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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (5)

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 Article publié le 26 mars 2023.

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Impossible de continuer sans le bus.

Les essais sur la série Aglaé, de janvier à la fin 2002, puis dans le courant de l’été suivant, ont été relativement prolixes, plus que la série de Joe. Pourtant, mis bout à bout, on constate une chose : jamais la série n’est jouée qu’à son état initial, pratiquement jamais transposé même. Les essais relatifs à la série de Joe étaient à-demi écrits. La transposition n’était pas très élaborée mais elle y existait. La série Aglaé, aspirée peut-être par le vertige du magnétophone à quatre pistes, s’est fixée sur sa déclinaison de base, comme s’il avait fallu creuser précisément là. La série Aglaé s’est tôt émancipée du cycle d’Aglaé en revanche : « Offertoire », « Enfer 2 », « Le printemps laisse errer... » n’ont pas de lien direct avec lui et plusieurs autres pièces sont purement vocales, non linguistiques. Mais quand on écoute les différents essais qui se sont succédé de 2002 à 2003, on est frappé par la constance du même matériau, des mêmes formules dans des contextes certes variés. Les premiers essais s’inscrivent a l’intérieur du cycle d’Aglaé, alors que les derniers s’en émancipent complètement, l’un prenant même appui sur un poème d’Apollinaire. Tous ces essais visent à incorporer la série et s’appuient peut-être sur l’intuition que cette incorporation passe par une connaissance diffuse de la série de base. En effet, si le matériau et les formules sont souvent reconnaissables, l’état base de la série n’est pas moins un réservoir inépuisable de formes, moins par le jeu des combinaisons de notes peut-être que par le rapport de chacune d’elles à la durée. Quant au timbre, lié à la matérialité de l’instrument (dont la voix), il a un rôle d’interprétant difficile à cerner mais assurément crucial.

La série de base compose-t-elle une harmonie ? Cette formulation est peut-être malheureuse car elle renvoie à une notion chargée d’histoire et de présupposés. En jouant sur les mots, on pourrait parler d’espace harmonique mais le pléonasme n’est pas très heureux et il n’est pas sûr que la nuance permette de décrire la sorte de constance tonale qu’imprime la série ainsi figée. Au lieu d’un cadre général et d’un univers de règles, on a une règle élémentaire (le principe de non répétition) et un engendrement matriciel : des formes, formules et autres motifs qui composent un univers sans a priori, dont les événements se développent en toute indépendance les uns vis-à-vis des autres. C’est même, semble-t-il, à cette condition que cet univers peut se déployer. On a trop souvent hâte de retrouver un certain continuum. Or, la série se déploie dans la discontinuité. Les formes qui s’engendrent en elle ne sont jamais reliés entre elles autres a priori. C’est le développement propre à chacune d’elles qui entraîne la rencontre de ces blocs erratiques. Là où le monde tonal (diatonique) impose d’insérer l’idée musicale dans un continuum (telle tonalité ou tel mode), ce qui se traduit également sur le plan rythmique, la condition a priori de l’idée sérielle est celle de son existence discontinue. Les formes nées se rencontrent dans un ordre qui est celui du hasard (« rencontre de deux séries causales indépendantes », disait Cournot). Ce qui ne signifie pas qu’elles ne se superposent pas mais que chacune véhicule sa temporalité propre. Que les formes coïncident sur le plan des durées n’est qu’un cas de figure parmi d’autres, même si, au résultat, il sera toujours possible de les ramener à un même continuum temporel, à une même verticalité. C’est la conception qui cesse d’obéir à un plan linéaire, quitte à sombrer dans le fragmentaire.

