne coucherez pas dans notre chambre ! »

L’autre, c’est celui qui vous prend pour un autre. Voilà l’origine de la confusion qui dessert le roman. Elle avait les moyens de me contraindre à l’écouter et à agir selon ses principes patiemment acquis au cours de longues études consacrées à la nature humaine et à ses conséquences sur ce qu’on peut croire quand rien ne va plus. Elle n’était pas moche. Fringuée comme une employée qui n’a pas reçu le don d’ubiquité. C’est fou ce que ces larbins peuvent ressembler à ce qu’ils sont ! J’évitais de regarder ses mains. Je ne l’avais pas encore vu s’en servir. Je savais seulement qu’elle pouvait se les gratter. Les moustiques la harcelaient pendant qu’elle établissait les conditions de notre existence commune qui allait durer autant de temps que nécessaire. Vu ma patience, Quentin serait mort quand je saurais enfin quoi faire de lui. Elle n’aimait pas plaisanter au travail. Peut-être après… Gratouillant mes parties sensibles avec ses petits ongles de souris.

« Et le vélo ? demandai-je, profitant d’un répit accordé de bonne grâce.

— Il est à vous. Cadeau de la maison. Faites-en bon usage.

— Sans sacoches, ça va être difficile…

— Je leur en parlerai… Si nous reprenions le cours de notre conversation… ?

— Mais de conversation ce n’en est pas une ! Vous me tarabustez de questions et de réponses ! Je suis en train de perdre mon originalité créatrice !

— Création, création… Si ça consiste à vider des bouteilles non sans y ajouter la pourriture publicitaire… Ah non, monsieur Labastos ! Je ne marche pas ! »

Je ne sais pas, vous… ? Mais moi, j’avais l’impression que je ne reverrais pas la vieille de sitôt. Peut-être jamais. La vieille et sa créature anormalement constituée. Une nouvelle vie commençait… Et, une fois de plus, je n’en avais pas jeté les fondations sur une terre nouvelle, quitte à en expulser les habitants. Ça ne m’est jamais arrivé. J’aimerais bien que ça m’arrive. Je ne suis qu’un personnage, un protée sans intention ni volonté, l’être nu par excellence, celui qui ne servira jamais à construire un bon roman. Divinité de la mer qui finira par tomber du ciel sans y perdre la vie. L’Éternel !

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -