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Écos des tatanes (Patrick Cintas)
Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022

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 Article publié le 9 octobre 2022.

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La question n’est pas de savoir si la littérature du cœur ou de la forme est supérieure à celle en vogue. Cela est trop vrai, pour moi du moins. Mais cela ne sera qu’à moitié juste, tant que vous n’aurez pas dans le genre que vous voulez installer autant de talent qu’Eugène Sue dans le sien. Charles Baudelaire - Du bonheur et du guignon dans les débuts.

Le travail éditorial d’Annie Ernaux (pour ne pas dire œuvre) est sans doute d’une médiocre qualité littéraire, tant du point de vue de l’écriture que de l’invention. Il suffit d’en lire quelques pages pour s’en convaincre, comme fait l’éditeur impatient ou paresseux.

Cependant, le témoignage est non seulement exhaustif, mais aussi et surtout authentique. On ne peut pas douter de cette sincérité.

Annie Ernaux se situe, non pas au croisement de la littérature et de la sociologie comme elle le prétend, toute illuminée de l’argumentaire que le service de Presse a concocté pour elle, mais dans la lignée des « grands » moralistes de l’après-guerre. Et notamment, celui que l’on considère généralement comme le meilleur d’entre eux, Albert Camus.

Mais là-même où Camus recherche la fable, à l’instar de son maître Kafka, voire de la parabole de Faulkner, et la trouve sans doute dans le peu d’ouvrages littéraires qu’il a laissés, hélas, Annie Ernaux propose une chronique de l’époque qu’elle traverse encore aujourd’hui ; la preuve en est que la plus moraliste des académies lui a décerné son très convoité et respecté prix.

Et cette chronique, écrite aux antipodes de la littérature telle qu’on la conçoit quand on y a goûté (elle y a mis sa langue mais l’a renfournée aussi sec), est aussi exacte que l’heure qu’il est en ce moment et même avant et après. À ceci près que cette œuvre n’est pas écrite « dans le journal », tout éloignée pourtant qu’elle est de l’art d’écrire et particulièrement d’écrire des romans, la poésie n’étant pas ici évoquée, sauf en chanson et alors c’est discutable.

J’y vois un effet de la démocratie qui nourrit nos pensées et la lutte qu’elles inspirent.

Imagine-t-on un instant qu’une démocratie soit le siège et la raison d’une littérature aussi répandue dans les esprits que la bêtise ou l’envie ?

Non, n’est-ce pas ? Par la raison que la majorité n’entretient aucun rapport avec la littérature. Ou alors elle en goûte les aspects les plus approximatifs comme en témoignent les prix octroyés annuellement.

Imagine-t-on, dans le même instant, que les œuvres d’art véritables prennent la place des produits que la culture propose à ses vitrines toujours aussi diversement achalandées que possible ?

Non. La culture est l’expression de la majorité, vivante majorité, par conséquent elle est l’aliment nécessaire à l’entretien de l’esprit démocratique, républicain ou autre, sans lequel nous ne sommes plus que des Chinois ou des Russes, pour n’évoquer que les meilleures d’entre les dictatures.

Et alors… ? Je dis : pourquoi pas ? Je le dis parce qu’il en est ainsi depuis longtemps, voire depuis toujours et même sous d’anciens régimes moins humanisant que le nôtre. La littérature demeure et demeurera toujours une exception et les fables et les chroniques de nos moralistes continueront de n’exercer leur influence que sur la chanson et les ouvrages dramatiques. Ce qui, soit dit en passant, ne diminue en rien la valeur démocratique des travaux entrepris par les Houellebecq, Ernaux et autres produits de nos trottoirs et de nos écrans. Au contraire, ces laborieuses industries de la page bien et honnêtement remplie, comme on lève son verre parce que la mariée est toujours la plus belle, sont la preuve que la démocratie ne nuit en rien à la lente et soucieuse élaboration d’une littérature digne de ce nom : écriture, c’est-à-dire au moins aussi éloignée de l’académisme que peut l’être un pied qui n’a pas encore botté son cul.

Il faut de l’élan pour désirer, Annie Ernaux n’en a pas.

Patrick Cintas

 

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Commentaires :

  Du bonheur et du guignon (extraits pour servir) par Patrick Cintas

 

Note : On peut remplacer dans le texte poète par auteur, écrivain...

[…] Il serait peut-être plus judicieux, afin d’établir une description des genres de poètes relatifs et de leurs fonctions sociales associées, de se référer aux « éléments purs » proposés par Ezra Pound. Comparée d’ailleurs à une application contemporaine, les différences n’affectent en rien la liste elle-même mais les compléments nouveaux de sa description. ABC de la lecture, chapitre IV, section II.

Les inventeurs. Des hommes qui ont trouvé de nouveaux procédés ou dont l’œuvre constitue le premier exemple connu d’un nouveau procédé.

