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La ré-invention du corps chez Rimbaud
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 Article publié le 13 juin 2011.

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Mais noublions pas ceci non plus, c’est qu’il suffit de forger des noms nouveaux, de nouvelles appréciations et de nouvelles probabilités pour créer à la longue aussi des « choses » nouvelles. [...] le grand amour, l’amour total, l’amour complet, c’est de la nature, par conséquent, comme toute nature, chose « immorale » éternellement. - Nietzsche - Le Gai savoir.

II y a chez Rimbaud, un projet d’ordre esthétique consistant à mettre en question toute représentation du réel effectif et de faire accomplir à la langue, jusque là médiatrice entre exprimable et exprimé, un saut radical qui la fait changer de statut à l’intérieur de son propre code. Là, où le sens raisonnable renvoyait abstraitement et instrumentalement à la chose « à dire », la langue de Rimbaud nous amène à considérer que ce qui est pensé, est littéralement ce qui est exprimé... ça dit ce que ça dit littéralement et dans tous les sens... Ce que l’autre, (le lecteur) voit, entend, est la chose même qui est pensée/écrite/dansée... fanfare atroce où je ne trébuche point (matinée d’ivresse).

Les Illuminations sont en quelque sorte l’aboutissement, même imparfait, (heureusement) de ce projet, chaque texte du recueil renvoyant à son propre mode de production où l’image n’est jamais descriptive, mais déclenchée épiphaniquement à partir d’un vide que la langue remplit... la pensée accrochant la pensée et tirant (lettre du voyant).

Dans barbare, un hors-texte nous avertit :

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques (elles n’existent pas).

Ce qui est ici mis entre.parenthèses, c’est la formule banale d’avertissement, qu’on parle une autre langue (avertissement au lecteur). II est d’ailleurs curieux et troublant de constater que seules, elles, la soie des mers et les fleurs arctiques n’existent pas. Quid du pavillon en viande saignante, le corps de celui qui écrit ?

[...] le nihilisme en tant qu’état psychologique devra survenir [...] quand à tout événement nous aurons cherché un « sens » qui n’y est pas [...], ce sens pourrait avoir été : « l’accomplissement » d’un ordre moral supérieur dans tout événement, l’ordre moral universel [...] un but est toujours un sens [...] ce que toutes ces sortes de représentations ont en commun, c’est qu’à travers le processus même, quelque chose doit être atteint et c’est alors que l’on conçoit qu’avec le devenir rien n’est visé, rien n’est atteint. Nietzsche, Le Nihilisme européen, trad. G. Bianquis.

Ce vide que la langue remplit, est ce qui sépare le soi de l’autre, le sujet écrivant, du je du texte, le Prince, du Génie (conte)...

il n’y a personne ici et il y a quelqu’un [...] je suis et ne suis pas... (une saison en enfer)

... c’est faux de dire je pense, on devrait dire on me pense [...] ... je est un autre ; tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux incons-cients qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait... (Lettre à Georges Yzambard) .

Je est un autre et non pas, je suis un autre, (ce qui supposerait un double de je). Le pronom se trouve ici substantivé ce qui fait éclater le cogito cartésien : Je pense devient : On me pense. « La pensée n’est pas l’attribut d’un « moi », d’un être substantiel spontané, immé-diatement présent à soi, mais une action sur un « me » passif qui sent sa propre intelligence, sa propre faculté de discours — par laquelle il dit « je » —

s’exerce en lui et sur lui, non par lui. » (Shoshana Felman – La Folie et la chose littéraire – Rimbaud et la modernité, éd. du seuil)

La modernité de Rimbaud – il faut être absolument moderne – c’est la prise de conscience de cet écart entre : ... l’heure du désir... et de : ... la satisfaction essentielle... (conte). Nous sommes ici loin de cette notion de modernité qui suppose toujours que le langage et le moi, le langage et le temps sont contemporains, alors qu’être absolument moderne suppose pour Rimbaud (et pour toute la poésie après lui, Lautréamont et Mallarmé) que « je » n’est pas autre chose qu’un sujet (textuel) assistant à l’éclosion d’une pensée qui l’agit :... j’assiste à l’éclosion de ma pensée... (Rimbaud). Avec Rimbaud : « la poésie s’annexe son absence... s’établit sur son refus » (Maurice Blanchot in la part du feu). Tout le contraire donc de la poésie subjective, qualifiée par Rimbaud, « d’horriblement fadasse » dans la lettre à G. Izambard, de ceux qui croient en un moi plein qui serait à l’origine de leur oeuvre, son expression immédiate. Cette croyance est à l’origine de tous les nihilismes, en ce sens qu’elle rompt avec le passé tout en y restant, alors que pour Rimbaud, cette rupture se déplace infiniment, absolument dans un toujours provisoire adieu, où le départ fait la découverte de son impossibilité... On ne part pas – (une saison en enfer – mauvais sang). Contrairement aux apories de la modernité de la rupture illusoire (tabula rasa) et contrairement à Cioran qui dit qu « être moderne c’est bricoler dans l’incurable » (syllogismes de l’amertume), être moderne pour Rimbaud c’est vouloir approcher :... la santé essen-tielle (conte). C’est à dire, tenter l’adéquation du sujet à l’être. L’in-jonction :... il faut être, relève cette impossibilité en :... ce n’est rien : j’y suis ; j’y suis toujours. (qu’est-ce pour nous mon coeur)... Il faut suivre ses vues (Génie). Etre absolument moderne signifie reconnaître cette impossibilité de dire je, mais du même coup, suivre les vues de ce je qui me parle et me pense (me panse)... pardon du jeu de mots (à Izambard). Ce qui ouvre une béance dans l’ontologie cartésienne où le donc (ergo) devient cet absolument qui affirme/se place à même la coupure, entre ces deux instances être/n’être pas, je sujet/je ontologique, dedans/dehors. La modernité rimbaldienne se situe donc hors les modes, toujours en avant.

L’homme [...] malgré tous ses bons désirs de limite, horizon, phénomène, ne cesse pas de questionner, parce qu’il accomplit des expé-riences intellectuelles qui ne sbnt pas un jeu de l’entendement, mais l’ir-ruption dun autre, qui ne permet pas d’acquérir le repos, à l’intérieur de la limite et des horizons fixés. » (Karl Jaspers – À propos de Nietzsche – cité par Angèle Kremer Mariotti).

Rimbaud nous dit du Génie (non de celui que s’attribue l’homme romantique, mais de celui de l’autre, de celui de la langue, de la poésie elle même), qu’ « il est l’affection et le présent [...] l’affection et l’avenir [...] il nous a connus tous et nous a aimés. Sachons cette nuit d’hiver, de cap en cap (ne serait-ce pas cette nuit de la reconnaissance dans l’écriture, de cette impossibilité... relevée à sa suite...) ?... Le héler et le voir et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour... (Génie), et ce quelque soient ses illusions, car : il faut les ré-inventer : de cap en cap, et non les remplacer par d’illusoires vérités démystificratrices qui empêchent le mouvement (vers l’avenir qui est l’affection, donc le présent, donc l’avenir), dans l’affection et le bruit neufs... (départs), à tous prix et,... avec tous les airs [... ] mais plus alors.

Rimbaud ne pense pas incurable la modernité, mais impossible, avec néanmoins l’injonction d’être absolument moderne en abandonnant l’illusion du moi et de sa représenta-tion dont on a pu mesurer les sinistres effets... c’est cette époque ci qui a sombré...

Ce à quoi assiste un nommé Rimbaud, c’est à sa pensée : (on me pense donc je est un autre qui dit je quand je parle) qui est rêverie du monde, de l’amour, de l’action et du corps en perpé-tuelle ré-invention. Il nous invite, nous incite, à nous désabuser, mais avec enthousiasme.

... c’est pour peindre votre Vesprée seulement, ô mes pensées écrites et peintes, que j’ai toujours des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de tendresses irisées, des bruns, des verts, des rouges, par centaines – Mais nul ne devinera d’après ma peinture, la splendeur de votre aurore, étincelles soudaines, merveilles de ma solitude, O mes vieilles, mes chères – mes mauvaises pensées. (Par-delà le bien et le mal – Nietzsche – trad. G. Bianquis)

Parmi toutes les rêveries de Rimbaud, celles touchant au corps mêlent souvent brutalité et douceur ; suavité florale, (les fleurs sont souvent sexe, plaies béantes, muqueuses offertes) et complaisance marquée pour le sale, le malodorant. Le corps de Vénus... sent un goût... La vue permet d’appréhender l’extérieur du corps, l’odorat et le goût, d’en apprécier l’intérieur. On pense ici à Sade où le corps offre ses déjections aux narines des maîtres des cent-vingt journées ainsi qu’il laisse entrevoir par ses plaies tout ce qui palpite de vie à l’intérieur. La puanteur dont Rimbaud semble se délecter (du moins dans l’écriture, l’encre sent un goût), est l’indice (Mallarmé dirait « la preuve »), d’une lente approche de la mort qui participe de L’Éros. De même que l’oxymoron Glace/feu... les brasiers et les écumes... fait monter le brasillement d’un corps aux... larmes blanches, bouillantes, ô douceurs... (barbare).

