Lire "Dialogue avec Rodica Draghincescu"

fragments

Bonsoir, enfant.

Je peux savoir ce que tu fais là ? Tu devrais être chez toi, en train d’écouter ta maman ou ton papa te lire une histoire, à cette heure. Tu ne crains pas qu’ils s’inquiètent ?

- Maman a dit que demain, c’est la fin du monde.


Maintenant.
Maintenant je fume.
La fumée blanchit sous le néon du troquet.
Ectoplasme sans âme apparente.

Poussières d’heures.


Ta maman a dit cela ? Mais c’était une façon de parler. Demain, tu verras, tout sera comme aujourd’hui. Rentre vite chez toi. La nuit est bientôt là. Tu as besoin de sommeil. Pour grandir.


Je veux savoir
les couleurs véritables
de la pluie qui mouille la rue.

Certains livres la disent émeraude
et cachée à nos regards
sous un fond de teint blême.

Gare de Lyon
J’offre mes paumes ouvertes
à la vitre du train.

Cours de foule
Insatiables urgences

Mamie Hélène ne s’est pas
réveillée hier matin.


- Et si demain c’était quand même la fin du monde ?

Écoute. Quand j’étais enfant, j’avais un livre merveilleux. "Les Contes scandinaves". Dans ce livre, deux oiseaux de mer avaient fait un pari. Le premier qui verrait le soleil du matin gagnait les plumes de l’autre. L’un des oiseaux était un cormoran, son plumage était sombre et rêche. Le second était un eider au duvet blanc et douillet. Bien entendu, celui qui avait les plumes les moins bonnes était celui qui avait le plus intérêt à gagner. Pour se tenir éveillés toute la nuit, ils se racontèrent des contes à tour de rôle. Veux-tu un chewing-gum ?


Le monde est une chaise pliante
garnie d’un tapis quadrillé
que quatre ficelles macramé
tiennent nouées à ses jambes.
Une cale faite d’eau de pluie
est glissée sous l’une d’elles
Mais il branle malgré cela
et sous son ventre en plastique,
J’entends les vieux chewing-gum
qui klaxonnent au feu rouge.


- Et si je suis mort demain, peut-être bien que j’irai en enfer.

Mais non, enfant. Mais non.


La fleur de l’enfer
Est taillée de cristal
Bataille son cour de bruine
Avide
Ses pétales ? des ombres édentées
Qui s’aiment sans un mot
Paupières encollées
d’un vitrail de cendres
Mais à quoi croyez-vous ?
Hurlent gazelles ! Pleurent les hommes,
Et le ciel, grande bouche sèche
N’en finit plus de rigoler.

(...)

On broie les enfants
Derrière les nuages
Aux bords éclatés du monde
Un refrain de fumée
Parfum Diesel
Circule.

(...)

J’attends la bière piquante,
ses fers sur le comptoir
s’écoule la pensée d’un humain,
je crois,
oubliée des bulles rousses
palpitantes au fond du verre
où il ne reste plus
qu’un peu de sable mort.

(...)

J’arrache les herbes d’amertume
avec ma pince à épiler.

Tout est dit.
Sauf le hasard.

(...)

Ainsi commence Dernière fin du monde avant le matin, recueil de poésie orné d’aquarelles de l’auteur, qui vient de paraître aux éditions Mélis et qui parcourt, le temps d’une nuit dans laquelle l’Enfant s’est perdu, des instants de réalité que les mots, ici, à travers un dialogue initiatique avec l’Inconnu rencontré loin de la maison, ont transformé en perles salées en route, peut-être, ou peut-être pas, vers un prochain matin.

Note : Des extraits de ce recueil sont publiés dans l’anthologie Les nouveaux poètes français de Jean-Luc Favre et Matthias Vincenot (Jean-Pierre Huguet éditeur, 2001 ; rééd. 2003).