Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Les « antiphysitiques » ou homosexuels dans les Mémoires de Canler, ancien chef du service de Sûreté (1797-1865)
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 14 novembre 2009.

oOo

Les « antiphysitiques » ou homosexuels dans les Mémoires de Canler, ancien chef du service de Sûreté (1797-1865)
Benoît PIVERT

Paul-Louis-Alphonse Canler, né en 1797 à Saint-Omer d’un père sergent dans les armées de la République, dirigea à Paris le service de Sûreté, ancêtre de la Police Judiciaire. Au cours de sa longue carrière, il vit défiler successivement l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la Deuxième République et les premières années du second Empire. Dans un premier temps, Canler s’efforça de redorer le blason de la police qu’il estimait terni par son prédécesseur Vidocq, lequel avait mis sur pieds des bataillons d’indicateurs recrutés parmi les anciens malfrats dont lui-même était issu. Canler fit lui aussi appel à des informateurs qu’il baptisa ses « cosaques irréguliers » mais il veilla à ce qu’ils ne constituassent pas le gros des troupes. De la part d’un homme qui tout au long de sa carrière mit un point d’honneur à mériter le nom d’honnête homme, le procédé peut surprendre mais il convient de ne pas oublier qu’à l’époque la police était à mille lieues d’être scientifique et souvent encore éloignée de l’investigation psychologique même si Jacques Brenner voit dans Canler « l’ancêtre du commissaire Maigret » [1]. Grâce à cette invisible armada d’informateurs, Canler parvint à infiltrer tout Paris depuis les taudis les plus infâmes jusqu’aux salons les plus prestigieux.

Si le monde de Canler est le même que celui des Mystères de Paris (1842-1843), à la différence du roman d’Eugène Sue, les mémoires de Canler sont le fruit de toute une vie d’observations attentives et d’enquêtes dans les rangs de la police mais plus d’une fois, par l’accumulation de situations rocambolesques, de personnages terrifiants, de drames sanglants et de détresses insoupçonnées, la réalité de Canler dépasse la fiction d’Eugène Sue. Toutefois, à la différence du romancier, Canler ne poursuit pas le dessein de faire frissonner dans les chaumières. Du moins, si le lecteur frémit, cela doit servir à le détourner durablement des abîmes de vice et de perversité qui s’ouvrent sous ses pas au fil de sa lecture. Canler veut en effet avant tout édifier comme il s’en explique dans son introduction : « Trois choses peuvent pousser un homme à écrire ses mémoires : 1° Le besoin de célébrité[…], 2° Le désir d’exploiter la curiosité […], 3° […] l’espoir de sauver du déshonneur quelques individus faibles de caractère, en leur montrant le vice tel qu’il est, c’est-à-dire laid, bas, ignoble, repoussant ; la persuasion, enfin, de remplir un devoir envers la société, en exposant des événements où il s’est trouvé acteur ou témoin, afin d’en tirer des enseignements utiles et propres à inspirer aux jeunes intelligences une noble répugnance à l’égard de tout ce qui est vil, méprisable et honteux. C’est, j’ose le dire, cette pensée qui m’a encouragé et soutenu »[2]. Mais pour édifier les consciences, il convient de les ébranler et Canler, par suite d’une trop longue intimité avec les turpitudes a sans doute mésestimé les pudeurs de vierges effarouchées de messieurs les censeurs. Deux mois à peine après la parution de l’édition princeps de ses mémoires en 1862, les volumes étaient saisis au motif qu’auteur, éditeur et imprimeur offensaient la morale publique et les bonnes mœurs et révélaient un certain nombre d’informations considérées comme sensibles et donc confidentielles. Une supplique de Canler à Napoléon III dans laquelle l’ancien chef de la Sûreté se prévalait de sa probité et de son dévouement indéfectible pour solliciter la mansuétude du souverain demeura sans réponse. Canler mourut sans avoir pu s’enorgueillir de la publication de son grand œuvre car les éditeurs s’étaient engagés à cesser les tirages en échange de l’abandon des poursuites judiciaires. Il fallut l’obstination renforcée par l’impécuniosité des sœurs de Canler pour que parût en 1882 le manuscrit intégral des Mémoires de Canler. Six ans plus tard l’ouvrage était épuisé mais les sœurs n’avaient pas touché le bénéfice escompté. C’est la copie de cette édition de 1882 qui est disponible aujourd’hui au Mercure de France dans la collection Le temps retrouvé.

 

Le texte est riche, savoureux, le style enlevé et le contenu propre à réjouir tous ceux pour qui l’Histoire n’est pas que le récit des hauts faits de grands hommes à la manière de Plutarque mais la somme de tous les faits culturels et sociaux jusques et y compris la vie dans ces bas-fonds rarement fouillés par la lumière des historiens. Quiconque souhaite connaître la vie du petit peuple parisien dans la première moitié du XIXème siècle, ses heurs et ses malheurs, mais aussi les turpitudes des classes plus aisées se régalera à la lecture de Canler qui possède indéniablement le sens du pittoresque. Il faut dire qu’un policier a ceci de commun avec un confesseur que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. C’est ainsi que les mémoires de Canler offrent à l’occasion des points de convergence avec le journal plus tardif de l’abbé Mugnier également publié au Mercure de France [3]. Lorsque Mugnier n’était pas encore le confident des princesses mais recueillait plus modestement les actes de pénitence du tout-venant dans son confessionnal de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, il était comme Canler abasourdi par l’inépuisable éventail des perversions humaines qui lui faisait comparer Paris à Babylone, Sodome et Gomorrhe. Tout comme Mugnier, renseigné par ses pénitents, narre horrifié qu’à l’étage de certaine brasserie parisienne des femmes s’accouplent avec des enfants et même des chiens danois[4], Canler peine à croire – mais il l’a vu de ses propres yeux – que des vieillards tirent leur jouissance de la contemplation de statues vivantes incarnées par des femmes nues qui, d’abord pétrifiées, soudain s’animent, « électrisant » les barbons. Canler leur a consacré un chapitre intitulé « Les poses mythologiques »[5]. Au-delà de l’abondance en anecdotes, ce qui fait l’intérêt des mémoires de Canler, c’est l’esprit systématique d’un entomologiste qui incite l’auteur à répertorier les différentes espèces de délinquants puisque ce sont là ses fréquentations obligées. Cela vaut au lecteur un chapitre intitulé « Les voleurs par catégories », un répertoire des entremetteuses et un chapitre dévolu aux « poissons et aux macques », les proxénètes de l’époque. Pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’homosexualité et à sa représentation, les mémoires de Canler antérieures aux Etudes de pathologie sociale de François Carlier sur la prostitution féminine et « antiphysique » (1887)[6] représentent un intérêt certain qui naît précisément du souci d’exhaustivité de l’auteur. Animé par sa volonté de traquer le vice jusque dans ses repaires les plus infréquentables et sous ses formes les plus inavouables, Canler a décidé de ne pas passer sous silence l’existence de ceux qu’il désigne par le barbarisme d’ « antiphysitiques » à travers lequel transparaît clairement l’idée platonicienne de « contre nature »[7]. Certes, nous sommes ici dans les marges de la littérature car Canler ne cherche pas à faire œuvre de littérateur. A la différence de Balzac avec Vautrin, Canler ne modèle pas de personnages dans l’argile de la fiction. Il se contente de présenter aux lecteurs les personnages de chair et de sang qui ont croisé sa route mais il ne le fait pas dans le style sec et administratif des rapports de police. Il allie savamment et savoureusement emphase pontifiante et humour en utilisant tout à la fois « ils » et « elles » pour désigner ces hommes à la virilité incertaine à ses yeux. Il renvoie à l’occasion à l’histoire avec Henri III et ses mignons, fait preuve d’un sens aigu de la mise en scène en représentant l’irruption calculée d’un maître-chanteur auprès d’une de ses victimes. C’est ainsi que, bien que Canler n’ambitionne jamais d’être écrivain, ses Mémoires n’ont rien à envier aux Nuits de Paris d’un Restif de la Bretonne.

 

A travers le chapitre intitulé Les antiphysitiques et les chanteurs, c’est toute une typologie de l’homosexualité masculine dans la première moitié du XIXème siècle qui se dessine. Canler est-il victime du même aveuglement que plus tard la reine Victoria qui déclarera à propos de l’homosexualité féminine « It can’t exist » ? Toujours est-il que dans son tableau des antiphysitiques nulle part il n’est fait mention des amours saphiques. Faut-il y voir une forme – possible – d’ignorance ou, au contraire, le signe que ces amours de tout temps discrètes et ne donnant pas lieu à la prostitution et au chantage n’ont pas à être réprimées par un gardien de l’ordre public, d’où leur absence dans les mémoires d’un chef de la Sûreté ?

Dans la typologie fournie par Canler le lecteur retrouve toute la saveur de « l’argot d’Eros » auquel Robert Giraud[8] a consacré un ouvrage du même nom. On note au passage que les différents types d’homosexuels désignés à un seul endroit comme « la caste sodomite »[9] sont regroupées sous l’étiquette aujourd’hui désuète, tantôt plaisante, tantôt insultante de « tantes ». Par un glissement progressif de sens, « tante » qui se référait à l’origine à la femme en argot a fini par caractériser l’homme efféminé puis l’homosexuel en général. Les malfrats l’utilisent à partir de 1830 pour désigner un homosexuel passif. Jacques Brenner signale que Balzac l’emploie « à titre pittoresque au sens de « troisième sexe » dans La dernière incarnation de Vautrin (1847)[10]. On peut ajouter que, curieusement, la même dénomination existe en polonais sous la forme ciota et en allemand dans la variante Tunte.

Le premier type de tantes relevé par Canler regroupe les persilleuses, par analogie avec le terme argotique désignant les péripatéticiennes. A en croire Canler, la plupart des persilleuses ont été jetées sur le trottoir – ou du moins dans les bras de la prostitution – par des nécessités économiques. Ce sont donc de jeunes hommes de milieu modeste qui préfèrent faire commerce de leurs charmes plutôt que de s’exténuer au labeur dans quelque atelier. Non sans lucidité, Canler note que la paresse a sans doute tout autant que la misère décidé de leur destin. Le tableau qu’il dresse de la persilleuse est celui d’un jeune homme plein d’afféterie qui, par les coups du rasoir, cherche à effacer tout signe extérieur de virilité et singe la femme par ses accents languides. Si ce n’est l’origine sociale distincte, le portrait de ces jeunes hommes cravatés, à la veste cintrée, aux souliers vernis et à la chevelure tombante et pommadée n’est pas sans évoquer le personnage du dandy dont Brummel fut l’incarnation. Avec ses « vêtements [qui] présentent par leur assemblage un aspect exceptionnel »[11], la persilleuse apparaît donc comme un dandy du trottoir.

Les honteuses constituent la seconde catégorie de tantes qui se distinguent des persilleuses à la fois par leur discrétion maladive – d’où leur nom – et parce qu’elles cultivent non par nécessité économique ou fainéantise mais par nature leurs mœurs d’invertis. On pourrait donc dire – malgré l’anachronisme du terme – que ce sont là les véritables homosexuels qui, pour parler le jargon d’aujourd’hui, « n’assument pas » leurs inclinations. Malgré l’extrême soin que déploient ces hommes dans l’art de la dissimulation, Canler prétend pouvoir les percer à jour en raison de l’intonation féminine de leur voix. Les honteuses seraient donc des homosexuels involontairement efféminés, mettant tout en œuvre pour apparaître sous les dehors de la normalité.

Les travailleuses sont comme les persilleuses issues de la classe ouvrière mais à la différence de ces dernières affichent fièrement leurs origines en revêtant une blouse et une casquette de drap. Elles ne recherchent pas le lucre mais gagnent leur pain à la sueur de leur front, d’où leur sobriquet. Comme les honteuses, il s’agit là d’homosexuels « par nature », mais à la différence des honteuses les travailleuses cultivent leur part de féminité à travers la démarche et la voix. Ce sont donc en somme des prolétaires homosexuels efféminés.

Bien que dénuée de pittoresque, la dernière catégorie des rivettes est peut-être la plus intéressante car c’est celle de l’homosexuel indétectable, passe-partout, qui – et cela est capital – ne diffère en rien, ni extérieurement ni par sa parfaite intégration dans la société, du commun des mortels : « il faut à l’observateur, pour les deviner, la plus grande attention jointe à la plus grande habitude. On en rencontre à tous les degrés de l’échelle sociale »[12]. Ces lignes d’apparence banale aujourd’hui sont à porter au crédit de Canler car le policier reconnaît qu’il est possible d’être « une tante » sans troubler en rien l’ordre public ni trahir les dehors de la masculinité. Cela est d’autant plus remarquable qu’à la même époque la médecine s’ingénie précisément à prouver que l’homosexualité est toujours détectable. Cela commence avec le Dr Pierre Reydellet qui à l’article « Pédérastie » du Dictionnaire des sciences médicales de Pancoucke (1819) note : « L’habitude de voir ces malheureux a donné à M. Cullerier une grande facilité pour les reconnaître sur-le-champ, aussi se trompe-t-il rarement à cet égard : la plus forte preuve qu’il en donne est la disposition de l’ouverture du rectum, qui présente la forme d’un entonnoir. Ce signe est presque certain, et l’on peut avoir la presque conviction que ceux qui le présentent sont entachés de ce vice ; aussi devrait-on, en médecine légale, y faire la plus sérieuse attention »[13]. Le rectum en entonnoir va enflammer l’imagination du médecin Ambroise Tardieu qui dans ses Etudes médico-légales sur les attentats aux mœurs (1857) livre des critères infaillibles de détection de l’homosexualité : « le pédéraste contrevient à l’hygiène, à la netteté, il ignore la lustration qui purifie ; sa morphologie permet de le reconnaître, le développement excessif de ses fesses, la déformation infundibuliforme de l’anus en entonnoir, le relâchement du sphincter, l’effacement des plis, les crêtes et caroncules du pourtour de l’anus, la dilatation extrême de l’orifice anal, l’incontinence des matières, les ulcérations, les rhagades, les hémorroïdes, les fistules, la blennorragie rectale, la syphilis, les corps étrangers introduits dans l’anus, la forme et la dimension excessive du pénis, une verge tordue sur elle-même, signent l’appartenance à l’espèce nouvelle, stigmates physiques, témoins matériels d’une dépravation profonde inscrite dans l’esprit des invertis. Monstre dans la nouvelle galerie des monstres, le pédéraste a partie liée avec l’animal ; dans ses coïts, il évoque le chien ; sa nature l’associe à l’excrément, il recherche la puanteur des latrines. Pour la débauche fellatoire, je note une bouche de travers, des dents courtes, des lèvres épaisses, renversées complètement, déformées, en rapport avec l’usage infâme auquel elles servaient. »[14] En admettant que des homosexuels puissent être parfaitement indétectables, Canler se montre donc d’une clairvoyance supérieure aux prétendues lumières de la science. Dans le contexte de l’époque, on peut y voir une admirable indépendance d’esprit et une impartialité dans l’observation qui ont de quoi faire rougir le corps médical.

 

A la lecture du chapitre consacré aux « antiphysitiques », une des choses les plus étonnantes pour un lecteur d’aujourd’hui habitué à la notion de « milieu homosexuel », c’est qu’il existe selon Canler dans la première moitié du XIXème siècle un véritable cloisonnement qui fait que les différents types de « tantes » non seulement ne se côtoient pas mais ignorent même mutuellement leur existence. Tout aussi surprenant pour un lecteur d’aujourd’hui prompt à associer homosexualité et souci presque féminin de l’hygiène, Canler signale chez les persilleuses et travailleuses une crasse repoussante sous des dehors chatoyants. Les bras sont « plus sales que ceux d’un ramoneur »[15]. Il convient certes de ne pas oublier que persilleuses et travailleuses sont issues de milieux populaires dans lesquels l’hygiène est probablement rudimentaire. Pourtant, Canler sans doute habitué à interpeller d’authentiques filles de joie demeure interdit devant tant de saleté. Faut-il incriminer une forme de dégoût de soi, cette négligence du corps propre aux dépressifs et aux mélancoliques qui, persuadés d’être de la fange, finissent par vivre dans la fange ? Le lecteur est moins surpris, en revanche, d’apprendre que les persilleuses affectionnent les dénominations féminines et se jouent de leur basse extraction en s’interpellant par des noms de courtisanes. Ce goût des homosexuels pour le genre féminin qui donnera naissance plus tard au type de « la folle » est désormais connu du grand public depuis que Michel Serrault l’a popularisé à travers son rôle flamboyant de Zaza Napoli dans La cage aux folles. Mais au fond, à bien y réfléchir, il existe bien des points communs entre les « tantes » du XIXème siècle et les homosexuels de la fin du XXème et du début du XXIème siècle.

Il suffit de se promener aujourd’hui aux abords de la Porte Dauphine à Paris pour croiser les nouvelles persilleuses. Roumains, noirs, Maghrébins issus des faubourgs populaires, ils se livrent comme les persilleuses du XIXème à une activité homosexuelle ponctuelle, attirés par l’argent facile. On les retrouve aussi dans l’univers virtuel d’Internet sous les étiquettes d’escort ou de « JH à louer » - mais à la différence des persilleuses, la plupart de ces prostitués occasionnels – voire professionnels – soignent aujourd’hui les dehors d’une virilité exacerbée. Avec son crâne rasé, son regard noir, son accent banlieusard, ses baskets et son survêtement, la persilleuse s’est muée en caillera[16] mais le fond de commerce demeure inchangé.

Le sobriquet infamant de « honteuse » n’a, lui non plus, pas disparu même si son usage s’est raréfié et a sans doute connu son apogée lors du mouvement de libération des homosexuels dans le sillage de mai 68. Pour tous les militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) fondé en 1971 qui clamaient haut et fort « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes et nous recommencerons », la honteuse, c’était un écrivain comme Montherlant, c’étaient aussi tous ces homosexuels qui au FHAR préféraient l’association Arcadie fondée en 1954 par André Baudry. Baudry, qui refusait le terme d’ « homosexualité », souhaitait privilégier « l’homophilie » comme rencontre affective possible entre deux hommes sans passer par la sexualité. Baudry qui procédera à la dissolution d’Arcadie en 1982 incarnait magnifiquement aux yeux des révolutionnaires la « honteuse » se pliant à l’ordre « hétéro-bourgeois ». Durant ces années d’effervescence, l’écrivain Roger Peyrefitte s’était fait une spécialité, notamment dans ses Propos secrets, de débusquer les « honteuses », parmi lesquelles hormis Montherlant trois papes du XXème siècle. Aujourd’hui encore, la « honteuse », c’est celui qui refuse d’assumer son homosexualité, joue aux hétéros, laisse planer le doute et se laisse parfois aller jusqu’à tenir des propos homophobes afin de mieux donner le change. C’est d’ailleurs cette « honteuse » homophobe que vise la pratique contestée de l’outing qui consiste à rendre publique l’homosexualité d’une personnalité en vue, laquelle ne met pas sa notoriété au service d’une meilleure visibilité de l’homosexualité voire nie véhémentement sa propre homosexualité et combat celle des autres.

Les « travailleuses » n’ont, elles, pas survécu aux mutations de l’économie et de la société post-industrielle. On en trouve encore la trace avant-guerre dans le Paris ou le Berlin populaire décrit par Florence Tamagne dans Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919-1939[17] mais on en chercherait vainement des exemples aujourd’hui.

Comme pour donner raison à Darwin, l’espèce la mieux conservée, qui a même connu un développement considérable au point de devenir l’espèce dominante, c’est la « rivette », à savoir le type de l’homosexuel qui dès le XIXème siècle avait choisi pour survivre de s’adapter à son environnement en se fondant dans le paysage comme un caméléon. La rivette, c’est aujourd’hui le commun des mortels homosexuels, intégré socialement, soucieux d’éviter le scandale, aspirant même parfois à se marier, à adopter des enfants pour vivre « en bon père de famille ». De quoi faire se retourner Canler dans sa tombe…

 

Le chapitre que ce même Canler consacre aux antiphysitiques se referme sur un autre personnage qui est celui du chanteur. Il ne s’agit pas d’une catégorie d’homosexuels mais d’un de leurs prédateurs dont il serait présomptueux d’affirmer qu’il a disparu aujourd’hui. Le chanteur alias maître-chanteur prolifère dans la France du XIXème siècle dans laquelle la sexualité constitue une marque d’infamie aisément exploitable par des individus sans scrupules. A l’époque le chantage est un art qui nourrit bien ses artistes. Avec son goût habituel des classifications, Canler distingue entre plusieurs types de maîtres-chanteurs qui diffèrent par leurs victimes et leur modus operandi. Il y a d’un côté les rupins qui jettent leur dévolu sur des proies à la situation sociale confortable permettant des extorsions de fonds dans la durée, de l’autre des chanteurs de petite volée issus de la lie du peuple et qui s’attaquent à de pauvres bougres en leur tendant un traquenard. Dans les deux cas, le chanteur recourt à un appât et à un faux agent de police afin de confondre la victime. Le rupin utilise un Jésus, éphèbe élégant ; le chanteur vulgaire se contente d’une simple persilleuse. Le rupin invente au fil des mois moult rebondissements (cas de conscience, prétendue sanction de l’agent par sa hiérarchie à cause de son indulgence et d’autres stratagèmes encore) pour presser la rivette comme un citron. Le chanteur commun, lui, empoche sur-le-champ l’argent qui se trouve sur sa victime, dépouille parfois cette dernière de ses vêtements et disparaît dans la nuit.

Canler, jamais avare d’anecdotes, note non sans quelque jubilation les exactions les plus raffinées qu’il ait eu à réprimer, parmi lesquelles certaines ont fait la fortune des chanteurs les plus roués, dont un ancien secrétaire de commissaire de police. Il présente ensuite un autre type de maîtres-chanteurs composé d’anciens repris de justice cherchant à retrouver la trace d’anciens compagnons de captivité revenus à la vie bourgeoise. Terrifiés à l’idée que leur passé occulté puisse refaire surface, les malfrats repentis cèdent le plus souvent au chantage. Nous ne nous attarderons pas plus longuement sur le cas des maîtres-chanteurs puisqu’ils ne sont pour la plupart jamais « antiphysitiques », eux-mêmes. Toutefois, il convenait d’évoquer leur existence puisque ce sont eux, davantage que les invertis, que Canler est amené à poursuivre dans le cadre de ses fonctions. En outre, leur existence met cruellement en lumière le lien qui existe à l’époque entre homosexualité et violence.

L’homosexuel est la proie fréquente de toutes sortes d’exactions quand il n’en est pas lui-même l’auteur puisqu’un certain nombre de persilleuses s’attaquent à leurs clients. Ce lien entre homosexualité et violence au XIXème siècle est souligné par Jeffrey Merrick et Bryan T. Ragan dans Homosexuality in Modern France[18]  : « Selon Carlier [chef de la police des mœurs à Paris entre 1850 et 1870], la prostitution masculine constituait nettement un problème criminel majeur qui devait être contrôlé plus efficacement par la police. Il plaidait pour des lois plus rigoureuses concernant la prostitution masculine en particulier et l’activité homosexuelle en général »[19]. Au chapitre Love and Death in Gay Paris, Merrick et Ragan décrivent les différentes formes de violence dont les homosexuels sont victimes dans le Paris du XIXème siècle.

 

Il faudrait malheureusement être naïf ou oublieux pour croire qu’en perdant progressivement les stigmates de l’infamie, l’homosexualité a échappé aux griffes de la violence. Il y a fort à parier que, jusqu’à une date récente encore, on trouverait dans les petites villes de province des notables, victimes en raison de leurs mœurs de chantage de la part de concitoyens mal intentionnés. En outre, l’homophobie qui est aujourd’hui considérée comme un délit est loin d’être toujours verbale. Les associations de lutte contre l’homophobie tiennent le triste registre des agressions et meurtres motivés par l’orientation sexuelle des victimes. N’oublions pas non plus dans quelles conditions ont été assassinés l’écrivain et cinéaste italien Pasolini en 1975, Gianni Versace en 1997 et le couturier allemand Rudolph Moshammer en 2005 ! Dans son roman à caractère autobiographique Le Serf (1987), l’écrivain autrichien Josef Winkler prête à son héros originaire de Klagenfurt en Carinthie la prémonition de sa mort qu’il imagine due aux coups de couteau de quelque prostitué maghrébin. C’est le signe que pour un homosexuel, de surcroît dans une petite ville de province, les risques de croiser la violence – ou même la mort – sur les lieux de rencontre ne sont pas inexistants. Il n’est pas facile non plus de vieillir homosexuel. La misère sexuelle qui accompagne presque inéluctablement la vieillesse incite parfois à de dangereuses fréquentations. Les prostitués peuvent s’avérer aujourd’hui encore de redoutables prédateurs. Certes, depuis le XIXème siècle, bien des choses ont indéniablement évolué mais l’ombre de la violence plane toujours sur l’homosexualité, violence sociale encore parfois, violence potentielle des rencontres avec des inconnus d’un soir, violence psychologique de la vieillesse et de la solitude. Combien de biographies d’homosexuels pourraient avoir pour titre aujourd’hui encore le nom de ce roman de Pasolini Una vita violente (1965) ou de cette autobiographie plus récente de Frédéric Mitterrand La mauvaise vie (2005) ?

