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La calbombe céladone de Patrick CINTAS
Cinéma-roman & Roman-cinéma

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 Article publié le 14 avril 2010.

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Cinéma-roman & Roman-cinéma

« J’suis pas bête, j’suis douanier ! » semble ânonner Jean-Claude Carrière à la télé où on le voit souvent en ce moment. Et pour cause : il est co-auteur d’un « essai » intitulé N’espérez pas vous débarrasser des livres, pochade écrite avec Umberto Eco sur le délicat sujet de l’Internet et du livre numérique, « discussion à la fois érudite et humoristique, savante et subjective, dialectique et anecdotique, curieuse et goûteuse. ». Ne doutons pas de l’érudition, de l’humour, etc., d’Umberto Eco. Par contre, dès les premiers mots, Jean-Claude Carrière apparaît plutôt comme le dindon de la farce, l’idiot d’une famille à laquelle il ne peut appartenir : celle des écrivains. Certes, il est un excellent scénariste, spécialisé dans la « dramatisation ». Mais de là à s’improviser « écrivain », il n’y a qu’un pas qu’il franchit d’ailleurs sans scrupule tellement il a l’air sincèrement idiot. « Dramatiser » est un métier qu’il connaît comme s’il l’avait inventé, mais il n’en est justement pas l’inventeur : c’est l’industrie du cinéma qui offre cet emploi et rares sont ceux qui peuvent se féliciter d’avoir servi Buñuel. Cela dit, l’auteur d’un film de Buñuel, c’est Buñuel, pas Carrière.

Je viens d’assister à une scène de télévision dont Jean-Claude Carrière était l’un des protagonistes « invités ». Le comique de service chargé d’animer le plateau demande à quelques spécialistes de citer le livre qu’il mettent au-dessus ou au-dessous de tout. Voici Jean-Claude Carrière « interpellé » : « on » lui a demandé de bâtir un scénario autour de Belle du Seigneur. Et bien voici le raisonnement : « Je n’ai pas pu finir ce livre, il est froid, creux, il ne contient rien, pas d’émotion, il est nul parce qu’on ne peut pas en faire un scénario. » Immédiatement, un autre invité « rattrape » cette imbécillité en expliquant poliment, à la française, que Jean-Claude Carrière n’y trouve pas une « histoire » et que par conséquent il lui est difficile de construire un scénario « dans ces conditions ». Sur ce, le Jean-Claude Carrière en question ferme sa gueule et on ne l’entend plus. Mais Patrick Grainville, autre « scénariste » qui se fait passer pour un « écrivain », ajoute tout aussi bêtement que Belle du Seigneur est vieilli et donc parfaitement dépassé selon sans doute ses propres critères « littéraires » qui consistent, pour ceux qui l’ont lu, à ramasser par terre toujours les mêmes ingrédients : cul, discours sur une littérature de manuel scolaire, conneries en tout genre. Et non content de se manifester par cette nouvelle idiotie, il indique que son livre préféré, c’est Une saison en enfer, à la fois « invention de la littérature moderne » et touchante expression de la… Charité. Si Jean-Claude Carrière est sans doute un brave ouvrier un peu pecque, Patrick Grainville est un aussi bon ouvrier, mais dans le genre vendeur de merde, et tripoteur à l’occasion.

Décevante télévision.

Pourtant, le Salon du livre de Paris, dont on dit qu’il vient de vivre ses derniers jours, reçoit un auteur aussi universel que Paul Auster à côté duquel Jean-Claude Carrière à l’air d’un copiste et Patrick Grainville d’une poétesse en mal d’amour. Certes, Paul Auster n’est pas un grrrrand écrivain dans le sens où Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline ont changé la littérature. Paul Auster n’écrit pas vraiment, sauf quand il écrit de la poésie, mais sa poésie est fort mal connue et c’est plutôt à ses narrations que l’on pense quand il est question de lui. C’est un auteur parfaitement conscient de la valeur de son travail et des moyens dont il dispose. Il se limite d’ailleurs plutôt au conte qu’au roman à proprement parler et ses recherches ne semblent pas avoir beaucoup avancé depuis vingt ans.

