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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (4)

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 Article publié le 19 mars 2023.

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Il serait sans doute exagéré de considérer que la série est impérialiste par essence. Il y a bien un impérialisme de la série, qui prend vraisemblablement racine chez Diderot et se manifeste, dans divers ordres de discours, chez Fourier, puis Proudhon, puis Leibowitz et Boulez. C’est un impérialisme que j’attribue au lexème plus qu’à l’idée qu’il véhicule. Mais dans l’action les deux choses se confondent. La question que pose d’emblée l’existence de la série est celle de son empire. Pour Schoenberg, il s’agissait d’une forme de développement de la pensée tonale mais ses successeurs ne pouvaient se satisfaire de cette appréhension qui cédait une large place à la tradition (bien qu’eux-mêmes aient conservé une posture assez traditionnelle). D’où l’épisode de la série généralisée et le constat, un peu rapide je le crains, d’une prétendue « impasse du sérialisme ». Si la série n’a plus d’autre, ses moyens n’ont plus prise nulle part. Son infini est ramené à une abstraction sans être.

Dire que le sérialisme est une impasse, c’est ramener la série à son hypothèse maximale, celle de la série généralisée, où la série non seulement contrôle toute forme d’organisation mais encore répond à une combinaison unique, d’ordre numérique. Or, cette mathématique est un non-sens puisque les rapports entre des valeurs, rapportées terme à terme à la hauteur, à la durée et à l’intensité ne permettent aucunement de générer des formes apparentées : il est impossible de lier mentalement, à l’écoute, une série de hauteurs et une de durées qui observeraient les mêmes rapports, ce qui serait de toute façon un artefact car la durée est, dans sa substance, irréductible à la linéarité du chromatisme des hauteurs.

La série est donc prisonnière de son dodécaphonisme. Si impasse il y a, elle n’est que celle de son omnipotence présumée. Mais si elle n’a pas vocation à gérer l’espace musical hors les hauteurs, sa compréhension du monde des hauteurs reste un exercice hautement recommandable pour qui souhaite renouer avec de l’inconnu dans la musique. « La Poësie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant ». La série dodécaphonique répond positivement à ce principe. Son rapport à la tonalité est complexe car elle en est issue et en partage la métaphysique, au moins partiellement (ce qu’on pourrait appeler la métaphysique du piano). Pourtant son fonctionnement général, principalement adossé au principe de non répétition, l’engage dans un rapport d’opposition totale au modèle tonal au point qu’il semblerait qu’on ait affaire à son inverse symétrique - sa caricature, même.

Mais je crains qu’il ne nous manque un peu de l’éducation qu’il faudrait pour entendre la série. Aux instrumentistes, on apprend à jouer des pièces faites. Aux compositeurs, on montre l’écriture des aînés. De la série, on présente inlassablement les mêmes règles et statistiques, on ramène la série à sa modalité contrapuntique - sans doute parce qu’il y a là un univers de règles connues et maîtrisées. Or, l’appréhension d’une série dodécaphonique demande du temps, de l’attention et des projections inconscientes.

Les relations d’intervalle à l’intérieur d’une série n’ont rien d’évident. Les combinaisons à l’intérieur d’une série ne sont - hors les cas bien connus mis en exergue par Webern - qu’asymétrie et disjonction. Composer (je prends ce terme en un sens lâche, presque indéterminé) sériellement implique tout d’abord l’écoute. La série laisse peu de place à l’inspiration et c’est très bien ainsi. L’écoute de la série est un exercice intérieur qui vous ramène fréquemment à l’écoute de la note seule, de l’intervalle seul autant que de combinaisons plus ou moins élaborées. Si je m’en remets à « l’inspiration », nul doute que chacun de ces segments, de ces fragments, m’entraînerait dans la composition d’une forme plus ou moins nouvelle mais surtout nourrie, quasi exclusivement, de réminiscences. Cette issue est impossible quand ma note ou mon intervalle n’est qu’un point dans une chaîne obligée dont chaque point implique l’ensemble de la chaîne, dans un ordre donné. Il faut littéralement ingérer les termes de la série. L’ingérer concrètement et non selon l’abstraction de règles écrites qui peuvent avoir le mérite d’une certaine cohérence mais ne témoignent d’aucune expérience.

La série dodécaphonique est un outil - au sens de Char peut-être : « Si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux ». Il y a bien destruction. Il y a, du moins, empêchement. Les combinaisons qui s’offrent à vous ne sont pas des formes familières. Elles semblent à la fois trop grossières (caricaturales) et trop subtiles (l’oreille a une appréhension plus floue des intervalles chromatiques et en occulte souvent les nuances). Bien sûr, elles ne sont grossières que tant qu’on n’y est pas familiarisé. Plus on aura « assoupli » l’appréhension de la série, plus ses possibles s’enchaîneront avec la force d’une évidence aveugle, incompréhensible et inexplicable, altérant le profil de la mélodie sans en transformer le principe et rendant l’harmonie à un univers sans a priori, ce qui en modifie considérablement la substance, même.

