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2 - Cosmogonies II
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Article publié le 7 juillet 2010. oOo Ici, peu de ’schizophrènes La poésie n’est pas une sinécure... Tchernobyl — le mal nécessaire. Victor Hugo — le bien commun, celui-là ou un autre. Littérature — quant-à-soi, son degré d’affectation.
Anciens et Modernes Que mon sort fut différent du sien !
Grosso modo, le créateur, quand il ne s’agit pas du plus modeste auteur, se trouve toujours coincé dans la querelle des Anciens et des Modernes, ce qui n’a évidemment pas le même sens au XVIIe siècle qu’au XXe, à ce détail près que le parti ancien n’a pas beaucoup changé, sauf en exigence de forme, qui l’est moins, et que la modernité a peut-être évolué dans le sens d’un accroissement de l’ambition. Il faut bien que je fasse cette distinction entre exigence et ambition, car l’exigence est contenue dans la forme, celle de la langue française par exemple, et l’ambition est une question posée au langage, y compris aux animaux qu’on interroge de plus en plus et surtout de mieux en mieux. L’exigeant et l’ambitieux sont deux personnages fort différents de nature et d’impact. On sait bien que la modernité du XVIIe siècle, en gros celle du bourgeois, s’éloigne le plus possible des préceptes aristotéliciens et approche de mieux en mieux l’antiroman par exemple. Au début du XXe siècle, l’impressionnisme est à la mode, créant des objets autrement décoratifs que les visions de Bosch[2]. Du même coup, on ajoute du grain aux règles d’Aristote par le biais d’une théorie de l’ombre et de la lumière qui est encore plus près de la vérité scientifique que, dans le domaine musical, la résonance naturelle, — le divertissement n’ayant pas vraiment prouvé sa pertinence en littérature ni le la, qui fut un mi-bémol au temps de Pythagore, n’a convaincu les véritables chercheurs de la musique absolue. Pas étonnant alors que les modernes de 1900, dont Marcel Duchamp n’est pas le moindre, ont notamment revu et corrigé les notions de lecteur, de regardeur et d’écouteur, limitant toutefois le champ de l’investigation artistique aux périphéries du goût, de l’odorat et du toucher, Des Esseintes n’ayant pas vraiment convaincu et demeurant la parodie du déclin en toutes choses. Mais enfin, en dépit des dérives bien orchestrées de la modernité récente, l’art contemporain, s’insinuant entre les aires du soupçon et les reliefs du festin populaire, s’en est somme toute assez bien tiré, je trouve. Ce que je ne trouve pas, moi qui ai hérité d’une histoire assez bien ficelée, c’est à y redire. Sauf à sombrer moi-même dans le dogme, passage obligé des sectaires et des serviteurs zélés, je ne vois rien d’autre à faire que de jeter un regard sur le monde, lequel se résume à ce que j’en sais quand j’ai fait le tour de ma chambre où se trouvent l’écran qui me renseigne au quotidien et les livres que je conserve pour je ne sais plus quelle raison ayant trait au temps où je les ai achetés et sans doute aussi aux espaces des bouquinistes de Montolieu. Ce qui, vraiment, limite ma crédibilité, la foi même que je pourrais avoir dans l’art et le combat contre ses conséquences. Lanternes et vessies C’est à ce stade de son éréthisme que j’ai abordé la question des créativités et de leurs objets. On disait alors que les ’schizophrènes allaient en enfer, qu’on était tous des ’schizophrènes et que ceux qui ne l’étaient pas encore mourraient de mort violente avant d’avoir le choix. Un monde très compliqué, celui des années 70. Et petit à petit, autre chose. Le déclin
Lanternes et vessies bis Cas pathologique d’un égoïsme formidable.
