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Fragments littéraires sur l'homosexualité : les Notes achriennes de Renaud Camus
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 Article publié le 29 septembre 2010.

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Renaud Camus

 Notes achriennes[1], titre singulier pour un ouvrage inclassable. On est à mi-chemin entre le journal non daté, à la manière du Mausolée des amants d’Hervé Guibert, la confession autobiographique à la Rousseau et les réflexions papillonnantes sur le mode des Papiers collés de Georges Perros. Le livre est tellement hybride que l’auteur, dans le récapitulatif de son œuvre, n’a pu le classer qu’à la rubrique « Miscellanées », comme on a coutume de désigner en littérature un recueil de mélanges, composé d’écrits sur différents sujets. Pourtant, derrière l’apparente diversité du propos se cache un fil conducteur. « L’immensité, l’invraisemblable intensité, chaque fois stupéfiante du plaisir sexuel »[2] est « le point où se nouent les fragments épars de ce livre »[3]. Et puisque Renaud Camus parle de ce qu’il connaît le mieux, c’est au plaisir homosexuel que ses notes sont consacrées. Pourquoi dès lors avoir intitulé l’ouvrage Notes achriennes plutôt que Notes sur l’homosexualité ou Notes gay ? Parce que « homosexualité », cela empeste le discours médical, que le mot est réducteur et ne rend pas compte de tout ce qui, au-delà de la sexualité, constitue une manière de vivre. Gay n’eût pas déplu à l’auteur car avec ses connotations d’allégresse et de légèreté, le mot rompt heureusement avec une représentation sinistre de la « souffrance » si longtemps indissociable de la figure de l’homosexuel, mais voilà, gay a l’inconvénient d’être anglo-saxon et Renaud Camus est un amoureux inconditionnel de la langue française. Il préférait donc enrichir cette dernière d’un néologisme plutôt que d’abdiquer devant l’anglais. Bien que ses consonances puissent le laisser penser, « achrien » n’a en rien de lointaines origines grecques. Le mot est issu de l’imagination fertile de Tony Duparc avec qui Renaud Camus a publié en 1978 Travers. Ne trouvant aucun mot français dépourvu de connotations encombrantes, Duparc a laissé son imagination vagabonder et a forgé à partir des lettres des sept premiers mots qui lui fussent venus à l’esprit l’adjectif « achrien », employé également comme substantif pour désigner de manière parfaitement neutre l’homosexualité. Le mystère étant levé sur la seconde partie du titre des Notes achriennes, reste à éclairer le choix des « notes » comme forme de l’ouvrage. Sans doute cette forme fragmentaire était-elle la plus appropriée pour rendre compte d’une pensée qui se refuse à s’ériger en « discours sur l’homosexualité », qui refuse même la simple idée qu’il existerait une « identité homosexuelle », immuable, figée. Sans citer Sartre, Renaud Camus renoue avec le vocabulaire existentialiste en affirmant qu’il n’y a pas une essence homosexuelle qui précéderait l’expérience et condamnerait à agir, à se comporter en homosexuel. Pour Renaud Camus, il n’y a donc que des existences homosexuelles, sous des modes qui diffèrent selon les époques et les latitudes. Ce que Renaud Camus sait de l’homosexualité – sans jamais l’enfermer dans quelque certitude définitive – il le doit à ses rencontres, à ses voyages, à ses observations, à ses lectures. Ce sont eux qui livrent la matière de ces Notes achriennes qui peuvent être lues tantôt comme un journal intime, tantôt comme les carnets d’un anthropologue de l’homosexualité au début des années 1980, tantôt encore comme l’œuvre d’un moraliste portant sur les hommes un regard étonnamment lucide.

I. Renaud Camus diariste

 Les Notes achriennes annoncent dès leur rédaction en 1981 le journal que Renaud Camus tiendra à partir de 1985 sans interruption jusqu’à aujourd’hui[4]. L’unique différence tient à l’absence de la date dans les Notes mais le lecteur parvient toutefois à reconstituer approximativement la chronologie. Il est aidé en cela par l’allusion à des événements tels que l’élection de François Mitterrand en mai, la nomination de Pierre Mauroy ou les références au temps printanier, puis estival, automnal et enfin hivernal. Le lecteur suit donc aisément le déroulement de cette année qui conduit Renaud Camus successivement à Lisbonne, puis à Florence et à Rome.

 L’auteur ayant voulu faire du plaisir, notamment sexuel, le leitmotiv de ces notes, le récit de ses rencontres d’une heure, d’un soir ou de quelques jours tient une large place. On sent encore dans la narration l’influence de Tricks, publié par Camus en 1979, dont le titre désignait des rencontres sexuelles éphémères réduites à leur plus simple expression et rapportées crûment dans un enchaînement à donner le vertige. A nouveau, les Notes achriennes sont le récit de tricks mais, cette fois, ces aventures sexuelles ne constituent pas l’unique propos du livre. Renaud Camus raconte aussi ses voyages. Le lecteur le suit à travers Lisbonne la nuit, dans ses expéditions à travers les bosquets de la plage de Caparica, dans les venelles et sous les arcades florentines, dans les jardins des villas romaines. C’est toute une géographie du désir qui se dessine, chaque lieu demeurant associé à un souvenir sexuel.