Or, le fragmentaire s’accorde mal avec l’harmonie. Charles Fourier parlait dans sa métaphysique d’harmonie préétablie mais c’est un peu d’un pléonasme, tant l’harmonie se fond dans une métaphysique où l’idée précède le réel, ce qui n’est étrangement - on pourrait dire accidentellement - plus le cas avec la dodécaphonie qui, certes, impose un ordre de déroulement mais dont le seul univers de règles relève de l’empêchement et non de la prescription à proprement parler. Si harmonie il y a, elle doit composer avec l’accident et même à partir de lui. Ces formes que permet d’engendrer la série, rien ne les réunit logiquement, elles ne coexistent qu’accidentellement, c’est-à dire : dramatiquement.

La série d’Aglaé possède une caractéristique que je n’avais pas perçue initialement : elle range les notes « naturelles » d’un côté et les notes altérées de l’autre. J’avais assumé le parti d’avoir une série dont certains segments feraient écho au monde diatonique mais je n’avais pas fait attention à cette particularité, les deux tronçons de notes « naturelles » étant séparés par le bloc des notes altérées : ré, do, mi, fa / sol#, do#, fa#, sib, mib / sol, si, la. Longtemps j’ai situé le principal pôle d’attraction tonale sur le dernier segment dont les trois notes fredonnées sonnent comme une berceuse où une comptine. Et le fait que cette disposition est un trompe-l’œil car l’enchaînement des notes « naturelles » à partir du ré (7e min, tierce maj, seconde min, tierce min) comporte peu d’intervalles ramenant à l’univers tonal. La section des notes altérées est quant à elle dominée par les sauts de quarte. Ces caractéristiques laisseront leur empreinte sur l’engendrement sériel mais rien ne l’épuisera.

Dans le monisme dodécaphonique, l’harmonie n’est qu’enchaînement. On pourrait dire « enchaînure », pour reprendre le mot de Denis Diderot dans l’article « Liaison » de l’Encyclopédie. Ce ne serait que justice. Mais l’universelle enchaînure des choses de la série ne se décline pas dans la continuité du déroulement sériel. Déroulement qui est lui-même illusoire car la durée des différentes formes nées de la série est variable, ce qui entraîne inévitablement superposition et enchâssement des motifs les uns dans les autres. C’est encore plus manifeste quand on considère une temporalité comme celle de l’ostinato ou même de la note seule, prise isolément mais toujours comme terme de la série.

Voilà pourquoi il ne m’est pas apparu très utile de décliner la série selon les 12 degrés de la gamme chromatique. Je voulais expurger un maximum de formes, de formules et de motifs de cet état primitif. À côté des pièces plus ou moins fixées, il y a des essais relativement nombreux et improvisés, à la basse ou au chant, qui témoignent de cet effort d’absorption avec plus ou moins de bonheur. Une part de ces essais a servi de base aux mixtures sonores du Portrait de la série quelques années plus tard. Sans doute, également, était-ce un choix lié à mon rapport défaillant à l’écrit et à la notation. L’utilisation de différents états de la série ne se passe guère de la notation, même s’il n’est pas difficile, une fois assimilée la série de base, de la transposer en différents points de l’instrument. Les transpositions n’ont commencé à exister pour moi que dans la transformation obligée des motifs des Variables du repli. Transpositions qui s’accompagnaient ou non de l’altération de la vitesse du motif originel. Leur utilisation est devenue constante dans les pièces synthétiques d’impasse du sérialisme et de Réalité égale x, jusqu’à épuiser le tableau des transpositions de façon linéaire et analytique dans certaines parties (voix soliste ou accompagnement). Mais ces pièces restaient prisonnières de leur réalité synthétique. En effectuant des transcriptions pour une guitare basse seule, il peut arriver que la série demeure intacte dans son déroulement linéaire mais c’est un cas relativement marginal et cette intégrité n’est pas nécessairement la chose recherchée. Dans d’autres cas, il semblé intéressant de réintroduire dans la mélodie restituée des éléments de l’accompagnement, ce qui déroute nécessairement l’ordre sériel et induit même une notion de répétition qui ne conduit cependant pas à une restauration de l’attraction tonale.