Je déchantais aussitôt, non pas parce que des voyous prenaient le pouvoir directement ou par procuration post-mortem, mais parce que je voyais bien qu’en abandonnant ses aspirations ’schizophréniques, la littérature s’adonnait à la ’paranoïa[6], sorte de divagation qui peut bien passer pour de l’art, mais qui n’est somme toute qu’un aspect de l’ignorance et de la superficialité qui forme alors le lit des textes proposés à l’achat. Ainsi, comme je l’ai formulé ailleurs, au lieu de dire : « La marquise est sortie à cinq heures », on écrit « Cette conasse s’est cassée à cinq plombes pétantes » — genre prisé des défenseurs d’une littérature digestible — ou « J’étais là quand elle s’est extraite, couvert d’horloge et passablement inquiet pour le devenir du peuple » — commentaire du commentaire comme il arrive à ceux qui n’ont pas grand-chose à dire et qui le disent quand même…[7] Et je passe sur les pseudo jargons hérités de Michaux et de lectures obliques de Freud. En résumé, le paranauteur traduit sa médiocrité intellectuelle et artistique en enfilant du vocabulaire et des règles qui tiennent plus du football que de l’intelligence et de la perspicacité naturelle aux véritables créateurs, que ceux-ci soient chansonniers ou poètes des profondeurs, narrateurs du romanesque et ou contempteurs du roman où il ne se passe rien parce que ce n’est pas le sujet, etc. Comment ne pas alors finir par considérer que ces paranauteurs ne sont pas honnêtes ni fréquentables ? Pourtant, leurs bouquins ont bien souvent pris la place des grandes œuvres de l’esprit et même s’imposent par leur « cri » et les difficultés lexicales. Là où les mauvais poètes du XVIIIe siècle augmentaient les mots d’une majuscule explétive sans en accroître donc la portée signifiante, les paranauteurs fouillent les dictionnaires spécialisés[8] pour nous faire passer les vessies, qui servent ordinairement à ne pas se pisser dessus, pour des lanternes dont ils sont évidemment les éclaireurs. Mais, malgré la légèreté pondérale qui affecte leurs œuvres, ces paranauteurs demeurent des aristocrates, des producteurs pressés qu’il faut publier, sinon ils se suicident ou menacent de parasiter les lieux bien connus où le privilège social ne va pas sans certaines recommandations, double tranchant hérité des profondeurs de l’Histoire. Les paranauteurs ne forment pas, peut-être heureusement, le gros de la troupe que nous constituons depuis que l’économie globalisée rend le concept même d’humanité difficile à soutenir. Mais ils occupent le terrain et sans doute faut-il aller les compter dans les lieux où le copinage s’exerce à la place de la pertinence. On en rencontre aussi ailleurs, puisqu’il sont partout. Ils connaissent le terrain comme le fond de leur culotte. À peine réunis à l’occasion d’une fête de la poésie ou du prétexte poétique, ils donnent corps à la jalousie et à l’hypocrisie qui sont les deux tenants de l’égoïsme. D’où le manque de milieu littéraire où aller quand on revient du spasme familial ou de tout autre événement primordial qui affecte l’équilibre… nécessaire à la survie. Les discordes ont d’autres sujets véritables que les concepts et les doctrines : il s’agit de se disputer des subventions, des avantages, sans cesser de se sentir persécuté et quelquefois même véritablement malade. On se tient en respect ou on se détruit mutuellement. Voilà où en est le débat poétique sous l’aile condescendante des édiles qui ne remplissent pas que leurs poches, reconnaissons-le, en bons trafiquants d’influences autrement subtiles.
Lanternes et vessies ter
Aussi, un autre courant s’est déclaré éligible à la qualité d’auteur incontestable : ce sont les ’cons[9]. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté, mais le contexte économique et médiatique en a multiplié la portée au point que pour beaucoup, ce qui relève de la ’connerie est reconnu comme très supérieur à tout ce qui dépasse, esthétiquement, la raison et, moralement, la tranquillité. Raison et tranquillité remplacent dans le débat les concepts d’exigence et d’ambition que j’évoquais tout à l’heure ; on a vraiment changé de monde. Il faut bien en convenir et même s’adapter sous peine de se constituer à côté de ses pompes. La confusion entre art et divertissement est définitivement installée[10]. On n’a même pas de mot pour ça ! Les ’cons, qu’on peut appeler aussi des ânes par respect pour les cons qui ont leur charme, je m’en souviens comme si c’était hier : on avait d’un côté le fric du show-business, avec aux extrêmes Georges Brassens et Johnny Hallyday, héritiers de Béranger et de Rictus, l’un consciemment, l’autre par procuration, — et de l’autre les laboratoires de poètes sans exigence ni ambition, des poètes qui cherchaient du nouveau à n’importe quel prix, du côté des théories à la mode ou des thèses porteuses. Le creuset populaire avec son fric et ses limites vite atteintes et de l’autre, les éprouvettes de soi disant chercheurs qui se fichaient pas mal du hasard qui veut que la condition de recherche, c’est d’abord de trouver. On avait ainsi une cohorte populaire bourrée de fric, aussi peu exigeante que possible sur tous les plans de la création, et une clique de chercheurs chacun lancé sur une piste du possible avant même de se poser la question de savoir si on avait ou non la fibre poétique. Et cette clique, divisée en autant de clans et chaque clan en autant d’égoïsmes forcenés, jouissait de sa réputation, soutenue par l’édition parisienne soucieuse seulement de se donner une apparence littéraire pour améliorer l’image de marque de la maison, laquelle vendait essentiellement de la merde. Aujourd’hui, si les choses n’ont guère changé que dans le détail de la force de vente côté lisibilité populaire[11], par contre, les grandes maisons n’ayant plus guère besoin (au contraire !) de vernis littéraire pour exister, on voit la clique et ses clans errer l’hiver à la recherche d’un printemps qui ne soit pas celui des poètes, et l’été sur les pistes improbables des petites maisons d’édition qui ont encore le courage d’éditer de la poésie, avec ou sans printemps et beaucoup d’automnes en perspective. On ne s’étonne jamais, par habitude, de constater que les ’cons sont toujours aussi ’cons. Mais il n’est pas facile, reconnaissons-le, de parler de ces autres ’cons, ceux qui n’en ont pas l’air parce que leur langue n’en a pas l’air, ceux qu’on ne peut raisonnablement classer dans le cercle des paranauteurs et qui n’entrent pas dans celui des schizoïdes de la plume et du vent. Heureusement d’ailleurs, car la plupart, pour ne pas dire tous, servent avec joie la société, y enseignant le plus souvent, ou s’adonnant aux distributions d’aliments intellectuels via le patrimoine national, quelquefois même ils règlent la circulation pour nous épargner les embarras[12].
