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La femme (Extrait de Les baigneurs de Cézanne)

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 Article publié le 13 mars 2005.

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Au Papagayo, deux piliers se préparaient à quitter les lieux. La femme qui les observait était assise de l’autre côté de la rue sur le parapet au-dessus du sable. Elle portait un grand chapeau de paille orné d’un ruban or et noir. C’était une femme âgée mais sans vieillesse apparente. Son visage luisait un peu à cause du fard. Elle avait souligné son regard et ses ongles étaient vernis.

Les deux hommes discutaient encore sur le seuil. Le patron actionnait la manivelle du rideau avec une lenteur qui en disait long sur la nuit qu’il venait de passer. Il n’y avait plus personne à l’intérieur et la terrasse était déserte. Les deux hommes s’acharnaient dans un dialogue qui les agitait. Ils secouaient leurs casquettes en direction de la mer qui était peut-être le sujet de leur conversation. La femme fumait à travers un fume-cigarette. Son regard luttait avec les volutes rapides.

Sur la plage, un vol de mouettes venait de se poser en tournoyant. On ne les avait pas entendues. Elles jouxtaient une flaque miroitante où s’ébattaient des étourneaux. La femme tournait le dos à ce spectacle. Il avait attiré son attention tout à l’heure mais maintenant, c’était les deux hommes qui occupaient son esprit. Elle tentait de ne pas se trahir mais elle savait que les deux hommes se sentaient observés. Le rideau se referma entièrement avec un bruit de crécelle. Ensuite, le patron retira le crochet de la manivelle de l’anneau entraînant le rideau et il l’enfila dans celui qui commandait le pliage du vélum. Il continuait ainsi de manoeuvrer dans l’indifférence. Il avait rassemblé les cendriers sur une table. Il regardait cette accumulation miroitante comme si elle l’hypnotisait. Il ne pensait plus à ses clients. La femme se demanda ce qui pouvait bien motiver cette lenteur. Les deux hommes, quand elle revint à eux, glissaient sur le trottoir d’en face, sous la galerie encore déserte à cette heure. Ils jetaient des regards furtifs dans les vitrines barreaudées. La femme se leva et se mit à marcher dans la même direction, sans changer de trottoir. Elle avait l’avantage du surplomb, un léger vertige qui l’empêchait de penser à autre chose.

Rentrée à l’hôtel qu’elle avait quitté avant l’aurore pour aller observer le lever du soleil sur les dunes, elle songea à se nourrir. Elle n’était pas la première, ce qui changeait ses habitudes. Elle était agitée maintenant. Elle salua les occupants de la table voisine avec une négligence qui les préoccupa. Ayant ôté son chapeau, elle secoua une épaisse chevelure d’argent que rien ne retenait. Le visage n’avait plus cette apparence de jeunesse. Elle connaissait les effets des vitraux de plastique qui ornaient la baie donnant sur le jardin. Une certaine dureté de caractère envahissait les yeux quand ils se remplissaient de cette lumière. Le petit miroir qu’elle tenait dans la main renvoyait sur les pommettes une lueur circulaire et assassine. Elle mouilla ses lèvres avec la langue, petite obscénité qui échappa à l’attention crispée de ses observateurs. Le châle tomba sur le dossier de la chaise avec un naturel qui par contre les émerveilla. Les seins bombés avaient reçu leur dose de fard mais la crevasse qui les séparait n’avait pas disparue sous ce travail de fourmi. Une servante apporta le plateau et la femme se mit à déjeuner sans se soucier de la petite nuance de vulgarité qui craquelait son masque.