Au nombre des changements intervenus au fil du temps, il faut noter celui de la topographie du Paris homosexuel. Ce n’est pas le moindre des mérites des mémoires de Canler que de restituer la géographie du Paris antiphysitique. Longtemps la vie homosexuelle dans la capitale au début du XIXème siècle est restée une tache d’ombre. On commence aujourd’hui à en voir les contours en épluchant conjointement les rapports de police et les romans de Balzac, travail dont témoigne par exemple l’article de Laure Murat « Pour une protosexologie de commissariats et de romans » dans le numéro de la Revue de l’histoire des sciences humaines intitulé « Sexologie et théories savantes du sexe »[20]. La lecture de Canler révèle ainsi que les lieux de prostitution fréquentés à l’époque par les antiphysitiques en quête d’une aventure sont les passages des Panoramas, de l’Opéra, la galerie d’Orléans au Palais Royal. C’est là que déambulent les persilleuses pour ferrer le chaland. Implicitement, les lieux où opèrent les chanteurs sont les lieux où les homosexuels espèrent faire des rencontres. Ce sont de préférence de « larges voies de communication, sans boutiques, presque sans lumière »[21]. Canler cite ainsi les Champs Elysées, la place de la Concorde, le quai des Tuileries, le faubourg Saint-Honoré, à l’époque déjà vivier de millionnaires. Il existe en fait plusieurs lieux de rencontre qui n’attirent pas le même public. Il y a un Paris antiphysitique noble et un Paris antiphysitique populaire. C’est dans ce dernier qu’opèrent les rançonneurs d’espèce inférieure : sur les bords de Seine, les quais des Invalides et de Billy. Pour désigner la « drague », Canler a ce mot savoureux « se trouver en conversation antiphysitique »[22]. Aussi invraisemblable que ceci puisse paraître, il existait même dans le Paris de l’époque un bordel pour homosexuels tenu par « un nommé C. portant le sobriquet de mère des tantes »[23]. Cet établissement sis rue de Grenelle-St Honoré était « le réceptacle de ce qu’il y avait de plus immonde dans la capitale ; une sorte de maison de tolérance en partie double, au choix des amateurs, et où la dépravation la plus dégoûtante entretenait incessamment des orgies dont l’idée seule répugne »[24]. Obligée de déménager dans le quartier Saint-Antoine à force de descentes de police, la mère des tantes dut cesser ses activités après avoir été inculpée pour un trafic de fausse monnaie. Canler ne précise pas si quelqu’un reprit le flambeau. Quoi qu’il en soit, en mettant bout à bout les mémoires de Canler (1797-1865), l’étude du chef de la police des mœurs François Carlier, Etudes de pathologie sociale. Les deux prostitutions (1850-1870)[25], le travail de Régis Révenin Homosexualité et prostitution masculine à Paris (1870-1918)[26], les recherches de Florence Tamagne dans Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919-1939[27] et l’ouvrage de Frédéric Martel Le rose et le noir. Les homosexualités en France depuis 1968[28], ouvrage qui commence par un rappel de la situation avant 1968, on peut reconstituer sans interruption depuis le début du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui les contours mouvants de la géographie du Paris homosexuel. Un des rares endroits à avoir été depuis les débuts un lieu de rencontre serait peut-être le secteur des Tuileries et du quai de Seine face au jardin qui aujourd’hui encore attire de jour comme de nuit les âmes esseulées.

Bien que les Mémoires de Canler ne contiennent pas de références explicites à l’arsenal juridique de l’époque, on sent percer à travers certaines remarques de l’auteur une insatisfaction à l’endroit des lois en vigueur. Canler se plaint ainsi de ce que des misérables excitent « trop souvent avec impunité »[29] une passion infâme. En effet le Code Pénal napoléonien qui remanie et complète le Code pénal de 1791 et le Code des délits et des peines de l’an IV n’est guère sourcilleux sur le plan des mœurs. Il ne fait pas mention des mœurs homosexuelles qui ne sont réprimées que lorsqu’elles enfreignent la législation sur les mineurs ou l’article 330 sur tous les outrages publics à la pudeur sans distinction de nature. Jacques Brenner émet sur cette particulière discrétion quelques hypothèses[30]. Selon lui, Cambacérès, archichancelier de l’Empire, inspirateur du Code et… homosexuel, ne tenait pas à se punir lui-même. Brenner ajoute qu’une répression aurait mis dans l’embarras plusieurs généraux de l’Empire. Enfin selon Stendhal cité par Mérimée, Napoléon aurait éprouvé quelque inclination pour l’un de ses aides de camp. Ce seraient là les sources d’une surprenante tolérance. Ce que Canler est principalement amené à réprimer, ce n’est donc pas l’homosexualité mais le chantage auquel se livrent des individus sans scrupules sur les victimes d’une « passion infâme ». Il lui faut aussi réprimer le scandale sur la voie publique causé par le spectacle bruyant et haut en couleurs qu’offrent les persilleuses. Manifestement l’arsenal répressif est faible puisque les fauteurs de troubles sont envoyés du commissariat à la préfecture puis en prison pour quelques jours avant d’être relâchés. Et Canler de déplorer, quelque peu désabusé, que ce sont les mêmes qu’il faudra quelque temps après à nouveau interpeller – tout aussi vainement. Le « sentiment d’impunité » si souvent évoqué aujourd’hui a manifestement quelque ancienneté. On notera au passage qu’existe déjà à l’époque le terme de razzia. Canler, zélé serviteur de l’Etat, ne se permet toutefois pas de critiquer ouvertement le législateur qui ne lui a pas permis de réprimer le racolage des persilleuses, « peut-être le législateur a-t-il reculé devant la délicatesse de pareille tâche »[31]. Tout juste se permet-il de suggérer : « Peut-être serait-ce une lacune à remplir dans notre Code »[32].

