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Quelques entretiens avec Patrick Cintas
François RICHARD

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 Article publié le 14 juillet 2008.

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Photo ©Christophe Laurentin.

Croiser le style

Deux passions illuminent l’oeuvre de François RICHARD : la langue et le texte. Ses livres proposent toujours un parcours à la fois lyrique, — don de la langue, et narratif, — art de l’expérience. LOIRE SUR TOURS est étrangement fluide, vrai et faux, facile et complexe, phlogistique de l’égarement et de l’équilibre, mais aussi solide qu’un métier arraché à l’existence. Les photographies de Christophe LAURENTIN s’appliquent avec non moins d’étrangeté romanesque à cet itinéraire soigneusement mis en page. Loire sur Tours est publié par Le chasseur abstrait éditeur.

 

Patrick CINTAS. La question est de savoir si on continue d’appeler "littérature" ce qui la dépasse. Voici, à ma connaissance, la meilleure définition de la paresse dans l’optique particulière des arts : "La confusion dans le public est facile à expliquer : tout vient du désir d’obtenir quelque chose pour rien ou d’apprendre un art quelconque sans se fatiguer."

François RICHARD. Sur les appellations en général. Je crois que c’est induit dans votre question : je me sens effectivement assez étranger à des notions comme « écrivain » ou « littérature ». Je m’identifie plus à des noms qui les précèdent historiquement – poète, voire artiste tout simplement. J’ai la conviction qu’un artiste peut déployer sa singularité, sa sensibilité à travers tous les médiums. Comme on n’a pas assez de temps dans une vie, il faut bien choisir des priorités, aller là où ça appelle le plus spontanément. On ne peut pas exceller à la fois en musique, en danse, en architecture, en peinture… Mais ce n’est que par manque de temps. J’aurais adoré me consacrer à fond à absolument tous les arts, et je pense que ce serait une évidence pour tous les artistes si la vie était deux fois plus longue. Je le ressens d’expérience : un processus artistique débouche sur un autre, dans un autre domaine (c’est ainsi que j’ai alterné musique, peinture, écriture, danse…). Dans le processus de création il y a des sas successifs, ce que l’on tiré de soi laisse une soif d’autre chose, de différent et pourtant relevant de la même avancée. Dans tous les domaines on reste poète, et artiste. C’est un radical, un dénominateur commun. Au fait, qui est artiste ? Tous ceux qui ont vu, accepté et apprivoisé leur mort. Mais ce serait une autre question.

Sur la littérature et ce qui la dépasse. La vraie littérature est sans doute son propre dépassement : quand on sort d’un chef d’œuvre qui vous laisse k.o., on se dit à chaque fois ce n’est plus de la littérature, que c’est une expérience sensorielle, une expérience de vie à part entière. Une communion intime d’être à être, au dénominateur secret et commun dont je parlais… La littérature hors de ses petites perles et de ses chefs-d’œuvre, ce n’est pas de la littérature, c’est l’industrie de la consolation et du divertissement. Et c’est vrai que comme le mot est mis à toutes les sauces (« rentrée littéraire », etc.), qu’on est dans une grande purée des valeurs, il est peut-être important de renouveler les termes qu’on emploie. Il faudrait qu’il y ait dans les librairies, séparément, un rayon « littératures » et un rayon « art littéraire ». Institutionnellement c’est impossible, mais isolément, subjectivement, les libraires pourraient faire ça. Je précise que je n’ai pas de mépris pour un genre en particulier : un polar, un livre de témoignage, un livre humoristique, peuvent très bien rentrer, même involontairement, dans la cour des œuvres d’art. La force invincible de la grâce, c’est qu’elle ne s’explique pas, elle s’impose soudain, elle saisit n’importe quel thème ou support, pourvu qu’elle soit mue dans un geste, une inspiration habités.

Les libraires, les éditeurs, les chroniqueurs, ont le devoir d’imposer cette initialisation des termes dans le paysage du Livre. Il s’agit de faire front aux termes du marché, qui assimilent meilleures ventes à classiques de la littérature. La formule que vous employez dans votre question est juste. Il y a une confusion très séculaire entre Art et loisir, divertissement. Alors que l’un est l’autre ne sont pas loin d’être ennemis et antinomiques.

Avec les éditions Caméras Animales, que je co-dirige avec mon frère Mathias, c’est que nous avons tenté d’insuffler, notamment avec la quatrième de couverture du livre anthologique Raison basse. Nous y annonçons la mort des genres connus de la littérature, et préférons résolument le terme d’écriture à celui de littérature. C’est ainsi : le terme littérature renvoie à quelque chose de figé, de hiératique voire de sémantiquement corrompu (fors les nuances que j’ai dites plus haut) ; le terme écriture est beaucoup plus proche du mouvement brut et vrai, nécessaire et possédé, qui préside à la levée génésiaque des grands livres. Avec une note d’insituabilité totale en plus. Si la notion d’Art littéraire peut rebuter par sa solennité, le mot écriture au moins met tout le monde d’accord, et il peut s’appliquer à « tout ce qui dépasse la littérature ». En redécouvrant le mot, on redécouvre intuitivement la radicalité aiguë qui devrait sous-tendre toute œuvre écrite digne de ce nom.

Toutes ces constatations, elles se sont faites avec le temps, a posteriori du moment où j’ai commencé à écrire. Je ne m’intéressais pas à la littérature avant d’écrire, je me suis mis à écrire un jour et me suis mis à lire un peu par la suite. Pour rejeter (encore aujourd’hui) 95% de ce que je lis et ne flasher que sur les textes complètement insituables, les sismographies contagieuses de quelques vivants. Tant de gens qui se disent écrivains ne le sont pas, parce qu’ils oublient de vivre, confondent positionnement mondain et quête indicible… S’ils l’étaient, paradoxalement ils rejetteraient viscéralement l’étiquette d’ « écrivain », comme tout enfermement dans une nomenclature, une neutralisation sociale. L’Art lui (comme la vie) échappe aux dénominations. Son style est la fulgurance. Il y a à tracer, là et déjà ailleurs, point. Jusqu’aux dernières révélations auxquelles cette main donnée de la création nous mène.

 

Quelle est la part du style dans l’écriture telle que vous la concevez ?

Le style précède l’écriture. Le style est cet appel aigu comme une convulsion, qui transforme une intuition en une formule, une formule en une figure expressive. C’est cette même pulsation interne qui lie les figures entre elles, qui impose sa cadence à la temporalité de l’expression en jeu. Le style est l’essence et la motorisation de l’écriture, comme du corps du reste.

Je ne pars quasiment jamais d’une page blanche en me disant « tiens je vais écrire ». Il n’est pas impossible de croiser le style en se lançant dans une démarche volontariste (et souvent, du coup, logorrhéique) mais c’est quelque chose que je conçois mal pour ce qui me concerne. On écrit quand il y a quelque chose qui cogne, qui demande à être dit, ou à se dire. Quand tient « ça », on entend oui, on s’entend ouïr. Quand on connaît cette connivence électrique avec l’être, on ne peut pas s’autoriser à tricher, à se dilapider en phrases dilutoires.

Vie sans mort, c’était la levée de cette sensation, dans une respiration encore convalescente, fragmentaire, pour ne pas dire embryonnaire (même si j’adore ce livre). Esteria c’est la construction en acte de cet organisme neuf, aux nerfs de ses turbulences génératrices (la gestation, la renaissance sont un requiem). Loire sur Tours, l’homme créé et qui marche ? La comparaison avec mon déroulé biographique est tentante.

J’ai entamé ce texte lors que je terminais Esteria et l’ai terminé à peine après, alors que j’écrivais de moins en moins, et allais de plus en plus vers la musique. Dans un bruissement de page qui se tourne. J’étais désormais un homme debout, toujours encré mais aussi ancré… Cet état se reflète dans les dernières pages d’Esteria et dans Loire sur Tours. La fameuse atteinte du centre de la Croix, entre horizontalité prosaïque et verticalité poétique.

