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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe XV

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 Article publié le 12 mars 2023.

oOo

Roger Russel s’était foulé la cheville en descendant du train en gare de [préfecture]. Il avait donc perdu du temps dans le bureau étroit du chef de service chargé du mouvement. Puis, le mal empirant, on avait appelé un taxi pour le conduire à l’hôpital. Il y avait passé la matinée dans la salle d’attente, bondée et étouffante, du service des urgences. On avait estimé sa souffrance à 5, ce qui le situait en queue du train des attentes. Cependant, la cheville avait pris des proportions qu’il ne lui avait jamais connues. Et la douleur, tranquillisée par l’absorption de comprimés idoines, se montrait toutefois têtue et parvenait à remonter à la surface, provoquant à la fois une grimace jugée importune et des propos qualifiés d’incivils. Il avait réussi à les dresser contre lui et se retrouvait aussi seul que s’il avait commis la même blessure sur un des enfants qui se plaignaient pourtant bien plus que lui et beaucoup plus constamment. Il avait même parlé de déposer une plainte argumentée contre la Compagnie, ce qui ne changea rien à sa situation. Constatant au bout de quelques heures (midi approchait) qu’il ne pourrait pas honorer ses rendez-vous de l’après-midi, il téléphona, provoquant chaque fois ce silence planant qui n’appartient qu’aux sycophantes et autres maîtres-chanteurs. Même les enfants participaient à cet exercice impromptu de la collaboration toujours possible vu la situation des affaires internationales qualifiées encore de nos jours d’étrangères. Il avait demandé s’il était prévu de servir un repas aux patients en attente de soins dits urgents, à quoi il lui fut répondu que la cafétéria était fermée pour cause d’attentat. Elle n’avait pas explosé, personne n’avait été blessé, encore que les traumatismes affectassent les mémoires, mais les travaux entrepris par les services spécialisés étaient en cours. Le personnel avait la possibilité de s’attabler dans un restaurant voisin, si on avait les moyens de s’y déplacer et si la douleur n’avait pris le pas sur l’appétit bien légitime à cette heure de la journée. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour la cheville, sinon calmer la douleur, ce qui supposait un état d’ivresse incompatible avec certaines activités, tant motrices qu’intellectuelles, comme quoi il valait mieux patienter et éviter de penser à des choses aussi négatives que celles qu’on est venu tenter de régler en débarquant dans la préfecture. On avait parfaitement compris qu’il avait à faire à la prison locale en début d’après-midi et qu’il était ensuite attendu dans le service d’urologie. Sans la grimace qui affectait sa bonhommie naturelle, on l’aurait plaint sans plus de soupçons, mais cette déformation faciale associée à la cheville enflée et à des paroles manquant totalement de mesure surtout au sein d’un service aussi secourable que celui qu’il perturbait sans honte ni respect poussait les acteurs de son attente intolérable à le haïr et à le désigner comme l’exemple à ne pas suivre lorsqu’on se trouve malgré soi en situation de souffrance ou de perdition alors que la république est en danger. Il y avait même un suicidé, recroquevillé sur sa douleur virtuelle ou sur l’estomac qu’il avait malmené. Impossible de capter son regard. Pourtant, il aurait fait un bon complice… Roger commença à s’ennuyer lorsque les cloches de l’église voisine sonnèrent douze fois et à deux reprises. Il téléphona à Sainte-* pour informer la cheffe du personnel qu’il avait un empêchement et qu’il n’était pas certain de rentrer à l’heure du rapport quotidien sous la houlette toute nouvelle du docteur Panglas. Mais celui-ci avait prévu d’utiliser la voiture de service à des fins personnelles, son fils Julien étant en vacances chez lui dans le cadre d’un partage de la garde suite à une séparation dont on ne savait rien d’autre. Le plus sage était de m’appeler, ce qu’il fit à midi et demie. J’étais à table, sirotant un ersatz de café en compagnie de Sally Sabat qui possédait une voiture, mais pas l’autorisation de quitter le service avant l’heure prévue.

« Merde ! fit Roger à l’autre bout.

— Appelez un taxi, suggéra Sally. Ils en ont de très bons à [préfecture]…

— Ça te va bien de rire alors que je… Aïe !

— Tu souffres tant que ça… ?

— Ce sont ces gosses ! Plus personne ne les tient ! Nous sommes livrés à nous-mêmes, confinés dans un espace qui se réduit… car il arrive toujours du monde… Il y a eu un attentat…

— À l’hôpital ?

— Pas de blessés, ni de destruction. Ça n’a pas explosé. Ou le guerrier n’a pas eu le temps de passer à l’action… Je n’en sais pas plus… Saute dans ta voiture et viens me chercher…

— Je n’en ai pas l’autorisation, je te dis ! Le docteur Panglas est sorti…

— Donne le volant à Frank ! C’est le chouchou de Panglas… »

Ainsi de suite… L’incident, imprévu par définition, qui pimente un quotidien toujours fidèle à lui-même. J’aurais pu commencer ce chapitre par n’importe lequel d’entre eux. Mais pour en arriver où… ? La seule chose qui turlupinait l’esprit infatigable de Roger, c’était ce roman qu’il avait l’intention d’écrire avec mon aide sur le dos de Julien Magloire qui n’avait aucune chance de placer sa copie dans une maison accréditée. Or, le docteur Fouinard, qui était en possession du dossier nécessaire à ce chantier de grande haleine (si j’en croyais Julien lui-même), était en taule et, pour l’heure en tout cas, le Droit n’autorisait personne à ouvrir ses archives personnelles, lesquelles se trouvaient toujours dans son bureau, — lequel était occupé, de manière intérimaire ou définitive, par le docteur Panglas — lequel avait fait changer la serrure de la porte d’entrée — laquelle je ne pouvais plus ouvrir pour me livrer à mes travaux d’espionnage littéraire. Julien ayant perdu le fil de sa narration suite à une crise de priapisme, on était, Roger et moi, à l’arrêt, au chômage technique, au bord de la faillite. Que gagnerait le docteur Fouinard à nous confier la clé de son classeur privé ? Roger avait imaginé que sa perspective de liberté le projetait si loin dans l’avenir qu’il ne perdrait rien à, en quelque sorte, léguer ses archives à deux compères qui ne voyaient pas d’inconvénient à l’associer à leur folle entreprise. La visite de Roger au prisonnier en attente de procès n’avait pas d’autre but que de préparer cette nouvelle configuration. On avait du pain sur la planche ! Fouinard, qui ne s’avouait toujours pas vaincu dans l’affaire qui l’opposait à la société, se montrerait sans doute tout aussi opiniâtre dans notre tentative commune de tirer le meilleur parti possible du cas Julien Magloire. À en croire une secrétaire du Parquet, avec laquelle Roger avait entretenu une relation plus que sentimentale, on avait du temps devant nous. Mais Julien Magloire, tout aussi nécessaire que Fouinard car il était le seul d’entre nous quatre à connaître la conclusion de son aventure romanesque, se battait encore contre des caprices circulatoires qui ne donnaient pas signe de faiblesse. Les crises se succédaient dangereusement, mettant en péril jusqu’à son existence même. Il était cette fois urgent de lui tirer les vers du nez, entre deux crises, avant qu’il ne soit emporté Dieu seul sait où. Le voyage de Roger à [préfecture] n’avait pas d’autre objectif. Un incident en avait interrompu la programmation fraîchement conçue la veille entre deux coups de dés. Ça commençait mal !

« Je vous confie ma Trabant… parce que je ne vois pas comment le sortir de ce pétrin… et que je veux qu’il en sorte avant qu’il se mette à parler… Les antalgiques agissent puissamment sur ses fonctions cognitives supérieures…

— Comment le savez-vous… ? Je m’étonne…

— Vous ne savez pas tout, Frank, malgré votre position de flic en mission secrète…

— Mais je ne suis pas un agent secret ! Je suis revenu chez moi ! Et le meilleur moyen d’y revenir, c’était de trouver de l’emploi… Et où le trouver sinon à Sainte-* ? Ce projet m’a coûté des années de préparation et d’ouvrage, vous pouvez me croire ! Je crois que je m’en sors pas mal… professionnellement. Le docteur Panglas m’a confié la garde de son enfant, que je partage avec Cla… madame Fouinard. En tout cas jusqu’à ce que Julien retourne chez sa mère qui en a la garde…

