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 Article publié le 2 novembre 2010.

oOo

A Stephen King.

 

L’étudiant pensa qu’il lui fallait bien rentrer chez lui.
Mais le problème était qu’il ne savait plus où ça se trouvait, cependant qu’il parcourait les faubourgs où les édifices, les places, les espaces verts se ressemblaient tous.
Il n’en finissait pas d’arpenter les larges méandres d’asphalte, de trottoirs et de pelouses, de longer les monumentales structures de béton blanc bulbeuses, ramassées, chaotiques avec leurs bizarres entassements qui leur donnaient de vagues allures de grappes, ou de pyramides à degrés ratées.
« Ah ! J’ai tout de même bien un domicile quelque part, se disait-il. Il faut à tout prix que je le retrouve ! ».
L’angoisse le gagnait, la sueur, désormais, trempait son maillot de foot.
A ce stade, il n’en pouvait plus de pérégriner, de chercher en vain ; sans compter que ses pieds le faisaient salement souffrir.
Lorsqu’il aperçut un groupe de silhouettes qui marchait dans sa direction, sur le même trottoir pâle d’une propreté sans faille, il résolut cette fois de les arrêter, de demander son chemin. Sa haute silhouette longiligne, un peu filiforme de jeune homme s’immobilisa net. Il les héla : « Hé ! S’il vous plaît !...Je suis à la recherche de mon domicile, dans le quartier de B… »
En face de lui, quatre bonshommes portant des casquettes de tissu écossais molles, informes, et des gilets de teinte brunâtre, plutôt trapus et arborant un air de bons pères de famille, de « beaufs » tout ce qu’il y a de classiques.
Il y avait juste un petit hic : au moment où ils firent halte, l’étudiant remarqua, entre leurs jambes, la présence de deux rottweilers puissants qu’ils maintenaient en laisse.
Il domina néanmoins son soudain flux de crainte instinctive et, tâchant de détacher, le plus vite possible, son regard des molosses, il réussit à décocher un sourire engageant aux quatre hommes mûrs qui le considéraient.
Au cas où ceux-ci n’auraient pas distinctement capté le message, il jugea bon de renouveler sa tirade. 
Sans rien répondre, ils hochèrent la tête et se concertèrent du regard. Pendant ce temps, le jeune gars vit que les chiens frémissaient du flanc, et qu’ils retroussaient leurs babines sur des rangées de crocs impressionnantes.
Un instant de flottement suivit. Têtes penchées les unes vers les autres, les hommes échangeaient des murmures.
Une sorte de « signal d’alarme » s’alluma dans le cerveau de l’étudiant, un peu comme l’aurait fait une lampe. Juste l’espace d’un éclair.
Tout à coup, tout cela ne lui disait plus rien, mais vraiment plus rien de bon.





L’étudiant avait eu chaud. Il recommençait à respirer normalement.
Les cul fiché sur la base plutôt confortable d’une grosse branche et le restant du corps collé contre le tronc rugueux d’un arbre qu’il entourait presque de ses bras, il avait enfin cessé de trembler de toute sa carcasse. Mais il se sentait complètement épuisé, vidé de ses forces par l’action conjuguée de la peur et de la longue course folle qu’il venait d’accomplir. Quelques instants à peine plus tôt, les quatre hommes s’étaient rués sur la pelouse et avaient récupéré leurs rottweilers aux gueules d’enfer toutes écumantes qui, dressés sur leurs pattes arrière le long du tronc dans l’écorce duquel ils plantaient leurs épaisses griffes, lançaient leurs aboiements furieux vers le haut de l’arbre où avait trouvé refuge leur proie hors d’atteinte. En rajustant sur les solides colliers les non moins solides laisses, les beaufs à la mine hostile et butée n’avaient, bien sûr, pas manqué de lever la tête vers le feuillage et de gueuler au malheureux qu’ils venaient de courser : « P’tit con ! ça t’servira d’leçon ! ».
« Mais à présent, s’exhorta le jeune homme, il faut se raccrocher à quelque chose de positif : ils sont partis, la voie est libre ! »
Il se contraignit à faire des exercices de respiration et le fait d’inspirer puis d’expirer généreusement l’air sain, saturé de chlorophylle de l’espace vert qui l’entourait lui donna le petit coup de fouet salutaire qu’il espérait tant.