Le matin était un bon moment à vivre seule ou en tout cas à l’écart des autres. Elle aimait quitter sa chambre pour s’enfoncer dans la demi-lumière du silence. Les aurores n’avaient pas encore révélé leur secret. Elle marchait sur le même dallage miroitant. Les oiseaux n’apparaissaient qu’aux premiers rayons. La terrasse du Papagayo éclairait encore la rue, halo de jaune et de rouge légèrement tremblant, les voix lui arrivaient à travers l’opacité des tamaris. On ne l’approchait pas. On avait l’habitude de cette visite des lieux. On évitait de croiser son regard. Elle allait jusqu’à la roseraie où elle disparaissait le temps de faire pipi dans le sable. L’endroit avait conservé son odeur d’animale chaleur. Les roseaux frémissaient alentour. Le scintillement commençait dans leurs feuilles tranquilles. Revenue en face du Papagayo, elle voyait les mouettes retomber d’un ciel où elles avaient disparues la veille et la flaque s’élargissait sous les coups de bec des étourneaux. Les noctambules profitaient de cette distraction pour s’évanouir presque tous ensemble. Il y avait toujours un couple pour s’attarder dans la chaleur décroissante des autres, rarement il s’agissait d’un homme et d’une femme. Elle finissait toujours par s’asseoir et attendre qu’il se passât quelque chose d’inattendu. Évidemment, il n’arrivait rien et elle suivait le couple jusqu’à la limite du quartier résidentiel où tout cela se déroulait avec une régularité de rendez-vous assez prévisible.

L’appartement était compliqué par un couloir cassé par deux angles têtus. Il lui arrivait de se perdre comme dans un dédale. Pourtant, les dimensions étaient trop précisément humaines. Elle partageait une terrasse ombragée avec un voisin timide qui se taisait quand elle surgissait en petite tenue. Le soir, elle préférait cet observatoire, sans doute à cause de ses jambes qui exigeaient des soins réguliers. Elle réservait cet effort aux premières heures du matin. Elle voyait le port et ses guirlandes grotesques, le jeu des phares environnant les mâts et les façades, le trou percé par la mer dans la nuit immobile, les montagnes descendant du même ciel, les rues agitées de reflets circulaires. Un massif de fleurs tombait sur elle, la plongeant dans une ombre au goût de terre et de pollen. Elle n’allumait pas la lampe et, si c’était le voisin qui l’allumait, elle gémissait comme un animal dérangé et il perdait du temps à retrouver l’interrupteur avant de retourner d’où il venait. Elle dormait mal, sans cesse terrifiée par des figures de la mort, ou de ce qu’elle croyait être la mort annonçant la plus terrible des douleurs. Elle avait un peu bu, lentement déçue par les arômes. Elle avait peut-être même commencé à rêver avant de s’endormir. Elle éteignait une autre lampe, plus discrète, presque secrète, que le voisin surveillait en transpirant. Il y avait l’odeur de cette sueur au milieu de la nuit, elle en était persuadée. Aussi fermait-elle la porte-fenêtre et tirait-elle les rideaux. Le ventilateur imposait alors son souffle de gueule.

Les mêmes précautions alimentaient les longues séances d’entretien de ce corps toujours exceptionnel. Le ventilateur secouait les odeurs de l’effort sous le nez de cette ancienne athlète que la durée nécessaire à l’entraînement de chaque muscle commençait à chagriner un peu. Elle était nue sur un tapis chatoyant, toute entière plongée dans la répétition opiniâtre des mouvements. La radio diffusait une conversation amusée par l’actualité, avec des interruptions consacrées à la chanson. Elle fredonnait ou marmonnait selon le cas. Une bouteille de gin, depuis dix ans sa compagne des moments de solitude, renvoyait son reflet carré dans un plateau appartenant au mobilier de l’hôtel. Chaque exercice se concluait par une légère succion du produit ainsi dédoublé. Le contenu du verre une fois absorbé, elle s’arrêtait pour souffler, penchée sur le même miroir. L’air de la chambre s’était alourdi par excès d’humidité. Elle entrecroisait les persiennes et se laissait de nouveau envahir par les bruits de la rue et de la place qui pullulait à l’équerre. Un peignoir finissait par envelopper ce corps en perdition. Les yeux étaient exorbités. Un autre verre, vite avalé celui-là, condamnait l’esprit au silence et elle se couchait jusqu’à midi. Seul un cauchemar pouvait la réveiller et c’était exactement ce qui arrivait, la cloche de l’église voisine devait avoir quelque influence sur cet autre exercice de l’imagination.