Je resterai volontairement évasif sur ce point car je crains qu’on ne puisse l’appréhender en-dehors d’un autre aspect de l’expérience musicale qui est le temps. Dans ce terme très bref j’englobe durée et temporalité. Le temps est hors-série. La série n’est pas hors-temps. Le temps est hors-série car sa consistance ne se réduit pas à une série linéaire du type passé-présent-futur. Selon l’appréhension que j’aurai du temps, mon hypothèse de l’harmonie sera altérée. Le temps lisse ne s’oppose pas simplement au temps strié. Il n’est pas seulement lisse, pas simplement non pulsé. Il implique l’indépendance des événements les uns vis-à-vis des autres. Indépendance non seulement du surgissement mais aussi et surtout de la temporalité propre, inhérente à l’événement. Le territoire lisse est bien plus vaste que ne l’est l’espace strié (ce qui ne rend pas son appréhension plus aisée).

L’impuissance de la série - au moins dodécaphonique - à gérer autre chose que le monde des hauteurs entraîne une sorte de redistribution générale des cartes, en somme. Il n’y a plus d’un côté le monde diatonique où harmonie et mélodie se partagent la pensée et, de l’autre, la durée ramenée à des exercices circassiens. Il y a la linéarité illusoire de la mélodie, l’impensé harmonique et la pulsion du temps. Le reste n’est que théâtre.

Cette restriction n’a rien de péjoratif, soit dit en passant. Le théâtre est ici, d’une certaine manière, métaphorique mais si l’on considère que le théâtre « réel » (ce qu’on appelle généralement « théâtre ») n’est lui-même que la métaphore d’un principe dramatique plus abstrait et constant dans la perpétuelle reconstruction de l’esprit, cette métaphore n’en est pas vraiment une. Ici, le théâtre se manifeste d’abord par ses acteurs qui sont l’espace, les instruments et leurs instrumentistes, le ou les magnétophones, la bande magnétique elle-même, l’heure et l’événement tiers. Il faut encore une condition dramatique pour enclencher la dramaturgie. Admettons que ce soit le repli, la figure du repli. Le repli est particulièrement adapté à cette sorte de dramaturgie. Tout dans la scénographie tend vers, reflète, imite et multiplie le repli : dénuement, balbutiement, renoncement. La série elle-même témoigne de cette involution. Son caractère élémentaire et l’absence d’a priori en font un outil privilégié.

Pourtant les cycles du repli ne sont pas, loin s’en faut, unanimement dodécaphoniques. À ce jour, un seul d’entre eux peut se prévaloir de cette étiquette (Variables du repli, 2010). La dodécaphonie s’est d’abord installée dans une forme de dénuement matériel, entre le moment où les magnétophones multipistes que j’avais utilisés étaient tous en panne et celui où la carte-son de mon ordinateur, devenu l’unique moyen d’enregistrer pour quelques semaines, a lui aussi flanché. Je ne pouvais plus alors que fixer de brèves séquences à la basse, la guitare ou la voix, avec un micro (le micro interne, puis la sortie casque) inadapté et défectueux. Des séquences qu’il fallait ensuite transformer de mille et une manières, ce qui m’a permis d’explorer certaines formes d’arpèges auxquels je dois bien dire que je ne comprends pas encore grand-chose.

Les séquences de base étaient pour l’essentiel monodiques. Il pouvait y avoir quelques accords pincés à la guitare mais ils n’étaient pas si fréquents alors. Il y avait des figures répétitives, répétées et d’autres plus évolutives, qui gagnaient sur la série complète alors que l’essentiel des motifs s’appuyaient sur de petits segments de la série, s’attardant parfois sur une note seule. Les moyens de transformation n’étaient pas si infinis. Ils tenaient exclusivement aux possibilités du logiciel employé (Audacity). Outre le nettoyage des pistes enregistrées, qu’il fallait exagérer car la captation par le biais de la prise micro, puis de la prise casque de l’ordinateur était très détériorée, il y avait la modification du tempo, de la hauteur et des deux combinés, la superposition du motif, de son double transformé et de leur déphasage. Les arpèges découlaient de ces légers déphasages du motif avec son ou ses doubles. La superposition simple du motif et de son double altéré en hauteur rendait de la densité au motif de base, plus que je ne l’aurais initialement imaginé car on a toujours tendance à mépriser ou à se défier des méthodes les plus simples, telles que la superposition de la série et de son double transposé (à la seconde, à la tierce, etc.) On a tort. Cet enrichissement, cette densification du motif, participent pleinement de son incarnation.

C’est tout un biotope de formules sérielles qui habite Variables du repli. Contrairement à d’autres expériences aussi frénétiques (les « montées sérielles »), toute la matière tonale est dodécaphonique dans cet ensemble qui subsiste aujourd’hui en différents états, blocs ou fragments. Les essais sur la série de Joe se résumaient à quelques pièces isolées. Ceux de la série Aglaé s’imbriquaient dans un cycle nourri de chansons et d’harmonies tonales ou modales, même si une pièce plus ambitieuse (Aglaé seriata) avait vu le jour quelques années auparavant. Les pièces rotatives pour chœur de voix égales étaient excessivement contraintes. En revanche, l’utilisation d’un synthétiseur jouet endommagé reprenant le même principe de motifs combinés en boucles avait donné des résultats encourageants, je dirais presque : attendrissants et émouvants. L’expérience des Variables est toute autre puisqu’elle touche le temps et l’harmonie - pour la nier, il est vrai, par la multiplication des formules sérielles base, dans l’infini de leurs combinaisons, jusqu’à une forme radicale de coexistence où la notion d’harmonie n’a plus la moindre consistance.

L’empire de la série, si empire il y a, n’est donc pas un espace clos sur lui-même, qui s’engendrerait de soi et sans autre. C’est parce que la série se frotte à quelque chose qui la comprend sans la contenir et que réciproquement, elle comprend sans l’absorber, que son empire (puisqu’il y a empire) s’étend. C’est particulièrement sensible dans le rapport de la série à la voix et à la parole ou, plus exactement, à la parole chantée. Les formules issues de l’expérience des Variables du repli ont touché la guitare, la basse et la voix. Avec la voix, l’expérience a glissé vers la thématique du repli. Une thématique qui s’est immédiatement instillée dans l’univers de ma musique enregistrée. C’était aux environs de 1999. J’étais dans ma chambre avec ce magnétophone qui était un appareil radiocassette dont la courroie était détendue, ce qui provoque une fluctuation et un ralentissement progressif du déroulement de la bande magnétique, ce qui se traduit par une vitesse fluctuante et accélérée de l’enregistrement à la lecture. Quand l’altération est faible, l’effet est un peu comique mais l’altération du son possède également des propriétés plus envoûtantes, du fait de la fluctuation qui embarque avec elle le son enregistré mais aussi le souffle, fréquent lorsqu’on enregistre sur des cassettes usées et tous les sons parasites. Le phénomène s’aggravait. Plus l’enregistrement était ralenti par la fatigue de l’appareil, plus le résultat était accéléré. Donc, il devenait de moins en moins possible d’enregistrer des séquences continues. Il fallait segmenter, s’obliger à chanter et à jouer avec une lenteur exagérée juste pour obtenir un résultat audible et segmenter les prises pour contenir le ralentissement progressif du déroulement de la bande. Au lieu de chansons, j’enregistrais des séquences très brèves. Le cri strident : « Replie-toi ! Repli ! » est né là-dedans, pas dans la série dodécaphonique que je défrichais au même moment cependant, m’appuyant exclusivement alors sur la guitare basse.

Mais enfin, le petit cri « Repli ! » n’est ni tonal ni sériel en soi. Il est trop bref pour s’imprégner d’un air, d’une mélodie, comme c’est le cas pour ces vers issus de poèmes et qu’on ne parvient plus à dissocier de la mélodie qui les a portés, une fois qu’ils ont été adaptés en chansons. Il s’agit plutôt d’un motif, neutre sur le plan tonal et percussif sur le plan rythmique, sur le plan de la durée. Il s’insère sans difficulté dans une série. Il présente même l’avantage, par sa forme restreinte, de procéder pas à pas, d’analyser en quelque sorte la série par le motif en l’y déclinant, suivant un processus guère différent de l’accumulation de formules transformées et combinées qui nourrissait les Variables du repli. À son tour, la série entraîne variables et variations du repli dont la dramaturgie s’établit ainsi, par bribes et par blocs.

La thématique du repli avait de longtemps donné lieu à des chansons et à des développements plus ou moins avancés. Des motifs de nature tonale lui étaient déjà associés (une descente diatonique déclinée en canons, un riff chromatique brutal et répétitif) en plus du motif crié « Replie-toi, repli ! » qui s’insère facilement dans toutes sortes de contextes. Dans le contexte dodécaphonique, ces motifs sont condamnés. Les variations qui les ont portés de cycle en cycle n’ont plus cours. Le repli est littéralement fragmenté par la série.

 

 

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