De ce qui précède, on pourrait penser que dans ses mémoires, Canler se pose en adversaire résolu de l’homosexualité. Les choses sont beaucoup plus complexes et nuancées. A y regarder de près, il condamne certes l’homosexualité mais l’un des premiers pour son siècle, si ce n’est le premier, il cherche aussi à la comprendre sans s’embarrasser de discours médicaux farfelus à la Ambroise Tardieu ni d’arguments religieux. Il faut dire qu’à la différence de ceux qui délibèrent de l’homosexualité sans la côtoyer, Canler en a une connaissance intime. Un jour où le secrétaire général de la Préfecture de police assistait à Meaux à une exécution en place publique, Canler fit chasser du cercle des badauds une « tante » qui avait eu l’outrecuidance de vouloir se fondre dans la foule. Intrigué par l’œil expert de Canler qui lui affirma « personne à la préfecture ne les connaît mieux que moi »[33], le secrétaire commanda un rapport circonstancié qui fut fait, « long, minutieux, détaillé »[34]. Pour le secrétaire général de la Préfecture, ce fut l’occasion de découvrir dans la liste l’un de ses anciens camarades de collège. Canler se vit adjoindre un antiphysitique qui, moyennant 125 francs par mois, joua le rôle d’informateur. C’est cette longue fréquentation des antiphysitiques qui permet à Canler de proposer dans ses mémoires des réflexions d’observateur sur ces mœurs particulières. Il n’est certes pas à l’abri de la subjectivité qui lui fait voir, comme c’est la ritournelle depuis que le monde est monde, « un accroissement presque incroyable »[35] du « vice antiphysitique »[36]. On retrouve la même rengaine quarante ans plus tard dans le Journal de l’abbé Mugnier à la date du 5 juin 1904  : « Charles du Bos qui a 20 ou 21 ans, vient de me dire que la jeune génération commence beaucoup plus tôt la vie sensuelle, 13 ou 14 ans. On se fatigue plus tôt de la femme, d’où la pédérastie qui augmente. Recherche d’autres sensations »[37]. O tempora ! O mores ! Canler véhicule aussi à l’occasion quelques clichés – peut-être pas toujours dénués de fondement à l’époque. Il croit ainsi à l’idée d’une jeunesse séduite par des adultes pervers mais ce qui inquiète le policier, ce n’est pas tant la séduction homosexuelle que l’incitation à la prostitution qui en résulte trop souvent. Selon Canler, de même que des individus sans scrupules mettent des filles sur le trottoir, de redoutables prédateurs pervertissent des adolescents afin d’en faire par le biais de la prostitution une source de revenus. Toutefois, à la différence de ceux qui se contentent d’invoquer la décadence des mœurs depuis Socrate, Pétrone ou la Régence, Canler s’interroge sur ce qui peut bien pousser l’individu dans les bras d’une passion infâme – même si sa curiosité intellectuelle ne va pas jusqu’à remettre en cause l’infamie de cette passion. Il évoque ainsi des causes socio-économiques comme la promiscuité qui règne dans les pauvres réduits des grandes villes, l’influence corruptrice des ouvriers plus âgés dans les ateliers ou encore des causes morales telles que l’incurie qui prévaut dans l’instruction. Mais il ne se ridiculise pas par la recherche exclusive de causalités douteuses puisqu’il prend soin de noter que « chez un grand nombre d’individus, ce penchant contre nature est en quelque sorte inné »[38]. Il cherche toutefois à se rassurer en considérant que chaque fois que l’homosexualité n’est pas innée mais a été provoquée par un concours de circonstances comme la réclusion en prison, elle demeure curable et il suffit que les circonstances changent pour que l’individu revienne à la normale. Un exemple lui fait ainsi chaud au cœur, c’est celui de l’escroc et criminel Lacenaire qui lui a avoué « que ce goût ne lui était venu en prison que par la force de la privation, mais que du jour où il s’était vu libre, ses penchants naturels avaient repris sur lui le premier empire »[39].