Le déjeuner lui était exceptionnellement servi à midi et demi. Comme elle se contentait d’une salade assaisonnée d’estragon et d’une viande froide, consentant à choisir son dessert dans une vitrine dont on l’avait progressivement rapprochée, elle n’avait pas provoqué l’agitation du personnel domestique réduit à cette heure à deux ou trois donzelles en tablier et coiffe de la veille. Elle buvait le contenu de sa gourde préparé en cuisine pendant qu’elle dormait et qui avait eu le temps de refroidir sur la glace. On s’émerveillait qu’elle fût aussi peu exigeante et on regrettait qu’elle se montrât si avare de confidence. Elle mentait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour parler d’elle. On tournoyait autour, frôlant la sévérité du visage et la fantaisie des chemises. On admirait la broussaille de ses cheveux d’argent. Les joues étaient retenues par un artifice ainsi que la peau du cou dissimulée dans un foulard habilement dénoué. Elle avait enfilé un maillot de bain dont les baleines semblaient vouloir percer les moirés de la jupe. Ses pieds, intranquilles, reposaient l’un sur l’autre, révélant des chevilles grossières. Elle mangeait près d’une fenêtre entrouverte dont le rideau frémissait. Le vent ne s’était pas encore levé et elle en plaisantait. Le corps des jeunes filles lui inspirait quelquefois un commentaire obscur où l’on reconnaissait la jalousie, elle qui n’avait jamais eu l’occasion de ressentir ni d’exprimer aucune envie. Elle aurait pu paraître sereine sans cette crispation. Ayant achevé sa viande et repoussé sur le côté les restes de la salade, elle n’avait plus besoin de se lever pour désigner le dessert de son choix. Une soubrette en jupe courte ouvrait la porte vitrée, un instant visitée par le froid, et ses doigts rapides apportaient la coupe verglacée, son pied ayant refermé la porte légère soudain tremblante sous l’effet de l’aspiration. La cuiller surgissait du tablier, brillante comme une pierre, et l’ingurgitation de la glace commençait par la douleur liée à un kyste malin.

Elle écrivait. Le soir, sous la lampe d’un bureau, appuyé sur un carré de cuir rouge. Des lettres, longues parce qu’elle s’y expliquait.

Elle habitait l’hôtel depuis quelques années, presque sans interruption. Elle n’avait plus les moyens de s’éloigner. Cette distance était imposée par ce que ses jambes pouvaient encore supporter. Un taxi la ruinait pour plusieurs jours. Elle n’avait plus de bijoux à donner en garantie, son seul diamant était enfermé dans le coffre-fort de l’hôtel et elle n’en avait pas la clé. Elle tenait ses comptes dans un carnet voisin de ses écrits, le consultant chaque fois qu’une promesse était sur le point de couler de sa plume. L’argent pouvait l’angoisser jusqu’à la douleur. C’était un personnage de comédie et non pas un héros, aussi son imagination ne lui était d’aucun secours quand elle était à la recherche d’une solution à un problème mettant en danger la monotonie de son existence. Elle n’empruntait plus depuis que la mauvaise humeur d’un créancier l’avait amenée à s’expliquer devant un juge. Elle préférait les privations, les renoncements. Le temps se précipitait dans ces brèches. Elle avait remis son testament à une direction de l’hôtel un peu médusée par la procédure. Elle possédait encore un véhicule en panne mais dont le coût des réparations était raisonnable. On pouvait admirer cette antiquité dans le garage de l’hôtel, sous les eucalyptus. En été, le pollen la recouvrait presque entièrement. Elle n’avait pas vendu une console au miroir fendu, ni le cousoir dont le dessus montrait les traces d’un jeu d’échec. Un tableau, paysage à la tour dressée dans des feuillages mélangés à un ciel lourd, avec un pré peuplé de moutons et d’un chien noir, était accroché au mur entre deux rideaux. Son étui à cigarettes avait une certaine valeur ainsi que le stylo avec lequel elle n’écrivait plus. Une petite somme d’argent demeurait à l’abri de ses désirs au fond d’un ancien coffret à bijoux. Elle conservait la clé de la maison de Castelpu sans bien se rappeler si elle en était encore la propriétaire. Les photographies n’avaient plus de valeur. Elle n’ouvrait jamais la cantine recouverte aujourd’hui d’un petit tapis emprunté au couloir, défaut jamais rectifié par le personnel sans doute sur l’instance de la direction qui ne cachait pas éprouver pour cette dame une certaine sympathie. Elle avait aussi changé l’aspect d’une salle de bain en y substituant le porte-savon qui manquait à sa baignoire. Elle pensait ne jamais s’en aller sans avoir gravé son nom dans le plastique des vitraux de la salle à manger. Elle possédait un petit couteau pointu pour les circonstances d’un départ qu’il fallait bien envisager maintenant que ses jours étaient comptés.