La génération d’Ezra Pound a en effet inventé beaucoup de procédés. Nous n’en avons pas inventé depuis, en dépit des possibilités de traitement de la mémoire artificielle. Pour l’instant, nous sommes trop prêts des données du jeu et sans perspective prometteuse. Le cinéma profite mieux de ces avancées technologiques. Évidemment, ces « inventions » n’ont jusque-là trouvé d’application que dans le domaine très étroit de la littérature potentielle. De plus, l’invention en question n’est pas le fait de poètes mais de techniciens à la recherche de démonstrations de force. Le poète s’est contenté de la vitesse d’exécution de ses propositions. Le fait que ces applications se soient trouvées limitées aux géométries par exemple de l’enquête policière est la conséquence, non pas de la nature de l’invention, mais du caractère propre des poètes qui ont été tentés par cette aventure. Les autres inventions, plus classiques, n’ont abouti qu’à des complications de la lecture quand elles n’ont pas rendu impossible l’écriture même. C’est ici que l’on mesure la portée d’Artaud. Il y a toutes les chances pour que le texte glisse dans le sens de sa représentation dans les temps qui viennent. Les questions de prosodie sont bonnes pour les oubliettes mais la nostalgie de la langue qu’on agite n’est pas près de disparaître. Une tradition, aussi stérile que toutes les traditions qui nous traversent, s’installe doucement. Elle ne sera plus qu’objet de mode et donc soumise à des variations de surface car, comme la mode vestimentaire consiste à décorer l’apparence, le texte poétique sera le plus mûr moyen de donner à la langue des assurances de principes sacrés. Nous n’avons pas fini de nous entretenir d’allusions mais c’est le principe même d’une civilisation qui ne veut pas mourir.

Les maîtres. Des hommes qui ont réuni un certain nombre de ces procédés et qui les ont utilisés aussi bien ou mieux que les inventeurs.

Le maître n’est pas un imitateur. Il possède son outil de travail. On le consulte d’ailleurs plus facilement que l’inventeur qui, de nos jours, est bien incapable de parler littérature sans se référer inlassablement à ses mythologies enfantines. Le maître enseigne par l’exemple mais ne dédaigne pas les essais d’explication. Il est tout à la fois et rien d’annonciateur. Il occupe le temps sur son fil en véritable funambule qui connaît les risques de son métier. On est rarement séduit par les maîtres. On puise à leurs sources ce qui n’apparaît pas aussi clairement dans le texte de leurs propres souverains. Ils sont le passage de la curiosité à l’invention. Compte tenu de la rareté croissante de l’inventeur, les maîtres sont en voie de disparition. On les confond souvent avec les charlatans parce que les charlatans n’imitent jamais les inventeurs par crainte de la comparaison justement.

Les vulgarisateurs. Des hommes qui sont venus après les précédents, et qui n’ont pas fait aussi bien qu’eux.

Des disciples. Ils n’ont pas cherché plus loin que l’endroit où, dans des circonstances précises de roman, ils ont rencontré leur maître. Ils ne sont pas inintéressants. Ils jouent le même rôle que leurs maîtres mais à un niveau inférieur de la pensée. Éducateurs souvent, on les rencontre plus facilement. Ils ont la peau de la chose littéraire, son apparence la moins austère. Mais sous cette peau, il n’y a que les organes de l’homme du commun. Bourget a écrit un solide roman sur le sujet mais on ne le lit plus guère dans sa patrie d’origine. Avec le vulgarisateur, on revient à la psychologie et à ses facilités d’imager les actes frustrés de la vie quotidienne. Un spectacle, en somme et ça ne va pas plus loin que la sensation d’être sur le bon chemin.

Les bons écrivains mineurs.Des hommes qui ont eu la chance de naître à une époque faste de la littérature de leur pays ou bien à une époque où une certaine branche de la littérature « se portait bien ». Par exemple, ceux qui ont écrit des sonnets à l’époque de Dante ou de courtes pièces de vers à l’époque de Shakespeare ou au cours des quelques décennies suivantes ou bien encore ceux qui, en France, écrivirent des romans ou des récits après que Flaubert leur eut montré comment faire.

C’est une des observations les plus pertinentes d’Ezra Pound au sujet des poètes. Car il s’agit maintenant de différencier clairement l’écrivain mineur de l’homme de lettres et de l’écrivain à la mode. L’écrivain mineur n’est pas dénué de talent. Il n’a rien inventé, ne maîtrise pas suffisamment son métier pour s’élever au rang de maître et n’est pas doué du talent de communiquer le plus facilement possible les profondeurs véritables de son activité. Il n’agit pas. On peut difficilement parler de fonction sociale à son sujet. Mais il existe en tant que personne capable d’aller plus loin que prévu. Apparence trompeuse, son pouvoir de séduction est considérable. Il résout tellement de problèmes d’apprentissage qu’on est souvent tenté, même consciemment, d’aller dans sa direction pour, non pas se soumettre, mais presque participer à son inspiration de pacotille.

Les hommes de lettres.C’est-à-dire ceux qui n’ont pas vraiment inventé quelque chose mais qui se sont spécialisés dans un genre quelconque de littérature. On ne peut pas les considérer comme de « grands hommes » ni comme des auteurs qui ont tenté de donner une représentation complète de la vie ou, plus simplement, de leur époque.

L’homme (ou la femme) de lettres est généralement non seulement détesté mais pris en exemple de ce qui arrive aux mauvais élèves. Il est vrai que leur existence n’est pas essentielle à la survie de nos civilisations. Ils bouchent cependant les trous laissés par nos pratiques sectaires. On les enfonce facilement, car la plupart sont envieux et orgueilleux, dans les interstices de nos raisonnements. Ils marquent leur temps et meurent après que leur marque a disparu. C’est que, dans un souci constant de renouvellement et d’adaptation, ils poussent leur pensée dans les recoins de la nation où ils ne survivront pas malgré tous les efforts de représentation forcée. Barrès part d’un moi nouveau, ne trouve guère les moyens d’aller plus loin et s’embarque dans un nationalisme qui l’amène au seuil d’une mort contradictoire. La vie, comme le souligne cruellement Ezra Pound, est absente de leur littérature. Même leur temps s’y désagrège, sans doute parce que l’orgueil est incompatible avec les exigences de l’analyse historique. Mais il s’agit là sans doute de l’écrivain à plus fort potentiel social. Ses carences sont celles de l’homme du commun. L’écart est invisible et notoire. De pareilles contradictions ne tiennent pas longtemps la route. Une grande partie des hommes et des femmes de lettres fournissent cependant le contingent des intellectuels chargés de répandre les idées, celles qui forment le lit de l’existence du matin jusqu’au soir. La nuit appartient à d’autres valeurs plus persistantes.

Ceux qui font la mode.

Curieusement (je n’ai pas trouvé d’explication), Ezra Pound ne commente pas cette catégorie plancher. Pourtant, c’est la seule qui a connu une évolution remarquable. Il échappe à Ezra Pound que l’économie ne se décide pas dans les cabinets gouvernementaux mais dans les officines de la mode. Même l’eau, si nécessaire à notre existence, fait l’objet d’une enquête préliminaire avant d’être mise en bouteille ou simplement distribuée par des tuyaux. La littérature est soumise elle aussi à des interrogatoires de la vie quotidienne. Ces techniques d’analyse de la meilleure manière de concevoir la littérature sont redoutablement efficaces. C’est qu’alors le texte répond à une attente pressée. Il a toutes les chances d’atteindre l’endroit précis de l’esprit qui est dans l’attente de cette petite satisfaction. L’homme moderne est de plus en plus capable de se satisfaire d’illusions. La pratique du rêve et de l’hallucination est en perte de vitesse et n’a d’ailleurs jamais concerné qu’une part marginale de la société. Cette fois, la littérature est capable de s’adresser au plus grand nombre possible c’est-à-dire d’occuper tout le terrain disponible au détriment des autres pratiques textuelles. Ce n’est pas seulement la poésie véritable qui ne trouve plus de quoi exister pour les autres, c’est toute la pratique qui se trouve remise en question non pas par l’idée même d’analyser le besoin avant de s’adresser à ses organes mais par l’impossibilité matérielle de mettre en place une pareille organisation. La publicité, qui n’utilise d’ailleurs pas les moyens retardataires de la propagande politique, achève le travail mais ne l’invente pas. Elle est encore moins capable, par définition, de trouver le point d’ancrage du texte. Ceux qui font la mode ne sont donc pas des poètes mais des analystes compétents. Ceci n’exclut pas les coups de chance qu’on finit par expliquer d’ailleurs, ce qui ajoute à la connaissance du public. Dans ces conditions, le poète est d’abord une cousette. Ce n’est qu’à force de réussite qu’il accède à la majorité commerciale. Nous sommes passés de la nécessité du privilège, et de tout ce qu’il supposait de soumission et de ruse, à celle d’un apprentissage parallèle aux explorations de la matière littéraire.

Cette analyse pourrait paraître exagérément pessimiste ou carrément incohérente. Mais qu’on me cite une œuvre contemporaine ou récente qui atteigne les chevilles de ce que le poète était encore capable de faire il y a 50 ou 60 ans.

Actorpages 81 et ss.

 

 

La plupart des poètes — véritables, sybarites, six-quat’deux — se damneraient pour un peu de reconnaissance, fut-elle celle du ventre car personne n’est indigne quand on s’explique par les tenailles de la faim. D’autres anagogies sont moins faciles à éluder au moment de porter un jugement sur les attitudes de chacun face aux contingences et aux opportunités. On dit communément qu’il faut être idiot pour refuser une chose aussi précieuse que la reconnaissance. Mieux vaut finir classique, disait Robbe-Grillet — qui confondait classicisme et académisme, qu’à la poubelle. Il n’y a pas d’autre choix. On a vite fait de choisir, surtout si au fond on a déjà l’expérience des voyages d’agrément.

La première des fonctions sociales de l’écrivain est aussi peu sociale que possible mais ne s’annonce pas seule au portillon : le poète facteur économique n’est pas qu’un moyen d’amasser significativement de l’argent. Cette fonction n’est que l’accompagnatrice ou la dérivée d’une des fonctions suivantes :

— le poète maître à penser, qui ne se rencontre plus guère qu’à l’extrême droite des activités politiques ; au lieu de renvoyer les balles au fronton, il vise les esprits qui, par leur comportement social, ont inspiré sa logorrhée ; Céline est bien sûr le modèle mais on ne néglige jamais de lorgner un peu sur des œuvres aussi falotes que celle de Drieu car l’idée du beau style, en comparaison avec le style des beaux draps, demeure un souci constant chez ces amateurs du texte emprunté mais pas rendu.

— Le poète éducateur ne dépasse que rarement les limites d’une prosodie malherbienne simplifiée (à cause de l’élision notamment) ; mais il peut choisir de s’exprimer dans une prose si proche de ses chalands qu’on a l’impression qu’il s’y connaît en petits détails importants de la vie quotidienne ; plus psychologue que bouche d’or, à l’instar des camelots de ses décors, il provoque les adhésions au lieu de s’en prendre à l’esprit immobile de ses lecteurs ; il passe comme les sucres d’orge, en couleur et sur la langue des petites filles curieuses.