Je viens de comparer le texte de Cité de verre tel qu’il a été traduit avec la bande dessinée, supervisée par Art Spiegelman, qui le reproduit. Pour moi, les deux versions ont la même force, qui est celle du conte. Si Cité de verre avait été un roman à part entière, c’est-à-dire écrit, alors, selon un bon vieux principe hitchcockien, l’adaptation graphique aurait été inférieure, voire impossible. Or, la BD est parfaitement fidèle au texte dont elle reprend d’ailleurs des extraits qui, réduit à des phylactères, ne perdent rien de leur pertinence.

Et selon les mêmes lois du conte, l’air laissé libre au lecteur ne manque pas. C’est-à-dire que le lecteur trouve naturellement sa place dans un texte qui tient compte de son existence. C’est le principe même du conte, analysé ailleurs par Paul Auster lui-même. Alors que Céline ou Proust occupent toute la place, ne laissant au lecteur que la possibilité de refermer le livre ou de n’en jamais oublier la sonore puissance, Auster « raconte », ménageant des endroits où l’imagination facile du lecteur ou son érudition peuvent « s’exprimer » en toute liberté. C’est ce que fait Jean-Claude Carrière quand il réussit un scénario à tel point que Buñuel l’accepte et signe. Si Buñuel n’avait pas sa place dans le scénario, il n’entrerait pas et Jean-Claude Carrière en sortirait par la petite porte. Jean-Claude Carrière sait cela d’instinct. Grainville le sait aussi, mais laborieusement, jamais sûr d’avoir trouvé les bonnes doses de cul et d’ « instruction ». Il a un talent d’imposteur, et non pas de… magicien.

Prenons Hemingway à qui Jean-Claude Carrière, par pur antiaméricanisme, mais aussi parce qu’il n’a pas pu dramatiser un seul récit de cet écrivain, ne « veut pas ressembler » : Hemingway supprime le début et la fin d’une histoire. La question est : est-ce pour laisser de la place au lecteur ?

Toute l’erreur repose sur un malentendu qui n’est pas que français : Djuna Barnes se révolte contre le fait qu’on mette au même niveau (d’écriture) Ernest Hemingway et James Cain (auteur de polars). Paul Auster lui-même « reconnaît » la dette de la littérature au roman dit populaire. C’est que, dans sa « logique » de conteur, il ne peut faire autrement. Il est évident que ses « trucs », il ne les a pas trouvés chez Faulkner (qui savait aussi conter, mais uniquement à sa manière), mais chez les auteurs de polars et autres récits des émotions faciles et des idées courantes. Il faut toutefois reconnaître que Paul Auster réussit son tour de force : le niveau intellectuel de ses « contes » est élevé alors que les « romans » bricolés de Grainville ne s’élèvent jamais au-dessus de la branlette. Et si l’on considère le « scénario » de Jean-Claude Carrière, il n’est qu’un instrument de travail et tout le travail de création appartient à Buñuel. Autre différence avec ces deux « auteurs », Auster est un véritable artiste inventeur d’un nouveau style de roman qui n’appartient qu’à lui et qui peut faire « école ».

Paul Auster, le narrateur, est aussi conscient d’une autre limitation de son art : il emprunte l’idée à George Bataille : il y aurait, selon ce saint catholique, deux espèces de livres : les livres expérimentaux, qui sont le résultat d’une hypothèse dure et froide, et les livres qui s’imposent à leurs auteurs, véritables œuvres indiscutables. Les livres de Grainville résultent de l’application de recettes aux ingrédients recherchés par ses lecteurs. Ils ne sont pas construits, ne viennent de nulle part et n’engagent pas autre chose que la reproduction de petites manies qui font partie d’un jeu entendu d’avance. Les dramatisations de Carrière constituent le préalable de l’œuvre qui va être créée par le cinéaste qui ne pourrait rien créer d’authentique si le texte même du scénario était un chef-d’œuvre ; Hitchcock et Truffaut se sont déjà entretenus sur ce sujet essentiel. Hitchcock précise bien qu’il a besoin 1) d’un mauvais roman, 2) d’un bon scénario 3) de génie propre. Jean-Claude Carrière, qui n’a pas lu Truffaut (et qui n’a pas lu grand-chose) envisage de dramatiser un chef-d’œuvre, Belle du Seigneur, ce qui est parfaitement contraire au bon sens. Qu’il en tire la conclusion que ce véritable roman est nul n’est que la preuve que Jean-Claude Carrière n’est plus rien dès lors qu’il se trouve seul face aux difficultés ; il s’agit plutôt de quelqu’un qui a été bien « utilisé » par d’autres qui eux avaient quelque chose à dire et à faire.