Le ton du chapitre que Canler consacre aux antiphysitiques reflète bien dans ses variations les hésitations d’un homme qui cherche à raisonner en homme libre de la tutelle de la religion et de la médecine mais demeure encore prisonnier de ses préjugés. Il ne peut s’empêcher de parler de « passion infâme »[40], de « dépravation »[41], d’ « instincts brutaux »[42]. Toutefois, à aucun instant il ne considère que les antiphysitiques, victimes de chantage, ont là tout ce qu’ils méritent. Pour lui, le maître-chanteur est plus infâme que les infâmes. A un endroit, il évoque la victime en parlant de « pauvre diable »[43]. Inversement, le chanteur et sont acolyte sont traités de « misérables »[44], leur amitié est dite « ignoble »[45]. Les maîtres-chanteurs de petite volée sont « les êtres les plus infimes, les plus abjects ; ce sont pour la plupart des vauriens, de misérables souteneurs de filles du plus bas étage, qui exploitent les honteuses passions des petits rentiers, des boutiquiers et même des ouvriers »[46]. Canler va, au contraire, jusqu’à reconnaître aux travailleuses et aux honteuses « une certaine probité de laquelle, sauf quelques exceptions, ils ne s’écartent jamais »[47]. Il serait certes incongru de prêter au chef de la Sûreté des sentiments d’admiration pour des « tantes » mais le policier, attaché avant tout au respect de l’ordre public et adversaire du scandale, cite presque en modèle un couple discret – qu’on croirait impensable à l’époque – dans lequel une rivette et une honteuse se contentent de vivre leur différence au foyer mais affichent à l’extérieur une normalité exemplaire. Dans la journée, la honteuse vit à la maison, déguisée en femme et occupée à des travaux de broderie, mais le soir venu, à l’heure du dîner il/elle reprend son costume masculin et « le repas terminé les deux inséparables mont[ai]ent dans leur équipage pour aller au café prendre une demi-tasse et lire les journaux ; puis à dix heures, ils remont[ai]ent en voiture et rentr[ai]ent à l’hôtel. Telle était leur existence de chaque jour »[48]. Au fond Canler n’en demande pas plus. Les apparences sont sauves tout comme l’ordre public. N’est-ce pas déjà là un soupçon d’indulgence de la part du chef de la Sûreté qui se réjouit ensuite du fait que, grâce à leur discrétion exemplaire, la rivette et la honteuse n’aient jamais prêté le flanc à la moindre tentative de chantage ? Inversement la tolérance de Canler atteint ses limites lorsqu’une « tante » déguisée en femme s’exhibe, toute honte bue, comme le commun des mortels à une exécution publique. Le policier ne supporte pas les « tantes » lorsqu’elles « ont jeté le masque et que rien ne les fait rougir »[49]. On retrouve ici les réflexes du gardien de l’ordre pour lequel un vice caché doit rester secret et ne saurait être publiquement objet de scandale. Pourtant, à bien y réfléchir, Canler fait preuve, à bien des égards, d’une relative tolérance et d’une clairvoyance qui l’honorent à côté de nombre de ses contemporains qui se sont illustrés par la haine et l’aveuglement, ainsi le socialiste Proudhon déclarant : « Tout meurtre commis par un citoyen quelconque sur le pédéraste […] est excusable »[50]. Si pour Canler l’anomalie antiphysique reste un vice, il n’en demeure pas moins qu’à la différence des pourfendeurs de l’homosexualité jusqu’à une date récente, il ne propose jamais d’envoyer les homosexuels au bûcher. En cela, il mérite déjà notre admiration.

 

[1] Jacques Brenner, introduction aux Mémoires de Canler, Paris, Mercure de France, 1986.

[2] Mémoires de Canler, Paris, Mercure de France, 1986, p. 19

[3] Journal de l’abbé Mugnier (1879-1939), Paris, Mercure de France, 1985

[4 ] ibid., p. 111.

[ 5] Mémoires de Canler, Paris, Mercure de France, 1986, p. 119 sq.

[ 6] François Carlier est lui aussi fonctionnaire de police à Paris, à la tête du service des mœurs de 1850 à 1870 . Etudes de pathologie sociale. Les deux prostitutions paraît en 1887 à Paris chez l’éditeur Dentu. L’ouvrage a été republié en 1981 sous le titre La prostitution antiphysique.

[ 7] D’après Claude Courouve, Vocabulaire de l’homosexualité masculine, Paris, Payot, 1985, l’opposition nature/contre nature apparaîtrait chez Platon dans Les Lois  (636 cd) et Phèdre (251b).

[ 8] Robert Giraud, L’argot d’Eros, éditions Marval, 1992.

[ 9] Canler, op. cit., p. 472

[ 10] ibid., note p. 788.

[ 11] Ibid. p. 465

[ 12] ibid. p. 467

[ 13] Cité par Lionel Labosse, altersexualite.com/spip.php ?article433#forum138

[ 14] Ambroise Tardieu, Etudes médico-légales sur les attentats aux mœurs (1857), Paris, J.B. Baillière, 1857. source : homophob.free.fr/medecine.htm

[ 15] Canler, op. cit., p. 468

[ 16] “racaille” en verlan.

[ 17] Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Le Seuil, 2000

[ 18] Jeffrey Merrick, Bryan T. Ragan, Homosexuality in Modern France, Oxford University Press, 1996, p. 130

[ 19] « In Carliers opinion male prostitution clearly constituted a major criminal problem that needed to be more effectively controlled by the police. He advocated more stringent laws against male prostitution in particular and male homosexual activity in general », ibid. p. 130

[ 20] Laure Murat, « Pour une protosexologie de commissariats et de romans », Revue de l’histoire des sciences humaines , n°17, 2007/2, p. 47-59

[ 21] Canler, op. cit. p. 472

[ 22] ibid. p. 476

[ 23] ibid. p. 492

[ 24] ibid. p. 493

[ 25] cf. supra

[ 26] Régis Révenin, Homosexualité et prostitution masculine à Paris (1870-1918), Paris, L’Harmattan, 2005

[ 27] cf. supra

[ 28] Frédéric Martel, Le rose et le noir. Les homosexualités en France depuis 1968, Paris, Seuil, 2000

[ 29] Canler, op. cit., p. 463

[ 30] Lire à ce sujet Mémoires de Canler, note 102, p. 789

[31 ] ibid. p. 466

[ 32] ibid.

[ 33] ibid. p. 492

[ 34] ibid.

[ 35] ibid. p. 464

[ 36] ibid.

[ 37] Journal de l’abbé Mugnier, p. 145-146

[ 38] Mémoires de Canler p. 469

[ 39] ibid. p.

[ 40] ibid. p. 463

[ 41] ibid. p. 469

[ 42] ibid. p. 470

[ 43] ibid. p.473

[44] ibid. p. 475

[45]ibid. p. 478

[46]ibid. p. 485

[47] ibid. p. 468

[48] ibid. p. 467

[49] ibid. p. 491

[50] cité par Claude Courouve, Vocabulaire de l’homosexualité masculine, p. 175

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -