Noir. Une fenêtre s’éclaire, puis un couple dans un lit, draps froissés, silence, on dort. Jean-Pierre Léaud se lève et se met du parfum devant un miroir. Puis la poignée de la porte, mais peinture salie, grisée, tachée, là où l’on met la main. Appartement parisien, mais poignée sale. Léaud commence par se faire prêter une voiture - c’est un homme qui ne vit que par et pour les femmes, par les femmes aussi, dépendant, ou profiteur, c’est selon, gigolo ou éternel amoureux, on lui prête une 4 L, une femme qu’on ne reverra pas. Art de résoudre les problèmes à la légère, dans un monde pourtant déjà marqué par les désillusions de toutes sortes, quand le cligno à gauche ne marche pas on s’arrange pour ne pas tourner à gauche, et Léaud répond « d’accord merci, » cela va de soi, on contourne le problème, on s’accommode de la réalité, on répond sur un ton léger propre à désamorcer tous les orages, un ton destiné à éviter tous les suicides, un ton qui dit qu’il faut que les choses continuent, aillent bien - on ne répare pas la voiture, on ne répare pas la réalité - juste on ne tournera pas à gauche. Ton léger détaché de Léaud, toujours il semble glisser sur la réalité, ne pas lui offrir prise, avec sa dégaine de poète romantique tourmenté, pourtant, ses vêtements un peu trop larges ses cheveux à peine longs, son air de ne pas y toucher sa souffrance toute rentrée - de cette génération qui meurt à 30 ans, Romain Goupil, l’après 68, film de 1973. Une 4 L, donc, le monde.
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Commentaires :
Léo et la 4 L... https://youtu.be/VyY4mQ67MhU?si=DCwE_4z4LOuIF4Zr
Le poème avance comme un travelling lent. Il ne décrit pas tant le film qu’il en épouse la dérive, il glisse sur les plans comme l’œil au réveil sur un plafond, cherchant un sens dans les fissures. Il ne cite pas, il s’imprègne. Et c’est par cette imprégnation qu’il devient puissant.
Ce qu’on perçoit ici, ce n’est pas une suite d’actions, mais une ambiance, un climat d’après. Quelque chose d’endeuillé, sans tragédie apparente. Le noir du début, puis la fenêtre, le lit, le silence — tout semble déjà passé, tout semble déjà usé. Les gestes sont là, mais vides de leur nécessité première. Mettre du parfum, toucher la poignée, emprunter une voiture. Rien n’est fondamental, tout est rituel — comme si les personnages vivaient dans l’écho d’eux-mêmes.
La poignée salie est une trouvaille bouleversante : elle condense la fatigue du monde, cette fatigue qui n’est pas spectaculaire, mais incrustée, quotidienne. Elle ne dit pas la misère, elle dit l’usage, la répétition, l’épuisement des formes. C’est le monde réel qui affleure, derrière le jeu des apparences. Et cette poétique du détail, si forte, dépasse la scène : elle touche à une forme de lucidité presque douloureuse.
Quant à la voiture qui ne tourne plus à gauche, elle devient la métaphore discrète d’une époque, d’un mode d’être, peut-être même d’une esthétique : celle de l’évitement comme manière d’être au monde. On n’affronte pas, on contourne. On ne répare rien — ni les objets, ni les sentiments, ni les discours. On s’arrange. Et ce verbe-là, s’arranger, devient le cœur battant du poème. Non pas composer, mais faire tenir. Mal. Mais tenir quand même.
Le poème ne juge pas, ne commente pas, ne surplombe pas. Il accompagne, doucement, il suit le souffle, le glissement, la manière dont tout semble fuir, se déliter. Ce n’est pas un poème sur un film, c’est un poème dans l’ombre portée d’un film. Il est de la même étoffe, mais décalé, comme une pensée au réveil, ou un souvenir qui revient à travers une buée.
Et cette dernière phrase : Une 4 L, donc, le monde — elle claque doucement, comme une certitude absurde, une vérité nue mais sans emphase. Elle clôt sans conclure. Elle laisse flotter une impression : celle d’un monde modeste, détraqué, mais toujours là, à hauteur de main.