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Article publié le 3 novembre 2010. oOo Sibérie, pays tofolar
Ici dehors, ici dedans près la suie et le thé noir, nul ne parle, et ne parlera. Ne parle qu’un lent Regard, le cri lointain des choses, un bout de ronde atroce à l’accordéon, et derechef l’Œil animé du site.
L’homme disparaît, reparaît, disparaît, primitif, premier, beau, sale, princier, plus que miséreux. L’homme neuf, et l’homme très usé. Flocons de givre : il ne se passe rien. Et il s’est tout passé autour de six épineux hirsutes et glacés sur un bout d’infinie steppe âpre, de plus en plus nomade et belle.
Un son de moteur mâche l’espace, hors de l’œil, et toute la toundra. Une auto chenillée dans une ruelle-dégel, entre des palissades à quasi-huttes-isbas, fend derrière de la brume avec un bruit d’étrave l’eau tendre et la neige de boue, puis saute un gave plat comme un miroir où rebrille presque un matin sombre, à moins que ce ne soit un soir, ou le soir sombre d’un matin.
Yeux, yeux de face animale d’un vieillard, d’une vieillarde asiates solennellement ridés. Vent, neige, vent, plus de neige, plus de vent. Vent massif comme une mer poussant depuis quand ? et où ? sa tonne de siècle, de plus en plus impérieux et fort. Faisant fumer la neige comme un feu, et qui use le plus vieux des lacs de ses frimas.
Nul visage, nul nom et de nulle peuplade connue. Mais des corps lourds, seulement, avec le champ du Regard infini et moins infini de l’un à l’autre et le son puissant, ténu, mi-puissant et mi-ténu du froid infini en sourdine.
(Là-bas, loin du hameau, une manade de rennes part paître en trottinant son champ de gel et un corbeau bataille à coup d’ailes, coups de bec comme un poète contre sa propre image sur la banquise d’une mare.)
Puissance anonyme d’une épopée sans sujet et qui a l’éclat figé du chant. D’un récit sans transcendance dont la lenteur fait la cohérence et la continuité. D’une photographie en mouvement d’espace en mouvement, et de paysage éternellement en cours. Les mots parasiteraient l’image, comme sa propre voix, qu’il n’entend pas, un sourd que la lueur possède.
Et maintenant, dehors, sur son bout de planète, repleut la sourde Sibérie, et monte perceptiblement l’éclat, lustral et froid comme un son d’un Espace dont la dominante est le sombre mouillé d’un tardif et fixe après-midi sur des fumées de burg barbare à pieux (abois lointains, cours d’eau et cours gelé de l’eau)…
*
(Nul dieu, nul alphabet se voit sur le camion-chenilles de gel et de dégel dont le chauffeur seulement grille la braise d’une cigarette russe sous des lueurs humides et rases de jour encore noir.
Ce soir, se dit-il, en y cautérisant sa lèvre et la pierre ponce de ses bronches, et en suivant sans le voir le feuillage de cuivre que sa fumée bleue établit dans son sarcophage de ferraille tout cabossé de gel,
ce soir l’hélicoptère, et l’avion pour Moscou.) |
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