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Un phénomène majeur
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 Article publié le 15 février 2010.

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Un phénomène majeur
Jean-Michel Guyot

Pour échapper à l’ennui, l’homme ou bien travaille plus qu’il n’en faut (au-delà de ses besoins) ou bien il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui n’est destiné à satisfaire aucun autre besoin que le travail lui-même (entendu comme activité).

Celui que le jeu finit par blaser et qui n’a aucune raison de travailler, il arrive que le désir le saisisse d’un troisième état qui serait ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, un état de félicité tranquille dans le mouvement : c’est la vision que se font artistes et philosophes du bonheur. Frédéric Nietzsche

Spectacle à haute tension, à l’issue imprévisible, mais, dans son déroulement impeccable, réglé comme du papier à musique.

Spectacle vécu au milieu des clameurs d’une foule enthousiaste ou en colère ou bien alors spectacle regardé sur un écran de télévision en direct ou en différé.

En fait, à lui tout seul un nœud de contradictions, que dis-je : un foyer qui tout à la fois attire et repousse, sans qu’il soit possible d’en finir tout à fait avec les sentiments ambivalents qu’il m’inspire. 

Une activité sans équivoque, ceci dit. Sa triple utilité sociale, économique et éducative est incontestable.

Un phénomène qui suscite pêle-mêle des sentiments nobles et malsains chez celui ou celle qui le pratique ou bien se contente d’en jouir comme d’un spectacle : dépassement de soi, sens de la solidarité : tous pour un, un pour tous, dépense physique, mais aussi égoïsme et chauvinisme forcenés, volonté acharnée, obsessionnelle de vaincre, de gagner pour se prouver quoi et à qui ?

Un phénomène qui incline à la rigueur du calcul, à la maîtrise technique la plus aboutie : maestria et déploiement tactique donnés en spectacle, et aussi enthousiasme, possession, transe mystique, foules en délire, exaltation, liesse populaire, joie, fraternité…

Phénomène majeur des temps modernes, à coup sûr.

Phénomène qui mérite ou qui à tout le moins réclame d’être pris un tant soit peu en considération, eu égard aux sommes colossales qu’il draine.

Eu égard aussi à son impact politique, depuis au moins 1936, mais avant déjà. On se souvient d’un certain Pierre de Coubertin…

On dirait que nous avons bien affaire à une activité spécialisée qui met en jeu rien moins que Fla condition humaine toute entière, et ce pour en jouer, et peut-être même pour s’en jouer.

Oui, pour s’en jouer, qui sait ? dans un flirt avec la mort qui n’ose plus s’avouer et qui ne serait plus sensible et visible en ce monde policé que dans ce jeu mortel entre l’homme et la bête qu’est la corrida…

Mais de quoi suis-je donc en train de vous entretenir ?

Du sport bien entendu. Mais vous aviez sans doute deviné.

Le sport…

D’abord, un mot faussement anglais, puisque d’origine française : le substantif desport qui évoque une activité amusante et distrayante.

Un slogan aussi : un appel à mieux vivre dans un corps sain (saint ?) au sein d’une société plus saine, bref un art de vivre qui profite à tout le monde, qui concilie égoïsme et utilité sociale, une industrie aussi, un marché en constante expansion, une promesse de jouvence également, un rempart contre la mort autant qu’un jeu voilé avec elle.

Un sujet inépuisable, un terrain de rencontres, un des lieux communs les plus fréquentés par mes contemporains.

Un sujet glissant.

Cette activité physique pratiquée sous forme de jeux individuels ou collectifs m’a toujours dans l’ensemble prodigieusement barbé. Dans l’ensemble, car il m’est arrivé d’aimer pratiquer un sport, particulièrement la natation.

On peut dire qu’à l’école et au collège je me serai ennuyé ferme, et qu’au lycée la farce a continué de plus belle. Mon aversion pour les jeux collectifs ne s’est jamais démentie, sauf pour le volley-ball, parce qu’il n’y avait pas trop à courir ! J’étais un peu paresseux, je l’avoue, mais rien qu’un peu : j’adorais la gymnastique au sol, et plus tard j’ai aimé l’équitation ainsi que le badminton.

J’ai tâté du tennis, sans succès, je manquais d’adresse. Tout ce que j’ai su faire en cours de sport, c’est éclater une vieille raquette en tapant la balle de toutes mes forces…

Une chose est sure : j’ai très tôt eu le goût de la dépense physique, mais vraiment aucun goût pour l’effort physique qu’on tentait de m’imposer. Sauf une fois : quand j’ai eu à cœur, en sixième, de prouver aux autres que je pouvais courir malgré le souffle au cœur qu’on venait de me diagnostiquer.

Lors de mes premiers matchs de foot, aucun plaisir de quelque nature et intensité que ce soit ! Un désastre, oh pas pour moi, seulement pour mon équipe ! Je n’ai jamais accroché, jamais eu envie de participer à cette footaise, et j’en suis fort aise. 

Courir après un ballon, quelle niaiserie, et qui plus est en compagnie de ces braillards qu’étaient mes chers camarades de classe ou de jeu !

C’est tout du moins l’impression que cette activité réputée virile me faisait à l’époque, et je crois bien que, si quelque autorité me contraignait maintenant à courir après un ballon rond, à des fins de rééducation, mes sensations seraient les mêmes.

Car il s’agissait bien d’une sensation, d’une perception globale - une cénesthésie - qui passait par le corps qui regimbait, qui refusait les règles, qui rejetait l’enrégimentement, de manière viscérale, un refus de tous les muscles qui me montait au cerveau pour palpiter sous la forme d’une pensée simple : non et non !

Plus tard encore, l’instruction progressant, refus absolu de préparer mon corps à des assauts encore plus violents par des exercices quasi militaires, rejet bien pesé de la maxime latine Mens sana in corpore sano, dégoût pour les Romains en particulier, pour la soldatesque et les nations guerrières en général.

Avec au fond de moi tout de même une fascination trouble pour les parades militaires nazies à Nuremberg et ailleurs, entrevues à la télévision dans des documents d’archives, à cause du sentiment de puissance qui s’en dégageait, sorte de vertige, d’exaltation que je reconnaîtrai plus tard en voyant à la télévision des matchs de foot ou de rugby, en observant le public en délire.

Les images de Leni Riefenstahl utilisées pour des émissions historiques réalisées par des gens, qui ne peuvent pas être soupçonnés de sympathie pour le régime hitlérien, sont perverses : ce sont des images de propagande. Etrange tout de même que les historiens fassent pour ainsi dire fi de leur puissance de séduction restée intacte.

Le rejet sans équivoque de tout ce qui marche au pas, de tout ce qui défile fièrement devant une autorité triomphante. Parades militaires devant Staline, Hitler et consorts.

Ecœurement devant ces « hauts » dignitaires.

Et dégoût pour les foules en délire qui les acclamaient, mais j’y reviendrai.

Un parti pris, très tôt. Le rejet de la fascination. Ca mutera plus tard : je n’ai jamais aimé les méga-concerts, les rassemblements de masse, dans les stades, les arènes, les terrains vagues transformés pour l’occasion en lieux de concert en plein air.

Malaise dans les églises aussi devant la ferveur des fidèles. Refus pur et simple de communier.

Une seule exception : le théâtre, l’opéra, la danse, et même l’art wagnérien… Bref, les arts du spectacle. Pourquoi cette exception ? A cause de la noblesse, à cause de la hauteur de vue, pour l’intelligence et la sensibilité réconciliées dans des émotions à couper le souffle. Un fond de romantisme assurément… Qui n’a ses contradictions ? Ce qui est décisif, c’est peut-être la façon dont on les appréhende.

Alors le sport…

Longtemps une activité réputée d’essence mâle, jusqu’à ce que les femmes en mal de virilité et jamais en reste s’y mettent elles aussi… Pourquoi s’en seraient-elles privé d’ailleurs ?

Activité réputée virile, disais-je, parce que quasi guerrière. Derrière le militaire aux manières policées se cache le guerrier sanguinaire, la brute immonde, le monstre assoiffé de sang et avide de tripes à l’air.

Les Grecs avait un mot pour parler des activités physiques qu’ils mettaient en scène à Olympie : ils employaient le mot « la bonne Eris », c’est-à-dire « la guerre bonne », par opposition à la guerre meurtrière par nature.

Admettons ceci : le sport vaut essentiellement - est tolérable - pour ce qu’il est une activité guerrière atténuée, comme l’on parle d’une souche virale atténuée en virologie, une activité encadrée donc où il n’y a en principe pas mort d’homme (ou de femme), sauf accident, et menée en des lieux appropriés et dans un cadre institutionnel réglementé : les fédérations nationales et internationales.

Le hooliganisme tente de réintroduire la violence, en s’y adonnant dans les stades, en vivant la rencontre sportive comme un affrontement guerrier.

Néotribalisme, quand les rencontres ont lieu entre équipes de villes différentes qui se font la guerre par supporters interposés et chauvinisme, nationalisme exacerbé, quand l’enjeu est pour ainsi dire la domination mondiale symbolique…

Dans le meilleur des cas, quand la violence entre spectateurs ou exercée à l’encontre des membres d’une équipe par les supporters de l’équipe adverse ne vient pas gâcher le spectacle, le sport est une activité humaine dont la dangerosité se situe un degré en dessous des joutes auxquelles s’adonnaient les nobliaux de l’Europe médiévale.