 Camus a fait sienne l’ambition qu’affiche Rousseau lorsque celui-ci déclare au début des Confessions  : « je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature (Livre 1) ». Le lecteur n’ignorera donc rien. Sans gêne aucune, Camus lui relate son unique expérience des amours tarifées avec un marin grec, dans un hôtel athénien sur le déclin, reconverti en maison de passe. Tout y est, le décor poussiéreux dans le genre pension Vauquer, les bruits de la rue, le grincement du lit. Seule la magie est absente. Sans fausse pudeur, Camus fait part de son peu de goût pour la sodomie passive à laquelle le condamnent le plus souvent les Arabes : « Je n’ai aucune vocation de moukhère, et me faire enculer en quarante-cinq secondes par une bite imbranlable au son de « T’aimes ça, hein, t’aimes ça ? » (qu’j’t’i nique ? » n’est pas mon idéal. »[5] Malgré ses conquêtes multiples et faciles – Renaud Camus a trente-cinq ans et un physique en accord avec le canon de la beauté du moment – l’écrivain n’a rien d’un hâbleur. Il ne narre pas seulement ses exploits donjuanesques, mais aussi ses fiascos dont il étudie froidement les causes. Le lecteur a facilement l’impression que la vie de Camus se résume à la fornication et cette impression n’est pas qu’une illusion. L’écrivain l’admet. Toutes les obligations dont le désir est absent ou qui ne comportent pas de perspectives amoureuses ou sexuelles l’ennuient. On pourrait y voir l’effet de quelque dérèglement. Cela ne serait pas juste. Les Notes achriennes sont le reflet d’une sexualisation exacerbée du monde et du rapport à l’autre qui ne sont pas propres à Renaud Camus mais qui semblent plutôt caractéristiques de l’homosexualité. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à la Correspondance[6] entre Montherlant et Roger Peyrefitte que Pierre Sipriot avait songé à intituler Les après-midi de deux faunes. Pour Montherlant et Peyrefitte comme pour Camus, la ville, de jour comme de nuit, ne constitue qu’un vaste terrain de chasse. Ce que Sipriot dit de Montherlant s’appliquerait sans peine à Renaud Camus : « Draguer sans cesse. De l’habitude à l’hébétude »[7] ou encore « la correspondance de Montherlant avec Roger Peyrefitte est la première correspondance du désir indompté, indomptable. Comme le soleil, le désir se lève chaque matin, les rend fous dans la journée et, le soir, les ramène au bercail. »[8] De même on pourrait dire que les Notes achriennes sont les notes du désir indompté, indomptable, désir d’autant plus indomptable qu’il est fouetté dans l’ombre par la peur de vieillir, de ne plus pouvoir séduire et de devoir se contenter un jour de plaisirs frelatés. Renaud Camus confesse : « Je trouve, moi, le plaisir sexuel délicieux, et parmi les plus grands. Il ne m’inspire d’autre tristesse que la pensée d’en être un jour privé, et de devoir m’éloigner, bientôt, du cercle enchanté des êtres jeunes et beaux qui sont les parfaits célébrants du rite. Même si, pour une raison ou une autre, ils voulaient encore de moi, je ne me sentirais plus digne d’eux, tache dans le tableau »[9]. On comprend ici que le carpe diem n’en soit que plus urgent.

 Toutes les rencontres de Renaud Camus ne sont toutefois pas des rencontres sexuelles. Le diariste n’est pas seulement séducteur et voyageur, mais aussi lecteur et à un degré moindre visiteur de musées. Les Notes achriennes sont donc le compte rendu de ces rencontres d’un autre ordre, rencontres émouvantes avec des écrivains ou des peintres. C’est ainsi que les Notes abondent de citations. Renaud Camus cite – souvent – Tony Duvert et L’enfant au masculin dont il aime la hardiesse frondeuse, plusieurs fois le Voyage du Condottiere d’André Suarès qui le ramène à Florence, un extrait du Canzoniere de Pétrarque, plusieurs passages d’Hombres de Verlaine à qui Renaud Camus sait gré d’avoir chanté joyeusement et poétiquement le désir homosexuel sans misérabilisme, sans geignardise ni scrupules de bénitier. Mais Camus ne se contente pas de citer. Très souvent, il commente car un livre ou un tableau l’intéresse surtout pour ce que cette œuvre dit des mœurs de son temps, de la situation des homosexuels contemporains de son auteur ou de l’homosexualité en général. Ce qu’il aime dans le poème de René Char, Allégeances, c’est le vers « Il cherche son pareil dans le vœu des regards »[10]. Il lui semble contenir l’essence même de la quête inlassable de regards dans la drague homosexuelle. « Narcisse en quête d’une source »[11] dirait Joyce McDougall. Ce qui séduit Camus dans un tableau du Caravage intitulé Les scènes de la vie de Saint Matthieu dans lequel le saint remet une somme d’argent à des « ragazzi de jolie mine et d’assez peu recommandable apparence »[12] avant d’être par eux trucidés, c’est, outre la beauté des garçons représentés, ce que le tableau dit implicitement de l’homosexualité dans la patrie du Caravage : « On ne pouvait guère espérer tableau plus clair ni plus gai de la quotidienneté en hétérocratie chrétienne : l’argent et la violence ont bien été des siècles durant, et jusqu’à une date très récente, et même ils sont encore, mais dans une mesure un peu moindre, des protagonistes essentiels de la réalité homosexuelle en Italie. »[13] Qu’on ne s’y trompe pas, Camus ne fait pas seulement partager au lecteur ses enthousiasmes mais aussi ses répugnances. Comme le fera plus tard Dominique Fernandez dans Le rapt de Ganymède (1989), Renaud Camus éreinte ces ouvrages poisseux de commisération pour une homosexualité dépeinte comme une aberration pathologique ou une malédiction. Masque de chair (1958) de Maxence Van der Meersch et Jean-Paul (1953) de Marcel Guersant le dégoûtent. Il frémit de colère en songeant que durant des décennies ce sont exclusivement ces portraits de personnages torturés par leur « vice », dévorés de scrupules et affligés par leur « déchéance » que l’on a servis à de jeunes homosexuels condamnés à la haine de soi. Proust ne s’en sort pas mieux. Le seul écrivain auquel Renaud Camus rende un hommage appuyé, c’est Gide pour son courage dans le Corydon (1920), Gide qui n’a pas craint de tomber de son piédestal en tombant le masque ni d’entraîner dans sa chute les êtres les plus chers.