Je n’irai pas plus loin dans cette petite réflexion de l’été, ne souhaitant vexer personne, ni me livrer moi-même pieds et poings liés. J’avoue que j’ai la nostalgie des espèces de dissociations mentales qui ont renouvelé le texte littéraire, mais je suis bien incapable, pour des raisons personnelles, de m’y adonner sans autre forme de procès[13]. J’avoue, d’autre part, que je cultive de mauvais sentiments à l’égard de ceux que j’appelle des paranauteurs, ceux qui traduisent leur misère intellectuelle pour se donner un genre — prophétique, démiurgique —, ce qui trompe quelquefois, mais pas aussi souvent qu’ils le croient, car nous sommes assez humains pour leur souhaiter de changer et de se mettre véritablement au travail. Ce n’est peut-être que ça, après tout, et je ne serais ni ’schizophrène, ni ’parano, ni ’con surtout : simplement aimable. Mais pourquoi devient-on aimable alors qu’on a été un enfant ? Par pure nécessité, celle de la survie, un cran en dessous du rêve de gloire et de postérité, fornication immature en soi, mais plus vraiment à la surface. Au fond, je ne fais qu’ajouter ma part d’angoisse — curieux concept — aux trois gros et beaux livres que Victor Hugo a rassemblés devant nous. Part de lecteur, bien sûr, et non pas d’écrivain. Rose is a rose is a rose is a rose[14].
Patrick Cintas.
* Orthographes réelles précédées d’une apostrophe afin d’éviter les faciles calembours. [1] Il y a belle lurette que je sais par où je passe quelquefois quand j’écris : 1) la catastrophe télévisuelle, 2) l’œuvre de référence puis 3) la littérature à l’essai. C’est toujours ainsi. Petite révélation qui facilitera l’accès à mes livres. C’est un de mes idéogrammes type, que je nomme : valse herméneutique opus 1 ou prépneustie. Ma rhétorique est hélas une réalité, mais elle n’est pas en principe emphase ni dialectique. Mon travail d’écriture consiste simplement à frotter le briquet d’une rhéologie du texte (contrainte) contre contre l’amadou d’une herméneutique (inspiration) pour limiter les zones d’ombre (reconnaissance) au plaisir. Mais je suis beaucoup plus riche comme lecteur que comme écrivant, car je lis beaucoup et de tout, sans parti pris ni morgue, toujours attentif aux contenants, prêt à tous les contenus. [humour] Mais cette époque de formation accélérée ne se limite pas au nucléaire et au quant-à-soi... Le texte, déjà mis à mal par les expérimentations et les hypothèses, semble sortir de son destin séquentiel pour se renouveler dans l’aléatoire. L’hypertexte, réinventé par Theodor Nelson, nous sépare des inventeurs de la modernité début de siècle comme à leur époque le hasard et le choix ont changé la donne. La lecture en est changée aux extrêmes du texte : celui qu’on fait lire aux enfants et celui qui marque son temps apparemment comme seule peut le faire la littérature. Entre les deux, la saga commerciale du divertissement cultive les vieilles recettes dans la seule optique commerciale, mais aussi politique, à la fois excitante et tranquillisante. Sachant dès aujourd’hui que la masse à mémoriser est telle que l’hypertexte est proprement traversé de connexions qui se constituent rapidement en système, en nouveauté immédiate. La masse de l’écrit destiné à amuser ou former va grandissante, et en cela même s’épuise et se renouvelle constamment. Mais il n’y a pas lieu, pour ceux qui visent mieux et plus haut, – car on vient justement de constater que les moyens de continuer d’écrire et ceux de communiquer les textes sont en net progrès par rapport à ce qu’on a connu naguère d’imprimerie et de papier – de s’inquiéter plus que ça... et cette croissance n’a pas de fin imaginable autrement que par le biais des niaiseries produites par le cinéma et les kiosques. Ce qui, personnellement, me rassure. La littérature a de beaux jours devant elle, avec ou sans l’approbation de ceux qui s’adonnent , comme auteur ou lecteur, le plus souvent les deux en même temps, à l’agitation collective et collectivisée. Comme on fabrique déjà sciemment les artistes vecteurs publicitaires, on s’attend au langage et à son passage obligé dans la moulinette de ceux que tout ce bordel n’amuse pas vraiment, sauf à en nourrir les prémices des contenants futurs et nécessaires. [2] ‘On n’aurait pas idée de décorer son living avec des visions saignantes ; par contre, un joli Monet ne dépareille jamais, de même qu’un petit air mallarméen ne trouble pas le silence qu’il honore au contraire, alors que le Coup de dés, n’est-ce pas… ? [3] Le livre des masques de Gourmont est à lire dans ce sens presque perdu aujourd’hui. [4] ’schizophrène - Auteur qui prend les vessies pour les lanternes. Mais aussi n’importe quel fou ou chercheur qu’on ne peut pas prendre pour un charlatan. Quelque chose limite sa préhension des choses, comme les voyantes d’André Breton, les sorciers d’Artaud ou même les Juifs de Céline.
Dans le DSM-IV, ces critères sont :
[5] … qui finit d’ailleurs par tourner avec ses tables et les honneurs de la Nation. [6] ’parano - Auteur qui prend les lanternes pour les vessies ou les fait délibérément passer pour telles et qui s’en mord constamment les doigts, ce qui produit du texte, certes, mais en plein mélodrame — d’où ses pratiques de la langue, comme je dis plus loin.
Wikipedia :
la surestimation pathologique de soi-même.
Le DSM-IV * définit ainsi le trouble de la personnalité paranoïaque :
Le sujet s’attend, sans raisons suffisantes, à ce que les autres l’exploitent, lui nuisent ou le trompent. Brrrrr... comme dit Clamence.
[7] ... Émergement post-meridiem d’une bien-née... Sublimation à cinq de la plus que baronne... La quasi duchesse en perspective fuyante sur l’heure prévue... Thémis sur le méridien s’éloigne à cinq... [8] Ayant à publier un ouvrage de ce style de prophète, j’ai dû lui demander de supprimer le lexique qu’il voulait imposer au lecteur. [9] ’con - Le ’con est rarement un auteur, mais ça arrive. Dans ce cas, il croit aux vessies et aux lanternes, un peu comme on mélange les torchons et les serviettes ou qu’on réussit mentalement à additionner des pommes et des poires pour trouver un chiffre rond, lançant au Monde ce cri d’étonnant : « J’en ai dix ! (ou douze, ou n…) », ce qui ne laisse pas le spécialiste indifférent. [10] La loi de 1957 y encourage gaiement au profit de l’édition qui ne perd jamais la face en cas de médiocrité alors que pour le même grief, l’auteur est envoyé en enfer ! [11] En gros, les conservateurs qui se posent, à droite comme à gauche, la question du numérique, secouant l’épouvantail pour soutenir l’édition traditionnelle et traditionnellement familiale… [12] Il faut répéter que la fonction de touriste de la connaissance se conforme à des lois de surface qui capitulent devant les premières rigueurs. La poésie à un tournant obscur de son trajet a été transformée en gérance de biens maudits. Conscience prise de la vanité d’une telle plate-forme, il fallait livrer son niveau à l’agression des examinateurs. Mais on n’immole pas aisément la commodité aidée de l’énergie de conservation, surtout lorsque sa terminologie s’inspire de l’odieuse familiarité ecclésiastique avec les morts. Toute une production qui de nos jours s’estime l’héritière des grands voyants du Moyen-Âge et du XIXe siècle ne tardera pas à découvrir son destin sur les épaules de ce congédié : l’artificialisme. - Char - Grands astreignants ou la conversation souveraine. [13] Pour cela, petite astuce, je laisse faire mes personnages… [14] ’On appréciera les contrepoints ci-dessous pour mesurer à quel point j’ai peut-être raison d’avoir écrit cet édito de l’été :
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