... Les fleurs magiques qui bourdonnaient (enfance), nous rappellent... le bourdon farouche/De cent sales mouches... d’oisive jeunesse. II faut donc que le corps soit offert indécemment à la convoitise amoureuse pour que... les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargis-sent, les larmes et les filets rouges ruissellent... (parade).

Parfois s’instaure une théâtralité. Les Illuminations fonctionnent souvent comme un théâtre mental, avec coulisses, praticables, machineries, jeux d’orgue où se produisent la parade sauvage et... la comédie magnétique (parade), dont la dramaturgie inclue, narrateur/lecteur/spectateur comme dans being beauteous.

On y assiste à toutes les manifestations physiques qui précèdent la montée du désir charnel, (du désir d’écriture ?) mimé, joué sur l’estrade inviolée d’une neige (d’une page blanche ?), d’un vide et d’un silence.

Il faut en effet cette négativité pour que mentalement soit dressée, comme on monte un dispositif, la scène où ce qui s’exprime est simultanément et littéralement la chose exprimée.

Cette neige incipitale est inaugurale du corps lui même. En effet, elle se dresse verticalement, placée comme un décor de fond devant lequel... un être de beauté... se donne à voir comme en filigrane dans l’excès de son vu et à entendre, car c’est un corps-orchestre, un corps-texte qui joue de lui même, placé qu’il est sous la baguette de l’autre, celui qui fait la parade, la montre, en même temps que le narrateur-bonimenteur. Parade sauvage rappelant certaines cérémonies barbares où les scarifications sont comme des ouvertures où se donne à voir, à regarder de tous ses yeux, l’intérieur du corps.

Mais le corps de l’être de beauté est ici exhibé... comme un spectre... Ce spectre n’a pas encore de corps, il faut que le narrateur le recouvre de chair, lui donne en quelque sorte des « coups de langue » comme certains animaux femelles lèchent leurs petits, le materne littéralement dans les langes de la langue, incarnation de... la mère de beauté [...] qui recule et se dresse :

... Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir, et trembler comme un spectre ce corps adoré... Ce à quoi on assiste c’est aux efforts du narrateur pour donner corps à l’être de beauté, et du même coup, le rendre de plus en plus spectral.

Le choix des termes est ici significatif. Ces sifflements ne sont pas seulement évoqués, ils sont donnés à entendre dans la texture même de la langue : emploi des sifflantes : sifflent, cercles, sourde, spectre. Ces sifflements de mort et (ces) cercles de musique, se font nécessairement sur fond de silence, la neige étant comme un tapis silencieux, selon un lieu commun poétique. D’autre part, la musique est dite sourde, ce qui peut s’entendre dans son sens littéral, comme assourdie par la neige donc par le silence qu’elle produit, la neige étant elle même musique (du silence), mais ne peut-on rapprocher le terme sourde du terme sourdre lequel est souvent employé par Rimbaud pour invoquer la montée des déluges,. des étangs... Sourds, étang... (après le déluge)... le clair déluge qui sourd des prés... (enfance I). Ne peut-on substituer à :... et des cercles de musique sourde font monter... : et des cercles de musique font sourdre [...] comme un spectre ce corps adoré, de même que les cercles de musique sourdent eux-mêmes de la neige, puisqu’aussi bien ils constituent le corps du spectre qui monte (sourd) lui aussi de la neige, donc du silence (dont sourd la musique), d’une virginité, d’un vide, aussi bien d’un chaos :

... bien après les jours et les saisons et les êtres et les pays, le pavillon en viande saignante... (barbare).

Le corps de l’être en effet, monte, s’élargit, on dirait des cercles concentriques sur la surface d’un lac, une étendue. Mais il est dit qu’il monte, donc qu’il s’élève de la surface. Ne peut-on penser à quelque numéro de lévitation ? L’être est dit de haute taille et semble ainsi tenir verticalement.., sur fond de neige. Mais ne semble-t-il pas en même temps tenir à l’horizontale (entre neige et ciel) ? comme les lignes du texte. L’erreur du lecteur serait de vouloir utiliser l’anneau prouvant qu’aucun fil ne le fait tenir en l’air, ni qu’aucun miroir ne produit ce leurre de l’horizontalité. Il est à la fois dans l’une et l’autre position, le vide n’ayant ni haut ni bas, ni horizontalité, ni verticalité. Si l’écriture est en occident horizontale, toute lecture est nécessai-rement verticale. Nous sommes ici assez loin de la « déclaration foraine » de Mallarmé où ce n’est pas la femme, mais le sonnet, qui est exhibé, c’est à dire la métaphore... pour la tout déployer... sensée se faire légitimer par la foule laquelle est haranguée par un bonimenteur prolixe.

Dans « Being beauteous », le texte n’est aucunement proclama-tion de... quelque chose fût-ce la rêverie... (La Déclaration foraine – Mallarmé), mais surgissement. Métaphore de lui même, le texte n’a besoin de nulle approbation. Le bonimenteur dans « Being beauteous » est en quelque sorte aphone. II montre, il mime et mimant devient ce qu’il mime, sourd sourdement de lui même, de spectre devient pour un temps, celui de l’écriture, l’être de beauté et l’amant de cet être.

... Des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes... C’est un corps supplicié, transverbéré comme celui de Thérèse ou de saint Sébastien (aussi bien que de ceux des victimes amoureuse-ment démembrées des héros sadiens), qui peu à peu apparaît, se dégage comme un corps irradiant tout autour, communicant à la vie cette danse qui est transe : immobilité et mouvements internes, tremblements... les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la vision, sur le chantier.

Ce corps, cet être semble recéler des forces qui agissent en dégageant les vraies couleurs, le vrai mouvement de la vie, (La vraie vie que Rimbaud appelait de ses voeux).

On dirait que ce corps agit comme un scalpel ou un laser. On pense au prince et au génie, l’un dans l’autre, l’un se dégageant de l’autre. Dans « Conte », un hors-texte nous affranchit du sens réaliste de cette fiction :

... toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées [...] il nen commanda point de nouvelles – Les femmes réapparurent.

En effet, ce qui se dégage autour de la vision, le fait sur le chantier, hic et nunc, non pas devant une neige d’antan mais, dans ce temps d’éternité, qui est celui des assassins.

De même que... Tout ce que signe Sade est amour (Apollinaire), chez Rimbaud le nouveau corps amoureux révèle l’indicible fasci-nation :

... des tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux (angoisse).

… nous si dignes de ces tortures. (matinée d’ivresse) Il s’agit comme chez Sade :

... de déporter les honnêtetés tyranniques... mais Rimbaud continue : afin que nous ramenions notre très pur amour (matinée d ‘ivresse)

... cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur le champ de cette éternité, – cela finit par une débandade de parfums.

... nous savons donner notre vie tous les jours... mais après un blanc ironique, Rimbaud ricane :

... Voici le temps des assassins. Celui des nouveaux amoureux des dégoûts et des parfums ?

En tous cas, la tâche de ces assassins, est de brandir à la face des nihilismes de tous crins, y compris et surtout celui des religions, chacun son Bien et son Beau :

... O mon Bien ! o mon Beau, fanfare atroce où je ne trébuche point, chevalet féerique...

Dans « Being beauteous » ce corps est donné à voir, comme chez Sade, offert dans sa plus intime intimité, celle qui frôle et sent la mort... peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir dans la cruauté ! (conte). Hegel dans son esthétique évoque cette destruction néces-saire à la jouissance. Les sifflements rappellent ceux produits par la flagellation dont l’un des héros sadien nous dit que la sensation est délicieuse pour celui qui la reçoit et échauffante pour l’esprit de celui qui l’inflige.

Mais ce corps aussi bien, doit devenir le nôtre, la lecture du texte nous permet cette permutation permanente. Le temps d’un poème nous éprouvons cette... musique [...] qui manque à notre désir, mais si nous pouvons l’éprouver comme manque, nous pouvons du même coup entrevoir cet arrière-monde dans le monde, cet amour dans l’amour, le merveilleux dans le quotidien, la poésie dans la vie, la vie dans la poésie. On a trop privilégié le mythe du renonce-ment, d’un Rimbaud crachant sur sa poésie qu’il appelle des rinçures, des choses dégoûtantes, les reins ceints de quelques kilos d’or. Nous ne sommes pas obligés de partager son dégoût de ses vues aussi cristallines qu’obscures, lesquelles nous font vivre fenêtres ouvertes... sur l’affection et le bruit neufs... et la salubrité du vent qui passe dans ces proses sublimes.

