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Hypocrisies - Égoïsmes *
LIVRE II - III - 1

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 Article publié le 23 octobre 2022.

oOo

Pedro Phile tenait un établissement clandestin mais indiscret dans une rue bourgeoise de M*. Les trois étages de l’immeuble semblaient lui appartenir. En tout cas, lui seul en possédait la clé. Il y avait toujours du monde sur ce trottoir. Il est vrai que les vitrines attiraient une population soucieuse de son apparence. En collant son nez à celle de la coiffeuse, on pouvait nettement distinguer les âges et ainsi faire son choix, signalant l’objet de son désir d’un simple geste du doigt. Aussitôt, un corps à peine vêtu se levait du fauteuil ou de la banquette qu’il occupait en exhibitionniste patenté et, passant d’abord devant un miroir en pied dont il apprêtait les détails de l’allure et du style, sortait par la porte de verre adjacente à la vitrine, se retrouvant alors nez à nez avec le client qui pouvait mesurer ainsi la pertinence de son choix. Puis le couple entrait dans l’immeuble d’en face, lequel n’abritait pas de vitrine, mais une modeste porte de bois peint avec, paraissait-il, une main de bronze qu’il fallait actionner avant toute chose. L’entrée n’était autre qu’un vestibule de dimensions modestes au fond duquel montait un escalier obscur. On avait l’habitude de s’essuyer les semelles sur la première marche. Rien pour décrotter cependant, cet attirail jouxtant la porte à l’extérieur. On était censé avoir de l’éducation. Une fois passée la porte, on se glissait entre les miroirs, la main tenue par cet être qui connaissait mieux que les portes de la perception : celles du rêve que tout homme (les femmes se présentaient rarement à ce guichet spécialisé) est en droit de cultiver dans les moments secrets de son existence. Ainsi, Homère Divin entra, mais sans ses rêves, car il avait des informations à transmettre à Pedro Phile, et elles n’étaient pas folichonnes, c’était le moins qu’on pouvait dire. Pedro Phile occupait le dernier étage, le troisième si je me souviens bien. Une grille obturait l’escalier au niveau de la dernière marche. Je ne sais plus si l’on était annoncé… Je me souviendrais de ce domestique… Mais peu importe ce qui manque à ma mémoire si ce n’est pas le sujet de notre… conversation !

Homère Divin (appelons-le comme ça) avait survécu à la crue qui avait dévasté le domaine de Surgères et ses environs, y compris le quartier bas de Castelpu. La blessure que lui avait infligée Alice Qand l’invalidait à ce point qu’il penchait comme un vieillard. La couture du chirurgien qui lui avait sauvé la vie devait être quelque peu… serrée. La surface de son abdomen avait été réduite par cette opération de la dernière chance. Homère aimait raconter cette histoire aux enfants. Et il leur montrait l’horrible cicatrice qui le contraignait à la courbure en avant, comme si cette tentative d’assassinat l’avait soumis à la condition de domestique, ce qu’il était vis-à-vis de Pedro Phile, mais en dehors de cette violente autorité, il n’obéissait à personne, sauf si la situation du moment lui inspirait une ruse de bon augure. On ne s’invente pas un langage à moindre prix. Il haïssait Alice et s’était promis de lui faire payer le prix qu’elle méritait selon lui, tandis que son maître absolu l’avait durement flagellé pour avoir tenté de violer une de ses propriétés… rentable par-dessus le marché ! Nu jusqu’à la ceinture, Homère avait enduré la douleur cinglante d’un martinet dont les lanières étaient adaptées à la dimension d’un petit cul. La souffrance n’en fut pas moins atroce et surtout humiliante, même si Pedro Phile avait pris cet intense plaisir dans les limites de son salon strictement privé. Quand Homère gravissait ces marches et qu’il atteignait le second palier, il s’y arrêtait pour éponger une sueur qui ne tenait pas aux deux étages qu’il surmontait maintenant, ni même à celui qui lui restait à monter, mais à la grille qu’il lui fallait atteindre pour l’ébranler sans toutefois exagérer. Une porte s’ouvrait alors sur ce dernier palier et l’ombre de Pedro Phile, reconnaissable aux pans de sa robe de chambre, s’avançait en prononçant non pas des paroles de bienvenue mais quelque chose comme « j’espère que c’est important !

— Ça l’est, monsieur !

— Dis voir…

— Ils ont retrouvé Frank…

— Frank… ?

— Frank Chercos ! Il habitait chez les fous…

— Il est fou… ? Ça m’étonne… Il rusait, non… ? J’ai moi-même… Entre ! »

Homère fit coulisser la grille aussi précautionneusement que possible. La vétusté de cet objet inutile (elle n’était pas cadenassée, mais gare à celui ou celle qui l’ouvrait sans y avoir été invité !) ne s’expliquait pas. On n’en parlait jamais. On l’ouvrait si le maître vous y autorisait, sinon on parlait à travers comme dans un confessionnal, debout sur la dernière marche, la main peut-être en appui sur la balustrade toujours tremblante.

« De quoi s’agit-il ? dit le maître.

— Je vous l’ai dit, monsieur ! Frank Chercos ! Ils lui ont mis la main dessus… Je me suis dit…

— Vous avez bien fait, Homère… Vous buvez quelque chose… ?

(il fallait décliner cette offre… mais Homère ne trouva pas la force de renoncer à cet autre type de coup de fouet…)

— Oui mais alors un fond… Il faut d’abord que je vous parle…

(Pedro Phile parut satisfait par cette réponse ; il prit place dans un fauteuil sans inviter son domestique à partager la proximité d’une table basse où s’alignaient les flacons)

— Allez-y… je vous écoute…

(mais de verre, nenni ! Le maître buvait seul…)

— Ils l’ont trouvé dans une maison de fous…

— Vous l’avez déjà dit…

— Vous ne voulez pas savoir laquelle… ? (un temps tout aussi long que celui qui avait précédé l’attente du verre) Il ne se faisait pas passer pour fou… Son diplôme d’infirmier est valable… Il n’a eu aucun mal à… Il ne les a pas trompés… sauf sur son identité… et récemment, une secrétaire a trouvé bizarres les ratures sur le diplôme… Elle en a parlé à son patron… heu… je suppose qu’ils ont un patron dans ce genre de maison… Et après discussion en haut lieu (je suppose) ils sont venus l’arrêter… Et maintenant ils lui demandent de s’expliquer… Il paraît qu’il est bavard… Alors je me suis dit…

— Ça va Homère… Vous avez fait du bon travail… J’ai encore besoin de vous… Ne vous éloignez pas trop… Je vous enverrai quelqu’un…

— Toujours le même hôtel… patron ! »

Il aurait pu ajouter : minable… à l’hôtel comme au patron. Il repassa la grille et dévala l’escalier comme un crabe. Le verre, il le vida dans une autre rue, celle où se trouvait son hôtel. Il ne me reconnut pas. Et pourtant, je n’avais pas changé. En quoi avait consisté sa courte entrevue avec le patron ? Sans témoin à soudoyer, il allait être difficile de le savoir. Ce que je vous en ai dit relève de l’approximation toujours permise au narrateur qui a le devoir de combler les trous dans le cadre d’un récit destiné à témoigner et non pas à inviter le lecteur à la poésie de l’iceberg. Comment ai-je moi-même appris que Frank Chercos avait été arrêté ? Facile !... J’étais dans le hall de l’hôtel (minable) quand Homère raconta son entrevue avec Pedro Phile à un complice que je ne connaissais pas mais dont Pedro ne serait pas mécontent de savoir qu’il existait. Comme le risque d’être reconnu par Homère grandissait à vue d’œil, je me suis lamentablement planqué derrière un dossier. Je les entendais parfaitement, je n’ai rien perdu de leur conversation. Il n’y était question que de cette rencontre entre Pedro Phile et Homère et de son contenu sans rien pour assouvir la soif. Homère en avait perdu haleine. Qui était ce type qui l’interrogeait maintenant dans l’intention évidente de parfaire le récit que j’ai reproduit plus haut. Je ne vois pas bien comment on pourrait l’améliorer, ni de quel point de vue d’ailleurs ! Mais ce type n’était pas du genre à se laisser convaincre par l’habileté du narrateur, surtout qu’il avait l’air de bien connaître Homère. Il lui avait offert un cigare ; je reconnus le Kolipanglaso mais ce n’était pas Kol Panglas. Celui-ci était avec nous. Je le voyais mal s’accoquiner avec une crapule du niveau d’Homère. La fumée me fit tousser. Homère dressa ses oreilles de chien de garde. Le type qui l’accompagnait ne broncha pas, ne donna aucun signe trahissant son état d’alerte. Je pouvais les voir dans un miroir suspendu au-dessus des dossiers collés au mur. Pouvaient-ils en faire autant ?

Je me suis calté en vitesse, ne laissant pas la porte se refermer avant d’avoir quitté la rue. Je rejoignis Alice et Julien chez Pedro Phile, mais au rez-de-chaussée où un salon était aménagé pour le seul usage du personnel. Quelques gamins jouaient à un jeu de société, les coudes vissés sur une table qui ne soutenaient que des jus de fruits. Le dé était amorti par un judicieux tapis. Pedro pensait à tout. Depuis le temps qu’il pratiquait… ! Il avait cependant connu la prison. Il en sortait. Kol Panglas était en visite chez une parente malade des artères.

« Frank… ? fit Alice. Qu’est-ce que ça peut nous faire… ? Je ne comprends pas…

— C’est Pedro que ça ennuie… Homère sait de quoi il parle…

— Maître-chanteur… Qui était ce type… ?

— Moi je table sur Roger Russel… »

C’est Julien qui avait dit ça. Il parlait souvent pour ne rien dire, aussi ne cherchâmes-nous pas à en savoir plus… pour l’instant. Tout ces gens qui se font du mal… ! Microcosmes de la douleur… Et nous, qui étions-nous ?

Alice et Julien avait retrouvé un emploi dans l’entreprise de Pedro Phile, mais comme ils avaient passé l’âge de tromper le client sur ce critère indispensablement exact, ils servaient d’organisateurs des séquences mettant en jeu le fouet et les autres instruments de la douleur en usage dans les maisons idoines et en vente dans les meilleures boutiques. Alice entretenait ses formes par abus de substances spécialisés qui la menaçaient constamment de dépression ou d’allégresse, alternativement. Julien n’avait plus du tout l’air de ce qu’il avait représenté du temps où il limitait ses conquêtes aux rombières des paquebots. Il avait le fouet apprécié, surtout quand il s’appliquait aux tendres fesses du personnel que Pedro entretenait dans une stricte observance des règles professionnelles. L’apparition d’Alice torse nu et sans slip faisait toujours un tabac. Elle aimait elle aussi se servir de ses genoux pour amuser les enfants qui en redemandaient. J’avais l’impression de subir un état d’ébriété constant, sans aucun moment de répit, toujours au service des uns et des autres, et je courrais dans toute la ville pour distribuer des prospectus aussi bien que des avertissements, jusqu’au dernier qui laissait tout le champ aux gros bras de location. Kol Panglas, en d’Artagnan dont les existences étaient toutes cachées, exceptée celle qu’il nous accordait dans l’intérêt de toutes les autres, s’occupait du recrutement et de l’entraînement nécessaire. Ensuite, il se fichait des destins qu’il avait initiés. Il ne les regardait même plus alors que le spectacle de ces petits corps dénudés attirait du monde, et du meilleur ! Enfin… la paye était bonne, comme disait mon père avant de mourir, parce qu’après nous n’avons plus évoqué son héritage, ma mère et moi.

Mais ne nous égarons pas… La nouvelle du jour, c’était l’arrestation de Frank Chercos qui, ne l’oublions pas, était soupçonné d’être responsable de la disparition de Roger Russel. La justice ne disposait pas du cadavre, mais seulement de son sang, ce qui avait suffi à soulever les sourcils du parquet. Et pour ajouter à la dramaturgie de la situation nouvellement acquise, Julien prétendait que le complice d’Homère Divin n’était autre que ce Roger Russel. On avait donc un faux coupable en garde à vue et une victime qui manipulait une crapule on ne savait à quelles fins… mais pensez-vous que ce mystère, autrement romanesque et susceptible d’attirer le chaland des librairies, était la cause du changement de faciès qui affectait le pauvre Julien encore et toujours rattrapé par un passé qu’il ne partageait pas tout seul ? Il en savait plus que nous et était donc en mesure d’en imaginer encore plus que ce qui titillait déjà notre esprit à Alice et à moi. Kol Panglas devait être au courant lui aussi. Il avait ses sources. Et puis les médias allaient diffuser la nouvelle avant qu’il soit midi ! Pedro Phile n’avait pas gagné grand-chose à être informé le premier par cette crapule d’Homère. Il avait jusqu’à midi pour agir avant les autres, ces autres qui finissaient toujours par compliquer ses projets et par le contraindre à renoncer aux meilleures choses que la vie lui proposait parce qu’il savait s’y prendre avec elle. Alice l’admirait sans retenue. D’ailleurs, il s’en servait encore dans un spectacle qui attirait du monde. Kol Panglas en assurait la mise en scène. Je n’ai jamais autant bandé de ma vie que dans ces moments de pure rêvasserie. Mais une fois le rideau tombé, je retournais à ma solitude d’impotent chronique qu’Alice ne taquinait plus depuis qu’on s’aimait tendrement. Julien avait su profiter de la situation pour se vider les couilles à bon prix… Il n’y a rien de plus complexe que l’existence dès qu’elle met en jeu plus de deux êtres, quel que soient leurs sexes ou leurs affinités. Mais comment vivre autrement qu’à partir de trois ? On fait bien des enfants pour tenter de changer l’anankè, mais on a beau s’échiner au travail et au lit, on finit par où on avait commencé, comme tout le monde. Et ce n’est pas parce qu’on prétend faire profession d’écrivain que l’imagination prend le pas sur la réalité. On en discutait souvent avec Julien, lui qui écrivait comme on pisse et qui ne réussissait pas à convaincre les gardiens du temple. Alice, curieuse et surtout voleuse comme une pie, jacasse de surcroît, me harcelait de caresses savantes qu’on lui avait enseignées à Barcelone en même temps que l’art de faire les poches. Elle se mourait d’en savoir plus sur mon activité d’écrivain qui ne publie pas parce que tel est son choix… ou sa volonté. Je me haïssais de ne rien savoir faire que de tourner en rond autour d’un pot dont les roses étaient de mon invention, mais quelque chose au fond de moi me destinait à l’oubli, comme si j’en savais plus sur moi-même que ce que je pensais avoir découvert à force de recherches souterraines. Bref… je ne servais pas à grand-chose si je me limite à considérer le rôle que je jouais dans l’entreprise de Pedro Phile. Je dis rôle car je n’en étais pas l’employé, contrairement à Alice et Julien. Je ne sais pas pour Kol Panglas, mais à mon avis il était indépendant, il avait l’allure et le langage d’un homme sans relations intimes avec qui ni quoi que ce soit. Je travaillais à la tâche. J’étais en cavale moi aussi. J’avais autant de raisons de m’en faire que Frank Chercos en avait d’agir et de se comporter pour ne pas avoir à répondre aux questions que la société se promettait de lui poser. Ah si la vérité pouvait se contenter de la nature judiciaire que lui destine la société soucieuse de s’en débarrasser pour passer à suivante ! Mais hélas l’esprit ne s’en contente pas et le roman prend naissance dans ces territoires sans réseaux définis d’avance comme s’y emploient nos lois communes et votées. Je ne serais jamais un être totalement ou suffisamment social. Il y a en moi un poète qui, faute de rébellion, dort à poings fermés comme si la colère l’avait figé dans cette attitude à la fois comique et tragique. Musidor ! Je m’étais pourtant promis de ne jamais ouvrir ma gueule… mais ce n’était sans doute qu’un rêve et je ne savais pas que vous existiez dans la seule intention de me réveiller. Dire que je suis finalement passé à l’acte !

