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Article publié le 9 juin 2005. oOo
...Étonner le mort [1] Outre le suffrage universel et la séparation des pouvoirs - c’est-à-dire l’État et l’état de droit, il m’a toujours semblé que la meilleure définition de la démocratie pourrait être « le droit à la nuance ». Nuance puisque la loi est toujours sujette à interprétation et à distinguo tant dans son élaboration (songeons aux amendements, souvent nombreux, qu’il faut lui adjoindre) que dans son application (voir, par exemple, les divers attendus qui accompagnent un verdict). Nuance aussi dans le droit à l’expression des citoyens qui ne sont pas tenus d’entériner des positions préétablies ou d’avance tranchées, mais qui doivent toujours avoir la possibilité de se faire une opinion et de raisonner librement quitte à ne pas entrer dans un schéma partisan ou politiquement correct. L’application concrète de ce droit relève d’ailleurs plus de la convivialité « citoyenne » (comme on dit de nos jours) que de la loi au sens juridique habituel. Il s’agirait d’un certain « savoir vivre ensemble » fait de cordialité et de bonnes manières où chacun laisse à l’autre son temps de parole et reçoit courtoisement même ce qu’il n’approuve pas toujours entièrement ou conteste résolument. De toute façon, il pourra répondre et argumenter à son tour, opposant des raisons à d’autres. L’on devrait pouvoir se quitter bons amis même si l’on n’est pas d’accord ! Dans
cette perspective, que penser vraiment de la bruyante campagne référendaire qui
vient de s’achever en France avec le résultat que l’on sait ? De tels dérapages contraignent à s’interroger sur ce qui devrait composer un débat ouvert à la nuance et qui ne s’achève point en pugilat, même verbal. En premier lieu, de tous les bords, il faudrait faire taire - atténuer du moins - les passions et placer au premier plan la raison c’est-à-dire préparer, avec soin et rigueur, une batterie d’arguments se nourrissant de diverses sources de renseignements : statistiques macro et micro-économiques, analyses socio-historiques, observations et considérations concrètes tenant à l’expérience personnelle. La dimension historique a fait cruellement défaut lors des échanges entre parties : nul ou presque n’a rappelé dans le détail l’histoire de l’Europe depuis soixante ans et l’étonnant passage de la guerre à la coexistence puis à la coopération ; nul n’a non plus repris dans son argumentation les points plus litigieux, les difficultés et les mécomptes de la construction européenne dans leur réalité exacte et chiffrée. Nous n’avons eu droit, le plus souvent, qu’à l’extase unilatérale de ceux qui voyaient tout en beau opposée à l’anathème de ceux qui faisaient de l’Europe l’unique cause de tous les maux présentement diagnostiqués. Nous pouvions exiger des détails et des chiffres, plus de données significatives, et la nuance résidait ici dans la recherche de l’argument étayé, fondé sur l’observation minutieuse d’un pan ou de plusieurs pans observables de la réalité communautaire. Mais il y eut immédiatement affrontement d’homme à homme, de clan à clan et nous nous aperçûmes presque tout de suite qu’il ne s’agissait plus que d’exhaler - voire d’exalter - son ressentiment. Le procès d’intention fleurit avec exubérance : les partisans du NON ne voulaient voir dans les tenants du OUI que des naïfs, des menteurs ou des désinformateurs stipendiés par les multinationales, corrompus par les médias, soucieux de préserver leurs privilèges de nantis ; certains tenants du OUI considéraient les chantres du NON comme des gauchistes attardés, des agents eux aussi stipendiés de la subversion internationale ou des débiles sous‑informés. Tous les amalgames devenaient possibles car les deux camps étaient bien loin d’être homogènes et il y eut escalade dans l’accusation frénétique. Que répondre à cela ? Rien de nouveau, mais rappeler que condamner des personnes que l’on voue implicitement à la fureur vengeresse du peuple, par exemple, cela conduit au lynchage. Rappeler que, pour réfuter l’adversaire, quelle que soit sa posture ou son orientation, il faut commencer par entrer dans ses raisons, en reconstituer l’ordonnance et le suivi pour y opposer point par point un autre cheminement ou une autre concaténation des idées. Mais, pour entrer dans les raisons de l’autre, le respect envers sa personne et envers sa pensée s’impose : l’on ne délibère qu’entre hommes également pourvus de raison et de capacité d’expression, qu’entre égaux ; telle est la démocratie argumentative ! Démocratie argumentative et convivialité démocratique ont sérieusement été mises à mal, en cette occurrence ! Le droit à la nuance m’a soudain semblé fort compromis. Bien que la démocratie formelle l’ait emporté, pour cette fois, une certaine pratique qui remet en cause toutes les modalités d’un débat irénique pour lui substituer l’attaque, la violence verbale et l’anathème (en attendant peut-être des solutions plus musclées) domine soudain l’air du temps et, en faisant quasiment de l’interlocuteur un futur inculpé, les partisans les plus échevelés de l’un ou l’autre bord laissent mal augurer de l’avenir immédiat. Qu’opposer à cela ? Une fois épuisée la ressource de l’ironie - qui fut la mienne dans ma Chronique du péristyle -, il n’y a plus - il me semble - que l’appel vibrant à un surcroît de raison, à un engagement qui associe une certaine fermeté émotionnelle, susceptible de résister à l’entraînement, et l’affûtage résolu et pointu des arguments ! Il ne suffit plus de raison garder, il faut devenir rationaliste militant ! Serge MEITINGER [2] Voir aussi Écrivez pour empêcher les autres d’écrire, édito du premier nº de la RAL,M. |
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