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Article publié le 3 janvier 2005. oOo
" Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si mystérieuse ! " [How the earth must have been disturbing in the past, when it was so mysterious !] Ces mots de Maupassant évoquent une vision énigmatique et même hallucinatoire du passé. Le mystère de l’inconnu et l’aspect troublant de l’incertain sont parmi les thèmes qui se trouvent souvent chez le conteur, notamment dans les nouvelles Le Horla, Apparition, et La Peur ; c’est de cette dernière qu’est tirée la citation ci-dessus. Maupassant fait partie de la grande tradition de conteurs du fantastique et surnaturel, celle qui s’étend du romantique allemand Hoffmann jusqu’à l’Américain Edgar Poe. C’est pourtant à partir d’une perspective contemporaine que je voudrais lire la peur, comme elle est évoquée dans ce conte. Ce n’est donc pas vraiment les événements de l’histoire qui m’intéressent, mais plutôt la tentative de Maupassant à définir " la peur " et la description qu’il en fait à travers ses personnages. La phrase mise en exergue est prononcée par un vieillard, compagnon de voyage accidentel de l’auteur-narrateur. On pourrait lire l’échange qui suit cette phrase comme une interprétation de la peur du surnaturel à l’époque de Maupassant, ou bien, plus intéressant encore, elle pourrait se traduire en lecture de la culture américaine contemporaine, des phobies modernes, et de ce que l’on pourrait appeler préjugés superstitieux envers des stéréotypes populaires aux États-Unis. " ...j’appartiens à la vielle race naïve accoutumée à ne pas comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité. " Ce voyageur se plaint alors que l’imagination soit dépeuplée depuis la suppression de l’invisible. Il est clair à présent d’où vient cette argumentation si nostalgique. L’invisible ou l’inconnu, ou le fait de simplement en parler, possède le pouvoir de nous inspirer la peur autant que des visions du fantastique. Mais avant de continuer l’analyse de La Peur, ramenons ces observations au niveau contemporain. A mesure que la science et la technologie avancent, on peut présumer que la prise qu’exercent le surnaturel et le fantastique sur notre imaginaire collectif s’est affaiblie. Il reste, néanmoins, un élément de la société qui laisse ouvert l’imaginaire collectif à des croyances qu’on ne peut décrire que comme surnaturelles. C’est la crédulité des gens, leur bonne foi en les média, qui créent une ouverture à de nouvelles superstitions, un sous-courant difficile à capter, mais qu’on perçoit malgré tout un peu par-ci, un peu par-là. Ici, faut-il un exemple ? A toute discussion de tous les jours, qu’il s’agisse des événements courants qu’on entend raconter au supermarché, ou bien qu’elle fasse partie du compte rendu d’une émission récente de " 24 " ou d’un show semblable, on peut sentir l’irruption du terrorisme dans toutes les couches de la société ; il se reflète sur chacune des nombreuses facettes de notre vie. On aperçoit des images à la télé, on entend mentionner des noms, des horreurs, l’augmentation de " l’alerte terreur ", et on arrive à conceptualiser l’ennemi comme homme arabe, musulman, tout en laissant se noyer les appels lointains à la tolérance de l’Islam, qui n’est point l’ennemi, dans le grondement constant de la peur, celle construite par les media, évoquant des menaces et une méfiance accablantes. Si ce qu’on nous dit semble vrai, il est probablement vrai, n’est-ce pas ? " Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. " Il reste, je crois, chez tous les peuples du monde, un certain degré d’apathie, un élément qui voudrait que ce soit toujours quelqu’un d’autre qui réfléchisse et questionne à notre place. Je me rappelle, en lisant un roman de science-fiction, d’une population fictive qui avait construit des moines électroniques pour croire aux choses auxquelles les gens n’avaient pas envie de croire eux-mêmes [1]. C’est exactement la mentalité qui prévaut chez beaucoup de citoyens américains. Si quelque chose n’est pas clairement incroyable et fictif, on laisse souvent d’autres gens nous dire s’il était vrai, qu’il s’agisse de menaces violentes, de problèmes économiques, ou des questions de " moralité. " Parfois ces " autres gens " sont des