 Cette attention à ce que chaque œuvre dit de son siècle, Renaud Camus l’applique à ses contemporains et notamment aux homosexuels dont il analyse les mythes, le discours, les fantasmes et les codes, faisant ainsi des Notes achriennes une manière d’étude d’anthropologie sociale sur l’homosexualité au début des années 1980.

 

II. Renaud Camus « anthropologue »

 

 Ce n’est pas un hasard si Roland Barthes a préfacé Tricks de Renaud Camus. Barthes et Camus ont en commun la passion du signe, des rapports entre signifiant et signifié. A la manière de Mythologies (1957) de Roland Barthes, Camus explore les mythes des homosexuels contemporains comme expression de leur inconscient collectif à un moment donné de leur histoire. Là où Roland Barthes parle de la nouvelle Citroën, du catch ou des Romains dans le cinéma des années 50, du Tour de France et du steak-frites, Camus parle de poppers, des acteurs poilus ou du sadomasochisme. Il a identifié le flacon de poppers ou nitrite d’amyle, vasodilatateur inhalé pour ses vertus prétendument aphrodisiaques, comme l’un des nouveaux fétiches de la communauté gay. Dans ces Notes  placées sous le signe du plaisir sexuel, il était normal que Camus s’attarde sur ce petit flacon, objet d’inhalations quasi rituelles dans les backrooms[14] ou dans l’intimité. Hervé Guibert en fait, du reste, mention dans son journal, Le mausolée des amants : « Le soir au coucher l’usage du nitrite d’amyle me manque, non comme une tristesse d’accoutumance physique, mais comme le regret plus symbolique d’une hystérie, d’une déchéance des sens, comme aussi la traversée d’un rideau opaque entre la veille et le sommeil. »[15] A la manière de Barthes, Camus s’attache également aux icônes du désir et constate que Franco Nero, l’acteur italien, brun, moustachu, a remplacé des icônes du passé comme Jean Marais dont l’ancien physique de jeune premier n’émoustillerait plus aucun gay alors qu’il a fait tomber en pâmoison toute une génération. Cette réflexion sur le lien entre la beauté et l’époque conforte la thèse de Renaud Camus selon laquelle il n’existe pas un désir homosexuel intemporel mais une historicité du désir. Le désir qu’il explore, lui, c’est celui de ses contemporains, désir pour les clones notamment, ces homosexuels au look stéréotypé : blouson de cuir, jean moulant, santiags, petite moustache. Le nouveau canon de la beauté gay est selon Renaud Camus le gay de San Francisco dont le clone ne fait que recopier le physique et l’habillement.

 Parmi les pratiques sexuelles en vogue, Camus se concentre plus spécialement sur le SM ou sadomasochisme. S’il avait cru y voir un temps l’expression d’un sentiment de culpabilité lié à l’homosexualité, le besoin de souffrir pour expier la faute, force lui est de revoir son jugement à mesure que l’homosexualité s’affranchit du sentiment de culpabilité. Avec perspicacité, Renaud Camus suggère que le SM n’est pas tant l’expression de la culpabilité que du besoin de se sentir coupable – analyse qui va bien au-delà de la seule homosexualité.

 Pour analyser les discours homosexuels, Renaud Camus lit l’hebdomadaire mythique Gai Pied et décrypte attentivement les petites annonces, attentif à ce qu’elles disent des goûts et des objets de rejet du moment. La liste, récurrente au fil des annonces, de tous ceux qui doivent s’abstenir de répondre reflète assez bien à son sens ce qui n’a pas ou plus cours dans le milieu. Toujours attentif à l’évolution des mœurs, notamment achriennes, l’écrivain note la disparition progressive de la misogynie, de l’horreur de la femme, qui a longtemps caractérisé les homosexuels. Même s’il s’intéresse très majoritairement à l’homosexualité masculine, Renaud Camus consacre quelques pages dignes d’intérêt aux lesbiennes, pages dans lesquelles il s’interroge notamment sur la part d’héritage culturel qu’il y a, chez les lesbiennes, à toujours vouloir faire passer le sentiment avant le sexe.

 Cette démarche qui consiste à voir ce qui se dissimule derrière un discours, un comportement, un mythe, Camus la partage avec Barthes qui dans ses Mythologies explore aussi les dessous des mythes et montre comment ils sont fabriqués. Camus applique la même démarche à la figure mythique dans les années 80 du gay moustachu à la poitrine velue. Selon l’écrivain, cette image est le pur produit du cinéma américain qui à partir des années 60 ne montre plus que des acteurs poilus tels que Burt Reynolds ou Sean Connery. Camus est comme Barthes, son mentor, à la fois explorateur de mythes et démythificateur.

 L’anthropologie camusienne ne prétend pas à l’exhaustivité. L’écrivain, comme dans un clin d’œil, suggère même à ceux qui voudraient poursuivre sa tâche tous les sujets qui s’offrent à eux depuis la genèse du fist-fucking jusqu’à l’histoire du 69. L’anthropologie sociale à la Renaud Camus ne prétend pas non plus à la scientificité, d’où le choix de Notes achriennes plutôt que d’un essai ou d’une étude. Modeste, Camus affirme « écrire pour montrer qu’il n’est pas un spécialiste de la question. »[16] Ce n’est pas là l’unique raison pour laquelle Renaud Camus n’est qu’un anthropologue entre guillemets. En effet, contrairement au scientifique qui s’efforce de considérer sa matière avec un souci d’objectivité, Renaud Camus porte en permanence un regard critique sur son objet, regard tantôt moqueur, tantôt désapprobateur mais jamais neutre.

 

III. Renaud Camus, observateur critique des homosexuels

 

 Fidèle à l’adage selon lequel qui aime bien châtie bien, dans ses notes, Renaud Camus n’est pas toujours tendre avec les « achriens » tout en se sentant – parfois à son grand dam – l’un des leurs. Nous avons déjà signalé qu’il faisait grief aux écrivains, à l’exception de Gide, d’avoir des décennies durant soit passé sous silence soit véhiculé une image calamiteuse de l’homosexualité. Son reproche vaut en fait pour tous les artistes et il s’applique aussi au présent. Pour Camus, les artistes homosexuels, qu’ils soient chanteurs, acteurs ou cinéastes, sont des lâches qui craignent pour leur image et tremblent pour leurs millions. Au début des années 80, l’écrivain dénonce donc l’invisibilité de l’homosexualité à l’écran et son absence dans les chansons. Ce reproche de « lâcheté » ne vaut pas que pour les artistes. Renaud Camus dénonce tous ces homosexuels qui n’ont pas le courage d’ouvrir la bouche pour remettre à sa place une hétérosexualité triomphante qui se croit seule au monde. Cela commence par ces touristes à qui le chauffeur de taxi offre tout naturellement de les conduire dans un quartier chaud où trouver des femmes. Combien de touristes gay auront-ils le courage de dire « Je préfère les hommes » et d’arracher ainsi l’hétérosexuel à ses prétentions à l’hégémonie ? En famille aussi, lorsque les homosexuels sont raillés ou vilipendés, il faudrait avoir le courage d’ouvrir la bouche et de ne pas se retrancher dans un silence coupable et honteux. Mais là encore, le silence est davantage la règle que l’exception.

 L’intolérance n’est toutefois pas l’apanage des hétérosexuels. Comme ces peuples qui après avoir vécu sous le joug se font à leur tour oppresseurs, les homosexuels, victimes d’une exclusion millénaire, s’excluent les uns les autres avec une grande férocité. C’est ce que révèle à Camus la lecture des petites annonces : Folles, vieux, gros, vicieux, barbus s’abstenir. Les homosexuels manifestent entre eux une singulière fermeture d’esprit et une étonnante rigidité dans leur conception de ce que doit être l’autre. Qu’un homosexuel actif s’avise d’exprimer sa sensibilité et il sera regardé aussitôt avec méfiance, comme une espèce d’imposteur car il aura dérogé au code qui veut que l’actif soit une brute virile et sans âme. Et Camus de souligner toute l’hypocrisie qu’il y a dans la formule « Enfin, chacun fait ce qui lui plaît ! » Car ceux qui ne draguent qu’en boîte clament haut et fort leur mépris pour ceux qui draguent la nuit dans les squares, ceux qui ne draguent que dans la rue s’offusquent de ceux qui fréquentent les « bordels » et tel autre claironne qu’on ne le verra jamais dans un « bar de folles ». Dès le début des années 1980, Renaud Camus montre ce qu’il y a d’artificiel à parler d’une « communauté » homosexuelle qui n’a, en fait, rien de solidaire ni de fraternel. Il déplore qu’entre « achriens » les rapports humains soient si durs, si cyniques, si grossiers, les rejets si blessants et les mœurs si rudes. Combien de fois ne croise-t-il pas le lendemain son compagnon de la nuit qui ne le gratifie pas même d’un regard, comme s’il n’avait été pour cet amant qu’un égarement d’un instant et désormais un sujet de honte ou de dégoût.

 Quelle ironie de prêter aux homosexuels un surplus de sensibilité et de délicatesse ! Renaud Camus en veut pour preuve l’état de la portion gay de la plage de Caparica près de Lisbonne. Dans les sous-bois qui bordent la plage, ce ne sont à chaque pas que mouchoirs souillés, excréments, préservatifs usagés qui ne calment pourtant pas les ardeurs des protagonistes prêts à s’ébattre dans la fange. S’il y a bien un mythe, c’est celui du « raffinement » homosexuel et Camus va jusqu’à se demander si ce ne serait pas précisément l’inverse – le goût de la crasse – qui serait plus proche de la vérité.

 Le ton n’est pas toujours aussi dur. Parfois, l’écrivain ne fait que se moquer gentiment, ainsi de cette illusion répandue chez les gays selon laquelle en chaque hétérosexuel sommeillerait un homosexuel en puissance qui ne demanderait qu’à être réveillé ou initié. L’idée est certes séduisante pour des chasseurs dans l’âme qui voient le nombre de leurs possibles proies soudain vertigineusement démultiplié mais Renaud Camus – sans doute lucide – n’y croit pas un seul instant. Et tant pis pour le rêve ! C’est cette liberté de ton qui rend la lecture de Renaud Camus si vivifiante. Renaud Camus ne s’encombre pas de ce qu’il nomme la doxa – quand bien même il s’agirait de la doxa homosexuelle – et c’est avec jubilation qu’il pourfend les clichés car il est avant tout un homme et un esprit libre.

 

IV. Renaud Camus anticonformiste et moraliste

 

 Politiquement déjà, Renaud Camus est un électron libre. Bien que les homosexuels, a fortiori intellectuels, aient souvent le cœur à gauche – et l’écrivain a milité chez les socialistes – cela n’empêche pas Renaud Camus de décocher des flèches acérées en direction de ce parti socialiste au pouvoir depuis mai 1981 dans lequel il voit incarnée la petite bourgeoisie bien-pensante et conformiste, parti sans relief, parti de la grisaille, dépourvu de personnalités charismatiques comme en témoigne à ses yeux la nomination du rougeaud Lillois, Pierre Mauroy, comme Premier ministre.