Pour croiser des éléments de vos deux questions –le travail, et le style-, je dirais que, dans l’écriture, une lucidité aiguisée sur les lettres et soi-même vaut des heures de travail besogneux à noircir des pages. La chasse abstraite, dans mon cas, passe plutôt par une retenue face à tous les signes qui bombardent le cerveau, une discipline d’intériorisation, de décantation. Il m’arrive de jeter des bouts de phrases sur des petits papiers que j’ai sur moi, quand je me déplace où que ce soit, mais au moment d’écrire le livre (qui se décrète tout seul), de laisser fondre ce qui doit vraiment sortir, j’ai laissé s’écouler beaucoup de temps, parce que je sais c’est comme ça que l’essentiel sortira le plus spontanément. Il faudra nécessairement relire et retravailler bien sûr, c’est là qu’il faut être le plus dur avec soi-même, le moins complaisant. Mais tout ça n’est pas de l’ordre de l’effort (ce qui est connoté dans le terme « travail ») mais de la simple joie. 

La rencontre avec soi-même –sa voix, son style- pour moi ne s’est pas passée dans l’acte d’écrire lui-même, mais dans une expérience de vie où je suis passé très près de la limite. Je crois que la conscience et la lucidité approfondies, la sensibilité aiguisée, la vision abstractrice, ne vient pas –hélas ?- de la seule pratique d’un art (qui se développerait d’elle-même à force de travail), à la volontaire, mais d’une situation-limite à un instant t de la vie, qui change toute la perception, et fait directement accéder à la petite voix de l’intuition créatrice (à la fois magique et oppressante, car on ne peut s’y dérober). C’est pour cela que, dans la Cité, je milite pour une réhabilitation des rites de passages –des rites de passages réinventés. Les civilisations plus anciennes ont très bien saisi la nécessité que le jeune vive une expérience-limite fondatrice pour accéder au statut d’homme. La proximité de la mort connecte définitivement avec la prescience du sacré (au sens abstrait, perceptif, non dogmatique), ouvre l’esprit et les sens, replace le fait d’être là comme mystère premier, apprivoise la violence que l’on a en soi pour l’orienter en des célébrations positives, partagées ou intimes.

Finalement, le travail majeur s’opère lors de l’initiation / initialisation du corps d’homme. Je parlais d’un instant t : c’est un instant qui peut durer très longtemps, dans l’écume du traumatisme. Une déflagration qui chavire, qui a pu pousser à de longues spires. Le travail s’entendait là comme souffrances, travail de la naissance. Ce mot du chorégraphe Laban : « il vous faudra tourner longtemps pour comprendre ce qu’est le cercle. Et puis un jour vous vous rendez compte que vous n’êtes plus vous-même, que votre espace est devenu puissant, dynamique, et qu’il vous faut maîtriser cette force ». J’ai tourné longtemps, c’est vrai. J’ai attendu longtemps. Et c’est vrai que dans l’approche d’une pratique artistique (dans la percussion avec la nécessité soudaine d’un art) il y a, précédant l’intégration réciproque, cette même phase de tours et de retours tourbillonnaires, comme une danse de mois préliminaires. 

Je ne sais pas grand-chose mais je sais, d’instinct et d’expérience, que nos vies ont un sens, que nous sommes mus dans une création continue, et qu’en dessillant nos regards, en devenant artistes et prenant part à ce processus créateur (balisé des joies que donnent les œuvres réussies successives), nous vitalisons cette énergie (sur)naturelle vers une lumière un peu meilleure, porteuse d’autres états de conscience, et de conditions auxquelles nous n’avons pas accès pour l’instant - comme de concevoir le rien, le tout, l’origine. Mais les artistes ont du travail car les énergies toxiques et aseptisantes grouillent autour, endémiques à la perte du cœur.

L’état d’initialisation post-traumatique dont je parlais, le chantier sensible qu’il convoque : c’est comme si cette faille en soi se faisaient lèvres, délivrant un murmure apodictique, proche du silence de l’écriture ou de la musique. Je ne parlerais dès lors pas de travail mais d’addiction, l’assonance avec « la diction » étant parlante. Sans cette murmure-rumeur dedans, qui s’affine avec le temps, l’écriture ne serait qu’une manie thérapeutique. Et c’est son atténuation douce, au bout des années de l’écriture, qui permet maintenant d’aborder un instrument de musique, d’y avancer en conjuguant création et perfectionnement technique, par une harmonisation intérieure renouvelée. Qui permet même de progresser en lâchant prise.