Il descendit le tronc en se cramponnant d’une branche à l’autre et atterrit sur l’herbe rase, moelleuse, d’un superbe vert.
Le soleil était toujours aussi éclatant, et une lumière toujours aussi claire, toujours aussi bellement légère baignait le faubourg. Cependant comment retrouver ce fichu domicile ? Le problème demeurait. Si ça se trouvait, il se nichait à des kilomètres de là, à l’autre bout de la tentaculaire et anonyme banlieue…dans un autre de ces faubourgs blancs et propres tous clones, tous frères !
L’étudiant grimaça. Toutes ces masses de béton stérile, sans caractère propre, le déprimaient. Par certains côtés, il était vrai qu’elles avaient l’aspect de gros gâteaux à la crème ou de soufflets aux boursouflures extravagantes. Trouver ce logis, n’était-ce pas chercher une aiguille dans une botte de foin ?
Le moral quelque peu en berne (même si, du point de vue physique, il se sentait ragaillardi), il s’achemina hors de l’espace vert (un vaste parc public idéal pour enfants, promeneurs et pique-niqueurs) et recommença derechef à enfiler au hasard larges rues et esplanades courbes . Au bout du compte, il ne fut pas loin d’être saisi de vertige.
Chaque structure architecturale se tenait à distance du trottoir, précédée (comme défendue) par une énorme place qui, à vrai dire, tenait aussi , d’une certaine façon, du cratère et dont les gradins de béton blanc formaient une série de cercles concentriques amenuisés à mesure qu’ils se une dirigeaient vers le bas.
Tout était nu. Le soleil frappait crûment la crayeuse blancheur de ces étranges amphithéâtres, dont les fosses plongeantes dissuadaient non moins étrangement quiconque de s’approcher ; de même pilonnait-il les murs immaculés et constellés de minuscules fenêtres rondes, noires.
A chaque fois que, surmontant sa réticence, le jeune homme franchissait l’un de ces amphithéâtres-cuvettes, c’était pour se retrouver au pied d’un immeuble, face à un haut revêtement de carrelage en pente qui en formait la base, et qui s’avérait extrêmement difficile à escalader. Pourtant, il n’y avait pas d’autre solution que celle d’en tenter l’escalade, vu qu’aucune entrée, que pas le moindre semblant d’escalier ne s’y signalaient aux regards.
A plusieurs reprises, le garçon glissa le long du lisse carrelage dont le soleil rendait la blancheur insupportablement aveuglante et où, très vite, en la totale absence d’aspérité, de points d’appui, son assaut se transformait en une lamentable chute qui le faisait dégringoler jusqu’au fond de l’amphithéâtre. Plus d’une fois, le malheureux manqua se rompre les vertèbres en se heurtant aux angles des gradins qu’il dévalait, à la dureté de leur béton ; il se relevait néanmoins, le corps moulu, l’esprit sonné, étonné d’être encore en vie. Par bonheur, il savait tomber, et était de constitution robuste.
Pourtant, comme il fallait s’y attendre, il finit par se décourager, se dégoûter. En dépit de sa ténacité chevillée au corps, toutes ces tentatives n’aboutirent qu’à porter à son comble sa frustration, qu’à la muer en colère. Avait-on idée de construire des immeubles aussi bizarroïdes ?
Dents serrées, il se remettait, du coup, à marcher, ou plutôt à clopiner plus ou moins au long de ces trottoirs déserts et de ces foutus tas de béton inertes. C’est qu’il ne perdait guère de vue qu’il devait à tout prix retrouver son gîte avant que la nuit ne tombe. En dépit du fait qu’il était à bout de patience, il persévéra donc et, enfin, d’une certaine façon, la chance lui sourit. Au terme d’un assez longue marche, il repéra un tas de béton qui le frappa du fait qu’en lieu et place d’un socle de carrelage parfaitement lisse et incliné en pente, il comportait un mur de varappe bien vertical qui s’arrêtait très haut, juste en dessous du premier rang de fenêtres.
Il n’en fallut pas plus pour que son cœur se gonflât d’espoir ; il s’avança.
Il était parvenu environ à mi hauteur de la paroi où il progressait régulièrement de point d’appui en point d’appui en se répétant, sous l’effet d’une étrange certitude qui s’imposait à lui « je vais trouver ! » lorsqu’une espèce de poussière lui entra dans l’œil, l’obligeant à battre brutalement des paupières.