« Claarn » pour basse seule (extrait). La figure sib-si de l’accompagnement a été réinjectée dans le déroulement de la ligne principale.

On a beaucoup glosé sur les interdits liés à l’attraction tonale, jusqu’à rejeter par principe les intervalles ou accords trop consonants, comme s’ils détournaient l’oreille de la suspension de la tonalité obtenue à l’aide de la série. J’y vois aujourd’hui une prévention abusive, certainement liée à un défaut de confiance à l’endroit de la série dodécaphonique et de sa capacité à engendrer un univers formel qui lui soit propre. Ce que produit la série n’a pas besoin de garde-fou. Cette masse encore virtuelle a surtout besoin d’être entendue et, pour ainsi dire, scénographiée. La scénographie intervient à différents niveaux. Elle est évidente quand la voix et la parole s’approprient la série. Elle n’est pas moins sensible quand on effectue le transfert de la partition à l’instrument. En effet, il n’y a rien d’évident à la restitution d’une série de sons notée par un instrument. Pour un instrument à cordes pincées comme la guitare ou la guitare basse, c’est particulièrement vrai car la notation seule n’exprime qu’imparfaitement les positions à adopter d’un côté, les frottements et pincements à réaliser de l’autre. L’instrument devient alors l’interprétant de la série. La pièce traverse des rideaux d’interprétance. Du tableau de séries à une pièce notée et à son résultat synthétique, le plus souvent pour un petit ensemble fictif, puis à son adaptation (notée) pour une basse seule et enfin à la mise en œuvre concrète de cette adaptation notée (qui s’en trouve plus ou moins altérée), la pièce passe d’interprétance en interprétance. Et l’instrument (dont la voix) sont les interprétants ultimes (de la série).

Le saut de la forme notée à la forme jouée est sans doute le plus âpre. L’informatique musicale abolit toutes sortes de difficultés que l’instrument ne pardonne pas toujours. La vitesse n’est pas un problème dans la production informatique. C’est souvent, instrument en main, une montagne à gravir. Et ce n’est pas qu’une question de vitesse. Le motif synthétique si agile et fluide qu’on avait rédigé, il devient un paquet de notes informes. La restitution informatique efface toutes les particularités liées à la position de la note sur l’instrument. Elle n’a aucune notion de gestique alors que la formulation d’une séquence sérielle ou non est incontournablement fonction d’un geste, d’une série de gestes, plus ou moins aisés ou difficiles, familiers ou rares. Or, la mélodie sérielle entraîne des gestes souvent inhabituels et d’autant plus difficiles qu’ils ne s’accordent pas avec la conformation tonale de l’instrument, généralement conçu en fonction du monde diatonique.

L’apprentissage de la pièce ainsi conçue peut être un exercice long et fastidieux, ingrat en tout cas, au moins dans sa première appréhension. On n’est pas devant une pièce conçue par un autre mais l’on n’est pas non plus devant quelque chose qu’on aurait composé d’imagination. On peut avoir une image du résultat par l’écoute des productions synthétiques mais la réalité de l’exécution remet en jeu le bien-fondé même de ce qui a été écrit. Son sens, en somme. Le fait est qu’il ne précède jamais. Il n’est que le résultat de toutes les opérations passées. On pourrait se demander ce qu’il reste d’intention dans ce résultat mais ce sont les moyens qui diffèrent. L’intention demeure. On ne peut pas dire qu’elle règne mais elle est là.

Elle est comme la série qui n’existe que traversée par ses autres. Les pièces pour guitare basse seule s’informent progressivement, dans une matière sonore irréductible à la série (je laisse de côté les séries de timbres, d’intensité ou d’attaque - et même de durée). Cette relative liberté d’intervention, je l’utiliserai pour favoriser la compréhension de caractéristiques particulières. J’en ferai des outils d’analyse de la série.

 

 

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