 Autre sujet de discorde : la religion. Renaud Camus qui a reçu une éducation catholique a des mots très durs pour stigmatiser le christianisme, sa « bêtise insigne et la vulgarité crasse de sa minable obsession centrale, l’abstinence sexuelle. »[17] On songe au titre de l’ouvrage de la théologienne allemande iconoclaste Uta Ranke-Heinemann, Des eunuques pour le royaume des cieux (Eunuchen für das Himmelreich) (1988). Avec un sens critique libérateur, Camus suggère que l’égoïsme, la violence et l’injustice sont mille fois pires que l’absence de chasteté dont l’Eglise a fait le mal absolu, terrorisant – et parfois acculant au suicide – des générations d’hommes et de femmes crédules.

 Anticonformiste là encore, l’écrivain, contrairement à la plupart des homosexuels – et hétérosexuels – qui, prisonniers de l’héritage judéo-chrétien – persistent à placer les sentiments au-dessus de la chair, vulgaire, grossière, sale, refuse d’être un contempteur du plaisir sexuel. Il ose même affirmer qu’une relation sexuelle des plus intenses peut s’apparenter à une expérience métaphysique comparable à l’état de dépossession de soi dans l’extase mystique. Il n’y a guère que chez certains occultistes ou satanistes comme l’abbé Boullan que se trouverait affirmation aussi audacieuse. Plus récemment, Jacques Chessex semble vouloir donner raison à Renaud Camus dans son roman Avant le matin (2009) dont l’héroïne, l’abbesse Aloysia Pia Canisia Piller, se donne aux rebuts de l’humanité pour élever les hommes vers Dieu. Plus elle est souillée, mieux elle est sanctifiée, offrant le double visage de la déchéance et de l’élévation. Chez Camus, la souillure est absente mais l’élévation est là, comme dans la mystique, et ce n’est sans doute pas un hasard si Camus a emprunté au vocabulaire de Saint Jean de la Croix et de Sainte Thérèse d’Avila le titre de son journal de l’année 1996, Les nuits de l’âme.

 Passant en revue les lieux de plaisir, Camus s’attarde sur les backrooms, ces pièces sombres dans lesquelles ont lieu des étreintes furtives, dans lesquelles les bouches et les sexes se cherchent, bouches et sexes de parfaits inconnus qui ne voient même pas leurs visages tant est grande l’obscurité. Un reproche récurrent à l’endroit de ces lieux de plaisir sans parole est leur inhumanité, due précisément à l’absence du langage. Là encore, Camus s’inscrit en faux. Il se lance même dans un vibrant plaidoyer pour le silence des backrooms dont il fait des espèces de sanctuaires dans lesquels on échappe heureusement à la tyrannie de la parole. La parole glorifiée, cette parole censée « humaniser » les rapports n’est bien souvent – et c’est à cela que tient l’originalité de l’approche de Renaud Camus – qu’un instrument de discrimination, visant à situer l’autre, sa langue, son accent, son niveau d’études, son origine sociale. Le silence bienfaisant des backrooms gomme, au contraire, toutes les inégalités liées à la langue et permet au corps de s’exprimer sans trébucher sur le verbe ou l’intonation qui vous cataloguent et vous éliminent immédiatement si d’aventure le décalage entre le physique et la voix s’avère pour l’autre rédhibitoire.

 Lorsqu’il songe aux autres lieux de rencontre sexuels, Camus se démarque une fois encore de l’opinion dominante. Alors que la majorité des homosexuels se réjouit de l’émergence d’un milieu gay qui tient en quelques rues et quelques bars – à l’époque des Notes achriennes la rue Sainte-Anne et les Halles, aujourd’hui le Marais – Renaud Camus songe avec regret à l’époque où tout le Paris nocturne était un gigantesque territoire de drague, d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Il se fait élégiaque pour évoquer les « tasses », ces pissotières disséminées dans tout Paris qui réservaient des plaisirs commodes et instantanés, pimentés par la peur d’être cueilli par la maréchaussée. En 1981, il n’en reste plus rien : « Tout ce qui pour nous était la ville est mort. »[18] A notre liste de qualificatifs il faudrait ajouter : Renaud Camus nostalgique.