Dès qu’il put rouvrir pleinement et sans aucune gêne les yeux, il eut un choc : disparu, le mur de varappe auquel il s’accrochait, proprement volatilisé au profit d’une nouvelle pente de carrelage glissante, étincelante !
Comment en croire ses yeux ? N’était-il pas l’objet d’une hallucination ?
Il n’eut pas, on s’en doute bien, longtemps, le loisir de s’attarder sur ces questions, pour essentielles qu’elles fussent. Une angoisse vertigineuse et viscérale venait de s’emparer de lui.
Il se retrouvait coincé au beau milieu de cette inclinaison abrupte (qui faisait bien 85 degrés), encore agrippé à trois cailloux saillants fichés dans la muraille qui étaient désormais les seuls qui subsistassent de l’ancien mur de varappe. Apparemment, le sort avait décidé de ne pas s’acharner jusqu’au bout. Toutefois, tout autour et aussi loin que portât le regard, que ce soit plus haut, plus bas ou sur les côtés, tout était carrelé de façon tragiquement unie : plus moyen de redescendre ni d’espérer se hisser vers le haut !
Il ne sut que faire. Son regard, porteur du plus grand désarroi, se mit à errer, à rebondir sur les petites surfaces carrées miroitantes. Il sentait le vertige grandir et prendre en lui toute la place. Il savait bien qu’il n’avait aucun secours à espérer. Pourtant, envers et contre tout, il tenta de se ressaisir, de garder le dessus, de peur de « dévisser » : instinct de conservation oblige !
Reste qu’il n’avait, de sa vie, jamais été dans une position aussi critique.
D’abord, écarter le vertige, le faire refluer : il respira un bon coup, tout en tentant de vider sa tête. Ne plus penser à rien…à rien d’autre qu’au moyen de se tirer de là.
Sans trouver vraiment, pleinement ce qu’on eut pu appeler un apaisement (dans de pareilles circonstances, c’eut été du ressort de l’exploit), il réussi quand même à faire reculer les vagues d’angoisse brute, poisseuse. A nouveau, il promena son regard vers le haut, et sur les côtés (évitant de le plonger vers le bas !) et, une fois de plus, crut être le jouet d’une hallucination quand il distingua, non loin de là, sur la droite, une espèce de renflement qui s’avéra bientôt signaler l’emplacement d’un escalier. Il sursauta. Son incrédulité lui souffla « tu te goures ! ». Mais, plus il attachait ses yeux au renfoncement, plus ça se confirmait : il s’agissait bien d’un discret escalier aux marches minuscules- certainement casse-gueule- taillées dans le bloc de carrelage ; le dit escalier, à peine visible à dire vrai, sinuait de manière étrange le long de la paroi puis semblait (il n’en avait pas encore réellement la certitude) bifurquer vers la gauche, pour rejoindre une mince, très mince corniche. De toute évidence, il ne lui restait plus qu’une unique solution : atteindre, en tendant sa jambe droite, la toute première marche, si petite, si resserrée qu’elle en semblait à peine esquissée. Encore fallait-il, au préalable, se livrer à une autre acrobatie fort périlleuse : ramener son pied gauche sur le point d’appui où se tenait déjà son pied droit et qui n’était, rappelons-le, qu’une simple saillie de pierre extrêmement étroite et courte.
Il fut pris de panique à l’idée de ce nouvel exploit à accomplir. Les muscles de ses jambes commençaient à se contracter, à s’ankyloser. Ses mains, quant à elles, s’étaient toutes deux refermées autour de la même arête, ses bras demeurant tendus, en triangle, vers le haut, tout contre la muraille. Plus haut, juste après l’arête que tenaient ses mains, le carrelage reprenait ses droits. S’il voulait s’en sortir, il fallait oublier la peur, et aller vite. Après tout, rien ne garantissait que, dans la minute qui allait juste suivre, ce mur qui semblait si mystérieusement changer d’aspect sans crier gare n’allait pas le projeter purement et simplement dans le vide sous l’effet d’une éventuelle suppression de ses trois points d’appui restants. Il tâcha donc de se concentrer le plus qu’il lui était possible sur ce qu’il devait faire, sur ce qu’il devait accomplir « à tout prix », se répétait-il, se répéta-t-il bientôt comme un mantra. Fixant son regard vers le bas et l’attachant à son pied gauche, il souleva celui-ci et, tout en serrant très fort le morceau de pierre du haut avec ses mains , le détacha précautionneusement de son refuge originel pour l’amener, par-dessus le vide, à rejoindre le point d’appui de droite.