L’existence comme satellites des activités illicites de Pedro Phile ne pouvait pas durer. On ne s’installe pas définitivement dans ce genre de complexité toujours remise en cause par ses effets sur la société. C’est comme lancer la balle contre un mur : elle revient et on sait toujours qu’au coup suivant il sera tout aussi impossible de viser plus haut que le mur. Quand soudain la balle tombe entre les mains de ceux qui ne vous ont pas autorisé à jouer avec elle. Elle leur appartient ou pas. Je n’en sais rien. Mais comme on dit : tout a une fin. On n’existe pas autrement. Commencez où vous voulez et comme vous voulez, c’est déjà fini. Et bien souvent vous savez comment ça se termine. Vous voyez le mur se rapprocher et quelqu’un finit par vous y coller le nez. Et le procès n’est pas du genre qui s’écrit quand on n’a rien d’autre à faire… si vous voyez ce que je veux dire. Les érections spectaculaires d’Alice n’auraient rien d’illégal si la main qui les provoquait avait atteint la dimension acceptable par les mœurs en usage. On allait tous finir à l’ombre si personne ne se souciait de justice. Voilà ce que j’ai à dire. Il me semblait que la réapparition de Frank Chercos était comme le début de la fin. Julien s’en souciait jusqu’à la douleur. Il en savait plus que nous sur cette histoire. Et ce qu’on en savait ne nous réjouissait pas non plus. Kol Panglas revint parmi nous sur ces entrefaites. Il avait appris pour Frank Chercos. Il était temps de filer !

« Mais pour aller où ? éructai-je avant les autres.

(nous formions une entité maintenant)

— On n’a pas assez de pognon… regretta Julien. Vous en avez, vous… ?

— Pedro en a des tas, mais il n’est pas prêteur, même à gage…

— S’il y avait une solution, dis-je, amer et déjà détruit par cette évidence depuis longtemps, avant même que tout cela commence, on ne serait pas ici…

— On serait où d’après vous… ? (c’est Julien qui parle — on se tutoie rarement)

— Moi j’ai envie de n’être nulle part en ce moment, dit tristement Alice elle jouait la tristesse à merveille quand la petite main ne parvenait pas à obtenir une érection… ce dont le public se plaignait jusqu’au moment où la turgescence surgissait de l’ombre créée à dessin en craquant une allumette sans cigarette au bec.

— Ce n’est pas le moment de craquer je ne sais plus qui dit cela Julien ou Kol… moi-même… ?

— Il y a ma Brindisina… Ce serait pour moi l’occasion de voir du monde…

— Pourquoi ne pas l’avoir déjà… vu ! Brindisi ! Et puis quoi encore ?

— Il vaudrait mieux essayer de parler pour dire quelque chose… Frank se couchera avant midi… Et alors…

— Les routes fermées ! Les écrans avec nos portraits ! Ces histoires qui leur reviendront à l’esprit puisque le moment sera venu d’en exploiter les côtés obscurs… Je ne sais pas si j’aurai la force… coincée dans une bagnole… voyant la route devant moi et les barrages que rien n’annonce… Ces visages derrière les vitres ! Mauvais film, les mecs ! Mauvais !

— Faut peut-être pas s’affoler trop tôt… heu…

— Si vous l’aviez achevé avant de le foutre à l’eau ! Mais non ! Vous avez fait vite, comme d’habitude ! Je devrais dire comme font toutes les femmes… c’est bien connu…

— Mais je ne suis pas une femme !