Il y avait deux plages.

L’une s’étendait de l’autre côté de la rue entre deux digues où jouaient des pêcheurs chapeautés jusqu’aux épaules. Des voiliers fendaient l’air bleuté au-dessus des vagues. Un phare emmailloté de rouge et de blanc promenait le soir un faisceau d’argent sur cette circularité construite sur l’artifice du bonheur et de l’utilité. Une langue de sable rouge était réservée à l’hôtel. On s’y trouvait le plus souvent à l’ombre, la lumière dépendant de la présence d’un vieux cargo lituanien ou polonais articulant des grues rouillées derrière la digue peuplée d’enfants criards. La poussière de gypse se déposait en dentelles sur le sable. Des épaves étaient examinées par de vieux hommes en pantalons roulés jusqu’à mi-mollet. On sentait leur haleine empestée par l’usage du cigare dont les mégots voisinaient avec les bouchons et autres déchets de la tranquillité relative qui accompagne les villégiatures au lieu de les conditionner. Marquée pour la journée par une tache de goudron qui se superposait aux motifs de son une-pièce, elle se promenait au bord de l’eau, dépassant quelquefois les limites de la plage pour s’aventurer dans le port commercial, de l’autre elle arpentait une surface rugueuse où de joyeux compagnons dénichaient des coquillages comestibles. L’aventure avait un goût de ferraille, l’arpentage des relents de cambouis. Son parasol était finalement emporté par un coup de vent et poursuivi par des hommes musclés qui à distance l’avaient prise pour une femme de leur âge. Engoncée dans son maillot fleuri, elle portait un foulard pour réduire la masse de ses cheveux. Le noeud s’achevait autour du cou, dissimulant une cicatrice. Elle revenait en sautillant dans les vaguelettes, éclaboussant des enfants occupés à construire de l’éphémère.

Elle aimait s’approcher des hommes. Elle avait conservé sa grâce d’athlète en marche vers le podium. Elle ne les décevait pas malgré l’instant de doute provoqué par son apparition. Elle montrait en riant la tache de goudron découverte au passage par un enfant intrigué par ses propres soucis de comparaison. On émettait des recettes avec la conviction que c’était un bon moyen de commencer une conversation qui tournerait au dialogue. Elle s’asseyait dans le sable et le parasol, déployé comme une voilure d’oiseau, la plongeait d’un coup dans une ombre où elle frissonnait. Finalement renvoyée à sa solitude, elle pliait bagages et décidait de ne plus remettre ses pieds sur cette plage commode.

C’était se préparer à revenir sur l’autre plage, peu distante de l’hôtel mais à l’abri des regard derrière un bois d’eucalyptus traversé de mouettes rapides et bruyantes. On y découvrait des beautés exigeantes. Le soleil harcelait cette bande de sable moins rouge que le gypse ne dénaturait pas. On apercevait bien les grues des grands cargos mais sans en entendre les grincements animaux. Les façades des hôtels renvoyaient une lumière agitée de reflets de verre. L’odeur entêtante des eucalyptus conduisait le plaisir dans la stricte observation des corps nus se croisant au-dessus de l’eau. Elle était couchée sur le côté, toujours contrainte par son une-pièce, un livre ouvert sous le sein, regardant à travers des lunettes à montures dorées que personne ne pouvait ignorer. On était d’abord attiré par ce miroitement puis saisi par l’immobilité du corps plié à l’équerre, ensuite l’impatience de la main jouant avec le sable donnait un sens à ce personnage qu’elle voulait être avant de paraître humaine. Les corps multipliaient les signaux. Elle s’exposait au soleil sans crainte d’aggraver son mal. Le chapeau gisait comme un mort sous le parasol. Les voix creusaient cette profondeur, répercutées par les rochers distants d’une bonne cinquantaine de mètres. On applaudissait des nageurs papillons, petite compétition répétée tout au long de cette journée interminable. Elle se redressait pour les apercevoir debout et agités sur la roche noire survolée par des mouettes attentives. Son coeur battait la chamade. Les pêcheurs de la digue, tous orientés vers les eaux moirées du canal, se retournaient aux ovations, retenant d’une main des chapeaux taquinés par le vent. Elle montrait des dents soignées, les lèvres s’étiraient sans disparaître dans le blanc de l’effort. Le livre s’était refermé, emprisonnant une poignée de sable dont elle évaluerait la teneur en le rouvrant dans son lit. Le chapitre enfin terminé, elle éteignait.

