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La réapparition de la peur surnaturelle : depuis Maupassant jusqu'à la « terreur » post-onze septembre
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 Article publié le 3 janvier 2005.

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" Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si mystérieuse ! "

[How the earth must have been disturbing in the past, when it was so mysterious !]

 Ces mots de Maupassant évoquent une vision énigmatique et même hallucinatoire du passé. Le mystère de l’inconnu et l’aspect troublant de l’incertain sont parmi les thèmes qui se trouvent souvent chez le conteur, notamment dans les nouvelles Le Horla, Apparition, et La Peur ; c’est de cette dernière qu’est tirée la citation ci-dessus. Maupassant fait partie de la grande tradition de conteurs du fantastique et surnaturel, celle qui s’étend du romantique allemand Hoffmann jusqu’à l’Américain Edgar Poe. C’est pourtant à partir d’une perspective contemporaine que je voudrais lire la peur, comme elle est évoquée dans ce conte. Ce n’est donc pas vraiment les événements de l’histoire qui m’intéressent, mais plutôt la tentative de Maupassant à définir " la peur " et la description qu’il en fait à travers ses personnages. La phrase mise en exergue est prononcée par un vieillard, compagnon de voyage accidentel de l’auteur-narrateur. On pourrait lire l’échange qui suit cette phrase comme une interprétation de la peur du surnaturel à l’époque de Maupassant, ou bien, plus intéressant encore, elle pourrait se traduire en lecture de la culture américaine contemporaine, des phobies modernes, et de ce que l’on pourrait appeler préjugés superstitieux envers des stéréotypes populaires aux États-Unis.
 Le monsieur dont on parle semble avoir la nostalgie d’une époque passée où les gens avaient peur de l’inconnu ; ce qui leur fournissait divertissement, ainsi qu’à Maupassant sans doute, de ressources pour son écriture. La vraie peur, comme l’envisage le personnage de Maupassant, n’est autre que celle de l’inconnu. La peur d’une perte quelconque (d’argent, d’amour, d’un job) n’est pas acceptable pour lui. On sait comment était la vie avant l’amour. On connaît assez le chômage pour comprendre ce que c’est. La vraie peur ici n’est que cette rencontre de l’inconnu qui peut se manifester par la bienveillance ou la nuisance. Celui qui nous parle dans ce conte se plaint que dès l’instant où on commence à explorer l’inconnu, notre imagination s’en trouve diminuée. Plus on sait, ou croit savoir, moins on peut jouir de la fantasmagorie du surnaturel. Mais la vérité du savoir dépend en grande partie des moyens utilisés pour s’informer, et aussi des agents. Sans aller jusqu’à affirmer que l’intelligence du citoyen moyen soit plus basse qu’elle ne l’est, on doit quand même faire face à la réalité que les média présentent leurs produits (il faut le dire ainsi) d’une façon qui représente des fictions comme réelles, et de véritables événements actuels comme histoires sensationnelles, contes fantastiques. Les infos sont entachées de chauvinisme et de mauvaise foi journalistique. Beaucoup des émissions les plus regardées se présentent d’une manière assez vraisemblable qu’un grand nombre de gens aujourd’hui pourraient être très facilement amenés à croire ce qu’ils voient et entendent à la télé, même s’il n’y existe aucune preuve tangible. Au reste, il en est de même au cinéma, ou bien à la radio. Ce n’est pas diminuer la capacité de la population américaine que de signaler la tendance de confondre faits et fictions. Bien qu’on réalise que tout ce qui nous est montré à la télé, n’est pas vrai, il n’est cependant pas toujours clair à quel point ce qu’on voit est vrai ou faux. Aux États-Unis d’où j’écris, que ce soit le protocole aux urgences médicales sur " ER ", ou les exagérations et fabrications des shows " talk radio, " ou que ce soit également les menaces nationales d’anthrax pendant n’importe quelle émission d’un " CSI " (Crime Scene Investigation), on peut se permettre de dire sans risque d’exagérer qu’au moins une partie des Américains croit aux mensonges qu’ils absorbent des média beaucoup plus qu’ils ne le voudraient en réalité. Quand il s’agit de l’exploration de l’inconnu, les modalités d’approche du phénomène s’avèrent essentielles.
Pour notre vieillard en voyage, c’est bel et bien la science qui avait conduit à la chute du surnaturel. Pour le lecteur actuel, il semble pourtant que le surnaturel survive en dépit de la science et de la raison. Les romans de science fiction et d’horreur se vendent aujourd’hui en profusion, et les amateurs de ces genres remplissent les cinémas pour assister au spectacle du nouveau film d’horreur ou " thriller " surnaturel. Il semble qu’au moins les Américains n’aient pas perdu leur vif intérêt dans le surnaturel et l’invraisemblable. Est-ce qu’ils y croient ? Ceci est une autre histoire.

" ...j’appartiens à la vielle race naïve accoutumée à ne pas comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité. "

 Ce voyageur se plaint alors que l’imagination soit dépeuplée depuis la suppression de l’invisible. Il est clair à présent d’où vient cette argumentation si nostalgique. L’invisible ou l’inconnu, ou le fait de simplement en parler, possède le pouvoir de nous inspirer la peur autant que des visions du fantastique. Mais avant de continuer l’analyse de La Peur, ramenons ces observations au niveau contemporain. A mesure que la science et la technologie avancent, on peut présumer que la prise qu’exercent le surnaturel et le fantastique sur notre imaginaire collectif s’est affaiblie. Il reste, néanmoins, un élément de la société qui laisse ouvert l’imaginaire collectif à des croyances qu’on ne peut décrire que comme surnaturelles. C’est la crédulité des gens, leur bonne foi en les média, qui créent une ouverture à de nouvelles superstitions, un sous-courant difficile à capter, mais qu’on perçoit malgré tout un peu par-ci, un peu par-là. Ici, faut-il un exemple ? A toute discussion de tous les jours, qu’il s’agisse des événements courants qu’on entend raconter au supermarché, ou bien qu’elle fasse partie du compte rendu d’une émission récente de " 24 " ou d’un show semblable, on peut sentir l’irruption du terrorisme dans toutes les couches de la société ; il se reflète sur chacune des nombreuses facettes de notre vie. On aperçoit des images à la télé, on entend mentionner des noms, des horreurs, l’augmentation de " l’alerte terreur ", et on arrive à conceptualiser l’ennemi comme homme arabe, musulman, tout en laissant se noyer les appels lointains à la tolérance de l’Islam, qui n’est point l’ennemi, dans le grondement constant de la peur, celle construite par les media, évoquant des menaces et une méfiance accablantes. Si ce qu’on nous dit semble vrai, il est probablement vrai, n’est-ce pas ?

" Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. "

 Il reste, je crois, chez tous les peuples du monde, un certain degré d’apathie, un élément qui voudrait que ce soit toujours quelqu’un d’autre qui réfléchisse et questionne à notre place. Je me rappelle, en lisant un roman de science-fiction, d’une population fictive qui avait construit des moines électroniques pour croire aux choses auxquelles les gens n’avaient pas envie de croire eux-mêmes [1]. C’est exactement la mentalité qui prévaut chez beaucoup de citoyens américains. Si quelque chose n’est pas clairement incroyable et fictif, on laisse souvent d’autres gens nous dire s’il était vrai, qu’il s’agisse de menaces violentes, de problèmes économiques, ou des questions de " moralité. " Parfois ces " autres gens " sont des politiciens, personnages religieux, enseignants, journalistes, ou bien même des metteurs en scène. Si on n’est informé qu’en partie, on a tendance à craindre ces choses qu’on ne comprend pas : d’autres religions, d’autres cultures, d’autres sexualités... Il faut, bien sûr, chercher à s’informer quelque part, mais souvent les gens s’informent par une voie particulière sans se poser des questions sur la validité de ce qu’ils entendent, et sans chercher d’autres points de vue. Et quand la source qu’on choisit pour s’informer sur le monde réel n’offre que la peur et la méfiance, on pourrait aussi bien prendre ses nouvelles chez Maupassant.
Cette incompréhension qui mène à croire à l’invraisemblable et au surnaturel de certains événements vient trop souvent de malentendus et de l’obscurité des faits qui sont ailleurs disponibles et ordinaires. Dans La Peur Maupassant raconte deux anecdotes, une du russe Tourgueneff et l’autre racontée par son compagnon de voyage, où une rencontre fantastique perd son mystère au moment de la révélation des faits réels. Une femme-monstre rencontrée dans une rivière et une brouette-fantôme dans la forêt redeviennent une folle, disons ordinaire, qui se baignait, et une brouette ordinaire poussée par un enfant. C’est après la démystification occasionnée par Maupassant qu’on comprend que la peur qu’éprouvent les conteurs n’est que l’effet de coïncidences bizarres, mais tout à fait naturelles. Naturellement, ce qui n’est pas mon propos ici Maupassant pousse en d’autres lieux le fantastique jusqu’à son paroxysme.