— On en parlera un autre jour, Frank… Il faut que je vous explique, pour la Trabant… C’est un objet de collection… Elle attire le regard… et les convoitises. Il faut que vous me promettiez de ne pas l’abandonner dans un parking…

— Il faudra bien pourtant que je me gare quelque part…

— Non ! Je ne veux pas la savoir seule…

— Mais vous ne le saurez pas…

— Promettez-moi de ne pas quitter le volant…

— Ok ! Roger m’attendra quelque part. Il faut qu’on en convienne… Avec sa cheville explosée, ça ne va pas être facile… Il va bien falloir…

— Non ! Non ! Je ne veux pas le savoir ! »

Et la voilà en fuite, disparaissant aussitôt dans le tourniquet de la porte d’entrée. Moi, la clé à la main, aux pieds du petit engin qui a fait son entrée dans le monde réel avant même que je prenne conscience de mon appartenance à d’autres rêves de communauté enfin retrouvée. Comment est-elle (Sally) entrée dans la nôtre, celle que nous formions Roger, Julien et moi ? Et ce projet d’agrandissement, avorté pour l’instant, en direction du docteur Fouinard, que valait-il ? Et surtout : où nous mènerait-il ? Sur la route, mon esprit pétaradait autant que le deux-temps qui me tractait entre les platanes. Roger m’appela plusieurs fois pour mettre au point notre rencontre. Il se méfiait de la technologie que Sally avait héritée d’il ne savait quel oncle d’Allemagne. Le mieux était de s’en tenir à l’essentiel sans aborder les questions de fond. Il faudrait toujours s’éloigner des objets leur appartenant, quelle que soit leur apparence. On irait dans la nature. Il possédait un laptop impénétrable de l’extérieur. On l’embarquerait avec nous sur la rivière. Il n’était pas connecté. On ne risquait pas de laisser des traces.

« Fouinard, dis-je, je comprends… Mais Sally ? Pourquoi Sally… ? Uniquement parce que vous couchez avec elle en dehors des heures de travail… ?

— Elle sait tout…

— Holala ! Le chantage maintenant ! On aura tout vu ! Et que sait-elle… ?

— Elle vous a surpris plus d’une fois en train de fouiller dans les affaires de Fouinard…

— Je ne suis pas si malin que ça…

— Elle l’est, elle, maline ! »

Je ne sais pour quelle raison, mais j’étais soulagé d’apprendre que Roger ne fricotait avec Sally que pour protéger l’intégrité de notre projet. J’ignorais ce qu’il lui avait promis en dehors de la jouissance. Roger pratiquait la promesse pour arriver à ses fins. Et je ne savais pas tout de ces fins. J’en étais arrivé à ne plus très bien savoir ce que j’espérais moi-même de ce roman pour l’instant en cours de documentation, les écrits de Julien n’étant rien d’autre que des documents à exploiter, alors qu’il pensait posséder l’entière maîtrise de cette entreprise hors du commun : un roman signé Roger Russel, sans mention de collaboration, ni peut-être de personne ayant servi de modèle au personnage principal. Et si ce modèle périssait suite au mal qui le minait ? Et si Fouinard succombait à la claustrophobie ? Deux morts naturelles qui tomberaient à point… Mais qu’en était-il de Sally et de moi… ? Était-il raisonnable de penser qu’elle finirait par mourir de plaisir et que j’accepterais sans contrepartie de me murer dans un silence impossible à imaginer avec les moyens du bord ? Il était nécessaire, et peut-être urgent, que j’en parle à Sally. Mais en quel termes ? Que savait-elle d’Alfred Tulipe ? Était-elle en train de s’en informer ? Roger m’attendait à l’arrêt d’autobus convenu par téléphone. Il souffrait moins. Personne ne l’avait aidé à descendre dans le parking. Il se sentait même plutôt bien, complètement shooté par une dose excessive de calmant. Et sur le point d’en dire plus. Sally m’avait bien fait comprendre qu’il m’appartenait maintenant de profiter de la situation pour le faire parler. Mais que voulait-elle savoir ? Elle ne m’avait rien dit à ce sujet. S’agissait-il de quelque chose de précis, comme par exemple la mort d’Alfred Tulipe, ou d’un ensemble de connaissances susceptibles d’éclairer le mystère qu’elle avait pour mission de percer à jour ? Que désirais-je moi-même et à propos de qui et de quoi ? Julien (Magloire, pas le fils de Panglas) m’avait fait la leçon à ce sujet : « Vous ne le saurez jamais, mon cher. Et pourtant, vous continuez de l’écrire, ce roman…

— Mais je n’écris pas de roman, Julien… Je suis un auxiliaire psychiatrique.

— Vous avez été flic. Tous les flics qui changent de métier écrivent des romans. Au moins un. Ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé…

— Je vous assure que non… Je n’en lis même pas… !

— Mais vous en avez vécu des tas ! Et vous avez même tenté de les mettre en relation avec ce que vous savez de ce genre de littérature…

— Jamais !

— Pourtant, le docteur Russel et vous…

— Le docteur Russel est mon supérieur hiérarchique. Facile pour vous, Julien, de ne rien comprendre à cette organisation dont les systèmes internes sont éprouvés de longue date par une expérience… heu… historique. Je vous parle d’Histoire, Julien !

— Et moi de roman ! Je serai publié un jour. Mais il faut d’abord que je sorte d’ici…

— Vous n’avez jamais fugué… Pourtant, vous en avez la possibilité… Votre régime… heu…

— …d’incarcération…

— …vous en offre la possibilité. De nuit comme de jour…

— Mais c’est ici que se trouve ma matière… Dans le classeur du docteur Fouinard…

— Nous figurons tous dans ce maudit classeur dont personne ne possède la clé maintenant que Fouinard est en taule !

— C’est sa propriété privée… Jamais je n’aurais dû la violer…

— Mais personne ne l’a violée, Julien !

Vous m’avez appelé, monsieur Chercos… ? »

La voix du gosse… J’étais en train de me rappeler mes conversations avec les uns et les autres. C’est fou comme je m’en souvenais ! Et j’en parlais à voix haute comme si je me croyais seul. Jouant tous les rôles. Le gosse se posait maintenant deux questions : Qui l’a violée ? Et qui était-elle ? Nous sommes rentrés à pied cette fois. La pluie ne tombait pas. Le soleil pâlissait dans les branches agitées de brise et de conversations ou de signaux. Pourquoi ne répondis-je pas clairement aux questions qui m’étaient posées ? Mais le gosse ne perdait pas patience. Il y avait d’autres fous chez lui. Sa mère les recevait dans un salon réservé à cet usage. Il n’y avait pas accès. La porte demeurait close et si elle l’ouvrait, elle la refermait aussitôt, jetant un regard inquiet dans le couloir et invitant le fou à entrer ou sortir, le poussant légèrement dans le dos. Il avait assisté plus de mille fois à cette scène. Et il n’avait pas réussi à les distinguer les uns des autres. Pourtant, ils ne se ressemblaient pas. Mais aucune particularité n’avait frappé son esprit. Il avait fini par s’ennuyer, même s’il n’avait pas renoncé à grimper à l’étage, où se trouvait le petit salon, dès que l’un d’eux sonnait à la porte. Il les voyait passer devant lui et la potiche qui lui servait de retranchement. Pourquoi son cœur battait-il si fort dans ces moments d’observation finalement passive ? Il ne me posait pas la question en ces termes. Il en était encore à parler enfant, mais je comprenais. Je n’avais pas connu de fous dans mon enfance. Seulement des cons et des salauds. Cette formation m’avait sans doute poussé à devenir flic. J’avais même cru à une vocation. Les fous, c’est dans l’exercice de ce métier que je les ai rencontrés. On ne rencontre pas ainsi les fous qui peuplent l’enfance sans qu’on les remarque… Curieuse phrase que cette dernière… Elle ne veut peut-être rien dire… parce qu’il n’y a rien à dire tant qu’on ne craint pas de devenir fou !

 

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