Mais le texte semble soudain se détourner de l’être de beauté pour faire sentir « autour de la vision », la beauté diffractée de l’être. En effet :

... et les frissons s’élèvent et grondent, l’être de beauté s’est dissipé dans l’air. C’est le chantier tout entier qui frissonne autour de la vision qui semble disparaître. Le mime est comme dépossédé de son don. Entre le Prince et le Génie quelque chose s’est passé : le mime (le Prince) a de plus en plus de mal à devenir le Génie. C’est maintenant dans l’air, entre-deux. Le texte est tout entier frissons, grondements et tremblements comme au bord de la perte de ce nouveau corps, cette nouvelle saveur. Mais c’est encore et toujours comme dans « Génie » :

... la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extases.

Le texte entier est le corps qui s’élargit, au cours de son processus de production.

L’être de beauté s’est en effet dilué, élargi à toutes les instances de l’écriture, il se vêt de sa propre impossibilité dans l’indifférence de la mère de beauté :

... et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous lance sur notre mère de beauté... Elle recule, elle se dresse – Mère de beauté : (la vie ? vénus ? la langue ? la poésie ? la reine ou la sorcière,

... qui allume sa braise dans le pot de terre (après le déluge) ? Le chant propage les chairs, les blessures, les sifflements, les frissons et les grondements toutes manifestations sonores d’un corps dans l’amour, qui sourdent du silence, musique superbe mais lancée par le monde :

...loin derrière nous...

...nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux, conclut ironique-ment Rimbaud. Oui, le temps d’un poème, d’une affolante conca-ténation de mots, d’une illusoire Illumination, car « notre mère de beauté » retire la plume des mains des poètes pour les renvoyer à leur effective « réalité », à leur ancienne inharmonie.

Après cette affirmation lapidaire qui sonne comme une déception, la fin d’une extase, il nous faut reconsidérer tout ce qui précède cette phrase, comme l’annonce exultée de cette retombée que Rimbaud sépare de ce qui suit, par un blanc marqué du signe xxx :

...0 la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger...

Blason brûlé, incendié par le désir, le crin roussi à des brûlots ardents, le canon où s’abattre de nouveau. Ce n’est plus l’être de haute taille qui se dresse au centre du poème, mais seulement le signe de son passage, son portrait carbonisé, la braise éteinte d’une neige. Mais reste le chantier que chacun réavive le temps d’une lecture :

L’action de la poésie n’est pas éteinte et peut encore nous rendre justice de nos illusions. La métaphore du canon, outre son sens érotique, annonce peut-être une autre tentative, une nouvelle érection de l’être ; mais on peut aussi l’entendre comme un retour forcé à la vie canonique, ce qui n’exclut en aucune manière bien évidemment, un retour au chantier, encouragé... par la mêlée des arbres et de l’air léger.

Si la mère de beauté nous déçoit, elle nous a permis d’entrevoir notre éternité dans cette vie,

... et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues (lettre à Paul Demeny)... qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables.

Il les a vues, dit Rimbaud. Il n’est pas certain, si l’on en croit sa soeur Isabelle que ses visions l’eussent jamais quitté, même s’il ne les écrivît plus noir sur blanc. Elle nous assure que sur son lit d’agonie :... il a de merveilleuses visions... quelques semaines après sa mort, je tressaillais de surprise [...] en lisant pour la première fois les Illu-minations. fe venais de reconnaître, entre ces musiques de rêve [...] exprimées par l’auteur à ses derniers jours, une frappante similitude dex-pression... Ces similitudes concernaient-elles également l’inavoua-ble de ces visions ? La prude et rouée Isabelle préférant des odeurs d’auréoles à celles... (des) formes, (des) sueurs, (des) chevelures et (des) yeux, flottant (barbare) ou de... l’herbe d’été bourdonnante et puante (dévotion) encore moins des... blessures écarlates et noires (qui) éclatent dans les chairs superbes... pour la délectation amoureuse de celui qui disait que l’amour est à réin-venter.

Nous qui lui sommes redevables de telles Illuminations, ne sommes pas obligés pour l’honorer et nous reconnaître en sa ferveur, de quitter nos anciens parapets, ni d’aller nous faire amputer dans quelque coin brûlé du monde. En ces temps d’abê-tissement moral et intellectuel, la vraie vie est de plus en plus absente. Ses visions sont encore notre nouvel héritage, elles nous sont éclairantes, même soldées.

Gilbert Bourson
Suspendu au récit, la question du nihilisme- ouvrage collectif dirigé par Pascal Boulanger aux éditions Comp’Act (2006).

 

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