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Jalel El GHARBI - Ni chaud ni froid et pourtant pas tiède. Brève réflexion sur la traduction
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 Article publié le 8 février 2005.

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Picabia - L’oeil cacodylate


D’une bonne nouvelle je dirais qu’elle fait chaud au cœur si je suis en Francophonie et qu’elle glace la poitrine si je suis en Arabophonie. Visiblement, une même cause peut avoir deux effets. Mais pour le traducteur, c’est l’un ou l’autre, ou mieux encore : ni l’un ni l’autre. Négation, passage qui passent inaperçus pour le lecteur. Le traducteur a des plaisirs qu’il ne partage pas. Il se tient dans une contrée où une chose est synonyme de son antonyme. Il n’y a là aucune effraction à la logique. La logique des langues prévalant sur la logique. Glacer le cœur ou le réchauffer, selon ce que dicte la géographie, revient au même. Pour le traducteur, l’autre, aussi autre soit-il, est une déclinaison du même. Il y a un bonheur à rendre un mot par son contraire. A quoi tient-il ? Face à une situation réjouissante, l’arabe se sent la poitrine glacée. Pour le traducteur, cela tient de la métaphore lexicalisée : cette nouvelle est dans la canicule comme une brise glacée. Le traducteur ne prend pas les mots à la lettre ni ne les rend comme tels. Il déconstruit la métaphore, remonte à ce qu’elle veut dire, en lui substituant une autre : cette nouvelle est dans le froid comme un vent chaud. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit ni du froid, ni de la chaleur, ni du cœur, ni de la poitrine. Métaphore lexicalisée, tour de la langue à ne pas prendre à la lettre. Et je n’ai aucun regret à rendre « chaud » par « froid ». Je le fais même sans tiédeur, dans l’enthousiasme de qui voit que la traduction élague une langue de sa dimension anthropologique. J’ai plaisir à traduire « sayara » (voiture) parce que ce faisant je défais le mot de sa connotation étymologique de « caravane ». Il est vrai qu’il prend avec « voiture » d’autres connotations mais ce n’est pas la connotation que je vise. Je veux dire que traduire libère la langue d’origine.

Autre exemple : pour une belle femme l’arabe emploie le comparant lunaire : elle est belle comme la lune. Le français lui recourt au solaire : elle est belle comme le soleil, la lune n’étant pas un comparant flatteur. Je traduis donc la métaphore lunaire arabe par la métaphore solaire. Et dans ma trahison, je suis fidèle à l’esprit des deux langues. Ne pas trahir serait une infidélité.

Le traducteur a sa propre éthique.

Ailleurs, je dois dire en arabe ce que je transpose ainsi : « j’ai un livre et un carnet et une page blanche » polysyndète dira le français. Car l’équivalent français en est : « j’ai un livre, un carnet et une page blanche ». Ce qui dans une langue est neutre comporte une figure de style s’il est transposé littéralement. Est-ce à dire que l’arabe est polysyndétique ? Et alors comment dit-il la polysyndète ? Traduisant, je me tiens à la lisière du figural et du neutre. J’omets le figural inhérent à la langue et lui substitue un état neutre. Et alors comment traduire une phrase française polysyndétique du type « J’ai et un livre et un carnet et une page blanche ». Comment rendre ce coefficient « et » ? Je le mettrais en exergue et dirais littéralement : « et j’ai un livre et un carnet et une page blanche ». En somme, je traduis la polysyndète par l’hyperbate. Je trahis une figure par/pour une autre figure.

Ce qui est une forme de fidélité.

Mais là aussi l’arabe est une langue très hyperbatique et le lecteur pourrait ne pas voir dans cette hyperbate une transpostion de la polysyndète. Peu importe. L’hyperbate et la polysyndète sont figures voisines. Redites.

Hormis le cas où le traducteur est confronté à l’effort, on relèvera le cas de l’effort zéro où le mot est traduit par le même. Cas rarissime pour qui traduit de l’arabe vers le français ou l’inverse. Ainsi « marmari » se traduit par lui-même « marmoréen » sans que je sois obligé de mettre en note « en français/arabe dans le texte ». Le bonheur de rendre le mot par lui-même est d’autant plus grand que ce cas est rare dans le passage d’une langue sémitique à une langue latine.

Dans le cas de « marmoréen », je ne cours aucun risque. Risque d’erreur : zéro.

Il y a aussi le plaisir et le devoir de ne pas rendre un mot par son faux ami. « bled » n’est pas à traduire par son origine « bilad » (pays) mais par « village ». Plaisir disons-nous ? Oui. Plaisir à éviter un piège tendu par la traduction. En voyageant, les mots se délestent de certaines significations, de certaines valeurs grammaticales. Un « kalb » devient son pluriel francisé un « klebs », le pluriel arabe étant « kilab ». Le traducteur répare cette déperdition, restaure le mot et corrige un « klebs » en un « Kalb » ou des « klebs » en « kilab ». Ce qui ne signifie pas forcément qu’il traduira Kalb par Klebs.

Tels sont les plaisirs solitaires du traducteur. Ses déceptions sont tout aussi solitaires. J’essaie de traduire le premier verset du Coran, le premier mot : « Iqra » je n’ai pas d’alternative autre que « Lis ». Est-ce mon échec de traducteur ou celui de la langue cible ? Pour que ma traduction de « Iqra » soit réussie il me faut un mot commençant par la première lettre de l’alphabet, la lettre « a », l’équivalent de la lettre « alef » en arabe. Je constate l’échec et n’en souffle pas un mot à mon lecteur

Ce n’est pas de ma faute peut dire le traducteur.

 

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