Mais une fois ceci mené à bien, l’attendait le plus délicat : visiblement, le morceau de pierre sur lequel reposaient maintenant ses pieds n’offrait pas assez de place pour qu’ils y demeurent longtemps à deux. Là encore, il fallait faire vite : sans davantage réfléchir, il projeta sa jambe droite en direction de la première marche de l’escalier, sa cible. La manœuvre représentait, tout de même, un assez grand écart et, par deux fois, son pied projeté se trouva renvoyé vers lui, dans le vide. Heureusement, ses mains s’agrippaient férocement à la pierre du haut, ce qui empêcha le reste de son corps de perdre l’équilibre.
A sa troisième tentative, il parvint à prendre pied sur la marche, où la première chose qu’il fit fut de s’efforcer d’assurer sa prise. La sueur inondait son front et coulait sur sa nuque et dans son dos en rigoles poisseuses. Ce fut au prix d’un très gros effort qu’il poursuivit ses acrobaties. Le plus qu’il put, il tassa son pied droit contre le fond de la première marche, avant de transférer son pied gauche sur le restant de l’espace étroit. Puis, comme son corps était à présent incliné en diagonale contre la muraille, vers la gauche, ce qui était une position plus que problématique, carrément intenable, il lui fallut détacher enfin ses paumes du morceau de pierre et, dès lors, faire courir le bout de ses doigts le long de la paroi pour arriver à recentrer son corps en position verticale, ce qui, on l’imagine, représenta bien davantage qu’un simple effort musculaire : une véritable épreuve !
Durant cette opération délicate, presque folle, il savait qu’il risquait à tout moment de se voir précipité dans le vide sous l’effet d’une soudaine défaillance musculaire, mais il prit le parti de na pas s’attarder sur cette pensée atroce…sans doute cela l’aida-t-il, puisqu’il se retrouva bien debout, calé sur la minuscule marche de carrelage. Il se courba et, sans attendre, gravit les premiers degrés à quatre pattes, en évitant soigneusement de diriger son regard à gauche, sur la béance du vide. Le vent, entre-temps, s’était levé, et il sifflait maintenant à ses oreilles. Il se surprit à craindre qu’il ne forcisse, ne se transforme en rafales. L’escalier – vous l’ai-je signalé ? – ne comportant pas de rampe, il en était réduit à se cramponner à l’angle des marches. 
Il atteignit un premier palier, en forme de triangle, où il put se blottir, recroquevillé, le dos arqué contre la paroi de carrelage. Par chance, l’escalier, s’il était sinueux, n’était pas trop abrupt. Sagement, il attendit, sur le mini palier, que le vent retombe. Ceci lui était d’autant plus facile que, par ailleurs, il était pantelant et avait (quoi de moins étonnant ?) un sérieux besoin de reprendre souffle et forces. Le ciel, qui s’était couvert, s’éclaira de nouveau, non sans brusquerie, le soleil reparut, avec la violence d’un sourire, aspergeant littéralement les surfaces blanches, miroitantes.
Il fut un instant aveuglé. Mais, avantage, le vent fléchit.
Il se livra à quelques exercices respiratoires, qui le requinquèrent quelque peu. Là-dessus, il entreprit de déplier sa carcasse pelotonnée, tout en se gardant, plus que jamais, de porter son regard vers le bas.
Ce fut dans la position verticale qu’il se hissa vers le deuxième palier, au terme d’une longue enfilade de marches, pour leur part très courtes. Là, il se sentait désormais assez costaud pour continuer.
Il zigzagua sur l’escalier, dont les marches s’élargissaient peu à peu, à mesure que l’on se rapprochait de la corniche. Lorsqu’il atteignit cette dernière, il fut étreint du sentiment de se retrouver à des hauteurs littéralement vertigineuses. 
Il s’agissait, une fois ceci fait, de la franchir sans encombre, ce qui n’allait pas non plus de soi, car toujours pas de parapet. Il s’avança le long du mur, en s’appuyant des paumes sur le carrelage chauffé à blanc. Le fait de garder le dos tourné à l’abîme l’aida beaucoup.