" ...si nous nous trouvions seuls tout à coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer, bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel. "

 Le terrorisme et ses apparitions omniprésentes ont touché la psyché américaine en laissant des traces sur tout aspect de notre culture. Ses traces se traduisent en de nouvelles peurs, la xénophobie renouvelée, et le délit de faciès à un niveau individuel et personnel. Les gens ont suffisamment peur pour croire qu’on les terrorise tout simplement à cause du fait qu’ils sont " libres ". C’est la nature cachée ou invisible de ces dangers terrifiants qui les rend surnaturels ou, si vous voulez, fantastiques. Le surnaturel reste ainsi jusqu’à ce qu’on découvre la vérité ; en certains cas, on ne la découvre jamais. D’ailleurs, les événements dits surnaturels ne sont pas toujours des cas de vampires, de fantômes, ou d’extraterrestres. La disparition aux Etats-Unis de Jimmy Hoffa, les affaires de la CIA, et même l’assassinat de John F. Kennedy se comptent parmi les mystères non résolus qui ont hérité du legs fantastique qui appartenait autrefois au monstre de Loch Ness et au Triangle de Bermudes. Chaque génération se fait ses propres histoires fantastiques. Il est bien probable que les " légendes urbaines " d’aujourd’hui vont éventuellement inclure des mythes de terrorisme, ou si vous préférez le présent discours politique, de " terreur. " Le fait de donner un tel nom à une tactique politique montre l’idéologie renouvelée de Manichéisme dans le gouvernement actuel, celle qui sépare les bons des mauvais, et le " nous " du " eux, " mais on use différemment quand il s’agit de la " liberté " qu’on oppose au " mal. " Il est intéressant que le discours politique ne mette pas " le bien " en opposition au " mal. " Peut-être serait-il trop ambitieux (orgueilleux ?) de prétendre au monopole du " bien " dans le monde. Être un leader du monde et également le protecteur de la démocratie doit suffire, au moins pour l’instant.
Toutefois, on peut facilement lire " le bien contre le mal " dans la rhétorique actuelle, ce qui ouvre la porte à de nouveaux contes fantastiques où s’opposent " la liberté " et " la terreur. " On laisse aux masses la simple tâche de s’imaginer partisans du bien absolu, s’opposant au mal incarné par Usama bin Laden et les radicaux de son genre. Ce qui donne vraiment la terreur, c’est le fait que ce mal rôde dans l’ombre, caché, même invisible. C’est cette invisibilité, dont nous avons déjà parlé, qui rend surnaturel le terroriste. Les cellules de terroristes existent toujours aux États-Unis, nous dit-on, mais où sont ces terroristes ? Où se cachent-ils ? Invisibles. Derrière la porte, derrière le mur, ils nous attendent. Mais ce n’est pas seulement les terroristes eux-mêmes qui sont invisibles ; même les armes qu’on leur attribue sont irréelles : chimiques, biologiques, imperceptibles.
Encore le vieil homme parvient à ré-évoquer des choses effrayantes d’une façon nostalgique et surprenante quand il parle du choléra comme étant un " spectacle curieux et terrible. " Il se moque des médecins et de " leur Microbe. " Pour lui, le cholera c’est l’Invisible, décrit comme un véritable personnage, un " esprit " des temps passés venu de l’Orient pour faire du mal aux gens, pour nous faire peur et nous rendre à la folie. Bien que les épidémies soient généralement absentes des pays développés, la menace très réelle des maladies graves dans certaines cultures a toujours un aspect qui rappelle le monde surnaturel d’autrefois : les mauvais esprits qu’il faut apaiser pour guérir, etc. Même aujourd’hui aux Etats-Unis (et ailleurs) il y a des gens qui croient que le sida ait une origine plus profonde que peut expliquer la science ; il est pour ces bigots une malédiction prononcée contre des parties de la société, considérées (par eux) pécheresses, pour les punir. Malgré leur origine, toutes les maladies sont, par leur nature, invisibles. Pourtant, il en existe certaines qui font peur beaucoup plus que la plupart d’entre elles : celles qui arrivent lors d’une contamination chimique ou biologique. Le fait qu’on peut créer artificiellement une nouvelle peste est choquant, peut-être plus troublant qu’une attaque nucléaire. Et le sentiment qu’une maladie mortelle pourrait se cacher dans un verre d’eau, ou même dans l’air qu’on respire, est plus compréhensible aux masses que les effets d’une bombe atomique. " L’ennemi " a à sa disposition des armes vraiment invisibles, qui sont vraiment, par extension, l’ennemi aussi. Une fois lâché, on ne peut plus traquer un ennemi invisible, ni l’arrêter. Ainsi est cet ennemi semblable à la peur.
Avant de finir cet examen de la peur, reprenons le début de la nouvelle de Maupassant. Le récit commence dans un train. Les deux voyageurs sont témoins d’une scène bizarre à l’extérieur de leur wagon. Ils voient en passant ce que Maupassant désigne comme " une apparition fantastique " : deux individus vêtus en vagabond, debout autour d’un feu. Quel mystère ! Bien qu’on puisse comprendre la situation comme vraisemblable (deux sans-abri qui se chauffent), le vieux veut y voir davantage que cela. Il va préempter une explication de " la simple et nette vérité. " L’heure devient pour lui très importante. Il est minuit, donc les deux hommes doivent être des " malfaiteurs " ou des " sorciers " de quelque sorte. Même le narrateur se laisse convaincre par le vieillard.