 La lucidité avec laquelle l’écrivain considère les homosexuels et leurs travers, Renaud Camus l’applique à la société dans son ensemble, se faisant dans ces Notes achriennes un observateur avisé des mœurs du genre humain et méritant par là même le titre de moraliste, à ne pas confondre avec celui de moralisateur. Son sens de la formule l’apparente aux meilleurs représentants du genre tels Chamfort ou La Rochefoucauld. Il n’est guère de sujets sur lesquels l’écrivain ne se penche. Il s’en prend par exemple à la prétention qu’il y a à croire énoncer des « opinions personnelles », ainsi la farouche réprobation de la sodomie chez l’un, la sacralisation de la fidélité chez l’autre. Pour Camus, il n’y a là rien de « personnel », n’en déplaise à ceux qui proclament haut et fort ce qu’ils prennent pour le fond de « leur » pensée : « Tel qui croit sincèrement exprimer un goût ou un dégoût bien à lui ne fait que réciter son âge, son milieu, ses expériences ou leur absence, sa culture, sa province ou son pays. »[19] C’est certes accablant mais est-ce tellement inexact ? L’amour et le sexe restent bien sûr le grand sujet de ces considérations humaines. Camus qui a quelque expérience à son actif note : « L’amour a ses avares, ses calculateurs, ses besogneux, ses petits épargnants. Il a ses princes, ses danseurs, ses poètes, ses paniers percés, ses prodigues. »[20] Il emprunte parfois ses accents à Houellebecq – autre moraliste dans son genre : « La sexualité a sa hiérarchie, et cruelle : ses privilégiés, son peuple et ses parias. »[21] On songe ici à Extension du domaine de la lutte et à l’application des lois de l’économie de marché à la sexualité, avec comme dans toute économie capitaliste des golden boys et des losers. L’anticonformisme transparaît à nouveau chez le moraliste lorsque Camus refuse de céder à la glorification, très à la mode chez les homosexuels, du couple. L’écrivain qui a déjà goûté à la conjugalité en connaît les joies mais aussi les limites. A l’en croire, la monogamie est contraire à la nature humaine et ne remplacera jamais ces petits bonheurs que sont une escapade d’un soir dans les backrooms, un week-end à Milan ou trois semaines à San Francisco seul. Or c’est à cela qu’il faut renoncer. Le prix n’est-il pas trop lourd à payer ? L’analyse du couple par Camus vaut aussi pour les couples hétérosexuels : « Leur bonheur une fois atteint ils sont déçus, ils y nagent sans être heureux et ils s’étonnent de disputes pour rien, de la mauvaise humeur de l’autre, de ses mensonges et d’avoir à mentir, et de l’usure de l’amour. »[22] Camus rejoint ici Schopenhauer et Huysmans. Cette insatisfaction qu’il décrit semble être, au-delà du couple, l’un des malheureux attributs de la condition humaine : « Les plus beaux veulent être aimés pour leur âme et les plus intelligents pour leur corps »[23]. Pour mesurer cette insatisfaction qui semble indissociable de l’existence, il n’y a selon l’écrivain qu’à décrypter les rêves et l’on verra que l’on est bien loin de ce monde merveilleux qu’ont tenté de nous faire gober les romantiques. Selon Camus, le rêve n’est bien souvent que la réouverture de plaies anciennes, le ressassement de toutes les amertumes : « Toujours empêtré de familialisme, il pose et repose sans cesse des problèmes de longue date résolus par l’intelligence et la conscience éveillée. Toujours en retard d’une guerre, peuplé de mères en larmes et de portes closes où frappent des poings désespérés, il vous ramène éternellement à des amours évacuées, à des souffrances désertées, aux mêmes doutes, aux mêmes remords, aux mêmes regrets. »[24]. Il est vrai que les moralistes, peut-être prisonniers de leur lucidité, sont rarement de grands rêveurs…

 Les lignes qui précèdent auront, nous l’espérons, convaincu le public hétérosexuel de l’intérêt de la lecture de Camus. Si le récit un peu crû des ébats de l’écrivain peut à l’occasion mettre à rude épreuve la patience d’un lecteur hétérosexuel, cette patience sera finalement récompensée par la sagesse qu’il trouvera aussi sous la plume de Renaud Camus, explorateur avisé des tréfonds de l’âme humaine.

 

 

 

V. Actualité des Notes achriennes

 

 Bien que les considérations que nous venons d’évoquer tendent à l’intemporalité, n’oublions pas que l’intention de Renaud Camus dans son ouvrage n’était pas d’atteindre à l’universalité mais au contraire de livrer un état des lieux de l’homosexualité à un moment donné de l’histoire – le début des années 1980 – en un lieu précis, à savoir l’Europe. Dès lors, une question se pose : ces Notes sont-elles trente ans après encore d’actualité ou semblent-elles au contraire nettement datées voire obsolètes ?

 Ce qui sans conteste appartient aujourd’hui définitivement au passé, ce sont les accents libertaires avec lesquels Renaud Camus défend les amours entre adultes et enfants. C’est là le plus pur héritage soixante-huitard de la jouissance sans entrave et de l’interdiction d’interdire.

Bien que Renaud Camus s’enorgueillisse généralement de ne pas céder à l’esprit du temps, ses propos sont ici la caricature d’une mode qui sévit depuis le début des années 70 dans la littérature homosexuelle, qui vante les amours impubères et fait l’éloge des culottes courtes. Dans cette même veine, Camus écrit dans les Notes achriennes : « Les enfants et les très jeunes adolescents, moins soumis encore aux codes esthétiques ou aux lois de la vanité, observent un certain pragmatisme du plaisir et je crois bien qu’il n’est pas trop rare qu’un garçon de treize ou quatorze ans revienne volontiers près du gros vieux monsieur qui l’a branlé avec art. De tels épisodes seraient traumatisants. Quelle foutaise ! »[25] On croirait lire les arguments spécieux par lesquels Montherlant et Peyrefitte tentent de justifier leur « chasse aux garçons », à cette différence notable que Camus ne prêche pas pour sa paroisse parce qu’il n’est attiré ni par les enfants ni par les adolescents. Il parle en l’occurrence, au mépris de tout bon sens, de ce qu’il ne connaît pas. La lecture de la correspondance de Roger Peyrefitte et Montherlant montre assez quelles ruses les deux chasseurs emploient pour séduire leurs victimes loin d’être toutes consentantes. Dans sa lettre du 22 janvier 1939 à Peyrefitte, Montherlant raconte qu’il a fait entendre à un jeune Polonais rétif à la sodomie « qu’en notre temps il faut savoir donner, que les bonnes grâces seraient d’autant plus accentuées qu’on pourrait se prévaloir d’une pénétration »[26]. Si encore on pouvait parler de générosité mais Peyrefitte, cynique, note plus loin dans l’ouvrage : « la règle de tout pédéraste était « la modération dans les récompenses ». L’exercice même intense de la pédérastie ne risquait pas de ruiner les pédérastes. »[27] Montherlant et Peyrefitte qui, contrairement à Camus, savent de quoi ils parlent n’ignorent pas qu’en l’absence d’espèces sonnantes et trébuchantes, ils ne courent pas les rues, ces garçons de treize ou quatorze ans censés revenir volontiers près du gros vieux monsieur qui les a masturbés avec art ! Sachant aujourd’hui que de tels épisodes sont bel et bien traumatisants et que, des années après, des enfants souffrent encore d’avoir « bénéficié » des attouchements de gros vieux messieurs qui se targuaient de former le corps et l’esprit, on est gêné pour Renaud Camus qui révèle ici une bêtise abyssale. A sa décharge, il faut dire qu’en 1981, on ne sait encore rien des scandales pédophiles. C’est ce qui permet à Camus d’écrire sans rougir : « J’espère que, bientôt, de jeter en prison pendant des années qui n’est coupable que d’avoir partagé du plaisir avec des enfants paraîtra aussi stupide et abusif que les interventions policières pour empêcher les copulations d’arrière-salles, aussi monstrueux que la castration médiévale des sodomites. »[28] Un an après déjà, de tels propos eussent été sulfureux car c’est en 1982 qu’éclate l’affaire du Coral, du nom d’un centre pour enfants autistes, situé dans le Gard, qui aurait été fréquenté par des personnalités du monde de la politique et de la littérature venues assouvir leurs appétits sexuels. Le procès est retentissant et donne un coup d’arrêt définitif à toute apologie de la pédophilie. Il y a donc fort à parier que jamais Renaud Camus n’oserait tenir aujourd’hui sur les amours illicites les propos qu’il a tenus à l’aube des années 1980. Trop grande serait la peur du scandale.