— Le poète commentateur, hérité de cette pratique religieuse qui consiste à s’interposer entre le texte sacré et le croyant, pratique érigé en science et qui possède ses universités, ne s’éloigne jamais trop de la chanson mais il sait quelquefois donner de la fable à son auditoire perché comme les oiseaux des arbres et des fils ; sans les médias, dont il abuse en technicien de l’apparence, il n’est plus rien ; par contre, sans sa poésie, il demeure ce qu’il est : un charlatan de la pire espèce, un agitateur de fond de bouteille où la substance continue hélas une existence quiète si on en juge par l’entretien de ses palais.

— Le poète chercheur ne trouve pas ; le contraire nous eût étonné ; s’il s’en excuse, c’est pour donner une idée de la profondeur de son génie et des matières où il baigne comme les huîtres dans un ballet de sperme compliqué de jeux d’algues et d’effets d’optique ; il est impossible de le critiquer en commençant par sa connaissance des lieux littéraires tant il est, comme aurait dit Cézanne, couillard en la matière ; par contre, ses analogies tombent à l’eau sitôt qu’on les a remontées comme les seiches prises à cette espèce de miroir aux alouettes faits de fils de couleurs qui constituent le meilleur des attrape-nigauds.

— Le poète assassin n’est souvent qu’un jeu de l’imagination avec des sensations qu’une partie infime de la population serait en mesure de traduire en mots si elle possédait seulement un dixième du vocabulaire minimum nécessaire à un commencement de texte ; les poètes assassins sont presque aussi rares que les assassins ; il eût existé des poètes voleurs, le côté criminel de la poésie en eût été augmenté considérablement ; mais le plagiat n’est pas un vol, pas vraiment.

— Le poète suicidaire, s’il tarde à entrer en action, se soumet immanquablement aux règles élémentaires du drame : il rate ses effets ; on n’évoque rarement le suicide raté dans ce sens ; le poète suicidaire est jeune ou, s’il a pris un peu de temps, il souffrait d’impuissance sexuelle ou des conséquences de l’inceste, selon le sexe.

— Le poète rebelle est comme les bijoux ; des vrais, des faux, des imitations ; il respire comme on sait mieux mentir à nos enfants qui, sans le savoir, veulent lui ressembler ; la révolte ne détruit pas ; elle est un signe ; aussi, le rebelle marche sur un chemin de croix ; la plupart du temps, il ne se passe rien mais gare aux interrogatoires de police !

— Le poète exemplaire, ou exemple de poète, est mort ; sa fonction, par le caractère posthume de son inconnue, est difficile à exprimer ; mais toutes ces conversations de salon où l’on dispute du compendium littéraire national ont une fin ; ceux qui disparaissent ne reviennent plus nous hanter ; une espèce de droit naturel s’installe entre les hommes chargés de ce redoutable labeur ; ne souhaitons à personne de s’épuiser de cette triste façon d’exister.

— Et pour finir, nous avons le poète objet d’admiration ; il n’existe pas ; je l’invente pour combler le vide laissé par les classiques dans notre société où les choses ont une place et les places des défenseurs obtus ; ni compilation, ni compromis, il serait à la poésie ce que les roses sont à la fraîcheur depuis qu’on en parle mieux qu’avant ; il ne remplacerait pas non plus les succédanés au bonheur ; il ne mettrait personne d’accord ; admiré par principe, un peu comme on admire la pluie derrière la fenêtre de nos durs moments, il ne serait pas l’étranger qui, non content de traverser son jugement, s’exprime dans le passé composé de ceux qui survivent à leur destruction ; objet non pas de culte mais des sens ; on jouerait ses partitions sur les pianos enfin disponibles du père Castel ; il aurait de quoi manger et de quoi ne pas avoir froid ni trop chaud ; il serait aimé secrètement ; ses enfants grandiraient dans la forêt de sa qasida ; ses livres se vendraient avec les fruits de la terre ; il me ressemblerait mais en plus chanceux ; on hésiterait à lui confier la pièce des paris ou les dés du coup à tirer avant de rentrer dans son chez soi ; admiré de la tête au pied, il serait pénétrable comme une fille des rues ; il rendrait un cent pour un mille car il faut bien lui donner les moyens de progresser dans la jouissance de l’argent que personne n’a inventé comme la roue ; portrait à achever pour amuser les secondes de malheur et d’angoisse.

Il serait peut-être plus judicieux, afin d’établir une description des genres de poètes relatifs et de leurs fonctions sociales associées, de se référer aux « éléments purs » proposés par Ezra Pound [suite ci-dessus]

Actorpages 80 et ss.

 

Parlant du conte, et de sa méthode de construction, Poe s’en prend à l’ « erreur radicale » qui les génère :

— l’histoire qui fournit une thèse ;

— l’incident contemporain qui inspire l’écrivain ;

— la combinaison d’évènements surprenants.

Il n’est pas difficile de reconnaître là, exactement 160 ans après, les trois créneaux savamment exploités par l’édition du livre sous la rubrique : littérature générale. Ce qui a changé, c’est par exemple ce qui surprend, parce qu’il est permis aujourd’hui de passer de la surprise romantique ou de l’émerveillement surréaliste, au frisson inspiré par la fiction de la violence et du viol et ce, souvent, sous le couvert de préoccupations morales qui fournissent le prétexte exact d’une esthétique douteuse.