politiciens, personnages religieux, enseignants, journalistes, ou bien même des metteurs en scène. Si on n’est informé qu’en partie, on a tendance à craindre ces choses qu’on ne comprend pas : d’autres religions, d’autres cultures, d’autres sexualités... Il faut, bien sûr, chercher à s’informer quelque part, mais souvent les gens s’informent par une voie particulière sans se poser des questions sur la validité de ce qu’ils entendent, et sans chercher d’autres points de vue. Et quand la source qu’on choisit pour s’informer sur le monde réel n’offre que la peur et la méfiance, on pourrait aussi bien prendre ses nouvelles chez Maupassant. " ...si nous nous trouvions seuls tout à coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer, bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel. " Le terrorisme et ses apparitions omniprésentes ont touché la psyché américaine en laissant des traces sur tout aspect de notre culture. Ses traces se traduisent en de nouvelles peurs, la xénophobie renouvelée, et le délit de faciès à un niveau individuel et personnel. Les gens ont suffisamment peur pour croire qu’on les terrorise tout simplement à cause du fait qu’ils sont " libres ". C’est la nature cachée ou invisible de ces dangers terrifiants qui les rend surnaturels ou, si vous voulez, fantastiques. Le surnaturel reste ainsi jusqu’à ce qu’on découvre la vérité ; en certains cas, on ne la découvre jamais. D’ailleurs, les événements dits surnaturels ne sont pas toujours des cas de vampires, de fantômes, ou d’extraterrestres. La disparition aux Etats-Unis de Jimmy Hoffa, les affaires de la CIA, et même l’assassinat de John F. Kennedy se comptent parmi les mystères non résolus qui ont hérité du legs fantastique qui appartenait autrefois au monstre de Loch Ness et au Triangle de Bermudes. Chaque génération se fait ses propres histoires fantastiques. Il est bien probable que les " légendes urbaines " d’aujourd’hui vont éventuellement inclure des mythes de terrorisme, ou si vous préférez le présent discours politique, de " terreur. " Le fait de donner un tel nom à une tactique politique montre l’idéologie renouvelée de Manichéisme dans le gouvernement actuel, celle qui sépare les bons des mauvais, et le " nous " du " eux, " mais on use différemment quand il s’agit de la " liberté " qu’on oppose au " mal. " Il est intéressant que le discours politique ne mette pas " le bien " en opposition au " mal. " Peut-être serait-il trop ambitieux (orgueilleux ?) de prétendre au monopole du " bien " dans le monde. Être un leader du monde et également le protecteur de la démocratie doit suffire, au moins pour l’instant. " On n’allume pas un feu pareil, à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe ? Que faisaient-ils donc ? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable. " Ils n’ont pas dû trop imaginer. Il y a plusieurs raisons possibles pour ce qu’ils ont vu. Néanmoins, il leur est plus facile d’imaginer l’invraisemblable que de chercher une explication réelle. Le vieux préfère créer une explication à son goût fantasmagorique. Cette réponse réactionnaire est aussi celle qu’on trouvait à Salem en Massachusetts pendant les fameuses chasses aux sorcières. On peut assurément comprendre que des croyances superstitieuses ou fantastiques se trouvent au passé, avant les avances scientifiques et technologiques, où dans des parties du monde où règne le fétichisme, par exemple. Mais quand de " modernes " chasses aux sorcières arrivent au vingtième et maintenant au vingt-et-unième siècles, on doit faire attention. Le McCarthyisme des années 50 a démontré le grave risque de croire aux peurs paranoïaques et exagérées d’une minorité anxieuse. La menace de l’expansion communiste étant passée, nous sommes arrivés à une nouvelle époque de peur, aussi répandue que les précédentes, mais qui offre cette fois-ci le terrorisme comme ennemi. Imaginez le compte rendu par deux voyageurs en train aujourd’hui qui aperçoivent deux hommes dans une forêt américaine, vêtus en musulmans stéréotypés, barbus, en turban, autour d’un feu à minuit. Aucune question sur la nature des explications que ces observateurs vont se fabriquer. [1] Douglas Adams, Dirk Gently’s Holistic Detective Agency. |
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