Cette centration libérée qu’on appelle le style (je l’appelle la grâce), imprime son timbre à toutes les chronographies que l’on trace, quelle que soit la discipline artistique ou même dans la vie. Elle est la signature de notre relation à l’Autre, elle est fragile, c’est l’aspiration secrète du temps et du corps. Elle est notre essence, elle demande sa restitution contre la dénaturation.

 

Certes, mais à la différence de ceux que j’appelle les « Bosse-de-Page », on n’assiste pas chez vous à, comme dirait Robert Vitton, un ronronnement consistant à dire et redire les mêmes choses, se contentant d’en varier les effets – poésie que j’assimile à toutes les prétendues poésies qui assènent des sentences au lieu de s’approcher, par le travail et le style — ce que vous appelez le style et que j’appellerais plutôt l’énonciation —, des véritables lieux de l’écriture. On peut crier, se plaindre, voire menacer, prédire, etc., en langue vernaculaire ou savante, mais cette attitude de charlatan ne donne lieu qu’à des foutaises du genre « le ciel est bleu » ou « mon cerveau est une radio », ce qui veut dire au fond la même chose. Expliquez-nous (le terme est mal choisi) en quoi consiste votre espèce de ravissement. Est-ce un ravissement d’abord ? Je pense bien sûr à Lol V. Stein.

Pour la première partie de votre question, je dirais que l’insistance sur les mêmes choses n’est pas un problème – le ronronnement, si. Pour ma part je passe mon temps à essayer de dire la même chose –cerner l’absolu, l’indicible-, et ce sont justement toutes ces variations l’intérêt (s’il y en a un dans ce que je fais, bien sûr…). Dans Loire sur Tours, plusieurs formules reviennent ponctuer la prose poétique comme des leitmotivs, ce sont de légères entournures modifiées (un contexte rythmique différent, un seul mot modifié…) qui font qu’elles gagnent en relief à mesure, et l’ensemble avec. Il y a des tas d’exemples en fait, je garde notamment une affection un peu enfantine pour les recueils de poèmes galants, où chacun d’eux est une ode à l’être aimé. Une écriture un peu lancinante peut aussi dégager le vertige des musiques répétitives, si l’âme est là… Et puis, peut-être que toute une œuvre n’est là que pour trouver ce qu’elle a à dire, qui tient peut-être en une seule phrase, et que tout ce déploiement d’une vie est l’implantation du paysage où elle puisse apparaître. Ou que, puisque cette phrase à dire appartient irrémédiablement à l’indicible, les textes s’enchaînent comme pour la cerner, la faire entendre ou plutôt exhaler son parfum, sa volupté toute musicale. Rendre évidente cette mutité que les mots viennent comme recouvrer, à l’instar des notes de musique. Le ronronnement (ou l’écriture thérapeutique, ou masturbatoire) est effectivement le péril, et le travers le plus commun, dans l’amassement de langage qu’implique entrer dans cette geste. La sentence approximative est un autre risque, mais je préfère largement celui-là, d’où sans doute mon addiction à la condensation extrême, et au phrasé inscrit dans la lignée aphoristique - fût-il propulsé dans une allitération de plusieurs lignes. Le caractère « alambiqué » (j’aime le mot), l’oscillation entre impressionnisme alambiqué et expressionnisme alambiqué, s’est également avéré pour moi comme un fondamental de l’avancée organique du corpus. Il y a un caractère alchimique dans ce qui se rapporte à cette quête d’un Graal de Verbe. Un côté risqué aussi. La sphère du Logos n’est pas la moindre des cabales. Mais elle est, comme vous dites, ravissante. C’est « la forme entière de l’humaine condition » qui est là et qui nous guide, depuis un for intérieur qui est, j’en suis convaincu, universel. Nous cherchons le trajet le plus court entre cette figure silencieuse, inouïe, et le cœur, et ce, par-delà la conscience (qui est l’espace du vrai sommeil, du ronronnement transi). Nous cherchons partout et en tous un plus d’âme, une vibration qui aide à supporter le monde pour ce qui le sous-tend, justement. Par les médiums de l’art nous remontons ce cliquetis imperceptible en nous qui nous pousse à créer, pour invoquer dans l’universel un déclic des perceptions bloquées. Les artistes sont mus, et remontent à la source de ce qui les porte. Orphée n’a pas été imaginé par hasard. Cette matrice inconnaissable, cette Lilith idéelle enfermée en soi… Une Muse qui n’est autre que notre mort sans doute, un indéfini immémorial - une silhouette de vide dans l’espace et la matière, la trace d’une originéité qui n’existe pas. Vous le dites, en substance « peut-être que je n’écris pour personne ». Le temps n’est supportable que dans cette relation à la grâce de l’instance témoin de notre création. Peut-être même que son invocation-évocation toute la vie peut inverser le déroulé finissant de sa lumière. Nous sommes comme les étoiles dans le ciel, à apparaître encore quoi que déjà morts… La désacralisation permanente du temps, la dissolution de la magie de l’atmosphère quotidienne, en sont le signe patent. La remontée en rappel, dans la profondeur de la rosée et des phosphorescences du crépuscule, contre un peu l’ensevelissement progressif de l’être au for (notre « nous ») sous la fuite en avant des sociétés modernes. Elles qui se jettent hystériques dans l’extériorité, la plus lointaine, d’une sensibilité intérieure sans dimension, sans doute beaucoup trop exigeante pour être assumée. « Puisque les choses qui régissent ce monde nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs »… Notre « morigine » nous inviterait pourtant à de plus pures sculptures de temps, des desseins inenvisageables pour l’être, qui se laissent d’un coup réfléchir à la psyché. Et à une confiance, une joie sans bornes, puisque cette source noire qui nous attend, devient la promesse des réalisations les plus phénoménales, ainsi qu’un sentiment d’appartenance acceptable à la limite.

 

Quel est le cheminement, en termes simples ? D’où êtes-vous parti et où en êtes-vous ? À quoi ça rime, dans l’existence, dans le futur, pour les autres ? Cette "triade" n’est-elle pas au coeur de vos préoccupations ?

Pour détourner la gravité de ce qui s’est passé en sourire, je dirais que c’est l’enseignement de Maître Yoda pour devenir Jedi (!) : il faut scrupuleusement, méticuleusement désapprendre tout ce que l’on a appris, pour se donner une chance de « devenir qui on est ». Il y a une citation je crois, « la culture, c’est ce qu’il reste une fois que l’on a tout oublié ». J’étais dans cet état, dans une chambre vide et stérile il y a maintenant plus de dix ans (exactement comme dans une couveuse), sous sonde gastrique, en hypotension, ayant coupé tous liens avec mon passé, quand j’ai demandé pour la première fois des feuilles pour écrire, et que « ça » a commencé. La mémoire qui est en-dessous de la mémoire personnelle. C’est d’ailleurs au cours de ces deux mois aussi, que j’ai entendu une phrase qui m’accompagne toujours. J’avais une télé mais je ne la regardais pas. Je l’ai allumée une fois très tard le soir, et suis tombé sur l’interview d’un musicien, visiblement surdoué. On l’interrogeait sur sa maîtrise. Il a dit « Le temps où je travaille ma technique est certes important, mais mon art tient tout autant de ce que je vis, dans la vie de tous les jours ». C’est ce que je voulais signifier, un peu plus haut. C’est ce que l’on donne au quotidien qui nourrit l’exactitude du geste dans ces replis hors-temps. Et réciproquement – je jetais dans Esteria « la vie est le miroir de l’œuvre ». L’électrochoc esthétique de l’art booste les énergies du corps donc du temps, de la vie. Dans quelles proportions exactement, je ne sais pas, mais je sais qu’elles ne sont pas vaines, pas simplement personnelles. Le problème est que ce type de prescience appartient à l’indicible, quelque chose qu’on ne peut que ressentir par expérience personnelle, sinon c’est le ricanement. L’entrée dans les signes, c’est un générateur de sens. Ce n’est pas rien, quand on est plongé dans un tel monde à priori insensé où, rappelons-le, notre condition d’incarnation continue tient plus, jusqu’à nouvel ordre, de l’irrationnel que du rationnel… Je pourrais développer sur de longues pages, y compris par le biais des constats scientifiques, pourquoi la magie est le principe premier, « dans l’existence », et qu’il faut conscientiser, et maîtriser, ce principe terrible en nous tous. Nous sommes tous habités par une puissance atomique et, si l’on ne s’y attelle pas, elle se retourne en nous contre nous, en des comportements d’une violence pour le coup incontrôlable. A ne pas confondre avec l’action gesticulante, qui n’est, comme dirait Rimbaud, « qu’une façon de gâcher un énervement ». Non. Ce que j’appelle la confiance –et non pas la foi- est d’un autre ordre, celui de s’être affronté soi-même jusqu’au risque de la folie. L’autre risque, pour ceux qui ont ressenti cette sorte de vertige psychique dans la perception, c’est de sur-interpréter et de tomber dans les dérives sectaires, des fadaises religieuses ou occultistes de tous ordres. Non plus. Il y a juste notre part inconnue – on peut l’appeler l’être, le sacré…-, à considérer comme telle (inconnue), mais à considérer absolument. Elle nous invite à des phénomènes ; passée la souffrance, libérée elle ouvre le meilleur, dans une inquiétude de chaque instant qui n’est plus angoisse mais chemin de joies.

Quand plus personne ne sera –réellement- dans cette érogénéité à l’être, le monde sera mort.

De toutes façons ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça… Je citerais juste un article trouvé dans la revue d’Amnesty International, qui retraçait les grandes rencontres de poésie en Colombie. C’est l’un des poètes présents, le poète targui Hawad, qui constate : « Ici la poésie n’est pas un passe-temps, c’est un travail, un combat. La réalité est trop forte, les poètes de salon n’ont pas leur place. » « Pour écrire de la poésie, il faut une douleur. Sans doute aussi pour l’écouter avec une telle ferveur. »

Kerouac pourquoi pas : « Sois amoureux de la vie, de chacun de ses détails. / Quelque chose que tu sens finira par trouver sa forme propre. »

Et même un sociologue (David Lebreton je crois, mais je n’en suis plus sûr), à propos de la nécessité du rite de passage pour les adolescents, rejoint la poésie sur une fin d’analyse : « Quand soudain l’on a dépassé l’expérience, s’aperçoit que l’on est dans la relation. »

Chateaubriand ? « Attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. » Ce que les poètes (fussent-ils mineurs) essayent de dire depuis toujours, dans les exercices d’élucidation auxquels on les invite ici ou là, c’est toujours cette forme d’invitation vers ce soi-même en puissance, « à l’éternité tel qu’en lui-même »…

« La triade »… Rien n’était prémédité, mais j’ai constaté a posteriori que cela fonctionnait un peu comme ça, Vie sans mort, Esteria, Loire sur Tours (le dernier éclairant les deux précédents). Il y a eu des textes intermédiaires importants, notamment dans la revue La sœur de l’ange et dans Raison basse. Pour autant, même si je passe maintenant plus de temps à la musique, je ne me sens pas encore quitte du mouvement de l’écriture. Il me reste deux-trois choses à faire : extraire une condensation de mes dizaines (centaines ?) de toutes-premières pages (celles de l’intégration du cercle…), aussi retoucher (et voir publiés ensemble ?) les quelques textes à moitié finis de cette époque. Et puis j’ai envie d’un baroud d’honneur, un livre énorme et indigeste qui intègre, dans un tout cohérent, chacune de mes approches du récit, chacune de mes approches de l’écrit, qui mette en perspective tout ce que j’ai écrit avant et le fasse apparaître comme de la Bibliothèque Rose. C’est mon fil continu du moment, mais ce ne sera pas abouti avant dix mille ans…

Pour là… C’est Christophe Laurentin qui m’a encouragé à creuser mes notes de marche, qui allaient peu à peu se métamorphoser en tout autre chose, cette entité-livre Loire sur Tours. Je n’imaginais pas que j’irais aussi loin en me projetant dans cette écriture, que je considérais moi-même un peu anecdotique au début, comme un « travail parallèle » en marge de l’œuvre (si je puis dire). J’ai été pris en embuscade par ce qu’il y avait à dire dans ce retour sur images. Ce n’est pas la seule fois où Christophe s’est fait l’intermédiaire de rencontres magiques en/pour moi.

 

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