Mais revenons à Bataille, et donc à Auster : la remarque de Bataille n’est pas aussi judicieuse qu’elle en a l’air au premier abord. Elle est certes utile à Auster qui a besoin de théoriser sa pratique du récit, comme il a absolument besoin d’ « adouber » le polar. Son expérience ne doit pas demeurer « expérimentale » si la question est d’élever son texte au statut de roman « littéraire ». Paul Auster me fait penser à Woody Allen qui sait exactement ce qu’est le vrai cinéma, mais qui n’a d’autre ambition que d’en faire un bon. Du coup, la comédie devient le modèle et le bavardage visuel et dramatique prend toute la place, alors que le cinéma est d’abord une invention de l’image comme le souligne avec insistance Hitchcock. Chez Auster, le roman ne peut pas « revenir », comme cela arrive à tout écrivain qui cherche l’expérience fondamentale, celle qui va le « caractériser » au point de le différencier des autres. C’est alors le polar qui s’installe et impose ses lois, lesquelles concernent essentiellement, pour ne pas dire uniquement, la cohérence, et donc la logique. D’ailleurs, la critique ne s’y est pas trompée, irritant cet auteur intelligent et surtout réfléchi. Paul Auster est vite devenu un auteur de polars littéraires, un jeu somme toute assez vain qui n’a pas tout de suite convaincu. Car Auster s’adressait d’abord à des connaisseurs pas faciles à tromper question littérature. Et ce n’était d’ailleurs pas son intention, comme Jean-Claude Carrière n’a jamais eu l’intention de se foutre du monde, ce qui est le cas de Patrick Grainville qui y réussit parfaitement. Paul Auster devait donc débarrasser son terrain du soupçon de l’expérimental et de celui du conte populaire. Il fallait à tout prix que ses livres paraissent « arrachés » à lui-même, qu’il soit évident qu’il ne pouvait pas faire autrement que de les écrire et qu’ainsi il devenait impossible de le priver du titre et des honneurs de l’écrivain authentique. Il a joué là sur un terrain difficile. Convaincre à la fois le véritable amateur de littérature et l’amateur d’émotions fortes n’est pas donné à tout le monde. On sait à quel point il a réussi. Son œuvre n’est pas considérée comme « expérimentale », ce qui l’aurait réduit à l’« impubliable » dans le sens où cela est entendu par exemple sur le site ubu.com. Ses livres ne sont pas non plus de vulgaires polars et pourtant ils sont aussi passionnants que les meilleurs d’entre eux.

L’idiot français, particulièrement en matière de jugement littéraire, s’applique en général, parce qu’il est de mauvaise foi ou simplement idiot, à différencier le texte expérimental du texte « lisible ». Il est d’accord pour accepter l’existence du texte illisible ou peu lisible à la condition que celui-ci soit marqué du seau de l’expérience, de l’hypothèse en tout cas. Et sur ce sujet, l’idiot, par exemple Jean-Claude Carrière, met un point d’honneur à affirmer que son « métier » passe avant toute expérience que par définition « on » ne peut pas prendre au sérieux. Ainsi, j’ai lu quelque part sur l’Internet que Le tunnel de William Gass est un « pavé expérimental » ainsi décrit par l’idiot : « 720 pages. En un tweet : Un vieil historien achève un livre sur l’Allemagne d’Hitler. Mais c’est l’histoire de sa propre vie qu’il se met soudain à rédiger… Difficulté principale : se farcir la confession désordonnée d’un historien du nazisme en fin de course n’a rien de très folichon : des histoires de vieux con, de micro-sexe, d’intello d’un autre siècle, peuvent être réellement pénibles à suivre. Pourquoi il faut se forcer : parce que ce qu’il y a de mieux, dans Le Tunnel, c’est le bout. Les conditions idéales pour le lire : rester cloîtré chez soi, comme le fait le narrateur qui se creuse, en écrivant, sa propre tombe. »

On peut difficilement faire mieux comme idiotie. D’abord parce que Le tunnel n’est pas un texte expérimental dans le sens où l’entend George Bataille. Les trente ans qu’il a passés à composer et parfaire ce texte prouvent assez qu’au contraire il faut considérer que ce texte est plutôt subi par son auteur qui n’a pas pu faire autrement que de s’y consacrer peut-être au détriment d’une littérature du divertissement que son talent même d’écrivain pouvait proposer à des lecteurs amusés d’avance par les propositions indélicates (du style Grainville). Notons que l’écriture même de William Gass, merveilleusement traduite par Christophe Claro, ne présente aucune difficulté majeure du côté du signifiant ; par contre, le contenu ne peut que dépasser le niveau moyen de l’idiot qui ne peut pas comprendre ce qu’il lit, raison pour lui d’en rejeter l’intransigeante proposition. On voit ici qu’un texte nécessairement écrit par son auteur est à la fois classé comme « expérimental », donc illisible et de peu d’intérêt émotionnel, et comme idiotie, ce qui ne laisse pas d’étonner de la part d’un idiot. Considérant cette fois l’« expérience » non moins touffue d’Onuma Némon, auteur de la Cosmologie, l’idiot se garde bien d’aller trop loin dans la critique d’un ouvrage français et se contente de parler d’un « voyage excessif dans le temps et l’espace », style de remarque qui n’engage à rien et permet à son auteur de ne pas déclarer clairement son idiotie. Idiotie qui lui permet néanmoins d’affirmer sans rougir que les « expériences » (Nouveau roman, William Gass, etc.) ne valent rien en comparaison, tenons-nous bien, des « chefs-d’œuvre » signés Nothomb, Djian, Grainville, Gavalda, Musso, Werber, et consorts…

Autrement dit, si on veut être apprécié par un idiot, mieux vaut s’en tenir aux effets de trompe-l’œil et aux grandiloquences du style partagés par les consommateurs d’évasion facile et de fête vernaculaire. Heureusement, tout le génie de Paul Auster consiste à établir un réel équilibre entre l’aventure authentique et la qualité des découvertes. Mais je crains qu’aucun cours sérieux de littérature n’améliore jamais le triste fonctionnement cérébral de Jean-Claude Carrière, heureux idiot, ni les bricolages impotents de Patrick Grainville. Pourtant, l’œuvre de Paul Auster est une leçon d’intelligence et d’honnêteté. La littérature prétendument « expérimentale » a besoin de cet effort scintillant à défaut d’être vraiment éclairant. Il y a si loin entre le conte tel que Kafka le lance dans l’univers et la fable alicienne somme toute inerte poussée par Daniel Queen et son ventriloque.

 Ceci pour réagir aux propos de cet autre idiot français exprimé récemment dans le Figaro Internet : Tout le monde le sait, mais personne ne le dit : la vache sacrée des lettres américaines, chouchou des Français, n’a pas fait de bon livre (sic) depuis des lustres. Cette fois-ci, il pense avoir trouvé la bonne idée : incapable d’écrire un roman digne de ce nom, il crée un personnage qui n’arrive pas à finir le sien. C’est mal écrit, mal construit, perclus de dialogues ni faits ni à faire, de rebondissements jamais crédibles et d’histoires d’inceste idiotes. Pour mieux charmer son lecteur gaulois, Auster n’oublie pas de caser de longs passages à Saint-Germain-des-Prés. Au mieux, c’est un médiocre roman de gare ; au pire, la fin d’une carrière (Nicolas Ungemuth).

Langue et cerveau de l’idiot français : c’est sans doute imité de ces soit-disant « polémistes » qui font le lit des radios et autres médias destinés aux revanchards de la post-modernité.

 

Invisible, de Paul Auster, Actes Sud. Traduit par Christine Le Bœuf.

 

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