À ce commentaire désabusé de Poe, j’ajouterais celui d’Amoros qui considère peut-être plus perfidement (il y a trente ans) que la littérature des éditeurs produit trois types d’ouvrages :

— les contes populaires, écrits pour l’éducation, l’endoctrinement, le plaisir ; Cocteau y rencontrait des chefs-d’œuvre ; plus poète, Ernst en révélait le roman ;

— les contes littéraires, toujours imparfaitement lisibles pour cause d’expérimentation et de douleurs ;

— enfin, une littérature de l’entre-deux-eaux, celle des "écrivains", des étalons, des enseignants, des témoins, laquelle emprunte à la première catégorie ses facilités, notamment de langage, et à la deuxième, non seulement son statut d’expérience mais ce qui, des abus et autres initiatives, a quelque chance d’être compris, au prix d’un arrondissement des angles. Une pédagogie s’installe sournoisement dans la société, peut-être pour échapper à des endoctrinements qui n’ont rien donné sur l’homme ni sur l’homme-animal des camps de concentration d’ailleurs.

On apprécie mieux alors la conclusion d’Artaud à la fin d’un de ces fragments les plus célèbres :

alors tout ceci sera trouvé bien
et je n’aurais plus besoin de parler.

RALM - La chandelle verte de Jarry comparée à celles des autres

 


  L’après madame Ernaux par Stéphane Pucheu

CANDIDATURE AU PRIX NOBEL : L’APRES MADAME ERNAUX

La consécration d’Annie Ernaux, en ce début de mois d’octobre 2022, est une triple mauvaise nouvelle : pour la littérature, pour la France, pour l’Occident.

Et le révélateur, simultanément, de la collusion entre des institutions littéraires parfois audacieuses et l’air du temps idéologique.

En effet, le sacre de cette femme française intervient dans un contexte d’industrialisation de la littérature qui voudrait ignorer le temps du travail et l’élaboration du style, potentiellement accoucheurs de ce que l’on appelle une oeuvre. Par surcroît, elle symbolise un niveau faible, illustrateur lui aussi du contexte ultralibéral qui a contaminé nombre d’esprits créateurs si discrets au labeur, ayant tendance à se ressembler, dans une sorte de consensus dont Gallimard est le premier à tirer profit.

J’ai lu "L’Occupation" , roman qui m’a été offert il y a longtemps.

Je n’ai ressenti aucune émotion et dû déployer maints efforts pour achever l’ouvrage, taraudé par l’ennui. Sa littérature reste dans une sorte de placenta, sans aucun débordement sur le monde.

Il faut remonter à 1985 pour se souvenir d’un Nobel français digne de ce nom avec le sacre de Claude Simon, figure du Nouveau roman, même si Le Clézio est à considérer (2008), eu égard à son récit "Pawana" (1992).

Quelques noms talentueux - Pascal Quignard, Richard Millet - mériteraient ce prix, ne serait-ce que pour reconnaître la pugnacité et l’originalité de leurs efforts.

Ce n’est donc pas seulement la littérature qui est affectée, mais aussi l’image de la France, qui perd ici une occasion en or de quelque peu redorer son blason.

Je crains fort que dans un avenir proche pour ne pas dire imminent, des noms tels que Djian ou Houellebecq ne soient couronnés par une académie plus marcescente que jamais puisque soucieuse du ratio patronyme/vente et non patronyme/empreinte, sans oublier la trajectoire de l’impétrant, souhaitée aussi lisse que possible.

C’est donc également une mauvaise nouvelle pour l’Occident qui a l’habitude de truster les Nobel, et ce dans la plupart des disciplines d’ailleurs.

Ce n’est pas un Occident de référence, un Occident inventif, un Occident audacieux qui sont récompensés. Mais un Occident épuisé.

Javier Cercas, auteur espagnol, en fait le juste constat depuis longtemps, mettant l’accent sur notre déficit de remise en question.

Dernier détail et non des moindres : la participation centrale d’Annie Ernaux à l’éviction de Richard Millet de chez Gallimard, il y a dix ans, facilitée par de nombreuses plumes dont celle de Le Clézio. La ligue des bien-pensants contre le marginal... L’antagonisme sans merci entre le moralisme d’un côté et une oeuvre dérangeante de l’autre, qui nous rappelle que "on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments".

L’état des lieux établi, je conseille vivement au jury du Nobel de se pencher sur mon oeuvre, afin de découvrir la texture d’une littérature nouvelle. En d’autres termes, je le mets au défi de me lire.

Une littérature nouvelle... pourquoi ne pas sélectionner cet unique paramètre pour consacrer un auteur ?

Mais je dois, déjà, me replonger dans mon oeuvre, mise brièvement entre parenthèses le temps d’un intermède dédié à ce que l’on pourrait nommer l’actualité littéraire internationale.

Car moi, le Narrateur, je suis au travail...


  Qu’est-ce que le Désir ? par Patrick Cintas

Cher Stéphane, je te signale, à toutes fins utiles, que les fauteuils 3 et 16 de l’académie Nobel de Stockholm sont vacants. Si jamais tu veux commencer par là… Toutefois, tu t’y sentiras peut-être un peu étranger, car ces personnages dignes d’une composition de Rembrandt ou de Hals sont de parfaits inconnus en librairie et en bibliothèque. Il ne te sera donc pas facile de préparer les courtoisies d’usage quand on arrive quelque part… en étranger. Mettons.