 Parmi les figures des Notes achriennes dont on se prend à espérer qu’elles appartiennent à un passé révolu, il y a celle du psychiatre thaumaturge à qui les parents adressent leur enfant homosexuel en vue de le remettre dans le droit chemin de la nature. Toutefois, lorsque Renaud Camus rédige son ouvrage, cette espèce n’est pas encore en voie de disparition. Ce n’est, en effet, qu’en 1973 que l’ American Psychiatric Association a rayé l’homosexualité de la liste des troubles psychiatriques et en France, il a fallu attendre 1981 – année de la rédaction des Notes achriennes – pour que, sous l’influence de F. Mitterrand, le Ministère de la Santé refuse de prendre en compte l’homosexualité dans le classement des maladies mentales proposé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Pendant les décennies qui ont précédé, les psychiatres et psychanalystes s’en sont donné à cœur joie, évoquant à l’envi – à la suite de Freud – l’homosexualité comme une perversion susceptible d’être traitée. Nous renvoyons ici le lecteur à l’ouvrage de Dominique Fernandez, Le rapt de Ganymède, dans lequel l’auteur livre un sottisier éloquent de la psychiatrie et de la psychanalyse à l’endroit de l’homosexualité. Citons en exemple du traitement réservé à l’homosexualité par le monde médical et psychanalytique le titre d’une émission de la papesse de la psychologie radiophonique, Ménie Grégoire, diffusée le 10 mars 1971 : L’homosexualité, ce douloureux problème. Cette fois, refusant de courber l’échine sous le verdict de médecins et de prêtres, des homosexuels envahirent le studio et perturbèrent l’émission. Il serait présomptueux de dire que cette espèce de psychiatres et psychanalystes considérant l’homosexualité comme une pathologie a aujourd’hui disparu. On la rencontrerait encore certainement parmi les psychanalystes se définissant comme chrétiens et, à coup sûr, dans les milieux évangéliques américains où les psychiatres se font fort de guérir les homosexuels avec le secours de l’Esprit-Saint. On peut toutefois raisonnablement penser qu’en France cette orientation est devenue plus rare dans la corporation, même s’il existe un contentieux durable entre homosexuels, psychiatrie et psychanalyse comme en témoignent les ouvrages de l’intellectuel homosexuel Didier Eribon, parmi lesquels Echapper à la psychanalyse (2005). Ce qui semble aujourd’hui prévaloir dans la pratique psychiatrique et psychanalytique, c’est la volonté d’accompagner et non de guérir.

 Autre signe des temps, le traitement médiatique de l’homosexualité dont Renaud Camus se plaint abondamment semble avoir favorablement évolué. Il n’est plus question aujourd’hui comme dans l’émission de Ménie Grégoire du « douloureux problème de l’homosexualité » ni même du « problème homosexuel ». Quand Renaud Camus rédige les Notes achriennes, en revanche, l’homosexualité apparaît dans la presse – notamment France Soir et Paris Match  - presque immanquablement dans le voisinage peu reluisant de la criminalité et de la prostitution. L’écrivain imagine, à juste, titre l’impact dévastateur de telles lectures sur les malheureux parents de ceux qui « en sont ». Le changement de ton ne signifie pas que l’homophobie a disparu. Nous en voulons pour preuve les propos tenus en 1998 dans l’hémicycle parlementaire lors du débat sur le Pacte Civil de Solidarité (PACS) : « Il n’y a qu’à les stériliser » ou « ça tourne à la zoophilie ». En séance de lecture au Sénat, Emmanuel Hamel était allé jusqu’à affirmer que l’acronyme PACS signifiait « Pacte de contamination sidaïque ». Ce qui a changé, c’est que les homosexuels sont devenus vigilants, qu’ils ne tolèrent plus les écarts de langage et qu’une association comme SOS Homophobie poursuit aujourd’hui ceux qui franchissent la ligne jaune. La presse a donc appris à se tenir – même si dans les rédactions le regard sur l’homosexualité n’est pas nécessairement bienveillant.

 A la lecture de cette énumération, on pourrait croire que pour les homosexuels en France le ciel est aujourd’hui sans nuages. Il n’en est rien. Malheureusement, trop de pages des Notes achriennes restent d’une douloureuse actualité. Les jeunes qui doivent annoncer à leurs parents leur homosexualité ont aujourd’hui comme hier la peur au ventre et l’angoisse du rejet. Le taux de suicide est dix fois plus élevé chez les jeunes homosexuels et Renaud Camus pourrait aujourd’hui encore écrire : « Les homosexuels sont dans une position beaucoup plus douloureuse que les victimes du racisme au sens strict. Ceux-ci, en effet, face aux agressions et aux injustices qui s’acharnent sur eux, ont du moins, pour les soutenir, les protéger, le groupe auquel appartient d’abord, naturellement n’importe quel être humain, sa famille : leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs ancêtres ont souffert les mêmes avanies qu’eux. Celles que doit essuyer l’homosexuel, c’est souvent de sa famille qu’elles lui arrivent en premier lieu. »[29]

L’écrivain a raison de souligner le fossé qui existe et qui persiste entre la libération de la parole autour de l’homosexualité dans l’espace public et la prison dans laquelle sont enfermés les homosexuels rejetés par leur famille et traités en parias. Cela vaut notamment aujourd’hui pour ces jeunes issus de l’immigration dont les parents sont issus de cultures dans lesquelles l’homosexualité demeure une abomination voire un crime passible de la peine de mort.

 La situation des écrivains et artistes homosexuels est assurément plus enviable. Pourtant on ne peut manquer de se demander si les réflexions de Renaud Camus ont perdu de leur pertinence. L’écrivain déplore que, pour être considéré comme une grande œuvre littéraire, un livre doive obligatoirement mettre en scène des personnages hétérosexuels. Il en veut pour preuve Proust qui n’eût sans doute pas été considéré comme l’un des plus grands romanciers du XXe siècle si son œuvre avait été rangée dans la catégorie « littérature homosexuelle ». La réflexion vaut sans nul doute aussi pour Gide ou Thomas Mann. La question que suggère intelligemment Camus est : quelle place est-on prêt, en effet, à accorder dans le monde des lettres à la littérature dite homosexuelle ? Ne la regarde-t-on pas toujours avec une bienveillance un peu condescendante et ne faut-il pas, pour mériter le titre de grand écrivain, sacrifier dans ses livres aux lois de l’hétérosexualité ? A noter que pour Renaud Camus le débat sur l’existence d’une « écriture homosexuelle » spécifique tout aussi hypothétique qu’une « écriture féminine » relève de l’élucubration : « Je ne vois pas jusqu’à présent ce qu’est, ce que pourrait être, ni en quoi serait désirable, une « écriture homosexuelle » dans sa spécificité d’écriture. »[30] Ce débat très post-soixante-huitard appartient désormais au passé[31].

 Curieusement, parmi ce qui reste des Notes achriennes aujourd’hui, il faut citer un parti politique, le Parti de l’In-nocence fondé en 2002 par Renaud Camus. Dès les Notes achriennes, Camus plaide pour moins de rudesse entre les êtres, moins d’égoïsme, moins de cynisme au quotidien. Ce programme lui a inspiré la création d’un parti dont le nom signifie le refus de la « nocence », à savoir la « nuisance » au sens étymologique du mot. La seule chose qui intéresse l’écrivain en politique, c’est de plaider pour le respect de l’autre, le respect de la langue, des institutions, des usages, du cadre de vie, l’art de vivre ensemble en harmonie. Un programme qui, comme les Notes achriennes, montre que Renaud Camus n’est pas réductible à l’étiquette d’« écrivain homosexuel » parce que sa réflexion ne s’arrête pas à l’homosexualité. Ce qu’il a en permanence à l’esprit, c’est une certaine idée de ce que sont les rapports humains et de ce que, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, ils pourraient être.

Benoît Pivert

Université de Paris Sud (Paris XI)


[1] Renaud Camus, Notes achriennes, Paris, Hachette P.O.L., 1982.

[2] Ibid. p. 186

[3] Ibid.

[4][4] Premier volume : Journal romain (1985-1986), Paris, Editions P.O.L., 1987. Dernier volume en date : Une chance pour le temps : Journal 2007. Paris, Fayard, janvier 2010.

[5] Notes achriennes, p. 30.

[6] Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte, Correspondance, Paris, Robert Laffont, 1983.

[7] Ibid. p. 12. La formule « De l’habitude à l’hébétude » est de Montherlant.

[8] Ibid. p. 13.

[9] Notes achriennes, p. 41.

[10] Cité par Camus p. 221.

[11] Joyce McDougall, chapitre « Narcisse en quête d’une source » in Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978, p. 139-161.

[12] Notes achriennes, p. 258.

[13] Ibid. p. 259.

[14] Le mot désigne des pièces obscures, souvent situées au fond ou au sous-sol de bars, dans lesquelles les rapports sexuels sont rapides et anonymes.

[15] Hervé Guibert, op. cit., p. 242

[16] Notes achriennes, p. 26.

[17] Ibid. p. 93.

[18] Ibid. p. 169.

[19] Ibid. p. 18

[20] Ibid. p. 159

[21] Ibid. p. 107

[22] Ibid. p. 149

[23] Ibid. p. 74

[24] Ibid. p. 51

[25] Ibid. p. 234

[26] H. de Montherlant, R. Peyrefitte, Correspondance, p. 48.

[27] Ibid. p. 50.

[28] Notes achriennes, p. 235.

[29] Ibid. p. 16.

[30] Ibid. p. 138.

[31] Lire à ce propos Mona Ozouf : « « Chez Staël, chez Colette, on ne découvre nullement une « écriture féminine » mais l’écriture de Staël, l’écriture de Colette. Assigner l’écriture au sexe, c’est enfermer l’activité même qui proteste contre l’enfermement » in « L’écriture n’est d’aucun sexe », Lire, avril 1995.

 

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