Si le temps vidait la plage de ses contenus narratifs, elle passait son temps sur la terrasse du Papagayo, s’étant promis de ne jamais y passer la nuit. La pluie assourdissait sous le vélum. Elle fumait un peu, négligeant d’aspirer toute la fumée rendue possible par cette combustion. Le même livre jouxtait le verre. Elle regardait à travers une bâche transparente où défilaient des voitures aux phares allumés. De rares piétons coupaient cette monotonie. Elle avait remplacé le chapeau par un imperméable qui ne protégeait pas ses jambes. Elle frissonnait encore. Elle avait couru sous la pluie elle aussi. Le papier à lettres, attaché à son écritoire de carton, avait quelque peu souffert du voyage. Le stylo avait coulé. Elle n’achèverait jamais cette lettre entreprise au début de l’été. Elle la relisait aussi lentement que son impatience le permettait. Le texte était troué. Une dentelle de mots, c’était trop demander. Il fallait que le texte fût imperméable, qu’une flaque pût s’y former comme un avertissement que plus rien désormais ne franchirait ce territoire sans se transformer en eau dérisoire. Il eût été plus facile, plus commode d’exprimer de l’amour. Il n’était plus question de bonheur. L’été allait encore s’achever au beau milieu d’une impossibilité d’exprimer ce qu’il était maintenant urgent de partager. La mort devenait abstraite parce que la vie, sur son déclin, n’aboutissait pas. Dévissant le capuchon du stylo aussi lentement que le lui permettait le rythme imposé par la pluie, elle considérait la page blanche pour s’inquiéter de sa blancheur de page épargnée par les pénétrations de la pluie. À part les effluves du gingembre, les voix continuaient de la harceler. Rien ne contenait la substance du texte. Il fallait se résoudre à tout inventer. Et le destinataire de la lettre avait sur elle ce pouvoir de la condamner à une vérité sans partage. Il avait failli, plus d’une fois au cours de cette vie finalement trop longue, devenir le bourreau de son coeur quand celui-ci n’était plus à la mesure de son ambition en matière d’amour.