Il se trouvait à présent au niveau des premières fenêtres, (toutes assez vastes, en forme de hublots et profondément enfoncées), qu’il inspectait avec ardeur ; hélas, à chacune de ses tentatives de pousser le panneau de verre rond, il se heurtait à une résistance farouche, pénible, invincible. Au surplus, les vitres avaient été fumées, ce qui les rendait, à sa grande déception, parfaitement opaques. Comment reconnaitre son lieu d’habitation, dans des conditions pareilles ?
Il ne comprenait rien à l’hermétisme de ce bâtiment. 
Son espoir renaquit cependant dès lors qu’à peu près à mi corniche, il lui fut donné de tomber nez à nez avec une fenêtre qui tranchait sur les autres : un rectangle étroit qui évoquait, en plus volumineux, une fente de boîte aux lettres. La bizarre croisée était équipée d’un mini vasistas ouvert : on pouvait voir à l’intérieur !
Son cœur s’emballa, et il se mit à boire des yeux ce qui se révélait à lui : il aperçut une pièce moquettée de dimension réduite, qui flottait dans une pénombre grise, douce et où il allait jusqu’à distinguer un bureau et une bibliothèque murale en bois clair. Il huma, en outre, l’odeur fraîche, ombreuse s’échappant par la fente : cela ne pouvait le tromper, c’était bien là son domicile, ou, du moins, le crut-il dur comme fer.
Mais de quelle façon y accéder ?
Cette question le refroidit. 
Il poussa un énorme soupir.
Essayer de se glisser au travers de ce vasistas ouvert ? C’était exclu. Ce dernier était, à l’évidence, bien trop étroit. L’étudiant évalua qu’un corps d’enfant aurait pu s’y glisser, et encore…tout juste.
Ah, cet immeuble avait décidément quelque chose de diabolique !
En dépit de tout, cependant, une voix intérieure lui enjoignit de ne pas se laisser démonter. Au point où il en était, il pouvait difficilement envisager de faire marche-arrière. Il approchait du but, il « brûlait », et toute sa volonté demeurait, en conséquence, sur le qui-vive, tendue vers le seul et unique but qui l’obnubilait.
Il se dit donc que ce n’était pas le moment de s’avouer vaincu. D’autant que la forme rectangulaire, allongée de la « fenêtre », ou plutôt, de la « meurtrière » horizontale, tranchait par trop manifestement avec les formes des hublots avoisinants pour ne pas apparaître, somme toute, comme une espèce de « signe », une manière d’indication mystérieuse…
Son regard se remit patiemment à sonder la paroi cruelle. Au bout du compte, il distingua, à l’autre bout de la corniche, l’évasement d’une ouverture ; abandonnant le vasistas, il reprit sa progression le long de l’étroit chemin rectiligne entre la muraille et l’abîme. Le soleil continuait à jeter la violence de sa lumière sur la surface de carrelage immaculé, agressant ses rétines, lesquelles, au reste, s’y étaient maintenant accoutumé. Face à lui, les hublots aux vitres fumées, légèrement bombées, un peu semblables à des hublots de machines à laver, se succédèrent.
Lorsqu’il se rapprocha de son but, il n’osa en croire ce qu’il voyait : cela se confirmait, c’était bien une entrée, l’amorce d’un couloir, encore plongée dans l’ombre ! Il atteignit le lieu, qui formait une saillie sur la paroi. D’abord, un notable élargissement de la corniche, protégé par une haute rambarde de ciment épais l’accueillit, immédiatement relayée par une voûte, dans laquelle il s’engouffra en hâte.
L’ombre le happa : les exercices d’acrobatie étaient finis !
Il se sentit, brusquement, un peu tel un pneu qui se dégonfle. L’émotion et le soulagement le firent flageoler, le poussèrent contre le mur de béton. Il eut suffisamment de force de caractère pour les repousser : il se sentait trop près du but, l’impatience le tenait aux tripes ! Ce fut elle qui eut le dernier mot. Il s’arracha au béton gris et d’une nudité austère de la muraille et s’avança vers la porte métallique qui l’attendait, priant fébrilement pour que celle-ci ne soit pas condamnée. Quand, dans un geste énergique et brusque, marqué par l’impatience, il s’empara de la poignée, l’empoigna, la tira vers lui, il se trouva submergé par la joie, la joie à l’état pur : non, la porte n’était pas verrouillée !