— Cessons de nous disputer, vous voulez bien… ? L’existence d’Homère Divin… Je devrais dire : sa survie… devait finir par changer notre propre existence… commune…

— Le monde est si petit de nos jours ! Vous connaissez des exemples de cavales réussies ? Je veux dire : définitivement réussies… ?

— L’autre type est Roger Russel…

— Ça complique les choses…

— On ne sait pas grand-chose… finalement… »

Julien ajouta qu’on n’était pas conçu pour ça… Théorie ! Pure théorie sans application ! Mais le moment était mal choisi pour tergiverser. Nous touillâmes encore nos cafés, les avalâmes comme s’il s’agissait de cordiaux et sortîmes de l’établissement comme un seul homme, couvre-chefs y compris. Il n’était pas question de retourner chez Pedro Phile ni de s’approcher du quartier où se trouvait aussi, ne l’oublions pas, l’hôtel où créchait Homère. Roger Russel y rôdait-il ? Il reconnaîtrait Julien qui proposa de barbouiller son visage avec la boue du caniveau « qui se trouvait là comme par hasard ». Kol Panglas n’était pas chez lui dans cette ville, mais si on parvenait à franchir cette distance sans se faire alpaguer, on avait une chance de survivre à cette émotion grandissante. Kol possédait une torpédo, mais à quatre on s’y sentirait à l’étroit, en admettant qu’on puisse s’y fourrer. Nous n’eûmes même pas l’occasion, la première qui nous fut donnée, « par hasard ! », d’en admirer les courbes et les finitions italiennes. Nous dirigeâmes nos pas vers le centre-ville. Il n’était pas difficile de louer une voiture, « mais sans laisser de traces ?

— Ils nous font chier à la télé !

— Cent kilomètre’ à pied… ça use les…

— Fermez-la !

— Il réfléchit… (ricanements)

— Et vous, Alfred, vous avez l’air de ne pas vous en faire plus que ça… Je me trompe… ?

— Il est… résigné. D’ailleurs un type qui n’envoie pas ses manuscrits aux éditeurs est soit un menteur soit un pauvre… type…

— Fermez-la, nom de Dieu ! (silence) Je ne connais personne ici à part… »

Personnellement (vous me connaissez) je n’étais pas mécontent de toucher au but… Comme si je n’avais vécu cette cavale que pour en finir avec elle et avec ce qui l’avait provoquée… rendue nécessaire. Mais elle ne l’était plus, grâce à Dieu !

« Prenons le train ! dit Kol Panglas. Et payons en liquide…

— Qui qu’en a ?

— J’ai ma carte… Voici un distributeur…

— Malheureux ! »

Pourtant, nous n’étions pas tout à fait des amateurs en matière de coups fourrés. Même moi qui avais changé de profession. Sans retrouver l’équilibre, certes, mais je travaillais. Et j’avais appris. Eux en savaient plus que moi. Mais voilà… nous étions un petit troupeau de bêtes égarées en territoire inconnu alors que nous y vivions de notre métier. Il n’y a rien de plus ennemi que l’inconnu. Seuls les mathématiciens vous diront le contraire, mais si vous en croyez le poète que je suis, l’ennemi se multiplie plus facilement que les petits pains. J’en palpitais dangereusement. Mes poumons commençaient à gargouiller, sans que personne ne s’en inquiète d’ailleurs. Ils finiraient sans moi. Je finirais avant eux. Je ne me voyais pas affronter la vérité, fût-elle judiciaire. Je suppose qu’on ne m’a jamais surpris en position de vainqueur, le pied sur l’animal couché et sa corne dans le poing, sur fond de brousse ou de proche forêt. Je revenais à mes prémices. Seul de nouveau. Enclin à rejeter la perspective du suicide, mais disposé à me laisser abattre si jamais quelqu’un (de mon entourage ou de mes assiégeants) s’y connaissait en légitime défense. Nous n’irons plus au bois…

 

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