Dix bonnes minutes s’étaient écoulées depuis que les derniers convives avaient quitté la salle à manger pour se diriger vers la plage où les parasols commençaient à peine à s’ouvrir. La femme achevait elle-même le contenu d’une tasse tenue du bout des doigts. Deux jours manquaient à l’achèvement de la saison. Ensuite on ne verrait plus que le personnel occupé à ranger les attributs de l’hospitalité dans les grandes armoires qui bornaient les couloirs. Puis les employés s’en iraient eux-aussi et les ouvriers empliraient l’espace du bruit de leurs outils et de leurs voix s’interpellant. Une fois les ouvriers disparus, quelques gestionnaires affairés tourneraient en rond dans les pièces désertées, abattus et véloces, tournoyant comme des insectes dans l’air saturé de peinture, de vernis et de détergent. Enfin l’hôtel se viderait complètement, on fermerait à clé la salle à manger et ses dépendances, l’odeur des cuisines mettrait du temps à s’effacer, les objets trouvés seraient alignés sur l’épaulement qui sert d’ordinaire à poser les lampes des soirées dansantes, le hall serait plongé dans une demi obscurité, le dallage ne serait illuminé que par la porte d’entrée, les baies étant fermées jusqu’au printemps prochain. L’ascenseur serait mis en panne par mesure d’économie. L’année dernière encore, il y avait trois appartements d’occupés. On se croisait avec courtoisie. Un vieux couple n’est plus revenu dès le début de l’été. L’autre appartement avait été occupé par une dame décédée au printemps. La femme prévoyait donc de passer l’hiver toute seule dans cette énorme structure, craignant qu’on ne l’invitât à aller hiberner dans un établissement plus prospère. Elle eût été franchement incommodée par une pareille décision. En quelques années d’occupation pacifique, son appartement s’était habitué à ses caprices. À part les trois voisins que le sort lui enlevait, elle perdait aussi le portier, mis à la retraite et remplacé par un portier automatique. Le directeur de l’hôtel lui-même en avait enseigné le fonctionnement à cette dame dont on connaissait généralement la biographie. Elle avait noté le code dans un angle de sa carte d’identité malgré l’interdiction psalmodiée par le directeur qui devait bien se douter cependant que cette mémoire avait perdu de son acuité. Le directeur aimait bien sa débitrice et il lui promettait de nouveaux voisins. Ses yeux étaient cernés par la couleurdesmauvaisesaffairesmaissa bouche n’avait pas réclamé les sommes dues. D’ailleurs le diamant demeurait dans le coffre-fort auquel il avait accès par une autre porte. Elle ne s’inquiétaitplus.Elle avait commencé à raconter l’histoire du diamant mais le téléphone avait interrompu la conversation et ensuite l’esprit du directeur avait été occupé à autre chose. Comme elle s’était absentée une semaine au printemps et que la vieille dame était morte entre temps, le directeur avait commencé à se renseigner sur cet épisode obscur de la vie de son hôtesse mais le diamant avait à ce moment pris une telle importance qu’il avait renoncé à satisfaire sa curiosité. Les conversations sont imprévisibles et cela déplaisait à la femme qui n’aimait pas perdre son temps à s’imposer au lieu de se laisser lentement dévorer par l’appétit de ses rares interlocuteurs. Elle s’était absentée pour se faire opérer mais le chirurgien avait abandonné cette idée à l’examen des radiographies. Elle était revenue au bout d’une semaine et personne n’avait remarqué le changement qui agissait maintenant sur elle pour lui inspirer au moins une rencontre. Pas facile de résumer ce temps. Les cerisiers étaient en fleurs. Elle avait pris le train. Elle avait vu les cerisiers sur les pentes traversées de chemins. Il avait fait beau toute la semaine. Elle avait appris sa condamnation le jeudi et elle s’était demandé si c’était bien le jour de la condamnation. Le chirurgien se lavait les mains dans un petit évier où ses mains paraissaient énormes. En rentrant elle avait vu le catafalque vide dans l’allée et elle s’était demandé à quoi pouvait servir ce genre de tréteau. Une camionnette grise était venue chercher cette question demeurée sans réponse jusqu’au soir où le couple fut rencontré à l’occasion d’une promenade digestive. Elle n’avait rien dit à ce couple bavard que l’été allait bientôt emporter. Rien ne les remplaçait mais l’arrivée des vacanciers avait provoqué un triste désir de trouver parmi eux l’esprit nécessaire à la confidence. Elle n’avait pas vraiment cherché, ce qui expliquait sans doute son échec. Une fois le directeur exclu de sa solitude, elle se retrouva seule et désoeuvrée dans l’espace limité qui lui était réservé au beau milieu d’une espèce d’immensité dépeuplée.

Elle n’avait peut-être parlé à personne mais elle avait au moins écrit la lettre. Ayant rassemblé les brouillons pour les détruire, elle passa encore du temps à les relire sans toutefois en retrouver l’ordre. Elle prenait le temps de défroisser, de recomposer, de déchiffrer, de reconsidérer, de regretter. La lettre fut mise au propre et expédiée. Il ne restait plus qu’à attendre. L’automne n’était pas loin. Le Papagayo avait fermé ses portes de roseaux. La plage du Ponant était envahie de détritus et les bateaux semblaient plus proches, vautrés dans une eau grise qui clapotait sous leurs flancs. Celle du Levant recevait encore les visites de nudistes tremblants. On voyait leurs blanches nudités à travers les feuillages tombés sur les sentiers. Accroupie au pied des dunes, la femme urinait en regardant les mouettes dans le ciel. Elle pensait de plus en plus facilement à sa mort. Cette facilité la consternait. La mort abstraite, impossible à personnifier, innommable. Elle continuait par des chemins qui l’éloignaient de la mer. Les pins remplaçaient les eucalyptus, puis la broussaille n’en finissait plus et elle se perdait aux alentours d’une ruine. Elle savait bien qu’elle était à la recherche d’un endroit pour mourir. Peu importait l’avenir de ce corps où l’esprit n’avait pas trouvé le bonheur. Puis l’angoisse revenait et elle éprouvait ce désir douloureux d’aller à la rencontre de sa boîte aux lettres.

Autres extraits :
L’ homme
L’autre homme

 

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