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L'histoire de mes doigts
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 Article publié le 14 septembre 2008.

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L’histoire de mes doigts

Sébastien AYREAULT
Extraits

1-Poisson chat

On ne sait pas comment ces choses-là arrivent, mais ça arrive. Un jour ou l’autre, ça vous tombe sur la gueule, et alors

 Faut y aller.

 Je suis né du côté de Cholet, en 76, dans un petit village appelé Maulévrier. Ma mère faisait ses 8 heures chez Hérault. Hérault était écrivain, éditeur, mais aussi imprimeur. Je me souviens bien de sa gueule burinée, de sa clope au coin des lèvres, et des demis qu’il descendait tout le long des jours, assis au bar en face de l’église. Je ne sais pas trop jusqu’où il était connu, mais en tout cas, il portait toujours une écharpe rouge. Mon père, lui, il travaillait chez Plastil, il était mécano. Il partait tôt le matin, à vélo, et il revenait sur les coups des 6 heures le soir, et toujours à vélo. Un vélo semi course vert. Moi aussi j’avais un vélo vert, un drôle d’engin que mon père avait fabriqué de ses mains - des mains de mécano, aux ongles noirs, à la peau dure - et je taillais la route avec cet engin vert, fallait voir.

 La première fleur – pissenlit ou pâquerette - qui me vient à la tête quand je me remémore tout ça – et cette nouvelle aurait sûrement dû commencer ainsi :

 On habitait loin du monde.

 Tellement loin, me semble-t-il, que le monde lui-même ne savait pas qu’on existait. Sûr qu’on n’allait pas devenir grand-chose en restant là, mais sûr aussi qu’on s’en foutait. Devenir, voilà un bien un truc qui te passe au-dessus des étoiles en pêchant ton premier poisson chat, un poisson chat pas plus gros que le petit doigt. Je l’ai mis dans mon seau et je me suis rentré, fier comme un gardon. Y’avait un vieil aquarium vide dans le jardin, je l’ai rempli d’eau du robinet, et mon poisson chat pas plus gros qu’un petit doigt a vécu là une année entière - dans le soleil, sous la pluie, dans le brouillard, sous la glace - avant que je me décide, un beau matin, à le renvoyer à sa rivière. Et toujours pas plus gros qu’un petit doigt. Un petit doigt d’enfant.

 Un soir, en rentrant de l’école, mon ami Carole a trouvé son père pendu dans le cabanon. Cabanon en bois qu’il venait juste de finir de construire, puis de recouvrir d’une couche d’huile. Le père Chiron – que tout le monde appelait Chicarré. Je ne sais pas trop jusqu’où la nouvelle de sa mort a couru, en tout cas, sûrement pas jusqu’au monde. Problèmes d’argent, problèmes de couple, les gens racontent un tas d’histoires en rentrant des enterrements.

 On appelle ça l’existence. 

 On ne sait pas comment ces choses-là arrivent, mais ça arrive. Un jour ou l’autre, ça vous tombe sur la gueule, et alors

 Faut y aller voir.

 

**

 

2-Un arc et des flèches

 (Disparaître

 Et sans forcément que le vent soit glacial)

 

 J’ai acheté mon premier paquet de clopes à 11 ans, un paquet de Marlboro Rouge. Pour ça, j’avais dû piquer une pièce de dix balles dans le porte monnaies de ma mère. Je me souviens bien du gars qui me l’a vendu : il s’appelait Eugène. Outre qu’il avait constamment la gueule dans le brouillard à cause de sa gitane maïs qui ne quittait jamais ses lèvres et que ses lèvres ne disaient jamais plus de trois mots, il avait, au bout d’un bras maigre comme tout, une main en bois qu’on avait parfois envie de toucher, et parfois pas. Peut-être bien que c’était du chêne, mais sûrement pas du sapin, encore moins du contre-plaqué. Sûr. Enfin bref, Eugène refourguait aussi des magazines qui vous agrandissaient la pupille, magazines que je n’avais jamais les moyens de m’acheter. Ce que je veux dire par là, c’est que si j’avais piqué de quoi m’acheter ce genre de magazines dans le porte monnaies de ma mère, je veux dire, ça aurait fait plus que des plis sur la surface de l’eau. Et si t’ajoutes au fait qu’on n’avait pas d’étang dans le jardin, le fait, que je n’avais pas du tout envie d’arrêter de fumer… D’ailleurs, en vous parlant de tout ça, je m’aperçois que ma toute première cigarette, c’était peut-être bien avec ma grand-mère. Une menthol. Peut-être bien qu’on était au bord de la mer, du côté de Notre Dame de Monts, peut-être bien qu’elle fumait en maillot de bain à fleurs sous les immenses peupliers, et peut-être bien que je lui ai demandée le goût que ça avait, alors elle m’a filé sa clope, j’ai tiré dessus, et elle a ri. Il est dans mon oreille le rire de ma grand-mère, juste-là, quand je le tape sur les touches de mon clavier. Après ça, après ça je suis parti avec mon arc et mes flèches jouer aux indiens dans les dunes. Parce que dans les dunes, on y voyait la même chose que dans les magazines d’Eugène, des choses qui vous agrandissaient la pupille. Et allez savoir, assis là, à regarder toutes ces jolies choses dans le creux des dunes, j’ai vite pigé qu’un paquet de clopes me serait plus utile qu’un arc et des flèches.

 

**

 

3-20 minutes

Il est mort 20 minutes.

 Pas une de plus / Pas une de moins

 Il est mort assis dans le canapé, devant sa télé, sa télé qui diffusait une émission quelconque - sur les coups des 9 heures - un truc à la con, comme il a dit, un truc qu’il n’écoutait, qu’il ne voyait même pas,

 Et puis il est mort.

 20 minutes.

 Pas une de plus / Pas une de moins

-T’as dû t’endormir, c’est tout.

-Tu crois que j’sais pas faire la différence, peut-être ? Est-ce que t’es déjà mort une fois, au moins ? Hein ? Réponds donc à ça pour commencer !!?

 Je n’ai rien trouvé à lui répondre, je me suis contenté d’hausser les épaules en regardant le soleil flanché. Je lui aurais bien dit que j’étais mort moi aussi, y’a de ça une quinzaine d’années, mais je ne pense pas qu’il m’aurait cru. D’ailleurs, j’étais entrain de boire une bière sous son parasol blanc.

-Y’a de plus en plus de gusses qui s’invitent chez moi, il a ajouté, et j’aime pas beaucoup ça, ça me farcit le système nerveux. 

-Comment ça ?

-J’ai planté une antenne satellite au fond du jardin, il a dit.

 Je lui aurais bien demandé ce qu’il avait fait après sa mort, mais je me suis contenté de vider ma bière et de me dire, que moi, après ma mort, j’avais écrit un poème, et que ce poème, je n’avais jamais réussi à remettre la main dessus.

 Je suis mort 20 minutes.

 Pas une de plus / Pas une de moins

 

**

 

4-Olga Et Mon Vagin

A 10 ans, j’ai dû me faire opérer d’une hydrocèle vaginale. A 10 ans, j’avais les couilles déraisonnables. Un soir que j’étais dans le bain, ça me tracassait, et je les ai montrées à ma mère. Ma mère a appelé mon père, mon père m’a dit d’enfiler un short, et on est parti aux Urgences : un mois plus tard, je me faisais opérer d’une hydrocèle vaginale. Ce n’est pas rien d’avoir un vagin à 10 ans. Un vagin planté juste au dessous de l’appendicite, parce que c’est là qu’il m’avait ouvert, trois centimètres au-dessous de ma cicatrice d’appendicite. Un coup le vagin retiré et balancé je ne sais où, mes couilles sont redevenues normales. Du moins, c’est ce que je me racontais en pédalant en danseuse vers la maison d’Olga : je n’aimais pas trop aller chez Olga.

 Elle habitait un mur qui longeait le cimetière, et vu que le cimetière était un peu en hauteur, frapper à sa porte, c’était un peu comme frapper à la porte de Saint-Pierre. Sauf que si Saint-Pierre est aussi aimable que l’était Olga, alors merde, on ferait peut-être mieux d’y penser à deux fois avant de mourir. Enfin bref, elle m’a ouvert avec ses petits yeux noirs en filature partout dans la rue, filé sa liste de course, un billet de 100 balles, et je suis parti au supermarché avec mes couilles… J’allais dire vaginales, mes couilles vaginales, mais non, c’était bien fini, les hommes en blanc, ils lui avaient coupé le sifflet à ce maudit vagin.

 Olga non plus, elle ne m’aimait pas beaucoup - elle me disait que j’avais le vice dans les yeux - mais je crois bien qu’elle n’aimait personne. Et quand elle parlait d’untel en bien, c’était avant tout pour faire fulminer l’autre. Olga, que tout le monde appelait « Grand-mère Commission », quand elle hantait les rues – 25 fois par jour - avec son panier à roulettes et son menton fourchu, fallait voir, le monde entier en prenait pour son grade, et le monde entier filait menu, sans se retourner. Peut-être bien que je ne devrais pas dire ça, mais elle avait la haine dans le sang mon arrière-grand-mère, et à plus d’un, elle a menacé de lui trancher la gorge.

 23 ans se sont presque écoulés depuis, le vagin n’est jamais revenu, la cicatrice est toujours là, trois centimètres au dessous de celle de l’appendicite. J’y ai jeté un œil ce soir, et Olga m’a ouvert sa porte : dans l’ombre de sa maison froide, dans le claquement des os, souterrain, les courses posées sur la table, j’attends patiemment qu’elle me file la monnaie de son billet de 100 balles.

 

Sébastien Ayreault

ayreault.s@gmail.com

 

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