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Dissémination
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 Article publié le 15 janvier 2023.

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C’est parce qu’elle est inaugurale, au sens jeune de ce mot, que l’écriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait pas où elle va, aucune sagesse ne la garde de cette précipitation essentielle vers le sens qu’elle constitue et qui est d’abord son avenir. Elle n’est pourtant capricieuse que par lâcheté. Il n’y a donc pas d’assurance contre ce risque. L’écriture est pour l’écrivain, même s’il n’est pas athée, mais s’il est écrivain, une navigation première et sans grâce.

Jacques Derrida, Force et signification

*

De toutes les femmes que j’ai connues, tu es la plus…

Voilà qui ferait un assez bon début, n’est-ce pas ?

Un dialogue imaginaire sous la forme d’un propos adressé à la femme qui compta le plus pour nous, empreint d’une autorité toute phallocratique, et le tour serait joué, placé sous le signe d’un passé érotique prestigieux, et même glorieux, n’était la triste compulsion de répétition qui l’anima de bout en bout.

Seulement, voilà, depuis que Don Juan s’est plongé dans l’étude de la géométrie euclidienne, rien ne va plus selon Max Frisch : ainsi donc Don Juan se pique de susciter un ardent désir chez ses dames pour le seul plaisir de se refuser à elles.

Il ne collectionne plus les conquêtes mais les refus qu’il oppose hardiment à l’appétit sexuel féminin. Se refusant à conquérir, par lassitude sans doute (c’est si facile de faire des promesses en l’air qu’on sait ne devoir jamais tenir !) mais sans doute aussi à cause du temps passé à conquérir ce qu’il mettra si peu de temps à consommer, voilà donc notre maître en séduction réduit à l’état de larve mathématique. 

L’auteur contemporain à l’état pur en serait au même point, si seulement il existait : dans mon imagination, ce triste sire ne répugne rien tant qu’au succès de librairie, se drape dans sa dignité d’homme de Lettres, sans jamais avoir songé une seule seconde à briguer quelque honneur que ce fût. Il refuse les coteries, s’enferme dans une solitude dont il ne sort que pour lancer des piques contre ses confrères et consœurs, dès qu’ils ont le malheur de briller un peu en société. Le stade ultime d’une telle misanthropie serait bien sûr le silence, le refus d’écrire et de publier dans le but de frustrer le public, stade qui ne pourrait être atteint qu’à la condition expresse d’être désiré, courtisé, entouré, ce qui n’est pas son cas. Le donjuanisme inversé de l’écrivain est purement et simplement impossible ; ou bien il séduit ou bien il passe inaperçu.

Recourir au passé, à ses images de carte postale, ses couleurs vieillies, ses tissus fanés, ses souvenirs vifs ou délavés afin d’y inventer un avenir, quelle fadaise ! C’est bien pourtant ainsi que procède bon nombre d’auteurs en mal de poésie. Leur passé bouffé aux mites sent la naphtaline, ce rempart tardif inventé par une mémoire défaite qui arrive toujours trop tard, ourdi par une mémoire toujours en retard d’une guerre comme nos vieilles ganaches en 40, ces Gamelin et consorts. 

Proust n’est pas passéiste, c’est en se penchant sur son passé qu’il a inventé et suivi les voies d’une mémoire en éveil dont il fit un avenir d’écriture et une écriture d’avenir.

Ta plume assassine le pouvoir à petit feu, monsieur le pamphlétaire ; tu rêves de guillotine, de pal et de fer rouge, tu trempes tes phrases dans le fiel des jours sans, tu laisses éclater ta frustration, tu l’attises, espérant ainsi la rendre communicative, mais pour quel résultat ? Regarde autour de toi ! Partout des tyrannies, partout des peuples asservis et serviles ! Il faut te reconnaître une qualité : tu ne lâches pas le morceau facilement, ta ténacité est à la hauteur de tes basses espérances, vil bouffon !

Ainsi parlait dans un de mes rêves une vieille connaissance perdue de vue depuis fort longtemps. S’adressait-elle à moi ? C’est à craindre.

Ainsi donc, moi, toi, nous tous, n’aurions pas d’ennemis ? Foutaise ! L’ennemi est d’abord en nous : lâcheté, étroitesse d’esprit, compromission, tempérance, toute cette merde inculquée qui nous colle à la cervelle.

Nous mettons des années à en chasser les remugles par une pratique acharnée de l’écriture.

*

Plus que d’un tout, il s’en est fallu d’un rien. J’ai raté ma cible, et peu m’importe.

Tel article ou bribe d’article, pour peu qu’il soit puissant, agit à la manière d’un tisonnier qui s’emploie à remuer-raviver les timides braises qui couvent encore sous la cendre des jours qui, pour s’être tus trop tôt, faute d’allant, n’ont pu tenir parole en temps et en heure.

Ce feu qui brûle en toi sans te consumer, c’est le langage commun qui ne prend tout son sens qu’à la condition expresse d’être soumis au remue-ménage de ton imagination, cette particule ignée présente partout et nulle part et qui se nourrit de possibles qui attendent d’être lâchés dans la nature.

Parfois, sous la pression de ton imagination, tu te fais l’effet d’être à toi­ tout seul un portillon devant lequel se presse une foule nombreuse, mais tu es plus que cela, étant le portillon et la foule, l’air que tu respires et qui t’inspire. Crois-en mon expérience !

Lire délivre d’une torpeur maligne l’esprit en mal de dialogue.

*

A te lire, ami, je traverse beaucoup de livres, chacun délivrant l’autre de sa parole trop étroite. C’est donc à une sorte de symphonie que tu nous convies, à laquelle, gaîment, nous confions notre avenir de pensée suspendu à tes mots qui appellent les nôtres qui ne sont jamais en reste.

J’aime ce vertige qui me saisit lorsque je te lis. J’éprouve la même sensation à l’écoute de Pli selon Pli ou de Dérives. L’image du kaléidoscope est insuffisante pour donner une petite idée de ce vertige, sauf à imaginer une série indéfinie de kaléidoscopes extravertis tournant sur eux-mêmes à une vitesse prodigieuse au sein d’un essaim de miroirs tantôt concaves, tantôt convexes.

Que la lumière se perde indéfiniment dans ses propres jeux, voilà donc son destin, sa redondance diffractée.

Une prophétie prend-elle fin, lorsqu’elle se réalise ? A la veille de se réaliser, elle n’est qu’un seuil qui donne sur un nouveau seuil. Ce n’est que de seuil en seuil que la parole comme prophétie autoréalisatrice accueille la parole toujours en surplus. Aussitôt réalisée, la voilà déjà contestée par la réalisation indéfiniment différée de son être intensif-expansif ; c’est ainsi que la parole anticipe résolument sur son passé dans la présence à soi de la puissance d’écrire.

On comprend dès lors l’angoisse de nos conservateurs bon teint qui s’accrochent à des passés d’écriture, quand ce n’est pas aux Saintes Ecritures, faisant par-là l’économie du risque encouru par toute parole qui est de sombrer dans son propre avenir, un avenir sans rémission possible qui ne se révèle à soi que de se livrer tout entier à la parenthèse ouverte-jamais fermée de l’avenir au moment même où l’instant présent s’affirme dans sa royauté d’éternel éphémère sans cesse renaissant dessous ses cendres. 

La parole réalisée, close sur elle-même, n’existe pleinement que de s’écrire, en cela nullement « peinture de la voix » (Voltaire). Le grain de la voix, ses inflexions nombreuses, ses spasmes et ses hoquets, sa fluidité, son alacrité ou tout à l’opposé sa plastique sonore empesée, tout cela ne peut rivaliser avec la puissance de l’écrit.

Appartenant à une civilisation de l’écrit, je ne puis que saluer humblement les civilisations orales du passé. Moi, dont les ancêtres viennent pour les uns d’Irlande et pour les autres de Germanie, je sais ce qu’il en coûte de ne pas avoir laissé beaucoup de traces écrites.

Ce n’est que par nos écrits que nous pouvons reconstituer des bribes de sens attachées à des figures mythiques perdues dans la nuit. Figures qu’il faut par-là même contester vigoureusement en refusant tout autant, et avec la dernière énergie, le dieu chrétien qui nous rendrait si facilement aphones, je dirais même plutôt agraphiques.

La parole comme matière hautement explosive qui ne cesse d’imploser.

*

En japonais, parole se dit kotoba, de koto, événement et ba, euphonie de ha, qui signifie beaucoup ainsi que pousser dedans, manière de dire que la parole fleurit de là où surgit l’événement, la parole se faisant tout entière événement, Ereignis, comme si l’œil avait en propre de se mirer en lui-même pour produire son autre qu’est sa parole donnée qui est d’abord écoute.

Flammèches et escarbilles qui ne réchauffent pas mais dont les éclats lumineux cheminent dans le foyer de tes rêves vers un centre imaginaire qui ne cesse de se disperser dans le vide du ciel, comme si le motif de toute chose écrite s’épuisait en vain dans la dissémination de ce qui se rassemble entre le ciel et la terre, les dieux et les mortels.

Ainsi disséminer, en toute harmonie, et le trouble et la tension et la merveille qui gravitent en nous, mortels. 

 

Jean-Michel Guyot

1er janvier 2023

 

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