" On n’allume pas un feu pareil, à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe ? Que faisaient-ils donc ? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable. "

Ils n’ont pas dû trop imaginer. Il y a plusieurs raisons possibles pour ce qu’ils ont vu. Néanmoins, il leur est plus facile d’imaginer l’invraisemblable que de chercher une explication réelle. Le vieux préfère créer une explication à son goût fantasmagorique. Cette réponse réactionnaire est aussi celle qu’on trouvait à Salem en Massachusetts pendant les fameuses chasses aux sorcières. On peut assurément comprendre que des croyances superstitieuses ou fantastiques se trouvent au passé, avant les avances scientifiques et technologiques, où dans des parties du monde où règne le fétichisme, par exemple. Mais quand de " modernes " chasses aux sorcières arrivent au vingtième et maintenant au vingt-et-unième siècles, on doit faire attention. Le McCarthyisme des années 50 a démontré le grave risque de croire aux peurs paranoïaques et exagérées d’une minorité anxieuse. La menace de l’expansion communiste étant passée, nous sommes arrivés à une nouvelle époque de peur, aussi répandue que les précédentes, mais qui offre cette fois-ci le terrorisme comme ennemi. Imaginez le compte rendu par deux voyageurs en train aujourd’hui qui aperçoivent deux hommes dans une forêt américaine, vêtus en musulmans stéréotypés, barbus, en turban, autour d’un feu à minuit. Aucune question sur la nature des explications que ces observateurs vont se fabriquer.
Il existe aujourd’hui comme au temps de Maupassant des horreurs difficiles à croire. Bien que ces choses effrayantes ne soient pas toujours d’une nature surnaturelle au sens des contes de fées et des romans vampiresques, les véritables histoires de torture et d’abus inhumain sont assez cruelles pour leur réserver une place parmi la tradition du conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam. Elles rivalisent même l’atrocité des histoires de Poe ou de Sade. Comme les lecteurs de ces conteurs d’autrefois, le public d’aujourd’hui est hypnotisé et hanté par des images horribles qui le divertissent malgré un dégoût général. Mais la question qui nous reste, et que je vous laisse en finissant ce conte, c’est la suivante : Préférons-nous imaginer le monde comme il était aux temps superstitieux et ignorer les vérités de la vie contemporaine, ou préférons-nous sortir du cinéma, embrasser la science et la raison, et laisser la terreur fantastique aux conteurs ?

[1Douglas Adams, Dirk Gently’s Holistic Detective Agency.

 

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