La guerre, les joutes ou l’entraînement militaire pour passer le temps entre deux conflits et pour rester en forme, et enfin le sport, le sport pour tous.

Trois degrés donc, du plus dangereux au plus inoffensif.

Réservée à l’origine à une élite guerrière, l’activité physique réglée qu’est le sport, ce dérivé des pratiques guerrières, s’adresse désormais à tout le monde : c’est que le sport, c’est la santé.

Comme tout le monde, j’aime bien être en bonne santé, et plus jeune j’aurais bien aimé être un super costaud bien bâti. Ca rassure, et parfois ça peut même sauver la vie, en tous cas, une bonne démonstration de force, c’est dissuasif à souhait.

La connotation guerrière du sport ne m’a jamais rebuté en soi. Pour autant, je n’ai jamais été attiré par la carrière militaire. Je l’ai assez suggéré plus haut. Comme tous les garçons de mon âge, j’ai adoré jouer aux cow-boys et aux Indiens. Je me prenais facilement au jeu, et j’ai parfois été rude. J’aimais m’oublier dans ces jeux de rôles, et une certaine brutalité garçonne ne m’a jamais effrayé, sans pour autant que je la recherche. Je n’ai pas goûté aux joies d’un sadisme naissant, en jouant au guerrier Sioux. Les coups pris ne m’ont jamais fait peur, et les coups assénés, je les ai toujours volontairement modérés pour ne pas faire trop mal.

Enfant, je ne pensais pas à cet aspect des choses. Je ne pensais pas du tout, même si je réfléchissais déjà beaucoup au sens de ce que je voyais et entendais autour de moi, ressentais et éprouvais en moi-même.

Je vivais dans l’instant, tout à la joie de mes jeux guerriers. En revanche, quand je voyais des camarades s’agiter en tous sens, en courant derrière un ballon et quand je les entendais s’insulter copieusement à chaque passe manquée ou bien à chaque but raté, je me disais que tout cela n’était pas pour moi. Sans moi, les gars !

Politique de la chaise vide, ou comme on dit en allemand : Ohnemichhaltung.

« Une attitude sans moi » qui allait durer et s’amplifier au fil du temps, jusqu’à me faire passer pour cette personne hautaine et cassante qu’il m’est arrivé d’être, je le confesse bien volontiers.

Là où l’expression allemande est intéressante, c’est qu’elle est à double sens : le sens premier contredit même totalement le sens second, mais nullement secondaire : « sans moi » signifie évidemment qu’on ne désire pas participer, mais, à la réflexion, peut vouloir dire aussi, et c’est ainsi que, personnellement, je l’ai vécue : sans qu’aucun moi ne soit en jeu, c’est-à-dire sans gloriole, sans volonté de se mettre en valeur par l’exploit sportif pseudo-guerrier.

 

Pas d’héroïsme, pas d’exploit, pas de distinction ! Anti-olympique, mon attitude d’alors, complètement opposée à la valorisation de l’athlète vainqueur pour lequel le plus grand poète lyrique grec, Pindare, écrivait des dithyrambes qui devaient tant frapper Hölderlin plus de vingt siècles après leur création et devenir une des sources de la poésie moderne via le même Hölderlin !

Les insultes, les gros mots fusaient de partout sur le terrain de sport improvisé. Oui : improvisé : il faudra attendre encore une bonne dizaine d’années, avant que ne s’impose à nos modernes élus la nécessité d’implanter des terrains de sport pour occuper « les jeunes »…

Si j’avais grandi dans un milieu bourgeois, j’aurais sans doute tâter de la raquette de tennis, j’aurais peut-être enfourché un canasson, et l’hiver, année après année, j’aurais perfectionné mon ski…

Mais non, ça n’a pas tourné comme ça. Le foot, rien que le foot, autour de moi, les piailleries, les insultes, et même les coups parfois. Très peu pour moi !

Le mieux est de pratiquer un sport pour son bien-être personnel. Alors vive le foot, s’il vous rend heureux !

La ferveur collective, l’enthousiasme chauvin sont monnaie courante. On me permettra de ne pas donner là-dedans.

Mais il faut reconnaître que la pratique du sport exalte la vie ascensionnelle, qu’elle donne l’occasion de « bien se marrer », de passer un bon moment entre copains, de concilier mise en valeur personnelle et esprit d’équipe… 

Le sport n’est qu’un jeu, certes, pas un art, mais la dépense qu’il propose est une belle et bonne chose.

Jean-Michel Guyot

11 février 2010

 

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