La question posée par cette étrange attribution est bien celle de savoir si Annie Ernaux « a le niveau ». Jusque-là, j’ai lu quelques méchantes critiques émises, à mon avis, par des écrivains en vogue qui, sur ce plan, ne valent pas mieux. Ce qui m’a contraint à lire quelques ouvrages de cette nouvelle gloire française. Heureusement, ces livres sont courts, faciles à lire, genre patronage paroissial, et s’ils leur arrivent d’inspirer l’ennui, ça n’est jamais qu’à cause des banalités et lieux communs que cette autosociobiographe, comme elle se définit elle-même, accumule faute d’en saisir l’essence. De l’auto, du socio et du bio, c’est bien exactement ce que j’ai trouvé dans ces écrits. Et qu’ils soient à l’évidence mal écrits ne me perturbe point. C’est de l’anticélinien par excellence, du contre Rimbaud, du pas avec Mallarmé, on est loin de Bukowski, aucune préoccupation littéraire ni poétique ; du rapport clair et précis, comme peut en pondre le moindre fonctionnaire zélé ou fatigué, un rien chronique, mais pas assez écrit, justement, pour en être, de la chronique.

Cet auto-socio-bio, c’est le métro-boulot-dodo qui l’a inspiré. Je pense que c’est par pure fidélité, et par peur viscérale de se tromper, qu’Annie Ernaux a adopté cette écriture plate plutôt que blanche ; rien à voir avec le minimalisme ; l’aspect clinique du rapport, sexuel entre autres, prime avant toute considération esthétique. Et c’est ainsi qu’Allah est grand… euh… c’est ainsi que la question du style est remisée avec tout ce qui a trait à l’effort de créer plutôt que de chercher à refaire. C’est un choix. Pas innocemment conçu. Il y a du militantisme là-dessous, des idées à imposer, et après tout Richard Millet méritait un coup de pied au cul et un autre dans les glaouis, pour lui apprendre à vivre —pas à écrire parce que ça, il le sait déjà. Seulement voilà : les Ernaux, Clézio et autres moralistes engagés ne donnent pas de coups de pied quand ils en ont envie ; ils vont chercher plus loin encore la manière de faire mal, très mal. Dans le langage cher à Annie Ernaux, on appelle ça se conduire comme une pute, ce qui n’est pas gentil pour les putes, mais veut dire ce que ça veut dire. Car pour arriver en haut de la butte, où règne toujours le père Ubu, il faut donner ; et donc recevoir. Je n’irais pas plus loin dans la formation de cette dangereuse métaphore, mais la misère sociale m’inspire moi aussi, et je me retiens pour ne pas finir sous le coup de la loi de 1881 sur la liberté de la Presse qu’on m’a quelquefois opposée… pour me faire du mal. Oublions donc les chamailleries des gens de Lettres, qui sont en général plutôt gens que lettrés, ainsi que les critiques venant tout droit des têtes de gondoles, jalousies que le Désir chasse d’un revers. Me cago en la leche

Ainsi, je ne trouve pas si bête que ça que des académiciens obscurs, proches des gens par cette obscurité même, songent à décorer le thorax d’une littérature de librairie qui ne s’essouffle jamais… par manque de souffle. C’est très suédois, ça. Ce sont là des phénomènes, genre Johnny Halliday (qui était belge). Et si on a en soi un peu de cette curiosité socio mais sans l’auto ni le bio, alors l’image que le Nobel projette sur nos murs est une bonne idée. Une idée à creuser. Je m’en vais évoquer encore Okakura Kakuzō, mais l’art que notre temps propose à notre esprit est bel et bien l’art de ce temps ; il m’intéresse à ce titre. Et bien que je sois fort éloigné de l’idée d’un prix couronnant mon ouvrage (quelle putain d’antinomie, ô Ferdinand !), je n’écris pas autrement qu’Annie Ernaux : je pastiche, je simule, je me travestis, je complote même, je regarde les trains passer comme le taureau qui aime ses vaches, ce qui m’interdit sans doute le titre d’écrivain et me ravit celui de poète ; mais les mots que j’utilise à tort et à travers finissent par se déposer, comme la poussière des balais, sur cette réalité qui n’en est pas une ; et c’est bien là qu’Annie Ernaux nous ment et que l’académie Nobel la récompense pour un motif aussi mal réfléchi qu’approximatif, quoiqu’inspiré par une ambiance toute suédoise aujourd’hui fracturée en son milieu. Mais à quoi s’attendre de la part de ce qui vole bien au-dessus de nos têtes : de l’imposture et de la condescendance, quoique j’incline à penser que la sincérité de « ces gens-là, monsieur », doit bien exister quelque part : des gens pas gens du tout qui savent, par héritage ou conviction, faire la part des choses et en profiter sans état d’âme.

Mais la question de savoir si l’écriture d’Annie Ernaux, qui ne motive d’ailleurs pas l’académie Nobel, vaut le déplacement : à chacun de se déplacer, selon son véhicule et sa conduite. Pour « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle, » déclare l’académie, associant une fois de plus un auteur français à la formidable aventure du récit entreprise jadis (ou naguère selon idiosyncrasie) par Marcel Proust. J’ai rarement lu une critique aussi platement pensée et écrite ; mais n’est-ce point justement à l’image de ce qu’Annie Ernaux, plus violente et rancunière qu’il y paraît, retourne contre notre Désir ? Ainsi les Cahiers de l’Herne, dont le look n’a pas changé, juxtaposent (sur mon bureau) l’édition des Cantos Pisans dirigée par Denis Roche et ce curieux fatras pseudo-universitaire que constitue le cahier consacré à Annie Ernaux, auquel elle a mis plus que la main. On voit là à quel point cette idéologie empoisonne la pensée, ce qui entretient les espoirs non moins venimeux de l’autre rive du fascisme. En ces temps maudits de publicité et de propagande, faut-il s’en étonner… ?

On ne se méfie pas assez de ces moralistes racoleurs (le mot est tout de même moins risqué que celui que je n’ose plus écrire tant je me sens surveillé par les proxénètes de service) dont les prophéties et les dogmes s’en prennent sans gants à ce Désir qui nous distingue… pourtant pas assez, hélas. Igitur

« Il faut de l’élan pour désirer, Annie Ernaux n’en a pas. » (je me répète)

 


  Un Noël avec Annie Ernaux par anonyme

Bientôt Noël. L’académie Nobel a songé à vous encore une fois. Remercions-la en achetant le dernier Annie Ernaux qui nous en dit encore plus long, cette fois sur le papa Noël qui l’a bien aidée et pas que quand elle était petite.

Extrait :

« Il s’appelait Alfred... oui déjà... comme quoi l’enfance a des secrets que la vieillesse entend... oh ! le bel alexandrin ! Sans le vouloir. Comme Victor Hugo ! Et pourtant il est là, plein de sens qu’il ne me reste plus qu’à vous révéler avec les mots que vous connaissez tous et des paroles que vous avez déjà entendues. Alfred, mon élan en peluche... Vous voulez savoir ? Lisez ce que j’en dis. Et je le dis pour ne pas le garder pour moi. Tiens ! Je vous le donne ! Ou plutôt non, je vous l’offre, c’est moins cher et ça ne me coûte rien. »

Dans toutes les bonnes librairies et même en bibliothèque :

 


  Comparaisons nucléaires par Patrick Cintas

Il faut absolument séparer ces deux sujets étrangers l’un à l’autre : le succès obtenu par un auteur (gare à la jalousie) & la qualité littéraire de son travail (hypocrisie possible). Et ne pas immiscer dans cette conversation les saloperies qui se jouent dans les antichambres et les chiottes. Ainsi, force est de constater que le niveau a baissé, comme au lycée et partout où l’on donne des leçons.

Il y a loin entre le texte de Proust et les façons cucul de Modiano et d’Ernaux. Naguère, un de ces donneurs de leçon, par ailleurs enseignant de profession (je n’ose dire vocation), a proposé de retravailler le texte proustien de manière à en rendre la lecture accessible au moins au plus grand nombre. De quelle manière ? Et bien tout simplement en coupant dans la phrase selon, je suppose, un schéma principale/subordonnée réduit à ce que le souffle commun est capable de trouver, sans avoir à trop chercher, voire à ne pas chercher du tout, dans le foyer de ses poumons. Ainsi, revu dans ce sens, le texte proustien revient chez nous et tant pis s’il ne sort plus de la gueule de son auteur jugé « complexe par pur artifice et sans doute pour se rendre plus intéressant que les autres. » Je me demande si Modiano et Ernaux ne se sont pas inspirés de cet obscur professeur des travaux finis…

L’impression que me donnent ces deux exemples de réussite, c’est qu’ils prétendent nous sortir du grand merdier causé par une époque où, sans toutefois damer le pion aux usages littéraires les mieux partagés (n’exagérons rien), une flopée d’auteurs, en littérature comme en peinture et autres pratiques de la réalité mise à mal par elle-même, se sont évertués « à compliquer ce qui est pourtant simple, » je cite. On a même introduit de l’absurde entre ces deux tranches, histoire de compliquer sans risquer l’incompréhension et son rejet vomitoire, un absurde-spectacle qui a eu son heure de gloire mais qui reste sans effet aujourd’hui, comme celui qui pète en huis-clos et s’étonne de n’importuner personne au moins dans ces limites. La tendance a plutôt évolué vers la simplicité, le compréhensible sans trop d’anticipation, le facilement reproductible en famille ou en vacances. Et la formidable explosion, analogiquement nucléaire, provoquée en marge de l’Histoire par des auteurs à peu près illisibles, menace tellement l’humanisme à la mode que nos gloires vestimentaires dégainent leurs petits Jésus saignants, leurs souvenirs de quand ils étaient pas ce qu’ils sont devenus, ce qui reste de cartes postales et de talons de chèque, des senteurs même si ça sent mauvais que ça vaut mieux que le fromage des pieds évoqué au moins deux fois par Arthur Rimbaud.

Modiano et Ernaux nous sauvent ! Nobel nous sauve. Miladiou ! L’esprit académique, humanisme inquisitoire, revient au galop comme je ne sais plus quoi mais vous allez me le dire parce que vous en savez, des choses, depuis qu’Annie ne fait plus pipi au lit (aux dernières nouvelles) et que Modiano parle le suédois comme s’il était né dedans que des fois ça peut servir.

De l’explosion tant attendue (Malherbe, celui du Lagarde-et-Michard, va encore me tomber dessus) par combien de générations soumises aux pires obscurantismes que l’esprit des cavernes puisse concevoir sans se chier dessus, hé bé il en retombe encore, des retombées, pluies noires que nos cléricaux ne peuvent pas empêcher de tomber, mais ils ont tellement de lecteurs qu’on se demande si on sait lire ou si des fois on n’a pas été éduqué comme nos darons en auraient mis leurs pognes au feu.

Curieux homme (té, je ne sais pas comment on écrit homme en inclusif alors qu’on me permette, pour une fois, et je promets que ce sera la dernière, de l’écrire comme je l’ai appris du temps où je n’en étais pas encore un) —curieux homme que celui qui ne recherche que la facilité, qui choisit la négligence et l’à-peu-près, qui ne veut à aucun prix (et le prix des choses ici est la première des préoccupations quotidiennes) ne veut à aucun prix aller plus lentement quand le possible se réduit à l’instant, compulsion maîtresse du jeu commercial et politique (l’un ne va pas sans l’autre), les caractères des pages sont augmentés, le nombre de pages réduit, le texte illustré et non pas peint ou sculpté, on rencontre tellement de cons en haut lieu qu’on se demande si on ne ferait pas mieux de descendre encore plus bas que là où on était quand on est sorti pour jeter un œil sur ce qui se passe sans soi. Tel qu’il est, ce monde a-t-il vraiment besoin qu’on inclusive l’homme ? Pour en faire quoi ? Un.e connard.e qui lit Ernaux comme s’il.elle reniflait la culotte de sa mère ou les raclures byzantines du papa qui se demande, même mort pour ses enfants, comment il a fait pour en arriver là ? Je pose la question… en attendant que ça devienne un… problème.

La question est bien celle-ci : où on va ? D’après Ernaux, on sait d’où on vient et il n’est pas question d’y retourner, d’autant que les retombées nous poussent à aller dans le sens où elle va si toutefois on la suit uniquement pour ne pas se faire chier à lire Proust dans la version originale en attendant qu’une autre version ressemble tellement à du Ernaux qu’on a eu bien raison de la lire avant que Proust ne devienne lisible, ce qu’on savait déjà, preuve qu’on n’est pas si con que ça en a l’air si jamais on lit la première page de la Recherche, jusqu’à « la douceur prochaine du retour. » Je dis ça parce que j’ai lu jusqu’à « tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. » Même que je n’ai pas trouvé ça compliqué. Alors que les Ernaux me compliquent l’existence en me faisant passer pour un ergoteur, un mathématicien, un paon qui fait la roue alors que sans les roues les voitures ne roulent pas. Qu’est-ce que je n’apprends pas avec Ernaux ! J’en ai la mémoire sans souvenirs qui ne soient pas les siens. Où on va ? C’est simple : on va au tribunal en passant par l’église. Et pas pour regarder comme si on y était venu sans chefs d’accusation —une ! deux ! une ! deux ! Et pas une fenêtre pour constater que l’explosion nucléaire qui a nourri notre adolescence a encore de beaux jours devant nous, rien ne retombe dans le tribunal Nobel suédois. Le niçois n’eût pas manqué de soleil.

J’aime la goguette. Et j’ai sans doute lu et chanté plus de goguettiers que le ou la plus conne des lectrices d’Ernaux (je m’y fais, hé ? à cette inclusivité néologique que c’est pas la mer à boire finalement —tu peux compter sur moi, Annie !). J’aime Blek le Roc, Zembla, Bob Morane, Tartine et Battler Britton. La chanson me donne des frissons. Le cinéma m’émotionne. (J’aime la corrida mais il ne faut pas.) Mais de là à torcher le cul d’une littérature de librairie rien que pour ressembler à tout le monde c’est-à-dire à rien qui ressemble à quelque chose de rencontré sous la pluie noire qui est tout ce qui nous reste de l’explosion (voir plus haut à quoi je fais allusion), non. Je peux singer si ça vous fait plaisir, mais en singe, pas en moi, et surtout pas hors de moi  !

Faut pas déconner. Et là, Virginie, Sandrine, Clémentine, Orange et j’en passe, on est en train de déconner. Comme je disais plus haut, il ne faut pas mélanger, sinon les genres, du moins les sujets à aborder dans un cadre critique à la hauteur des enjeux littéraires qui sont les nôtres aujourd’hui (ici hors sujet, mais à faire). Les histoires d’antichambre et de chiottes ne doivent pas quitter leurs tapis ni leurs selles. On commence par ouvrir le livre, à la première page, et on lit, de « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » à « dans le Temps. » Et on fait la même chose avec le Quarto que Gallimard a offert à Ernaux pour payer la passe. C’est plus facile, je le reconnais. Mais ça n’empêche pas de comparer. Et vous savez quoi ? Une fois que c’est fait, vous êtes libre de choisir Proust ou Ernaux, ou d’aimer les deux, ou de militer pour que le texte de la Recherche soit enfin revu et corrigé par la raison du plus fort. À moins que vous ayez jeté le texte proustien aux orties de votre patience, comme moi-même, pas plus digne de confiance que vous, j’ai sauté tellement de pages ernausiennes que je ne me rappelle plus combien. Ce qui ne m’honore point, je le reconnais. Et pourtant, les bons comptes font les bons amis —ce qui doit être faux, parce que je ne me sens pas coupable.

 


 

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