Elle se referma sur lui de l’autre côté, avec un bruit caverneux et rageur.
Il se retrouva environné de pénombre, à l’intérieur d’un couloir qui s’enfonçait dans les profondeurs de l’immeuble. Sur sa droite, guère très loin, il ne tarda pas à remarquer l’entrée d’un autre couloir perpendiculaire au premier, qui offrait une bifurcation. Il n’avait aucune idée de la direction qu’il lui fallait prendre, mais il apercevait des portes. Quelque part se cachait celle de l’endroit où il habitait.
Pourtant, ces lieux dépouillés, sans grâce, ne lui évoquaient aucun souvenir. Il avait beau se livrer à force efforts de remémoration, il était clair – et bien clair – qu’ils ne lui étaient pas le moins du monde familiers. Sa seule certitude était – et demeurait – que son logement se dissimulait bien là, dans le ventre de cette foutue bâtisse. Il n’y avait plus à présent qu’une chose à faire et il était bien résolu à la faire : le dénicher !
Il obliqua dans le deuxième couloir, le perpendiculaire, où, d’entrée de jeu, il tomba en arrêt devant la première porte venue. Il extirpa les clés de son appart d’une des poches de son pantalon de jogging et entreprit de les introduire dans la serrure qui se présentait à lui. Il y parvint ; toutefois, dès qu’il tenta de les y faire tourner, il se heurta à une résistance qui le fixa : ce n’était pas la bonne .
Et pour cause ; il maudit son étourderie : quel âne il était ! Il aurait dû y penser plus tôt : vus l’emplacement de la fente dans le mur de la façade, dehors, et celui de la porte, il était plus qu’évident que cela ne pouvait en aucun cas correspondre.
Il s’engouffra dans le couloir, lequel lui sembla aussi long qu’un jour sans pain et qui, finalement, forma un coude abrupt en direction de la droite. Le tour que prenaient les choses lui paraissant parfaitement logique, l’étudiant ressentit une bouffée de soulagement qui lui fit du bien. Il suivit la coursive…toujours, pas âme qui vive et, plus que jamais, cette pénombre patibulaire, rébarbative.
Les portes succédaient aux portes, rigoureusement impersonnelles, vaguement nanties d’un air hostile, revêche, en tout cas rebutant.
Il ne sut pourquoi, mais, brièvement, il pensa à un couloir de pénitencier ou à un blockhaus. Ni portes d’ascenseurs, ni la moindre concession au souci décoratif.
Enfin, alors qu’il atteignait le milieu du couloir, son subconscient l’avertit ; il s’arrêta de nouveau devant une porte, et planta sa clé dans une serrure.
Alleluhia, cette fois ! Celle-ci joua, la porte qu’elle commandait s’ouvrit. Il la poussa et pénétra dans un minuscule studio où régnait une pénombre bleue, douce, presque caressante même, très différente quoi qu’il en soit de la pénombre carcérale qu’il venait de quitter. A l’autre bout de la pièce, face à la porte, il reconnut la petite fenêtre.
Son regard inspecta circulairement le lieu, notant chaque détail : sous la fenêtre, un pupitre en bois, assez massif qui tenait lieu de bureau, collé contre un petit radiateur, d’aspect léger, de facture très moderne ; à leur droite, deux lits superposés aux sobres armatures de métal sur lesquels s’empilaient des chaos de couvertures de laine sombres, épaisses ; au centre, un tabouret tout ce qu’il y avait de banal et de bon marché, aux pieds métalliques et au siège rond en formica sur lequel trônait une unique plaque chauffante électrique circulaire et minuscule ; à sa gauche, délimité par deux simples paravents de lattes de bambou, un court espace au sol carrelé où il y avait tout juste la place pour un lavabo de très modestes dimensions et un W.C et, abstraction faite d’un haut et étroit placard tout proche de la porte d’entrée, sur la droite, c’était à peu près tout.
Mais il ne vit pas un seul livre dans les parages, ce qui éveilla sa méfiance.
Instinctivement, il se raidit : n’était-il pas étudiant ?
Plus il le considérait, plus il avait l’impression que cet endroit était inhabité, déserté depuis un sacré bout de temps ; en le flairant, il constata qu’il dégageait une odeur totalement impersonnelle.
Les murs, quant à eux, étaient nus, aussi nus que ceux d’une cellule de moine. Il fut tout étonné de ne pas y découvrir le moindre sous-verre, ni le moindre poster.
Pour être honnête, il avait du mal à reconnaître le studio comme sien.
Mais bon…s’il avait réussi à l’ouvrir avec la clé qui était dans sa poche !
Pourtant, cet argument qui se voulait rassurant, logique, peinait à le convaincre.
Le doute continuait de planer, de flotter à travers la pièce.
La question s’incrusta : avait-il jamais habité ici ?
Il trancha, ou plutôt son corps trancha pour lui : il était harassé. N’y avait-il pas de quoi, après toutes les péripéties qu’il venait de vivre ?
De deux choses l’une : soit il habitait ce studio et, dans ce cas, il avait eu grand tort de s’en éloigner, soit ce logement n’était pas son domicile mais au moins avait-il pu y dénicher un refuge.
Décidant, sur ce, qu’il lui fallait chasser au plus vite ces « états d’âme », il s’allongea sur la plus basse couchette du lit superposé. Là, au milieu des chauds désordres de laine qui l’enveloppèrent, il chuta instantanément dans le sommeil.


Son rêve fonctionna comme une machine à remonter le temps.
Il se revit dans la lumière crépusculaire, fauve, presque bourbeuse, entraîné dans un étrange exode qui déroulait une interminable file de gens les uns à vélo, d’autres à pied, le long d’une route assez étroite et encadrée de deux longues haies qui regorgeaient de mûres succulentes. Nombreux étaient ceux qui s’arrêtaient pour arracher les petites grappes de graines noires qui allaient répandre leur jus pourpre et délicieusement sucré sur les papilles des langues avides.
Les gens avaient faim, avaient soif et il régnait une atmosphère de hâte, d’affolement diffus, probablement liée à la présence, dans le fond du paysage, sur la droite, de vaste usines aux silhouettes très aplaties dont les torchères diffusaient de hautes flammes et fumerolles obliques à la teinte soufrée, qui prenaient la forme de torsades menaçantes.
Assurément, les gens étaient en fuite, et c’était cette peur diffuse qui les avait lancés sur les routes.
On avait l’impression qu’une sorte d’épée de Damoclès pesait sur eux ; les cyclistes poussaient sur leurs vélos, et il n’y avait pas moyen de les arrêter ; quant au piétons, il ne faisaient halte que juste le temps de souffler un peu et de se nourrir des précieuses baies.
Peu à peu, le ciel sans clarté s’assombrissait de plus en plus…


Quand l’étudiant s’éveilla, il avait un bizarre goût de mûre à la bouche. Il s’ébroua et c’est alors qu’il constata, non sans surprise, que la moquette qui recouvrait le sol de sa chambre présentait désormais l’aspect d’une pelouse qu’on n’avait plus tondue. Je m’explique : on aurait dit que ses fibres laineuses grises s’étaient redressées à la manière d’herbes qui atteignaient maintenant près d’un mètre de haut ! Tout éberlué, il se releva, pour dominer de toute sa taille cette « brousse » qui s’étendait devant lui. Mais à peine se fût-il dressé qu’il enregistra la présence, sur le plateau du bureau, juste sous le vasistas, d’un énorme chat.
Instantanément, le regard de la bête captura le sien.
Le félin était assis et parfaitement hiératique…hautainement hiératique, serait-il plus juste de dire. Ses yeux vert de jade abritaient une nuance de mépris qui se mariait sans équivoque à un hostilité pesante. C’était vraiment ce qu’on aurait pu qualifier de « regard glacé ».
En tout les cas, il eut le don de glacer le sang du pauvre hère. L’étudiant, pour tout dire, fut pris dans son insoutenable emprise, et très bientôt il s’ensuivit un véritable état d’hypnose.
Le garçon sentit les pensées du chat, lentement, se frayer un chemin vers son front et le forcer pour pénétrer à l’intérieur de sa boîte crânienne…on aurait dit des filaments laiteux, de tout minces tentacules qui , traversant l’air, affluaient, aussi fluides, évanescents que le filet d’ eau de quelque ru. Peu à peu, elles se glissèrent le long des circonvolutions de son encéphale et atteignirent la masse anesthésiée de ses neurones :
« Ici, tu es CHEZ MOI, et il n’est pas question que je te cède mon domaine !!! »

 

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